Vous êtes sur la page 1sur 8

Christian Metz

Images et pédagogie
In: Communications, 15, 1970. pp. 162-168.

Citer ce document / Cite this document :

Metz Christian. Images et pédagogie. In: Communications, 15, 1970. pp. 162-168.

doi : 10.3406/comm.1970.1220

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1220
Christian Metz

Images et pédagogie1

Le C.R.D.P. de Bordeaux (Directeur : M. La Borderie) et VO.R.O.L.


E.I.S. de Bordeaux (Directeur : M. Clastres) organisent depuis plusieurs
années y avec V accord et V appui de M. le Recteur de V Académie, une expérience-
pilote visant à introduire dans certains établissements d'enseignement du
Second Degré une « initiation à la culture audio-visuelle » (I.C.A.V.).
L'auteur de cet article est conseiller scientifique de V expérience en cours,
dont on trouvera un premier bilan (encore partiel) dans l'ouvrage collectif
Le monde des images (Bordeaux, 1969).
Les réflexions que Von va lire ont été inspirées à leur auteur par sa
collaboration à l'expérience bordelaise. Elles ont été publiées — sous le titre
« Image, enseignement, culture » — dans le numéro I de Messages (Bordeaux,
« Les Cahiers de Media », I.P.N.). Elles sont reproduites ici par courtoisie
du C.R.D.P. et de l'O.R.O.L.E.I.S. de Bordeaux.

Il est de tradition de distinguer, à l'intérieur du vaste problème des relations


entre image et enseignement, deux aspects différents : l'enseignement de l'image
(cours d'initiation au cinéma, etc.) et l'enseignement par l'image (films pédago
giques d'Histoire, de Géographie, etc.); il est clair, cependant, que cette diff
érenciation est déjà seconde, et qu'on peut la mettre en regard d'une sorte de
tronc commun qui en précède logiquement les deux branches : que l'on veuille
enseigner l'image ou enseigner par l'image, il faut dans les deux cas se faire
d'abord quelque idée des rapports qu'entretient l'image avec Yenseignabilité
elle-même, c'est-à-dire avec la culture (il s'agit ici de la culture au sens où l'entend
l'anthropologie culturelle : chaque culture est une spécification historico-géo-

1. Sous le même titre Image et pédagogie (à part le singulier du mot « image »), la
revue Media (Institut Pédagogique National) a publié dans son numéro 7 (Novembre
1969, p. 7-12) l'intervention de Michel Tardy au Colloque « Image et littérature »,
organisé par l'Association Française de Littérature Comparée (Centre Audio-visuel de
Saint-Cloud, 28-31 Mai 1969).
L'article de Michel Tardy et le nôtre, bien que fort différents et rédigés de façon indé
pendante, convergent assez nettement sur deux points précis : 1) effort pour ne pas
« aplatir » l'image tout entière sur le seul niveau de l'analogie — 2) effort pour o dialec-
tiser » plus qu'on ne le fait parfois les relations entre la recherche théorique sur l'image
et les innovations pratiques de la pédagogie audio-visuelle (= réaction contre un « appli-
cationnisme » trop direct).
162
Images et pédagogie

graphique du vaste travail que l'homme accomplit sur le monde et sur lui-même,
et qui l'éloigné de la nature; chaque culture s'oppose à d'autres cultures avant
de s'opposer à 1* « inculture »; ce que la tradition humaniste de nos pays appelle
— fort inexactement — « inculture » est le propre de certains sujets ou groupes
de sujets, qui participent moins complètement que d'autres à la culture de leur
société).

