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Presses Universitaires du Mirail

Sens dessus dessous Subversion des codes journalistiques et écriture poétique Le discours néo-
zapatiste, la presse et la littérature
Author(s): Nathalie GALLAND
Source: Caravelle (1988-), No. 90, Journalisme et littérature en Amérique latine (Juin 2008),
pp. 165-190
Published by: Presses Universitaires du Mirail
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854405 .
Accessed: 15/06/2014 01:42

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CM.H.L.B. Caravelle
n° 90,p. 165-190,Toulouse,2008

Sens dessus dessous


Subversiondes codesjournalistiques et écriturepoétique
Le discoursnéo-zapatiste,¡a presse et la littérature

PAR

Nathaüe GALLAND
Université
de Toulouse-LeMirai/

Tout déclineun rapportentrededanset dehors,entrece qui


estsoi et ce qui estautre,désignece versquoi l'on tendet ce
qui sépare. Ce qui rassemble et ce qui exclut.
L'enrégimentement et la dispersion.L'appartenanceet
l'exclusion.Des spatialitéscontradictoires, une douleur
d'enfermement, un désirde jonction,le baiserde mondes
tangentiels,le rêved'unpartaged'ensembles.
MarcChénetier

La poésie se dit dans un souffle,c'est-à-diredans ce qui


souffledevantnous les figures du monde: les pulvérise,en
défaitles contourscodés,les remeten jeu et en vie comme
mouvement d'apparition.
Christian Prigent

Dans l'entreprisede communicationpolitiquede VEjérdtoZapatistade


UberadónNadonafl, le recours à la presse se fait le tremplindes
possibles: récepteurfondamentaldes communiqués,promoteurnaturel
de l'informationou bien vecteur idéologique du mouvement néo-

1 Mouvementà fortemajoritéindigènequi, s'inscrivant dans la continuitédu


« zapatisme» historiqueet la revendication
des valeursde Tierra s'estsoulevéle
y libertad,
1er janvier1994 à San Cristóbalde Las Casas, au Chiapas(Mexique).Notreregard
s'attache
critique icià uneanalysedes communiqués produits entre1994et2001 (datede
la Marchadelcolor
dela tierra
qui marquela find'unpremier tempsde l'insurrection).

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zapatisteet des appelsinfinisà la sociétécivile,elle constitue le relais


indispensable à une autre lecture du monde. Susceptiblede tisserdu lien
dansla logiquedu réel,la tribune devientl'espacede la représentation
des événements de l'histoireimmédiate, guerre,combats,mots qui
la
marquent matière, temps,le la terredu Chiapas.
L'accès à une presse à la fois destinataire et transmetteur des
communiqués de l'EZLN s'avèredonc un enjeu fondamental pourle
mouvement rebellequi trouvera dans cet espacepublicun endroitoù
refonder la légitimité de sa parole.Un endroittourà tourendroitet
envers, où la parolepuiseau dedanspourlentement véhiculer au dehors,
où le dessousdes chosesdu mondese changeen dessusà saisirpour
bouleverser le politique; etbienqu'ouvert à l'information en somme,cet
endroitqui surgitest endroitpropiceà l'effraction poétiqueet au
déploiement de toutes les subversions. S'ilss'inscriventen effet dansune
démarchede transmission logiquedes faits et des projetspolitiques, les
communiqués de l'EZLN arborentbientôtune dimensionanalogique
fortement marquée: process poétique,enchantement métaphorique du
verbe fontéclaterle cadre épistolairequi n'étaitpas, d'abord,sans
rappeler la périoridicité etla sémantique des correspondances de guerre.
Nous procéderons dans ces lignesà l'analysede la subversion des
codesjournalistiques en en saisissant les multiples modalités : éclatement
graphiqueet visuel quand le désordres'emparedu tissu formel
contribuant à ce sensdessusdessous; éclatement sémantique qui plonge
l'information stricte sous la vaguemétaphorique, dès lorséclatement de
la matière verbaleparl'expression poétique,contamination de l'écriture
première parl'élancréateur irréductibleà la seuleimmédiateté du monde.
Là où l'on attendrait un ordonaturalis propre à l'écriturejournalistique
- objetdéfini,relativeobjectivité, processusde décodageanalytique -,
l'on faitface à un ordoartificialis où le songe utopiquepeu à peu
s'incorporeau réel: l'appréhension du monde s'effectuedepuis la
création littéraire ; la mise en scène des motssertune autrecapturedes
choses; la « morale» journalistique portéeparle vraiestabandonnée au
profitd'une éthique de la Par de
subjectivité. l'analyse plusieurs
fragments de ces chroniquesde la guerrequotidiennes, nous nous
attacherons à démontrer ainsique le vecteurmédiatique, plusque miroir
de la propagande, constituele territoire d'une nouvellefabriquedu
politique par le sensible.

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Discours néo-zapatiste, presseet littérature 167

I. Pour une conquête de l'espace public : de la légitimation


de la parolerebelle
Dans le mouvement conjointdes motset des armesinitiéle premier
janvier1994, s'ouvre le doubleespace d'une expression émergente : le
réeldes montagnes chiapanèques s'ancre dans le blanc de la page,encrée
à sontourcommeespacesymbolique. La nécessité de communication de
l'EZLN se livreà l'évidencecommeélanversune sociétéqui toujoursa
repousséau-delàdes confinsde l'extériorité les populations indigènes ;
les dernières orientations néo-libérales des politiquesd'étatayantpar
ailleurscontribué à cettemarginalisation. Aussi,faut-illiredans cette
nécessité première, incontournable, de la communication, un se mouvoir
versl'autrequi traduit la conscienceaiguëdes enjeuxde l'adhésionde la
sociétécivileà la causenéo-zapatiste. Dès lorsendroitde l'ex-pression,
d'un sortirde soi susceptible d'enjoindre l'autre,la tribune de pressese
faitespacepublicd'unemonstration - d'unesurrection depuisla matière
du verbe-, etd'unedémonstration - d'uneinsurrection depuisle terreau
idéologique -, s'incarnanttoutes deux bien moins dans la stricte
communication que dansla convocation de la communauté nationale.
Au lendemaindes faitsd'armes2,l'adoptionrapideet irréversible
d'unemodification sémantique et formelle des communiqués ouvreen
effetla perspective d'un hors-norme d'une production discursivequi
optepourl'invention littéraire
et les références symboliques, modifiant
de manièreradicalel'horizond'attente idéologique et formel des textes
transmis à la presse.Aux premierscommuniqués informatifs, parfois
injonctifs,succèdent des essaispolitico-littéraires; auxtribunes de presse
relayant les marquesdu réel,les témoignages politiques,les données
immédiates du réelde la guérilla, succèdentun ailleurs, impromptu ou
bienintempestif : unnouvelhorizondu vivre-ensemble.

1.Du dedansau dehors: surgissement


d'unentredeuxmondes

Située entrel'instanceauctorialeet le lecteur,la presse comme


destinatairemédiateur,constituele connecteur clé de la transmission des
communiqués et des documents du mouvement rebelle en marge de leur
publicationultérieure surle sitede l'Ezln.Qu'ellesoitlocale(Tiempo^ le
quotidiende San Cristóbal de Las Casas), nationale (les quotidiensLa
El Financiero
Jornada, et l'hebdomadaire ou internationale,
Proceso) elle
du
dispose pouvoir et du devoir de transmettre; elle garantitaussi,
parallèlement,l'inscription de l'information dans un réseau qui fait

2 Douze joursde combats(du 1erau 12 janvier1994)marquent


l'insurrection.

