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version 1.94

1
0. ■
WEIRD■ est un moteur minimaliste
générique pour raconter des fictions
improvisées, centrées sur un
personnage principal.
Il n’y a pas d’histoire-type, mais
WEIRD■ est particulièrement adapté
pour
¶ l’horreur
¶ le fantastique
¶ le thriller psychologique
¶ l’enquête
avec un résultat et un format qui
rappelle typiquement celui de la
nouvelle.

Une partie demande environ quatre


joueur·euse·s et jusqu’à quatre
heures.

2
Le squelette de WEIRD■ a quatre os.

+ l’impulsion est une idée de départ


forte, préparée à l’avance par une
joueuse, qui justifie de faire une
partie

+ la voix est la personne chargée


d’incarner le personnage principal ;
généralement, c’est aussi celle qui
propose l’impulsion

+ le choeur est formé de l’ensemble


des autres joueur·euse·s, qui
s’occupent de tout le reste

+ sur la table de jeu, des post-its


appelés sujets servent d’aides pour
organiser la créativité

3
La voix

organise une partie et prend si


nécessaire le temps d’une discussion
préalable, au sujet des
¶ intentions du récit
¶ règles du jeu
¶ techniques de sécurité

commence l’histoire en posant la


première scène dictée par l’impulsion

Le choeur

écoute la voix puis lui répond

joue, incarne, dépeint le monde


et ses détails inattendus, s’insinue
dans les pensées du protagoniste

respecte l’impulsion et se
saisit de tout ce qu’elle veut

Tout le monde

met fin à une scène et pose la


suivante, ou s’en désiste

peut écrire à tout moment un


sujet sur un post-it – ou autre

4
support informatique équivalent ; il
peut s’agir de n’importe quoi : nom
propre, question, symbole, motif, peu
importe

peut se saisir d’un sujet et se


l’approprier, devenant référent·e si
une question est posée à son propos

peut écrire, au dos d’un sujet


ou sur un canal privé, un secret qui
est alors fixé ; les membres du
choeur peuvent le lire mais pas la
voix ; tout le monde sait que le
secret a été fixé

peut inventer et développer


librement à propos de tout ce qui n’a
pas été fixé au dos d’un sujet ou qui
ne tombe pas explicitement sous le
domaine de référence d’un sujet saisi
par un·e joueur·euse·s

Il n’y a rien d’autre :


vous pouvez jouer.

5
Le reste de ce texte contient des
précisions qui explicitent le
fonctionnement et les intentions de
WEIRD■, au cas où quelque chose ne
soit pas clair, ainsi que des
ressources supplémentaires pour
jouer.

6
0. ■
1. L’impulsion........... p.09
2. La voix............... p.12
3. Le choeur............. p.14
4. Les sujets............ p.16
5. Conseils de jeu....... p.19
6. Suggestions........... p.31
7. Annexes............... p.34
8. Note.................. p.38

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1. L’impulsion
Il y a quantité d’histoires que les
formes les plus habituelles du jeu de
rôle ne sont pas adaptées à raconter.
Pourtant, elles se présentent à nous
chaque jour : dans les romans, dans
les films, dans les journaux même,
dans notre vie et celle des autres,
dans l’Histoire telle qu’elle nous
parvient, dans des creepypasta, dans
tout ce qui arrive et tout ce qui
n’arrive pas.

L’impulsion, c’est le désir d’une


histoire, son contexte, l’envie de la
jouer pour la découvrir. C’est la
frustration initiale, le jamais-joué
auquel on donne une chance d’exister.
Une idée forte, qui doit susciter
l’imagination et que l’on se sent
capable de développer sur la première
scène de WEIRD■.

Il n’y a qu’une contrainte forte :


l’histoire à venir doit être centrée
sur un unique personnage.

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L’impulsion peut être résumée en une
seule phrase, lâchée en début de
partie : « Je viens d’arriver dans le
petit pâtelin où a eu lieu le meurtre
sur lequel je dois enquêter. » La
première scène pourrait être
l’interrogatoire d’un témoin, la
rencontre avec un commissaire local,
les premières impressions du village
en lui-même...

Elle peut être plus développée : un


lieu, des noms de personnages, une
situation avec sa complexité. Il est
possible d’écrire quelques sujets à
l’avance, comme autant de béquilles.
Il faut cependant que cela puisse
être amené et expliqué rapidement en
jeu, et pas avant : WEIRD■ est fait
pour se lancer immédiatement. Une
exposition, pas une explication.

