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L'Invention de la bière

La bière est-elle le fruit de l'intelligence humaine ?

D’après les données archéologiques, les bières primitives sont-elles


apparues au hasard des accidents naturels ou coïncident-elles avec
une évolution sociale et technique des communautés humaines ?

Un savoir-faire suppose des choix techniques fondamentaux


dans les processus de fabrication. L'inventaire des schémas
de brassage confirme-t-il une diversité technique originelle ?

Comment définir la boisson nommée Bière qui traverse les


millénaires et les cultures ? Désigne-t-elle un breuvage
générique ou une famille disparate de boissons fermentées ?
1
Les plus anciens témoignages continent par continent
La bière apparaît il y a 7000 ans en Mésopotamie et en Chine, un millénaire plus
tard en Egypte. L'Afrique suit de près, puis l'Europe et le continent américain.
Chercher la trace des premiers brasseurs, c'est suivre la piste des premiers
cultivateurs de la planète. Qui dit bière dit ressources naturelles d'amidon.
Les plus anciens bassins brassicoles coïncident, pour chaque continent, avec les
aires primaires de domestication des plantes à riche potentiel d'amidon. Cette
domestication concerne les graminées, mais également les tubercules (manioc,
igname, taro, pomme de terre) et les fruits secs concentrés en amidon.

du fleuve Yangtze)
(rivière Huang He)

Chronologie
des aires de
domestication 2
Centres primaires et secondaires de domestication

Zone B1
Zone A1 Riz, millets, soja, haricot
Blés , orge, seigle, adzuki, igname chinois,
avoine, lentille, pois lotus

Zone C1 Zone A2
Maïs, haricot commun, autres
haricots, patate douce, manioc, Sorgo, millet perlé, millet tef, millet
chénopodes ragi, riz africain, avoine d'Abyssinie, Zone B2
fonio, ignames Riz, millets, pois-pigeon,
haricots, fruit à pain,
bananier, plantain, taro,
Zone C2 ignames
Manioc, patate douce, lupins,
haricot commun, haricot lima,
ignames, chénopodes, pomme
de terre

3
A - La Mésopotamie il y a 10.000 ans
Les premières céréales sont domestiquées il y a 10.000 ans (orge, blés) entre les côtes du
levant, la Syrie, l'Irak et le golfe persique, une large zone baptisée Croissant Fertile. Sa partie
orientale, la Mésopotamie, est une grande plaine limoneuse arrosée par deux grands fleuves,
le Tigre et l'Euphrate. Les conditions sont réunies pour que la brasserie s'épanouisse.

Entre 9000 Domestication de l'orge, du blé et du


et 7000 ans pois. 1ers villages. Poterie.
6400 ans Houe en silex, tissage (lin et laine), Villages et communautés
charrue, bateau, cuivre, brique cuite agricoles
5400 ans Premiers sanctuaires et sceaux- Greniers centraux
cachets. Agriculture irriguée. Redistribution des grains
Faucilles 1ers surplus de grains
en argile.
4
A - La Mésopotamie il y a 6.500 ans

4.500 ans Urbanisation, édifices monumentaux, Tokens de jarres en terre


remparts, roue, tour de potier, araire, cuite. Maltage et
voile, travail du bronze, de l'or, de l'argent fabrication de bière

3.800 ans Premiers sceaux-cylindres Scène de bière bue au


Expansion de la culture urukéenne chalumeau (Tepe Gawra)
Résidus de bière (jarres
de Godin Tepe en Iran)

5
A - La Mésopotamie il y a 10.000 ans
3.300 ans Naissance de l'écriture pictographique Jarres à bière et ingrédients
Cachets, poteries : production de masse de brasserie
BAPPIR Pain / Galette
Grains N° 1 trempée pour
+ SIM le brassage

Pain / Galette trempée pour le


brassage

Jarre et AMA=mère
bière type a support (KN) + tard
de jarre = agarinnu
ou cuve de (ferment
bière type b, c ou d fermentation Pour la bière)

bière type c ou d Rations de bière et pain

bière b brassée
tube, chalumeau à boire.
selon un grand ratio

SIK représente UKKIN


bière b brassée selon un la faiblesse, = assemblée
petit ratio plus tard la bière
de faible densité
6
A - La Mésopotamie il y a 5.000 ans

2.900 ans Palais, Cités-états, empreinte culturelle Archives administratives


sumérienne = stocks d’ingrédients
Expansion de l'écriture cunéiforme de brassage et réserves
de bière)
Kudurru "Blau" ("10 pots
de bière")

10 pots de bière

120 litres de pains


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A - La Mésopotamie il y a 5.000 ans
3ème millénaire Scènes de banquets (cachets, mobilier, gravure, vases, …)

Etendard d’Ur
2700 av. n. è.
Côté « Paix »

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A - La Mésopotamie il y a 5.000 ans
Scènes d’offrande de bière

Vase de Warka
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A - La Mésopotamie il y a 5.000 ans

10
A - La Mésopotamie il y a
5.000 ans

11
A - La Mésopotamie : ce qu’il faut retenir
quant à l’origine de la bière
Le Proche Orient ancien dessine 3 évolutions convergentes :

La constitution de réserves de grains toujours plus abondantes, rendues


1 possibles grâce aux rendements d'une céréaliculture irriguée et
nécessaires pour alimenter des populations sédentarisées et urbanisées.
Ceci est acquis vers 5500 av. n. è.

Une gestion administrative centralisée des greniers au profit de sociétés


2 hiérarchisées. Les premiers systèmes d'écriture comptabilisent des
entrées-sorties de grains, de pains, d'ingrédients de brassage et de
bières. Ce stade atteint vers 3500 av. n. ère est accompagné d'un
développement proto-urbain.

Une forte prégnance des croyances religieuses. Elles se déclinent en rites


3 agraires très développés et entretiennent des panthéons de divinités
poliades avec des régimes d'offrandes quotidiennes dispendieux (pain,
bière et viande). Ceci est acquis vers 4500 av. n. è.

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B - La Chine il y a 9000 ans (culture de Peiligang)
Les fouilles du village néolithique de Jiahu dans la province du Henan ont isolé
trois périodes archéologiques : 7000–6600, puis 6600–6200 et enfin 6200–5500.
Jiahu a fourni un répertoire d’anciennes poteries
chinoises, les traces du riz domestiqué en Chine
septentrionale, des pictogrammes ancêtres d'un
système d'écriture, et le plus ancien instrument de
musique. Le corpus des poteries analysées inclut
des bassins perforés, des jarres de stockage à
doubles anses et col étroit, des pots à cols longs et
becs retroussés, ustensiles destinés à préparer,
conserver et servir des boissons.

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B - La Chine il y a 9000 ans
En 2003, l'analyse des résidus biochimiques de 16 tessons révèle la présence de
marqueurs de 3 boissons fermentées : à base de riz (oxalate de calcium), de miel
(trace de cire) et de fruit (acide tartrique/tartrate), l'aubépine ou la cerise cornaline
peut-être. Ces résultats ont une grande portée pour cerner l'origine de la bière.

Jiahu est presque aussi Le développement culturel et Les analyses chimiques


ancien (7000-6600) que le matériel de Jiahu est très désignent non pas une mais
néolithique du Croissant avancé : agriculture, 3 boissons : bière (riz), vin
Fertile (8.000-7000). Ceci sédentarité, poterie maîtrisée, (aubépine / cerise) et
réfute les hypothèse proto-urbanisme et proto- hydromel. Ces récipients
diffusionnistes d'une bière écriture. Il semble qu'un tel ont-ils contenu 3 boissons
apparue en Mésopotamie stade soit nécessaire pour différentes ou buvait-on à
ou en Chine et transmise que des boissons fermentées cette époque une boisson
de proche en proche aux soient régulièrement produites fermentée mixte ? Cette
autres aires culturelles. et consommées, c’est-à-dire question reste ouverte et
L'apparition quasi "inventées" selon notre posera un problème délicat
simultanée de la bière en question initiale. Ceci exclurait pour établir une définition
des endroits très éloignés l'hypothèse de bières technique de la bière.
du globe incite à trouver spontanées adoptées par des
dans chaque aire culturelle groupes humains qui, par goût
les raisons locales, ou accoutumance, tenteraient
spécifiques et historiques ensuite d'en reproduire la
de son émergence. confection
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B - La Chine entre 5000 ans et 4000 ans

Aux époques ultérieures d'Erlitou (1900–1500), des dynasties Shang (1600–1046)


et des Zhou occidentaux (1046–722), de grands sites urbains fleurissent le long du
fleuve Jaune dans les provinces du Hebei, Henan et Shanxi. De nombreuses
tombes de dignitaires pourvues de luxueux vases en bronze, certains découverts
encore à moitié pleins de boisson, ont permis d'analyser leur contenu.