Il importe de dissiper tout d'abord une première source de malentendus fr


équents. On peut entendre ou lire ici et là que les Lycées, par exemple, puisqu'ils
dispensent des cours de grammaire française ou de grammaire allemande,
pourraient tout aussi bien dispenser des cours de « grammaire cinématogra
phique »; plus généralement, le problème est parfois posé comme s'il était évident
que l'image peut s'enseigner au sens où la langue s1 enseigne; d'où divers rappro
chements, le plus souvent approximatifs, parfois faux.
La langue — qu'il s'agisse de la langue maternelle ou des langues étrangères —
s'enseigne de bout en bout, et dès ses plus petites unités : ainsi, l'enfant doit
apprendre à réaliser et à identifier les phonèmes de sa propre langue (cet apprent
issage, pour l'essentiel, ne lui est pas apporté par l'école, mais par la société,
représentée auprès de lui et jusqu'autour de son berceau par ses parents et ses
proches : ce n'en est pas moins, dans toute la force du terme, un apprentissage).
La langue est objet culturel de part en part; elle ne prend que faiblement appui
sur la perception sensorielle : on sait, par exemple, qu'une perception riche et
subtile de la phonie est largement inutile à l'intellection linguistique normale,
qui est phonologique et non phonétique, et qui se guide sur les traits phoniques
pertinents (c'est pourquoi les gens se comprennent au téléphone, appareil d'une
très faible fidélité acoustique).
La perception sensorielle est elle aussi un fait culturel et social, mais elle varie
moins radicalement, d'une culture à une autre, que ne le font les symbolisme»
linguistiques; lorsqu'on en étudie les modalités « cross-culturelles », leur analyse
vient buter plus vite sur des constantes anthropologiques dont l'assise est
d'ordre biologique (conformation anatomo-physiologique de l'œil, mécanismes
cérébraux, etc.). Les « langages de l'image », quels qu'ils soient (cinéma, télé
vision, etc.), ont tous ceci de commun de prendre au départ un large appui sur la
perception visuelle : celle-ci, nous le verrons, ne rend pas compte de l'intellection
de toutes les données visuelles, il s'en faut de beaucoup; mais elle assure du moins
une première couche d'intelligibilité qui n'a aucun équivalent dans les langues,
et qui, dans une large mesure, n'a pas à être enseignée. Il est souhaitable, certes,
si l'on veut « enseigner l'image », de régresser — c'est-à-dire, en l'espèce, de pro
gresser — aussi profondément que possible en direction de mécanismes perceptifs
trop vite considérés comme allant de soi, et dans lesquels se cachent en fait toute
une culture et toute une société (que l'on songe par exemple aux études de Fran-
castel sur le caractère historique de Yespace) : il viendra cependant, tôt ou tard,
un moment où un enseignement propre de l'image trouvera ses limites : ainsi
lorsqu'on constatera qu'un enfant qui reconnaît une automobile dans la rue la
repère aussi sur une photographie de bonne qualité technique, d' « exposition »
moyenne et d'incidence angulaire frontale ou para-frontale —, et que celui qui
ne l'identifie pas sur une telle image est celui qui ne la reconnaît pas dans la rue,
c'est-à-dire qui ne la connaît pas.
Arrivé à ce point, le « professeur d'images », s'il veut servir à quelque chose,
ne pourra que se transformer en un professeur de civilisation, et s'efforcer d'aug-

