Se Passer Du Père

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Se passer du père

Christian Demoulin
Dans L'en-je lacanien 2006/1 (n o 6), pages 61 à 78
Éditions Érès
ISSN 1761-2861
ISBN 2-7492-0594-8
DOI 10.3917/enje.006.0061
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Se passer du père
Christian DEMOULIN
Père ou Nom-du-Père ?
Se passer du père évoque une formule attribuée à Lacan et qu’on
trouve souvent citée : se passer du père à condition de s’en servir. En réa-
lité, il s’agit d’une fausse citation. Les fausses citations de Lacan sont inté-
ressantes parce qu’elles nous éclairent sur les confusions que produisent
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la diffusion et la vulgarisation de son enseignement. Dans la phrase incri-
minée, il s’agit du Nom-du-Père et non… du père. On voit bien que le lec-
teur pressé est tenté de confondre père et Nom-du-Père. Si Lacan a
inventé ce concept de Nom-du-Père, c’est qu’il voulait introduire une dis-
tinction qui lui semblait capitale pour s’y retrouver dans la clinique, en
particulier pour distinguer névrose de psychose. Mais ce n’est pas tout.
Lacan voulait introduire le Nom-du-Père dans la considération scienti-
fique. Quel est l’enjeu ? Pour en saisir l’importance, il faut voir que le dis-
cours scientifique permet de se passer du père. Je n’envisage pas ici le
discours de la science dans toute sa complexité. Je n’envisage pas non
plus la question du gadget qui peuple notre monde et qui est selon Lacan

Christian Demoulin, psychanalyste à Liège, membre de l’École de psychanalyse des


Forums du Champ lacanien.
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un effet majeur du discours de la science. Je prends le discours de la


science au niveau de la biologie et de ses applications médicales. Il est
clair que, pour le discours biologique, le père se réduit au géniteur et
même au sperme, jusqu’au jour où, peut-être, on pourra se passer du
sperme avec le fameux clonage. Se passer du sperme à condition de clo-
ner. C’est bien parce qu’il y a ce mouvement de la science et, précisé-
ment, des sciences de la nature que la tâche nous revient d’introduire
dans le discours scientifique la question du Nom-du-Père.
Cela m’évoque une question philosophique déjà ancienne, celle
du rapport entre sciences de la nature et sciences de l’esprit. On peut
citer Wilhelm Dilthey qui distinguait radicalement dès 1894 les Natur-
wissenschaften des Geisteswissenschaften. Freud n’ignore pas cette dis-
tinction puisque sa revue Imago portait comme sous-titre : « Revue de psy-
chanalyse appliquée, auf die Natur und Geisteswissenschaften ». Freud
ne s’inscrit pas dans la perspective ouverte par Dilthey qui sépare ces
deux champs et qui aboutira à la phénoménologie. Il pense la psycha-
nalyse à partir des sciences de la nature. En particulier, il subit l’influence
de Fechner (Elemente der Psychophysik, 1860) pour qui l’esprit et la
matière ne sont qu’une seule réalité. Il précisera en 1924 dans son auto-
présentation (Selbstdarstellung) que c’est l’influence de Darwin et la réci-
tation de l’essai de Goethe intitulé La nature qui l’ont conduit à entre-
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prendre des études médicales. Par sa découverte de l’inconscient, il
pense d’abord ne faire qu’élargir le cadre des sciences de la nature.
Mais la question du père va être le point de butée d’une telle
conception naturaliste. La paternité lui apparaît comme un saut au-delà
des données naturelles, données qui lui semblent suffisantes à penser la
maternité. La paternité est un acte de foi qui relève de l’esprit. Le passage
de la mère au père est einen Triumph des Geistigkeit über die Sinnlichkeit,
« un triomphe de l’esprit sur les sens » (Moïse et le monothéisme). La
notion de paternité contraint Freud à sortir du cadre d’une philosophie
naturelle. Mais il ne s’en rend pas vraiment compte et croit pouvoir
échapper à la difficulté par le recours à Darwin et à la théorie de la
Horde primitive. C’est la théorie de l’Urvater qu’il avance dans Totem et
tabou. Le père originaire serait un mâle dominant régnant en despote sur
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ses fils et jouissant de l’ensemble des femmes. Une sorte de père orang-
outan. Il s’agit là d’une tentative de fonder la paternité dans le cadre de
la biologie évolutionniste. Cela le conduira à admettre dans son Moïse
l’hérédité des caractères acquis et un inconscient phylogénétique qui cor-
respondrait à l’instinct des animaux 1. Après coup, il est facile de voir que
cela ne résout pas le problème. Les mammifères vivant en horde ont
certes un chef, un mâle dominant, mais cela n’en fait pas un père. Là où
Freud imaginait un père originaire s’assurant l’exclusivité de l’usage
sexuel de toutes les femmes, la biologie ne peut connaître qu’un mâle
reproducteur, un géniteur, non un père. Personne ne nomme père le tau-
reau du village, même si c’est lui qui monte l’ensemble des vaches.
Plus personne ne croit à cette histoire de père de la Horde. Il s’agit
d’un mythe, comme Lacan ne manquait pas de le faire remarquer. En
même temps, Lacan s’interrogeait sur la nécessité qui avait conduit Freud
à inventer un tel mythe. Cela débouchera chez Lacan sur la théorie de la
sexuation. Mais ce que je veux relever ici, c’est que ce mythe permet à
Freud de croire pouvoir rester dans le cadre des sciences naturelles, qu’il
oppose à la philosophie. Il pense la psychanalyse comme une science et
affirme regretter que le dispositif de la cure s’écarte inévitablement de la
méthode expérimentale. Pour nous, au contraire, puisque Totem et tabou
est un mythe, cela démontre qu’il est impossible de rester dans le champ
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des sciences naturelles. Cela permet de situer la démarche de Lacan
comme une prise en compte de cette impossibilité.
La question du père a conduit Lacan à introduire la catégorie du
symbolique et la tripartition réel, imaginaire et symbolique. Le père réel
ou imaginaire suppose le signifiant père. Le signifiant père renvoie au sys-
tème symbolique qui structure le social. Mais il n’y a pas de père sym-
bolique, il n’y a qu’un signifiant. « Le père symbolique est à proprement
parler impensable », dit-il dans le séminaire La relation d’objet 2. En effet,
le père symbolique, ce serait le Dieu biblique, celui qui peut dire : « Je
suis ce que je suis. » C’est ce signifiant que Lacan nomme le Nom-du-Père.
Sur ce point qui prête, me semble-t-il, à beaucoup de malentendus, il

