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Aveugles »
Introduction :
Suite au procès que lui vaut, en 1857, la première publication de son recueil Les Fleurs du mal,
Baudelaire est contraint de retirer six poèmes condamnés. En vue de la deuxième publication expurgée qui
paraît en 1861, le poète en profite pour retravailler la composition de son ouvrage et pour ajouter de
nouveaux poèmes, notamment les dix-huit qui composent la section « Tableaux parisiens », qu’il place juste
après la section « Spleen et idéal ». Cette nouvelle section le poète, pour remédier au spleen qui l’étreint avec
davantage d’intensité à chaque poème, erre dans Paris où son regard croise des figures étranges et inattendues,
celles des déclassés et des démunis (mendiants, prostituées, vieillards…). Ainsi le poète innove en choisissant
un cadre urbain, en rupture avec la poésie romantique qui prenait la nature comme source d’inspiration ; il
innove également par le choix de sujets laids, jusque-là très peu présents en poésie, qu’il transfigure par la
création poétique illustrant l’un des vers de son projet de deuxième préface « Tu (Paris) m’as donné ta boue
et j’en ai fait de l’or ». Le sonnet « Les Aveugles » présente la cinquième rencontre du poète. Ces infirmes
inspirent au poète un portrait entre cruauté et solidarité puis, après un élan dans lequel il croit se reconnaître
en eux, le poète constate sa différence et la solitude de sa condition. Comment ce poème illustre la conception
baudelairienne du poète alchimiste qui transforme la boue en or ? Tout d’abord nous étudierons les deux
quatrains qui offrent un tableau des aveugles, puis les deux tercets dans lesquels après une tentative de
rapprochement avec les aveugles le poète exprime un sentiment d’isolement, d’exclusion même.
C’est un poème remarquablement construit, où le titre joue un rôle primordial. En effet, s’il n’y
en avait pas, on ne saurait pas de qui parle Baudelaire avant le dernier mot du poème.
Cependant, en dissipant toute incertitude dès le début, il souhaite mieux nous induire en erreur. Le
titre est en fait destiné, pour mieux ménager l’effet de surprise final, à nous mettre sur une fausse piste : il fait
croire au lecteur qu’il souhaite parler des aveugles afin de cacher qu’il souhaite parler de sa condition de
poète. Il ne se sert des aveugles que pour mieux faire entendre son état d’âme : ce sonnet est en réalité
construit sur une description comparative. Baudelaire se reconnaît dans les aveugles, car ils lui offrent un
miroir de sa propre condition.
De fait, la description comparative des aveugles est d’autant plus saisissante qu’elle n’a pas été
annoncée, d’autant plus efficace qu’elle est inattendue.
Le paradoxe naît alors de la cruauté, ou plutôt du manque de sensibilité dont semble faire preuve
Baudelaire, et repose sur :
Au-delà de la description paradoxale sans concession des aveugles considérés dans leur ensemble,
ainsi qu’en témoigne l’article défini du titre (Les Aveugles), Baudelaire a recours à leur regard pour faire
glisser le paradoxe vers la valeur symbolique, grâce notamment à une versification suggestive :
- au dernier vers du premier quatrain, grâce à une antithèse saisissante, les aveugles ont laissé une
impression extrêmement forte au lecteur : tournés vers le ciel, leurs regards éteints semblent fixer avec
insistance quelque chose. Cette façon des aveugles de diriger leurs regards est au cœur de la
compréhension du poème.
Le second quatrain va revenir avec insistance sur ce fait, tout d’abord avec le rejet de Au ciel au début du vers
7, rejet qui souligne l’effet d’ascension du regard des aveugles, mais aussi en apportant une précision capitale
qui en souligne encore davantage l’aspect paradoxal : bien qu’ils ne voient pas, ceux-ci semblent regarder au
loin (vers 6).
- cet effet d’ascension du regard semble donc être dirigé vers le ciel, c’est-à-dire vers l’endroit d’où
vient cette lumière qui ne leur est pas perçue. Si la fin du quatrain va de soi (en effet, si la tête des aveugles est
toujours levée vers le ciel, elle ne peut pas pencher vers les pavés), elle marque un tournant dans le poème,
faisant passer d’une description purement physique de l’attitude des aveugles à une interprétation
psychologique, autant grâce à l’adverbe rêveusement (vers 8) qu’au mot qui achève le quatrain, appesantie.
Pour Baudelaire, ce mouvement de la tête des aveugles marque une quête spirituelle, un espoir qui les fait
vivre, et ce d’autant que l’emploi de la majuscule à Ciel au dernier vers, alors qu’elle est absente au vers 7,
souligne le passage du matériel au spirituel.