L’une des jarres analysée Tripode en bronze pour servir Tripode en bronze pour servir
de Jiahu la bière. Tombe Liu Jiazhuang la bière. Dynastie Shang 16-
(Anyang) vers 1250 av. n. ère 11ème siècles av. n. ère
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B - La Chine il y a 3000 ans

Han de l’Ouest
Banquet à
Hung-Men
Tombes de
Loyang

Répertoire des vases et services à Tripode en bronze pour servir la bière.


boire d’époque Shang Dynastie Shang 16-11ème siècles av. n. ère

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B - La Chine il y 2000 ans

Une curieuse similitude :


À gauche, le sumérogramme
pour la bière
A droite, le pictogramme
chinois pour la jarre de
fermentation

Han orientaux
Brique gravée
Scène de diner et boisson
entre dignitaires –
Shengtu (procince de
Szechuan)
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B - La Chine entre 5000 ans et 4000 ans
La boisson dominante est désormais à base
de riz (tombes de Changzikou) ou de millet
(tombes d'Anyang) et fortement aromatisée.
La boisson mixte du néolithique de Jaihu
(ou la mixité des boissons) a cédé la place
aux bières de riz et de millet. Là encore, une
forte corrélation opère entre techniques
agraires, types de bière et techniques de
brassage adaptées :
 bières de riz pour les territoires
méridionaux humides et chauds ou les
fonds de vallées irrigables
 bières de millet dans les zones plus
froides et sèches ou les plateaux du
Nord de la Chine.
Pour ces deux céréales à faible pouvoir
amylolytique, la technique des enzymes
exogènes sera mise au point et Hommes et femmes buvant ensemble
perfectionnée dès le 1er millénaire av. n. ère. de la bière de riz. Société matriarcale
des Qiang dans le Yunnan
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B - La Chine il y a 4000 ans
Anciennes
Germination des grains bières de millet
Millet (panicum) = malt de millet
(Chine septentrionale) = nieh 醴 = li
醪 = lao
Culture de moisissures Bières de riz
Riz / riz glutineux ferments amylolytiques
(Chine méridionale)
麴 ou 曲 = qū 酒 = jiu (chiu)
A partir des Han (206-220), les bières de type li obtenues par maltage
disparaissent progressivement au profit des bières de type huang-jiu produites
avec des ferments amylolytiques sur substrat de riz glutineux.
A partir des dynasties Song (960-1279), la distillation des moûts à base de
millet ou de riz se développe. Les chinois introduisent alors en brasserie le
sorgho et le blé en tant que grains crus pour obtenir des extraits plus denses
et plus économiques.
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C - L'Egypte et l'Afrique il y a 6.500 ans

Les preuves les plus anciennes remontent à l'époque prédynastique (4500-3100).


Le cimetière d'Abadiya, près de Louxor, a livré des jarres au fond desquelles
avaient sédimentés et séchés des résidus de bière. Cette observation visuelle est
rapportée par Petrie, célèbre égyptologue du début du 20ème siècle qui ne
pratiquait hélas pas l'analyse chimique des résidus. Le cimetière de Naqada
d'époque dynastique ancienne (3100-2686) a livré des résidus similaires. Une
preuve matérielle plus positive a été publiée en 1985, mais elle concerne un site
dans le désert du Negev. Il s'agirait d'un caravansérail bâti durant la 1ère dynastie
(3100-2890) pour garder la frontière-nord de l'Egypte, près des cascades d'En-
Besor. Un bassin et quelques installations de stockage (eau, pain et bière) ont fait
penser que ce poste-frontière servait également de brasserie pour les voyageurs.

En 1989, Jeremy Geller fouille le site prédynastique de Hierakonpolis (3.500-3400)


proche de Louxor. Il exhume un site de production de bière à grande échelle
installé sur un monticule en partie érodé, avec 6 grandes cuves préservées et
semi-enterrées. Avec des parois très épaisses résistantes au feu, elles totalisent
une capacité de 390 litres. Le dispositif était couvert pour conserver la chaleur et
protéger les liquides. L'analyse chimique et botanique des résidus confirme la
présence de débris de grains, de sucres mais sans traces de fermentation
alcoolique (oxalate de calcium).
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C - L'Egypte et l'Afrique il y a 5.500 ans
Ces récipients servaient à la production du moût par infusion. Le dépôt caramélisé
collé à la paroi a été analysé. On y a décelé des restes de grains de blé mais
aucune trace d’oxalate de calcium, ce qui implique que la fermentation se déroulait
dans d’autres récipients ou plus probablement dans les jarres de service.

Résidus analysés
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C - L'Egypte et l'Afrique il y a 5.500 ans
Hierakonpolis est la plus ancienne brasserie connue à ce jour. Depuis sa
découverte, d’autres sites prédynastiques comme Abydos ont été réexaminés à la
lumière des conclusions de J. Geller. Ils présentent des dispositifs similaires.

Abydos : groupe de cuves semi-enterrés soutenues Burkina : dispositif des


par des boudins d’argile, avec système de chauffe dolotières regroupant
leurs jarres de cuisson
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C - L'Egypte et l'Afrique il y a 5.500 ans
Les installations de Hierakonpolis frappent par leur importance pour cette
époque. Ce qui en subsiste s'étend sur env. 20 m2, mais Geller estime que le
monticule originel avait une surface double. Avec 12 cuves (site intact) et un cycle
brassage-fermentation de 2 jours, cette brasserie pouvait donc livrer 300 litres de
bière/jour. Cette production excède les besoins domestiques et fait penser à une
organisation collective corroborée par le voisinage de fours destinés à la
boulangerie. Les vestiges de Hierakonpolis signalent les débuts d'une
centralisation technique et probablement économique de la transformation des
céréales, qui suppose un contrôle relatif des réserves collectives de grains
(greniers, silos). En Egypte comme en Mésopotamie, une céréaliculture irriguée
conjuguée à un régime agraire fortement contrôlé mènent à une production
précoce, techniquement avancée et relativement centralisée de bières et de
pains.

Les 4 sites prédynastiques de Hierakonpolis, Abydos, Naqada et Abadiya se


situent dans la vallée haute du Nil, près de la 1ère cataracte. A 200 km plus au
Sud, la seconde cataracte marque la frontière entre zones égyptienne et
soudanaise, les portes de l'Afrique noire, la Nubie et l’Ethiopie de l'antiquité
classique.

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C - L'Egypte et l'Afrique il y a 4.500 ans
A la fin du IVème millénaire, la puissance égyptienne se concentre en Haute-Egypte
puis conquiert la vallée moyenne du Nil. Mais ce pouvoir politique et militaire
naissant a aussi multiplié les échanges avec l'Afrique noire. Comme dans le
Néguev, il entretient des avant-postes et des garnisons vers la 2ème cataracte. Et
comme dans le Néguev, la bière et le pain ont servi à l'entretien des troupes, des
voyageurs et des caravaniers.

Les preuves se lisent dans inscription égyptienne plus tardive datée du 3ème
millénaire. Vers 2250, le pharaon Mérenrê Ier commande au prince Hirkhouf,
nomarque d'Aswan, d'explorer le Sud de l'empire. Quatre expéditions successives
empruntent au-delà de la seconde cataracte des pistes inconnues. Chaque fois, le
prince traverse les petits royaumes nubiens de Satju, Irtjet et Wawat. Au retour de
la 3ème expédition, sa force militaire les impressionne tant qu’ils dépêchent par
bateau des gâteaux, des pains, de la bière et du vin.

Au 3ème millénaire, l'Afrique de la haute vallée du Nil produit et consomme de la


bière. En revanche, nous ne savons rien des céréales ni des techniques de
brassage employées. Pour les époques suivantes, les sources sont au contraire
très riches et confirme le rôle central de la bière.

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C - L'Egypte et l'Afrique il y a 2000 ans
Revenons à la haute vallée du Nil et l’Afrique noire. Un dessin mural découvert au
Soudan à Musawwarat es Sufra (180 km au Nord de Khartoum), site d'époque
méroïtique (-400 à +400), montre 2 hommes accroupis de chaque côté d'une jarre à
bière. L'un aspire la boisson avec un chalumeau (paille ou tube de roseau). La
forme du vase est typique des jarres à bière burma de la région soudanaise. Les
hachures entourant la tête du buveur connote son état d'ébriété, indiquant une
boisson fermentée.

L'historien et géographe grec


Strabon accompagne un préfet
romain le long du Nil au début de
notre ère. Il écrit au sujet des
Nubiens : "Les Ethiopiens vivent de
mil et d'orge dont ils font une
boisson; mais au lieu d'huile d'olive,
ils ont du beurre et du suif. Ils n'ont
pas d'arbres fruitiers, sauf quelques
palmiers-dattiers dans les jardins
royaux." (Strabon, Géographie L.
XVII Ch. 2.2).
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C - L'Egypte et l'Afrique orientale il y a 3000 ans
L'Afrique orientale est décrite par des sources arabes plus tardives. Ahmad Zakî
écrit en 1349 au sujet des Nubiens : "Les viandes, le laitage, les poissons sont
abondants chez eux; les céréales sont rares, sauf le sorgho (dhurra). Le plus
fameux de leurs mets est fait avec des fèves dans le bouillon de viande : on fait
tremper du pain et on met la viande et les fèves en brochettes au-dessus du
bouillon; les fèves sont ainsi traitées jusqu'à cuisson complète. Les Nūba sont
enclins à s'enivrer avec du mazar (ou mizr). Ils ont un grand penchant pour les
festivités". Mazar ou mizr désigne en Egypte à cette époque la bière de blé (Abd-
Allatif, 1162-1231 écrit dans sa description de l'Egypte écrit "Pour ce qui est du
peuple … sa boisson est le mézer, espèce de vin fait avec du froment").