1. S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p. 193.


2. J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 210.
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convient d’être précis. Aussi, je me permets de reprendre le passage des


Écrits où Lacan introduit son Nom-du-Père 3.
Il s’agit d’une démonstration. Premier point, référence ethno-
logique : aucune collectivité humaine ne méconnaît le fait d’observation
du réel suivant lequel une femme n’enfante qu’après avoir eu un coït et
après le laps de temps requis pour la grossesse. Il y a là un savoir uni-
versel que ne contredit pas l’existence supposée d’exceptions énigma-
tiques. Deuxième point : selon le contexte symbolique, la paternité peut
cependant être attribuée non au partenaire du coït mais à la rencontre
par la femme d’un esprit, dans telle fontaine ou dans tel monolithe où il
sera censé siéger. Troisième point : cela démontre que, je cite, « l’attribu-
tion de la procréation au père ne peut être l’effet que d’un pur signifiant,
d’une rencontre non pas du père réel, mais de ce que la religion nous a
appris à invoquer comme le Nom-du-Père ». Cela a l’air tout simple mais
cela ne l’est pas. Lacan distingue le rôle du coït dans la procréation,
connu de tout groupe humain, de la paternité. Ensuite, il distingue les
sociétés qui attribuent la paternité aux esprits de celles qui l’attribuent au
géniteur supposé. Il en découle que la paternité est le fait du signifiant et
que c’est notre système symbolique qui nous fait attribuer la paternité au
géniteur. Et c’est là qu’il introduit la religion : le Nom-du-Père, c’est ce que
la religion nous a appris à invoquer. Mais faut-il penser le Nom-du-Père
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comme spécifique à une conception religieuse où est invoqué Dieu le
Père ? Ou faut-il considérer Dieu le Père comme une variante du Nom-du-
Père, variante propre à notre civilisation judéo-chrétienne ? On sait l’inté-
rêt de Freud pour le monothéisme, mais l’attribution de la paternité au
géniteur supposé n’est pas spécifique au monothéisme. Et là où la pater-
nité est attribuée à l’esprit de la fontaine ou du monolithe, cet esprit ne
peut-il être considéré comme un Nom-du-Père ? Selon la réponse qu’on
donne à ces questions, on aura des points de vue très différents.

3. J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », dans


Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 556.
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Société sans père : les Na du Yunnan


Il y a une autre facette à cette question. S’il n’y a de père que dans
un système symbolique comportant le Nom-du-Père, la réciproque n’est
peut-être pas vraie. Il peut y avoir des sociétés sans père. Qu’en est-il
alors du Nom-du-Père ? C’est là que les découvertes récentes de l’ethno-
logie nous interpellent. En particulier, il faut évoquer les Na du Yunnan,
peuplade chinoise qui fait beaucoup parler d’elle depuis la publication
en 1997 du livre de Cai Hua 4. Maurice Godelier, dans son ouvrage
remarquable Métamorphoses de la parenté, avance que les Na « repré-
sentent un cas extrême des transformations possibles des systèmes de
parenté matrilinéaire 5 ». Les Na n’ont ni mariage ni père, mais ils ont une
famille fondée sur le couple frère-sœur, avec une autorité parentale par-
tagée et un interdit très strict concernant la sexualité intrafamiliale. Il est
même absolument interdit d’y faire la moindre allusion. C’est le visiteur
furtif qui apporte le sperme nécessaire à la reproduction mais il n’a aucun
rôle social. S’il a le phallus en tant que pénis érigé dans l’acte sexuel,
cela ne lui donne aucun pouvoir. Il n’a pas accès au phallus comme
sceptre et il n’est pas le représentant de la loi de l’interdit de l’inceste. Il
n’est donc pas en position de père réel. Le système repose sur la circula-
tion générale du sperme entre les lignées. Mais ce sperme ne fabrique
pas le fœtus pour les Na, il n’est que le liquide qui arrose et fait croître le
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fœtus, de la même manière que la pluie arrose les graines et les fait ger-
mer. Car le fœtus, au départ, est une graine présente chez la mère, seule
véritable génitrice dans leur conception. Pas de père donc et même pas
de géniteur, mais un arroseur anonyme, l’arroseur inconnu. Il faut ajouter
que, de temps en temps, cette belle organisation est perturbée par
l’amour. Ici aussi Éros est le grand perturbateur de l’ordre social. Il forme
des couples souvent provisoires qui objectent au système.
Les Na nous intéressent parce qu’ils représentent une sorte d’hori-
zon possible de notre modernité en ceci qu’ils se caractérisent par une
permissivité extrême en matière de sexe. Ils ont résolu le conflit entre la
liberté sexuelle et la famille. Mais c’est au prix de bannir absolument la