Des exemples d’impulsions jouables


sont donnés en annexe.

Typiquement, la personne qui propose


une impulsion devrait recruter des
joueuses intéressées par cette
histoire-là, ce qui permet d’éviter

9
les mauvaises surprises et de
prévenir les sujets difficiles. La
personne qui propose son impulsion
doit être attentive aux thèmes qui
risquent de créer un malaise auprès
de ses joueur·euse·s.

La partie commence toujours par la


voix exposant l’impulsion.

C’est rêche. Pour poser une ambiance


juste avant de se lancer, deux
outils :
¶ la musique
¶ une minute de silence.

L’évocatoire et l’esthétique qui


tranche importent plus que
l’intrigue.

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2. La voix
La voix est le·a joueur·eus·e qui
incarne le personnage principal de
l’histoire, et commence la première
scène. C’est en principe celle qui a
apporté l’impulsion.

Sa première prérogative est de jouer


le personnage, en disant ce qu’elle
veut. Ses actions devraient
principalement répondre aux questions
suivantes : que fait le personnage ?
Que pense-t-il, que ressent-il ? Que
perçoit-il ? Cette dernière question
implique que la voix a tout à fait le
pouvoir de décrire le monde autour
d’elle – ce qui va être bien
nécessaire ne serait-ce que pour la
première scène.

La première scène repose


particulièrement sur la voix, puisque
le·a joueur·eus·e est sans doute le·a
seul·e à connaître maîtriser
l’impulsion. Elle doit donc
disséminer rapidement les différents
éléments importants du cadre pour

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donner des prises, donner de quoi
jouer pour les autres.

Par exemple : nommer et faire


intervenir des figurant·es ayant un
rôle clair, poser explicitement des
questions sur l’ambiance d’un lieu,
réfléchir à haute voix sur les
événements passés qui ont mené à la
situation présente.

La voix devrait également user de sa


position privilégiée pour vérifier
que personne n’est en train de
décrocher de la partie, et que tout
le monde a de quoi jouer, jusqu’à ce
que la partie soit bien amorcée.

Ultimement, les personnes restent


responsables de leur propre confort,
mais la voix doit avoir conscience
qu’elle a souvent plus de facilité à
parler et donner la parole.

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3. Le choeur
Le choeur est l’ensemble des autres
joueuses. Dans une situation typique,
les joueur·euse·s du choeur ne savent
presque rien de l’histoire avant la
première scène, sauf éventuellement
un pitch partagé au préalable. Elles
doivent donc écouter attentivement
pour comprendre de quoi la voix veut
parler, où le choeur peut s’insérer,
etc.

Le choeur s’efforce de respecter


l’impulsion : si c’est un départ pour
un grand road-trip à moto, raconter
une panne fatale qui rend le projet
caduque est une forme de sabotage.

Toutefois, l’impulsion est la seule


chose que le choeur doivent
respecter. Passés les premiers
instants, les membres du choeur sont
fortement incitées à dérouler le
matériel de jeu au-delà des premières
idées, en inventant des personnages
utiles, en rendant certaines choses
impossibles ou en débloquant des

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opportunités, en nuançant la palette
esthétique de la partie, etc.

Bien que la voix soit par défaut en


contrôle du personnage principal,
rien n’empêche les membres du choeur
de s’en saisir : il ne lui appartient
pas exclusivement.

Souvent, il reste pertinent que seule


la voix décide des actions de son
personnage, mais les membres du
choeur peuvent vouloir s’insinuer
dans ses pensées et ses perceptions
intimes, lui instiller des sentiments
ou des émotions inattendues, décrire
le décor en se saisissant de son
regard, etc.

Si la voix veut un contrôle total sur


son personnage, elle peut le définir
comme sujet et s’en saisir pour en
devenir référente.

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4. Les sujets
Un sujet, c’est un ou quelques mots
encapsulant un aspect de la fiction
que l’on veut voir revenir. Pour
simplifier, on peut dire qu’il y en a
essentiellement trois sortes :
personnage, motif esthétique,
question – mais tout est admissible,
tout peut être un sujet. Les sujets,
typiquement représentés par des post-
its réels ou numériques, sont visible
par tou·te·s.

