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FABRICE

 JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Abréviations

AŒ Capitalisme et schizophrénie, t1 : L’Anti-Œdipe (écrit


avec Félix Guattari), Minuit, 1972.

B Le bergsonisme, PUF, 1966.

CC Critique et clinique, Minuit, 1993.

D Dialogues avec Claire Parnet, Flammarion, 1977.

DR Différence et répétition, P.U.F., 1968.

E L’épuisé, in Samuel Beckett, Quad, Minuit, 1992.

ES Empirisme et subjectivité, P.U.F., 1953.

F Foucault, Minuit, 1986.

FB-LS Francis Bacon. Logique de la sensation, La


Différence, 1984.

ID L’île déserte, Minuit, 2002.

IM Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, 1983.

IT Cinéma 2. L’image-temps, Minuit, 1985.

K Kafka. Pour une littérature mineure (écrit avec Félix


Guattari), Minuit, 1975.

LS Logique du sens, Minuit, 1969.

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           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

MP Capitalisme et schizophrénie, t. 2 : Mille plateaux (écrit


avec Félix Guattari), Minuit, 1980.

N Nietzsche, P.U.F., 1965.

NPh Nietzsche et la philosophie, P.U.F., 1962.

P Pourparlers, Minuit, 1990.

PCK La philosophie critique de Kant, 1963.

Pli Le Pli. Leibniz et le Baroque, 1988.

PS Proust et les signes, P.U.F., 1964 (nous citons


l’édition augmentée de 1970).

PSM Présentation de Sacher-Masoch, Minuit, 1967.

PV Périclès et Verdi. La philosophie de François


Châtelet, Minuit, 1988.

QPh ? Qu’est-ce que la philosophie ? (écrit avec Félix


Guattari), Minuit, 1991.

RS Deux régimes de fous, Minuit, 2003.

S Superpositions (avec Carmelo Bene), Minuit, 1979.

SPE Spinoza et le problème de l’expression, Minuit,


1968.

SPP Spinoza. Philosophie pratique, Minuit, 1981.

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Introduction – Incorporer son ennemi

« La représentation de notre propre mort a quelque


chose d’« impénétrable » et Freud situe cette
caractéristique parmi celles qui concernent le
souhait inconscient de la mort à l’adresse de
l’étranger et l’ambivalence à l’égard de la personne
aimée. Accueillir la mort dans notre représentation,
c’est pouvoir en faire un objet d’inclination – une
certaine tendresse vis-à-vis de soi-même -, c’est
garantir qu’elle reste pour nous en tous cas une
pensée à objet et qu’elle constitue une modalité
définitive de la seule figuration possible de soi au
regard d’un Autre tel que nous en signifions le désir
primitif dans le narcissisme d’être aimé ».

Pierre Fédida, « L’hypocondrie du rêve » (Nouvelle


revue de psychanalyse, n°5, p. 229).

A. La désignation de l’ennemi

1. La question préjudicielle de la schizo-analyse

Cet essai d’interprétation de L’Anti-Œdipe se présente


comme une introduction générale à la lecture de cet ouvrage et
en réorchestre les thèmes principaux. Le questionnement qui
s’y déploie a pour foyer d’origine trois motifs d’étonnement. En
premier lieu, dans le premier tome de « Capitalisme et
schizophrénie », paru en 1972, Gilles Deleuze et Félix Guattari
se proposent de substituer la discipline qu’ils inventent – la

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schizo-analyse – à la psychanalyse, ou du moins de


transformer de l’intérieur celle-ci par celle-là. Jugée impropre à
donner accès à la racine de l’expérience vitale, c’est-à-dire à la
fabrication du processus désirant dans les régions les plus
profondes de l’inconscient, la psychanalyse, saisie sur un plan
théorique du point de vue de la philosophie spontanée qu’elle
contient, s’inscrit selon eux dans le prolongement d’une
tradition philosophique idéaliste et nihiliste qui dévalorise le
désir en l’assignant au manque et amenuise notre expérience
vitale en la polarisant sur une forme personnelle. Le chapitre IV
de L’Anti-Œdipe esquisse le programme propre à la schizo-
analyse sous la forme de « tâches » qu’il lui reviendra
d’accomplir. Pourtant, en 1980, dans Mille plateaux, second
tome de « Capitalisme et schizophrénie », la schizo-analyse se
dilue et passe au second plan ; son programme est
apparemment abandonné1. Abandon qui entraîne une cascade
de questions : quel sens faut-il accorder à cet
inaboutissement ? Ne contamine-t-il pas en retour le projet
même qu’énonce L’Anti-Œdipe et ne repousse-t-il pas la schizo-
analyse dans l’obscurité d’un imaginaire théorique vague – celui
d’une discipline qui, virtuelle sans être réelle, n’est qu’une
ombre portée fantaisiste de la psychanalyse ? Et quel contenu
                                                                                                                       
1
Deleuze apporte une réponse à cette question dès 1973, affichant une

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conceptuel la schizo-analyse abrite-t-elle ? Quels effets


pratiques est-elle susceptible de produire, notamment à
l’intérieur de la psychanalyse ?

Le second motif d’étonnement concerne la présence sous-


jacente et ambiguë du thème de la mort dans L’Anti-Œdipe.
Dans son cours du 27 mai 1980, consacré à « L’Anti-Œdipe et
autres réflexion », Deleuze revient longuement l’identité entre le
« principe vital » et le processus ou « voyage »
schizophrénique, dans lequel se comprime le processus
primaire de l’inconscient : processus et vie ne font qu’un, et
aucun préparatif de mort ne trouve place au sein du processus.
Deleuze y exprime l’horreur que lui inspire l’idée de concevoir la
mort comme une composante interne du processus et formule,
de manière minimaliste, ce que signifie, selon lui, le
spinozisme : être spinoziste se ramène à concevoir la mort
comme ce qui vient du dehors, comme ce qui abolit du dehors
le processus. Ce qui équivaut à refuser aussi bien de concevoir
la mort comme le processus à l’œuvre que comme l’œuvre
d’un processus interne : le rapport logique entre vie et
processus est celui de deux éléments contradictoires. Dans
cette résistance face à l’idée d’inclure la mort dans le processus
de la vie inconsciente s’enracine le principe d’une

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condamnation totale et sans appel des positions philosophiques


qui placent la mort à l’intérieur du processus ou, pire, font d’elle
le moteur de celui-ci. Deleuze y voit une « offense à la pensée,
à la vie, à tout vécu »2. D’où la conviction que celui qui se dit
« ami de la mort » doit être regardé comme une « erreur de la
nature », comme un « monstre ». La position philosophique que
cette hostilité commande se déploie aussi sur un versant
esthétique qui, de façon encore plus troublante, laisse
apparaître une forme refus incapable de transiger avec la
position qui s’y objecte : malgré la beauté des pages qui
célèbrent la mort, « nulle beauté ne peut passer par ce chemin-
là »3 ; « Le culte de la mort, c’est ça l’ennemi », conclut
Deleuze. Précisément, la condamnation de l’instinct de mort

                                                                                                                       
2
François Dosse rapporte l’anecdote suivante : « Au dire de ses étudiants
de Paris-VIII, Deleuze ne se départait pas d’une attitude courtoise, malgré
les interruptions intempestives des partisans de Badiou, mais aussi des
nombreux schizophrènes venus assister à son cours. Pourtant, il se met une
fois en colère lorsqu’il trouve sur son bureau un tract d’un « commando de la
mort » appelant au suicide. Dans son cours du 27 mai 1980, il affirme que la
mort ne peut venir que de l’extérieur et ne peut en aucun cas être pensée
comme un processus : « Quand j’entends l’idée que la mort puisse être un
processus, c’est tout mon cœur, tous mes affects qui saignent » ». .(Gilles
Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007, p.
437).
3
« J’en dénie la beauté ! », insiste Deleuze, dans ce même cours du 27 mai
1980. Avant d’ajouter : « La mort n’a pas de philosophie (et je ne devrais pas
dire ça…) ».

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constitue le cœur de L’Anti-Œdipe, dont les plus belles pages,


que tout, dans l’Histoire, a confirmé dans leur vérité depuis
1972 et qui suffisent à prouver que cet ouvrage est tout autre
chose qu’un pamphlet de circonstance soudé au contexte de
l’après Mai 68, sont certainement celles que Deleuze et Guattari
consacrent à la description d’une axiomatique mortuaire qui
sous-tend le mode de production capitaliste et propage une
pulsion de mort dans l’ensemble de l’appareil productif, de ses
agents et emporte l’humanité dans un mouvement d’abstraction
que plus rien n’arrime à l’affirmation d’une puissance vitale. La
gigantomachie qui oppose le dispositif de la production
inconsciente du désir et son vis-à-vis, la pulsion de mort
émanant de l’appareil d’anti-production capitaliste devenu
immanent à la production sociale, se comprime dans les
orientations de la théorie et de la cure psychanalytique : l’un
des enjeux de L’Anti-Œdipe consiste bien à faire passer la
psychanalyse au service du désir pour la soustraire à l’appareil
de répression de la formation de pouvoir capitaliste qui se
prolonge en elle et en fait son instrument. La schizo-analyse
désigne de ce point de vue le discours critique nécessaire à la
réforme de la psychanalyse. Sa visée se rapporte à une lutte
effective entre puissances de vie et forces de mort pour
s’emparer de la psychanalyse, et le moyen d’un rééquilibrage

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des forces en présence dans cette lutte réside notamment dans


l’esquisse d’une nouvelle métapsychologie, adéquate au
fonctionnement réel de l’inconscient, à l’affirmation du désir et
au déploiement d’une puissance vitale accrue. D’où la création
philosophique d’un réseau conceptuel inédit ordonné à cette
exigence vitale et aux stations ou positions qu’elle implique. Or,
parmi les concepts nouveaux que propose L’Anti-Œdipe, le
concept de « corps sans organes », dont nous allons voir qu’il
commande plusieurs formes de station vitale, est ambivalent :
Deleuze et Guattari ne le définissent-ils pas comme le « modèle
de la mort » ? Et si la marche forcée et frénétique du
capitalisme vers la mort se traduit, en chacun de ses agents,
par un narcissisme renforcé, un engoncement de chacun dans
son quant-à-soi, corrélatif d’une déréalisation de la mort et
d’une illusion diffuse d’immortalité, ne peut-on déceler, dans la
hantise deleuzienne de la mort, peut-être clamée trop fort pour
ne pas être suspecte, une dénégation de la mort transportée
sur le plan de la théorie ? Pour le dire autrement, de même que
Lacan parle d’un manque de manque, n’y a-t-il pas chez
Deleuze une perte de la perte ?

Dans ce même cours du 27 mai 1980, en une formule aux


accents clausewitziens, Deleuze précise que la question

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préjudicielle de la schizo-analyse consiste à déterminer quelle


est la « répartition de nos alliés et de nos ennemis ». De fait, la
désignation du « culte de la mort » comme ennemi absolu
traverse déjà la première philosophie de Gilles Deleuze et se
cristallise dans une position anti-hégélienne ouvertement
affirmée. Dans un passage remarquable de son Introduction à
la lecture de Hegel, Kojève ressaisit la philosophie hégélienne
en la rapportant à la pensée de la mort comme à sa
détermination fondamentale :

L’acceptation sans réserves du fait de la mort, ou


de la finitude humaine consciente d’elle-même, est
la source dernière de toute la pensée hégélienne,
qui ne fait que tirer toutes les conséquences,
même les plus lointaines, de l’existence de ce fait.
D’après cette pensée, c’est en acceptant
volontairement le danger de mort dans une Lutte
de pur prestige que l’Homme apparaît pour la
première fois dans le Monde naturel ; et c’est en se
résignant à la mort, en la révélant par son
discours, que l’Homme parvient finalement au
Savoir absolu ou à la Sagesse, en achevant ainsi
l’Histoire. Car c’est en partant de l’idée de la mort
que Hegel élabore sa Science ou la philosophie
« absolue », qui est seule capable de rendre
philosophiquement compte du fait de l’existence
dans le monde d’un être fini conscient de sa
4
finitude et disposant parfois d’elle à sa guise.