4. Cai Hua, Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, Paris, PUF, 1997.
5. M. Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 391.
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sexualité de la famille. Ils démontrent que l’interdit de l’inceste ne dépend


pas du patriarcat, contrairement à ce que pensait Freud.
Dans cette société sans père, y a-t-il un Nom-du-Père qui fasse tenir
le système symbolique ? Je suis tenté de dire oui, mais cela implique de
changer nos habitudes mentales héritées du monothéisme. Il y a un Nom-
du-Père mais c’est une déesse, la déesse Abaogdu qui a déposé les
graines dans le ventre des femmes avant même leur naissance. Évidem-
ment, cela devient difficile d’employer le concept de Nom-du-Père dans
le cas d’une déesse. On se rend compte que notre concept de Nom-du-
Père est ethnocentriste, ce qui rend sa légitimité contestable. Aboagdu est
bien l’Autre de la mère à qui est attribuée la procréation. Lacan n’a pu
entendre parler des Na puisque le travail de Cai Hua date de 1997. La
référence ethnologique pour Lacan, c’est avant tout l’anthropologie struc-
turale de Lévi-Strauss. Aussi est-il important de prendre en compte les
avancées ultérieures. Le livre de Maurice Godelier en propose une syn-
thèse qui me paraît remarquable. Il se permet d’égratigner les concep-
tions patriarcales de Lévi-Strauss, critiquant en particulier la thèse de l’uni-
versalité de l’échange des femmes comme fondement du social. Les Na
y font en effet objection. Mais finalement, Lacan, dans un texte de 1974,
arrive à une théorie du Nom-du-Père qui n’est pas patriarcale et peut être
rapprochée de la théorie des Na. Il s’agit d’un passage de la préface à
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L’éveil du printemps 6. Il se demande si « le Père lui-même, notre père éter-
nel à tous, n’est que Nom entre autres de la Déesse blanche », cette
Déesse blanche qu’il emprunte à Robert Graves, qui est « celle à son dire
qui se perd dans la nuit des temps, à être la Différente, l’Autre à jamais
dans sa jouissance, – telles ces formes de l’infini dont nous ne commen-
çons l’énumération qu’à savoir que c’est elle qui nous suspendra, nous ».
L’ouvrage de Robert Graves The White Goddess 7 est disponible
en français sous le titre Les mythes celtes 8, le véritable titre La déesse
blanche n’apparaissant qu’en sous-titre à l’intérieur du livre. Il s’agit d’un

6. J. Lacan, « Préface à L’éveil du printemps », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001,
p. 561-563.
7. R. Graves, The White Goddess, Faber and Faber, 1948.
8. R. Graves, Les mythes celtes, éditions du Rocher, 1979.
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travail énorme qui part des mythes celtes mais défend la thèse d’une
mythologie archaïque commune aux religions britanniques, grecques et
hébraïques, mythologie matriarcale centrée sur la Déesse blanche. Voilà
ce qu’il en dit page 26 : « La Déesse est une belle femme élancée, au
nez aquilin, au visage mortellement pâle, aux lèvres rouge orangé
comme les fruits du sorbier, aux yeux d’un bleu saisissant et à la longue
chevelure blonde. Elle peut se transformer tout soudain en truie, en
jument, en chienne, en renarde, en ânesse, en belette, en serpent, en
chouette, en louve, en tigresse, en sirène ou en sorcière repoussante. Ses
noms et ses titres sont innombrables. Dans les histoires de fantôme, elle se
présente souvent comme la Dame blanche. » J’ajoute un extrait de la
prosopopée de la Déesse selon Apulée que Robert Graves cite page 80 :
« Je suis celle qui est la mère naturelle de toute chose, maîtresse et gou-
vernante de tous les éléments, origine des mondes, détentrice des pou-
voirs divins, reine de tous les habitants des enfers, souveraine de ceux qui
vivent dans le ciel, manifestation absolue, sous une forme unique, de tous
les dieux et déesses. Ma volonté dispose des planètes du ciel, de l’en-
semble des vents des mers et du lugubre silence des enfers. Mon nom, ma
divinité sont adorés à travers l’univers de mille façons, en mille coutumes
et sous bien des noms. » Robert Graves utilise une méthode poétique qu’il
oppose au prosaïsme du discours universitaire. Il n’hésite pas à opposer
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la vérité poétique au fait prosaïque. Cela lui permet de produire une
construction étonnante concernant une civilisation matriarcale antérieure
au patriarcat et qui aurait diffusé depuis la mer Égée jusqu’en pays celte.
Il s’agit d’une religion naturaliste où les arbres sont des dieux et renvoient
aux lettres de l’alphabet, aux jours et aux saisons. Le soleil serait dédou-
blé en deux demi-dieux mourant aux solstices tandis que la Déesse
blanche n’est autre que la Lune. Mais elle n’est pas seulement la Mère
primordiale, c’est aussi La femme, au sens de Lacan. Pour Graves, La
femme existe et elle est divine. Il écrit : Man does, Woman is.
On oublie parfois que Freud situait une période matriarcale entre
le temps de la horde primitive et celui du patriarcat moderne. Le grand
ouvrage d’Evans, qui a renouvelé notre connaissance des Crétois, The
Palace of Knossos, date de 1930. À l’époque de Totem et tabou (1912-
1913), Freud ne pouvait qu’ignorer ces faits. Mais il se réfère à Evans
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dans une note de son Moïse et il évoque le fait qu’« en Crète comme pro-
bablement partout dans le monde égéen, l’on adorait la grande divinité
mère ». Ce serait la destruction de Cnossos par un tremblement de terre
d’origine volcanique qui aurait entraîné le passage du matriarcat au
patriarcat, Zeus et son collègue hébreux Jahvé étant à l’origine des dieux
des volcans.
À l’époque des « Complexes familiaux », Lacan reprend la thèse
des « matriarcats partout sous-jacents à la culture antique 9 ». Il attribue
au matriarcat la rigueur la plus cruelle dans ses rites de sacrifice agissant
la relation primordiale à la mère, ce que confirme Robert Graves. Mais il
lui attribue aussi la stagnation culturelle, qui serait le propre des sociétés
archaïques. Le matriarcat ne permettrait pas la sublimation. Celle-ci
nécessite l’idéal du moi paternel. Il se réfère notamment aux travaux de
Malinowski. Mais la Crète est un contre-exemple. Comme le note
A. Severyns 10, le culte minoen de l’élégante déesse s’est accompagné
d’énormes progrès dans tous les domaines de la civilisation. Reste à
savoir comment se structurait le lien social dans ces sociétés à divinité
matriarcale.
La déesse Aboagdu comme Nom-du-Père, ce n’est pas loin de la
Déesse blanche du poète Robert Graves. Mais cela fait valoir le carac-
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tère trompeur du concept de Nom-du-Père en tant qu’il est ethnocentriste.
En disant Nom-du-Père, Lacan emploie un terme décalqué de Dieu le
Père, une sorte de laïcisation de ce concept. On reste dans le cadre
conceptuel hérité du monothéisme patriarcal. Il faut donc souligner que
ce concept de signifiant de l’Autre ne se nomme légitimement Nom-du-
Père que dans une société patriarcale profondément marquée par le
monothéisme. Le Nom-du-Père, c’est Dieu le Père. C’est bien ce que dit
Lacan dans la phrase que j’évoquais au départ et qui est tirée du sémi-
naire Le sinthome 11 : « Supposer le Nom-du-Père, certes, c’est Dieu. C’est