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légitimementautorité.Re-matérialisant le discours sur la surface du


papier, elle rend audible une voix, visible un texte.L'enjeu primordialde
la parole rebelle,intrinsèquement la conditionde son existencepublique,
c'est sa transmissiondans le respect du sens. À cet égard, avec le
communiquédu 11 février1994, le subcomandante Marcos3 s'expliquesur
l'enjeu de la médiation :
Cuandolas bombascaíansobrelas montañas del surde San Cristóbal
de
Las Casas, cuando nuestroscombatientes resistíanen Ocosingo los
ataquesde los federales,cuandonuestras tropasse reagrupaban después
del ataqueal cuartelde RanchoNuevo,cuandonos fortificábamos en
Altamirano y Las Margaritas, cuando el aireolía a pólvoray sangre,el
ComitéClandestino Revolucionario Indígena-Comandancia Generaldel
EZLN me llamóy me dijo,palabrasmás,palabrasmenos: « Tenemos
que decirnuestrapalabray que otrosla escuchen.Si no lo hacemos
ahora,otrostomarán nuestra voz y la mentira saldráde nuestraboca sin
nosotrosquererlo. Buscapordóndepuedellegarnuestra verdada otros
que quierenescucharla. »[.. .]4.
Dans ce systèmebinairequi voit s'opposer une unité identitaireet
discursiveexemplairement incarnéedans le « nosotros» et l'altéritétour
à tour désiréeet craintede deux « otros» radicalementdistincts,ce qui
faitsens c'est l'appel à un tiersmédiateurplutôtque discursif, placé à mi-
chemind'une bouche, d'une voix et d'une oreillecapable de l'entendre.
La transmissionfidèle de la parole commune s'avère fondamentale:
l'objet du discours (« nuestrapalabra») se charge d'une valeur éthique
décisive en devenant« nuestraverdad». Aussi le destinatairepremier
sera-t-ilcelui dont la voix relayerala parole vraie, légitime,formulée
depuis un postulatéthique.Il n'est pas simplementperçu « comme un
relais fonctionnellement transparent,une "non-personnemédiatique",
mais bien comme un destinataireà part entière,à qui l'auteurs'adresse
pour lui-même»5, c'est-à-direpour ce qu'il peut garantird'une éthique,
d'une justessede la transmission. La presse se faitdès lors,aussi,vecteur
de la légitimitéde la parole insurgée. En projetant au dehors
l'immédiateté du réelvécu,les communiquéstransmisinvitentau partage
du présentde la guerre,selon le double processusd'une connaissanceet
d'une reconnaissance.Par leurpublicationquotidienne,ils convoquentà
la temporalité de l'expérienceun lecteurdès lors poussé à entendre,dans
les résonancesverbales,les échos des détonationsbalistiqueset de la
déchirure.Ce cheminqui serpentedu dedans au dehors,qui s'exporte

3 L'un des leaders de l'EZLN, membrele plus prolixe et le plus médiatiquedu Comité
Indigena-ComandanäaGeneral
ClandestinoRevolucionario
4 In Documentos
y comunicadosdelEZLN, Vol. I, México, Era, 1994, p. 138-144.
5 GérardGenette,Seuils,Paris,Éditions du Seuil, 1987, p. 341.

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du Chiapas, est un cum-partir


au-delà des frontières tenace où le dogme
idéologique et la propagande politique s'abandonnent au biais d'une
poétique du témoignagefondamentalement conscientedu pouvoir des
motsen sus d'êtreportéepar l'humain:
El parquecentralde San Cristóbalestá desierto.Sólo los hombresy
mujeresindígenasque comandason testigosdel momentoen que la
Mayor,mujer,indígenatzotzily rebelde,recogela banderanacionaly la
entregaa los jefesde la rebelión,los llamados«ComitéClandestino
RevolucionarioIndígena». Por radio,la Mayorcomunica:«Recuperamos
la bandera.10-23en espera».Las 02:00,horasuroriental, del primerode
enerode 1994.Las 01:00horasdel año nuevoparael restodel mundo.
Diez añosesperóellaparadeciresassietepalabras.[.. .]
Minutosdespuéscaerá en manos de los rebeldesla cabecerade Las
Margaritas,horasdespuésse rindenlas fuerzasgubernamentales que
defiendenOcosingo,Altamiranoy Chanal. Huixtány Oxchuc son
tomadosal paso de una columnaque avanzasobrela cárcelprincipal de
San Cristóbal.Siete cabecerasmunicipales están en el poder de los
insurgentesdespuésde las sietepalabrasde la Mayor.
porla palabraha comenzado6.
La guerra
Alors l'espace de la page reconstruitle tempsdu réelvécu, reconduit
l'expériencede la guerrerenouvelée sans cesse par les mots, matière
« témoignante » d'une constructionde la co-présence: quand le lecteur
est plongé, comme ici, dans l'immédiatetédes premièresheures de la
rébellion.Dans la parole d'une femme,indienneet rebelle- triptyque
d'une révoltepulvérisanttourà tourles clichésgénériqueset le poids de
l'Histoire- se dévoileun combat: le terraindes mots écrits,susceptibles
de capturerle regardet l'écoute de l'autre,fonde,en s'élaborant,l'endroit
politique d'une conquête de l'espace public. La tribune incarne le
possibleoù formuler un autreréel,le possible de l'expressionjouanttour
à tour contrele silence et le mensonge rhétoriquesopérant,entreles
lignes,depuis cinq siècles. A la marque de l'histoireet à son cortège
d'obscurités,répondentdes mots sonoresjusque surle papier,entérinant
un bouleversementde la perceptionsinon du monde lui-même.Envers
du monde métis et bien réglé du quotidien mexicain, endroitde
l'effraction d'un autreréel,la tribunese tissedans l'épaisseurdu verbede
la rébellion.Par cetteprojectionsur la scène publique entenduecomme
territoiredu visible, se dessinent les premiers linéaments d'un
rééquilibragedu pouvoir d'expression: irruptiond'une altéritépar le
témoignage,surgissementd'une quête fondamentalement politique qui
vise la modificationdes représentationset la redistribution des rôles

6 Fragmentdu communiquédu Sucomandante Marcos^le 11 mars 1996 : « 12 Mujeres en el


año 12 (segundo de la guerra)», in Documentos
y ComunicadosdelEZLJSÍ,Vol. Ill, México,
Era, 1997, p. 181.

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sociaux.En s'engouffrant dansl'espacejournalistique, les communiqués


néo-zapatistes inter-viennent, créent une brèche, créent du possibleà
mesurequ'ilsse déploient, à mesurequ'ilsdilatent l'espacede cet entre
deux mondes.Si la tribunede presse constitueun connecteurpar
excellence,unemiseen relation des univers métisetindigène en révolte,
c'estqu'ellese fondecommeintermonde du liensocial,cetinter-humain,
lieu de Ventre, antre^enfinoù accueillird'autresvaleurs.Aussi, la
revendication d'une paroleéthique,« palabraverdadera » retentissante,
elledansle désird'abolition
s'inscrit- de l'extranéitédu mondede l'autre,
dans ce « désir de jonction», ce « rêve d'un partaged'ensembles »
de
susceptibles recomposer le tissusocial et de réinventer le sens du
politique.
Appel à l'écoute d'abord, convocationau partageensuite,les
communiqués de l'EZLN cependantne s'assignentpas à ces deux
modalitésde la communication : portéspar le désirdu lien,les textes
bientôtvontadopterun modede direpropiceà la rencontre de l'autre,
au surgissement de l'intimecommeà l'advenuede la reconnaissance.
Plusqu'à l'information, à l'analyse des objets
etdes enjeux de la révolte,les
motsvonts'attacher à libérerdes objeuxß, textes-véhicules de l'émotion
remodelant toujourscetantre.

2. De la correspondancede guerreà l'essai politico-littéraire


: éloge de
l'épistolaire

L'écritureest un laboratoire de la pensée et de l'existence, de la


pensée de l'existence aussi : un laboratoire où l'auteur s'essaie à la
créativitéde la languepourdirece qui échappeà l'inertie du langage, à la
langue objective, où il s'essaie à la construction poétique et à la
déconstruction des discoursmystificateurs, où,dansle dédaledes miroirs
etdes masques,cetauteurvagabondparlebienà quelqu'un.Là, ses mots
saurontsaisirle lecteur, le saisirdanssa subjectivité existantepourqu'il
réalisele sens,pourque dansle chatoiement mêmede la vie sensible, il
intériorise l'autre.En cherchant inexorablement le lien,l'atteintede
l'autre,son adhésionenfin,les communiqués néo-zapatistes vontfaire
des motsl'espacede la convergence, celuid'une empathie-sympathie,
d'un élan vers l'intériorisation partagéed'une autre vérité.Par la
sympathie, on se transporte à l'intérieur d'unobjetpourcoïncideravec

7 Voir à cet égard Jacques Derrida, L¿z Dissémination,Paris, Éditions du Seuil, 1972,
p. 431-432.
8 Nous
empruntonsle termeà FrancisPonge, un objeu comme un « jeu de langagedont
et la
l'enjeu est la reconnaissancedu jeu du monde », in Michel Collot, Im poésiemoderne
structure Paris,
d'horizon, PUF/Ecriture,1989, p. 173.

