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IZA, 204

7
+ cartes m
émoire
+ disque du
r ?
+ dead dro
p Spiral 2
+ dictaphon 1
e

Alors, ça y est ? Tu l’as trouvé ?


Je ne sais pas qui tu es. Ça n’a pas d’importance. Si tu es en
train de lire ça, c’est que tu l’as trouvé sur mon cadavre, ou
sur le cadavre de quelqu’un qui l’aura pris sur le mien, ou qui
me l’aura volé. Ou que tu me l’as volé, toi. Ça n’a pas
d’importance. Je savais que ça arriverait. On le savait tous
les deux, pas vrai ? Si c’est toi qui m’as tuée, j’espère que
ça valait le coup.
Je m’appelais Iza. Pour Isabelle, avant. Les jeunes m’appelaient
« l’ancienne », ou « la vieille », ou « Marcheuse ». Marcheuse, ça
m’allait bien. C’est clairement ce que j’ai dû faire le plus ces dix
4 dernières années, à part survivre, me cacher, et écrire ça.
Je ne sais même pas comment ça peut s’appeler. Un journal ?
Mon testament ? C’était juste un carnet, au départ. Mes journées,
mes trouvailles, mes rations, des questions sur la route. Des notes
comme pour parler à quelqu’un et se sentir seule moins vite. C’est
devenu comme un phare, en marchant. Une raison de continuer,
pour éviter de s’asseoir et de ne jamais se relever. J’y ai mis
ce que j’ai vu. Ce qu’on m’a dit. Des cartes routières, des croquis,
des photos. Des pages de livres arrachées. Des trucs que j’ai
trouvés ou qu’on m’a fait promettre de garder ou d’emmener
quelque part, comme si c’était précieux. Des trucs que j’ai écrits.
Il en manque un paquet. Tous les premiers cahiers sont partis
dans la flotte ou dans le feu ou pour rester en vie. Ce qui reste,
c’est toi qui sais. J’espère que ça te servira. J’espère que ça
t’aidera à te sentir seul moins vite, ou à crever plus tard.
J’espère que ça valait le coup.
Iza, 2047
Au jour le jour
Été 45, à la C’est classé comme j’ai pu. Comme
Ferm j’en avais besoin, moi. La chute, la route,
Photo de Ka e. la France, les autres, et le reste.
rl.
Tu sais sûrement tout ça si tu marches
depuis longtemps. Les photos et les vidéos
sont dans mes téléphones.

5
La route res s. J’ai
s aut devenu
Ce que j’ai vu. Ce que je sais, Le qu’on est des
sa is ce rs, c o mme e des
moi. Et ce qu’on m’a dit, aussi. T u
d e ie
s doss sions. Il rest des
ou v é
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Je suis montée jusqu’aux forêts
p po r u ve n t lancer nous.
des Ardennes, et à l’Est vers ra es qui pe
ita ir v en t t out sur e ce
le Rhin, et jusqu’aux Pyrénées. mil et qui sa re idée d
ne s
dro i pas la m oind
Plus loin, c’était trop loin. Je n’a eulent.
qu’ils v

Faune et flore
J’ai perdu les premiers croquis de Karl.
Il ne doit rester que les vidéos de dissection.
Le classeur des biologistes père et fils est à
moitié brûlé, ce qu’il en reste m’a sauvé la vie.
,5 M hz (ca nal 10)
15 6 (c a nal E)
161,3 00 M hz
96,8 2 5/19 37 5 (PMR +/-
ris ?) 446,0 06
162 KHz (Pa (canal 9 CB) 446,09375 ?
27,065 Mhz (canal 16)
156,8 Mhz
Séisme record en Californie,
r du Pacifique
répercussions tout autoutrem blement de terre
01.12.23 – AFP – Alerte info – Un
record (9 sur l’échelle de Richter) a
été enregistré à 6 h 32 Record de chaleur  à Lyon
 km à peine de Los
ce matin au large de San Diego à 100 30.05.24 – AFP – Al
erte info – La barre
« jama is observée » se- 50°C ont été relevés des
Angeles. L’événement, d’une ampleur à Lyon en fin d’après
rica in, a été la cause -m idi
lon l’Institut d’Études Géologiques amé aujourd’hui, soit la te
mpérature la plus ha
stan t de chaque côté ut e
d’un tsunami géant en trois vagues déva jamais relevée hors pé
riodes estivales. Cette
du Mex ique , dont les ca -
du Pacifique la côte ouest des USA et o (3M),
nicule précoce pourrai
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conurbations de Los Angeles (15M ). Des s à laquelle les habit
Fran cisc o (1M ants
Tijuana (1,3M), San José (1M) et San land,
de la métropole fon
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rées jusq u’à Port maines, selon les expe s se-
destructions auraient été enregist Japo n, rts. Les vidéos de millie
la côte Est du rs
à plus de 1 500 km de l’épicentre. Sur es, les
de moustiques infestan
t le centre-ville touristiq
ouru e les vagu ue
malgré l’incroyable distance qu’ont parc ont déjà fait le tour du
monde.
ceux provoqués par
ravages sont similaires, sinon pires que
x incidents touchant
les événements de 2011. De nouveau
nippon sont redoutés.
les centrales nucléaires de l’archipel
rer à l’heure actuelle
Les victimes sont impossibles à dénomb
d — comme pourraient
mais le bilan s’annonce déjà très lour
s au niveau mondial.
l’être les répercussions économique
t un pays en proie à
Ce cataclysme frappe de plein foue
les ouragans Idalia et
la guerre civile et déjà fragilisé par
ation politique pourrait
Whitney de ce début d’année. La situ
alors que l’état de ca-
compliquer les opérations de secours
rété par la Californie,
tastrophe naturelle majeure a été déc
s de Basse-Californie
l’Arizona, le Nevada, et les États mexicain
et de Sonora.

Mousson d évastatricteindien
u r le s o u s -continen onal – Alerte info – Les pluiest
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07.10.26 – in
ses pays vois ué de
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25
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• Ce is pl us
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confiance envers le en ve rs le po
nce généra
Le climat de défia gel des soldes
et exécution ses menaces en dynamitant les bâ-
llisé autour du
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semaines, déversant des quantités inconnues de
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  matières irradiées et hautement polluées dans
taires d’extrêm défense pa-
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(rang 3). ente.
ption de la prés n’aura pas permis de sauver la vie des 136 sala-
cuser bonne réce
Vous priant d’ac riés du site retenus en otages, et décédés lors de
rt
Patrice Rivmee
l’explosion. Vingt-quatre terroristes ont été abat-
tus lors de l’opération, s’est félicité le ministre de
l’Intérieur en conférence de presse.

Terreur en Allemagne
22.08.27 – AgriHebdo – Ambiance crépusculaire cette semaine près
de la petite ville de Hornbach en Allemagne. Frank W., éleveur bo-
vin des environs, a vu son troupeau décimé en une nuit par une
attaque d’insectes d’une ampleur particulièrement effrayante. « J’ai
été réveillé en sursaut par des meuglements assourdissants », ra-
conte l’éleveur sous le choc. « Les deux bâtiments de l’étable étaient
intégralement recouverts par ces saloperies » : plusieurs dizaines de
milliers de papillons de nuit. Rendues folles par le harcèlement, des
dizaines de bêtes ont arraché leur licol et se sont blessées, déchaînant
un mouvement de panique et la soif de sang des lépidoptères. Deux
cent quatorze têtes de bétail ont trouvé la mort dans une scène de
chaos indescriptible.
La sonnette d’alarme avait pourtant été tirée à maintes reprises par
les agriculteurs locaux, qui recensent plus de quatre-vingt attaques
d’insectes, de moindre ampleur, sur les troupeaux depuis le début de
l’été. Gageons que les pouvoirs publics sauront prendre les mesures
pour éradiquer ces colonies de « spectres noirs ».
E NT
L’EFFONDREM
C’était là depuis nous.

C’était déjà à l’œuvre… Il m’a fallu du temps pour admettre que nous n’aurions
rien pu faire. Que nous ne pouvions plus changer. Avant
Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai l’impres- qu’une partie de nous parvienne à évoluer, les autres
sion d’être née, d’avoir toujours vécu dans un monde auraient déjà achevé de tout détruire. Il ne s’agissait
en déclin. J’ai appris à compter au rythme des tempêtes pas de nos erreurs, de nos excès, de notre aveuglement.
et des épidémies. J’ai découvert le monde sur la carte Il ne s’agissait que de nous. De notre espèce. De notre
des sécheresses, des famines et des crises sanitaires. nature de parfaits parasites, de sangsues prêtes à tuer le
J’ai vu des maladies qu’on croyait disparues décimer seul hôte capable de nous nourrir, quitte à condamner
des pays qu’on croyait protégés. J’ai vu des ouragans le reste pour épancher notre soif de pouvoir et de sang.
balayer des immeubles à plusieurs heures des côtes, des Nous n’étions pas la cause. Nous étions la raison.
centres commerciaux submergés par les crues, des vil- Nous étions la tumeur dont la Terre a fini par guérir…

AUJOURD’HUI…
lages transformés en banquets de charognards et en
charniers flottants. J’ai vu des mères pleurer en tuant
leurs enfants endormis pour éviter que la faim, la peste
ou d’autres bras ne les emportent avant elles.

C’était déjà à l’œuvre. Avant la Pandémie. Avant les Si je compte bien, si j’ai bien compté, nous sommes en
éruptions. Avant la Dernière Nuit. Avant que les bombes 2047. C’est la date qui revient le plus souvent dans les
d’Ekko, des Elfes et des Gaïens ne fassent mettre un discussions, les échanges, les semblants de calendriers.
genou à terre au monde civilisé. C’était là depuis les pre- Quelle importance, au fond ? Autant celle-ci qu’une
mières pestes, les premiers cataclysmes et les premières autre…
famines. C’était là derrière chaque maladie, chaque trem-
blement de terre et chaque nuée de criquets. C’était là Les dates sont comme autant de clous qui tiennent de
depuis le début. mauvais souvenirs sous cadre. 2023. 2025. 2028. La
liste, nous la connaissons tous. Tous les anciens, en tous
cas. Certains adultes. Les jeunes, eux, s’en moquent
totalement. Ils n’ont jamais eu de passé auquel se rac-
8 crocher comme à un rebord de falaise.

Avant, nous adorions raconter l’histoire hypothétique


de notre propre perte… Nous en faisions des films, des
séries télé, des chansons. Nous sentions cette vibration…
cet appel. Nous avions ce désir de disparition, de brûler
les ponts qui nous reliaient à notre humanité, d’aban-
donner cette coquille de société pour retrouver un état
animal, brutal, sauvage. L’idée semblait romantique.
Les faits ne l’ont pas été, du tout. Nous étions des en-
fants dans une cour d’école en flammes, à jouer : « on
dirait qu’on serait bientôt tous morts… »

Ces récits étaient toujours les mêmes : un événement,


l’Événement, la Chose, la Catastrophe, le Cataclysme…
il fallait y survivre, et puis, une fois le choc passé, on
racontait la reconstruction, l’équilibre nouveau, on fai-
sait voir l’humanité pansant ses blessures, les léchant
comme un jeune chien de guerre, avide de retourner
au combat. Nous en sortions toujours victorieux, nous
nous droguions à nos succès, à notre résilience.
Ça ne s’est pas passé comme ça.

Du tout.

Il n’y a pas eu d’Événement. Il y en a eu des dizaines,


des centaines. Et il y en a toujours…

Nous n’avons jamais réagi comme dans les anciens


films. Nous n’avons été ni glorieux ni combatifs. Nous
avons menti, perdu du temps, aggravé les choses. Et
l’équilibre n’est jamais revenu…
LA BASCULE je n’osais pas me poser. Je vivais dans un violent déni,
comme presque tout le monde, d’ailleurs… Les infor-
La date qui a tout fait basculer, elle est impossible à mations et les reportages sont devenus des fenêtres sur
trouver, à comprendre, à saisir. Je ne sais même pas l’horreur, et chaque nouvelle catastrophe me figeait un
si elle existe, si des historiens d’une autre planète ou peu plus. Les premières années, ou plutôt les dernières
d’un futur irréaliste sauraient où poser le doigt sur un avant que tout le monde sache, comprenne, que per-
calendrier. Nous en avons tous eu une, mais elle est sonne ne puisse faire autrement, nous avons avalé la
personnelle. Celle où nous avons su ce qui approchait, réalité comme si nous étions des canards gavés de force,
ce qui était déjà là. Ce qui avait déjà planté les dents. passifs, attachés par les liens d’une vie où il fallait bien
Le moment de réalisation, une bière à la main, dans un continuer à payer les factures, emmener les enfants
bar, ou devant la télévision, se figer, le ventre soudain à l’école, aller manger chez la belle famille. Certains
dur, l’angoisse dans la gorge, la rage. J’ai vu des amis sont partis. Ou ont essayé. Les lois nous serraient déjà
changer en une heure, en une journée. Leur regard la gorge, fuir les villes étaient devenu très complexe,
n’était plus le même. Ils avaient compris. retourner vers une campagne qu’on imaginait comme
un paradis était une gageure de paperasses. Il fallait
Moi, je regardais les informations. Je suis née parmi ces prouver qu’on ne se retirait pas de la société, qu’on
images de tornades, d’enfants couverts de mouches, de refusait l’autonomie, qu’on restait dans les clous. Nous
typhons, de ruines, d’animaux morts et de cadavres hu- étions prisonniers. Le système était devenu incontour-
mains. Cette fillette aux yeux entièrement noirs, coincée nable, et toutes les portes de sortie barricadées depuis
sous un bloc de béton. Cette autre fillette roulée en boule trop longtemps, goutte à goutte, loi à loi.
devant un vautour qui attend. Nous étions nourris de ces
clichés, de ces désastres. Nous en avions l’habitude, au Bien entendu, il existait une sorte de résistance, des
point d’avoir appris à nous en protéger : à avoir dévelop- communautés, déjà, des groupes essayant de retrouver
pé une magie pour les garder loin de nous, à distance des semences autonomes, des alimentations en eau, en
de bras et de pensées. Comme si tout cela n’arrivait pas énergie. Ils étaient activement recherchés, fichés, pour-
réellement, pas dans « notre » monde… C’est la première suivis, et tués. Le système ne tolérait plus la moindre
fois que j’ai vu un cadavre de blanc, en costume, que marge. La société courait à sa perte, et voulait nous
j’ai saisi. C’était une femme en jupe et tailleur gris. Elle emporter, tous, avec elle. Elle y a réussi.
avait encore ses lunettes à grosse monture d’écaille sur
le nez, de travers, et un seul de ses yeux était fermé. Étrangement, nous avions continué à vivre au mi-
Elle flottait, prise entre les racines d’un arbre arraché. lieu des épidémies, des crises politiques et du chaos 9
Comme un poisson dans une nasse. On voyait encore météorologique. Des enfants naissaient, nous allions
un peu de son maquillage, et son chignon n’était pas travailler tous les matins lorsque les confinements le
totalement défait. J’avais eu le même chignon. Le même permettaient, nous prenions nos sacs en tissu pour aller
maquillage. La même jupe. Mes amies avaient porté les faire nos courses plutôt que ceux en plastique : notre
mêmes lunettes. Pour la première fois, ce cadavre aurait vernis s’écaillait, se fendillait, mais il tenait toujours. Si
pu être le mien. Il n’y avait plus l’excuse de la maigreur, nous avions pu dormir sans angoisses pendant quelques
de la couleur de peau, d’un certain « exotisme » pour nuits, nous aurions eu l’air de ce que nous avions été
créer une marge me permettant de ne pas me sentir en autrefois.
danger. Il a fallu cela, pour que je comprenne qu’il n’y
avait aucune frontière réelle entre « leur » monde, et le La chute s’est faite en quelques jours. L’État restait en
« notre ». La même planète, la même fragilité, le même place parce qu’il payait les forces de l’ordre, parce que
aléatoire. La même jupe. ses miliciens mangeaient à leur faim, étaient payés,
soignés. Nous, les civils, nous commencions à écono-
Je suis restée devant mon écran. D’autres images pas- miser la nourriture, à ne plus trouver nos médicaments :
saient, mais je ne les voyais pas. La femme en jupe mais eux vivaient presque comme avant, et leur loyauté
restait dans mes pupilles, imprimée là, aussi nette que tenait à cela. Ils étaient protégés, soutenus. Cela faisait
les silhouettes sur les murs d’Hiroshima. longtemps qu’ils tiraient sur les émeutiers, dans les

AGIR ?
mouvements de foule. Ils ne se cachaient plus. Tuer
dans la discrétion était devenu contre-productif, pour
eux : le faire au grand jour, devant les caméras, démon-
trait aux révoltés qu’ils risquaient leur vie en passant
à l’action. Je me souviens de la première rafle. Des
Ensuite… ensuite, rien. J’aurais aimé me préparer. femmes et des enfants, des nourrissons portés dans
Prévoir, réfléchir, penser. Il y aurait eu une sorte de des écharpes colorées. Poussés dans des camions sans
réussite à me réveiller, à acheter un camion, comme plaque d’immatriculation. Le tout filmé, assumé, pré-
dans les films : à l’aménager, peindre un smilodon sur senté comme un service rendu aux « vrais » citoyens. Un
son flanc, trouver des armes, durcir mes muscles, ap- des militaires portait un écusson sur lequel on pouvait
prendre à chasser ma viande, me nourrir de sandwichs lire « dératiseur ».
et de cigarettes piquantes… Mais au contraire : la ré-
alisation de ce qui se passait m’avait engourdie. J’ai Et un jour, l’État n’a plus pu payer sa milice…
continué à vivre comme avant, avec simplement plus
d’angoisses, de nuits sans sommeil, de questions que
L’A G O N I E LE NOUVEAU SILENCE

Le système a mis du temps à ralentir. Il était si pa- Et puis Internet, la télévision, la radio, toutes ces fe-
chydermique, si lourd, que même avec les pestes, les nêtres se sont refermées. Nous avons alors très vite
épidémies, ce lent effondrement qui n’en finissait pas, perdu la vision globale des choses, et nous sommes
il a fallu des années pour qu’il ne puisse plus marcher devenus myopes, d’une certaine façon. Nous nous
à sa propre cadence. Et là… Le jour où l’État n’a plus sommes renfermés : sur notre quartier, notre rue, notre
pu remplir la gamelle de ses militaires, ils se sont tous immeuble. Le reste du monde est devenu inconnu, loin-
tournés vers leur propre intérêt. Et ont gardé leurs tain… ennemi. Menaçant. La vie s’est articulée autour
armes. Là, ça a été la véritable fin. Des miliciens habi- de ce que nous pouvions acheter, trouver dans les com-
tués à tuer sans aucune morale, armés, mieux nourris merces, troquer chez les voisins. Nous parlions des
que nous, et sans aucune laisse pour les faire obéir à arrivages de nourriture, chacun d’un côté d’une porte
qui que ce soit. fermée. Nous demandions des aspirines, de l’alcool. Des
fruits. Certains osaient sortir couper des branches pour
Je crois que nous avions attendu le mouvement de foule. les ramener chez eux, « au cas où il faudrait chauffer au
Nous y avions cru jusqu’au dernier moment. Comme bois, d’ailleurs nous avons cassé le mur qui bouchait la
si, par magie, notre voisin allait être plus courageux cheminée ». Ils stockaient. De véritables réserves, pas
que nous. Il y avait un réel confort à nous dire « s’ils les quelques paquets de nouilles et de farine que nous,
sortent avec des couteaux, je les suis ». Mais presque les autres, gardions d’avance. Ils se préparaient, réel-
personne ne l’a fait, alors personne n’a suivi personne… lement. Ceux-là nous faisaient peur, parce que ceux-là
Sur l’écran froid des télévisions, on regardait mourir les voyaient plus loin que nous. Leur donner raison, c’était
rares qui avaient osé. Ils étaient traités de terroristes reconnaître que l’affaire était déjà perdue, que rien ne
et rendus responsables de tout : des pénuries, des ma- redeviendrait comme avant.
ladies, des erreurs des autres. Avec le recul, je ne sais
même pas quel était le véritable but des révoltés : nous Et puis ceux qui faisaient ces stocks ont arrêté d’en par-
sauver malgré nous, ou voir les gouvernants brûler vifs ler. Parce qu’ils se méfiaient de nous, et qu’ils avaient
avant que tout soit emporté pour de bon. bien raison. Ils étaient nos greniers : nous n’y pensions
pas encore, mais eux l’avaient déjà compris.
C’est à partir de ce moment que nous avons été seuls.
10 Les infrastructures, les organisations se sont effondrées.
Les livraisons de nourriture ont été détournées. Les
anciens militaires les revendaient, ou les stockaient.
Ils faisaient la même chose avec les médicaments. Les
épidémies arrivaient par vagues, chaque maladie plus
étrange que la précédente : nous avons eu des grippes
qui nécrosaient les poumons, des coliques dévorant
les intestins, des bacilles emplissant les poumons de
sang… Et les scientifiques n’étaient plus là. Les pestes
n’avaient même plus de nom. On mourrait sans savoir
si c’était le virus du voisin, ou un autre, ou une muta-
tion aléatoire de quelque chose qui existait déjà, qu’on
avait déjà eu, mais contre lequel on n’était pas assez
immunisé. Nous voguions de symptôme en symptôme,
de toux en crises d’asthme, sans jamais savoir de quoi
nous devions réellement nous méfier.

J’ai passé cette époque dans un calme relatif. Mon


quartier était tranquille, bordé d’arbres, mon immeuble
assez bourgeois, les magasins de la rue encore bien
achalandés. Nous n’étions pas le territoire des milices,
des voleurs ou des vendeurs au marché noir. Nous
étions assez cultivés pour savoir à peu près réfléchir
seuls, c’est-à-dire choisir de ne pas sortir, de ne pas
nous voir, de porter des masques, des gants, de nous
laver les mains et les semelles avant et après la moindre
sortie. Il devait y avoir ce même genre de petite bulle
dans chaque grande ville.

J’espérais encore un retour à la normale, et cette vie


finalement quotidienne me permettait d’y croire.
L E S D AT E S 2025. L’année où les gouvernements ont avoué leurs
fautes. Enfin. Trop tard. Plusieurs années, dizaines
d’années, siècles trop tard. Je me souviens des chefs
C’est mon effondrement, celui que j’ai vécu, goûté, d’État sur les écrans, les yeux vides, la peau grise,
expérimenté. Mes propres pierres blanches. Il y en a disant que l’état d’urgence climatique mondial était si-
eu d’autres, que je sais, mais pas dans ma chair. gné. Les journalistes leur demandaient quelles étaient
les décisions prises, et les chefs d’État restaient silen-
2023. L’Amérique a été dévastée par une vague de cieux, hésitants, ne sachant pas quoi répondre. Il était
cyclones. Deux, gigantesques, et beaucoup d’autres trop tard. Il n’y avait rien d’autre que cela : cet aveu
petits. Les côtes ont été détruites, rasées. Les vagues public. Il n’y avait plus d’argent, d’organisation assez
ont emporté toutes les villes donnant sur le Pacifique puissante, solide, pour mettre en œuvre quoi que ce
et l’Atlantique. Je me souviens de quelques images de soit. L’adieu des gouvernements s’est fait de cette
ces charniers à ciel ouvert. Tout était boueux, sale, façon, dans une dernière pièce de théâtre en costume
effondré. Les cadavres ressemblaient à des poteries gris, avec un fond de teint hors de prix étalé à la va-
mal cuites. Ils étaient flasques. Ils n’étaient pas seule- vite sur des joues creuses. Comme excuses, comme
ment noyés, mais brisés, cassés. Leur peau était un sac aveu, nous n’avons obtenu que cela.
rempli d’os en miettes. C’est l’image qui me revient.
Celle qui me hante. 2028. La Grande Nuit. Le black-out. Trente pays,
au moins, coupés de toute source d’énergie et de
communication. Trente pays plongés dans le noir et
le silence. Trente pays où tout a été possible, et où
tout a été fait pendant plusieurs jours. Un avant-goût
de ce qui nous attendait. Cette nuit a saigné à blanc
les divers gouvernements. Financièrement, ils n’ont
jamais pu s’en remettre. C’est à partir de là que les
militaires ont joué leur propre partie.

2031. L’Italie a été détruite par ses éruptions vol-


caniques. La France s’est retrouvée sous un nuage
jaune, étouffant, toxique. Nous étions prêts à voir cela
comme un message de la nature, et c’est ce que nous 11
avons fait. La frénésie. Les meurtres, qui ne portaient
pas encore tout à fait les noms de sacrifices aux an-
ciens dieux. Ça, nous n’y étions pas encore. Pas tout
à fait. Ou nous n’osions pas le voir en face.

2036. Les deux grippes. Venues d’Afrique et d’Asie,


elles se sont rencontrées en Europe et ont muté l’une
et l’autre. Les animaux d’élevage sont morts, quasi-
ment tous. Des centaines de millions de morts parmi
les humains, en quelques semaines, quelques mois. Et
dans ces espaces vidés de leurs vies, les insectes et les
rats ont commencé à prospérer…

2040. L’Effondrement. C’est LA date clef. La fin de


tout, le dernier chapitre de ce que nous avions connu.
La clef sous la porte. Les ondes radio silencieuses,
ou presque. Les écrans vides. Les réseaux, muets, les
sites industriels silencieux, les infrastructures livrées
aux rats, aux pesteux, aux vers, aux animaux. Après
le bruit de notre existence, nos tambours préhisto-
riques, nos chants de Croisades, nos bruits de tanks,
nos séries télé diffusées jusque dans l’espace, nous
nous sommes tus. Une dernière note en hurlement de
terreur et de rage, et enfin, la fin. Rideau.

Je n’ai rien vécu de tout cela. Si, mais par rebonds, par
échos. Je l’ai appris par les rumeurs, les informations
quand il y en avait encore, par les voisins, par les
survivants que j’ai pu croiser, plus tard.
CO M P R E N D R E L A F I N CO M P R E N D R E L E D É B U T
Je crois que le cerveau lâche, à un moment. J’étais dans Ce qui suit, je l’ai appris ensuite. Une construction, un
une sorte de transe qui me faisait me mentir à moi- château de cartes fait de rumeurs, d’ondes radio cracho-
même, et nous étions si nombreux à être dans cet état. tantes, de journaux trouvés dans des magasins vides,
Depuis si longtemps. Mon effondrement personnel a de secrets confiés par des communautés. Pendant mon
été cristallin. C’était un matin, il faisait clair, une lu- absence, ou mon hibernation, les épidémies avaient
mière presque blanche, douce. Il ne faisait pas encore connu un pic de virulence qui avait fini de déliter les
chaud, et on aurait dit une aube d’avant, de quand tout villes. Elles avaient été ravagées, et par les maladies
était simple, de quand nous étions enfants. J’allais à et par la violence. Les habitants avaient vu mourir
la pharmacie. Je prenais des vitamines, un flacon par leurs voisins, leur famille. Des vomissures de sang, des
semaine, et je me rends compte, maintenant, du luxe nécroses, des pourrissements tuant en quelques jours :
qu’était ma vie à cette époque. J’ai vu des hommes pire que ce que j’avais pu connaître. Les contaminations
armés entrer dans la pharmacie. J’étais à une trentaine grouillaient dans les murs des immeubles, par l’air,
de mètres. J’ai ralenti. Je n’ai pas entendu le coup de l’eau, les traces de pas des couloirs, et un seul malade
feu. Je l’ai senti dans mon corps, de mon torse jusque pouvait emporter un bâtiment entier en une poignée
dans l’extrémité de mes doigts. Nous en étions là. Le de jours. Les cadavres restaient là, ou étaient jetés
moment pur du changement total. La pharmacie était à par les fenêtres. Ça non plus, je ne l’avais pas connu.
eux. Les magasins le seraient tout à l’heure. J’ai tourné Certains immeubles devenaient des forteresses, on y
les talons. Je suis rentrée chez moi. J’ai fait mon sac. J’ai accédait que par le toit, des ponts de cordes le reliant
pris mes clefs de voiture. Je suis partie. à d’autres bâtiments. Les portes étaient condamnées,
fondues, soudées. Certains habitants avaient tenté d’y
J’ai roulé sans savoir jusqu’où, sans savoir comment. Je vivre en autarcie, de ramener de la terre, des graines,
n’ai aucun souvenir de ce voyage, de cette fuite. Je sais des animaux. Certains avaient réussi. D’autres avaient
juste qu’une nuit je me suis arrêtée, et la voiture que je été vus, et on avait tout fait pour leur prendre ces fu-
conduisais n’était pas celle dans laquelle j’étais partie. tures richesses, soit pour les mettre à profit, soit pour
Le ciel était noir, d’un noir que je n’avais jamais connu : le simple plaisir de les détruire. Chaque vague de peste
sans aucune lumière humaine. Il y avait un silence détruisait le fragile équilibre des survivants, remettait
presque serein. C’est peut-être cette nuit-là que j’ai fait en cause leurs moyens de se nourrir, de s’abreuver.
le choix de la solitude. C’est peut-être à cause de cette C’était une guerre entre la survie tentant de construire,
12 nuit-là que je suis seule sur la route. et le chaos n’ayant plus rien à perdre.

Il a fallu changer. Apprendre à réfléchir. Je ne l’avais Les villes sont mortes comme ça. Dans les hurlements
jamais réellement fait. J’ai cherché un refuge. J’étais et les barricades.
dans le Tarn, j’ai roulé jusqu’à trouver des chemins de
terre, des pistes caillouteuses. Jusqu’à trouver l’endroit Pendant les années de ma mue, la vie humaine a len-
où je suis restée cinq ans. C’est là-bas que j’ai appris à tement glissé vers les campagnes, les montagnes, les
utiliser une radio, à faire des conserves, à dormir dans côtes. Par petits groupes, qui se sont éteints, parfois,
le froid, à manger, boire peu. À me soigner. J’y ai fait souvent. On trouve encore des charniers. Des familles,
ma mue. J’y ai abandonné ce que j’étais, qui j’étais. Je des groupes, morts tous ensemble, au milieu de leurs
m’y suis vue naître. sacs et de leurs valises. Serrés dans des recoins de
caves, contre des rochers, dans des bus abandonnés.
Mélangés les uns aux autres, des fémurs dans des cages
thoraciques, tombés les uns dans les autres. Des exils
finis là, dans la maladie et la toux et la fièvre, fauchés
en quelques jours, en quelques heures.

D’autres sont arrivés où ils voulaient. D’autres ont at-


teint leur but. Une ferme, un petit village, un ancien
camp militaire. Un nid pour se poser, pour essayer de
vivre, d’exister encore un peu. Je n’ai pas connu ce
moment, juste après la chute des villes. J’étais seule, je
me cachais. J’ai échappé à tout ça, je suis passée entre
les gouttes de la maladie, du chemin à faire en voyant
mourir ceux qu’on voulait sauver.
Je n’ai eu qu’à gérer le chaos météorologique. Ça n’a pas
été si compliqué : nous y vivions depuis des décennies.
C’était devenu une routine en soi : dès les premiers
jours qui parlaient d’été, de printemps et de soleil, les
journaux lançaient leurs alertes, leurs articles, leurs
chiffres terrifiants. Il y avait une impression de puni-
tion passive, puisque nous ne pouvions rien faire. Les
plus riches, les rares qui pensaient encore avoir un
avenir, lançaient des travaux pharaoniques sur leurs
maisons, et nous avions le droit de les admirer à la
télévision, comme si leur solution était bonne, pérenne
et accessible. Panneaux solaires, murs creux et abritant
des labyrinthes d’eau fraîche, des cascades invisibles.
Sol rafraîchi, toit en verdure moussue. Les autres…
les autres avaient leur béton et leur double vitrage de
serre. Les autres n’avaient que les chiffres terrifiants et
les températures infernales des quasi quatre mois d’été,
qui s’allongeaient encore.

Lorsque le véritable déferlement de catastrophes météo-


rologiques est arrivé, j’en ai été étrangement soulagée.
Il n’était plus question uniquement d’une chape de
plomb fondu servant de ciel : mais de tempêtes, de glace
en août, de pluies durant des semaines et s’infiltrant
Paris brûle-t-elle dan
dans les murs les plus épais, des nuits de gel si fortes s la Nuit ?
qu’elles brisaient les canalisations et les routes, des Sur ces images d’avri
l 2028, on voit des
armées mettre méthod bandes
écarts de températures si violents et brutaux que le iquement à sac les
métal des voitures se fendait, que les vitres se cassaient. du 15e arrondissement immeubles
de la capitale fra
Les surfaces luisantes des immeubles devenaient des déclenchant des incend nçaise,
ies pour déloger les
fours solaires projetant des rayons faisant fondre ce pro prié-
qu’ils rencontraient, l’asphalte était un bourbier où
taires retranchés. La
d’affrontements dans
Grande Nuit aura été
syn 13
onyme
on s’enfonçait, et la nuit suivante, les températures la plupart des grande
d’Europe, mais aucun s vil les
tombaient assez bas pour figer ces nouvelles ornières n’atteindra en intens
tueries de la région ité les
dans une glace noire. Il y avait au moins le privilège parisienne.
de la surprise. La fin de la vidéo a
été vraisemblablement
dans la station de mét tournée
ro République, QG de
Encore aujourd’hui, je fuis les villes dès que je le peux. armés indépendantiste groupes
s. Cette «  Nouvelle Commune
Je les évite autant que possible. Ce sont des cadavres de Paris  » autoproclamée en
à l’odeur d’essence. Les rares fois où j’ai choisi d’y 2028 aura vécu un an
et trois mois avant
passer, j’ai vu les marques des dernières années : les d’être reprise par l’a
grippe vietnamienne rmée, la
routes fondues, les immeubles brûlés, les voitures fen- ayant déjà considéra
affaibli les rangs des blement
dues comme des fruits d’acier. Je n’ai aucun souvenir combattants.
de tout cela. J’étais dans mes collines et mes gorges, S’il n’existe aucun
décompte fiable des
et c’est une part du cauchemar qui m’a été épargnée. est en revanche certai morts, il
n que la zone du Gra
Je ne le regrette pas. Voir tout cela de loin, de derrière connut alors un exode nd Paris
urbain sans précédent
une vitre, sans pouvoir les toucher, sans y avoir parti- fut jamais repeuplée et ne
cipé, me suffit largement. Les années n’ont rien retiré aussi densément qu’
Grande Nuit. ava nt la
à l’horreur de ces tableaux.

Dans mon refuge du Tarn, il faisait très froid, et très


chaud, mais la nature était présente tout autour de
moi et servait d’écrin, de protection. Il y avait assez
d’arbres, de terre et de rocs pour adoucir la violence des
éléments. J’étais comme endormie, une sorte d’animal
à sang froid, et je pouvais passer des journées entières
roulée dans mes couvertures, ou bien, au contraire, je
sortais et je marchais sous un soleil trop dur, à suer, à
m’assécher. J’ai eu mes années de bête, et j’ai mis du
temps à redevenir humaine.

Je ne sais toujours pas si c’était le bon choix.


l a ferme
s s e u r de ril 46.
Cla ars, av
de V de corps... Sur les migrations
Pas maïssa.terrier@collapsomaï — 12 septembre
2025
21 778 views

Hello la commu ! J’espère que vous allez bien


malgré tout ce qui
se passe. Moi pas tellement, les dernières annon
ces me buttent
le moral et je n’ai plus l’énergie pour faire des
vidéos après les
journées que je me prends au taf et avec les
manifs. Allez, je vous
fais un résumé du vendredi rapide.
Sur la situation aux USA Vous savez que l’état d’urgence sanitaire a
été décrété pour
octobre 2023
maïssa.terrier@collapsomaï — 6 endiguer « la question migratoire » dixit l’euph
émisme à la mode.
25 111 views Avec ce texte le gouvernement a plus ou moins
toute latitude pour
prendre les mesures qu’il veut, sans contrôle
ni de l’Assemblée,
vlog d’hier que vous avez ni bien sûr de l’Europe puisque plus personne
Salut à toutes et à tous, après mon n’en a rien à foutre.
t (merci !) voici le récap du Ça les fait bander, les fachos, ils vont pouvo
été plus de 12 300 à suivre en direc ir s’en donner à cœur
cours aux US. Merci à celles joie pour persécuter les foules de réfugiés qui
vendredi sur les événements en Méditerranée et les Balkans. Bizarrement on
arrivent par la
vos infos de première main, et bon faisait moins la fine
et ceux qui sont là-bas pour bouche quand c’était des Américains il y a trois
courage ! ans.
suivi : la guerre civile Ce qui nous attend c’est en gros comme en
Pour résumer si vous n’avez rien Italie et en Espagne :
avec le coup de force puis l’armée qui mitraille la foule, les camps de conce
américaine, qui avait commencé la côte pour confiner les réfugiés climatiques
ntration sur toute
ma City le 19 avril dernier (137 avec leur soi-disant
le siège du City Hall d’Oklaho choléra, et des hélicos militaires qui bombarden
nt éten due à au moins 23 États américains. t les bateaux
morts), est maintena de secours aux réfugiés pour « raisons sanitaire
des exactions — de l’armée s ». La gerbe
L’annonce de l’engagement — puis absolue ! Ça me donne tellement envie de chiale
pays et de faire sortir les gens r.
fédérale a terminé de polariser le Si vous vous en sentez la force et si vous voule
z aider, n’oubliez
dans la rue. pas de donner aux cagnottes SOS Méditerran
ont ressorti la bannière ée, de participer
Les combattants de l’indépendance aux marches #RefugeesWelcome près de chez
oir fédéral. Les revendications vous, etc. Mais
confédérée pour contester le pouv faites attention aux flics.
ions sociales et raciales
sont diverses et recoupent des tens J’ai besoin de déconnecter quelques jours,
i que les désormais classiques mais mais je reviens vite.
déjà bien fermentées… ains Prenez soin de vous les gens !
satio ns de sata nisme pédophile ( !), plus
toujours délirantes accu
demanderaient des jours à
diverses théories du complot qui
14 débunker. (Un collectif de journaliste
vous voul
s indé a commencé le boulot,
ez aider.)
rejoignez-les sur leur blog si
mais ces redn ecks intégristes sont armés
Ça pourrait être drôle
oires occupés sous loi martiale
jusqu’aux dents et placent les territ
religieuse.
¡ No pasarán !
Les milices
maïssa.terrier@colla
psomaï — 2 janvie
r 2026
11 287 views

Bonne année ! Ici


on a fêté le Nouvel
commissariat, la ga An en brûlant le
re de péage et en
barricades autour dressant des
de la mairie. Il a été
s
frontière libre » à la bombe écrit « banlieue
re des avril 2024 sur le fronton. Bref 
NON à la fermetu maïss a.terrier@
collaps omaï — 27
18 761 vi
ews bordel, comme tou
s les ans.
! C’ est encore le
Avec la crise écon
omique, il y avait
de queue à la distrib des heures
ons ution alimentaire.
organisati Comme le
5 a s s o c iations et e  2 024 » qui
supermarché n’a
jamais rouvert de
e l d e p lu s de 13 à la lo i «  Franc 2023, ça se déroula pu is le pillage en
À l’app sons eure où n
ous
ous oppo it là… sous la « pro
s, nous n n ales. À l’h mecs en armes, ka tection » de
syndicale tière s n a ti o
e coop é ra tion lach & co. Pour be
n d fe rm er les fron e s , s y mboles d pas les ai jamais vus da aucoup je ne
pré te lymp iq u e ne d o it ns le coin,
lo n s les Jeux O it s d e l’homm s ils ne sont pas d’i
acc u e il ys des D ro e son ce t ci. Apparemment
le s n a ti ons, le pa e s «  s a n itaires ». C organisés pour ter ces types sont
entre pour caus use
s migrants sont la ca roriser et racketter
parquer le b e s e t ra cistes qui Ils collectent et re les gens.
nopho distribuent la bouff
ments xé réfugiés !
e, mais n’ont pas
gouverne p e, pas les de votre v
ille. empêché que ça
parte en émeute qu
d é c li n d e l’ E u ro
, d e v a n t la mairie se sont retrouvés an d les stocks
du in à 10 h vides. Je n’avais jam
ous dema ais vu ça : des
Rendez-v oPasaran
mères de famille qu
i se battent jusqu’au
g e e s W e lcome #N un paquet de coqu sang pour
#Refu illettes, ça serre vra
Prenez soin de vo iment le cœur.
us, et force à nos
dans l’Est pour tou frè res et sœurs
t ce qui se passe
chez vous.
La peur collapsomaï —
14 janvier 2027
maïssa.terrier@
15 895 views

llages à l’arme
pe r m al là . Il y a eu des mitrai
Je suis su pleine
ça m’a réveillé en
bas de ma rue,
lourde juste en De ce que j’a i co mpris
a du ré jusqu’au matin. Internet est revenu !
nu it et ça camp de fugiés ré
at ist es so nt venus vider le
des su pr ém milice. Ils ont
ec les gars de la
maïssa.terrier@collapsom
s av aï — 17 mars 2030
ac cr oc hé
et se sont rtie en torche
à la st at io n- se rvice, qui est pa 2 761 views
foutu le feu flammes plus gr
andes
br ui t de tempête et des rait Salut à toutes et à tous !
av ec un mière, on se se
on im m eu bl e…  ! Tellement de lu Ça fait tellement longtemp
que m du mat’. s ! Deux ans sans Internet,
, à deux heures sans
cru en plein jour cassé la vitre électricité la plupart du tem
tir s da ns to us les sens, ça a fra J’ai dû bouger, la région par
ps, ambiance Apocalypse
No w !
Il y a eu des en sang.
m a m èr e, qu i s’est retrouvée isienne n’étant plus sûre du
tou t
de la chambre de nsé à cause des massacres…
ai même pas pe  
is te lle m en t pa niquée que je n’ e un e Depuis presque un an je sui
J’éta me prendr s avec ma sœur Laïla et ma
pa r la fe nê tre . J’avais peur de mère, chez ma cousine du
à filmer côté de Rennes. La maiso
est grande, on s’organise. n
balle, aussi. oins le triple de
blessés. J’ai perdu énormément de
in  : do uz e morts et au m s sauvegardes, presque tou
Ce m at itures, de uille
do tes mes photos et archives
es t pl ei ne de carcasses de vo es en ligne… mais pas le blog,
La ru e ch
masse de mou bizarrement ! Je vais tout
sang. Il y a déjà
et de flaques de rtout, alors qu’o
n imprimer et ranger dans un
cahier, au cas où ça foutrai
i bourdonnent pa t
dégueulasses qu . Et la st at io n- se rvice le camp de nouveau. Et pui
s je vais reprendre
est l’enfer putain
est en janvier. C’ la publication un peu par ici.
Bref… back online !
crame encore.

15
Jamais aucune série d’attentats n’avait fait autant de dégâts sur la
Sur les sectes millénaristes écolo et leur durée. Le cocktail absence d’électricité + tueries urbaines + exode
frénésie terroriste rural + effondrement économique + hiver volcanique + peur du noir
maïssa.terrier@collapsomaï — 10 décembre 2032 a provoqué des dizaines de milliers de craquages, de suicides et
7 156 views un retour massif du religieux. Le nombre de sectes a littéralement
explosé, des plus classiques aux plus tarées — même si plus
personne ne les compte officiellement depuis longtemps.
Salut à toutes et à tous. Après les nombreuses demandes que j’ai
Il ne faut pas minimiser le phénomène : si des mouvements comme
reçues je fais ici un point pour rassembler mes infos et réflexions
les Gaïens ratissent large et recrutent énormément avec leur
sur la frénésie terroriste qui frappe l’Europe depuis la Grande Nuit.
décorum néo-hippie/chamanique qui peut sembler sympa, je vous
Les premiers appels à l’action violente dans le milieu écologiste
rappelle que ce sont aussi des millénaristes de chez eux qui ont
radical ne datent pas d’hier. La combinaison entre catastrophes
sillonné les Bouches-du-Rhône cet été en massacrant au couteau
naturelles, défaillances de l’État et durcissement de la répression à
120 personnes au moins. Les Gaïens encore, la branche anglaise
l’encontre des mouvements y compris non-violents a cependant fini
cette fois, qui ont fait sauter les bombes sales du métro de Londres
de potentialiser les tensions. Pour beaucoup, la violence apparaît
l’année dernière. Donc non : pas si sympa.
aujourd’hui comme le seul moyen d’expression politique réellement
Gaïa mélange un syncrétisme bordélique de croyances cathos
subversif et non récupérable par les discours dominants (privés et
(pour l’eschatologie), hindoues (pour le panthéon) et new-age
politiques). C’est à ce type de psychopathes qu’on doit la Grande
(pour le côté Terre-Mère). C’est le signe que leur mouvement est
Nuit. Dites merci, hein.
« inclusif », et embauche, voire absorbe, à peu près n’importe qui.
Les porte-flingues sont Ekko, les Elfes et les Gaïens qui, malgré
C’est moins un ensemble coordonné qu’une galaxie de groupes
leurs fortes dissensions, ont su se coordonner pour faire sauter
autonomes et pas forcément d’accord entre eux. Comme la plupart
les infrastructures électriques principales, en France les centrales
des sectes de ce genre, ils constituent des colonnes paramilitaires
de Chooz, Paluel et Saint-Alban en 2028. On en pense ce
pour éviter de se faire massacrer, et s’emparent de villes ou de
qu’on veut, mais leur action est politique. Et pas mal de sources
quartiers qu’ils tentent de fortifier. Souvent ça foire et ça finit en
tendent à prouver que la Russie a joué un rôle actif dans leur
bain de sang face aux milices locales, comme à Châteaudun en
financement et entraînement ; je n’ai pas le temps de débattre
septembre dernier.
dans les commentaires avec ceux qui refusent encore d’y croire.
Renseignez-vous.
rmis
Putain de fou maïssa.terrier
@collapsomaï
— 18 juin 2034
412 views Je ferme mon blog
maïssa.terrier@collapso
maï — 2 mars 2035
is.
par les fourm
té ra le m ent envahies r, 62 views
Salut ! On es t lit éger le tage
po Hello. Tout est dans le titre
vi na ig re pa rtout pour prot re nt rer et de réseau de plus en
, avec les coupures d’élec
tricité
On a foutu du uvent
. Le pi re , c’ est qu’elles pe plus fréquentes, je vais
ces ser
ccès s
sans grand su long des jambe d’alimenter le blog. Après
presque 15 ans, ça fait biz
ve t, pi qu er et remonter le de s so us Je ne sais pas trop quoi arre.
dans ton du de gros œufs
immon dire sinon que vous me ma
po nd re nqu erez...
pour chercher
à te us épar e gn J’ai un émetteur radio à
ut re tir er au scalpel. Je vo dispo, je pense que je con
tinu era i
’il fa z
l’épiderme, qu us commence à émettre quelques new
s s’il m’en vient, en fonctio
ai s fa ite s bi en gaffe si vo . dispo électrique. Branch n de la
les photos, m la peau
i grattent sur ez vous tous les 1er du mo
pl aq ues rouges qu les à la fréquence affichée en is à 20 h
à av oi r de s riennes sur «  gros dans le bandeau d’a
ez su r le ne t des vidéos aé s he ctares Faites bien attention à vou ccueil.
Vous verr e », joli nom po
ur de s et merci pour toutes ces
e B ro cé lia nd
fourmilières d jamais vu années.
sa lo pe rie s. Je n’en avais
ces
colonisés par t de l’été.
os se s et on est qu’au débu
d’aussi gr
pas bien là.
Je ne me sens

16

Une pandémie de plus


Salut tout le monde. Depuis l’arrivée
de la fièvre hémorragique le temps
ici est comme suspendu. C’est la Ici la terreur est devenue palpable,
cinquième pandémie plus ou moins compactée dans le silence de la
mondiale depuis 2020, la dèche campagne. Il paraît que des familles
économique puissance un million en entières sont mortes de faim chez elles
prime. Les infos sont chaotiques mais plutôt que de sortir. Qu’elles ont bouffé
depuis qu’on dit que ça se transmet les premiers de leurs enfants à mourir,
dans l’air, les gens se terrent chez en les partageant entre leurs frères et
eux. Comme si le vent portait des sœurs.
relents de maladie, comme si l’air Ici ça va, on a encore des réserves et
lui-même était vicié. un potager qui donne.
Force et courage à toutes et tous !
--- Maïssa, 17 juillet 2036 ---
La vermine Et bah putain, ils sont revenus. On les
appelle « la Vermine » indistinctement,
Salut à celles et ceux qui sont encore là. vu qu’on n’arrive pas à différencier les
On a perdu la récolte, bouffée par les espèces et qu’on s’en fout pas mal. Une
charançons et de grosses chenilles blanches Vermine endurcie, presque impossible à
dégueux que je n’avais encore jamais vues. tuer, qui dégueule des arbres, sort du sol,
On savait que la fin de l’anthropocène remonte la tuyauterie et s’infiltre partout.
ne se ferait pas toute seule, je m’étais En été les sauterelles vertes sont les
documentée à fond, j’avais tout lu, tout vu, pires : elles te tombent dessus par milliers,
tout prévu : effondrement de la civilisation dévastent tout ce qu’elles peuvent bouffer.
thermodynamique, boucles de rétroaction, On bâche toutes les cultures et on ne sort
retour aux champs, guerres civiles, tutti que couvertes intégralement, mais je sais
quanti. Mais on pensait pas que les pas combien de temps on pourra encore
insectes, qu’on avait exterminés avec un tel tenir à ce rythme. Pas beaucoup en tous
savoir-faire, seraient notre souci principal. cas.
Enfin, principal avec les autres. J’habite en --- Maïssa, 1er mars 2038 ---
Bretagne, il n’y avait presque plus rien qui
volait ici, avant.

Seule
Quand je suis toute se
autour de moi. Les mouule, j’entends tout Je pars
la pluie, mes pas. Si vements du vent, pas trop quoi
je me planque. Je saisc’est autre chose, Salut à toutes. Je satoisut à l’heure. Ça
sont capables, mais je de quoi certains dire. Laïla est morte g. Voilà. Il faut
entendu. Là où le silen crois ce que j’ai a été horriblement lonvais aller vers les
peux me poser un peu. ce est compact, je que je parte d’ici. Je ver des amis. Peut-
Je continue à écrire Puys, où j’espère retroue prendra, sinon
être pour avoir à qui malgré tout, peut- être un chauffeur mche. Je ne prends 17
me reste pas beaucou parler encore. Il ne il faudra que je maroi, trop lourde. C’est
toute façon j’ai pas p de pages, mais de pas la radio avec m ion. C’était fou de
--- Maïssa, 14 août 20grand-chose à dire. donc ma dernière émiss encore là. C’était
38 --- vous avoir, si vous êtes nter tout ça.
incroyable de vous raco. Prenez soin de
J’espère avoir été utile
vous. Allez. ---
--- Maïssa, 1er mai 2038

Maïssa. Ça fait
Bon… ça marche ? Salut c’estparlé dans une
presque dix ans que j’ai plus
radio. Mais who cares ? ts pour que ier cahier. Dernière
Je voulais juste dire quelques mo. Je sais même ge du dern pas trop
quelqu’un les entende, peut-être Dernière pa vie d’avant. Je saisout ce
pas où je suis. Je suis tétancomisée. C’est plus la page de lai continué à écrire t un sens à
me une flamme. pourquoi j’a tentative de donner omantisme
peur d’autrefois, qui brûlait me une chape
Cette flippe-là est dure, comte, elle desserre temps. Une our rester en vie ? Run mot de
de plomb, lourde et permanen et les tripes. tout ça, p Allez, ça me fera
jamais ses crocs sur la gorge, vu mon état à la con !
Elle m’empêche pas de dormir it. Elle rend tout t que je
d’épuisement, rien ne le pourra
la fin. trouvez ce journal, c’esvec moi svp.
insupportable : le silence, la march
e et cette Si vous re as loin. Enterrez-le a
putain d’humidité. dois être p, 4 octobre 2046 ---
Tout a foiré c’est ça ? --- Maïssa
--- Maïssa, 12 septembre 2045 ---
ÉTAT DES LIEUX me faisaient signe de venir, me montraient l’extérieur.
J’ai compris soudain : elles voulaient sortir. Le glisse-
ment de terrain avait avalé les portes, et les silhouettes
Quand je suis sortie de mon hibernation de presque étaient enfermées là. Mais depuis combien de temps ?
cinq ans, les sirènes s’étaient tues. Les lumières J’ai regardé autour de moi : les rochers semblaient être
éteintes. Le fracas des moteurs, des usines et des là depuis très longtemps, plusieurs années, au moins.
bombes avait définitivement laissé place au silence. Alors, comment ces habitants étranges faisaient-ils
Il m’a fallu ce deuil, cette transformation, pour oser pour survivre ? Pourquoi des robes rouges, pourquoi le
revenir vers le monde qui avait été le mien, le nôtre. crâne rasé ? Il n’y avait pas de sens à ces rituels, ou en
Tout avait changé. Tout a changé. tous cas, aucun que je puisse deviner. J’ai fui. Je n’étais
pas prête à tout regarder en face. Surtout, s’ils étaient
La végétation crève le bitume fissuré. Des murs de là, entre eux, depuis deux ans, cinq, dix ? Qu’est-ce
lierre vorace rongent les façades d’immeubles, l’herbe qu’ils mangeaient ? Qu’est-ce qu’ils mangeaient…
recouvre les cadavres, les branches percent les fenêtres et
les ronces ensevelissent les carcasses de voiture, comme Les communautés et les survivants ont été un choc,
pour gommer toute trace de civilisation. La Nature a tout pour moi. J’avais quitté la carcasse d’un monde encore
repris. Son territoire, ses droits, et ceux de l’humanité. bourgeois, encore engoncé dans une mue résolument
sociale. J’ai trouvé un univers où on mangeait ce qu’on
Nous vivions dans un univers rangé, calibré. Ça n’est trouvait, y compris son ami, sa famille, son propre chien.
plus le cas. Tout semble avoir été déchiré par une tor- J’ai rencontré un homme, dans une église. J’avais voulu
nade. Tout semble faux… en fait, le décor de carton-pâte m’abriter de la pluie, j’avais poussé la grande porte de
de nos petites vies se voit, là, renversé, déchiré, rincé bois gravé, et je l’avais vu, lui. Totalement nu, la peau
par la pluie. On voit les ficelles, la peinture écaillée. rouge, découpée, griffée, gravée avec le grand couteau
Rien de ce qui reste de nous n’est glorieux. Rien. qu’il tenait dans la main. Il y avait des squelettes, autour
de lui. Rouges eux aussi. Écorchés, grattés, avec sans
Quand j’ai quitté mon refuge, j’ai suivi les routes que doute le même couteau. La scène m’avait éclaté dans les
je connaissais, mes chemins de terre, mes sentiers. Je yeux, une évidence qui n’avait pas besoin d’explications.
les sillonnais depuis des années, mais je n’étais jamais L’homme s’était mis à geindre. Il pleurait comme un
sortie de ce réseau d’araignée, de passages connus chien qui voit sa laisse, il avait les mêmes yeux. Il me
par cœur. Cette fois-ci, je l’ai fait. Je m’étais mis dans tendait quelque chose, et il était hors de question que
18 la tête d’aller voir « la ville ». J’en avais besoin. Me j’entre dans l’église pour prendre ce qu’il m’offrait. À
confronter. Je pensais, au fond, qu’en revoyant le l’époque, j’avais déjà lutté pour me défendre, tué pour
béton, je saurais si je devais continuer à survivre. me défendre. Je n’étais pas encore totalement habituée
C’est cher, la survie. Ça ronge et ça coûte. Alors, à cette violence, mais je la savais nécessaire. Et je sa-
autant savoir pourquoi on le fait. S’il n’y avait plus vais aussi que ce qu’il me tendait n’était pas un piège.
rien que des immeubles vides, des rues désertes et Un homme qui s’est coupé l’intérieur des cuisses assez
aucun survivant… profond pour qu’on en voie l’os n’a pas besoin de tendre

LES RESCAPÉS
des pièges. J’ai refermé le battant, lentement, sans provo-
cation, sans agressivité. Il faut souvent savoir partir. J’ai
juste refermé le battant. Il s’est mis à hurler, haut, aigu :
de longs sanglots qui résonnaient dans l’église comme
un chœur. J’ai compris ensuite, après, quand j’ai été
J’ai avancé dans ce monde inconnu à pas de loup. certaine qu’il ne me suivait pas, qu’il ne me poursuivrait
J’écoutais. J’épiais. J’ai pris des notes. Je les ai encore. pas. C’était une main d’enfant, qu’il me tendait : coupée
Je n’ai pas besoin de les lire. Je n’ai qu’à fermer les net au poignet. Il me l’offrait pour que je la mange. Il me
yeux, et je revois tout. l’offrait pour se sentir moins coupable. Pour que je porte
Le centre commercial. Il était tout en verre : un glis- sa faute avec lui. Il me l’offrait pour ne plus être le seul
sement de terrain, de boue et de rocs l’avait à moitié à avoir cette viande-là dans le ventre. J’ai vomi, quand
enterré. J’y suis arrivée par la verrière du toit. Mes j’ai compris. C’est une des dernières fois où je l’ai fait,
pas faisaient un bruit de sable, les poutres métalliques vomir. On s’habitue à tout.
grinçaient sous mon poids. Je ne sais pas pourquoi j’ai
continué à avancer, malgré le risque que tout s’effondre Il y a trois types de communautés. Celles qui veulent
et me tue. Je pense que je n’étais pas encore certaine vivre, celles qui veulent détruire, et celles qui sont
de vouloir vivre. Je n’avais pas encore bien pris cette au-delà de tout. Celles qui veulent vivre s’organisent,
décision. Et j’ai vu du mouvement sous mes pieds. réfléchissent, ont un système de prises de décisions,
J’ai baissé les yeux. J’ai vu des dizaines de petites quel qu’il soit : un ou une chef, un conseil, un groupe
silhouettes, toutes habillées de rouge, toutes le crâne d’anciens… j’ai même vu des pythies, des auspices,
rasé. Elles me regardaient, et elles ont tendu les mains des jets de runes, des lectures d’entrailles d’animaux.
vers moi. Elles étaient très loin en dessous, plusieurs Des sacrifices. Parfois humains. Une fois la décision
étages, trois ou quatre. C’était la première fois que je commune prise et acceptée, la communauté agit. Ses
revoyais des escaliers mécaniques, des magasins, des buts sont toujours les mêmes, au fond : amasser, pré-
couloirs dallés de marbre. Tout luisait, presque comme voir, récolter, mettre en sécurité. Des petits groupes
autrefois. Les silhouettes m’appelaient à grands gestes, d’écureuils comptables et très souvent peureux.
LE TEMPS
Ceux qui veulent détruire n’ont pas ces préventions :
leur violence leur sert de plan. Ils pillent. Ils n’ont Même dans ma cachette du Tarn, je n’ignorais rien des
aucun équilibre, leur existence est une fuite en avant. crises météorologiques. J’avais grandi avec elles. Elles
Rien d’autre. J’ai rencontré une survivante, autrefois avaient impacté de plein fouet le monde que j’avais
prisonnière d’un de ces groupes. Elle racontait que cette connu, elles avaient précipité sa chute, elles avaient jeté
communauté avait trouvé un petit village fortifié, rempli sur les routes des millions de réfugiés climatiques. Dans
de réserves de nourriture, d’eau : il y avait même une le Tarn, j’étais loin des côtes et de leurs ouragans, des
infirmerie. Un lieu totalement vide de gens. Peut-être villes de béton et de leur chaleur de four, des cuvettes
une épidémie ? Les pillards y avaient passé quelques où les inondations se faisaient nouveaux lacs.
jours, avaient dévoré, bu, dormi. Et puis ils avaient
quitté l’endroit en le brûlant jusqu’aux fondations. Quand je suis partie sur les routes, j’ai vite compris que
j’avais été privilégiée. Ne serait-ce que d’avoir eu un toit
La troisième sorte de communauté est la plus dangereuse. pour m’abriter. La pluie, les tempêtes, les rafales de vent
Elles le sont toutes, mais les deux premières désirent sont une tout autre histoire avec juste une bâche dans
encore quelque chose : espérer et ravager. La dernière laquelle s’enrouler… quand les éléments essayent de vous
n’a plus aucun but. Ce sont des groupes de femmes, qui l’arracher. Les affaires trempées, le sac à dos rempli de
savent qu’elles seront attaquées jusqu’à être détruites, pluie, sont des gouffres à désespoir. Cette impression
capturées, vendues. Des groupes de malades affaiblis, d’impuissance, de doigts bleus essayant de défaire des
à l’agonie. Des groupes chassés de leur territoire, ayant courroies glissantes, d’eau dans les chaussures, elle use.
perdu toute ressource. Ce sont des communautés qui Ne pas pouvoir dormir au sec : même pas au chaud, juste
errent, végètent, attendent la mort. Elles ont déjà tout au sec. Nous avons besoin d’une zone de sommeil où le
perdu, et sont capables du meilleur comme du pire. corps se relâche. S’il frissonne, lutte, se débat contre l’hu-
midité, il ne dort pas. Seul le cerveau coupe un instant,
J’ai croisé un groupe de pillards qui avaient pris leurs un moment… et encore. Lui aussi reste sur le qui-vive
quartiers chez une communauté bien installée, mais pas et hoquette comme un vieux moteur.
assez armée pour repousser les assaillants. Les pillards
jouaient les sangsues et se faisaient nourrir par leurs La chaleur détruit autant les pensées et le courage : on
hôtes. Les hôtes se sentaient protégés et acceptaient la cherche l’eau, on se ment à se dire qu’on ferait mieux
situation malgré les violences dont ils étaient victimes. de rester là, dans un abri presque frais, du moins pas
Les deux groupes ne s’étaient pas fondu l’un dans l’autre, mortel… mais jusqu’à quand ? L’eau est polluée, salie, 19
et chacun s’habillait d’une façon précise, parlait d’une pleine de germes. Il faut le temps, et les moyens, de
façon précise, réagissait d’une façon précise. Étrange la purifier. L’été caniculaire dure quatre mois, cinq. Il
mariage de raison entre deux pôles incompatibles. s’entrecoupe parfois de tempêtes de glace, brutales et
déchirant tout, de quelques heures de vagues de neige, de
J’ai entendu parler d’une communauté qui vit dans pluies torrentielles et chaudes, noyant les routes, raclant
l’ancien Louvre. Au milieu des toiles de maître et des la terre jusqu’aux pierres. Chaque année est différente.
joyaux, sous la pyramide de verre. On dit qu’ils y L’année aux tempêtes, l’année au gel, l’année sans pluie…
tendent des peaux humaines lorsque la nuit est claire, On ne peut rien prévoir. Et on se sent pourtant obligé
pour cacher ce qu’ils font aux yeux des étoiles. de le faire.
On parle d’élevages, aussi, de femmes qui font des
enfants, de beaux enfants, dodus et sains : puis, on S’installer, c’est se forcer à l’espoir, se forcer à choisir,
leur prend pour les vendre aux communautés malades, aussi. Les journées sont courtes, éreintantes, et chaque
aux chefs stériles, qui se veulent dignes et entourés activité est risquée. Alors que faire ? Des réserves de
de bambins-esclaves élevés au lait en poudre et au bois, pour chauffer si l’hiver tombe d’un coup ? Refaire
chocolat lyophilisé. le toit au mieux pour laisser glisser les pluies sans dégât ?
Amasser la nourriture, au risque de la voir moisir à cause
de l’humidité ? Faire des réserves d’eau, de quoi tenir des
mois, en se disant qu’un glissement de terrain peut em-
porter la maison et qu’il faudra partir sans rien de plus
qu’un petit bidon ? La météo empêche la moindre stabi-
lité. Le moindre véritable projet. J’ai choisi d’être seule,
et de marcher, aussi pour cela : je m’adapte. Un ancien
pommier me permet de me nourrir trois jours, quatre,
simplement en remplissant mes poches et l’espace libre
de mon sac. Sauts de puce survivant au jour le jour.

