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Tiers-Monde

La participation du secteur agricole au financement de la croissance


économique
Robert Badouin

Citer ce document / Cite this document :

Badouin Robert. La participation du secteur agricole au financement de la croissance économique. In: Tiers-Monde, tome 3,
n°9-10, 1962. pp. 143-162;

doi : https://doi.org/10.3406/tiers.1962.1073

https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1962_num_3_9_1073

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LA PARTICIPATION

DU SECTEUR AGRICOLE

AU FINANCEMENT

DE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE

par Robert Badouin (i)

Tout pays qui s'efforce d'accéder au développement économique


est contraint de rechercher une augmentation du volume de l'épargne
disponible pour l'investissement productif. W. Rostow a estimé qu'une
mutation dans le taux d'épargne était un phénomène tellement
fondamental, qu'il pouvait à lui tout seul caractériser l'une des phases de la
croissance, celle du décollage. L'analyse moderne, à l'image de la théorie
classique, n'a pas pu trouver les formules permettant de se soustraire
à cette exigence.
Un pays économiquement attardé ne dispose pas d'un choix très
étendu quant aux sources auxquelles il peut faire appel pour assurer le
financement de la croissance. Une option se présente : ou bien le pays
s'en remet à une épargne importée avec les diverses modalités que celle-ci
peut revêtir en fonction des ressources du pays et des conditions dans
lesquelles il désire que sa croissance se manifeste; ou bien il mise sur
une épargne nationale et considère le financement interne comme l'un
des postulats de son développement.
Si cette dernière option est retenue, la charge du financement est
déterminée par la structure des pays attardés. Un seul secteur présente
des dimensions suffisantes pour pouvoir effectuer un effort substantiel.
Se prononcer pour un financement interne, c'est désigner le secteur
agricole comme fournisseur de l'épargne nécessaire. Le secteur agricole
occupe la quasi-totalité de la population active. Sa contribution au pro-

(i) Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Dakar.

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ROBERT BADOUIN

duit national est prépondérante. Sa place dans les exportations confine


souvent à l'exclusivité. Ni le secteur industriel, inexistant ou
embryonnaire, ni le secteur tertiaire composé parfois d'unités parasitaires ne
sauraient tenir ce rôle.
La désignation du secteur agricole comme secteur de financement
de la croissance est conforme à la logique d'un processus qui, en dehors
de l'hypothèse d'une spécialisation internationale très accentuée, se
réalise à travers la diversification de l'économie et la diminution de la
place occupée par l'agriculture. Prélever sur le secteur agricole pour
créer les conditions propices à l'implantation d'autres activités constitue
le premier moment d'une évolution destinée à mener une économie
attardée de type agricole à une économie en voie de croissance soutenue.
A la suite des moyens de financement, ce sont les hommes qui quitteront
le secteur agricole pour s'adonner à de nouvelles occupations. Le transfert
de l'épargne rurale, son affectation à d'autres domaines entament un
mouvement qui s'effectuera nécessairement, quelle que soit l'origine
du supplément d'épargne rassemblé. L'un des avantages du financement
d'origine interne est d'insérer dès la phase initiale, l'ensemble de la
population dans le processus du développement économique et d'éviter
la formation d'un dualisme trop prononcé.
Toute croissance financée sur le plan interne repose sur le secteur
agricole. Toute croissance qui aspire à devenir un processus organique
et non un ensemble d'éléments parachutés ne peut l'ignorer.
L'identité nécessaire — financement interne, financement d'origine
agricole — détermine-t-elle un style de croissance ou une ligne de
développement ? Le choix en faveur d'un financement d'origine interne
enchaîne-t-il les responsables du développement économique dans une
série de conséquences telle que ce choix étant initialement posé, toute
la suite en découle ? Existe-t-il au contraire dans la direction tracée par
le choix d'un financement d'origine agricole des bifurcations
suffisamment marquées pour que la contribution du secteur agricole au
financement du développement puisse s'insérer dans des schémas différents ?
Cette dernière conception se révèle exacte. La pluralité des types
de croissance possibles à partir d'un financement issu du secteur agricole
apparaît clairement dans les controverses qui opposèrent vers 1925 les
diverses tendances entre lesquelles se partagèrent les responsables du
développement en Russie soviétique. Contrairement à sa devancière,
la Russie soviétique répudie l'épargne importée et se prononce en faveur

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SECTEUR AGRICOLE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

d'une formation purement interne du capital. Mais au fur et à mesure


que la restauration économique se poursuit sous le signe de la nouvelle
politique économique, un conflit apparaît dans les conceptions. Pour
les uns, la production agricole constitue l'élément moteur du
développement. C'est elle qui doit déterminer le rythme de la croissance en
fonction du volume commercialisable et exportable des produits issus
de l'activité agricole. Toute mesure, jugée coercitive telle que réquisition
ou collectivisation, risque de nuire à la production agricole et par voie
de conséquence à la croissance économique dans son ensemble. Il
convient de ménager l'agriculteur et même le koulak et de fonder la
prospérité générale sur l'essor du secteur agricole. A travers l'élévation
des revenus agricoles, se formeront dans un premier temps les industries
de biens de consommation et des produits nécessaires à l'agriculture.
Dans une seconde période, les industries lourdes s'affirmeront.
L'agriculture aura pour mission d'assurer le lancement de l'économie.
Selon un deuxième courant, il convient de réduire le rôle dévolu
au secteur agricole. Il faut dissocier secteur de financement et secteur
d'investissement. L'investissement industriel a d'autres vertus que
l'investissement agricole. Lui seul peut aboutir à une transformation
de la société. Il est l'unique moyen de résorber la surpopulation rurale.
Il faut donc encourager l'industrialisation et pour cela exploiter les
autres secteurs. Le principe de « l'échange non équivalent entre villes
et campagnes » est nettement affirmé. Le secteur agricole devient alors
un secteur de prélèvement au profit de la croissance économique. L'ordre
de création des industries doit accorder la priorité à l'implantation des
industries produisant des biens d'équipement. Il convient de pressurer
l'agriculteur et non de le ménager.
Peut-être estimera-t-on que l'opposition qui vient d'être esquissée
ne résiste pas à l'épreuve des faits. Le financement de la croissance à
partir du secteur agricole peut-il être assuré en dehors d'une
participation de l'agriculture au développement ? La disjonction secteur de
financement-secteur de production est-elle réalisable ? La production
agricole ne risque-t-elle pas de se contracter et de provoquer un
déséquilibre préjudiciable à la croissance elle-même ? Ce serait méconnaître
les ressources de l'art économique dont les pratiques parviennent à
cantonner l'agriculture dans un rôle ingrat.
Il existe deux styles de croissance pour les pays qui s'en remettent
à l'agriculture pour financer le développement. C'est en utilisant cette