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lui ; elle « suscitele mouvementdes choses dans le monde et provoque le


rapprochementdes plus distantes.Elle est principe de mobilité,[...]
instance du Même.9» Le texte-objet tel qu'il a été produit par
l'énonciateurnéo-zapatistepermetcetterencontre,cettereconnaissance
et autorisecetteinclusionde l'autreà soi, se mobilisepour que lecteurne
soit plus « el ciego a los oleajes de dolor y de sueño »10.Et cettevolonté
de tutoyerl'autre,de lui parler,de le contraindreà la rencontrese
matérialised'emblée dans la productionépistolaire,une épistolature peut-
être,échappantà son tourà tous les codes, à tous les « cloisonnements,
les raideurs,[...], les diktatsrhétoriques»11,mais s'ancranttoujoursdans
le toucherde l'émotion.Le discoursen réalitétentepar tous les moyens
de nous arracherà l'indifférence, à la position de neutralité,de simple
auditeur,lecteur ou spectateurd'une vérité qui s'écoulerait dans le
retranchement de la solitude.Pour ce faire,il habiteintensément l'entre-
deux où résidentles choses et les êtresdu monde mis en relationdepuis
l'espace du texte,autre entre-deuxperçu par qui en faitl'expérience,
c'est-à-direqui en est transpercéet qui ainsi surgit.L'émotion des mots
provoque un « regarddu dedans », étrangeretentissement de la chose
dans le corps, chairpoétique et chair de l'homme appelée à « saisirles
messagesdu dehorsà traversla rumeurqu'ils soulèventen [lui]»12.
Nous en livreronsun seul exemple:
15 de juliode 1998
Al pueblode México:
A los pueblosygobiernos
delmundo:
Hermanos, hermanas:
«¡Nemi Zapata1.
¡Nemi Zapata!
¡Nican ca namotata,
ayemomiquil
¡Nemi Zapata!»
Desde las montañas
delSurestemexicano
Subcomandante Marcos
Insurgente
CuartelGeneral^

9 Michel Foucault, Les motset les choses, unearchéologie


dessciences Paris, Éditions
humaines,
Gallimard,1966, p. 38-39.
10 JuanGelman,Hechos y relaciones,EditorialLumen, Barcelona, 1980.
11 ou la Paris,PUF, 2002, p. 245-246.
BrigitteDiaz, L'épistolaire penséenomade,
12 Les deux sont faits à Maurice
emprunts Merleau-Ponty,L'œil etl'esprit,
Paris, Éditions
Gallimard,1964, p. 24 et Phénoménologie de la perception,
Paris, Éditions Gallimard,1945,
p. 181.
13 Extraitdu
communiquédu 15 juillet1998, in EZLN IV, México, Era, 2003, p. 195. La
traductiondu náhuatlest fournieen notes de bas de pages dans la version originale:
« ¡Viva Zapata! ¡Viva Zapata! ¡Aquí está su padre,no ha muertotodavía!¡Viva Zapata! ».

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Ici placéedans le « toutcontre» symbolique du texte,l'adresseau


lecteurjoue à la foisde l'horizontalité de la relation - unissant auteuret
destinataires dansune parentèle de co-latéralité - et de la verticalitéde
l'affirmation - sortede cambrure identitaire etmémorielle.
L'emprunt náhuatlprojetéen italiquesurla pageetcommescandépar
les retoursà la ligne,étrangeoraisonde résistance, se charged'une
théâtralité : le texteécritrecouvre cettedimension la
de communication
oraleoù se révèlela forceillocutionnaire du langagepuisquel'énoncé
accomplitplus qu'il ne dit.La relationentrele mot parléet la chose
désignéeestun objetculturel, icitenduversle visible: verticalité, énergie
du communiqué,surrection de la rébelliontout entièreportée et
transportant la figure du hérosde la Révolution, vivant, plusque jamais,
dans ces ligneslivréesau styledirect.Quatreexclamations, donttrois
anaphores(« ¡NemiZapata!») en ouverture et clôture du communiqué,
étirentl'espace du dire dans la hauteur,posturesymboliqued'une
droiturerebelle.Au milieudu texte (en sixièmepositiondans la
composition qui contient onze lignes),une proposition verbaleproduit
un échographique tantà l'adressequ'à la signature en débordant surle
blancde la page. Elle est le lieu où se prolongel'existence du héros
rebelle,adopté par toute la communautéinsurgée : « ¡Nican ca
namotata! >M où les peuplesindigènes la
revendiquentpaternité d'un fils
Le
prodigue. message tout entier tient dans la concentration graphique :
les italiquesdu souffle indigène fontfrémir les lettres et avecellestoutes
les certitudes ; les pointsd'exclamation ajoutent à la cambrure des mots;
l'usage du náhuatl^ en sus de rappeler le Manifiesto^ du même nom,
déplace le sens dans un ailleurs vernaculaire et primordial,
temporellement antérieurà l'espagnol.
La lettreainsiest à la foisce qui diviseet ce qui rassemble.Elle
fonctionne en soi, commeune entitéautonomedontla multiplication
composera recueilnéo-zapatiste,
le car,pourépuiserla compréhension et
l'explication d'un réelmouvant, une lettre en appelletoujours une autre.
La reproduction du format épistolaire dansune continuité graphique et
littérairelui permetainsid'enjamber les frontières du textedonnantau
toutla colorationet la structure de la correspondance. En son sein
toutefois, elle seradisponiblepour abriterautrechose,pour accueillir
toutesles formesdans une démarchedialectique, souple,capablede
recevoirdu multipleet d'en offrir en retour: versionépistolaire d'un
autredon / contre-don.

14 « ¡Aquí está su padre!».


1~> Nous faisons référenceau « Manifiesto 2apatista en náhuatl» d Emiliano Zapata,
produiten 1918.

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Discoursnéo-zapatiste,presseet littérature 173

Avec l'adoptionélastiquede ce code formel,l'EZLN ancre sa


démarchedans la correspondance et le dialogue avec un lecteur
silencieux qui pourtant peut devenir son interlocuteur, tourà tourson
complice dans l'identification du jeu de l'écriture.L'énonciateur
l'interroge, le faitvoyager, lui soumetdes interprétations, sembleailleurs
retranscrire une conversation avec lui qui pourtant n'a pas eu lieu.Le
corpus toutentiermanifeste la convocationdu lecteuren faisantde la
lettrele lieu du débat,à la manièrede ces épistoliers du XVIIIe qui
- Brigitte Diaz le rappelle - inventaient alors de nouvellesrèglesen
faisant de la lettre unetribune. Par-delàl'aspectsyncopédu corpus, ce qui
se tissevéritablement d'un lien extratextuel c'est une liaison avec le
lecteur,« d'embléeliaisonavec l'écriture, que la présencede l'autre
et
irrigue dynamise »16.Car en creux, il y a aussi sa réponse.
La lettreestd'abordce textelittéraire et subversif à la foisdontles
visées esthétiques tendentà rompreavec les modèleset à s'inscrire
contrel'ordresocial: quandl'épistolier condamnele langagefauxde la
société17. Mais elleestavanttoutpourl'EZLN discoursà l'autreen ce
senselleestun direautantqu'unfaire,l'émanation d'unevolontéd'agir
surautrui.
Ressortissant à la correspondance elle-même,la lettreplace en
relationles échos du réel et son espace textuel : elle est à la fois
engagement dans l'écriture de la lutte, avènement du sujet de
renonciation, volonté de reconstruire un moi ethno-historique, de tendre
unpontversl'autrepourrepenser la communauté nationale.
Au point finaldu communiqué, après un blanc qui sans doute
contribuera à l'émergence du sens, naîtraune nouvelleadresse,une
nouvelledatepuisun autretexte.Parcequ'ilrépondaux sollicitations du
réeletque lui-même meten mouvement le réelen le sollicitant, au furet
à mesurede l'écriture, le corpus s'affiche commework inprogress.Mais on
toucheavec lui,aussi,au process d'une écriture. Nous sommessur un
parcours, de connaissance, de re-connaissance et de découverte de soi et
du monde,un parcoursversla manifestation d'unetotalité, un parcours
effectué au gré des textesquand on suit du regardleur procession,
écriture devenuerite.En adoptantle genreépistolaire commemode
discursif, l'armée zapatistedésignel'enjeu du discours qu'elleproduit: la
totalitéet l'universalité d'uneinterprétation personnelle du réelrendue

16 BrigitteDiaz, op.cit.,p. 71.


17 Dans le
fragmentcité plus haut,nous avons soulignéle glissementd'une « parole » à
une « vérité». Nous ajoutons ici que le corpus
toutentierest balisé par cette
palabraverdadera
qui s'inscriten rupture radicale et systématiqueavec la pratique d'une langue politique
dénuée d'éthiqueet soumise aux sirènesdu pouvoir.

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et l'adoptionde diversprocessusde subversion


possibleparla pluralité
ludique.
en dehorsde tousles cadresdepuisl'espacejournalistique,
Naviguant
les communiqués
dansla souplessedes possibleslittéraires, vontajouter
du dedans,le miroitement
à l'émergence d'unsensdessusdessousporté
par deuxvéhiculesconjoints: traceset empreintesgraphiques d'abord,
touchespoétiquesenfin.