                                                                                                                       
4
A. KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p.
540.

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La racine de l’anti-hégélianisme de Deleuze se noue à cette


intrication d’une « acceptation sans réserve du fait de la mort »
au processus de pensée de Hegel. La critique de la dialectique,
de la négativité et donc d’une inclusion de la mort dans le
processus de déploiement du réel appréhendé
philosophiquement lie souterrainement les interprétations
deleuziennes de Nietzsche et de Spinoza. Ce motif anti-
hégélien n’apparaît pas dans L’Anti-Œdipe. Du moins, il
n’apparaît pas pour lui-même, mais seulement de façon
médiate, à travers certaines références à Lacan et au rapport
entre signifiant, structure et sujet. Or, et c’est là un troisième
motif d’étonnement, dans le processus d’exposition de la
production désirante qui articule les trois synthèses
inconscientes dans le chapitre premier de L’Anti-Œdipe, et
notamment dans la position du corps sans organes et dans la
production de la subjectivité schizophrénique, nous décelons la
présence de schèmes dialectiques qui, de façon sous-jacente,
forment la logique du discours deleuzo-guattarien ; tantôt les
ellipses, ruptures ou brisures dans les séquences
argumentatives qui supportent l’exposition des synthèses
invitent le lecteur à des sauts d’une synthèse à l’autre ou à
l’intérieur d’une même synthèse dont plusieurs moments sont
disjoints, tantôt les forçages théoriques sont dissimulés par des

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exemples ou parallèles en lesquels la procédure démonstrative


se déporte vers un raisonnement par analogie. Il s’agira donc
pour nous de mettre en évidence ce que Deleuze et Guattari
font sans le dire et de mettre à nu la logique inapparente du
processus qu’ils formalisent, le bénéfice herméneutique étant
de rendre plus intelligible la rigueur souterraine de
l’argumentation deleuzo-guattarienne. On vérifiera à cet effet
l’hypothèse d’une dialectique à l’œuvre dans la logique du
processus d’exposition de la vie pulsionnelle, c’est-à-dire
l’hypothèse de la présence d’une forme d’hégélianisme ramené
à ses plus élémentaires coordonnées conceptuelles5. Nous
montrerons que L’Anti-Œdipe, loin d’avoir le moindre rapport
avec un quelconque « livre noir » de la psychanalyse, constitue
bien plutôt une version sombre du Malaise dans la civilisation

                                                                                                                       
5
Nous ne nous proposons donc pas, dans la présente étude, de mener une
analyse d’histoire de la philosophie ou de philosophie comparée entre
Deleuze et Hegel. Les ouvrages de Juliette Simont (Essai sur la quantité, la
qualité, la relation chez Kant, Hegel, Deleuze. Les “fleurs noires” de la
logique philosophique), de Jérôme Lèbre (Hegel à l’épreuve de la
philosophie contemporaine. Deleuze. Lyotard. Derrida), d’Henry Somers-Hall
(Hegel, Deleuze, and the Critique of Representation), de Karen Houle et Jim
Vernon (Hegel and Deleuze. Together Again for the First Time), de Bruce
Baugh (French Hegel. From Surrealism to Postmodernism), de Slavoj Zizek
(Organes sans Corps), ou encore de Judith Butler (Sujets du désir.
Réflexions hégéliennes en France au XXème siècle), auxquels nous serons
parfois amenés à nous référer, sont consacrés, partiellement ou
entièrement, à cette question de la réception de Hegel dans l’œuvre de
Deleuze.

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qui, rebâtie sur un autre fondement métapsychologique,


radicalise philosophiquement le pessimisme de l’essai de Freud
en dédoublant la figure de Thanatos pour mettre en scène la
lutte d’une pulsion de mort machinique immanente au désir et
d’un instinct de mort émanant de la formation de souveraineté
capitaliste.

Les trois problèmes que nous venons d’évoquer et qui


innervent L’Anti-Œdipe communiquent et réagissent entre eux.
La détermination conjointe du contenu de la schizo-analyse, du
statut de la pulsion de mort et de l’(anti-)hégélianisme dans
L’Anti-Œdipe constitue ainsi l’enjeu général de cet essai. Avant
de préciser quelques principes de méthode, rappelons
sommairement les éléments qui forment le sol conceptuel
depuis lequel Deleuze aborde la question de la mort en amont
de L’Anti-Œdipe et adopte une position philosophique anti-
hégélienne tournée contre la dialectique.

2. Extériorité de la mort ou « maladie originaire »

La hantise d’une inclusion de la mort dans le processus a


pour contrepartie la thèse d’une extériorité de la mort que
Deleuze trouve chez Spinoza. La mise à l’épreuve de l’idée d’un
anti-hégélianisme de Deleuze, par laquelle nous initierons notre

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étude, implique donc la mise en scène d’une opposition entre


spinozisme et hégélianisme. L’affiliation spinoziste de Deleuze
trouve sa justification la plus évidente dans la récusation par
Spinoza d’une conception de la mort comme mort intérieure ou
venant du dedans :

Son biographe Colerus rapporte qu’il aimait les


combats d’araignée : « il cherchait des araignées
qu’il faisait battre ensemble, ou des mouches qu’il
jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite
cette bataille avec tant de plaisir qu’il éclatait
quelquefois de rire. » C’est que les animaux nous
apprennent au moins le caractère irréductiblement
extérieur de la mort. Ils ne la portent pas en eux,
bien qu’ils se la donnent nécessairement les uns
aux autres : la mort comme mauvaise rencontre
inévitable dans l’ordre des existences naturelles.
Mais ils n’ont pas encore inventé cette mort
intérieure, ce sado-masochisme universel de
l’esclave-tyran. Le reproche que Hegel fera à
Spinoza, d’avoir ignoré le négatif et sa puissance,
c’est la gloire et l’innocence de Spinoza, sa
découverte propre. Dans un monde rongé par le
négatif, il a assez confiance dans la vie, dans la
puissance de la vie, pour mettre en question la
mort, l’appétit meurtrier des hommes, les règles du
bien et du mal, du juste et de l’injuste. Assez de
confiance dans la vie pour dénoncer tous les
6
fantômes du négatif.

Réduire la mort à une mauvaise rencontre dans l’extériorité a


pour corrélat une éthique pensée sur le modèle de l’éthologie et

                                                                                                                       
6
SPP, p. 21-22.

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de la composition des rapports7. Spinoza, « prince des


philosophes », a le mérite d’ignorer le négatif et sa puissance,
de fonder la puissance sur autre chose, de révéler que le
négatif est perte de puissance. En ce sens, sa philosophie est
un culte de la vie : même les cas où la mort semble monter du
dedans se laissent reconduire, selon Spinoza, à une forme de
rencontre extérieure8. Le modèle de l’intoxication permet de
ramener les phénomènes apparents d’auto-destruction à
l’activité occulte d’une cause extérieure9. À l’autre pôle, le culte

                                                                                                                       
7
SPP, p. 33 : « L’objet qui convient avec ma nature me détermine à former
une totalité supérieure qui nous comprend, lui-même et moi. Celui qui ne me
convient pas compromet ma cohésion, et tend à me diviser en sous-
ensembles qui, à la limite, entrent sous des rapports inconciliables avec mon
rapport constitutif (mort) ».
8
De ce point de vue, le suicide ou les maladies auto-immunes renvoient
encore à une modification due à des circonstances extérieures du rapport
caractéristique qui nous constitue. SPP, p. 49 : « […] chacun de nos
rapports jouit lui-même d’une certaine latitude, au point qu’il varie
considérablement de l’enfance à la vieillesse et à la mort. D’autre part
encore, la maladie ou d’autres circonstances peuvent si bien modifier ces
rapports qu’on se demande si c’est le même individu qui subsiste : en ce
sens, il y a des morts qui n’attendent pas la transformation du corps en
cadavre. Enfin, la modification peut être telle que la partie modifiée de nous-
mêmes se comporte comme un poison qui dissout les autres parties et se
retourne contre elles (certaines maladies, et, à la limite, le suicide) ». Sur ce
point, voir aussi F. Zourabichvili, Spinoza. Une physique de la pensée, Paris,
P.U.F., 2002, chapitre IV et épilogue.
9
SPP, p. 60 : « La mort est d’autant plus nécessaire qu’elle vient toujours
du dehors. D’abord il y a une durée moyenne de l’existence : un rapport
étant donné, il a une durée moyenne d’effectuation. Mais, plus encore, des
accidents et des affections externes peuvent à chaque moment en
interrompre l’effectuation. C’est la nécessité de la mort qui fait croire qu’elle

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de la mort, désigné comme l’ « ennemi », est élaboré


philosophiquement au moyen du concept de négativité : le
négatif implique une inclusion de la mort dans le principe vital,
se confond avec une mort intérieure en acte et conduit même à
renverser la vie en une « maladie originaire ». La détermination
hégélienne de la vie organique présente d’abord celle-ci comme
ce qui, étant exposé à la contingence menaçante du monde
extérieur, remédie à sa propre vulnérabilité par son organisation
intérieure, marque de sa liberté et de sa séité. Pourtant, même
si « de prime abord, la réflexion hégélienne sur l’organisme
marque surtout une victoire sur la contingence naturelle

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
est inhérente à nous-mêmes. Mais, en fait, les destructions et
décompositions ne concernent ni nos rapports en eux-mêmes ni notre
essence. Ils concernent seulement nos parties extensives qui nous
appartenaient provisoirement, et qui sont déterminées à maintenant entrer
sous d’autres rapports que les nôtres. C’est pourquoi l’Ethique, dans le livre
IV, attache beaucoup d’importance aux phénomènes apparents de
destruction de soi : en fait, il s’agit toujours d’un groupe de parties qui sont
déterminées à entrer sous d’autres rapports et se comportent dès lors en
nous comme des corps étrangers. C’est le cas de ce qu’on appelle
« maladies auto-immunes » : un groupe de cellules dont le rapport est
perturbé par un agent extérieur du type virus sera dès lors détruit par notre
système caractéristique (immunitaire). Ou, inversement, dans le suicide :
cette fois, c’est le groupe perturbé qui prend le dessus, et qui, sous son
nouveau rapport, induit nos autres parties à déserter notre système
caractéristique (« des causes extérieures ignorées de nous affectent le
corps de telle sorte qu’on revêt une autre nature contraire à la première… »).
D’où le modèle universel de l’empoisonnement, de l’intoxication, cher à
Spinoza ».

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entendue comme extériorité »10 car l’organisme révèle une vie


qui « s’entretient de l’intérieur » en plaçant les organes sous la
dépendance d’un principe d’organisation hiérarchisé, elle inscrit
le manque et la contradiction dans cet organisme11. La
contradiction posée dans le vivant le constitue en sujet et le
distingue de l’inorganique. Elle reçoit la valeur de principe vital.
Mais ce principe est aussi bien principe de mort : le vivant porte
en lui le germe de sa propre mort. Le caractère nécessaire de
la mort ne se déduit plus ici des circonstances extérieures qui
altèrent les parties extensives du rapport caractéristique
constitutif de l’organisme : si la vie peut encore être définie
comme une résistance à la mort chez Hegel, il ne s’agit plus,
comme chez Spinoza, de résistance à une mort accidentelle qui
vient du dehors, mais bien plutôt de la lutte contre la poussée

                                                                                                                       
10
B. MABILLE, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, p.
57.
11
G.W.F. HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques. II.
Philosophie de la nature, traduction de B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, p.
313 : « Seul un vivant ressent un manque ; car seul il est, dans la nature, le
concept, lequel est l’unité de lui-même et de son opposé déterminé. Là où il
y a une borne, elle n’est une négation que pour un tiers, pour une
comparaison extérieure. Mais manque, elle l’est pour autant que, dans un
être un, est présent aussi bien le fait d’être au-delà, [et] que la contradiction
comme telle est immanente et posée en lui. Un être qui est capable d’avoir
et de supporter dans lui-même la contradiction de lui-même est le sujet ;
c’est là ce qui constitue son infinité ».

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intérieure d’une maladie originaire, comme l’explique Bernard


Mabille :

La mort elle-même […] n’est pas simplement


rencontrée. Elle apparaît en fait au plus intime du
vivant. Pour le comprendre, partons de l’analyse
de la maladie qu’offre le § 371 : « Il se trouve dans
l’état de maladie pour autant que l’un de ses
systèmes ou de ses organes, stimulé (erregt) dans
son conflit avec la puissance inorganique, se pose
solidement pour lui-même et se fixe dans son
activité particulière face à l’activité du tout dont se
trouvent ainsi inhibés la fluidité et le processus qui
parcourt tous les moments. » Nous avons vu
comment l’organisme vivant dépasse la
contingence-extériorité des corps naturels
inorganiques en réfléchissant en un « système »
les organes qui ne sont plus de simples parties
(Glieder). La maladie marque le repli d’un élément
de l’organisme, son abstraction par rapport à la
totalité organique. La douleur est symptôme de
cette sécession dans ma chair. Se repliant sur lui-
même, l’organe régresse au rang de simple partie
parce qu’il n’est plus traversé par la Flüssigkeit –
cette fluidité qui signe l’aisance et la souplesse
d’un organisme sain. Il y a dès lors, en toute
douleur, une raideur qui est comme la préfiguration
de la cessation de la vie. La maladie n’est pas un
accident extérieur, mais une sorte de paralysie qui
naît au fond du corps et se propage jusqu’à
menacer sa cohérence. « La maladie, dit Hegel,
empêtre l’homme dans les liens avec une
puissance inorganique » (E, §374). Il y a dans
toute maladie la résurgence menaçante du poids
de l’inorganique, de cette matière inerte que le
corps conservait tout en se faisant système.
Certes, toute maladie n’est pas mortelle et dans la
guérison (E, §372), la totalité organique reprend
possession de sa part dissidente. Pourtant,

17  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

comme l’annonce Hegel, « le fait de surmonter une


inadéquation singulière et de la laisser derrière soi
ne supprime pas l’inadéquation universelle » (E,
§374). […] La vie apparaît donc comme une chute
sans cesse conjurée par le vivant mais inéluctable.
[…] La maladie n’est pas un accident qui survient
inexplicablement chez le vivant, mais est bien
« essentielle ». Elle n’est donc pas une
contingence extérieure, un hasard. Elle ne survient
pas mais habite le vivant. En ce sens, on peut dire
que le vivant est foncièrement malade parce que,
en tant que naturel, il est radicalement inadéquat à
l’universalité de la vie. C’est pourquoi Hegel parle
de la « maladie originaire » (ursprünglische
Krankheit) de l’individu vivant (E, §375) et du
germe (Keim des Todes) de mort qu’il porte
12
essentiellement en lui.