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dualité que l'on exposera les modalités de la contribution du secteur


agricole aux charges financières de la croissance. Cette étude sera menée
à l'aide d'un large recours aux illustrations tirées de l'expérience des
pays qui se sont accommodés d'un financement interne au cours des
périodes initiales de leur développement.

la participation du secteur agricole


au financement de la croissance
s'inscrit dans une action motrice

Dans cette hypothèse, l'agriculture est promue : on lui confie,


au cours de la phase initiale du développement, le soin de procéder au
lancement de la croissance. On attend d'une dilatation de la production
agricole et d'un gonflement du revenu des agriculteurs l'avènement
d'une économie diversifiée dans ses structures et soutenue dans son
rythme.
De multiples réseaux doivent se créer à partir de l'amplification
des flux issus du monde rural. En premier lieu, l'accroissement du volume
de la production provoque une expansion du secteur tertiaire, des
transports et des réseaux commerciaux et bancaires. Tout accroissement
de la production n'intéresse que faiblement l'autoconsommation et se
répercute dans le secteur de la commercialisation.
En second lieu, l'augmentation des revenus agricoles provoque
l'apparition d'un certain nombre de marchés qui acquièrent
progressivement une taille suffisante pour autoriser l'installation d'unités
industrielles fabriquant des biens de consommation dans des conditions de
rentabilité suffisamment sûres.
En troisième lieu, le développement des exportations accroît les
disponibilités sur l'étranger et permet d'importer une plus grande
quantité de celles des marchandises qui, dans le cas d'une économie en
cours de démarrage, ne peuvent pas être produites sur place.
En quatrième lieu, l'expansion agricole s'accompagne d'une élévation
corrélative des recettes publiques, assises sur la valeur de la production
agricole. Les Pouvoirs publics disposent de sommes sans cesse accrues
pour mettre en place l'infrastructure, financer les recherches, favoriser
l'installation d'une industrie lourde.
Enfin, il faut mentionner que le développement de l'agriculture
oblige les cultivateurs à s'insérer dans une économie fonctionnant sur

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SECTEUR AGRICOLE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

la base des interdépendances et à rompre graduellement avec l'économie


de subsistance.
Du point de vue du financement de la croissance, le seul que nous
retenions ici, la contribution du secteur agricole lorsqu'il est utilisé
comme secteur de lancement, revêt un certain nombre de caractéristiques.
L'épargne spontanée tient un rôle non négligeable soit qu'elle
provienne des milieux ruraux eux-mêmes qui l'utilisent à autofinancer le
développement de leur exploitation, soit qu'elle s'alimente à des sources
extérieures lorsque l'esprit d'entreprise n'est pas suffisant pour permettre
l'installation d'entreprises industrielles autochtones.
L'accroissement du volume de l'épargne forcée fiscale n'est pas
recherché par un pressurage systématique de l'agriculteur, mais par
l'expansion de la production agricole. C'est de l'extension de l'assiette
de l'impôt plutôt que d'un relèvement réitéré des taux, que l'on attend
une élévation des ressources fiscales.
Il n'est pas exigé du cultivateur d'autre effort que celui qui s'inscrit
dans le cadre de son exploitation. Il revient aux Pouvoirs publics de
créer les conditions propres à assurer le plein épanouissement de
l'activité productive du cultivateur. Ce dernier représente le personnage
essentiel du lancement de la croissance. De son comportement dépend le
succès ; les Pouvoirs publics ne cherchent pas à l'écraser mais à favoriser
les transformations en cours.
L'agriculture sera, en raison même de la place qui lui est assignée,
la principale source d'alimentation des finances publiques. Mais l'histoire
économique enseigne que le financement de la croissance à partir d'un
secteur agricole, considéré comme secteur de lancement, peut prendre
deux formes complémentaires. Tout d'abord, il peut s'accomplir à l'aide
du détournement d'un flux, qui à la suite de cette opération est désormais
utilisé à promouvoir le développement économique. Le financement
peut, dans l'hypothèse la plus courante, être fondé sur un accroissement
des divers flux agricoles.

Le financement du développement
par détournement des flux ďorigine agricole
Un semblable détournement suppose la réunion d'un certain nombre
de conditions. Tout d'abord, il faut que le secteur agricole soit en relation
avec d'autres groupes sociaux. Une économie agricole de type féodal
remplira cette condition en établissant une opposition accentuée entre