IL Sens dessus dessous : une fabrique alternativedu


politique
c'estéprouver
S'insurger, agircontre,pourautrechose;
le politique,
c'est fabriquerautrement du politique,ou bien fabriquerun autre
C'estrepenser
politique. la manière d'habiterle monde.Produiredu texte
«
alors,dans cette guerrapor la palabra», c'esttisserdu sens dans les
mots,faireque le verbesecoue« l'appareildu langagetoutentier »18;
c'est mettreen œuvredes perturbations et des significations
latentes,
démolir,d'abord, des modèles, pour les reconfigurer, modèles
graphiques aux foncionspicturalesdécisives,modèlespoétiquesdéclinés
dansla permanence du désirde l'autre.

politiques: pour une


1. Configurationsgraphiques, reconfigurations
nouvelleconstellationdu visible

de l'Ezln s'offred'aborddanssa matérialité


Le corpus et commeob-
il
jet,^//devant, s'adresseà l'œil: depuisles motsécrits, développeun
se
de de
espace contact,d'appel, séduction, autant
de processusde miseà
l'épreuve de l'autrepourqu'il se fasse autre-regardant, autre-
autre-voyant,
Ainsi,le chiasmeopérantentreles motsetl'œil,le mondeet soi,se
Usant.
changeen espace de rencontre et d'échange.L'œil étantce lieu de
passageversla raison,ce premier capteurdu sens!9.Un sensque nous
définironsà la suitede Bergson« moins[comme]une chosepenséeque
[comme]un mouvement de pensée,moins[comme]un mouvement que
[comme] une direction»20,un sens dès lors de
susceptible modifier
progressivement la visiondu mondedu lecteurpercevant et de dessiner
un autrehorizon.L'œil,c'estle seuildu dedanset du dehors,ou à la fois

18 Selon le mot de Merleau-Ponty


reprenantHumboldt.
19 Ou, dans les mots de Bernard Noël : « L'œil est l'organe du sens. Il l'oriente de
l'horizonversle visage.Puis versla langue»,Journal Paris,P.O.L., 1988, p. 31.
du regard,
20 Henri Bergson,"Lapenséeetlemouvant, Paris,PUF (14° édition),1999, p. 133.

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Discours néo-zapatiste, presse et littérature 175

l'intérioritéet l'extériorité, l'endroitpar lequel je peux enjoindrel'autre


dans son ailleurs.C'est tour à tour ce « qui se conformeau plan de la
toile et se tisselui-mêmeune étoffe»21,d'abord pour voir le visiblequi
contienten substance son invisible.Et le texte,c'est cette empreinte
graphique,ce clin d'oeil,c'est ce signe adressé au lecteur: regardeet
entre,abandonnela séparation.
Le textebouge, se déploie surune surfaceondulante,il faitbougerle
regard. La spatialisationde son écriture,le rythmeissu du genre
épistolaireen vigueurconduisentaussi à une spatialisationde la lecture:
quand l'œil centrele regardsur un fragment, un titre,une adresse,le
cœur du texte resserré autour de quelques lignes, telle majuscule
inopinée,tel éclat de caractèresgras.Nous produisonsci-aprèsune série
de fragmentsà valeur exemplairede cette diversitéformelledéployée
pour stimulerle percevoir,le se-mouvoir; autant de fragmentsqui
signentune désobéissance graphique par l'infinipossible des jeux de
caractèreset d'emphases.
Et d'abord celle du post-scriptum, véritableartde la fugue:
Sección« La PosdataMercantilista »
P.D.: ¿A cómose cotiza,en dólares,un pasamontañas sucioy apestoso?
¿Cuantos más de la PGR?
P.D. de la P.D.: ¿Cuántose puedeobtenersi algunamarcade refrescos
embotellados apareceen la mesadeldiálogo?
P.D. con tasade interésal alza: ¿Qué talun streap tease(¿asíse escribe?)
de pasamontañas? ¿Howmuch forthisshow?O sea,¿cuántamarmajapor
eso?
P.D. a la baja en la Bolsa de Valores:¿Cuántopor un minutodiciendo
tonterías? ¿Cuántopor mediominutode verdades?(Recuerden que las
verdadessiempreson más parcasque las mentirasy, por tanto,se
vendenmenos.)
P.D. machistaperocotizadaen el Mercadode Valores:¿Cuántopor la
mediafiliación de la cintura paraabajo?
P.D. de cracken la Bolsa: ¿Cuántopor una exclusiva, en closeup,de la
narizpronunciada?
P.D. devaluadapor presiones« externas »: Y la « máquinade hacer
comunicados »,¿cuántoporquesiga?¿Cuántoporquecalle?
P.D. sinvalormonetario: Y pornuestros muertos, ¿concuántodolorse
pagan?¿Con cuánta luz se llenansus bolsillos?¿Cuántasangremáspara
que no sea inútilsu silencio?¿Quién quierela exclusivade su pena?
¿Nadie?Sea...

21 Nous empruntons à Jean-LucNancy,Les muses,


l'expression Paris,Galilée,1994,
p. 103.

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176 CM.H.L.B. Caravelle

P.D. que se retira


del mercadoaccionario:
Adiós... Graciasa los que se
dijeronla verdad.Mi más sentidopésamea los que siguieron
el camino
de la mentira.
Vale22.
Sans entrerd'emblée dans la subversiondu sens en acte dans cette
sériede post-scriptum emboîtésà la manièrede poupées russes,relevons
l'effetmême de leurmultiplication. Si l'écritureépistolairenaturellement
n'écartepas l'usage du post-scriptum, la zone frontalière du blanc de la
page ne cesse ici de se creuser,de se dilater, ne se résolvant pas au
silencemais générantau contraireune dynamiqueirrépressible. Si bien
que la margedevientcentre,que l'importantest ailleursqu'à l'endroitoù
d'ordinaireon l'assigne: il est dans ce qui jaillitaux confinsde l'absence
et de la présence,là où le blanc toujoursse noircitpour une épiphaniedu
verbe,indompté.Pourtantce mercantilisme à toutva laisse ici aussi son
empreinte, dans la et
répétitionthématique formelle,double symbolique
d'une marchandisation de l'humainet de rapportssociauxréifiés,comme
reproductibles l'infini,alors seules marques de l'industralisation
à
mécanique,de la déshumanisation.En agissantsur la forme,l'écriture
manifestecetteadéquationde l'éprouvéet de l'exprimépar l'usage de la
série,usage ironiqueet néanmoinssérieux.
Subversion de l'épistolaire par l'extension irradiante du post-
scriptum,ou encore désobéissance d'un pied de nez à l'information,
alors subversionpar l'écrituretélégraphique:

Telegrama urgente
Para:la SociedadCivil
Nacionale Internacional.
De: Subcomandante Marcos,CCRI-CGdelEZLN.
Insurgente
Señora:
Salud,saludos,Stop.Reverenciasmuchas.Stop.Supremocon amnesia.
Stop. Acuerdosolvidados.Stop. Pretextosrenovados.Stop. Probable
más sangreindiapararefrescarmemoria. Stop.Urgesu presencia. Stop.
Posibledanzaintercontinental
ayude a recordar.
Stop.Grisespretenden
ganar.Stop.Urgearcoíris.Stop.Si haybailepido mano.Stop.Suspiro.
Stop.Después de usted.Stop.1, 2, 3. Stop.Suspiro.Vale. Stop.Salud.
Stopy fin23.
Stop.Que bailepintesuelo-cielo.
Dans la formemimétiquedu télégramme, le textetireson sens de la
fragmentation et de la scansion des « stops». La syncope du texte
rappelle la déchirure d'un réel ancré dans la violence, processus
ininterrompu,continuumde discontinuitésprédatricesque rienne semble
pouvoir enrayer.A la personnification de la société civile,destinataire

22 Communiqué du 16 février
1994,inEZLN I, op.cit.,
p. 154-155.
23 Fragment
du communiqué 1996,inEZLN III, op.cit.,
du 8 décembre p. 415.

