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Des escrocs magnifiques


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Du même auteur

LaMortd'un roi, en collaboration avecJean-René Laplayne,


Albin Michel, 1971.
La Véritépiégée, Calmann-Lévy, 1979.
Flics et voyous, Éd. Radio Monte Carlo/Flammarion, 1985.
L'Affaire Weidmann : lasanglantedérived'un dandyallemand
au temps du Frontpopulaire, Albin Michel, 1989.
C'étaitMarseilled'abord, en collaboration avecCharles-Émile
Loo, Laffont, 1992.
L'Ombre d'un dossier, J'ai lu, 1994.
Les Dossiers de l'argent, France-Empire, 1997.
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Roger Colombani

Des escrocs
magnifiques

LES GRANDS DESTINS

Flammarion
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© Flammarion, 1998
ISBN 2-08-067621-0
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INTRODUCTION

L'escrocatoujoursété, auregarddesreprésentantsdelaloi,
un criminel redouté : un individu complexe, fourbe, dissi-
mulé, sournois, qui opérait masqué et faisait preuve d'un
esprit subtil pour réaliser ses méfaits.
Hugo les appelait «des écumeurs d'aventures »ou «des
chasseursd'expédients».Lh' ommedelaruelesdésignaitsous
desnomsdivers, dontcertains, denosjours, vieillis oudispa-
rus, sont empreints d'une certaine poésie : aigrefin, chevalier
d'industrie, écornifleurousimplementvoyou.Ils n'en étaient
pasmoinsdesparasites sociauxdontlesactes étaient commis
sansétatd'âme,surdesindividuschoisisparmilesplusfaibles,
les plus naïfs, ou au détriment de la collectivité.
Les escrocs qui figurent dans ce livre étaient encore des
hommesseuls,desartisansducrime,desmagiciensenquelque
sorte, capables de faire duvrai avecdu faux, del'or avec du
vent. Ils étaientdotés, pourcefaire, d'une personnalitédomi-
nante, d'un abordavenant, d'un contactchaleureuxet rassu-
rant, d'une élocution convaincante.
Thérèse Humbert, le marquis de Rayes, Bolo Pacha, Sta-
visky, Marthe Hanau, Lustig étaient des produits de leur
époque,dontlesescroqueriess'appuyaientsurdesévénements
ou des modes, mais ils auraient peu de chance de réussir
aujourd'hui. Envérité, lesescrocsontsuivilecoursdutemps.
Ils existenttoujours maisleursméthodessesonttransformées
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avecl'évolution dela société. Ils ont découvert les paradis fis-


caux, sesontintroduits surlesmarchésfinanciers, ontcréédes
sociétés «offshore»ouvert des comptes exotiques qui, malgré
leur nom, se trouvent à portée de leur téléphone ou de leur
ordinateur. À l'image de Michael Milken, évoqué dans ce
livre, ils ont acquis une parfaite connaissance des circuits
économiques et financiers, pénétré les milieux industriels et
commerciaux, organisé des trafics, des circuits parallèles de
contrefaçons qui coûtent chaque année des centaines de mil-
liards de dollars à l'économie mondiale.
Leurfonction criminelle s'est élargie. Ils nesont plus seule-
ment des escrocs. Àl'intérieur des mafias qui parasitent les
marchés, ils trafiquent, corrompent, blanchissent l'argent sale
pour le réintroduire dans des affaires légales, jusqu'à pénétrer
les institutions.
Leurscarnets d'adresses sont remplis denomsdepersonna-
lités dumondedelapolitique et desaffaires, hommesdepou-
voir et d'argent qu'ils côtoient ou fréquentent.
SicesfiloussolitairesquefurentMartheHanau, Oustricou
Joanovicilesvoyaientopéreraujourd'hui dansunmondesans
frontière, sur des marchés sans véritable règle, ils considére-
raient sans doute que l'évolution des techniques a tué le
métier.Àquoibonêtreescrocsil'on nepeutplusseréjouirde
ses escroqueries, faire croire pendant dix-sept ans, comme
ThérèseHumbert,auxcréanciersquiluiontprêtédesmillions
or qu'elle attend toujours un héritage d'Amérique, vendre
comme Lustig la tour Eiffel à des ferrailleurs en quête d'une
bonne affaire...
L'escrocmoderne, devantsonordinateur, prendsansdoute
moinsderisques enmanipulant dessommesfabuleuses. Mais
il ne s'amuse plus. L'argent est une chose sérieuse.
Dans cette galerie d'escrocs disparus, vous allez rencontrer
desfilous légendaires, leurs étonnantes personnalités, leméca-
nismesubtil deleurs forfaits;vouslesverrezévoluerdansleur
époque. Puissent-ils, en vous révélant les multiples facettes
d'un monde surprenant et mal connu, vous intriguer, vous
intéresser et vous surprendre.
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LE MARQUISDERAYES, MARCHANDD'ÉDEN, UNFAUX


MARQUIS ET AUTHENTIQUE ESCROC, QUI CRÉA UNE
COLONIE FANTÔME DANS LE PACIFIQUE

Connaissez-vous Port-Breton ? Et la Nouvelle-Irlande?