163
Christian Metz

menter le nombre des objets culturels (un percolateur, une tondeuse à gazon...)
ou des objets dits naturels (lesquels ne sont identifiables que culturelle ment :
un mélèze, une otarie...) que ses élèves sont capables de reconnaître — soit, en
pratique, de nommer. Le cours d'images sera devenu une leçon de choses, c'est-à-
dire pour bonne part une leçon de mots.
Ainsi, l'enseignement de l'image, contrairement à l'enseignement de la langue,
ne saurait-il être un enseignement spécifique dès sa racine : les langues analysent
et reconstruisent le monde de fond en comble; l'image ne déploie ses significa
tions propres que sur la base d'un respect minimum préalable des apparences
« naturelles » de l'objet : respect toujours partiel, toujours truqué, et qui n'est que
le début de l'aventure iconique; mais aussi, respect sans lequel elle ne saurait
commencer, et dont la langue, au contraire, fait d'emblée litière.
C'est au-delà de cette couche première de sens que devra se situer, pour l'essent
iel, un enseignement proprement iconique. Cet enseignement ressemblera — si
tant est qu'il faille absolument le comparer à tel ou tel enseignement préexistant
•— au cours de littérature (dans la mesure où ce dernier suppose un acquis préa
lable, qui est alors la langue), bien plutôt qu'au cours de langue.
On peut subdiviser cet enseignement iconique selon des articulations «concrètes»
qui ont pour elles un air d'évidence : il y aura le cours de cinéma, le cours de télé
vision, le cours d' « images fixes »...; à l'intérieur de l'enseignement du cinéma,
on s'occupera d'abord des « genres faciles » ou présumés tels (films d'action, etc.),
ensuite des genres supposés plus « difficiles » (le film « social », etc.), enfin des
questions dites théoriques (le film comme langage, etc.). Des programmes ont
déjà été proposés, qui sont ainsi conçus.
De telles articulations, même si elles sont susceptibles de résoudre des problèmes
de pédagogie pratique (ventilation des programmes par classes, par sections;
emplois du temps, horaires, etc.), sont peu aptes à permettre une réflexion plus
fondamentale sur la pédagogie de l'image. Les vrais partages pourraient bien
être ailleurs. Si on se place du point de vue de l'enfant, et qu'on le suppose déjà
capable (cf. ci-dessus) de déchiffrer un nombre d'objets-du-monde suffisamment
élevé pour que l'intellection la plus littérale des images ne lui soit pas refusée,
que lui reste-t-il à apprendre en fait d'images? Deux choses, et deux seulement
(bien que chacune d'entre elles constitue un vaste domaine) — , deux choses dont
l'articulation ne coïncide pas avec des distinctions aussi dérivées et tardives que
celles du cinéma et de la télévision, ou des différents genres à l'intérieur du cinéma.
L'enfant qui sait déchiffrer l'objet, s'il veut également savoir déchiffrer l'image,
doit encore apprendre : 1°) à reconnaître un certain nombre de configurations
signifiantes spécifiquement iconiques, c'est-à-dire plus ou moins communes à
tous les véhicules iconiques, mais propres à eux seuls — 2° à reconnaître un
certain nombre de symboles largement culturels qui, dans leur principe, renvoient
à la société globale bien plus qu'aux langages de l'image, mais dont les occurrences
attestées revêtent dans un grand nombre de cas la forme d'images.
Le premier de ces deux enseignements recouvre — - mais déborde — des notions
souvent proposées, comme « initiation à la syntaxe du cinéma », ou « initiation
à la rhétorique de l'image », etc. L'objet d'un tel enseignement consiste en fait
à rendre l'élève sensible à un vaste fait de civilisation, dont les notions ci-dessus
ne sont que des aspects partiels : les technologies modernes de duplication méca
nique ont pour effet de rendre Yapparence de l'objet separable de sa présence
physique, et, ainsi libérée, l'effigie — plus maniable que l'objet, c'est-à-dire en
quelque façon plus proche de la pensée — pourra entrer dans des constructions

164
Images et pédagogie

inédites où elle sera rapprochée d'autres effigies selon des modes que le monde
ne donne pas à voir : par exemple, le flash-back, le montage parallèle, etc.
On remarquera que cet enseignement admet lui-même deux niveaux, propor
tionnés à l'âge des élèves : pour les enfants les plus jeunes, certaines des confi
gurations d'images dont il est ici question restent encore obscures jusque' dans
leur sens littéral (ainsi, les expériences de filmologie ont montré que le champ-
contre-champ n'est pas compris avant un certain âge, du moins spontanément).
A ce niveau, l'enseignement consistera d'abord à expliquer le sens même du
« procédé ».
Cependant, on en arrivera assez vite à un stade où l'élève — soumis à une
éducation « sauvage », mais à sa façon efficace, par l'entourage social quotidien,
l'exposition aux mass media, etc., — n'aura plus besoin de telles explications,
et interprétera de lui-même, dans le flash-back (qui n'est ici qu'un exemple parmi
d'autres), la succession des images signifiantes comme correspondant à une
précession des événements signifiés. Le problème pédagogique se trouvera alors
déplacé d'un cran vers le haut, et le maître devra élever ses explications du niveau
langagier au niveau méta-langagier : il n'est pas sans importance que l'enfant
qui comprend déjà le flash-back comprenne de surcroît pourquoi il le comprend,
et ajoute à son intellection brute de l'événement iconiquement narré une intellec
tion seconde des mécanismes de la narration iconique. Son niveau de compré
hension sera ainsi arraché à Vobjet, et débouchera sur une première prise de cons
cience du fait de discours comme tel : n'est-ce pas là l'une des composantes de la
différence qui sépare l'intelligence « naturelle » propre aux sujets doués mais peu
scolarisés de cette autre forme d'intelligence, que l'école seule peut développer
à grande échelle (même et surtout à notre époque d' « école parallèle »), et qui
tient pour l'essentiel à une capacité reflexive de dédoublement, de recul, donc
de verbalisation : car ce ne sera pas le moindre mérite du « cours d'images » que
de faire parler les élèves, et il n'y aurait nul paradoxe à ce que l'image, parce que
non verbale, soit dans bien des cas un inducteur de comportements verbaux plus
efficace que ne le sont certains textes écrits, donc pleinement verbalisés et par
là, pour beaucoup d'élèves, redoutablement complets et refermés sur eux-mêmes :
quel professeur ne se souvient du grand silence qui, lors des « explications de
textes », suit la lecture du texte et inaugure, de singulière façon, son «explication»?

