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Images et pédagogie
In: Communications, 15, 1970. pp. 162-168.
Metz Christian. Images et pédagogie. In: Communications, 15, 1970. pp. 162-168.
doi : 10.3406/comm.1970.1220
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1220
Christian Metz
Images et pédagogie1
1. Sous le même titre Image et pédagogie (à part le singulier du mot « image »), la
revue Media (Institut Pédagogique National) a publié dans son numéro 7 (Novembre
1969, p. 7-12) l'intervention de Michel Tardy au Colloque « Image et littérature »,
organisé par l'Association Française de Littérature Comparée (Centre Audio-visuel de
Saint-Cloud, 28-31 Mai 1969).
L'article de Michel Tardy et le nôtre, bien que fort différents et rédigés de façon indé
pendante, convergent assez nettement sur deux points précis : 1) effort pour ne pas
« aplatir » l'image tout entière sur le seul niveau de l'analogie — 2) effort pour o dialec-
tiser » plus qu'on ne le fait parfois les relations entre la recherche théorique sur l'image
et les innovations pratiques de la pédagogie audio-visuelle (= réaction contre un « appli-
cationnisme » trop direct).
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graphique du vaste travail que l'homme accomplit sur le monde et sur lui-même,
et qui l'éloigné de la nature; chaque culture s'oppose à d'autres cultures avant
de s'opposer à 1* « inculture »; ce que la tradition humaniste de nos pays appelle
— fort inexactement — « inculture » est le propre de certains sujets ou groupes
de sujets, qui participent moins complètement que d'autres à la culture de leur
société).
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menter le nombre des objets culturels (un percolateur, une tondeuse à gazon...)
ou des objets dits naturels (lesquels ne sont identifiables que culturelle ment :
un mélèze, une otarie...) que ses élèves sont capables de reconnaître — soit, en
pratique, de nommer. Le cours d'images sera devenu une leçon de choses, c'est-à-
dire pour bonne part une leçon de mots.
Ainsi, l'enseignement de l'image, contrairement à l'enseignement de la langue,
ne saurait-il être un enseignement spécifique dès sa racine : les langues analysent
et reconstruisent le monde de fond en comble; l'image ne déploie ses significa
tions propres que sur la base d'un respect minimum préalable des apparences
« naturelles » de l'objet : respect toujours partiel, toujours truqué, et qui n'est que
le début de l'aventure iconique; mais aussi, respect sans lequel elle ne saurait
commencer, et dont la langue, au contraire, fait d'emblée litière.
C'est au-delà de cette couche première de sens que devra se situer, pour l'essent
iel, un enseignement proprement iconique. Cet enseignement ressemblera — si
tant est qu'il faille absolument le comparer à tel ou tel enseignement préexistant
•— au cours de littérature (dans la mesure où ce dernier suppose un acquis préa
lable, qui est alors la langue), bien plutôt qu'au cours de langue.
On peut subdiviser cet enseignement iconique selon des articulations «concrètes»
qui ont pour elles un air d'évidence : il y aura le cours de cinéma, le cours de télé
vision, le cours d' « images fixes »...; à l'intérieur de l'enseignement du cinéma,
on s'occupera d'abord des « genres faciles » ou présumés tels (films d'action, etc.),
ensuite des genres supposés plus « difficiles » (le film « social », etc.), enfin des
questions dites théoriques (le film comme langage, etc.). Des programmes ont
déjà été proposés, qui sont ainsi conçus.
De telles articulations, même si elles sont susceptibles de résoudre des problèmes
de pédagogie pratique (ventilation des programmes par classes, par sections;
emplois du temps, horaires, etc.), sont peu aptes à permettre une réflexion plus
fondamentale sur la pédagogie de l'image. Les vrais partages pourraient bien
être ailleurs. Si on se place du point de vue de l'enfant, et qu'on le suppose déjà
capable (cf. ci-dessus) de déchiffrer un nombre d'objets-du-monde suffisamment
élevé pour que l'intellection la plus littérale des images ne lui soit pas refusée,
que lui reste-t-il à apprendre en fait d'images? Deux choses, et deux seulement
(bien que chacune d'entre elles constitue un vaste domaine) — , deux choses dont
l'articulation ne coïncide pas avec des distinctions aussi dérivées et tardives que
celles du cinéma et de la télévision, ou des différents genres à l'intérieur du cinéma.
L'enfant qui sait déchiffrer l'objet, s'il veut également savoir déchiffrer l'image,
doit encore apprendre : 1°) à reconnaître un certain nombre de configurations
signifiantes spécifiquement iconiques, c'est-à-dire plus ou moins communes à
tous les véhicules iconiques, mais propres à eux seuls — 2° à reconnaître un
certain nombre de symboles largement culturels qui, dans leur principe, renvoient
à la société globale bien plus qu'aux langages de l'image, mais dont les occurrences
attestées revêtent dans un grand nombre de cas la forme d'images.