Ceci confirme le rôle historique des boissons fermentées au Soudan, mais le texte
reste imprécis car le terme arabe dhurra reste assez générique. On traduit par
convention = sorgho. Mais pourquoi pas éleusine ou teff, deux autres graminées
domestiquées d’Afrique orientale ?

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C – L’Afrique sahélienne il y a 4000 ans
Tous ces témoignages sur l'Afrique orientale fixent une image limitée à la bande
étroite du bassin du Nil et à l'Ethiopie.
Il y a 10.000 ans, l'Afrique du Nord connaissait un climat plus humide, phase qui
s'inversera il y environ 4 à 3000 ans. Une vaste zone a connu sa révolution
néolithique il y a 9.000 ans entre Hoggar, Tibesti, lac Tchad et Moyen Niger.

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C – L’Afrique sahélienne il y a 4000 ans
Nous ne savons pas ce qui a poussé les populations de l'Aïr et du Ténéré à inventer
la céramique et les broyeurs en pierre. Certains récipients néolithiques contenaient
encore des céréales. La conservation des grains et des liquides est avérée (gravures
avec mats pour suspendre outres et récipients). Une peinture rupestre représente
des palmiers-dattiers, source éventuelle
de vin de palme ou vin de dattes.
Mais la domestication précoce des mils reste difficile
à prouver.

Poterie du Ténéré Palmiers-dattiers. Peinture


rupestre dans le Tassili

Scène de traite avec outres et jarres suspendues (Messak) 28


C – L’Afrique sahélienne il y a 4000 ans

Dans le sud algérien, gravures et peintures rupestres du Tassili n'Ajjer montrent des
éleveurs-agriculteurs aspirant des boissons fermentées (3000 - 2000 av. n. ère)

Scène de boisson au chalumeau. Scène de boisson au chalumeau. Personnage


El-Medaforh, Tefedest. accroupi et femme en robe longue avec écharpe
multicolore. Ti-Leh-Leh (Tassili-n’Ajjer)

29
C – L’Afrique sahélienne il y a 4000 ans
Dans le sud algérien, gravures et peintures rupestres du Tassili n'Ajjer montrent des
éleveurs-agriculteurs aspirant des boissons fermentées (3000 - 2000 av. n. ère)

Deux hommes en train de boire à la paille


dans une calebasse, sur une peinture
d'1heren (Tassili-n-Ajjer) (Sahara, 10000
Jahre zwischen Weide und Wüste, 1978)

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C – L’Afrique sahélienne il y a 4000 ans
Ces scènes de boisson aspirée avec des pailles évoquent des scènes modernes
d'Afrique orientale dans lesquelles on aspire la bière en commun.

Personnage buvant à la paille une boisson présentée Groupe d'hommes buvant ensemble la bière,
par un autre. Peinture du Wâdi Tabarakkat aux confins à l'aide de pailles plongeant dans la poterie
libyens du Tassili-n-Ajjer. Image détourée pour en contenant la boisson commune, chez les Tiriki
faciliter la lecture (photo Jean-Loïc LE QUELLEC). du Kenya (Dayagi-Mendels, 1999, p. 116).
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C – L’Afrique sahélienne il y a 1000 ans
3000 ans séparent ce néolithique sahélien des 2ème et 1er millénaires av. n. ère et
les premiers documents écrits. A l'époque médiévale, des historiens et géographes
arabes atteignent le lac Tchad bordé par les royaumes africains du Bornou et du
Kanem. Ils sillonnent l'Afrique du Nord, sa bande côtière jusqu'au fleuve Sénégal et
pénètrent au cœur de l'ancien empire du Ghāna. Plus tard, ils visiteront celui du
Māli et son successeur l’empire Songhay.

32
C – L’Afrique sahélienne il y a 1000 ans
En 903, Ibn al-Fakir rapporte que "Les gens du pays (le Ghāna) se nourrissent de
mil (dhurra) et de doliques (des fèves)".
En 990, Al-Muhallabî décrit la boisson du roi des Zaghawa, population établie entre
Lac Tchad et Nubie : "Le roi boit avec ses intimes une boisson faite avec du sorgho
et fortement apprêtée avec du miel. … Les cultures du pays sont principalement le
mil et les doliques et ensuite le blé."
Al-Bakri est célèbre pour son Livre des Itinéraires et des Royaumes rédigé en 1068
fourmillant de détails sur la vie sociale des Sūdān. Il parle des funérailles d'un roi du
Ghâna : "Ils posent près du mort ses parures, ses armes, ses objets personnels
pour manger et boire accompagnés de mets et de boissons. On enferme avec lui
plusieurs de ses cuisiniers et serviteurs de boisson. Une fois la porte fermée, etc."
Al-Bakri décrit l'ensevelissement des serviteurs du roi dans la mort. La scène
évoque le pouvoir économique et politique du Ghāna, puissante confédération de
royaumes ou de chefferies qui domine à cette époque presque toutes les vallées du
Haut-Niger et Haut-Sénégal. Elle s'effondre en 1077 sous les coups des
Almoravides venus de l'actuel Maroc conquérir les terres du Moyen-Niger et faire
razzia sur les mines d'or.
En 1154, Al-Idrīsī décrit un roi de Ghâna affaibli et converti à l'islam. Et toujours
pour les habitants : "Pas de blé chez eux mais beaucoup de sorgho, dont ils font
une boisson fermentée qu'ils boivent". Il s'agit cette fois d’une bière ordinaire et non
de la boisson royale ou funéraire.
33
C – L’Afrique sahélienne il y a 1000 ans
En 1352, Ibn Battuta quitte Fez pour se rendre à Niani, capitale de l'empire du Māli
sur les rives du Niger. Il fréquente plusieurs mois la cour du Mansa, souverain des
autres rois de la région. Il passe au retour par les villes de Tombouctou et Gao dans
la boucle du Niger, avant de se diriger au Nord pour rejoindre Fez via le Touat. Là, il
note ceci : "On apporta ensuite une boisson à eux appelée daknū – c'est une eau
contenant du sorgho concassé, mélangé avec un peu de miel ou de lait aigre. Ils
boivent cela à la place de l'eau car, pour eux, boire de l'eau pure leur fait mal. S'ils
ne trouvent pas de sorgho, ils mélangent (l'eau) avec du miel ou du lait aigre."
Est-il ici question de bière dont Ibn Battuta, grand globetrotteur, connaît l'existence ?
Sous la plume d'un musulman qui en a bu, il ne peut être question de boisson
fermentée !
Alors, doit-on considérer la daknū comme une bière ?
Quelqu’un a-t-il une idée ou une opinion ?

Techniquement, la daknū est bien une bière. Rien n'empêche cette infusion de
sorgho de devenir sucrée (action acidifiante du lait aigre) et de fermenter
légèrement (action des levures du miel).
On a vu que l'analyse des plus anciens résidus de brassage et de bière désigne des
boissons mixtes à base d'amidon, de fruits et de miel. Le mélange africain sorgho +
miel + lait aigre ne déroge pas à ces schémas techniques originels.
34
C – L’Afrique sahélienne il y a 1000 ans
La daknū était-elle du temps d’Ibn Battuta une survivance du mode de préparation
des bières protohistoriques africaines, ou l'adaptation de boissons fermentées
traditionnelles africaines aux prescriptions de l'islam après sa propagation en
Afrique noire ?
L'Islam pénètre la boucle du Niger entre le 9ème siècle (Gao) et le 11ème siècle
(Ghana/Mali). Ibn Battuta visite la région au milieu du 14ème siècle : 400 ans serait le
temps d’adaptation de la confection de boissons aux nouvelles prescriptions
religieuses, pressions sociales et façons de vivre.

En 1825, on offre à René Caillié qui traverse le Macina, entre les cités de Jenné et
Tombouctou, un mélange baptisé Jenné-Hari (eau de Jenné) fait de miel et farine de
mil délayé dans l'eau, en lui conseillant d'attendre pour boire le coucher du soleil,
c'est-à-dire le début d'une fermentation!
Il retrouve le même "dokhnou" préparé et bu par les mineurs de sel de Toudeyni, en
plein Sahara.
Plus de 5 siècles après Ibn Battuta, la boisson dokhnou n’a pas disparu !

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Survivance et résistance cette fois dans les campagnes égyptiennes : le bouza
(bière à base de malt de blé peu fermentée et encore brassée dans quelques
villages) a été interdit depuis peu sous la pression islamiste par le gouvernement du
Caire, officiellement pour raison d'hygiène.
Plus surprenant encore : on brasse de nos jours en Arabie Saoudite la sobia, une
bière aigre-douce très faiblement alcoolisée à base de malt de blé, aromatisée de
cardamone et cannelle. On en trouve à Makkah Al-Mukarrmah (province de l'Ouest)
et à Riyad .
En Turquie, le boza, bière traditionnelle de blé (ajout de maïs ou riz cru aujourd'hui),
est encore brassé. Ces boissons ne sont jamais localement cataloguées comme
produit alcoolisé. Elles contiennent à peine 1 à 2% d'alcool. Seuls les technologues
et des historiens pinailleurs comme moi leur collent l'étiquette «BIERE»
En 1956-57, l'ethnologue Marie-José Tubiana assiste à des rituels en pays
Zaghawa, à la frontière entre Tchad et Soudan. Ces mêmes Zaghawa dont parlait
Al-Muhallabî en 990 intègrent toujours au 20ème siècle la confection et la
consommation de bière de mil dans certains de leurs rites. Or, ces populations
proches du bassin nilotique comptent parmi les plus anciennement islamisées
d'Afrique noire. L’adaptation des types de bière à un nouveau contexte peut donc
être beaucoup plus lente, voire l’objet d’une farouche résistance millénaire.