Venons-en à présent au deuxième grand aspect de l'enseignement de l'image :


l'enseignement des symboles sociaux plus ou moins extra-iconiques dans leur
nature mais fréquemment mis en images. (S'agissant du cinéma, on notera que,
dans ce deuxième enseignement, le maître sera amené à traiter du « contenu »
des films particuliers, ou de ces groupes particuliers de films que sont les « genres »,
les « écoles », les « œuvres » de cinéastes, etc. — , alors que le premier enseignement
était plutôt axé, à travers des exemples particuliers, sur l'étude du « langage
cinématographique »).
Quand nous parlons de symboles culturels susceptibles d'apparaître souvent
à l'image, nous avons en vue une vaste catégorie de faits sémiologiques, qui va
depuis des significations fort « littérales » jusqu'à des constructions hautement
connotées et dépourvues de toute innocence. Dans le premier cas, il faudra notam
mentmettre l'élève à même de repérer des images-types qu'un citoyen de la
société industrielle ne saurait ignorer sans être brutalement déclassé (= problème
de la démocratisation de l'enseignement) ; ainsi, il faut être capable de reconnaître,
quand ils apparaissent à l'image, l'entrée du port de New-York (statue de la

165
Christian Metz
Liberté), l'aspect moyen des rues d'une medinah arabe (= les distinguer imméd
iatement, dès perception, d'une rue de Hong-Kong), les billets de 1 dollar
(dans les Westerns), la physionomie de Lénine ou de Trotzky (films soviétiques),
etc. Il y a là tout un petit savoir iconique — en fait, un savoir culturel — qui est
entièrement affaire d'apprentissage, et qui classe comme ignorant celui qui ne
l'a pas reçu : l'école, actuellement, ne le dispense pas, de sorte que seuls les
« héritiers » (au sens de Bourdieu-Passeron) le détiennent.
Pour ce qui est des figures de connotation, l'enseignement aura également
un aspect libérateur, sans qu'il soit pour cela besoin de quelque prêche, mais
par le simple fait de l'accélération qu'il provoquera dans la mobilité sociale des
informations les plus « simples » (informations qui, pour l'élève issu d'un milieu
peu scolarisé, sont en réalité infiniment difficiles à acquérir, car nulle part dispo
nibles autour de lui, et jamais impliquées dans les conversations quotidiennes qu'il
entend). Ainsi, il suffira de faire remarquer à l'élève que, si l'Italien des films est
presque toujours brun, un certain nombre d'Italiens d'Italie sont blonds, pour
que l'emprise aveugle des stéréotypes ethniques — générateurs infaillibles de
racisme « populaire » — commence déjà, si peu que ce soit, à être ébranlée dans
son esprit (et d'autres exemples pourront amplifier le mouvement ainsi amorcé) :
c'est aussi cela, « former » les jeunes; car si on veut leur donner leurs chances
dans la vie socio-professionnelle, il importe entre autres choses qu'ils apprennent
à s'abstenir, lorsqu'ils ouvrent la bouche, de ces faussetés banales et aphoris-
tiques qui les écartent d'emblée de la société des milieux instruits, les rejetant
par là, en un redoutable cercle vicieux, dans la masse sous-scolarisée où ces
formules seront à nouveau les seules qu'ils entendront. — De la même façon,
il suffira de montrer que, dans les films français de consommation courante, la
voiture du héros est très souvent une D.S. 19 (alors que ce modèle est sensibl
ement moins répandu parmi les automobilistes non filmiques), pour que l'élève
commence à entrevoir la nature et la fonction de ces stéréotypes aliénants et
retors dont la somme aboutit, dans la production iconique de série, à présenter
au spectateur une image délibérément faussée de la réalité socio-économique,
destinée à désamorcer la revendication et à l'endormir dans une « participation »
imaginairement gratifiante.
Plus généralement, une étude systématique des connotations culturelles de
l'image, menée à partir d'exemples très concrets et parfaitement accessibles à de
jeunes esprits, est fort capable de déniaiser l'enfant, de desserrer autour de lui
l'emprise des idéologies et des rhétoriques régnantes. Et dans le moment même où
on lui enseigne à faire la différence entre la fidélité de l'image à l'objet et sa fidé
lité à la réalité — la première, largement automatique; la seconde, jamais
acquise et, lors même qu'elle existe, toujours conquise — , dans le moment même
où on lui enseigne que l'image peut être analogique sans être innocente — , on lui
aura de surcroît inculqué des rudiments de sémiologie iconique : ainsi la théorie
de la connotation, simplement présentée, à ce niveau, comme l'intervention d'un
deuxième système signifiant superposé à un sens premier.