J’ai vu une ville immense. C’était un été sec, brûlant,


qui faisait trembler l’air comme un mirage. Même les
nuits étaient violentes, elles piquaient la peau, elles
grattaient de trop de sécheresse, de trop d’électrici-
té. Je me souviens que je gravissais une colline, et,
brutalement, la vue s’est offerte à moi. Des milliers
d’immeubles noyés dans la nuit. Des bâtiments noirs, en bas de la vallée. Je savais d’avance que mes sacs
ombres dans les ombres. On devinait leurs angles et seraient déchirés, mes vêtements en lambeaux et ma
leurs lignes droites. C’est étrange, comme on se dés- peau coupée profondément. J’imaginais moins avoir le
habitue rapidement de ces parallèles. La nature est goût de la terre dans la bouche pendant plusieurs jours.
si sinueuse, là où nous étions géométriques. Les rues
vides étaient des rubans gris, grumeleux, déchirés. Une Il y a eu les pèlerins. Pris, debout, dans une tempête
grande bibliothèque, ou un opéra, un théâtre, montrait de glace en plein été. Ils avaient gelé là, la peau noire,
ses vitres mates de poussière, argenté, posé là comme gonflée, cloquée. En ordre de marche, les uns derrière
un pachyderme abattu. Il n’y a pas eu de grondement. les autres. Je ne sais pas s’ils avaient décidé d’avancer
Pas de signe avant-coureur. Un craquement énorme, malgré tout, dans l’espoir de traverser l’ouragan, ou
gigantesque, brutal. Un seul. Le bruit d’un arbre géant s’ils avaient choisi de se laisser faire par ce qui venait
qu’on aurait brisé en deux. L’éclair est tombé sur un vers eux. J’ai eu le souvenir de ces mammouths gelés, la
square. La ville entière a été imprimée dans mes rétines, bouche encore pleine d’herbes. Un des hommes avait un
blanche, surexposée, éclatante d’une lumière qui n’exis- pissenlit entre les lèvres. La fleur était jaune, seul point
tait plus que tombée du ciel comme une avalanche. Le vif sur toute cette viande cuite par le froid. J’avais croisé
square a pris feu. L’air était si sec que les maisons autour la frange de cette tempête, un orage de grêle violent,
du parc se sont enflammées elles aussi. Les flammes ont terrible. C’était trois jours auparavant. Le soleil était
bondi, rongé, dévoré. Il n’y avait pas une goutte d’eau, revenu et tapait sur les pèlerins et des morceaux d’eux
pas une tache d’humidité pour les ralentir. La ville s’est avaient dégelé : leurs mains, leur crâne, leurs épaules.
faite brasier en quelques minutes. J’ai regardé cela, de- Leurs os en pointaient, blancs, rongés, grattés. C’étaient
bout sur mon flanc de colline. J’ai regardé cet adieu fait les rats qui étaient venus y boire, s’y abreuver de frais.

L E S C O M M U N I C AT I O N S
dans la violence. J’ai cru voir un groupe de survivants
sortir d’un bâtiment, mais c’était trop loin pour que j’en
sois certaine. Et puis à quoi bon. Je n’ai pas eu de peine.
Pourtant, je n’ai jamais été de ces prophètes du retour à
la terre. Je n’avais jamais rêvé de poules et de potager.
J’aimais le béton et les trottoirs cassés, autrefois. Cette Nous avons tous eu le même réflexe. Quand les
ville en feu ne m’a rien fait. Rien. Elle brûlait comme premières émeutes ont éclaté, quand les premières
autrefois nous brûlions ce qui ne nous servait plus. sirènes se sont mises à retentir, nous nous sommes tous
tournés vers nos téléviseurs, nos radios, nos tablettes,
Il y a eu le barrage, aussi. J’imagine qu’autrefois, il était nos téléphones portables. Nous voulions tout savoir. La
manœuvré, ou vidé, ou je ne sais pas. Nous étions si peu moindre image, le moindre mort, la moindre évolution :
20 curieux, et maintenant, tout semble compliqué, difficile nous ne pouvions rien manquer du ballet hypnotique du
à comprendre. On peut mourir pour presque rien, pour chaos, comme si le fait d’en être les spectateurs pouvait
une donnée inconnue, un détail auquel on n’avait pas nous éviter d’en devenir les victimes. Nous voulions des
pensé. Nos ruines sont des pièges : nous étions les seuls experts, des chiffres, des données fraîches, qu’importe
à pouvoir les manipuler, et aujourd’hui, elles nous tuent. qu’elles soient ensuite démenties ou contredites dans
Je n’avais pas pensé qu’un barrage pouvait être trop… l’heure. À l’espoir que les médias finissent par annon-
plein. Que sans personne pour ouvrir les vannes, la cer une trêve, un vaccin, se mêlait notre besoin d’être
pression de l’eau pouvait être trop forte. Celui-ci, en nourris, abreuvés, gorgés d’informations. C’était notre
plus, portait une longue langue noire : des marques de lampe de chevet, la veilleuse rassurante qui nous faisait
feu, ou d’explosion. Je ne m’étais pas posé la question, oublier à quel point nous avions peur du noir.
sans doute un geste des écoterroristes de l’époque de
l’effondrement. Que ce soit cela ou autre chose, comme Quand les derniers médias se sont tus, quelque chose
le dernier aviateur du monde venu mourir ici en se de glacé s’est réveillé en nous et s’est mis à hurler.
précipitant sur la paroi de béton, l’incendie avait sans
doute fragilisé le barrage… et le poids de l’eau a fait le Toutes les infrastructures de communication longue
reste. Il avait plu, la nuit d’avant. Pas tant que ça, pas si distance sont tombées les unes après les autres. Les
violemment. Simplement, il avait plu. Une fois de trop. écoterroristes, les Gaïens et les régressionnistes en ont
rapidement fait leurs cibles de prédilection, au même
J’ai vu la fissure, et je me suis demandé si elle était déjà rang que les usines, les réseaux électriques et les ponts.
là avant. Je me suis arrêtée pour y réfléchir, et c’est sans Antennes, relais, câbles sous-marins : ce qui avait résisté
doute ce qui m’a sauvée. Tout a craqué d’un coup, et aux tempêtes, aux émeutes et aux chocs magnétiques
l’eau s’est engouffrée avec une violence que je n’aurais a fait l’objet d’un sabotage systématique, avant de
pas pu imaginer. J’ai bondi, couru, j’ai essayé de remon- succomber à l’usure et au manque d’entretien. Nous
ter sur les flancs de la vallée, en me tenant aux arbres, n’avons plus de nouvelles de ce que nous appelions
aux buissons, aux rochers. Je me suis ouvert les mains le reste du monde depuis près de dix ans. La plupart
sur les ronces, jusqu’aux tendons, arraché plusieurs d’entre nous ignorent tout de ce qui se passe en Chine,
ongles. J’ai vu l’ouverture d’une grotte, et j’ai lutté pour en Afrique, de l’autre côté de l’Atlantique ou même seu-
ne pas céder à l’envie viscérale de m’y blottir, de m’y lement de la Manche. Les plus jeunes ignorent même
rouler en boule. Je savais que si je faisais cela, j’allais qu’il existe quelque chose au-delà des océans.
mourir. Je le savais, mais mon corps ne me croyait pas.
J’ai continué, et je savais que le moindre mètre gagné Notre monde s’arrête aux fleuves, aux forêts, aux bar-
sur l’eau ferait toute la différence. J’ai deviné que la rières montagneuses et aux ruines des agglomérations.
vague arrivait dans mon dos. J’ai pris une énorme inspi- Notre monde s’arrête à la portée de jumelles, de nos
ration, j’ai fermé les yeux, et j’ai été arrachée de tout, du runes de voyage et de nos radios ondes courtes. Les
sol, des branches que je tenais. L’eau m’a abandonnée rares informations qui nous parviennent encore des
LA VERMINE

J’ai mis du temps à comprendre, aussi, que les bêtes


avaient changé…

Je me souviens de la mare. Le soleil qui claquait des-


sus, lisse, les reflets sur l’eau presque bleu pâle tant la
lumière était crue. Il y avait des roseaux, très grands,
plus que moi. Leurs têtes étaient lourdes, brunes, ils
disaient oui et non au gré du vent. Leur bourre blanche
faisait une pluie silencieuse et douce comme du coton.
Il y avait des cris d’oiseaux que je ne connaissais pas. Le
clapotis de l’eau, qui parlait de tous les étés d’enfance,
grandes villes et des pays voisins datent au mieux de pieds nus, sans questions ni soucis. Et pourtant, quelque
plusieurs jours, relayées par les convois nomades et chose n’allait pas. J’ai écouté. Vraiment écouté. Ce qui
tellement déformées par le bouche-à-oreille qu’il en n’allait pas venait de l’eau. Des vaguelettes poussées par
devient impossible de trier le vrai du faux. On ne peut le vent. Elles faisaient un bruit gélatineux. À peine trop
plus se fier à rien. Aucune information, aucune date, épais pour du liquide. À peine. Je me suis approchée.
aucun événement. Au-delà de ce qu’on a soi-même Je me souviens que j’avais voulu boire, que c’était la
vu, touché ou entendu, tout n’est qu’un assemblage de fraîcheur de la mare qui m’avait attirée ici. Je cherchais
rumeurs, de mensonges et d’espoirs. à comprendre le bruit. Je me suis penchée, j’ai plongé
ma main dans l’eau, en coupe, doigts serrés. Dans
Nos téléphones portables ne sont plus bons qu’à prendre ma paume, il y avait une poignée d’œufs translucides.
des photos et à stocker des pages de manuels, de cartes La mare en était pleine. La mare était les œufs, gros
routières et de schémas de construction. Les groupes comme des grains de raisin, invisibles lorsqu’ils étaient
organisés se servent de talkies-walkies et de petits sous la surface. L’espèce de peau qui les recouvrait était
émetteurs-récepteurs, mais la plupart se contentent de tendue à craquer. Ça pulsait. Et dedans, des choses
sifflets, de cris d’animaux ou de marques sur le sol. De grouillaient, transparentes elles aussi, à part deux mi-
nombreuses communautés utilisent des CB, des postes nuscules yeux déjà noirs et une sorte de cerveau jaune
de radio HAM et des équipements FRS/GMRS pour sale, strié de veines fines comme des cheveux. Ça tour-
émettre ponctuellement sur des fréquences locales ou nait et ça dansait dans les œufs, ça donnait des coups
des canaux d’urgence. Il suffit de posséder une radio ou de queue et de pattes pour crever cette coquille qui n’en 21
un petit récepteur pour capter des signaux, des enregis- était pas une, et l’une de ces choses a soudain éclot
trements, des transmissions en morse ou des messages dans ma main avec un bruit de baiser mouillé. C’était
d’alerte, parfois distants de plus d’une cinquantaine de chaud : j’ai crié, secoué ma paume. Tout est tombé, sauf
kilomètres. Certains sont authentiques, mais beaucoup la larve, qui s’est accrochée à ma chair de toutes ses
ne sont que des pièges conçus pour attirer des groupes petites griffes, qui s’est débattue. J’ai encore crié, j’ai
vers un endroit précis. Brancher le moindre appareil réussi à la déloger, et je l’ai écrasée sur la rive, à grands
de réception expose toujours au risque d’être localisé. coups de botte, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien, même
Émettre, c’est comme faire un grand feu au beau milieu pas une pulpe, sous les têtes penchées des roseaux.
de la nuit pour dire « je suis ici ».
Il m’a fallu du temps pour comprendre ce qu’étaient
La première fois que j’ai recroisé le bruit de friture devenus les bêtes et les insectes. Surtout les insectes.
d’une voix sur les ondes, j’ai sursauté. Je suis restée J’ai marché quelques jours avec des chasseurs. Ils al-
immobile, à écouter. La voix était froide et robotique, laient dans les bois profonds, les forêts épaisses, et en
hantée par une angoisse que ce faux calme n’arrivait revenaient avec du gibier. Ils vendaient leurs proies
pas à cacher. J’avais tout quitté, je m’étais isolée des aux communautés, des kilos de viande rouge, charnue.
autres, des survivants, des drames, des douleurs, et Ils me parlaient des différences entre avant et mainte-
je me sentais toucher du doigt l’extrémité d’une toile nant. Les animaux mutés, les intestins noirs parce qu’ils
d’araignée d’informations, de demandes, de ques- filtraient des poisons inconnus, des nourritures incon-
tions, d’existences. La voix tournait en boucle, c’était nues. Ils parlaient de sangliers géants qui avaient appris
un enregistrement. Elle donnait des coordonnées. Elle à faire des sons assez humains pour qu’on s’approche
proposait de l’aide. Elle demandait de l’aide. Il y avait d’eux, qu’on vienne voir qui pouvait bien appeler à
quelque chose d’atroce dans ce message : l’envie, la l’aide. Ils parlaient de guêpes grosses comme les deux
proposition de coopération. Mon chemin aurait pu poings, qui pouvaient percer les armures.
changer, à cet instant. J’aurais pu choisir de vivre parmi
d’autres, de me lier, de prendre ce risque. J’ai été tentée. Ils parlaient de vers épais comme l’avant-bras, bleus,
J’ai suivi les indications. J’ai été « là-bas », le là-bas dont crachant du venin. Ils parlaient d’oiseaux aux yeux
parlait la voix. C’était un ancien hangar d’avions. Un jaunes qui chassaient en meutes, poussant leurs proies
immense espace de tôle, entouré d’un grillage. On y vers des marais et les y noyant. Ils parlaient de four-
avait monté des carrés de terre, où poussaient encore mis à la morsure de feu, tenant dans la paume de la
des tiges maigres et jaunes. Il y avait quelque chose de main. Ils parlaient de scarabées sans tête, juste un œil,
tranquille, sur ce terrain. De presque tendre. On avait luisant et mou, engoncé dans la chitine de leur cou. Ils
voulu en prendre soin. Et maintenant, des cadavres parlaient beaucoup, ces chasseurs. Je ne les ai jamais
étaient pendus aux poutres d’acier. Je suis partie. Je crus. Ou presque pas.
n’ai plus jamais suivi d’indications. Jamais.
Je préfère ne pas les croire.
AU JOUR LE JOU
R
la faim, la soif, la maladie, la douleur… la douleur,
surtout. L’angoisse, le manque de force et le poignet

SURVIVRE…
qui se brise comme une branche et ça n’en finit jamais.
Enfin si, justement.

Les souvenirs… Nous en avons, des souvenirs d’avant.


Ils sont devenus sales, ils grattent à l’intérieur des
Le monde que nous avons connu n’est plus. pensées. On va apercevoir un congélateur dans un
magasin défoncé, et soudain le souvenir revient, brutal,
Enfin, pas le monde. Juste le nôtre. Ce qu’il a été. Nous impérieux : la porte blanche ouverte en été, la bouffée
en gardons des souvenirs, nous en sommes modelés. de frais blanc, prendre une glace, le halo fondu autour
Nos souvenirs continuent à grouiller sur le cadavre de des doigts, la première bouchée, trop froide. Alors on
ce que nous avons connu, et, tous les jours, on peut approche du frigo, on a déjà un demi-sourire sans
ramasser une pleine poignée de vers pour les regarder même s’en rendre compte, et on va ouvrir la porte,
pulser sur notre paume. pour se souvenir mieux, juste un peu plus longtemps…
et à l’intérieur, on va voir des chapelets d’œufs gros
Les supermarchés, l’eau saine, le linge propre, la lu- comme un poing, et des choses qui rampent déjà de-
mière, les médicaments… L’époque où nous n’avions dans, qui tournent, qui rongent pour sortir de leur
qu’à tendre la main pour manger, pour apprendre, coquille blanchâtre.
boire ou nous divertir n’est plus qu’un douloureux sou-
venir. Nous cachions la réalité des existences derrière Le souvenir des chevaux, de leur museau dans la
des murs, des affiches et des publicités. Maintenant, paume, leur grand souffle salé. Et on va en croiser un
nous le savons. Nous nous en sommes rendu compte. avec une jambe cassée, flasque comme de la corde, et
Nous ne voulions pas écouter les handicapés, les ma- sous son ventre, il y aura une de ces choses, poussée
lades chroniques, les femmes enceintes. Ce qu’ils nous en grappe, avec les griffes plantées dans sa chair et
disaient. Ce qu’ils essayaient de nous faire comprendre : du sang qui coule et le cheval qui continue à avancer,
un corps… un corps, c’est un déchet. parce que la chose lui aura mangé le cerveau, à part
la zone « respire » et « avance ».
Littéralement. Animé pendant quelques années, et
après ça se libère, ça pourrit, ça retourne à sa nature. Le souvenir des écoles… Non. Plus jamais. Plus jamais
22 Un corps, tant que c’est vivant, c’est une lutte, c’est ça.
douloureux, ça fonctionne mal, ça pleure en espérant
ne pas mourir, ne pas avoir trop mal. Un corps, c’est
Le corps. La fatigue, aussi. Nous avions oublié tout ça,
nous avions lancé nos sorts de grande magie pour ne Il faut mourir pour survivre : une phrase imbécile, dite
plus jamais avoir à y penser. La réalité nous a rattra- comme ça, mais qui reste vraie. Il faut avoir le cou-
pés. La violence de la réalité. Je sais qu’on a tous eu rage, ou la lâcheté, qui sait, de se regarder mourir à
une révélation sur la nature humaine la première fois l’intérieur de soi-même, chaque jour qui passe. Prendre
qu’on a dû déféquer sans toilettes ni papier. Nous avons tout ce qu’on sait de soi, ce qu’on en savait, en faire
compris que nous étions ça. Nous l’avons toujours été, de l’essence, le verser sur le cadavre de cet autrefois,
mais avant, nous avions la possibilité de nous raconter et y mettre le feu.
des histoires et de nous bercer d’illusions… Le réveil
a tapé dur. Tout ce qui suit est ce que j’ai gardé dans mes poches
et mon sac, pour ce voyage. Tout ce qui suit a été ap-
La survie et le corps, maintenant, ne sont qu’une suite pris sur la piste qui quitte le cadavre brûlé de l’ancien
de problèmes. Il y a toujours quelque chose à régler, monde.
surveiller, soigner. Apprendre à manger, à boire, à dor-
mir dans des conditions qui font penser, croire qu’on
se réveillera. Apprendre à sentir, à coudre, à recoudre
et recoudre encore ce pantalon si usé qu’il en faut Carne
t
un autre, mais où en trouver un, et dans quel état ?
de ron de notes,
Apprendre à encaisser toutes ces fois où on voudrait c t
ne pas manger ça, boire ça, dormir là, troquer ça. Qui a es, sud d’An ombe
pu écr ge
ire ça rs.
Quand on sait que les chances sont minces de ne pas
s’empoisonner, tomber malade ou même de juste se
réveiller. Et nous devons quand même le faire, parce ?
que ne pas le faire, ça veut dire des chances encore
plus minces. Moi, je voudrais juste mourir.
Apprendre tout cela, et apprendre à survivre aux sou-
venirs qui grouillent.
Je voudrais juste mourir, mais il ne me laisse jamais faire.

C’est le soir que c’est le pire. Je vois un trou, un trou vers lequel
je glisse. Ça n’a rien de violent, de brutal : juste, je me sens partir 23
lentement sur une boue froide où mes doigts s’enfoncent sans s’accrocher
à rien.
Il me faudrait une raison, une raison comme une racine qui pointe hors
de la boue, et je m’y accrocherais peut-être, et je glisserais moins,
peut-être. C’est à ça que je pense. Quand je pense.
C’est dangereux, de réfléchir, maintenant. On se souvient d’avant,
des joies, des colères, aussi, et tout ce qui faisait l’essence d’une
personne semble très petit, minuscule, comme tombé au fond d’un trou.
C’est peut-être vers ça que je glisse, vers les toutes petites choses
qui n’existent plus, maintenant. Je voudrais sans doute les rejoindre.
Ça ne serait pas grand-chose, cette glissade. Je n’ai pas envie d’acier,
de balle, de sang. Je ne saurais pas faire. J’aurais trop peur. Ce qui
serait bien, ce serait de juste refermer les yeux à chaque fois que je
me réveille, et on arriverait au bout, comme ça, à force. Une sorte
d’oubli de vivre. Rien de bien grave, au fond.
Mais lui… Lui ne me laisse pas faire. Il ne veut pas mourir. Il ne peut
pas mourir. C’est ce qu’il me dit souvent, pendant qu’il me sourit avec
toutes ses dents de chien.
« Je ne peux pas mourir. »
Il a sa fille.
Lui, il a sa fille.
Et il a besoin de moi pour prendre soin d’elle.
Si je la tuais, j’aurais peut-être le droit de glisser, enfin. De mourir.
Si je la tuais.
Si.
Mais comment ?
U N J O U R D E P LU S beaucoup. Tous ces organismes filtrent à notre place.
C’est toujours un travail de moins à fournir, à gérer.
Nous n’avons pas besoin de grand-chose pour survivre. Ces organismes ne se laissent pas tomber malades.
L’ennui, c’est que le peu dont nous avons besoin est En tous cas, on peut partir du principe qu’ils sont
vital, et que soit c’est trop lourd pour être emporté plus intelligents que nos corps, qui sont, eux, trop
avec soi en grosses quantités, soit ça pourrit vite, soit habitués au propre, au chimique, pour avoir retrouvé
les deux. leurs anciens instincts. Ces organismes, on peut leur
faire confiance… ou presque.
Avant, nous avions des désirs et des envies. C’était le
corps qui nous comblait la tête. Acheter, embellir, mettre Un troisième souci, c’est le désir d’une poche d’eau
en valeur, se muscler, se bronzer, nous étions aux com- vive. De l’eau saine, de l’eau qui court. Nous en rêvons
mandes et nous travaillions sur notre corps. Maintenant, tous. Et le souci est là : lorsqu’on en trouve une, on y
c’est tout le contraire. Nous sommes l’esclave de notre tient, on s’y colle, comme une croûte à une plaie… et
corps. Nous travaillons pour ce tas de viande inca- on préfère tuer ou mourir plutôt que laisser cette eau,
pable de ne pas dormir, de ne pas boire, de ne pas se parce qu’au fond, une balle dans la tête ou ne plus
tordre la cheville à cause d’un trou sous les feuilles. avoir accès à l’eau, ça revient au même.
La réalité, c’est ça. Au début, il y a eu ceux qui pen-
saient que la solution passait par les armes et le conflit. L’eau, maintenant, est sale. Avant tout ça, nous avions
Ils se sont trompés, et ils ont eu le temps de le com- l’habitude de voir des photos de marées de mousse, de
prendre. Tout avait changé. Il n’y avait plus de confort rivières tuées par des produits chimiques, de fleuves
à défendre par les armes. Le confort c’était fini, balayé, devenus verts, de poissons flottant le ventre à l’air.
rongé jusqu’à l’os. Est-ce que les armes soignent les Nous disions avec de grandes voix doctes qu’il faudrait
appendicites ? Oui, d’une certaine façon, quand leur des générations pour que tout cela soit nettoyé, pour
possesseur sera tellement noyé dans la douleur qu’il que tout cela redevienne normal. Je crois que nous
préfèrera cette sortie-là à toutes les autres. savions, au fond, que nous ne serions pas là pour le
voir. Les cours d’eau sont certes moins toxiques, dans
Le corps comme un vieux chien. Toujours trop froid, l’ancien sens du terme : moins chimiques. Mais la boue,
toujours une dent qui se déchausse, toujours à vouloir les algues pourries, les animaux morts, les carcasses
dormir. que l’on découvre quelques mètres plus haut que là

BOIRE
où on s’est abreuvé d’une eau au goût de soupe…
24 Leurs œufs, leurs larves, qui attendent en flottant
qu’un grand corps à sang chaud les aspire avec une
La base de tout. Nous l’avions oublié. Nous ne le gorgée assoiffée. Ça, et tous les anciens risques, tou-
voyions même plus : pourtant, nos maisons étaient jours présents : dysenterie, fièvres, légionellose… L’eau
construites autour de l’accès à l’eau, nos vies étaient non traitée est un suicide. Il est quasi impossible de
rythmées par l’eau, bain, laver les dents, boire, bou- trouver de l’eau propre, nettoyée comme avant. C’est
teille à côté du lit. ce qui a été pris d’assaut en tout premier : les cuves,
les réservoirs, les citernes.
Il suffit de si peu… Une journée sans eau et on com-
mence déjà à le sentir. La gorge, la langue. Et puis Il faut purifier l’eau. Soit on compte sur un autre
les reins, selon la santé. Les reins, une fois vides, les organisme pour le faire, soit on le fait soi, avec les
bactéries adorent. Elles remontent, elles grouillent et moyens du bord, comme une suite de filtres de plus
elles dévorent. Après les reins, viennent les vertiges, en plus fins, des feuilles pliées, du sable, du charbon,
et après les vertiges, les nausées. Ensuite, la migraine etc. Ou alors quelque chose de mieux encore, si on a
vient serrer les tempes, et là en trois, quatre jours, une le matériel : faire bouillir, ajouter de la javel, du per-
fois qu’on devient fou, qu’on a plus la force de ramper manganate ou du chlore, selon ce qu’on a pu trouver,
pour chercher une flaque de boue… on meurt. piller, acheter. Le soleil peut aider, aussi. Il faut trouver
des contenants transparents, y verser l’eau et, après un
Deux litres d’eau. C’est ce que nous perdons chaque jour ou deux, boire doucement en prenant bien soin
jour, ce dont nous avons besoin chaque jour. Plus, en de ne pas remuer le dépôt au fond.
cas d’efforts intenses, de maladie, si le soleil tape dur,
si on a une infection. On peut survivre avec moins, Parfois, je fais des réserves d’eau. J’y ajoute du sel. Ça
des gorgées, de l’urine, de la salive, avec du froid sur atténue un peu l’odeur du chlore et de la javel. Ensuite,
la nuque, avec l’impression de boire. On peut mentir j’enterre mes bouteilles. Elles sont toujours en verre.
au corps pendant quelques jours, selon la dose de Et puis je pars, avant que d’autres n’arrivent, avant
vérité qu’on fournit malgré tout. Mais on ne peut pas qu’eux n’arrivent. Je dois marcher, toujours marcher,
rationner l’eau. Ce n’est pas une solution. mais qui sait ? Peut-être qu’un jour je reviendrai là, je
repasserai par là. De petites oasis comme autant de
En ce qui concerne l’eau, il y a deux problèmes. Le gouttes d’eau sur ma carte. Des gouttes de pluie sur
premier, c’est en trouver, et le second, c’est ce qui un désert de papier. J’y pense souvent, à ces bouteilles
grouille dedans. On peut régler les deux soucis en qui dorment sous la terre.
mangeant des fruits, des légumes, des œufs d’oiseau,
des champignons, des plantes qui en contiennent
MANGER
tomates, des fanes de dentelle des carottes, de longues
Se nourrir est toujours un moment douloureux. Le feuilles violines de betteraves qui attendaient là depuis
corps n’oublie pas que manger a été un plaisir et une des générations…
joie. La notion de « confort » a changé pour chacun,
et nos muscles peuvent s’étirer comme un chat après Les anciennes serres sont elles aussi toujours des
une nuit de deux heures passée sur une planche, mais trésors. Elles sont encore pleines. Je ne saurais pas
manger quelque chose de fade, de moisi, de mauvais, expliquer pourquoi. Peut-être avons-nous peur d’entrer
on ne s’y fait jamais. dans ces jungles épaisses, cette touffeur qui fait forcé-
ment penser à eux, à leurs nids ? Ou bien est-ce une
La faim est une petite chanson qui colle aux pensées. politesse entre nous, entre survivants, une politesse ja-
Elle revient encore et toujours, et nous avons beau mais écrite, de ne cueillir que notre nourriture du jour
penser à autre chose, faire autre chose, dès que nous et de laisser le reste ? J’aime cette version-là. J’y tiens.
relâchons notre attention, elle revient pour chuchoter
ses notes acides. On peut s’habituer à la faim… un peu. La pêche, le poisson, ça reste de la viande, mais parfois
Ou plutôt on peut s’habituer à l’angoisse liée à la faim, on tuerait pour de la chair blanche, grasse, collante.
l’angoisse de la mort et de la souffrance, mais le désir Parfois, on tue pour ça, point. Les poissons posent le
de manger reste impérieux et obsédant. Il marche avec même problème que l’eau : elle est sale, pleine de pa-
nous, dort avec nous, se réveille avec nous. Personne rasites, de métaux, de jus de cadavres. Les organismes
ne l’apprivoise complètement. Et le pire, c’est que nous sont des filtres, et le poisson pêché en est un. Parfois,
devons manger trop souvent pour pouvoir profiter du je croise des membres de communautés nourries de
moment où l’on se nourrit. La moindre trouvaille est poissons et de coquillages. De loin. Je les croise de
dévorée, mais on sait qu’il faudra retrouver quelque loin. Ils font peur, ils sentent la pourriture. Leur peau
chose très vite, le soir, le lendemain, n’importe : vite. est blafarde, elle cloque et pèle.
Nous mangeons dans la peur. Nous mangeons sans
joie. Nous ne sommes jamais comblés : jamais. Il reste Mais oui, manger, dans les forêts : les baies, les cham-
toujours de la faim, finalement. Même pleins à vomir, pignons, les fruits à coque, les herbes, les feuilles et
nous avons encore faim. les racines, tout ce qui est comestible. Les anciens
champs, dont beaucoup sont devenus des écosystèmes
Les dernières denrées industrielles ont été empaque- complets et quasi autonomes : dedans, on trouve en-
tées au milieu des années 2030. Après, la production core des tubercules et des légumineuses.
s’est arrêtée, l’approvisionnement aussi, et puis… plus 25
rien. Il reste quelques boîtes de conserve, quelques L’hiver, les choses sont différentes. On se fait petit,
aliments secs, des poudres, des produits de longue discret. On pose des pièges à rongeurs, à lapins, pour
conservation, et tout le reste est pourri, infesté, plus toutes les petites bêtes qui elles aussi, tentent de se
mangeable. Tout ce qui pouvait être pillé l’a été, et nourrir. C’est une danse entre charognards : il faut
ce qui a été oublié a disparu, brûlé, été inondé, noyé relever les pièges très vite, avant que le renard ne le
sous la boue. Les commerces de nourriture sont des fasse à sa propre façon. Et pour cette danse, il faut
catacombes. On y trouve toujours des cadavres, ceux sortir de son abri. Mais si on ne mange que ce qu’on
de désespérés ou d’imprudents, ou encore de ceux trouve dans les collets, alors arrivent les carences, les
qui en avaient assez, et qui cherchaient un moyen problèmes de digestion et les baisses d’énergie qui
d’arrêter tout ça. débouchent sur des maladies. Par contre, en hiver,
l’eau n’est plus un problème. Une fois gelée, on peut la
Nos organismes ne sont pas faits pour ne digérer que découper et la ranger en petites briques ou en disques
de la viande. Sans fruits, café, glaces, saucisson, purée : de glace. Par contre, personne ne peut survivre seul
que de la viande. Juste du gibier, encore et encore, à une fièvre et une digestion maladive qui vient après
sans jamais quoi que ce soit pour changer cette odeur trois semaines de repas de fouines, et de rien d’autre.
de cru qu’on a toujours collée à la bouche. On trouve Une fois dehors, une fois le gel tombé, on ne trouve
encore du sel, du miel, de l’huile, de l’alcool, du riz, plus rien, à part quelques champignons fibreux, des
un peu de sucre. Avec le troc, ou en fouillant dans herbes et quelques baies sèches sur leur branche. Les
les placards des maisons, les caves et les coffres des rares légumes sont pourris, rongés, grouillants de pa-
voitures. Je rêve de vert. D’épinards. De poireaux. Je rasites. L’hiver, il faut avoir fait des réserves. Et avoir
rêve de poireaux… ça n’est pas la fin du monde dont un lieu pour les stocker. Et donc, être assez armé pour
nous parlaient les livres et les films. défendre l’endroit contre les bêtes, les gens… et eux.

Tant que le temps est doux, pendant ce qui était l’au-


tomne et le printemps, on trouve encore à manger
sans trop de difficultés. Il faut rester dans les bois, les
champs. Loin des grandes villes et des sites pollués.
Les anciens jardins, aussi. On a toujours des surprises.
Les légumes et les fruits ont continué à pousser. Ils
sont tombés dans la terre déjà bien nourrie. Parfois,
ça crée un fumier qui s’entretient seul, et il suffit de
repousser les hautes herbes pour retrouver un nid de
S E L AV E R
de n’importe quoi, mais non, il faut s’obliger à défaire
On se lave pour deux raisons. L’odeur, et les maladies. ses lacets, examiner sa peau, entre les orteils, savoir
si cette cloque va s’infecter ou si cette petite coupure
Nous nous souvenons tous de notre première fois sans sous le gros orteil va enfin se refermer convenable-
savon, sans eau, la première fois où nous avons marché ment. Le crâne, aussi. Nous avions oublié tout ça, la
dans les bouffées de crasse chaude remontées par le réalité du tissu frottant sur nos corps, irritant, coupant
col de notre blouson. La première fois que notre corps à force. La même couture toujours au même endroit,
a senti ce que sentaient les fous et les vagabonds, jusqu’au saignement : la même paire de chaussures à
avant. L’odeur du corps humain dont on ne s’occupe peine trop petite, qui serre exactement le même ten-
plus, et qui, dans l’ancien monde, était un signe de don, toujours. C’est une sorte de douce torture… qui
danger, de méfiance. L’odeur, c’est très étrange. On s’y finit en plaie. Et une fois la chair ouverte et chaude,
habitue. On ne sent plus la saleté, la puanteur, mais elle attire les parasites. Je suis déjà restée plusieurs
on sent toujours ce qui est une information à traiter : jours dans un refuge, nue, pour qu’une cloque puisse
la sueur qui change de parfum, l’urine plus acide, ou cicatriser, une coupure puisse sécher. L’été est une
plus sucrée. L’odeur du cuir chevelu quand une fièvre bonne saison pour se soigner de cette façon. En hiver,
monte. Le reste… nous nous y sommes tous faits. Mais ou pendant les pluies d’automne, le pus s’y glisse, et
il faut se laver, c’est une nécessité. Quand on est sale, c’est une autre histoire.
on est moins discret. Ils nous suivent, savent qu’on
arrive. J’avais rencontré un voyageur, il y a longtemps… J’allais oublier… Le couteau. Il faut un couteau pour
Nous avions marché plusieurs jours ensemble avant l’hygiène, et juste l’hygiène. Une lame fine. Certains
de nous quitter sans nous dire au revoir ou adieu. Il préfèrent une cuillère taillée, meulée, et trouvent la
parlait beaucoup, surtout la nuit. Il restait assis à côté forme plus pratique, puisqu’il s’agit de racler. Les
du feu et parlait, et je dormais à moitié, mais j’écoutais tiques, les parasites dont on ne connaît pas le nom.
tout de même. Il disait que si nous sentions la merde, Les œufs pondus dans les plaies. Ou les vers, quand
la merde, c’était son mot précis, ça les faisait venir. Il les œufs n’ont pas été retirés assez vite… Les éclosions
racontait qu’ils avaient ça dans le sang, dans ce qui de larves, j’en ai connu quelques-unes, et c’est extrê-
leur sert de sang. Un atavisme de quand ils étaient mement douloureux, d’une. De deux, le cerveau n’est
tout petits, qu’ils grouillaient sous nos maisons, dans pas fait pour voir des choses grouiller dans notre chair
les déjections, les tripes, le compost. Il disait qu’ils vive, voir pointer des petites têtes noires, pointues,
n’y pouvaient rien. Leur évolution les poussait à ça. cherchant la lumière.
26 Comme nous, avant, nous ne pouvions pas nous em-
pêcher de saliver en sentant le parfum du poulet rôti. Une heure par jour : savon, brosse à dents. Si je n’en ai
Il faut se laver. Pour ne pas les faire venir. pas, alors je me contente d’eau très chaude, d’un linge
pour me frotter, d’un morceau de bois à ronger pour
Il faut aussi se laver pour éviter de tomber malade. me laver les dents. Je me rase, aussi. Les aisselles, le
Se laver, c’est se mettre à nu, même quand il fait crâne, les jambes : partout.
trop froid, même quand on n’en a aucune envie. C’est
toucher partout, en tous cas, partout où s’installent Rien ne se soigne seul. Jamais. En cas de grande né-
les parasites, les infections, les champignons. Tous cessité, on trouve encore des médecins. Il faut les payer
les jours, vérifier l’entrejambe, les aisselles, les dents avant l’opération, avant le traitement. Si le patient
et les gencives. En permanence, les mains. Deux fois meurt, le docteur récupère les affaires du mort. Donc
par jour, les pieds. Il y a la tentation de dormir tout oui, on en trouve, des médecins. La morale ? Il faut
habillée, pour pouvoir réagir en cas d’urgence, en cas apprendre à se recoudre, à s’arracher une dent, à se
couper un doigt. Et apprendre à le faire vite.

Nos outils les plus précieux sont nos mains. Et ce


sont elles qui sont en contact avec le pire de ce qui
se trouve autour de nous : eau, terre, viande, métal. Il
faut toujours éviter les contacts mains/bouche, et ne
jamais se toucher le visage, sauf pendant la toilette.
Se laver les mains à l’eau chaude avant de boire, de
manger, de s’occuper d’une plaie. Devenir maniaque.
Paranoïaque. Obsessionnel. Trouver des gants. Les
garder dans son sac comme un trésor, puisque notre
vie, maintenant, c’est fouiller des cadavres, cueillir des
champignons, vider du gibier… tout ça, c’est faisable
sans gants, mais pas pour longtemps. On en trouve
encore beaucoup, sous les éviers des maisons, dans
les stations-service, les stocks de produits d’entretien.
Les gens oublient. Les gens n’y pensent pas. Moi si. Je
regarde mes ongles et je me demande combien d’œufs
de parasite y attendent que je mange ou que je boive.
Les pieds, c’est à peu près aussi délicat. Il faut éviter froid, du vent et des intempéries, c’est ça qui compte,
l’eau. Les marais, les rivières à traverser, les flaques c’est ça qui doit aiguiller le choix. Il faut une entrée,
qui jonchent les routes. Toujours garder ses pieds à une seule, ou bien pouvoir bloquer toutes les autres :
l’abri de l’eau et du froid. Je préfère passer deux se- occulter les fenêtres, barrer les portes. Une seule sortie,
maines à contourner une zone inondée que risquer bloquée pour l’extérieur, mais que toi tu peux manipu-
une gangrène. ler de l’intérieur. Ensuite, s’interdire tout bruit, lueur,

DORMIR
fumée, odeur. Les sites industriels, les stations-service
et les bâtiments complexes sont trop grands, ils pos-
sèdent trop de points d’accès.
J’ai fermé les yeux des milliers de fois. Couchée à
même le sol, sanglée au tronc d’un arbre, sur le toit Les pièges… Ça ne marche jamais. Il faut tellement
d’un immeuble, blottie dans un couloir, dans un coffre de temps et de ressources pour fabriquer un piège, et
de voiture, au fond d’un container ou d’une cuve à il suffit de marcher à côté pour qu’il ne serve à rien.
fuel vide. J’ai dormi n’importe où, ne serait-ce qu’une Pourquoi pas, si on reste longtemps au même endroit.
heure ou deux, et elle est venue me saisir à chaque Une alarme, avec des bouts de verre et de métal ten-
fois. La même angoisse. La même bouffée de panique. dus sur une corde, qui fera du bruit si quelque chose
Pas cette peur infantile de ne jamais se réveiller — approche, ça oui.
mourir dans son sommeil, c’est de loin la plus douce
des options qui restent. Non : la peur de se réveiller. J’ai longtemps cru que dormir dans les arbres c’était
La peur d’ouvrir les yeux juste à temps pour voir ce une bonne idée : les branches protègent du vent et
qui nous dévore. de la pluie : la hauteur, des prédateurs terrestres. Le
matériel se monte sans trop de difficultés. Si on y
Quand je me suis retrouvée seule, j’ai décidé de lutter ajoute un peu de répulsif pour les insectes, et que les
contre le sommeil, de ne m’autoriser que quelques humains oublient encore souvent de regarder en l’air…
minutes de sieste toutes les deux ou trois heures, en On a un point de repli presque parfait. En théorie.
posant mon couteau sur ma jambe, ou en calant une J’ai longtemps cru que les arbres étaient la sécurité.
pierre sur mon épaule pour que le bruit me réveille Et puis un jour, je me suis réveillée avec une meute de
au moindre faux mouvement. Le cerveau reptilien chiens qui attendaient là, assis, tous, autour du tronc.
pense que dormir c’est mourir, et qu’il faut, toujours : En silence parfait.
entendre, voir, pouvoir réagir. Mais notre survie passe
par le repos. Dormir, c’est vital. Les micro-siestes, ça Sans savoir comment en partir, les refuges ne sont que 27
tient un temps, ça recharge les batteries, ça évite le des garde-manger.
délire. Mais après quelques jours, quelques semaines,
la privation et la vigilance extrême consument, et le
corps ne tient pas dans cette tension. Il faut dormir,
un vrai sommeil de brute, vider la tête et les muscles.
J’ai tenu… je ne sais plus. Le temps est différent quand
on ne dort pas. Ça devient un monstre dans lequel on Ma fille a faim.
se noie, et ça se fige chaque jour un peu plus, comme
les insectes pris dans l’ambre. Je pense que ça a duré… Hey !
douze ? Treize jours ? Du sommeil en chutes. Je mar- Dominique.
chais et j’étais tellement épuisée que je me réveillais Dominique !
déjà en train de tomber par terre : des coupures d’un Je te vois. Tu sais que je te VOIS faire semblant de ne pas m’entendre.
bout de seconde, j’ai tenu comme ça, je ne voyais T’oses vraiment essayer de te cacher de moi, pauvre connard ?
plus rien, je pense que mon cerveau avait coupé, qu’il
dormait, lui, qu’il flottait quelque part, et que seul mon
Ma fille a faim, et tu vas bouger ton cul.
corps m’emportait ailleurs, le plus loin possible. Et à Je sais que tu crèves de trouille à te chier dans le froc, Dominique, mais
un moment je suis tombée, vraiment, et j’ai dormi, tu vas aller lui chercher à bouffer. C’est une promesse que je te fais.
vraiment. Je ne sais pas combien de temps non plus. Une vraie. Tu vas y aller. Parce que si t’y vas pas, j’attends la nuit,
Plusieurs jours. Couchée par terre, écrasée sous mon Dominique, j’attends la nuit et je te fais sortir du Cratère aux Lapins,
sac, à la merci de n’importe quoi. Il le fallait. Et je me je t’emmène de force, je te fais passer devant le Panneau, le Panneau
que t’oses jamais dépasser sans moi, le Panneau qui te fait si peur, et je
suis réveillée. J’ai eu beaucoup de chance. Beaucoup.

Il y a un lâcher-prise dans le sommeil. Forcément. t’emmène derrière les collines et je t’y laisse à poil, à chialer comme
Mais sans personne pour monter la garde, il faut bien un veau, à attendre que les choses te bouffent et te déchirent la face
l’accepter. On fait attention au froid, aux prédateurs, jusqu’à l’os pendant que tu hurles.
aux vols, aux changements de météo… Mais au fond, J’en ai rien à foutre, de ta trouille. Tout ce qui m’intéresse c’est la
on n’y peut rien. Dormir est un pari à chaque fois. Rien
qu’une histoire de probabilités. En fin d’après-midi,
faim de ma fille.
trouver un abri. Avant la nuit, parce qu’une fois qu’il Nourris ma fille, Dominique.
fait noir, faut une lumière pour inspecter les lieux, et Sinon
la lumière attire tout ce que tu ne veux justement pas Je
attirer. Maison, cave, garage, tout ce qui protège du Te
Tue
28
LE MON
DE

29
LE MONDE La première fois que j’ai tué quelqu’un avec des clous,
quand j’ai craché sur son cadavre, je veux dire craché

SUR LA ROUTE
de haine, j’ai très bien saisi, d’un coup, ce concept
d’idées monstres qui dorment en attendant d’avoir la
place pour naître.

Je suis restée cachée pendant près de quatre ans…


Quand j’étais petite, j’avais lu un livre. Le pays où l’on
n’arrive jamais. Je n’ai aucun souvenir de ce que l’his- Quand ils sont arrivés, j’étais prête. J’aurais tenté ma
toire racontait. Une fontaine de jouvence, peut-être, chance contre un groupe moins nombreux, il me res-
mais c’est si vague… Il ne me reste que le titre. Le pays tait assez de munitions, mais ils seraient revenus, et
où l’on n’arrive jamais. J’y pense souvent. Parce que moi le bruit des coups de feu en aurait fait venir d’autres.
non plus, aujourd’hui, je n’arrive jamais nulle part. À la seconde où j’ai vu les camions s’engager dans le
virage, j’ai su que c’était fini.
Avant la chute, j’avais lu un livre sur l’Évolution.
C’étaient les dernières années « normales », même si J’ai toujours su que quelqu’un finirait par venir. Ce
tout semblait vibrer en permanence, tout se délitait. n’était qu’une question de temps. Quel que soit l’en-
Je me souviens d’une phrase de ce livre : quand il y droit où on se cache, quelles que soient les précautions
a la possibilité d’un chaos, c’est à ce moment-là que qu’on prenne, il y aura toujours quelqu’un pour venir
l’évolution invente. Je trouvais tout cela si théorique… vous trouver. Et quand cela arrivera, ils seront tou-
sans importance. Mais quand les années « normales » jours plus forts, plus nombreux, mieux armés et plus
se sont finies, ça n’a plus été théorique du tout. Sans déterminés.
villes, sans sociétés, avec les possibilités de chaos créées
par ce vide, tout est devenu fou, énorme. Tout a muté, Quand cela arrivera, il faudra tout laisser derrière soi.
tout est devenu monstre, et surtout tout est devenu
inconnu. Nos esprits aussi sont devenus monstres et J’ai sans doute eu la chance qu’ils viennent à cette
inconnus. Sans quotidien, sans nos factures, sans nos époque. Si j’avais dû partir au plus fort de l’hiver, je
boulots et nos vaisselles, nous avons eu la place de serais certainement morte aujourd’hui. Lorsqu’on se
voir naître des idées que nous ne connaissions pas. retrouve dehors, sans toit, sans objectif, sans pouvoir
mettre d’image sur l’endroit où on dormira le soir, on
30 se sent prise d’une telle angoisse, une telle bouffée de
panique, qu’on serait prête à se coucher sur le sol et à
C’est moi qui ai donné son nom à sa fille. se laisser mourir. Jamais la tentation n’avait été si forte.
L’envie de rentrer chez soi, de retrouver sa maison, son
C’est si curieux, quand on y pense. Il n’en voulait pas, de sa lit, son quotidien. L’espoir fou que la pluie ait balayé
fille, au début, quand on l’a trouvée. Je crois qu’elle lui faisait les cadavres et les rats, et que nos anciennes vies nous
peur. Elle bouge trop, elle mange trop, elle mord trop. Il a peur attendent, soigneusement repassées.
de ce qui exige des choses pour vivre. Et sa fille vit, beaucoup. Cela fait bientôt six ans que j’ai quitté mon premier
Je savais comment je voulais l’appeler. C’est ce dont je suis refuge dans le Tarn, et si je suis encore en vie pour
responsable, entre nous deux. Entre lui et moi, chacun notre part l’écrire, c’est sans doute parce que je n’ai pas cédé
de relation. Moi il m’empêche de mourir, et moi je me souviens ce jour-là…
du nom des choses. Quel que soit la cachette, le lieu, l’endroit, quelles
Je savais le mot, mais je l’avais oublié. C’était le nom de la que soient les précautions prises, il y aura toujours
lune chez les Grecs ou les Romains, un mot qui donnait un goût des camions qui s’engageront dans le virage. Eux,
d’argent et de fer sur la langue, de choses irisées et grises. arrivent toujours.
Elle avait des yeux comme ça, sa fille, froids mais magnifiques,
durs et striés comme de l’acier griffé.
Je pensais à elle comme à « l’autre mot de la lune ».
Ça m’est revenu d’un coup, avec le parfum des années mortes
et du monde disparu et de la boue dans laquelle je glisse, et j’ai
compris pourquoi je ne voulais pas m’en rappeler, de ce mot, s’il
me forçait à me souvenir de tout ça. J’ai crié Sélène ! Elle a
sursauté. Elle était petite, encore, nous ne savions pas encore
tout le reste, ni moi ni son père.
Elle m’a dévisagé avec ses yeux en pierre de lune, et ce que j’ai
lu, dans son regard gris, son regard presque transparent, c’est
à quel point je m’étais trompé, à me croire assez important pour
lui donner un nom.
OÙ ALLER d’autres y ont déjà pensé, d’autres y sont déjà, d’autres
veulent le même sac, etc. Il faut toujours aller là où les
C’est la première question qu’on se pose. La seule qui autres ne vont pas.

L E S É PAV E S
ait vraiment de l’importance, au fond. Où aller ? De quel
côté ? Jusqu’où ? La réponse est toujours un mensonge,
mais on peut faire semblant d’y croire : regarder son
propre cerveau se mentir à lui-même, parce qu’il sait Je ne sais pas combien de personnes sont mortes sur
très bien qu’il n’y a plus de but… mais qu’il ne peut pas la route. Quand les digues ont lâché, les mouvements
survivre sans imaginer un lendemain. Petites devinettes de panique ont fait déferler un torrent de véhicules
de cendre. sur les routes. Ça a paralysé les villes, les péages, les
Il faut trouver de la nourriture, de l’eau, des médica- postes-frontières remontés à la hâte. Maigres barrages
ments. Des gens. Aller chercher du contact. Ce sont contre ces migrations de masse. Ceux qui ne sont pas
les mêmes petits besoins qu’avant, les mêmes obliga- morts prisonniers de leur voiture, de faim, de froid ou
tions, si on y pense. Simplement plus risqués, et moins de maladie, les ont abandonnées pour continuer à pied.
atteignables. Il m’a fallu des mois pour m’habituer au Leur épave s’est ajoutée aux agglomérats métalliques
silence, aux distances, aux rencontres, aux dangers. des accidents, des poids lourds éventrés, de débris de
Nous étions sans codes sociaux, à part quand il fallait ponts. Golems de métal et de ciment, que les déblayages
tirer, bien entendu, mais il a fallu tout réinventer, les successifs n’ont jamais réussi à désarticuler. Les routes
rites, les gestes à partager… Empotés à nous croiser aux sont des cimetières, chair pourrie et acier rouillé.
carrefours des villes, à ne pas savoir si nous devions
baisser les yeux ou se dévisager les autres. On peut marcher des heures sans croiser le moindre
véhicule, puis se retrouver bloqué par un mur de métal
Ce qui fait tenir, c’est l’objectif. Un sac de lentilles, du au détour d’un virage. On peut longer une traîne inter-
sexe, trouver un de leurs nids et le brûler jusqu’aux minable d’épaves, de voitures calcinées, débarrassées
tréfonds, voir l’océan, mourir sur les rochers gris et de leurs roues, visitées et rongées jusqu’aux os par des
salés. Fuir son chien noir. J’ai croisé un homme, comme nuées de pillards, puis trouver un 4x4, un fourgon, un
ça. Avec un masque à gaz, qui fuyait son chien noir. véhicule intact, comme protégé des regards par la vé-
C’était ça, son but. Toujours garder de l’avance sur sa gétation, la poussière et la crasse. On peut passer son
terreur, son animal, son ombre. Je n’ai jamais vu son chemin devant des coffres ouverts, des boîtes à gants
visage. Ni ce chien. vidées, des centaines de carcasses dont le moindre ré-
troviseur a été arraché, sans même avoir besoin de 31
On peut chercher son enfant, aussi. J’ai marché un soir jeter un caillou sur la tôle pour savoir que le réservoir
avec une femme. Nous nous sommes endormies dans est vide : puis tomber sur une trousse de secours, une
nos sacs de couchage, le feu mourait, l’air était tiède. couverture de survie, un pack d’eau minérale ou un
C’était presque une nuit d’avant. Nous nous étions juste jerrican plein.
croisées là, dans l’après-midi, nous avions parlé, bu et
mangé. Festin de fin d’été, et même le bruit des cigales Je me souviens du premier véhicule que j’ai fouillé. Un
ne me faisait pas penser à eux, pour une fois. J’étais en utilitaire blanc, couché sur le côté à l’entrée du chemin
train de m’endormir, et elle a juste dit, pas fort, en secret du Cantonnet. C’était la première fois que je forçais une
entre nous : « Il est mort. Je le sais. Mais ça n’empêche serrure. La première fois que je faisais quelque chose
pas de le chercher, si ? Même ça, ça n’empêche pas. » que la peur des représailles, la culpabilité et la honte
de voler m’auraient interdit de faire quelques semaines
Pour avoir un but, pour se rendre quelque part, il faut plus tôt. Ça m’a pris des heures pour ouvrir la portière.
s’organiser. Il faut penser, s’occuper l’esprit. Combien Des heures pour ouvrir la portière, et presque ma main,
de litres d’eau, comment réparer son sac, quel chemin les deux avec le même couteau de chasse. J’ai raté ma
prendre, à quelles cartes faire confiance, aussi, puisque paume de peu. Alors je suis remontée au chalet, je suis
tout a changé. À l’instant où on part, il ne faut plus redescendue avec une barre de fer et j’ai cassé la vitre.
avoir à gérer que l’imprévu. Ça aussi, ça occupe les J’ai trouvé quoi ? Une paire de lunettes de soleil. Une
pensées. Ça empêche le cerveau de trop se tourner vers carte routière, que j’ai encore. Le reste d’un paquet de
des soucis qu’il ne peut pas régler. cigarettes que j’ai fini par fumer, sans savoir pourquoi,
une nuit où j’avais besoin de croire que j’étais encore
J’aimerais savoir combien de kilomètres j’ai parcourus. vivante, j’imagine.

LES ROUTES
Connaître ce chiffre si grand qu’il ne veut plus rien dire.

Mes cartes sont noires, noires de crayon, si l’on excepte


les lacs trop larges pour les avoir traversés, et les mon- La séduction des routes. J’imagine que les drogués
tagnes trop hautes pour les avoir franchies. Pédaler, avaient cette même pulsion envers ce qui les tuait. Ou
pagayer, marcher, fuir, aller vers. Si on réfléchit bien, il que nous étions une civilisation droguée à la route.
n’y a que deux destinations. Celles où il y a des risques, Ça semble si simple, de rouler, juste rouler, et le pire
et celles où il y a des chances. Quand on cherche un c’est que parfois, ça l’est. Parfois, on trouve une voiture
sac de lentilles, un nid, un chien noir ou une arme, des qui fonctionne, des kilomètres d’asphalte, et il suffit
munitions, un médecin ou des médicaments, il ne faut de rouler, encore rouler, et on oublie si facilement que
jamais aller là où on sait pouvoir les trouver. Parce que la fin est toujours la même : un cimetière de voitures,
une embuscade tendue par des gens morts depuis envisager. J’ai poussé une porte, et j’ai vu deux rangées
longtemps… ou par des gens encore bien vivants. Il y a de lits, chacune contre un mur opposé, et dans chaque
un je-ne-sais-quoi, dans ce ruban d’asphalte qui défile. lit, se trouvait un cadavre encore assez frais pour être
Une sérénité. Un mirage. Une madeleine ? Je ne sais rouge, charnu : tout était déchiré et ouvert, avec une
pas. Quelque chose de libre. Pour un instant, un mo- odeur de viande crue, de viscères et de vieux sang,
ment, ne pas avoir les pieds dans la crasse et la boue. et la porte battante s’est refermée et je suis restée là,
figée, sans vouloir voir, mais sans parvenir à partir,
Les routes séduisent autant qu’elles font peur. et à chaque battement de la porte je voyais un détail,
L’habitude de leur facilité fait mirage. Étrangement, un angle, un œil mat, une main cassée au bout d’un
je les trouve moins dangereuses que le reste. Elles, bras raide dont on voyait l’os. Vingt corps, peut-être
au moins, sont mortes depuis longtemps. Au début, plus. Il n’y a pas que des dangers physiques, dans les
après l’effondrement et le chaos, c’étaient des voies de ruines. Je crois qu’on a gardé le luxe de faire nos pires
mort, des territoires pour lesquels on se battait, des saloperies derrière des murs.
pièges pour lesquels on se tuait. On s’est éventré sur
les routes, on s’y est brûlé vif, on s’y est dévoré. Il y a Derrière les murs, c’est là aussi qu’on cachait nos
encore des charniers. Des fosses, des cages. Des mâts. plus grands trésors. Il y a un côté douloureux à voir
J’ai connu un survivant de ça. Pas une victime. Un des ce qu’on estimait vital, avant. Les papiers, les abon-
assassins qui avaient monté un « mât du printemps », nements, les ordinateurs, les téléphones. Tout notre
ils appelaient ça. Ils clouaient des gens dessus. Par la indispensable, tout ce à quoi il fallait répondre pour
peau, les muscles. Une poignée de muscles comme ne pas se faire réprimander par les gens à l’autre
on soulève un chaton, il avait dit, très exactement dit. bout des papiers, des ordinateurs, des téléphones.
« Ça creuse sous les doigts et c’est là qu’on cloue. » Cathédrales du Grand Rien. Parfois, je les imagine,
C’était étrange de parler avec lui. Regarder dans des ces gens qui n’avaient jamais de visage, mais tant de
yeux qui ont vu ça. Il m’avait tendu une cigarette, et petites responsabilités, je les imagine descendus dans
j’ai essayé de ne pas frôler ses mains, qui avaient pincé les caves de la Banque de France, ou les catacombes,
des muscles et tenu des clous. Il a compris que je ne ou réfugiés dans un réseau de grottes, enfuis et enfouis
voulais pas toucher sa chair. Il a eu l’air triste. Comme là, avec leurs petits yeux plissés, des dossiers serrés
si je l’avais déçu. Comme si moi, je l’avais déçu. contre leur torse, des feuilles qui en tomberaient, qui
s’envoleraient derrière leurs petits trottinements en
Les routes sont devenues mensongères. Avec le temps. bas de contention, et ils formeraient une sorte de nid,
Et le pire qui puisse arriver, c’est de se perdre. Avec de roi des rats, avec un ordinateur au milieu d’eux
32 les cartes d’avant, avec les panneaux arrachés, avec tous, ou le formulaire B.25X, et ils couineraient comme
les points de repère écroulés, on peut errer sans fin. ils le faisaient au téléphone, et ils vivraient là, blancs,
On peut tomber n’importe où. Et marcher, ça épuise aveugles, et étrangement heureux.

SE DÉPLACER
le corps, et avoir été assez stupide pour se perdre, ça
épuise la tête. Le meilleur chemin, il est simple : ni le
plus court ni le moins dangereux. Juste celui qu’on
connaît. Qu’on a dans l’œil, la poche et les chaussures.
Prendre la route sans carte et sans boussole, autant
se bander les yeux et marcher droit devant soi en Tout ça, ce ne sont que des buts, des horizons. On peut
espérant survivre. toujours se promettre un ancien centre commercial, ou

LES RUINES
une église, ou un port, ou ce qu’on veut. Des punaises
sur une carte au mur, comme dans les anciens films
des tueurs en série, avec une petite marque rouge pour
J’aime les ruines. Je ne sais pas pourquoi. Si, sans chaque corps retrouvé. Une fois qu’on sait pourquoi on
doute l’aléatoire. Qu’est-ce qui s’y trouve, qui est-ce marche, et vers où on marche, reste à savoir comment
qui s’y trouve ? On ne sait jamais si on va en sortir on le fait.
vivant, riche, blessé ou le sac empli de nourriture.
J’ai toujours une bouffée de ce goût d’inconnu, avant Aujourd’hui, tout est loin. Je me souviens des vacances
d’approcher de ruines. Au moment du dernier pas. quand j’étais toute petite, la journée en voiture, l’eau
Après… après, c’est l’action et l’avancée, et la confron- qui avait le goût de la gourde et des autres bouches
tation à la réalité. qui avaient bu dedans. La cigarette, l’autoradio dé-
réglé qui passait de grésillements en parasites. Cette
Les ruines sont toujours dangereuses. Ça peut être lenteur-là, cette sensation de ne jamais arriver. Quand
eux, ou des pillards sur lesquels on tombe au mauvais j’étais plus jeune, tout allait vite, et on mangeait un
moment, ou une communauté qui pense qu’on vient vilain sandwich sur une aire d’autoroute. Tout était
la voler, ou bien la structure de béton, de verre ou proche, il n’y avait plus de dépaysement du voyage, du
de bois qui était déjà pourrie et qui bascule soudain, voyage en lui-même, je veux dire. Aujourd’hui, nous
ça peut être des déchets toxiques, ça peut être des avons retrouvé ça. Le voyage est un espace, un lieu.
choses qu’on ne voulait pas voir… Un jour, je suis Une expérience et une coupure. On est seul, pendant
entrée dans un ancien… je ne sais pas exactement ce le voyage. On ne sait strictement rien du territoire. On
que c’était. Je ne suis pas restée longtemps. Un ancien a notre sac, nos poches, et rien d’autre. Enfin, rien
bordel, quelque chose comme ça. Ou un ancien site d’autre… ça n’est pas tout à fait aussi simple.
d’expériences, mais l’idée du bordel est plus simple à
À PIED Si on trouve un VTT ou un VTC, on peut partir sur
À pied, c’est lent. C’est fatigant. C’est lourd. les sentiers, voire sur les sols sauvages, tant qu’on
reste prudent.
Quatre ou cinq kilomètres-heure, et encore. Le moindre
obstacle, la moindre présence pose le souci du détour. Le vélo permet de fuir très rapidement et de semer à
peu près tout ce qui va à pied ou à pattes.
Le temps, la météo, fait souffrir. La pluie épuise et fait Ça reste ce qui se fait de mieux.

E N B AT E A U
tomber malade. Le soleil et la chaleur usent, font perdre
de l’eau, font sentir mauvais, et donc peuvent attirer
ce qu’on ne veut pas attirer. La sueur frotte et peut
causer des cloques, des coupures, des brûlures. Autant Le bateau, c’est reposant, c’est léger, c’est facile.
de portes d’entrée sur l’intérieur du corps.
Pour peu qu’on aille dans le sens du courant, on a pour
Le sac est tout entier sur les épaules, et voyager léger, ainsi dire rien à faire. Je ne parle pas de rapides et de
ça représente tout de même vingt kilos. J’avais lu ça, chutes d’eau, juste d’un courant calme, où se poser
autrefois. Le paquetage des militaires a toujours pesé et voir défiler le paysage. C’est un luxe : que l’énergie
le même poids, dans toutes les cultures, à toutes les ne vienne pas de soi et juste de soi. S’assoir, et que ce
époques. Vingt kilos. Petit corps stupide, incapable de soit le monde qui bouge autour de nous.
vivre sans vingt kilos de matériel. Certes, les vingt ki-
los comptent aussi les armes, mais elles font partie du Sur un bateau, on ne porte rien. En théorie, on peut
matériel de survie, elles aussi. se charger d’autant de bagages qu’on le désire… C’est
donc une excellente solution si on doit déplacer des
À pied, c’est facile. C’est évident. C’est réactif. charges d’un endroit à un autre.