En ayant les yeux toujours levés vers le ciel, les aveugles semblent échapper, non seulement
aux soucis et aux problèmes qui sont souvent le commun des autres hommes, mais aussi à
leur condition d’aveugles. Ils incarnent ainsi rétrospectivement l’ensemble des hommes qui traversent le
noir illimité (vers 9) et cherchent à découvrir ce qui pourrait donner un sens à leur condition humaine. Mais
finalement, Baudelaire se désolidarise de ces aveugles pour dresser le portrait de sa différence et mettre en
valeur le sentiment de sa solitude.
Tout comme les quatrains avaient mis en place la présentation des aveugles sous le signe du paradoxe,
les tercets utilisent le même procédé pour signaler la solitude du poète.
Cette identification est d’autant plus forte qu’elle semble s’opposer aux autres, représentés ici
par la cité (vers 10) soulignée par un Ô vocatif et rejetée en fin de vers, ce qui en marque la solennité. Ainsi, la
cité représente le reste de l’humanité dont le poète et les aveugles sont exclus, sentiment d’autant plus prenant
que la gradation du vers 11 : tu chantes, ris et beugles met l’accent sur les plaisirs sans retenue du reste de la
population. Par ailleurs, ce manque de retenue est témoigné par les assonances en [ou] et [i] qui, se
poursuivant sur le premier vers du dernier tercet, en soulignent le caractère bruyant :
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité.
Arrivé à la fin du sonnet, la foule bruyante des Parisiens qui s’abandonne aux plaisirs donne une
impression de vulgarité et le verbe beugles, mis en évidence par sa position terminale dans la gradation, a pour
effet de l’assimiler à du bétail.
Mais, si le poète et les aveugles ont en commun d’être différents, au sein même de cette exclusion,
Baudelaire crie dans le tercet suivant, et notamment dans le dernier vers, son immense solitude.
Si, comme nous l’avons vu, le poète est solidaire des aveugles, cette « fraternité » ne dure que
l’instant de deux vers, faisant le lien avec le dernier tercet et le « cri » final de Baudelaire manifestant la
différence du poète.
En effet, dès le dernier hémistiche du vers 13, mais, plus qu’eux hébété, le poète finalise sa
marginalisation entamée lors de l’interpellation brusque de la cité et fait constater qu’il est encore plus
malheureux et démuni que ses compagnons d’infortune, grâce au dernier vers : Je dis : Que cherchent-ils au
Ciel, tous ces aveugles ? Alliant interrogation et désespoir, le rythme haché et les sonorités de l’adjectif hébété
suggèrent l’émotion du poète qui se traîne encore plus douloureusement que les aveugles : Vois, je me traîne
aussi !
Ainsi, tout en achevant le portrait des aveugles, Baudelaire achève son propre portrait, donnant
tout son sens au poème et livrant la raison de son rapprochement éphémère des aveugles : si ces derniers
incarnent symboliquement l’attitude de l’homme à la recherche d’une réponse spirituelle au mystère de
l’existence, le poète lui ne cherche pas et n’espère rien. Pour Baudelaire, l’absurdité de sa condition
et son angoisse existentielle sont sans réponse spirituelle possible, ce qui l’oppose aux
aveugles qui continuent à chercher des réponses. Contrairement à eux, il ne peut croire au
Ciel !
Conclusion
Comme dans d’autres poèmes de la même section, « À une mendiante rousse » où il fait l’éloge de la
beauté d’une mendiante ou encore « Les Petites Vieilles » où il célèbre les vieilles en raison de leur beauté,
de leur grâce et de leur gloire passées, Baudelaire fait preuve ici d’une forme de communion avec les
aveugles, qui, conformément à la volonté affichée dans cette section du recueil, révèle alors une certaine
forme de beauté en mettant en évidence la différence entre l’être et le paraître.
En réussissant à transmettre le désespoir et l’exclusion du poète au lecteur, « Les
Aveugles » fait le lien avec le deuxième poème de la première section « L’Albatros », qui évoque l’homme
déchiré entre l’aspiration à l’élévation et l’attirance pour la chute, déchirement à l’origine de l’envie nommée
Spleen, auquel il tente d’échapper en observant ici les démunis. « Les Aveugles » traduisent chez leur auteur
la conscience d’être différent des autres en ayant recours à une image très suggestive pour dépeindre sa propre
condition dans une société qui l’ignore complètement.