Quand un sujet est une chose un peu


concrète, quelqu’un qui s’en saisit
en le plaçant devant soi-même ou en
lui attribuant une marque quelconque,
en devient référent·e. C’est une
forme d’appartenance, ou d’autorité.
On évite dès lors de décréter des
informations importantes à son
propos. Il ne faut pas se forcer à
avoir des référent·es : pour un jeu
très horizontal, sans domaines
réservés, cette règle est inutile.

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Dans WEIRD■, les sujets sont un canal
de communication alternatif, qui sert
à montrer son intérêt pour certains
éléments de la fiction. Lorsque
quelqu’un écrit un sujet, il est
nécessaire que tout le monde le
remarque et puisse voir ce qui est
écrit dessus, mais il n’est
généralement pas souhaitable
d’arrêter la partie pour en discuter.

Faire d’un personnage un sujet, c’est


annoncer qu’on veut lui donner un peu
de consistance, lui trouver un nom
s’il n’en a pas déjà un, le revoir… ;
écrire un détail, un élément
d’ambiance ou un symbole, c’est
pointer du doigt un motif qui nous
paraît important sans avoir besoin de
dire pourquoi ni sous quelle forme il
pourrait réapparaître.

Enfin, les sujets sous la forme de


questions sont importants dans le
contexte des histoires d’enquête, car
ils permettent de focaliser
l’attention sur les principaux
mystères que l’on voit émerger en
jeu : qui a tué Laura Palmer ?

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Comment un corps a-t-il pu se
volatiliser au beau milieu de la
morgue ? Pourquoi a-t-on arrêté
l’horloge en réglant les aiguilles
sur 19h59 ?

Tout membre du choeur peut également


écrire des informations sur un sujet,
qui sont alors fixées. Le reste du
choeur y a accès, mais pas la voix.
Ce n’est pas non plus une mécanique
qu’il est nécessaire d’utiliser, mais
elle peut s’avérer pertinente dans
certains cas, comme celui d’une
enquête où l’on veut avancer vers une
conclusion préparée en amont.
Parfois, il est plus facile de créer
si la destination – ou certains
points-clés – sont écrits à l’avance.

Pour monter un récit complexe et


s’aider en début de partie,
l’impulsion peut contenir des sujets
pré-écrits. Typiquement, une liste de
figurants, idéalement réduits à un
nom et une vague fonction, ou bien un
lieu spécifique, une question
centrale, un symbole ésotérique.

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5. Conseils de jeu
WEIRD■ est un dispositif pensé pour
jouer en performance. Le but est
avant tout de créer une expérience
commune intense, à la recherche de
l’effet, de l’ambiance. WEIRD■
cherche à percuter.

Cela passe par une écoute mutuelle


primordiale, un soin réel apporté aux
canaux de communication et à l’espace
de jeu. Voici un ensemble hétéroclite
de propositions à mettre en place ou
à discuter ensemble pour donner un
cachet particulier à la partie.

1. Raconter ensemble, raconter


sauvagement. WEIRD■ est un jeu
collaboratif. Personne, et notamment
pas la voix, ne devrait dérouler une
idée pré-écrite : l’histoire doit
rester sauvage, tout juste incitée à
aller dans telle ou telle direction à
un moment donné en fonction des
dernières idées d’une joueuse.

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Si vous tenez à un élément de
structure dès le début, comme une fin
qui doit advenir quoi qu’il en
coûte : faites-en un sujet révélé, un
élément de fateplay vers lequel tout
le monde peut tendre en même temps,
en s’interrogeant sur les
circonstances et les événements qui
vont mener là-bas, en pleine ironie
dramatique.

Quand on transige avec l’histoire


sauvage, on partage le crime.

2. Entrer dans la performance. Un ou


plusieurs marqueurs rituels
permettant de dire « maintenant, le
jeu commence » peuvent aider à
contrebalancer le côté très rêche de
l’entrée en matière. Je recommande de
faire une minute de silence
collective avant le début du jeu, et
si la table est physique, d’allumer
une bougie à ce moment. Il sera
ensuite naturel de souffler la bougie
pour mettre fin à la partie.

Si vous utilisez de la musique, son


lancement est aussi également un

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signal fort. D’autres outils,
d’autres techniques peuvent servir la
même fonction de démarcation entre le
non-jeu et le jeu : sentez-vous libre
d’utiliser ce qui vous semble
pertinent.