Non?Il n'y a rien d'étonnant à cela. Prenez une loupe, une
carte de l'océan Pacifique et promenez-vous au large de la
Nouvelle-Guinée. À cinq cents kilomètres au nord de Port
Moresby, àmi-chemin del'Équateur, vous trouverezl'archipel
Bismarck. Gardez le cap au Nord en longeant les côtes inhos-
pitalières delaNouvelle-Angleterre et vous finirez par arriver à
la Nouvelle-Irlande. La capitale de cette île est Port-Pralin,
baptisée ainsi par Bougainville, et rebaptisée un temps Port-
Breton pour les besoins de la cause, celle de Charles Bonaven-
ture Dubray, marquis de Rayes, faux gentilhomme breton et
authentique aventurier, né au beau milieu du XIX siècle.
Sa vie, bien qu'il ait trente-sept ans au moment où
commence ce récit, est un véritable roman. Il a couru la pla-
nète àlarecherche delafortune :l'Amérique d'abord oùil par-
ticipe à la ruée vers l'Ouest et vers l'or, puis le Sénégal où il a
monté un comptoir, Madagascar, l'Indochine... La réussite
n'ayant pas été au rendez-vous, il vint un jour reprendre
haleine dans son manoir breton de Kimerch en Bossallec, dans
le Finistère...
Là, dans l'attente d'autres départs, il se grise de voyages
autour de sachambre. Penché sur des atlas, il rêvede fabuleux
trésors. Saréclusion estvolontaire, carrien nele séduit decette
société française qui installe sur le pays l'hydre de la Répu-
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blique. Il faut en effet savoir que le marquis de Rayes est àla


fois profondément royaliste et catholique, «prêt, jure-t-il, à
combattre jusqu'à la mort pour mes idées ». Mais seul, que
peut-il faire face à la gueuse et à ses laquais si puissants?
C'est finalement sur les cartes qu'il trouvera la réponse. Le
XIXsiècle qui s'achève offre encore, à travers la conquête de
terres non habitées - par des Européens s'entend- la possibi-
lité d'organiser de véritables croisades. Les colonies sont tou-
jours àla mode. Aller là-bas aider de bons sauvages àdevenir
des esclaves dévoués aux colons qui sont, par nature, les
envoyésdeDieu, peut-on rêverplus noble mission?D'autant
qu'en France, les avancées de l'enseignement laïque, l'école
sans Dieu, face auxécoles religieuses nonautorisées, semblent
auxyeuxdes catholiques intégristes unevéritable plongéevers
l'enfer. L a F r a n c e n e sera p l u s j a m a i s la fille a î n é e d e l'Église.

Ils s o n t n o m b r e u x c e u x q u i v e u l e n t q u i t t e r u n p a y s v o u é à la

m a l é d i c t i o n divine. « L ' o c c a s i o n rêvée p o u r m a c r o i s a d e ! » se

d i t le b o n m a r q u i s . Il a r e p é r é s o n territoire : la N o u v e l l e -

I r l a n d e . D é j à il rêve d e l ' é t e n d r e b i e n a u - d e l à d e ses limites

n a t u r e l l e s — d e G u a d a l c a n a l à l ' A m i r a u t é — et d ' y e n g l o b e r les

six c e n t c i n q u a n t e îlots q u i f o n t d e S a l o m o n et B i s m a r c k u n e

s o r t e d e V o i e lactée o c é a n e . Q u ' i m p o r t e qu'il n ' a i t a u c u n d r o i t

s u r ces terres : les croisés étaient-ils passés c h e z u n n o t a i r e

a v a n t d'aller e n P a l e s t i n e ? L ' i m p o r t a n t est d e recueillir suffi-

s a m m e n t d ' a r g e n t p o u r e n v o y e r u n p r e m i e r b a t e a u c h a r g é

d ' é m i g r a n t s . « L e reste s u i v r a », se d i t le m a r q u i s .

L e 2 6 juillet 1 8 7 7 , p a r a î t e n q u a t r i è m e p a g e d u P e t i t J o u r n a l

u n e a n n o n c e p o u r le m o i n s insolite : « C o l o n i e libre d e P o r t -

B r e t o n . T e r r e à c i n q f r a n c s l'hectare. F o r t u n e r a p i d e et a s s u r é e

s a n s q u i t t e r s o n pays. P o u r t o u t r e n s e i g n e m e n t , s'adresser à

m o n s i e u r D u b r e i l d e R a y e s a u c h â t e a u d e K i m e r c h e n Bossal-

lec, Finistère. »

L ' a n n o n c e fait merveille. L e s d e m a n d e s affluent. O n e n

c o m p t e r a b i e n t ô t q u a t r e c e n t mille. À M a r s e i l l e , u n n o t a i r e

s ' e m p l o i e e x c l u s i v e m e n t à r é d i g e r les actes d ' a c h a t . D e u x

sortes d ' a c q u é r e u r se p r é s e n t e n t : c e u x q u i p e n s e n t a i d e r à la
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propagation de la Foi sur des terres impies et ceux qui rêvent


d'un bon placement. On recrute de pauvres gens ravis
d'échapper à leur misère. On leur propose par contrat cinq
francs d'argent de poche par mois puis, au bout de cinq ans,
quinze hectares debonne terre et une maison dequatre pièces.
Ladescription qu'on leur fait du pays est idyllique : la terre est
fertile, les Papous qui habitent là-bas sont de gentils indigènes
accueillants et généreux. La Nouvelle-Irlande est l'éden du
Pacifique.
Devantl'ampleur dusuccèset pour mieuxrecueillir l'argent
qui afflue, le marquis fonde deux agences, une à Quimper,
l'autre à Paris. La première croisade peut être lancée. Un
bateau deneufcents tonneaux, LeChandernagor, est acheté au
Havre. Mais, au dernier moment, le gouvernement français
intervient. Il sait ce que représente la vie dans la Nouvelle-
Irlande. Tous les navigateurs ont décrit cette île, bordée de
côtes inhospitalières et dangereuses, comme le royaume de la
pluie, de la boue et des fièvres... Le départ est interdit, les
fonds devront être remboursés.
«Qu'importe ! Nous partirons d'Anvers », décide le mar-
quis. Ànouveau, la France contrecarre le projet et demande à
son consul d'intervenir. Alors d'Anvers on passe à Flessingue.
Cette fois, Le Chandernagorpeut appareiller, commandé par
un certain Mc Laughlin.
Cent cinquante émigrants sont àbord. Levoyagese déroule
dans des conditions effroyables : l'équipage et les colons
souffrent de la faim et de multiples autres maux, tandis que le
baron Lacroix, homme de confiance du marquis, et ses amis
embarqués avec lui se livrent à de véritables bacchanales.
L'arrivée en Nouvelle-Irlande est encore plus dramatique. Le
baron Lacroix fait débarquer le capitaine Mc Laughlin et les
passagers dans la plaine marécageusedeLitti, sur la côte oppo-
sée à Port-Breton. Dans la nuit, abandonnant ces malheureux
sans vivres et sans abri, Le Chandernagormet le cap sur Syd-
ney. Tousmourront, saufun, retrouvé plus tard, aucours dela
troisième expédition.
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Informé, de Rayes n'hésite pas àsoutenir son comparse, le


