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Voix et relation

BILLETS, POÉTIQUE DE LA RELATION (LIRE GLISSANT)

“POÉTIQUE DE LA RELATION” D’EDOUARD


GLISSANT : UNE ESTHÉTIQUE PLUS QU’UNE
POÉTIQUE
05/03/2014 | SERGE MARTIN | 4 COMMENTAIRES
Voici la notice concernant cet ouvrage sur le site consacré à Edouard Glissant
(http://www.edouardglissant.fr/essais.html) :

Poétique de la Relation – Poétique III (Gallimard, 1990) : C’est certainement le tournant de la réflexion
de Glissant qui se joue dans ce troisième volume de la Poétique. L’oeuvre entière sera désormais ac-
cordée à cette place déterminante dans l’ensemble notionnel, de la Relation, comprise à la fois
comme processus et idéal des liens tissés entre identités, véritable acception du creuset à recon-
naître dans la quête réciproque, la rencontre finalement, des cultures entre elles. C’est elle qui déter-
mine la nécessaire mutation des humanités, des culturesataviques aux cultures composites, de l‘identité
racine à l‘identité rhizome. On peut le dire, l’armature philosophique des développements à venir de la
pensée de Glissant est édifiée dans cet essai qui permet donc de cerner les contours et variations à
venir. Tout se passe comme si la quête identitaire était désormais achevée, et que tout se jouait doré-
navant sur le terrain de l’ouverture maximale. Cette Relation fonde donc dans le domaine de la
culture antillaise, le concept de créolisationcomme pivot mobile et dynamique (plutôt que le donné de
la créolité), essaimant pour l’évolution mondiale, en un modèle possible du contact des cultures.

____________________________________________________________________________

Avant de commencer la lecture du livre de Glissant, il faut remarquer la présence de la majuscule


(“Relation” et non “relation”). Je voudrais signaler également que j’ai déjà proposé une lecture de ce
livre alors même que je faisais ma thèse intitulée « Langage et relation, Anthropologie du sujet
amoureux et poésie contemporaine de langue française » (Université de Cergy-Pontoise, 2002) ; ce
travail a été publié en partie dans L’Amour en fragments. Poétique de la relation critique, coll. « Manières
de critiquer », Arras : Artois Presses Université, 2004, p. 143-156 ; plus loin je lis le livre de
poèmes Les Indes (p. 156-166) pour ensuite relire le projet de Glissant à travers les travaux de Ro-
muald-Blaise Fonkoua (p. 166-171) et proposer de passer “de la Relation à la relation” (p. 171-176).
J’aimerais déplacer légèrement la conclusion que j’écrivais il y a plus de dix ans : “Glissant est plus du
côté d’une rhétorique de la relation que d’une poétique de la relation” (p. 176). En effet, il me semble
aujourd’hui que si rhétorique il y a, elle est à situer du côté de la philosophie et plus précisément
d’une esthétique : ce que confirmera la publication de Philosophie de la Relation. Poésie en étendue (Pa-
ris, Gallimard, 2009).

Je me propose donc de relire au plus près et à nouveaux frais Poétique de la relation.

La page qui ouvre ce livre développe en trois paragraphes d’une grande densité le projet de Glissant
sous le titre “Imaginaire”. Le premier paragraphe situe très nettement la problématique : contraire-
ment aux habitudes philosophiques, il s’agit d’articuler la pensée et l’espace et, plus précisément,
d’impliquer la situation géographique dans le processus de pensée. Pourquoi ? parce qu’il n’y aurait
pas de pensée risquée (de vraie pensée ou de pensée qui vaille) sans considération du fait que l’espa-
cement (notion proposée par Glissant) d’une pensée au monde “informe” et “transforme” ce que Glis-
sant nomme “l’imaginaire des peuples”. Celui-ci se constitue comme poétique dans une diversité : au-
tant de poétiques que de peuples. Ces poétiques peuvent s’appeler cultures si on les considère
comme “cultures en évolution” voire en “chaotique parcours”. L’ensemble de ces cultures, et donc ima-
ginaires, “infèrent la Relation, le dépassement qui fonde leur unité-diversité”. La Relation est donc un
processus dialectique hégélien qui ouvre au dépassement du paradoxe d’une unité-diversité des
cultures-imaginaires-poétiques-peuples. En outre, à cette dimension spatiale, s’ajoute une dimension
temporelle (c’est le troisième paragraphe) : l’imaginaire est un mouvement qui vient de loin temporel-
lement, “savoir en devenir”, et reste inassignable ni vraiment appropriable.