3. Maintenir la performance, risquer


l’incompréhension. Le minimalisme de
WEIRD■ sert à ne pas sortir
constamment les joueuses de la
performance par des discussions sur
la mécanique. Le hors-jeu devrait
être évité pour maintenir la cohésion
de la partie et permettre de se
laisser prendre dans le flot. Cela
n’empêche toutefois pas nombre de
comportements relevant plutôt du
méta-jeu, du jeu avec le jeu… qui
peuvent apporter toute une richesse à
la partie.

Si vous avez vraiment besoin de faire


une pause ou de clarifier un point
important, vous pouvez bien sûr le
faire – mais, autant que possible,
cherchez à minimiser de telles
interventions.

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En d’autres termes : jouez sans vous
mettre d’accord. Un paradoxe : il
faut collaborer et s’écouter, et
pourtant il ne faut pas chercher à se
mettre d’accord.

C’est qu’il y a une tension entre la


dimension collaborative du jeu et le
maintient de la performance. WEIRD■
est un jeu dans lequel on avance sur
la base d’une entente incertaine,
d’une tentative de comprendre les
autres et de construire une
esthétique sans s’accorder à
l’avance. Ne pas pouvoir se parler en
dehors de la fiction et des maigres
outils du jeu – les sujets,
essentiellement – ne veut pas dire
que l’entente n’est pas recherchée ;
au contraire, l’absence de
concertation externe a pour but de
favoriser l’écoute à l’intérieur de
la fiction même. Le but est de
chercher à comprendre les autres par
l’esthétique plutôt que par la
communication directe.

C’est en ce sens que WEIRD■ est un


jeu avec une part de risque : à vous

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de vous interroger sur l’envie ou non
d’en accepter les termes.

Si vous voulez quand même communiquer


de façon un peu directe, typiquement
entre les membres du choeur,
privilégiez des canaux de
communication alternatifs : petits
papiers, chuchoter, chat textuel,
messages privés.

4. Soigner les conditions matérielles


de la partie. Comme tout jeu de rôle,
WEIRD■ est plus efficace en soirée,
au calme, sans risque d’être dérangé.
Dans le cadre d’une partie physique,
la disposition spatiale des joueuses
a une influence. Demandez-vous où
jouer : comme WEIRD■ n’utilise que
très peu de matériel, peut-être
qu’une table n’est pas nécessaire.
Voulez-vous jouer dans des fauteuils
et des canapés ? Dans un grand lit ?
Sur une table public, dans un parc en
pleine nuit ? Dans une grange sombre,
dans une cave, dans un atelier aux
odeurs d’huile ? Il faudra juste se
demander où écrire et poser les
sujets.

22
Par ailleurs, le placement de la voix
par rapport aux joueu·euse·s du
choeur est important, car elle est
centrale ; une possibilité est que le
choeur se positionne face à la voix,
en demi-cercle, afin que ses membres
soient tournées vers elle tout en
ayant la possibilité de se voir et
d’échanger des regards. Une telle
disposition peut avoir quelque chose
d’oppressant pour la voix, et c’est
tout à fait recherché.

D’autres dispositions et mises en


scènes sont possibles, suivant votre
envie d’aller plus ou moins loin dans
l’expérimental. Pourquoi ne pas
bander les yeux de la voix ?

Enfin, et plus simplement : une


partie de WEIRD■ peut prendre des
heures. Maintenir la performance tout
du long peut être épuisant. Faire une
pause à mi-parcours est une
possibilité utile, quitte à tricher
avec l’impossibilité de s’accorder –
au moins au sein du choeur –
notamment si la fiction devient trop
complexe.

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5. Soigner la parole. Personne ne
naît poète, et les jeux de rôles ont
tendance à nous mettre à l’aise : la
langue, la parole y sont libres, on
raconte comme on veut.

WEIRD■ propose d’apporter un peu plus


de soin à la parole qu’à
l’accoutumée. Les parties sont lentes
et devraient laisser la place à des
interventions où l’on peut, pourquoi
pas :
¶ poser sa voix, choisir un
rythme et une diction
¶ choisir son vocabulaire, son
registre
¶ utiliser des figures, des
images, tordre la langue
¶ faire peser le silence.

Ce n’est pas un concours d’éloquence.


C’est un moment d’expression.
Cherchez votre plaisir.