L’anti-hégélianisme de Deleuze, en sa détermination la plus


immédiate, est hostilité à une identification de la vie à la
maladie et de la mort au processus moteur du vivant. Nous
verrons que la thèse hégélienne d’une vie essentiellement
malade ou de la vie comme épreuve douloureuse du maintien
d’une fluidité vitale par le corps trouve pourtant dans L’Anti-
Œdipe une étrange résonance dans la description de
l’expérience vitale problématique d’un corps sans organes. La
corporéité, inséparable d’un critère d’évaluation des manières
d’être et des affects, est le lieu dans lequel prend place le conflit
entre Deleuze et Hegel.

                                                                                                                       
12
B. MABILLE, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999,
p.61-62.

18  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

3. Le corps comme fil conducteur

Une lecture nietzschéenne de Spinoza permet à Deleuze


d’articuler sa critique de la dialectique et du négatif à la théorie
du corps comme modèle physique et dynamique13. Sa hantise
d’une mort qui monte du dedans et s’enracine dans l’élément
vital prend la forme de la critique du ressentiment et de la
mauvaise conscience14. Si les passions tristes sont à combattre
et à vaincre, c’est parce qu’elles séparent les hommes de leur
essence et les réduisent à l’état d’abstraction. Inversement, les
passions joyeuses sont une part d’éternité conquise, si bien que
la perte d’une vie dominée par la joie n’est perte de rien et que,
dans ces conditions, « nous ne perdons que des parties

                                                                                                                       
13
Ibid., p. 28 : « Spinoza propose aux philosophes un nouveau modèle : le
corps. Il leur propose d’instituer le corps en modèle : « On ne sait pas ce que
peut le corps… » Cette déclaration d’ignorance est une provocation : nous
parlons de la conscience et de ses décrets, de la volonté et de ses effets,
des mille moyens de mouvoir le corps, de dominer le corps et les passions –
mais nous ne savons même pas ce que peut un corps. Nous bavardons,
faute de savoir. Comme dira Nietzsche, on s’étonne devant la conscience,
mais, « ce qui est surprenant, c’est bien plutôt le corps… » ».
14
SPP, p. 22 : « Toutes les manières d’humilier et de briser la vie, tout le
négatif ont pour lui deux sources, l’une tournée vers le dehors et l’autre vers
le dedans, ressentiment et mauvaise conscience, haine et culpabilité. « La
haine et le remords, les deux ennemis fondamentaux du genre humain. »
Ces sources, il ne cesse de les dénoncer comme liées à la conscience de
l’homme et ne devant tarir qu’avec une nouvelle conscience, sous une
nouvelle vision, dans un nouvel appétit de vivre. Spinoza sent, expérimente
qu’il est éternel ».

19  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

extensives »15. La perte est comme effacée, déréalisée et


l’existence comme épreuve (au sens physique ou
chimique) consiste ainsi organiser les rencontres favorables, à
composer les puissances qui concourent à produire des affects
de joie. La question de la mort ne se pose donc pas ; seules les
passions tristes et le culte de la mort qu’elles alimentent érigent
la mort en modèle, lui confèrent une existence autonome et la
laisse imprégner un climat vital affaibli16.

Ces positions, construites dans l’interprétation deleuzienne


des philosophies de Nietzsche et de Spinoza, soutiennent la
théorie de l’inconscient machinique et structurent la critique de
la psychanalyse et des formations sociales dans L’Anti-Œdipe,
mais elles sont infléchies, voire renversées, par la nature de la
                                                                                                                       
15
SPE, p. 279 : « Que se passe-t-il quand nous mourons ? La mort est
une soustraction, un retranchement. Nous perdons toutes les parties
extensives qui nous appartenaient sous un certain rapport ; notre âme perd
toutes les facultés qu’elle ne possédait qu’en tant qu’elle exprimait
l’existence d’un corps lui-même doué de parties extensives. Mais ces parties
et ces facultés avaient beau appartenir à notre essence, elles ne
constituaient rien de cette essence : notre essence en tant que telle ne perd
rien en perfection quand nous perdons en extension les parties qui
composaient notre existence ».
16
SPP, p. 40 : « Spinoza n’est pas de ceux qui pensent qu’une passion
triste ait quelque chose de bon. Avant Nietzsche, il dénonce toutes les
falsifications de la vie, toutes les valeurs au nom desquelles nous
déprécions la vie : nous ne vivons pas, nous ne menons qu’un semblant de
vie, nous ne songeons qu’à éviter de mourir, et toute notre vie est un culte
de la mort ».

20  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conceptualité que Deleuze et Guattari inventent en 1972 et par


le mode d’exposition dans lequel celle-ci se déploie. Dans le
cours sur L’Anti-Œdipe que nous avons cité, Deleuze précise
que « Le tyran n’a qu’une possibilité : ériger un culte de la mort,
faire communier [les hommes] dans les passions tristes ». La
théorie spinoziste des passions tristes, superposée à la critique
nietzschéenne du ressentiment et de la culpabilité, se rapporte
finalement encore à la conjuration du modèle de la mort que
condense philosophiquement l’hégélianisme. Dans un texte
célèbre de la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel définit en effet
la vie de l’esprit comme une vie qui ne se crispe pas sur sa
conservation de soi mais s’élance vers le risque de sa perte et
s’y maintient17. Deleuze choisit de penser la vie du corps et de
faire de la vie du corps un principe pour la pensée. Le projet
deleuzien pourrait se résumer à prendre position en faveur de
la vie du corps contre cette « vie de l’esprit » qui, selon Hegel,
« porte la mort, et se maintient dans la mort même ».

                                                                                                                       
17
G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, Paris,
Aubier, 1941, p. 29 : « La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité,
est la chose la plus redoutable, et tenir fermement ce qui est mort, est ce qui
exige la plus grande force. La beauté sans force hait l’entendement, parce
que l’entendement attend d’elle ce qu’elle n’est pas en mesure d’accomplir.
Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure
de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort
même, qui est la vie de l’esprit ».

21  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

B. La vie du corps et l’incorporation

1. Artaud et la vie du corps

Dans son exploration d’une vie du corps libérée de la charge


de la négativité, Deleuze a un guide : Artaud le schizophrène.
Le corps que Deleuze choisit, à titre de fil conducteur, pour
mener sa critique de l’hégélianisme ou penser en marge de
l’hégélianisme, n’est en effet pas le corps au sens ordinaire du
terme, celui qu’appréhende par exemple le phénoménologue. Il
s’agit d’un corps très particulier qu’il revient à l’écrivain Antonin
Artaud d’avoir découvert : « Artaud est le seul à avoir été
profondeur absolue dans la littérature, et découvert un corps
vital et le langage prodigieux de ce corps, à force de souffrance,
comme il dit. Il explorait l’infra-sens, aujourd’hui encore inconnu
»18. Fait d’os et de sang, selon la description qu’en donne
Artaud, le corps sans organes est un corps glorieux et fluidique
vécu dans l’ordre primaire, c’est-à-dire dans la dimension de la
profondeur, sous la surface éventrée de l’organisation
secondaire où se distribue et s’ordonne le sens. La treizième
« série » de Logique du sens énonce la généralisation du cas

                                                                                                                       
18
LS, p. 114.

22  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Artaud au vécu du schizophrène19. Elle anticipe les


développements de L’Anti-Œdipe qui thématiseront la relation
entre corps sans organes et processus schizophrénique et
justifie, par avance, le choix de placer la production primaire de
l’inconscient au cœur de la théorie métapsychologique que
construiront Deleuze et Guattari en 1972 :

La révélation qui va animer le génie d’Artaud, le


moindre schizophrène la connaît, la vit à sa
manière aussi : pour lui il n’y a pas, il n’y a plus de
surface. […] Le premier aspect du corps
schizophrénique, c’est une sorte de corps-
passoire : Freud soulignait cette aptitude du
schizophrène à saisir la surface et la peau comme
percée d’une infinité de petits trous. La
conséquence en est que le corps tout entier n’est
plus que profondeur, et emporte, happe toutes
choses dans cette profondeur béante qui
20
représente une involution fondamentale.

La vie du corps n’exclut pas la contradiction. Il y a bien, en


effet, une contradiction propre au schizophrène, incarnée,
corporelle, une « manière schizophrénique de vivre la
contradiction : soit dans la fente profonde qui traverse le corps,

                                                                                                                       
19
Et inversement, dans L’Anti-Œdipe, Deleuze subsume le cas Artaud sous
la catégorie de schizophrène pour expliquer sa singularité en littérature :
« Artaud est la mise en pièce de la psychiatrie, précisément parce qu’il est
schizophrène, et non parce qu’il ne l’est pas. Artaud est l’accomplissement
de la littérature, précisément parce qu’il est schizophrène, et non parce qu’il
ne l’est pas. Il y a longtemps qu’il a crevé le mur du signifiant : Artaud le
Schizo » (AŒ, p. 160).
20
LS, p. 106-107.

23  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

soit dans les parties morcelées qui s’emboîtent et tournoient.


Corps-passoire, corps-morcelé et corps-dissocié forment les
trois premières dimensions du corps schizophrénique »21.
L’aventure singulière que mène Artaud, « dans les débats d’une
vie convulsive, dans la nuit d’une création pathologique
concernant les corps », diffère en nature de l’entreprise de
création de Carroll, celle-ci s’opposant à celle-là point par point
comme l’organisation secondaire s’oppose à l’ordre primaire :
« Les séries de surface du type « manger-parler » n’ont
réellement rien de commun avec les pôles en profondeur
apparemment semblables. Les deux figures du non-sens à la
surface, qui distribuent le sens entre les séries, n’ont rien à voir
avec les deux plongées de non-sens qui l’entraînent,
l’engloutissent et le résorbent »22. Ce choix de la vie du corps
est corrélatif d’une stratégie de contestation de la vie de l’esprit
par les moyens qui lui sont propres : la dévoration et
l’incorporation.

2. La dévoration du sens par le non-sens :

Deleuze caractérise les propriétés de la dimension du corps


en faisant appel au modèle oral de l’acte de dévoration : « Le

                                                                                                                       
21
Ibid., p. 107.
22
Ibid., p. 112.

24  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

non-sens ne donne plus le sens, il a tout mangé »23. Deleuze


se réfère ici à la nature du langage schizophrénique, associé
aux profondeurs de l’Être et au non-sens. Le langage
schizophrénique, en lequel paraît l’Être des profondeurs, est
cannibale : « Artaud dit que l’Être, qui est non-sens, a des
dents »24. Nous devons rapprocher ce modèle de la dévoration
dans Logique du sens d’une remarque de Zizek à propos de
L’Anti-Œdipe25. Le premier chapitre de ce livre, « Les machines
désirantes », s’ouvre sur une longue énumération des
opérations variées des machines désirantes-objets partiels :

Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt


discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça
chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça.
Partout ce sont des machines, pas du tout
métaphoriquement : des machines de machines,
avec leurs couplages, leurs connexions. Une
machine-organe est branchée sur une machine-
                                                                                                                       
23
Ibid., p. 101.
24
Ibid., p. 111.
25
S. ZIZEK, Less than nothing, London/New York, Verso, 2012, p. 757-758 :
« The famous first paragraph of Deleuze and Guattari’ Anti-Œdipus contains
another unexpected example of universality grounded in an exception : it
begins with a long list of what the unconscious (“it”, not the substantialized
“Id”, of course) does : “It is at work everywhere, functioning smoothly at
times, at other times in fits and starts. It breathes, it heats, it eats. It shits and
fucks.” Talking is conspicuously missing from this series : for Deleuze and
Guattari, there is no “ça parle”, the unconscious does not talk. The plethora
of functions is in place to cover up this absence – as was clear already to
Freud, multiplicity (of phalluses in a dream, of the wolves the Wolf-man sees
through the window in his famous dream) is the very image of castration.
Multiplicity signals that the One is lacking ».

25  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

source : l’une émet un flux, que l’autre coupe. Le


sein est une machine qui produit du lait, et la
26
bouche, une machine couplée sur celle-là.

L’absence d’un « Ça parle » dans la multiplicité bruyante des


activités machiniques indique, selon Zizek, l’absentement de
l’Un. Le début de L’Anti-Œdipe plonge le lecteur dans
« l’inconscient à ciel ouvert »27 du schizophrène. Artaud n’est
plus le guide des profondeurs du corps ; c’est le fonctionnement
de son inconscient mis à nu qu’il s’agit de décrire. L’absence
d’un « Ça parle » dans l’énumération liminaire exprime, plus
que l’absence de l’Un, la prévalence de l’acte de dévorer sur
l’acte de parler. Dans un article intitulé « Introjecter-incorporer.
Deuil ou mélancolie », Nicolas Abraham et Maria Torok
montrent que « l’incorporation correspond à un fantasme »28 qui
est le substitut régressif et réflexif de l’identification introjective
et renvoie à un refus du deuil, à une négation de la perte.
Négation telle que l’expression de cette perte est interdite. Les
auteurs distinguent l’acte d’introjecter (jeter dedans), associé à
une communication des bouches vides et capables de parler,

                                                                                                                       
26
AŒ, p. 7.
27
J. LACAN, Séminaire III. Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 71.
28
N. ABRAHAM et M. TOROK, « Introjecter – incorporer. Deuil ou
mélancolie », in Destins du cannibalisme, Nouvelle revue de psychanalyse,
numéro 6, Paris, Gallimard, Automne 1972, p. 111.

