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Ernest Renan, Max Müller et l’Essai de Mythologie

comparée. Histoire d’une traduction française


Elsa Courant
Dans Revue de littérature comparée 2018/1 (n° 365), pages 19 à 35
Éditions Klincksieck
ISSN 0035-1466
ISBN 9782252041567
DOI 10.3917/rlc.365.0019
© Klincksieck | Téléchargé le 19/04/2024 sur www.cairn.info via Universiteit van Amsterdam (IP: 146.50.98.82)

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Ernest Renan, Max Müller
et l’Essai de Mythologie comparée.
Histoire d’une traduction française

En 1856, Max Müller fait paraître un petit traité, publié parmi d’autres
dans un périodique anglais, les Oxford essays : la Comparative Mythology, titre
généralement traduit en français par Essai de Mythologie comparée, ou plus
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simplement Mythologie comparée 1. Le succès de ce texte est européen. Il connaît
une traduction espagnole avant la fin du XIXe siècle, menée par Gabriel Horno,
une traduction italienne de Luigi Ceci en 1880, un commentaire allemand
par von Schmidt la même année. En France, l’ouvrage paraît très tôt grâce à
la traduction d’Ernest Renan — en réalité réalisée par son épouse Cornélie
Henriette Schefer 2 et supervisée par lui. Cette version est publiée trois ans
seulement après la parution anglaise, en 1859 3. La raison de cet intérêt précoce

1. L’œuvre connaît trois éditions séparées en langue originale, avec des modifications
mineures dans la formulation du titre. La première version paraît dans les Oxford Essays
(London, John W. Parker and sons, 1856) ; la seconde, Comparative Mythology: an Essay,
est publiée à titre posthume en 1909, éditée par Palmer Smythe, théologien (London,
John W. Parker and sons, 1856) ; enfin, la dernière édition de la Comparative Mythology
date de 1977 (New York, Arno Press, 1977). Pour une analyse du parcours intellectuel de
Max Müller, voir l’introduction de Pierre Brunel, dans Max Müller, Mythologie comparée,
suivi des Nouvelles Études de Mythologie, éd. Pierre Brunel, trad. Georges Perrot, trad.
Léon Job, Paris, Laffont, 2002.
2. À ne pas confondre avec Henriette Renan (1811-1861), sœur du philologue, dont il prétend
qu’elle eut « la plus grand influence sur [s]a vie » (Ernest Renan, Ma sœur Henriette,
Paris, C. Lévy, [1862] 1895, p. i). Cornélie apporta son aide à plusieurs reprises dans le
processus d’édition des ouvrages de son époux. C’est elle, notamment, qui fit la sélection
des lettres d’Henriette dans la biographie que lui consacre Renan après sa mort, et
qui orchestra la réimpression de l’ouvrage en 1895 (ibid., p. iii). Sur le phénomène très
commun de l’« invisibilité » des traductrices au XIXe siècle, voir notamment Yves Chevrel,
Lieven d’Hulst et Christine Lombez, Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle
(1815-1914), Paris, Verdier, 2012, vol. 3, p. 1264.
3. Les éditions françaises de l’Essai sont au nombre de trois : la première édition partielle
de l’ouvrage est orchestrée par Renan (Essai de Mythologie comparée, Paris, A. Durand,
1859) ; elle est suivie d’une édition complète basée sur la première, avec une nouvelle
traduction de Georges Perrot (Paris, Didier, 1873) ; enfin, la dernière est effectuée par
Pierre Brunel (op. cit.), sur la base des traductions de Perrot. Pour un point de vue
synthétique sur la traduction de chacune des œuvres de Müller au XIXe siècle, voir Yves

Revue 1-2018
de Littérature comparée
Elsa Courant

pour les travaux comparatistes de Müller, grand philologue et spécialiste du


sanscrit, s’explique notamment par l’importance grandissante de la linguis-
tique et de la philologie dans le monde universitaire et intellectuel français.
Ces deux disciplines sont alors promues par des personnalités d’envergure
telles qu’Eugène Burnouf, dont Renan et Müller avaient été les élèves.
Or l’ouvrage de Max Müller se démarque par un choix méthodologique
consistant à combiner la linguistique comparée aux travaux sur la mythologie.
Dans l’Essai de mythologie comparée, il propose une analyse lexicale novatrice
du mécanisme de la formation des mythes, en s’efforçant de démontrer que
les métaphores servant à décrire les phénomènes naturels, déformées par
un usage systématique de la langue, se sont lexicalisées pour désigner des
entités abstraites : les dieux de la mythologie. Le rêve de l’arianisme et de
la langue indo-européenne anime ce voyage de culture en culture et d’une
langue à l’autre, déconstruisant le nom des dieux afin de dévoiler leur vraie
nature, d’où la célèbre équation : Dyauspitar = Zeus pater = Jupiter = Tyr. De
là découle la définition du mythe comme « maladie du langage 4 », à laquelle
on a souvent réduit la Comparative Mythology.
Jusqu’ici, la théorie de Müller, envisageant les mythes comme un système de
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symboles linguistiques, s’inscrit dans la continuité de celle de Georg Friedrich
Creuzer telle qu’elle était exposée dans la Symbolique 5. Mais Müller va plus
loin en considérant que le phénomène naturel privilégié, sinon unique, de cette
déformation lexicale est la disparition quotidienne du Soleil à l’horizon. C’est ce
qu’il appelle le « drame solaire 6 » (solar drama). Ses travaux, de la traduction
du Rig-Véda aux Gifford Lectures sur la science des religions, portent la trace
de cette hypothèse, et contribuent à établir durablement la mythologie et la
linguistique comparées comme de nouvelles disciplines en Angleterre. En
France, un tel travail de légitimation repose sur celui de savants populaires :
Burnouf et Barthélemy Saint-Hilaire avant même les années 1850, puis Renan
lui-même. Ces deux disciplines bénéficient encore du soutien de prestigieux

Chevrel, Lieven d’Hulst et Christine Lombez, Histoire des traductions en langue française,
op. cit., p. 1239-1240.
4. Max Müller, Contribution to the Science of Mythology, vol. 1, New York / Bombay, Longmann,
Green & co., 1897, p. 38-39.
5. Pour Creuzer, les mythes correspondent exclusivement à un système de symboles,
élaboré dans l’antiquité afin de justifier et illustrer certaines convictions morales. Le
sens de ces symboles se serait perdu avec le temps, et les mythes correspondraient
à ces mêmes symboles transférés dans les registres de l’Histoire. Friedrich Creuzer,
Symbolik und Mythologie der alter Völker, besonders der Griechen [Symbolique et mythologie
des peuples de l’Antiquité et surtout des Grecs], Leipzig et Darmstadt, Leske, 1810-1812.
Voir Pierre Brunel dans Max Müller, Mythologie comparée, éd. Pierre Brunel, op. cit.,
p. xxviii.
6. L’expression apparaît dans les Lectures on the Science of Language, Chipenham, Routledge
/ Thoemmes Press, [1861] 1994, vol. 2, p. 518. Cette théorie fut cependant proposée pour
la première fois dans l’Essai de Mythologie comparée, et réaffirmée jusqu’à la fin de sa
carrière. Voir Max Müller, Chips from a German Workshop, op. cit, vol. 2 ; « Jupiter, the
Supreme Aryan God » et « Myths of the Dawn » dans Lectures on the Science of Language,
op. cit., p. 413-61 et p. 462-524.