Aucune préparation passés les semelles, les lacets et les J’avais lu Robinson Crusoe, quand j’étais enfant, et je
chaussettes propres, ou à peu près. me souviens de ses dizaines de voyages en radeau,
pour ramener tout ce qu’il pouvait détacher du navire
On sait tous marcher. On sait tous le faire pendant des échoué. L’eau porte, l’eau fait l’effort. On expliquait
heures, personne n’a besoin d’être concentré comme au souvent que les grandes villes étaient toutes à côté de
volant d’une voiture, de faire un effort physique comme l’eau pour des raisons d’hygiène, mais maintenant, je
en maniant des rames. On peut être malade comme un sais qu’on oubliait une autre information : elle permet
chien, délirant de fièvre, et marcher. On peut marcher d’apporter les pierres et le bois de construction, sans 33
même en dormant, je l’ai souvent fait. En automatique. tuer les ouvriers sous la charge.

Un bruit, un indice, une présence, et on a juste à tour- Le bateau c’est facile, parce qu’une fois sur l’eau, ça
ner pour faire un détour. On peut ajuster toutes les glisse sans aide. Ça n’est pas technique, en soi. Il
trajectoires. J’avais fait une promenade à cheval, au- suffit d’une perche pour éloigner la barque, le canoë,
trefois. On nous avait dit : « Si le terrain est compliqué, le radeau, quand il approche trop d’une berge… et
vous laissez faire le cheval. Il sait mieux que vous. » Le c’est presque tout.
nombre de fois où mes pieds ont su mieux que moi. On
se couche, on se prépare à dormir après une journée L’ennui avec le bateau, c’est que tout ça, c’est la
de marche, et on réfléchit, et on se rend compte qu’en théorie.
début d’après-midi, on a fait un détour, pas grand, mais
réel, sans y penser. On se demande quelle information Le gros désavantage du bateau, c’est qu’il est pri-
inconsciente nous a déviés de notre trajectoire. On ne sonnier. De tout. Du temps, du trajet, de l’eau, des
saura jamais, ni ce qu’on a vu ni ce qu’on a évité. problèmes techniques, du moindre imprévu… et que

À V É LO
tu es prisonnier de ton bateau. Si quelqu’un a tendu
une embuscade sur le cours d’eau, et ça arrivera à un
moment ou à un autre, on ne peut pas changer de
À vélo, c’est la voie du milieu. route. On peut toujours accoster et partir à pied, faire
un détour, mais le bateau est perdu, et une grosse part
Il n’y a ni points positifs ni points négatifs au vélo. des affaires qui sont restées dessus… et on ne pourra
C’est une sorte de mélange de tout petits tracas vite pas accoster, parce que la communauté qui aura tendu
réglés. Ça va vite, dix, vingt kilomètres-heure, c’est l’embuscade n’est pas une communauté d’imbéciles,
fluide, relativement peu fatigant, et on peut de toute et qu’une fois qu’on verra le piège, il sera trop tard
façon adapter son effort. Les soucis mécaniques se pour y échapper.
règlent rapidement et bien, avec un matériel simple
et léger. On peut emporter un volume de bagage qui Le bateau ça reste un métier, une compréhension des
devient notable, et l’effort à fournir versus le poids des choses et de l’outil, de l’onde. C’est une technique,
sacs est quand même d’un bon rapport. ou des techniques, plutôt, et si on ne les possède pas,
c’est dangereux. Au mieux, on se noie, et on en parle
Les accidents en vélo sont en général peu graves, et plus. Au pire, on est trempé, on saigne, et toutes les
peu handicapants. On peut continuer à pédaler avec affaires sont au fond de l’eau. Au moindre souci, le
le nez qui saigne ou un genou tout bleu. bateau est un piège mouvant.
À C H E VA L EN ROLLERS
Le cheval ressemble au bateau. Dans le sens où on es- Ça paraît stupide. Mais j’ai croisé une femme qui
saye… une fois. Et parfois, on ne peut plus rien essayer en avait une paire. Elle y tenait tellement fort. Elle a
ensuite, jamais. Nous avons encore tous le fantasme marché avec moi, trois jours. Elle avait retiré ses patins,
du cheval vu dans les films : pas une véritable créature pour qu’on avance au même rythme. Elle faisait un
vivante, à peine un outil qui obéit. Mais monter sur un bruit de maracas quand elle marchait, parce que son
cheval, et déjà, il faut réussir à monter dessus, on sent sac à dos ne contenait presque rien d’autre que des
d’un coup que la bête fait six cents kilos et qu’elle a roues de rechange. Le dernier soir elle les a remis, ses
un cerveau bien à elle. rollers. Elle m’a fait une bise sur la joue, et j’ai cru
sentir un parfum de chewing-gum, fraise ou cerise,
J’avais rencontré une communauté de cavaliers. J’ai un truc chimique et avec tellement de sucre que mon
vite compris que ça ne s’invente pas. Comme le bateau, corps ne le supporterait plus. Elle a filé, comme ça, sur
comme le feu, comme l’acier. On sait comment faire, la route. Elle avait de grandes jambes nues, un short
au creux des mains… ou pas. à peine assez long pour cacher ses fesses, et sa peau
était rouge à cause du soleil qui se couchait comme
Les six cents kilos de masse, on les sent dans l’ombre s’il allait mourir. Elle a fait un tour, je ne sais pas
qui rampe sur soi quand un cavalier avance, on la sent comment ça s’appelle. Si : ça s’appelle un adieu. Elle
dans leurs yeux quand ils savent, charnellement, qu’on a fait un joli tour élégant, vif, pour me dire au revoir.
ne peut pas leur faire mal. Jamais. Avec rien, sauf une Elle est partie comme ça, avec un dernier geste de la
arme à feu. Et encore, j’ai vu des chevaux encaisser des main, et son sac qui faisait sa musique.
balles et continuer. Parce que les chevaux des films,
ils sont gentils, grandes poupées-peluches, mais dans
la vraie vie, si on les attaque, si on s’en prend à eux,
certains se défendent. Certains tuent.

Les cavaliers dont je parlais, ils clouaient des bouts


de fer aux sabots de leurs chevaux. Des shrapnels. Ils
leur faisaient des muselières collées de verre pilé, de
clous, de ronces.
34 Il y a toujours des sortes de présentations, autour des
communautés. Même quand les gens veulent rester
secrets, cachés, il y a des preuves de qui ils sont. Chez
eux cavaliers, il y avait des cadavres écrasés. Enfoncés
dans le sol, profond sur quarante centimètres : le crâne
défoncé, les épaules, les hanches éclatées comme on
éclate un œuf cru dans le poing.

J’étais restée quelques jours chez eux. J’avais parlé


avec un des cavaliers. Il m’avait expliqué que les che-
vaux savent qu’ils sont des proies, qu’ils s’enfuient
quand ils se sentent en danger. Un cheval normal,
ça ne se bat pas. Je lui avais demandé comment ils
avaient fait, alors, pour que les leurs tuent des gens.
Il m’avait répondu : « L’ancienne méthode islandaise.
Avant tout ça, les Islandais, ils étaient connus pour
avoir les chevaux les plus gentils et dociles du monde.
Et leur façon de les obtenir, c’était pas avec du sucre
et des caresses. Dès qu’un poulain se rebellait ou at-
taquait, ils le tuaient et le bouffaient. On fait pareil
avec les nôtres, avec ceux qui fuient ou reculent. Et
on les bouffe devant les autres. »

J’étais tellement sidérée que je n’ai pas pensé à deman-


der pourquoi leurs chevaux ne les attaquaient pas eux.
LES VÉHICULES
Un écosystème, comme je disais. La voiture n’aide pas :
À tout seigneur déchu, tout honneur. la voiture crée de nouveaux besoins.

Les voitures. C’est… c’est un mode de vie. Bien sûr, on Et la voiture a soif. La voiture se blesse. Les voitures
peut en trouver une, rouler un peu, l’abandonner devant sont des princesses au petit pois. On en voit peu, et
un pont effondré. Mais il y a des gens qui fonctionnent, ce sont presque toujours d’anciens modèles, avec peu
qui construisent leur survie autour de leur véhicule. d’électronique. En général on a retiré tout le poids de
Ils tournent sur un petit ensemble de routes, et ils la carrosserie, des tableaux de bord, des enjoliveurs.
s’arrêtent, parfois, pour déblayer un bout d’asphalte et Des caisses en fer qui roulent, nues. On tend des toiles
partir plus loin. La voiture c’est un autre équilibre que de tente, des bâches à la place des portières, pour
le reste. Il faut du matériel, pour une voiture, et il en économiser le poids et donc la consommation. Ce ne
faut beaucoup. La voiture transporte ce dont a besoin la sont plus vraiment des voitures. Je ne sais pas ce que
voiture. Tu ne peux pas réparer un pneu crevé avec un c’est. La possibilité d’un chaos permet l’invention. Ce ne
tournevis, tu ne peux pas remettre de l’huile sans trans- sont plus des voitures. Ce n’est pas encore tout à fait
porter des bidons. La voiture est un écosystème en soi. ce que ça va devenir.

La voiture fait du bruit et prévient qu’on arrive, qu’on


possède. La voiture doit passer par certains endroits
définis, autant de pièges possibles. Il faut donc avoir
assez d’armes pour défendre la voiture dont on dépend
et qu’on veut garder.

35
LES TOTEMS Je suis montée sur l’arbre, et elles sont passées de
chaque côté du tronc, comme le flot d’une rivière.
Je ne supporte pas les chamans. Les mages, les sorcières, Elles marchaient, si nombreuses que la terre vibrait,
toute cette clique de délirants qui jouent du tambour que l’arbre vibrait. Elles puaient. La fourrure humide,
sous la lune. la peau de bête sale en dessous. Elles étaient si nom-
breuses que je sentais même l’odeur de leurs dents
Ils affirment voir ce qui se trouve sous la peau du monde, jaunes, de leurs gencives chaudes, couvertes d’un ver-
mais je n’y crois pas. Personne de sensé ne peut y croire. nis de sang, des lambeaux de chair pris entre leurs
Je sais pourquoi ils disent cela : tout le monde paye crocs.
sa place dans la communauté, tout le monde achète
sa relative sécurité au milieu des autres. Ils n’ont ni Le chaman m’avait parlé de la Horde, autrefois. C’est
force physique ni marchandise précieuse, alors ils se là que j’ai compris que les Dix étaient une réalité. Et
contentent de promettre du rêve et l’impression qu’ils puis ensuite, ces Dix-là, ces totems, comme il disait,
maîtrisent quelque chose. C’est tout. je les ai vus partout.

Ils peuvent toujours parler de termites gros comme Je ne crois toujours pas que les choses aient un esprit.
des voitures, de songes prémonitoires, d’influence sur Je ne crois pas que quelque chose meuve la matière
le temps qu’il va faire, de protections magiques, je n’y selon un dessein quelconque. Mais la logique, le clas-
crois pas, et je n’ai jamais rien vu qui me donne une sement, je le comprends. La façon de lire le monde.
raison de changer d’avis. Le monde se moque bien de
nos volontés et de nos désirs. Les religions sont vides, ce Quand j’ai passé plusieurs jours à avancer vers une
sont des chants illusoires sous un ciel qui n’écoute rien. falaise rouge et que je me suis rendue compte que
ça n’était pas une falaise, mais une termitière gigan-
Je n’en ai rencontré qu’un qui m’a semblé assez sain tesque qui barrait le ciel, oui, j’avoue qu’il y a une
d’esprit. Il parlait des Dix. Il parlait de la toile d’arai- logique à parler de la Ruche pour exposer cette réalité.
gnée qui relie toutes les choses. Il le disait avec des mots L’individualité fondue dans la masse, ce système de
simples, il ne me demandait rien en échange. Alors fonctionnement qui permet de construire une telle
j’ai écouté. Je ne l’ai pas cru, mais j’ai écouté. C’était chose. Et le temps que je comprenne ce que je voyais,
un moment étrange, un moment clef comme il y en a que je m’arrête, le visage levé vers le haut de la ter-
parfois. L’espace d’une soirée et d’une nuit. Et puis nos mitière, les quelques instants qu’il m’a fallu, le sol
36 routes se sont séparées. Je ne l’ai jamais revu. Je me grouillait tellement d’insectes que je m’y suis enfoncée
suis surprise à parler de lui autour de moi, aux veillées, comme dans des sables mouvants. Je suis partie avant
dans les communautés : je pensais à ce qu’il avait dit, d’être engloutie.
parfois, ça grattait dans un coin de ma tête, mais sans
plus. Et puis, un jour, il y a eu les biches. Le Symbiote ? Comment ne pas y penser quand un
sorcier a dévoilé son ventre, recouvert d’une cloque
C’était l’aube. Il y avait un brouillard froid qui donnait translucide dans laquelle grouillaient des vers blancs ?
l’impression de nager. L’air était mouillé comme les « Ils me font rêver et m’offrent les secrets du monde »,
berges d’un étang qui déborde. J’ai entendu un bruit disait-il, et sa langue était noire et son souffle sentait
dans les fougères. C’était une biche. Elle était seule. la mort. Je ne crois pas un instant que ses vers lui
aient offert des songes particuliers. C’était peut-être
Je n’ai rien remarqué, d’abord, mais je me suis rendu l’infection dans son sang, leurs déchets à eux, portés
compte que mon corps écoutait. Avec attention. Parce dans ses veines à lui, qui faisaient pulser une fièvre qui
que la biche avait le museau dans l’herbe, et que ça ne le faisait délirer lentement. Mais il acceptait ses vers,
faisait pas le son d’un animal qui se nourrit. Elle a levé et eux aussi semblaient bien se porter, aussi immonde
la tête, et j’ai vu qu’elle avait des crocs. De petits crocs que soit cette pensée.
aigus, pleins d’échardes, comme des bâtons brisés. Elle
ne mangeait pas d’herbe. Elle dévorait des lapereaux, Les magiciens mentent tous, à eux ou aux autres.
roses et aveugles, et ils hurlaient d’une voix si pâle qu’ils Leur vision du monde n’existe pas. Mais les Dix, les
n’émettaient aucun son. totems, oui. Cela, je peux l’accepter. Logique. Grille
de lecture. Pôles d’attention. Il n’y a aucune sorcellerie
Et j’ai senti la bulle. Là aussi, mon corps l’a devinée derrière les Dix.
avant moi. La bulle de chaleur qui arrivait. Son odeur,
sa densité sur ma peau, et j’ai su. Je n’ai pas réfléchi. Je sentais qu’on me suivait. C’est un sentiment étrange,
Quand le corps informe de ce genre de choses, il ne faut une gêne derrière la nuque. Je l’ai déjà vécu, je sais ce
jamais réfléchir. Une autre biche est sortie des fougères que c’est qu’entendre des pas dans l’écho des siens, un
au moment où je me suis mise en marche. Elle ne m’a grincement dans un escalier d’immeuble éventré, une
pas regardée. J’ai deviné que si je fuyais, si je courais, feuille sèche froissée dans une forêt silencieuse. Cette
elles feraient quelque chose. Quelque chose qui me fois-ci, c’était différent. J’ai mis du temps à comprendre
ferait hurler comme les lapereaux. Alors j’ai marché pourquoi : je ne me sentais pas en danger. Alors j’ai
d’un pas tranquille vers le plus proche et le plus grand fait une boucle en arrière, je suis remontée par le
des arbres. Et les autres biches sont sorties. Elles avaient nord, j’ai rejoint ma piste des jours passés. Je voulais
toutes des crocs. me faire discrète, passer derrière la créature qui me
collait aux pas.
J’ai retrouvé mes campements des nuits passées. De Pierres tombales. Ce-qui-reste-de-nous. Des gisants
petits ronds de cendres, une zone aplatie pour me rou- aux mains rongées.
ler en boule et dormir, un trou vite rebouché où uriner,
déféquer : loin du feu, pour que la chaleur ne fasse Je ne sais pas si les herbes étaient une sorte de drogue
pas monter les odeurs. Quelques os, puisque j’avais ou si ses mots ont suffi pour passer mes défenses, mes
pris au piège de petits rongeurs. Les trous avaient été silences, mes surdités. Tout ce que je ne voulais plus
grattés, ouverts. Les cendres, remuées, et les os avaient entendre, parce que ça fait trop mal. Il a parlé de
disparu. Ça sentait la crasse, cette crasse que seuls les l’Humain et j’ai pleuré, des sanglots secs, des sanglots
humains ont sur la peau. La sueur tournée à l’aigre, et vides. Je n’avais pas besoin d’entendre que tout cela 37
un relent de pisse. J’ai avancé. J’ai fini par le trouver. était passé. Je le sais. Ce goût de perte, je l’avais sur la
Il n’était pas si bien caché. C’était un adapté. Il avait langue en permanence. Il est plus amer que les herbes.
six ans, peut-être sept. C’est toujours difficile à dire
en ce qui les concerne. Il avait de grands yeux verts, L’Humain. Les Dix.
très sombres, presque sans blanc. J’ai monté un petit
feu, j’ai dépouillé un des rats que je gardais pour mon J’ai vu le Bâtisseur. Je m’étais réfugiée dans une grotte.
repas du soir. J’ai fait signe au gamin de me rejoindre, J’étais trempée, j’avais été cueillie par une tempête
s’il avait envie. Il s’est approché lentement. Il a dormi de pluie et de grêle, au point d’entendre mon sac à
auprès du feu. J’ai dormi auprès du feu. Le lendemain, dos goutter sur le sol, se vider comme un tuyau per-
il était parti avec mon sac. Je ne vois pas pourquoi je cé. Je suis restée là, immobile, frigorifiée. Le rocher
ne l’aurais pas vu comme un Parasite. était glacé, l’air, plein d’eau. J’ai fermé les yeux, un
peu, et quand je les ai ouverts à nouveau, en sursaut,
Le chaman, le soir où il m’avait expliqué ses Dix, après avoir dormi debout, la nuit était tombée, très
m’avait proposé de boire une infusion au goût amer. noire, sans lune. Une lueur venait de derrière moi. Je
Il m’avait dit qu’avec, je comprendrais mieux. Je ne l’ai suivie dans les profondeurs de la grotte. C’était
sais pas si ça a été le cas. Mais j’ai entendu différem- une phosphorescence verdâtre, presque piquante. Une
ment, ça oui. J’ai entendu comme avec une lame. Il couleur d’avant, une couleur de feutre d’enfant. J’ai
m’a parlé de moi. On ne se parle plus comme ça, on pris un passage, rampé sur le ventre, et quand j’ai
ne se situe plus par rapport aux autres. On n’a plus relevé la tête, j’ai vu la salle. Elle était très haute,
le luxe d’être intelligent, beau, vif, ou paresseux. On ses parois creusées dans un rocher rouge-brun. Ça
est mort, ou on est vivant. Il n’y a plus rien entre ces sentait la glaise. Et au plafond, j’ai vu les peintures.
deux états. Ça m’a fait mal d’entendre dire qui j’étais. C’étaient elles qui luisaient. Pas grand-chose, mais
Je ne voulais pas le savoir. Je ne voulais pas qu’on me dans un monde sans électricité, la moindre lumière
dise qui j’étais devenue. Être mise face à face avec attire l’attention. On aurait dit Lascaux, Pech Merle,
qui j’étais, réellement, maintenant. J’ai perdu quelque toutes ces cavernes dont on voyait les photos, avant.
chose, cette nuit, avec le goût des herbes amères. Un Couvertes de mammouths, de lionnes, de chevaux.
dernier souvenir de moi. C’est par l’Humain qu’il Là, on ne voyait que des insectes. Ils étaient dessinés
a commencé. Son tout premier des Dix. Il m’a dit à grands coups rageurs, des longues lignes brisées, de
que c’était moi. L’Humain, c’est tout ce qui avait été cette encre presque verte qui brillait faiblement. Des
« nous », tout ce qui rappelait encore ce que la Terre guerres d’insectes. Des insectes tenant des lances dans
avait porté de notre vie commune. Des jalons effacés des pattes griffues. Des insectes en rangées de guerre,
par les pluies marquant nos pas, nos avancées, nos marchant les unes vers les autres. Aux têtes arrachées,
constructions, nos façons de faire. Rester. Fantômes. aux membres déchirés. Gigantesques.
J’ai cherché comment les peintres avaient pu mon- tatouaient ce tapis gris et duveteux. Des pieds et des
ter si haut. Je n’ai trouvé aucune échelle, aucun reste pattes de chien.
d’échafaudage, aucune corde. Je sais que les insectes
ne peignent pas, n’ont pas d’art, n’enterrent pas leurs Je les ai suivies. Elles ne menaient nulle part, elles ne
morts. Je le sais. J’ai envie de le savoir, plus exacte- faisaient que tourner dans une ronde qui s’éloignait des
ment. Parce que ces peintures, si elles étaient leurs ruines avant d’y revenir, puis d’en repartir encore. J’ai
débuts… je veux dire le début de quelque chose, je trouvé une maison effondrée, je suis montée à l’étage,
préfère ne pas y penser. j’y ai installé mon camp. Et puis j’ai sifflé, très haut,
très fort. Je savais qu’ils m’entendraient. J’ai attendu.
Les religions servent à canaliser les terreurs. On ne se
rendait plus compte à quel point la nuit était noire. Les Il y a eu un bruissement. C’étaient eux. Le grand chien-
dents des animaux, pointues. Ça ne rend pas les cultes loup, maigre, pelé, haletant de fièvre. Et elle, toujours
réels, mais ça les explique. Les dieux ne créent pas aussi grande, mais voûtée, les cheveux devant les yeux.
les religions : il n’y a pas de dieux. Ce sont les peurs Elle portait une longue robe sale ouverte sur la poi-
qui créent les religions. Ce sont les gens terrifiés qui trine, et même dans ce vêtement déchiré elle dégageait
créent les religions. Il n’y a rien de plus. quelque chose d’une reine.

Les rituels rassurent. Ils donnent l’impression de J’ai crié, stupidement, « c’est moi ! » Comme si elle se
mettre de l’ordre dans le chaos qui nous entoure. Qui souvenait de moi, comme si ça changeait quelque chose.
nous a toujours entourés. La violence du monde. Sa Comme si nous étions en train de jouer des retrou-
brutalité. Nous sommes si fragiles. vailles, ici, dans un champ de mort. Elle a levé le visage
vers moi, et a dessiné un rond autour de ses orbites.
J’ai vu le Prédateur. Je l’ai vue deux fois, et son visage Elle n’avait plus d’yeux. Juste de la peau blanche et
était différent. Le Prédateur, puis le Charognard. La nacrée, comme brûlée par un produit chimique. Elle
première fois, je me suis arrêtée dans sa communauté. a forcé sa bouche vers le bas, et j’ai compris ce qu’elle
Les communautés, on en sent le parfum dès qu’on y disait : « je ne te vois pas ». Elle a dessiné le même rond
entre. Les relations entre ses membres, une sorte de autour d’une de ses oreilles, a souri, et j’ai compris
touffeur d’angoisse, de sérénité, d’oppression. On ne aussi : « mais je t’entends ». Je me suis demandé si elle
sait rien, mais on devine tout. Elle, elle tenait son avait aussi perdu sa langue, ou sa voix, ou si elle avait
groupe d’une main de fer. Une main tranquille, forte, décidé de se taire, totalement. Je lui ai demandé où
sans violence. Elle était le genre de cheffe qu’on suit étaient les autres. Ses anciens sujets. Elle a dessiné le
jusqu’à la mort parce qu’elle sait nourrir ses gens. rond, encore, mais cette fois, autour de sa bouche. Elle
C’était ça, le parfum de sa communauté. L’obéissance a souri. Ses dents étaient blanches, dures, luisantes. Le
méritée, choisie. Elle se tenait droite, et sur ses pieds chien a souri avec elle, et j’ai compris qu’ils les avaient
38 était couché un chien-loup énorme. Lui aussi avait cette mangés. J’ai saisi mon sac et je me suis enfuie.
présence étrange. Il ne grondait pas, il ne montrait pas
les dents, et pourtant on savait que le moindre geste Le chaman m’avait aussi dit, à la fin de cette nuit-là…
aurait sa réponse. il m’avait parlé des contraires. Que chaque totem a son
opposé. Je n’avais pas voulu l’entendre. Ce qu’il avait
J’étais restée chez eux quelques semaines. Elle et son dit sur l’Humain était si angoissant, si définitif, que je
chien allaient à la chasse. Ils travaillaient aux plan- ne voulais pas qu’il parle de ce qui le détruisait. Ce
tations, elle à cueillir, lui à creuser. Ils réparaient les qui le rongeait. Ce goût-là aussi, je l’ai déjà trop sur la
bâtiments, elle aux outils, lui à tirer sur des planches, langue. Ce goût de vieux fer.
des poutres, auxquelles ont avait noué des cordes pour
qu’il y plante les dents. Ils avaient une force colossale. Pendant longtemps, je n’ai pas voulu voir l’Adapté.
Ils ne semblaient jamais être fatigués. Je ne les ai jamais C’était trop douloureux. Comme si ce simple concept,
vus dormir, se plaindre, hausser la voix ou pousser un finalement, me mettait en danger… j’imagine que oui,
hurlement. Ils étaient à leur place, et leur place était il me mettait en danger. Lâcher-prise. Laisser-faire.
celle du chef. Rien ne tournait autour d’eux, ils ne cher- S’abandonner. Accepter le contraire de ce qu’on est, le
chaient pas l’attention, mais tout s’articulait autour de contraire de sa propre nature. Lui donner une réalité,
leur présence. Ils étaient impressionnants de stabilité. c’est lui permettre d’exister, de gagner, de peut-être
remporter le jeu de la destruction.
J’ai parlé, quelques fois, avec elle. On s’attendait à
des perles de sagesse, à des phrases grouillantes de J’étais sur la côte. C’était la fin d’un voyage. On le
symboles, d’explications sur la vie, mais c’était une sent, ça, même quand on marche sans arrêt. Ce sont
taiseuse. Elle souriait beaucoup, comme pour se moquer des cycles, des passages, des couloirs. On marche, et
de ceux qui doivent communiquer avec leur bouche. on avance. On sait quand on est arrivé. Parfois on
Elle répondait de simples mouvements de sourcils, de s’en rend compte trop tard, ou alors on ne voit pas où
lèvres, de peau soudain tendue sur ses pommettes par on est arrivé. On sait juste qu’on a poussé une porte.
un sourire en coin. Même au milieu de la forêt, sur une falaise, dans un
Sa communauté était belle. bourbier, sous une averse, à baisser la tête comme un
chien battu. On sait qu’on est arrivé. Et puis on repart.
Je suis partie. Et on repart encore.

Et puis je suis revenue. Quand ? Je ne sais plus. Un an J’étais sur la côte. Le ciel était gris, d’un silence de
après, peut-être moins. Je n’ai trouvé que des cendres. pluie sur la mousse. J’entendais mes pas dans le sable,
Il y avait des traces de pieds nus. Des allers-retours qui crissement acide, le petit bruit du verre qu’on dérange.
Et puis j’ai vu la baleine. J’ai su tout de suite que c’en était Et puis ma haine s’est changée en terreur.
une, alors qu’elle n’était encore qu’un point huileux sur Ce que je détestais, chez lui, chez son père, elle le possédait aussi. Ce désir de
l’horizon. Elle était grise elle aussi, échouée. Morte. Lisse brute, cette façon de malaxer la vie sans s’en excuser, d’en extraire les sucs et
sous la pluie qui la caressait sans aucun son. Je me suis le jus et de s’en saouler. Cette façon de n’être jamais vaincu.
arrêtée. J’avais croisé des survivants, quelques jours au-
paravant. Ils m’avaient vendu des cigarettes ignobles, qui
J’ai toujours vécu sur le dos, le ventre à l’air. Un chien rongé par la peur. Mon
piquaient les yeux. Ils m’en avaient fait goûter une, chaude, destin, c’est ça : accepter. Le leur, c’est de vivre. Et ils le savent tous les deux.
douce, presqu’autant qu’un chocolat. J’avais acheté ce qu’ils C’était une station-service. La dernière vraie sortie qu’on ait faite. Après, c’était
proposaient, évidemment. Et les autres étaient une sorte de trop dur, et j’avais trop peur. D’elle, je veux dire. Ensuite, on s’est repliés dans
foin qui raclait la gorge comme une bronchite. Des petits le Cratère aux Lapins, à manger les lapins, à écorcher les lapins, à cuire les
salopards comme on en rencontre trop. J’ai sorti une des lapins. Je ne pouvais plus rien faire d’autre. Rien faire à l’extérieur. Le monde
cigarettes aigres. Je l’ai allumée là, avec difficulté, à cause du était trop violent pour moi. Non : ses interactions à elle, avec le monde, étaient trop
crachin. La fumée a vogué sur le vent, vers les yeux morts violentes. Après, je n’ai jamais pu dépasser le panneau qui dit le nom du village.
de la baleine. Elle y a rampé, s’y est accrochée, comme Elle est allée ouvrir la porte de la station-service. On entendait du bruit, derrière.
si elle voulait rester là, sur ce cadavre gigantesque. Il y a
eu une bourrasque et la fumée a été emportée. L’Adapté,
Ça bougeait, ça grouillait, on ne savait pas ce que c’était. Elle n’a pas hésité. Elle
m’avait dit le chaman. Mon contraire. Le contraire de nous a posé sa main sur la poignée comme une gamine du monde d’avant serait rentrée
tous, de nous-tous-qui-sommes-restés. Rien de ce qui reste, dans sa chambre. Rien de plus. Moi, j’ai eu un geste imbécile : j’ai tenu ma gorge.
tout de ce qui vient. Adapté. La vie, sans nous. L’univers, Un geste de duchesse anglaise dans un roman précieux. Personne ne m’étranglait,
sans nous, nos bruits, nos rires, nos joies, nos étreintes. sauf moi. Sans doute une façon de faire voir mon ventre.
Sans nos cris et notre amour. Nous avons beaucoup plus Elle a poussé la porte. S’est glissée dans la station-service.
souvent crié qu’aimé. Il n’y a pas eu le moindre cri.
Je tenais toujours ma gorge entre mes doigts.
On le sait, quand on arrive au bout du voyage. On le sent. Elle est ressortie. Elle était très calme. Elle a montré son menton avec sa main,
On sait qu’on est arrivé. Nous avons passé la porte. Je ne
sais pas quand. En 2023, en 1999, en 1979, hier. Je ne sais
un geste de camelot qui vend sa poêle qui n’accroche pas, ses pantalons infroissables.
pas. Une baleine, une fumée âcre, et tout finit ici, sous la Il y avait une preuve, dans son geste, une démonstration. Une explication. Et cette
bruine. C’est tout. explication était « Il n’y a plus personne. Maintenant, il n’y a plus personne. »
Elle montrait son menton parce qu’il était couvert de sang. Ça n’était pas le
sien, et sur ses joues, les deux, elle portait deux empreintes de paumes humaines,
posées, nettes.
Je me suis rappelé qu’elle n’avait pas d’arme. Pas de couteau. Et c’était pire
comme ça.
Moi, je la hais. C’est viscéral. Je la hais autant que son père l’aime. Je ne sais
pas pourquoi, exactement. Je ne me souviens pas de mon premier élan de haine. 39
Je me souviens… Je me souviens d’une exploration. Elle était plus grande, elle
marchait, elle savait survivre. On ne faisait presque plus d’explorations : c’était de
plus en plus difficile, de plus en plus dangereux. Les bâtiments étaient trop abîmés,
les objets, détruits, la nourriture, avariée, même celle restée en conserve. On ne
trouvait presque plus rien : des miettes, des déchirures, des choses qu’on n’aurait
pas prises avec nous trois ans auparavant. Maintenant, on ramassait tout, comme
si ces choses pouvaient nous ramener quelque chose, nous rassurer.
Et nous étions dans un ancien hôpital, je m’en souviens. Elle a voulu prendre un
autre couloir, sans prévenir, sans rien dire, et je l’ai vue du coin de l’œil et j’ai
crié : Sélène ! Je voulais qu’elle se retourne, qu’elle me voie, qu’elle reste.
Elle s’est tournée, ça oui. J’ai lu une telle haine dans son regard. Et puis elle
a souri, une grimace qui ressemblait à une vilaine coupure entre ses deux joues,
avec des dents à l’intérieur, des dents aiguës, des dents qui ne m’aimaient pas non
plus. Il y avait un téléphone fixé sur le mur. Elle l’a décroché. Elle a collé le
combiné contre sa joue, et elle a parlé.
Elle n’a jamais parlé. Sauf là.
Elle disait du charabia, du rien, quelque chose qui ressemblait vaguement à un
langage. Elle parlait bas, sa voix était ridicule, haut perchée, pleine d’angoisse et
de panique. J’ai mis un moment à comprendre qu’elle m’imitait. Et puis elle s’est
mise à hausser le ton. Elle s’est mise à répéter Sélène, Sélène, et chaque fois
qu’elle prononçait son nom, elle le disait plus fort, elle le criait plus fort, plus
pointu, avec une de ces voix qu’on entend dans les cauchemars, et c’est devenu
suraigu, acide, et c’était toujours son nom à elle, et elle a fini par pousser un
Sélèèèène ! en hurlement strident dans le combiné. Elle a lâché l’appareil, et
elle a fait semblant de pleurer. Des larmes silencieuses, et je les ai reconnues
aussi : c’était celles que je pleurais quand je pensais qu’elle dormait, pour qu’elle
ne m’entende pas. Elle avait posé les mains sur ses yeux, et au travers de ses
doigts écartés, elle me regardait sans aucune émotion.
Là, là je l’ai haïe. Viscéralement.
Mais ça n’était pas la première fois.
Vraiment pas.
Journal de bo rd,
camping-cardejaSuendea, n.

RUMEURS
été 45, nord
? On raconte même que la région abrite des endroits
décalés. Pas juste avec la géographie, mais avec le
temps. Des futaies prisonnières du froid, qui laissent
échapper des renards au pelage de neige, en plein mois
7 MARS 2047 d’août. Ou encore des arbres à la frondaison éter-
nelle, se renouvelant perpétuellement et de manière
chaotique. Au sein de ces anomalies, le temps semble
De retour. Enfin. Dans un pays que je ne reconnais comme figé, captif et indifférent au passage des jours.
plus. La plaine d’Alsace, autrefois familière, s’étale Elles sont pour l’instant localisées, mais semblent se
devant moi. Je profite de ces quelques heures de ré- multiplier à une vitesse affolante. Personne ne peut
pit pour reprendre la plume et poursuivre le récit de dire à quoi ressemblera l’Alsace de demain et — au
ces derniers mois. Notre expédition en Allemagne rythme auquel se dérègle la nature — je doute qu’il
ne s’est pas déroulée comme prévu. Bien que nous y ait encore beaucoup de monde pour témoigner de
ayons atteint notre but, je rentre seul, ce qui risque de ce changement…
déplaire à mon commanditaire. Il va falloir justifier
le retard, les morts et la perte de matériel. Enfin, si je
rentre un jour… 13 MARS 2047
J’ai établi mon campement aux abords du Bollenberg.
Tout ici semble différent, nouveau. Le paysage change Les Ardennes, elles, ne changent pas. Toujours le
à une vitesse inquiétante et je peine à me repérer. Je même paysage crayeux et triste. Même avant la fin
couvre mes vieilles cartes d’annotations tant l’Alsace du monde, elles étaient déjà une terre désolée.
toute entière semble soumise à d’étranges phénomènes
climatiques et environnementaux. Sans compter que Vous ne trouverez aucune communauté en surface
depuis la frontière, enfin, le passage du Rhin, ma bous- — ne vous en étonnez pas. Lorsque vous traversez le
sole a perdu le nord magnétique. département, imaginez-vous marcher sur un gigan-
tesque gruyère, percé de galeries enfouies à plusieurs
L’Alsace présentait autrefois un paysage homogène. dizaines de mètres. La région a une longue histoire
Quelques reliefs çà et là, mais la plaine et la verdure avec l’extraction des sols et notamment de l’ardoise.
40 dominaient. Pourtant, en l’espace de quelques années, Quand les choses ont commencé à dégénérer, beau-
de nouveaux biotopes ont émergé et la région s’est coup d’Ardennais ont réhabilité et investi les anciennes
peu à peu transformée en une sorte de patchwork mines, désertant une fois pour toutes la surface. Je pré-
excentrique et coloré d’essences d’arbres, d’espèces fère ne pas imaginer les conditions de vie là-dessous,
et de sols différents… mais apparemment, des villes se seraient développées
sous terre, comptabilisant des centaines, voire des
Le paysage se recompose sans cesse et aligne indiffé- milliers d’individus.
remment les décors sans queue ni tête. Des forêts de
résineux envahissantes et subitement sorties de terre Je n’ai jamais vu quiconque emprunter les descende-
voisinent aujourd’hui avec le maquis et, plus au nord, ries — c’est comme ça qu’on appelle les ascenseurs
de minuscules toundras ont fait leur apparition. Les nichés sous les chevalements, les immenses structures
roches du Petit Ballon, à quelques kilomètres de ma métalliques qui surplombent les anciens puits de mine.
position, s’écaillent comme une vieille peau. Vous mar- Avant, on les empruntait pour descendre les mineurs
chez au milieu des bruyères, enveloppé par les zygènes ou les chevaux dans les profondeurs. Maintenant,
et la minute d’après, vous vous embourbez à mi-cuisse tout est fait pour vous en tenir à l’écart. Les gars du
dans une tourbière. Tout l’écosystème est chamboulé, coin n’ont pas fait les choses à moitié : trois ou quatre
comme si la nature s’était emmêlée les pinceaux et plantons en défendent constamment l’entrée, à vous
avait recraché des biomes sans cohérence ni justifica- souhaiter la bienvenue avec une volée de plomb. Tout
tion. Impossible de s’y retrouver, de quoi devenir fou, autour, le périmètre est tapissé de leurs maudits « ver-
et les locaux vident peu à peu les lieux, incapables de doux », des chutes d’ardoise. Même de nuit, impossible
s’acclimater assez vite aux changements de climat, de de s’en approcher sans faire un boucan monstre. Une
température ou de faune. Ceux qui restent… changent. fois le projecteur braqué sur vous, mieux vaut courir
vite…
Comme les animaux. Ces nouveaux habitats ac-
cueillent toujours la faune et la flore régionales, mais Les factionnaires perchés sur les chevalements pré-
elles fraient aujourd’hui avec des invités inattendus, tendent garder l’entrée des mines et assurer la sécurité
« déracinés ». Les genettes, jusqu’alors cantonnées à des populations cachées sous terre. Ils ne quittent
l’ouest de la France, ont envahi le Sundgau et se gavent jamais leur poste, malgré les bêtes qui s’aventurent
de coléoptères tropicaux. Des vols de choucas ruinent un peu trop près ou les intempéries — et Dieu sait
les récoltes et condamnent des familles établies de- qu’il fait moche dans les Ardennes. Les « gardiens » de
puis des décennies à l’exil. Et toujours des hardes de la civilisation. Le « bouclier » de l’humanité. De vrais
sangliers qui descendent sur les dernières commu- héros en somme.
nautés humaines.
Ça va, Dominique ? Ça va comme tu veux ?
Tu chies bien sur elle, sur ma fille ? T’es tranquille, là ?
Tu penses que je vais pas te faire payer ? Tu penses que
Sauf que c’est des foutaises. Y a quelques années de je vais laisser passer ça ?
ça, au terme d’un voyage mouvementé et de quelques Tu crois que je t’entends pas penser, Dominique ?
« divergences » avec mes associés d’alors — qui sont Je sais qu’elle est pas comme nous, je sais qu’elle est différente.
devenus des résidents permanents des Ardennes, si Et j’en ai strictement rien à foutre. J’ai pas peur d’elle, moi. J’ai
vous voyez ce que je veux dire — je me suis risqué
à tenter l’impossible. Au bout de quelques heures et jamais eu peur d’elle.
malgré une vilaine plaie, je suis tombé sur un de ces La première fois que j’ai compris, vraiment, tu te souviens ? T’étais
chevalements. Abandonné pour le coup. Personne là, Dominique. Bien sûr que t’étais là. C’était l’aube, l’heure que je
dans le mirador, pas un garde à l’horizon. Alors j’ai déteste, parce qu’il fait toujours trop froid, parce qu’il fait toujours
tenté ma chance et essayé d’activer la descenderie.
Le mécanisme était passablement rouillé et quelqu’un trop gris. Je l’avais entendue rire, Dominique, alors qu’elle ne rit
avait pris soin de briser les rouages. Pas mieux du côté jamais. On a jamais su la faire rire, ni toi ni moi. Pas une fois.
de l’imposante trappe qui menait vers les profondeurs : Et je suis sorti pour la voir, pour piger pourquoi elle riait comme ça.
condamnée elle aussi, sous des tonnes de gravats et de
rebuts de métal. Pas pour en protéger les occupants.
Elle riait pour elle-même. Elle dansait dehors, toute nue, maigre et
Non. Pour interdire toute sortie. sale. Elle dansait, elle s’était toute entourée de toiles d’araignée : le
torse, les bras, les jambes, et elle tendait ses mains vers la lumière
Je ne sais pas ce qui vit sous les Ardennes, mais je sais trop grise comme si elle avait pu s’envoler. Les toiles lui faisaient
que je suis reconnaissant. Envers les types postés en
haut des chevalements, qui bravent le froid et la mort des ailes splendides, Dominique, tu t’en souviens ? Tu t’en souviens
pour s’assurer que ce qui prospère là-dessous y reste… autant que moi. Ma fille avait des ailes couleur d’argent, ma fille
voulait voler, et j’aurais déchiré toutes les aubes pour qu’elle
18 MARS 2047 le fasse.

L’apocalypse a enfanté son lot d’illuminés. J’ignore


pourquoi, mais de ce que j’ai vu, la France héberge une
bonne partie de la population mondiale des siphonnés les villes des environs ont disparu mais cette aiguille
du bulbe. La plupart ont bazardé leurs jouets high-tech de pierre est toujours là, elle. Les chamans s’y rendent
et adopté un mode de vie radical limite chamanisme souvent et l’ont surnommé « la pierre qui rêve », rapport 41
pour se « reconnecter à la terre », comprendre bouf- à une vieille légende de la région. Ils affirment être
fer des racines, se balader pieds nus et s’émerveiller pris de visions lorsqu’ils s’y rendent. Des images de
devant les arbres en fleurs. Ils pullulent dans les fo- la civilisation d’avant, des « flashs » d’autres lieux, je
rêts ou certains sites « sanctifiés », et se livrent à des cite, « connectés à la pierre », ou encore d’événements
« rituels » — le genre qui mêle opiacés et danses nus à venir. Ce que j’en pense… je veux bien jouer le jeu
autour du feu. La plupart sont inoffensifs mais mieux contre un bol de soupe et des nouvelles fraîches.
vaut se méfier. Leur « loi sacrée de l’hospitalité » leur
impose de vous accueillir, mais aussi de « briser les
chaînes qui vous relient au passé ». Et tant pis pour 21 MARS 2047
vous s’ils considèrent votre lampe torche comme bien
trop technologique et qu’ils vous en dépouillent quand
vous dormez. Après, ils restent utiles : la plupart sont Pas causants, les amoureux de la nature. Et étrange-
nomades et récoltent en chemin pas mal d’informa- ment peu nombreux. J’en ai croisé quelques-uns le
tions. Après ma petite escapade outre-Rhin, je compte long de la Marne, la peau sur les os et la mine fermée.
me mettre à jour au Menhir de la Haute-Borne. Toutes La discussion a tourné court. Ils ne sont visiblement
plus les bienvenus dans leurs forêts et l’hiver a été
rude pour eux. Pas juste la disette ou le froid : quelque
chose d’autre. Ils l’ont évoquée à demi-mot et, sans la
désigner explicitement, mais j’ai bien compris qu’ils
parlaient de l’Église du Renouveau. Ces salopards
gagnent chaque jour du terrain et s’en prennent à tous
ceux qu’ils croisent. Cette annonce me pousse à réviser
mon itinéraire. Je dois me résigner à longer Sens, et
Dieu sait que ça ne m’enchante pas.

La ville se traîne une sale réputation au point que


personne n’y met jamais plus les pieds, selon une sorte
d’accord tacite. Même les pillards refusent d’y entrer
— pour vous dire à quel point c’est du sérieux — et
tous les voyageurs prennent soin de la contourner
v é e a u même pour éviter les ennuis.
retro u ès,
Je l’ai ouze ans apr
d
endroit, n t intacte
...
quas im e
D’aucuns affirment que la ville est hantée et toujours gens du coin ont toujours entretenu un fort sentiment
peuplée des spectres de ses habitants. La vérité… d’unité et ils ont tenu à partir ensemble. Une ville en-
Enfin, la vérité. Bref. Tout le monde n’a pas accueilli tière qui choisit de disparaître du jour au lendemain,
la fin du monde de la même manière. Il y a eu des ça a de quoi susciter le respect. Ou alors un groupe
soulèvements, des utopies à la mords-moi-le-nœud, de fous a incendié la ville en s’assurant de faire un
des émeutes, des massacres et que sais-je encore… à maximum de victimes. Ou alors ils ont simulé leur
l’époque, c’est surtout la colère qui dominait. Contre suicide pour écarter les fouineurs.
les gouvernements, contre la mondialisation, contre
l’étranger, contre n’importe quel bouc émissaire et Bref, Sens est toujours là, piquée dans le plateau du
enfin, contre nous-mêmes. La plupart des grandes Gâtinais, avec sa belle cathédrale visible depuis les
villes se sont transformées en poudrières, où on a hauteurs. Roussie, délabrée, mais toujours là. Sauf
dressé des barricades et trainé certains hors de leur que personne n’y fout les pieds. Ne vous méprenez
lit en plein milieu de la rue pour leur coller une balle, pas, il n’y a rien de noble là-dedans. Pas de « code des
sous prétexte que c’était « la révolution ». Mais ça n’a voleurs » qui interdirait de se hasarder dans les rues dé-
pas été partout comme ça. Certains se sont résignés, sertes et de piller l’endroit. D’autant que les sous-sols
ont regardé la réalité en face, évalué leurs chances de doivent regorger de butin, entreposé tranquillement
survie — et surtout l’intérêt de survivre — et agi en et attendant un nouveau propriétaire. L’endroit est
conséquence. Collectivement. Pas comme une masse juste... maudit. Les plus superstitieux vous parleront
grouillante et beuglante. Non. Comme une ville. Une de fantômes et des « flammes de Sens », une sorte de
ville tout entière. délire fiévreux qui saisit ceux qui s’approchent trop
près des limites de la ville… en tout cas, je ne connais
Personne ne sait vraiment comment ça s’est passé. personne qui y soit allé pour vérifier. Par contre, ce
L’histoire s’est un peu perdue au fil des ans et c’est que moi je vois, c’est une ville étrangement silencieuse :
devenu difficile de démêler le vrai du faux. En tout pas un piaf qui chante ou un animal qui remue. La
cas, les gens du cru ont fermé les portes de la ville et forêt d’Othe, juste à côté, a été désertée par tout ce
tenu conseil. Et puis, face à l’ampleur du cataclysme, qui pouvait décamper. La faune a cherché à mettre le
à la dissolution des gouvernements, à la famine et plus distance possible entre elle et la ville depuis bien
à la résurgence — bien brutale — de la nature hu- longtemps. Y a un truc par ici qui énerve les bêtes,
maine, dans tout ce qu’elle a de bestial et d’ignoble, même les nouveaux modèles les plus étranges, alors
ils ont pris une décision — la seule décision possible. personne ne s’aventure dans le coin. Pas de caravane,
42 Tous ensemble, après une dernière soirée à vider les pas de nomades. Personne.
réserves et à regarder le monde crever, ils se sont
dit bonne nuit, se sont serré la pogne et sont rentrés Vous comprendrez donc ma réticence. Pourtant avec
heureux dans leurs pénates. Puis ils y ont foutu le feu. les barjos du Renouveau dans les parages, je préfère
tenter ma chance vers Sens. Je vais suivre la Brie et
Toute la ville est partie en fumée. On se dit bien longer vers le sud — de quoi maintenir quelques ki-
que quelques-uns ont dû quitter le navire avant le feu lomètres entre la ville et moi.
d’artifice, mais les rumeurs prétendent que non. Les
27 MARS 2047 Ça fait trois ans que la Côte de Nuits a gagné. Si on
veut. Il y a toujours de l’activité par là-bas, mais les
étrangers ne sont plus les bienvenus. Les rares signaux
Avec les conserves glanées dans les décombres de radio ont été coupés et le vin n’irrigue plus les terri-
La Bastide, je devrais pouvoir gagner la Nièvre sans toires limitrophes. De jour, on peut toujours apercevoir
m’attarder dans le secteur. Je vais devoir louvoyer à les habitants sur les coteaux, occupés aux vendanges
l’orée de la forêt du Morvan sans trop me faire voir ou au labour des terres. Mais leur silhouette n’a plus
des plaines et coteaux alentour. Il y a quelques années rien d’humain et on raconte de sinistres histoires au
encore, les voyageurs pouvaient faire une étape dans sujet de ces vignerons aux corps difformes et dont le
le vignoble de la Côte d’Or et souffler quelques jours nombre va croissant. L’insecticide a peut-être sauvé
avant de reprendre la route. Cette période est révolue. les vignes, mais à quel prix…

Remontez aussi loin que vous le voulez, il y a une


constante dans l’histoire de l’humanité : là où on 8 AVRIL 2047
peut produire du vin, il y aura toujours des hommes.
L’humanité et la vigne partagent une histoire commune
que même la fin du monde n’a pas su interrompre. Je m’approche de l’ancienne forêt domaniale des
Quand les villes ont été abandonnées au profit des Bertranges et suspends donc pour quelques jours la
communautés rurales, les vignobles ont fédéré un pa- rédaction de ce journal. N’y voyez là aucun caprice,
quet de monde. L’alcool a toujours rendu la vie plus mais votre humble serviteur doit se plier aux coutumes
supportable, alors imaginez quand tout part à vau- de la région.
l’eau. Et puis, quand vous savez exploiter la terre et
le vignoble, vous êtes les maîtres du monde. Alcool, Ce monde est devenu étrange — pas que l’ancien
moût, fruit, marc — de quoi vivre. Le vignoble, c’est l’était moins, mais disons à sa manière. La nature a
la vie. repris ses droits et l’humanité a reculé, petit à petit,
jusqu’à s’incliner complètement. Il y a certaines choses
Et forcément, ça fait des envieux. Pas toujours ceux qui échappent à notre compréhension et la forêt des
qu’on croit en réalité. Outre les tensions entre commu- Bertranges en fait partie. Si vous n’y avez jamais mis
nautés voisines, une telle concentration de population les pieds, figurez-vous une armée infinie de chênes au
et de ressources attire l’attention. La vermine, infinie feuillage dense, répartie sur des milliers d’hectares et
et insatiable. La Côte de Nuits en a fait les frais et ne formant un dédale impénétrable. Et je ne donne pas 43
s’en est jamais totalement relevée. dans le lyrisme en disant ça. C’est vraiment un dédale
impénétrable.
Ça a commencé petit. Quelques nuées de cochenilles
floconneuses qui se sont installées vers Marsannay : L’homme a jadis exploité ces bois. Bertranges était
en quelques mois, la vigne s’est parée d’un tapis de une chênaie centenaire et on y trouvait même du fer
moisissure et les ceps ont pourri. Les vignerons ont en abondance. Et puis, les années passant, la forêt a
réussi à les repousser, mais la machine était lancée. chassé les hommes et s’est transformée en une cita-
Les sphinx ont rapidement fait leur apparition. Pas les delle verdoyante et inviolable. Vous pouvez partir à
spécimens d’antan qui tenaient dans la paume, mais l’assaut de ce labyrinthe bardé de cartes, de boussoles
leurs homologues apocalyptiques qui font le double et autres instruments de navigation, rien n’y fait. Tôt
de votre poing. Des nuages entiers ont émergé des ou tard, vous finirez par vous perdre et la forêt vous
forêts et se sont rués sur la vigne et parfois même sur engloutira. Croyez-moi, ça fait vingt ans que je bour-
les gens. Malgré leur dévouement, les viticulteurs ont lingue à droite à gauche, seul ou en compagnie de
dû céder du terrain, encore et encore. Ils ont brûlé les vétérans, d’hommes et de femmes habitués à vivre à
terres, déraciné ce qui pouvait l’être, mais rien n’y a la dure, je n’ai jamais vu un truc pareil. Vous aurez
fait. C’était une lutte perdue d’avance. beau baliser l’endroit, marquer les troncs sur votre
passage ou quadriller secteur par secteur, vous finirez
Abandonner la vigne, c’était se résoudre à mourir. par retomber sur vos traces. C’est inévitable. Comme
Alors les cultivateurs ont mis de côté les dissensions si la forêt était vivante et qu’elle dictait ses lois.
et ont lancé des raids sur les départements voisins,
en quête d’une solution. Ils l’ont trouvée en Saône-et- Une fois que vous aurez intégré cette règle, que vous
Loire, sur un ancien site de fabrication de produits aurez assimilé l’idée — insoutenable pour les humains
phytosanitaires, partiellement dynamité par les Gaïens. — que ce domaine n’est pas le nôtre, que nous n’y
Des cuves remplies de pesticide. Le genre salement sommes et n’y resterons que des invités, vous pourrez
dangereux et interdit par toutes les autorités sanitaires espérer traverser la forêt des Bertranges.
de l’ancien monde. Les locaux ont ramené leur trésor
de guerre et en ont aspergé le vignoble, dans l’espoir Au nord de la forêt, on trouve la ruine d’un ancien châ-
de crever la vermine une fois pour toutes. Ça a marché. teau. L’endroit a été abandonné il y a bien longtemps
Les papillons ont canné dans la nuit et les vignes ont mais, en suivant le chemin qui serpente vers les bois,
survécu. Mais les locaux en sont ressortis changés… vous trouverez un puits étrangement bien conservé.
Déposez-y une offrande — pierre, nourriture, pièce,
tout ce qui vous passe sous la main, peu importe — 13 AVRIL 2047
puis bandez-vous les yeux, et attendez. C’est à cette
seule condition que l’on viendra vous chercher.
Pas mécontent de retrouver les lumières de la civi-
Vous allez m’accuser d’être un fou ou un bonimenteur, lisation — du moins, ce qu’il en reste. Je suis plus
de pactiser avec les coupe-jarrets du coin pour dé- à l’aise en extérieur, mais je ne crache jamais sur la
trousser les honnêtes voyageurs et toucher ma part… et perspective d’une nuit passée dans un vrai lit et d’une
j’aimerais tant vous donner raison. Mais il y a quelque douche chaude. D’ici quelques heures, j’aurai atteint
chose de différent, de fondamentalement étranger à le Colosse et retrouvé mon mécène.
notre compréhension, qui vit en ces lieux. Ni humain,
ni animal, quelque chose d’autre. Je ne sais pas. Ça Je ne m’étendrai pas sur l’histoire tumultueuse et les
viendra vous chercher, vous prendra par la main et, dernières heures de la région lyonnaise. Pas franche-
dans le plus grand des calmes, vous conduira à tra- ment envie de ressasser de mauvais souvenirs. Toujours
vers bois, de l’autre côté de la forêt, en sillonnant est-il qu’une partie de la ville a survécu et s’est re-
entre les chênes endormis et les bêtes qui peuplent tranchée dans le port Édouard-Herriot. C’est difficile
les Bertranges. Je n’ai jamais osé retirer mon bandeau à imaginer tant l’endroit a changé, d’autant que les
ou adresser la parole à mon guide — je n’ai entendu natifs ressassent avec nostalgie le temps d’« avant les
que sa respiration, lourde et profonde, derrière mon crues ». Le Rhône et la Saône sont sortis de leur lit
épaule, plusieurs heures durant, et ça m’a suffi. et ont emporté une bonne partie de l’agglomération.
Les quartiers hauts ont réussi à garder les pieds au
Demain, au soir, ce sera ma quatrième traversée de sec mais avec l’instauration de leur « Gouvernement de
la forêt et je sais, au fond de moi, qu’à la fin de la demain », ce qui n’était pas inondé a vite fini brûlé…
journée, j’attendrai longtemps avant de retirer mon enfin, vous connaissez l’histoire.
bandeau. Parce que je ressortirai plein de doute et de
terreur. Mais je ressortirai entier et vivant. De plus en Les rares survivants ont gagné l’ancien port fluvial et
plus de forêts de France vivent désormais sous leurs l’ont transformé en une forteresse de bois, de tôle et
propres lois et nous n’avons plus d’autre choix que de d’acier. Ils se sont servis des épaves qui mouillaient
nous y soumettre. encore à Lyon pour sécuriser l’endroit, puis les ont
éventrées avant de réaménager l’intérieur pour dres-
ser de hautes murailles. C’est comme ça qu’est née
44 l’Enclave — même si tout le monde la surnomme « Le
Colosse ». Au fil des mois, les survivants ont recueilli des
voyageurs isolés — fuyant les calamités en Italie ou les
persécutions en Suisse — et leur ont offert un toit et une
nouvelle vie. Les lourds conteneurs ont été déchargés

sous
Tu te souviens, Dominique, quand on l’a trouvée ? Planquée
les feuilles, dans un berceau trop petit pour elle.
it
On savait pas quoi faire. On voulait pas la prendre. On voula
faire
pas la laisser. Tu te souviens des dents ? Toi tu voulais
s et les
l’humain, faire comme dans les films et les conte
lui
histoires d’avant. Tu voulais qu’on se charge d’elle, qu’on
pas. Je
trouve à bouffer, qu’on lui file un nom. Moi je voulais
ce
voulais qu’on récupère ce qu’on était venus chercher, et
qu’on était venus chercher, c’était pas un bébé.
,
On est tombés d’accord sur les dents. « Si elle a des dents
on la prend. Si elle en a pas, on la laisse. »
avec
C’est toi qui lui as ouvert la bouche, et elle te regardait
tellement de colère. Tellement de colère.
Toi
Elle avait des dents. J’ai été soulagé et déçu à la fois.
aussi, Dominique.
Des
Elle avait quatre dents. Des quenottes, tu as dit.
quenottes.
Ce que tu peux être con.
et sont venus renforcer les défenses, déjà impression- 22 AVRIL 2047
nantes, du port. La vie s’y est développée et a prospéré,
loin de la misère et du souvenir. Aujourd’hui, l’Enclave
compte quelque deux mille âmes et a tout d’une ville Depuis que je l’ai sorti de la forêt de Taillard et que je
en miniature. Quartier commerçant, hôpital de fortune, lui ai expliqué qu’il n’était pas responsable de ce qui
milice locale et stratification sociale — l’homme qui me était arrivé à son groupe, Tristan me suit comme si
paie s’est établi dans les niveaux supérieurs du Colosse. j’étais le messie. Peut-être pas tout à fait mais bon, il
Tout en haut des niveaux supérieurs, si vous voyez ce me fait confiance. Pauvre gosse. J’ai pris de le conduire
que je veux dire. en lieu sûr — si une telle chose existe encore de nos
jours… La première semaine de marche fut de peu de
Les frais d’entrée peuvent en rebuter plus d’un, mais mots, mais il se déride peu à peu. Plus il m’en raconte,
l’Enclave vaut le détour. Si vous souhaitez acheter, plus je me dis qu’il a de la chance d’être encore en vie.
vendre ou troquer, voire même prendre un nouveau Je me suis gardé de lui parler des fanatiques qui ont
départ, c’est l’endroit rêvé. On y pose assez peu de envahi l’Ardèche et, peut-être déjà, les départements
questions, du moment que vous ne faites pas de vagues. voisins. À quoi bon l’inquiéter outre mesure ?

[…] Les gens sont sur les nerfs. Plus qu’à l’accoutumée. Nous nous trouvons désormais à quelques heures de
Les puisatiers ont été déployés et on craint visiblement l’entrée de la chaîne des Puys, rebaptisée le « défilé du
une attaque. Pour ceux qui n’ont jamais mis les pieds vide » par les locaux. Enfin, ceux d’avant. Autrefois, il
à l’Enclave, les puisatiers forment la milice du cru. Ils y avait du monde, mais dix ans ont suffi pour qu’on
sont montés sur des sortes d’échasses et patrouillent n’y trouve plus âme qui vive.
constamment dans les environs de la citadelle. On les
surnomme ainsi parce qu’ils ont toujours les pieds dans Le chapelet des monts Dôme a toujours été une ano-
la flotte et sont en charge de « l’entretien » des voies malie dans le paysage. Des volcans éteints à perte
d’eau. L’entretien, c’est un terme poli pour dire le net- de vue et une sacrée activité sismique. Ça a empiré
toyage de la vermine et des indésirables resquilleurs avec le temps, mais ce n’était pas encore assez pour
qui essaient d’atteindre la Babel lyonnaise. Et détrom- faire déguerpir les quelques communautés qui s’ac-
pez-vous : ils tirent très bien, même sur des échasses. crochaient à la vie.
Bref, le fait de vider l’Enclave des puisatiers et de les
disséminer un peu partout dans les environs, c’est ra- Et puis un beau jour, la dépression est apparue.
rement bon signe. Ou c’est peut-être juste politique. Comme ça, en l’espace d’une nuit. Une cuvette natu- 45
Pas la première fois que les maîtres de l’Enclave agitent relle entre trois volcans, tapissée de pierre noire et bien
une menace imaginaire pour resserrer la vis un peu différente des caldeiras que l’on trouve habituellement
plus — visiblement, le mécontentement gronde dans dans la région. La dépression s’étend sur plusieurs
les bas quartiers. Ce n’est pas étonnant quand on voit kilomètres de diamètre et est plongée dans un silence
les conditions de vie là-bas. Mener une vie de misère opaque, presque surnaturel. C’est une terre stérile, qui
à draguer les égouts ou retaper des étais dans les sec- gagne du terrain chaque année et recouvre désormais
tions inondées, ça fait pas franchement rêver. Surtout une bonne partie des monts Dôme. Les montagnards
quand on sait que les gosses sont utilisés comme main- ne lui ont jamais donné de nom — ils n’en ont pas
d’œuvre… […] eu besoin. Elle était sur toutes les lèvres et on ne
parlait de toute façon plus que de ça. De l’endroit où
Je ne vais pas m’éterniser. On a retrouvé une équipe mouraient les hommes.
d’égoutiers déchiquetés dans les bas-fonds et plu-
sieurs quartiers ont été verrouillés. Ça sent mauvais, C’est l’un des derniers chevriers de la région qui m’en
même si le Conseil claironne que la « situation est a parlé, il y a quelques années. Je ne l’ai jamais vue
sous contrôle ». Pas ce que mes contacts m’ont re- de mes yeux et, honnêtement, ne compte pas le faire.
monté. Apparemment, l’une des canalisations aurait Selon lui, la dépression exerce une étrange attrac-
été infiltrée et on signale des cas d’empoisonnement. tion sur les locaux : elle les « appelle » inlassablement,
Vomissements, fièvre, parfois pire… J’ai été autorisé à jusqu’à ce qu’ils cèdent et se volatilisent un beau ma-
gagner les niveaux supérieurs, mais on m’a bien fait tin. Ils sont comme envoûtés et ne pensent plus qu’à
comprendre que je n’étais pas le bienvenu. Tant pis rejoindre le cratère — certains ont bien essayé de les
pour la nuit au chaud… […] en empêcher, en vain. Les condamnés se murent dans
J’ai pris mes ordres. Je pars dans l’heure pour le sud. le silence, comme s’ils étaient prisonniers de leurs
Le Vaucluse cette fois-ci. Pas la destination rêvée, pensées ou d’une volonté étrangère, et repoussent tous
d’autant que les derniers rapports confirment la pro- ceux qui cherchent à les retenir — parfois violemment.
gression de l’Église du Renouveau en Ardèche et dans Le chevrier m’a parlé de ces colonnes silencieuses, qui
la Drôme. Il va falloir faire un sacré détour, mais mon cheminaient tranquillement, presque béates, vers la
commanditaire ne semble pas s’en inquiéter — il a caldeira, pour y disparaître. On ne les retrouve jamais
d’autres chats à fouetter et a doublé la garde préven- et personne n’a jamais été assez téméraire ou fou pour
tivement, suite aux événements récents. En tout cas, il chercher à percer le mystère.
a payé la moitié de la somme d’avance et m’a autorisé
à faire le plein. La dépression ne semble pas menacer les voyageurs
de passage. Elle ne s’adresse qu’aux enfants du pays,
La route va être longue… à ceux qui sont nés sur cette terre. En moins de dix
ans, elle a vidé le Puy-de-Dôme d’une grande partie de l’espoir d’une vie meilleure. En tout cas, aucun n’est
sa population. Des communautés entières ont disparu jamais revenu — c’est peut-être bon signe ?
au fil des ans, abandonnant derrière elles campements
et richesses. Toutes ont répondu à l’appel du cratère […] Tristan a décidé de m’accompagner. Il dit pouvoir
et il ne reste quasiment personne. Du pain béni pour m’être utile et préfère tenter sa chance avec moi. C’est
les pillards. son choix, je le respecte. Nous partirons en milieu de
matinée, ça me laissera le temps de sonder les locaux
Nous devrions atteindre le col de la Moréno avant sur la marche à suivre et de faire quelques emplettes.
la nuit et, si mes souvenirs sont bons, tomber sur Le mausolée est un haut lieu de contrebande et on
les anciennes bergeries abandonnées. De quoi nous peut y dénicher à peu près n’importe quoi, du moment
protéger de cette pluie qui n’en finit pas… qu’on a les moyens.