26  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de l’acte d’incorporer, où le vide de la bouche devient « bouche


avide » :

[…] à défaut de pouvoir se nourrir des mots qui


s’échangent avec autrui, elle va s’introduire,
fantasmatiquement, tout ou partie d’une personne,
seule dépositaire de ce qui n’a pas de nom. Depuis
l’introjection, avérée impossible, le passage décisif
à l’incorporation s’effectue donc au moment où, les
mots de la bouche ne venant pas combler le vide
29
du sujet, celui-ci y introduit une chose imaginaire.

L’incorporation cannibalique a pour objet les pertes qui, ne


pouvant pas s’avouer en tant que pertes, sont absorbées,
murées dans un caveau intra-psychique, autrement dit dans
une crypte, suivant une topique à inclusion30. L’opération

                                                                                                                       
29
Ibid., p. 114.
30
Ibid., p. 112 : « Introduire dans le corps, y détenir ou en expulser un objet
– tout ou partie – ou une chose, acquérir, garder, perdre, autant de variantes
fantasmatiques, portant en elles, sous la forme exemplaire de l’appropriation
(ou de la désappropriation feinte) la marque d’une situation intra-psychique
fondamentale : celle qu’a créée la réalité d’une perte subie par le psychisme.
Cette perte, si elle était entérinée, imposerait un remaniement profond. Le
fantasme d’incorporation prétend réaliser cela de façon magique, en
accomplissant au propre ce qui n’a de sens qu’au figuré. C’est pour ne pas
« avaler » la perte, qu’on imagine d’avaler, d’avoir avalé, ce qui est perdu,
sous la forme d’un objet. Dans la magie incorporante on relève ainsi deux
procédés conjugués : la démétaphorisation (la prise au pied de la lettre de
ce qui s’entend au figuré) et l’objectivation (ce qui est subi n’est pas une
blessure du sujet mais la perte d’un objet). La « guérison » magique par
incorporation dispense du travail douloureux du remaniement. Absorber ce
qui vient à manquer sous forme de nourriture, imaginaire ou réelle, alors que
le psychisme est endeuillé, c’est refuser d’introduire en soi la partie de soi-
même déposée dans ce qui est perdu, c’est refuser de savoir le vrai sens de

27  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’incorporation a pour enjeu d’exclure ce qui ne se laisse pas


expulser au dehors en l’emmurant dans une crypte en manière
d’ « exclusion intestine »31. Dans L’Anti-Œdipe, le processus
d’exposition dé-métaphorisé (les auteurs soulignent la littéralité
de leur discours) de la pensée deleuzo-guattarienne se situe du
point de vue du psychotique, celui d’Artaud, de Schreber, mais
aussi celui de l’Homme aux loups, cas clinique qui conduit
Abraham et Torok à introduire la notion de crypte en
psychanalyse. Cette exclusion vise l’autre de la vie du corps.

3. Dans la crypte hégélienne

Notre hypothèse de lecture de L’Anti-Œdipe consiste à


supposer que la stratégie anti-hégélienne de Deleuze et
Guattari réside dans le cryptage de certaines séquences
dialectiques. La métapsychologie fondée à partir de la catégorie
de schizophrénie peut ainsi recevoir son explication de cette
topique de l’inclusion qui arrime l’exposition du processus de la
vie inconsciente à des schèmes dialectiques sous-jacents.
L’hypothèse d’une crypte hégélienne dans L’Anti-Œdipe, ou
d’un hégélianisme crypté, a pour finalité de restituer au texte

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
la perte, celui qui fait qu’en le sachant on serait autre, bref, c’est refuser son
introjection ».
31
J. DERRIDA, Fors in ABRAHAM et TOROK, Le Verbier de l’Homme aux
loups, Paris, Flammarion, 1976, p. 13.

28  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

deleuzo-guattarien une cohérence en certaines articulations de


l’exposition des principes d’un inconscient productif et
machinique. Elle a donc valeur de méthode. Il s’agit pour nous
de mettre en évidence, par cette hypothèse, certains nœuds
dans l’argumentation de Deleuze et Guattari, nœuds qui
apparaissent dès lors que l’on fait le choix de lire L’Anti-Œdipe
en accordant au procédé d’exposition qu’ils construisent toute
sa valeur, c’est-à-dire comme on lit un livre de philosophie
classique où l’étude du contenu conceptuel n’est pas séparable
de l’appareil démonstratif.

Cette hypothèse de lecture n’exclut pas une étude des


sources de la pensée deleuzo-guattarienne, seule capable de
remédier à l’opacité de certains concepts de L’Anti-Œdipe et de
comprendre les effets théoriques produits par l’enchâssement
des références et la superposition de concepts empruntés à
d’autres philosophes ou au champ des sciences humaines. Elle
est en revanche incompatible avec une approche des textes de
Deleuze et Guattari fondée sur la métaphore deleuzienne de la
« boite à outils », insuffisante pour rendre compte de cette
construction théorique singulière qu’est L’Anti-Œdipe32. Le

                                                                                                                       
32
Dans un entretien avec Foucault, « Les intellectuels et le pouvoir »,
Deleuze déclare : « C’est ça, une théorie, c’est exactement comme une
boîte à outils. Rien à voir avec le signifiant… Il faut que ça serve, il faut que

29  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

projet de ses auteurs – donner à voir l’inconscient comme par


un phénomène d’autoscopie et donner une représentation de la
vie autonome du sub-représentatif – est pour le moins
paradoxal et d’une originalité radicale. Car comment donner à
voir l’inconscient en soi ? En lisant L’Anti-Œdipe, la question
suivante s’impose et se rappelle périodiquement à nous : de
quoi Deleuze et Guattari parlent-ils au juste ? 1°) De
l’inconscient comme principe métaphysique qui, à la manière de
la raison hégélienne dans l’Histoire, structure le réel politico-
social par la médiation d’individus portés à leur insu par le
processus ? ; 2°) de l’existence du champ politico-social du
point de vue, en grande partie inconscient, de chacun ? 3°) d’un
inconscient collectif produisant des effets dans le réel ? ; 4°) de
l’inconscient comme volume ontologique total substantialisé,
lieu de circulation de flux ? ; 5°) de l’articulation de chacun au
monde commun du point de vue de conditions données dans
l’inconscient ? ; 6°) d’une théorie de l’inconscient sur lui-même
(ce qu’indique la première page de L’Anti-Œdipe : « le président
Schreber sent quelque chose, produit quelque chose, et peut en
faire la théorie ») ? Il nous appartiendra de démêler les

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
ça fonctionne. […] La théorie, ça ne se totalise pas, ça se multiplie et ça
multiplie. C’est le pouvoir qui par nature opère des totalisations […] » (ID, p.
290-291).

30  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

registres (épistémologiques, sociologiques et politiques,


ontologiques, …) enchâssés dans lesquels se développe la
pensée deleuzo-guattarienne. La singularité du régime discursif
de L’Anti-Œdipe est peut-être ce que commente implicitement
le premier chapitre de Mille plateaux en décrivant ce qu’est un
livre33 : nous trouvons en effet dans L’Anti-Œdipe une teneur
polémique qui induit parfois des effets de disruption dans
l’argumentation, mais aussi une cohérence remarquable et une
qualité authentiquement philosophique du discours
(organisation-organisme) ; un excès et une prolifération des
références brassées et de leurs connexions (CsO de
l’organisme) ; un livre qui fonctionne avec d’autres champs
(ceux de la psychanalyse, de l’économie politique, de
l’ethnologie, etc.). Dans un entretien avec les auteurs de L’Anti-
Œdipe, en 1972, Serge Leclaire confie son sentiment sur leur
livre :

Je crois que votre intention, ici avouée, « d’un livre


où toute dualité possible serait supprimée », est
une intention qui a été atteinte au-delà même de
vos espérances. Ça met vos interlocuteurs, dans
une situation qui leur laisse, pour peu qu’ils soient
un tout petit peu clairvoyants, la seule et unique
perspective d’être absorbés, digérés, ligotés, bref

                                                                                                                       
33
MP, p. 8-9.

31  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

annulés comme tels par l’admirable


34
fonctionnement de la dite machine !

Livre jugé « totalisant, absorbant, de nature à intégrer,


absorber toutes les questions qu’on pourrait tenter
d’ouvrir [et] collant à un supposé réel [,] texte sans signifiant qui
dirait le vrai sur le vrai »35, L’Anti-Œdipe réclame une stratégie
de lecture qui tienne compte des différents niveaux et registres
d’analyse. La fonction de l’hypothèse d’une présence de
schèmes dialectiques structurant le discours deleuzo-guattarien
se ramène finalement à la nécessité de trouver un point d’appui
hors de la logique de celui-ci pour mieux l’appréhender sans
tomber dans l’ornière d’un mimétisme aveugle très largement
répandu dans les études deleuziennes.

C. Mouvement

Nous procéderons en cinq parties. Notre point de départ


consistera à examiner, dans une première partie, la notion de
corps sans organes et à appréhender le fonctionnement
immanent de l’inconscient machinique. Nous serons ainsi
amenés à suivre l’ordre d’exposition des trois synthèses
passives de l’inconscient en nous situant sur le plan d’analyse
des machines désirantes et du sub-représentatif. La deuxième
                                                                                                                       
34
ID, p. 308.
35
Loc. cit.

32  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

partie analysera un passage clef du premier chapitre de L’Anti-


Œdipe en se concentrant sur la notion de processus
schizophrénique. Dans une troisième partie, nous dégagerons
les principes d’une métapsychologie adéquate au projet d’une
schizo-analyse, principes énoncés dans L’Anti-Œdipe, mais à
expliciter, à ordonner et reconstruire. Une telle reconstruction
implique une évaluation des déplacements opérés par rapport
aux concepts psychanalytiques. La reconstruction d’une
métapsychologie en fonction de la fiction d’un « pur être de
désir », empruntée à Serge Leclaire, est l’occasion de cerner
les points de rencontre et d’articulation du discours
philosophique et du discours psychanalytique. Nous
développerons l’intuition de Robert Castel, qui observait en
1973 dans Le psychanalysme que le livre de Deleuze et
Guattari se situait « à la pointe extrême d’un mouvement de
fuite en avant explicable à partir d’un malaise interne à la
psychanalyse » et suggèrerait que la schizo-analyse, « c’est la
psychanalyse généralisée, rassemblant toutes les puissances
de l’inconscient »36. Dans la quatrième partie, nous nous
efforcerons de mettre en évidence l’axe principal qui soutient
l’édifice théorique deleuzo-guattarien de 1972 et conduit du pôle
d’une expérience ordinaire et intensive de la mort à celui d’un
                                                                                                                       
36
R. CASTEL, Le psychanalysme, Flammarion, Paris, 1973, p. 273.

33  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

instinct de mort en acte dans le mode de production capitaliste.


L’étude des causes et des modalités de l’inévitable refoulement
de la production désirante sur le plan d’analyse de l’existence
molaire invite à cet égard à questionner la psychanalyse en tant
qu’elle se fait le relai des puissances répressives des
formations sociales contemporaines. La cinquième partie
reviendra sur les attendus de la critique deleuzo-guattarienne
de la psychanalyse et déduira de la métapsychologie schizo-
analytique et de la critique de la psychanalyse l’esquisse des
principes pratiques d’une cure ordonnée au fonctionnement
d’un inconscient machinique.

34  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Première partie
Le « modèle de la mort »: la
construction du corps sans organes et
la logique de la répulsion

Chapitre premier – La station vitale


hypocondriaque et la vie détachée

Dans Sois mon corps, Judith Butler écrit qu’ « il existe une
zone de rencontre et de répulsion, que l’on pourrait même
appeler la vie du corps, qui consiste dans le mouvement
contraire d’une propulsion vers et loin de la conservation de soi
comme telle. Ceci permettrait à quelque chose comme la
« pulsion de mort » d’entrer dans notre conception de la vie
chez Hegel ; elle distinguerait Hegel de Spinoza et de ses
lecteurs les plus spinozistes (nous soulignons), elle placerait la
tension irréductible entre ces deux mouvements (attachement
et détachement) au centre d’une conception renouvelée de la

35  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

vie elle-même »37. À l’aune de ce critère de démarcation, la


mise à l’épreuve simultanée du spinozisme et de l’anti-
hégélianisme que l’on attribue à Gilles Deleuze invite à
questionner une notion centrale de son système dans laquelle
se décide le sens à donner à cette « vie du corps », que la vie
de l’organisme n’épuise pas mais appauvrit : la notion de
« Corps sans Organes » ou « CsO ».