baron. «Cesgens-là s'étaient mal conduits pendant la traver-
sée, dit-il. Ils avaient besoin d'une leçon. D'ailleurs, si M. de
Lacroix les a ainsi exposés à la mort, cen'est, après tout, que
pour leur apprendre à vivre. »
Commepersonnenereviendrapourdire cequis'est passéà
Port-Breton, le marquis de Rayes peut poursuivre sa double
campagnepourlefinancementetlepeuplementdecettecolo-
niecatholique. Il estrusé. Il sait quel'Église n'est pasenodeur
de sainteté àl'époque deJules Ferryet de Frédéric Falloux. Il
sait aussi que les luttes en faveur de l'école laïque ont suscité
dans le pays uneassezforte opposition. Ceseradonc dans les
rangs de celle-ci qu'il rencontrera le plus clair de sa clientèle.
Et puis le marquis nemanqueni demots ni d'imagination
pour dépeindre sacolonie. «UnEldorado!Unmodèledecli-
mat tempéré! Un magnifique pays boisé, fertile, admirable-
ment arrosé! Le terrain, toujours selon lui, s'élevant
rapidement àpartir dela mer, permettait àchacun dechoisir
l'altitude et par conséquent, la température convenant à son
tempérament. Dessources et descours d'eaupartout qui faci-
litent l'arrosage. Quantauxcultures, n'en parlonspas!Lepays
est adaptéàtoutes lesproductions coloniales. Toutpoussesur
cette terre, tout foisonne!Lesrécoltes sont aumoinscinqfois
plus importantes qu'en Europe, tandis que la proximité de
l'Australie offre un gigantesque marché. »Il suffit d'y aller.
Résultat :ladeuxièmeexpéditionestbientôt prête. LeGenil
est affrété. Il s'agit, cette fois, d'un steamerenfer detrois cent
cinquante tonneaux, vieuxet rongéparla rouille. Tiendra-t-il
pour un aussi long voyage? «Évidemment», affirme le
marquis.
Silefinancementvabontrain, lerecrutementdescolonsest
devenu un peu plus difficile. Fort de l'expérience du premier
voyage, le marquis entend qu'ils soient désormais triés sur le
volet, capables de faire face à toutes les situations, paysans et
soldats àlafois. Carils devront mettre enplacele programme
agricole qu'il a lui-même développé au cours de la réunion
fondatrice, organisée à Marseille.
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Le capitaine Rabardy qui commande Le Genil est une


sombre brute. Il est connu pour abandonner en route les
membres de son équipage et les passagers qui lui déplaisent.
«S'il pouvait arriver seul à destination, il n'hésiterait pas »,
disent de lui ses armateurs. Et, au cours du voyage, Rabardy
ne faillira pas à sa réputation. Il se croit persécuté, voit des
assassins et des conjurés partout, au point qu'il ne
passe jamais à table sans poser son revolver à côté de son
assiette.
Lecomportementducapitainefinit pardesservirlesintérêts
dumarquis deRayes. Pouréchapperàcetyran insupportable,
certains colons préfèrent s'arrêter à Singapour. « Pas question
de continuer jusqu'à Port-Breton avec ce type-là », expliquent-
ils. O n les remplace en catastrophe par vingt-cinq Malais qui
se révéleront très vite totalement inutiles. U n e fois sur place,
Le Genil, ancré dans l'anse naturelle de Port-Breton, se
contentera d'attendre la troisième expédition.
E n France, le marquis de Rayes, qui se fait désormais appe-
ler Charles I sefélicite sansvergognedumagnifique résultat
obtenu par la deuxième expédition. Nous sommes en 1880.
Mac-Mahonadémissionné.Jules Grévyl'a remplacéàlapré-
sidence de la République. Jules Ferry instaure l'école laïque,
gratuite et obligatoire. Le gouvernement fait fermer les cou-
ventsetlesécolesdescongrégationsnonautorisées, cequipro-
voquedenombreuxincidents dans le pays. Lapolémique qui
s'ensuitapporteainsidel'eauaumoulindumarquis. Dansson
journal, LaNouvelleFrance, il fait maintenant appel àla cha-
rité publique. Il propose àseslecteurs d'envoyer dans la colo-
nie catholique, «les mille petits riens qui encombrent nos
demeures et d'y ajouter les dons que la piété ingénieuse ima-
ginepour faciliter auprès despeuples sauvages leprosélytisme
des missionnaires : les linges et les ornements nécessaires àla
décorationdesautels, lesjouets, laverroterie, lestissus decou-
leur par lesquels on attire plus aisément les peuples primitifs
vers les leçons salutaires du «Bon Père », comme ils disent
dans leur filial langage. »
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N'est-ce pas le premier pasvers la Foi et la Vérité?Ànou-