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le détenteur du titre juridique, le propriétaire, et celui qui s'adonne à


une activité économique, l'exploitant. La rente foncière constitue un
flux qui s'écoule de l'exploitant vers le propriétaire. Le cultivateur peut
également être en relation avec des groupes de commerçants ou de
prêteurs qui se réservent à l'occasion de transactions commerciales ou
monétaires des marges et des taux usuraires. Par contre, dans une
économie basée sur la seule auto-consommation, aucun détournement
de flux n'est possible, puisqu'il n'existe pas de flux en provenance d'une
activité agricole, lorsque cette dernière se contente d'assurer la seule
subsistance des individus qui vivent dans le cadre étroit de la famille
ou du clan.
En second lieu, il faut que leur destination originelle n'amène pas
les flux à s'investir dans des activités productives. Il en sera ainsi toutes
les fois que les revenus seront affectés à des spéculations immobilières
n'ayant d'autre effet que d'élever le prix de la terre, à favoriser les
transactions sur des droits, à permettre des consommations somptuaires,
à stimuler l'importation de biens de consommation. Même dans
l'hypothèse la plus favorable, il est à craindre qu'un certain nombre de secteurs
dont la rentabilité n'est pas immédiate soient délaissés, et notamment
tous ceux qui se rapportent à l'infrastructure au sens extensif du terme.
Le détournement de flux au profit des caisses publiques peut assurer une
meilleure affectation des sommes qui les composent.
En troisième lieu, le détournement de flux n'aura un intérêt réel
que si les flux ont une certaine consistance. Le détournement a un coût,
représenté notamment par la mise en place d'une administration fiscale.
Si le flux est trop menu, l'opération risque de perdre toute portée du
point de vue de la croissance économique.
Enfin, la quatrième condition est celle d'une réforme du monde
agricole, effectuée de telle façon que les flux ne disparaissent pas avec
l'ordre social dont on a provoqué la rupture. Réforme foncière ou
modification des réseaux de commercialisation seront sans effet si elles
aboutissent à créer des micro-unités, s'adonnant au repli autarcique et vivant
de l'autoconsommation.
Lorsque ces conditions sont réunies, un détournement de flux est
réalisable et correspond à un changement d'affectation des sommes en
provenance du secteur agricole. Elles peuvent être mises au service
d'une politique de développement. Le meilleur exemple d'une semblable
opération est celui fourni par le Japon à la fin du xixe siècle. Jusqu'aux

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SECTEUR AGRICOLE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

réformes intervenues à partir de 1868, l'agriculture japonaise vivait


sous un régime de type féodal. Les redevances payées par les exploitants
aux titulaires du droit de propriété étaient lourdes et on estime qu'elles
représentaient en moyenne 40 % de la récolte de riz; elles étaient versées
en nature (1). Au lendemain des réformes, les redevances féodales se
transforment en impôt par la création d'une contribution foncière. Elle
frappe d'un droit de 3 % la valeur de la terre. Cette dernière est évaluée
en multipliant par huit et demi, la valeur moyenne de la récolte que
chaque parcelle peut fournir. On estime qu'un tel calcul aboutissait
à prélever environ le tiers de la valeur des récoltes. Le détournement de
flux est ainsi accompli. L'impôt foncier alimentera les caisses publiques
et financera la politique de développement inaugurée par le
gouvernement Meiji. On évalue à quatre cinquièmes des ressources publiques
celles qui furent jusqu'en 1880 fournies par l'impôt foncier. Une place
éminente fut occupée par cet impôt dans les finances publiques japonaises
jusqu'à la fin du xixe siècle et se réduisit graduellement lorsque le
développement économique prit force. Mais c'est grâce aux recettes procurées
par l'impôt foncier que les Pouvoirs publics purent procéder à la mise
en place de l'infrastructure économique et se lancer dans des réalisations
industrielles.
Quant au secteur agricole, sa position fut plutôt améliorée. La charge
fiscale semble avoir été un peu plus légère que l'ensemble des redevances
féodales. Par ailleurs, certaines dépenses publiques améliorèrent les
conditions dans lesquelles s'exerçait l'activité agricole. Aussi le
prélèvement fiscal fut-il conciliable avec une accentuation de l'effort du monde
rural. Le lancement du développement a pu être fondé sur l'agriculture
dont les deux piliers furent, à la fin du xixe siècle, le riz et la soie. Le
premier était nécessaire pour répondre aux besoins de la consommation
interne. Le développement de la seconde a permis de disposer d'un
pouvoir d'achat sur l'extérieur d'autant plus indispensable que le Japon
avait opté pour une croissance économique ouverte et qu'il se refusait
à faire appel à une épargne importée. Les progrès de la production de la
soie furent très rapides. Elle fut multipliée par quatre en moins de
vingt-cinq ans. Les exportations de soie totalisèrent 42 % de l'ensemble
des exportations japonaises entre 1868 et 1893.
Il convient de mentionner que le passage des redevances féodales

(1) W. Lockwood, The Economie Development of Japan, Princeton University Press, 1954.

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à l'imposition fiscale s'accompagnait d'une transformation notable


puisque cette dernière était payable en monnaie, tandis que les premières
devaient être versées en nature. Le cultivateur était obligé d'inscrire
son activité dans l'économie d'échange; il était amené à percevoir
l'intérêt d'une production accrue et d'une productivité élevée.
L'agriculture japonaise était amenée par là-même à participer au
financement de la croissance non seulement par le détournement initial
de flux mais aussi par la croissance de ceux auxquels elle donne naissance.

Le financement du développement
par accroissement des flux ď origine agricole
Les flux agricoles se présentent sous deux aspects qui intéressent
également la contribution du secteur agricole au financement de la
croissance. Les flux agricoles prennent l'allure de flux physiques et de
flux en valeur et ce qui caractérise le secteur agricole c'est l'importance
des divergences qui peuvent se manifester entre ces deux courants.
Les flux monétaires peuvent se dilater, alors que les flux physiques
demeurent constants. Cela se produit dans l'hypothèse d'une hausse
des prix. Certes, l'élasticité de l'offre agricole par rapport à l'élévation
des prix est élevée, même dans les pays économiquement attardés. Mais
la réponse favorable peut se heurter à des obstacles liés à des accidents
techniques ou biologiques. Le Ghana n'a pas pu profiter pleinement
des cours avantageux du cacao au cours de la décennie qui a suivi la
seconde guerre mondiale en raison des maladies qui affectaient ses
plantations et limitaient le volume de la production.
En sens inverse, un gonflement des flux physiques peut ne pas être
accompagné d'une augmentation corrélative des flux monétaires si les
marchés ont atteint un niveau voisin de la saturation. L'accroissement du
volume entraîne une baisse des prix qui, selon le degré d'inélasticité de
la demande, engendre soit des recettes dont l'augmentation est inférieure
à celle des flux physiques, soit même une diminution des revenus.
Ces fréquentes divergences n'excluent pas, surtout au niveau d'un
seul pays, des concordances possibles qui se révéleront heureuses lorsque
prix et production augmenteront simultanément et malencontreuses
lorsque tous deux évolueront dans le sens de la baisse.
Lorsqu'un pays confie au secteur agricole le lancement de sa
croissance, c'est qu'il s'estime suffisamment bien placé tant du point de
vue économique que du point de vue agronomique. Des rendements