Il est remarquable que Deleuze reconnaisse dans l’Ethique de


Spinoza « le grand livre sur le CsO » et que la substance
spinoziste constitue, selon lui, le modèle pertinent de ce qu’est
un corps sans organes38. La pluralité des types d’expériences
visées sous l’activité pratique de construction d’un corps sans
organes et leur possible articulation justifient un recours au
modèle de l’intégration des attributs dans une substance
                                                                                                                       
37
J. BUTLER, C. MALABOU, Sois mon corps, Montrouge, Bayard, 2010, p.
101-102. Judith Butler et Catherine Malabou proposent une lecture de Hegel
qui prend en compte une « hétéro-affection » solidaire de la notion de vie
dans la Phénoménologie de l’Esprit, proposition qui constitue une alternative
à une lecture spinoziste de l’œuvre hégélienne. Cf. p. 100 : « Je pense qu’il
existe des manières de lire Hegel qui le rapprochent de Spinoza, de Freud
même, des lectures qui voient à l’œuvre dans sa pensée un conatus, un
désir lié à l’existence, que tous les actes du sujet présupposent. Ce conatus,
attachement à la conservation et à la durée, permettrait de déceler chez
Hegel une « pulsion de vie », peut-être aussi une sorte d’auto-affection, celle
que Freud a en vue dans les premiers paragraphes de son essai Pour
introduire le narcissisme. »
38
AŒ, p. 390 : « Le corps sans organes est la substance immanente, au
sens le plus spinoziste du terme ».

36  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

unitaire suivant l’opération philosophique à l’œuvre dans la


construction du concept de Dieu dans la première partie de
l’Ethique : « Les attributs, note Deleuze, ce sont les types ou les
genres de CsO, substances, puissances, intensités Zéro
comme matrices productives. Les modes sont tout ce qui se
passe : les ondes et vibrations, les migrations, seuils et
gradients, les intensités produites sous tel ou tel type
substantiel, à partir de telle matrice »39. Le sixième chapitre de
Mille plateaux répertorie, en une liste ouverte, les formes
variées de CsO : corps hypocondriaque, corps paranoïaque,
corps du schizo, corps du drogué, corps masochiste, corps de
l’amant40. Chacun de ces types de CsO, à l’image des genres
de la substance spinoziste, se présente comme un continuum
d’intensités se raccordant aux autres types de CsO en une
multiplicité de fusion. Chacun exprime une même puissance
d’être dans chacune des intensités qui le peuplent et le
saturent. A cet égard, comme le fait observer Pierre Macherey,
« il faut prendre au sérieux l’idée que l’infinité de la substance
passe, intensivement, dans tous ses modes sans se partager :
toute l’étendue, indivisiblement, est dans une goutte d’eau,
comme toute la pensée est présente en acte dans chaque idée,

                                                                                                                       
39
MP, p. 190.
40
Ibid., p. 186-187.

37  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et la détermine nécessairement »41. Chez Spinoza, ce rapport


immanent et intensif entre la substance et ses modes exclut
d’emblée que la connaissance qui mène de ceux-ci à celle-là
procède de manière régressive sous l’effet d’une négativité
interne, comme le veut Hegel dans son interprétation de la
formule « omnis determinatio est negatio »42. Le spinozisme de
Deleuze s’avère plus particulièrement dans une philosophie
pratique où l’expérimentation de soi ou sur soi est directement
l’épreuve, dans les intensités vécues, d’un corps plein qui ne
manque de rien. Pourtant, dans L’Anti-Œdipe, le corps sans
organes est aussi décrit comme « le modèle de la mort » : « Le
modèle de la mort apparaît quand le corps sans organes
repousse et dépose les organes »43. Identifiant le corps sans
organes à un mouvement de répulsion à l’égard de l’équilibre
de la vie de l’organisme, Deleuze ne se trouve-t-il pas alors de
l’autre côté de la ligne de démarcation tracée par Butler, en
territoire hégélien ? Le problème de la répulsion inaugurale des
objets partiels domine la question de l’attachement et du
                                                                                                                       
41
P. MACHEREY, Hegel ou Spinoza, Paris, Editions La découverte, 1990,
p. 173.
42
Loc. cit.
43
AŒ, p. 393 : « Le modèle de la mort apparaît quand le corps sans
organes repousse et dépose les organes – pas de bouche, pas de langue,
pas de dents… jusqu’à l’auto-mutilation, jusqu’au suicide. La mort n’est pas
désirée, il y a seulement la mort qui désire, au titre du corps sans organes
ou du moteur immobile [...] ».

38  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

détachement à l’égard de la vie et laisse entrevoir une


opération d’incorporation de l’hégélianisme qui se joue, avant
tout, dans la mise en place de la notion de corps sans organes
et, plus généralement, dans le statut de « l’anti-production ».

A. Corps sans organes et saturation

Dans le contexte argumentatif du chapitre 6 de Mille plateaux,


Deleuze présente le corps sans organes comme le résultat
d’une pratique ou d’un ensemble de pratiques. Définition
essentiellement négative : « Ce n’est pas du tout une notion, un
concept »44. Ni concept d’une limite extérieure de
l’expérimentable, ni notion abstraite d’un indifférencié
fondamental, le CsO renvoie plutôt à une expérience qui résiste
à toute conceptualisation et en marque le dehors : il est certes
une limite, mais une limite actuellement vécue qui porte,
repousse et déplace le sujet qui se constitue dans sa singularité
par cette expérience même (« Comment se faire un corps sans
organes ? »)45. La nature non-conceptuelle ou extra-
conceptuelle du corps sans organes soustrait celui-ci à
l’emprise de toute activité de symbolisation ou de définition :
                                                                                                                       
44
MP, p. 186.
45
Ibid., p. 200 : « […] il n’y a pas « mon » corps sans organes, mais « moi »
sur lui, ce qui reste de moi, inaltérable et changeant de forme, franchissant
des seuils ».

39  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« On dit : qu’est-ce que c’est, le CsO – mais on est déjà sur lui,
se traînant comme une vermine, tâtonnant comme un aveugle
ou courant comme un fou, voyageur du désert et nomade de la
steppe »46. Le CsO ne se laisse pas davantage représenter
dans une forme imaginaire ou spéculaire ; il échappe
radicalement à l’ordre de la représentation. Tel est le principe
de la critique que Deleuze adresse à la psychanalyse dans les
tentatives qu’elle mène pour rendre compte des phénomènes
de corps sans organes47. Si le concept de genre substantiel
développé dans l’Ethique de Spinoza constitue le modèle
philosophique dont se rapprocherait le plus le CsO, on ne peut
pas considérer que cette assimilation, forcée et présentée sur
un mode hypothétique, suffise à tenir lieu de conceptualisation
adéquate du CsO. S’appuyant sur les analyses de Dalcq dans
le champ de la biologie et de l’embryologie, Deleuze complète
la détermination du CsO en établissant une analogie entre
celui-ci et l’œuf : « Le CsO, c’est l’œuf »48. Cette analogie entre

                                                                                                                       
46
Ibid., p. 186.
47
Ibid., p. 203 : « Le tort de la psychanalyse est d’avoir compris les
phénomènes de corps sans organes comme des régressions, des
projections, des fantasmes, en fonction d’une image du corps ».
48
Ibid., p. 202. Et p. 190 : […] nous traiterons le CsO comme l’œuf plein
avant l’extension de l’organisme et l’organisation des organes, avant la
formation des strates, l’œuf intense qui se définit par des axes et des
vecteurs, des gradients et des seuils, des tendances dynamiques avec
mutation d’énergie, des mouvements cinématiques avec déplacement de

40  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’œuf (biologique, psychique ou cosmique) et le corps sans


organes est doublement dirigée contre la psychanalyse : d’une
part, elle invite à désamorcer toute interprétation
psychanalytique du CsO en terme de fantasme, de
représentation ou de scène théâtrale. D’autre part, elle donne
au CsO un sens énergétique, celui d’une instance inétendue
(spatium contre extensio) de production d’intensités, c’est-à-dire
de réalité. Elle en fait une instance contemporaine et non,
comme le voudrait la psychanalyse, un résultat obtenu par voie
de régression de l’adulte à l’enfant49.

Il nous faut faire un pas de plus dans la détermination de ce


qu’est un corps sans organes en prenant pour fil directeur cette
analogie entre œuf et CsO, de façon à mettre à nu la racine du
spinozisme deleuzien et frayer un accès vers l’attachement à la
vie qu’elle renferme. Le procédé de détermination conceptuelle
que nous adoptons ici consiste, comme le fait par exemple
Deleuze pour construire le concept de « visage » dans le
septième chapitre de Mille plateaux à partir des thèses

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
groupes, des migrations, tout cela indépendamment des formes
accessoires, puisque les organes n’apparaissent et ne fonctionnent ici que
comme des intensités pures. L’organe change en franchissant un seuil, en
changeant de gradient ».
49
« Elle ne comprenait rien à l’œuf », écrit Deleuze, à propos de la
psychanalyse, dans Mille plateaux, p. 203.

41  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’Isakower, Lewin et Spitz, à enrichir le concept de « corps


sans organes » en empruntant à la perspective
psychogénétique de Freud les éléments d’une généalogie du
corps sans organes pour en cerner les composantes
principales. Dans un article paru dans le n°44 de la revue
Champ psychosomatique et intitulé « Le corps sans organe et
l’organe hypocondriaque », le psychanalyste François Villa se
propose de comprendre ce qu’Antonin Artaud appelle « corps
sans organes » et « position de la chair » - cette chair
métaphysique ou matière intense vers laquelle tend le corps
comme vers sa limite propre en une tension qui, parce qu’elle
porte sur un objet non spécularisable, prend la forme d’un acte
de connaissance, d’exploration de soi dans l’épreuve
appropriante d’une douleur. Villa choisit pour point de départ de
sa méditation l’analogie deleuzienne entre l’œuf et le corps
sans organes et cite Francis Bacon, Logique de la sensation :
« […] l’œuf présente justement cet état du corps « avant » la
représentation organique : des axes et des vecteurs, des
gradients, des zones, des mouvements cinématiques et des
tendances dynamiques, par rapports auxquels les formes sont
contingentes et accessoires »50. Dans ce passage, situé au

                                                                                                                       
50
FB-LS, p.33

42  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

début du chapitre VII de Francis Bacon, Deleuze reprend les


analyses du sixième chapitre de Mille plateaux, mais il en
évacue la critique de l’approche psychanalytique, jugée
régressive et projective, des phénomènes de corps sans
organes. Il concentre son analyse sur la notion d’onde qui
parcourt la chair et les nerfs du corps sans organes, sur les
variations d’amplitude de cette onde de vie non organique et
sur la pertinence de la catégorie nosographique d’hystérie pour
rendre compte de la réalité vécue du corps qu’animent ces
variations. Tout l’intérêt de l’article de François Villa est de
mettre en évidence la possibilité d’une interprétation génétique
et psychanalytique du phénomène de corps sans organes à
partir du modèle de l’œuf intense. Villa décèle une concordance
entre le texte de Deleuze et le texte freudien, dans lequel on
trouve également « le recours au modèle de l’œuf et à l’une de
ses variantes qui est l’animalcule protoplasmique » : « L’une et
l’autre de ses formes sont susceptibles de connaître des
variations allotropiques et c’est particulièrement plus net dans le
cas de l’animalcule dont la plasticité est conservée dans le
temps »51.

                                                                                                                       
51
F.VILLA, « Le corps sans organes et l’organe hypocondriaque » in Champ
psychosomatique n°44, Paris, L’esprit du temps, 2006, p. 36. Notons qu’à
aucun moment dans son article François Villa ne mentionne L’Anti-Œdipe ni

43  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’ « animalcule protoplasmique » permet à Freud de figurer


l’investissement libidinal originel du moi caractéristique du
narcissisme primaire et son articulation au stade du choix
d’objet, où le moi concède des portions de la libido aux
investissements d’objet, à travers l’image de l’émission de
pseudopodes par cet animalcule. Le modèle de l’œuf, ou de
l’animalcule qui n’a pas encore consenti à des « ramifications
pseudopodiques », définit en propre le narcissisme primaire,
que Freud introduit entre l’auto-érotisme et le choix d’objet52.
L’un des motifs qui, aux yeux de Freud, justifie la construction
d’une théorie du narcissisme primaire est à rechercher dans la
nécessité d’intégrer la compréhension des troubles
pathologiques répertoriés sous le nom de paraphrénie ou de
schizophrénie à la présupposition d’une théorie de la libido :
dans le narcissisme primaire comme dans la schizophrénie qui
marque un retour à ce stade, la libido est soustraite aux objets,
retirée du monde et des personnes. La caractérisation de ce
détournement à l’égard du monde extérieur, qui se signale par
un délire des grandeurs, une conduite histrionique et, dans les

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
Mille plateaux, où la notion de corps sans organes est pourtant
omniprésente.
52
C’est dans Totem et tabou que Freud scinde l’auto-érotisme en deux
séquences, réservant le nom d’auto-érotisme à la première, nommant
narcissisme primaire la seconde.

44  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

épisodes psychotiques majeurs, un sentiment de « fin du


monde »53, impose de retracer le destin de la libido retirée des
objets. Guidé par une perspective psychogénétique, Freud
estime que :
[…] le délire des grandeurs lui-même n’est pas une
néo-création, il est l’agrandissement et la
manifestation plus claire d’un état qui avait déjà
existé auparavant. Nous sommes ainsi amenés à
concevoir le narcissisme qui apparaît par inclusion
des investissements d’objet comme un
narcissisme secondaire qui s’édifie par-dessus un
narcissisme primaire obscurci par de multiples
54
influences.