6. Prendre son temps. Tout ce qui est


écrit plus haut marche mieux si l’on
prend son temps. WEIRD■ repose
énormément sur l’improvisation à
partir de très peu, et ne demande pas

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que l’on se précipite pour combler
les blancs, avancer rapidement dans
l’intrigue et aller de twist en
dénouement.

Au contraire, il vaut mieux accepter


que le silence est une partie
importante du jeu plutôt qu’un
problème en soi. Le silence est un
espace de parole potentielle, qui
appuie naturellement toutes les
sombres ambiances dans lesquelles on
peut vouloir baigner : la tension et
l’angoisse, l’horreur qui monte sans
cause, le fantastique et sa paranoïa,
l’étrange qui ne dit pas son nom.

La lenteur, en plus de permettre ces


battements, a aussi des vertus
cognitives. Si l’intrigue est un peu
complexe, s’il faut trouver des idées
pour avancer ou si les paroles des
autres revêtent un aspect poétique
qu’on a envie d’explorer mentalement,
et si pour dire quelque chose de
percutant on veut sélectionner ses
mots, alors avoir le temps de penser
pendant la partie est crucial.

25
Enfin, la lenteur pendant une partie
de jeu de rôle a en soi une saveur
particulière. Elle nous expose les
un·es et les autres à ce que nous
faisons – non pas une partie
endiablée d’un jeu tiré en avant par
son histoire et ses mécaniques, mais
un moment Elle nous rend présent·es,
en pleine performance, à l’expérience
que nous construisons pour nous-
mêmes.

WEIRD■ est un jeu lent, et c’est une


condition de son intensité.

7. Chercher son style. Le meilleur de


WEIRD■ ne viendra pas d’avoir suivi à
la lettre tous ces conseils, mais
plutôt d’avoir trouvé la mouture qui
vous convient. Peut-être voulez-vous
contrôler la musique minute par
minute, pour construire une
expérience léchée. Peut-être
trouverez-vous utile d’imposer aux
joueur·euse·s du choeur de ne dire
qu’une phrase à la fois, pour
empêcher les longues prises de
parole. Peut-être voudrez-vous
rétablir des moyens de communication

26
clair, permettant de sortir du jeu à
intervalle régulier.

Je fais un souhait : que les


joueur·euse·s de jeux de rôles
souhaitant vivre des parties intenses
réfléchissent sur leur style. Qu’y a-
t-il de commun, de récurrent dans ce
que nous jouons ? Qu’est-ce que nous
cherchons, qu’est-ce qu’une bonne
partie ? « Passer un bon moment
ensemble » n’est pas une réponse
suffisante. Ce qui nous marque ou
non, les esthétiques que nous voulons
déployer et les moyens qui nous sont
les plus efficaces, les plus
parlants : voilà ce que nous devrions
poursuivre. L’esthétique est, pour
moi, la boussole qui justifie
d’écrire et de transformer des jeux.
Nos recherches, nos envies sont les
traces ou les négatifs de notre
style.

8. Débriefer, discuter, construire la


confiance. Les appels à soigner la
performance et la langue, à s’écouter
sans pouvoir se parler directement,
sont exigents. Ce genre d’appel peut

27
être source de pression ; dès qu’ils
sont dits, il faut sans doute les
tempérer : quand on joue en
performance, on n’a toujours pas
d’autre public que soi-même et ses
ami·e·s. Il n’y a pas de contrat ou
de statuette à la clé, et une table
de jeu de rôle reste un bon endroit
pour expérimenter avec un bon risque
d’échec.

Je crois simplement que ce n’est pas


un défaut fatal. L’exigence n’est pas
une mauvaise chose, surtout si l’on a
la mainmise sur les critères qui
comptent. C’est ça, l’appel au
style : chercher ce sur quoi on veut
s’améliorer, ce que l’on veut
expérimenter, et ne se concentrer que
là-dessus. Sans s’excuser.

Si l’on veut développer sur le long


terme une pratique du jeu en
performance, il faut se construire un
cadre et des concepts adaptés. Avoir
un discours sur l’échec, sur la
possibilité de faire de mauvaises
parties & de s’en relever est utile –
parce que ça va arriver, et que ce

28
n’est pas grave. Théoriser les
techniques qui nous intéressent, les
effets que l’on recherche, les idéaux
qu’on

Et si vous voulez un point de départ,


je me permets de vous rediriger vers
mon blog, Ristretto Revenants, et
vers ma chaîne Youtube.