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SECTEUR AGRICOLE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

élevés sont possibles. Des débouchés existent et si le placement du


supplément de production impose une baisse des prix, celle-ci n'est pas suffisante
pour entraîner une contraction de la valeur globale des récoltes.
L'hypothèse raisonnable consiste à supposer une dilatation des flux réels
accompagnée d'un mouvement identique, mais de plus faible ampleur
des flux monétaires. Ce qui n'exclut pas des erreurs de la part de certains
pays dans l'appréciation de l'aptitude de leur agriculture à tenir le rôle
de secteur de lancement.
En délaissant cette éventualité, on peut prévoir un accroissement
de la valeur de la production agricole. La prospérité ne restera pas
circonscrite au seul secteur agricole. Ce dernier va être à l'origine d'effets
de propagation qui faciliteront sa contribution au financement du
développement.
En tant que consommateur, l'agriculteur crée des débouchés et
favorise le placement d'une épargne. Si lui-même a pu amasser des
capitaux suffisants et s'il est animé par l'esprit d'entreprise, il peut devenir
commerçant ou industriel en utilisant les réserves qu'il a constituées.
Ou bien il peut céder son épargne à d'autres ou la déposer sous une
forme qui la rendra aisément mobilisable. Dans l'Europe du xixe siècle,
l'épargne rurale a contribué plus que certaines images conduiraient à le
penser, au financement du développement économique. On a pu reprocher
à l'agriculteur français d'avoir préféré le placement industriel à la
réorganisation de son exploitation. Il se conformait pourtant aux nécessités
les plus évidentes de la croissance économique.
Dans les économies qui, au milieu du xxe siècle demeurent attardées,
le goût de l'épargne demeure peu répandu et cette dernière prend des
formes qui la rendent malaisément mobilisable en vue de son orientation
vers les activités productives. Il est présomptueux de compter sur un
volume élevé d'épargne spontanée en dépit de quelques signes
prometteurs constatés ici et là. C'est sur une épargne forcée d'origine
fiscale qu'il conviendra de s'appuyer. Le problème de la technique du
prélèvement se présente.
La fiscalité est le plus souvent d'une application malaisée dans les
économies attardées. L'administration fiscale est insuffisante. Les terres
font l'objet de régimes d'appropriation complexes qui limitent les
possibilités d'utilisation de l'impôt foncier. La faiblesse des revenus, le niveau
intellectuel des paysans rend l'impôt sur le revenu tout à fait inadapté
aux structures agricoles des pays sous-développés. L'impôt sur les
ROBERT BADOUIN

consommations constitue un instrument plus perfectionné à la fois dans


son rendement et dans son adaptation à la capacité contributive de ceux
qui le supportent.
Mais les pays qui font du secteur agricole le secteur de lancement
de la croissance, tournent nécessairement leurs ambitions vers
l'exportation car les débouchés internes sont trop réduits pour constituer un
stimulant efficace. La spécialisation sur un petit nombre de produits
exige que les débouchés externes viennent doubler des débouchés locaux
parfois inexistants. La destination des productions agricoles clefs facilite
le prélèvement fiscal. Celui-ci saisit le produit au moment où il franchit
la frontière. Le cordon douanier est l'instrument précieux du prélèvement
fiscal. Aussi les droits de porte représentent-ils une fraction souvent très
élevée des ressources fiscales des pays peu développés.
Le prélèvement sur le revenu réel des agriculteurs au moment où
les produits issus de leur activité et ceux qui servent à leur consommation
franchissent les frontières peut se faire selon deux modalités différentes :
on peut jouer soit sur les prix soit sur le change.
Pour les pays participant à une zone monétaire, l'intervention sur
les prix est plus facile que les manipulations du change. Les droits
fiscaux et droits de douane appliqués à l'exportation des produits et à
leur importation disjoignent le niveau des prix payés à l'agriculteur et
celui des prix auquel il achète les biens nécessaires à son exploitation ou
à sa famille. On a discuté la nature des droits frappant l'exportation
des produits agricoles. En raison du caractère de prix de marché qui est
celui des prix agricoles, il ne fait aucun doute que les droits de sortie
représentent une diminution des revenus des agriculteurs et du prix
moyen auquel ils vendent leurs produits. C'est le secteur agricole qui
paie l'impôt et non l'acquéreur étranger soumis, lui aussi, aux conditions
du marché. Quant aux droits d'entrée, ils atteignent surtout des produits
industriels dont les prix se moulent sur le coût de production. Le droit
de douane ou le droit fiscal s'ajoute à ce prix et élève le niveau des prix
payés par l'agriculteur.
Plusieurs pays ont eu recours aux droits de porte pour financer leur
développement économique. L'un des exemples les plus nets est celui
du Ghana au cours de la période 195 0-1960. L'accroissement des flux
agricoles fut associé au niveau élevé du cours du cacao. De façon directe
ou indirecte, le cacao a financé la quasi-totalité des réalisations
économiques de cette décennie.