L’auto-érotisme, stade dans lequel les composantes


pulsionnelles partielles de la sexualité ne sont pas unifiées et
« travaillent chacune pour elle-même » pour prélever sur le
corps propre des « gains de plaisir », sans effectuer de détour
par l’image d’un corps unifié, renvoie au modèle de l’œuf qui fait
                                                                                                                       
53
Freud présente la « fantaisie (ou l’auto-perception) de la fin du monde
chez les paranoïaques » comme l’exact opposé de l’état amoureux où le
sujet abandonne sa personnalité propre en échange d’un investissement
d’objet, la libido du moi et la libido d’objet renvoyant chacune à l’un des
pôles de la double existence que mène chaque individu en tant qu’il a ses
visées propres mais aussi en tant que « simple appendice de son plasma
germinal », suivant le concept formé par Weismann en biologie. L’un des
enjeux de Pour introduire le narcissisme est de mettre en accord la
versatilité de cette répartition des charges libidinales avec la thèse d’un
dualisme des pulsions et de rendre inutile l’hypothèse que des énergies
psychiques, tout d’abord indifférenciées à l’origine, ne deviennent libido que
dans leur investissement dans un objet.
54
S. FREUD, Pour introduire le narcissisme, in Œuvres complètes, XII,
Paris, P.U.F., 2005, p. 219.

45  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ici office de modèle psychique élémentaire selon Freud, modèle


caractérisé par l’autosuffisance et la centration sur soi : l’œuf
renvoie à l’animalcule protoplasmique « fermé aux stimuli du
monde extérieur qui peut même satisfaire ses besoins de
nourriture de façon autistique»55. Dans l’auto-érotisme, le corps
demeure indifférencié du monde extérieur ; on n’y discerne
l’ébauche d’aucune constitution du moi propre. Au contraire, ce
qui émerge, dans le passage vers le narcissisme primaire, c’est
un moi propre, corporel et unifié, qui va amener les pulsions
isolées à se composer en une libido. Pour le dire autrement : le
corps de l’auto-érotisme est physiologique, « ensemble
somatique indifférencié ». Il précède la distinction de zones
érogènes et correspond au « corps sans organes » comme
« énorme objet non différencié »56, comme œuf ou « animalcule
protoplasmique ». Le corps du narcissisme primaire est au
contraire psychiquement constitué ; il porte l’ébauche d’une
structure moïque et d’un schéma corporel. Dans le narcissisme
primaire, le corps reçoit pour modèle adéquat l’animalcule qui à
émis des pseudopodes pour obtenir, à l’extérieur, la satisfaction
impossible à obtenir à l’intérieur du corps propre. Des zones
érogènes s’y sont différenciées comme autant de « surfaces

                                                                                                                       
55
F. VILLA, op. cit, p. 36.
56
AŒ, p.13.

46  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

partielles psychiquement » organisées de sorte que, comme


l’écrit Freud, « les pulsions sexuelles jusque là isolées se sont
déjà composées en une unité et ont aussi déjà trouvé un objet,
mais cet objet n’est pas un objet externe, étranger à l’individu,
c’est le moi propre, constitué à cette époque ». Le problème
revient à comprendre le passage du corps physiologique
monadique de l’auto-érotisme au corps psychiquement
constitué acquis dans le narcissisme primaire, c’est-à-dire le
passage qui va mener le psychique d’un état où il n’existe qu’en
puissance à un état où il existera en acte. Le passage du
narcissisme primaire, annonciateur d’un élan progressif vers
l’objet, à la relation d’objet proprement dite ne fait que répéter la
sortie de l’auto-érotisme en direction du narcissisme primaire ; il
marque un nouvel échec d’une tentative de maintenir la vie de
l’âme sous la modalité de l’activité auto-érotique et autarcique.

Pour éclairer la nécessité d’une sortie hors du stade auto-


érotique, François Villa avance l’hypothèse d’un moment
hypocondriaque entre auto-érotisme et narcissisme primaire,
moment où le corps, gagné par une extrême tension, entre
dans un processus d’expulsion des composantes pulsionnelles
qui le saturent. L’échec de la tentative de projeter à l’extérieur le
foyer central de l’excitation pulsionnelle se solde par une

47  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

projection de celle-ci sur la bordure du corps où vont se former


les zones érogènes psychiquement qualifiées. A la stase de
l’auto-érotisme succède la stase du narcissisme. On observera
ici que, d’un point de vue clinique, de même que la stase de la
libido d’objet détermine, dans les névroses de transfert, la
formation de symptômes et l’entrée en maladie, la stase de la
libido du moi est, selon Freud, à mettre en relation avec les
phénomènes d’hypocondrie et de paraphrénie57. Dans la
reconfiguration de la métapsychologie freudienne accomplie
dans L’Anti-Œdipe, l’immobilisation et la stase de la production
désirante marque bien, pour Deleuze, le point d’émergence du
corps sans organes58. Or, la stase de la libido ne va jamais
sans la qualité psychique du déplaisir, qui exprime une
élévation de la tension59. D’où une nécessité, pour la vie
animique, de sortir des limites du narcissisme : « cette
obligation apparaît lorsque l’investissement du moi en libido a

                                                                                                                       
57
Précisons que, pour Freud, « l’hypocondrie est dans un rapport à la
paraphrénie semblable à celui des autres névroses actuelles à l’hystérie et à
la névrose de contrainte, qu’elle dépendrait donc de la libido du moi, de
même que les autres dépendent de la libido d’objet ; l’angoisse
hypocondriaque serait, en provenance de la libido du moi, le pendant de
l’angoisse névrotique » (Pour introduire le narcissisme, p. 228).
58
AŒ, p. 14.
59
S. FREUD, Pour introduire le narcissisme, op. cit., p. 228.

48  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

60
dépassé une certaine mesure » . L’excitation à expulser,
lorsqu’elle dépasse la valeur-seuil, scinde de l’intérieur le
« système-œuf » et, comme le note François Villa, l’organisme :
[…] est alors le lieu d’une expérience qui le
confronte à une excitation dont, premièrement, la
libre circulation en tant qu’onde n’est plus possible
et qui, secondairement, s’avère ne disposer ni
d’une voie de décharge prédéterminée, ni d’un
appareil apte à la développer comme fonction.
L’excitation est alors découverte comme pulsion
qui, pour atteindre son but, met le corps en
mouvement jusqu’à en faire, comme dit Artaud,
une multitude affolée d’où prolifèrent les
pseudopodes comme autant de tentatives de créer
sur le corps propre une voie de décharge et un
61
organe apte à l’action sexuelle spécifique.

L’intensité de la décharge à expulser se condense


douloureusement à l’intérieur du pseudopode et perce en lui un
orifice comme voie de décharge (en investissant un orifice qui
préexiste bien en tant que tel à la poussée libidinale, mais qui
n’acquiert sa valeur psychique que sous l’effet de celle-ci :
orifice sexuel, mais aussi nez, yeux, oreilles, pores de la peau
                                                                                                                       
60
Ibid., p. 229. Cette question de la mesure ou de la valeur-seuil renvoie
indirectement à celle de la prudence conçue sur le modèle immanent du bon
dosage : « Non pas la sagesse, mais la prudence comme dose, comme
règle immanente à l’expérimentation : injections de prudence » (Mille
plateaux, p. 187). Se faire un corps sans organes, le construire et en faire
l’épreuve dans une expérimentation vécue consistera à cerner cette mesure
en effectuant le parcours inverse de celui qu’expose ce schéma
psychogénétique du passage d’un corps intégral non subordonné à la
représentation organique à celui du corps ordonné à l’organisme.
61
F.VILLA, op. cit., p. 41.

49  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans certaines psychoses, comme Deleuze et Guattari le


soulignent dans le second chapitre de Mille plateaux, pour
marquer la différence entre névrose et psychose)62. Le
pseudopode devient le lieu où la résistance de la pulsion à
expulser se manifeste et provoque le surgissement d’une
significativité psychique, d’un découpage du corps en zones
érogènes spécialisées et hiérarchisées, là où régnait
auparavant une érogénéité générale. Mais il est important de
noter que la spécialisation et la hiérarchisation, c’est-à-dire
l’organisation du corps physiologique et la mise en pièce du
corps sans organes ne sont acquises que lorsque la
communication de l’intérieur et de l’extérieur dans l’orifice percé
                                                                                                                       
62
MP, p. 39-40 : « Car l’Homme aux loups, c’est aussi celui qui, dans son
deuxième épisode dit psychotique, surveillera constamment les variations ou
le trajet mouvant des petits trous ou petites cicatrices sur la peau de son
nez ». On trouverait, par exemple, dans l’œuvre cinématographique de
Cronenberg, une exploration de la relation entre la sexualité et la violence
qui s’organise autour du motif des pseudopodes tératologiques (Dead
ringers, Rage et Chromosome 3), prothétiques (Crash), artificiels (les
« podes » en « méta-chair » et leur orifice de connexion dans Existenz), ou
encore liés à des pratiques de modification corporelle (tatouages dans Les
promesses de l’ombre) ou déterminés par une approche médicale (examen
proctologique quotidien du protagoniste de Cosmopolis). L’organe
pseudopodique matérialise cet organe essentiel et irréel qu’est, selon Lacan,
la libido : « Une des formes les plus antiques à incarner, dans le corps, cet
organe irréel, c’est le tatouage, la scarification. L’entaille a bel et bien la
fonction d’être pour l’Autre, d’y situer le sujet, marquant sa place dans le
champ des relations du groupe, entre chacun et tous les autres. Et, en
même temps, elle a de façon évidente une fonction érotique, que tous ceux
qui en ont approché la réalité ont perçue » (Lacan, Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 230).

50  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans le pseudopode rencontre une aide extérieure qui apporte


une satisfaction et abaisse le seuil de tension, provocant une
rétractation du pseudopode dont la surface reçoit une
qualification psychique : l’organe pseudopodique tend alors à
remplacer l’organe génital et devient son représentant
psychique 63.

L’organe hypocondriaque, en lequel se condensent des


sensations intenses, maintient, à la charnière entre auto-
érotisme et narcissisme primaire, un état d’autarcie où une voie
de décharge est recherchée non pas hors du corps mais à la
surface du corps somatique intégralement érogène, avant le
morcellement de celui-ci en zones érogènes. Il représente,
avant toute manifestation d’une aide extérieure, le moyen pour
le corps physiologique de l’auto-érotisme de retarder par lui-
même l’émergence d’un « corps doté psychiquement de ses

                                                                                                                       
63
F.VILLA, op. cit., p. 40. Ainsi, l’exemple de la bouche qui, la première,
reçoit la qualification de zone érogène : « L’excitation est projetée vers le
pseudopode que constitue la bouche où la tension se coagule jusqu’à se
former en cri, en hurlement jeté au loin. Dans la bouche, remplie de libido,
s’accomplit en raison de l’échec de l’expulsion, un retournement du
mouvement de projection en une opération d’incorporation qui est le premier
investissement libidinal d’une partie du corps. Celle-ci deviendra par la suite
une zone psychiquement qualifiée dont le primat, du point de vue de
l’organisation libidinale, sera psychiquement imposé à toutes les autres
parties ». L’incorporation est ici la réponse à l’impossibilité de se maintenir
dans l’érogénéité totale et auto-suffisante du corps sans organes de l’état
auto-érotique.

51  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

organes », c’est-à-dire désintégré, morcelé, distribué en un


découpage déterminé inséparable de l’invention d’un appareil
psychique : « l’organe hypocondriaque est l’ultime essai fait par
le moi-corps pour auto-engendrer un appareil sexuel qui le
dispenserait d’avoir à recourir à autrui et à devoir inventer
l’appareil psychique »64. La possibilité de déceler une
concordance entre les phénomènes de corps sans organes et
le comportement de l’organe hypocondriaque est en vérité
fondée dans l’œuvre de Deleuze elle-même : d’une part, le
corps sans organes est à demi-mots présenté selon le modèle
de l’organe hypocondriaque dans Francis Bacon. Logique de la
sensation, et c’est aussi ce modèle qui informe de manière
sous-jacente certains textes littéraires - ceux de Burroughs, par
exemple - convoqués par Deleuze dans son effort de
conceptualisation du corps sans organes. D’autre part, on sait
que Deleuze a pris connaissance de textes psychanalytiques
consacrés à la question de l’hypocondrie comme le prouve « La
plainte et le corps », sa recension du livre de Pierre Fédida,
L’absence, lequel contient un article, initialement paru dans le
numéro 5 de La nouvelle revue de psychanalyse, sur
l’hypocondrie65. Ce que nous pouvons convenir de nommer

                                                                                                                       
64
F. VILLA, op.cit., p. 42.
65
RS, p. 150-151. Cf. P. Fédida, L’absence, Paris, Gallimard, 1978.

52  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« station hypocondriaque » désigne le séjour dans ce moment


métamorphique et autarcique où les charges d’intensités en
excès sur la valeur-seuil se concentrent sur un organe, le
saturent, le déforment et le défont si bien que se trouve contré
le surgissement de « l’organisation qui impose aux organes un
régime de totalisation, de collaboration, de synergie,
d’intégration, d’inhibition et de disjonction »66.