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Ernest Renan, Max Müller et l’Essai de Mythologie comparée

organes de presse comme le Journal des Savants, publiant les articles des
membres de l’Institut de France.
Lorsque Renan fait paraître une traduction de la Comparative mythology,
il est donc légitime de considérer qu’il s’adresse aux curieux, mais aussi à
ce public, instruit et spécialisé, capable de juger de la valeur des analyses
linguistiques techniques menées en diachronie tout au long de l’ouvrage. Dans
une introduction rédigée pour la première édition française, Renan énonce
donc son intention et la méthode qu’il choisit d’adopter pour en proposer une
version aux lecteurs français :
J’ai pensé que ce remarquable essai pourrait être lu avec non moins de
profit par notre public, encore peu initié aux belles recherches qui ont
fait, dans ces dernières années, envisager sous un jour nouveau l’his-
toire des religions de l’antiquité. J’ai donc engagé une personne zélée
pour ces études à traduire le morceau entier. On a ensuite retranché les
développements qui paraissaient les moins intéressants pour le lecteur
français, et on a cherché à ramener l’exposition de certaines parties à une
forme accommodée à notre goût ; mais les opinions de M. Müller n’ont
été modifiées sur aucun point 7.
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Si de nos jours la norme en matière de traduction est le respect maximal
de la lettre du texte, ce commentaire de Renan nous rappelle combien cette
exigence pouvait être relative dans les siècles passés. Revendiquant une
version accommodée à son propre goût et à celui du public français au prix
de quelques retranchements, Renan suggère qu’une traduction ouvertement
partielle — et partiale — de l’ouvrage de Müller est un choix de transposi-
tion licite, voire nécessaire pour une réception favorable. Sur ce point, une
parenthèse quant aux règles dans l’art de traduire, objets de débats parfois
véhéments, permet d’évaluer la pertinence de ce choix.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on rencontre plusieurs modèles de traductions,
dont deux s’affrontent tout particulièrement : le fidèle mot-à-mot, visant à
restituer avec exactitude la lettre d’un texte, fût-ce au prix d’un certain exo-
tisme ; ou l’adaptation, consistant à transposer un texte source dans une langue
nouvelle, et donc dans une autre culture 8. C’est cette seconde manière que le
grammairien Gilles Ménage décrit au XVIIe siècle en usant de la métaphore des
« belles infidèles 9 ». Il s’agit de traductions plaisantes adaptant un ouvrage

7. Ernest Renan, dans Max Müller, Essai de mythologie comparée, op. cit., p. 4.
8. Pour une étude exhaustive des procédés de traduction au XIXe siècle, nous renvoyons à
nouveau le lecteur au troisième volume de la somme dirigée par Yves Chevrel, Lieven
d’Hust et Christine Lombez, Histoire des traductions françaises, op. cit. Frédéric Wainmann
y rappelle que cette question fait encore l’objet de polémiques au milieu du siècle, en
étudiant le cas du débat entre Maillet-Lacoste et Charma en 1843, tous deux professeurs
à la faculté de Caen (ibid., p. 75-77). Les directeurs du volume ajoutent cependant qu’à
partir des années 1860, le tendance est plutôt en faveur des traductions littérales (ibid.,
p. 1253).
9. Cette expression apparaît au sujet d’un commentaire de la traduction de Lucien par
d’Ablancourt, fortement décriée pour ses approximations. Voir Gilles Ménage, Menagiana,
Paris, Fl. Delaulne, [1693] 1715, p. 186 (édition posthume). Cité par Michel Ballard, De

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Elsa Courant

étranger aux attentes supposées des lecteurs, à la manière d’une maîtresse


volage. Au XIXe siècle, ces deux manières perdurent et coexistent, en dépit
d’un préjugé positif en faveur des traductions les plus fidèles. Dans les mots
de Michel Ballard : « en plein XIXe siècle, alors que l’on prône et pratique de
savantes et pointilleuses traductions visant le calque dans le domaine littéraire
et surtout poétique, on voit se poursuivre et même se développer les modes
de traduction libre qu’ont connus les siècles précédents 10. »
Concernant ces deux pratiques, la version de Renan semble tenir de l’une
comme de l’autre. À bien des égards, la traduction conservée de Cornélie
Henriette Renan est aussi littérale et fidèle que possible. Il ne s’agit pas d’une
adaptation libre de l’ouvrage de Müller. Pourtant, modifications et suppressions
sont présentes, et parfois avec une discrétion qui donne matière à réflexion.
En effet, si les principes de traduction de Renan sont partiellement guidés
par l’exigence d’une fidélité envers le texte source, tout prête à penser que
les détails d’ajouts, de suppressions, de distorsions, sont révélateurs de
certains réflexes dans la rédaction d’un ouvrage savant, symptomatiques des
convictions intellectuelles du philologue français, mais peut-être aussi de
toute une culture scientifique. C’est donc sur la nature et les implications de
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cette traduction, avec ses manques, ses imperfections et ses partis pris, que
nous souhaitons nous interroger. Nous nous proposons de mener l’enquête
en procédant à une confrontation précise des deux textes, restitués dans le
contexte idéologique de leurs temps — un travail d’autant plus nécessaire
que certains choix de Renan ont été conservés jusqu’à nos jours.

Une traduction partiale : tronquer, reformuler, traduire

La rencontre entre Renan et Müller ne fut pas à l’image de la longue amitié


qui devait les lier par la suite. Renan se fit connaître du philologue oxonien
en publiant une critique acerbe d’un de ses articles, l’accusant presque de
plagiat 11. Après un virulent échange de lettres, les deux savants se réconci-
lièrent, rapidement convaincus par la convergence profonde de leurs points
de vue sur leur discipline commune, la philologie. Tous deux fréquentaient
les mêmes cercles académiques (le Collège de France et l’Institut), avaient
suivi les mêmes enseignements (dont ceux d’Eugène Burnouf), étaient res-
pectés par les orientalistes de leurs pays respectifs. Cependant, la traduction
de la Comparative Mythology proposée par Renan révèle un écart entre deux
cultures scientifiques et porte incontestablement la trace d’une translation
d’un milieu académique à un autre, au point qu’on puisse parler d’un véritable
travail d’appropriation.

Cicéron à Benjamin. Traducteurs, traductions, réflexions, Paris, Presses Universitaires


du Septentrion, 2007, p. 147. Voir également Georges Mounin, Les Belles infidèles, Lille,
Presses Universitaires de Lille, [1955] 1994.
10. Ibid., p. 236.
11. Max Müller, Letter to the Chevalier Bunsen, on the classification of the Turanian languages,
Londres, A. & G. A. Spottiswoode, 1854.