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Discours néo-zapatiste, presseet littérature 177

permanentdes communiquésde l'EZLN, correspondla métaphorisation


de la danse macabredu monde. La façondu télégramme, dans ce qu'elle
stigmatised'une urgence à savoiret à agir,portel'appel à la communion,
à la réunion dans une totalité « suelo-cielo» susceptible d'élargir
l'horizon,de réinventerle sens du vivre-ensemble.
L'écrituretoujours cherche,élabore, se meut en quête de l'autre,
appels divers, voix, chants, oraisons multiples, indpitsmémoriels,
déclinaisonss'écoulant,impactsdésespérés.
Ailleursencore,l'écriturese réinvente, toujoursen quête du lien,alors
dans une expansionde la verticalité, dans un autreinventairedu monde,
des bousculades de mots jaillissantsur un fond blanc comme étendu,
véritablefileindiennede mots arméspar la cambrurede la liste:
Hermano, hermana...
Amuzgo
Cora
Cuicateco
Chiapa
Chinanteco
Chocholteco
Chol
Chontal
Guarijío
Huasteco
Huave
Kikapú
Kukapá
Mame
Matlatzinca
Mayayucateco
Mayo
Mazahua
Mazateco
Mixe
Mixteco
Náhuatl
Ñahñú
O'odham
Pame
Popoluca
Puréhpecha
Rarámuri
Tenek
Tlahuica
Tlapaneco
Tojolabal
Totonaco

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178 CM.H.L.B. Caravelle

Triqui
Tzeltal
Tzotzil
Wixaritari-huichol
Yaqui
Zapoteco
Zoque24
La résistance et la dignité des peuplesindienssemblent toutincarnés
danscetégrènement du mondeamérindien, véritablecolonne vertébrale
de l'EZLN et charpentetextuelledont la prosodieà la résonance
singulière et multiple, en somme,fondel'un.Le lecteursemblesoudain
placé face à un alphabetmagique, richede consonances, d'accentsqui se
et
déplacent qui, en se mouvant au gré de cette syntaxepurement
nominale, engagent non seulement une certainevisiondu mondemais
une intentionnalité politique: « l'effet » produit,
de totalisation ce « tout
indissociable »25 né du caractèrelacunairede l'énoncé nominal,
précisémentreconfigurel'image d'une société multiculturelle.
Comprenons : unmêmecriréunit icileshommes, indigènes, etle monde
entier des choses dans une équivalencerythmique, phonétique,
syntaxique de la liste,condensationdu même dans une prolixité-
promiscuité de l'autrequi se déploie.Il n'ya plus aucuneponctuation,
que l'isolement des motsdansle blancde la page.Vraieimagepeut-être,
vraietensionpourl'œilNoussommesici faceà un instantané tranchant
suruneproduction poétiqueplus discursiveet soumise à la temporalité ;
nous sommesfaceà la présence,à la totalité du mondeet du devenir,
faceà uneéternisation de l'instantde la résistance.
A ce déploiement d'unailleursformel, d'un sensdessusdessousqui
affecte la matière des textes,s'agrège, au niveaule pluspetit,depuiscet
abajode l'écriture, une pulvérisation multipledes codes typographiques,
projection de souffles, de cris notamment audiblescommeils sont
visiblesdansle choixdu corpsgrasdes lettres. Moinsque des mots,il
s'agitde véritables si
onomatopées, proches de ce que la poésienomme
jitanjáfora,dans la définition qu'en propose Alfonso Reyes26.Sortede
débâcle dans l'espacegraphique, cette épiphanie de l'encre opèrepour
que l'ajout,le surplus de la sensation affleure
ensevelie, :

24 Fragment du discoursdu 4 mars2001, du Subcomandante Marcos,transcriptionin


Documentos delEZLN, Vol.V, México,Era,2003,p. 172-173.
y Comunicados
^ Nous empruntons l'expressionà MichelCoUot,Im matière-émotion
, Paris,PUF, 1997,
p. 283-284.
zo « Enunciadocarentede sentidoque pretendeconseguirresultadoseufónicos » in
http: Cervantes.
//c'x. es/ el 01/20072001
rinconete/anteriores/julio 01 .htm.

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Discours néo-zapatiste, presseet littérature 179

Primero
yúnico:

¡¡UUYH
Es todo.27
Sous les yeuxdu lecteur,la dramaturgie typographique formebien
une pantomime, une gesticulationdu signifiant surla scènethéâtralisée
du texte,mimiquedestinéeà remplacercelle du corps absent de
l'énonciateur ironiste.Commedes secoussesagitant le texte, les sonorités
de l'onomatopéeviennenttourà tourfrapper le blanc de la page et
perturber Tordretranquille des caractères. Au servicede la fonction
émotivedu langage,l'exclamationexprimeen sus la participation
affective du locuteurà son énoncéet inviteau partagede l'émotion:
surprise,impact,impression charnellede l'humour...Véritableécho de
la résonancedes lettresen mêmetempsqu'elleest renvoidu
l'oralité,
son,estrenvoidu sens.L'amplification visuelles'effectue en échoau son
au à
émis, cri, l'expression verbale de l'émotion ; c'est une explosion
graphique. Cetteintervention dansl'écritde souffles sémantiques (coups
de vent,respiration, soupirs,émotion, é-motion), donneun signalvisuel
qui romptavec la linéarité graphiquepour lui donneren sommeune
épaisseur, sortirdes limitesattendues d'unetypographie ordinaire, placer
l'espaceplanairede la feuilleen extension, franchir des limites.Lieu
d'unedynamique, lespagesdu recueilsemblent ainsitraversées d'éclairs.
Avec cet usage emphatiqueponctueldes lettresd'imprimerie,
apparaissent des faisceauxde signesgouvernéspar le rythmequi
s'élaborent surle modedu provisoire, du transitoire, de l'éclaboussure,
du rebondissement. Le signe picturalest une trace qui s'établit
fugitivement sur le papier,qui sembleprêtà flamber, qui donne le
sentiment d'êtreentrépareffraction, éclatéen morphèmes et tracés; où
les axes de symétrie des lettresressortent soudaincommeune image
cachéedans la tramedu texte.Condensation du sensdans l'empreinte
graphique, double fond des mots, marquesd'oralitédans l'apocope
accidentelle,ces épreuvesmultiples de l'encresurla page,renouvelant
toujoursl'éprouvépar le regard,se livrentcommela premièredes
touchespoétiques, en appelantbiend'autres.

27 InEZLN III, op.at, p. 393.

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180 CM.H.L.B. Caravelle

2. Le vraide Pémotion: pourl'avènementdu poétique

Que la poésie n'ait pas de compte à rendreà la vérité,d'autresl'ont


énoncé mieuxque nous ne le ferions.Elle est dire sensibledu sensible,
agencement d'images qui créent de l'émotion, elle unit « palabra
verdadera» et « corazón verdadero», c'est-à-dire éthique et chair,
diptyquefondamentaldans la tension vers l'autre,l'appréhensionde
l'autre,sa propre préhensiondu monde. La dimensionpoétique des
communiquésnéo-zapatistesagit dans ce même espace de l'expression
que constituela presse,un espace bouleversépar l'armada de tons, de
formeset de sens déployés pour respirerailleurs.Aussi, que ce soit
depuis l'exigence de vérité des textes journalistiquesinformatifsou
depuis le terreaudogmatiquedes poïesisrévolutionnaires du continent,il
faudrabien reconnaîtrela distorsionde taillequi opère entrele concept
même d'une véritéqui s'imposerait,absolue, purementintelligibleet la
véritédont la parole néo-zapatistepropose une tout autre acception:
vérité du sensible, de la légitimitéparce qu'éthique, endroit d'une
exaltationde l'expérience,véritéissue de l'éprouvédu monde,portéeà la
(reconnaissancede l'autre.
Un fragment pour argument,dont nous ne livreronstoutefoispas ici
une analyselinéaireapprofondie:
Al semanario nacionalProceso:
Al periódiconacionalEl Financiero:
Al periódiconacionalLa Jornada:
Al periódicolocalde San Cristóbal de Las Casas,Tiempo:
A la prensanacionale internacional:
Señores:
Van comunicados. Como se venlas cosasde negras, es yacasila víspera.
Asombrael cinismocon que se niegalo que es evidente: la decisiónde
unasoluciónmilitar. ¿Nosotros? Bien,yacasiarañandoel cielo.
Primera vez que algocae haciaarriba,mecai.
Vale.Saludyunanavajabienafiladapararasgartantatiniebla.
Desde las montañas delSurestemexicano
Subcomandante Insurgente Marcos
[...]
P.D. que reincideen su nocturno desvarío.
El olvido,alondratanlejana,es la causade nuestroandarsinrostro. Para
matarel olvidocon un poco de memoria, de plomocubrimos el pechoy
la esperanza.Si,en algúnimprobable vuelo,en el vientocoincidenuestra
os quitaréis
estancia, tantotrapoy máscarade dulceengaño,y con labios
ypielharéla memoria mejor,la de mañana.Por eso,un mensajeva de la
tierrahastael concreto.¡Oídbien!

actoron thestage
As an umperfect
Whowithhisfearis putbesideshispart,

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Discours néo-zapatiste, presseet littérature 181

Or somefierce withtoo muchrage,


thingreplete
Whosestrength's abundanceweakenshisownheart;
So I, forfearoftrust,
forgetto say
The perfectceremony oflove'srite,
Andinmyownlove'sstrength seemto decay,
O'ercharg'd withburden ofmine ownlove'smight.
O, letmybooksbe thentheeloquence
Anddumbpresagers ofmyspeaking breast,
Whopleadforlove,andlookforrecompense
Morethanthattonguethatmorehathmoreexprès se'd,
O, learnto readwhatsilentlovehathwrit;
To hearwitheyesbelongsto love'sfinewit.
SonetoXXIII*
WilliamShakespeare,

Vale,alondrade ámbar,no nos busquesabajode tuvuelo.Arribasí,a


dondenoselevónuestro dolor,al sol,de dondelluevela esperanza.