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C – L’Afrique sahélienne il y a 1000 ans
Ces boissons ont-elles survécu sous une forme technique dégradée après avoir
connu des périodes historiques propices à la brasserie, ou sont-elles des reliques
inchangées de quelques bières primitives ?

Je penche en faveur de la première hypothèse, pour les raisons suivantes :

 Les anciennes techniques de brassage babyloniennes ou égyptiennes,


comparées à la confection des bières traditionnelles actuelles, sont plus
sophistiquées (divers ingrédients de brassage, ratio de brasserie, contrôles,
etc.) et plus "industrielles" (gros volumes, cuves spécialisées). L’histoire peut
faire régresser dans certaines régions du monde une technique de
production autrefois très avancée. Les bières que décrivent les voyageurs ou
les ethnologues pourraient n'être dans certains cas que des formes
abâtardies de bières anciennes plus sophistiquées et développées dans un
contexte technique et social beaucoup plus favorable. Je contredis ici
l'opinion selon laquelle les bières traditionnelles africaines actuelles seraient
des images fidèles de la bière des premiers âges, sortes de fossiles vivants.

37
C – L’Afrique sahélienne il y a 1000 ans

 Les techniques de brasserie sont hypersensibles aux contextes


économiques et sociaux, et pour une raison essentielle. La brasserie convertit
en boisson une ressource alimentaire vitale qui est aussi une source de pouvoir.

 L'Afrique a une histoire économique et politique très ancienne et très riche.


La colonisation a fait exploser les grandes structures de pouvoir (royaumes,
confédération). Elle a redistribué les ressources agricoles du pays au profit des
puissances coloniales (cultures d'exportation, esclavage, monocultures).
L'effacement des pouvoirs régionaux africains historiques, collecteurs et
redistributeurs de grains sous forme de bière a signé la disparition des
techniques brassicoles qui soutenaient ces réseaux d'échanges sociaux et ces
centres de pouvoir (Rwanda, Burundi, Uganda, Kivu pour la région des Grands
Lacs; Kanem, Wadaï, Bornou dans la région tchadienne, etc.).

 Historiquement, seules ont subsisté les bières produites avec des


techniques plus frustes à l'échelle du village ou de villages regroupés pour
célébrer des rituels, et les brassins commerciaux produits et vendus par les
femmes à l’échelle domestique.

38
C – L’Afrique sahélienne il y a 1000 ans
Partant de ces considérations et de la qualité des témoignages anciens sur l'Afrique,
il est difficile de projeter une image homogène des premières bières africaines.
L'Afrique est un vrai défi pour l'histoire de la bière, mais aussi la chance de voir se
déployer une brasserie vivante, non industrielle et par endroit parvenue au stade du
petit commerce de marché. Il y a abondance d'études et descriptions pour l'Afrique
moderne.
Faute de temps, je passe sous silence certaines questions captivantes touchant
l'histoire brassicole africaine :

 bières de banane et sorgho dans les anciens royaumes des Grands Lacs
(Burundi, Uganda, Ruwanda, Kivu)

 bières d’éleusine et de teff (Ethiopie, Soudan, Tchad)

 bières dites Munkoyo (Zambie, Sud Congo),

 brasserie et proto-bière bantu

 brasserie dans les anciens royaumes africains méridionaux (Zimbabwe,


Monomotapa, Kongo), etc..
39
D – L’Europe en contact avec l’orient il y a 4000 ans
Dans son étude de la bière chez les Grecs et les Latins, Max Nelson (2001) a
montré qu'il n'y a pas, je le cite, de vox propria pour la bière. Vers 900-800 av. n.
ère, Levant, Grèce et une part de l'Anatolie sont des îlots de viniculture dans un
monde dédié à la bière. Avant cette date, les peuples orientaux (Palestine, Syrie) et
grecs consomment la bière. Après cette date, le vin s’impose largement sur tout le
pourtour méditerranéen. La bière rétrograde alors au statut d’une boisson populaire
voire symbolique des barbares aux yeux des Grecs.
La chimie et la physique des particules ont tordu le cou
à ces préjugés. La bière sort des analyses
biomoléculaires de résidus retrouvés au fond de
poteries minoennes et mycéniennes. Sont détectés le
vin, la bière et l'hydromel, souvent mélangés dans les
mêmes poteries. En Crète, on boit de la bière d'orge à
Myrtos vers 2200, à Apodoulou vers 1700. Sur le
continent, Thèbes, Midéa et Chania livrent des preuves
de son usage entre 1600 et 1000.

Pot de cuisson avec traces


de bière - Apodolou Crète
40
D – L’Europe en contact avec l’orient il y a 4000 ans
Le rhyton de Midéa et ses traces de bière
d'orge et de vin méritent un commentaire. Le
rhyton est invariablement associé à l'usage
du vin par les hellénistes, réflexe désormais
discutable. Crétois et Grecs buveurs sinon
de bière, du moins amateurs d'une boisson
fermentée mixte à base de grains, de fruits
et de miel, avant le temps d'Homère qui
vécut au 8ème siècle . Quelle affaire !

Pithos avec
traces de bière Rhyton de Midea
et vin - Myrthos avec trace de bière Coupes coniques
Crète avec traces de
bière - Chania 41
D – L’Europe il y a 3000 ans
Restons sur les rives de la Méditerranée mais dans sa portion occidentale. José
Luís Maya a fouillé en pays catalan des sites du bronze récent (fin du second
millénaire av.n.è.). Spécialiste en archéologie de l'alimentation, Jorge Tresseras a
montré qu’à Genó vers 1100-1000 une bière blé + orge édulcorée au miel et
aromatisée (artémisia, thym, sauge, menthe, romarin) avait laissé ses traceurs
chimiques dans les résidus de jarres.

Meule et broyeur néolithique

42
D – L’Europe il y a 3000 ans
Cette identification relance la question des voies concurrentes de pénétration des
premiers agriculteurs-brasseurs en Europe (Mer Noire-bassin danubien, rivages
méditerranéens, Afrique du Nord-Espagne).

?
43
D – L’Europe il y a 3000 ans
Par ailleurs, ces premières bières datées sur un sol européen de la fin du second
millénaire ruine l’hypothèse de techniques de brassage transmises aux peuples
européens depuis le Proche-Orient par le truchement du monde gréco-romain
classique. Pour autant qu'on crédite ces mécanismes de diffusion, il faudra pour
enquêter sur la brasserie pratiquée par les peuples européens remonter aux 4 et
3ème millénaires, quand les premières agricultures voient le jour en Europe.

Les peuples celtiques, germaniques et nordiques étaient de grands buveurs de


bière, mais leur histoire ne débute qu'à la fin du 1er millénaire. Le site de Hallstatt
en Autriche (période Hallstatt B, 1100-800) est contemporain du site de Genó en
Catalogne. Il a livré des tombes à char avec des services à boisson probablement
destinés à la bière ou quelque boisson mixte à base de grains. Hallstatt et Genó
confirment que les techniques brassicoles prospèrent en Europe au sein de
sociétés hiérarchisées et fortement agraires. La bière y joue un rôle de marqueur
social puissant à la fois pour les vivants et pour les morts (rites funéraires des
chefs guerriers de Hallstatt, cimetière de Genó). Mais ces deux sites sont trop
tardifs pour suivre la transition européenne vers le néolithique qui s'est déjà
opérée, selon les régions, presque 3 millénaires plus tôt. Il ne faut pas désespérer :
dans les pays nordiques, la recherche archéologique de l'époque du bronze est
très active !
44
E – L’Amérique du Sud il y a 6000 ans

L'un des plus anciens sites préhistoriques du


continent américain se trouve à l'extrême Sud
du Chili. Monte Verde date de 13.000 ans.
Parmi tous les restes de flore, essentiellement
des pollens, on a découvert la présence de
feuilles et de fruit du Boldo (Peumus boldus)
aux effets hallucinogènes, des baies, des
tiges et rhizomes de joncs fermentescibles, et
surtout des tubercules de patates sauvages
(Solanum magalia). Autrefois, les Indiens
Mapuche et Huilliche de la région mâchaient
la fécule de pomme de terre pour produire de
la bière, opération qu'ils réalisent aujourd'hui
avec du malt d'orge.
Evidemment, rien ne prouve que les premiers
habitants de Monte Verde faisaient la même
chose. Les archéologues n'ont pas trouvé les
récipients périssables faits de feuilles de
roseau, mais seulement de mortiers en bois
dont certains incrustés de restes de pomme
de terre et de tige de jonc (le Monte Verde
préhistorique est une région marécageuse).
45
E – L’Amérique du Sud il y a 6000 ans
La domestication de la téosinte (g. Tripsacum),
ancêtre du maïs (g. Zea), commence dans les
vallées humides du Sud-Ouest du Mexique il y a
6000 ans (Rio Balsas). Les modifications
morphologiques du maïs l'empêchent de se
reproduire sans l'aide de l'homme.
Une fois domestiqué, le maïs s'est répandu
rapidement dans le continent américain. Sa
consommation massive sous forme d'hydrate de
carbone est détectable grâce aux proportions
d'isotopes du carbone et d'isotopes de l'azote
accumulés dans le squelette, les premiers marquant
une alimentation végétale, les second une
alimentation carnée riches en protéines animales.