veau les dons affluent en masse aux agences. Quelques-uns
sont accompagnés de billets d'une décourageante naïveté. Les
jeunes filles de Villeneuve-lès-Maguelonne, sous la direction
deMmeGarboulot, fontparvenironzecostumespourhabiller
décemment les sauvages. Mademoiselle G., à Saint-Servain-
Nazareth, envoie, elle, cinq francs pour vêtir les indigènes,
Mlle B., à Montpellier, quarante-cinq résilles en chenille et
perles pour coiffer les femmes indiennes.
À quoi tout cela servira-t-il? Là n'est pas la question.
L'important, c'est le climat que ce mouvement populaire est
en train decréer et qui favorise si parfaitement lesprojets, pas
catholiques du tout, qu'échafaude le marquis de Rayes.
En avant pour la troisième expédition! Cette fois, elle est
beaucoup plus importante que les autres. Lerecrutement des
colons s'est mieuxdéroulé. Onen comptetrois cent quarante
que l'on entasse plutôt mal que bien dans les cales, et jusque
dans le moindre recoin dunavire, L'India, un steamerenbois
dont la machine délabrée réclame d'incessantes réparations.
Ce qui explique pourquoi les escales, en cours de route,
seront plus longues et plus nombreuses que prévu.
Uneinnovation intervient :pourlapremièrefois, unrepré-
sentantofficiel del'Église, lerévérendpèreLanuzel, ferapartie
du voyage. L'autorisation du Vatican n'a pas été donnée au
révérendpèredanslecadredelacroisadedumarquisdeRayes
mais pour une vague tournée d'inspection et de propagation
delaFoidanslesîlesduPacifique. Onraconted'ailleurs quele
marquis de Rayes avait précédemment refusé d'embarquer le
supérieur d'une congrégation lyonnaise avec plusieurs de ses
moines. Craignait-il des témoins gênants?Pourquoi, dans ce
cas, a-t-il accepté le père Lanuzel?A-t-il passé un pacte avec
lui? On ne saura jamais.
L'India est placé sous le commandement du capitaine Le
Prévot, un personnage guère plus sympathique que ses pré-
décesseurs, taciturne de surcroît. Rabardy, le capitaine du
Genilqui le connaissait bien, disait delui : «Il al'air profond
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mais il n'est que creux. »Lemarquis appréciait pourtant cet


hommeetlui avaitconfié, enplusdesoncapitanat, lepostede
gouverneur de Port-Breton. Làencore, il s'agissait d'une pre-
mière : cetitre hautementsymbolique n'avait jamais été attri-
bué auparavant.
Levoyagesedéroule sans incident. Àceci près que, àpeine
ancré dans la baie de Port-Breton, LePrévot n'a rien de plus
pressé que de débarquer les colons et de les entasser dans un
hangarqui avait été construit par les malheureuxpassagers du
Chandernagor. Lemédecin de bord proteste, considérant que
l'endroit est malsain et dangereux.. en vain.
On s'en souvient, Le Genildu capitaine Rabardy est tou-
jours mouillé à Port-Breton. Du coup, Le Prévot gagne son
bord et donne l'ordre d'appareiller pour Sydney. «Le temps
d'aller chercher des approvisionnements », assure-t-il. Et il
ajoute qu'il ne sera pas absent plus de cinquante jours. Les
jours, lessemainespassent.Aprèsquatre mois, il n'est toujours
pas revenu. On commenceàmanquer devivres. Laration de
v i a n d e q u i était d e d e u x c e n t v i n g t - c i n q g r a m m e s d o i t être

r a m e n é e à q u a t r e - v i n g t s g r a m m e s . A n é m i é s , e n p r o i e à la

d y s e n t e r i e , les c o l o n s s'affaiblissent. U n s u r d e u x t o m b e g r a v e -

m e n t m a l a d e . M a i s q u e faire?

L e p è r e L a n u z e l c o n s t a t e a v e c e f f a r e m e n t l ' a m p l e u r d u

désastre. D e R a y e s a h o n t e u s e m e n t t r o m p é ces p a u v r e s g e n s . Il

écrit : « Il n ' y avait r i e n à faire à P o r t - B r e t o n , r i e n à p l a n t e r ,

r i e n à cultiver, r i e n à élever et, p a r t a n t , r i e n à m a n g e r . C e

n'était q u ' u n e terre d e m o r t . » E n d é s e s p o i r d e cause, les

c o l o n s r e m o n t e n t s u r L ' I n d i a . L e s e c o n d , le c a p i t a i n e L e r o y ,

v i o l a n t la c o n s i g n e , r e m e t e n m a r c h e la m a c h i n e et c o n d u i t ces

m o u r a n t s à N o u m é a , e n N o u v e l l e - C a l é d o n i e .

E n c o u r s d e r o u t e , L ' I n d i a a b a n d o n n e r a e n c o r e c i n q u a n t e -

d e u x c a d a v r e s à l'océan. Q u a n t à L e P r é v o t , pris « d ' u n e affec-

t i o n c a r d i a q u e » s o u d a i n e , c o m m e il le p r é t e n d r a p l u s tard, il

c o u l e d e s j o u r s paisibles s o u s le ciel d ' A u s t r a l i e . C e n ' e s t

q u 'après u n i n t e r m i n a b l e délai qu'il se d é c i d e r a à r e n v o y e r

R a b a r d y à P o r t - B r e t o n .
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Napoléon le disait, mais bien d'autres avant lui en avaient