P.D. que nadapuederegalar en estecumpleaños.


El Heriberto cumple años el día 5 de marzo.Dicen que cumplecuatro
añosy entraen cinco.Heriberto andaporlas montañas, en su casaviven
ahorasoldadosy un tanquede guerrahayen su patio.Los juguetesque
una « OperaciónJuguetío » le hizo llegarpor día de reyesdebenestar
ahoraen manosde algúngeneralo los analizala PGR buscandoalgún
secretoorganizativo. Heriberto, que tantose preparóparalo que ocurrió
el día 10 de febrero (la invasión de a la horade la
los soldadosfederales),
hora dejó abandonadosu juguetemejor:un cochecitosobre el que,
montado, el Heriberto jugabaa que erachofersobreel patiode cemento
donde se secaba el café.Me dicenque el Heribertose consuelaa sí
mismodiciendoque de por sí en la montañano iba a podercaminarsu
cochecito.El Heribertole pregunta a su mamási ya nuncavolveráa
tenersu cochecitoy si el Sup ya no le daráchocolates.El Heriberto le
pregunta a su mamá porqué volvió la guerradel año pasado,porqué se
quedósu cochecito.
- ¿Por qué? -preguntael Heriberto.Su mamá no responde,sigue
caminando con el niñoyel dolora cuestas.. .
P.D. que recuerda, y citade memoria, versosde ¿AntonioMachado?que
se refieren a cosasdistintas, peroque vienen al caso.

En el corazóntenía
la espinade unapasión.
Logréarrancármela undía,
yano sientoel corazón.
Agudaespinadorada,
quiéntevolviera a sentir
en el corazónclavada.. .

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182 CM.H.L.B. Caravelle

II

Anochesoñéque oía
a Dios gritándome¡alerta!
luegoeraDios quiendormía
yyogritaba ¡despierta!

P.D. que se desangra irremediablemente.


Una heridallevoen el pecho.
De trigosangra
yno haypan
paraaliviarel deseo. . .

El Sup en lo alto de una loma, viendo cómo el sol se lleva,para


undestelloque se apaga.. .28
occidente,
Relevonsd'embléela tensionde l'élaborationtextuellevers le souffle
poétique: se livre à nous un parcours du sens dans le sensible,riche
d'images,de figures, de voix,de regards,de touchesqui fontdu texteun
corps sentantsusceptibled'êtresenti.Très loin de la réalitéchiapanèque
et pourtant tout près, très loin des revendicationsdogmatiques et
pourtant foncièrementpolitique, c'est une autre atteinte,une vraie
fabriquedu politiquedepuis la diagonale poétique qui se construit.La
mentiondu « desvarío nocturno» place en effetle diredans l'espace du
dans l'erranced'une voix qui généreraitune autrevoie en
biais littéraire,
renversant tous les postulats.
Dans l'élasticité du texte et après seulement quelques lignes
épistolairesteintéesdu même regardsombre qui inonderales mots à
venir,s'enchâssentdes paragraphesde prose poétique et des fragments
d'une intertextualité multipledevenue atemporelle.L'ensemble de la
composition,nourriedonc de productionsintimeset allogènes,dessine
un parcourspour l'oeil et pour le coeur dans la continuitédu sens : le
ressortdu désespoirest en effetdéclinépar tous les recoursdu verset de
la prose. Dit autrement, le même est décliné dans l'autre.Ancrée dans
cette matièresensible,la productiontirede son expériencedu réel un
chant poétique douloureux et semble s'épuiser dans la quête d'un
nécessairecontre-poidscapable de l'extrairede l'ornièrede la guerre.
Alors, le vers noble (décasyllabe de Shakespeare) ou populaire
(octosyllabede Machado) porte la voix vers d'autres horizons, plus
absolus,plus dialectiques,dessinantpeut-êtreun fugitifhalo d'espérance.
Le premier paragraphe de prose poétique porté par la
métaphorisationde l'insurrectionet le questionnementpregnantdu

28 Fragmentdu communiqué du 20 février1995, adressé à la presse, in Documentos


y
delEZLN, Vol. II, México, Era, 1995, p. 247-249.
Comunicados

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Discours néo-zapatiste, presseet littérature 183

couple mémoire/oubliprojettela figuresymboliquede l'alouette: au gré


de son vol d'altitude,le passereau semble avoir emportéla mémoire.
Dans cette sauvegarde des lambeaux mémoriels sans doute
métonymiquesdes communautésindiennes elles-mêmes,ce sont les
armes de l'EZLN qui se mobilisent: l'offensive qui émaille
sémantiquement la phraseabritele dispositifinverse,celui de la position
défensive: « de plomo cubrimos el pecho y la esperanza» affirme
l'énonciateur.Le corps, où se love l'espérance dans une juxtaposition
symboliquequi faitdu cœur le siège du désir,se cuirasse de métal et
devientbouclier,emblèmed'une résistance,impliquantun retournement
sémantiquede la défensecomme attaque: un bouclierprojectile.
Et puis, se livre une injonctionà l'écoute, cet autre du regardqui
convie l'universbaroque du vingt- quatrièmesonnet de Shakespeare.La
portéesémantiquedu poème cité poursuitailleurscetteinterrogation de
la vie, du destin,de l'amourpar les mots,celle de la vertudes sens et du
langage,cettemise en correspondancede l'éprouvéet de l'exprimé.S'il y
a bien nomadismedu verbe,c'est un nomadismedans les terresrebelles
de la poésie qui se livre,rébelliondu conceptismeet des circonvolutions
baroques, juxtaposition de temporalités hétérogènes et pourtant
uchroniques29.Car le textetientcomme un tout où se fabriquentdes
passerelles qui portent le lecteur à une autre capture du sens,
fondamentalement sensibleet universelle: de l'oeil à l'écoute,du visibleà
l'invisible,du silenceau son, au sens même du livre,de l'écrit,quand il
s'agitde fairevoir la voix, de faireentendrepar le visible,de pro-jeterle
visage de l'autrehomme. To hearwitheyesen somme, face à la torpeur
invasivequi faitdu monde un theatrum mundi.Précisément,il ne s'agit
plus de prêter l'oreille stricto
sensumais d'ouvrirles yeuxau chant ; le
retournementdialectique faisant du texte l'espace démiurgique de
l'exprimé: la poésie devient pensée musicale pour un œil à l'écoute.
Quand l'écrit (« writ») est le support le plus pur, le plus spiritueldu
ressenti,du sel de l'amour («wit»). La présenceintertextuelle directeet
indirectedes créateursbaroques- on auraitpu mentionnerla présencein
abstentiadu Calderónde La vidaes sueñoau premiermouvementdu texte
- témoignede la vitalitéde l'écriturede Marcos, compositionpoétique
d'une métaphorevive tout entièrecontenue dans l'entrelacementdes
sens :
La pensée,doitsaisirdu regardce qui s'entend.Elle saisitalorsce que
Fouien'a jamaissaisiauparavant.La penséeestune saisie-par-Pouïe, qui

29 Nous
employonsle termedans le sens que lui donne Paul Ricœur,« pour souligner
non seulementl'extérioritéspatiale de l'utopie (un autrelieu), mais aussi son extériorité
temporelle(un autretemps)», Du texteà l'action,Essais d'herméneutique
II, Paris,Éditions du
Seuil, 1986, p. 387.