9. J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », dans Autres écrits,
op. cit., p. 57.
10. A. Severyns, Grèce et Proche-Orient avant Homère, Bruxelles, Office de publicité,
1960.
11. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 136.
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en cela que la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père, on


peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de
s’en servir. »

Monothéisme athée
Freud était un juif athée mais profondément marqué par le mono-
théisme. En inventant le Nom-du-Père, Lacan formalise le point de vue de
Freud. Il considère que, même athée, on n’est pas sorti du monothéisme
dans la mesure où le discours de la science repose sur le Dieu non trom-
peur de Descartes, garant des certitudes scientifiques. C’est le témoi-
gnage d’Einstein, tel que le rapporte Lacan dans le Séminaire III, Les psy-
choses 12 : Dieu est malin mais il est honnête ; il ne s’amuse pas à nous
tromper. Cela reste-t-il aussi vrai aujourd’hui que du temps d’Einstein ? Les
scientifiques croient-ils encore au Dieu non trompeur de Descartes ou
sont-ils devenus sceptiques, réfugiés dans un « ça marche » provisoire ?
De même, le discours capitaliste, en subordonnant la science à l’innova-
tion technologique, ne substitue-t-il pas le fonctionnement à la certitude ?
On peut se demander si cette évolution ne tend pas à nous faire passer
du monothéisme athée du temps de Freud à un polythéisme athée fondé
sur la fétichisation de la marchandise, le culte du gadget, ce qui pourrait
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mener in fine à un retour à la Déesse blanche. Tout cela est spéculatif.
Malgré les fameux nouveaux symptômes liés au discours du capitaliste,
nous n’en sommes pas encore là.
Dans le Séminaire XXII, RSI, à la séance du 11 février 1975, Lacan
en vient à parler du Nom-du-Père de façon dépréciative, l’attribuant à
Freud et rappelant son fondement religieux : « C’est par son Nom-du-
Père, identique à ce qu’il appelle la réalité psychique, qui n’est rien
d’autre que la réalité religieuse, c’est par cette fonction de rêve que Freud
instaure le lien du symbolique, de l’imaginaire et du réel. » Et Lacan se
demande si c’est une fonction indispensable, faisant remarquer que, s’il a
introduit l’idée des Noms-du-Père, au pluriel, en 1963, c’est qu’il avait
l’idée d’une suppléance possible au Nom-du-Père. Mais il ajoute que,

12. J. Lacan, Le séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 77.
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pour la plupart, c’est toujours le Nom-du-Père qui noue réel, imaginaire