fait l'expérience, «il n'yapasdegrandes entreprises humaines
sans distribution dehochets ». Titres nobiliaires, décorations,
signes distinctifs permettent à ceux qui ont participé à une
entreprise, ou qui l'ont financée, de dire : «J'y étais!» De
Rayesne l'ignorait pas. Aussi, dans la perspective d'une nou-
velle expédition, il crée des décorations et un ordre nobiliaire
dont les différents écussons portent l'image gravéed'une ville
idyllique s'étendant lelongd'une baie, unnaviretransportant
desmarchandises,desusines, unchemindefer, desgerbes,des
bonnessœurs, desmissionnairesévangélisantdebonssauvages
dans undécordefruits etdefleurs tropicales et, couronnantle
tout, les devises de la colonie : «Espoir et Foi »d'un côté,
«Dieu, Patrie et Liberté »de l'autre. DeRayesn'a mêmepas
fait un effort d'imagination. Il asimplement copiédesimages
paruesquaranteansplus tôt danslacollection «L'Universpit-
toresque ».
La quatrième expédition est prête à partir. Le marquis se
déplace tout exprès àBarcelone pour présider àl'organisation
duconvoi. Danslarue, lesofficiers, lesmiliciensenuniformes
attirent l'attention despassants. Leshôtels sont pleins d'enga-
gés et de miliciens. Personne ne touche de salaire mais tous
sontlogéset nourris. C'est dans ceclimatqueparvientlanou-
velle de l'arrivée du Chandernagor à Port-Breton. M. de
Lacroix, le triste baron, aadressé aumarquis uncommuniqué
de victoire que celui-ci répercute en ajoutant des actions de
grâceàlabonté toute-puissante deDieuparquilesempiresse
fondent et prospèrent.
Sautant sur l'occasion que lui offre cette fausse victoire, de
Rayes augmente le prix du terrain : désormais, l'hectare se
vend vingt francs. Nouvelle description de la paradisiaque
Nouvelle-France : des jardins de cocotiers émergeant de la
mer, des rivages couverts de trépangs : sortes d'holothuries
comestibles dont les Chinois raffolent et qu'ils vont jusqu'à
payertrois millesept centsfrancslatonne. Partoutgambadent
depetitscochons,vifs,alertes,gentils,deschiensaupelagecou-
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leurdesourisquimiaulent- oui, deschiensquimiaulent-, et


une population douce et affable, sur laquelle règne le roi
Toméoaveclequellemarquisvientdesigneruntraité depaix.
Ils sontcentquatre-vingts àembarquersurLaNouvelleBre-
tagne, dont soixante femmeset enfants. Lepasteur Pitoix, un
Lorrain enthousiaste, fait partie duvoyageavecson épouse et
leurstrois enfants.Àl'escaledeSingapour,cesnaïfsachèteront
desgrains, du matériel agricole, des bestiaux, des animauxde
basse-cour. Sur la carte, ils baptisent leur nouvelle propriété
Nancy, et la rivière qui la traverse «Moselle ».
Lorsqu'ilsarriventàpiedd'œuvre, lerêveéclatecommeune
bulle desavon. Rienn'a bougédans la colonie du marquis de
Rayes.L'îleconservesasauvagerieetsessecrets, laforêtn'a pas
reculéd'un pouce, seull'enfer est aurendez-vous. Il n'y arien
àcultiver, rien àmanger. Lepère et la mèremeurent defaim.
Lesenfants dupasteur sont rapatriés àSydneyoùle petit gar-
çon sera embarqué commemousse et l'une des filles devra se
prostituer pour vivre. Le capitaine Henri, qui commande La
Nouvelle-Bretagne, est un brave homme. Il essaie de trouver
desvivres. Il apprendainsi queles survivants dela précédente
colonieont étéévacuéssurNouméa.Auhasarddecette quête
denourriture, Henriretrouveraledernierrescapédu Chander-
nagor, le bateau de la première expédition. L'odyssée qu'il a
vécue est à peine croyable.
AbandonnéspardeLacroix,ils sontpartis àsixsuruncanot
vers des rivages plus accueillants. Ils ont été faits prisonniers
par des anthropophages. Cinq d'entre eux ont été mangés.
Dieu seul sait pourquoi ils laissèrent au dernier la vie sauve.
Onlefit esclaveetil dut, lui aussi, mangerdelachairhumaine
pournepasmourirdefaim. Sonstatutleprivait desmorceaux
de choix et il devait se satisfaire de poignets et de doigts, la
viande la plus savoureuse étant réservée auxanciens. Quant à
ses repas, il était tenu de les payer en chantant et en dansant
sur des airs italiens... Le pauvre homme, devenu fou, sera
libéré en échange de deux haches.
Pendant cetemps, àLyon, le conseildeLaNouvelleFrance
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festoyait : potage Nouvelle-France, saumon Chandernagor,


volaille Genil, filet India, dessertBreton... Lesconvivesnes'en
doutent pas : ce banquet met un point final à l'aventure. Les
survivants, revenusenEurope,vontdévoilerlavérité. Lemar-
quis essaie de s'en sortir en s'inventant un sosie, un ancien
bagnardqui lui ferait dutort. Riennel'arrête. Confondu, il se
défend encore, proteste de ses bons sentiments. Curieux per-
sonnage dont le procès qui suivra révélera les multiples et
inquiétantes facettes.
«Prenez un honnête homme, un homme de bonne foi,
dévouéàDieuet augenrehumain, traînez-le devantlajustice
et sur-le-champ il aura l'air malhonnête!»clame-t-il au pre-
mierjour del'audience. Maiscequ'onlui reprocheestaufond
bien plus grave qu'une simple escroquerie et devrait relever
d'une courd'assises carcefauxmarquis, chevalierd'aventures,
a envoyé sciemment plusieurs centaines de malheureux à la
mort. Il plaide néanmoins la bonne foi : «Tout a été correct
dans nos promesses. Nous n'avons jamais rien affirmé. Au
contraire, nous n'avons jamais cessé de dire qu'il yavait sim-
plement espoir de fortune assurée. »
Lemotestjoli :M.deRayesassuraitl'espoir defortune. Le
président se fâche :
—Enfin! Vous osez soutenir que votre entreprise était
sérieuse?
Et de Rayes, une main sur le cœur, répond :
—Si monbut avait été seulement chimérique, alors oui, je
serais une canaille.
Le président l'incite à un peu plus de décence.
—Alors quevous prétendez avoir des sentiments très chré-
tiens, vouspouviez, sansremords, menerjoyeusevieàParis et
à Barcelone, tandis que les émigrants que vous aviez per-
sonnellement recrutés souffraient sur le bateau qui les trans-
portait, mouraient de faim et de fièvre dans le soi-disant
paradis que vous leur aviez faussement promis. Et vos senti-
ments chrétiens là-dedans?
«Maintenant, parlons argent : en 1881,vousavezplacédes
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bons de terrain représentant sept cent mille hectares. Per-