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184 CM.H.L.B. Caravelle

saisitparle regard [...] La penséeregarde en entendant et entend en


regardant^.
Autrement dit, l'intertextualité, Yintersensualité se réfractedans le
maintenant de l'écriture poétique guérillero; pénètrece milieuqui
du elle
luiestautreet créeuneautresensibilité. En ce sens,notonsque la figure
de l'oiseauesticicontextualisée parla présencede la résinede l'ambre, à
la foismatière autochtone et métaphore d'unplumagedoré.Et elleest
aussi l'objetd'une nouvelleinjonction : «no nos busquesabajo de tu
vuelo»lancela voixpoétique,en rappelant ainsile trajetascensionnel de
l'espérance entrepris par l'insurrection. Alors, à
paropposition l'ancrage
d'«abajo»,se livreen miroirun «Arribasí» marquépar l'insistance de
l'adverbed'affirmation dans une confirmation de la résolutionde la
rébellion à capturer la mémoire età sortir des ténèbres d'unréelmystifié.
L'azurutopiqueoù règneune autrebouled'ambre(«[el]sol»),estplacé
en perspective de la souffrance, vecteurde la transcendance («noselevó
nuestro dolor»).Conformément au principe du cycle,à l'élévation portée
par la douleur et le désir, succède l'averse fertilisante: «llueve la
esperanza» comme si le ciel avait substantiellement nourri le corps idéel.
L'aérienapparaîtainsien contre-pied à la terre,à la montagne, il devient
l'autredu chthonien, commel'espéranceest l'autredu réel,le silence
l'autredu dire.
Un nouveausautde lignepourtant nous ramèneà la terre,quand
s'ouvrele troisième mouvement de l'ensemble textuel, dansle glissement
sémantiquede la douleur: une douleur espace charnièrede la
compositiongraphique,pivot symboliqueentrele réel chthonienet
l'espoir aérien.En touchantla terre,nous sommes revenusà la
temporalité du présent,à ce rapportau monde et au Temps de
l'immédiat descriptif qu'incarne la figured'Heriberto. La matérialité de
l'écoulement temporel le
passepar cycle des anniversaires quand l'enfant
porteen luil'avenir, quandil estsymboliquement le présentdu futur et
de la communauté, un présentsaisiauxconfinsdu récitjournalistique et
du débordintimeomniscient, un présentde la résistanceoffertau
partage.Et si l'ouvertured'un post-scriptum à la manièred'un
témoignage de la guerreordinaire sembleproduire une rupture radicale
dansl'élanénonciatif, l'enchâssement pourtant fonctionne : il alimente,
anticipeou bienrétro-alimente, nourrit tousles mouvements du récit.
L'impossibilité du dire, la béance de l'interlocution suscitée par les
questions de l'enfant exaltent en effet le postulat rebelle de l'écrasant
silencedu hicetnunc de la condition indigène. En plongeant dansl'espace
domestique d'une nature habitée parl'Histoire, l'énonciateur procèdeà

30 MartinHeidegger,Le principe Paris,Éditions Gallimard,1986, p. 126.


deraison,

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Discoursnéo-zapatiste,presseet littérature 185

unereconfiguration de l'horizonordinaire : les stigmates de la guerrede


basse intensité,non spectaculaireau dehors mais rampanteet
omniprésente au dedans, contaminentla matérialitéet l'univers
imaginaire de l'enfant.
Au grédes mouvements poétiques,c'est-à-dire du dedansau dehors,
du dessousau dessus,du passéau futur, de la terreau ciel,de l'enversà
l'endroitdu visibleetde l'audible,se tissele filconducteur d'unedouleur
polyfacétique.L'exploration d'univers successifs, où la voix, toujours
expression du senti,projette plusloinle pas et nousportealorsversune
autrecontréepoétique,contemporaine et qui,à nouveau,dansce réseau
de
complexe correspondances, (se) rappellele cœur,la résistance, le
désespoiret l'espérance réunis. Le souffle poétique se cristallise
maintenant autourde la douleurde la « espinade una pasión», symbole
de l'expérience sensible, connotéeparla dimension religieuse de l'épine
christique.Logée dans l'espacesymbolique de l'amour, accompagnement
déchirure des battements du cœur,ellefaitdu corpsl'endroit du ressenti,
la matièrequi permettra la sublimation de l'épreuve: l'expérience de la
souffrance constitueune élévationau domainemystique.Par cette
subversion de la perception, le retrait du corpsétranger n'entraîne pas le
soulagement mais l'insensibilité. D'épreuve,l'épine devient la preuvede
l'éprouvé,le témoignage, l'échode la palpitation, quandla matérialisation
de la brutalitédu réeldevientmotifd'undésir,raisond'undépassement
de soi. En cela,ellepoursuit le trajetsémantique entrepris au coursdes
post-scriptum précédents.
Epine torture du sensible,sacrifice du corps,elle est le minuscule
fragment de matière qui en s 'implantant permetl'arrachement, la
transcendance, le retour à l'idéel. le
Ici, je poétique a fait retour et le
premier versnous déplace,habilemachinearrière, dansle territoire du
songe.Mais le songe est devenu cauchemar de l'incommunicabilité.
Ainsi,au dialoguemère-fils du post-scriptum précédent, où le silencese
donnaitpourréponse,correspondent les soliloquesalternésde Dieu et
du poètecondensésen un mot: «¡alerta!», «¡despierta!». Le parallélisme
syntaxique qui unit les quatre vers repose sur la réitération des syntagmes
verbaux «soñar/gritar» et «dormir/gritar» placés en binômes
contradictoires. Cri divin,crihumaindemeurent égalementinaudibles
l'unà l'autre.Le périplepoétiquedes Campos deCastilla estici renouvelé
dans la recomposition poétique de Marcos, didactiqueelle-même,
injonctive, et qui ressortità une philosophiesocio-politique de la
fluctuation entrescepticisme et croyanceabstraite, et
espoir désespoir.
La figure de l'homme, néanmoins, estfigure souffrante dansla solitude.
Alors, s'il faut chercherla transcendance, si l'élévationpermetle
dépassement de la douleur, si la dialectique autorise la projection versun
autrehorizon, ce n'estpas dansl'espacedivinmaisdansceluidu livre.

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186 CM.H.L.B. Caravelle

Ultimejaillissement, dans l'épuisement de l'encre,le dernierpost-


scriptum se vide de son sang.Il se faitécho d'un cri qui s'estompe,
du
poursuitesymbolique message, inconsolable désespoir.La douleur
s'incarne maintenant dansla blessuredu cœurcommesi le bouclierde
plombarboréau premiermouvement de prosepoétique,avaitrompu
sous les saillies du réel. L'endroit du cœur sentantest zone
hémorragique : l'écoulement de la vie n'estque diffusion monochrome,
crisilencieux.A la foisdansla continuité d'uneblessurevecteurde la
transcendance etdansla rupture de toutespoird'élévation, le sangestici
métaphorisépar la céréale nourricière pourtant incapable de
métamorphose pour l'advenue du pain.Le liensémantique estfracturé:
la plaieestfaim,désirinassouvissable, incomplétude.
Le tempseffaceen mêmetempsqu'il façonne,et pour qu'il y ait
ressouvenir, autremémoirefuture, il fautcreuserl'espaced'unepoésie
du discourscapablede fairedu monde Yen-droitd'une expérienceéthique^
quant se livre ainsi la croyancedans le pouvoir des mots, dans
l'ébranlement de l'éprouvé.

La tnhune-émouvance
: émergenced'unepo-éthique
Éléments
pouruneconclusion

Si la désobéissancede l'insurrectiontrouvedansla désobéissance du


verbeunecorrespondance d'évidence surla scènepublique,on ne saurait
fairedu rapportdu poétiqueau politiqueun rapport ancillaire
: la poésie
a aussiun pouvoir,ellecrée dulieu^du topos elle
politique, crée
du lien.Elle
abondela surfacedémiurgique d'un entre-deux où se révèlent diverses
figuresbouleversantle réelpar le curieuxassemblagedes mots.

D 'abord,le lieu
Le traitementlittérairetransformele contenudoctrinaire etempirique
dans l'extension sensibledu poétique.Loin de se départir de l'action
insurrectionnelle, la pousse en avanten recolorant
l'écriture certaines
touchesdu réel,verscethorizond'avènement d'unmondenouveau.Le
réel comme élémentinstabledoublementdéstabilisépar l'écriture,
constitueen l'étatle détonateurdu poétique.En sus d'offrir unegrande
diversitéde thèmeset de tons,la prosepoétiqueopère surtoutet de
manièredécisiveun rapprochement de l'expérience concrète,la plus
quotidienne,la plus singulièrecaptée par l'écriturejournalistique.
Commeeffusion, le réelen évoquantcertains
ellefaittranspirer lieuxde
rebelleet certainstempsde l'existencedes êtres.Par un
l'ordinaire
mouvement capablede défaire les contours du réel,d'enrecomposer les

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Discoursnéo-zapatiste,presseet littérature 187

valeurssémantiques, l'écriture
poétiquetranscende la fragmentation par
le processusmêmedu déséquilibre etde la subversion.
D'autresfois,le poème revientà l'archétype, se condense,se fait
incisif,découpel'espacegraphiquedans la verticalité, se plantedans le
corpus commeune aiguille.Dit autrement, il faitnaîtrede ce chaos un
cosmos,quand le vers organisele rythme et les sons, restructure le
mondedansles mots.Ainsi,il meten crisel'idéologiedominante et ses
attributssymboliques ; il recomposeune imageriesymboliquedu
politiqueen mettant en exerguedes valeurs fondamentales sinon
décisivesdansla perception de l'avenir.La palpitation poétique favorise
l'émergence d'uncontre-pouvoir issud'uneautrelecture de l'Histoire.

