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Texte 10 : Baudelaire, Les Fleurs du Mal , « Le Vin », « Le Vin des chiffonniers »

Introduction :

Présentation de l’œuvre : voir corrigés précédents.

Le poème « Le Vin des chiffonniers » appartient à la section « Le Vin ». Le poète après avoir vainement cherché la
consolation à son spleen dans le contact avec la foule des parisiens et notamment les plus démunis en lesquels il a pu parfois se
reconnaître fugacement (cf « les Aveugles »), envisage alors le vin comme un remède possible. Le vin est en effet pour les
misérables chiffonniers un moyens d’élévation vers un idéal épique qui peut le faire un temps sortir de sa condition. Dans une
première partie, du début du poème à la troisième strophe, le vin libère le chiffonnier de la misère. Puis, dans une
deuxième partie, de la quatrième à la sixième strophe, le vin rappelle aux chiffonniers leurs triomphes militaires. Enfin, dans la
troisième partie, aux deux derniers quatrains, le vin est présenté comme le consolateur divin inventé par l’homme pour se
soulager de sa condition.

I/ Quatrains un à trois : Le vin fait oublier aux chiffonniers leur triste condition

Le poème s’ouvre sur l’adverbe temporel « Souvent », antéposé et isolé par la virgule. Il s’annonce donc comme
une vision récurrente faite par le poète. L’atmosphère, « à la clarté rouge d’un réverbère », est d’emblée infernale en
raison de la couleur rouge et de la rude allitération en « r ». L’enjambement au vers 2 aggrave cette atmosphère
inquiétante : « Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre » (v.2). Les verbes employés au présent expriment en effet la
violence des éléments : « bat », « tourmente ». Le poète se trouve dans un « vieux faubourg ». Paris dénombrait de nombreuses
voies médiévales et tortueuses avant les transformations d’Haussmann. Baudelaire voit dans ce faubourg un « labyrinthe fangeux »,
métaphore péjorative assimilant Paris à un inextricable réseau de voies immondes. Cette capitale de la boue aggrave le
spleen, ce qu’exprime l’animalisation « l’humanité grouille en ferments orageux » (v.4), où les hommes sont assimilés à des
insectes. Cette première strophe ne comprend pas encore de propositions principales. Les nombreux compléments
circonstanciels qui la constituent suscitent un effet d’attente et de dégoût.

C’est à la seconde strophe que paraît la figure centrale du poème, qu’annonçait le titre : « On voit un chiffonnier qui vient »
(v.5). L’emploi du présent de vérité générale et du pronom personnel indéfini « On » annoncent un portrait du
chiffonnier. Le chiffonnier était un homme chargé de remuer les ordures de la ville afin d’y puiser des restes revendables et
recyclables. Le chiffonnier est dépeint via une énumération ternaire : « hochant la tête, / Buttant, et se cognant aux murs
comme un poète » (v.5-6). La lourdeur des trois participes présents et les sonorités explosives (t, b, c) restituent
la démarche heurtée du chiffonnier. La comparaison entre le chiffonnier et le poète rappelle que tous deux cherchent l’or
dans la boue, à la manière des alchimistes. Mais cette démarche hasardeuse témoigne surtout de l’ébriété du chiffonnier
indifférent à ce qui l’entoure : « sans prendre souci des mouchards, ses sujets, » (v.7). Il ne s’inquiète en effet pas des menaçants
indicateurs de police dans ce Paris nocturne. L’allitération en « s » restitue l’ivresse du chiffonnier qui considère ces
mouchards comme « ses sujets » : « Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets ». L’ivresse le porte même à parler à haute
voix puisqu’il « Epanche tout son cœur en de glorieux projets. » (v.8).

À la troisième strophe, son ivresse s’intensifie, aux vers 9 et 10 :

« Il prête des serments, dicte des lois sublimes, /


Terrasse les méchants, relève les victimes ».

L’énumération des quatre verbes d’action (« prête », « dicte », « terrasse », « relève ») et le rythme équilibré des
alexandrins, avec la césure à l’hémistiche, restitue ce combat imaginaire où le chiffonnier se rêve en héros faisant régner la
justice. Ce fantasme témoigne du besoin de justice sociale du chiffonnier, justice absente dans le Paris des miséreux. Le vin
transfigure la réalité, habille la misère d’un manteau de splendeur, comme l’exprime la comparaison « sous le firmament
comme un dais suspendu » (v.11). C’est dans l’ivresse que le chiffonnier peut ainsi exercer sa vertu : « S’enivre des splendeurs
de sa propre vertu. » (v.12). Les allitérations en « s », « v » et « r » font ressentir au lecteur cet état d’ébriété.