et symbolique. Cela veut dire que, pour la plupart, c’est toujours le com-
plexe d’Œdipe qui fonctionne. Nous vivons encore pour la plupart dans
le cadre du même athéisme monothéiste que Freud, nous ne nous passons
du Nom-du-Père qu’à la condition de nous en servir.
C’est là que Lacan ouvre une piste dans la séance du 15 avril
1975 du même séminaire lorsqu’il avance que le Nom-du-Père, c’est aussi
bien le Père qui nomme, et qu’il en vient dès lors à isoler la fonction de la
nomination. Le Dire qui nomme. Le Dire fait Dieu, dira Lacan, proposant
le néologisme « Dieure ». La fonction de nomination du dire est plus radi-
cale que la question de la certitude. Et cette fonction de nomination est
indépendante du patriarcat. Car du patriarcat, il convient de faire le
deuil, tout au moins au niveau de la famille. Nous ne sommes plus dans
le déclin du patriarcat qu’évoquait Lacan avant-guerre. Le patriarcat a été
remplacé dans nos pays par l’autorité parentale partagée. C’est un fait
juridique, qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en réjouisse. D’où l’inquiétude
des tenants du Nom-du-Père : peut-il subsister au-delà du patriarcat ?
Le Nom-du-Père est ce qui permet de se passer du père. Voilà pour-
quoi l’orphelin n’est pas pour autant psychotique. Le Nom-du-Père permet
la cure analytique malgré les carences du père. Mais le Nom-du-Père,
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c’est un signifiant, ce qui suppose le Dire. C’est le Dire qui fait Nom-du-
Père, mais, comme nous l’avons vu, il n’y a pas de père symbolique. Dans
le schéma œdipien classique, ce qu’il y a au départ, c’est une mère sym-
bolique, premier Autre du langage et de la langue à juste titre dite mater-
nelle. Pas de père symbolique mais un Nom-du-Père présent ou non dans
le dire maternel. De ce point de vue, le Nom-du-Père est le nom de ce qui
ordonne sa jouissance. Si l’on ramène le Nom-du-père au Père qui
nomme ou, plus largement, au dire qui nomme, on peut penser que ce qui
importe est alors le cas que fait la mère du dire du tiers qui vient en posi-
tion de père, la place qu’elle laisse à ce dire pour qu’il puisse valoir
comme dire qui nomme et donc comme Nom-du-Père.
S’il n’y a pas de père symbolique, il y a bien pour Lacan un père
imaginaire et un père réel, mais ils ne sont pensables comme pères
que parce qu’il y a le Nom-du-Père. Le père imaginaire, c’est la figure
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Se passer du père —— 71

imaginaire qui supporte l’interdit de l’inceste. C’est Dieu le Père si l’on


veut mais non plus comme Nom, plutôt comme le vieux à la barbe
blanche qui fait peur aux enfants. On n’est pas loin de la Dame blanche.
C’est aussi le Père Noël, image inversée du père terrible, ou, en Belgique,
saint Nicolas, patron des enfants sages. Ce sont des figures importantes
de l’enfance qui peuvent suppléer jusqu’à un certain point aux carences
du père. Le père de la réalité, dans le Séminaire IV, La relation d’objet,
Lacan le présente comme père réel, agent de la castration. C’est celui qui
assume dans la réalité la fonction de phallophore pour la mère. Mais
dans le Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, Lacan fait valoir
qu’agent de la castration, cela veut dire que la castration passe par lui,
comme effet du discours (le discours du maître). Autrement dit, lui aussi
est castré et la castration se transmet de père en fils avec l’identification
au père, cette fameuse identification au père mort résolutive de l’Œdipe
selon Freud. On voit bien que tout cela doit se jouer un peu autrement
chez les Na, avec l’amant furtif d’un côté, l’oncle maternel de l’autre et
la déesse Aboagdu par-dessus.

Symptôme père
Que dire du père d’aujourd’hui ? Il n’a pas encore disparu comme
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chez les Na mais sa position est fragilisée. Étant moins soutenu par le sys-
tème symbolique, il dépend d’autant plus de la place d’exception que lui
donne ou non le dire du premier Autre, la mère. C’est ce que montre la
clinique. Mais il serait simpliste de faire porter le chapeau à la mère seule
en se contentant de dénoncer les mères qui se complaisent à dénigrer le
père de leurs enfants. On voit aussi que certaines mères s’efforcent de
faire exister un père qui ne répond pas. Il n’y a donc pas seulement le
désir de la mère, il y a aussi le désir du père.
Lacan introduit cette problématique de la paternité assumée assez
tardivement dans son enseignement. C’est dans le Séminaire XXII, RSI,
dans la leçon du 21 janvier 1975, qu’il introduit ce qu’il appelle le symp-
tôme père. De ce point de vue, un père est un homme qui a le symptôme
père et cela implique, nous dit-il, qu’il prenne soin paternel de ses enfants.
Peu importe qu’il ait lui-même des symptômes, ajoute Lacan, la normalité
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72 —— L’en-je lacanien n° 6

n’est pas la vertu paternelle par excellence, mais l’important est qu’il ait
le symptôme père. Cela ne veut pas dire qu’il lui faille se prendre pour
l’Éducateur ou le Législateur de ses enfants, car se prendre pour la Loi
ramène au pire, soit à la forclusion du Nom-du-Père et à la psychose,
comme le montre l’histoire du président Schreber. « Pas de père éduca-
teur surtout, mais plutôt en retrait sur tous les magisters », précise Lacan.
Il ne s’agit pas pour autant de prôner un père démissionnaire. Pour incar-
ner la fonction d’exception qui doit être celle du père, Lacan préconise
plutôt ce qu’il appelle « le juste mi-dieu », formule qui me paraît renvoyer
au juste milieu entre le père interventionniste et le père absent. Que veut
dire « prendre soin paternel de ses enfants » ? Cela comporte, me semble-
t-il, la notion de souci. Ce qui caractérise le père, ce n’est pas qu’il soit
plus ou moins autoritaire, plus ou moins présent, plus ou moins proche de
ses enfants. Sur toutes ces questions, sans doute le juste milieu est-il pré-
férable, avec un degré de variation qui dépend des styles de chacun, des
époques et aussi des circonstances. Pas de modèle idéal du père donc.
Mais ce qui compte vraiment, c’est qu’il se soucie de ses enfants et de
leur avenir, quelle que soit la manière dont il l’appréhende. Cela implique
une certaine générosité envers sa progéniture. La lecture de l’ouvrage de
Jean Delumeau et Daniel Roche, Histoire des pères et de la paternité 13,
me semble confirmer ce point de vue : il y a des styles de père mais l’in-
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variant est le soin paternel, le souci quant à l’avenir des enfants. Il est
amusant de relever que la religion catholique, la religion de Dieu le Père,
a plutôt proposé comme modèle du bon père la figure de saint Joseph,
soit un homme qui n’est ni le géniteur ni le vrai père mais qui travaille et
prend soin de l’enfant.
Lacan ajoute au symptôme père une notion de père-version. Ce
qu’il appelle père-version paternelle, c’est que « la cause en soit une
femme qui lui soit acquise pour lui faire des enfants ». Cela renvoie à la
femme comme partenaire-symptôme mise en place d’objet cause du
désir, soit la femme comme objet a partenaire du père. C’est le modèle
du couple hétérosexuel.