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Ernest Renan, Max Müller et l’Essai de Mythologie comparée

Nous l’avons vu, l’idée directrice de la Comparative Mythology est la cor-


respondance de tous les mythes des cultures indo-européennes (grecques,
latines, védiques) à des interprétations d’un phénomène naturel fondamental
unique : la trajectoire du Soleil, s’élevant chaque jour à l’Est à la poursuite de
l’Aube et mourant chaque soir à l’Ouest de l’horizon. La confusion linguistique
due à une lexicalisation des métaphores qui décrivent cet événement cosmique
quotidien, confusion prouvée — selon Müller — par la linguistique comparée,
expliquerait la transformation de ces expressions en histoires fabuleuses. De
telles histoires sont l’œuvre de poètes, appelés mythologoi dans la première
version de son Essay 12. Ces derniers auraient établi une cohérence dans la
lexicalisation des expressions transformées en noms propres, et auraient
inventé des fables explicatives. Ils seraient devenus par là même des forgeurs
de mythes.
Si cette théorie, visant à ramener tous les mythes anciens à la description
d’un seul phénomène, fut rapidement critiquée (puis invalidée), elle connut
cependant une fortune durable dont parfois la littérature et la poésie du XIXe
siècle rendent compte 13. En effet, derrière les brillantes démonstrations lin-
guistiques, le rêve d’une racine indo-européenne prenait un tour non seulement
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verbal, mais aussi culturel à travers le fantasme d’une race aryenne 14. Ernest
Renan, comme bien d’autres, souscrivait à cette théorie 15.
Lorsque Renan prend la décision de faire traduire la Comparative Mythology,
il vient d’être élu membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
(1856). Son public est donc notamment un cercle de savants, aussi exigeants
qu’attentifs aux premiers travaux d’un nouvel admis. La maîtrise de la linguis-
tique, l’érudition, la rigueur des démonstrations sont le gage de la qualité des
études de l’Institut. Quand Renan évoque dans la préface un accommodement
de l’Essai aux exigences du public français, on doit donc se demander dans
quelle mesure ces standards académiques ont pu informer ses choix.
Par ailleurs, une difficulté majeure apparaît dans l’analyse de sa traduc-
tion : Ernest Renan n’en est pas le véritable auteur, ou du moins l’auteur
exclusif. C’est bien son épouse, Cornélie Henriette Renan, qui se chargea de
la plus grande partie du travail, comme en témoigne la correspondance du
philologue. Renan écrit en effet, dans une Lettre à Müller du 30 janvier 1858 :
« La traduction de votre Comparative Mythology est achevée : c’est Mme Renan
qui vous a servi de traducteur ; nous avons revu le travail ensemble, et je le
trouve d’un excellent effet 16. » Il est donc très difficile de savoir ce qui est de

12. Max Müller, Comparative Mythology: an Essay, ed. A. Smythe Palmer, Londres, George
Routledge & sons, 1901, p. 73. Traduction de Georges Perrot, dans Max Müller, Mythologie
comparée, éd. Pierre Brunel, op. cit., p. 43. Cette désignation disparaît dans les éditions
suivantes.
13. Voir par exemple le poème d’André Lefèvre, « Les spectres du langage », L’Épopée
terrestre, Paris, Marpon, 1868, p. 139.
14. On peut parler d’un véritable leitmotiv dans l’ouvrage de Müller. Voir Max Müller,
Comparative Mythology, op. cit., p. 1, 10-11, 21-22, 25-26, etc.
15. Sur les idées de Renan concernant les civilisations antiques, dont la dite « race aryenne »,
voir Jean-Pierre van Deth, Ernest Renan, simple chercheur de vérité, Paris, Fayard, 2012.
16. Ernest Renan, Correspondance, vol. X, Paris, Calmann-Lévy, 1926-1928, p. 224-225.

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Elsa Courant

l’ordre du choix, de l’erreur ou de l’approximation de traduction dans la version


initiale proposée par Cornélie, et ce qui est dû à la relecture par Renan lui-
même. Un travail visant à déterminer quelle part revient à l’un ou à l’autre, s’il
est réalisable, nous amènerait trop loin de notre propos 17 ; aussi avons-nous
pris le parti d’assumer cette ambiguïté et de prendre au mot le philologue, en
considérant que la supervision de cette traduction signifiait son implication
globale dans le processus.
Mais en quoi ces choix consistent-ils ? Il s’agit principalement de coupes,
parfois drastiques, voire de modifications très claires dans la lettre du texte.
Renan revendique son rôle dans l’établissement de cette version, comme en
témoigne la préface qui tait l’identité du « zélé traducteur », mais aussi la
page de couverture de l’ouvrage où ne figure que son propre nom. En ce qui
concerne les choix de suppression, il semble donc légitime de considérer
qu’ils sont ceux de Renan, ou du moins qu’ils sont conformes à sa lecture du
texte. Les modifications, si elles sont plus difficiles à interpréter, témoignent
d’un usage très marqué de son lexique philosophique, bien que la prudence
soit ici particulièrement nécessaire. Tant par les suppressions que par les
infléchissements, Renan dépasse largement son rôle de traducteur ou de co-
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traducteur, et interprète dans un sens qui lui semble plus recevable l’œuvre
de son estimé collègue d’outre-Manche.

Construire une vérité : la fiction de l’objectivité

Les suppressions de mots, d’expressions ou de passages entiers du texte


de Müller constituent les principales altérations opérées par Renan. Or ces
suppressions sont souvent révélatrices. En effet, en 1853, Max Müller défend
les études comparatistes — et en particulier la toute récente mythologie
comparée — avec une grande précaution. Il semble conscient que celle-ci
n’est pas encore une discipline établie dans le milieu académique. De fait, il
évoque très fréquemment ses difficultés, ses erreurs, et affirme son désir de
convaincre le lecteur qu’il suppose sceptique en comparant les étapes de sa
démonstration aux pierres d’un ambitieux édifice, posées une à une 18. Dans
la traduction de Renan, au contraire, toute expression du doute disparaît ; le

17. Une telle étude sur le rôle et la place de l’épouse de Renan dans le processus d’édition
et d’élaboration de ses œuvres, cependant, mériterait certainement d’être menée.
18. « It would take a volume were we to examine all the relics of language, though, no doubt,
every word would strengthen our argument, and add, as it were, a new stone from which
this ancient and venerable ruin of the Aryan mind might be reconstructed. » (Max Müller,
Comparative Mythology: an Essay, op. cit., p. 52). Dans la version de Georges Perrot : « Il
nous faudrait faire un volume si nous voulions comparer et analyser ainsi tous ces débris
du langage primitif ; chaque mot étudié ne ferait que fortifier notre démonstration,
qu’ajouter une pierre à cet édifice que nous voulons reconstruire, un coup de pinceau à
ce tableau dont nous cherchons à réunir tous les traits ; nous arriverions ainsi à rétablir
l’image antique et vénérable de l’âme aryenne. » (Max Müller, Mythologie comparée, éd.
Pierre Brunel, op. cit., p. 34).

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Ernest Renan, Max Müller et l’Essai de Mythologie comparée

discours est assertif, descriptif, à la façon d’une démonstration scientifique.


Lorsque Müller écrit, filant la métaphore architecturale :
I must come to a close; but it is difficult to leave a subject in which, as in an
arch, each stone by itself threatens to fall, while the whole arch would stand
the strongest pressure. One myth more 19.