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SECTEUR AGRICOLE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Le financement du plan de développement met en relief le rôle du


cacao dans le processus de la croissance. Les prévisions avaient été
établies de la façon suivante (i) :
Excédent de la balance commerciale 7 500 000 livres
Subventions du gouvernement anglais 3 000 000 —
Remboursement de prêt 800 000 —
Excédent budgétaire 13 100 000 —
Taxe additionnelle sur les exportations de cacao ... 26 5 00 000 —
Emprunt 23 000 000 —

Ces chiffres prennent toute leur signification si l'on considère que


les excédents de la balance commerciale avec l'extérieur comme les
surplus budgétaires découlent principalement de la production de
cacao. Quant aux emprunts, ils devaient être contractés surtout auprès
du Cacao Marketing board. En fait, sur un total de 75 millions de livres,
l'appel aux capitaux extérieurs ne représentait que 3 millions de livres,
les autres ressources découlant plus ou moins directement de la
production du cacao.
Les réalisations devaient confirmer et même accentuer la tendance.
Au cours des quatre premières années du plan de développement
rectifié, plus de 60 millions de livres furent dépensées. Tandis que les
capitaux en provenance d'Angleterre étaient inférieurs aux sommes
prévues (1 400 000 livres seulement ayant été versées), les droits sur le
cacao ont contribué au financement pour près de 50 millions. Le
complément a été fourni par des emprunts auprès du Cacao Marketing Board.
Par ailleurs, l'analyse de la balance des paiements du Ghana de 1954
à 1958 indique qu'il n'y a pas eu de mouvements autonomes de capitaux.
Les transferts ne représentent guère que le solde de la balance des
opérations courantes, à quelques millions de livres près.
On ne saurait mieux conclure qu'en citant Y Economie Survey du Ghana
de 195 8 : « C'est un fait remarquable qu'une part écrasante du financement
du développement provient directement ou indirectement des recettes
procurées par le cacao. Le Ghana a ainsi financé jusqu'ici l'ensemble de
son développement à l'aide de ses propres ressources (2). » Le
financement par le cacao demeure important dans le plan actuel de
développement.

(1) J. Goyon, Le Ghana, A. Colin, Paris, 1958, p. 218-220.


(2) Economie Survey 1958, Ministry of Finance, Accra, p. 18 et suiv., 82 et suiv., et annexes.

15З
ROBERT BADOUIN

La Côte-d'Ivoire suit une voie analogue. L'accroissement des flux


agricoles a été considérable au cours des années récentes. De 1953
à i960, le volume des exportations de produits agricoles a triplé et leur
valeur a doublé. Les recettes douanières se sont élevées de 5 637 millions
de francs C.F.A. en 1953 à 18 665 millions en i960. Des ressources sont
dégagées par l'expansion du secteur agricole et sont mises au service
du développement économique.
D'autres États préfèrent utiliser dans le même but le système des
taux de change multiples. La valeur en monnaie locale des exportations
agricoles est sciemment minorée tandis que celle des produits importés
est majorée. Dans le régime brésilien des changes tel qu'il ressort des
modifications qui lui ont été apportées le 14 mars 1961, la valeur du
cruzeiro demeure multiple. Les exportateurs de café recevront quatre-
vingt-dix cruzeiros pour l'exportation d'une marchandise valant un
dollar; pour l'exportation d'une quantité de cacao ayant une valeur
identique, les vendeurs recevront cent cruzeiros. Par contre, pour
l'acquisition d'une marchandise dont l'importation requiert la
disposition d'un dollar, il sera exigé de l'importateur le versement de deux
cents cruzeiros. Par rapport à l'hypothèse du troc qui aurait donné au
producteur brésilien un pouvoir d'achat égal à l'unité, le système actuel
ne lui octroie qu'un pouvoir d'achat en marchandises importées réduit
de moitié. Ce sont les caisses publiques qui, par l'intermédiaire de
l'administration des changes, sont les bénéficiaires de l'opération. Il leur est
loisible d'affecter les sommes ainsi réunies à des opérations de
développement économique. On pourrait être tenté de croire que dans ce dernier
exemple il ne s'agit déjà plus d'une agriculture motrice, mais d'une
agriculture exploitée, si l'on ne connaissait les difficultés persistantes
enregistrées par le Brésil dans le domaine des débouchés extérieurs et
le coût financier de l'organisation des marchés. Mais il existe de multiples
cas dans lesquels l'agriculture est réduite au seul rôle de secteur de
financement.

la participation du secteur agricole


au financement de la croissance
s'inscrit dans des prélèvements imposés

Dans cette hypothèse l'agriculture est contrainte : elle supporte,


dans la phase initiale du développement, les charges du financement
de la croissance sans en recueillir les bénéfices. Le secteur agricole est

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SECTEUR AGRICOLE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

destiné à fournir des moyens de financement permettant la mise en place


d'activités qui doivent servir de fondement au développement.
L'agriculture n'est pas associée à une croissance qu'elle a pour mission
d'alimenter. Elle doit être le centre de formation d'une épargne forcée.
L'épargne forcée d'origine agricole affecte deux formes principales.
La première consiste à effectuer le prélèvement le plus élevé possible
à la suite de l'effort productif accompli par l'agriculteur. Divers
mécanismes économiques peuvent être mis en œuvre pour parvenir à ce
résultat. La seconde réside dans la mobilisation des forces de travail
demeurant inactives durant la morte-saison. Il s'agit de réaliser un
certain nombre de travaux profitables à l'appareil productif sans
rémunérer ceux qui les effectuent. Cette forme de contribution du secteur
agricole au financement de la croissance est souvent désignée dans les
pays africains sous le terme d'investissement humain.
Dans l'une et l'autre de ces deux modalités, un écart se creuse entre
la valeur de travail fourni par le secteur agricole et la rémunération qu'il
reçoit.