Glissant, me semble-t-il, propose une vision dynamique des rapports culturels tant spatialement que
temporellement ; toutefois, on aperçoit que sa vision est profondément philosophique (l’introduction
quasiment définitionnelle du concept hégélien de “dépassement” en atteste pour le moins) d’autant
que le premier syntagme qui pose une tautologie – ce qui permettrait au demeurant une philosophie
critique -, “Penser la pensée”, engage d’emblée tout ce qui suit sous l’angle d’une problématique philo-
sophique certes articulée à la géographie et à l’histoire – les deux étroitement emmêlées – et donc à
une anthropologie critique. Il faudrait donc observer ce qui dans cette vision l’emporte, du moins sai-
sir les inflexions tantôt philosophiques et tantôt anthropologiques d’une conceptualisation de
l’imaginaire.

J’introduis ici le texte d’une étudiante (Somayeh Makhtabi que je remercie) qui commente ce texte
préambule de Glissant :

Essai sur la notion de Relation chez Edouard Glissant

Edouard Glissant est un poète français né en Martinique qui a vécu en France, aux Etats-
Unis et en Martinique. Il est né en 1928 et mort en 2011. Il dédicace son livre Poétique
de la Relation[1] à Derek Walcott. Ce poète des Caraïbes anglaises écrit en anglais et a
obtenu le prix Nobel de la littérature en 1992. La dédicace est la suivante : « Sea is his-
tory ». On pourrait la traduire par « la mer est histoire » ou « la mer fait histoire ».

Toute la pensée du livre de Glissant se trouve résumée à merveille dans son introduc-
tion intitulée « Imaginaire », telle une entrée définitoire de dictionnaire, telle sa vision du
monde.

Dans le premier paragraphe, Glissant relie la « pensée » au « lieu » : « la pensée s’es-


pace ». Et comme la pensée est associée à la langue[2] et à l’imaginaire, la pensée se spa-
tialise, et se trouve rattachée au(x) langue(s). Or chez les philosophes, la culture est
« hors-sol ». En effet pour eux, la pensée n’est pas en lien avec le lieu. Elle est unique et
universelle en tout lieu, tout comme l’imaginaire. Glissant, lui, défend sa thèse : le lien
pensée-lieu produit « l’imaginaire des peuples », équivalant à leurs « poétiques diversi-
fiées » car dans un « lieu » il y a un ou « des peuples ». La pensée est donc géographique et
intimement en relation avec l’imaginaire du peuple habitant un lieu. En cela la vraie pen-
sée « réalise son risque » : en se démarquant des autres pensées d’ailleurs. Ainsi donc,
chez Glissant, la poétique c’est l’imaginaire, la géopoétique c’est l’imaginaire des peuples
ou d’un peuple ou un ou des lieux.

Dans le deuxième paragraphe, on peut lire que les imaginaires des peuples constituent
« des cultures en évolution » contrairement à « la culture » stable, figée prônée par les
philosophes, définis par cette tautologie « ceux qui prétendent penser la pensée ». Et
c’est parce que les imaginaires des peuples interagissent entre eux que « les cultures
[sont] en évolution ». On perçoit ainsi un rassemblement des notions suivantes, « imagi-
naires des peuples », « cultures en évolution », poétique du lieu (ou géopoétique) au sein
d’une seule et même notion : « la Relation » qui « fonde leur unité-diversité ». En outre,
nous notons que Glissant utilise une notion profondément hégélienne pour qualifier la
construction de la Relation « unité-diversité » ou diversité-unité : celle du « dépasse-
ment ». Ce point, placé au centre de sa démonstration, semble être primordial. Nous re-
marquons par ailleurs que les propos de Glissant prennent une tournure davantage phi-
losophique, s’agissant de construction conceptuelle, que poétique.

Dans le troisième paragraphe, après s’être intéressé aux cultures des peuples et au lieu,
Glissant aborde la notion du temps. Pour lui, l’état culturel « passé » est en « devenir » et
constitue la pensée ou l’imaginaire du présent. Ce qui revient donc à dire que pour lui le
passé c’est du futur, et le futur c’est la somme des passés. Et ceci parce que le savoir pro-
duit par la pensée est en « partage » en différents lieux à différentes époques et que
« nul » ne peut y échapper.