13. Jean Delumeau et Daniel Roche, Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse,
2000.
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Se passer du père —— 73

Pour nous aujourd’hui, la question se pose de l’homoparentalité,


question que Lacan n’a pas abordée dans cette séance du séminaire. Le
symptôme père ne s’accompagne pas toujours de la père-version hétéro-
sexuelle. Il y a la père-version homosexuelle. L’homosexualité est compa-
tible avec l’accès à la paternité comme position symbolique résultant de
l’Œdipe. Lacan l’avançait déjà dans le Séminaire V, Les formations de
l’inconscient : « S’il y a quelque chose qui se dégage de la façon la plus
claire des observations, c’est que l’homosexualité masculine – l’autre
aussi mais nous allons aujourd’hui nous limiter au mâle pour des raisons
de clarté – est une inversion quant à l’objet, qui se structure au niveau
d’un Œdipe plein et achevé 14. » Contrairement à ce qu’on pourrait
croire, l’homosexualité typique renvoie non pas à un Œdipe inversé mais
à un Œdipe achevé qui en fait, je cite, « une situation stable et non pas
du tout duelle, une situation pleine de sécurité, une situation à trois
pieds ». La seule différence structurale avec l’hétérosexualité, c’est qu’à
tel moment crucial, c’est la mère qui a fait la loi au père, de sorte que le
phallus paternel a été fantasmatiquement absorbé par la mère, qui en
détient dès lors la puissance dans l’organe féminin. Le phallus est bien
l’attribut du père mais il est au pouvoir de la mère. Si on suit cette thèse
de Lacan, il en découle que l’homosexualité n’est pas contradictoire avec
le symptôme père. Le père homosexuel peut tout à fait se soucier de ses
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enfants et en prendre soin paternel. Reste la question de savoir si cela suf-
fit à ce qu’il soit pour ses enfants en position d’exception, et cela, c’est à
la clinique d’y répondre au cas par cas.

Ce qui a fait nomination pour Sartre


Je ne suis certainement pas au bout de toutes ces questions mais je
voudrais terminer en illustrant la fonction du Dire qui nomme suppléant à
l’Œdipe en assurant la fonction de nouage du réel, de l’imaginaire et du
symbolique ainsi qu’une place dans le discours (le discours du maître)
impliquant la castration. Le roman autobiographique de Sartre, Les mots 15,

14. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998,
p. 207.
15. J.-P. Sartre, Les mots, Paris, Gallimard, 1964.
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74 —— L’en-je lacanien n° 6

me paraît éclairer cette question de la nomination valant Nom-du-Père.


Cela me permet de compléter l’étude parue dans le numéro 2 de L’en-je
lacanien 16.
Dans Les mots, Sartre nous décrit d’abord le climat de son enfance
privée de père. Sartre vit avec sa mère chez les grands-parents. Du père
qu’il n’a pas connu, on ne parle pas. Il est très proche de sa mère, qu’il
vit comme une sœur : « Ma mère et moi, nous avions le même âge et nous
ne nous quittions pas. Elle m’appelait son chevalier servant, son petit
homme, je lui disais tout. » Mais cela ne l’arrange pas. Il se sent inexis-
tant : « J’étais rien : une transparence ineffaçable. » Il dit aussi : « Je suis
une mouche, je l’ai toujours été. » En même temps, il est hanté par la mort
qu’il croit voir rôder autour de lui et il a même des phénomènes d’auto-
matisme mental qui font penser à la psychose. Son rapport au corps
mérite qu’on s’y arrête : « Je n’étais pas consistant ni permanent ; je n’étais
pas le continuateur futur de l’œuvre paternelle, je n’étais pas nécessaire
à la production de l’acier : en un mot je n’avais pas d’âme. C’eût été par-
fait si j’avais fait bon ménage avec mon corps. Mais nous formions, lui et
moi, un drôle de couple. […] Je remplissais mes devoirs alimentaires et
Dieu m’envoyait parfois – rarement – cette grâce qui permet de manger
sans dégoût – l’appétit. Respirant, digérant, déféquant avec nonchalance,
je vivais parce que j’avais commencé de vivre. De mon corps, ce compa-
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gnon gavé, j’ignorais la violence et les sauvages réclamations : il se fai-
sait connaître par une suite de malaises douillets, très sollicités par les
grandes personnes. À l’époque, une famille distinguée se devait de comp-
ter au moins un enfant délicat. J’étais le bon sujet puisque j’avais pensé
mourir à ma naissance. On me guettait, on me prenait le pouls, la tempé-
rature, on m’obligeait à tirer la langue : “Tu ne trouve pas qu’il est un peu
pâlot ?” “C’est l’éclairage.” “Je t’assure qu’il a maigri !” “Mais, papa,
nous l’avons pesé hier.” Sous ces regards inquisiteurs, je me sentais deve-
nir un objet, une fleur en pot. Pour conclure, on me fourrait au lit. Suffoqué
par la chaleur, mitonnant sous les draps, je confondais mon corps et son
malaise : des deux, je ne savais plus lequel était indésirable. »