Une dernière remarque : l'enseignement de l'image devra éviter de se faire


brutalement normatif. On peut lire parfois des « projets de programme d'ense
ignement du cinéma » dans lesquels l'activité pédagogique prévue consiste pour
bonne part à asséner à l'élève — voire à l'étudiant de Faculté ! — la liste nomi
native des « bons » et des « mauvais » films sortis dans la semaine sur les écrans de
la ville : il est bien inutile de vouloir agir en pionniers en créant un enseignement

166
Images et pédagogie

nouveau, si c'est pour utiliser cet enseignement à développer chez l'enseigné


une forme d'esprit qui (s'il lui prend fantaisie de la conserver en grandissant) le
tiendra à l'écart de toute la recherche vivante en psychologie, sociologie, linguis
tique, etc., et même en esthétique où l'esprit d'analyse a remplacé les vieilles
conceptions du « goût » pur.
Il reste vrai, évidemment — et l'on retrouve ici le problème de la démocratis
ation de l'enseignement — que certains goûts déclassent un homme aussi sûr
ement que certaines ignorances : ainsi du spectateur qui admirerait les films de
James Bond autrement qu'avec le recul du sociologue ou l'humour de l'essayiste.
Cependant, s'il y a bien un goût propre aux couches sociales fortement scolarisées,
ce n'est pas en dispensant un enseignement dogmatique et normatif que l'on
rendra la masse des élèves capable d'accéder à ce goût. L'adulte qui y a accédé
n'a pu le faire qu'à travers de longues médiations, de nombreuses connaissances,
tout un itinéraire personnel (et pourtant profondément socialisé) fait d'informat
ions diverses, d'un élargissement progressif de l'horizon, du rejet de plusieurs
« goûts » antérieurs et successifs plus frustes ou moins intégrants (ainsi apprend-on
à apprécier tel ou tel film par rapport à son genre), etc. Ce n'est jamais par Yafjir-
mation du goût que l'on favorise la formation du goût chez autrui, mais en mettant
en place pour lui les conditions générales (indirectes, et néanmoins seules efficaces)
qui amèneront son goût à évoluer « de lui-même » vers des formes de plus en plus
mûres et de moins en moins naïves. Le « professeur d'images » n'a donc pas à
asséner à son jeune auditoire le paradigme du bon et du mauvais, qui relève lui-
même d'un goût médiocrement différencié : c'est par l'analyse non-normative
de nombreuses images (bonnes ou mauvaises), par la mise en évidence de cons
tructions d'images à forte récurrence (= « banalité ») ou au contraire de figures
iconiques inédites (= « originalité ») — , en un mot, par Yinformation et par la
description (au sens fort qu'a ce mot en linguistique), que l'élève sera progress
ivementmis en mesure, par son propre cheminement ainsi rendu possible, d'en
arriver à avoir une liste personnelle des « bonnes » et des « mauvaises » images
qui coïncide pour l'essentiel avec celle des couches sociales les plus scolarisées
de son pays et de son époque.