Pour résumer la notion de géopoétique, incluse dans celle de Relation d’après Glissant :
il n’y a pas d’apprentissage des langues si le locuteur ne se situe pas dans une culture,
dans un imaginaire, dans une pensée, qui sont eux-mêmes dépendants du lieu où le locu-
teur se situe. Attention toutefois à ne pas réduire la Relation à un simple contact des
langues chez Glissant, dont il est souvent question en didactique des langues. Elle est
bien plus que cela : la Relation est la pensée du dépassement de l’imaginaire, des
cultures des peuples en un seul lieu.

[1] Glissant E. (1991). Poétique de la Relation. Paris : Gallimard

[2] Cf hypothèses Sapir-Worf sur le relativisme langue-culture, hypothèses


développées après leur mort

La pluralisation – des cultures, des imaginaires, des poétiques, on l’a vu – est à l’oeuvre dans la ré-
flexion de Glissant : en attesteraient le titre et le sous-titre de la première partie, “APPROCHES Un
abord, mille passages“. Suivent quatre reprises d’articles ou de conférences :

“La barque ouverte”, texte qui propose une histoire / un poème de la traite négrière, prononcé lors
d’un colloque sur l’expérience du gouffre à Louvain en 1986. Il est très difficile de discuter ce texte
car sa force poétique est indéniable même si cette écriture d’une nouvelle genèse emprunte une
longue métaphore filée d’ordre eschatologique. L’arche de Noé est en effet évoquée avec la “barque”
qui est le navire négrier devenu depuis lors “le sourd bateau de nos naissances”, et l’Océan, ses
abîmes, “notre inconscient” (p. 19). Glissant s’arrache à cette connotation biblique par une remarque
qui étonne: “Les peuples qui ont fréquenté le gouffre ne se vantent pas d’être élus” (p. 20) : est-ce à
dire que d’autres s’en vantent !? On sait trop quel “peuple” est visé et une telle remarque participe
même involontairement à la concurrence des mémoires, des “victimes” (le terme est utilisé par Glis-
sant ainsi : “victime originelle”, p. 20, qui montre une extension possible à tout le “peuple”) et donc des
génocides (voir à ce propos http://ecehg.ens-lyon.fr/ECEHG/enjeux-de-memoire/histoire-et-
memoire/archives/memoires-histoire-identites-2-l2019histoire-nationale-face-a-la-concurrence-
des-memoires/memoires-histoire-identites-2-l2019histoire-nationale-face-a-la-concurrence-des-
memoires) : ce qui interroge d’ailleurs sur la notion de peuple ici… Sur ces questions, je conseille de
lire l’excellente contribution de Kathleen Gyssels (“Un long compagnonnage : Glissant & Schwarz-
Bart face à la diaspora”) à la Revue des sciences humaines n° 309 (“Entours d’Edouard Glissant”,
1/2013) ; l’auteure n’hésite pas à parler d’ “amateurisme” chez Glissant (p. 83 de l’article cité) et, plus
loin, à montrer que Glissant “semble tributaire de la pensée binaire qu’il combat”. Elle relève que “son
discours mi-historique, mi-théologique” lui “semble toutefois approximatif” (p. 85). revenons à notre
texte pour apercevoir que Glissant conclut avec un “nous” qui semble s’élargir in fine (“Pour nous,
pour nous sans exception”, p. 21) afin d’introduire une “perspective d’inconnu”. Il propose donc, à re-
bours d’une eschatologie, du moins d’un mythe (“cette barque est une matrice, le gouffre-matrice”, p.
18) largement engagé par l’écriture d’une histoire assez imprécise (“vingt, trente millions”, p. 17-18 ;
“deux siècles et plus”, p. 18), une réhistoricisation qui néanmoins reste jusqu’au bout soumise au ré-
gime d’une poétisation mythologique : “Nous crions le cri de poésie” (p. 21).
“L’errance, l’exil” est une conférence prononcée en 1987 en Martinique dans le cadre d’une série sur
l’errance. Glissant situe sa réflexion dans le prolongement des travaux de Gilles Deleuze et Félix
Guattari et de leur conceptualisation de la notion de réseau avec la métaphore des racines rhyzo-
miques. Glissant en conclut qu’alors “toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre” (p. 23), utilisant
cette catégorie philosophique au fondement du tournant éthique (altruiste) en philosophie qui a pro-
longé le tournant subjectiviste des sciences humaines. La réflexion de Glissant se poursuit à partir du