27 AVRIL 2047 6 MAI 2047


Nous progressons à bon rythme, malgré le crachin Merde, c’est bien ce que je craignais. Les fanatiques
et les glissements de terrain qui ont coupé la plupart ont poussé plus au sud et gagné la forêt du Mas de
des voies d’accès habituelles. D’ici quelques heures, l’Ayre. On a remonté les traces de plusieurs voitures,
nous atteindrons le mausolée de Lanuéjols et y ferons probablement un convoi. Les zélotes sont visiblement
une halte pour la nuit. L’endroit est un sanctuaire venus en nombre… Le temps presse et il va falloir
protégé, soumis au droit d’asile : on laisse ses armes descendre le Gardon pour rallier le Vaucluse le plus
et ses rancœurs à l’entrée, on papote et on trinque rapidement possible.
gentiment, puis on repart sans faire d’histoire. Plus
encore, le mausolée est devenu un carrefour très fré- […] J’ai préféré abandonner notre embarcation à
quenté, une étape incontournable de tout voyage vers quelques kilomètres du pont du Gard et finir à pied.
le sud-ouest. J’ai préféré jouer cartes sur table avec le Mauvaise idée. On est tombés sur un petit groupe
gamin : la route qui s’annonce ne sera pas une partie de missionnaires armés jusqu’aux dents. Des mar-
de plaisir et il serait plus prudent de se séparer ici. Je mots, à peine sortis de l’œuf. Ils ont ouvert le feu
lui ai présenté les choix et itinéraires qui s’offraient à sans sommation et ont manqué de tuer Tristan. Mais
lui. Il a la nuit pour réfléchir. Le reste dépend de lui. ils ne s’attendaient sûrement pas à ce qu’on réplique.
46 J’espère que les coups de feu n’ont pas alerté le reste
La plupart des voyageurs font une halte au mausolée de la congrégation. […]
avant de prendre la route de l’ouest. S’il choisit de
partir, le gamin pourra facilement se greffer à l’une Certaines visions vous marquent. Même après tant de
des expéditions en partance pour l’Aveyron. Les temps. J’aurais préféré épargner ça au gamin, mais
caravaniers connaissent leur métier et savent quels l’Église du Renouveau a le sens du spectacle… Ils ont
chemins emprunter — et quels lieux éviter. L’Aveyron joyeusement décoré le pont du Gard des corps des
est une zone relativement sûre, à l’exception peut-être miliciens, de ceux assez fous pour s’opposer à eux.
du canyon de Bozouls. De nuit, on peut apercevoir Hommes, femmes, enfants, vieillards… suspendus là,
d’étranges lueurs au fond du gouffre, ainsi que le tin- à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, comme
tement des pioches en contrebas. Comme si le fond de des guirlandes. Une cinquantaine, peut-être plus. Ils
l’endroit était toujours habité… Pas mal de caravanes n’y sont pas allés de main morte. Tristan a rendu ses
ont disparu dernièrement dans la région et les convois tripes et décampé fissa. Moi, je ne peux pas m’empê-
partent désormais sous bonne escorte. On dit que le cher de tourner mon regard vers le sud, en songeant à
boulot de porte-flingue rapporte ici plus qu’ailleurs Nîmes. C’est l’un des derniers foyers de population de
— pas étonnant quand on connaît la destination de la région et ils ne méritent pas ce qui va leur tomber
ces caravanes… dessus. Quel gâchis… Ma mission m’impose de conti-
Tout le monde ici parle d’un pays de Cocagne, loin nuer, mais j’espère que Nîmes tiendra — j’ai encore
à l’ouest, à la frontière avec l’Espagne. Une terre pré- quelques compagnons là-bas. Des gens compétents,
servée de la sécheresse, des inondations et autres rares. Du genre à répondre aux discours fanatiques
cataclysmes ambulants. L’équivalent d’un paradis ter- par la chevrotine. […]
restre où l’humanité ne manquerait de rien et pourrait
se reconstruire. Chacun y projette ses propres rêves Le Vaucluse n’est plus très loin et nous nous rappro-
et personne ne s’entend vraiment sur sa localisation chons de notre objectif. Plusieurs campements ont été
exacte. Des quatre coins de la France, on abandonne incendiés le long du chemin et, même s’il nous reste
famille et foyer pour se lancer dans ce périple fou, dans moins de quatre jours de marche, je ne peux m’empê-
cher de me dire que les emmerdes sont devant nous.
47
48
LES AUT
RES

49
L’HUMANITÉ nous fait confiance. Je n’ai pas été voir. Parfois, je me
dis qu’il a été tué. Comme on se tue aujourd’hui les uns

LES AUTRES
les autres, stupidement, salement, juste parce qu’on
est jaloux de voir une sorte de bonheur, d’équilibre
chez quelqu’un d’autre. Parfois, je me dis qu’il est
parti. Qu’il a jeté une braise de sa forge sur son lit, et
qu’il a regardé les flammes monter. Je me dis ça. Qu’il
« La solitude, ça nourrit pas son homme », disait un er- coupait son dernier pont. Qu’il était enfin redevenu
mite chez qui j’ai guéri d’une blessure infectée. J’avais complètement sauvage. Pas sauvage : libre. Je l’envie.

APPROCHER ET OBSERVER
beaucoup de fièvre, j’avais peur, je ne comprenais pas
grand-chose, je délirais, je me demandais si c’était
une façon de me dire qu’il allait me dévorer. Mais
non. Il parlait de ce je-ne-sais-quoi qui a besoin de Avant la rencontre, avant de se préparer à la rencontre,
l’autre, des autres. Cette chose qui ne sait jamais se déjà, il faut savoir qu’il peut y en avoir une… Observer,
combler. Apaiser le désir de ne plus se sentir seul. On écouter, guetter les moindres signes. Nos sens et notre
l’a toujours eue, cette faim, ce besoin du jumeau perdu, instinct sont les premières informations pour savoir
d’être vu, compris, su. On est juste moins nombreux, jusqu’où oser s’aventurer, et quand rebrousser chemin.
et plus dangereux. Mais maintenant, on se voit, on Qu’il s’agisse d’une forêt, d’un village, d’un champ
se sent, on se devine. On l’a, ce lien. Nous y sommes ou d’une usine, chaque endroit habitable est toujours
bien obligés. Plus personne n’est tiède, maussade, le territoire de quelqu’un. Le terrain de chasse de
fade, hésitant. On adule, on suit jusqu’à la mort, on quelque chose. L’important n’est pas tant de savoir où
désire jusqu’à tuer, on hait, on assassine, on viole, on on pénètre, mais chez qui. Chez quoi. Savoir ce qui
détruit, on possède, on dévore, on regarde brûler vif. meurt permet de savoir ce qui vit. Savoir ce qui tue
Plus personne n’ignore les autres. C’est de la passion permet de rester en vie.
jusqu’à la moelle.
L’homme n’a jamais été le plus discret d’entre tous,
Nous y sommes bien obligés. mais ça reste l’un des plus dangereux. La portée de
nos voix, le claquement de nos armes, les lueurs de nos
Ce serait pratique si on pouvait se passer des autres. torches, les éclats lumineux de nos vitres et la fumée
Certains tentent. Seuls, dans des lieux reculés, fer- de nos feux nous trahissent à plusieurs kilomètres, aus-
50 més, sans routes. J’ai connu un armurier, comme ça. si sûrement que nos émetteurs radio et nos signaux de
Il vivait dans une petite ruine avec deux murs, un toit détresse. À l’approche d’un village, je prends toujours
et une forge. Il faisait des flèches. Il y avait un long le temps d’observer les lieux à bonne distance, à l’affût
goulet creusé dans la terre, devant chez lui, une sorte d’un mouvement, d’une fumée, d’un véhicule trop
de couloir qui s’arrêtait face à un mur de pierres. Il propre, trop sale ou trop bien équipé. Un seul détail
y avait une table. On y déposait de la nourriture, de suffit pour que l’alerte reptilienne se déclenche. Dans
l’eau, tout ce qui sert d’argent aujourd’hui. On reve- la plupart des cas, il ne s’agit que d’un petit groupe
nait quelques jours plus tard, le troc avait disparu et de survivants reclus dans une maison, trop heureux
les flèches étaient là, en échange, dans une toile hui- que je ne sois moi aussi qu’une simple survivante et
lée. L’armurier ne laissait approcher personne. Est-ce que je passe mon chemin après une fouille rapide.
que cette table et cette toile huilée comptent, comme Mais parfois, le pied se prend dans un fil, les cloches
contact humain ? Je me suis souvent demandé ce qu’il se mettent à tinter, les chiens se mettent à hurler, les
fuyait. Le contact, ou la solitude ? Ça hante, ces ques- flèches et les balles sifflent, et la chasse est lancée…
tions. On n’a plus le temps d’y répondre, mais elles
sont là quand même. Parfois, ça sent la maladie, la honte, le désespoir, et on
sait qu’en arrivant, en se présentant comme quelqu’un
Je ne sais pas s’ils sont encore complètement humains, avec les poches pleines, on sera bien accueilli. Les
ceux-là. Sans lien, sans informations sur le monde, gens qui se font passer pour des sauveurs, il y en a.
sans nom, même. L’humain est un animal social, au- Ils en font une sorte de métier. Ils arrivent, affirment
jourd’hui plus que jamais. Au fond, je ne sais pas si ça pouvoir sauver, soigner d’un accident, d’une maladie,
compte, d’être encore humain. Je ne sais pas ce que ça d’un prédateur, contre telle et telle marchandise. Ils
veut dire. Je sais juste que la plupart d’entre nous ont encaissent leur prix. Et ils disparaissent. Les promesses
besoin d’informations, de ressources, de protection, du grand rien.
et de contact. Donc des autres.
Parfois, ça sent comme un foyer, comme une sorte de
Un jour, je suis retournée chez l’armurier. Ses deux sérénité, et les épaules s’adoucissent, le dos s’autorise
murs avaient brûlé, son toit aussi. Il ne devait rester à ne plus autant se raidir. Je ne saurais pas expliquer
que son enclume et les têtes de ses marteaux. Je n’ai autrement. La première information est toujours une
pas été voir. J’aurais eu l’impression de fouiller dans odeur. Et le corps réagit à ça, toujours. Le reste, ce
le sac d’une amie, le tiroir de chevet de quelqu’un qui ne sont que des mots pour se persuader.
P R E M I E R C O N TA C T
Les jeunes… Je ne les comprends pas. Ils ne me com-
Si on avance, si on décide qu’on a de bonnes chances prennent pas. Ils ont le sens pratique des bouchers et
d’en sortir vivant, on peut chercher le contact. Ce de la viande crue. Je suis vieille, je suis déjà morte, à
premier pas est subtil, en général. Il est délicat. C’est leurs yeux. Tant que je leur sers à quelque chose, tant
avouer à quelqu’un qu’on a besoin de ce qu’il a, et qu’il que mon expérience les aide, ils acceptent l’interac-
a sans doute besoin de ce qu’on possède… et qu’on est tion. Mais ensuite, ils me font vite sentir que ce monde
assez semblables pour se comprendre, pour échanger, qui leur appartient, je leur en vole un morceau. Ils sont
qu’on va réussir à parler, à inventer un terrain d’en- brutaux. Ni cruels ni sadiques : une simple logique de
tente, et que ce troc vaut mieux que régler ça tout de gangrène. Ce qui ne leur sert pas peut être laissé en
suite à grands coups de machette. arrière. Ils me font peur. Très peur. J’avais vu sur une
photo, dans une exposition, un poème japonais sur
J’avais lu qu’une société était un groupe dont les les rescapés d’Hiroshima. De mémoire, c’était « dans
membres comprenaient les mêmes codes et les mêmes les yeux des anges descendus sur la ville, le vide. »
symboles. Que le langage était partagé. C’est difficile Ils sont ça, les jeunes. Des anges aux yeux vides. Des
de savoir si on est toujours d’une même culture. Je anges de l’Ancien Testament, splendides et terrifiants,
dirais que oui. Si quelqu’un sort une arme à feu de- vengeurs et inhumains.

PA R L E R
vant moi, je sais ce qu’il veut en faire. Ou un drapeau
blanc. Ou un enfant malade. Ou une de leurs têtes
à eux, chitineuse et grosse comme les deux poings,
plantée au bout d’une pique. Je sais ce qu’ils veulent Si jusque-là tout le monde est resté calme, si toute
dire en faisant ça. l’interaction a permis d’arriver aux premiers échanges
d’informations construites et réfléchies, il reste un
La chose à savoir aussi, c’est que partager les mêmes filtre : celui de choisir ce qu’on va montrer de soi. Ça
symboles permet de mentir. Sans promesse, il ne peut n’est pas un mensonge, plutôt une représentation. Il
pas y avoir de trahison. faut faire l’article, et vite : se projeter dans ce qu’on
pense que l’autre attend. Jouer sur un passé commun
Ces codes pour lier ce premier contact, ils dépendent avec un ancien, sur les connaissances à offrir avec un
de l’âge. Beaucoup. Les anciens, comme moi, les jeune, se tenir droit et fier comme un explorateur en
adultes et les jeunes. Il y a trois clans. Trois natures. entrant dans une communauté froussarde et renfer-
Trois sous-cultures. mée, se faire petit et inoffensif en croisant un groupe
de chasseurs surarmés, boiter, se voûter pour cacher 51
Les anciens ont tout connu d’avant : les leçons de ses seins et ramener ses cheveux gras devant ses yeux
piano en chaussures bien cirées, les bananes noires quand on parle à des adultes qu’on sent en manque de
dans la voiture pour partir en vacances, les dessins violence sur une femme, ajuster au mieux, et prendre
animés, le chien de nos huit ans, enterré chez mamie le risque de se tromper. Les rencontres sur la route
et papi. On a eu les minitels et Internet, les jeux vi- sont belles, souvent, parce que justement, on n’y tro-
déo et les cartables trop lourds. On sait tout ça, et que rien de plus que des souvenirs de passage. On
un patch de héros de bande dessinée cousu sur un peut oser être beau et poétique et échanger des mots
sac à dos fait comprendre qu’on a partagé les mêmes qu’on gardera au coin de la mécanique méfiante et
choses, autrefois. Je ne veux pas dire que les anciens calculatrice qui nous sert de cerveau. On ose montrer
s’entendent tous, ou sont tous sûrs. Encore une fois, ce qu’on avait de mieux. On ose dire « sans tout ça,
ce badge-là a pu être cousu pour mentir, pour faire j’aurais été cette personne ».
croire qu’on est semblables, qu’on n’a pas de raison
de s’entretuer. Mais il y a une sorte de repos, entre En général, on échange des informations. Jamais très
anciens. Des choses qu’on n’a pas à expliquer. À jus- importantes, jamais vitales. Mais on donne. « Là-bas,
tifier. À traduire. On a perdu notre enfance. On doit des vignes qui donnent un raisin sucré. » « J’ai de l’eau.
tous la perdre, mais la nôtre a brûlé si haut qu’elle a Tu as soif ? » Montrer patte blanche. Se faire innocent.
tué le ciel et la terre. Faire voir son ventre en l’air, comme les chiots qui
ont peur des loups adultes. « Je suis gentil. Crois-le,
Les adultes… les adultes je les plains. Ce sont les étoiles crois-moi. » C’est après qu’on montre les dents. Les
filantes du monde. Nous, nous avons eu l’avant, les meilleures morsures se font quand l’autre a baissé
jeunes ont tout l’après, mais eux, les adultes, n’existent les armes.
que dans cet espace minuscule : leur propre génération.
Quelques souvenirs vagues d’entrée en maternelle, Ensuite, on continue ce qu’on a commencé. Les rôles
d’immeuble chaud, de chocolat dans un bol, et puis distribués, choisis, acceptés. On déroule nos besoins,
l’effondrement, la mort, le chaos, la perte de quelque sac de lentilles, sexe, soins, eau, essence. L’autre dé-
chose qu’ils n’ont pas eu le temps de saisir dans leurs roule les siens. Et on troque. On faisait ça, avant, aussi,
poings. Ils sont de passage. On l’est tous, mais eux le mais personne ne l’assumait. Il fallait du romantisme,
portent en eux. et des entreprises « familiales », et des contrats ne lisez
pas les petites lignes faites-nous confiance. Les rapports
humains sont crus, utilitaires. Ils l’ont toujours été. On
a juste fait sauter le vernis, comme on fait sauter des
dents à coups de manche de pioche.
S ’A R R Ê T E R
Ceux qui sont sur la route savent pourquoi. Le monde
ne se divise plus entre ceux qui tentent de fuir et ceux
qui tentent de les en empêcher, comme c’était le cas au
début. Tous ceux qui devaient mourir sont morts. Ceux
qui ont survécu ont eu le temps de se rassembler, de
s’installer, de constituer des groupes et de s’organiser.
Une nouvelle génération est née, avec de nouveaux co-
des, de nouvelles motivations, mais tous savent que la
route n’est pas un endroit sûr. Les seuls errants que l’on
croise sont des hommes et des femmes dont le refuge
vient d’être dévasté ou qui fuient l’arrivée d’un danger.
Ceux qui sont sur la route se dirigent vers un endroit
précis ou sont à la recherche de quelque chose… ou de
quelqu’un. Chaque fois que je croise un groupe, je prie
pour que ce quelque chose ou ce quelqu’un ne soit pas
moi.
52
Il y a deux façons de s’arrêter : dans les refuges, et dans
les communautés. Il n’y a pas grand-chose à dire des
refuges. On y trouve souvent des cadavres. Des gens
blessés, venus mourir là. Je ne sais jamais s’il faut être
content pour eux qu’ils soient morts à l’abri, ou triste
qu’ils soient morts tout court. En général je suis juste
ennuyée de devoir les tirer dehors jusqu’à un buisson, un
fossé, n’importe quoi. Je ne les enterre pas, délicatesse
de film d’avant, trop long, trop coûteux en énergie. Et
puis, ce rite, pour qui, et pour quoi ?

Parfois ils ont gonflé, perdu trop de cire, de jus, et ils


puent, et je sais que si je les touche, un bras va me rester
dans la main, et je suis en colère contre ceux-là, une
colère d’enfant qui a envie de taper du pied parce qu’on
lui refuse une nuit sur un lit de bois, derrière une porte.

Les communautés, c’est rare de pouvoir y entrer, de les


visiter, de partager leur vie quelques jours, quelques se-
maines. Il faut avoir passé tous les tests, tous les échanges
dont je parle plus haut, et que la personne qui peut vous
faire rentrer ait passé tous les vôtres. C’est difficile. Il faut
que ces gens aient besoin de quelque chose de vous, et
ils ont déjà des réserves, des armes, de l’eau. Ils ont déjà
tous leurs petits dieux. On ne construit de communauté
qu’autour de ce qu’on vénère. Ou alors justement l’équi-
libre du groupe est rompu, à cause d’une maladie, d’un
décès, d’un manque de quelque chose. Sinon, ils gardent
leurs portes fermées. Toujours. Ils n’ont aucune raison de
faire entrer quelque chose de nouveau dans un équilibre
qu’ils travaillent à sauvegarder. Écosystèmes fragiles.
Moi, je me souviens la première fois que tu l’as haïe, Dominique.
Elle marchait pas encore. Elle avançait à quatre pattes, elle rampait.
Et puis, il y a encore les maladies… Elles sont moins
Elle ressemblait aux lapins que t’écorches, et c’est ça qui t’a vissé
virulentes, elles couvent plus longtemps, elles se sont cette haine dans les tripes, en fait. Elle était pire que toi : plus
adaptées au tissu social plus mince, à la densité plus faible, plus petite, plus maigre, et pourtant elle suintait la rage
faible. Les virus ont besoin de rester dormants, mais et la colère. T’as jamais su faire, ça. Te battre. Tu crèveras la
parfois, il suffit d’une nourriture avariée, d’un début
de rhume, d’une eau à peine croupie, et la réaction gueule dans la boue, Dominique, et tu te le pardonnes pas.
en chaîne se lance, un organisme infecté qui faiblit, Elle est venue se coller contre ta jambe, Dominique. À l’intérieur,
un symptôme qui fait son apparition, et toute une contre ta cuisse. T’as cru qu’elle voulait poser sa joue, t’as cru à un
communauté est atteinte, rongée, mangée vive par geste de tendresse, et t’en crevais d’envie, de ça, de la tendresse,
cette peste qui n’a pas de nom. C’est comme ça
qu’on est malade, aujourd’hui, par poches, par zones, du contact, quelque chose de gentil contre ta peau, au lieu de la
par groupes. Un domino tombe et entraîne tous les chair nue des lapins écorchés. T’en crevais d’envie.
autres. Les communautés font très attention aux voya- Et elle a pas posé sa joue, ma fille. Elle a posé sa bouche sur
geurs et à ce qu’ils peuvent apporter dans leur toux,
leur sueur, leur salive.
ta cuisse, et elle a mordu. Lentement, doucement, elle a mordu ta
chair, et t’as eu peur comme t’avais jamais eu peur. T’as compris
Toutes les communautés sont particulières. Elles ont que c’était pas la même race, le même esprit, la même viande. T’as
toutes leurs codes, leurs exigences, leurs tabous, et il compris que c’était ma fille à moi, la fille de cette partie de moi
faut les comprendre vite, parce que personne ne vous
les expliquera. Bien sûr, on vous dira « ne le regarde que tu hais au point de vouloir crever.
pas dans les yeux, lui, jamais », « ne va pas dans ce bâ- Elle a serré. C’était régulier, puissant, comme une pince. Et au
timent, il est réservé aux hommes », mais personne ne moment exact où ça allait saigner, percer, couler, elle a relâché.
saura vous dire que la communauté rivale a le même Doucement aussi. Et elle a reculé. Sans menace. Sans promesse.
genre de vêtements que vous et qu’on vous déteste
déjà, que le fondateur de la communauté était arrivé Et t’es resté là, avec ton angoisse au creux du bide, Dominique. Ton
avec sa fille qui s’est noyée, et qu’on ne parle jamais angoisse en forme d’araignée qui s’est mise à pondre ses gros œufs
d’eau à voix haute. Personne ne saura vous partager blancs suintants. Tu l’as plus jamais regardée pareil.
toute l’histoire de ces gens en quelques mots, assez
pour que vous compreniez, pour que vous n’ayez pas
Elle t’a appris que t’étais de la viande.
l’air d’un étranger incapable de comprendre les rites 53
de tous les jours. Vous serez toujours autre, dans une
communauté. Toujours.
communautés que j’ai rencontré l’homme qui avait
J’avais rencontré une communauté de mangeurs de cloué des gens. Les mâts du printemps, les sacrifiés
poissons. Ils étaient tous atteints d’une maladie infecte. mis à pendre dessus, par les muscles et la peau. « Nous
Leurs yeux étaient verdâtres, couleur d’eau pourrie. nous sommes assagis avec l’âge », disait la cheffe de
Leur odeur était celle de la vase, et même de loin, cette communauté. Ils ne clouaient plus. Dans chacun
ils puaient la carie, la bouche malade. Un parfum de de ces lieux, sept, en tout, j’ai toujours vu le même mât,
fièvre grasse. Ils dégageaient quelque chose d’atroce, couronné de fleurs, de guirlandes, de papiers colorés.
mais ce n’était pas que cette odeur : c’était un danger, Je n’ai plus jamais posé la moindre question sur ce
un danger froid, gluant, presque rampant. Peut-être morceau de bois de quatre mètres, sans écorce, lisse.
qu’ils mangeaient les gens de passage. Peut-être qu’ils J’avais déjà compris pourquoi ils étaient rouges, un
priaient un poisson-chat gigantesque couvert d’algues, rouge sombre, comme du vin à l’odeur de fer. Je n’ai
gavé de coquillages et de chair putride au fond d’un pas demandé pourquoi ou comment sept communau-
lac aux eaux noires. Peut-être qu’ils faisaient les deux. tés avaient le même rite, la même atroce bénédiction
Peut-être qu’ils avaient simplement une infecte maladie des fruits et de l’été à venir.
de peau, mais j’en ai vu, des malades, et ils ne don-
naient pas l’impression de rire en glissant des bébés Il y avait cette communauté silencieuse, calme, sage,
dans la bouche d’un silure aux yeux crevés. presque. Ils ne m’ont rien demandé. Je ne sais pas ce
qu’ils voulaient troquer. Ma fatigue, peut-être. J’étais
Il y a des communautés pastorales, moutons, poiriers, épuisée, et mon silence faisait écho au leur. Personne
grandes maisons à colombages, ruches, marmites à ne m’a posé de questions. Le feu montait entre les
confiture. La première fois que j’ai vu faire des com- arbres. La nuit tombait, lente, dense, une nuit d’août,
potes aux épices, je suis restée muette, à me demander l’août de maintenant, trop chaud, sec, agressif, mé-
quel niveau de luxe on devait atteindre avant de faire chant comme une braise dans la main. Et un petit
ce genre de choses. On m’a expliqué, ensuite : les fruits garçon est arrivé, et ils ont dit son nom, et c’était le
ne restent bons que quelques jours, quelques semaines. nom du printemps, et il a chanté pendant que la nuit
Les faire cuire dans le sucre, c’est en garder pour toute nous rongeait tous, tous sauf lui et sa voix d’oiseau
l’année. Ça n’a rien d’un luxe, ce sont des vitamines brisé, de cristal fendu, et ses yeux couleur de cendres
pour l’hiver. Rien d’autre. Je n’y avais jamais pensé sous la pluie. Il a chanté là, la mort du jour et la nuit
comme ça. Je n’avais jamais compris. On a tant ou- qui peut-être ne finirait pas. J’ai pleuré, je crois.
blié, avant de tout redécouvrir. C’est dans une de ces Je crois.
54
Les communautés ont toujours un chef, ou une cheffe. à comprendre. Enfin non, pas comprendre. À poser
Certaines ne l’assument pas, se disent anarchistes. Elles des mots. C’était leur cheffe. La personne autour de
mentent. Il y a toujours un axe, un pivot, quelqu’un laquelle ils avaient tissé ce réseau de gens, de vies, de
d’assez charismatique, puissant ou fort, d’une façon ressources. Elle était morte, et elle avait une dague
ou d’une autre, pour servir de moyeu. Certains chefs plantée entre les dents. Sa tête était sur une table. Je
se font clichés, de vieilles imageries de Mad Max, de n’ai jamais su pourquoi ni comment. J’ai des idées,
jeux vidéo. D’autres montrent leurs armures, leurs je sais que certains se disent chamanes. Certains se
armes, leurs écussons comme autant de démonstra- pensent magiciens. Je ne veux pas y réfléchir. Je ne
tions qu’ils méritent leur place. Certains veulent faire veux pas m’endormir en pensant que quelque part,
peur. D’autres font les doux. Au fond, ça n’importe on coupe la tête des femmes et on les plante sur une
pas. Ils n’ont tous qu’un seul but : l’équilibre. Les com- table, et on les dissimule derrière une dalle de métal
munautés ne sont pas assez riches pour faire la guerre. fondu. Je me dis qu’elle a simplement voulu partir. Et
Enfin, si, parfois. Mais quelques mois plus tard, il n’y qu’eux, les autres, n’ont pas voulu.
a plus que le vent qui passe dans leurs tentes, leurs
huttes, leurs maisons. La pluie caresse leurs os et leurs Je sais que c’est faux. Je sais que c’est pire.
noms sont oubliés. Certaines se consument sans aucun
regret. Certaines vont à la mort en toute connaissance Je sais qu’elle ne voulait pas, parce qu’elle avait les
de cause. Certaines ne prennent pas ce risque en consi- doigts découpés, cassés, de ceux qui se sont battus
dération. Je n’ai jamais compris. Depuis quinze ans, à mains nues contre des couteaux. Contre beaucoup
mon cerveau se modèle pour survivre, et uniquement de couteaux.
survivre. Je ne sais pas à quoi peut ressembler la route
de ceux qui cherchent la mort et en rient sans peur. Il y en a qui boivent. Il y en a qui chassent. Il y en a
qui se flagellent. Je ne me souviens plus de qui avait
J’ai connu une communauté où je suis restée quelques dit ça. « Trouvez ce que vous aimez et laissez-le vous
semaines. Je sentais qu’il y avait un trésor. Ça se devine tuer. » Certaines communautés font exactement ça.
toujours. Ça se sent dans leurs gestes, leurs précau- Ce ne sont pas les plus désagréables, même si tout,
tions. Ils voulaient en parler. Ils voulaient dire. Pas à chez elles, sent la mort et la folie. Cette course en
moi en particulier, je n’étais rien, que l’oreille neuve, je avant, cette course avec du sable qui coule entre les
n’ai rien éveillé : c’étaient leurs mots qui leur brûlaient doigts, c’est encore ce qui ressemble le plus à notre
la bouche. Ils ont fini par me dire. Deux femmes sont vie d’avant.
venues me chercher, par la main, comme des enfants 55
en pique-nique. Elles m’ont amenée devant une dalle D’autres offrent du pain aux voyageurs, et des nou-
de métal, de pierre, mélange qui avait dû recevoir une velles, et une nuit à l’abri. Elles semblent si propres, si
bombe pour montrer ce fondu de matières incompa- normales. Mais celles-là ont un secret, comme toutes
tibles. Elles l’ont poussée, avec effort, en riant, en se les autres. Vous n’êtes tout simplement pas celui ou
regardant, en pouffant, parce que ce qu’elles faisaient celle qu’ils attendent. Vous repartirez sans savoir. Vous
était interdit. Comme des enfants au pique-nique. Et pourrez vous occuper à deviner. Ce trésor-là n’était pas
puis j’ai vu le couloir. Il n’y avait pas de lumière. vous. Ils ont peut-être des têtes coupées sur les tables,
Elles ont repris mes mains, m’ont fait marcher dans eux aussi, mais vous ne les verrez jamais.
l’obscur, le froid. L’air était si mouillé qu’il en était
gélatineux. Il y avait une salle, tout au bout. Et une Vous n’étiez pas celui qu’il faut.
lampe à huile allumée. Une seule. J’ai mis du temps

Demain, je la tue.
Demain.
Au couteau. Comme les lapins.
Demain.
ravane
Trouvé dans les dossiers de la capodcast.
de Laon. On dirait le texte d’unports
Mêmes fiches que les rap
de “la Base” ?!

Fiche de renseignements
Individu : Bernd « Kaos » Mueller
Activité : Animateur radio indépendant
Kaos » pour une raison que nous ignorons,
Cette émission de radio amateur, intitulée « Radio
é pour en faire un émetteur. A priori, cette nouvelle
diffuse depuis un poste qu’il a bricol
ent et ne visait qu’à tromper son ennui. Il
activité n’a rien à voir avec son métier précéd
dé que person ne ne l’écou terait jamais (par impossibilité technique). Pourtant
était persua
ert une popula rité et des audite urs.
il s’est peu à peu découv
nt à ne brancher leur appareil qu’en
Alors que la plupart des détenteurs de radio veille
ité, par craint e d’atti rer l’atte ntion de pillards ou pire, Radio Kaos émet
dernière nécess
à la nuit tombée , avec une régula rité confondante, sans subir la
quasi tous les soirs, le le contraint à emprunter
surpre nant que son véhicu
moindre attaque. Cela est d’autant plus age. Après enquête, il s’avère
encore davant
des itinéraires dégagés. Cette routine l’expose
uses commun autés lui assure nt un ravita illeme nt en vivres, pièces détachées
que de nombre
s juste en rassemblant ses fans les plus
et carburant. À noter que certaines se sont montée
Que se passer ait-il si Mueller les fédérait (à supposer
motivés — et semblent fonctionner.
qu’il le veuille) ?
accorde sa protection, sinon une neutralité
De plus, la majorité des groupes qu’il croise lui
est telle qu’il parvient même à traiter avec certaines
bienveillante. L’aura de Radio Kaos
56 bandes qui paraîtraient extrêmement dangereuses à
écier ou au moins le tolére r,
d’autre
peut-ê tre
s interlocuteurs. Celles-ci semblent
pour sa musique, peut-être pour les
pourtant l’appr
. Muelle r évite toutef ois les troupe s les plus imprévisibles (celles
informations qu’il diffuse ais avec les « Menaces »). Pour
»,
le  regrou pées désorm
que nous classions autrefois en « Instab never know ».
ger, but you
reprendre ses termes : « Nobody shoots the messen
r n’évoque qu’en de très rares occasions
Parfois, Radio Kaos n’émet que de la musique. Muelle
te des inform ations ci-avant) et préfère « renseigner les
son passé (ce qui a permis la collec
».

survivants (sic) sur le monde tel qu’il est devenu
zones qu’il traverse, les communautés qu’il
Il décrit ainsi ce qu’il voit au jour le jour : les
ption fidèle, réalité enjolivée, fiction fantaisiste,
rencontre, les gens qu’il croise. Descri
, mais tout le monde écoute.
les avis divergent sur la fiabilité de ses récits
r un message, même si la plupart restent
De plus, n’importe qui peut lui demander de relaye
destin ataire . : certaines de nos missions ont déjà
Nota 
cryptiques pour tout autre que leur
de leur propre matériel. Il glisse aussi des
eu recours à ce service pour pallier une panne
itaire »
s  en vantan t l’accu eil qu’il a reçu ici ou là, ou en recommandant
« annonces public
marcha nd qu’il a croisé récemm ent.
les « bonnes affaires » d’un
humaine, qui leur rappelle trop « l’avant »,
Si certains ne supportent pas sa voix chaude et
reste très appréc iée partou t où elle est reçue : France, Belgique, Luxembourg
son émission
est diffusé e sur l’anci en réseau grandes ondes. Ce système offre une
et leurs frontières. Elle
une large couver ture et une simplicité de réception
qualité sonore médiocre, mais assure ées par nos propres opérateurs
ns réalis
(la fréquence est partout la même). Des triangulatio
nt que Muelle r a réussi à détour ner pour son usage les émetteurs des villes de
radio montre
s (France, Cher), Beidweiler (Luxembourg)
Romoules (France, Alpes-de-Haute-Provence), Alloui
e submer ? 
gée  ? ?).
et de Ramsey (île de Man) ( ? réputé
urs questions :
Cette multitude de points d’émission pose plusie
portée ont été détruites par des ac-
• L’immense majorité des antennes émettrices de grande
la fin des années  2030. Celle de Ramsey était même censée n’avoir jamais
tions terroristes à
été mise effectivement en servic e.

• Quand ont-elles été reconstruites ?


• Par qui ?
• Où ont été obtenues les pièces ?
s à consacrer autant d’énergie à ali-
• Comment Mueller convainc-t-il les communautés locale
menter ces pylônes ?
• D’où provient cette énergie ?
Bernd Mu
elle
mars 204 r,
6

• Pourquoi avoir mis


é sur les grandes
de transmission rad ondes quand la plu
io utilisent les ond part des détenteur
es courtes ? s d’appareils
• Pourquoi multiplie
r les points d’émis
à elle seule entre sion ? Sachant qu’une
500 et 1000  km (de antenne couvre nor
Éléments de répons jour ; le rayon pou malement
e 
: Recherche d’une vant être doublé
l’ouverture de nou plus grande zone la nuit).
velles antennes en de couverture  : Mueller annonce
région. Cela lui pro saluant ses « nouvea
cure aussi une séc ux auditeurs » de tel
autres prendraient urité  le
le relais (avec une : en cas de défaillance d’un éme ou telle
couverture certes tteur, les
moindre).
Ces stations d’émis
sio
avec la plus grande n représentent à ce jour le moyen
couverture disponibl d’information le plu
montrer des défail e. Notre satellite s rapide et
lances inquiétantes de surveillance com
à la chance d’avoi . Comme vous le sav mence à
r pu y accéder tou ez, nous devons en gra
réparer. Bénéficier t ce temps – et nou nde partie
de ce réseau d’ante s serons bien inc
croissance, autant nnes constitue don apables de le
d’un point de vue c une étape essent
autres communautés. stratégique que pou ielle de notre
Cependant, un tel r notre communicatio
projet se heurte à n auprès des
plusieurs écueils.
Tout d’abord, qua
nd nous avons sol
communauté qui l’e licité un accès à
ntretient, celle-ci l’émetteur d’Allouis
tallation était rés nous a poliment mai auprès de la
ervée à Radio Kaos. s fer
chacune des autres On peut supposer que mement expliqué que l’ins-
antennes. Pourtant, l’accueil sera le
pour relayer plusie d’un point de vue même pour
urs signaux. Nous technique, ces eng
faut éviter d’endo en emparer par la ins sont conçus
mmager les machines, force s’avérerait
tionner. Un accord et acquérir les com très délicat : il
diplomatique serait pétences pour les
largement préférabl faire fonc-
e.
Ce qui amène au sec
ond problème. En
aurons le choix soi supposant que nous
t de prendre notre ayons accès aux éme
Kaos. La première propre fréquence, tte
option semble vouée soit de partager cel urs, nous
ra ignorée, occult à l’échec : sans pub le de Radio
ée par Radio Kaos licité, « notre » sta
(peu de chance que
maintenant qu’ils
ont trouvé une sta les auditeurs parcou tion reste-
tion active). rent la bande
Il faudrait donc que
Bernd Mueller nous
le soir, il reste cède du temps d’ante
de larges plages en nne. Son émission
que « Radio Kaos », journée. Cependant se déroulant
et ce succès repose , son
et son regard sur sur l’animateur, son public écoute moins la radio
les choses. Cela ton , sa liberté d’expression
avis, notamment si comprend des critiq
quelque chose lui ues à notre égard 
Mueller et Radio Kao déplaît, sans hos : il donne son
s sont ce qui se til ité, mais sans com
indépendant. Il a rapproche le plus plaisance.
ainsi dénoncé des à ce jour d’un org
de façon douteuse caravanes de marcha ane de presse
(cf. rapport d’enqu nds qui obtenaient
ête 32). leur cargaison
Ses auditeurs ont
conscience de cette
en question l’écou indépendance, et mêm
tent, par prudence. e ceux qui remettent
Radio Kaos devenait Continueront-ils à sa parole
une simple émission lui manifester leu
cation ? Continueront sur notre antenne, r soutien si
-ils à lui transmett dans notre organe
re des informations de communi-
de qualité ?
Quant à le suppri
mer purement et sim
opération très soi plement, la lectur
gnée pour éviter e de ce qui précèd
questions de conser toute accusation con e implique une
vation d’audience. tre nous, sans rie
n retirer aux
Récupérer ou accéde
r au réseau de Radio
ne se fera donc pas Kaos, le convaincr
sans difficulté. En e de travailler pou
préconisons donc de l’état actuel des r ou avec nous
préserver le statu moyens à notre dis
de Mueller à notre quo. Nous réviserio position, nous
égard évoluait de ns cet avis si la lig
Kaos nous garantit façon négative. En ne éditoriale
qu’il partage les attendant, l’indépen
nombre, ce qui nou informations les plu dance de Radio
s inclut, puisque s
nombre de nos citoye fiables possibles au plus grand
ns comptent parmi
J’attire pour conclu ses auditeurs.
re votre attention
retranscriptions sui sur un point : les
vantes, issues de renseignements con
rement confirmés par ces émissions les tenus dans les
les missions de rec plus notables, ont
onnaissance sur ces été majoritai-
endroits.
ARLES Ouais, je sais ce que vous vous dites : ce pauvre vieux
Kaos, il rêve, des alligators. Je ne cherche pas à… je
vous dis ce que je vois. Par exemple, j’ai déjà vu des
« lézards » plus longs que mon van, avec des dents
[L’émission débute avec la chanson « Le Sud » comme des pioches. J’ignore si ce sont des alligators,
de Nino Ferrer.] des caïmans, des crocodiles, ou des dinosaures resca-
pés, mais même sans ça, il reste les sangsues. Mettez
Un peu de nostalgie ce soir sur Radio Kaos, chers un pied dans l’eau et vous vous videz de votre sang en
amis. Mais après tout, chaque chanson qui date d’avant un quart d’heure. Après, ça n’est pas très compliqué
ne porte-t-elle pas son lot de nostalgie ? J’avoue, j’ai de rester sur la terre ferme. C’est pas le Mont-Saint-
du mal à renouveler ma playlist, tant il est difficile à Michel, ici : les marées de la Méditerranée, comment
de jeunes artistes de trouver un label et d’enregistrer dire… Alors, comme la mer reste à sa place, faut juste
leurs titres de nos jours, ah ah ah ! se méfier des jours de pluie, parce qu’il devient vite
compliqué de reconnaître l’eau qui tombe du ciel de
Aujourd’hui, je suis en effet dans le sud, et j’ignore si celle qui coule par terre. Les inondations ou le marais
on y aurait pu vivre plus d’un million d’années, mais qui déborde, appelez ça comme vous voulez, ça, oui,
ici, c’est bel et bien toujours l’été. Il faisait déjà chaud ça arrive assez souvent par ici.
avant, et… eh bien il fait encore plus chaud. Enfin pas
tout à fait : l’hiver ressuscite à chaque fois que souffle Et là vous vous demandez comment j’ai pu apprendre
le mistral, ou la tramontane, je ne sais jamais, bref, ce tout de cette riante région ? Comme d’habitude, mes
vent du nord à décorner les bœufs qui vous glace les amis : j’ai parlé avec ses habitants. Car oui, des gens
os. Au moins, ça chasse l’essentiel de la population la sont assez fous pour vivre ici en permanence. Je les
plus envahissante, j’ai nommé les moustiques ! entends rire parce que je les traite de fous ! Parce
qu’au fond, ils savent que je les admire, un peu. Y a
Ah mais je vous raconte tout cela dans le désordre. Je toujours un romantique pour planter quatre poteaux
me trouve à Arles, enfin, dans la région de ce qui était dans l’eau et clamer fièrement : « Regardez, c’est ma
autrefois Arles. Vous saviez que c’était la commune maison. » Vous vous souvenez de Venise ? Le Carnaval,
la plus étendue de France ? Maintenant, c’est une île. la peinture, le canal… Bon, aujourd’hui tout ça a coulé.
Entre la montée du niveau de la mer, la crue du Rhône, Engloutie dans la lagune, la cité des doges. Et toutes
l’extension de la Camargue, bien malin qui pourra dire les « Petites Venises », toutes ces villes avec des ca-
58 où passe le fleuve, où commence la Méditerranée et naux en bord de mer, pareil : Bruges, Port Grimaud,
jusqu’où s’étale le marécage. Martigues, Pont-Audemer, Sète, je les ai toutes faites.
Toutes submergées. Même Amiens, qui était pourtant
[Intermède musical : « Blue Bayou » bien dans les terres : avalée par la baie de Somme nou-
de Linda Ronstadt.] velle version. De ce que j’ai entendu dire, Hambourg
n’était pas en meilleur état. Aber wer würde in der
Pas tout jeune, ça non plus. Hey, j’étais même pas né. Freien und Hansestadt Hamburg etwas unternehmen ?
Et puis elle est trompeuse cette chanson. Si vous croyez [Trad. : Mais qui irait faire quoi que ce soit dans la
que les marais ici sont tranquilles, détrompez-vous. ville libre et hanséatique de Hambourg ?] Bref, une ville
C’est un vrai bayou, ouais. Des moustiques, d’abord, flottante disparaît, une autre surgit des flots, pourquoi
toute l’année. Même l’hiver, quoi que ce mot veuille pas dans des endroits aussi dingues que Arles ? Est-
encore dire. Comme je vous disais, il n’y a que quand ce si étonnant ? Dans ma jeunesse j’ai bien connu des
le vent souffle que ces bestioles arrêtent de vous sucer gens qui habitaient en Australie toute l’année, ça ne
le sang. Elles sont teigneuses, mais pas au point de peut pas être pire ici !
résister à 80 km/h durant trois jours continus. Après,
dès que le vent cesse, elles reviennent. Ce qui vous [Intermède musical : « Loverman »
oblige à tout le temps être vêtu. Manches longues et de Nick Cave.]
jambes couvertes, même en plein cagnard. Sinon, vous
servez de buffet à vampires miniatures. Je trouve que ce titre colle bien à l’endroit. Arles, on
trouve ça joli en découvrant, et puis d’un coup ça
Quand j’étais plus jeune, y a… trente ans de ça ? les s’énerve et vous rêvez de vous barrer, et finalement
gens du coin disaient : « Faut aller se baigner, les mous- vous restez, jusqu’à découvrir la vermine qui grouille
tiques ne vous suivent pas dans l’eau. » À l’époque ici, et puis vous rencontrez les gens, vous apprenez
certains répondaient : « Normal, y a déjà les méduses ! » à les connaître comme ils vous racontent leur vie ici.
La bonne nouvelle, c’est qu’avec la pollution et la Je me répète, mais vraiment, ce qui me surprend le
salinité qui ont explosé, les méduses ont disparu. La plus dans tous ces changements, c’est l’apparition de
mauvaise nouvelle, c’est que ça ne dérange ni les sang- nouvelles cultures. Enfin, qui me paraissent nouvelles.
sues ni les alligators. Je n’étais pas un très grand spécialiste des sociétés
humaines et de leur diversité autour du globe, donc
[Il marque un temps.] si ça se trouve, pour un érudit, tout ce qui m’étonne
paraîtrait banal. Que je vous raconte.
Arles avait une longue histoire folklorique liée à la
Provence. La reine d’Arles et ses dauphines existaient
bien avant les concours de miss ! Et puis cette [Intermède musical : « Initials B. B. »
Arlésienne, qu’on ne voyait jamais. Cet héritage co- de Serge Gainsbourg.]
habitait au début du xxe siècle avec des cultures venues
d’ailleurs, de l’autre côté de la Méditerranée. Chacun Et si vous vous demandez où je trouve mes bières…
restait pourtant dans son coin. Quand la ville s’est moi aussi. Dans mon imagination sans doute.
retrouvée les pieds dans un bayou, du vaudou est
venu s’inviter dans la danse et a enfin tout mélangé. [La suite de l’émission ne comporte plus d’infor-
Je sais pas si c’est le même vaudou qu’à Haïti mais mations concernant Arles.]
voilà. Des costumes somptueux, des plats qui mijotent
longtemps avec des épices que je n’avais jamais goûtées
auparavant et des chants…

[Il marque un temps. Quand il reprend, sa voix


tremble un peu sur la première phrase.]
Je crois que ça ressemble pas mal à ce qu’on trouvait
en Louisiane — pas le côté musical de la Nouvelle
Orléans, non. Je parle des aspects moins… festifs. De
comment se règlent les problèmes ici. Oh, je n’en ai pas
eu moi-même. Comme toujours, j’ai reçu un excellent
accueil. Mais vous savez ce que c’est : on discute, on
échange, on s’informe, on comprend. Mieux vaut ne
pas chercher d’ennuis aux gens du coin, si vous voulez
mon avis. Ils bouffent des crocodiles, bon sang.

[Intermède musical : « See you later alligator »


de Bill Haley and Comets.]
Ils en mangent et ils en vendent aussi. Sur place et à
emporter : si vous voulez votre steak de croco, n’hésitez
pas à passer chez Oddie. Dites bonjour à la dame, 59
payez d’avance et elle se fera un plaisir de vous ser-
vir. Parfois elle a du cuir en rab pour vos créations.
Oui mes amis, c’est l’heure de la pub ! Si vous voulez
faire des affaires, allez chez Oddie. Si ce n’est pas
avec elle que vous traitez, vous trouverez certainement
quelqu’un à qui refourguer ce que vous avez, ou qui
vend ce que vous cherchez.

Tiens, on va enchaîner avec les annonces. Comme


d’habitude, je ne fais que transmettre les messages, à
bon entendeur…

Premier message, je cite : « Jazz, la déesse a entendu


mon serment, je retrouverai ce que tu as perdu et nous
en paierons tous le prix. » Fin de citation.

Deuxième message, je cite : « Maman, je suis en vie.


Si tu entends ce message, retrouve-moi à Arles. Je
t’attends. Élodie. » Fin de citation.

OK, celui-là, accrochez-vous, je le répéterai pas plus


que les autres. Je cite : « Lion abricot patate liaison uti-
lisation soirée gris rouge olivier saison saucisse espoir
igname logique existence domino arnaque route loi
énervé simiesque réunion étrier pascal outil solitaire
éruption ski unique riz luge ananas casque oubli queue
unique estaminet dos urticaire néon étoile tapis ortie
rimel tunique usine escargot grappe étron ami nuit
télescope efféminé. » Fin de citation et des annonces
de ce soir ! Je vais m’siroter une bière en musique.
60
LE NORD jusqu’à… peu, très peu, si j’en crois les décombres
fumants qui rougeoient encore dans la nuit.

Marc, Isham, Élodie, Sylvain, Aziz, Gong, Pascale… et


[L’émission débute avec la chanson « Smoke tant d’autres. Ils formaient une bonne communauté. Ils
gets in your eyes » de The Platters. Plusieurs savaient travailler la terre, ils connaissaient les plantes,
titres s’enchaînent : « Like a tattoo » de Sade, et produisaient un bien rare, facilement monnayable.
« Running to stand still » de U2, « Don’t give up » J’ignore ce qui s’est passé. Tout le monde avait intérêt
de Peter Gabriel. Un grand silence s’installe à ce que leur exploitation prospère. La trouille, c’était
avant que Kaos ne parle enfin.] la vermine, ou les vrais dérangés qui pillent tout sur
leur passage. Mais je n’ai rien entendu de tel dans la
Certains soirs, je n’ai rien à raconter, ou je suis trop région. Alors quoi ?
fatigué, ou… ça m’arrive de laisser courir la platine.
Elle se débrouille. Je suis très fatigué, ce soir. Triste. [Intermède musical : « Old friends »
Je pensais retrouver des amis, et ils sont partis. Je suis de Simon & Garfunkel.]
dans le nord de la France, quelque part où au début
des années 2020, on cultivait encore du tabac. C’est J’écoute ces vieux morceaux et… est-ce que je peux
étrange, hein, qu’une plante issue d’Amérique du Sud le dire ? Ça ne rime plus à rien de cacher leur secret.
se soit retrouvée ici ? Pas tant que ça, en fait, c’est une Peut-être que certains d’entre vous qui m’écoutez
plante de hauts plateaux, plus que de jungles, donc connaissaient nos amis Apothicaires, et se fournis-
habituée au froid. saient chez eux en cigarettes ou en médicaments ?
Peut-être que vous aussi vous voulez comprendre ? Il
Au début du siècle, le tabac n’était plus en odeur de vous manque peut-être une pièce au tableau. La voilà.
sainteté. Les paquets s’ornaient de messages décou-
rageants, d’images franchement dégueux… Tout était Les Apothicaires maîtrisaient les vertus des plantes.
fait pour vous dissuader de cloper, quand bien même Et leur danger. Et comment transformer ces dangers
ça rapportait des fortunes à l’État en taxes. Et toute en armes. Leurs lames étaient enduites de poisons
cette prévention fonctionnait, malgré tout, tant et si — et pas des trucs lents. Le changement climatique,
bien que la consommation diminuait, et avec elle la l’adaptation de la flore, les mutations de la faune, ils en
production. Entraînant des fermetures d’exploitations tiraient la substantifique moelle, et toutes les glandes
agricoles. Les dernières étaient ici et avaient survécu exploitables, à vrai dire.
Alors oui, ils vendaient aussi des substances dange- parler sur la route, celui-ci m’a intrigué — comme
reuses. Ils fermaient les yeux sur l’usage qui en était beaucoup d’autres, où j’irai peut-être, s’ils sont sur
fait. Le premier qui me parle de moralité à géométrie mon chemin et que je trouve du carburant. Et oui,
variable peut bien aller se faire foutre. J’ai soixante- comment croyez-vous que fonctionne le plus célèbre
trois ans, et même moi j’ai compris que ces conneries camping-car des grandes ondes ?
de bien et de mal, c’était de l’histoire ancienne. On
fait chacun ce qu’il faut pour survivre, avec les dons On m’a raconté ce qui se passait ici et j’aurais pu
qu’on a. Celui des Apothicaires a peut-être déplu à des ne pas y prêter attention. « Oh la la, vous savez que
gens très énervés, assez en colère pour qu’ils crachent ça brûle presque tous les étés, là-bas ? » Da-da-da-
dans la soupe, la renversent et crament la baraque. daaaaaa-j’entends-paaas-booooooring. « Et vous savez
Peut-être. Peut-être que ma petite émission de radio qu’il y a une communauté de bûcherons qui cherchent
énervera quelqu’un, un jour. En attendant… à arrêter les incendies, à les prévenir, et qui replante
de nouvelles espèces d’arbres, plus adaptées au nou-
[Intermède musical : « Fuck you » de Lily Allen.] veau climat ? »

[La suite de l’émission ne comporte plus d’infor- Hein ? Quoi ? Répétez ça. Ouais. Vous avez bien enten-
mations concernant le Nord.] du. Est-ce que vous pouvez comprendre ça, de l’autre
côté du poste ? Je vous connais, je vous ai rencontrés,