sonnellement, vous avez touché un million huit cent mille
francs-or. Pouvez-vous expliquer l'emploi de cette somme?
—J'ai acheté les terrains que possédait le roi Malagalo.
—C'est comme si vous achetiez l'ensemble du territoire
français augouverneurdu Châteaud'If, plaisante le président
qui ajoute aussitôt : Et comment les avez-vous payés, ces ter-
rains?
—Ennature : du tabac, desvêtements. J'ai d'ailleurs offert
auroi uneroberougeet descadeauxdivers. Enfin, tout cequi
fait plaisir à un souverain sauvage.
Le défilé des témoins accable le marquis. Un médecin
raconte :
«Lescolons étaient là, pauvres gens, dénuésdetout, sur un
sol pierreux, sans végétation, sans nourriture. Ils consom-
maient des lézards et des serpents. »
Undescolons qui arencontré deRayesàBarcelonesesou-
vient qu'il voulait qu'on l'appelât «Monseigneur ». Le mar-
quis ne nie pas :
«Enfant, unevoyante m'a dit unjour : "Tu seras roi d'un
grand peuple. " »
Un dernier témoignage fait courir un frisson sur l'assis-
tance : «Nous étions dans un tel dénuement, explique un
colon, que j'ai finalement été pris d'un soupçon. Ne nous
faisait-on pas manger de la chair humaine? Je ne m'étais
pas trompé mais j'avais tellement faim que, peu à peu, je
me suis habitué. J'ai mangé près de trente-cinq sauvages. »
Ce fut, si l'on peut dire, le mot de la «fin ». De Rayes fut
condamné à quatre ans de prison. En sept ans, la fable dra-
matique de Port-Breton lui avait rapporté cinq millions de
francs or.
«Je mesuis borné àdonner àchacun des souscripteurs un
droit éventuel sur les terrains que l'on pourrait conquérir si
l'expéditionréussissait. »Autantdirequ'ilavaitvendudeschâ-
teaux en Espagne sans se préoccuper du sort qui attendait les
malheureux qui avaient eu la faiblesse de le croire.
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JOHN LAW : LARÉVOLUTION DES BILLETS.


DU TRIOMPHE ÀLÉ' CHEC

Ce corbillard, qui emprunte des voies détournées pour


gagner au plus vite la basilique de Saint-Denis, transporte la
dépouille du souverainle pluspuissant d'Europe : LouisXIV,
le Roi-Soleil. Hier encoreonbaissaitla tête devantlui comme
au passage du saint-sacrement. Aujourd'hui, on craint que la
populace ne s'en prenne àson cercueil, n'insulte sa dépouille
et les cochers frappent leschevauxnoirs pourqu'ils pressentle
trot.
CeRoi-Soleil, quiarégnépendantsoixante-douzeanssurla
France, s'en va honni de son peuple qu'il abandonne dans la
misère. «Le roi est mort. Vive sa mort! Surtout que le Sei-
gneur, qui a tant tardé ànous l'enlever, n'aille pas s'aviser de
nous le rendre. »
Noussommesle 1 septembre 1715, et la mortdeLouisle
quatorzièmeapparaît aupeuplecommeunelibération; mieux
même : comme l'avènement d'un autre temps.
LeXVIsiècleaétéceluidel'hommeenfermé,courbé, irres-
ponsable devantsesmaîtres, qu'ils soient Dieu, demi-dieu ou
créature divinisée, dans les mains desquels il a abandonné le
choixdesondestin. LaFranceparaîtruinée, lesFrançais,épui-
sés, semblent sans espoir. Pourtant, au cours des huit années
quivont suivre, lepaysvaseremettre àbouger, lesidées àfoi-
sonner. C'est la fin de l'immobilisme classique. Lesiècle des
Lumièresestentraindenaîtreetavecluilesgrandesroutesqui
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ouvrent la circulation entre les provinces, l'instruction gra-


tuite, l'organisation des administrations, le renouveau del'art
vont apparaître. Un nouvel esprit remplace l'esprit barbare,
l'inquisition dusiècleprécédent qu'on croyait aussi solide que
les pyramides. Mais que faire devant des caisses vides : deux
milliards de dettes constituées et six cents millions de dettes
flottantes :àquoiserventlesidéessansargentpourlesréaliser?
Philipped'Orléans, fils deMonsieur- lefrèreduroi- et de
la princesse Palatine, est devenu régent par élimination :
l'interminable règne de Louis XIV a tellement clairsemé sa
descendanceque, finalement, il nerestait quelui pourassurer
l'intérim du pouvoir en attendant queLouisXV,qui n'a que
cinq ans à la mort de son arrière-grand-père, soit en âge de
régner.
Philippe a quarante et un ans au moment où il prend les
pleins pouvoirs, contre la volonté testamentaire du roi défunt
qui avait prévu un conseil de régence pour continuer sa poli-
tique. Le personnage est controversé. La noblesse, le haut
clergéletraitent delibertin auxmœursdissolues. «Il mange,il
chante, il couche avec ses maîtresses, voilà tout », disait sa
mère qui lui reprochait en public son moded'aimer «qui est
comme d'aller à la chaise percée ».
En revanche, Jules Michelet ou Edgar Faure lui
reconnaissent le caractère d'un grand homme politique : la
promptitude de l'intelligence et surtout une extraordinaire
faculté d'assimilation. Il manquait à cet homme un projet :
John Law de Lauriston va le lui fournir.
Michelet dépeint ce financier «beaucoup plus beau qu'il
n'est séant à un homme de l'être, élégant, délicat ». Toute
l'Europe, alorsmaladedelaspéculation,voitavecétonnement
la France plonger à son tour dans le système, choisir pour
guide ce joueur heureux qui gagne à tous les coups, mais
dédaigne l'argent.
Lawveut créer en France une banque royale qui recevra
l'ensemble des revenus du royaume et donnera enretour, aux
receveurs généraux et aux fermiers, des billets de dix, cent et
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mille écus. Les créanciers du roi seront payés en billets qu'ils