La version de Renan propose : « Prenons encore un exemple pour montrer


comment les mythes ont été créés, et comment ils se sont graduellement
transformés dans le langage 20. » De manière encore plus explicite, la phrase
« Unless the question of how the human mind was led to such imaginings 21 and
how the names and tales arose can be answered, our belief in a regular and
consistent progress on the human intellect, through all ages in all countries, must
be given up as a false theory 22 » devient : « Voilà la question que la philologie
moderne a mille fois essayé de résoudre et à laquelle les résultats nouveaux
acquis dans ces dernières années ont apporté des lumières inattendues 23. »
Cette reformulation est à contresens de la prudence avec laquelle Müller
souhaite avancer ses hypothèses. Le choix du lexique dans la version fran-
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çaise (le terme résultats, l’adjectif acquis) laisse également transparaître une
intention de présenter les théories de Müller comme des vérités prouvées,
indiscutables et déjà bien établies.
Entre autres suppressions, disparaît toute phrase pouvant être interprétée
dans un sens religieux. On peut penser qu’il s’agissait de ne pas provoquer des
débats inutiles. En effet, la théorie de Max Müller tend à réduire toute mytho-
logie — et donc, toute forme de théologie ancienne — à de simples erreurs
du langage. De là à affirmer que la Bible n’est qu’une série de malentendus
linguistiques, il n’y a qu’un pas. Le futur auteur de la Vie de Jésus (1863) avait
probablement conscience des polémiques que pouvait lancer la publication
de ce travail. Aussi la phrase suivante fut-elle supprimée :
Yet as even in our own times faith with most men is not faith in God or in
truth, but faith in the faith of others, we may understand why even men like

19. Ibid., p. 163. Dans la traduction de Georges Perrot : « Il faut nous borner ; mais nous
avons peine à quitter ce sujet. C’est ici comme dans la voûte, où chaque pierre, prise
isolément, tend à tomber, tandis que l’ensemble de l’arc résisterait à la plus forte
pression. Étudions encore un mythe. » (Max Müller, Mythologie comparée, éd. Pierre
Brunel, op. cit., p. 84).
20. Ernest Renan, Essai de mythologie comparée, op. cit., p. 91.
21. Il s’agit ici des mythes antiques.
22. Max Müller, Comparative Mythology: an Essay, op. cit., p. 21. Dans la traduction de Georges
Perrot : « Si nous ne trouvons pas de réponses à ces questions, il nous faut renoncer à
croire que l’intelligence humaine a suivi dans tous les siècles et dans tous les pays une
marche constante et régulière, qu’elle a toujours été en progrès. » Max Müller, Mythologie
comparée, éd. Pierre Brunel, op. cit., p. 20.
23. Ernest Renan, Essai de mythologie comparée, op. cit., p. 11.

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Elsa Courant

Sokrates were unwilling to renounce their belief in what had been believed by
their fathers 24.

Une telle phrase, en effet, aurait pu être mal reçue par le public le plus
conservateur. Il est donc probable que les premières coupes dans le texte
original visaient à le présenter sous son jour le plus objectif et scientifique,
sans s’engager dans certains débats épineux secondaires par rapport à la
théorie de Müller 25.
D’autres suppressions semblent renforcer la prétention à une neutralité
objective en s’appuyant sur un strict partage des disciplines, puisqu’elles
concernent les références poétiques qui occupent une place importante
dans l’œuvre originale. En effet, dans la toute première version anglaise, le
texte présente de nombreux sous-titres jalonnant le développement de la
démonstration. Ceux-ci sont des indications précieuses non seulement sur
la structure du texte, mais aussi sur les éléments importants de l’ouvrage,
susceptibles d’être signalés comme des changements thématiques. Parmi
de tels titres, on trouve notamment : « The Poetry of Mythology », preuve de
l’intérêt également littéraire que Müller portait à l’objet de son investigation.
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Ce même intérêt nous semble indirectement confirmé par la longueur du
sous-chapitre : contre les vingtaines de pages généralement observées pour
tout autre, celui-ci ne désigne que les deux tiers d’une seule page 26. Marquer
ce passage très court par un sous-titre peut être interprété comme un signe
de l’importance du thème aux yeux de l’auteur. Or c’est dans ce passage, mais
aussi dans des comptes rendus littéraires — tels que le résumé de la pièce
Kalidâsa d’Urvasî — que les suppressions furent plus importantes.
Nous pouvons notamment juger des choix de Renan dans la disparition de
toutes les références, longuement développées, au poète anglais Wordsworth.
On l’a vu, l’argument de Müller consiste à expliquer le mythe par le mécanisme
de la déformation métaphorique. À ce titre, tout poète, y compris contempo-
rain, est un forgeur de mythes. Pour Müller, Wordsworth sert d’exemple et,
dans l’Essay, ses œuvres sont citées et analysées en détail à trois reprises.
Müller qualifie notamment le style du poète de « modern ancient 27 », rappe-
lant que, pour lui comme pour bien d’autres en son temps, « Poetry is older
than prose 28 ». En ce sens, la fonction des poèmes de Wordsworth, chantant

24. Max Müller, Comparative Mythology: an Essay, op. cit., p. 18. Dans la traduction de Georges
Perrot : « Cependant, comme même de notre temps, chez la plupart des hommes la foi
n’est point la foi à Dieu et à la vérité, mais la foi à la foi d’autrui, nous pouvons comprendre
comment même des hommes tels que Socrate ne voulaient pas renoncer aux croyances
de leurs ancêtres. » Max Müller, Mythologie comparée, éd. Pierre Brunel, op. cit., p. 19.
25. Il existe cependant un débat majeur sur les rapports entre mythe et religion, en particulier
sur leurs définitions respectives. Nous renvoyons aux études de François Laplanche,
La Bible en France entre mythe et critique (XVIe-XIXe siècle), Paris, Albin Michel, 1994, et
surtout Claude Millet, Le Légendaire au XIXe siècle : poésie, mythe, vérité, Paris, PUF, 1997.
26. Max Müller, Comparative mythology, op. cit., p. 70.
27. Ibid., p. 75.
28. Ibid. Il s’agit d’un topos très répandu en France, déjà présent dans le célèbre Discours
sur l’origine des inégalités parmi les hommes de Rousseau : « D’abord on ne parla qu’en