A leur grande surprise, les chercheurs ne détectent des modifications du régime alimentaire des
indiens d’Amérique centrale que 2000 ans après les débuts de la domestication du maïs.
L'une des explications d'un tel décalage résiderait dans l'utilisation exclusif du maïs sous forme
de boisson fermentée, et non de farines bouillies ou galettes cuites. Une explication alternative
propose que la sève fermentescible du maïs, très abondante avant maturation des grains, ait
motivé sa domestication plutôt que la récolte des grains mûrs.
Dans les deux cas, la consommation de boissons fermentées serait à l'origine du maïs
domestiqué et de la base alimentaire qui servira le développement culturel et matériel des
grandes civilisations mésoaméricaines et andines. 46
E – L’Amérique du Sud il y a 4000 ans
Examinons la situation une fois le maïs domestiqué et bien établi comme base alimentaire. Une
brasserie découverte en 2001 au Pérou appartient à l'empire Wari qui domine le Nord du pays
entre 1000 et 600 av. n. ère. Il précède de 4 siècles la fondation de l'empire Inca.

La brasserie fait partie d'un vaste complexe cultuel bâti au sommet du Cerro Baul à 600 m au-
dessus de la vallée. Etablie sur un plan trapézoïdal, elle comprend des meules pour le malt de
maïs (jora), 12 grandes cuves de 100-150 litres pour chauffer le moût, des restes de Shinus
Molle, une variété de baies rouges à mucilage sucré. Nous sommes là encore en présence
d'une boisson mixte, moitié bière de maïs, moitié vin de Shinus molle. 47
E – L’Amérique du Sud il y a 4000 ans
La bière à Cerro Baul était produite à grande échelle (1500 à
1800 litres / brassin) mais pour une élite Wari. De nombreuses
épingles tupu trouvées sur place et typiques des femmes de
l'aristocratie Wari laissent penser qu'elles composaient le
personnel de la brasserie. A 15 m de celle-ci, un bâtiment
équipé pour les banquets cérémoniels a livré 28 keros de 0,35
à 1,8 litres, des gobelets d'argile rouge ornés et dédiés au
service de la bière de maïs.

Une autre brasserie plus modeste (4x4 m) de la même période a


ét découverte sur le site voisin d'Omo, dans la vallée du Cerro
Baul. Mais Omo appartient à la sphère culturelle voisine des
Tiwanaku. Les Wari occupent le Nord du Pérou, les Tiwanaku le
Sud et une partie de la Colombie. Ce sont deux puissances
andines concurrentes au 1er millénaire av. n. è. et 4 siècles avant
la fondation de l’empire Inca. Dans ces deux zones, la brasserie
se développe au service d'une élite guerrière qui prélève son dû
de grains de maïs sur les récoltes des communautés paysannes.

Cette situation ne signifie pas absence de brassage de la bière de maïs dans les villages, mais
seulement absence de traces archéologiques. Ces villages étaient bâtis en matériaux
périssables d'origine végétale, contrairement aux centres de pouvoir construits en pierre pour
des élites qui pouvaient mobiliser les moyens humains et matériels.
48
E – L’Amérique du Sud il y a 3000 ans

Le site rural de Manchan dans le Nord du Pérou a heureusement conservé les traces de
différents types d'habitat. Manchan était un centre régional du pouvoir Chimu (900-1470)
contrôlant la vallée côtière de la Casma à 400 km au Nord de Lima, cœur de l'expansion Inca.

Les résidences des élites construites en adobe (briques séchées d'argile et de paille hachée) y
côtoient des groupes de constructions modestes en jonc habitées par les paysans et artisans
de la ville et regroupées en barrio. Cette situation a permis de mieux connaître le brassage de
la bière pratiqué par les indiens les plus modestes.

Et surtout, Manchan offre une opportunité exceptionnelle de comprendre les échanges entre
ces deux classes de la population, échanges et trocs dont le vecteur matériel est souvent la
bière de maïs. Les élites Chimu ne se contentent pas de patronner des fêtes dans laquelle la
bière coule à flot. Tout au long de l'année, elles échangent des corvées plus ou moins librement
consenties (culture des terres, fabrication d'ustensiles courants ou de poteries, …) contre la
fourniture de bière. Pour cela, ces élites puisent dans leurs réserves de maïs, greniers qui ont
été remplis par le travail des mêmes paysans.

La clé du pouvoir, on l'aura compris, c'est le contrôle ou la détention des terres agricoles.

Comment les archéologues ont-ils pu tirer toutes ces conclusions des vestiges de Manchan ?

49
E – L’Amérique du Sud il y a 3000 ans

D'abord en analysant des résidus végétaux retrouvés dans des puits au milieu du barrio. Il s'agit
des drêches (alfrecho) et de résidus de malt de maïs (jora). Les coupes fines de certains puits
montrent que des couches de dépôts ont été remplies en une fois (absence d'autres débris
culinaires intercalaires), ce qui laisse penser qu'elles correspondent à un seul brassin. Le poids
moyen d'une couche de drêches (307 kg) correspond à 424 kg de malt, c'est-à-dire 513 litres
de chicha selon une estimation moyenne de densité basée sur un brassage traditionnel actuel
et les sources anciennes (Bernabe Cobo, Historia del Nuevo Mundo). A raison de 3 litres / jour,
ces brassins abreuvaient 170 personnes. Cette bière de maïs de faible densité se gardait très
mal.
Il devient clair que ces brassins ne visent pas une consommation domestique mais collective.
De quelle nature ? Sans entrer dans le détail, le recoupement avec les traces des autres
activités domestiques (pêche, culture, tissage, travail du bois, cuisine) et la structure de l'habitat
de Manchan montrent que le brassage est une activité artisanale parmi d'autres du point de vue
technique.
Mais son importance sociale trouve sa source dans le rôle joué par les céréales dans la survie
de sociétés agricoles sédentarisées et engagées dans la voie d'une hiérarchisation sociale.
C'est une des clés pour comprendre le renforcement des activités brassicoles dans ces
premières sociétés agraires dotées de mécanismes sociaux déjà complexes.

50
E – L’Amérique du Sud il y a 3000 ans

CIRCULATION des GRAINS et de la BIERE

Récoltes Travaux
avec agricoles avec
distribution Champs distribution de
de bière
de maïs bière

Greniers
de maïs
Bière de
maïs
Semences
Maltage
Contrôle Distribuer
Brassage de la bière
social des pour le
stocks brassage ?
Affectation et redistribution Boissons
Fêtes/rituels des réserves annuelles de maïs
= bière Alimentation

51
F – Dans quels contextes sont brassées les 1ères bières ?

D'après les témoignages que j'ai sommairement évoqués ici, les contextes régionaux
favorables à l'éclosion de la brasserie se résument à ce triptyque :

une agriculture à rendement productrice de stocks annuels voir pluriannuels


une gestion sociale du travail collectif et des réserves de substrats amylacés
une religion à forte connotation agraire

Un tel développement social et technique n'est possible qu'une fois maîtrisée la


domestication des plantes locales à fort rendement d'amidon, c'est-à-dire avec la
révolution néolithique. Mais ces pré-requis techniques, agriculture, poterie et savoir-
faire de brasserie, ne sont pas suffisants.
Un pas supplémentaire doit être franchi : celui des structures politiques assez
puissantes et permanentes pour prélever des stocks annuels sur les récoltes,
contrôler l'accès aux greniers, en destiner une partie à la fabrication de bière, et enfin
sponsoriser le travail nécessaire au brassage.
Autrement dit, les premiers âges de la brasserie s'inscrivent dans la consolidation de
pouvoirs locaux capables de réserver une partie des stocks collectifs d'amidon à la
production de bière, en échange d'un certain contrôle politique et d’un prélèvement
sur les récoltes des agriculteurs pour nourrir un groupe social non-productif. 52
F – Dans quels contextes sont brassées les 1ères bières ?

Ce développement avancé n'exclut pas qu'avant et après lui des petites communautés
agricoles autosuffisantes aient brassé de la bière avec des techniques éprouvées. Mais
nous n'en savons rien. Ni traces, ni documents.
Nous ne pouvons pas non plus prétendre que les techniques et contextes de brassage
observés au sein de groupes ethniques en Afrique, en Amazonie ou ailleurs soient l'image
fidèle d'un brassage primitif. Au lieu d'être les vestiges d'une préhistoire humaine, ces
scènes de brassage pourraient n'être que les résidus de techniques appauvries par les
bouleversements historiques et autrefois maîtrisées au sein de confédérations et
structures politiques beaucoup plus puissantes.
L'accumulation des données archéologiques et scientifiques permet d'affiner le passé de
la bière et de différencier chaque aire culturelle. Une brasseuse africaine ou amazonienne
n'est pas une préfiguration rudimentaire de la brasserie industrielle. Ses techniques, ses
motivations sociales, ses croyances sont le fruit d'une histoire longue, parfois
mouvementée et qui se poursuit. Une brasseuse africaine n'illustre en rien une
quelconque préhistoire de la bière dont on ignore presque tout.