LES VOSGES beaucoup d’entre vous, et je sais de quoi vos journées


sont faites. Vous avez trimé toute la journée pour ré-
parer un bâtiment histoire d’accueillir cette nouvelle
famille qui vient d’arriver, ou pour attraper un cheval
[L’émission débute avec la chanson qui vous aidera à labourer. Avec un peu de chance,
« La Montagne » de Jean Ferrat.] le cheval essaye pas de vous bouffer et rien n’en sort
d’autre qu’un poulain. Vous vous posez le soir, éreinté,
Alors, devinez d’où je vous parle ce soir ? Bien sûr, en vous disant que vous avez bien de la chance d’avoir
d’une montagne. Une proche de mon ancien chez moi, du courant en rab pour écouter ce dingo de Kaos dé-
d’ailleurs, mais franchement, vous connaissez beau- biter ses salades, en plus le son est tout nasillard mais
coup de pop allemande qui parle de montagne, vous ? hey c’est les grandes ondes, ça, et là d’un coup il vous
parle de gars qui plantent des arbres. Des gars et des
[Un yodel démarre, aussitôt coupé filles, hein. Je précise parce que sinon, leur cheffe, Jo
par un Kaos hilare.] Grinet, va me botter les fesses. C’est une bosseuse. Je 61
sais pas trop ce qu’elle faisait avant, mais là, elle forge
Voilà. Nous sommes d’accord. En plus je ne suis pas des haches. Et elle est pas près de s’arrêter.
dans les Alpes, mais plus au nord : dans les Vosges.
Quand j’étais gamin, ici, c’était noir, sombre et froid. [Intermède musical : « Iron » de Woodkid.]
Le genre de forêt où Hansel et Gretel se perdent et
tombent sur le grand méchant loup très énervé parce Jo confie ses haches à des gens assez motivés pour
qu’il se pèle les miches. Aujourd’hui… mhm. C’est suivre les ordres de ses deux gamins, deux gaillards
toujours sombre et noir, ça, ouais, et y a clairement que j’aimerais pas voir fâchés. Leurs directives sont
des coins où je n’aimerais pas traîner. Scoop : tout le simples : « Allez couper les arbres où je vous dis de
monde n’est pas accueillant. le faire. » Leurs équipes débitent des arbres morts et
récupèrent tout le bois qu’ils peuvent. Pour cuire leur
Et puis devinez quoi : ici comme ailleurs, on a gagné popote, pour leurs manches de haches, pour leurs
quelques degrés. Cette blague. C’est une fournaise, ici. maisons, rien ne se perd. Mais ils abattent les arbres
Pas tout le temps, je vous l’accorde. Mais trop sou- à des endroits précis. Que des arbres morts, déjà. Ça,
vent, le soleil se cache derrière un nuage de cendres ça ne manque pas. Leur but, c’est d’éviter de laisser
incandescentes. Les forêts des Vosges flambent comme en place les forêts d’allumettes dont je vous ai parlé
celles de Provence à la fin du siècle dernier. Et comme tout à l’heure. Si ces torches en devenir disparaissent,
là-bas à l’époque, l’arbre vedette c’est du conifère. les incendies se propagent moins vite, moins loin. Et
On trouve aussi des conifères, d’autres conifères, ah les arbres encore verts survivent plus longtemps.
et puis encore quelques résineux, pour faire bonne
figure. Bref, de la torche végétale, bien souvent prête Alors vous me dites, très bien, ces gens coupent des
à s’embraser après trop de mois de sécheresse. arbres et utilisent le bois pour construire et fabriquer
toutes sortes de choses, whouhou, la belle affaire. Sauf
[Intermède musical : « Light my fire » que voilà : ils en replantent. Des arbres. Je sais pas
des Doors.] où ils ont trouvé les graines au départ, mais j’ai vu
leurs pépinières et bon sang, c’est la chose la plus
Oui, je sais, elle était facile, celle-là, mais j’attends extraordinaire que j’ai contemplée depuis bien long-
vos plaintes comme quoi vous l’entendez trop sou- temps. Des rangées de petits pots avec dedans des
vent. Ou alors je veux votre groupe électrogène, mon arbres minuscules, et d’autres avec des arbres plus
ami ! Les Vosges, donc. Est-ce que je suis venu ici par grands, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils les sortent de
hasard ? Mhm, je ne crois pas. Est-ce que je suis venu leurs pots et les plantent. Et pas n’importe comment :
ici exprès ? Disons que des endroits dont j’ai entendu il faut voir comment ils préparent le terrain. C’est
simple, en fait : vous voulez savoir où Grinet va faire morceau explosait à la gueule du public, et d’autres
pousser sa prochaine forêt ? Trouvez son camp. Le où ça montait peu à peu en puissance, à son rythme.
terrain qu’elle vise est juste à côté : ils l’engraissent Vous êtes bien installés ? Moi, franchement, ça va. Déjà
par des moyens… naturels. Vous m’avez compris, pas d’être avec vous, mais aujourd’hui, j’ai encore plus de
vrai. Voilà. Bon appétit ! Mais hey, ils redonnent à la chance. Je ne sais pas si je devrais vous le dire… j’ai
terre ce qu’elle leur a offert, si vous voulez le tourner vraiment un verre de vin à la main à l’heure où je vous
joliment. Et une fois que tout ça s’est assez composté, parle. La bouteille est devant moi et sur l’étiquette, il
le sol se hérisse de petits arbres et de tout un tas de y a l’année — que vous ne devinerez jamais. 2045. Je
plantes qui vont les aider à grandir et qu’est-ce que vous jure que c’est vrai. Le viticulteur me l’a offerte,
j’y comprends, mais ça marche, bon sang ! Ça fait dix avec quelques-unes de ses copines. Mes talents d’œno-
ans qu’ils font ça. Ils changent le terrain. Ils adaptent logues ne sont pas assez développés pour dire si c’est
la flore au nouveau climat et tentent de stabiliser tout un « grand » vin, mais il est bon. Pas juste « OK, c’est
ça. C’est ça ou laisser les Vosges — et le reste, parce de l’alcool ». C’est du vin, Verdammter Mist ! Le plus
qu’ils comptent bouger — c’est ça ou attendre que la étonnant, c’est pas qu’il reste des gens capables d’en
montagne devienne un caillou pelé et nu. Ils… je crois faire, c’est qu’il reste des vignes. Ouais. Année après
qu’ils terraforment la Terre. année, elles ont grillé en pied. Les terres idéales où
elles étaient plantées sont devenues trop exposées,
[Un temps. On entend un bruit comme si Kaos autant à un soleil de plomb qu’à un vent sec chargé en
sursautait et se rendait compte qu’il avait sable du Sahara. À chaque fois qu’une parcelle brûlait,
laissé un silence s’installer. Intermède musical : quelqu’un mettait fin à ses jours. Sombre période.
« Life on Mars ? » de David Bowie.] Certains se sont accrochés et ont tenté d’exploiter les
quelques coteaux préservés. Certains l’ont payé cher,
C’est ce que font les gens d’ici. Se construire un en- mais c’est une autre histoire, d’accord. Pas ce soir. J’ai
droit pour habiter et préparer le terrain — sans jeu envie de positif.
de mots — pour que leurs enfants puissent y vivre.
Vous apprécierez l’ironie de la chose. Moi, ça me… les [Intermède musical : « I heard it through the
mots me manquent tellement je trouve ça formidable. grapevine » de Marvin Gaye.]
Je me demande qui sont les plus grands prédateurs de
la région : les patrouilles qui contrôlent les démarrages Ce n’est pas le même vin qu’avant, racontent-ils. Ce
de feux, les incendies eux-mêmes, les cannibales (oui n’est jamais le même vin, parce que la terre, la mé-
62 il y en a ici aussi) ou les loups. Ouais, parce que y a téo, les hommes changent : ils ne fabriquent jamais le
des loups qui rôdent par ici. Enfin, on espère que ce même vin et ils ne le goûtent jamais dans les mêmes
sont des loups. Ou des lynx, peut-être. Des ours ? En conditions. Les personnes que j’ai rencontrées vous
tout cas ça laisse de grosses traces au sol et personne expliquent leur art comme si c’était aussi vivant et
n’aime les rencontrer. Plus exactement, personne changeant que n’importe quelle représentation de
n’aime constater qu’une patrouille a disparu avec ces théâtre. De joyeux saltimbanques. Qui font du vin.
traces autour… Avec un fusil à portée de main. Du haut d’un cheval
qui vous écrasera sans hésiter. Parce que ça se sait,
[Intermède musical : « Of wolf and man » quand même, qu’ils détiennent ce trésor. Le sang de la
de Metallica.] treille, vous réalisez. Leurs fûts attisent les convoitises
de nombreuses bandes, même de celles qui seraient
[La suite de l’émission ne comporte plus d’infor- bien incapables de faire autre chose que manger les
mations concernant les Vosges.] raisins à même le cep (et franchement, je vous le
déconseille, c’est très décevant). Alors nos amis vi-
ticulteurs se défendent âprement, ils défendent leurs
terres, leur savoir-faire, leur culture… comme nous
LE SAUMUROIS tous, me direz-vous, assez justement. Ces familles ont
toujours travaillé la vigne. Elle est leur raison de vivre,
leur tradition, leur conception de la civilisation.
[L’émission débute avec la chanson « Lilac Wine »
de Jeff Buckley.] Dans toutes les communautés, il y a un bouilleur du
cru qui essaye de distiller un truc. Des pelures de pa-
Aaaah… c’est l’heure de se détendre, et vous savez tate, des fruits à moitié pourris, des copeaux de bois,
ce que ça signifie : un verre de vin, votre fauteuil le que sais-je. Certains persistent passés les premiers
plus confortable, et Radio Kaos dans le poste. Alors morts. Et parviennent même à produire un liquide
allons-y, on se fait plaisir, y a pas de raison. On dé- buvable. Parfois leur alambic sort même un truc bon.
gage ses chaussures, on met les pieds sur la table, on Oubliez ça. Là, on parle de professionnels. De gens qui
s’allonge et on apprécie la mélodie. Après tout, la sont nés dans un chai. Même la pire de leurs piquettes
musique apaise les bêtes les plus féroces… — de leur point de vue — c’est le petit Jésus en cu-
lotte de velours pour nous autres profanes. Au Japon,
On est bien, là. J’avais envie de commencer tranquille, il y a longtemps (ouais, il y a quarante ans, quoi),
ce soir. Je me souviens de concerts où le premier le gouvernement nommait certains artisans « trésors
vivants », tellement leur savoir-faire était exceptionnel d’essayer d’y aller par la force, les Centaures les four-
et précieux. Je vous assure que ces viticulteurs sont nissent déjà en armes et les protègent. Bref. Question
des trésors vivants. marchandise, il va falloir débourser de l’exotique à
la mesure des bouteilles que vous voulez remporter.
D’ailleurs, je suis persuadé que les dirigeants de la Ah et la maison pratique la consigne : rapportez vos
Base seraient ravis de fournir en vin leurs concitoyens contenants, ça peut toujours servir. D’ailleurs, ils re-
pour montrer que leur petite entreprise de reconstruc- crutent un souffleur de verre, si jamais vous cherchez
tion de la civilisation fonctionne. Bon, soyons réalistes, du boulot…
les quantités produites sont tellement faibles qu’il n’y
aurait sans doute qu’un verre par personne et par J’entends les plus blasés d’entre vous ronchonner : « Oui,
an… Mais ce serait toujours mieux que de voir l’élite bon, du vin, d’accord, mais je veux des expériences
dirigeante d’une communauté aussi importante s’ac- nouvelles, moi ! ». Ah, folle jeunesse ! Rassurez-vous,
caparer un bien de luxe, n’est-ce pas ? les viticulteurs cherchent bien sûr à se diversifier. Qui
sait si demain les vignes pousseront encore sous nos
Heureusement qu’on n’a pas à réfléchir à tout ça, latitudes ? Alors qu’on trouve de plus en plus de plantes
hein ! Parce que les viticulteurs sont indépendants, et tropicales ! S’adapter, c’est aussi prévoir l’avenir. Les
tiennent à le rester. Ils travaillent pour eux-mêmes et gosiers les plus aventureux pourront donc s’essayer
ne revendiquent même plus l’appartenance à tel ou tel à tâter du jus d’agave. En France, nous avons désor-
château, tellement les parcelles exploitées ont changé. mais une production locale de tequila, de mezcal (avec
« Ce serait trahir la mémoire des grands crus du pas- le petit scorpion à l’intérieur, et parfois il est même
sé », m’ont-ils dit. Oui, oui, c’est contradictoire avec ces mort), et d’ayahuasca. Alors attention, hein, les deux
histoires de réinvention permanente, je sais, mais hey, premières, c’est pour faire la fête (et le regretter le
on a tous eu à faire le deuil de quelque chose, non ? lendemain), la dernière… beware ! J’ai croisé des gens
pour qui cette boisson était sacrée, parce qu’elle leur
[Intermède musical : permettait de parler avec les esprits. Je ne me pronon-
« Red red wine » repris par UB40.] cerai pas — je n’ai pas essayé et n’ai pas trop envie.
J’ai là un petit blanc sec qui me permet de parler avec
Alors vous vous posez une question. Vous n’avez esprit, ça me suffit amplement.
rien à faire de vos journées (ah ah) et vous vous de-
mandez comment vous procurer une bouteille de [Intermède musical : « Angry Cockroaches »
Saumur 2047 ? Mes amis, en ce bas monde, plus que de Tito & Tarantula.] 63
jamais, tout s’achète et tout se vend. N’essayez pas
de venir avec de la pacotille : nos amis viticulteurs [La suite de l’émission ne comporte
connaissent la valeur de leur production et ils restent plus d’informations concernant le Saumurois.]
des agriculteurs. Ça fait bien longtemps qu’ils mangent
à leur faim (les veinards). Donc il va falloir sortir le
grand jeu pour les impressionner. Je vous déconseille
64
LA RÉGION Pour ceux qui ne sont jamais montés à la capitale —
d’accord, d’accord, l’ancienne capitale — il faut que
PARISIENNE je vous plante le décor. En prenant le périph comme
bord, Paris formait un cercle de cinq kilomètres de
rayon, environ. Sauf qu’au-delà du périph, vous trou-
viez trente kilomètres de béton — plus ou moins chic.
[L’émission débute avec la chanson « Paris » de La fameuse banlieue, vous vous souvenez ? En gros en
Marc Lavoine et Souad Massi.] démarrant de l’île de la Cité, quelle que soit la direc-
tion dans laquelle vous partiez, vous faisiez trente-cinq
[Remarque : durant toute cette émission, kilomètres avant de trouver un bout de campagne… Et
« Kaos » gardera un ton très amer. Son humour encore, comptez plutôt une cinquante de bornes pour
habituel est fortement teinté de sarcasme.] vraiment être les pieds dans les champs. Aujourd’hui,
tout ça, cinquante kilomètres de béton à la ronde donc,
Pas besoin de vous dire où je suis aujourd’hui, n’est- premier gros changement, c’est « vide ». En quelque
ce pas… Ça fait une semaine que je vous annonce ma sorte. En tout cas, y a clairement plus dix millions de
venue, donc si vous êtes un auditeur régulier, vous êtes péquins entassés. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait plus
soulagé : je vais enfin arrêter de « teaser » ma destina- assez à bouffer pour tout le monde, bien sûr, ça vous
tion de cette fin de semaine. Radio Kaos dans la place ! l’aviez deviné tout seul. Mais aussi parce qu’encore
Quant aux étourdis et à ceux qui nous rejoindraient une fois, la géographie a quelque peu changé.
pour la première fois, je crois que la chanson d’ou-
verture parlait d’elle-même. Alors quitte à aligner les Je me souviens d’une ligne ferroviaire qui longeait la
évidences, allons-y franchement. C’est un euphémisme Seine. Sous terre. Ah ah. Cette folie, quand j’y repense.
d’annoncer qu’un peu partout, le paysage a pas mal Tous les ans, elle était fermée parce qu’il fallait renfor-
changé ces dernières années. Pourtant, je crois sincè- cer et colmater les énormes parois entre le tunnel du
rement qu’aucune ville — en France du moins — ne train et le lit du fleuve. Oh, c’était jamais les grandes
s’est autant transformée que Paris. Et encore, je dis ça eaux, mais bon, chaque année, durant un mois, la
comme si c’était un choix. On est loin d’Haussmann ligne entamait ses travaux « Castor ». Ouais, il fallait
et de ses grands travaux. Tout ce qui est arrivé ici a refaire le barrage tous les ans. Vous croyez qu’ils ont
très clairement été subi. Les choix qui ont été faits par été entretenus, passé la Grande Nuit de 2028 ? Déjà
ceux qui sont restés relèvent davantage de l’adaptation avant, il y avait quelques traces de laisser-aller. Alors
aux contraintes omniprésentes de la région. je sais pas si la débandade a commencé par là, mais
ça n’a sans doute pas aidé. Imaginez un fleuve qui
se déverse dans un réseau souterrain de trains et de
Kaos n’annonce jamais ses titres. Comment
le transcripteur fait-il pour les identifier
TOUS ? ? ? Enquêter.

métros. Une vingtaine de lignes, interconnectées par Donc voilà, vous aurez compris que la Ville Lumière,
des couloirs pour que les passagers circulent de l’une aujourd’hui, c’est un endroit riant et sympathique,
à l’autre. Au début des années 2000, le sous-sol de pour qui aime visiter les ruines d’un cataclysme option
Paris était déjà devenu un gruyère compliqué à gérer charnier. Et pourtant ici comme ailleurs on trouve
pour les architectes, alors après, pensez… Des stations des nostalgiques qui vivent sur la faune particulière
où des millions de personnes transitaient chaque jour, de l’endroit. La jungle urbaine n’a jamais aussi bien
intégralement inondées. Pour la blague, le débit de la porté son nom : dans le coin le quotidien c’est manger
Seine, c’était cent mille litres à la seconde. Et si ça ou être mangé. Les colonies de rats pullulent, et elles
ne suffisait pas, il y a eu la « légère » augmentation du ne restent plus dans les égouts… vu qu’il n’y en a plus.
niveau de la mer de ces dernières années. Vous savez Les chiens et les chats errants, j’en parle pas, ce serait
pourquoi la Seine traçait ses fameux méandres ? Parce plutôt un avantage, puisqu’ils se bouffent avec les rats…
qu’elle était déjà au niveau de la mer. Plus assez de mais se faire courser par une meute d’une centaine
pente pour filer direct. Alors quand les vagues lui de clébards… Les pigeons… on en vient à les regretter
sont passées au-dessus, ouais, elles sont remontées de quand on voit ce qui occupe les cieux désormais. Non,
Rouen à Paris. Et donc, pour en revenir à ce que je me demandez pas. Ça ressemble à des mouettes, ou
disais, quelques millions, ou milliards, de litres d’eau, des faucons… Je sais, c’est compliqué de confondre
ont rempli tout le réseau souterrain de métros, RER, les deux, mais franchement… Bref, les plumés d’ici
catacombes, champignonnières, carrières désaffectées descendent d’oiseaux qui étaient déjà carnivores et
et que sais-je encore. Comment ça aurait pu soutenir agressifs avant. Et ils ont pris le meilleur de leurs
un tel poids ? parents, avec en bonus une sacrée fringale.

[Intermède musical : « I’m the Ocean » [Intermède  musical : « Aces High »


de Venus.] de Iron Maiden.]
Évidemment que ça s’est écroulé. Oh pas en une fois, Alors pourquoi rester faire trempette dans le Bassin ?
de ce qu’on m’a raconté. Il n’y a pas eu un éboulement Entre les ruines, les prédateurs, la vermine, les mala-
soudain et catastrophique partout d’un coup. Plutôt dies qui profitent des cadavres… faudrait être fou pour
une réaction en chaîne, qui s’est étalée sur plusieurs rester. Ou même venir de son plein gré, jouer les tou-
semaines de l’hiver 2032. À partir du moment où ça ristes et diffuser une émission de radio au milieu des
avait commencé, pourtant, c’était foutu. Parce qu’il décombres. N’écartons pas la possibilité de la santé
était impossible d’inverser ou même de ralentir le mentale aux abonnés absents, ça fera rire les premiers 65
processus. Parce que les secours étaient débordés. concernés. Bon, blague à part, à part pour toi, Pal, qui
Parce que les gens dont l’immeuble tenait encore de- reste coûte que coûte parce que jamais on te fera fran-
bout n’ont pas attendu de voir combien de temps il chir le périph, les autres, pourquoi s’accrochent-ils ?
tiendrait. Fluctuat nec mergitur, certes, mais encore ? Il y a ceux
qui cherchent d’autres survivants, même après tout
[Silence.] ce temps. Eux ont survécu, pourquoi pas leurs êtres
Bref. chers ? Qui pourrait leur reprocher de garder un es-
[Nouveau silence.] poir ? Pas moi en tout cas. Je leur souhaite de trouver
la personne qui leur manque, sinon le repos. À force
Cinq millions de personnes intra-muros. Allez savoir de croiser des informations, ils disposent de ce qui se
combien ont été englouties dans ce gouffre. Combien rapproche le plus d’un état civil national — si tant est
se sont entretuées dans la cohue pour s’échapper. Ou que le concept de nation veuille encore dire quelque
quelles saloperies ont été attirées par ce festin de chair chose. Mais si vous avez besoin de renseignements
morte... Celles de la surface, dont certaines marchaient sur quelqu’un, sur son passé, sur ce qu’il est devenu,
à deux pattes, et celles d’en dessous. Et là, concer- peut-être que vous devriez faire un tour ici. Un conseil,
nant le nombre de pattes, ça va de deux à… trop… À ne venez pas les mains vides. Préparez-vous à don-
des endroits comme Châtelet, le sol s’est affaissé de ner des infos sur vous, vos ancêtres, vos familles : les
cinquante mètres, un immeuble de douze étages. Pour Généalogistes se font payer comme ça.
atteindre Montmartre, prévoyez par contre votre matos
d’escalade. Pour faire simple, les dix arrondissements Parmi les « chercheurs », il y a ceux qui poursuivent des
centraux de Paris, c’est un immense lac que les locaux trésors. Il paraît que le Louvre est habité, ouais. Je suis
appellent le Bassin, cette vieille blague. La navigation pas allé vérifier si le bâtiment était encore seulement
y est complexe, puisqu’il faut affronter les courants au-dessus des flots, ce qui me paraît improbable, mais
d’eau douce en provenance de la Haute Seine, et ceux allez savoir. Et si c’est pour y trouver ce qu’on raconte,
d’eau salée en provenance de la Basse Seine. Quand ce dont on a tous entendu parler, franchement, je
les deux se croisent, ça bouillonne de remous, il faut préfère mes chasseurs de trésors à moi.
éviter les hauts-fonds et slalomer entre les quelques
îlots qui surnagent. Ouais, dont la Tour Eiffel. Mais Dit comme ça, on pourrait croire que je les prends
bon, elle grince de plus en plus, la rouille va pas tarder pour des doux rêveurs, qui espèrent dégotter un ma-
à finir de ronger ses pieds. Gare aux éclaboussures got au milieu des gravats. Alors que je
quand elle cédera. ne me moque pas du tout
d’eux. Ils déterrent effectivement tout un tas de trucs annonce qu’ils se créent de la concurrence. La rançon
utiles, et parfois même des indices sur la localisation de la gloire…
d’une personne disparue. Les Antiquaires lâchent fa- Et enfin, il y a ceux qui vivent ici. Je pense tout d’abord
cilement ces données, parce qu’elles ne leur coûtent aux nombreux groupes parmi lesquels je compte de
rien, et surtout parce que les Généalogistes remuent fidèles auditeurs, qui m’ont fait l’amitié de me laisser
autant la merde qu’eux. Et comme ils n’occupent pas passer, et à qui je dédicace ce morceau.
du tout les mêmes marchés, ils collaborent.
Par contre, si vous voulez toper leur marchandise, les [Démarre « Ronde de nuit » de la Mano Negra.
Antiquaires sont durs en affaires. Mais ça se com- Kaos occupe l’intro avec la liste suivante.]
prend. Ils ne fouillent pas des immeubles mi-effondrés,
mi-inondés, et re-mi-infestés derrière de bestioles Merci aux Skunks, aux Rats de Clichy, à Sa Majesté
agressives ou d’Apolliniens pour lâcher leurs trou- le duc de Versailles, aux Chromes, aux Dirty Nails,
vailles contre une bouchée de pain au premier venu. à la Gaaaaaaaaaa, aux Déterreurs, aux Enfants des
D’ailleurs, ils m’ont demandé de passer une annonce : Ruines, aux Écorchés, aux Zombies, aux Apaches, et
ils auraient retrouvé la Statue de la Liberté. Pas la j’espère n’en oublier aucun sinon j’suis mal !
grande de New York, hein, la réplique miniature qui
était sur l’île aux Cygnes. Attention, on parle d’une [La suite de l’émission ne comporte plus d’infor-
« miniature » de plus de onze mètres, donc prévoyez mations concernant Paris.]
la remorque pour emporter votre acquisition. Les en-
chères débuteront dans un mois, ce qui devrait laisser
le temps aux intéressés de rappliquer.

Alors oui, on peut encore retrouver de telles merveilles


sous les eaux du Bassin. Ça attire pas mal de monde
— et les Antiquaires savent en me faisant passer cette Le «fugitif
de Beaune».
Novembre 2045.
66
u f u gitif t
o u r n al d . Rappor ma-
J e es hu
eaun ,
de B base ». D militaire
la ie l s.
de « s ? Matér es lourde
niste nes, arm
dro

67
p p or ts d e p a tr ou il les et
Des ra ilitaires. Ils doivent
de raids m s partout en France...

R V IVAN TS
avoir des base

LE S S U

Mémo interne
Confidentialité : Top Secret
Objet : Contrôle qualité
Mon Colonel, uverez rassemblés
Comme demandé, vous tro ports détaillant
ici une sélection de rap
qui ont fait évo- ISTES/LES APOLLINIENS
les principaux événementsi opté pour cette COMMUNAUTÉ 003 — CODE : ART
luer nos protocoles. J’a compliqué d’iso-
vue d’ensemble tant il est répercussions. 6 mars 2046
ler chaque incident et ses rien. Aujourd’hui
Rapport de patrouille, Secteur 7,
Nous partions de presque pter aux réali-
encore nous devons nous ada feu nourri depuis l’extérieur. Un
tés du terrain. Avec le
recul, certaines Au petit matin, nous avons subi un
t pu être évi- é à nous faire partir de la bâtisse
erreurs auraient clairemen groupe non identifié était détermin
tées. Elles ont cep end ant permis à nos nuit. Leur stratégie était claire :
équipes de se remettre en
question et de où nous nous étions réfugiés pour la
nt de toutes parts. Par chance
s’améliorer. Cela nous
permet de mesurer nous forcer à sortir en nous attaqua
difficile d’accès, que nous avions
le chemin parcouru. nous avions repéré une sortie très
nous a permis de nous échapper
La marge de progression deme
ure importante. choisie de garder dissimulée. Celle-ci
cole exposés ci- mages (blessures minimes prises
À cette fin, les cas d’é ière précieuse à en encaissant un minimum de dom
après fourniront une matparer les recrues en charge à notre retour).
nos instructeurs pour prél’ouverture d’es-
à l’état d’alerte et à ne réalisation de ns sortis du bâtiment, nos as-
prit nécessaires à la bon Quand ils ont compris que nous étio
leurs missions. se. Peut-être ont-ils cru qu’ils
saillants ne nous ont pas pris en chas
éton nant. Je penche plutôt pour
endant être confié
Ce matériel ne pourra cep nt qu’une fois nous avaient éliminés, mais ce serait
comme support d’enseigneme leur objectif, à savoir accéder au
ects stratégiques une autre option : ils avaient atteint
expurgé de certains asp jour inexpliqués. s supprimant ou en nous faisant
ou de points encore à ce vous apporter mon bâtiment. Qu’ils y parviennent en nou
pourtant rien vu qui aurait pu
Je me ferai un plaisir de si vous le jugez fuir leur importait peu. Nous n’avons
concours dans cette tâche s eux-mêmes).
susciter un tel intérêt (à part les mur
nécessaire.
Bien à vous,
Evariste Kidjo

Rapport de patrouille, Secteur 7, 19 mars 2046

Suite à l’incident d’il y a deux semaines, nous sommes


retournés sur le lieu
de l’altercation, pour comprendre les motivations du group
e non identifié à
nous attaquer.

Le bâtiment où s’est déroulée l’attaque était de nouveau


désert. Le groupe qui
a attaqué notre patrouille n’a laissé presqu’aucune trace 
: quelques impacts de
balles dans les murs et des ornières, creusées par les camio
ns cités dans le
rapport de notre patrouille. Leur piste n’a pas pu être remon
tée une fois que
les véhicules ont rejoint la route. L’endroit est sinon en
bon état et constitue
un abri relativement sûr contre les bêtes. Cependant, il
possède de nombreux
inconvénients. D’importantes baies vitrées, des salles trop
vastes, et des couloirs
très larges le rendent difficile à défendre ou même à chauff
er.
D’un point de vue ressources utiles, nous n’avons rien décou
vert de plus.
Un de mes hommes a fureté autour de l’entrée jusqu’à
découvrir une plaque
à l’entrée qui confirme ce que certains d’entre nous pensa
ient : il s’agit d’un
ancien musée. Toutes les œuvres ont été pillées depuis bien
longtemps, si bien
que nous n’en ayons trouvé aucun vestige.
Rapport
d
24 avril 2 e mission #35
0
Objectif : 46 (Secteur 12)
Enquête
« Artistes 
»
La surveil
lance d’an
le Secteur  cie
12 la trace ns musées a porté se
de la com s fruits. N
munauté o
Nos prem nom de c us avons retrouvé d
ières obse ode « Artis ans tilisé !
teurs — a
u sens qu’i
rvations m
ontrent qu
tes ».
U R S  : ev r a it p as être u (défaut)
porte à cro ls préserve e les « Art SECT E S Ne d e base
n
culturel d ire que cette comm t les œuvres présen s » sont des conse
iste
até go r ie 1 : RA nnu/prudence d
C o es
e l’human unauté ch tes dans le
s musées. a-
rv ie 2 : Inc nu ase et s
autant d’e
ffi
ité. Aussi
futi
erche à sa
uv To Catégor  3 : Danger con rée contre la B
chez d’au cacité et de déterm le que cela puisse egarder le patrimo ut ie
Catégor   4 : Menace av
é
tres comm ination qu paraître, il ine ie
de haute u
technolog nautés qui ciblaien e ce que nous avo s le font avec Catégor
ie. t de façon ns pu obse e m b re s
m hu-
plus class
ique le ma rver tique et
On peut su
p p o ser qu’i tériel P E S   : ts , s o u tien logis
qu’ils avaie
nt pris po ls ont cherché à c GROU hanges fréquen ssible,
dalisent le u h c
Allié : É roque m erce po
s tableaux r cible parce qu’ils asser notre patrou ip uents, c o m
et statues. craignaien ille du mu main réc É changes fréq faut)
Nous reco
t que nos
hommes v e
sé t a c t  : base (dé
mmandon an- Con
o c c a s ionnelle u, prudence de informations
les « Artis s l’envoi d entente Groupe conn rs ou
te ’un
trésors cu s » de rejoindre la e mission pour prise  : , rumeu
lturels. Le Base nous de contact Recensé  : Groupe connu
cadre de
la reconst rayonnement et les permettrait de bén . Convaincre Surveillé la méfiance reux r-
à e dange s ; en pa
ruction se
raient sub e ffets posi éficier de
le incitant Confirmé comm stile à nos force
stantiels. tifs sur le moral da urs  :
Menace Ouvertement h
o
ns le i  :
En n e m e
les traqu
ticulier,

Rapport de mission #37


25 juin 2046 (Secteur 13)
Objectif : Sauvetage

Suite à la disparition de notre mission diplomatique du


7 juin 2046, nous sommes
parvenus à retrouver le nouveau camp des « Artistes »
dans le Secteur 13. Ils ont
torturé tous les membres de la mission diplomatique,
avant de les tuer un à un.
Nous sommes arrivés à temps pour en libérer deux, très
affaiblis et en état de choc.
L’un d’eux n’a pas dit un mot de tout le trajet, et est mort
sur le chemin du retour
(suicide). Le récit de l’autre était décousu et nous n’avon
s pu que rassembler des
informations éparses.

La communauté des « Artistes » se désigne sous le nom d’« 


Apolliniens », en référence
à Apollon, dieu grec des arts. Ils ne s’intéressent pas aux
œuvres pour leur valeur
artistique ou pour préserver le patrimoine de l’humanité comme
nous le pensions au
début. Ils voueraient au contraire un culte (à Apollon ?). Les
œuvres d’art serviraient
de support religieux à leur fanatisme. Les deux surviva
nts divaguaient trop pour
que nous comprenions les détails de cette « religion ». Ils
ont évoqué des transes,
des créatures apparaissant dans les flammes des bûcher
s où étaient brûlés vivants
leurs compagnons d’armes.

De plus, les Apolliniens ne reculent devant rien pour ajouter


de nouvelles pièces
à leur collection. Durant leur captivité, les deux surviva
nts secourus ont entendu
parler d’un raid monté contre une minuscule communauté
installée dans l’ancienne
résidence secondaire d’un riche homme d’affaires. La rumeu
r disait qu’il y exposait
une partie de sa collection privée. Nos hommes alors
captifs ont vu revenir les
Apolliniens d’une expédition, leurs camions chargés de
sculptures et de tableaux.
Nous ignorons où ils stockent leur butin, nous n’en avons
trouvé aucune trace dans le
bâtiment où nous nous sommes infiltrés. Notre survivant
affirme qu’ils les disposent
autour de leurs victimes lors des séances de torture ou des
sacrifices.
Si tout cela se confirme, notre première rencontre avec
les Apolliniens n’avait rien
d’un malentendu : ils tuent ceux qui se trouvent entre eux
et leur proie.
Recommandations :
f Passer la catégorisation des Artistes/Apolliniens à « 
Menace ».
f Passer le Secteur 13 et tous ses Secteurs limitrophes
en Catégorie 3 4.
f Revoir le protocole des missions de contact.
IL VERT
COD E : SOLE
NAUT É 004 —
COMMU
n #38 ants)
o r t de missio teur 50) r tu re : Itinér
R a p p
2046 (Se
c
bande (C
o u v e animaux
12 juillet Enquête Contre et d ’en tretenir des vent tant
r er
Objectif 
: xe d’éleve t bœufs s -
u v a n t se payer le lu poules, chèvres e ge agricole — l’exis
c h n e p o o u to n s , u n u s a s e m b lé
dant, s d’Au s de m u pour e abord
Comman mmunauté du Pay ngés — les élevage ine, œufs, laits o e nous a de prim préliminaire se
n e c o e m a t e n la u te ri u ê te
Aucu êtr
visionnem
en charc ions de l’
enq
rvent qu’à ation de
qui ne se issage qu’à l’appro estiné à la fabric ssées, les conclus
u
à l’équarr élevage porcin d investigations po s commu raient
nautés
n c e d ’u n t, a p rè s o u te s le
te . Pourtan T u
nnement. s se proc
fantaisiste es justes. è re d ’a pprovisio la façon dont elle afics de drogue
ré fi li sur tr
sont avé monter la ncieuses ppelait le
s
sente, de
s
d e s d iffi cultés à reutes restaient sile e ces saucissons ra re, mais omnipré intermé-
ns eu ais to tion d c chè urs un
Nous avo saient en avoir, m aspects, la circula oitée, rare et don , qui s’avère toujo t moins bavard.
n n a is n d e s c o n v s o u rc e nc u rr e n
reco ions. Par
bie dise ur
fère un co
marchan ilement le
ces provis ondrement : une nt que (très) diffic rnisseur ne lui pré
ff e u
avant l’e ateurs qui ne lâch e peur que son fo rtisanat. ent
Ces
c o n s o m m e p a rl e r, d o b je ts d ’a rc
i refuse d de petits ssifs exe
diaire qu de saucissons.
is é u n e myriade ut, très fins et expre
Un trafi c ssi c ro eh a
avons au timètres d
u rs, nous deux ou trois cen r
notre p a rc o
ire, de ires. de (Secteu
Nota : sur tés dans de l’ivo ur leurs propriéta n e v ille de Miran loyés pour
ie n ép
lp
sujets scu tion inquiétante
s s de l’anc moyens d ers,
fa s c in a e s p ro d u cteurs prè onfirmée par les vé de vastes potag es
une c a lisé c e n t é té c s o bs e r u rt o u t, d
, n o u s a vons lo erce a rapidem re . N o u s y avon de monte et, s x iq ues
e
e patienc ur comm t de cultu trait et nciers to
À force d rta qui entoure le ferme d’élevage e quelques bêtes de pliquée dans les ro trouilles.
e ,
50). L’om rète leur immense outons et chèvres he à couvert, com les nombreuses pa
s e c m ro c adors et
gard e r
ille, pas m
a l d e tre a p p
er les mir rés par
e vue. No ce. Captu ux des
de la vola ochons, à perte d us a permis d’évit d e c h a n
de
enclos à c t environnante, no eu moins idement,
rê u te p ri ncipale, a enses cuves. Rap amine de six ans
de la fo la ro m e g re
ivée par essus d’im ne, qu’un re premiè
e c a ra v a niers, arr par les pieds au-d les dents une à u cupérait la matiè lette termi-
le d dus aché lle ré cueil
Une famil ils ont été suspen ail : ils leur ont arr comprendre qu’e t la filière. Cette rgés. Leur sang
il ic e , is a u tr av m e n t à o n ta n les a é g o des
la m mis un m
o rem
ère, puis s. Aucun
se sont m i et là en
fermiers triait. Nous avons nous avions vu ic é une sorte de pri n pâture aux porc
e
peut-être ujets d’ivoire que t venu. Il a entam orps ont été jetés
s s
pour les oisième homme e ne fois vidés, les c du Pays
née, un tr dans les cuves. U utour n’a réagi. le s c o m munautés n. Il se
ns gio

s’est écou qui se trouvaien
ta ritions da dans la ré
le u r s n a v e c les dispa ce de prédateurs
travail en corréla
ti o
elle prése
n
e rt e e s t à mettre suggérait l’éventu ées.
ouv aire nt li
Cette déc ’enquête prélimin deux affaires soie
d’A u c h . L tr a ir e le s
qu’au con
pourrait
ur 50.
m a n d a ti ons :
s d a n g e r s du Secte
Recom meurs de
er par ru en Catég
orie 3.
· Inform c te u r 5 0
ge du Se
· Passa
Rapport de patrouille, Secteur 2,
18 octobre 2046

RAS. Pourvu que ça dure.

RATISEURS
TÉ 005 — CODE : DÉ
COMMUNAU
ission #40
Rapport de m ecteur 29)
(S ure : Négoce)
23 août 2046 ation des forces (Couvert « Dératiseurs »,
Objectif : Éva
lu
er ch e no us av aient parlé des des organes
e-au-P urnir des peau
x ou
urant Mortagn uipés
br eu se s co m munautés ento pour abattre les nuisibles, fo et ceux qui sont trop peu éq ger
De nom la ré gi on rt er ce lle s trer et en ga
sillonnant voire esco les rencon
des chasseurs ins, crochets, dents, os, etc.), re. Nous avons finalement pu
particuliers (vens pour survivre en pleine natu passer pour des nomades.
t
ou expérimenté act avec eux en nous faisan rent tous des
un prem ie r co nt
vi ng ta in e d’ in dividus. Ils arboavoir prélevés
une t les
é se compose d’ nts. Ils affirmen
pe qu e no us avons rencontr de chasse : fourrures, os, de
Le grou ophées ce ».
de nombreux tr vivant en Fran
tenues bardées plus dangereux prédateurs t l’air tous plus
sur (je cite) « les os ifs . À pr em ière vue, ils on tent en scène
pl met
prévisibles et ex çonner qu’ils se us
at is eu rs so nt « sauvages », im ques éléments me font soup t auprès des personnes les plm-
Les Dér , m ai s qu el r fa ci le m en nt co ns ta
e les autres ur s’impose ocuteurs, so
idiots les uns qu r leurs interlocuteurs, ou po au de langage à leurs interl anatomiques bien plus
ab ili se apter le ur ni ve qu es et
pour dést s techni
es : ils savent ad s connaissance
impressionnabl présentation, et possèdent de
ment dans la re lles du survivant lambda. t un bon
J’ignore si c’es mer les
us sé es qu e ce an t très ca lm e. ar
po
en qu’apparaiss évident pour ch
O x, es t m as si f et puissant, bi merçant : il possède un don s à ce qu’ils recherchent.
m té
Leur dirigeant, est certainement un bon co proposer des services adap qui confirmerait que les
c’ ur
chasseur, mais qu’ils veulent entendre et le « chien fou » de ses sbires, ce
ce
gens, leur dire ent posé fait ressortir le côté
Son comportemsont pas si stupides que ça. nt : les Dératis
eurs
Dératiseurs ne qu e le s ru m eurs colportaie ande. La chasse, le
conformes à ce m
r, soit sur com proies)
se rv ic es qu ’il s vendent sont s nuisibles, soit pour le plaisi e (viande prélevée sur leurs , etc.).
Les e le na ir xe
ys pour abattr enter leur ordi itions, soins, se
sillonnent le pa ons leur permettent d’agrém s (nourriture, matériel, mun ellent entretien de leurs
is
troc et les livra tres marchandises et faveur armement, le nombre et l’exc
au
et d’obtenir d’ nne santé, la qualité de leur e.
Leur évidente
bo ent bien leur vi tences, sen-
vent qu’ils gagn s réelles compé rmanente,
véhicules, prou x do ut es su r le ur pe
ettre de sérieu on de comédie
pr em ie r co nt act me fait ém soldats. Outre cette impressis breloques qui ornent leurs
Pourtant ce ns de mes n dans le ute qu’ils
par quelques-u reconnu un crâne de mouto s schémas de chasse. Nul do édateurs
timent partagé e av oi r d’ an ci en de ces su pe r-pr
an affirm trop à
le lieutenant D e plus, ils se réfèrent encore semblent ignorer l’existence nombre de fois lors de
ts . D m ais ils ce rt ai n
équi pe m en
r du gibier « cla
ssique  » , oisé s un re « du bon
ons pourtant cr mplement d’êt
savent débusque rs du commun que nous av . Ox a affirmé qu’il suffit si e stratégie de pacotille.
ho he tt
aux capacités reconnaissance dans le Perc rvivre jusqu’ici en suivant ce r vraiment dangereux ?
nos missions de. Impossible qu’ils aient pu su rencontrant aucun prédateu
» ne
côté du canon  ont-ils eu de la chance en , ça ne fait aucun doute.
Les Dératiseurs achent-ils leur jeu ? Pour moi
Peu probable.
C icions.
le su je t sa ns éveiller les susp
t de creuse r et
premier contac services d’Ox
Impossible au . N ou s al lo ns nous offrir les ous en saurons
plus . N
pour en savoir de Catégorie 4
uv ea u co nt ac t est nécessaire ravane au milieu d’une zone
Un no une ca
pour escorter ment.
de ses hommes urs méthodes et leur équipe
plus su r eu x, le
COMMUNAUT
É 007 — COD
E : BOUCLIER
Projet Fédérati
on
Rapport #43
18 mars 2047 (S
ec
Objectif : Évalu teur 8)
ation des forces
(Couverture : N
Suite aux recom égoce)
m
procher les mar andations de nos éclaireurs (cf.
ch
fonctionné. Elle ands d’armes du « Bouclier » en Rapport Mission #39), nous avon
no
territoire de leur us a évité de verser la « taxe  prétendant être des clients. Cet s décidé d’ap-
» te
d’importants stoc « Protectorat ». De plus, elle nous de passage et de protection en couverture a
et pour approvis ks d’ ar mement, su a pe rmis de confi vigueur sur le
ionner leur client ffisants pour équiper abondam rmer que le Bouclier dispose
èle. ment chacun de
Cette profusion leurs membres
explique la facilit
la Loire a subm é avec laquelle le
er
De nombreuses gé les quartiers les moins élevés Bouclier a su s’imposer à ses vo
ba is
inondations et la ndes armées continuent à rô d’Orléans ainsi que des villages ins. La crue de
ve rm in e aq ua der dans la ville de sa banlieue.
pleines de réfugi tiq ,
és : ils y ont trou ue n’avaient pas encore délogé et en ont chassé ceux que les
Chanteau, Ingré, vé du travail dans s. Les fermes de
O le s
abondante, sans rmes, Saran et Saint-Cyr-En-Val s champs des communes devenu alentours sont
grande protectio . Fortement peup es agricoles de
n, ces villages so lé
En s’implantant nt exposés aux s, bénéficiant d’une nourriture
pillages des soud
dans l’ancienne ards orléanais.
d’une base d’op us in e él ec tron iq
érations solide. ue de Fl eu ry-les-Aubrais,
pour un bien in Celle-ci a été re le Bouc
di co
niques. Démontr spensable aujourd’hui (des arm nvertie pour fournir un moyen lier bénéficie
er des capacités es ) et attire de nombr de prod
au sein du Bouc en
lier. N’importe qu mécanique, ingénierie, forge, euses compétenc uction
également un bo i d’assez disciplin faci es tech-
n candidat. é pour tenir un lite d’ailleurs le recrutement
fusil et écouter
Fort de sa puissa des ordres fait
nce militaire, le
ses voisins, qu’il Bouclier a comm
encé par repous
et en matières pr a « fédérés » sous sa protection. se
emières (ou en fo Les protectorats r les attaques de pillards chez
trouilles du Bouc ur ni tu re s de lois payent un tribut
lie
Protectorat se pl r. L’arrangement profite en th ir : vêtements, jeux, etc.) et béné en nourriture
ai éo
d’autre, je cite, gnent à demi-mots d’être exploi rie à tout le monde, même si le ficient des pa-
qu’une « bande tés. Beaucoup pe s « paysans » du
que leur équipe de
ment ne fait pa pillards plus puissante que les nsent que le Bouclier n’est rien
gestion efficace. s tout. Les trois
personnes à la tê autres ». Il faut cependant note
te du Bouclier fo r
nt preuve d’une
Ils ont organisé
un
soldats de nom e rotation des escouades entr
breux temps de e les différentes
fourni par les « p re co
rotégés ». Ceux- pos. Tous les membres du Bo mmunes et accordent à leurs
l’organisation m ci pourraient en uclier bénéficient
ili ve
mais une telle ré taire pour se débarrasser de le nir à se rebeller, mais ils n’on donc du luxe
volte laisserait le ur t ni
champ libre aux s tuteurs. Des rumeurs de rébe les armes ni
Si leur ligne d’ap so ud ards orléanais. llion couvent,
provisionnemen
à s’étendre, et la t reste solide, le
Pr
nombreux exilé cible la plus proche reste Orléan otectorat du Bouclier va logiqu
s de retrouver un s. Sécuriser et in ement chercher
faire progresser
le modèle social niveau de vie acceptable (à l’im vestir la ville permettrait à de
global de ce grou ag
Nous devons dé pe, et donc d’at e du Colosse lyonnais) et de
terminer commen tirer de nouveaux
t traiter cette m « citoyens ».
ontée en puissanc
e.

1  : L e l a isser at- la nôtre pour faciliter


Option  r u c t
à
ure similaire mun d’intérêt.
u n e s t
teindre n p
om
ar mise en c internes pour provoquer
t é g r a t io ns
son in t iser les tensio et récupérer ses moyen
s
ion  2  : A t ,
Opt du Protector
at
éc l a te m e n t
un
n.
de productio
C ODE : DOUVES
COMMUNAUTÉ 010 — Rapport
d’inciden
t, 27 mar
s 2047
dent , 23 mars 2047 nouvelle
Rapport d’inci a
mois-ci dans quième e ttaque dans le qu
e disparition ce ns. Ses amis n a
[… ] un e qu at ri èm avait bra deux mois). Un rtier nord (la cin
vé le cou
de nos fortificatio la zone d vre-feu e bande de jeune -
e
l’enceinte même chez eux et il n’a jamais at- e s to c k ag
t s’était ré s
l’ont vu partir de . Si nous ignorons encore ce déplorer u
— et res e. Une seule victi nie dans
ile toxicolog te introuv me est à
teint son domic lation nous reprochera notre iq
po pu uration d’un consomm ues montrent qu able. Les examen
problème, la mmande l’insta é e s
Je re co la fiabilité de la drogue, ce ces jeunes avaien
inaction. d e le u r s q u i re m e t
d’eux dit témoigna t en caus
couvre-feu. […] e
métalliqu avoir entendu un ges. Toutefois, l’u
e, mais n bruit de n
le momen ’y a pas raclemen
p t
a surgi d t. Peu de temps ap rêté attention su
e l’obscur rès, une « r
gros cons ité et s’es  créature »
o
groupe, d mmateur, égalem t emparée du plu
u nom de ent fourn s
[…] isseur du

,
d’enquête
Rapport 047
2
31 mars
an-
in té re s sante dem, c e
[…] piste c o n f ir m ati o n s
s les
d a n t d e mun entre toutes n Rapport de mission #45 (notes préliminaires
t c o m e p a s u
poin e constitu n mobile 16 avril 2047 (Égouts de la Base)
ti m e s n
vic su Objectif : Mission de sauvetage
n soit. Pa
mobile e Confidentialité : TOP SECRET
sti-
humain . rsuivons nos inve
No u s p o u Contexte : signalement d’enlèvement à 23 :50, témoignage visuel
]
gations. [… fiable indiquant que l’agresseur s’est enfui par les égouts. Envoi
d’une équipe à 00 :00 pour récupérer la victime. Entrée dans les
égouts à 00 :05

Infos sur la victime : femme de 52 ans, a récemment consulté pour


douleurs osseuses, nausées, perte d’appétit, perte de poids, fai-
blesse musculaire, douleur et nodosité dans la poitrine. Interrogé
en urgence, le médecin référent confirme un diagnostic de cancer
du sein très avancé.
ète)
(enregistrer déposition compl
Avertissement : progression complexe pour l’équipe de reconnais-
sance. Nombreux tunnels inondés, part. effondrés. Semble pas gêner
« habitants ». Soldats contraints de se plier, risques de maladies,
attaques de rats, plus froid / humidité. Visibilité mauvaise (né-
cessite équipement adapté et entraînement à l’usage).

Soupçons confirmés : les égouts de la Base sont habités. Pas vi-


sibles de suite, mais certains déchets sont disposés avec un soin
particulier, des « objets perdus » en relativement bon état sont
accumulés dans des salles, et leur concentration augmente plus on
s’éloigne des entrées / sorties des égouts. Ces traces semblent
indiquer que les intrus sont humains / humanoïdes ( ?). Usage d’ou-
tils rudimentaires, vêtements, jouets ? Possessions des disparus ici
et là : une chaussure égarée, un morceau de tissu. (peu d’espoir
de les retrouver vivants.)
muler à refor
Hypothèse : Une communauté / un groupe de créatures vit sous la
Base (question : depuis quand ?). Elle a développé un sens (odorat
sensible à certaines phéromones ? Vision élargie au spectre X ? dé-
tection du rayonnement électromagnétique ?)
Tenez-vous-en aux faits
Accès à lui permettant de détecter les maladies très avancées (seul point
commun de toutes les victimes  : sclérose en plaques, cancer, in-
condamn suffisance cardiaque, cirrhose…). Ces prédateurs attaquent donc des
er ? proies « faibles » ou incurables. Recenser les malades critiques
connus permettra de débusquer les prédateurs.
Ou alors on laisse ces an
ticorps faire leur travail
.
COMMUNAUTÉ 013 — CODE : SYLVE

Rapport de mission #51


11 juin 2047 (Secteur 3)
Objectif : Cartographie et reconnaissance
e forêt est une ancienne
Notre quatrième incursion dans le Secteur 3 nous confirme que cette immens
Les routes aménag ées autrefoi s pour venir charger
plantation (bois d’ameublement ou pâte à papier).
’hui noyées sous quelque s arbres déracin és et de véritables murs
les grumes débitées sont aujourd
s, trous, terriers dissimulés)
de ronciers. Ceux-ci forment autant de culs de sacs et de pièges (ornière ma-
barrière s végétale s nécessit e de bonnes
que de refuges pour toutes sortes de bêtes. Franchir ces ns,
qui vit là et veut le défendr e. Comme nous nous y attendio
chettes — au risque de déloger tout ce territoire.
er les habitue ls rats, serpent s, blaireau x… qui défenda ient leur
nous avons eu à supprim
— présence confirmée
Le sol montre des passages de hardes de sangliers et de meutes de chiens
aient été en train de chasser ou d’être chassés , cela les a heu-
par des aboiements au loin. Qu’ils
reusement détournés de notre groupe.
en regard des parasites :
Ces animaux, quoique ralentissant la progression, restent anecdotiques
frelons, moustiq ues pullulen t dans la relative chaleur et l’humidité des
tiques, mouches carnivores,
s membre s de revenir avec une
sous-bois. Nos combinaisons intégrales n’ont pas empêché plusieur d’insectes,
contagi on autre que par les piqûres
fièvre. (Temps d’incubation : deux à trois jours, pas de au labo.
dans les «  p lis  » du corps et qui sont en cours d’analy se
mais des bubons qui apparaissent réaction
de quatre jours —
Au moins un cas de forme sévère avec nécessité d’intubation au bout
allergiq ue  ? )
de savoir leur origine (in-
Des clairières apparaissent ici et là, de très faible superficie. Impossible
pas été reboisé avant son
cendie provoqué par la foudre ? ancien quartier de l’exploitation qui n’a
trop calmes et trop vides d’abris pour que
abandon ? action plus récente ?). Ces trouées paraissaient
campem ent ou même de les traverse r.
nous prenions le risque d’y établir un
t est venu à notre rencontre
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le Secteur 3 est habité. Un habitan
de nos éclaireu rs. Problèm e : les trois sentinelles
alors que notre médic injectait un antivenin à un
arrêt forcé n’ont pas compris d’où sortait cet « émissaire ». Pas un
que j’avais postées lors de cet
rs (matériel en état de
bruit et, de manière inexplicable, pas une trace de chaleur sur nos détecteu
de notre groupe, mains en évidence. S’il
marche, vérifié et contrôlé). D’un coup, il était au milieu
terre plusieur s des nôtres avant que nous ripostions — et
avait attaqué, il aurait sans doute mis à
nous nous serions gênés par des risques de tir croisé.

une voix médiane, assez


Impossible de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme : il gardait
trois mètres, et son poncho de feuilles rendait indiscernable sa
basse pour ne pas être entendue à
de boue séchée. Un camou-
silhouette, ne laissant apparaître qu’un visage et des mains recouvertes
les moustiq ues l’ignoraient. Nous avons
flage parfait, mais moins hermétique que le nôtre, et pourtant
n’étaien t en fait que des membre s de son « village ».
peut-être croisé d’autres « tas de feuilles » qui
les siens s’étaient adaptés
L’individu nous a dit que nous nous trouvions dans la « Sylve » et que
on. Quand j’ai demandé où se situaient
à la forêt, autant pour leur subsistance que leur protecti
un sourire silencie ux. Il était manifes tement confiant que
leurs habitations, il s’est enfermé dans
pas, prédicti on qui s’avéra correcte malgré notre vigilanc e accrue suite à
nous ne les trouverions
cette rencontre.

Envoyer le matériel
en révision
s expéditions
le s tr ois précédente
ont vu pa sser s bienvenus. La
ve  » co m m e leur territoire. Ils ir qu e no us n’étions pas le , et l’autre a
la « Syl us préven  ? »
Ils revendiquent contact avec nous pour no un « Sinon quoi
re nt ré s en te ni r sa la ng ue, a rétorqué de n’ont pa s pu s’empêcher
et sont e de co ua
Vasquez, in ca pa bl
es membres de
m on es der : « Tenez-
première classe u : « Sinon vous mourrez. » D an t, av an t de me deman tion,
nd i en les re ga rd cette conversa
simplement répo quoi l’émissaire a juste sour  » Dois-je préciser que durant mentionné la fille
sur une orpheline. core moins
de ricaner. Ce Va squez laissera on grade — et en
ne , si no n t qu e pa r m
les, Apo tremen
’avait appelé au
personne ne m te nu ces infos ? de la
uand on t- ils ob s forces réelles
de Vasquez. Q ei gn em en ts pour jauger de
ns
s d’assez de re
s ne di sp os on s cependant pa
Nou s et
ions supposée
« Sylve ». ré tio n av ér ée , leurs infiltrat r ne se ra it- ce
à s’ éten dr e. Leur disc or at io ns ou d’exploite sq u’ à
cherchent pas elles ex pl ée » ju
A priori ils ne t si no us te ntons de nouv au té a m in im a en « Surveill
’ils afficher on mun
l’opposition qu ant cette com
de la fo rê t ca tégorise cepend
que l’orée sque d’être
nouvel ordre. pr en dr e davantage ri
ire », en ap i : sans succès
ul ée s par « l’émissa ap rè s qu’il soit part et
des menac es fo rm ter sa pi st e il s’était envolé
Compte tenu s d’ ai lle ur s tenté de remon est demandé à haute voix s’ s tron cs de s
s avon ille s’ r l’un de
compliqué. Nou res. Un membre de la patrou bres. Il m’a semblé voir su es ou de
après quelques
mèt e des ar trace de câblag
m en t le vé la tête vers la cim l’avait escaladé. Mais aucune a fo rc és à re brousser
j’ai machinale d’ us ur e, co m me si on da ns la vé gé tation nous
s traces de nous
encoches et de e l’agitation se rapprochant
st al lé s. D
pitons in ur net.
d’en avoir le cœ
chemin avant
ns : les habitations
.
Recommandatio r pour trouver
ol er le se cteu en.
f Surv ères pour exam
rvoler les clairi s d’exploration.
f À dé fa ut , su
rs on ne lle du rant les mission
tion pe
toute conversa la forêt du Sect
eur 3.
f Interdire e de l’o ré e de
r la surveillanc
f Augmente atégorie 4.
Pa ss ag e du Secteur 3 en C
f
COMMUNAUTÉ 017 — CODE : AUGMENTÉS

Compte rendu d’audience disciplinaire


23 juillet 2047

en charge de la surveillance des prisons de la


Le témoin confirme son identité et sa fonction : sergent Etienne Vigier,
Base à Bourges.

i il était détenu à Bourges : l’individu se faisant


Il est rappelé à la commission l’identité du prisonnier évadé et pourquo
était détenu dans le cadre d’une enquête sur les
appeler « Hammer » était membre de la communauté des Augmentés. Il
relations que pourraient entretenir les Augmentés et les « Fantômes ».

s qui pesaient et qui pèsent toujours, d’ail-


Présidente Ibanez : Sergent Vigier, pouvez-vous nous rappeler les soupçon
leurs, sur « Hammer » ?
une communauté indépendante qui règne sur
S. Vigier : Nous soupçonnons les Augmentés de nous espionner. C’est
si c’était comme ça avant ou depuis qu’ils
Roanne. La ville s’est progressivement transformée en décharge, on ignore
lle et ont établi leur quartier général dans la
sont arrivés. Ils ont pris le contrôle de ce qui restait de la zone industrie
des épaves, de vieilles machines, n’importe quoi
plus grande usine. Ce sont… des ferrailleurs, je dirais. Ils récupèrent
ou alors ils récupèrent les pièces détachées
de mécanique, en fait. Ils les retapent pour les remettre en état de marche,
et refondent le reste.
P. Ibanez : Comment se procurent-ils cette matière première ?
vous diriez. Enfin ils n’attaquent personne
S. V. : Des équipes de… récupérateurs, comme ils les appellent. Des pillards,
nés, pour ramasse r tout ce qui peut leur sembler utile. Ils
pour les voler : ils fouillent les décombres, les lieux abandon
jettent le reste dans leur décharge. Les autres quartier s de la ville, donc.
Interessan
P. I. : Et que font-ils de ces appareils et de ces pièces détachées ?
e que nous n’avons pas encore identifiée,
t
S. V. : Une partie subvient à leurs besoins. Ils disposent d’une source d’énergi
parce qu’il n’y a pas d’éolienne visible, ni
probablement des panneaux solaires ou autre chose de discret et durable,
Ce dont ils ne se servent pas, ils le revendent
de fumée importante comme en dégagerait du charbon ou du pétrole.
des appareils complets. Ils peuvent effectuer les
au plus offrant. Pour l’essentiel, ce sont des pièces détachées, parfois
deux fois ils avaient même proposé un véhicule
réparations eux-mêmes, pour un supplément. J’ai entendu dire qu’une ou
dont ils ne se serviraient pas eux-mêmes.
r dans ces vieilles ruines ?
Commissaire Friedman : Ils trouvent encore tant de choses à exploite
davanta ge que vous ne semblez croire, dehors. D’aucuns
S. V. : Sauf votre respect, commissaire, les choses bougent
le temps. D’ailleurs…
diraient que c’est la guerre. Des villages disparaissent et se créent tout
C. Friedman : Oui ?
s’arranger pour provoquer certains conflits, et
S. V. : Certains officiers de renseignement suspectent les Augmentés de
faire les poches des vaincus.
?
C. F. : J’en ai entendu parler en effet. Savez-vous s’ils produisent des armes 
ent, oui. Beaucou p d’armes blanches qu’ils forgent eux-mêm es, et quelques armes à feu. Mais c’est plus
S. V. : Évidemm
rare. Ils doivent se les garder.
C. F. : Que pensez-vous de ces lames ?
reprend.] Oui, OK, je leur ai moi-même acheté
S. V. : Elles sont d’excellente qualité. [Un temps. Le sergent soupire et
un couteau de combat, en acier de Damas.
C. F. : Votre matériel de dotation ne vous convenait pas ?
ne vous payez jamais de cadeau, commissaire ?
S. V. : Si. Je l’avais acheté à titre personnel. C’est un couteau de cuisine. Vous
question : vous vous êtes rendu sur votre temps
C. F. : Ça m’arrive sergent. Et personne ne vous le reproche. Une dernière
personnel chez les Augmentés pour vous payer ce cadeau ?
la réception d’une commande pour l’État-Major.
S. V. : [Après un temps] Non. C’était un achat… d’opportunité, pendant
votre bagout et pas à votre uniforme. Reprenons.
C. F. : Et si vous avez obtenu une ristourne, c’est uniquement grâce à
des Augmen tés ?
P. I. : Est-ce ce commerce d’armes qui a motivé la capture d’un
S. V. : Non. C’est une longue histoire…
Commissaire Charvel : Faites-la courte.
ois, parce
taires, six je cr
s ém et te ur s récepteurs mili se m ai nes, l’une
s radios, de l. Il y a trois
En gr os ils no us ont vendu de rs ét ai en t à co urt de matérie . Un de no s ingés a
en. Voyons. opres ingénieu de chez nous
S. V. : Euh… Bi uilles et qu e no s pr
ion qui ne pr ov en ai t pa s
uiper des patro capté une émiss ion secondaire
.
qu’on devait éq ill an ce . L’opérateur a iti f de transmiss
eu un e dé fa en ai t un di sp os
d’el le s a… t qu’elle co nt espion.
o et a découver aient un circuit-
examiné la radi es au x Au gmentés conten
radios ac he té
P. I. : Un quoi ? préférez. Les six radios_ ésidente.
chard, si vous es depuis ces six , madame la Pr
S. V.   : Un m ou
ica tio ns ém ise s et re çu
  » . Pa rd on , je vous ai coupée
s comm un u’un d’autre
P. I. : Toutes le tées par « quelq Même constat.
  : … on t sa ns doute été écou ie l ac he té au x Augmentés.
S. V. ut le matér
oblème. e a rappelé to
P. I. : Aucun pr tte dé co uv erte, l’intendanc niques, c’est ça
 ? Oui,
C. Charvel : Su
ite à ce
re de ce s pa rticularités tech
, partout. vait répond
Des mouchards « Hammer » de lent-ils
ision. Donc ce ailleurs s’appel
P. I. : Mer ci de la pr éc
r un po in t. Po urquoi ces ferr
s revenir su
commissaire ? , mais j’aimerai connaissances
en
m oi , m ad am e la Présidente utilisant leurs
C. C : Excuse z- s de su rv ie en
r leurs chance r ce qu’ils nous
ont dit.
les Augmentés 
? nsent améliore fais que répéte
t ch er ch e se s mots] Ils… pe m e ça , je ne
S. V. : [Le serg
en pas com électro-
Ne me regardez t des systèmes
r eux-mêmes. s, ils emploien
mécanique. Su ire au x ba lle
mment ça ? aux coups vo
C. C. : Mais co mieux résister
liq ue nt de s blindages pour dé ga in er plus vite_
S. V. : Ils s’app r d’ êt re dé sa rmés ou pour non ? t. Dans leur co
rps. Ils
magnétiques po
ur évite
s tro up es en utilisent aussi, se nt pa s, ils se les intègren
n, des gadgets.
No ne les utili
C. C. : Oui, bo al exprimé. Ils
co m m iss ai re , je me suis m cyborgs ?
S. V. : Pardon s ? Ce sont des et se recoudre
nt . Ils s’a ug mentent. iq ue s  ? D es bras, des jambe al le s, ils vont s’ouvrir
s’amélio re
io ra tio ns m éc an un gi le t pa re -b pl us rigide de la
  : Ils s’i nt èg rent des amél . M ai s là où je vais mettre ai m an té e da ns le creux le
C . F. sophistiq ué ont une barr e
n, rien d’aussi vlar. Certains
S. V. : Non, no de ss ou s de s plaques de ke .
gliss er es comme ça
la peau pour y à eux. Des chos ne les rejette pa
s ?
, eux et nous —
er leurs outils … leur organisme di scutait pas mal
main pour attir s qu’ils s’i m pl an te nt
rlé — à l’épo qu e où on
e ça se faisait
déjà au
corps étranger leur en avait pa s de métal et qu
P. I. : Mais ces n. Q ua nd on eff er de s bo ut
posé la questio rs à se gr
S. V. : On s’est pas les premie , vous
qu’ils n’étaient h. À votre tête
ils avaient rig ol é en di sa nt
e à pr od ui re aujourd’hui. O
ent complex
siècle dernier. c’est extrêmem
cie r ch iru rg ical, oui, mais oir le cœur ne
t.
l’a
P. I. : Avec de pr od ui re   ? H am m er . O n voulait en av
vent en tation de
pensez qu’ils sa t motivé l’arres eignements,
s raisons qui on officiers de rens
S. V.   : C’ es t un e de
le di ss éq ue r ? pa s au fa it de s décisions des
iez prévu de , je ne suis
C. F. : Vous av prison militaire
ta nt qu e re sponsable de la
S. V. : En leur compte ou
le co m missaire. m un ica tions — pour
mon sie ur
ts piratent no s co m nt de sa
jouent aux robo appe, en sorta
C. F. : Bien sûr. rr ai lle ur s qu i su rv ei lla nc e. Puis il s’éch
s. Une bande de
fe urs sous votre
P. I. : Résumon Il reste deux jo là. C’est bien ça
 ?
No us ca pt ur ons l’un d’eux. ta nt à deux mètres de
po ur d’ au tre s. ga rd ie n po ur
de son
trapant l’arme
cellule, et en at Pr és id en te.
am e la ètres ?
S. V. : Oui, mad di sta nce de deux m nous avez expl
iqué
C. C. : On est
sûr de cette
e qu i tra ve rs e la pièce, vous ?
pour l’arm est-il pris 
S. V. : On a_ Charvel. Bon, le, comment s’y
em en ts vi dé o sont formels, po ur la se rr ure de sa cellu
gi str n. Mai s
P. I. : Les enre creux de la mai
aimant dans le
leur histoire d’ en te . avant de le
e, madame la
Prés id rtout ? ssé au scanner
S. V. : Je l’ignor é da ns so n br as ? Un passe-pa ch os e co m m e ça et on l’a pa
gadget greff utait quelque
P. I. : Il avait un En fait, on redo
n m ad am e la Présidente. or ce au de métal en lu
i.
S. V. : No pa s dé tecté un seul m
re il n’ a
coffrer. L’appa
, r t s c a r t e postale
Mar c ap p o
e n a s m a r re de mes r unker » OU « petit
Tu
s f u r ie u x dans leur b toi, y a du nouveau !
« fou e  » ? Accroche
-
e pa is ib l
villag
COMMUNAUTÉ 019 — CODE : FERMI
Suzuki
Projet Fédération
Rapport de mission #73
16 août 2047 (Secteur 16)
Objectif : Prise de contact
en bordure de notre territoire.
Nous poursuivons notre recensement des petites communautés situées
du Secteur 16. C’est désormais un village. Il ne dénote pas au
Le hameau qui s’est renommé « Fermi » a rassemblé tous les sédentaires
commun autés cherchan t à reconstru ire une société équilibré e post-effondrement : une centaine de personnes, un
premier abord des
de gens dans de bonnes condition s d’hygiène et de voisinage, palissade efficace contre
hameau aménagé pour héberger un maximum
nisation qui semble avoir trouvé un équilibre, jardins utilisés au
les bêtes sauvages, quelques espaces de vie commune, une auto-orga
ture urbaine.
maximum pour ménager un peu de place et beaucoup d’espaces d’agricul
nts capables de les défendre en cas d’attaque massive.
Ils rencontrent quelques difficultés ; ils possèdent notamment peu de combatta
dans le Secteur 1 6 (Catégori e 2). En été, il leur arrive de manquer d’eau mais ils travaillent à construire davantage
C’est un souci mineur
n est celle d’une commun auté qui a dépassé les première s difficultés des regroupements de cette
de citernes. La première impressio
taille (leadership, logement, nourriture de base).
demandé pourquoi l’humanité n’avait jamais rencontré d’intelli-
Le village tire son nom du scientifique Enrico Fermi, connu pour s’être
: toutes les civilisations apparues dans l’univers se sont effondrées comme
gence extraterrestre. Pour les villageois, la réponse est simple 
s qu’engendre sa propre expansion technique. Ils accueillent
la nôtre. Aucune n’a jamais évité ou surmonté l’épuisement des ressource
e, puisqu’ils considère nt que d’autres intelligen ces sont présentes sur Terre : celles des animaux. Cela
cette conclusion sans pessimism
bout de quelques heures de séjour dans le village : l’omniprésence d’animaux
explique sans doute une particularité qui n’apparaît qu’au
accompagnent leurs maîtres partout.
domestiques. Chiens, chats, et même d’affectueuses poules, oies, canards
nous ont incités à la méfiance. Malgré leur discours enthou-
Ce raisonnement particulier et cette affection débordante pour les animaux
semble plus scientifique que sectaire. Un groupe de chercheurs
siaste, ils acceptent malgré tout les contre-arguments et leur démarche
s’être réfugié dans la maison familiale de l’un d’eux. Nos agents de renseignements travaillent sur un
a en effet fondé le village, après
recoupement d’identités pour vérifier qu’il ne s’agit pas de charlatan s.