16. C. Demoulin, « Sartre : de la mauvaise foi à l’hontologie », L’en-je lacanien, n° 2, Le


supplément féminin, Toulouse, érès, 2004.
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Se passer du père —— 75

Dans ce passage, il est question d’un sujet qui n’arrive pas à justi-
fier son existence et qui ne peut vivre son corps que dans ce malaise
douillet qu’il décrit si bien. Il n’est qu’un objet inutile, vaguement décora-
tif, une fleur en pot. Il y a bien un problème de nouage qui est aussi un
problème de place dans le discours.
Sartre conclut lui-même : « L’enchaînement paraît clair : féminisé
par la tendresse maternelle, affadi par l’absence du rude Moïse qui
m’avait engendré, infatué par l’adoration de mon grand-père, j’étais pur
objet, voué par excellence au masochisme si seulement j’avais pu croire
à la comédie familiale. » Pour justifier son existence, et aussi son corps, le
jeune Sartre va chercher à se faire valoir aux yeux des grandes per-
sonnes. C’est de cette façon qu’il cherche à sortir de son statut d’objet pot
de fleurs pour venir en position de représenter le phallus imaginaire pour
l’Autre et d’acquérir par là une reconnaissance, une place dans le dis-
cours qui fasse de lui un héros, lui qui n’est pas dans la succession d’un
père. Plutôt que d’être le bête pot de fleurs, il s’agit de devenir la fleur
rare qui attire sur soi l’attention et l’admiration. Et c’est l’échec de ces ten-
tatives qui le reconduit en position d’objet, non plus simple pot de fleurs
mais objet honteux, déchu, abjet.
Sartre rapporte deux scènes de honte en faisant valoir la dimen-
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sion scopique, la honte renvoyant au regard de l’Autre qui chosifie mais
aussi au jugement de l’Autre à valeur de verdict. Dans la première, il tire
la barbe postiche de son camarade pour se faire valoir mais n’obtient de
sa mère qu’un « Qu’est-ce qui t’a pris ? » et de sa grand-mère un « Tu vois
ce qu’on gagne à se mettre en avant. » La seconde scène est la plus mar-
quante. Nous sommes en 1915. Une dame propose au jeune Sartre de
répondre à un questionnaire. À la question : « Quel est votre vœu le plus
cher ? », il répond : « Être un soldat et venger les morts. » Mais il reçoit
en retour : « Tu sais, mon petit ami, ce n’est intéressant que si l’on est sin-
cère. » Sartre commente : « Je crus mourir. Mon erreur saute aux yeux :
on réclamait l’enfant prodige, j’avais donné l’enfant sublime. Pour mon
malheur, ces dames n’avaient personne au front : le sublime militaire res-
tait sans effet sur leurs âmes modérées. » Mais ce qui nous importe est la
réaction du jeune Sartre : « Je disparus, j’allai grimacer devant une glace.
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76 —— L’en-je lacanien n° 6

Quand je me les rappelle aujourd’hui, ces grimaces, je comprends


qu’elles assuraient ma protection : contre les fulgurantes décharges de la
honte, je me défendais par un blocage musculaire. Et puis, en portant à
l’extrême mon infortune, elles m’en délivraient : je me précipitais dans l’hu-
miliation, je m’ôtais les moyens de plaire pour oublier que je les avais eus
et que j’en avais mésusé ; le miroir m’était d’un grand secours : je le char-
geais de m’apprendre que j’étais un monstre ; s’il y parvenait, mes aigres
remords se changeaient en pitié. Mais surtout, l’échec m’ayant découvert
ma servilité, je me faisais hideux pour la rendre impossible, pour renier les
hommes et pour qu’ils me reniassent. La Comédie du Mal se jouait contre
la Comédie du Bien ; Eliacin prenait le rôle de Quasimodo. Par torsion et
plissements combinés, je décomposais mon visage ; je me vitriolais pour
effacer mes anciens sourires. Le remède était pire que le mal : contre la
gloire et le déshonneur, j’avais tenté de me réfugier dans ma vérité soli-
taire ; mais je n’avais pas de vérité : je ne trouvais en moi qu’une fadeur
étonnée. Sous mes yeux, une méduse heurtait la vitre de l’aquarium, fron-
çait mollement sa collerette, s’effilochait dans les ténèbres. La nuit tomba,
des nuages d’encre se diluèrent dans la glace, ensevelissant mon ultime
incarnation. Privé d’alibi, je m’affalai sur moi-même. Dans le noir, je devi-
nais une hésitation indéfinie, un frôlement, des battements, toute une bête
vivante – la plus terrifiante et la seule dont je ne pusse avoir peur. Je m’en-
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fuis, j’allai reprendre aux lumières mon rôle de chérubin défraîchi. En
vain. La glace m’avait appris ce que je savais depuis toujours : j’étais hor-
riblement naturel. Je ne m’en suis jamais remis. »
En réussissant à plaire, Sartre confortait son image narcissique. Il
pouvait se regarder fièrement dans le miroir, opérant un nouage entre
imaginaire et symbolique. Mais lorsque son public ne rit plus et le remet
à sa place, il ne lui reste plus qu’à s’enfermer dans sa chambre et à gri-
macer devant sa glace en s’identifiant à un monstre, à Quasimodo et fina-
lement à cette Chose, la méduse qui heurte la vitre de l’aquarium. Cette
Chose qui flotte dans les ténèbres, cet horriblement naturel, c’est déjà la
réponse que se donne Sartre au niveau imaginaire, une sorte de moi idéal
négatif. En revanche, au niveau symbolique, c’est d’un verdict qu’il s’agit :
il est l’Imposteur. Ce signifiant s’impose à lui comme signifiant maître, au
niveau de l’idéal du moi. La parole de l’adulte l’a démasqué comme
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Se passer du père —— 77