C'est pourquoi je vais dans la deuxième partie de mon exposé faire l'inventaire des principales
options techniques de la brasserie à l’échelle de la planète. Nous constaterons qu’une richesse
technologique précoce nourrit un véritable foisonnement des schémas de brassage.

53
F – Dans quels contextes sont brassées les 1ères bières ?

Ce survol rapide des grandes aires culturelles de la planète ignore délibérément les régions
dévolues aux modes de vie "chasseur-cueilleur".
Vous avez remarqué que je n’aborde pas la question des origines de la bière sous l'angle des
besoins physiologiques (gestion de la soif, besoin d'une boisson hygiénique, enrichissement
en vitamines et acides aminés) ni psychologiques (effets positifs ou négatifs de l'ivresse,
comportements collectifs, etc.). Deux raisons majeures empêchent de recourir à ce type
d'arguments pour comprendre l'origine de la bière :

1) avant les périodes néolithiques dont les débuts varient selon les aires culturelles,
nous n'avons aucun fait ou document pour étayer des hypothèses. Dès lors, l'origine
d'une hypothétique bière paléolithique suscite les scénarii parfois farfelus qu'on ne
peut ni prouver ni réfuter.
2) les peuples qui vivaient ou suivent de nos jours un mode de vie "chasse-cueillette-
ramassage" ne produisent pas de boissons fermentées. Même s’ils ont accès aux
fruits spontanément fermentés quand ils vivent dans les régions chaudes du globe.
Ils privilégient les substances végétales aux effets psychotropes, et non la
fermentation alcoolique. Le contre-exemple souvent cité des nomades-éleveurs
(Mongols, Peuls, Indiens d'Amérique du Nord) n'est pas pertinent. Ces peuples sont
entrés tardivement dans un mode de vie spécialisé basé sur l'élevage et sont restés
en contact avec des agriculteurs. Ils représentent un faux modèle du chasseur-
cueilleur paléolithique.

54
F – Dans quels contextes sont brassées les 1ères bières ?
Déesse-mère ?
Divinité de fécondité ?
Matriarche callipyge ?
Vénus paléolithique stéatopyge ?
Simple figuration ?
Autres ?
On ne sait en général même pas à quoi
servait ces objets et ces
représentations.

Mais certains les ont regardé comme


des indices menant à l’hypothèse d’une
bière paléolithique sur la base d’une
interprétation de la corne d’abondance,
ou plus fort encore, d’une corne à boire
viking !

Enquêter sur la protohistoire de la bière


sans la moindre information de contexte
ou de datation, c’est perdre son temps.
Figure féminine portant une corne.
Grotte de Laussel en Dordogne.
55
2 - Techniques de brassage à travers les âges

Un savoir-faire humain suppose des choix techniques dans


les processus de fabrication. L'inventaire des schémas de
brassage confirme-t-il une diversité technique originelle ?

Les trois fondamentaux de la brasserie

Par souci de dissocier clairement les phases du brassage sans se laisser


enfermer dans des schémas industriels trop modernes, je distingue trois
grandes catégories classiques d'opération techniques :

v la préparation des matières premières

v la saccharification de l'amidon

v la fermentation alcoolique

56
A - Savoir cultiver-stocker-préparer la matière première
La préparation des substrats amylacés varie selon les matières premières
Pouvoir enzymatique fort ou Nettoyer, battre Orge, blé, maïs, sorgho,
Céréales
moyen
Pouvoir enzymatique faible ou Décortiquer, polir (riz), moudre Riz, millet, seigle,
Céréales
nul
Pouvoir enzymatique faible ou Rôtir, décortiquer, moudre Teff (Ethiopie), fonio (Digitaria, Afrique Ouest)
nul Bromus Mango (Chili)
Graminées
Bourgou du Mali (g. Echinochloa)
Eleusine coracan (Indes, Afrique orientale)
Inoffensifs Eplucher, sécher, broyer, tamiser Taro, igname, patate douce, pomme de terre
Tubercules

Toxiques Rouissage, fermentation, écraser Manioc (Manihot utilissima)


Tubercules
Pachypodium (latex toxique)
Racines Pouvoir enzymatique faible ou Racine de gingembre (Madagascar)
Pulpes nul Pseudo palmier Sagou (Nlle Guinée)
amylacées
Pouvoir enzymatique fort Peler, écraser Banane plantain, banane fruit
Fruits

Pouvoir enzymatique faible ou Ecraser Graines d’Araucaria (pin sud Chili)

Graines nul Gousses du Caroubier (Argentine)


Bambou Arundinaria japonica

Pouvoir enzymatique faible ou Décortiquer, moudre Châtaigne


Akènes 57
nul Glands (Indiens des Rocheuses)
B - Savoir convertir l'amidon en sucres fermentescibles

C'est la phase la plus importante du brassage et la plus caractéristique de la


bière. L'amidon est un polysaccharide, une longue chaine ramifiée de
centaines de molécules de glucose. La levure ne sait pas assimiler une telle
macromolécule : sa taille lui interdit de franchir une paroi cellulaire et la
levure ne dispose pas des complexes enzymatiques capables de la couper
en molécules de glucose. La décomposition des chaînes d'amidon doit donc
être réalisée avant ou pendant le travail de la levure, soit par voie
biochimique soit par voie chimique. J'ai recensé 6 méthodes pour hydrolyser
l'amidon, quelle que soit son origine et la période historique considérée.

1. L’insalivation

2. La germination des grains

3. Les champignons amylolytiques

4. L’hydrolyse acide

5. Le sur-mûrissement

6. Les plantes à complexes amylolytiques


58
B - Savoir convertir l'amidon en sucres fermentescibles
Utilisation des amylases salivaires en mâchant ou humectant Andes, Mexique (maïs, quinoa, pomme de terre)

Insalivation des boulettes cuites de pâte amylacée (maïs, riz, millet, manioc, Amazonie/Guyane (manioc)
patate, taro) Sud-Est asiatique : riz

Germination Hydratation des grains, germination contrôlée, séchage, Proche-Orient ancien, Europe, Afrique,
rôtissage facultatif. Méthode appliquée aux céréales Andes (maïs)
des grains
Moisissures cultivées sur amidon cuit (Aspergillus, Mucor, Voie préférée des brasseurs asiatiques. Bière de

Rhizopus, Monascus, Amylomyces rouxii) séché en boulettes riz : Chine, Corée, Japon. Bières de
Champignons
conservées = concentré enzymatique. Compensation du pouvoir blé-millet (Bengale, Népal, Tibet, Bouthan).
amylolytiques
Riz aux Philippines, Thaïlande
enzymatique endogène absent (riz poli) ou faible (blé, millet).

Les bactéries lactiques libèrent des sucres. Elle coopère avec Bières acidulées europe : kvas russe ou estonien,

d'autres techniques traditionnelles de confection de pâtes acides Kiesiel ou zur de Russie et Europe centrale
séchées. Après cuisson de pain-galettes et réhydratation, cette (seigle + avoine), braga d’Europe centrale

Hydrolyse acide méthode permet de brasser des bières acidulées Afrique (doknou malien)
Asie : saké (riz/Japon) Berliner Weisse (blé-orge)
: phase acide, généralement lactique
Kaffir beer (sorgho/Afrique du Sud)
Lambic (blé-orge/Belgique)
Certaines techniques traditionnelles provoquent le sur- Afrique tropicale
Sur- mûrissement de fruits (banane plantain) et tubercules amylacés Amazonie, Guyane (manioc)
Zone Pacifique (taro)
mûrissement (manioc, igname).
Paraguay (igname)
Curculigo pilosa, bulbes de Gladiolus klattianus, feuilles de Afrique de l'Ouest.
Plantes à
Boscia senegalensis stockent des enzymes saccharifiants. Bières "munkoyo" aux frontières du Zaïre et
complexes
Racines séchées riches en amylases de certains arbuste de la Zambie 59
amylolytiques
B - Savoir convertir l'amidon en sucres fermentescibles

1. L’insalivation

L'homme utilise les amylases salivaires en mâchant ou insalivant


des boulettes cuites de pâte amylacée (maïs, riz, millet, manioc,
patate). Il détourne au profit du brassage une adaptation biologique
de l'homme à la digestion des plantes vivrières amylacées. Nos
amylases (salive, sucs gastriques) viennent à bout de l'amidon mais
ne savent pas digérer la cellulose, autre polyholoside proche de
l'amidon.
Certains mythes évoquent l'utilisation des amylases animales (bave
du sanglier dans le Kalevala nordique et chez les Germains, mythes
amazoniens). La transformation du lait en caillé par des sucs
gastriques d'origine animale repose sur ce même détournement
efficace. Son apparente simplicité n'implique pas qu'il soit primitif, et
considéré comme source de tous les autres procédés connus de
brassage.