Le premier de ces deux enseignements recouvre — - mais déborde — des notions
souvent proposées, comme « initiation à la syntaxe du cinéma », ou « initiation
à la rhétorique de l'image », etc. L'objet d'un tel enseignement consiste en fait
à rendre l'élève sensible à un vaste fait de civilisation, dont les notions ci-dessus
ne sont que des aspects partiels : les technologies modernes de duplication méca
nique ont pour effet de rendre Yapparence de l'objet separable de sa présence
physique, et, ainsi libérée, l'effigie — plus maniable que l'objet, c'est-à-dire en
quelque façon plus proche de la pensée — pourra entrer dans des constructions
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inédites où elle sera rapprochée d'autres effigies selon des modes que le monde
ne donne pas à voir : par exemple, le flash-back, le montage parallèle, etc.
On remarquera que cet enseignement admet lui-même deux niveaux, propor
tionnés à l'âge des élèves : pour les enfants les plus jeunes, certaines des confi
gurations d'images dont il est ici question restent encore obscures jusque' dans
leur sens littéral (ainsi, les expériences de filmologie ont montré que le champ-
contre-champ n'est pas compris avant un certain âge, du moins spontanément).
A ce niveau, l'enseignement consistera d'abord à expliquer le sens même du
« procédé ».
Cependant, on en arrivera assez vite à un stade où l'élève — soumis à une
éducation « sauvage », mais à sa façon efficace, par l'entourage social quotidien,
l'exposition aux mass media, etc., — n'aura plus besoin de telles explications,
et interprétera de lui-même, dans le flash-back (qui n'est ici qu'un exemple parmi
d'autres), la succession des images signifiantes comme correspondant à une
précession des événements signifiés. Le problème pédagogique se trouvera alors
déplacé d'un cran vers le haut, et le maître devra élever ses explications du niveau
langagier au niveau méta-langagier : il n'est pas sans importance que l'enfant
qui comprend déjà le flash-back comprenne de surcroît pourquoi il le comprend,
et ajoute à son intellection brute de l'événement iconiquement narré une intellec
tion seconde des mécanismes de la narration iconique. Son niveau de compré
hension sera ainsi arraché à Vobjet, et débouchera sur une première prise de cons
cience du fait de discours comme tel : n'est-ce pas là l'une des composantes de la
différence qui sépare l'intelligence « naturelle » propre aux sujets doués mais peu
scolarisés de cette autre forme d'intelligence, que l'école seule peut développer
à grande échelle (même et surtout à notre époque d' « école parallèle »), et qui
tient pour l'essentiel à une capacité reflexive de dédoublement, de recul, donc
de verbalisation : car ce ne sera pas le moindre mérite du « cours d'images » que
de faire parler les élèves, et il n'y aurait nul paradoxe à ce que l'image, parce que
non verbale, soit dans bien des cas un inducteur de comportements verbaux plus
efficace que ne le sont certains textes écrits, donc pleinement verbalisés et par
là, pour beaucoup d'élèves, redoutablement complets et refermés sur eux-mêmes :
quel professeur ne se souvient du grand silence qui, lors des « explications de
textes », suit la lecture du texte et inaugure, de singulière façon, son «explication»?
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Liberté), l'aspect moyen des rues d'une medinah arabe (= les distinguer imméd
iatement, dès perception, d'une rue de Hong-Kong), les billets de 1 dollar
(dans les Westerns), la physionomie de Lénine ou de Trotzky (films soviétiques),
etc. Il y a là tout un petit savoir iconique — en fait, un savoir culturel — qui est
entièrement affaire d'apprentissage, et qui classe comme ignorant celui qui ne
l'a pas reçu : l'école, actuellement, ne le dispense pas, de sorte que seuls les
« héritiers » (au sens de Bourdieu-Passeron) le détiennent.