Ils imposent notamment que tous les résidents participent à


Ces fondateurs occupent une part importante de la direction du village.
ainsi que chacun doit « observer l’évolution des animaux non humains, noter leurs
leurs travaux. Leur charte de citoyenneté implique
commun ication ». D’après eux, la majorité des espèces a pro-
comportements les moins habituels et recenser leurs nouveaux modes de
grandes facultés cognitives. Leurs études semblent donc confirmer ce que beaucoup d’entre nous ressentions.
gressé et démontre de plus
fondateurs estiment que la domination de l’humain sur la na-
Ces recherches essayent notamment de tirer des leçons du passé. Les
al dans l’effondre ment. Une grande partie des villageois les approuvent et jugent que l’opposition entre
ture a joué un rôle primordi
font partie d’un même tout. Replacer l’humain dans l’écosystème pourrait paraître
humanité et nature n’a pas lieu d’être : les deux
Le village de Fermi épargne ainsi un maximum de créatures qui
raisonnable si cela n’impliquait pas une véritable prise de risques.
partout ailleurs comme des menaces. Il affiche cependan t sur ce point des résultats étonnants.
seraient considérées
champs environnants, situés à ma grande surprise en dehors
Accompagnés d’un guide d’une quinzaine d’années, nous avons visité les
s. Comme je le craignais , nous sommes tombés nez à nez avec des sangliers, qui nous ont aussitôt chargés. Notre
de l’abri des palissade
sur eux mais notre guide nous a intimé de baisser nos armes et de nous accroupir. J’ignore
premier réflexe a été de pointer nos fusils
encore chargés quelques mètres avant de s’arrêter. Elles étaient si
pourquoi, mais nous nous sommes exécutés. Les bêtes nous ont
deux pas et je crois qu’il a grogné deux trois fois, comme un
proches que je pouvais les sentir. Notre guide s’est approché d’un ou
sanglier. Les bêtes ont grogné en retour et sont parties.

explication. Il empestait l’odeur de la harde. C’est alors que


Sur le chemin du retour, notre guide a invoqué la chance comme toute
x résidents du village, ce gamin n’avait pas d’animal de compagnie.
j’ai noté que contrairement à de nombreu
ce gamin « savait s’y prendre » avec les sangliers. Quand j’ai
J’ai interrogé les fondateurs sur cet incident. L’un d’eux a confirmé que
à enseigne r à nos éclaireur s, il a souri d’un air embarrassé, doutant que « ce soit quelque
signalé que ce talent serait bien pratique
chose qui s’apprenne ».
Nous n’avons pas ressenti cette tension qui apparaît au bout
Nous sommes repartis après trois jours d’un séjour sans autre incident.
paysage d’une commun auté qui a quelque chose à cacher.
de quelque temps quand nous faisons intrusion dans le
moins d’enthousiasme que je n’aurais cru. Les habitants de
Cependant, mes propositions de rejoindre la Base ont été accueillies avec
é de poursuiv re leurs travaux. Sans m’engager, j’ai répondu que l’intérêt
Fermi exigeront notamment des garanties quant à la possibilit
dans un cadre approprié, cela ne poserait sans doute aucun
de leurs recherches et ses applications étaient évidents. J’ai ajouté que
ent, la notion de «  c adre appropri é  » a suscité l’inquiétude de mon interlocuteur. J’ai expliqué que nos
problème. À mon grand étonnem
la vermine dans notre enceinte. Ce à quoi mon interlocuteur a répondu : « Oui,
contraintes logistiques nous obligeaient à éradiquer
ennuis pour garder leurs réserves à l’abri, ou si ce « cadre »
c’est un vrai problème » sans que je sache s’ils rencontraient les mêmes
constituait un écueil pour nous rejoindre .

une fille. Je croyais qu’elle caressait un chaton, jusqu’à ce que


De plus, en repartant, j’ai vu notre « guide aux sangliers » discuter avec
er de ses mains et se jucher sur son épaule. C’était un rat.
je voie la bestiole s’échapp
ADE
COMMUNAUTÉ 021 — CODE : SAINTE-FORTUN

Rapport de mission #115


9 septembre 2047 (Secteur 33)
aillement)
Objectif : Évaluation des forces (Couverture : Ravit
Les informations dont nous béné-
équipes de renseignements depuis bientôt six mois.
Le village de Sainte-Fortunade était connu de nos de commu nauté pacifist e capable de se défendre. Sa
e, organisé, bref, un modèle
ficions nous le décrivent comme un lieu calme, paisibl habitué es à sillonn er des zones plus peuplées.
ets et des bandes de pillards davantages
situation isolée le tient à l’écart des regards indiscr
l’essentiel des habitations et
de ce type de communautés. Un mur d’enceinte protège
En termes tactiques, le village répond aux standards tre une surveil lance des environ s, facilitée par l’immédiate
été construits pour permet
des installations les plus sensibles. Des miradors ont et sur la circula tion dans les rues que nous avons
basant sur l’activité agricole constatée
proximité de champs autour des fortifications. En se d’habit ants.
moins un millier
pu parcourir, la population semble importante, au
de force, à leurs aînés la confection,
se faire assez classiquement : aux jeunes les travaux
Au départ, la répartition des tâches nous a semblé unique point de contact durant ces deux jours,
une femme assez âgée, qui était notre
la diplomatie, etc. Nous avons ainsi été accueillis par nos mouve ments. Cette femme s’est informée de ce que nous venions
), surveil laient
tandis que d’autres personnes plus jeunes (et armées cherchions à nous ravitailler, et si
que nous étions un groupe de nomades et que nous
chercher. Nous lui avons expliqué comme convenu
possible profiter un ou deux jours de leur hospitalité.
franchir librement les grandes
campement à l’extérieur de l’enceinte. Nous pouvions
Nous avons été autorisés à commercer et à dresser notre
portes, qui ne ferment la nuit qu’en cas d’alerte.
comprend de très nombreuses
s. Un détail nous a vite étonnés. Sainte-Fortunade
Nous avons alors commencé notre quête d’information ant encore , alors que chez nous, ces personnes âgées sont mises à
tion. Plus surpren
personnes âgées, probablement un tiers de la popula juste inactifs : ils laissent les
ls, éducation), à Sainte-Fortunade, ils sont oisifs. Pas
contribution à hauteur de leurs capacités (travaux manue Nous avons tâché de masqu er notre surprise en constatant que
ble en excellente santé.
autres travailler. Ils semblent pourtant dans l’ensem d’un instrum ent de musiqu e alors qu’autour d’eux le
jouer à divers jeux ou pratiquer
de nombreuses personnes passaient du temps à lire,
reste de la communauté se démenait.
tion nous a incités à redoubler de
 » qui ne bénéficient qu’à une fraction de la popula
Notre expérience de ces « ambiances paradisiaques
vigilance.
é jusque là leur manque de
) nous ont alors paru plus distants. Nous avions attribu
Les habitants « plus jeunes » (moins de 60 ans, environ ers  » . En réalité, ils ne parlaie nt que très peu, même entre eux.
notre groupe « d’étrang
communication à une méfiance assez banale envers ordres, et les jeunes y répond ent. Mais entre eux, les
choses, voire leur donnent des
Les anciens s’adressent à eux, leur demandent des age en effectu ant des tâches répétitives,
pour se donner du cœur à l’ouvrage, de bavard
jeunes ne discutent que très peu. L’absence de chants les ritourn elles des ancien s.
discuss ions et
en un mot leur silence, contrastait avec les rires, les
des ans. Pourtant, au matin,
s par leur labeur de la journée et les autres par le poids
Le soir, le calme s’installe bien vite : les uns sont fatigué e clairem ent les aînés et qui du point de vue partagé par (presque) toute
un schéma qui favoris
tout ce petit monde se remet en branle selon
 ».
mon équipe, dépasse le simple « respect des seniors
de société lui plaisait et qu’il
d. Le caporal Séquert nous a très vite dit que ce modèle
Une seule personne de mon équipe n’était pas d’accor n’avon s pas réussi à lui faire changer d’avis.
es de lui faire entendre raison, nous
souhaitait rester. Malgré notre incrédulité et nos tentativ je lui ai rappelé que nous avions une mission à mener à bien et que
nait vouloir rester,
Alors que nous étions sur le départ, et qu’il mainte
rester n’en faisait pas partie.
dans le village. J’ai ordonné
 ? Intéressant. » Il a tourné les talons et s’est éloigné
Sa réponse m’a terrifiée : « Parce que vous êtes en mission uels poursu ivants.
pour semer d’évent
un départ immédiat et rejoint le couvert d’une forêt
consommé nos propres rations
t à ce que nous avons fait croire à nos hôtes, nous avons
Nous n’avons parlé qu’à cette femme. Contrairemen
pour le retourner.
et bu notre propre eau. J’ignore comment ils ont fait

Recommandations :
3.
• Catégorisation de Sainte-Fortunade en Catégorie
rapportés de Sainte-Fortunade.
• Analyser les échantillons d’eau et de nourriture
es aux abords de Sainte-Fortunade.
• Chercher traces d’éventuelles disparitions de nomad
ler d’évent uelles infiltrations si Séquer t venait à révéler des informations sur nous.
• Surveil

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em eu e
COMMUNAUTÉ 023 — CODE :
MARABUNTA
Rapport de mission #127
25 septembre 2047 (Secteurs 18,
32, 47, 65, 79 et  ?)
Objectif : Cartographie et reconna
issance
Nous sommes aujourd’hui en mesure
de confirmer la véracité des différent
effectués par nos convois et les com s signalements de « zones mortes »
munautés nomades avec qui nous trait
ons habituellement.
Tout d’abord, ces zones n’en form
ent en réalité qu’une seule et uniq
(désignée P1) qui nous avait été sign ue. En partant de la première zon
alée en Secteur  79, nous avons ralli e
C’est très facile : il suffit de suivre la é la suivante (P2, en Secteur  65).
bande de terre nue qui a attiré l’att
de P2 à P3 et ainsi de suite jusqu’à ention des premiers témoins. Idem
P6. Elles sont en fait toutes reliées
bande, d’une largeur variant entre cinq entre elles en une seule et même
cents et mille mètres. Quant à sa long
indéfinie. De P1 à P6 s’étendent pas ueur, elle est pour le moment
loin de cent cinquante kilomètres.
Déterminer le point de départ de cett
e « rivière » nécessitera de retourne
éventuelle P0. r à P1 pour remonter jusqu’à une

Sa dénomination de zone morte corr


espond assez à la réalité observée
bande aucun végétal. Même à P1, les sur le terrain. Il n’y a sur cette
herbes peinent à repousser. Seules
parviennent à se faire une place. Une quelques rares espèces pionnières
terre mise à nu met d’ordinaire trois
rait qu’il faudra attendre ici plusieur à six mois à se reverdir. On di-
s années. Plus on remonte vers P6,
disparaître totalement un peu avan plus ces plantes sont rares, jusqu’à
t P4. Le médecin de notre section
Marabunta, du terme qui désigne en a dit que tout cela lui rappelait la
Amérique du Sud la migration d’im
ravagent tout sur leur passage pour menses colonies de fourmis, qui
se nourrir.
Mais ici, aucun animal n’habite, ne
franchit ou ne meurt sur la zone : aucu
squelette. Et d’ailleurs, pas de fourmis n terrier, aucun cadavre, aucun
non plus. À l’occasion d’une chasse de
de rabattre un troupeau de cerfs vers ravitaillement, nous avons tenté
la zone : le troupeau s’est scindé en
gauche et d’autres à droite plutôt que deux, des individus bifurquant à
de s’engager sur la bande de la zon
e.
Les quelques carcasses de véhicules
abandonnés là tombent en poussière
datent sans doute d’avant la transfor tellement elles sont rouillées. Elles
mation de l’endroit en zone morte. Parf
là où se tenait avant un bâtiment. Ces ois, quatre murs dépassent du sol
structures semblaient à chaque fois
y risquions, mais paraissaient vides trop fragiles pour que nous nous
de tout objet du quotidien : plus d’am
même brisé : plus rien. Nous n’avons eublement ou d’électroménager,
pas vu trace de déchets ou de feux
de camp.
Là où elle n’est pas recouverte par
d’anciennes constructions, la terre
sence de tout passage qui pourrait mar est grise, dure et cassante. En l’ab-
quer sa surface, les intempéries la lisse
comme une couche de mauvais plât nt et une croûte unie se forme
re. Nos pas la cassaient en une fine
masquant notre passage en quelque poussière vite balayée par le vent,
s minutes.
À l’approche de P6, la terre est touj
ours aussi vide de végétation ou de
des signes de passage : ceux d’une faune mais elle affiche de nouveau
immense troupe nomade. Elle a de
ravagée qui s’étend entre P1 et P6. toute évidence produit la bande

Les signes de pistes cumulés indiqua


ient que « notre » Marabunta était maj
marchant aux côtés de chariots, avec oritairement composée de piétons
quelques montures et animaux de bât.
une semaine après avoir dépassé P6. Nous en avons eu la confirmation
millier d’individus, qui ne cherchent
Avant de la voir, nous l’avons entendue. La « Marabunta » compte un bon
que nous en avons vu, ne s’arrête jamais
pas particulièrement à être discrets. Ce gigantesque convoi, pour ce
s sont tractés par des grappes de gens qui se relaient
(pas même la nuit). Il ne progresse pas vite : les chariot
s’affaire autour pour démont er tout ce qui peut l’être. Nous avons
sans cesse pour ne pas s’épuiser. Une foule
qui se tenait sur le chemin de la
assisté au dépeçage par une centaine d’individus d’une ferme abandonnée
la cave au toit fut décroché et chargé
caravane. Il n’en restait bientôt que les murs en parpaings. Tout de
r certaine s charpen tes mobiles, et celles qu’elles
dans les chariots. Des tuiles furent utilisées pour regarni
nous attendio ns à les trouver quelque s heures plus tard sur la route
venaient remplacer ont disparu. Nous
mais elles semblent avoir été stockées pour être à leur tour réutilisées.
a été montée sur sa plateforme et
Dans cet immense convoi, un des chariots domine les autres. Une tour
s. De nombre ux membr es de la caravan e viennent aussi y consulter
sert de point d’observation des environ
toit plat de la tour, pour observer ( ?)
un homme qui semble habiter là (leur chef ?). Il apparaît souvent sur le
ou l’ambre, et que nous avons vue sur
sa troupe. Il porte une sorte d’armure dont la texture évoque la laque
cer sur la nature de ce matériau. On dirait une
de nombreux individus de la horde. Difficile de se pronon
liquide, très lisse, sur lequel la lumière se reflète.
sorte de plastique très souple, presque
avant-garde. Un front de cueilleurs
En accélérant le pas, nous avons contourné la horde pour observer son
ure qu’en petit bois l’ensemble du groupe.
ratiboise tous les végétaux, fournissant autant en nourrit
du gibier. Nous les avons même
De même, des éclaireurs effectuent des sorties sur les côtés pour traquer
e de personn es sorties de la horde. Le
vus rabattre un troupeau, qui a foncé sur un groupe d’une centain
en un seul. Difficile à dire à travers les jumelles mais
groupe des bêtes et celui des humains se sont fondus des chariots d’où ils
ont été guidés encore vivants par la foule vers
je crois que les animaux ainsi capturés
ne sont pas ressortis (des abattoirs mobiles ?).
facile de l’éviter. D’ailleurs, je crois
La « Marabunta » a l’air d’avancer pour se nourrir et c’est tout. Il est
personn e ne s’est lancé à notre poursuite. Au contraire, nous avons
qu’ils nous ont repérés à un moment, et
pu les observer tant que nous voulions pendant deux jours.
ent, elles, de sérieuses menaces. Ils
Par contre, son côté implacable et sa redoutable organisation constitu
nt de toute matière exploitable en un temps record. Un groupe
parviennent à vider les endroits qu’ils traverse
gêner plutôt que les aider.
de cette taille ne devrait pas être aussi efficace : leur nombre devrait les
trop peuplées, et ne fait même que
Du parcours que nous avons retracé, la « Marabunta » évite les zones
quelque s arbres en bordure . De plus, il n’y a pas l’air d’avoir de
longer les forêts, pour n’en prélever que
si elle décidait de s’en prendre à un
combattants, à moins que tout le monde le soit ? Que se passerait-il
d’appre ndre rapidement les réponses à
village ? Ou si elle se défendait contre une attaque ? Nous risquons
ces questions : la trajectoire de la « Marabunta » les rapproc he de la Base.
ire
Moyen de fa elle. Si ces zones sont épargnées par la vermine, elles
d’une pierre Autre problème : la traînée qu’elle laisse derrière
diminuent les surfaces des terres agricoles.
deux coups
Recommandations :
ser la zone morte.
f Envoyer une équipe scientifique pour comprendre comment refertili
f Trouver un moyen de dévier la horde.
COMMUNAUTÉ
 029 — CODE :
FANTÔMES
Note de synthèse

Rapport d’incid
ent #357
7 octobre 2047
(Secteur 0 et 1)
À 19 h 00, nous
av
avarie moteur im ons reçu un message de détresse
mobilisant le bus. du convoi ralliant
de situation toutes Conformément à Bourges à Saint-A
la
radio en poste à les heures. Treize minutes avant l’a procédure, ils se sont retranchés mand-Montrond. Ils ont signalé
Bourges à l’heure ub pour la nuit et on un
et l’annonce d’atta de e (so it à 6 h 57), t envoyé des rapp e
que, il n’a entendu s faits a noté un fait étrange : ma ils nous ont avertis qu’ils étaient orts
aucun son de comb lgré l’u attaqué
À 6 h 58, toutes at en arrière-plan rgence dans la voix de l’opérateu s. L’opérateur
les communicatio . r radio du bus,
ns ont été brutale
ment interrompue
Notre équipe de s.
se
passagers. Les so cours est partie à 7 h 10. Elle est
lda arrivée deux heur
de douilles, d’imp ts n’ont relevé aucune trace de es après, mais n’a
acts de balles ou lut trouvé aucune tra
d’armes quelconqute autour de la dernière position
es . C’ est comme si le co connue du bus : pa ce du bus ou de ses
Il s’agit du troisièm nvoi n’était jamais s de corps, de sa
ng,
et de mettre en pla e convoi à disparaître ainsi corps passé par là.
ce une procédure et bien en un mo
de surveillance ac is. Nous préconiso
crue. ns de passer cette
Rapport de miss zone en Catégorie 
ion #359 3
18 octobre 2047

L’équipe d’interve
nt
passée en pleine ion est arrivée sans encombre à
nature, ils n’ont su Sa
bi aucune attaque int-Amand-Montrond. En dépit de
, et n’ont identifi
Rapport d’incid é aucune menace la panne simulée, et malgré une
ent #362 . nuit
6 novembre 2047

Nous sommes un
e
effectué sur le mo nouvelle fois arrivés trop tard. Il
teur un double co s’a
s’il était en mesu
re ntrôle des pièces git du quatrième convoi en deux
dès réception du de le faire (ce qu’il semblait confi les plus sensibles. Le mécanicien mois. Les ateliers
avaient pourtant
me av
intercepté le conv ssage d’alerte n’y a rien fait no rmer dans le signalement de l’ava ait consigne de réparer au plus
oi avant notre ar n plus. Les « Fan rie ). Le départ de vite
comprendre ce qu riv tômes », comme
i a pu se passer. ée. Comme précédemment, nous les soldats les ap l’équipe de secours
n’avons pu récupé pelle
Rapport d’incid rer aucun indice nt désormais, ont
ent #374 nous permettant
19 novembre 20 de
47
Une violente rixe
no
appartenant au co us a opposés à un groupe d’esc
lav
réponses sur l’atta nvoi disparu le 7 octobre 2047. Le agistes. Parmi les esclaves que no
que qu’ils ont su
fumée noire très bie. Il a été incap premier débrief de ce rescapé po us avons libérés se trouvait un so
épaisse engloutiss ab se lda
ant le bus dans un le d’expliquer ce qui s’est passé plus de questions qu’il n’apporte t
br uis se me alo rs. Se s de
uer ? Lui et les autres passagers du bu nt et un cliquetis om so uvenirs se résument
À éradiq
niprésents. à une
membres pratiqu s s’étaient réveillés
en prisonniers d’une
pour se défendre. t le cannibalisme, et conservent
Les captifs n’ont les prisonniers les communauté encore non réperto
cependant pas pa rié
rticipé (ou ne se so plus combatifs comme chair à ca e. Il semble que ses
Lorsque la comm uviennent pas avoir non, mais uniquem
un participé) à l’atta en
(a priori pour em auté a besoin de ressources, elle que du 6 novemb t
pê ve re.
davantage pour id cher tout rapprochement avec les nd ses prisonniers les plus frais
entifier cette comm disparitions). L’int comme esclaves
unauté. errogatoire des es da ns d’a
Rapport d’incid clavagistes devrait utres secteurs
ent #377 nous apprendre
26 novembre 20
Missionner 47

l’unité 17 Un nouveau conv


oi
les « Fantômes » mu a disparu entre Bourges et Saint
-A
cement entre nos ltiplient les déplacements sans êtr mand-Montrond. Nous devons
différents sites. Un e repérés. La mena impé
par les vigies du
bu e no uvelle fois, au ce de leurs attaque rativement comprendre commen
en avoir entendu s durant le trajet. Les différentes cun mouvement n’a été repéré pa s commence à paralyser tout dé t
parler sans les av co r pla
oir jamais rencon mmunautés itinérantes interrogé les sentinelles de Bourges, ou sig -
trés. Tout le mond es au sujet des « F nalé
Les itinéraires de e les év ite comme la peste an tô me s  » confirment
s
que pour justemen convois sont secrètement définis, .
t et
coïncidences : att éviter les embuscades. À moins d’u le trajet précis reste à la convenan
aq ce
des convois « piég ue « surprise » à la faveur d’une pa n espion à Bourges ou parmi les pa du conducteur, autant par soup
és » que nous avon nn ssa lesse
s envoyés n’ayant e aléatoire, en croisant justement gers, rien n’explique ces incroyable
été attaqué, l’hyp un
othèse de l’espion passage quasi imprévisible. Aucu s
nage reste la plu n
s probable.
COMMUNAUTÉ 031 — CODE : ARCHE
Rapport de mission #273
5 mars 2048 (Secteur 65)
Objectif : Sauvetage
#256, nous avons cherché à la retrouver et éven-
Suite à la disparition de la mission de cartographie et reconnaissance
tuellement secourir ses membre s rescapés .
Comme pour toute mission de sauvetage, nous
Nous avons retrouvé sa trace dans la campagne de Brienne-Le-Château. raisons de la disparition de la mission. Cette
avons cherché à rester le plus discret possible , afin de compren dre les
er si elles étaient hostiles.
observation nous a permis d’observer les communautés locales pour détermin
se nomme l’Arche. Ses habitants montrent un
Le Secteur 65 est peuplé d’une seule vaste communauté sédentaire, qui ération principale solidement défendue. Cette
excellent niveau de vie, les demeure s paraisse nt en très bon état et l’agglom
toute attaque et les nombreuses patrouilles
communauté prospère semble de toute évidence prête à se défendre contre produit sa propre nourriture dans les champs
qui surveillent les environs sont efficaces et difficiles à éviter. L’Arche
travaille urs arrivent très tôt le matin dans les champs et n’en
qui entourent ses centres d’habitation. Des équipes de soldats restent postés non loin. Nous croyions
reparten t qu’à l’approc he de la nuit. Durant ces longues journées , des
ou les bêtes sauvages. Un incident nous a
tout d’abord qu’ils assuraient la protection des agriculteurs contre les pillards urs. L’un d’eux a en effet tenté de s’enfuir dans
fait réaliser qu’ils étaient aussi (surtout  ? ) là pour surveille r ces travaille
L’arme avait l’air ancienn e, mais fiable. Nous avons repris notre
une forêt proche avant d’être abattu d’un coup de fusil. ts. Parmi les surveillants ne se trouvaient
observat ion avec plus de vigilanc e et remarqu é alors plusieur s détails troublan
mment hommes et femmes de couleur. Ces
que des hommes blancs, alors que les « agriculteurs » comportaient indiffére nourries , moins bien vêtues. La nécessité d’avoir
dernières personnes nous apparurent au second coup d’œil moins bien
des vêtements résistants à des travaux salissants n’expliq uait pas tout.
s en constatant qu’un des membres de l’expé-
Nos soupçons sur les pratiques esclavagistes de l’Arche se sont confirmé à cette éventualité et avons organisé une
dition #256 avait été enrôlé pour cueillir des fruits. Nous nous étions préparés
er. Quelque s autres esclaves ont profité de cette opportunité et
diversion pour permettre à notre homme de s’échapp tions qu’ils pourraient apporter.
nous avons choisi de les ramener avec nous, pour bénéficier des informa
nous ont livré une traque impitoyable. Leur
La tâche s’est avérée plus compliquée que prévu : les soldats de l’Arche Heureusement, notre entraînement, notre
connaissance du terrain et leur acharnement auraient pu nous être fatals.
propre jeu. Beaucoup de nos poursuivants sont
patience et notre équipement nous ont permis de les prendre à leur réduire et le nombre de leurs blessés augmenter,
tombés dans les pièges que nous avions tendus. Voyant leurs effectifs se
s’ils partaient chercher des renforts. Fanatisme
ils ont préféré rebrousser chemin. Nous ne sommes pas restés pour savoir religieux.
libérés qui nous accompa gnaient ont pu nous dresser sur le chemin du retour un premier portrait de la Augmenter
Les esclaves istes par un positionnement religieux. Ils la surveillance
personnalité des dirigeants de l’Arche. Ils justifient leurs pratiques esclavag failli et doivent reconquérir le monde comme
estiment que l’effondrement est un châtime nt divin  : les hommes ont
quotidie ns d’une sorte de gourou. Il prône l’humilité et interdit
Noé l’a fait autrefois. La communauté suit les prêches patrouilles constituent une des rares entorses
presque toute forme de technolo gie. Les radio-ém etteurs utilisés par les
et non des modèles à transistor. Les armes
à ce dogme. Il semblerait d’ailleurs que ce soit d’antiques modèles à lampe taires (pas d’automatique, par exemple). Cette
à feu font elles aussi exception, même si elles sont toutes assez rudimen
e dans leur product ion.
simplicité leur assure en retour d’être totalement autonom
fiable) est compensée par une main-d’œuvre
La faible productivité provoquée par leur technologie rudimentaire (mais« déviant », qu’il soit issu d’une caravane mar-
nombreuse et bon marché : des esclaves . L’Arche réduit en esclavag e tout
auté vit donc dans une sorte de chasse aux
chande, d’un groupe capturé ou parmi ses propres habitants. La commun « déviant » : tout ce qui contredit la vision idéale
sorcières permane nte. Il y a plein de façon d’être condam né comme
sous bonne surveillance aux prêches et ainsi se
de la société selon l’Arche. Même si les « déviants » peuvent assister du temps. Mais l’espérance de vie des esclaves
repentir, ils doivent convaincre de leur sincérité , ce qui peut prendre
ou ses opinions, il peut difficilement changer de
est faible. De plus, si un « déviant » peut renier sa sexualité, sa religion
couleur de peau…
d’oisifs. Tout le monde occupe un rôle bien
Un autre facteur qui améliore la productivité de l’Arche est l’absence totale ent les femmes à l’entretien de la maison et à
défini selon des critères religieux. Sans surprise, ces fanatiqu es cantonn
et occupen t toutes les positions de pouvoir. Et
l’éducation des très jeunes enfants. Les hommes, eux, décident de tout tous les membres de l’Arche sont blancs.
donc, comme notre observat ion des surveilla nts nous l’avait laissé deviner,
de la mission #256, nous craignon s les représailles sur ceux que nous
Compte tenu de la composition de l’équipe
n’avons pas pu exfiltrer.
Recommandations :
f Collecter plus d’informations auprès des captifs libérés.
f Catégorisation du Secteur 65 en Catégorie 3 a minima.
exfiltrer nos camarades encore détenus par
f Constitution urgente d’une mission de sauvetage pour libérer et
les esclavagistes.
Projet Fédératio
n
Mémo interne
Confidentialité 
: Top Secret
Objet : Rupture
des contrats avec
l’Arche
Comme vous le
savez, le sort de
comprendre ultér #256 est désorm
ieu ais connu d’une
de laisser « inexp rement comment cette expédition majorit
loré ». Pour l’heu
re cependant, no a pu être lancée su é de nos effectifs. Nous tâcheron
us devons nous ad r un territoire qu s de
La capture de #2 apter à la situatio e nous avions convenu
56 n.
qui veulent secour et son sauvetage partiel par #273
ir leurs camarades ont provoqué un
si l’Arche sait d’o encore détenus (o élan
ù venaient #256
et #273. Dans le u à défaut, les au vengeur chez nombre de nos sold
dise en provenan doute, nous devo tres esclaves de ats
servir notre narra
ce du Secteur 65
(et des autres secte ns interrompre to l’Arche). Nous ignorons
tion pour la suite urs de livraison ut ute ré
. ilisés jusque-là av ception de marchan-
ec l’Arche). Cela
Nous devons nous devrait
appuyer sur le ra
le Secteur 65. Ce pport de #273 po
lles-ci serviront à ur mandater de no
justifier la proven
de préparer l’atta
que proprement ance des informat uvelles missions de reconnaissanc
dite. ions que nous dé e dans
tenons déjà et pe
Cependant, les ré rmettront
cit
la colère et l’impa s de ce qui se passe dans l’Arche
tience des va-t-en se répandront pa
ment du conflit, -guerre. Nous de rmi nos propres
j’estime que nous vons donc jouer ra
autoconstitué (av no de prudence. À tro ngs. Ils alimenteront
ec, s’il est découv us exposons à des conséquences p retarder le décle
nche
forces armées. Ce er t, les risques de all ant de l’action cla
s options sont in riposte de l’Arche ndestine d’un grou -
acceptables. ) à une rébellion
ouverte de nos pr pe
Puisque le train es opres
t lancé, nous devo
pour frapper l’Arc ns en garder le co
he sans lui laisser ntrôle, et canaliser
je liste ici les po les volontés belliqu
ints que nous de la possibilité de répliquer. Afin de euses de nos troup
pas à compléter vrons garder à l’e préparer notre ré
si besoin. sprit pour limite
r la casse durant union de coordina es
cette opération. tion,
Sur le plan économ N’hésitez
ique, la fin des éc
En termes d’imag hanges avec l’Arche
e, nous devrons devra être compe
peut-être de ce re soigner nos relat nsée par la récupé
ions avec nos pa
autour de la capt
tournement — sa
uf si no us ar riv rtenaires similaire ration de ses territoires.
ure de la mission on s à les persuader s. Ce
#256 à prévoir). que l’Arche a frapp ux-ci s’offusqueront
é en premier (nar
En interne, nous ration
devrons exploiter
communauté escla nos « victoires » :
vagiste. la conquête de no
uveaux territoire
s et la suppressio
n d’une

Oui !
COMMUNAUTÉ 037 — CODE : ÎLE DU SALUT

Projet Fédération
Rapport #23S
7 mai 2048 (Secteur 92)
Objectif : Enquête
notre mission d’enquête portait
Suite à nos premiers contacts officiels avec les occupants de l’Île du Salut,
sur les points suivants :
f ravitaillement de l’Île ;
f éventuel agenda politique/stratégique ;
f activités scientifiques.
de Caen, nous n’avons pas réussi
Situés sur un îlot de terre émergé sur le territoire de l’ancienne ville
si les bâtimen ts princip aux de l’Île du Salut correspondaient à ceux de
à déterminer avec précision
ents disponibles semblent
l’ancien CHU. La configuration des lieux, leur aménagement, les équipem
De nombre uses pièces restent pour le moment
pourtant corroborer l’hypothèse des missions précédentes.
Cela nous a permis de rester dissimu lés et de mener notre
inexploitées — ou trop délabrées pour l’être.
montée des eaux a forcé la création de nombre uses extensions : des halls
mission à bien. À noter que la ation de turbines
permis l’install
ont ainsi été reconvertis et prolongés en un débarcadère. Elle a aussi
marémotrices qui fournissent le complexe en électricité.
assurer une quelconque activité
Nous confirmons que les surfaces émergées ne sont pas suffisantes pour
de nombreux équipages de
agricole sur place. En revanche, la communauté compte comme de logique
és en fermes rudime ntaires. Les déchets orga-
pêcheurs. Les toits de quelques bâtiments ont été aménag
circuit court dans des bacs de culture d’herbes médicinales.
niques produits sur place y sont exploités en
sur l’Île.
Ces bacs fournissent la matière première pour les remèdes confectionnés
de vivres en provenance du
L’approvisionnement de l’Île repose donc largement sur un flux continu
les que les Îliens envoien t dans les villages du continent
continent. Comme supposé, les équipes médica
la viande, des conserves, et des
monnayent leurs services de soin contre des fruits et légumes frais, de
réduire des fractures, poser des
pièces détachées pour leur matériel médical. Ces « ambulanciers » savent
des remède s très efficaces. Ils arrivent à traiter
emplâtres, suturer des plaies importantes, et administrer
et les toxines les plus violents , ce qui leur assure un revenu
les maladies les plus exotiques, les venins
e de leurs connais sances, qui couvren t même des affections apparues
continu. Interrogés sur l’étendu
e qui se déroulerait sur l’Île.
récemment, les « ambulanciers » évoquent une recherche médicale continu
» reviennent avec leur patient
Les rares fois où elles sont prises en défaut, ces équipes « d’ambulanciers 
Son séjour sur l’Île se conclut très souvent par une guérison et un retour
si celui-ci est transportable.
dans son foyer.
Son intensité soulève pourtant
Toute cette circulation entre l’Île et le continent est parfaitement huilée.
version officielle recueillie par les
la question de cet aménagement sur un endroit aussi peu pratique. La
expliquent qu’avant la montée
précédentes missions ne tient pas. Pour rappel, les responsables de l’Île
du CHU, qui offrait une infrastructure pratique
des eaux, des habitants de Caen se sont regroupés autour
fédérés autour du personn el soignan t, ces réfugiés ont tenté
et de larges locaux habitables. Peu à peu,
le trésor que représentaient les
d’endiguer la montée des eaux, autant pour préserver leur habitat que
transformé en île qu’ils se sont
ressources médicales de l’endroit. Ce n’est qu’une fois le CHU de facto
plutôt que de se retrouver isolés. Toujours selon
rendus compte qu’il aurait été plus simple de déménager
la version officielle, « maintenant que c’est fait, autant rester ici  » .

de l’Île représenterait en effet une


Déménager le formidable équipement et tous les habitants et personnels
personnes nées sur place serait considérable.
entreprise d’envergure. Le changement pour de nombreuses
Les commu-
en t es t dé jà très important. à rejoindre
l’Île et le contin nts et les aider
s im po ss ib le  : le trafic entre ort exceptionnel aux soigna disputeraient — ou au
mais pa pour fournir un
eff
villages côtiers
se
Considérable, bousculeraient r des locaux, de nombreux résidents de l’Île.
vo is in es se
nautés fourni des
Quant à leur x l’implantation t
la terre ferme. ient — pour obtenir chez eu res. L’isolemen
nt ra ire s’ al lie ra t de s in stal lations hospitaliè ndre blocus
co en m oi
s le déménagem taillement. Le . Bien sûr, les
at ér ie lle s n’ em pêchent donc pa re des contraintes de ravi s se dé fe nd re
m enco raient pa
Les contraintes une protection mais plus rd et ce ux -c i ne po ur
ndant as se z équipées pour
po rt e re co ce pe t.
insu la ir e ap
vres aux Îliens
en un te m ps aide. Pe u so nt ident qu’il revê
couperait les vi oisinantes leur viendraient
sans doute en ri r le lie u, m algré l’attrait év

av mplement conq
communautés -o ffe ns iv e co nséquente ou si ement qualifiés.
re ut
lancer une cont t rien sans ses habitants ha En restant un
ès to ut , il n’ es e op ti on to ut à fait plausible. ses voisins.
Apr ique. C’est un ection de tous
on s on t év oq ué la piste polit la coopération et de la prot spects qui menaceraient
s mis si ent de ts su
Les précédente l’Île du Salut s’assure justem us surveillent les mouvemen nants. Un équilibre instable,
ir e ne ut re , s’ in st al le . To xe r le s so ig
territo métacommunau
té de ve
Malin
autres, de peur
Un semblant de nt de s’attaquer les uns les
ite
l’Île et tous év éq uilibre quand
même.
co nsidération, en in des
plus de
e, m ai s un pr en dr e en lo
peut-êtr troisième axe
à par définition
io n ap po rt e cependant un qu i se dé ro ul e sur l’Île reste
d’observat ique. Ce
Notre mission gique et de la neutralité polit
st ra té le. Mais
la position en t. nd en t parfois sur l’Î e, en-
du co nt in ns ifs se re
regards ant des soins
inte s à la nuit tom

ut , de s pe rs onnes nécessit m es et de s fe mmes débarqué plus nombreux qu’à
plus ha
Comme évoqué vu arriver des prisonniers :
des hom nce de gardiens escortés
ss i ro ul ai en t sous la surveilla ptifs. Ils arrivaient toujours
nous avon s au ions se dé ces ca rminer s’il
po ur la pl up art. Ces opérat te rm in er la provenance de ée sera nécessaire pour déte
través s pu dé e dédi
Nous n’avons pa « ambulanciers ». Une enquêt
l’accoutumée. nt s de s
s différe cifiste,
par des groupe dédiées à cet effet. un e communauté pa ers ?
m ili ce s  : po ur qu oi onni
s’agit de uvelle question it-elle des pris
ue -l à in ap er çue pose une no néficier de ses services, fera
passée jusq continuer à bé
Cette donnée s à un statu quo pour ers ?
vo is in mplexe,
Demander forçant sesion, que deviennent ces prisonni e qu in za ine dans le co
te ns ntre r un e chose,
intervention de Par ex m is si on , no us en avons vu re us avons pu manquer quelqu cidé de
de notre en sûr, no ous avons dé
l’unité delta Durant la période initiatoleus âges. Aucun n’est ressortird. éBiune attention particulière. Nqu que chose dign
e
mes de
hommes et fem us ayant intrigués, nous y av
ons acco n si no us re marquions el fs ». Là encore,
io ti
no ions l’autorisat rejoint l’Île en tant que « cap
mais ce point mission, comme nous en av m en ta ires on t
e lé
prolonger notr personnes supp
E n de ux semaines, 22 liser.
d’ in té rê t.
t re ss or ti e. pa s été ca pa bles de les loca re.
aucune n’es s
e, nous n’avon nous y introdui
da ns le s lo ca ux du complex és pour que nous ayons pu
infiltrations -sols, trop ga rd
Durant les deux qu’ils sont détenus aux sous enées sur l’Île
s su pp os on s er qu e ces pe rsonnes sont am formidables
N ou os urs
uvons que supp estionnés sur le
no s ob se rv at ions, nous ne po rlent les « ambulanciers » qu
de pa
En l’état actuel s fameuses recherches dont
al im en te r le
pour
médicales.
performances
COMMUNAUTÉ 051 — CODE
 : CARAVANE
Dossier de demande d’enquê
te
Requête en date du 17 février
204 8
Ce qui suit est une compilation
issue des témoignages recueilli
communauté nomade qui se fait s auprès de nos négociants et des
appeler « La Caravane ». soldats en contact avec la
« La Caravane » est constituée d’un
e cinquantaine d’individus. Ils voya
ou dans des chariots. Ils dégagen gent pour l’essentiel dans le sud
t une impression d’unité, renforcé -est de la France, à cheval
de beiges et de blanc cassé. Nou e par les teintes uniformes de leur
s ignorons s’ils partagent un lien s vêtements : des nuances
fiables et précises, et leurs marcha de parenté. Ils vivent du troc. Leu
ndises de bonne qualité. Ils fabr rs informations sont assez
pour le travail du bois. Tous ceux iquent beaucoup d’outils courant
qui les ont rencontrés en parlent s eux-mêmes, notamment
et serviable avec les gens qu’elle en termes positifs : la Caravane
croise si ceux-ci cherchent de l’aid s’avère toujours avenante
la Caravane est « bizarre ». e ou à troquer. Tout le monde
s’accorde aussi à dire que
Premier point : À l’exception
de quelques portions de fourrage
nourriture. Les communautés pour leurs chevaux, les Caravan
nomades se départissent raremen iers n’échangent jamais de
denrées exotiques en quantité sup t de leurs stocks de base, mais
érieure à leur propre consommat elles disposent souvent de
Caravane n’en a jamais. De mêm ion, dont elles se servent comme
e, ils ne veulent pas de nourriture monnaie d’échange. La
à la plupart des autres nomade en paiement de leurs propres mar
s avec qui nous commerçons régu chandises – contrairement
Nous ignorons l’origine de ce refu lièrement, qui ne rechignent jam
s. Crainte tenace d’une tentativ ais devant notre production.
particulier ? Un soldat a un jour e d’empoisonnement ? Tabou relig
plaisanté en s’interrogeant à hau ieux ? Régime alimentaire
sont contentés d’afficher un sou te voix si eux aussi mangeaient
rire gêné. du foin. Les Caravaniers se
Deuxième point : De nombreu
ses troupes nomades avec qui nou
part consistent à partager un repa s échangeons ont leurs « tradition
s ou un verre ensemble, à se livre s » porte-bonheur. La plu-
œil. Nous nous y prêtons de bon r à certains rites de purification
ne grâce. La Caravane nous surp ou à chasser le mauvais
bizarre : obtenir un petit objet rend à chaque rencontre. Ils éme
personnel arboré par un de nos ttent toujours une requête
jour-là, et même une fois où nou soldats, toucher le visage des gen
s les avions accueillis dans notr s avec qui ils négocient ce
qui ne nous ait jamais mis en dan e enceinte, n’entamer les tractatio
ger. Aucun rituel précis, aucun ns qu’à la nuit tombée. Rien
inexplicables, mais incontournab cycle clairement établi, juste des
les. Ne pas se plier à cette dem fantaisies contraignantes et
ande condamne toute transaction.
Troisième point : La répartition
des âges intrigue. Leur groupe com
cent de douze ans. Cette proporti pte une vingtaine d’enfants, du
on (presque 50% du groupe) dép nourrisson au pré-adoles-
À titre de rappel, les mineurs ne asse de loin celle rencontrée dan
représentent chez nous que 23 s les autres communautés.
% de notre population.
Quatrième point : Si les Caravan
iers désignés pour conduire les
de la Caravane échangent très échanges avec nous parlent normal
peu entre eux. Quand la zone de ement, les autres membres
Ils n’appellent jamais leurs pare négoce est sécurisée, leurs enfa
nts ( ?). Les adultes ne bavardent nts sortent jouer : en silence.
les tâches logistiques (pansage pas plus entre eux. Lors de nos
des chevaux, vérification de rout négociations, ils effectuent
passant de communication verb ine des attelages, transbordement
ale. C’est un phénomène souvent des marchandises…) en se
longue date ; nous l’expérimentons observé dans les groupes habitué
parfois dans nos propres équipes s à travailler ensemble de
tout ce que nous avons connu et . Chez les membres de la Caravan
leur coordination s’avère parfois e, il dépasse pourtant
remarque admirative à son hom troublante. Un de nos négociants
ologue sur ce sujet. Il a juste reçu s’est permis un jour une
je cite « l’impression d’une gran en réponse un sourire de remercieme
de tristesse, comme s’il était nav nt. Notre homme a eu
ré que ça nous paraisse si extraord
inaire ».
Cinquième point : La sécurisation
d’un lieu de transaction incombe
jamais de guetteurs et les nôtres d’ordinaire aux deux partis. Les
se plaignaient de « faire tout le bou Caravaniers ne déploient
Un des Caravaniers s’est interrom lot ». Ils ont changé d’avis lors de
pu dans sa tâche, a regardé au notre dernière rencontre.
délaissé ce qu’ils faisaient et se loin avant d’échanger un regard
sont éloignés pour disparaître avec un des siens. Ils ont
nos soldats ont cherché à compren derrière la crête d’une colline.
dre ce qui se passait mais ne pou Alertés par ce comportement,
venus un peu plus tard, sans leur vaient quitter leur poste. Les deu
s vestes. Ils n’ont pas voulu s’ex x Caravaniers sont re-
transaction terminée, notre grou pliquer et nous ont dit de ne pas
pe et le leur sont chacun repartis nous inquiéter. Une fois la
ce qui s’était passé derrière la coll de leur côté. Le sergent de notr
ine. Quelques brèves recherches e section a voulu découvrir
de cinq hommes, probablement ont suffi pour découvrir les cad
les éclaireurs d’un groupe de sou avres horriblement mutilés
feu. Les vestes blanches, rougies dards. Ils n’ont pas eu le temps
de sang, jetées dans les fourrés de se servir de leurs armes à
mort. Nos soldats ne s’expliquen non loin de là ne laissaient auc
t pas comment deux hommes seul un doute sur la cause de leur
s ont pu infliger de telles blessure r
Conclusion : Si les quatre prem
s à mains nues. Miseséioqnunipee ter
iers points pris individuellemen u n ur enquê
de questions pour être ignorés. t peuvent paraître anecdotiques,
ensemble, ils soulèvent trop p
o
Le dernier événement devrait nou
s inciter à en apprendre le plus
possible sur cette Caravane.
Rapport médical
4 juin 2048
on et une fille que nous avons
L’examen des deux enfants, un garç
faire qu’après l’administration
nommés Théo et Suzie, n’a pu se
ants . Il était autrement impossible de
d’une dose massive de calm
OUCHES pieds, de poings, griffures et
3 — C ODE : M les approcher sans recevoir coups de
réaction et avons pu par
4
AUTÉ 0
dion s à cette
morsures. Nous nous atten
COMMUN e conséquent prévenir ces attaques
et éviter toute blessure de leur
rouill
p o r t de pat in 2048 côté comme du nôtre.
Rap ju
r Y, 3 sans
Secteu é r o ulait s D’un point de vue purement médical,
ils sont en parfaite santé. Leur
se d s avon légères, de griffures superfi-
p a t r ouille q u a nd nou e d’une corps est certes couvert d’ecchymoses
Notre t notable , ’oré nt très peu nombreuses. L’exposition
ts à l final eme
n imal. cielles, mais elles sont
incide des mouvemen cru à un an pide permanente aux conditions extérieu
res leur a tanné la peau.
repé r é ’abo r d lus a r
r ê t . J’ai d ada a été p et a affir- un âge. Leur taille et poids les
fo ar es Il est très compliqué de leur donner
oral H jumell ines.
Le cap à sortir ses ouettes huma pru- placent autour des 10 ou 11 ans, com
me l’a estimé la patrouille qui
h
que moi r vu des sil prochés avec aces les a découverts. Leur muscula ture est cependant beaucoup plus
i p r
mé avo us sommes ra ventuelles t u ’ i l développée que chez des enfants de
cet âge. Plus forte mais égale-
o u s n o nt d ’é é r é q ire et leur activité physique
N
, c h ercha s ’ e s t av t us de ment plus fine — leur régime alim enta
denc e . Il ê
ns, v . Ces dentition, en assez mauvais
s c a d e h u m a i y sont sans doute pour beaucoup. Leur
d ’ e m b u ait bien d’ s de terre e 10 état, n’aide pas davantage.
s t d
s’agis s et couver t-être âgés che-
a i l l o n n t p e u , le s s disent avoir repéré des traces
h s o se Lors de la toilette, les aide-soignant
nfants a cras ndent
deux e s, quoique l maigreur re ont dans la saleté autour des organes géni
taux de la fille, comme si la
a n ur l s une activité sexuelle. Un
ou 11 s et le imation. I he et ie nettoyée par
irsute t boue venait d’être en part
veux h s cette es otre approc pour examen gynécologique plus poussé
perm ettra de confirmer cela.
e n tions
difficil résisté à e s séda d du QG,
b o r d o us l
d’a e n cor
llu qu rès ac uille
il a fa triser. Ap notre patro
î
les ma ons écourté nce.
v n urge
nous a es rentrés e
m
et som

Rapport médical
6 juin 2048
n gynécologique de
Les premières conclusions de l’exame
el  : elle a déjà été enceinte. La gros-
« Suzie » sont sans app
fant a été accouché
sesse a été menée à son terme et l’en
que cette grossesse
par voies naturelles. Nous estimons
remonte à au moins un an.
de « Suzie », son bébé
D’après les dimensions du bassin
mes à la naissance.
devait faire moins de deux kilogram
er avec cert itude si elle a pu
Il est impossible de détermin s ne contient
rine est form ée mai
allaiter l’enfant. Sa poit
qu’e n’a jamais
lle
pas de lait, ce qui peut soit signifier nourriture), ou
ce de
allaité (enfant mort-né, autre sour
qu’elle n’allaite plus.
Niveau de menace à
déterminer précisémen
t
Rapport d’incident
1er août 2048
(notes préliminaires)
notre enceinte
dép lore r la pre miè re atta que à être parvenue à franchir
Nous dev ons été déto-
Au cun cou p de feu n’a été tiré contre nous, aucune explosif n’a
depuis 3 ans. oulé à l’arme blanche.
s. Tout l’assaut ennemi s’est dér
né. Les installations sont intacte court.
é « low tech » qui nous a pris de
C’est peut-être justement ce côt
pagnent
tin, deu x sur veil lan ts du cen tre médical pénitentiaire accom
À 10 h 00 ce ma moment, le lieutenant
menade dans la cour. Au même
« Suzie » et « Théo » pour une pro le mur ouest.
min ka déc ouv re que deu x de ses soldats ne répondent plus sur
Ka
le mur
deu x sold ats son t déc ouv erts morts et l’alerte est donnée sur
À 10  h 05, les es). Aucune intru-
par des morsures de bêtes sauvag
ouest. (gorges arrachées, comme empêché a posteriori
n’a pou rta nt été rep éré e. L’a bsence de caméras sur le mur a
sion
d’avoir un visuel de l’attaque.
de douze intrus
pénitentiaire découvrent le groupe
À 10 h 15, le PC vidéo du centre lage interne pour
le gril lag e oue st de la cou r. Les intrus s’accrochent sur le gril
sur
bas. ? ? ?
l’escalader et progressent tête en
Théo » ont depuis vi-
qui ont découvert « Suzie » et « 
(Les membres de la patrouille bles à ceux qu’ils
né les ima ges et con firm é qu’ ils s’agissaient « d’enfants sembla
sion
ont découverts ».)
s par le groupe.
« Suzie » et « Théo » sont submergé
À 10 h 17, les deux gardiens de
e à leurs collè-
cin q aut res gar die ns ent ren t dans la cour pour venir en aid
À 10 h 19 , x blessés,
s au sol. Ils cho isis sen t de pro diguer les premiers soins aux deu
gues, étendu deux gardiens ont
fuir par là où ils sont venus (les
laissant le groupe d’enfants s’en
s le quart d’heure).
succombé à leurs blessures dan
hommes
gro upe d’in tru s réa ppa rait en vue du mur d’enceinte ouest. Les
À 10 h 25, le nt au groupe de s’ar-
d’alerte, mettent en joue et intime
du lieutenant Kaminka, en état dre). Une première
intr us refu sen t d’o bte mp érer (ou ne comprennent pas l’or
rête r. Les corps à corps
aba t tro is intr us, ma is le reste du groupe est à distance de
salve de tirs : certains
vem ent qua tre sold ats , dés org anisant l’escouade (à confirmer 
et blesse griè
hésité à tirer sur des enfants).
membres de l’escouade auraient
ressorti.
À 10 h 30, le groupe d’intrus est
ent dans la forêt ouest.
nd en chasse. Les intrus les sèm
À 10 h 37, une patrouille les pre
a permis la décou-
qui a été org ani sée dan s l’après-midi dans la forêt ouest
La bat tue p comporte
p. Cel ui-c i éta it cep end ant abandonné depuis peu. Ce cam
verte d’un cam sinon semaines. Une
anisée durant plusieurs jours,
des traces d’une occupation org rudimentaire pour
r une dizaine d’abris, et un bassin
fouille rapide a permis d’identifie
ère (rapport ultérieur à venir).
collecter de l’eau depuis une rivi
és.
Les intrus n’ont pas été retrouv
90
FAUNE
ET FLORE

91
Classeur de notes.
Des biologistes ? ilieu.
m
L’écriture change au?

GÉNÉRALITÉS
Père et fils
Se faire dévorer de l’extérieur est une autre sorte de
cauchemar. L’esprit n’est pas fait pour voir un humain
se faire manger, simplement manger, grandes bou-
chées pleines de dents, serres déchirant de la viande,
L’équilibre a changé. Le vivant a changé. À croire qu’il de la simple viande… Tous les anciens se souviennent
n’attendait que notre départ, à chuchoter dans notre de la première fois où nous avons vu une scène de
dos alors que nous passions la porte. ce genre. C’est une terreur d’enfant, de monstre sous
le lit. Une complète annihilation. Nous avions oublié
Nos symboles ont disparu avec nous. Nous avions que nous étions de la nourriture. Ma scène à moi, la
classé le vivant par petites fiches, par animaux virils, femme était encore vivante. Elle geignait doucement,
puissants, agressifs : ceux qui méritaient notre atten- elle n’avait plus la force pour crier, pour se débattre.
tion, notre respect, et les autres… les petits, les faibles, Son ventre était gonflé, et je pense qu’elle était malade,
les discrets. Je me souviens d’un livre de peintures quelque chose de grave, qui avait pris son temps pour
d’animaux. Évidemment, le premier d’entre eux était l’affaiblir. Elle s’était vue mourir depuis longtemps.
un lion, c’était un portrait royal, splendide. Une seule C’étaient des louveteaux qui la mangeaient. Ils étaient
phrase était écrite à côté, comme si elle se suffisait à petits, et leur mère avait sans doute choisi cette proie
elle-même : « À tout seigneur tout honneur. » pour sa faiblesse, justement. Une sorte d’apprentis-
sage. Les louveteaux avaient la même position que s’ils
Les choses ont changé. Si nous pouvions encore avaient tété la femme à l’agonie. J’avais hésité, et puis
imprimer des livres, peindre des tableaux, nous ne fait un pas en avant. Je ne sais pas ce que je voulais
mettrions pas un lion face à cette phrase. Non, il faire : tuer la femme, chasser les louveteaux ? J’avais
faudrait y dessiner des grouillements : ceux, noirs, entendu un simple grondement, et mes yeux avaient
chitineux et sifflants des scarabées, ou bien les roses, croisé le regard de la mère louve. Je m’étais arrêtée.
humides et collants des vers. Il faudrait réussir à des- Figée. Je n’avais pas besoin de comprendre mieux. Elle
siner le vrombissement des ailes dures des libellules, ne me laisserait pas déranger ses petits.

L A FA U N E
le lourd bourdonnement des ruches coulantes d’un
miel couleur de cendre. Il faudrait dessiner des nuages
de guêpes, des masses d’asticots blancs, d’asticots à
viande, transposer les cocons bruns et durs des pupes
dans lesquelles des choses répugnantes grandissent.
92 Je me souviens des images des premiers confinements,
À tout seigneur tout honneur. La vermine est le sei- à la télévision. On voyait des sangliers, des cerfs dans
gneur de notre monde. Elle l’a toujours été. Nous avons les rues vides des villes. Premiers explorateurs, pre-
simplement refusé de le croire. miers curieux. Ils venaient voir. Nous partis, ces lieux

N OT R E V I A N D E
étaient finalement comme tous les autres. Les villes
n’étaient pas le souci, ne l’avaient jamais été. Nous
étions la barrière, nous étions la terreur. Sans humains,
les bêtes n’ont plus peur. La majorité d’entre eux est
née après l’effondrement. L’odeur de l’homme n’est
Il nous a fallu redécouvrir les parasites. Nous étions plus un signal d’alerte. Il n’y a plus d’odeur d’homme,
habitués à une nourriture propre, lavée, nettoyée. Des ali- de toute façon : les morts ne sont plus qu’un reste de
ments stables, dont nous étions les seuls à profiter. Nous parfum au fond d’un tiroir de commode que personne
avons dû réapprendre le partage. Vers, larves, traces de n’a ouvert depuis quinze ans, et les vivants puent la
morsures, vibrions, chaque fruit sert à plusieurs orga- crasse et la boue. Il n’y a plus d’odeur d’homme. Les
nismes, chaque morceau de chair profite à beaucoup. animaux n’ont jamais croisé de voiture, ces béliers de
Le mot « proie » reprend son sens. Il faut se battre, lutter métal qui les tuaient en plein bond. Ils n’ont jamais
pour obtenir de quoi manger : pour être le seul à y poser entendu de fusil, ou si rarement qu’ils n’en ont pas la
la bouche. Il n’y a plus de porte derrière laquelle ranger mémoire collective. Ils nous ignorent. Ils se moquent
ce que l’on mange, et ici, tout le monde a faim… de notre existence. Nous ne sommes plus assez nom-
breux pour qu’ils nous prêtent attention.
On nous dévore. De l’intérieur comme de l’extérieur.
Nos ventres grouillent, nos cheveux, nos déjections. Tout Certains chamans disent qu’ils peuvent approcher les
gratte et tout est habité. Même les champignons se logent bêtes, simplement en tendant la main vers eux. Cela,
en nous, et les infections ne se soignent plus, pas sans je l’ai vu, j’en ai été témoin. Des biches, des faons, des
antibiotiques. Cette présence inévitable peut rendre fou : moutons redevenus sauvages, des cochons échappés,
savoir que des bêtes grouillent dans nos estomacs, nos mais rien de plus. Les sorciers affirment aussi que
intestins, est une idée qui révulse, et on voudrait se les ours leur obéissent, les grands cerfs, ils racontent
vider, se nettoyer, se purger, sans jamais y parvenir. que dans les forêts profondes, là où personne ne va,
Parfois, on les sent. Sous la main, la paume posée sous la méga faune préhistorique est de retour : mégacéros,
les côtes, contre la gorge. Des nœuds de vers glissant ours des cavernes, et qu’ils parlent en rêve, ou com-
sous la chair. J’ai connu un survivant qui avait bu des muniquent avec les esprits. Cela, je ne l’ai jamais vu,
produits chimiques dans l’espoir de les tuer. Sa bouche et je ne le crois pas.
était brûlée, sa langue noire, mais il avait toujours les
mêmes parasites que nous tous.
Ce qui est évident, c’est que les animaux ont gran- L A F LO R E
di. Comme s’ils s’étaient faits discrets pendant notre
présence sur Terre, comme s’ils avaient baissé la tête Il y a l’évidence : les murs de béton sur lesquels
en attendant notre disparition. Ils sont plus beaux, grimpent les ronces, le lierre. Les autoroutes coupées
aussi, il faut l’avouer. Les papillons sont d’un bleu par des racines sorties du goudron. Les rues où le
miroitant qui blesse les yeux lorsque le soleil s’y reflète, vent a soufflé de la terre et où les graines ont poussé
les libellules sont longues comme l’avant-bras, leurs comme elles venaient. Les potagers enfuis des jardins
yeux brillent comme du marbre. J’ai vu des renards et des terrasses, leurs gros fruits roulant sur le bitume.
qui m’arrivaient aux hanches, et la peau d’un loup tué Les appartements envahis par des fleurs autrefois en
par un chasseur, qui, étendue, du bout de la queue à la pot, entretenues avec un soin maniaque, recouvrant
tête, faisait bien trois mètres. Cela, je l’ai vu. Des pois- les os de leurs anciens propriétaires… Les arbres des
sons, aussi, des remous dans l’eau qui ne pouvaient parcs ayant repris leur liberté, les haies, les branches,
pas être causés par les carpes et les truites d’avant. la verdure enfin libre de nous, de nos cisailles, de
J’ai vu des gueules de brochet pointer à la surface, des nos lames.
choses énormes, des choses glissant sous l’onde. Le
museau d’un esturgeon, pointu comme une dague, et Et puis il y a le reste, ce qu’on n’imaginait pas. Le
plus haut que moi. Des oiseaux inconnus qui s’envolent monde a toujours été un univers d’insectes, de ver-
d’une branche, dans un bruit de plumes froissées, aussi mine, mais notre chimie et nos médicaments les
rouges et jaunes que les anciens perroquets. tenaient à distance. Ils grouillaient ailleurs, loin, sur
des continents, dans des corps auxquels on refusait
Ils sont plus terrifiants, aussi. Un je-ne-sais-quoi qui de penser. Mais maintenant, ils sont là, à butiner,
met mal à l’aise. Je crois qu’ils savent. Notre fin, notre manger, piquer, pomper, se reproduire. Et les plantes
déchéance : c’est nous qui sommes leurs invités, main- leur ont répondu… Après tout, leurs évolutions et leurs
tenant. Nous les avons chassés, tués, dévorés, réduits existences ont toujours été liées. Les fleurs sont plus
en esclavage depuis la nuit des temps, nous avons larges, plus grosses. Elles se sont faites accueillantes
bâti notre identité d’espèce sur la souffrance que nous pour leurs nouveaux hôtes, eux aussi plus lourds et
leur avons infligée. Ils le savent. Tous. Ils nous suivent, gourmands. Elles ont des parfums si sirupeux qu’on y
parfois. Sans nous attaquer. Leurs pas dans nos pas, étouffe, des nuages de spores épais comme des brouil-
en presque silence, comme pour nous accompagner lards. Les fleurs et les insectes se parlent, se séduisent,
jusqu’à la sortie d’un lieu qui est le leur… Et nous et leurs amours nous sont toxiques. On peut manquer
n’avons nulle part ailleurs où aller. Nous n’avons ja- d’air dans ces fumées, et y mourir si on n’en sort pas 93
mais eu d’ailleurs. Le jour où j’ai vu une larve de très vite.
quelque chose, une larve aquatique longue comme
ma jambe, articulée et couverte de sable, en train de Il y a les forêts mortes, les forêts de bois poreux, parce
manger un serpent d’eau : j’ai compris à quel point que leur sol est infesté de lombrics, au point qu’ils ont
nous étions petits et fragiles, et que le monde qui dévoré toutes les racines des arbres. Je l’ai vu de mes
venait n’avait pas de place pour nous. La larve était yeux : je marchais entre les troncs et le sol me sem-
si dure, si grande, que j’entendais ses chélicères faire blait… flasque, bourbeux. Quelque chose n’allait pas,
craquer les os du reptile. mais je ne comprenais pas quoi. J’ai touché à un arbre.
Un seul. Il s’est effondré dans un bruit de glissement,
Ils ne semblent pas malades. Ils ne sont plus pelés. et sa chute a emporté les autres. J’ai eu la présence
Ils prospèrent. Ils ont tous des mines de petits rois d’esprit de serrer mon manteau sur mon nez et ma
ayant vu leur prédécesseur se faire décapiter. Ils font bouche pour ne pas respirer cette sciure. Je suis sortie
du bruit. Ils aboient, jappent, hurlent, appellent. Ils de là en courant, à bout de souffle, les yeux rouges,
ne se cachent plus. Ils communiquent les uns avec les brûlants, la peau des paupières à vif.
autres, entre espèces, je veux dire, et je comprends
que toute notre logique de tour d’ivoire était un cul- Les sèves, les sucs, les poisons ont changé. Les plantes
de-sac. Nous voulions être seuls, intouchables, trop ont muté, ont répondu à des évidences que nous, hu-
hauts pour le reste du vivant. C’est ce qui s’est passé. mains, ne pouvons pas comprendre. Je n’ai jamais été
Et nous sommes morts seuls et intouchables, au milieu botaniste, je ne me suis jamais intéressée aux végé-
de races que nous avions méprisées, mais qui vivent taux, mais je sais quand je vois quelque chose pour la
encore, qui chassent et baisent et donnent naissance première fois. C’est le cas de beaucoup de plantes. Et
et élèvent leurs petits. Témoins de notre fin d’agonie. quand la faim est là, présente, dense, en compagne de
route moqueuse, il faut choisir… Manger et prendre le
risque de s’empoisonner, ou mourir tout court.
L’ H O R I Z O N C E U X- Q U I - R É G R E S S E N T
Avant, nous vivions dans les villes, et le territoire entre Il y a ceux qui ne sont plus tout à fait humains…
les agglomérations était un problème à régler, était une
sorte d’erreur. Aujourd’hui, c’est le contraire. Ce sont Ils tentent de se fondre, de se faire oublier, peut-
les villes qui se font lentement digérer par l’extérieur. être. De se faire pardonner ? Ils voudraient redevenir
Ce sont les anciennes zones sauvages qui offrent la comme eux, les enfants de la Nature, les animaux…
sécurité, qui sont synonymes de nourriture et d’abri. faire oublier que durant toute notre histoire nous nous
Ce sont les villes qui s’effacent et s’amenuisent. sommes dressés contre Elle, le poing levé, à lui donner
des ordres, à vouloir la mettre à genoux.
L’horizon a changé. On ne voit plus rien d’en haut,
déjà. Plus d’immeubles, d’avions, de photos prises Certains vivent nus dans des terriers, des couloirs.
du ciel. Les cartes restantes sont des repères, parfois Leurs ongles sont arrachés, leurs mains calleuses.
erronés, mais il faut tout faire à pied, tout découvrir, Leurs coudes et leurs genoux saignent et croûtent à
tout gagner. Tout vaincre. Chaque kilomètre a ses force de se traîner comme des taupes.
dangers, son prix, ses découvertes. On ne voit rien
arriver, ou plutôt on ne se voit pas arriver avant qu’il Certains se coupent la chair et passent les blessures
soit trop tard : un mur rouge entourant un village, à la cendre, pour se dessiner des stries, des marques,
dur comme de la brique, l’encerclant dans un étau. des signes. Des taches. S’inventer des pelages et des
On veut passer, on escalade, et le lieu est silencieux, carapaces.
sans plus aucune matière vivante, ni chair, ni herbe, ni
même os. Rien. De la terre et des pierres. Le verre des Certains se recouvrent d’essence pour luire comme de
anciennes fenêtres, les carreaux du sol des cuisines… la chitine, des verts et des bleus, et ceux-là s’immolent
et rien d’autre. On entend un grouillement, si on prête aussi, partent en grandes flammes puant la graisse,
l’oreille, un vrombissement bas, et on comprend que rituels de mort sans aucun but.
le mur d’enceinte est une termitière ou quelque chose
d’approchant, et que les insectes ont tout simplement Certains enferment leurs mains, leurs pieds, leur vi-
assiégé les survivants installés là. sage dans des cages d’osier où grouillent des guêpes,
et affirment que leur venin leur apprend le langage de
Un marais qu’on pense pouvoir traverser, mais dans la Nature, et qu’ils obéissent à sa voix.
94 lequel on glisse, on perd pied. On décide de le lon-
ger, mais sans savoir quand on trouvera un passage Certains semblent normaux, compréhensibles, et sou-
ni même si on en trouvera un… Des jours de boue, dain ils vous prennent par la main et vous emmènent
d’essais, d’empêtrement dans un sol qui veut vous dans un bâtiment vide, dans ses sous-sols, ouvrent une
engloutir. porte pour que vous puissiez voir, et derrière il n’y a
qu’un sol effondré, un trou, un nid crasseux où gisent
J’ai vu un château dévoré par les ronces. Cela ne me des nourrissons en tas, les uns sur les autres comme
ressemble pas, mais j’ai passé des jours pour trouver autant de bébés rats, et on vous les montre du doigt
comment y entrer. C’était tous les contes de fées de comme s’ils étaient des trésors, des miracles, et ils le
mon enfance, toutes ces peurs qu’on savoure parce sont, sans doute, mais vous ne voyez que leurs yeux
qu’on sait qu’elles ne sont pas réelles. Derrière ces trop pâles, aveugles parce qu’ils n’ont jamais aperçu
murs, il y avait le dernier goût de ma vie d’avant. la lumière du jour.
L’adieu total à mon enfance. J’ai trouvé un passage
moins dru, et j’ai coupé, lentement, avec précaution. Certains se plantent des clous dans la tête pour imiter
Les ronces étaient terribles, aiguës, et ma lame n’était les scarabées et leurs couronnes de cornes, et la chair
pas longue. Mais c’était plus fort que moi, je vou- autour se nécrose et suinte… Celui qui porte ces cornes
lais voir. Je voulais passer cette porte. Et je l’ai fait. est roi ou reine, jusqu’à ce que l’infection l’emporte.
Les mains en sang, brûlantes de la sève des ronces.
J’ai visité ce château. Il était vide, bien entendu. Sauf Il y a cette frange de survivants qui refusent leur
une pièce, une seule. Pleine de petits cadavres. Des humanité. Ils me terrorisent. Ils me fascinent. Ils ont
enfants. Une dizaine. Des squelettes blancs, dans un des mots, des gestes, des codes, qui me sont incom-
salon à grandes fenêtres où glissait le soleil. On avait préhensibles. Et pourtant, je vois la part de beauté
placé un jouet à côté de chacun, et le plastique ou dans leur course à la mort. Dans leur course à l’oubli.
la peluche était décolorée, aussi blafarde que les os
qui gisaient là. J’ai dormi avec eux. Roulée dans un Ils sont animaux. Ils ne parlent plus. Ils ne cherchent
coin de la pièce, à côté d’une cheminée gigantesque, plus le contact avec les humains. Ils vivent dans l’entre-
éteinte depuis si longtemps qu’elle était froide comme deux, une sorte de marge sans nom, inconnue du
une tombe. Je n’aime pas y repenser. Ça fait trop mal. monde d’avant. Je ne sais pas s’ils sont en régression
Je voulais juste que quelqu’un veille sur eux encore ou en avance… S’ils sont le monde qui vient, ou s’ils
une fois. font partie des déchets de celui qui finit de mourir.