Résumons-nous. En insistant sur le fait que l'on n'enseigne jamais que la


culture, nous entendons par là, non seulement — chose évidente — que le sujet
fortement scolarisé est dit « cultivé » au sens courant du mot, mais aussi et surtout
— et ceci n'est que le sens de cela — que le seul but possible de l'enseignement
est d'amener l'enseigné à participer le plus largement possible à la socialite telle
que la définissent son pays et son époque, c'est-à-dire sa culture au sens ethnolo
gique.C'est par là que tout enseignement est profondément conservateur. C'est
par là qu'il est profondément libérateur, car les changements culturels sont le plus
souvent l'œuvre de ceux qui connaissent et pratiquent bien la culture préexis
tante.
Parce que l'enseignement ne transmet que la culture, il devra — aujourd'hui
comme hier — donner plus de place à la langue qu'à l'image, car la langue (on
l'a dit au début) est plus foncièrement culturelle que l'image, et joue un rôle
plus central dans la vie sociale (y compris dans nos « sociétés de l'image », qui sont
plus que jamais des sociétés de la parole).
Parce que l'enseignement ne transmet que la culture, et parce que l'image joue
un grand rôle dans notre culture, un enseignement de l'image paraît souhaitable,
à condition de ne pas être l'occasion d'un déferlement de fanatisme « audio-

167
Christian Metz

visuel ». — Mais ce qui sera ainsi enseigné, ce sera, bien plutôt que l'image même,
Vensemble des après et des apprêts de l'image, l'ensemble des figures signifiantes
que l'image rend possibles — , car l'image elle-même, à tout le moins dans ses
constituants ultimes, renvoie à un type d'intelligibilité dans lequel la part relative
de l'anthropologique est trop forte, et celle du culturel trop faible, pour qu'une
scolarisation spécifique et massive y puisse utilement être envisagée *.

Christian Metz
École Pratique des Hautes Études, Paris.

1. En insistant ainsi sur l'importance des codifications qui entrent en jeu « après »
l'analogie et viennent se greffer sur elle, nous n'oublions pas qu'il existe également un
autre ensemble de codes : ceux qui sont responsables de l'analogie elle-même, qui
œuvrent au sein de la « ressemblance » et dont on pourrait donc dire que, logique
ment,ils viennent « avant » elle. La perception — perception de l'objet, perception de
son image, perception de leur ressemblance — est une construction complexe, syst
ématique et hautement socialisée (même si, à travers le monde, elle varie moins specta-
culairement que les idiomes).
Mais par rapport aux problèmes de pédagogie scolaire envisagés dans cet article, les
codes perceptifs (et plus généralement, tous les codes intérieurs à l'analogie) se trouvent
dans une situation sensiblement différente, qui justifierait une étude séparée. C'est,
dans une large mesure, hors de toute scolarisation que l'enfant en arrive progressivement
à maîtriser les codes de cet ordre. L'essentiel de l'apprentissage, ici, tient d'une part à
la maturation psycho-physiologique (voir par exemple les travaux de l'école de Piaget
sur les « structures opératoires » acquises avec chaque âge), et d'autre part à ce qu'on
pourrait appeler — par différence avec l'acculturation — la « culturation » : nous enten
donspar là cette éducation que constitue déjà le seul fait de « grandir » dans une société
donnée.
L'école n'a pas à enseigner la pratique de la perception; en revanche, elle peut (et
elle doit) en enseigner la théorie. Mais ce n'est plus alors un « cours d'images » tel que
cet article l'envisageait; il ne peut s'agir, à ce niveau, que de différents enseignements
déjà plus réflexifs, plus complexes et plus spécialisés, nécessairement réservés aux
grands élèves (classes terminales, notamment) et aux étudiants de Faculté : physiologie
de la perception, psychologie de la perception, sociologie et ethnologie de la vision,
etc. — ou encore, étude des théories sémiologiques, mais sous une forme beaucoup plus
approfondie, et déjà proche des recherches en cours.
168

Vous aimerez peut-être aussi