pourront, sur-le-champ, échanger à la banque. Ces billets ne
seront imprimés qu'au prorata de l'argent se trouvant en
contre-valeur dans les caisses des finances royales.
Le conseil, après avoir entendu les représentants des gros
négociants, rejette le projet. Mais Lawest allé trop loin pour
reculer. Il crée donc place Vendôme, dans son propre hôtel
particulier, la «Banquegénérale »aucapital desixmillions de
livres. Pourdonnerl'exemple, le régentvientpersonnellement
déposer un million de livres en espèces. Qui pourrait rêver
meilleure référence?
Dans le changement de société qui s'est instauré tout de
suite après la mort de LouisXIV, les cafés ont pris une place
déterminante. Alors que dans les tavernes d'autrefois on ne
venait que pour boire ou chanter, on se réunit maintenant
dans lescaféspourdiscuterendégustantuneoudeuxtassesde
ce nectar exotique apparu en France au milieu du XVIsiècle.
D'abord venu d'Arabie, le café a été ensuite cultivé dans l'île
Bourbon - la Réunion - mais il aconnu si vite un tel succès
que l'île s'est bientôt révélée trop petite. Le régent, pour
encourager ce commerce florissant, a décidé alors d'exporter
desgraines auxAntilles pourycréer desplantations. Lescafés
sont devenus de confortables lieux de rencontre où l'on se
retrouve pour parler affaires, amours, ou, tout simplement,
pour regarder le temps passer.
Le temps ne manque pas, d'ailleurs, d'être préoccupant.
LouisXIValaissé un pays en crise oùle spectre de la famine
rôde encore dans les campagnes, où les épidémies menacent.
Cinq ans après la mort du roi, la grande peste qui s'abat sur
Marseille décimerala population delaville et s'étendra àune
partiedelaProvence. Laguerreaussiestlà, auxportesdupays,
liée à la succession du roi défunt. Son petit-fils, Philippe V
d'Espagne, nepousse-t-il pasleducduMaine, fils delaMon-
tespan légitimé par le Roi-Soleil, à disputer la régence à Phi-
lippe d'Orléans, «par la négociation ou par la force ». Les
Espagnols, au-delàduducduMaine, guignantlaFrancepour
leur roi.
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Mais, comme toujours dans les périodes incertaines, c'est


d'argent plusquedepolitique qu'il est question danslescafés.
Le siècle est à la spéculation, au jeu. Tout est bon pour
s'enrichir :lesplacementsàl'autre bout dumonde, maisaussi
lesjeux qu'on pratique dans les tripots. Leplus connu de ces
tripots est tenu parunducauthentique :c'est l'hôtel deTran-
sylvanie, fréquenté par toute la noblesse. Quant aux place-
ments,cesontlescoloniesquiontlesfaveursdesspéculateurs :
les Indes, l'Amérique; surtout l'Amérique, où un Normand,
CavelierdeLaSalle, aouverten 1682unevoie royale condui-
sant du Canada au golfe du Mexique, huit cents lieues, trois
mille deux cents kilomètres sur les eaux majestueuses d'un
fleuve gigantesque : le Mississippi. Une partie des terres bai-
gnées par ce fleuve a été baptisée Louisiane en l'honneur de
Louis XIV.
Coligny, Henri IV, Colbert, avantmêmequele Mississippi
soit découvert, avaient pensé créer un grand empire colonial
sur cette terre, un empire qu'on aurait peuplé des persécutés,
desexclusduvieuxmonde.Loindepartagerlesprojets formés
pourcetimmenseterritoire, LouisXIVet sesconseillers aban-
donnèrent la Louisiane à des investisseurs privés.
Desmarets, contrôleurdesFinances, avait cédéaubanquier
Crozat, créancier du roi, l'ensemble du territoire qu'on appe-
lait la Louisiane, c'est-à-dire plus de la moitié des États-Unis
d'aujourd'hui. Crozat essayad'y envoyer de bons cultivateurs
pour tenter de mettre le pays en valeur. Mais, pressé entre
l'Angleterre et l'Espagne, paralyséparle pouvoirroyal, le ban-
quier fut heureuxd'abandonner sonprivilège àla Compagnie
des Indes. La Compagnie française des Indes d'alors, c'était
JohnLaw.Ill'a crééeen 1719,obtenantdurégentquelaLoui-
sianesoit uneentreprise dedéveloppementéconomiqueindé-
pendante de l'administration royale, qu'elle ait pouvoir de
nommerles magistrats, des officiers, qu'elle puisse décider de
fairelapaixoulaguerreavecles«sauvages»etdeconstruiresa
propre flotte de guerre. L'accord obtenu, les colons remon-
tèrent le fleuveet, àcent cinquante kilomètres dela mer, fon-
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dèrent la Nouvelle-Orléans, appelée ainsi en l'honneur du