29
6. Suggestions
WEIRD■ est intimidant. Il vient d’un
désir de sortie des chemins battus,
tant du point de vue de la structure
de narration que du contenu, plus
inspiré de romans et d’autres
fictions linéaires contemporaines. Et
le pas de côté peut être difficile :
en hors-piste, pas de piste.

Cette section vous donne des


propositions d’impulsions jouables
avec WEIRD■. Elles sont emblématiques
des histoires pour lesquelles le jeu
a été créé, et ont donc en commun un
certain angle sombre ; libre à vous
de vous en écarter.

Voici donc une liste d’impulsions


décrites en deux phrases maximum,
avec éventuellement des suggestions
de sujets pré-écrits. Certaines
viennent assez directement de

30
1. La mort et l’oubli. Dans un petit
village breton, une série de meurtres
immondes me rappellent une affaire
similaire, vingt ans plus tôt.
¶ Mme Oubarec, vieille mère de
la dernière victime
¶ Linda, médecin légiste de la
ville la plus proche

2. Le décès de ma grand-mère est


l’occasion pas vraiment rêvée de
retrouver la famille que j’ai fuie il
y a dix ans, et qui semble plus
profondément enfoncée dans la secte
que jamais.

3. Camera Oscura. Je tournerai ce


film, j’irai au bout, même s’il me
coûte la vie ; peu importent les
difficultés du tournages, les
accidents ou que sais-je encore : je
tournerai ce film.
¶ Phil Spade, acteur à la mode,
imbuvablement capricieux
¶ Jill Minsch, scénariste
vénéneuse et ambitieuse
¶ Carl Warren, producteur
humaniste mais débordé

31
4. Chasm. Pour le spéléologue amateur
que je suis, la découverte de cette
caverne exceptionnelle est un grand
événement ; je ne résiste pas à une
petite exploration…
¶ Un motif au mur. Symbole
abstrait ou animal, peut-être juste
imaginé.

5. Les pontes de la NASA commencent à


me faire confiance, et mon
entraînement est presque terminé.
Bientôt, je partirai pour la seconde
Mission E, officiellement à
destination de la Lune…
¶ Un·e conjoint·e, qui me
souhaite la réussite
¶ Un·e coéquipier·e, seul
contact humain pour les semaines à
venir
¶ Une lumière dont on ne parle
pas parmi les étoiles

6. Derrière, la nuit. Minuit passe ;


je roule sur l’autoroute, sans un
regard en arrière – sauf pour
vérifier, presque maladivement, que
le coffre est bien fermé.
¶ Qu’y a-t-il dans le coffre ?

32
7. Dès l’instant où je suis entré·e,
dès l’instant même où j’ai sorti mon
arme et braqué les clients pour
constituer mes otages, tout mon corps
m’a dit l’erreur fatale dans laquelle
je m’enfonçais de minute en minute.

8. 22h ; tous les collègues sont


partis depuis longtemps, me laissant
seul pour le bouclage du dossier. Les
locaux sont censés être vides, mais
je jurerais avoir entendu un bruit –
et il y a quelque chose d’étrange
dans l’atmosphère…

9. Les journées sont longues ici,


depuis ce phare que je garde seul·e.
Mais toutes les nuits, il y a cette
étrange lumière à l’horizon, que je
passe des heures à observer de là-
haut sans comprendre sa provenance…

10. On m’a légué une série de


peinture d’un artiste qui vient de
mourir, pour que je les expose dans
ma galerie. Je vais aller voir ce
qu’elles valent ; il paraît qu’elles
ont un style un peu particulier...

33
7. Annexe
1. Sécurité émotionnelle. Il y a
beaucoup de moyens par lesquels
WEIRD■ peut créer un malaise qui va
au-delà de ce que l’on veut créer,
par exemple parce que l’on se
retrouve à décrire crûment quelque
chose de violent ou parce qu’un
détail évoqué rappelle quelque chose
d’angoissant à l’esprit d’un·e
joueur·euse.

De plus, les fictions de WEIRD■ peut


souvent tourner mal pour le
protagoniste ; cela amène typiquement
des situations où le choeur s’unit
pour décrire les tourments
inextricables qui s’abattent sur le
malheureux personnage, et la
situation peut être très
inconfortable pour la voix.