Pour ce qui est des figures de connotation, l'enseignement aura également
un aspect libérateur, sans qu'il soit pour cela besoin de quelque prêche, mais
par le simple fait de l'accélération qu'il provoquera dans la mobilité sociale des
informations les plus « simples » (informations qui, pour l'élève issu d'un milieu
peu scolarisé, sont en réalité infiniment difficiles à acquérir, car nulle part dispo
nibles autour de lui, et jamais impliquées dans les conversations quotidiennes qu'il
entend). Ainsi, il suffira de faire remarquer à l'élève que, si l'Italien des films est
presque toujours brun, un certain nombre d'Italiens d'Italie sont blonds, pour
que l'emprise aveugle des stéréotypes ethniques — générateurs infaillibles de
racisme « populaire » — commence déjà, si peu que ce soit, à être ébranlée dans
son esprit (et d'autres exemples pourront amplifier le mouvement ainsi amorcé) :
c'est aussi cela, « former » les jeunes; car si on veut leur donner leurs chances
dans la vie socio-professionnelle, il importe entre autres choses qu'ils apprennent
à s'abstenir, lorsqu'ils ouvrent la bouche, de ces faussetés banales et aphoris-
tiques qui les écartent d'emblée de la société des milieux instruits, les rejetant
par là, en un redoutable cercle vicieux, dans la masse sous-scolarisée où ces
formules seront à nouveau les seules qu'ils entendront. — De la même façon,
il suffira de montrer que, dans les films français de consommation courante, la
voiture du héros est très souvent une D.S. 19 (alors que ce modèle est sensibl
ement moins répandu parmi les automobilistes non filmiques), pour que l'élève
commence à entrevoir la nature et la fonction de ces stéréotypes aliénants et
retors dont la somme aboutit, dans la production iconique de série, à présenter
au spectateur une image délibérément faussée de la réalité socio-économique,
destinée à désamorcer la revendication et à l'endormir dans une « participation »
imaginairement gratifiante.
Plus généralement, une étude systématique des connotations culturelles de
l'image, menée à partir d'exemples très concrets et parfaitement accessibles à de
jeunes esprits, est fort capable de déniaiser l'enfant, de desserrer autour de lui
l'emprise des idéologies et des rhétoriques régnantes. Et dans le moment même où
on lui enseigne à faire la différence entre la fidélité de l'image à l'objet et sa fidé
lité à la réalité — la première, largement automatique; la seconde, jamais
acquise et, lors même qu'elle existe, toujours conquise — , dans le moment même
où on lui enseigne que l'image peut être analogique sans être innocente — , on lui
aura de surcroît inculqué des rudiments de sémiologie iconique : ainsi la théorie
de la connotation, simplement présentée, à ce niveau, comme l'intervention d'un
deuxième système signifiant superposé à un sens premier.
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visuel ». — Mais ce qui sera ainsi enseigné, ce sera, bien plutôt que l'image même,
Vensemble des après et des apprêts de l'image, l'ensemble des figures signifiantes
que l'image rend possibles — , car l'image elle-même, à tout le moins dans ses
constituants ultimes, renvoie à un type d'intelligibilité dans lequel la part relative
de l'anthropologique est trop forte, et celle du culturel trop faible, pour qu'une
scolarisation spécifique et massive y puisse utilement être envisagée *.
Christian Metz
École Pratique des Hautes Études, Paris.
1. En insistant ainsi sur l'importance des codifications qui entrent en jeu « après »
l'analogie et viennent se greffer sur elle, nous n'oublions pas qu'il existe également un
autre ensemble de codes : ceux qui sont responsables de l'analogie elle-même, qui
œuvrent au sein de la « ressemblance » et dont on pourrait donc dire que, logique
ment,ils viennent « avant » elle. La perception — perception de l'objet, perception de
son image, perception de leur ressemblance — est une construction complexe, syst
ématique et hautement socialisée (même si, à travers le monde, elle varie moins specta-
culairement que les idiomes).
Mais par rapport aux problèmes de pédagogie scolaire envisagés dans cet article, les
codes perceptifs (et plus généralement, tous les codes intérieurs à l'analogie) se trouvent
dans une situation sensiblement différente, qui justifierait une étude séparée. C'est,
dans une large mesure, hors de toute scolarisation que l'enfant en arrive progressivement
à maîtriser les codes de cet ordre. L'essentiel de l'apprentissage, ici, tient d'une part à
la maturation psycho-physiologique (voir par exemple les travaux de l'école de Piaget
sur les « structures opératoires » acquises avec chaque âge), et d'autre part à ce qu'on
pourrait appeler — par différence avec l'acculturation — la « culturation » : nous enten
donspar là cette éducation que constitue déjà le seul fait de « grandir » dans une société
donnée.
L'école n'a pas à enseigner la pratique de la perception; en revanche, elle peut (et
elle doit) en enseigner la théorie. Mais ce n'est plus alors un « cours d'images » tel que
cet article l'envisageait; il ne peut s'agir, à ce niveau, que de différents enseignements
déjà plus réflexifs, plus complexes et plus spécialisés, nécessairement réservés aux
grands élèves (classes terminales, notamment) et aux étudiants de Faculté : physiologie
de la perception, psychologie de la perception, sociologie et ethnologie de la vision,
etc. — ou encore, étude des théories sémiologiques, mais sous une forme beaucoup plus
approfondie, et déjà proche des recherches en cours.
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