26
Ernest Renan, Max Müller et l’Essai de Mythologie comparée

avec brio les beautés de la nature, serait éminemment comparable à celle


de la poésie grecque ou des textes du Veda narrant les destinées du Soleil 29.
Müller va d’ailleurs jusqu’à formuler une opinion sur les procédés d’écriture
dans la poésie contemporaine, comparant « the early poetry of Aryans » à « the
siren voice of the modern rhyme, which has suggested so many common ideas to
poets writing in a common language 30 ». Or l’expression common language fait
allusion à un ancien débat littéraire opposant les partisans du vers libre dans
le langage du common man, et ceux du vers traditionnel en langue soutenue,
un débat précisément rapporté par Coleridge et par Wordsworth dans les
Lyrical Ballads (1798).
Tous ces éléments nous semblent prouver l’importance de la dimension
poétique dans le travail du comparatiste anglais. Ils disparaissent pourtant
dans la version de Renan, qui ne conserve qu’une seule allusion à un propos
général de Carlyle, où il n’est pas question de littérature 31. Fait surprenant,
la phrase de Müller relative au contexte littéraire de son temps disparaît
également dans la version très fidèle de Perrot, conservée jusqu’à nos jours 32.
La traduction française dans l’édition de Renan tend également à gommer
toute expression subjective ou trop littéraire. On n’y trouve plus, par exemple,
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la longue comparaison émue entre l’historien devant ses sources et l’homme
qui retrouve des lettres du temps passé dans le tiroir d’un vieux meuble :
The history of those distant ages and distant men — apparently so foreign to
our modern interests — assumes a new charm as soon as we know that it
tells us the story of our own race, of our own family — nay, of our own selves.
Sometimes, when opening a desk which we have not opened for many years
— when looking over letters which we have not read for many years, […] our
heart grows warm, and we feel again as we felt of old, and we know that
these letters were our letters. It is the same in reading ancient history. […]
Without this sympathy, history is a dead letter, and might as well be burnt and
forgotten; while, if it is once enlivened by this feeling, it appeals not only to the
antiquarian, but to the heart of every man 33.

poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après. » Jean-Jacques Rousseau,


Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, dans Œuvres
complètes, Paris, Lefèvre, [1755] 1859, p. 94.
29. Max Müller, Comparative mythology, op. cit., p. 124 et p. 134-136.
30. Ibid. Trad. : « le chant de sirène de la rime moderne, qui a suggéré tant d’idées communes
aux poètes écrivant dans un langage commun » (notre traduction).
31. « Mr. Carlyle had seen deep into the very heart of mythology when he said: “Thus, though
tradition may have but one root, it grows, like a banian, into a whole overarching labyrinth
of trees.” » Max Müller, Comparative mythology, op. cit., p. 161. Dans la traduction de
Renan : « M. Carlyle a pénétré profondément au cœur même de la mythologie lorsqu’il
dit : “Ainsi, quoique la tradition puisse n’avoir qu’une racine, elle croît comme un figuier
des banians, et devient un labyrinthe d’arbres qui s’étend au-dessus de tout.” » Ernest
Renan, Essai de mythologie comparée, op. cit., p. 89. Cette formulation est conservée par
Georges Perrot. Max Müller, Mythologie comparée, éd. Pierre Brunel, op. cit., p. 83.
32. Voir Max Müller, Mythologie comparée, éd. Pierre Brunel, op. cit., p. 75.
33. Max Müller, Comparative mythology, op. cit., p. 7-8. Dans la traduction de Georges
Perrot : « Quelquefois il nous arrive d’ouvrir un tiroir que nous n’avons pas ouvert depuis
bien des années, et de nous mettre à parcourir des lettres que nous n’avons pas lues
depuis bien des années ; […] notre cœur alors se réchauffe, nous sentons se réveiller

27
Elsa Courant

L’usage de la première personne du pluriel, l’évocation d’une subjectivité,


l’isotopie du sentiment dont le terme cœur est le plus représentatif, tous ces
aspects confèrent au texte de Müller une pointe de lyrisme, visant à défendre
par la persuasion l’intérêt de la méthode des recherches historiques telle
qu’il la pratique et l’envisage.
Müller versifiait à ses heures perdues 34. Son père, Wilhelm Müller, était
lui-même un poète célèbre, auteur des paroles de deux lieder de Schubert, Die
schöne Müllerin (1823) et Winterreise (1827) 35. Il n’est donc pas surprenant de
rencontrer des passages de véritable prose poétique dans l’œuvre originale,
preuve que ces effets de style ne sont pas un détail dans l’écriture de l’auteur.
À titre d’exemple, la théorie du drame solaire est ponctuellement développée
dans un style très travaillé, sur le mode de la fiction et dans un registre lyrique :
The darkness of night fills the human heart with despondency and awe, and
a feeling of fear and anguish sets every nerve trembling. There is a man like
a forlorn child fixing his eye with breathless anxiety upon the East, the womb
of the day, where the light of the world has flamed up so many times before.
As the father waits the birth of his child, so the poet watches the dark hea­
ving night who is to bring forth her bright son, the sun of the day. The doors
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of heaven seem slowly to open, and what are called the bright flocks of the
Dawn step out of the dark stable, returning to their wonted pastures. Who has
not seen the gradual advance of this radiant procession — the heaven like a
distant sea tossing its golden brilliant horses racing round the whole course
of the horizon — when the clouds begin to colour up, each shedding her own
radiance over her more distant sisters! Not only the East, but the West, and
the South and the North, the whole temple of heaven is illuminated, and the
pious worshipper lights in response his own small light on the altar of the
earth, and stammers words which express but faintly the joy that is in nature
and in the human heart — “Rise! Our life, our spirit is come back! The
darkness is gone, the light approaches 36!”

en nous les émotions d’autrefois, et ces lettres, nous sentons que ce sont nos lettres.
[…] Sans cette sympathie, l’histoire est une lettre morte, qu’il vaudrait autant brûler et
oublier, tandis qu’une fois qu’elle est vivifiée par ce sentiment, elle ne s’adresse plus
seulement à l’érudit, mais au cœur de tout homme. » Max Müller, Mythologie comparée,
éd. Pierre Brunel, op. cit., p. 14.
34. Max Müller’s Papers (1823-1900), « Volume of notes and poems by Max Müller, mainly in
German, 1833-1886 », MS. German e. 20 ; « Volume of poems and unfinished articles by
Max Müller, 1871-1900 », MS. Eng. d. 2357, Oxford, Bodleian Library. Il publia également
des poèmes en allemand sous pseudonyme, puis sous son propre nom, traduits en anglais
dans le recueil German Love: From the Papers of an Alien, trad. Susanna Winkworth,
Londres, Chapman and Hall, 1858.
35. Voir la préface de Pierre Brunel, dans Max Müller, Mythologie comparée, op. cit., p. xxi.
36. Max Müller, Comparative mythology, op. cit., p. 122. Dans la traduction de Georges Perrot :
« L’obscurité de la nuit remplit le cœur humain de découragement et de crainte : un
sentiment de terreur et d’angoisse fait trembler tous les membres. L’homme est là, comme
un enfant abandonné, retenant son haleine et les yeux fixés avec anxiété sur l’Orient,
qui recèle dans ses profondeurs l’étincelle sacrée, sur ce point du ciel où s’est déjà tant
de fois allumée la flamme qui éclaire le monde. Comme le père attend la naissance de
son enfant, ainsi le poète observe avec émotion la sombre nuit, dont les flancs semblent
tressaillir dans l’effort qu’elle fait pour mettre au jour son glorieux fils, le soleil du jour. Les
portes du ciel semblent s’ouvrir lentement, et ce que l’on appelle les brillants troupeaux