l’Imposteur, avec effet rétroactif. Il est l’Imposteur depuis toujours du fait


de sa complaisance à la loi du plaire et, à un certain niveau, il le restera
pour toujours. Comme imposteur, il n’est rien, réduit à l’objet a comme
objet honteux, à moins de prendre la voie de se faire monstre grimaçant,
ce qui permet de sortir de la honte par l’orgueil, en se faisant l’agent de
la Comédie du Mal puisqu’il a été débouté du rôle d’agent de la
Comédie du Bien. Dans L’envers de la psychanalyse, Lacan fait de la
honte un affect hontologique, équivoquant sur « honte » et « ontologie ».
Il y ajoute une réflexion qui permet de passer de l’objet a au signifiant
maître 17 : « La honte, c’est peut-être bien cela le trou d’où jaillit le signi-
fiant maître. » Soit ici le signifiant « Imposteur » comme S1 qui vient repré-
senter le sujet. Mais cela ne suffit pas pour faire entrer le jeune Sartre dans
le discours du maître. Comme Imposteur, il est non pas sujet mais objet.
Sartre est devenu non pas un monstre mais un écrivain. Le moment-
clé, dans l’affaire, c’est une intervention du grand-père qui a eu l’effet de
nomination. Le grand-père, jusque-là, est un vieillard qui bêtifie devant
son petit-fils, laissant celui-ci sans repères. Pourtant, la solution vint de lui :
« Il me jeta sans le vouloir dans une imposture nouvelle qui changea ma
vie. » C’est la scène que Sartre rapporte longuement où le grand-père
l’institue comme écrivain en authentifiant une prétendue vocation, tout en
la rabaissant à « un métier qui ne nourrit pas son homme ». Ce qui
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s’opère ici, c’est le nouage de l’imaginaire – Sartre joue à écrire pour les
grandes personnes – et du symbolique – il est institué comme futur écri-
vain, ce qui lui donne une place dans le monde. Sartre souligne l’impor-
tance de la scène : à ce moment, son grand-père, « c’était Moïse dictant
la loi nouvelle ». Pour lui qui se vivait « affadi par l’absence du rude
Moïse qui m’avait engendré », le Dire qui nomme du grand-père apporte
une solution. Alors que les deux scènes précédentes plongeaient Sartre
dans la honte en le condamnant à l’imposture, ici il est remis sur les rails
du symbolique. Autrement dit, la castration va permettre à Sartre de sor-
tir du monde maternel en lui donnant une place dans le discours du
maître, place qui lui ouvre l’avenue du désir.

17. J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 218.


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78 —— L’en-je lacanien n° 6

La vocation d’écrivain de Sartre découle de l’intervention du


grand-père. Sartre se rend bien compte qu’il s’inscrit par là dans une filia-
tion qui court-circuite le père. Ainsi évoque-t-il la voix de son grand-père
ce jour-là. Ce n’était plus la voix chevrotante de tendresse. « C’est qu’elle
avait changé : asséchée, durcie, je la pris pour celle de l’absent qui
m’avait donné le jour. » Cela va loin puisque Sartre écrit : « Bref, il me
jeta dans la littérature par le soin qu’il mit à m’en détourner, au point qu’il
m’arrive aujourd’hui encore de me demander, quand je suis de mauvaise
humeur, si je n’ai pas consommé tant de jours et tant de nuits, couvert tant
de feuillets de mon encre, jeté sur le marché tant de livres qui n’étaient
souhaités par personne, dans l’unique et fol espoir de plaire à mon
grand-père. Ce serait farce : à plus de cinquante ans, je me trouverais
embarqué, pour accomplir les volontés d’un très vieux mort, dans une
entreprise qu’il ne manquerait pas de désavouer. » On a envie de ponc-
tuer ce passage comme l’aurait fait Lacan par un : « Je ne vous le fais pas
dire. » Car c’est justement cela, l’inconscient structuré comme un langage,
cet enchaînement symbolique des destinées où chacun est pris dans le
discours sans en rien savoir, si ce n’est parfois après coup.
Si le regard est mis en avant dans les scènes de honte, ici c’est la
voix du grand-père qui s’impose, comme en témoigne le passage sui-
vant : « Et puis le lecteur a compris que je déteste mon enfance et tout ce
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qui en survit : la voix de mon grand-père, cette voix enregistrée qui
m’éveille en sursaut et me jette à ma table, je ne l’écouterais pas si ce
n’était la mienne, si je n’avais, entre huit et dix ans, repris à mon compte
dans l’arrogance, le mandat soi-disant impératif que j’avais reçu dans
l’humilité. » C’est clair, la voix du grand-père s’est substituée à celle du
père et Sartre l’a intériorisée comme surmoi. En même temps, l’inter-
vention du grand-père a ramené la vocation de Sartre à « un métier qui
ne nourrit pas son homme ». C’est donc pour Sartre une solution qui
ouvre une voie au désir en inscrivant quelque chose de l’ordre de la cas-
tration. La nomination par le Dire du grand-père a eu effet de Nom-du-
Père. Elle lui a donné une place dans le discours du maître, place d’es-
clave à certains égards, mais permettant un nouage par lequel il
échappe à un simple statut d’objet honteux.

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