60
B - Savoir convertir l'amidon en sucres fermentescibles

2. La germination des grains ou maltage

Le Proche-Orient ancien, l'Europe son héritière, une grande partie


de l’Afrique et les cultures andines ont privilégié le maltage des
grains : hydratation, germination contrôlée, séchage, avec rôtissage
(touraillage) facultatifs.
Les Mésopotamiens maîtrisent le maltage dès la fin du 4ème
millénaire av. n. ère. Cette technique est peut-être liée aux
nécessités de conservation longue (1 ou 2 ans) des grains de
céréales. Provoquer la germination au lieu de la subir, puis sécher
les germes prévient les germinations intempestives.
Les civilisations céréalicultrices ont privilégié cette méthode, à
l'exception des civilisations du riz dès lors qu'il subit un polissage
avant d'alimenter les cycles du brassage. Le maltage est devenu la
référence de la tradition européenne et, en partie, africaine.
La Chine ancienne présente un cas hybride. Jusqu'aux Hans (-202
à 220), on y pratique à la fois le maltage (nieh = grain germé, nieh
mi = grain de malt) et les ferments enzymatiques (infra), avant
d'abandonner celui-là.
61
B - Savoir convertir l'amidon en sucres fermentescibles

3. Champignons à complexes amylolytiques.

Cette solution fait appel aux moisissures cultivées sur


amidon cuit (Aspergillus, Mucor, Rhizopus, Monascus,
Amylomyces rouxii), voie préférée des brasseurs
asiatiques .
Elle a été appliquée au blé et au riz en Asie, et reste de
nos jours massivement employée pour les bières de riz
(Chine, Corée, Japon, Asie du Sud-Est) et de blé-millet
(Népal, Tibet, Bouthan). Les galettes, briques ou boulettes
séchées couvertes de mycelium inoculent la masse cuite
d'amidon (chhü/qu en Chine). Cet apport exogène
compense un pouvoir enzymatique endogène absent (riz
poli) ou trop faible (blé, millet). H. T. Huang, 2000 : 272-
Boulettes de « ferment »
274 et 278-282 pour la composition des divers ferments et
qu obtenu avec du riz
leur population microbienne. Certaines levures cuit ensemencé avec
filamenteuses (Endomycopsis fibuligera) possèdent un Monascus qui lui donne
pouvoir enzymatique (glucoamylase et alpha-amylase) et une couleur rougeâtre
se trouvent sur le bubod, inoculum cultivé sur riz ou millet typique
aux Philippines pour fabriquer des vins de canne à sucre
ou des bières de riz et de millet
62
B - Savoir convertir l'amidon en sucres fermentescibles

4. L’hydrolyse acide

L'action de bactéries lactiques permet également de libérer des sucres.


Elle coopère souvent avec les autres techniques traditionnelles de
brassage de bières acidulées connues en Europe, en Afrique ou en
Asie .
Elle intervient également dans la confection de pâtes acides séchées,
rameau technique qui débouche sur la cuisson de pain-galettes ou le
brassage de bières, après réhydratation. Cette méthode est très longue
si elle agit seule (30 jours).
Ici, l'hydrolyse de l'amidon ne se confond pas avec l'effet d'une
acidification sur l'action des complexes enzymatiques ou le
métabolisme des microorganismes (moûts à PH acide). L'hydrolyse
acide est passée au stade industriel pour produire des glucoses
alimentaires par action d'acide chlorhydrique sur l'amidon.
Quelques exemples de brassage débutant par une phase acide,
généralement lactique : saké (riz/Japon), Berliner Weisse (blé-
orge/Allemagne), kaffir beer (sorgho/Afrique du Sud), Lambic (blé-
orge/Belgique), kvas (seigle/Russie).

63
B - Savoir convertir l'amidon en sucres fermentescibles

5. Le sur-mûrissement

Certains savoirs traditionnels d'Afrique tropicale et d'Amazonie


provoquent le sur-mûrissement de fruits (banane plantain) et tubercules
amylacés (manioc, igname).
Le mûrissoir (fosse, auge de bois, vaste récipient) confine la matière
première épluchée et enveloppée de feuilles pour augmenter sa
température. Le procédé associe sources enzymatiques endogènes et
contributions externes des microorganismes présents sur les végétaux et
les parois du mûrissoir. Comme pour le maltage, l'homme provoque,
accélère puis arrête un processus biologique naturel pour le détourner à
son profit. Avec la technique du sur-mûrissement, on ne stoppe pas la
décomposition enzymatique de l’amidon, on enchaîne sur la
fermentation. Cette technique procède par hydrolyse avec fermentation
simultanée.
Selon que l'amidon d'une banane plantain est déjà décomposé ou non,
on parlera de "vin" ou de "bière" de banane. Mais considérant le
processus à son point de départ (amylolyse), nous avons bien affaire à
une bière. La question se pose pour la banane « fruit ».

64
B - Savoir convertir l'amidon en sucres fermentescibles

6. Plantes à complexes amylolytiques


Dans certaines régions d'Afrique, l‘empois d’amidon (sorgho, maïs,
manioc) est hydrolysé par trempage de plantes dans la maische. La
source enzymatique est donc exogène.
En Afrique de l'Ouest, les extraits de Curculigo pilosa, des bulbes de
Gladiolus klattianus ou des feuilles de Boscia senegalensis stockent
naturellement des enzymes saccharifiants.
Aux frontières du Zaïre et de la Zambie, les habitants exploitent les
amylases de racines séchées d'un arbuste (Eminia holubii Taub) ou des
espèces Rhynchosia insignis et Vigna nuda. Plantes et bières de manioc
y sont réunies sous l'appellation Munkoyo (nom vernaculaire des plantes
du genre Eminia).

7. Enzymes de synthèse ?
La brasserie n’a pas qu’une histoire, elle a aussi un avenir. Je signale la
technologie industrielle des enzymes de synthèse, fixées sur un substrat
perméable lentement traversé par un extrait d'amidon. La même technique a déjà
été éprouvée en faisant traverser un moût à travers membranes poreuses fixant
des levures fixées pour opérer une fermentation en continue. On pourrait inscrire
ces procédés en n° 7 de notre répertoire des techniques d’hydrolyse.
65
C - Savoir convertir les sucres en alcool

Les paramètres de la fermentation et le comportement des levures modulent la


transformation fondamentale des sucres en alcool + dioxyde de carbone +
chaleur. Voilà pour l’équation chimique.
Pour l’instant, l’homme n’a pas trouvé de meilleure usine à convertir les sucres
en alcool que certaines merveilleuses petites levures. Il faut donc voir ce qui se
passe en-deçà de leurs parois cellulaires.
Derrière le métabolisme levurien se cache la glycolyse, voie métabolique
universelle du vivant (Embden-Meyerhof-Parnas) : 1 molécule de glucose
convertie en 2 pyruvates.
En condition anaérobie, le pyruvate précède l'éthanol dans la fermentation
alcoolique produite par la levure, ou bien le lactate (fermentation lactique et
tissu musculaire).
En condition aérobie, il initie la respiration (cycle de Krebs).
L'enchaînement d'une glycolyse et d'une fermentation alcoolique mobilise de
multiples enzymes et co-enzymes ici réunies sous le terme enzymes
glycolytiques. Glycolyse + fermentation alcoolique sont opérées par les
microorganismes fermentaires réduits aux seules levures.

66
Bureau des grains Malteur
Schéma stockage Exemples de
Magasin o blé tremper
babylonien schémas de
des r moudre laisser germer
ingrédients g brassage
e empâter sécher ?
blé sécher/cuire résidus dégermer

stockage níg-ar-ra malt malt vert

Atelier du brasseur
moudre émietter concasser
moudre broyer
gruau malt concassé Parfumeurs
empâter
édulcorant plantes mouler ?
maturation tremper
cuire au four
(natte)
mouler trempes/narÿabu
broyer refroidir sur
cuire au four natte Bureau
de la bière
filtrer TITAB ou des grains
pain BAPPIR
billatu-moût billatu-maische Cycle du TITAB
Cycle du BAPPIR
fermenter

levain
drêche billatu fermenté maische
sécher agarinnu
Humide kaš.ú.sa fermentée
Eleveurs = duhu sédiments
collecter sécher suršummu
Engraisseurs pihu,
sécher Cycle du namharu
brassage diluer filtrer

67
KAŠ mettre en jarres
Sorgho
D - Exemples de schémas de brassage
5% malt de
germination sorgho
La merissa 95%

mouture broyage
soudanaise
farine fine malt concassé
1/3 1/3
1/3
eau fermentation acide :
cuisson cuisson ajin
torréfaction
porridge à porridge
moitié cuit bien cuit Granules
futtara naya futtara torréfiés urij
refroidir refroidir
najida refroidir
5%
mélanger 10%
merissa
futtara 7% eau
5%
produit fermenté
pétrir deboba

début fermentation
merissa
10%
33%
eau
filtrer/passer filtrer avec un linge
D’après Hamid A. Dirar,
The Indigenous
Fermented Foods of the résidu résidu
Soudan Dagga mushuk Mahoj mushuk
Merissa Merissa 68
1993 CAB International
D - Exemples de schémas de brassage Schéma chinois
D’après H. T. Huang
Fermentation and Food Science
Dans J . Needham Science and
Civilisation in China vol 6 part V

69
E – Que nous apprennent les anciens schémas de brassage

La diversité des techniques cohabitant dans les mêmes aires culturelles montre que les
multiples voies du brassage ont été explorées aux temps les plus anciens.