28
Ernest Renan, Max Müller et l’Essai de Mythologie comparée

Dans ce passage, Müller prend à son tour la plume des mythologoi, usant
des métaphores connues des mythologies antiques (the womb of the day, [the]
bright son [of] the dark heaving night). Les effets de rythme et de sonorités sont
omniprésents, la ponctuation finale traduit une intention lyrique. La dimen-
sion littéraire du passage est visible et assumée. De fait, en Angleterre, la
prose poétique était encore monnaie courante dans les écrits scientifiques à
destination du grand public ou, dans le cas de la Comparative Mythology, d’un
lectorat de savants comme de non spécialistes. Dans une certaine mesure,
ce pouvait être aussi le cas dans la France des années 1860 37. Pourtant, tous
ces passages disparaissent de la version de Renan.
Une des raisons de ces suppressions tient peut-être au format de la pre-
mière publication. En effet, Renan avait d’abord envisagé de faire paraître la
version française du texte de Müller dans la Revue germanique. La longueur
de certains passages plutôt digressifs pouvait justifier leur éviction. Mais
lorsque la revue fit faillite, Renan n’abandonna pas le projet de publication,
et choisit d’en proposer une édition autonome. La question de la longueur
du texte ne se posait donc plus. On peut alors formuler une seconde hypo-
thèse concernant les modifications et infléchissements apportés au texte
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dans sa traduction française : comme il l’affirme lui-même dans la préface,
Renan adapte la Mythologie comparée aux standards du lectorat et du monde
académique français, orientés par le contexte épistémologique de l’époque.

Une réécriture positiviste ?

Outre les coupes drastiquement opérées dans le texte source, certaines


modifications apparaissent ici ou là dans la version de Renan, comme dans
celle de Perrot. Rien de plus normal dans le processus d’une traduction.
Celle d’un mot, cependant, peut interpeller : décrivant l’« époque aryenne
primitive 38 », Müller affirme :
comparative philology has since brought this whole period within the pale of
documentary history. It has placed in our hands a telescope of such power

du matin sortent de leur étable obscure pour retourner aux pâturages accoutumés. Qui
n’a pas vu la marche graduelle de cette radieuse procession, le ciel semblable à une mer
lointaine qui soulève ses vagues d’or, quand les premiers rayons percent et s’élancent
comme des coursiers resplendissants qui parcourent en un clin d’œil tout l’espace,
jusqu’aux dernières limites de l’horizon, quand les nuages commencent à se colorer,
chacun d’eux projetant sur ses frères plus éloignés quelque chose de son propre éclat ?
Ce n’est pas seulement l’Est, mais l’Ouest, le Sud et le Nord, c’est tout le temple du ciel
qui s’illumine, et, pour se mettre à l’unisson, le pieux adorateur allume sur l’autel de son
foyer sa petite lumière, et murmure des paroles qui ne sont qu’une faible expression de la
joie qui déborde dans toute la nature et dans son propre cœur tout palpitant : “Lève-toi !
Notre vie, notre esprit est revenu ! Les ténèbres sont parties, la lumière approche !” »
Max Müller, Mythologie comparée, éd. Pierre Brunel, op. cit., p. 65.
37. Voir notamment Camille Flammarion, Les Merveilles célestes : lectures du soir, Paris,
Hachette et Cie, 1865.
38. Ibid., p. 20.

29
Elsa Courant

that, where formerly we could see but nebulous clouds, we now discover dis­
tinct forms and outlines 39.

Voici la traduction de Renan : « la philologie comparée a ramené toute cette


période dans la sphère de l’histoire positive, et il nous est permis maintenant
de jeter un coup d’œil hardi sur l’état de la pensée, du langage 40 ». Et voici
maintenant celle de Perrot :
Depuis le temps […], la philologie comparée a ramené toute cette période
dans la sphère de l’histoire positive. Elle a mis entre nos mains un téles-
cope d’une telle puissance, que là où nous n’apercevions auparavant
que des nuages confus, nous découvrons maintenant des formes et des
contours distincts 41.

Dans la version de Renan, la distorsion est très visible. Perrot, pour sa part,
retranscrit fidèlement la métaphore technique du télescope, représentative
du discours savant de l’époque 42. Cependant, l’expression documentary history
est traduite, dans une version comme dans l’autre, par celle d’histoire positive.
Ce choix nous semble emblématique de la démarche d’adaptation du texte
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source à l’univers scientifique, culturel et lexical français. De plus, il semble
s’agir d’un choix conscient, en particulier pour Georges Perrot qui conserve
cet adjectif, bien que sa propre traduction montre combien il s’était attaché
à rendre avec rigueur la lettre du passage.
Nous pourrions penser qu’il s’agit d’un détail dans l’histoire de cette tra-
duction. De plus, l’adjectif positif est un poncif du discours savant qui tend à
désigner tout travail scientifique, voire toute étude sérieuse indépendamment
de la pensée positiviste. Mais c’est peut-être une raison supplémentaire de
s’interroger sur un tel choix. Au regard des suppressions précédemment
évoquées, de certains infléchissements et raccourcis dont témoigne la pre-
mière traduction française, cette distorsion discrète peut apparaître comme
un indice de la façon dont Renan avait pu lire le travail de Müller, voire un
indice de son propre rapport à la philosophie positive, et surtout, de ce qu’il
entendait par les goûts et intérêts d’un lecteur français. Nous nous proposons
donc de prendre au sérieux ce détail, et de le lire à la lumière du contexte
épistémologique du milieu du XIXe siècle.
Afin de déterminer la valeur de cet adjectif, il s’agit de préciser en premier
lieu quelle conception les deux philologues avaient du système positiviste.
Max Müller et Ernest Renan étaient tous deux contemporains d’Auguste
Comte, bien que d’une génération différente. Renan entrait dans l’adolescence
lorsque les Cours de philosophie positive battaient leur plein dans la mairie

39. Max Müller, Comparative mythology, op. cit., p. 21.


40. Max Müller, Essai de mythologie comparée, op. cit., p. 11.
41. Max Müller, Mythologie comparée, éd. p. Brunel, op. cit., p. 20.
42. Voir Philippe Hamou, La Mutation du visible : essai sur la portée épistémologique des
instruments d’optique au XVIIe siècle, en particulier le vol. 2 : « Microscopes et télescopes en
Angleterre, de Bacon à Hooke », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion,
2001.

30
Ernest Renan, Max Müller et l’Essai de Mythologie comparée

du IIIe arrondissement de Paris. Comte professait encore moins de dix ans


avant la Comparative mythology, et ses œuvres furent éditées principalement
au milieu du siècle. Bien des savants souscrivaient à la philosophie positive,
séduits par l’établissement d’un protocole réglé destiné à définir les critères
définitifs d’un savoir objectif. Le terme positif, en effet, n’est pas une inven-
tion d’Auguste Comte, mais c’est bien lui qui en donne la définition moderne,
associée à une certaine conception de la science et de la vérité. Observation,
analyse, expérimentation, application en sont les mots d’ordre, justifiant
bientôt un régime d’équivalence entre les adjectifs positif, scientifique et vrai.
De ce fait, c’est la définition même du savoir qui se trouve bouleversée :
la science correspond désormais à un tel protocole, se doit d’être objective,
applicable. Symétriquement, les Lettres sont chassées de l’arbre des savoirs,
et reléguées au rang de passe-temps agréable, au mieux, moralement ins-
tructif. Lorsque Renan s’attache à supprimer toute trace de « littérarité »
dans l’essai de Müller, lorsqu’il substitue à un adjectif neutre (documentary)
un second particulièrement connoté (positif), il est possible d’imaginer qu’il
est — plus ou moins consciemment — influencé par cette nouvelle définition
du savoir, en décalage avec la conception britannique de la science. Or la
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position des deux auteurs sur le positivisme apparaît très explicitement dans
leur correspondance et dans leurs ouvrages.
En ce qui concerne Müller, son opinion est donnée dans une lettre du 2
mars 1886, adressée à W.S. Lilly :
When I read Herbert Spencer 43 — a writer without any background — I say
almost on every page, « there he has discovered London again! » And I have
the same feeling when reading Comte. Did not Renan say of him that he repea­
ted in bad French what every old woman had been saying in good French 44?