Si vous avez peur que cela arrive –


en particulier si les joueur·euse·s
se connaissent mal – alors il faut
prendre le temps d’en parler à
l’avance.

34
Quelques outils classiques peuvent
servir, en prévention ou en réaction.
Si vous n’y êtes pas habitué, il peut
être contre-productif de tout mettre
en place d’un coup : utilisez
seulement ceux qui vous parlent.
¶ lignes & voiles : définir à
l’avance des sujets à ne pas aborder
(lignes) ou seulement allusivement
(voiles)
¶ carte X : mettre en jeu une
carte ou autre signe non-verbal qui
permet d’interrompre la partie et
demander à sauter une séquence,
modifier un élément problématique, ou
toute autre discussion hors-jeu
nécessaire
¶ méthode de Luxton : donner aux
personnes qui le demandent le
contrôle d’une séquence narrative
pour amener un dénouement, une issue
à une situation fictionnelle qui
soulève une angoisse personnelle
¶ code tricolore : définir 3
signes pour indiquer son niveau
d’aisance avec ce qui est joué (tout
va bien / attention / stop). Par
exemple les mots ‘vert’, ‘jaune’ et

35
‘rouge’, inspiré des feux tricolores,
ou alors des signes non-verbaux, par
exemple avec un pouce vers le haut /
à l’horizontale / vers le bas. Ces
signes gagnent à être complétés par
un autre permettant de poser la
question, comme le OK-check de
plongée, afin que l’interrogation sur
la sécurité émotionnelle ne vienne
plus seulement de la personne elle-
même mais également de son entourage.

Pour en savoir plus, pour trouver


d’autres techniques adaptées à des
besoins spécifiques : il y a une
large littérature sur le sujet.

2. Musique. La musique change


beaucoup le jeu. On pense surtout à
l’effet sur l’ambiance, c’est-à-dire
le résultat de l’expérience, mais il
y a également une forte part de
suggestion, d’orientation des
esprits. À l’extrême, un bon choix de
musique vaut une impulsion.

Si vous voulez en utiliser, pensez


d’abord à soigner le matériel. En
ligne, watch2gether permet d’écouter

36
en même temps une piste issue de
YouTube ; sur discord, certains bots
peuvent faire la même chose. En
présentiel, attention à avoir un bon
son et à donner la possibilité d’en
régler le volume selon la convenance.

Une personne seule peut se charger de


la musique, ou elle peut être
partagée. Pour pouvoir se concentrer
sur la partie, il vaut mieux choisir
des pistes longues (de l’ordre de
l’heure) pour ne pas avoir à les
changer, régulières et sans paroles.
YouTube regorge de mix et d’albums
réunissant ces critères.

Voici quelques points de départ ;


pour aller plus loin, on peut par
exemple aller voir du côté des
Musiques sombres pour jeux de rôles
sombres de Thomas Munier, et ses
playlists.
¶ In the Kingdom of Fog (Fog
Castle/Foglord/Fogweaver) : doux,
éthéré, menaçant
¶ Internal Flight (Estas
Tonne) : mystique, enlevé, grave
¶ Daikan (Thomas Köner) :

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minimal, écrasant, hostile
¶ Les nombreux et longs mix de
Cryo Chamber ; par exemple,
Abandonned City ou Dark Ambient
Witchcraft.
¶ des ambiances sonores sans
musique, comme par exemple la mer sur
fond d’orage

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8. Note
D’où vient WEIRD■ et à quoi répond-t-
il ? À une série de frustrations. Le
jeu de rôle est mon principal média
artistique et d’expression, donc
c’est vers lui que je reporte tout ce
que je veux créer. Or il y a quantité
de formes fictionnelles que j’aime et
dont les structures narratives
semblent tout à fait absentes en jeu
de rôle, où prévaut avant tout le
régime narratif de l’aventure. Mettre
à distance l’aventure est un premier
pas nécessaire pour une émancipation
artistique par le jeu de rôle.

En s’éloignant des jeux


traditionnels, on trouve un certain
nombre de jeux originaux permettant,
par leur dispositif, de construire
des expériences en rupture. Par
exemple en se focalisant sur des
enjeux intimes ou relationnels
(Damnés), ou bien sur un moment
esthétique particulier (Prosopopée).