Ensuite,le lien
En remettant en cause, depuis la tribuneconquise à la presse,
l'expériencecommune par l'expérimentation poétique,l'écriturenourrit
la perception, la réinvente comme structure d'horizonet faitde sa
matière, une « matière-émotion », « le versantaffectifd'une relationau
monde »31.Parce qu'elle est débordement, qu'elleprocèdepar tours,
détours, contours, retours, ellegénèreunedynamique qui enfledansson
voyageà la rencontrede l'autre.Cette dilatationpermetl'éveil de
l'éprouvé; elleajouteà la matière phoniqueet graphique du poèmeune
dimensionsentante gagnée dans l'expérience du monde : dès lors,le
textese faità la fois mode de connaissanceet principed'une co-
naissanceau monde.Il est l'espaced'une rencontre où l'é-motionfait
sortirde soi le sujetqui l'éprouve, modifieson rapportau réel,entérine
son débordement du dedansau-dehors, joue commeinterface entrele
mondeetl'êtregagnésparle sensdessusdessous.
Cetteémergence de l'émotionet le déplacement qu'ellesuscite,c'est
pournous l'émouvance, l'éprouvéet l'élandu cœurréunis: une tribune-
émouvance quandl'ébranlement des sensinduitla miseen mouvement de
la voixpoétique.Aussi,danscetespacepublicsusceptible de produire de
multiples échos, dans sa façon même de direet de se donner à voir,
l'écriturepoétiqueest-elleporteusedu lien.Dans une sociétémexicaine
où les différencessont agressivement exacerbées si l'entreprise
d'assimilationne les a arasées,la perspective poétiqueentendrestaurer le
sensde la relation. Le refusd'unlangageautarcique, repliésurlui-même
commel'idéologie surla doctrine, le désird'ouvrirle poèmeà unhorizon
qui le déborde,le déploiement du possiblecommenon-être-encore,
répondent au soucide ne pas rester prisonnierd'unelogiquede l'identité
et d'accueillirl'altérité.Dans cetteentreprise, les mots décrivent une
manièred'habiter le mondeet de vivreensemble, quanddéjà se dessine

31 Michel Collot,1mmatière
émotion
; op.cit.,p. 3.

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188 C.M.H.L.B. Caravelle

crée les conditions


une définitionde l'éthique: la justessede l'expression
d'unjusterapportavecautrui.Parce que la poésie montreune fracture, elle
convoque le dépassement de son seul univers, c'est-à-dire qu'elle
s'applique à elle-mêmel'exigence d'ouverturequ'elle dessine pour le
monde. La poésie manifestela nécessitédu po-éthique^ où nous dirons
enfinque l'élan poétique n'informepas, il transforme, dépassantainsila
seule exigence journalistiqued'une information et d'une analyse pour
toucherautrementet modifierle monde par le sensible.Entendonsà cet
égardRégineRobin :
La seule question[...], c'est la validitéou la non-validité du texte
sa véracité,
littéraire, sa valeuren tantque document, valeurinformative,
extra-textuelle,tous problèmesmal posés, qui, à coup sûr,ratentla
du fonctionnement
spécificité du textelittéraire, la façon
sa pertinence,
qu'ila d'interroger l'histoire et la société,et la façondontil s'incorpore
etla socialite.
l'histoire [.. .]
La fiction,elle,ne triche jamaissi ellementtoujours.[.. .] seulela fiction
permet du dire du vrai, je ne dis pas du brut,du spontané,de
l'authentique en apparence, je disuneparolevraie.Pas uneparolepleine,
uneparolevraie,ouverteetproblématique^.
La littératureparledu sujet,c'est-à-direqu'elle est fondamentalement
subjective,et pour autant,parce que celui qui faitnaîtreles mots est
impliqué dans ce qu'il dit, elle est en même temps éthique: elle
correspondà la tâchede se comprendresoi-mêmeet de s'accompliravec
les autres. L'identitése trouve et se nourritdans l'altèri té même de
l'écriture comme endroit du vrai. Où la subjectivité devient
intersubjectivitéet figuration de l'intérioritéde soi dans l'extériorité de
l'autre,dans l'extérioritémême des mots de fiction.La vérité se tientlà,
foncièrementintersubjective,non affaibliepar le littéraire,bien au
contraire, fruitde cettecon-fusion,opacitétransparente, émotion.
Élément d'une vérité-connaissance du réel,l'acte poétique compose
le sensible,ou plutôtrecompose par lui un sensiblevertueuxdans une
dialectiquede l'émotionjuste,traduitedans une languequi transcendela
profonde déchiruredu monde. Se dévoile ainsi la déterminationde
l'énonciateurà intéresser dans son sens strictqui est le partagede l'être.
L'éprouvé devient le lieu de l'universeloù bascule le renversement des
acceptionsqui associent objectivité et vérité absolue. Ici, est affiché le
relativismerégnantde l'objectivitéet l'émergenceflamboyanted'une
véritévraiede l'émotion.La tûbune-é/nouvance faitsentirle sens,et le sens
c'est l'avènement politique d'un autre tissu social, conscient de

32
Régine Robin, « Récit de vie, discours social et parole vraie», communication
présentée au Vo Colloque Internationald'histoireorale, Barcelone, 31 mars 1985, in
siècle,
Vingtième Volume 10, n°10, 1986, p. 105-106, 109.
Revued'Histoire,

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Discours néo-zapatiste, presseet littérature 189

du réel à son seul visible,noyautéle plus souventpar le


l'irréductibilité
discours et la pensée hégémoniques. Comme itinéraire,la tribune-
émouvanceopère une « sortiehors de l'ordre établi de la réalité»33} elle
éprouve, elle touche et dans son élan po-éthique, elle joue comme
médiateurentresensibilitéet raison,entreréalitéet conscience. Elle a
pour socle indéfectiblela vie, seul savoirfondamental^.

à Mitviet

RÉSUMÉ - Dans l'entreprise de communication du EjércitoZapatistade


UberadónNacional,la presse incarne l'espace de la représentation des
événements de l'histoireimmédiate - guerre,combats,motsqui marquentla
matière,le temps,la terredu Chiapas-, espacepublicoù refonder la légitimité
d'uneparoleinsurgée, un endroit qui surgit,
propiceà poétiqueet au
l'effraction
déploiement de subversions graphiquesludiques et modélisantes, un endroit
tourà tourendroitet envers,où la parolepuise au-dedanspour lentement
véhiculerau dehors,où le dessousdes chosesdu mondese changeen dessusà
pourbouleverser
saisir, le politique.

RESUMEN - En la perspectivade comunicacióndel EjércitoZapatistade


UberadónN adonai, la prensaencarnael espacioejemplar de la representación
de
los acontecimientos de la Historiainmediata, guerra,combates,palabrasque
dejanhuellasen la materia, el tiempoy la tierra
de Chiapas.Un espaciopúblico
dondefundar otravez la legitimidad de una palabrainsurgente, un espacioque
brotay se elabora,siemprepropicioa la efracción poéticay desplieguede
al
subversionesgráficas, lúdicasy modelizadoras.

33 Emmanuel Lévinas,Entrenous, Essaissurlepenser-à-l'autre,


Paris,Grasset,1991,p. 220.
34 SuivantMichelHenrydans ce sens: « La lecturemêmede l'ouvrageest la miseen
œuvred'unsavoirde la conscience, elleconsisted'unepartdansla perception des mots,
dans l'intuition
c'est-à-dire sensibledes traitstracéssurle papier,d'autrepartdans la
saisieintellectuelle
des significationsidéalesdontles motssontporteurs, significations
qui composent ensemble inclusen lui.Le savoir
le sensdu livre,soitle savoirscientifique
qui a rendupossiblele mouvement des mainset celuides yeux,l'actede se lever,de
de boireet de manger,
gravirl'escalier, le reposlui-même, est le savoirde la vie», Ea
Paris,PUF, 1987,p. 24.
Barbarie,

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190 CM.H.L.B. Caravelle

ABSTRACT - In the EjércitoZapatistadeUberaciónNacionais point of view, the


theexemplary
pressconstitutes spaceoftheimmediate History's suchas
events,
words
war,battles, thatleavetraceson the the
material, timeand Chiapa'sland.
A publicspacewherethelegitimacyof a rebellious
wordcan be foundedagain,
a spacewhichspringsanddrawsup,alwaysfavourable to poeticalbreakingand
enteringand to displaygraphic,playfuland modellingsubversions, fullof
political
meanings.

MOTS-CLÉS : EZLN, Mexique,Histoire,


Presse,Discourspoétique.

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