En effet, Renan exprima souvent son mépris pour le philosophe. Le propos


rapporté par Müller se trouve dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse,
parus en 1881 :
La science positive resta pour moi la seule source de vérité. Plus tard,
j’éprouvai une sorte d’agacement à voir la réputation exagérée d’Auguste
Comte, érigé en grand homme pour avoir dit, en mauvais français, ce que
tous les esprits scientifiques depuis deux cents ans ont vu aussi claire-
ment que lui 45.

43. Herbert Spencer (1820-1903) défendit la théorie évolutionniste dans Progress, Its Laws and
Causes, un an après la publication de la Comparative Mythology, en 1857. Il est considéré
comme l’un des fondateurs du darwinisme social.
44. Max Müller, The Life and Letters of the Right Honorable Friedrich Max Müller, vol. 2, éd.
Georgina Adelaide Müller, Londres / New York, Longmans Green, 1902, p. 197. Trad. :
« Quand je lis Herbert Spencer — un auteur sans aucune culture — je me dis presque
à chaque page : “il a encore inventé la poudre !” Et j’ai le même sentiment lorsque je
lis Comte. Renan n’a-t-il pas dit de lui qu’il répétait en mauvais français ce que toute
vieille femme avait dit en bon français ? » (notre traduction).
45. Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, dans Œuvres Complètes, vol. 2, éd.
Henriette Psichari, Paris, Calmann-Lévy, [1883] 1947, p. 845.

31
Elsa Courant

On perçoit cependant une ambiguïté dans la position de Renan. D’un


côté, il reprend à son compte une terminologie orientée par le positivisme,
ainsi que certains des principes de cette philosophie (la classification des
sciences, leur division entre sciences abstraites et sciences concrètes, une
conception graduelle de la temporalité du progrès 46) ; d’un autre, il rejette
catégoriquement le positivisme de Comte, tant en raison de la personnalité du
philosophe que pour le caractère restrictif de sa théorie. Comte dénigre, par
exemple, le comparatisme, toute investigation sur les origines des cultures
et de la civilisation lui paraissant absolument inutile au progrès social — but
ultime de la science positive. Sans surprise, Renan est très opposé à cette
opinion, qu’il critique sans détour dans L’Avenir de la Science : pensées de 1848,
paru en 1896 47. C’est également la réponse qu’il donne à Berthelot dans un
discours sur « La Science idéale et la Science positive » paru dans la Revue
des Deux Mondes en 1863, affirmant que « cependant l’esprit humain est porté
par une impérieuse nécessité à affirmer le dernier mot des choses, ou tout
au moins à le chercher 48 ».
Certes, Renan avait une conception séparatiste des savoirs spécialisés,
qui n’était pas celle des savants des siècles précédents, mais il resta malgré
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tout un ardent défenseur de la polymathie. Dans un texte sur « L’Institut de
France », il affirme que « toutes les productions de l’esprit humain se tiennent
et sont solidaires l’une de l’autre 49. » La distinction entre les sciences ne
devrait donc pas empêcher leur concours pour l’avènement d’une véritable
communauté scientifique, grâce à laquelle adviendrait peut-être la « Science
idéale ». « [Celle-ci], écrit-il, reprend les problèmes de l’ancienne métaphy-
sique au point de vue des existences réelles, et par une méthode empruntée
à la science positive 50 ». Mais cette réunion des discours ne peut se faire au
prix de la médiocrité. À ce propos, il affirme :
J’aime Leibniz réunissant sous le nom commun de philosophie les
mathématiques, les sciences naturelles, l’histoire, la linguistique. Mais je
ne peux approuver un William Jones 51, qui, sans être philosophe, déverse
son activité sur d’innombrables sujets, et, dans une vie de quarante-
sept ans, écrit une anthologie grecque, une Arcadia, un poème épique
sur la découverte de la Grande-Bretagne, traduit les harangues d’Isée,
les poésies persanes de Hafiz, le code sanscrit de Manou, le drame de

46. Voir Ernest Renan, L’Avenir de la science, dans Œuvres complètes d’Ernest Renan, vol. 3,
éd. Henriette Psichari, Paris, Calmann-Lévy, [1896] 1949. Renan est cependant un ardent
défenseur de la polymathie : la distinction entre les sciences ne doit pas empêcher leur
concours pour l’avènement d’une véritable communauté scientifique. Ibid., p. 270.
47. Ibid., p. 847-849. Cité par Annie Petit, « Le prétendu positivisme d’Ernest Renan »,
Revue d’histoire des sciences humaines, Nord-Pas-de-Calais, Presses Universitaires du
Septentrion, janvier 2003, p. 77.
48. Ernest Renan, « La Science idéale et la Science positive », dans Œuvres complètes, t. I,
Paris, Calmann-Levy, p. 651.
49. Ernest Renan, « L’Institut de France », Œuvres complètes, Paris, Calmann-Levy, 1947,
p. 99.
50. Ernest Renan, « La Science idéale et la Science positive », loc. cit., p. 672.
51. William Jones (1746-1794) est un orientaliste et linguiste anglais.

32
Ernest Renan, Max Müller et l’Essai de Mythologie comparée

Cakountala, un des poèmes arabes appelés Moallakat, en même temps


qu’il écrit un Moyen pour empêcher les émeutes dans les élections et plu-
sieurs opuscules de circonstance, le tout sans préjudice de sa profession
d’avocat 52.

S’il défend la réunion des savoirs en vue d’atteindre une conception plus
juste de la réalité, telle qu’elle pouvait être pratiquée à l’Institut, Renan
n’en demeure pas moins convaincu de leur dissociation constitutive. Et si la
« science idéale » unit l’objet de « l’ancienne métaphysique » à la méthode de
la « science positive », reste qu’« elle ne peut arriver à la même certitude 53 ».
La rupture entre la Science et les Belles-Lettres, très clairement encouragée
par le positivisme, est donc pour lui un état de fait, un inconscient, peut-être,
de ses propres pratiques intellectuelles.
Une telle dissociation des discours n’est pas jugée aussi nécessaire outre-
Manche ; un savant comme le géologue Charles Lyell, par exemple, peut citer
Ovide dans ses Principes de Géologie (1830). Elle ne l’est pas non plus dans la
pensée allemande, en particulier dans celle de Schelling pour qui la mytho-
logie est inséparable du langage, et surtout, du langage poétique 54. Or Max
Müller avait assisté aux conférences de Schelling au début de sa formation
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intellectuelle 55 ; il fait d’ailleurs une référence directe à la Philosophie de la
mythologie (1821) dans les Chips from a German Workshop 56. Sa Comparative
Mythology témoigne donc d’une conception plus unitaire des domaines du
savoir, incluant sans discrimination toute forme de discours. Là où Renan
s’attache à gommer certains aspects de la démonstration en se concentrant
sur la dimension linguistique, Müller s’appuie sur la nature et l’intention de
ses textes sources, les poèmes qu’il avait d’abord admirés en simple lecteur.