Je ne supporte plus de voir des ronces.


Je lui ai dit que tu voulais la tuer, Dominique. Elle est pas con, elle le savait,
mais elle savait pas que ça serait aujourd’hui.
l’eau
T’as tellement dit qu’elle savait pas aimer. Qu’elle avait le sang-froid comme
mots,
des sources, Dominique. « L’eau des sources. » T’aimes tellement les grands
L E S M U TA N T S
Tes concep ts,
putain. Les grands mots que tu portes comme autant de cadavres.
c’est
ils existent plus. Faut de la viande et de la réalité derrière les mots, sinon
monde se fout.
rien que du son. Même pas de la musique. Une vibration dont tout le
Que
Je lui ai dit que tu voulais la tuer. Et je lui ai dit que ça arriverait pas.
On en parle, parfois. Des bêtes rendues folles de rage,
aux grands crocs, aux griffes pouvant déchirer l’acier… mon choix, ma
Des salives empoisonnées dont une seule goutte, je te tuerais avant, et que je te ferais mal, exprès. Que ça serait
lui
tombée dans un puits, tue une communauté. On en décision, parce que c’est comme ça, dans mon histoire avec toi, Dominique. Je
hurlem ents et
rencontre. Je n’en ai que rarement vu de vivantes :
souvent, juste des cadavres, qui ne ressemblaient à
ai dit « il veut de la boue douce et chaude, je vais lui donner des
rien de connu. Ou à des morceaux de choses connues, de la douleur ». Je lui ai dit ça, Dominique.
ça
ajustées les unes dans les autres. Articulées dans un On vient de se réveiller, Dominique. Enfin, toi, tu viens de te réveiller. Moi
gris
corps qui n’était pas fait pour. Même morts, ils sem- fait un moment. Je me réveille toujours avant toi, à l’aube, quand c’est tout
sans toi. Je te
blaient avoir mal.
et froid, et j’attends que tu te réveilles toi aussi. Ces heures-là,
t’es
On parle aussi de scientifiques humains ayant retrouvé sens te réveiller dans ma tête. C’est comme un œil terrifié qui s’ouvre, et
d’anciens laboratoires… Qu’ils y font des expériences, là, toi et tes angoisses, toi et tes faiblesses.
Elle
qu’ils y étudient les radiations, les maladies. Qu’ils y Mais ce matin, je lui ai dit tout ça. Et tu sais quoi ? Tu sais quoi, Dominique ?
la cuisse. Ses
m’a mordu. Exactement comme quand elle était petite. L’intérieur de
élèvent des bêtes, qu’ils les dressent, qu’ils les font
muter d’une façon ou d’une autre, qu’ils font naître
des choses avec trop de dents, d’os, de cartilage et de dents exactement dans la cicatrice de ses dents.
haine. On dit qu’ils les matent à l’électricité. Qu’ils leur Elle m’a mordu, et puis elle est partie.
donnent des venins, et qu’une fois l’animal changé, Elle est plus là. Elle a trouvé des vraies ailes d’argent, je crois. Je pense.
que
Elle s’est envolée, et t’as toujours menti à son sujet. C’était ta fille autant
brûlant d’une rage sans fond, ils le relâchent sur ce
qui reste du monde. pour
la mienne. On est un seul, toi et moi. Malgré ce que tu te forces à croire
’un d’autr e,
Je n’y crois pas vraiment. Je refuse d’y croire vraiment. pas crever d’angoisse, t’as beau me parler comme si j’étais quelqu
eue
Mais on en parle si souvent…
Dominique, on est un seul. On l’a eue, elle, pendant ces années-là. On l’a
Ce que j’ai vu, moi… de petites choses. Des harfangs, elle, toi autant que moi.
pleine
dont les serres étaient des mains humaines. Des Et elle est partie, et on est plus que tous les deux. Toi, moi, et la morsure
nous, et notre
sangliers qui avaient plusieurs cœurs, plusieurs yeux, de venin qu’elle nous a laissée à l’intérieur de la cuisse. Juste 95
un bouquet gélatineux de globes oculaires à la place
du front. Des chenilles à l’exacte consistance de peau dernière aube trop grise et trop froide.
humaine. Des araignées lisses, comme faites de verre Elle a fait ça pour toi. Pour pas que je te fasse hurler. On va glisser, calmes
soufflé, pleines d’un poison vert phosphorescent. Des et tranquilles. C’est le cadeau de ta fille.
petites choses, mortelles et superbes comme des bi-
joux… et aussi répugnantes que des dents arrachées.
Tu vois, qu’elle était à toi aussi.
Y’aura plus jamais personne pour écorcher nos lapins, Dominique.

Elle était à toi aussi, pauvre con.


N E E T F LO RE
FAU
EN 2047

REPÈRES
VERMINE PATTES STRUCTURE GUEULE EXEMPLES
Tête + Thorax +
Insectes 6 Mandibules Poux, puces, morpions
Abdomen
Céphalothorax + Tiques, acariens,
Arachnides 8 Chélicères
Abdomen araignées
Tête + Mille-pattes,
Myriapodes Plus de 8 Pattes-mâchoires
Thorax segmenté scolopendres
Tête +
Isopodes Plus de 8 Thorax segmenté + Mandibules Crustacés, cloportes
Queue

L E B ÂT I S S E U R centaines de chenilles sont extrêmement solides et les

P R O C E S S I O N N A I R E VO R AC E
protègent à la fois des agresseurs et des basses tempé-
ratures, ce qui leur permet de rester actives en hiver
en se contentant de sortir pour se nourrir aux heures
Observation : 2 février 2038 les plus chaudes de la journée. Ça n’a pas manqué :
Taille : 10 cm quand les gars sont entrés en contact avec des poils
Localisation : sous-bois, Brive-la-Gaillarde urticants dispersés çà et là par les chenilles, certains
ont développé une réaction allergique : nausées, vo-
L’escouade a attendu les températures hivernales pour missements, œdème et début de nécrose au niveau
96 lancer une mission d’exploration dans ce coin de fo- des voies respiratoires. Le doc a cru qu’il s’agissait
rêt où, dit-on, des caches d’armes ont été planquées d’une réaction à des morsures d’araignées passées
pendant le grand effondrement. C’était une mesure inaperçues et a administré notre cocktail antivenin
de précaution : les éclaireurs avaient révélé des toiles classique aux malheureux, sans aucun résultat. Le
d’araignées géantes dans les arbres de cette zone et temps d’être contacté, de comprendre la situation et
les araignées sont en général inactives pendant l’hiver. de pouvoir les conseiller pour sortir de ce guêpier, il
Malheureusement pour eux, ils avaient confondu toiles était trop tard. Le bilan est lourd : cinq blessés et un
d’araignées et nids de chenilles processionnaires. Si mort. Le pire, c’est que les locaux connaissaient la
j’avais été là pour les prévenir… Hélas, j’étais encore présence de ces chenilles dans la forêt, mais le travail
en mission humanitaire auprès de Michel Adir et de de renseignements préalable à l’expédition avait été
ses « junkies » à ce moment-là et, quand j’ai reçu leur très mal fait. Mon absence et cette négligence ont
appel de détresse, le mal était déjà fait. abouti à un désastre. Je ne risque plus d’avoir de bon
de sortie avant longtemps…
Le problème posé par les chenilles processionnaires est
double : d’une part, leurs poils urticants peuvent en-
gendrer de graves réactions allergiques. D’autre part,
les nids qu’elles construisent et qui peuvent abriter des
FOURMI DES BOIS
Observation : janvier 2036
Taille : 2-30 cm
Localisation : forêt de Chambaran, Isère

1er janvier : Arrivée sur les lieux et repérage du dôme.


Dimensions aussi impressionnantes qu’escomptées.
2-3 janvier : Premières tentatives de fumigation de
la fourmilière. Peu de fourmis émergent du dôme. Je
pense qu’elles hivernent plus profondément.
4-7 janvier : Les gars essayent d’attaquer le dôme à
coups de pelles et de pioches. Les aiguilles de pin
qui forment le dôme sont friables. Autant creuser du
sable mouvant.
8 janvier : Le travail s’éternise, rendu difficile par les toute la vallée. Un véritable désert de cailloux et de
combinaisons anti-insectes. Moral bas. poussière. Deuxièmement, la forme de chaque ter-
9 janvier : Un coup de pelle a crevé une chambre où mitière est unique, comme si leurs propriétaires les
les fourmis entreposent des champignons. Un nuage avaient conçues en suivant des critères esthétiques
de spores en est sorti, causant une panique. impénétrables. J’ai apprécié la beauté surréaliste de
10 janvier : Le major est énervé. Il autorise l’utilisation ce paysage lunaire mais les hommes étaient inquiets.
d’explosifs. J’ai dû leur répéter maintes fois que oui, les cracheurs
11 janvier : Un pain de C4 a creusé un cratère dans le de colle peuvent être dangereux et que l’engluement
dôme, atteignant enfin les quartiers d’hiver des four- est une mort lente et horrible mais qu’en plein jour
mis. Les ouvrières sortent de façon désordonnée et et en restant à distance nous ne risquions rien. Il
nous les éliminons sans peine. Ce qui m’inquiète, c’est n’empêche, nous ne nous sommes pas attardés. La
qu’il n’y a aucune trace de larves. Et encore moins légende dit que ces monticules extravagants sont nés
d’une reine. des rêves d’un géant qui vit sous terre… Ma foi, faute
12 janvier : Nouveau déblayage à l’explosif et nouveau d’explication entomologique satisfaisante, je veux bien
cratère. Nous éliminons des monceaux de fourmis le croire. Un brin de poésie est toujours le bienvenu
étourdies par le choc et la température hivernale. dans ce monde brutal.
97
F R E LO N H I R S U T E
15 janvier : Plus on en tue, plus il en vient. Les ou-
vrières consolident ce qu’elles peuvent pendant la nuit
et les soldates nous combattent le jour. Le flot de
fourmis semble intarissable. Tout le monde est fatigué. Observation : 30 novembre 2044
17 janvier : Nouvelle stratégie du major, il veut couler Taille : 30-45 cm
ce qui reste de la fourmilière dans le béton, malgré Localisation : forêt de hêtres, Corrèze
mes protestations. Le béton est mélangé sur place.
20 janvier : Échec sur toute la ligne. Les fourmis sont Le frelon hirsute est une créature de cauchemar : croi-
parvenues à expulser le béton pendant la nuit. sement improbable entre un frelon européen et une
25 janvier : Le major ordonne la retraite. Les fourmis mutille vulgaire, elle a gardé les mœurs sociales et
sortent vainqueurs de ce siège. À la place du dôme l’agressivité de l’un et la toxicité du venin et l’as-
se trouve désormais un cratère de 10 mètres de pro- pect poilu menaçant de l’autre. Ajoutez à ça que les
fondeur, et nous n’avons jamais atteint la loge royale. ouvrières font aisément 30 cm de long et les reines

T E R M I T E C R AC H E U R D E CO L L E
bien plus encore, et vous comprendrez que personne
n’ose se frotter à ce super-prédateur des airs. C’était
pourtant l’insecte préféré de mon ami Jan Matthews.
Observation : 16 avril 2032
Taille : 2-10 cm
Localisation : vallée semi-aride, Roussillon

Nous avons traversé aujourd’hui la Vallée des Géants


Morts, non loin de Perpignan. Le spectacle est à la
hauteur de la légende : le sol de la vallée est couvert
à perte de vue d’édifices terreux hérissés jusqu’à des
hauteurs atteignant les 8 mètres. Chaque édifice abrite
une colonie de plusieurs milliers de termites cracheurs
de colle. Cet enchevêtrement de termitières est anor-
mal pour deux raisons. Premièrement, leur densité
est trop importante pour les ressources de l’endroit
et j’imagine que ces termites doivent parcourir des
kilomètres chaque nuit pour se procurer le bois et les
matières végétales dont ils ont besoin pour survivre.
Résultat : il n’y a plus ni arbre ni brin d’herbe dans
Il m’avait un jour dit que le frelon hirsute était le pen- LE CHAROGNARD
NÉCROPHORE À TROIS BANDES
dant insecte du viking : un mythique guerrier velu à la
férocité sans égale. Il leur avait consacré une bonne
partie de ses recherches. Et maintenant…
Observation : 22 septembre 2029
Cela fait des heures que je m’obstine à creuser entre les Taille : 5-10 cm
racines de hêtre avec cette pelle rouillée. Ce n’est plus Localisation : prairie pâturée, Somme
de mon âge ! Enfin, j’atteins le nid tant désiré. Cette
espèce creuse des nids exclusivement souterrains. Le La bataille que nous avons menée contre les forces du
nid est fait d’un matériau semblable à des couches concile de Bruxelles s’est achevée au crépuscule. Nous
de papier superposées en un ensemble étonnamment avons eu à déplorer deux morts et huit blessés ; chez
délicat pour un insecte aussi barbare. Je ne crains pas l’ennemi, ce sont vingt hommes et un bon paquet de
les piqûres ou les attaques car les ouvrières sont toutes chevaux qui ont péri. On pourrait parler de victoire
mortes en cette période de l’année. Je passe des heures écrasante mais j’y vois surtout un beau gâchis. J’espère
à dégager les contours du nid pour l’extraire du sol pour eux qu’ils seront plus enclins à négocier demain…
le plus entier possible. Je n’ai pas le droit à l’erreur Les hostilités venaient juste de se terminer que les
si je veux respecter la dernière volonté de mon ami : premiers nécrophores à trois bandes sont arrivés sur
se faire enterrer dans un nid de frelons hirsutes en les lieux. Ils ont le vol lourd typique des coléoptères.
guise de cercueil.
J’ai demandé à avoir le premier tour de garde pour ne
Alors que je parviens au prix d’un ultime effort à ex- rien rater du spectacle. Alors que la nuit était calme,
traire l’imposant édifice du sol, je suis distrait par un un chuintement diffus a commencé à émaner de la
crissement venu de l’intérieur. Tout à coup, la reine plaine comme si les cadavres s’étaient mis à râler
frelon sort d’une cellule et apparaît devant moi ! Passée à l’unisson. En fait, les nécrophores ont simplement
la première frayeur, je m’aperçois avec soulagement commencé leur œuvre et le bruit provient de leurs
que je ne risque rien : elle est très affaiblie et ne montre pattes raclant le sol : ils creusent sous les corps pour
aucune agressivité. C’est tout de même un bel insecte, les faire disparaître sous une couche de terre fraîche.
me dis-je en contemplant sa chitine multicolore et sa Le travail est coopératif chez cette espèce et j’imagine
pilosité dense aux reflets argentés. Elle fera une belle les dizaines d’insectes qui s’affairent auprès de chaque
compagne d’éternité pour mon ami. corps. Une fois le cadavre enterré, les nécrophores y
98 pondront leurs œufs, puis resteront postés auprès du
cadavre pour s’occuper des jeunes larves quand celles-
ci auront éclos. Au petit matin, bien malin sera celui
Plantes utiles pour la survie : qui devinera qu’une bataille a eu lieu ici : tous les corps
auront disparu sans aucune trace.
f Ronces, salsepareille : plantes envahissantes et héris-
sées — parfaite pour la protection contre les pillards. Le nom latin du nécrophore à trois bandes est
Demandent un entretien régulier. Nicrophorus trifasciatus. Néanmoins je lui préfère le
f Canne de Provence, bambou : plantes à croissance surnom que lui a trouvé le premier lieutenant : « le fan-
rapide peu impactées par les ravageurs, utiles pour tôme du champ de bataille ». L’intendant de l’escouade,
lui, préfère parler de « dévoreur invisible ». Les deux
de nombreuses constructions, voire pour dissimuler noms résument bien la bête : discrète mais terriblement
des abris habités. efficace. Le nécrophore a bonne réputation chez nous
f Châtaigner, chêne, mélèze, épicéa, sapin : bois de autres militaires car il assainit rapidement les lieux
construction. de batailles et évite la prolifération de mouches et
d’autres charognards. Tout juste faut-il oublier la mau-
f Plantes médicinales : centaines d’exemples, peuvent vaise habitude qu’il a parfois d’enterrer des individus
demander une préparation complexe pour être efficaces. encore agonisants et incapables de se défendre…
Parmi les plus communes : ortie (diurétique, antidou-
leur naturel), berce (vertus digestives, stimulantes et
toniques), égopode (diurétique, sédatif), ail des ours
(stimule la circulation sanguine, hypotenseur). Note :
certaines plantes toxiques peuvent être médicinales à
(très) faible dose.
VA U T O U R FA U V E
Observation : 6 avril 2042
Taille : 1 m de hauteur, 2,4 m d’envergure
Localisation : paroi rocheuse, causses de l’Aveyron

J’ai rendu une visite de courtoisie à « ceux des falaises »


comme on les appelle ici. Cette tribu adaptée trouve
résidence dans les grottes naturelles qui parsèment
une falaise difficile d’accès en plein cœur des causses
de l’Aveyron. Depuis mon dernier passage, la tribu
semble avoir vécu dans une relative prospérité : leurs
conditions de vie sont difficiles mais leur localisation
les met à l’abri de la plupart des menaces extérieures,
dont les pillards.

Le lien qu’ils entretiennent avec les vautours fauves


qui partagent leurs grottes est saisissant. Les oiseaux

H Y È N E TA C H E T É E
ne montrent aucune agressivité ou méfiance à leur
encontre, même les parents prenant soin d’une portée.
Très bel exemple de coexistence pacifique homme-
Observation : 1 février 2033 oiseau. Ils semblent aussi partager quelques parasites
Taille : 1,50 m et j’en ai profité pour récolter quelques spécimens
Localisation : rive de l’Aude, Carcassonne d’arthropodes vivant dans ce biotope très particu-
lier, dont une espèce d’araignée cavernicole que je
Aujourd’hui j’ai eu le plaisir rare d’observer quelques ne connaissais pas.
hyènes tachetées s’abreuvant auprès d’un cours d’eau
pendant quelques minutes. J’ignore si elles m’ont re- Par contre, je n’ai toujours pas percé le secret de la
péré et encore moins si elles m’ont reconnu, mais je « soupe » qu’ils ingurgitent régulièrement et qui leur
suis certain qu’il s’agit d’individus de la meute qui ac- permet de se nourrir de viande faisandée sans risquer
compagnait la bande d’Hassan le fou que nous avons l’intoxication. Une fois de plus, le vieux chaman de la
combattue il y a deux ans. tribu a refusé de m’en dire plus. J’ai cru deviner qu’il 99
s’agissait d’un mélange d’herbes et de bile de vautour.
Je me souviens qu’à l’époque mes services avaient Ne faisant pas partie de la tribu je n’ai jamais pu y
été expressément mandés car ledit Hassan avait goûter… Mais je ne regrette guère !
pour folle ambition de répandre en Europe un
insecte mortel et mystérieux qu’il appelait « la
punaise de Miyaneh ». Cet insecte, ai-je décou-
vert, était en fait une tique (Argas persicus)
impliquée dans la transmission du virus de
la fièvre hémorragique de Crimée-Congo.
Heureusement, Hassan et sa bande avaient
été exterminés par une coalition de forces
armées locales avant d’avoir pu exécuter
leurs noirs desseins. Mais il faut croire que
quelques-unes des hyènes qui les accom-
pagnaient étaient parvenues à survivre.
Je n’en suis pas étonné : ces animaux
sont durs au mal et d’un opportunisme
remarquable. Je suis curieux de sa-
voir si les hyènes que j’ai observées
aujourd’hui sont porteuses de ces
fameuses tiques… Mais je suis seul
et faiblement armé : c’est un mys-
tère qui attendra d’être résolu un
autre jour.
MOUCHE À VIANDE
Observation : 18 mai 2045
Taille : 5 cm Le défilé des charognards — ordre d’apparition
Localisation : forêt de feuillus, Avesnois des insectes nécrophages sur un cadavre
Mon imprudence a failli me coûter cher au-
jourd’hui. Je recherchais des capricornes sur les ÉTAT
PÉRIODE INSECTES
chênes et hêtres de cette forêt du nord de la France DU CADAVRE
quand je me suis fait surprendre par un escadron
de guêpes noires (Vespa nigra) en chasse. Pour leur Cadavre Diptères des familles
Premières
échapper, je n’ai eu d’autre choix que d’utiliser la encore des Calliphoridae et
heures
dernière ampoule de mon mélange putrescine/ inodore Muscidae
cadavérine. À peine avais-je claqué l’ampoule
contre ma poitrine que l’odeur nauséabonde de Odeur cadavé- Apparition des diptères
Premiers
la substance m’a agressé les narines, manquant de rique carac- de la famille des
jours
me faire défaillir de dégoût. Mais l’essentiel était téristique Sarcophagidae
ailleurs : aux yeux et antennes des guêpes j’étais
100 devenu un cadavre en décomposition et elles ont Jusqu’à
Coléoptères de la
immédiatement cessé de s’intéresser à moi. Par Odeur de famille des Dermestidae
trois
contre je suis devenu un véritable aimant à né- beurre rance et lépidoptères de la
mois
crophores et mouches à viande. Impossible d’être famille des Tineidae
discret : c’est un véritable nuage bourdonnant qui a
accompagné chacun de mes pas tout le reste de la Diptères des familles
journée. Heureusement que les mouches à viande des Syrphidae et
sont inoffensives pour les vivants car elles ont dû De 3 à Odeur de des Piophilidae,
me pondre des milliers d’œufs sur tout le corps. 6 mois vieux fromage coléoptères de la
Vivement un bon bain ! famille des Cleridae
(couleurs métalliques)

Coléoptères des
es pondent De 4 à
Je sais que certaines mouches nécrophag
Odeur
familles des Silphidae
dre un temps 8 mois d’ammoniac
sur les animaux agonisants pour pren et des Histeridae
is le père pré-
d’avance sur leurs compétiteurs. Ma De 6 à Dessèchement
, ils jouaient
tend que, dans son ancien bataillon 12 mois du cadavre
Acariens
des batailles
avec une mouche « spéciale » la veille
e étai t relâchée Coléoptères de la
pour exorciser leurs peurs. La mouch famille des Dermestidae
se poser au
au centre de la pièce et, si elle venait es d’un De 1 à
3 ans
Dessiccation
se nourrissant de
lèvr complète
coin de l’œil ou à la commissure des matières sèches (peau,
lait pondre
des joueurs, cela voulait dire qu’elle vou mourir fourrure)
ait
et qu’elle prédisait que le joueur all
t en pleine
dans les prochaines 24 h. Même s’il étai étaient
ire,
santé ! Les autres joueurs, au contra
le pèr e, ça s’est
sûrs d’être épargnés. Et d’après
nerve quand
toujours vérifié. Mais c’est ce qui m’é
il est sérieux
il est saoul : on ne sait jamais quand
les chocottes.
ou quand il veut juste nous flanquer
LIMACE PORTUGAISE
Observation : 30 octobre 2028
LA HORDE
CANTHARIDE IRISÉE
Taille : 10 cm
Localisation : zone urbaine, Strasbourg

Nous ne nous sommes pas attardés longtemps sur les Observation : 13 juin 2030
terres du Kaiser de Strasbourg. C’est, de mon point Taille : 5 cm
de vue, un dangereux individu assoiffé de pouvoir et Localisation : Bretagne
dépourvu de sens moral, mais le major pense qu’il
fera un allié temporaire utile. Cette visite m’aura tout Je ne sais pas vraiment s’il convient de parler de mi-
de même permis de découvrir la façon originale dont gration, d’essaimage ou d’émergence en masse avec
le Kaiser procède à ses opérations de « nettoyage ». cette espèce. Toujours est-il que cela fait plusieurs
Après avoir assisté à l’exécution de deux prisonniers, années que des nuages de ces petits coléoptères aux
effectuée, j’en suis convaincu, dans le seul but de nous jolis reflets dorés s’abattent sur la Bretagne à la même
impressionner, j’ai constaté que les corps avaient été période de l’année. Les insectes profitent des heures
emportés et jetés dans une grande piscine vide dont chaudes de la journée et du crépuscule pour effec-
le fond était recouvert de feuilles mortes. tuer des vols (plutôt rasants et maladroits) pouvant
regrouper plusieurs dizaines de milliers d’individus.
Curieux, je me suis approché pour voir de quoi il en Cette espèce ne pose pas une menace directe pour
retournait : les feuilles mortes abritaient en fait des l’homme : il s’agit certes d’un prédateur mais il n’est
centaines de limaces. Je ne suis pas spécialiste mais nullement intéressé par les mammifères et ne chasse
je pense avoir reconnu la limace portugaise Arion que de petits insectes, même en groupes.
lusitanicus. Il faut croire que son régime alimentaire
s’est diversifié car les limaces ont rapidement convergé Le problème, et il est de taille, c’est que les cantharides
vers les corps encore chauds. Étrangement, elles se irisées contiennent une substance chimique toxique,
sont d’abord contentées de recouvrir les cadavres de la cantharidine. Celle-ci peut brûler la peau et les
mucus, et ce n’est que le lendemain que la véritable yeux, et son ingestion peut entraîner vomissements,
curée a commencé : les corps ont alors été entièrement saignements urinaires, ulcères et lésions au système
dévorés en l’espace de quelques heures, ne laissant digestif. La surdose est hélas mortelle. Pour éviter que
que les os. Je pense que le mucus de ces spécimens les animaux n’en ingèrent accidentellement ou que les
doit contenir des enzymes ou une substance corrosive insectes polluent l’eau ou les réserves de nourriture, les
dont l’action facilite l’assimilation de la nourriture… gens du coin se calfeutrent dès l’apparition des pre-
mières cantharides et restent en état de confinement
Me voyant plongé dans mes observations, le Kaiser complet jusqu’à ce qu’elles aient disparu. La période
s’est approché de moi et m’a dit : « Vous appréciez le de ces vols massifs est brève (7 à 10 jours d’après les 101
spectacle, docteur ? Si j’avais su, je les aurais fait jeter observations des locaux), mais les puits et réserves
dans la fosse vivants et ligotés : cela aurait été bien plus d’eau peuvent rester longtemps contaminés.
divertissant ! » Puis il s’est éloigné dans un éclat de rire.
Un personnage répugnant, bien plus que ses limaces. À noter que certains semblent tirer parti de cette
période : j’ai ainsi croisé un homme se prétendant
apothicaire affairé à la récolte des cantharides. Il m’a
expliqué qu’à faible dose la cantharidine était un
aphrodisiaque puissant et que la poudre qu’il fabri-
quait avec cet ingrédient avait beaucoup de succès. Je
Plantes toxiques (potentiellement mortelles) à connaître  n’ai pas été convaincu par son bagout mais je lui ai
et symptômes d’intoxication : quand même acheté un sachet de sa poudre. Pour la
• Aconit napel : picotement des extrémités, nausées science, bien sûr…
et vomissements, difficultés respiratoires, troubles
cardiaques.
• Belladone : tachycardie, hallucinations, paralysie
cardio-respiratoire.
• Colchique : troubles digestifs, diarrhée, refroidissement,
perte de sensibilité.
• Euphorbes (latex) : irritations cutanées, troubles
neurologiques, hépatiques et cardiaques.
• Grande ciguë : vomissements, hypersalivation, paralysie.
• Laurier rose : troubles digestifs, neurologiques
et cardiaques.
• Lierre (baies) : irritations, convulsions, troubles
respiratoires.
• Muguet : vomissements, diarrhée, arythmie cardiaque.
• Ricin (graines) : irritations oculaires, difficultés
respiratoires.
FOURMI MARAUDEUSE
J’ai appelé les membres de l’escouade à l’aide, mais
Observation : 13 juin 2034 en vain : tant qu’ils n’avaient pas l’assurance que la
Taille : 1-50 cm combinaison était efficace, ils risquaient de subir le
Localisation : forêt des Andaines, Normandie même sort que le mien en s’approchant. Seul le feu
aurait pu faire reculer la colonne… Enfin, après une
Je jure que je ne boirai plus jamais. Que je ne parierai heure d’un interminable supplice, les fourmis ont
plus jamais. Et que je ne ferai plus jamais les deux à abandonné mon corps désarticulé mais décidément
la fois ! Aujourd’hui j’ai vécu l’une des expériences les trop coriace à leur goût. Les autres sont venus me tirer
plus atroces de ma vie. J’ai fait passer l’épreuve du de là aussi vite qu’ils ont pu. Trois jours plus tard, je
feu à notre nouvelle combinaison anti-insectes en me ne parviens toujours pas à marcher et c’est à peine
plantant devant une colonne de fourmis maraudeuses si je trouve la force d’écrire. La combinaison, elle, a
en marche. Normalement, la combinaison aurait dû gagné le respect de tous.

PUNAISE DIABOLIQUE
être vide et enduite de sang de porc pour inciter les
fourmis à l’attaque mais, suite à un pari perdu, je
me suis retrouvé en chair et en os à l’intérieur de la
102 combinaison à attendre que les fourmis tentent de Observation : 15 novembre 2033
me déchiqueter. Les voir approcher était un spectacle Taille : 10 cm
impressionnant : cette espèce avance comme une co- Localisation : immeuble de béton, Grenoble
lonne compacte dont la première ligne est très étirée
en largeur pour ratisser un maximum de terrain et Le major tient enfin sa revanche. Deux ans après que le
de proies. conseil des communautés de Grenoble a refusé l’asile
à notre escouade après une rude bataille, de peur
Dès que les ouvrières ont détecté le sang de porc des répercussions diplomatiques, il est parvenu à les
sur ma combinaison, toutes les fourmis ont convergé mettre à sa botte, le tout sans verser la moindre goutte
vers moi. En un éclair, des milliers d’insectes m’ont de sang. Mais il faut que je reprenne depuis le début.
recouvert de la tête aux pieds pour tenter de percer Nous avions eu la chance exceptionnelle de tomber
ma combinaison. À travers la visière, je les voyais au cours de nos récentes pérégrinations sur un stock
battre frénétiquement des mandibules, heureusement de phéromones bien planqué au fond d’un ancien
en vain. Les ouvrières mineures n’ayant pas eu le suc- laboratoire de lutte contre les ravageurs. Il s’agissait
cès escompté, ce furent les autres castes d’ouvrières d’une phéromone d’agrégation de la punaise diabo-
guerrières du centre de la colonne qui vinrent s’essayer lique. Les individus de cette espèce ont pour habitude
à la curée, chacune plus grande et plus dangereuse de se rassembler à l’approche de l’hiver pour former
que la précédente : les ouvrières majeures, les ouvrières des groupes compacts de centaines, voire de milliers
super-majeures et enfin les ouvrières super-majeurs d’individus, et passer en dormance les mois les plus
gigantesques, véritables petits bulldozers de 50  cm froids de l’année. Le major a vu dans cette découverte
de long aux mandibules démesurées et à la force her- un moyen de se venger des notables de Grenoble.
culéenne. La combinaison avait beau être aussi solide
qu’escompté, je sentais la puissance de leurs morsures
qui se refermaient sur mes membres comme des te-
nailles. Agrippé par une douzaine de ces monstres,
je suis tombé sur le sol. Elles ont alors fait ce que les
fourmis qui chassent en groupe font de mieux : elles
ont tenté de m’écarteler. Privé de tout mouvement, la
douleur m’est vite devenue insupportable et je me suis
mis à hurler, couvrant à peine le chuintement furieux
des milliers d’arthropodes qui me transformaient en
monticule de chitine.
Notre mission dans les tourbières camar-
guaises a été couronnée de succès : nous
humain : recouverts d’une couche d’éphémères, nous
avons récolté des milliers d’œufs de mous- ne sommes plus que de vagues silhouettes dansantes
tiques du genre Aedes, qui peuvent survivre au milieu d’un tourbillon de chitine argentée et d’ailes
diaphanes. La voix du chaman nous parvient à travers
des mois au sec et n’éclosent qu’après sub- les froissements d’ailes et de pattes et continue à nous
mersion. Si le major ordonne une nouvelle guider dans le chaos. La sensation de libération et
d’abandon de cette transe est indescriptible. Enfin,
opération de « nettoyage », nous aurons de quand la voix du chaman retourne au silence, nous
revenons petit à petit à la réalité.
la matière première…
L’émergence des éphémères est une fête pour tous les
habitants du marais car ces insectes sont des proies
faciles et parfaitement comestibles. À l’aide d’im-
menses épuisettes, les membres de la tribu récoltent
Une fois le mois de novembre venu, nous nous sommes les insectes tombés à la surface de l’eau comme s’il
introduits nuitamment au rez-de-chaussée des im- s’agissait de feuilles fortes. Tous les prédateurs du
meubles où résident les hauts dignitaires de la ville et marais s’en donnent à cœur joie, même si les libel-
y avons répandu tout notre stock de phéromones. En lules éprouvent quelques difficultés à naviguer dans ce
quelques heures, le bas des immeubles grouillait de di- brouillard vivant. La vie des éphémères est très courte
zaines de milliers d’insectes, piégeant les habitants des et ne dépasse pas la semaine pour les adultes. Si les
immeubles à l’intérieur. Car si les punaises diaboliques membres de la tribu s’y prennent bien, ils parvien-
ne sont pas prédatrices, elles exsudent néanmoins une dront à récolter de quoi se nourrir pendant plusieurs
substance repoussante quand on les dérange et cette semaines dans ce laps de temps.

L A H O R D E D É T R I T I VO R E
substance provoque nausées et vomissements chez
ceux qui la respirent. Paniqués et coupés du monde, les
membres du conseil et leurs ouailles n’ont eu d’autre
choix que de nous demander de l’aide, aide que nous Observation : 22 Octobre 2032
leur avons vendue à un prix sciemment exorbitant. Taille : 1-30 cm
Puis nous avons procédé à la désinsectisation : nous Localisation : paysage urbain, Berlin
nous sommes équipés de masques à gaz, nous avons
enfumé les insectes et nous les avons aspirés à l’aide La blatte, insecte grégaire par excellence, a atteint de
d’aspirateurs modifiés. En une journée, les immeubles nouveaux niveaux de sociabilité. Ainsi, il est fréquent
étaient à nouveau accessibles quoique toujours nau- que les hordes de blattes d’aujourd’hui comportent plu-
séabonds, et nous avons pu nous retirer comme des sieurs espèces coexistant en harmonie mais également 103
princes, plus riches d’un stock d’essence, de cartouches d’autres espèces d’insectes détritivores, voire d’autres
et de médicaments à faire pâlir le plus précautionneux types de vermine comme les rats et les perce-oreilles.
des survivalistes. Certains chamans voient dans ces conglomérats d’es-

É P H É M È R E FA S C I É
pèces un symbole de ruche primitive ou d’un possible
chaînon reliant le totem de la Horde à celui de la
Ruche. Toujours est-il que ces hordes hétérogènes
Observation : 1-8 mai 2042 sont devenues une vision commune dans les vestiges
Taille : 1 cm des cités humaines, en particulier les supermarchés et
Localisation : marais poitevin autres lieux ayant servi à entreposer de la nourriture.

C’est la première fois depuis que j’ai quitté l’escouade Pour des raisons inconnues, ces pullulations sont
que je peux assister à la Fête de l’éphémère, et le particulièrement fréquentes dans les cités d’Europe
Peuple des Joncs m’a accueilli comme un visiteur de centrale et le terme « Flutwelle ! » a d’ailleurs été adopté
marque. Je suis impressionné par l’exactitude avec de l’Allemand (il signifie « Raz de marée ! ») pour dé-
laquelle le chaman de la tribu est capable de prédire la signer l’apparition soudaine d’une horde déferlante.
sortie de l’eau de ces insectes. Alors que toute la tribu De passage par l’ancienne ville de Berlin, nous avons
s’était assemblée et que le chaman entonnait le chant nous-mêmes constaté la rapidité avec laquelle une de
sacré, les premiers éphémères, graciles et délicats, sont ces hordes peut envahir une rue ou un immeuble à la
apparus dans le ciel comme par magie. Tout comme recherche de nourriture. Généralement détritivores,
les libellules, les éphémères ont un développement les blattes peuvent néanmoins représenter un danger
larvaire aquatique tandis que les adultes sont terrestres pour l’homme si elles sont affamées.
et volent fort bien. Les éphémères fasciés qui font l’ob-
jet de cette fête parviennent en outre à synchroniser
précisément l’émergence des adultes. Peu après que
les premiers adultes ont fait leur apparition, ce sont
des millions d’insectes qui déferlent sur le marais et
obscurcissent le ciel.

Tous les membres de la tribu se mettent alors à chan-


ter et danser au rythme d’une sarabande endiablée.
Je suis moi-même pris par la fête. Il y a tant d’in-
sectes que nous perdons littéralement notre aspect
T E R M I T E M AC R OT E R M E
Observation : 13 septembre 2031
Taille : 5 cm
Localisation : prairie sèche, Pays basque

Je tire de mes deux semaines passées avec Joshua et


ses nomades le bilan suivant : 1) la bande consigne
soigneusement la présence et l’état de toutes les ter-
mitières de la région ; 2) ils ont (curieusement) des
connaissances entomologiques assez limitées malgré

L E PA R A S I T E
leur sens de l’observation certain, et j’ai pu les instruire
sur quelques aspects de la biologie de leurs insectes
fétiches ; 3) le prix que demande Joshua pour ses ser-
vices consiste généralement en des vivres, de l’essence
pour les véhicules de la bande, des médicaments ou

PA R A S I T E H É M AT O P H A G E
du tabac ; 4) Joshua me semble sincère dans sa dé-
marche mais ses hommes ne se démarquent pas d’une
banale bande de mercenaires ; 5) j’ai pu assister à un
des « miracles » de Joshua, répondant à une demande On classe dans cette catégorie tous les insectes et
d’une communauté de la région : après être entré en arachnides qui se nourrissent de sang mais ne tuent
transe méditative devant la termitière ciblée durant pas leur hôte directement. On y retrouve les grands
plus de 24 heures, des milliers d’individus ailés sont groupes suivants : poux (ordre des phtiraptères), puces
sortis de la termitière pour entamer un vol nuptial (ordre des siphonaptères), punaises des lits (ordre des
frénétique. Les membres de la communauté ont pu hémiptères), tiques et acariens (classe des arachnides),
facilement récolter cette manne alimentaire. Joshua et plusieurs grandes familles de l’ordre des diptères :
semble donc bien mériter son surnom d’« homme qui moustiques (Culicidae), phlébotomes (Phlebotominae),
fait pleurer les termitières ». Cependant j’ai surpris taons (Tabanidae), glossines ou mouches tsé-tsé
quelques-uns de ses hommes qui s’affairaient autour (Glossinidae), hippobosques (Hippoboscidae) et si-
de la termitière ciblée pendant la nuit et, au petit ma- mulies (Simuliidae).
tin, une odeur chimique indéfinissable flottait autour
104 de l’édifice. Je n’exclus donc pas que le déclenchement Deux éléments sont à considérer pour évaluer le niveau
du vol nuptial doive moins aux prières de Joshua qu’à de menace d’un parasite hématophage : 1) les effets
un agent chimique inconnu. Je me garderai cepen- directs du parasitisme, et 2) les agents pathogènes
dant de mentionner ce dernier élément au major. Le dont il est le vecteur et les pathologies associées à ces
connaissant, il serait sans doute tenté de s’approprier agents. Par exemple, dans le cas des moustiques, les
cet agent chimique par la force, et je suis lassé des piqûres n’occasionnent généralement qu’une gêne pas-
batailles sanglantes. sagère, mais les agents infectieux qu’ils transmettent
peuvent être responsables de maladies très graves
comme le paludisme, la dengue, la fièvre de la vallée
du Rift ou la filariose lymphatique (éléphantiasis).
Plantes utiles contre la vermine :
• Plantes carnivores : droséra et grassette (feuilles Contrairement à d’autres groupes de vermine, les para-
modifiées collantes), népenthès et sarracénie sites hématophages n’ont pas eu besoin d’une évolution
majeure pour constituer une menace pour l’homme :
(plantes à urnes), dionée attrape-mouches les dérèglements climatiques ont suffi pour que nombre
(feuilles dentées). Il n’est pas rare de trouver d’espèces dangereuses autrefois cantonnées à l’Afrique
de très grands spécimens de plantes carnivores sub-saharienne et aux zones tropicales fassent leur ap-
parition en Europe. Parmi ces nouveaux fléaux, on peut
— conséquence de l’évolution de la taille de citer les mouches tsé-tsé : ces diptères de bonne taille
leurs proies ? Danger pour l’homme dans le cas sont diurnes et se nourrissent du sang de nombreux
du droséra des tourbières, substance collante mammifères. Elles ont besoin d’un repas de sang tous
les 3 à 4 jours et peuvent vivre de 2 à 4 mois : mâles et
redoutable. femelles piquent et peuvent transmettre via leur salive
• Plantes repoussantes (éloignent la vermine ou des protistes appelés trypanosomes, responsables de
dissimulent les odeurs humaines) : citronnelle, la trypanosomiase humaine africaine. Cette maladie
provoque de forts accès de fièvre et une perturbation
lavande, menthe, romarin, feuilles de laurier. marquée du rythme veille/sommeil : c’est la fameuse
Plantes à feuilles odorantes en général. Aussi : « maladie du sommeil ». Selon les individus, la maladie
jus de piment et d’ail. peut être plus ou moins bien tolérée par l’organisme,
mais elle est hélas bien souvent mortelle à long terme.
• Plantes à vertus insecticides : tilleul argenté
(nectar), rhododendron (nectar), laurier des
montagnes (nectar), euphorbes (latex), lys
(feuilles), muguet (plante entière), digitale (plante
entière), berce du Caucase (sève).
Citons également les phlébotomes, communément N É M AT O D E D U S O U R C I E R
appelés « mouches des sables ». Ces mouches mi- Observation : 30 octobre 2041
nuscules (2-5 mm) sont essentiellement nocturnes et Taille : 0,5 mm
peuvent transmettre à l’homme les agents infectieux Localisation : rives de la Touques, Normandie
responsables de maladies appelées leishmanioses dont
les symptômes sont le plus souvent cutanés (appari- Trois silhouettes figées comme des statues avec de
tion d’ulcères et de diverses lésions) mais peuvent l’eau jusqu’aux genoux, tête basse et bras ballants :
également toucher les viscères. La piqûre des phlébo- voilà la vision lugubre face à laquelle je me suis trou-
tomes est douloureuse et la pullulation de ces insectes vé en cette matinée d’octobre. D’après l’homme qui
constitue une véritable nuisance. De par leur petite m’avait amené ici, ces individus n’étaient pas de la
taille il est très difficile de lutter efficacement contre région. Ils n’avaient pas bougé depuis trois jours et ils
les phlébotomes, d’autant plus que les larves vivent commençaient à inquiéter les gens de la communauté
dans le sol et passent inaperçues. voisine. Prudent et armé, je me suis approché. Les trois
individus, stoïques comme des épouvantails, n’ont pas
Citons enfin certaines punaises de bonne taille de réagi à mon approche ni à mes tentatives de communi-
la famille des Triatominae qui sont les vecteurs de cation. Je me suis donc livré à un examen médical plus
la maladie de Chagas. Ces punaises essentiellement poussé. Leur pouls était faible mais régulier et ils ne
nocturnes préfèrent piquer les parties les plus tendres réagissaient à aucun stimulus. En outre, ils salivaient
de l’épiderme, dont les lèvres, ce qui leur vaut leur abondamment, une salive épaisse et blanchâtre qui
surnom de « kissing bugs ». La maladie se manifeste par tombait par paquets dans l’eau de la rivière.
une première phase aiguë pendant laquelle les agents
infectieux (des trypanosomes) circulent dans tout le L’examen ultérieur d’échantillons de cette salive sous
corps et provoquent fièvres et douleurs sporadiques, microscope m’a révélé la présence de nombreux vers
puis par une phase chronique (plusieurs mois après nématodes. D’après ce que je connais de l’écologie de
l’infection) pendant laquelle les trypanosomes migrent ces parasites, je forme l’hypothèse suivante : ces néma-
vers les muscles cardiaques et digestifs, pouvant causer todes doivent infecter leur hôte via la consommation
des troubles mortels. d’eau contaminée, puis passer par plusieurs cycles
de multiplication à l’intérieur de l’hôte. À l’issue de
Ces maladies et de nombreuses autres font désormais ces cycles, je subodore qu’ils parviennent à manipu-
partie du paysage sanitaire de l’Europe continentale. ler l’hôte pour le pousser à chercher un point d’eau
La raréfaction des médicaments spécifiques, mis à et s’échappent par la salive pour recommencer ce
part quelques antipaludiques produits en masse au cycle. Ce n’est qu’une hypothèse mais de tels cas de
début du grand effondrement, limite les options de manipulation ont été démontrés chez des nématodes
traitement en cas d’infection. Mes travaux personnels parasitant des insectes. En attendant d’en savoir plus, 105
ont montré que l’infestation par certains parasitoïdes j’ai donné l’ordre d’avertir toutes les communautés
poly-embryonnaires pouvait prévenir de nombreuses placées en aval de ce point de ne plus utiliser d’eau de
pathologies transmises par insectes hématophages la rivière sans l’avoir préalablement bouillie. J’espère
mais ce « traitement » reste hautement expérimental. qu’ils écouteront…
La prévention des piqûres reste le moyen le plus sûr de
limiter la propagation des maladies : l’usage de mous-
tiquaires, pièges collants et insecticides chimiques peut
réduire localement les populations d’insectes vecteurs.

Résurgence de la fièvre des tranchées — cette maladie


ancienne transmise par les poux se traduit, après
une incubation de 14-30 jours, par un syndrome
grippal brutal et des douleurs localisées aux
membres empêchant tout sommeil. L’émergence de
nouveaux foyers de cette maladie me préoccupe
grandement. À Marseille, ce sont plus de 30 % des
membres de la communauté de la Chrysalide qui
sont touchés. Je leur ai donné les conseils habituels
de la lutte anti-poux : rasage de toute pilosité, bains
fréquents, lavage des vêtements et applications de
poudres répulsives sur la peau.
ISOPODE MANGE-LANGUE côté du film Alien. Aujourd’hui, plus d’une centaine de
Observation : 10 novembre 2043 ces insectes, appartenant principalement à l’ordre des
Taille : 20 cm hyménoptères (familles des Ichneumonidae, Braconidae
Localisation : côte rocheuse, Finistère et Chalcidoidea) et à l’ordre des diptères (familles des
Tachinidae et des Sarcophagidae), ont ajouté l’homme
Nous avons dû traquer comme une bête sauvage à leur menu.
l’homme qui terrorisait le hameau de Landuec depuis
de longues semaines. Il nous a donné énormément de Deux chemins évolutifs ont mené à ce changement
fil à retordre et ses rugissements gutturaux inhumains funeste. D’un côté, certains parasites sont devenus
résonnent encore dans mes oreilles. Je pensais que simplement plus létaux. C’est le cas de la Lucilie bou-
nous avions affaire à un individu isolé ayant perdu la chère (Cochliomyia hominivorax), une mouche dont
106 raison mais il nous a menés dans sa fuite jusqu’à un les asticots étaient connus pour infester les plaies san-
repaire sur la côte où quatre autres individus aussi guinolentes du bétail et des hommes et se nourrir des
exaltés que lui se sont dispersés en hurlant à notre chairs avoisinant la plaie. Aujourd’hui, les asticots de
approche. Nous n’avons pas pu les rattraper. cette mouche ne se contentent plus d’une infestation
superficielle : ils s’enfoncent profondément dans les
Quand nous avons finalement maîtrisé notre cible chairs de la victime, la dévorant de l’intérieur et cau-
initiale, je me suis livré à un examen qui m’a révélé sant des lésions mortelles. D’un autre côté, certains
l’horreur de sa condition. L’homme n’avait plus de parasitoïdes ont simplement changé de cible. C’est le
langue : celle-ci avait été remplacée par un crustacé cas des mouches guillotines, qui étaient connues pour
vivant semblable à un cloporte ! Il m’a été impossible s’attaquer aux fourmis et dont une espèce nouvelle
de le déloger car il battait frénétiquement des pattes et s’attaque désormais à la matière grise humaine.
des mandibules à chacune de mes tentatives et restait
solidement fixé à la base de la bouche. Chez les parasitoïdes hyménoptères, le développement
larvaire ne déclenche parfois aucun symptôme externe
J’avais déjà entendu parler de tels cas de parasitisme (ou des symptômes mineurs) jusqu’à ce que les larves
buccal chez les poissons mais c’est la toute première soient prêtes à se métamorphoser. Elles vont alors
fois que je l’observe chez l’homme. Comment une telle souvent cibler un organe vital afin de tuer leur hôte
abomination a-t-elle pu se produire ? Est-ce la cause rapidement. La nymphose se déroule alors de façon
de la folie de cet homme ? Les autres qui se sont en- interne ou externe à l’hôte et les adultes émergent
fuis souffrent-ils du même mal ? Tant de questions qui ensuite pour perpétuer le cycle. Une femelle unique
restent pour l’instant sans réponse… peut pondre plusieurs centaines d’œufs dans le corps

PA R A S I T O Ï D E
d’un seul hôte humain, et ce chiffre est encore mul-
tiplié chez les parasitoïdes dits poly-embryonnaires :
ceux-ci pondent un seul œuf qui se divise de lui-même
Si les parasites se nourrissent en exploitant un hôte, dans le corps de l’hôte pour donner « naissance » à des
ils ne tuent pas directement. Les organismes qu’on dé- milliers de larves qui envahissent le système sanguin
signe sous le terme de parasitoïdes, eux, franchissent ou lymphatique de la victime. Les parasitoïdes sont
ce pas : ce sont des insectes qui se développent sur ou aujourd’hui un enjeu sanitaire majeur car peu d’armes
à l’intérieur de leur hôte et le tuent à l’issue de leur médicales existent pour lutter contre leurs infestations
développement. Jusqu’au début du xxie siècle, les pa- (extraction chirurgicale dans certains cas) et la lutte
rasitoïdes étaient connus pour s’attaquer uniquement passe surtout par la prévention des piqûres de ponte
aux arthropodes, et les seuls simili-parasitoïdes qui (protocole PAT).
prenaient l’homme pour cible étaient à chercher du
L E P R É D AT E U R
ARAIGNÉE
On connaît environ 40  000  espèces d’araignées,
qui sont toutes (sauf très rares exceptions) prédatrices.
Leurs modes de chasse varient grandement : certaines
espèces construisent des toiles collantes pour piéger
leurs proies, d’autres chassent à vue et bondissent sur
tout ce qui bouge ; d’autres encore jouent la carte du
camouflage et de l’affût. Les plus originales font même
tournoyer un fil englué qu’elles lancent sur leur proie

ACARIEN PHORÉTIQUE
comme un lasso. Toutes sont dotées de chélicères et
pratiquent la digestion externe, c’est-à-dire qu’elles
injectent des enzymes dans le corps de leur proie une
Observation : 13 août 2029 fois celle-ci maîtrisée et en aspirent les chairs dis-
Taille : 5 mm soutes. La plupart sont totalement inoffensives pour
Localisation : bâtiment en ruines, Tours l’homme mais le venin de quelques espèces et les
mœurs sociales de quelques autres peuvent représenter
Tout comme les parasitoïdes, les acariens phorétiques une menace mortelle.
étaient méconnus du grand public avant l’apocalypse,
ce qui ne les a pas empêchés de devenir un fléau ma- Les venins des araignées sont de deux types : venins
jeur aussi connu sous le nom de « poux du diable ». neurotoxiques qui agissent sur le système nerveux et
Pour moi, ils représentent l’exemple parfait d’une venins nécrotiques qui entraînent la mort des tissus
créature ayant « vaincu » l’homme sans avoir eu re- entourant le site de la morsure.
cours à des mutations extrêmes ou des adaptations
extraordinaires. Ces acariens de la taille d’une tique ne Les venins neurotoxiques les plus puissants peuvent
disposent pas de venin ni de mandibules capables de avoir une action foudroyante s’ils atteignent les mus-
percer l’épiderme humain. Ils se nourrissent de peaux cles thoraciques et cardiaques, entraînant la mort par
mortes et de sécrétions cutanées et ne posent aucun asphyxie ou l’arrêt du cœur. Ces venins peuvent aussi
danger direct pour la santé. Cependant, leur nocivité avoir des conséquences à long terme sur le système 107
naît de deux caractéristiques : 1) ils se reproduisent nerveux, ce qui peut se traduire par des douleurs spo-
extrêmement vite et 2) ils sont très difficiles à éliminer. radiques, des troubles locomoteurs, des troubles de la
perception, voire affecter les capacités intellectuelles
En effet, les acariens phorétiques ont un corps très et la mémoire.
plat, sont très mobiles et se plantent dans la peau
dès qu’ils sont dérangés. Tenter de les arracher n’est Les venins nécrotiques, quant à eux, peuvent laisser
possible qu’au prix de cruelles égratignures et cette de hideuses cicatrices et la nécrose des tissus peut,
opération devient pratiquement impossible à réaliser dans les cas les plus graves, dégénérer en septicémie
quand le nombre de ces parasites devient trop nom- et nécessiter l’amputation du membre atteint ou des
breux. Dès lors, la victime n’a plus d’autre choix que injections massives d’antibiotiques.
de supporter la présence des acariens phorétiques et la
sensation de démangeaison qui les accompagne, ce qui Le dérèglement climatique a favorisé l’introduction
est intenable sur le long terme. Privées de sommeil et à d’espèces d’araignées exotiques dangereuses en
bout de nerfs, les victimes infestées sombrent fréquem- Europe : parmi elles la recluse brune Laxosceles
ment dans l’apathie et la prostration, allant jusqu’à se reclusa, au venin nécrotique, qui adore les environ-
laisser mourir. Les membres de la bande de surviva- nements urbains et chasse dans l’ombre, et Atrax
listes que j’ai sous les yeux sont dans ce cas. Ces gens robustus, la mygale la plus dangereuse et la plus
avaient des noms, des idées, des rêves… Aujourd’hui ils agressive au monde, au venin neurotoxique. Parmi
ne sont plus que des ombres vivantes vaincues par les les espèces locales devenues dangereuses au cours de
poux du diable. Pour l’homme, cette créature incarne leur évolution récente, citons l’araignée-loup Lycosa
un funeste paradoxe : celui d’un monstre sans armes tarantula au venin nécrotique, très présente dans
et pourtant impossible à terrasser. les prairies du sud, et le thomise enflé Thomisus
onustis qui se camoufle dans les fleurs et dont la mor-
sure provoque une paralysie temporaire du membre
attaqué.

Certaines araignées, notamment dans la famille des


Theridiidae, ont développé des mœurs sociales et
confectionnent d’immenses toiles pouvant héber-
ger des milliers d’individus, ce qui leur permet de
piéger des proies plus imposantes. Cette curiosité
écologique a pris un tour funeste ces deux dernières
S C O R P I O N J A U N E O C C I TA N
Observation : 12 juin 2039
Taille : 15-30 cm
Localisation : ancien mas agricole, Provence
décennies, car ces araignées ont augmenté en taille
et en agressivité et leurs toiles peuvent désormais J’ai passé la nuit au mas pour tenter de comprendre.
immobiliser un être humain, voire un véhicule. Des L’endroit a été littéralement envahi par les scorpions,
pans de forêts entiers peuvent être couverts de ces j’en ai comptés des centaines et il pourrait y en avoir
pièges mortels, notamment dans les forêts de feuillus beaucoup plus dans les murs. Une telle densité est
des zones tempérées. exceptionnelle chez un animal réputé pour ses mœurs
solitaires. Je tire de ma nuit d’observations les conclu-
Les araignées peuvent également être utiles à l’homme : sions suivantes :
le fil de certaines araignées orbitèles, qui tissent des
toiles circulaires, est extrêmement résistant et peut 1) Ces scorpions ne semblent pas agir de façon coor-
être récolté et exploité comme du tissu. Ces mêmes donnée et je n’ai vu aucun signe d’organisation sociale.
araignées orbitèles, qui comprennent les épeires et
les argiopes, peuvent rendre de précieux services aux 2) Ils sont très agressifs quand ils chassent, sans doute
communautés en éliminant de nombreux insectes vo- à cause de l’intense compétition pour les proies, et
108 lants nuisibles. attaquent tout organisme passant à portée, quelle que
soit sa taille. Ma combinaison renforcée a dû essuyer
une centaine de piqûres tout au long de la nuit. Quand
on sait qu’une seule est capable de tuer un bœuf…

3) Ils semblent avoir perdu toute agressivité vis-à-vis


Morsure de la veuve noire Latrodectus tredecinguttatus de leurs congénères. Pour un animal connu pour son
penchant pour le cannibalisme, c’est très surprenant.
Je pense que c’est cette perte d’agressivité interne
• 0-10 min : Morsure discrète, certains sujets ne (mutation ?) qui est à l’origine de cette agrégation
semblent pas la sentir. spectaculaire.
• 10-60 min : Premiers symptômes : gonflement des Au petit matin, les scorpions sont rentrés dans leurs
ganglions, fatigue. cachettes et tout est redevenu calme. Je n’ose imaginer
• 60-120 min : Symptômes sévères : pics de le sort d’un groupe qui prendrait cet endroit paisible
durant le jour pour un refuge sûr…
douleurs, crampes et convulsions incontrôlables,
hypersensibilité cutanée, transpiration abondante.
Hypertension, arythmie cardiaque, respiration
saccadée. Tuméfaction du visage chez certains sujets.
• Au-delà de 2 h : La plupart des sujets ne peuvent
plus se tenir debout et s’agitent comme des pantins
désarticulés sur le sol.
• Au-delà de 20 h : Les symptômes commencent à
s’atténuer.