II/ Quatrains quatre à six : Le vin rappelle aux chiffonniers leur héroïsme

Le chiffonnier ivre incarne plus largement tous les miséreux de la ville, comme le montre
la périphrase au pluriel « ces gens harcelés de chagrins de ménage ». Baudelaire introduit ce portrait du prolétariat par
l’adverbe isolé « Oui » qui confère au poème l’oralité d’un discours contre la misère. L’énumération ternaire
de participes passés dépeint les pauvres en victimes d’une écrasante condition sociale :

« Ces gens harcelés de chagrins de ménage,


Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,
Éreintés et pliant sous un tas de débris » (v.13-15).
La métaphore entre ces miséreux et le « Vomissement confus de l’énorme Paris » dresse un tableau sombre et pathétique de
la misère, qui justifie le besoin d’ébriété. Le vin reparaît justement au quatrain suivant. Le verbe « revenir » au présent de
l’indicatif relance la longue phrase débutée au quatrain précédent et témoigne de la vigueur que le vin donne aux miséreux. Le
participe passé « parfumé » (v.17) est mélioratif et marque un contraste avec la description de la misère dans la strophe
précédente. L’alcool est également associé à la solidarité puisque les chiffonniers sont « Suivis de compagnons ». Ces derniers
sont cependant, « blanchis dans les batailles » (v.18). Cette métaphore désigne les fantômes des soldats morts, les chiffonniers
étant pour beaucoup d’anciens soldats, d’anciens « Grognards » de l’armée napoléonienne. Leur déchéance est symbolisée par la
comparaison « la moustache pend comme les vieux drapeaux. » (v.19) Le chiffonnier est ainsi une figure ambivalente, à la
fois victime misérable et ancien guerrier. Sous l’effet du vin, les chiffonniers se souviennent de leurs glorieux rêves militaires,
comme le montre le vocabulaire mélioratif :

« Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux »


Se dressent devant eux, solennelle magie ! ».

L’enjambement « Se dressent devant eux, solennelle magie ! » poursuit la phrase sur la strophe suivante. Cette versification
est audacieuse. Elle rend compte, avec l’exclamation, de l’enthousiasme que confère les effets du vin. L’obscurité laisse
place à une «étourdissante et lumineuse orgie /
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour » (v.22-23). L’énumération au pluriel suggère l’étourdissement lié au vin.
Plusieurs sens sont mobilisés dans ce délire alcoolique : la vue (« lumineuse »), l’ouïe (« clairons », « cris », « tambour »), le
goût (« ivre »). Il s’agit d’une véritable expérience synesthésique (expérience au cours de laquelle plusieurs sens sont sollicités
simultanément) comme celle décrite dans le poème « Correspondances » des Fleurs du Mal. Mais il ne s’agit là que d’un
délire, empli d’une gloire irréelle.

III/ Quatrains sept et huit : éloge du vin qui fait oublier à l’homme sa condition

Les deux dernières strophes adoptent le ton du moraliste qui médite sur « l’Humanité frivole » (v.25). Le poète
souligne la légèreté de ses congénères à travers l’adjectif péjoratif « frivole ». La tournure présentative « C’est ainsi que »
participe à l’oralité du poème. Baudelaire souligne alors l’ambivalence du vin, remède puissant mais dangereux. Le vin est si
puissant qu’il est associé à l’or et personnifié sous les traits d’un poète héroïque (« Par le gosier de l’homme il chante ses
exploits », v. 27) et d’un souverain (« Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois. », v.28). Mais il est dangereux car utilisé pour
oublier la misère comme le souligne la dernière strophe : « Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence ». C’est un remède réservé
aux miséreux, « ces vieux maudits qui meurent en silence ». Le vin vient compléter l’œuvre inachevée de Dieu qui, certes,
«touché de remords, avait fait le sommeil » (v.31). Mais le sommeil et les rêves apaisent insuffisamment les humains. Baudelaire
reproche à Dieu la cruauté de la condition humaine. Cette injustice a cependant été compensée : « L’Homme ajouta le Vin, fils
sacré du Soleil ! » (v.32). La majuscule fait du vin une figure divine.

Conclusion :

Ce poème propose un du vin, source de consolation pour les chiffonniers. Dans le Paris des laissés-pour-compte, des
démunis, des miséreux, le vin est à même de transformer la boue de la vie un or. Ainsi, Baudelaire assimile le chiffonnier
au poète qui cherche également à transformer le spleen en inspiration poétique. Mais l’échappatoire dispensée par le vin est
cependant illusoire et donc dangereuse, comme le montre Baudelaire plus tard, en 1860, dans son essai Les Paradis artificiels. »
Le vin des chiffonniers » peut être mis en en lien avec le poème « Le Soleil » dans lequel la figure du chiffonnier constitue
également une métaphore du poète en quête d’inspiration poétique.

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