B. L’organe quelconque

L’organe hypocondriaque est, en effet, un organe soustrait au


régime de l’organisation propre à l’organisme, un organe
quelconque, qui tient lieu d’appareil psychique dans le temps
même où il en anticipe et en conjure la formation. Deleuze
définit précisément le corps sans organes par la présence
provisoire d’un organe indéterminé ou quelconque : « Le corps
sans organes se définit donc par un organe indéterminé, tandis
que l’organisme se définit par des organes déterminés »67.
Indéterminé, précisons-le, du point de vue de la forme,
seulement accessoire, mais parfaitement déterminé du point de

                                                                                                                       
66
Ibid., p. 20.
67
FB-LS, p. 33-34.

53  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

vue de la force ou de l’intensité68. La circulation du désir


s’effectue à la manière d’une onde parcourant la surface étale
du corps somatique, mais elle se concentre et se précipite aux
abords de l’organe hypocondriaque qui, parce qu’il possède les
caractéristiques de l’organe génital en état d’excitation sans
pour autant présenter les caractères fonctionnels de celui-ci,
manifeste l’érogénéité de l’ensemble du corps. Deleuze
radicalise ici l’hypothèse freudienne. La psychanalyse suppose
bien la transgression des limites anatomiques et physiologiques
des organes génitaux qu’elle transforme en modèle de tout
organe corporel : Freud observe, dans Pour introduire le
narcissisme, que « nous connaissons le modèle d’un organe
douloureusement sensible, modifié en quelque façon sans être
malade au sens habituel : c’est l’organe génital dans ses états
d’excitations », avant d’en tirer l’idée que « certains autres lieux
du corps – les zones érogènes – pourraient représenter les
organes génitaux et se comporter de façon analogue à eux » et
que, par voie de généralisation « nous pouvons nous décider à
                                                                                                                       
68
MP, p. 203 : « Les organes se distribuent sur le CsO ; mais, justement, ils
s’y distribuent indépendamment de la forme d’organisme, les formes
deviennent contingentes, les organes ne sont que des intensités produites,
des flux, des seuils et des gradients. « Un » ventre, « un » œil, « une »
bouche : l’article indéfini ne manque de rien, il n’est pas indéterminé ou
indifférencié, mais exprime la pure détermination d’intensité, la différence
intensive. L’article indéfini est le conducteur du désir ».

54  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

tenir l’érogénéité pour une propriété générale de tous les


organes, ce qui nous autorise à parler de l’accroissement ou de
l’abaissement de celle-ci dans une partie déterminée du
corps »69. L’opération qui consiste à extraire de l’organe génital
sa propriété érogène pour l’appliquer à tous les organes
dissocie érogénéité et désir de la fonction sexuelle
physiologiquement déterminée. Le texte freudien suggère
clairement que l’érogénéité de l’organe génital, « modifié [par
l’excitation] sans être malade au sens habituel » et qui donne
son modèle au somatique, mime la maladie et jouxte le
pathologique. L’érogénéité emprunte à la maladie certains traits
qui renvoient à la mise entre parenthèses des fonctions propres
aux organes auxquels il revient de « représenter » le modèle de
l’organe génital. Le geste de radicalisation qu’accomplit
Deleuze tient à l’abolition de l’idée même de représentation de
l’organe originairement érogène par d’autres organes. L’organe
hypocondriaque n’est pas le tenant lieu de l’organe sexuel,
mais un organe métamorphique et multiple. Aussi faut-il
comprendre le « corps sans organes » non pas comme un
corps dont on aurait retranché les organes, mais comme un
corps total et plénier dont les organes cessent d’être spécifiés
et ordonnés à une anatomie (« l’œil droit », « la bouche », etc.)
                                                                                                                       
69
S. FREUD, op. cit., p. 227-228.

55  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et entrent dans un état d’indétermination formelle (« un œil »,


« une bouche », etc.). Les métamorphoses de l’organe
hypocondriaque marquent à la fois la présence d’une pluralité
d’organes dans un même organe polyvalent, et leur instabilité,
comme le suggère le texte de Burroughs que cite Deleuze70 :
« Les organes perdent toute constance, qu’il s’agisse de leur
emplacement ou de leur fonction, […] des organes sexuels
apparaissent un peu partout, […] des anus jaillissent, s’ouvrent
pour déféquer, […] l’organisme tout entier change de texture et
                                                                                                                       
70
FB-LS, p. 34 : « […] au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous
deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent
pour l’alimentation et la défécation ? On pourrait murer la bouche et le nez,
combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les
poumons – ce qui aurait dû être fait dès l’origine ». Pierre Fédida montre,
dans Par où commence le corps humain, que la modification est « le
véritable aspect de l’érogénéité ». En se fondant sur les recherches de
Rosalind Krauss à propos de la possibilité de réintégrer, dans une
perspective freudienne, l’œil, organe de la vision, à sa nature génitale, il
développe une analyse de l’œuvre de Duchamp comme exemple d’une
transposition, dans le domaine artistique, des propriétés d’un organe
hypocondriaque emporté dans la série de modifications métamorphiques
(même si Fédida préfère parler d’amorphie) œil-sein-pénis-organe génital
féminin : « Le disque tournant de Duchamp (dans Anemic cinema et dans
les Rotoreliefs) produit sur un mode non analogique une optique de la
copulation : le disque est un œil, mais en tournant il
s’informe/déforme/transforme en un sein excité tel un gonflement de pénis,
et dans sa rotation il s’invagine en organe génital féminin. L’amorphie –
plutôt que la métamorphose – est l’effet produit sur la vue qui regarde, cette
vue étant ainsi modifiée par l’appareil de l’organe. Il s’agit bien, en effet, d’un
appareil optique qui révèle à la vue l’étrangeté de la vision. Une telle
étrangeté survient comme la découverte de la plasticité tissulaire de l’organe
qui restitue celui-ci dans sa véritable « fonction » d’érogénéité » (Par où
commence le corps humain, Paris, P.U.F., 2012 (2000), p. 67).

56  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de couleur, variations allotropiques réglées au dixième de


seconde… » 71. La variabilité de l’organe qui prend en charge et
polarise l’énergie non liée (« l’onde ») tient à son absence de
fonction propre : mouvement de formation sans fonction et sans
finalité, l’organe hypocondriaque anticipe et conjure la mise en
place d’un appareil psychique capable d’intégrer et d’élaborer
les excitations pulsionnelles en ne tirant ses formes
successives que des forces extérieures qu’il rencontre, dans
l’immanence du corps somatique indifférencié et des excitations
qui glissent à sa surface72. De ce point de vue, Deleuze semble
maintenir une corrélation entre le corps sans organes comme
organe indéterminé et la sollicitation d’une force extérieure en
réponse à laquelle l’organe hypocondriaque subit une mutation.
Autrement dit, le caractère allotropique du corps sans organes,
que définit « la présence temporaire et provisoire des organes
déterminés, suivant une série qui comporte trois moments :
« sans organes – à organe indéterminé polyvalent – à organes
temporaires et provisoires » », découle des variations que lui

                                                                                                                       
71
MP, p. 190.
72
FB-LS, p. 35 : « Voilà ce qu’il faut comprendre : l’onde parcourt le corps ;
à tel niveau un organe se déterminera, suivant la force rencontrée ; et cet
organe changera, si la force elle-même change, ou si l’on passe à un autre
niveau ».

57  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

imposent les forces extérieures73. L’extériorité des forces reste


le déterminant qui singularise le corps sans organes en tant que
corps plastique aussi bien irréductible à un corps biologique
qu’à l’objet unitaire d’une approche phénoménologique74. Le
type de corporéité en question sous le philosophème « corps
sans organes », que la référence freudienne à l’érogénéité
totale du somatique retrouvée dans la station hypocondriaque
éclaire, n’exclut pas un rapport à la vie, même s’il se conquiert
dans la mise à distance d’une compréhension biologique du
corps. Nous laissons provisoirement de côté la nature exacte
du comportement autoplastique à l’œuvre dans l’épreuve vécue
du corps sans organes au sein de la schizophrénie (et dans les
autres instanciations du corps sans organes répertoriées par
Deleuze). Mais nous devons déterminer plus avant la valeur
vitale du CsO et, pour cela, en revenir au critère de démarcation
                                                                                                                       
73
Ibid., p. 35.
74
Loc. cit. : « On voit dès lors en quoi toute sensation implique une
différence de niveau (d’ordre, de domaine), et passe d’un niveau à un autre.
Même l’unité phénoménologique n’en rendait pas compte. Mais le corps
sans organes en rend compte… ». Dans les pages qu’il consacre à l’hystérie
dans son étude sur Francis Bacon, Deleuze ordonne son usage du concept
de corps sans organes à l’analyse de la sensation dans la peinture. Mais,
au-delà de ce contexte argumentatif précis, les composantes du « corps
sans organes » qu’on y trouve cernées valent pour l’ensemble des
occurrences de ce concept dans les œuvres antérieures de Deleuze.
L’analyse de la sensation met à l’épreuve l’hypothèse du corps sans
organes et démontre « sa supériorité sur une approche
phénoménologique ».

58  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

radicale entre hégélianisme et spinozisme énoncé plus haut : le


corps intense visé sous le nom de « corps sans organes » est-il
du côté de l’attraction ou de la répulsion à l’égard de la vie ?

C. La station hypocondriaque

Le corps sans organes, éprouvé dans cette singulière station


ou position vitale qu’est la station hypocondriaque, est la mise à
nu de l’existence somatique dont Freud indique, dans
l’ouverture de son Complément métapsychologique à la théorie
des rêves, qu’elle suppose l’abandon des appareils et
enveloppes psychiques que requièrent la veille et la nécessité
d’élaborer, par des schémas d’apprentissage, des actes
conscients et des pensées, un système de conservation de soi,
de production consciente et d’échanges sociaux75. Comme

                                                                                                                       
75
Freud, « Complément métapsychologique à la doctrine du rêve », in
Métapsychologie, Paris, P.U.F., p. 89 : « Nous ne sommes pas habitués à
attacher beaucoup de pensées au fait que l’homme, chaque nuit, dépose les
enveloppes dont il a revêtu sa peau, et aussi, éventuellement, les pièces
complémentaires de ses organes corporels, dans la mesure où il a réussi à
en recouvrir les manques par un substitut tel que les lunettes, faux cheveux,
fausses dents, etc. Il est permis d’ajouter qu’en allant dormir il procède à un
déshabillage tout à fait analogue de son psychique, renonce à la plupart de

59  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’observe Pierre Fédida, la conscience reçoit une détermination


fonctionnelle équivalente en nature à celle des autres organes.
Cette détermination entraîne une qualification de l’ensemble de
la vie consciente et sociale selon le prisme d’une interprétation
anatomique et mécaniste76. Les organes unifiés
anatomiquement forment l’équipement corporel et psychique au
service de la conservation de soi et valent comme autant de
prothèses permettant une adaptation au monde extérieur. Si
bien que l’organisme n’est rien d’autre que l’ensemble des
moyens de répondre aux excitations extérieures, à savoir un
ensemble de prothèses assemblées sous forme d’individus.
Equipement psychologique de l’homme et organisation
anatomique obéissent à une commune finalité fonctionnelle
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
ses acquisitions psychiques, et ainsi, des deux côtés, instaure un
extraordinaire rapprochement avec la situation qui fut le départ de sa vie ».
76
P. Fédida, « L’hypocondrie du rêve » in L’espace du rêve, Nouvelle revue
de psychanalyse, n°5, Paris, Gallimard, printemps 1972, p. 226-227 :
« Placé au contact du monde extérieur, cet organe répond à une fonction de
prothèse assurant l’ « organisme » d’une protection différentielle contre les
excitations extérieures (cf. l’image de la « vésicule vivante »). Si
l’équipement psychologique de l’homme est la projection de son
organisation anatomo-fonctionnelle, ne sommes-nous pas conduits à
admettre que le régime de production consciente de l’homme éveillé, le
travail impliqué par cette production (pensées conscientes, actions, etc.)
obéissent aux conditions d’une projection mécaniste du modèle acquis dans
la connaissance scientifique de son corps. Les organes sont des organa –
soit, selon Aristote, des parties de machines de guerre – et on sait, sans
tomber pour autant dans un anthropomorphisme naïf, les significations
économiques, sociales et politiques que recouvre l’inspiration mécaniste
d’une anatomie animée ».