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Mais la culture alternative tend à
produire des jeux ultraspécialisés,
émulant un genre spécifique ou un
type d’histoire bien précis. Dans ce
paradigme chaque histoire demande son
jeu propre, par peur de voir le
contenu se diluer dans une forme
inadaptée. Ici commence mon
problème : si j’ai une idée et
l’envie de l’expérimenter au plus
vite, il faut que je l’envisage non
comme une fiction à jouer, mais comme
un jeu à écrire. C’est un processus
long, fastidieux, souvent délicat.
Frustration.

Par opposition, presque tous les


systèmes dits ‘génériques’,
prétendant permettre toute forme de
fiction, s’avèrent reposer chaque
fois sur l’indéboulonnable paradigme
MJ/PJ et ses inutiles jets de
compétences. Peut-être d’ailleurs
faudra-t-il un jour faire
l’inventaire de toutes ces fictions
que le carcan traditionnel ne peut
même pas envisager, et qui font
mentir en permanence l’adage comme

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quoi la seule limite du jeu de rôle,
c’est l’imagination. Frustration.

C’est sans doute pourquoi l’un de mes


jeux favoris reste Inflorenza, à la
fois bizarre et particulier dans son
univers et sa proposition (jouer de
grands drames au coeur de la forêt
hantée et post-apocalyptique de
Millevaux) mais très plastique dans
les possibilités de structuration du
jeu et de la narration. Son régime
narratif est celui du drame plutôt
que de l’aventure, son système pousse
à la montée en intensité jusqu’à
l’apothéose, et sa plasticité
narrative et poétique permet de
s’exprimer autant sur le plan de
l’intrigue, de l’esthétique ou de la
symbolique, sans jamais rien séparer
clairement.

WEIRD■ est mon compromis entre


dispositif large - ouvert à jouer
toutes sortes de choses - et
structurant – c’est-à-dire dont
l’organisation oriente vers certaines
façons de jouer, crée des dynamiques
spécifiques.

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Ce qui conduit à la dernière question
en suspens : qu’y a-t-il dans WEIRD■
qui mène à des histoires plutôt qu’à
d’autres, qu’est-ce qui oriente – et
vers quoi ?

Pour tout résumer en un mot, ce que


WEIRD■ met en avant, c’est la
possibilité subjectiviste du jeu de
rôle. On voit le monde par les yeux
d’un seul personnage. La description,
traditionnellement très objectiviste
en jeu de rôle (on dit ce qu’il y a,
factuellement), n’existe plus que par
le regard de la voix. Chaque chose
qu’amène le choeur peut venir avec
déjà en elle le jugement qu’on va lui
porter, les émotions qu’elle suscite
et les souvenirs qu’elle évoque.
Comme on ne sait presque rien,
d’ailleurs, et que l’on avance à
tâtons, on est face à chaque mot
comme devant le flash bienvenu d’un
éclair lointain qui illumine un bref
instant la serrrure où l’on tente une
fois de plus d’entrer une bonne clé.

Et c’est le subjectivisme, rien


d’autre, qui permet parfois le

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fantastique et l’horreur. Parce qu’il
n’y a aucune perception hors du champ
du personnage, il n’y a également
rien qui distingue le vrai du faux,
l’illusion du réel. Par contre, une
distinction est particulièrement
marquée : celle entre moi (le
protagoniste, la voix) et le monde,
le choeur (qui semble souvent un
grand adversaire uniforme et
invulnérable). Cette opposition
asymétrique contient une hostilité,
amplifie toutes les menaces. Les
lieux de mi-chemin de cette
distinction, comme les perceptions,
sont avant tout des lieux
d’intrusion : voir, c’est laisser
entrer en soi, c’est déjà subir sans
choisir.

C’est un jeu brut, pas toujours assez


outillé pour ses ambitions, mais dont
je suis convaincu·e de la valeur. Il
est le résultat d’un moment de doute,
de scepticisme à l’endroit du game-
design tel qu’il se pratique
habituellement : avec des mécaniques
formelles, des sous-systèmes dédiés à

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des thématiques bien identifiées, des
phases de jeu distinctes ou d’autres
modes de structuration a priori.
C’est une démarche négative :
enlever, puis n’agir que sur ce qui
apparaît essentiel. J’espère que
WEIRD■ passera pour une tentative de
rebattre les cartes, de faire autre
chose.

De plonger, ne serait-ce qu’un


instant, dans l’étrange.

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