Ancienneté relative
Bassins brassicoles Techniques de brassage
(années / présent)
Maltage 6000
Mésopotamie Pain Bappir auto-amylolyse 6000 Les premières bières
Pains à bière 6000 décrites par
Maltage 5000 l'archéologie dénotent
Egypte prédynastique une grande inventivité
Pains à bière 5000
technique. C'est un
maltage 4000
Chine argument de poids en
Ferments amylolytiques 3000
faveur d'une origine
Europe centrale Pains à bière / brassage acide 2 à 3000 industrieuse de la bière.
Maltage 2000 Dès lors, il vaudrait
Europe nordique
Insalivation ? ? mieux parler
Maltage ? d'émergence de la
Sur-mûrissement ? brasserie en tant
qu'activité humaine
Afrique Pains à bière / brassage acide ?
plutôt que de
Sur-mûrissement ?
naissance de la bière.
Plantes à complexes amylolytiques ?
Maltage 3000
Andes
Insalivation 2000 ?
Amazonie Insalivation ? 70
3 – Définition technique de la bière
Comment définir la boisson nommée Bière qui traverse les
millénaires et les cultures ? Désigne-t-elle un breuvage
générique ou une famille disparate de boissons fermentées ?

Un même jus coule-t-il des antiques boissons mésopotamiennes ou chinoises vers la bière
moderne ? Sont-elles cousines d'une vaste famille réunissant la shikaru des Babyloniens, la
heket des Egyptiens, la chicha péruvienne, le dolo de Ouagadougou, la merissa soudanaise,
la cervoise gallo-romaine, le kvas russe, le jiu chinois ou le sake japonais, la sahti finlandaise
ou le lambic bruxellois ? Quel lien unit l'ale médiévale non houblonnée des îles britanniques
et la bière actuelle ? Est-on fondé à parler de "bière" pour les temps néolithiques ?

Tous ces breuvages aux noms chatoyants pourraient cacher plus de différences
qu'ils n'ont de points communs. L'objet bière serait alors une pure fiction
linguistique.
Les historiens de la bière qualifient ces boissons anciennes, avec une gêne à
peine voilée, de sortes de bière, bière primitive, liqueur de grain, brouet fermenté,
ou encore simili-bières (beerlike beverages des anglo-saxons) voire vin d'orge.
Nous cherchons un moyen d'échapper à ces tautologies qui définissent la bière
sur la seule base des bières industrielles occidentales à base de malt, de grains
crus et de houblon. Bref, définir la bière à partir de ce que nous avons l'habitude
de boire dans nos bars à bière !
71
3 – Définition technique de la bière

Définition des dictionnaires : "Bière=boisson fermentée à base d'orge et de houblon".


La validité historique de ces définitions ne dépasse pas en Europe 4 à 5 siècles. L'orge n'y a
jamais été l'unique céréale de brasserie (blé, maïs, seigle). Le houblon n'est pas la base de
la bière mais un aromate amérisant dont certains alcaloïdes favorisent la conservation.

Un secours de côté des définitions légales? Les législations promues par les états
occidentaux servent leurs politiques fiscales. Elles excluent la quasi-totalité des bières
brassées en Europe avant le XIXème siècle, divergent d'un pays à l'autre même si
convergence au sein de l’EBC, et ne visent aucune sorte de validité historique.

Définition linguistique? Des groupes tels Ale-Øl-Öl-Olut-Alus, ou Bere-Beor-Beòir-Bjor-Bier-


Beer-Bière-Birra, ou Chwerf-Cwrw-Cervoise-Cerveza-Cerveja tracent de mystérieuses
filiations indo-européennes, mais ne disent rien des boissons qu'elles désignent.

Définitions organoleptiques ? Elles seraient basées sur des analyses sensorielles


objectives mais souffrent d'une grave limitation : elles ne concernent que la bière moderne !

Définition à coloration technique : «Boisson obtenue suite à la fermentation alcoolique d'un


moût composé d'eau et de sucres originant de céréales, principalement de l'orge germée,
enrichi de substances végétales sapides ou aromatiques, particulièrement le houblon»
(http://mariodeer.com La bière, comment la définir ?).
72
3 – Définition technique de la bière

LA BIERE EST UNE BOISSON ALCOOLIQUE OBTENUE PAR L'ACTION


CONJOINTE OU SEQUENTIELLE D'ENZYMES AMYLOLYTIQUES ET
D'ENZYMES GLYCOLYTIQUES LEVURIENNES SUR UN EMPOIS D'AMIDON.

Pourquoi préciser « Action conjointe ou séquentielle » ?


Les schémas de brassage asiatiques favorisent l’action conjointe (hydrolyse +
fermentation en boucle), la tradition occidentale privilégie l’action séquentielle.

Enzymes amylolytiques : sans préciser l’origine de ces enzymes (salive, malt,


plantes, animaux, synthèse).

Enzymes glycolytiques levuriennes : dans l’absolu, des enzymes de synthèse sont


acceptables. Jusqu’à présent, seules quelques souches de levures contribuent à la
fermentation alcoolique.

Empois d’amidon : c’est reconnaître le lien indissoluble entre la bière et l’amidon.


73
CONCLUSION PROVISOIRE
Les premières traces de boissons fermentées montrent dans le monde une règle
générale. En pleine expansion néolithique, l'homme reste opportuniste. Il fait fermenter
tout ce qu'il trouve : miel, fruits, baies, sève sucrées, graines, racines, tubercules,
akènes, etc. C'est l'âge des boissons mixtes, tiers-hydromel, tiers-vin, tiers-bière.
Peut-on alors parler de naissance de la bière ?
Non, si on se fie à la définition que j'ai proposée.

Ensuite vient un second âge au cours duquel ce noyau primitif donne naissance à trois
rameaux de boissons spécialisés : hydromel, vin et bière.
Chaque type de boisson acquiert son autonomie sous l'effet de contraintes sociales et
techniques très puissantes. Pour la bière, le rôle clé des substrats amylacés dans la survie
alimentaire des collectivités humaines structure de nouvelles formes d'organisation sociale.
Je rappelle le triptyque des sociétés brassicoles les plus anciennes :
 une production agricole centrée sur le rendement des plantes à amidon
 des pouvoirs sociaux appuyés sur le contrôle des stocks et des surplus
 des rites de fertilité qui mobilisent des communautés humaines de plus en plus grandes

Dès lors, il n'est plus question de boissons produites occasionnellement mais de techniques
brassicoles parfaitement maîtrisées et orientées vers la production régulière de gros volumes.
La fabuleuse diversité des anciens schémas de brassage à travers le monde démontre que
la naissance de la brasserie est à la fois irréversible et qu'elle répond aux nécessités d'un
développement social régional.
74
CONCLUSION PROVISOIRE
Notre question initiale était : "La bière est-elle née spontanément au hasard des
accidents naturels ou sa naissance coïncide-t-elle avec l'évolution économique et
sociale des communautés humaines ?"

La réponse coule de source mais transforme la question. La bière, selon notre


définition générique, est une invention humaine, ou plutôt la maîtrise du brassage
des boissons à base de substrats amylacés a donné naissance à une nouvelle
activité sociale et technique humaine, la BRASSERIE.
On peut du même coup dater l'émergence de ces premiers complexes brassicoles.
A compter de ces diverses dates, les boissons à base d’amidon se détachent des
autres boissons fermentées : la bière naît véritablement avec la brasserie :
• 7000 à 6000 ans au Proche-Orient
• 6 à 5000 ans en Egypte-Soudan
• 4 à 3000 ans en Afrique
• 4000 ans en Chine
• 3500 en Mésoamérique et dans les Andes
• 4 à 3000 ans en Europe

J'oublie de vastes régions comme le sous-continent indien, l'Asie du Sud-Est ou la


zone pacifique.
75
CONCLUSION PROVISOIRE
En accord avec les données archéologiques, historiques et techniques disponibles,
nous n'évoquons plus l'origine de la bière mais la naissance de la brasserie. On
n'interroge plus une hypothétique bière primitive qui se confond avec les
premières boissons mixtes, mais la brasserie et ses multiples voies
technologiques, réceptacle de savoir-faire, objet technique mais également objet
économique (gestion des grains, de la bière et ses sous-produits) et véhicule ou
fluide social.
La brasserie, comprise dans ce sens large, n'est pas une invention moderne de la
révolution industrielle. C'est un complexe économique et technique réglé pour
l'usage social des boissons fermentées à base d'amidon. Comme tel, il
accompagne l'humanité depuis des millénaires.

Chaque complexe ou bassin brassicole possède ses spécificités historiques, qu'il


soit africain, andin, chinois, tibétain, mésopotamien ou européen. Aucun n'est
simple ou primitif.
La brasserie industrielle n'a écrit qu'un tout petit chapitre de l'histoire mondiale de
la bière.
L'étude de ces complexes brassicoles, de leur histoire et de leur logique est
encore balbutiante mais prometteuse.

76
Merci de votre écoute.

Des questions peut-être ?

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