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1ère HLP : les pouvoirs de la parole

La raison du plus fort est toujours la meilleure :


Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point.
– C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
Jean de La Fontaine, Fables livre I 1668.
Question d'interprétation : selon vous, qui domine dans cette fable ?
Proposition de corrigé :

La fable « le loup, et l’agneau » de Jean de la Fontaine place face à face un prédateur et sa


proie dans une joute verbale dont l’issue est d’avance annoncée : les arguments du plus faible, pour
pertinents qu’ils soient, sont insignifiants face à la force physique incarnée par le loup.
Qui domine dans cette fable ? La réponse est malaisée : indéniablement le loup a l’avantage, la fin en
témoigne. Pourtant, en termes d’art de la parole, il se révèle piètre argumentateur. En face, le
discours de l’agneau ne manque pas de finesse.

En effet, le loup domine dès son entrée en scène : son accusation agressive initiale est sans nuance et
la menace immédiate (« tu seras châtié de ta témérité ») prend une valeur catégorique grâce au futur
de certitude. Sa mauvaise foi (l’eau ne lui appartient pas, et l’agneau boit en aval)) va le pousser à
multiplier les arguments absurdes : accusation infondée de médisance au vers 19, déplacement
illogique de l’accusation sur un proche inexistant, puis, passage à l’acte brutal au nom d’un impératif
« il faut que je me venge » sans aucun fondement : la tournure d’obligation émane ici d’un locuteur
insaisissable, camouflé derrière le pronom unipersonnel et passe-partout « on » !. Malgré cette
parole qui abonde en défauts de logique, contre-vérités et mauvaise foi, le loup sort vainqueur du
dialogue car en réalité, le discours ne lui servait qu’à donner un vernis de respectabilité à un acte
indigne : tuer le plus vulnérable. C’est donc le loup qui domine, certes physiquement, mais aussi
grâce à une pratique manipulatrice et mensongère du langage.

L’agneau est mangé, il a donc été dominé…mais par la force physique et non par la force de la parole.
La Fontaine est clair : les atouts du loup sont sa « rage » (vers 7) et sa cruauté (vers 18) ainsi que son
mépris des règles d’un dialogue honnête : en effet, il mange l’agneau « sans autre forme de procès »,
c’est-à-dire en niant tout principe de justice, et en coupant court à la défense pertinente de son
contradicteur.

Or, si on l’écoute bien, cette mascarade de justice, avec son alternance d’accusation et de défense,
tourne à l’avantage de l’agneau. En effet, ce dernier se révèle courtois, et très prudent face à un
adversaire qu’il flatte avec les appellations pleines de respect : « sire » et « Votre majesté ». Réfléchi
et observateur, il démontre, rationnellement au loup qu’il ne peut troubler l’eau en buvant en aval. Sa
démonstration s’assoit sur une démarche qui emprunte au logos, face à un loup sans ethos, sans
pathos, sans logos. Les arguments de l’agneau s’appuient sur l’évidence des faits, et, implicitement, ils
signalent l’absurdité de ceux de l’adversaire.

Ainsi la fable, en héroïsant la courageuse victime et en ridiculisant le discours stupide d’un


dominant, prête à réfléchir. Elle dénonce l’abus de pouvoir des forts qui n’ont aucun respect pour la
parole des faibles et qui déforment la réalité à leur gré grâce à une parole mensongère. Mais elle
dresse également le portrait d’une victime qui ne renonce pas à sa dignité en usant jusqu’au bout de
sa liberté d’expression et de son esprit critique. L’on garde en mémoire, après sa mort injuste, la
figure de cet agneau pour qui dire la vérité et dénoncer les falsifications du langage, même face à une
mort certaine, a un sens profond. En cela, on peut dire qu’éthiquement c’est bien l’agneau qui
domine cette fable. Et en prenant inlassablement la parole, malgré les disgrâces, pour mettre en
lumière les mensonges des puissants, Jean de la Fontaine manifeste sa foi en une parole qui distrait
et séduit et qui libère, celle du poète.

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