Le financement du développement
par aggravation des prélèvements opérés sur le secteur agricole

Au sein du produit issu de l'activité des agriculteurs, on réduit la


fraction revenant au producteur en cantonnant ce dernier aussi près
que possible d'un minimum vital rigoureusement conçu. Par contre,
la part destinée à féconder l'ensemble de l'économie sera portée au
maximum.
Une telle politique se heurte à des difficultés lors de sa mise en
pratique. Tout d'abord, un certain nombre d'économies attardées vivent
sous un régime proche de l'économie de subsistance. Le minimum vital
est juste assuré comme l'atteste l'existence de périodes de soudure.
Un prélèvement plus accentué ne peut se concevoir que si les flux
agricoles sont préalablement augmentés. En vain évoquera-t-on la possibilité
d'accorder une priorité au prélèvement par rapport à l'autoconsommation.
Il faudrait pour cela posséder une administration ou un encadrement
politique qui sont incompatibles avec les structures actuelles de ces pays.
Il faut commencer par développer la production agricole en assurant,
grâce à un encadrement convenable de nature administrative,
coopérative, politique ou technique, le passage d'une économie de cueillette
et de subsistance à une économie de culture et d'échange. Dira-t-on

155
ROBERT BADOUIN

que le cas étudié se ramène à celui qui a été analysé dans le paragraphe
précédent ? Une semblable assimilation serait incorrecte.
L'affectation du surplus de production ne s'effectue pas selon les
mêmes principes. Dans un cas il bénéficie surtout au producteur, dans
l'autre il est visé par le prélèvement. Comme l'indiquait un texte très
clair relatif au développement économique du Soudan, devenu depuis
République du Mali : « Au cas où cette nécessité (réaliser un supplément
d'épargne) ne serait pas comprise des populations, l'État se devrait de
l'imposer par une fiscalité plus lourde, allant même jusqu'à prélever
sur le revenu individuel, la quasi-totalité de l'excédent de profit causé
par l'exécution de ses directives, quitte à freiner ainsi temporairement
l'amélioration du niveau de vie, même celui de la classe la plus nombreuse
et la plus défavorisée (celle des agriculteurs), ceci dans le seul but de
maintenir le rythme des investissements économiques et sociaux (i). »
Ce texte pose le principe du prélèvement intégral des accroissements
de production. La justification réside dans le rôle déterminant des
Pouvoirs publics qui grâce à la vulgarisation et à l'encadrement sont à
l'origine de l'amélioration de la production agricole. Il est cependant
permis de penser que l'agriculteur ne sera pas toujours très réceptif à
une semblable argumentation. On peut craindre de sa part une certaine
répugnance à consentir un effort qui ne lui bénéficiera en rien.
C'est un problème identique, celui de la compatibilité d'un
accroissement de l'effort et l'accentuation du prélèvement que l'on retrouve
dans l'hypothèse selon laquelle il est possible d'accroître la participation
de l'agriculture au financement du développement en raison de son
envergure au moment où cette politique est mise en œuvre. Mais
l'aggravation du sacrifice imposé ne risque-t-elle pas de conduire à une
contraction du produit agricole ?
Le risque envisagé a pu être atténué par un certain nombre de
correctifs, mais le problème général de l'absence de stimulants n'a jamais
reçu de réponse satisfaisante. Les mesures destinées à limiter le
découragement que pourrait provoquer l'absence de récompense directe à la
suite de l'effort accompli sont nombreuses. Remarquons tout d'abord
que la diffusion du progrès aboutit à un accroissement de la productivité.
Pour un travail identique, le cultivateur obtient des rendements plus
élevés. Le sentiment de frustration sera atténué puisque le surplus de

(i) Rapport présenté au Conseil exécutif de la Communauté, Saint-Louis, 1959.


156
SECTEUR AGRICOLE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

production n'aura pas exigé un supplément d'effort. Ce phénomène


peut être sensible dans les pays où l'utilité marginale du loisir est
élevée.
En second lieu, on peut s'efforcer de compenser l'absence d'intérêt
personnel par l'adhésion à un idéal collectif : volonté d'assurer la
construction nationale, émulation socialiste, désir d'accéder à un
développement accéléré. Quelle que soit la cohésion des communautés et des
groupes, on peut craindre que la portée de ces mobiles soit surestimée.
Il faut donc avoir recours à des procédés de type autoritaire et
coercitif. La politique économique de la Russie soviétique permet une
illustration variée de ce thème. Les livraisons obligatoires représentent
un premier moyen d'assurer un certain volume au flux agricole. Encore
faut-il que les structures du monde rural se prêtent à des opérations de
contrôle de l'exécution des obligations qui lui sont imposées. Le système
des contrats se heurte à la même limite. Il sera bien difficile de parvenir
à une primauté des livraisons sur la consommation du producteur.
Une seconde mesure concourt au même but : assurer une production
minimum. Elle se situe non plus au niveau du produit, mais à celui du
travail. L'agriculteur doit accomplir un nombre minimum de troudodni
pour que la besogne qu'il a accomplie au cours de la campagne agricole
lui soit effectivement comptabilisée et rémunérée (i). Mais en raison de
la multiplicité des troudodm, de nombreuses fraudes sont possibles.
Toute vérification de la qualité du travail effectué est délicate en raison
de la diversité des conditions et des terroirs. Les résultats obtenus
dépendant de l'action conjointe de l'homme et de la nature, il n'est pas
possible d'imputer un succès ou un échec à l'une ou l'autre de ces deux
forces productives.
A un minimum de travail requis, s'ajoute un investissement de
caractère obligatoire. Chaque unité de production est tenue de réserver
un certain pourcentage de ses revenus à la constitution d'un fonds
d'équipement. C'est un autofinancement institutionnalisé et
l'investissement reçoit à chaque campagne les sommes qui lui sont nécessaires.
L'ensemble de ces mesures assure à chaque unité un volume minimum
de facteurs de production à utiliser obligatoirement. Cette contrainte est
destinée à assurer le maintien des flux agricoles malgré les prélèvements
auxquels on les soumet. L'unité agricole est organisée en fonction de

i) H. Wronski, Le Troudoden, Sédès, Paris, 1958.