régent. D'autres poursuivirent la remontée du fleuve pour
s'installer encoreunpeuplushaut, surlecours moyen,dansle
territoire des Illinois.
En 1712, Lawne dispose que de quatre cents agriculteurs.
En 1717, il en compte mille sept cents. Dans les cafés pari-
siens, on se raconte maintenant que la Louisiane ne compte
que de rares tribus sauvages et s'offre donc pleinement au
génie du siècle nouveau.
Le développement des affaires, l'augmentation des inves-
tissements ne peuvent plus être traités selon les pratiques
financières anciennes. Il faut les réformer : selon les idées de
Law,onéchangerademoinsenmoinsd'argent. Lespaiements
se feront sur un simplejeu d'écriture, les billets remplaceront
les pièces métalliques, c'est-à-dire la monnaie.
«Auprorata de l'argent reçu », apromis Lawqui sait bien
que le seul rapport valable dans son système s'établit entre la
circulation des billets et le développement du commerce.
Avant l'été de 1716, le taux d'escompte est réduit de 30 à
6%: cette baisse des taux ranime aussitôt le commerce et
l'industrie. Lawinstalle ses bureaux près de la rue des Lom-
bards et de la rue Quincampoix qui, depuis le Moyen Âge,
abritent la plupart des bureaux de banque. Dans la rage de
s'enrichir qui anime cette époque, le système de John Law
séduit les Français. «Spéculons, spéculons, entend-on de
toutes parts dans les cafés et même dans la rue. Saisissons la
chance qui nous est offerte!»Et oùpourrait-on mieuxplacer
son argent qu'à la «Compagnie» qui vient d'ajouter à
l'immenseLouisiane d'autres terres àexploiter :le Sénégal, les
Antilles. C'est le succès!
Lawobtient alors du régent qu'on rattache à sa nouvelle
compagnielesprivilègesdelaCompagniedesIndesorientales.
Ilprétexteavecjuste raisonqu'unecompagnieuniquequiaura
l'œil sur les deux mondes avisera mieux aux besoins et aux
échanges les plus avantageux pour la France. Ainsi naît la
CompagniedesIndes.Auprintemps 1719, laconfiance estde
retour, le crédit reparaît, les affaires reprennent.
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Des détracteurs, bien sûr qu'il y en a, mais Law est un


hommeruséet il sait comments'y prendre pour faire taire les
plusmauvaiseslangues. «Il fautles noyersousleflot dessatis-
faits, dit-il. Que dis-je des satisfaits?Des enthousiastes!»À
ceuxquicraignentqueLawnevienneinstaller sonMississippi
en France, le financier réplique par un coup de maître : il
obtient duconseil des Finances quel'or chute. L'écu perd un
franc. Les méfiants qui thésaurisaient l'or de la Banque de
Francen'en veulent plus désormais. Onsebat pour le papier-
monnaie que Law lui-même a fait qualifier, par arrêt,
d'immuable.
C'estdudélire :toutlemondeveutdecepapier. RueQuin-
campoix, un créancier poursuit, l'épée àla main, un débiteur
qui voulait le payer en or. Quelques opposants influents se
manifestent encore mais Law fait remarquer au régent que
cette opposition est plus politique que financière. «Pour la
calmer,il faut, dit-il, officialiserlaBanquecentrale, créerenfin
cette banque royale »dont le régent n'a pas voulu quelques
mois plus tôt. Et cette fois, Philippe accepte.
Law, pour frapper les esprits, installe presque conjointe-
ment les bureaux de la banque et ceux de la Compagnie des
Indes sur l'emplacement actuel dela Bibliothèque nationale :
labanque,ruedeRichelieu, àl'hôtel deNevers;laCompagnie
dans le palais Mazarin quele financier aacheté un million de
livres aux héritiers du cardinal, avec six maisons de la rue
Vivienne où il espère bientôt installer la Bourse des Valeurs.
LarueViviennedevient unlieu depromenade oùl'on ren-
contre le tout-Paris qui vient s'informer des derniers cancans
surcebonM.Lawet sesmiracles. Onneparle quedelui. On
espère apercevoirsahaute silhouette dont onn'est pasloin de
penserqu'elleportebonheur. Unincroyableva-et-vientsecrée
entre la rue Quincampoix et la rue Vivienne. On rêve des
richesses de l'Amérique envenant échanger son or contre du
papier, surtout depuis que l'arrêt du 9 mai 1719 a réduit le
louis d'or de trente-six livres à trente-cinq.
Des queues interminables se forment, canalisées par une
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Victor Hugo les appelait « écumeurs d'aven-


tures » ou « chasseurs d'expédients ».
L'homme de la rue leur donnait des noms plus
poétiques : aigrefins, chevaliers d'industrie, écor-
nifleurs... Tous étaient de géniaux artisans de
l'entourloupe et de l'arnaque, des magiciens du
rêve, capables de fabriquer du vrai avec du faux,
R. de l'or avec du vent.
D.
© À travers seize destins d'exception, Roger
Roger Colombani est Colombani chronique les plus grandes escroqueries de
notre meilleur spécialistel'histoire. Collection surprenante de ruses et de turpitudes,
du fait divers et du grandoù la malignité des voyous n'a d'égale que la naïveté des
victimes.
banditisme.
Désormais, sur BFM, il
Au XIXsiècle, c'est le marquis de Rayes qui vend au prix fort
raconte chaque jour « Les un mythique Eldorado du Pacifique, la Nouvelle-Irlande,
Grands Destins » de celles
dont on découvre à l'arrivée qu'il s'agit d'une île insalubre,
et ceux qui ont marqué où la plupart des colons laisseront leur vie. C'est aussi, sous la
l'Histoire et notre temps.
Régence, le génial banquier John Law qui change l'or en
assignats et provoque la première faillite de la Banque de France. C'est
encore le gendre du président Jules Grévy qui monte un trafic de fausses
Légions d'honneur. Ou Thérèse Humbert qui, dix-sept ans durant, vécut
richement, mais à crédit, en faisant miroiter l'héritage d'un imaginaire
oncle d'Amérique.
Artistes de la filouterie, leurs noms sont encore dans les mémoires :
Marthe Hanau, Bolo Pacha, Albert Oustric, Fernand Legros, Michael
Milken, Joseph Joanovici, Marius Jacob, Paul Dellapina, le comte Lustig,
Michele Sîndona...
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