dualisme sédentaire-nomade pour dissocier dans les altérités du nomadisme (ou “sédentarité impos-
sible”), ses formes intolérantes (“envahisseur” et “colonisateur” ou “en flèche”) de ses formes “non in-
tolérantes” qui définiront “l’errance”. Auparavant, Glissant doit également dissocier les identités dans
un historicisme téléologique (à propos du troubadour et de Rimbaud: “C’est l’appel, et non pas encore
la plénitude, de la Relation” – je souligne) qui se fondent sur un rapport dualiste entre universalisme
et particularisme. Le nationalisme en constitue une impasse mais “les livres fondateurs de commu-
nauté, l’Ancien Testament, l’Iliade, l’Odyssée, les Chansons de geste, les Sagas, l’Enéide, ou les épopées
africaines, étaient des livres d’exil et souvent d’errance” (p. 28 – on remarquera la dénomination chré-
tienne de la Bible). S’aperçoit alors une perspective de resacralisation afin de fonder “les raisons de
vivre de toute communauté dans une forme moderne du sacré, qui serait en somme une poétique de
la Relation” (p. 28-29). Les développement historicistes renouent avec les mythologies tripartites :
“nomadisme primordial” => “sédentarité des nations occidentales” => “Découverte” et “Conquête qui
se sont alors parfaites jusqu’aux limites du mystique, dans le Voyage” (p. 29). Ce schéma ouvrirait po-
tentiellement à une quatrième dimension qui exige une “dialectique mue par la pensée de l’errance”
(p. 30). Ces développements profondément inspirés par Hegel et sa dialectique du maître et de l’es-
clave dans sa Phénoménologie de l’esprit (1807). Des héros de ce dépassement ouvriraient la voie:
Franz Fanon, par exemple (p. 31). Mais Glissant aboutit à une formulation décisive : “C’est que la pen-
sée de l’errance est aussi bien pensée du relatif, qui est le relayé mais aussi le relaté. La pensée de l’er-
rance est une poétique, et qui sous-entend qu’à un moment elle se dit. Le dit de l’errance est celui de
la Relation” (p. 31). On peut être étonné par cette subordination, du moins secondarisation du “dit” et
donc du “poétique” en regard du concept et donc de la philosophie. On ne peut qu’acquiescer aux
principes (assez généraux et vagues) de Glissant : plurilinguisme vs monolinguisme véhiculaire et to-
talitaire. On peut également apercevoir une contradiction entre ce discours conceptuel déclaratif
voire oraculaire et telle remarque d’une forte pertinence qui toutefois poursuit un préjugé contes-
table sur l’incommunicable confondu avec l’intégrité des expériences (si tout ne peut être dit, tout
demande à dire et surtout pousse à dire) : “Car on peut communiquer dans l’imaginaire de l’errance,
les expériences des exils sont incommunicables” (p. 32). Le héros de cette nouvelle épopée se nomme
“l’errant” (vs. le voyageur, le découvreur, le conquérant, p. 33). “La pensée de l’errance conçoit la tota-
lité, mais renonce volontiers à la prétention de la sommer ou de la posséder”, affirme Glissant dans
une conception d’un sujet conscient et volontaire quand il faudrait d’une part concevoir d’autres
modes de subjectivation que seule la poétique des discours peut envisager et d’autre part non la
conception de la totalité même inatteignable mais toujours là comme horizon (“la Relation”) mais la
conception d’un universel concret toujours là comme relation, c’est-à-dire rapports en cours. Ce qui
demande alors de refuser “la postulation du sacré” que Glissant affecte à “la pensée de l’errance” (p.
33). Contrairement au syncrétisme de Glissant (“conciliant Homère et Platon, Hegel et le griot afri-
cain”, p. 33), il nous faudrait rechercher non des “conciles” ou des “conciliations” mais des rapports de
voix, des rapports de vies… Reste à observer plus précisément ce que Glissant entend par “poétique”.
Les deux textes qui suivent vont examiner deux oeuvres importantes pour Glissant, celle de Victor
Segalen et celle de Saint-John Perse.

A SUIVRE, donc…

Citer ce billet
Serge Martin (2014, 5 mars). “Poétique de la Relation” d’Edouard Glissant : une esthétique plus
qu’une poétique. Voix et relation. Consulté le 21 avril 2024, à l’adresse
https://doi.org/10.58079/v6a3

GLISSANT EDOUARD RELATION

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