47
ROBERT BADOUIN

la hiérarchie établie entre les buts que l'on se fixe. Elle est moins un
centre de production ou un lieu d'investissement qu'une unité structurée
de telle sorte que la prise en charge du financement de la croissance par
le secteur agricole soit possible.
L'exemple de la Russie soviétique montre que Ton n'est pas
parvenu à résoudre convenablement le problème de l'accroissement de la
production agricole dans l'hypothèse où l'État accapare au profit du
développement économique l'intégralité des augmentations de cette
production.
Les techniques de prélèvement sont identiques à celles déjà
mentionnées. Seule l'ampleur de la pression exercée permet de préciser le
rôle exact dévolu au secteur agricole. L'écart entre le prix versé au
producteur et le prix exigé du consommateur, indique la part qui revient
aux Pouvoirs publics. Cet écart n'est pas en lui-même sans ambiguïté,
puisqu'on peut prétendre que ce sont les consommateurs qui supportent
la charge du financement. Mais tout sujet économique est
consommateur. La hiérarchie des revenus peut seule permettre de déterminer
quelles sont les couches de la population qui contribuent le plus au
financement.
Cependant l'extrême modicité des prix perçus par les agriculteurs
ne laisse aucun doute et le financement de la croissance soviétique a
été réalisé grâce au pressurage du secteur agricole. Le prix du pain
fournit une illustration parfaite de la modicité des prix agricoles à la
production et de l'importance de l'impôt. En 1939, pour un prix au
détail de 100 roubles l'agriculteur recevait 7,66 roubles tandis que
l'impôt représentait environ 68 roubles. Plus tard, en 1950, alors que
le prix du pain est passé à 240 roubles, la part de l'agriculteur est inférieure
à 10 roubles, tandis que celle de l'impôt est voisine de 170 roubles (1).
Par ailleurs, la valeur variable du troudoden permettait, grâce à une
détermination a posteriori, de limiter quel que soit le volume des récoltes,
la part des agriculteurs à un minimum sévèrement calculé.
Faire de l'exploitation agricole un centre de prélèvement demeure
une entreprise difficile à mener à bien. Dans d'autres pays, les
responsables du développement ont choisi d'autres formules pour mettre le
secteur agricole au service du développement économique.

(1) J. Coogan, Bread and the Soviet System, The Review of Economies and Statistics,
mai 1953, p. 161 et suiv.
I58
SECTEUR AGRICOLE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Ъе financement du développement par recours à la mobilisation


de la force de travail des agriculteurs

La plupart des économies attardées n'utilisent pas les forces de


travail dont elles disposent, à leur pleine capacité. Ces forces de travail
sont surtout concentrées dans le secteur agricole. Leur activité est
limitée soit par la nature même de Pautoconsommation dans laquelle
les cultivateurs se cantonnent, soit par le rythme des saisons qui
commande impérativement aux périodes propices aux travaux agricoles.
Chômage déguisé, chômage saisonnier, chômage associé à un système
d'économie rurale, toutes ces formes se combinent pour faire de l'absence
d'activité une donnée trop essentielle pour que le terme de chômage
puisse la traduire correctement.
La croissance économique peut résulter non seulement d'une meilleure
combinaison des facteurs de production, mais aussi d'une utilisation plus
complète de ceux que l'on possède. Or si le capital est rare, le travail
disponible peut se révéler très supérieur au travail effectivement accompli.
Il s'agit d'atténuer le déséquilibre quantitatif entre les facteurs de
production et d'employer la marge de travail disponible à atténuer le déficit
en capital. Une épargne forcée transforme du loisir en activité productrice
de biens d'équipement.
A vrai dire l'épargne préexiste puisqu'un certain nombre d'individus
sont consommateurs sans être producteurs et que d'autres émargent
plus au produit national qu'ils ne contribuent à le former. On cherchera à
mobiliser cette épargne ; cette mobilisation ne peut se faire que d'une façon
directe en mettant au travail tous ceux qui s'accommodent d'un mode de
vie les maintenant dans une inactivité prolongée. Appel au travail,
incitation au travail, contrainte au travail constituent des modalités nuancées
dans la mise au travail des masses, qui sont en fait des masses rurales.
La terminologie évoluera du travail forcé à l'investissement humain.
Trois conditions doivent être réunies pour que les populations
agricoles participent à cette modalité du financement du développement
économique. Tout d'abord il faut qu'un supplément de travail soit
effectivement accompli. Un simple transfert d'activité ne saurait aboutir
au résultat recherché.
En second lieu, le supplément de travail doit être affecté à une
activité productive et ne pas se borner à accroître le volume de ces
occupations mineures décrites sous le vocable de chômage déguisé.