Bilan : 4 morts sur 12 sujets. Songer à renouveler


l’expérience avec des sujets capables de langage pour une
description plus précise des symptômes.
Stratégies à adopter en cas de morsure ou de piqûre

Mithridatisation =
par un organisme doté d’un venin neurotoxique

ingérer des doses


• Aspirer le venin : inefficace.
• Inciser la plaie : inefficace ET douloureux.
• Poser un garrot : contre-productif et dangereux. croissantes d’un n
• Poser de la glace : inutile. produit toxique afi ent
• Se tenir allongé et immobile : ralentit l’action du d’acquérir supposémà-
venin mais ne résout rien. une résistance vis-
• Prier sa bonne étoile/Gaïa : faillible. vis de celui-ci.

S C O LO P E N D R E G É A N T E
DES VILLES ou au crépuscule dans les paysages de garrigue, aux
heures où les cicindèles sont les moins actives. Il suf-
Observation : 2 septembre 2033 fit d’une mauvaise rencontre et de quelques attaques
Taille : 3 m (estimation) mal placées pour laisser un homme sur le carreau.
Localisation : immeuble abandonné, Nanterre Toutefois, se déplacer la nuit comporte aussi des
risques, car les cousins des cicindèles, les carabes,
Quand nous avons fouillé les possessions des deux sont nocturnes et se repèrent grâce à leur odorat. Il
types qui ont eu l’idée stupide de croiser le chemin de faut parfois savoir choisir entre la peste et le choléra…

ANAX EMPEREUR
mon escouade, nous avons trouvé une belle brochette
de têtes de scolopendres géantes contenues dans des
jarres artisanales. Pas de doute, ces deux types sont
des chasseurs de poisons et la moisson de glandes à Observation : 17 juillet 2043
venin qu’ils viennent de récolter vaut son pesant d’or. Taille : 65 cm
Je ne suis pas surpris qu’ils aient trouvé autant de ces Localisation : marais, Sologne
calamités dans les environs car l’habitat s’y prête : un
environnement chaud et humide, des bâtiments en La cuisse de l’homme que j’examine porte un affreux
béton abandonnés… Leur terrain de chasse préféré. hématome violacé bordé par deux larges coupures.
Ce qui m’étonne plus, c’est la taille d’une des têtes qui « Un coup de marteau ! » me répète-t-il à l’envie, « C’est
semble appartenir à un spécimen beaucoup plus gros comme si j’avais reçu un coup de marteau. Ma jambe
que les autres. En tentant d’estimer sa taille, j’arrive s’est tétanisée sous le choc et je me suis mis à couler. 109
au chiffre (absurde ?) de trois mètres. Si vous n’étiez pas passé dans le coin… » Je lui prodigue
un léger calmant. Il s’en sortira, la plaie est belle et
J’aimerais interroger les deux hommes sur ce spé- l’os n’est pas touché. Une chance.
cimen mais ils parlent un sabir qui m’est inconnu.
Finalement, le major les laisse repartir avec la moitié Nombreux sont ceux qui sous-estiment le danger
de leur marchandise. Il connaît les risques de ce genre de la vermine aquatique, en particulier les larves de
de chasse et reconnaît la bravoure des deux hommes. libellules qui sont de redoutables prédateurs. Leurs
Au fond (tout au fond), c’est un tendre. J’ai gardé pièces buccales forment un « masque » muni de cro-
la tête démesurée comme un horrible trophée. Avec chets qu’elles projettent en une fraction de seconde
toutes ces glandes à venin, j’ai largement de quoi lan- pour happer toute proie nageant à leur portée. Un
cer un petit programme de mithridatisation pour toute grand spécimen comme celui qui a attaqué mon blessé
l’escouade. J’en connais qui vont gueuler… peut facilement entraîner la noyade d’un homme en

C I C I N D È L E R O U G E OYA N T E
quelques coups bien placés. Je donne toujours le même
conseil en cas d’attaque par une larve de libellule
ou un autre prédateur aquatique : ne pas chercher à
Observation : 15 août 2031 combattre. Les insectes aquatiques sont de formidables
Taille : 40 cm nageurs, difficiles à cibler. Au contraire, il faut cher-
Localisation : prairie sèche, environs de Narbonne cher à sortir de l’eau le plus rapidement possible et
désinfecter les blessures.
Je suis formel, mes analyses ne mentent pas : il y a bien
un agent anticoagulant dans la salive de la cicindèle Avant de quitter l’homme qui semble déjà bien se
rougeoyante. Cela explique le saignement intarissable remettre de ses émotions, je lui donne un dernier truc
des blessures causées par les mandibules acérées de que nous appliquions parfois du temps où je faisais en-
ce coléoptère. Quelle plaie ! Ce n’est pourtant pas un core partie de l’escouade du major : verser de l’essence
très gros insecte, enfin disons qu’il ne dévie pas des dans l’eau peut avoir un effet dissuasif temporaire
standards actuels. Mais il est d’une telle vélocité et
d’une telle agressivité… Aucun mouvement n’échappe
à ses yeux hyper-développés et il attaque tout ce qui
bouge lors des heures les plus chaudes de la journée.

La cicindèle rougeoyante est l’une des raisons pour


lesquelles j’incite mon escouade à se déplacer à l’aube
V I P È R E A R B O R I CO L E D O R É E Les asilidés sont heureusement inoffensifs pour
Observation : 1 juillet 2025 l’homme car ils ne s’attaquent qu’à des proies vo-
Taille : environ 60 cm de long lantes : taons, guêpes, libellules, petits oiseaux… Ils
Localisation : forêt de feuillus, Fontainebleau les attrapent en plein vol et les perforent à l’aide de
leur trompe modifiée aussi effilée qu’un poignard. Un
L’enfant s’approchait du serpent en grimpant le véritable insecte-rapace ! En engageant la conversation
long de la branche et je ne pouvais rien faire : si je avec l’homme, il me révéla que les asilidés étaient
criais pour l’avertir, je risquais de le brusquer et de d’excellents prédateurs des taons et hippobosques qui
lui faire perdre l’équilibre ou de déclencher l’attaque rôdent toujours autour de ses moutons. Il ne les avait
du serpent. Je reconnaissais cette espèce : une vipère pas dressés mais les perchoirs étaient rares dans le
arboricole dorée, espèce exotique récemment intro- coin et ils s’étaient petit à petit habitués à sa présence.
duite sous nos latitudes, spécialisée dans la prédation Quand je lui ai demandé quel était l’intérêt d’avoir
d’oiseaux et au venin à l’action foudroyante. L’enfant noué cette relation homme-insecte alors que bricoler
s’est approché, approché… Puis a caressé la tête du un perchoir de bois aurait suffi, il m’a répondu qu’il
serpent et est reparti sans bruit dans l’entrelacement aimait simplement observer leurs joutes aériennes
des hautes branches. J’ai un moment cru que j’avais et, avec un clin d’œil, que « ça épatait les filles ». Je

LA RUCHE
été victime d’une hallucination tant il m’est impossible crois que je n’avais pas ri aussi franchement depuis
de donner un sens à ce que j’ai vu. longtemps.

A S I L E F R E LO N À
PAT T E S N O I R E S
Observation : 30 mai 2041 INSECTES SOCIAUX
Taille : 60 cm
Localisation : plateau d’herbes rases, Larzac On trouve de nombreux exemples de sociabilité chez
les insectes. Les plus simples des comportements dits
Je n’oublierai pas de sitôt ce spectacle. Alors que j’al- sociaux sont des rassemblements d’individus d’une
lais atteindre la bergerie repérée sur un plan pour espèce dans un but commun (nécrophores agissant en
passer la nuit à l’abri, j’ai aperçu la silhouette d’un groupe pour dépecer une proie, coccinelles formant
homme se découpant dans le paysage. Il avait un bras des groupes pour passer l’hiver…) et on trouve de très
110 tendu devant lui, comme s’il tenait une torche invisible. nombreux exemples de ce type de collaboration. Les
Intrigué, j’allais l’interpeller quand un énorme insecte plus complexes sont à chercher du côté des insectes
volant me frôla en vrombissant. La peur a laissé place dits eusociaux. Pour qu’un insecte soit considéré eu-
à la stupéfaction quand l’insecte alla directement se social, il doit répondre aux trois conditions suivantes :
poser sur le bras tendu de l’homme. Je n’en revenais 1) plusieurs générations doivent coexister au sein du
pas : j’avais devant moi un maître fauconnier du temps groupe, 2) les individus coopèrent pour la survie du
jadis… Mais avec un insecte ! En m’approchant, je vis groupe, et 3) il existe des « castes » d’individus ayant
que l’insecte en question était une mouche prédatrice des tâches spécifiques au sein du groupe.
de la famille des asilidés, l’asile frelon à pattes noires.
Les insectes eusociaux se trouvent chez les hyménop-
tères (fourmis, abeilles, guêpes, frelons), les isoptères
(termites) et dans quelques rares cas chez les hé-
miptères (pucerons sociaux), thysanoptères (thrips),
et coléoptères (scolytes). Les insectes eusociaux ont
toujours fasciné l’homme et nombreux sont ceux qui,
Au même titre que la faune, bien connaître la flore est aujourd’hui encore, veulent bâtir de nouvelles socié-
un atout indispensable pour survivre dans le monde tés en prenant ces insectes en exemple. Cependant,
une erreur communément commise est de penser
de 2047. Les plantes ont connu une évolution moins que les rois et reines des ruches, termitières et autres
spectaculaire que la vermine depuis le début du siècle fourmilières en sont les « chefs » alors qu’ils ne sont
qu’un organe reproducteur n’ayant aucun pouvoir dé-
mais, à l’instar des parasites tropicaux, le dérèglement cisionnel sur l’ensemble de la colonie. Une colonie
climatique a favorisé l’arrivée en Europe de nombreuses eusociale n’a pas de « cerveau » à proprement par-
ler et les décisions affectant toute la colonie sont
plantes adaptées aux climats chauds. Il importe de prises collectivement. De quoi remettre à leur place
bien connaître trois types de plantes : celles qui sont les apprentis monarques qui voudraient régner d’une
comestibles, celles qui sont toxiques, et celles qui ont main de fer sur leur « ruche humaine »…

un intérêt pour la survie et pour le combat contre la


vermine.

[Je reprends ici les notes de Père ; j’espère que ma


retranscription est fidèle à ce qu’il aurait écrit s’il
avait pu finir son ouvrage.]
L’expérience de Fabre l’apiculteur
consistait à faire ingérer de
grandes quantités de gelée royale
aux nourrissons de sa famille
afin de leur faire bénéfi cier
des bienf aits multi ples de
cette nourriture très spéciale.
Personnellement je me méfierais
des effets secondaires inconnus
que la gelée royal e à haute
dose pourrait avoir sur le plan
développemental. Toujours est-il
qu’on n’a plus de nouvelles de
Fabre, ni de sa famille, depuis
au moins dix ans.

LES CHEMINS DU MIEL GRANDE SAUTERELLE VERTE


Observation : 20 juillet 2035 Observation : 19 septembre 2037
Taille : 1-20 cm Taille : 25 cm
Localisation : ancien zoo, Montpellier Localisation : domaine viticole, Gard

Dans le cadre d’une grande exposition sur le thème Les habitants du château Puech-Haut dans le Gard
« Les chemins du miel », le zoo de Montpellier avait sont parvenus à développer et entretenir une rela-
importé un grand nombre d’espèces d’abeilles exo- tion symbiotique avec les sauterelles. Ces insectes
tiques. C’était juste avant le grand effondrement et prédateurs, en particulier la grande sauterelle verte
ces espèces se sont échappées lors de l’abandon pré- Tettigonia viridissima, les débarrassent d’un grand
cipité du zoo. Je suis aujourd’hui impressionné par le nombre d’insectes ravageurs qui s’attaquent à leurs
nombre d’espèces qui sont parvenues à s’établir dans légumes et leurs vignes (le vin produit par le domaine
leur nouvel environnement. Et comme, à ma grande est, soit dit en passant, excellent). En contrepartie,
joie, j’ai trouvé de la documentation dans les ruines les habitants du château aménagent et entretiennent
du zoo, j’ai appris les préférences de chaque espèce soigneusement quelques sites sableux où les sauterelles
et suis parvenu à mener l’escouade jusqu’à quelques adorent pondre. Le château serait un endroit où il fait 111
ruches gorgées de miel. Un délice rare ! bon vivre si, hélas, le patriarche du château n’avait
pas perdu la raison. Il est persuadé d’être capable
de comprendre le chant des sauterelles et se fait un
devoir de suivre leurs instructions à la lettre. Et quand
ces chants lui ordonnent de sacrifier tous les visiteurs
du château et de répandre leur sang sur les vignes…
Muraenidae
STREPSIPTÈRE
Les murènes se sont démultipliées le long du littoral.
À cause de leurs larves transparentes qui seraient
Observation : 3 avril 2045 beaucoup plus résistantes ou de leurs prédateurs qui
Taille : 8 cm
Localisation : ancien supermarché, Indre se seraient éloignés plus loin en haute mer ? Difficile
à dire. En tout cas, elles sont devenues plus intelli-
Il y avait à l’origine deux projets « nouveau monde » gentes. Elles chassent en meute maintenant. Mais ce
qui visaient à créer de nouveaux modèles de commu-
nautés et permettre à l’homme de prospérer : celui que n’est pas leur seule évolution. Elle peuvent emettre des
j’ai supervisé et qui visait à renforcer la résistance aux sons (une sorte de couinement de chien, un peu comme
pathogènes via l’utilisation judicieuse de parasitoïdes les piranhas qui aboient) et leur seconde mâchoire,
« spéciaux » et celui de Michel Cernier, qui voulait uti- logée dans leur pharynx, s’est développée et a gagné
liser les effets des strepsiptères pour renforcer les liens
entre les membres d’une communauté. Mon projet a en mobilité.
échoué et, d’après ce que j’ai pu observer aujourd’hui, Je les ai vues faire : lorsque la nuit tombe, elles
celui de Michel est sur une bien mauvaise voie. essayent d’attirer leur victime en couinant près des
Les strepsiptères sont des insectes parasites qui se
récifs. Si une proie s’approche, elles lancent leurs
fixent sur l’abdomen des hyménoptères et y passent mâchoires pharyngiennes comme une sorte de har-
l’essentiel de leur vie. Ils sont connus pour manipuler pon. Tout le reste de leur corps est ensuite projeté en
le comportement de leurs hôtes de façon complexe et avant vers leur proie et leur mâchoire principale se
Michel s’est aperçu que les guêpes parasitées restaient
souvent ensemble et formaient des « proto-colonies » vi- referme. Si la proie bascule dans l’eau, c’est terminé,
vant en dehors des nids. Ayant découvert une espèce de les autres s’en donnent à cœur joie. Bref, éviter les
strepsiptère pouvant s’attacher à l’homme, il a infesté littoraux la nuit.
des volontaires pour observer les effets de l’infestation
sur leur psychologie et leurs liens sociaux. Bilan des
courses : les parasites ont renforcé l’empathie entre les
membres du groupe mais, en contrepartie, ils les ont
aussi rendus apathiques. Ils se contentent de rester en
groupe sans motivation ni passion. Et le pire, c’est que
112 l’ablation chirurgicale des parasites n’y a rien changé.

On ne connaît pas grand-chose de la vie


dans la
communauté des Mycophiles du bassin d’Ar
tois, sinon
qu’ils passent dix mois de l’année sous des proportions dé
terre, dans un mesurées : on parl
personnes, de bacc e de milliers de
réseau de galeries interconnectées sous les hanales œcuméniq
terrils de la ues où les champi
région, à cultiver des champignons qui form hallucinogènes pa gnons
ent la base ssent de main en
vieux pour faire le m ain… Je suis trop
de leur régime alimentaire. Un remarquable voyage moi-même,
exemple de croire que ces « m mais j’ai envie de
biomimétisme — sans doute involontaire yco-noces » sont
— des fourmis un événement fédér
coupeuses de feuilles du genre Acromyrmex pour la région, un ateur
, elles aussi e trêve générale où
divergences idéolo les conflits et
passées maîtresses dans l’art de cultiver giques sont oublié
différents types de s.
mycéliums pour nourrir leurs colonies.
Rien ne filtre sur
leurs mœurs et leur organisation souterra Par contre, et c’es
ine est auréolée de t plus inquiétant
échantillons du ch , j’ai pu me procur
mystère. Pourtant, ils jouissent d’une noto ampignon que cons er des
riété qui dépasse et me suis livré à omme la commun
les — anciennes — frontières pour l’im leur analyse chim auté
mense fête qu’ils ique. Ils contienn
organisent chaque année lors du solstice une forte concentr ent
d’hiver. ation de phénobar
connue pour ses pr bital, une substanc
opriétés sédatives e
son pouvoir addi m ai s ég al em ent pour
Profitant de la période de l’année la moi ctif. Je n’ose imag
ns favorable à la long terme de la co iner les conséquenc
vermine, ils sortent de terre et lancent des nsommation de ce es à
réjouissances système nerveux d’ s champignons su
où toutes les communautés sont les bien un être humain no r le
venues. À l’origine, rmalement consti
la fête était confidentielle mais elle atteint tué…
aujourd’hui
Le grand chêne de la forêt de Fontainebleau
accueille les offrandes des voyageurs de
passage depuis des années. Flèches, fleurs
séchées, petits animaux empaillés, babioles
et bijoux ornementaux. J’y ai même vu des
vestiges électroniques : smartphones, appareils
photo, ordinateurs portables… À croire que
la superstition qu’inspire ce géant multi-
centenaire est universelle.

L E S O L I TA I R E 113
S CO L I E À F R O N T JAU N E
Observation : 20 juin 2041
Taille : 45 cm
Localisation : maquis Corse

J’ai accompagné le groupe Alvéole pour une mission


en Corse. Leur objectif était de trouver des spécimens
d’un insecte assez rare et discret : la scolie à front jaune.
La scolie est un hyménoptère ressemblant à une guêpe
avec sa coloration jaune et noire. Elle a pourtant un
mode de vie très différent : la femelle pond ses œufs sur
des larves de scarabées qu’elle paralyse puis que les
larves dévorent. Elle n’est pas agressive envers l’homme
et ne pique que rarement. Nous sommes à la bonne
période de l’année pour l’observer et bien vite des
hommes du groupe en ont repéré quelques spécimens
de taille modeste. Je leur dis de ne pas les capturer
pour le moment et de se contenter de les suivre : chez
cette espèce le mâle émerge avant la femelle et attend
patiemment qu’elle daigne se montrer pour l’accouple-
ment. Bien vite, un attroupement de mâles se crée : une
femelle, trois fois plus grosse que les mâles, apparaît et
est aussitôt assaillie par des dizaines de prétendants. Je
donne le signal et les membres du groupe ont vite fait
de les capturer. En répétant ce procédé, nous sommes
parvenus à en collecter plus d’une centaine en quelques
jours. Le groupe Alvéole est aux anges : l’hémolymphe
de ces insectes neutralise les effets de nombreuses
neurotoxines, et les insectes capturés vont servir à la
confection de nombreuses doses d’antivenin.
VA R A N D E KO M O D O
Observation : 6 mars 2032
Taille : 3 m
Localisation : décharge, banlieue lyonnaise
Le vieux caporal de l’escouade surnommé
« Perpète » a perdu la raison et erre dans
Nous avions commencé l’exploration d’une décharge,
vêtus de nos combinaisons anti-insectes, quand un l’arrière-pays. Rongé par les fièvres, les
énorme animal quadrupède s’est rué sur nous et nous
a renversés comme un jeu de quilles. Quelle puissance ! insomnies, l’alternance épuisante des
Le major a ordonné la retraite immédiate mais le mal
était fait : l’un des nôtres avait été salement mordu et dysenteries et des constipations, il sème
il montrait les premiers symptômes d’une envenima- ses dents dans les criques. On l’entend
tion. Je suis presque sûr qu’il s’agissait d’un varan de
Komodo. C’est la première fois que je vois une telle parfois vociférer dans le lointain qu’il
bête. Échappée d’un zoo ? En tout cas, le rire que nous
avons entendu émaner du fin fond de la décharge alors est « l’élu du lucane » et qu’un scarabée
que nous battions en retraite était, lui, bien humain.
Je veux le croire. gigantesque viendra bientôt tous nous
châtier. Le major dit qu’il faudra bien
114 qu’un jour un de nous se dévoue pour
aller abréger ses souffrances. Un jour…
pas trouv
de cette laé le nom
les notes rve dans
?????
de Père.
Observation : 18 avril 2040
Taille : 20 cm
Localisation : citadelle Vauban, Lille

J’ai une décision capitale à prendre aujourd’hui. Nous


avons finalement capturé Nikola, la cheffe d’une bande
de mercenaires venus des Pays-Bas qui a mis la région
à feu et à sang. Ce n’est qu’au prix d’une alliance avec
nos vieux ennemis de la garde poussière que nous
sommes parvenus à l’acculer et la maîtriser. Nikola
est un spécimen physique comme j’en ai rarement vu :
d’une stature et d’une musculature impressionnantes,
elle dégage une aura de puissance et de danger qui
commande à mon instinct de survie de ne l’appro-

Z YG È N E M YC O P H A G E
cher sous aucun prétexte. J’ai pourtant bien dû m’y
résoudre quand le major m’a demandé de l’examiner.
Nous l’avons entravée comme nous l’aurions fait d’un
Observation : 24 décembre 2042 taureau d’une tonne et j’ai alors fait une découverte
Taille : 2 cm ahurissante : son torse était barré d’une grande ci-
Localisation : ancien vignoble, pays de Loire catrice sous laquelle était visible une larve d’insecte
d’une espèce inconnue. Nul doute qu’il s’agit là d’un
Jusqu’au début du siècle, ce petit papillon rouge et parasitoïde et je mettrais ma main à couper qu’il est
noir n’était qu’une espèce discrète parmi tant d’autres, responsable de la musculature anormale de Nikola.
connue seulement des naturalistes les plus chevron- De nombreux parasitoïdes manipulent leur hôte et
nés. Aujourd’hui elle fait partie des biens les plus mon hypothèse est que celui-ci favorise la production
recherchés par les communautés de tous bords. La d’hormones comme la testostérone et l’adrénaline pour
raison ? On s’est aperçus que sa chenille contenait augmenter les chances de survie de l’hôte pendant que
une substance psychotrope. Il faut dire aussi que cette la larve se développe. Le résultat est inouï.
chenille se développe sur des champignons vénéneux.
Le « cocktail zygène » consiste à laisser macérer une Comme je le disais, j’ai un choix très important à faire 115
chenille dans une bouteille d’alcool quelconque pen- car le major, après avoir entendu mon rapport et mes
dant au moins deux semaines pour obtenir une sorte hypothèses, m’a demandé d’extraire la larve du corps
de mezcal hautement hallucinogène. En ce soir de fête, de Nikola pour la lui greffer. Je crains que cette opé-
la famille du vignoble en a sorti plusieurs flacons ainsi ration ne lui ôte toute l’humanité qu’il lui reste, mais
que de vieilles bouteilles de vin miraculeusement pré- je sais aussi qu’il est inutile de dire non au major. J’ai
servées dans leur caveau. Cent fois on m’a repassé la donc deux options : obéir et risquer de voir l’escouade
bouteille et cent fois j’ai raconté mes histoires. Heureux devenir le jouet d’un monstre ou fuir pour commencer
comme des papes, nous avons levé nos verres à la vie une nouvelle voie. En écrivant ces lignes, je me rends
et à la santé de la zygène mycophage.  compte que mon choix est déjà fait.

Le scarabée bombardier dispose d’un Mantispe est un prêcheur solitaire, un


moyen de défense aussi unique qu’ef- nouveau Diogène qui arpente les routes en
ficace : propulser un nuage chaud et dispensant ses enseignements philosophiques
toxique par l’extrémité de son ab- à qui veut l’entendre, en prenant comme
domen sur d’éventuels assaillants. exemple à suivre l’insecte dont il a pris le
Avant l’apocalypse, les effets de ce nom, la mantispe. Chez cet insecte, croise-
« cocktail Molotov » étaient négli- ment improbable entre la guêpe et la mante
geables pour l’être humain. Tout au religieuse, la larve pond des milliers d’œufs
plus une légère sensation de chaleur dans la nature et les jeunes larves, très
et d’irritation. Aujourd’hui, la mobiles, parasitent les cocons d’œufs que
composition de ce cocktail Molotov les araignées-loups (lycoses) transportent.
a évolué et est devenue un véri- La probabilité qu’une larve trouve un co-
table vitriol qui dissout la peau con à parasiter est extrêmement faible et
et la chair au moindre contact. la survie de cette espèce ne tient qu’en sa
Encore heureux que les bombardiers détermination : les larves courent, courent,
conservent leur petite taille… courent… et une d’entre elles finit, par le
plus grand des hasards, par réussir. Notre
philosophe prône pour l’homme une existence
où le doute doit être éliminé  : quelle que
soit la voie que nous choisissons, nous de-
vons nous y investir totalement pour avoir
la moindre chance de survie, de réussite et
de bonheur.
[Note de Père sur la consommation des champignons.] contourner les toxines des champignons (stratégies
qui sont les mêmes que celles que les insectes
« (…) On comprend donc que la consommation de utilisent pour contourner les défenses des plantes) :
champignons n’est pas sans risque. Mon conseil 1) la détoxification, c’est-à-dire que leurs enzymes
pour les communautés n’ayant pas de connaissances sont capables de dégrader les toxines et les rendre
poussées en mycologie est de ne pas consommer les inoffensives et 2) la séquestration, ou, autrement dit,
champignons douteux qui poussent sur leurs terres le stockage des toxines dans des organes spécialisés.
mais de consommer ceux qui les consomment. Il Les premiers sont consommables sans crainte par
existe en effet de nombreux insectes qui pratiquent l’homme, les seconds doivent être évités comme la
la mycophagie, certains de façon exclusive, et ces peste. »
insectes ont développé deux stratégies principales pour

L E S Y M B I OT E CIGALE PLÉBÉIENNE
Observation : 2 août 2032

CYNIPS DU CHÊNE
Taille : 5-10 cm
Localisation : pinède, Roussillon

Observation : 16 mars 2044 Le major n’avait absolument aucune confiance en mon


Taille : 5 mm plan pour prendre nos ennemis à revers mais il n’a
Localisation : ancienne réserve de chasse, Allier eu d’autre choix que de constater son efficacité. Nous
avons commencé par les attirer dans une pinède de
Je suis heureux de constater les progrès accomplis ma connaissance en feignant une retraite désordon-
par la communauté du Chêne Vert. Il y a deux ans née. Puis, alors qu’ils pénétraient à la hâte dans la
encore leur production de galles comestibles était ins- pinède, nous avons donné de forts coups de pied et
table et ne suffisait pas à subvenir aux besoins de la de crosse sur les troncs des arbres. Ce que nos enne-
communauté. Aujourd’hui tout a changé et Quercus, mis ignoraient c’est que cette pinède hébergeait une
le chef de la communauté, était fier de me détailler population dense de cigales plébéiennes et que cette
leur ingénieux système de production. Des guêpes population avait un mécanisme de défense tout à fait
minuscules appelées cynips du chêne sont placées sur particulier. En réponse à nos coups sur les arbres,
des branches de chêne entourées d’une fine mousti- les cigales se sont mises à striduler avec force un
116 quaire pendant 48 heures. Ce temps est suffisant pour « chant d’alarme ». Ce chant a créé une réaction en
que les guêpes pondent sur les feuilles, provoquant la chaîne et d’autres espèces (de cigales mais également
croissance de galles globuleuses impressionnantes à de sauterelles et criquets) se sont jointes au chœur,
l’intérieur desquelles les larves se développent. Quand provoquant une véritable avalanche sonore. Ce bruit
les galles ont cessé de croître elles sont récoltées et est devenu complètement assourdissant et a totalement
ouvertes, et la larve présente dans chaque galle tuée. désorienté nos ennemis. Nous n’avons alors eu aucun
Les galles sont très nutritives et peuvent être cuisinées, mal à les encercler et les maîtriser. Bien sûr, nous
consommées ou conservées de différentes façons. nous étions équipés de boules Quies avant d’entrer
dans la pinède…
Une partie des galles n’est pas récoltée pour produire
la génération suivante de guêpes. En contrepartie des
services rendus, les hommes protègent les cynips de
leurs ennemis naturels (de nombreux parasitoïdes
pondent dans les larves de cynips) en laissant les
moustiquaires autour des galles en développement.
Une belle association et un cas original de « domesti-
cation agricole » d’un insecte.

La communauté arboricole de la forêt


d’Orléans va devoir être évacuée de toute
urgence : les scolytes (coléoptères xylophages)
que j’ai récemment découverts dans la forêt
sont porteurs d’un champignon qui provoque
le pourrissement du bois. Le champignon
facilite l’attaque du scolyte et le scolyte
favorise la dispersion du champignon : d’ici
quelques semaines, les arbres sur lesquels
leurs maisons sont bâties s’effondreront.
MIMOSA BRÛLANT VIORNE SUCRIÈRE
Observation : 20 juillet 2030 Observation : 11 novembre 2037
Taille : 3 m Taille : 1,5 m
Localisation : sous-bois, Var Localisation : parc ornemental, Angers

L’observation de ce mimosa brûlant me rappelle que Mes pires craintes sont en train de se confirmer à
si la vermine a évolué ces dix dernières années, les propos de la viorne sucrière, et l’expérience commen-
plantes ne sont pas en reste. Je tapote délicatement cée dès 2025 par le botaniste Michel Adir prend une
une branche de l’arbre et cela ne manque pas : immé- tournure des plus malsaines. Il avait très tôt remarqué
diatement des dizaines de fourmis émergent toutes que cette plante buissonnante produisait une subs-
mandibules dehors, prêtes à déchiqueter toute proie ou tance sucrée par des structures spécialisées appelées
intrus passant à portée. Au bout de quelques minutes nectaires extrafloraux. Ces nectaires, situés à la base
d’agitation, le calme revient et les fourmis rentrent des feuilles, ont pour rôle d’attirer les fourmis afin
dans leur cachette. On appelait jadis cet arbre « mimo- qu’elles débarrassent la plante des insectes herbivores.
sa d’hiver », mais il a été renommé « mimosa brûlant » Michel a eu l’idée de cultiver des pieds de cette plante
depuis qu’il est devenu myrmécophyte, c’est-à-dire qui produisaient une grande quantité de nectaires et
qu’il entretient une relation symbiotique avec les four- d’en récolter directement le sucre.
mis. Les branches de l’arbre sont devenues creuses, ce
qui fournit aux fourmis des lieux sûrs où établir leurs Hélas ! Si l’idée était bonne, le sucre de la viorne
colonies. En contrepartie, les fourmis débarrassent cachait une arme secrète : un haut pouvoir addictif.
l’arbre des herbivores qui pourraient l’agresser. Voilà Cette propriété est certainement apparue au fil de
un arbre contre lequel il ne fait pas bon se reposer ! l’évolution afin de « fidéliser » les fourmis dans leur
rôle de gardes du corps. Nul ne s’en est rendu compte
avant qu’il ne soit trop tard et un grand nombre de
« junkies » gravitent aujourd’hui autour du parc où les
viornes sont cultivées. Michel Adir, devenu lui-même
accro, a lancé un appel de détresse pour demander
une aide extérieure. Il ne me reste plus qu’à convaincre
le major de me laisser partir en mission humanitaire…
117

Plantes comestibles : plantes Plantes sauvages comestibles Baies comestibles : mûrier (ronce),
cultivées souvent très attaquées par à connaître : groupe des alliacées églantier, prunellier, pistachier,
la vermine – rendement des cultures (ail, oignon et poireau sauvages) ; cornouiller, jujubier, arbousier.
traditionnelles (blé, maïs, soja, colza) groupe astéracées (pissenlit, laitue Baies toxiques : fusain, troène,
très aléatoire pour cette raison. vivace, roquette, herbe rousse, camélée, morelle noire, chèvrefeuille,
Variétés anciennes souvent plus salsifis austral, chicorée sauvage) ; belladone fruit de la stramoine
résistantes. groupe des crucifères (alliaire, (hallucinogène).
moutarde, radis, cresson) ; groupe des
Principaux groupes d’insectes aromatiques (thym, serpolet, menthe Fruits cultivés : problèmes de
ravageurs des cultures : criquets sauvage, lavande) ; autres (coquelicot, ravageurs similaires aux céréales
et hannetons (essaims saisonniers, luzerne sauvage, trèfle, fenouil). cultivées. Cependant, quelques
milliards d’individus), doryphores, communautés parviennent encore à
charançons, pucerons, cochenilles. Important : éviter la carotte sauvage, exploiter vignes, vergers, oliveraies et
trop proche de la grande ciguë, très figuiers à petite échelle.
toxique. Également valable pour le
laurier-sauce (comestible) et le laurier-
rose (toxique).
118
CAS DE GIGANTISME
CHEZ LA VERMINE
LYC O S E R E I N E
[Le dossier de Père qui porte ce titre contient un Les prêtres ont enfin localisé le nid de la lycose reine et
ensemble de notes hétéroclites. Toutes n’ont pas été la cérémonie a pu avoir lieu. Ils ont déposé l’offrande
écrites par lui et ses annotations personnelles y sont sacrée sur un lit de soie à l’entrée du nid. Après des
visibles. Je recopie ici les plus intéressantes.] heures de prières, l’araignée — magnifique, solen-

Æ S C H N E C O LO S S A L E
nelle — nous a fait l’honneur d’apparaître et, dans sa
grande sagesse, a accepté l’offrande. L’enfant ligoté
n’a pas émis un bruit alors que la lycose reine l’a
Il semblerait que cette libellule ait évolué pour passer entraîné vers les profondeurs du nid. Sans doute a-t-il
l’intégralité de son cycle de vie en milieu aquatique : finalement compris le grand honneur qui lui était fait
les adultes, dépourvus d’ailes, vivent et se reproduisent de sustenter une reine.

MAGICIENNE DENTELÉE
dans l’eau. Ce cycle de vie simplifié a favorisé le gi-
gantisme de l’espèce. En effet, si la taille des insectes
aériens atteint sa limite fonctionnelle aux environs
des 50 cm, les insectes aquatiques peuvent en théorie La plus terrifiante des sauterelles, à l’exosquelette
atteindre des tailles beaucoup plus importantes. Dans hérissé d’épines. J’ai vu des spécimens atteignant les
le cas de l’æschne gigantesque, on parle de spécimens 80  cm en Provence, mais les tribus locales parlent
atteignant 2 ou 3  mètres, ce qui en fait un danger d’individus mesurant trois fois cette taille. Ses man-
mortel pour l’homme. Cette espèce terroriserait cer- dibules sont assez puissantes pour trancher net un
tains cours d’eau d’Italie et de Grèce, et les récits bâton solide ou l’os d’un vertébré.

MANTE DIABOLIQUE
qui m’ont été rapportés lui attribuent de nombreuses
victimes humaines.

FOURMILION GÉANT
«Message radio intercepté lors d’une mission dans
les Ardennes.»
Lieu : forêt de Fontainebleau. Les larves de fourmilion SOS — Impossible de quitter la crête — Forêt infestée
communes ne dépassent pas les deux centimètres. de mantes — Espèce inconnue, couleur écorce, taille
Elles creusent des entonnoirs de sable au fond des- humaine — Invisible et mortelle — Plusieurs victimes
quelles elles se camouflent, attendant qu’une fourmi — Demandons renforts armés de toute urgence.

PHASME TUEUR
glisse au fond pour l’agripper et la dévorer. L’entonnoir
que j’ai devant moi fait trente fois la taille normale. À
la vue de la taille des mandibules que je vois émerger
du sable, tout au fond, je dirais que l’insecte entier Les joncs denses et jaunis de cet étang cachent un 119
mesure… Non, je n’ose pas me prononcer. (Régime danger mortel. Des phasmes géants s’y dissimulent,
alimentaire ? Grands mammifères de la forêt, cerfs, attendant patiemment qu’une proie humaine passe
sangliers ?) à portée pour la piquer avec leurs pattes-seringues

G R A N D C A P R I CO R N E
au venin paralysant. (Improbable : les phasmes sont
bien connus pour être phytophages. « Patte-seringue » :
terme fantaisiste dépourvu de crédibilité. Possibilité :
Ces adaptés vénèrent une nymphe d’un immense co- punaise ressemblant à un phasme, ranatre ?)
léoptère xylophage, le grand capricorne, qu’ils ont
découverte sous l’écorce d’un grand chêne. Cette
nymphe est démesurée (plus de deux mètres !) et je
n’ose croire que l’adulte soit viable. D’après mon guide,
la nymphe est dans cet état depuis des années. Je
penche pour une simple anomalie biologique qui a
poussé la larve au gigantisme sans qu’elle parvienne
à compléter sa métamorphose. Ce qui n’explique pas
comment elle a pu rester parfaitement préservée pen-
dant des années…
LES HORREURS
juin
Cadavre du tunnel, uvelle
46. On dirait une noion ?
illustrée. Pure ficthentique.
La carte semble aut
[…] Je viens de franchir le premier cordon de sécurité et
m’autorise une halte avant d’aller plus avant. Aucune

24 MARS 2047
trace des éclaireurs. Les collets disposés dans les bois
alentour n’ont pas été relevés depuis belle lurette. Ça
sent mauvais. Je vais me risquer à quitter les bois et
rejoindre la route principale. Pas que ça m’enchante
de me balader à découvert, mais sans sentinelle, je
Le voyage a été mouvementé. J’espérais atteindre le préfère m’annoncer si ça m’évite une balle de bienve-
col de Crémant plus tôt, mais l’agitation des derniers nue dans le jarret.
jours m’aura contraint à revoir mes plans. J’ai perdu
une partie de mon barda dans la fuite, notamment […] J’ai atteint le poste de contrôle, à moins d’un
mon réchaud. Pire encore, ma gourde a été percée. kilomètre du camp. Pas de traces de lutte ou d’un
Mes options se réduisent d’heure en heure et je dois quelconque raid. Personne. Et un silence de mort en
me ravitailler quelque part. Coup de chance, je suis à prime. Ils se sont tirés ou quoi ? Je vois mal ce qui
moins de quatre heures de marche de La Bastide. J’ai pourrait pousser une communauté bien installée à
encore quelques contacts là-bas et le type chargé des vider les lieux du jour au lendemain. Enfin, si, mais
admissions m’en doit une. Tant pis pour l’anonymat. j’espère que c’est pas ça.
Je n’ai plus vraiment le choix désormais.
[…] Le camp n’est plus là. Ou du moins, pas celui que
La Bastide est l’une des dernières places fortes de j’espérais. Le mur d’enceinte est en partie effondré,
la région. L’effondrement les a durement touchés, comme s’il avait cédé sous son propre poids. L’un des
mais ils ont fait face et mis sur pied, en l’espace de battants de la porte principale s’est dégondé et bloque
quelques mois, une véritable forteresse. Ils ont fortifié l’entrée. Ça ne ressemble pas à une voiture-bélier ou à
le campement principal avec tout ce qui leur passait l’œuvre d’explosifs. Le sol est étrangement affaissé par
sous la main et établi un large périmètre de sécurité. endroits et la terre environnante est meuble, friable
Ils ont planté des miradors à quelques kilomètres du au toucher. Et toujours personne.
camp et garni l’espace entre de barbelés et d’épaves
de bagnoles. Pas étonnant qu’ils aient accueilli tant de Ne croyez pas toutes ces conneries sur l’instinct : y a
monde, l’endroit est l’un des plus sûrs à des kilomètres des signes clairs que c’est la merde. Les vols de charo-
à la ronde. Malheureusement, ils ont un peu viré pa- gnards, c’en est un. Le silence de la faune, c’en est un.
120 rano récemment : difficile d’y entrer sans connaître Trois couches de grillage barbelé couchées sur le sol, à
quelqu’un ou en ayant les mains vides. quelques mètres d’un nid de mitrailleuse éventré, c’en
est un. Et quatre putains de galeries souterraines de
plusieurs mètres de diamètre, c’en est assurément un.
Du genre, tout en haut de la liste. Je viens de rentrer y a certains groupes plus pragmatiques, qui capturent
dans l’enceinte fortifiée. Enfin, ce qu’il en reste. La et installent leurs prisonniers dans la périphérie de
plupart des habitations ont disparu, avalées par leurs leurs campements, afin d’occuper les Fouisseurs et
fondations. Il y a encore quelques toitures de tôle, à de s’accorder quelques jours — parfois des semaines
quelques centimètres du sol, qui signalent leur pré- — de répit.
sence. C’est comme si la terre s’était dérobée sous
leurs pieds. Le bazar central est sens dessus dessous : J’ai pris ce dont j’avais besoin dans les décombres
les étals ont été renversés, le sol manque par endroits, du bazar. L’endroit abritait une dizaine de corps. Ils
laissant apparaître certaines galeries. Et puis, je suis se sont probablement abrités là lors de l’assaut. Des
tombé sur les premiers macchabées. Certains ont eu de vieux, des enfants. La lutte a été âpre et les habitants
la chance et sont morts dans les éboulements. D’autres de La Bastide ont livré un beau combat. Ils sont même
non. L’un des chevaux de trait a été tiré sur une di- parvenus à abattre deux Fouisseurs. L’un d’entre eux
zaine de mètres, vers l’entrée d’une des galeries. Il a repose dans la cour, percé d’une vingtaine de balles.
été boulotté jusqu’au bassin, puis laissé là. Ces saloperies sont coriaces. Le second s’est traîné
vers l’une des serres, mais je n’ai pas le cœur de faire
Je suis un type discret. Le genre qu’on entend une l’inventaire des morts. J’ai trouvé ce que je cherchais :
fois qu’on sent une lame sous la gorge. Les galeries, des vivres pour une quinzaine de jours et tout le néces-
c’est pas l’apanage de la faune. J’ai connu des types, saire de voyage. Il n’y a plus rien ici. Plus rien à sauver.

3   AV R I L 2 0 4 7
d’anciens sapeurs, qui creusaient sous les campements
pour surprendre et dépouiller leurs occupants. Mais
pas cette fois. Quand j’ai compris à quoi j’avais af-
faire, je me suis figé. Le mucus ne trompe pas. Des
mètres et des mètres d’une traînée blanchâtre et col-
lante. Comme une signature. Celle des Fouisseurs. Les derniers jours ont été favorables : le ciel est bas,
Des vers de plusieurs mètres de long, qui vivent à mais je n’ai croisé personne depuis la Côte d’Or. La
quelques mètres sous la surface. Les trucs sont quasi- suite va être plus difficile : je m’engage dans la vallée
ment aveugles, mais perçoivent les vibrations comme de la Nièvre, que j’ai coutume d’éviter. Mais le retard
personne. Lorsqu’ils ont identifié un site qui abrite de accumulé et le détour par le campement ont trop
la vie, ils se rassemblent et creusent de gigantesques bouleversé mes plans.
galeries sous les pieds de la victime. C’est un travail
long, fastidieux, mais redoutablement efficace. Ils La vallée de la Nièvre est propice à la vie, et c’est bien 121
fragilisent les sols et attendent leur heure : une fois là le problème. On y trouve de tout, et en abondance.
la couche terrestre assez fine, ils passent à l’attaque. Les conditions climatiques sont favorables, les sources
Leurs proies sont surprises, désorganisées, et opposent d’eau nombreuses et les forêts giboyeuses. Un petit jar-
peu de résistance. Tous ceux qui fuient, en groupe ou à din d’Éden, où la nature prospère et reprend ses droits.
bord d’un véhicule, sont emportés par les affaissements
soudains du sol. Imaginez-vous tranquillement dans Mais à la vérité, la nature n’a jamais été notre amie.
votre lit, puis la seconde d’après, vous vous retrouvez C’est d’autant plus vrai depuis l’effondrement. La na-
six mètres sous terre, avec les jambes cassées et un ture s’est faite hostile et nous fait payer ce qu’on lui a
ver de la taille d’un autobus qui vous fonce dessus. infligé pendant tout ce temps. Au fond, ce n’est que
Et mieux vaut ne pas finir dans leur gueule : si leur justice.
peau sécrète une substance corrosive, leurs mâchoires
peuvent broyer à peu près n’importe quoi… Il y a une raison pour laquelle j’évite les communautés
humaines et les zones fertiles. La nature y est trop
Je sais qu’il existe des moyens de tenir ces choses-là abondante. À chaque croisement, elle menace de se
à distance : certaines communautés ont appris à vivre retourner contre vous. Vous avez déjà entendu parler
avec, au moyen de leurres soniques, plantés dans le sol des Carcasses ? C’est la preuve évidente que la nature
à plusieurs kilomètres des habitations pour perturber nous en veut.
leurs sens ou les éloigner. Des appareils basiques,
hein. Des sortes de gros jouets qui font tomber à inter- On en trouve partout, sous toutes les formes. Le
valles aléatoires des masses, entre la dizaine de kilos terme est employé pour désigner des abominations
et la tonne. D’autres ont mis sur pied des patrouilles différentes, mais un même phénomène. Un ancien
volantes, des héros qui s’absentent quelques jours garde-chasse m’a un jour raconté qu’il s’agissait d’une
pour faire un raffut pas possible et se carapater avant espèce de champignon qui prolifère sur les corps en
l’attaque. J’ai fait la connaissance, il y a quelques an- décomposition. L’organisme se présente comme des
nées, d’une communauté de femmes établies dans les grappes d’une trentaine de centimètres, qui tirent sur
Cévennes. Ce sont elles les premières qui m’ont parlé le rouge et se développent en quelques jours. Une
des Fouisseurs. Pour s’en protéger, elles avaient adopté fois qu’elles ont trouvé une charogne, elles s’y fixent
une « loi du silence », qui leur défendait de parler et et se reproduisent à une vitesse folle. C’est là que le
de faire du bruit le soir, à l’heure où ces saloperies « miracle » se produit : le réseau neural et musculaire
sont les plus actives. C’est aussi une option, mais je est progressivement réactivé et l’infortuné cadavre
doute qu’elle soit viable à long terme… Et puis enfin, reprend vie, littéralement.
Les Carcasses sont des abominations, des erreurs de 1 6   AV R I L 2 0 4 7
la nature. Ou une nouvelle étape de l’évolution, allez
savoir. En tout cas, difficile de rester indifférent à un tel Je ne voyage plus seul. J’ai recueilli un gamin qui errait,
spectacle. Il faut avoir le cœur bien accroché lorsque seul et au bord de la déshydratation, dans la forêt de
vous voyez votre bien-aimée, que vous vous êtes re- Taillard. Il délirait à moitié quand je l’ai trouvé et j’ai
fusé de mettre en terre parce que ça vous débecte de longuement hésité avant de le secourir, mais... J’ai
l’abandonner aux vers, convulser frénétiquement et monté le camp pour la nuit et préparé un fricot pour
se relever d’un bloc. Y a une raison pour laquelle le nous deux.
monde d’après brûle ses morts. Ce n’est pas le senti-
mentalisme ou le souci de l’hygiène qui les pousse à […] trois jours qu’on marche ensemble. Tristan — c’est
cramer leurs proches. C’est uniquement pour éviter son nom — se retape peu à peu et se fait chaque jour
la naissance des Carcasses. un peu plus loquace. La vie ne lui a pas fait de ca-
deau. Il a visiblement perdu ses parents très jeune et
Et pour rajouter un cran dans l’horreur, les Carcasses rejoint plusieurs groupes de survivants au fil des ans
ont la mauvaise tendance d’absorber et d’agglomérer et des revers de fortune. Ce nomadisme permanent
tout ce qu’elles touchent. Ça donne des aberrations lui a appris la vie, mais l’a salement esquinté. Bien
grotesques, des assemblages cauchemardesques de que je lui ai sauvé la vie, il reste sur ses gardes et ne
chair et de métal. J’ai vu ma première Carcasse il y a dort que d’une oreille.
bientôt six ans de ça. Je faisais alors un autre boulot et
voyageais de communauté en communauté pour porter Ce soir, il m’a enfin raconté ce qui s’était passé dans
des messages et parfois quelques babioles sous le man- la forêt et la culpabilité qu’il nourrit depuis. Il en a
teau. Je suis tombé sur une ancienne ferme-auberge gros sur le cœur. Son groupe, sa famille depuis trois
abandonnée, perdue quelque part dans les hauteurs ans, a volé en éclats et il s’est retrouvé seul du jour
des Alpes. Les occupants avaient laissé le bétail en au lendemain. Tout allait pour le mieux : une bonne
plan, à la merci des prédateurs. La moitié du troupeau cohésion, un leader fort et plusieurs vétérans, familiers
avait été décimé, et quelques vaches avaient tenté de de la France du monde d’après. Ils avaient prévu de
fuir. L’une d’entre elles s’était empêtrée dans les clô- remonter jusqu’en Normandie et, de là, de gagner
tures et était morte là, probablement d’épuisement. l’Angleterre. Ils ont connu leur lot de déboires et d’ac-
crochages, mais rien de grave. Et puis la désunion est
J’ai le cœur bien accroché, mais je n’oublierai jamais arrivée. Ça a commencé avec leur toubib, une ancienne
122 cette vision. Celle d’un corps de génisse, à moitié infirmière, qui a craqué à petit feu : les sanglots au
décomposé, qui se met soudain à remuer et meugler. réveil, la perte d’appétit, l’apathie, puis le mutisme. Un
Son corps a été pris de spasmes et, dans un effort beau jour, elle s’est volatilisée, en laissant ses affaires
prodigieux, la Carcasse s’est extirpée de sa prison, au bivouac, à l’exception de son nécessaire chirur-
emportant avec elle la moitié des barbelés. Imaginez gical et du scalpel qu’elle a utilisé pour se trancher
six cents kilos de muscle, de chairs fusionnées et de les veines. Ils l’ont retrouvée deux jours plus tard, à
lambeaux nécrosés reprendre vie et se traîner vers son quelques kilomètres de leur point de chute. Ensuite,
ancien abreuvoir. J’ai pris mes jambes à mon cou et je ça a été le tour d’un des anciens, qui se plaignait
ne me suis pas retourné. d’acouphènes et de cauchemars récurrents. Le groupe
a pensé que le type avait contracté une fièvre ou bu de
On dit que les Carcasses sont partout : là où il y a des l’eau souillée et, en l’absence de leur ancien médecin,
corps, il y a potentiellement des Carcasses. Alors, si ne s’est pas inquiété outre mesure. Rebelote : lors de
vous voulez éviter les mauvaises rencontres, fuyez les son tour de garde, il a filé en douce et ils ne l’ont
endroits bourgeonnants de vie. Parce qu’ils abritent jamais revu. Le groupe s’est anémié ainsi, jusqu’à ne
toujours une part proportionnelle de mort. C’est le compter plus que quelques membres. Les gens étaient
cycle. Évitez les zones de chasse, évitez les charniers, sur les nerfs, mais après tout, la dépression, l’anxiété
évitez les reliefs dangereux. Et surtout, brûlez vos ou le pétage de plomb en règle sont monnaie courante
putains de morts. Troupeaux, chiens de garde, amis. depuis l’effondrement. Ça n’a jamais été facile pour ces
Même vos ennemis. Personne ne mérite un tel sort. Et voyageurs, privés de foyer et de moyens de subsistance.
puis ce serait dommage de les recroiser et de raviver
de mauvais souvenirs… Puis ce fut le tour de leur chef. Un ancien para, forgé
au feu et taillé pour ce monde en ruines. La perte
de ses vieux compagnons l’a visiblement pas mal se-
coué et il est devenu violent, sans raison. Les sautes
d’humeur se sont transformées en accès de colère,
jusqu’à ce qu’il devienne une menace pour lui-même
et pour le groupe. Les derniers survivants ont voté son
exclusion, après qu’il a menacé Tristan en lui collant
le canon de son revolver contre la tempe, pour une et préfère s’en remettre à d’autres tours : elle joue avec
bête histoire de lampe torche restée allumée au fond les sens et les émotions de ses victimes. Elle déploie
du sac. Le type a dû se résigner et a abandonné ses des trésors d’ingéniosité pour isoler certains individus :
ouailles en pestant. Il n’était plus lui-même. Les autres en altérant leur humeur, en amplifiant leurs impres-
ont emprunté le même chemin, l’un après l’autre, et sions ou en leur infligeant des visions, elle les pousse
Tristan s’est retrouvé seul, à attendre la mort. à l’imprudence ou à l’isolement. Ne me demandez
pas comment elle se débrouille. Phéromones, venin,
Il a terminé son histoire les larmes aux yeux, les mains télépathie… peu importe. On vous apprend assez tôt
tremblantes. Pauvre gosse, il s’imagine responsable à vous en méfier et porter attention aux changements
de leurs maux. Il est convaincu qu’il leur a « porté brusques d’humeur ou de personnalité, quand vous
la poisse » et que, s’il était parti plus tôt, le groupe voyagez à plusieurs. Je vous dis pas de jouer au psy
serait resté soudé. Si seulement il savait… Il n’a rien — même si certains en auraient bien besoin — mais
à sa reprocher. Lui et les siens ont été victimes d’une soyez toujours attentif. Tendez l’oreille, prenez part
des Moirures qui sillonnent le pays. Ce sont des in- aux conversations. Si un beau jour, le petit rigolo du
sectes solitaires, qui suivent souvent les colonnes de groupe se met à broyer du noir, y a peut-être quelque
nomades et les vampirisent petit à petit. La Moirure chose qui cloche — ou qui vous suit. Les Moirures ne
est une créature vicelarde et pas courageuse pour un sont pas difficiles à débusquer, une fois que vous savez
sou : l’humain ne figure pas au menu, mais elle aime que vous vous traînez une de ces abominations. Leur
pondre ses œufs dans les corps encore chauds de ses nom vient de leur carapace, composée de multiples
victimes. Pour votre curiosité, la Moirure ressemble à couches de chitine. Lorsque le soleil les trouve — ou,
une grosse bestiole de la taille d’un chien, montée sur au hasard, le faisceau d’une lampe torche — les re-
six pattes et terminée par une imposante tarière. La flets se mettent à onduler. Et vu l’abdomen qu’elles
bête n’est pas particulièrement douée pour la chasse se trimballent, elles ne courent pas vite.

123
124
3 MAI 2047 Tique solidement harnachée, elle entame une relation
symbiotique avec son hôte et le « gave » de sucs. Si, au
cours d’une de vos joyeuses balades champêtres, vous
Nous nous rapprochons de notre destination. Le petit tombez sur une chrysalide de deux mètres, solidement
va mieux. Il insiste désormais pour monter le camp vissée au tronc d’un arbre, faites preuve de miséricorde
et porter le paquetage à tour de rôle. Il a encore et abattez son occupant. L’humain à l’intérieur est
beaucoup à apprendre, mais il est de bonne volonté. condamné à muter dans des proportions terribles : les
J’essaie de lui transmettre ce que je sais et de le mettre chairs se distendent et la masse musculaire explose.
en garde contre les nombreuses menaces qui nous En quelques jours, un individu double, voire triple de
attendent. Le reste du chemin ne sera pas une partie volume. Enfin, on ne peut plus qualifier cette aberra-
de plaisir, mais je connais assez bien la région pour tion d’homme. Son esprit est siphonné par la Tique et
en éviter la plupart. son corps s’abandonne peu à peu à l’organisme parasi-
taire. Le malheureux est pris d’une faim dévorante et
Tristan n’est pas à l’aise à l’idée de gagner la grande consomme tout ce qu’il peut : le sentiment de satiété
route d’Alès : il sait que l’endroit est exposé aux pillards est rapidement inhibé par la Tique et la créature est
et comprend que nous ferons des proies faciles. Mais toute entière dédiée à son accroissement. Si elles ne
il ne s’agit pas d’éviter tous les dangers, seulement sont pas arrêtées, les Tiques ne cessent jamais de
de choisir lesquels. C’est pour cette raison que j’ai grandir et peuvent atteindre une taille monstrueuse.
refusé de m’enfoncer dans les bois. Les arbres ici sont Pis, ce sont des bêtes dépourvues d’intelligence ou de
hauts et j’ai appris à me méfier de la forêt de Mende. subtilité ; j’en ai déjà vu une renverser une voiture blin-
Tristan a déjà entendu parler des Tiques, mais n’en a dée en pleine course et dévorer vivants ses occupants.
jamais vu. Peu de gens ont eu ce privilège… Ce sont Certaines développent même des capacités étranges et
des parasites qui se nichent dans la cime des arbres contre nature : une résistance au feu, des facultés de
et guettent le passage des voyageurs isolés. Et autant régénération ou des membres supplémentaires. Vous
dire qu’ils sont nombreux à se hasarder dans ces forêts, comprendrez qu’à choisir, je préfère crever d’une balle
espérant — comme Tristan — échapper aux périls perdue plutôt qu’en tant qu’hôte de ces abominations…
de la route. Les Tiques se laissent tomber sur leur
infortunée victime et plantent leur dard profondément […] Mes habitudes déroutent le petit. Son ancien
pour injecter un fluide et prendre contôle d’elle. Leur groupe avait coutume de progresser la nuit et de se
trompe est incroyablement résistante et peut percer reposer de jour, pour éviter les mauvaises rencontres et
les tissus et les os avec la même facilité. Une fois la se garder des pillards. M’étonne qu’ils aient tenu aussi
longtemps, surtout avec leurs habitudes nocturnes… forment des cordons et se déplacent en meute, faisant
la nuit, toute lumière est bannie. Il en va ainsi depuis luire leur appendice pour tromper, perdre et fatiguer
toujours, et c’est parfait comme ça. Vous m’excuserez leur proie. Après des dizaines de minutes de course
pour ce lieu commun, mais la nuit, c’est le domaine dans l’obscurité, une fois leur victime exténuée ou vul-
de l’obscurité. Il n’y a aucune lumière, et il ne doit pas nérable, elles fondent sur elle et se livrent à un joyeux
y en avoir. Certaines espèces ont évolué en ce sens et festin. N’essayez pas de les distancer : les Veilleuses
intégré l’attraction tout humaine pour les lumières, courent plus vite que vous, j’en sais quelque chose… je
promesses de civilisation. C’est le cas des Veilleuses, garde un souvenir douloureux de notre rencontre et ne
des cauchemars qui se sont installés dernièrement par dois ma survie qu’au sacrifice des miens…
chez nous et qui ont développé une protubérance au
sommet de leur crâne, capable d’émettre de la lumière. Enfin, après toutes ces petites histoires au coin du feu,
Elles s’en servent pour chasser et attirer leurs proies. Tristan s’est plié à mes directives. Il ne parle plus de
Depuis l’effondrement, et l’arrivée — entre autres — son groupe et me pose désormais des questions sur
des Veilleuses, la pyramide de la chaîne alimentaire mon passé ou mon employeur. Je lui raconte tout. Je
s’est brutalement renversée et l’homme occupe l’un lui dois bien ça.
des derniers échelons. Pour tous ceux qui cheminent
de nuit, poussés par la faim, l’urgence, ou la bêtise, Nous ne sommes plus qu’à quelques jours de la rivière
acceptez d’embrasser les ténèbres. Et gardez-vous de Sorgue.
suivre les sources lumineuses dans le lointain : combien
de voyageurs isolés se sont hasardés sur des sentiers
scabreux, au bord d’une falaise ou entre les griffes d’une
horde de Veilleuses en pensant regagner la civilisation ?
Leur technique de chasse a tout d’un jeu sadique : elles

125
9 MAI 2047 […] Je crois qu’il a compris. À la toute fin, je crois qu’il
a compris. Pourquoi je l’ai recueilli dans cette forêt et
sauvé d’une mort affreuse. Pourquoi je lui ai donné
Nous devrions atteindre le cours d’eau dans la mati- le choix au mausolée de Lanuéjols. Pourquoi je l’ai
née. Malgré ma connaissance de la région, j’ai peur laissé cheminer en tête et gagner la berge avant moi.
que nous ayons légèrement dévié de notre route et Pourquoi je l’ai laissé porter le barda — étrangement
que nous soyons obligés de remonter la Sorgue du léger — aujourd’hui. Pourquoi je me suis tenu en re-
Moulin-Joseph pour trouver la source, la fontaine du trait tout au long de la descente. Je crois que le gosse
Vaucluse. Nous devrions être fixés rapidement. Tristan a compris, au moment où la Coulobre a jailli hors de
est nerveux et parle plus qu’à l’accoutumée. Il faut l’eau et que sa gueule s’est refermée sur lui. Six mètres
dire que c’est la première fois qu’il part « en chasse ». de long, une peau irisée telle la nacre et un regard
de tueur. Le serpent s’est écrasé sur la rive dans un
[…] Les derniers kilomètres ont été éprouvants. bruit sourd, dérangeant le sable et les salamandres
L’endroit est envahi par la végétation et il a fallu se apeurées. J’ai actionné le détonateur rapidement, pour
tailler un chemin tout en se gardant de la faune lo- lui — leur — accorder une mort rapide. L’explosion
cale. Il n’y a plus âme qui vive ici, les locaux ont a emporté la moitié du crâne de la Coulobre. Puis le
donné trop de crédit à la légende de la Coulobre et silence est revenu.
déserté les rares villages des environs. J’ai procédé à
un repérage des lieux et identifié les différentes voies J’ai extrait la rogue en pataugeant dans l’eau et le
d’accès à l’exsurgence. L’endroit est un gigantesque ré- sang. Jamais mis les mains dans une Coulobre aupa-
servoir et le terrain, constamment arrosé par les eaux ravant, mais son anatomie est semblable à celle de la
bouillonnantes, est un piège mortel. Il est cependant poiscaille. Ne croyez pas que j’ai eu de la chance. Tous
possible de se rapprocher du bassin en descendant les récits concordent : espèce hermaphrodite, auto-
un ancien sentier rocheux : les berges sont minces, féconde. C’était pas du beau travail, mais au bout de
mais devraient permettre d’y établir un campement, quelques minutes, j’ai atteint les poches ventrales et
avant de se lancer plus avant. J’ai expliqué le plan à en ai retiré deux poches d’œufs brillant comme de l’or.
Tristan et nous nous apprêtons à entamer une longue Mon commanditaire sera ravi. J’aurais aimé poursuivre
descente. Je n’ai plus que quelques balles dans mon l’examen de la bête, mais la fontaine du Vaucluse est
fusil — j’espère que ce sera assez pour l’épreuve qui profonde. Trop de formes remuaient sous la surface.
nous attend.
126 Mission accomplie.
127
CRÉDITS
UNIVERS & CONCEPTS ORIGINAUX
DIRECTION CRÉATIVE
Julien Blondel

DIRECTION ÉDITORIALE
& ARTISTIQUE
Vincent Lelavechef

COORDINATION ÉDITORIALE
Yegor « Silenus » Kozlov & Frédéric Meurin

TEXTES & NOUVELLES


Julien Blondel, Alex Des, Frédéric Meurin,
Nelyhann, Justine Niogret, Robin Schulz &
Antoine St. Épondyle

DIRECTION ARTISTIQUE ASSOCIÉE


Fred Pinson

CONCEPTION GRAPHIQUE
Josselin Grange & Simon Vansteenwinckel

ILLUSTRATION DE COUVERTURE
Philippe Jozelon

ILLUSTRATIONS INTÉRIEURES
128
Myrtille D., Fabien « Amatsu » Gest,
Delphine « GinL », Josselin Grange, Philippe Jozelon,
Nelyhann, Stéphane « Wootha » Richard »,
Jean-Romaric Rio & Simon Vansteenwinckel

MISE EN PAGE
Josselin Grange

RELECTURE
Justine L. Boudet

Vermine2047

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www.totem-system.com

VERMINE 2047, Un jeu de Julien Blondel


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TOTEM System, Julien Blondel
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(Horde) : 978-2-491139-70-4
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