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LES AVEUGLES

L'enjeu

Comment à travers le regard qu'il porte sur les aveugles le poète exprime-t-il son rapport au monde ?

I. Premier mouvement : la laideur des aveugles (deux quatrains)

Caractère choquant, voire provocateur de la description des aveugles : « ils sont vraiment affreux ! » (Adjectif attribut du
sujet dépréciatif). v. 1 : contraste entre l'incitation, adressée par le poète à son âme (destinataire), à « contempl[er] » les
aveugles et leur laideur repoussante.

Effet de surprise : pourquoi inciter à contempler la laideur ? Le terme « contempler », qui connote une jouissance
esthétique ou religieuse, laisse plutôt attendre un objet positif, admirable. Mais le verbe est justifié : il s'agit en fait de
méditer sur la scène vue. La laideur des aveugles provient de leur aspect dégingandé, c'est-à-dire disloqué dans la
démarche (d'où la comparaison avec les « mannequins » des ateliers d'artiste) et à l'étrangeté de leur attitude qui les
assimile à des « somnambules ». Les « globes ténébreux » de leurs yeux : dimension plus inquiétante, macabre. Le rythme
de la phrase qui court du vers 2 au vers 4 souligne la dislocation du corps et de la démarche : la césure du vers 2 est
fortement appuyée par la pause du point-virgule, le vers 3 est un peu déséquilibré par la pause de la virgule qui scinde le
premier hémistiche en deux membres de trois syllabes et le vers 4 se développe au contraire librement autour d'une césure
peu marquée. L'effet d'irrégularité rythmique est manifeste.

Second quatrain : insistance sur la posture des aveugles, qui ont le regard tendu vers le ciel : « Leurs yeux [...] / [...] restent
levés / Au ciel ». Cela s'oppose à une autre attitude, visiblement plus courante parmi les hommes, qui est de « pencher
rêveusement » la « tête appesantie » « vers les pavés ». Dévisager le réel, signifié par les « pavés » urbains, amène en effet à
s'affronter à la déception que la réalité engendre, à la mélancolie qu'elle fait naître. Les aveugles, gardant la tête levée,
persistent, bien que la « divine étincelle » (v. 5) ait déserté leurs yeux, à fouiller un ciel vide pour y trouver une raison de
croire et d'espérer. Ils sont encore tendus vers une origine divine, ou vers un Idéal qui donnerait sens à leur existence. Le
groupe prépositionnel « au ciel » (v. 7) est en position de rejet, ce qui le met en valeur ! On a une suggestion de l'élan, de la
tension des aveugles vers le monde céleste.
II. Deuxième mouvement : la mise en relation entre ces aveugles et les autres hommes (deux tercets)

Le premier tercet opère une rupture énonciative : alors que, depuis le vers 1, le poète paraissait s'adresser à son « âme », il
apostrophe désormais la ville de Paris : « Ô cité ! » (v. 10) sur le mode familier du tutoiement. La « cité » et le commun des
mortels se livrent au « plaisir » jusqu'à la débauche : le vers 11 qui comporte une métonymie (« tu » renvoie à la « cité » du
vers précédent qui désigne elle-même en réalité les habitants de la ville) indique des excès sonores manifestant une perte
d'humanité, une animalisation des Parisiens (voir le verbe péjoratif « beugles ») et le vers 12 implique la condamnation
morale d'un hédonisme outré (par le terme péjoratif « atrocité »). Au contraire, les aveugles demeurent tendus vers leur
quête spirituelle. Comme eux, le poète est en marge de la société, isolé au milieu de la ville bruyante, agressive (lexique
péjoratif des vers 11 et 12), dont le vacarme fait d'autant plus ressortir le « silence éternel ». Un parallèle s'est établi entre
eux et lui, souligné par la construction des vers 1 et 13 : deux impératifs, deux interlocuteurs, deux spectacles à regarder, le
tout souligné par « aussi » (vers 13) et la comparaison.

Le poète partage explicitement cette tension vers le spirituel qui fait paraître maladroite la démarche sur terre : « je me
traîne aussi ! » (v. 13). On pourra à cet égard faire un rapprochement avec l'attitude de l'oiseau dans « L'albatros ». Le poète
se distingue des aveugles en se disant « plus qu'eux hébété » (v. 13). Il semble en effet que, contrairement aux aveugles, il
ignore ce qu'il cherche exactement « au ciel ». L'Idéal vers lequel il tend n'a sans doute pas l'apparence lumineuse et
précise de Dieu, ni même du divin – fût-il dérobé aux regards, retiré ou même mort. Le poète n'est pas, comme les
aveugles, constamment tourné vers le ciel, mais qu'il se tourne aussi parfois vers la réalité la plus décevante, la plus abjecte
ou encore la plus rugueuse, celle des « pavés » (v. 7). Mais il est aussi tendu vers le ciel, vers l'Idéal. Le poète connaît une
double postulation qui en fait un être peut-être plus perdu, plus désorienté que les aveugles.

La majuscule du mot « Ciel », au vers 14, contraste avec le mot « ciel » du vers 7. Elle insiste sur la connotation religieuse du
mot. Le poète est un aveugle, lui aussi, mais qui souffre d'une angoisse plus profonde, car moins assurée d'une présence
divine que les aveugles. Il ne peut donc que s'interroger sur ce que cherchent les aveugles – alors qu'eux savent ce qu'ils
cherchent. La question finale, sans réponse, est aussi sans destinataire précis : le poète, sans appui, perdu dans son
angoisse, en vient à formuler cette question métaphysique.

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