159
ROBERT BADOUIN

Le désherbage du cimetière et le nettoyage du quartier représentent


des exercices louables mais ne constituent pas un apport au
développement. Doit-on exiger que le supplément de travail soit utilisé à des
travaux d'équipement ? Un accroissement de la production des biens
de consommation contribue à la croissance économique. Mais celle-ci
exige des modifications de structures qui seront plus facilement réalisables
si la mobilisation du travail est directement orientée vers l'investissement.
Il sera également difficile d'éviter que celui qui a contribué à la production
de biens de consommation, ne participe pas aux résultats acquis. Il est à
présumer que nous retrouvons une de nos hypothèses précédentes, celle
du financement découlant de l'accroissement des flux agricoles ou celle
de l'accentuation du prélèvement. Au contraire, l'affectation d'un travail
supplémentaire à des travaux d'équipement, constitue un mode
particulier de participation, pourvu qu'une troisième condition soit remplie.
La mobilisation des forces du travail et leur affectation à des travaux
d'équipement doivent s'accompagner d'une absence de rémunération
du travail ainsi accompli ou d'une rétribution inférieure au salaire versé
pour l'exécution de tâches analogues. Si le travail supplémentaire
accompli était rémunéré au taux en vigueur, il faudrait rechercher dans
d'autres directions le mode de financement de ces travaux. Peut-être
l'épargne forcée fiscale en constituerait-elle la source la plus commune ?
On retrouverait encore l'une de nos précédentes hypothèses. Si le travail
est effectué gratuitement, son accomplissement représente bien un mode
de financement de la croissance puisque les individus qui le réalisent
ont une activité productive accrue, tout en conservant un niveau de
consommation inchangé. Ce mode de financement présente l'avantage
de supprimer tous les problèmes relatifs aux techniques de prélèvement.
Par contre, ceux relatifs à la mise en œuvre des travaux demeurent
entiers, celui des mobiles en premier lieu.
On peut avoir recours à un impôt en nature fourni sous la forme
d'une prestation en travail. Participant du caractère obligatoire de
l'impôt, ce travail sera du travail forcé. Dans les pays où les revenus
monétaires sont faibles et où l'activité des individus est réduite, il
était logique de songer à prélever l'impôt sous forme d'un supplément
de travail destiné à contribuer à la construction d'une infrastructure :
route, pont, barrage, école, etc. Mais cette forme d'imposition n'a jamais
réussi à être très populaire, même lorsque les ouvrages exécutés avaient
un intérêt direct pour ceux qui étaient contraints de les édifier.

160
SECTEUR AGRICOLE ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE

II s'agissait alors de relier cette utilité au sentiment que l'on pouvait


en avoir et créer le cadre dans lequel cette utilité serait ressentie et
affirmée. L'expérience chinoise avec ses modalités diverses repose sur
ce principe. Les communes ont été le lieu où a été menée l'action
psychologique en vue de convaincre le paysan de domestiquer la nature et de
la maîtriser. La domestiquer en réalisant des travaux de défense contre
l'inondation, l'érosion ou la sécheresse ; la maîtriser à l'aide d'un outillage
agricole fabriqué dans des ateliers ruraux. Lorsque les communautés
rurales sont moins cohérentes, lorsqu'elles se montrent moins réceptives
à l'idéal du développement, lorsque le désir de les activer ou de les animer
se heurte à des structures sociales traditionnelles fortement ancrées,
d'autres méthodes pourront être utilisées. Le système des investissements
liés sera couramment utilisé. Les Pouvoirs publics consentiront à financer
une fraction des travaux, variable selon la nature de l'œuvre à réaliser,
à condition que les communautés rurales prennent à leur charge la
partie complémentaire. Celle-ci se résoudra le plus souvent à un apport
en nature. La formule de l'investissement conditionné combine plusieurs
types d'épargne. Sa souplesse permet d'engager des populations dans la
voie de l'épargne et de l'investissement.
Elle présente aussi l'avantage d'éliminer le problème de la
coordination entre les diverses activités économiques puisque l'initiative
revient aux Pouvoirs publics et que ceux-ci sont en mesure de prévoir
les répercussions des opérations entreprises. Lorsque les décisions sont
décentralisées, des erreurs peuvent se produire, comme celle qui a entraîné
la perte d'une fraction de la production agricole en Chine en 1958 par
suite d'une trop forte affectation de la main-d'œuvre à des travaux
incompatibles avec l'enlèvement intégral des récoltes.
Les formules d'investissement direct soulèvent des questions délicates
dans le domaine de la répartition. Comment assurer une contribution à
peu près équivalente de tous les membres d'une communauté ? Comment
faire en sorte que ceux qui s'adonnent à des tâches d'équipement et ceux
qui s'occupent à des travaux directement productifs soient traités de façon
à peu près égale ? Comment parvenir à une inégalité tolerable dans l'utilité
tirée des équipements collectifs, notamment dans les pays où prédomine
l'appropriation privée des terres dans de grands domaines ? Pourra-t-on
par voie fiscale récupérer la plus-value apportée aux terrains par la
réalisation de travaux exécutés gratuitement par une fraction de la
communauté ? Ces problèmes n'ont pas toujours reçu des solutions satisfaisantes.

161
11
ROBERT BADOUIN

L'importance de l'investissement direct dans le financement de la


croissance économique est variable. En Chine, une place primordiale
lui a été accordée au cours des premières années des plans de
développement puisque les investissements budgétaires ont occupé une
place minoritaire jusqu'en 1955 (1). Mais l'expérience chinoise, par son
caractère massif, n'est pas transposable ailleurs. Les données naturelles
peuvent ne pas être identiques. Il s'agira de lutter contre les insuffisances
de la nature et non contre ses excès. Les perspectives d'industrialisation
rurale peuvent être réduites même en se contentant de techniques rudi-
mentaires. La démographie peut aussi diverger. Toutes les fois que la
population sera clairsemée, sa mobilisation en vue de l'exécution de
travaux d'équipement exigera une intervention administrative dont le
coût réduira l'intérêt de la formule.
L'investissement direct sous forme de travail représente une méthode
de financement que les économies attardées ne sauraient négliger quoique
l'intérêt qu'elle offre soit fort variable selon les différences de structure.

* *
Cette esquisse rapide de la contribution du secteur agricole au
financement de la croissance économique n'avait d'autre prétention que de
rappeler et d'illustrer quelques réalités banales mais un peu négligées
par la littérature économique :
1. Toute croissance économique dont on veut assurer le
financement à l'aide d'une épargne d'origine interne doit nécessairement
avoir recours au secteur agricole pour assumer les charges financières
du développement;
2. Une croissance économique alimentée financièrement par le secteur
agricole peut prendre des allures différentes selon que l'agriculture
participe au lancement de la croissance ou contribue seulement à son
financement;
3. L'ampleur avec laquelle l'agriculture peut assurer le financement
de la croissance dépend de multiples éléments d'ordre économique,
démographique, sociologique. Les modalités de la contribution sont
diverses et doivent tenir compte de données variables d'un pays à un
autre.

(1) C. Bettelheim, Accumulation et développement économique de la Chine, F<conomie


appliquée, i960, p. 355.
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