On peut donc dire que lorsque Renan supprime les passages les plus
littéraires de l’ouvrage, ou lorsqu’il transforme l’adjectif documentary en
positif, il trahit quelque peu l’esprit de l’œuvre originale. Contrairement à
Müller, qui accueille le discours poétique dans sa dimension littéraire autant
qu’historique et linguistique, le philologue français s’attache à présenter une
théorie sous son visage le plus scientifique, selon des standards français
qu’il revendique indirectement sous les bannières du « goût 57 ». On peut voir
dans ce décalage, conservé sur quelques points de détails jusque dans les

52. Ernest Renan, L’Avenir de la science, op. cit., p. 270.


53. Ernest Renan, « La Science idéale et la Science positive », loc. cit., p. 672.
54. Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Introduction à la philosophie de la mythologie,
Paris, Gallimard, [1857] 1998. Voir notamment les leçons n° 1, p. 23-44 ; n° 2, p. 45 ;
n° 3, p. 64-67.
55. Voir Lourens P. van den Bosch, Friedrich Max Müller: A Life Devoted to Humanities, Leiden
/ Boston, Brill, 2002, p. 252. Selon lui, l’Essay de Müller est clairement influencé par ces
conférences auxquelles il aurait assisté de 1844 à 1845.
56. Max Müller, Chips from a German Workshop, vol. 2, « Greek mythology », Londres,
Longmans, Green and co., 1867, p. 146 et 157.
57. À titre d’exemple, Renan admirait Eugène Burnouf notamment pour sa capacité à
« donner à ses livres la forme la plus strictement scientifique ». Ernest Renan, « Trois

33
Elsa Courant

éditions les plus récentes, non seulement une distance culturelle entre l’esprit
britannique et l’esprit français à partir de la période positiviste, mais aussi la
trace d’un changement progressif dans les pratiques scientifiques. La vision
unifiée du savoir englobant tous les discours, prédominante jusqu’à la fin
du XVIIIe siècle, est bien révolue dans la France des années 1850. La science
désormais codifiée exclut l’art et la poésie, et ce que la plupart des lecteurs
savants français retiendront pour longtemps de la théorie de Müller, c’est
bien l’« équation » : Dyauspitar = Zeus patèr = Jupiter = Tyr 58. Sa conception
du savoir historique, son rapport aux cultures anciennes et l’importance
émotionnelle de ses découvertes ne survivront pas à la mémoire de ce texte.
Certes, la force de l’hypothèse linguistique justifie en elle-même ce choix
de lecture, mais il n’en demeure pas moins que la dimension humaniste de
l’Essay est apparue dès le départ, dans la première version donnée par Renan,
comme un aspect totalement secondaire. Renan eut cependant le mérite de
rester fidèle à un principe qui lui semble caractériser l’« école [orientaliste]
française », à savoir « qu’un texte non traduit n’est qu’à demi publié 59 ».
Georges Perrot, pour sa part, proposa une traduction quasi exhaustive
de l’ouvrage, mais s’appuyant parfois avec plus ou moins d’objectivité sur
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la première. Sans doute peut-on lire, dans la réapparition insistante de cet
adjectif positif — anodine en apparence —, la marque d’un aspect de l’esprit
du XIXe siècle.
Quant à Müller, il n’effectua que très peu de corrections sur l’original
de ce texte, mise à part la suppression notable du mot mythologoi visant à
désigner les poètes, et qu’il remplaça par une description conventionnelle
du langage poétique. Il ne critiqua jamais Renan pour la traduction de son

professeurs au Collège de France », Œuvres complètes, t. I, Paris, Calmann-Levy, 1947,


p. 122.
58. De fait, les articles du Journal des savants consacrés à Müller jusqu’à la fin du XIXe siècle
voient surtout en lui un linguiste et un traducteur, et mettent l’accent sur le caractère
« scientifique » de ses études, au sens le plus restrictif du terme. De ce point de vue, la
démarche de Renan semble avoir parfaitement réussi. À titre d’exemple, Barthélemy
Saint-Hilaire, commentant les Leçons sur le langage en 1866, parle de sa méthode
comparatiste appliquée à la langue et aux récits mythologiques comme d’une « science
où il s’est illustré » (Barthélemy Saint-Hilaire, « La science du langage », Journal des
Savants, avril 1866, p. 234. Nous soulignons). Lorsqu’il émet des réserves sur la théorie
des métaphores lexicalisées, il reconnaît le mérite de Müller d’avoir préservé la science
du langage de « l’invasion de la mythologie », entendue comme un réseau de récits
littéraires étrangers à la démonstration scientifique (ibid., mai 1866, p. 289). Trente
ans plus tard, le linguiste Victor Henry fait la même analyse dans un commentaire des
Nouvelles études de mythologie comparée (1898), et affirme que « [p]our Max Müller,
donc, la question mythologique a toujours été avant tout une question linguistique.
Nomina numina, disait-il » (Victor Henry, Journal des savants, janvier 1899, p. 22). Cette
conception des travaux de Müller est aujourd’hui plus nuancée, comme en témoigne
l’édition de 2002 dans l’introduction de laquelle Pierre Brunel consacre un chapitre à la
question du « mythe et [de la] poésie ». L’auteur va jusqu’à voir en Müller une figure de
« poète vernal ». Pierre Brunel, dans Max Müller, Mythologie comparée, op. cit., p. xxxvi.
59. Ernest Renan, Mélanges d’histoire et de voyages, Paris, Calmann-Lévy, [1878] 1906, p. 279-
280, cité dans Yves Chevrel, Lieven d’Hulst et Christine Lombez, Histoire des traductions
en langue française, op. cit., vol. 3, p. 1247.

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Ernest Renan, Max Müller et l’Essai de Mythologie comparée

ouvrage, et n’exprima que de la reconnaissance envers celui qui l’avait introduit


au public français. En effet, comme le promettait Renan dans l’introduction,
les modifications ne concernaient pas les aspects les plus importants de
la démonstration de Müller, à savoir son hypothèse linguistique destinée à
déconstruire le mécanisme de la création des mythes. Il n’y avait ni contre-
sens, ni grave détournement de son propos. Et pourtant, ces petits détails
qui font l’histoire des traductions, qui justifient également qu’on en propose
de nouvelles, nous permettent de mesurer les présupposés, les valeurs et
les normes d’une culture savante.

Elsa COURANT
ENS Ulm
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