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Portrait de CLITON dans l’œuvre Les Caractères de Jean de la Bruyère.

Le livre XI propose au cœur des Caractères de la Bruyère, une réflexion dédiée à la nature
humaine. Il offre une galerie de portraits de personnages imaginaires qui incarnent, de
manière efficace et spectaculaire, des vices communément partagés. Le fragment121, a
introduit Gnathon, gourmand égocentrique ; le portrait de Cliton, avec lequel il forme un
dyptique, reprend cette thématique alimentaire. La Bruyère dépeint dans le fragment 122 un
gourmet obsessionnel. Cette savoureuse esquisse prend progressivement une teinte plus
sombre, puisque le moraliste, par l’ironie et l’humour noir, délivre en creux une leçon
pessimiste sur la nature humaine. Le texte se compose de trois mouvements : de « Cliton n’a
jamais eu… à « autant qu’il peut s’étendre… » ; puis de « et il me fait manger… » à
désapprouve. » ; et enfin de « Mais il n’est plus… » jusqu’à « c’est pour manger. » Pour
répondre à la problématique : Comment le moraliste brosse-t-il le portrait à charge d’un
personnage type ? – Nous analyserons d’abord le portrait d’un monomaniaque, puis nous
montrerons que le moraliste le commente avec ironie avant de conclure sur une pointe
d’humour noir*.

*humour noir : forme d’humour qui souligne avec cruauté, amertume et désespoir parfois,
l’absurdité du monde.

1. Ligne 1020 à 1028 : portrait d’un monomaniaque

Dès les premières lignes, on retrouve le champ lexical de la nourriture et de la table « dîner »,
« souper », « digestion », « les entrées », « le repas », « les entremets », « potages », « rôts »,
« plats », ce champ lexical souligne le principal trait de caractère de Cliton. Ce qu’il aime par-
dessus tout c’est la table, c’est manger. L’auteur commence dès la première phrase par une
négation restrictive « Cliton n’a jamais eu en toute sa vie que… », « il ne semble né que… »,
« il n’a qu’un entretien… ». La négation restrictive ici nous montre un personnage dont la
vie entière se résume à sa table. Sa personnalité se résume à ce qu’il mange et à la fréquence à
laquelle il mange. Dans ce fragment l’auteur de nombreux verbes au présent d’habitude « il
ne semble », « il n’a », « il place », comme autant de gestes répétitifs et qui jalonnent son
quotidien.

2. De la ligne 1028 à 1036 : la voix ironique du moraliste.

L’irruption de la première personne du singulier à la ligne 1028 est saisissante dans ce


contexte « il me fait envie » car jusque-là le locuteur n’avait pas affirmé sa présence et
utilisait la troisième personne comme pour rester neutre. Désormais, on sait que c’est un
témoin, un observateur, pourquoi pas, l’auteur lui-même. D’ailleurs c’est la seule fois où
l’auteur utilise la première personne sans doute pour montrer le caractère universel du
personnage : un homme dont l’unique préoccupation reste la nourriture. De plus il utilise
de nombreuses antiphrases1 pour montrer son ironie : exemple « il a surtout un palais
sûr » ; cette phrase généralement connotée positivement tend à démontrer que l’auteur, au

1
Antiphrase : figure qui consiste à dire le contraire de ce qu’on pense.
1
contraire, ne croit pas que Cliton puisse avoir bon goût. Pour lui, ce n’est pas un véritable
gourmet. De même, en disant « c’est un personnage illustre en son genre », on sent bien
qu’il n’en pense pas un mot. Il utilise dans ces phrases un vocabulaire faussement
mélioratif par ironie. La Bruyère reproche à Cliton de manger beaucoup et même trop
bien, en méconnaissant la difficulté des autres :« il ne s’est jamais vu exposé à l’horrible
inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire d’un vin médiocre ». Le
vocabulaire utilisé est péjoratif : on remarque le groupe nominal « horrible
inconvénient », ainsi que l’adjectif « médiocre ».

3. De la ligne 1036 à 1039 : Une chute pleine d’humour noir.


Dans cette partie, l’auteur annonce le décès brutal de Cliton en utilisant un
euphémisme2 « il n’est plus ». Le champ lexical de la mort associé à l’euphémisme
ajoute une note d’humour noir au fragment, avec les termes : « dernier soupir », « le
jour qu’il est mort », « il n’est plus ». Mais il donne aussi l’impression qu’en plus
d’être un gourmet (quelqu’un qui apprécie la bonne nourriture), Cliton est aussi un
gourmand. Il est avide de nourriture. Cela est montré par l’hyperbole « jusqu’au
dernier soupir » ; et aussi par la répétition du verbe manger aux lignes 1037 à 1039 :
« il donnait à manger », « il mange », « c’est pour manger ». Ici l’auteur critique la
façon de vivre de Cliton qui a voué sa vie entière à manger, jusqu’à en mourir.
On peut donc dire que le moraliste délivre ici une leçon pleine d’humour noir dans la
chute du fragment : Cliton est mort comme il a vécu, en mangeant… La bruyère se
moque un peu du personnage, mais c’est de l’humour noir.

En conclusion, si le portrait d’Irène provoquait le rire grâce au talent de


caricaturiste de la Bruyère, celui de Cliton se révèle plus inquiétant. Le
personnage n’est guère sympathique, incarnant non seulement l’égoïsme, mais
aussi une catégorie sociale privilégiée et indifférente à la misère d’autrui. Surtout,
la mention de sa mort, le doute sur le destin de son âme et son incapacité à se
remettre en question donnent une image pessimiste de la nature humaine,
incapable de lucidité.

2
Euphémisme : figure qui consiste à atténuer une réalité trop brutale.
2

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