60  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’adaptation et de protection ou de conservation. Or, le corps


sans organes semble se construire par soustraction comme
nous l’indique la formule d’Artaud suivante, citée par Deleuze :
« Pas de bouche Pas de langue Pas de dents Pas de larynx
Pas d’œsophage Pas d’estomac Pas de ventre Pas d’anus Je
reconstruirai l’homme que je suis ». L’édification d’un corps
sans organes implique l’opération de défaire l’équipement
corporel, de décomposer l’organisme. Mais n’est-ce pas là livrer
aux excitations extérieures un corps démuni ou diminué, un
corps vulnérable (corps atrophiés des personnages de Beckett,
corps entravé et supplicié du masochiste, etc.) ? En d’autres
termes, « se faire un corps sans organes » ne revient-il pas à
renoncer à la conservation de soi et à s’éloigner de la vie,
conçue en un sens général comme l’ensemble des forces qui
résistent à la mort, dans un abandon plus ou moins contrôlé ?
De fait, le corps sans organes présente une ambivalence
constitutive qui tient à la notion même d’« organes ». D’une
part, comme le suggère Freud au début du Complément
métapsychologique à la théorie des rêves, un organe est
ordonné à une fonction déterminée, d’où la nature prothétique
de l’organe, qui introduit l’idée de sa substituabilité ou
vicariance pour peu que la fonction considérée se trouve
remplie. De ce point de vue, le corps sans organes est bien un

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FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

corps dé-fonctionnalisé, un corps réduit à sa seule présence,


corps atomique plus qu’anatomique. D’autre part, l’organe
entendu comme « objet partiel » ne doit pas être compris
comme une partie spécialisée et assignée à une fonction
spécifiée de l’ensemble de l’équipement anatomo-physiologique
du corps : « partiel » ne reçoit pas ici un sens extensif, mais le
sens intensif d’une matière remplissant l’espace à un degré
déterminé d’intensité77. L’objet partiel correspond à une partie
intensive de l’ensemble du continuum fluide, se confond avec
lui78. Ainsi, l’organe est d’autant plus plastique et
polyfonctionnel que sa fonction propre perd toute déterminité ;
sa substituabilité prothétique est d’autant plus manifeste que sa
fonctionnalité immédiate s’évanouit. Et le corps sans organes
coïncide alors avec cette poly-fonctionnalité synonyme
d’adaptation potentielle appropriée aux exigences du milieu.
Cette ambivalence du corps sans organes, tantôt saisi comme
corps diminué ou suicidaire et tantôt comme corps
potentiellement performant, s’enracine dans le concept de
« machines désirantes », dont l’intelligence exacte suppose une

                                                                                                                       
77
M. DeLanda, Intensive science and virtual philosophy, Continuum,
London, New York, 2002. Et AŒ, p. 390.
78
AŒ, p. 393 : « « Il n’y a pas d’opposition réelle entre le corps sans
organes et les organes en tant qu’objets partiels ; la seule opposition réelle
est avec l’organisme molaire qui est leur ennemi commun ».

62  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

redéfinition conjointe des notions de « machine » et de


« désir ».

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FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

64  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre II - Les machines désirantes et


l’éviction de l’idéalisme

Les machines désirantes forment la trame du réel : elles


« constituent la vie non-œdipienne de l’inconscient »79. Mais le
terme « machine » ne renvoie plus ici à un dispositif ordonné à
l’accomplissement d’une fonction, puisque les machines
désirantes « ne cessent de se détraquer en marchant, ne
marchent que détraquées »80. Les « machines désirantes » se
démarquent des machines, telles que nous les concevons
ordinairement, sur deux points : elles se situent sur un plan
moléculaire qui se dérobe à toute représentation possible (si
bien que nous ne pouvons nous fier qu’à des indices qui nous
révèlent les zones de présence de ces machines désirantes) et
elles renvoient à un comportement qui ne dissocie pas la
formation du fonctionnement. Précisons ces deux points.

A. Le concept deleuzo-guattarien de machine

Le concept de machine, omniprésent dans L’Anti-Œdipe,


permet avant tout de contester une conception classique de la
machine ordonnée à un schéma à la fois évolutionniste et
                                                                                                                       
79
AŒ, p. 468.
80
Ibid., p. 39.

65  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

biologique, jugé abstrait par Deleuze, et suivant lequel on pense


la machine dans la continuité de l’outil, ce dernier étant placé
dans le prolongement du vivant. Selon un tel schéma, la
machine s’inscrit dans une lignée évolutive et marque un seuil
dans le dégagement progressif de l’homme et le
perfectionnement de la technique. Le constat ou la hantise
d’une autonomisation croissante des machines à l’égard de
l’homme et d’une possible substitution de celles-ci à celui-là
renforcent ce schéma classique plus qu’ils ne le renversent. Le
geste marquant de Deleuze consiste à inverser de manière
radicale un tel schéma évolutionniste et, avec lui, un paradigme
technique en fonction duquel on interprète la machine. La
différence qui passe entre l’outil et la machine est dès lors une
différence de nature, et non une différence de degré de
complexité et d’autonomie relative. Ce qui signifie que la
machine peut préexister en droit à l’outil. Que faut-il
comprendre exactement sous le terme « machine » entendu en
ce sens ? On peut provisoirement discerner trois traits du
concept deleuzien de machine, qui le démarquent clairement de
son concept classique. Premier trait caractéristique : la machine
est souvent étroitement associée à un mécanisme. Dans le
chapitre de La connaissance de la vie intitulé « aspect du
vitalisme », Georges Canguilhem note ainsi que :

66  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Mécanisme, on le sait, vient de µηχαυη dont le


sens d’engin réunit les deux sens de ruse et de
stratagème d’une part et de machine d’autre part.
On peut se demander si les deux sens n’en font
pas qu’un. L’invention et l’utilisation de machines
par l’homme, l’activité technique en général, n’est-
ce pas ce que Hegel appelle la ruse de la raison
(Logique de la Petite Encyclopédie § 209) ? La
ruse de la raison consiste à accomplir ses propres
fins par l’intermédiaire d’objets agissant les uns sur
les autres conformément à leur propre nature.
L’essentiel d’une machine c’est bien d’être une
médiation ou, comme le disent les mécaniciens, un
81
relai.

À l’encontre de cette association, implicite ou explicite, du


mécanisme et de la machine, et de toute explication de celle-ci
par celui-là, Deleuze émancipe le concept de machine - et
l’ensemble du réseau conceptuel qu’il commande - du modèle
mécanique : « Machine, machinisme, « machinique » : ce n’est
ni mécanique, ni organique. La mécanique est un système de
liaisons de proche en proche entre termes dépendants. La
machine est au contraire est un ensemble de « voisinage »
entre termes hétérogènes indépendants »82. Le problème d’une
assimilation possible de la machine à l’organisme ou de
l’organisme à une machine, dans le champ des sciences du
vivant, se trouve alors déplacé : la machine n’est ni ce qui
prétend imiter la hiérarchie et le fonctionnement de l’organisme,
                                                                                                                       
81
G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris,Vrin, 1998 (1965), p 87.
82
D, p 125.

67  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’une manière simplifiée, ni le modèle auquel se ramène


l’organisme lui-même. Tel est le second trait qui signale
l’originalité de ce nouveau concept de machine. Le troisième
trait distinctif renvoie au rapport de l’homme à la machine : la
pensée du machinique conditionne une nouvelle anthropologie
en supprimant la perspective humaniste qui sous-tend
l’approche évolutionniste. L’homme devient lui-même pièce
d’une machine ; il est « machiné » ou « vertébro-machiné ». La
thèse deleuzienne qui découle du durcissement de la différence
outil/machine est donc la suivante : il n’y a pas, comme le
supposerait une approche technologique, un paradigme
technique de la machine, mais un paradigme machinique de la
technique.

Le chapitre 1 de L’Anti-Œdipe, intitulé « les machines


désirantes », s’ouvre sur l’étonnante description de la nature
présentée comme un univers de machines et de connexions83.
Plus loin, se référant à l’expérience du schizophrène Lenz en

                                                                                                                       
83
AŒ, p. 7 : « Partout ce sont des machines, avec leurs couplages, leurs
connexions. Une machine organe est branchée sur une machine-source :
l’une émet un flux, que l’autre coupe. Le sein est une machine qui produit du
lait, et la bouche, une machine couplée sur celle-là. La machine de
l’anorexique hésite entre une machine à manger, une machine anale, une
machine à parler, une machine à respirer (crise d’asthme). C’est ainsi qu’on
est tous bricoleurs ; chacun ses petites machines. Une machine-organe pour
une machine-énergie, toujours des flux et des coupures ».

68  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

promenade dans la nature telle que la rapporte Büchner,


Deleuze et Guattari écrivent que « [t]out fait machine. Machine
célestes, les étoiles ou l’arc en ciel, machines alpestres, qui se
couplent avec celles de son corps. Bruit ininterrompu de
machines »84. Sous le terme « machine », on trouve donc aussi
bien des organes biologiques que des éléments minéraux,
végétaux : pierres, métaux, eau, plantes, etc. En quel sens
s’agit-il là de « machines » ? Non pas en un sens métaphorique
mais un sens très littéral qui suppose une révision de la
définition classique de la machine : « Une machine se définit
comme un système de coupures »85. Telle est la définition
minimale de la machine pour Deleuze et Guattari. Elle ne
comporte que deux composantes : un flux de matière continu
et, d’autre part, des coupures ou prélèvements sur celui-ci. La
coupure rend possible la continuité du flux, suivant un régime
d’association binaire où « toute machine est coupure de flux par
rapport à celle à laquelle est connectée, mais flux elle-même
par rapport à celle qui lui est connectée »86. Ce couplage
productif coupure/flux ou coupure/connexion est ce que
Deleuze et Guattari nomment la synthèse connective de la

                                                                                                                       
84
Ibid., p. 7-8.
85
AŒ, p. 43.
86
Ibid., p. 44.

69  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

production primaire ou « production de production ». La


catégorie psychanalytique d’ « objet partiel », empruntée à
Mélanie Klein, subsume tout ce qui coupe les flux et en émet
d’autres : ainsi l’objet partiel « bouche » coupant les flux de lait
émis par l’objet partiel « sein ». Les machines désirantes sont
donc des machines binaires dont les couplages ouvrent des
séries linéaires en toutes directions. D’où l’omni-productivité qui
caractérise le réel conçu comme lieu de synthèses passives où
toute machine est déjà « machine de machines ». L’ontologie
de la production développée dans L’Anti-Œdipe admet ainsi
pour unité d’analyse la machine (et non les flux, saisis
indépendamment des coupures)87. Ce processus de production,
qui intègre le modèle de l’industrie à la nature, définit en propre
                                                                                                                       
87
F. ZOURABICHVILI, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p.
17-18 : « Il n’y a donc qu’un seul terme ontologique, « machine », et c’est
pourquoi toute machine est « machine de machines » (AŒ, 7). La
régression à l’infini est traditionnellement un échec de la pensée : Aristote lui
oppose la nécessité d’un terme premier (« il faut s’arrêter »), l’âge classique
ne l’assume qu’en la subordonnant à l’infini en acte du point de vue de Dieu.
La régressivité prend chez Deleuze une valeur positive parce qu’elle est le
corollaire de la thèse immanentiste paradoxale d’après laquelle la relation
est première, l’origine est couplage : devenue objet d’affirmation, elle offre
une garantie méthodologique contre le retour de l’illusion du fondement
(illusion d’un partage réel de l’être comme référence transcendante de la
pensée). Il n’y a pas en effet de donné qui ne soit produit, le donné est
toujours la différence d’intensité jaillie d’un couplage nommé « dispars » ».
Et, p. 18 : « C’est dire que le donné n’est jamais constitué de flux, mais de
systèmes coupure-flux, autrement dit de machines (AŒ, 7 – l’expression
« ontologie des flux », par laquelle on résume parfois le système de L’Anti-
Œdipe, est une invention de polémiste pressé) ».

70  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

le désir : le désir est production, et non plus manque ou désir


d’acquisition d’un objet séparé comme postulait une tradition
philosophique ici déterminée comme « idéaliste »88.

L’un des mérites de L’Anti-Œdipe, selon l’analyse qu’en fait


rétrospectivement Deleuze dans L’abécédaire, consiste à avoir
proposé un nouveau concept de désir : il ne s’agit plus de
« parler abstraitement du désir » en extrayant un objet supposé
être celui sur lequel il s’est fixé, mais de montrer que le désir,
loin de porter sur un terme séparé, se déploie dans un
ensemble dont il s’agit de déterminer les éléments et les
rapports constitutifs. Puisque c’est au sein d’un ensemble qu’un
objet devient désirable, le problème revient à savoir quelle est
la nature des rapports à instaurer entre les éléments considérés
pour qu’il y ait désir. Celui-ci renvoie à la construction d’un tel
ensemble ou, pour employer la terminologie deleuzo-
guattarienne qui sera celle de Mille plateaux, à la construction
d’un « agencement » favorable. Désirer revient donc à
construire un agencement. Le désir est un constructivisme ; il
implique, au-delà de l’objet désiré, un champ déterminé à
l’intérieur duquel cet objet est saisi dans un ensemble de
relations car « la première évidence est que le désir n’a pas
                                                                                                                       
88
AŒ, p. 32-33. Cf. Guillaume SIBERTIN-BLANC, La production du désir,
Paris, P.U.F., p. 21 ssq.

71  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pour objet des personnes ou des choses, mais des milieux tout
entiers qu’il parcourt, des vibrations et flux de toute nature qu’il
épouse, en y introduisant des coupures, des captures, désir
toujours nomade et migrant dont le caractère est d’abord le
gigantisme »89. Cette caractérisation du désir comme
investissement d’un ensemble à explorer ou à construire
constitue la clef de l’étude de l’inconscient et justifie la critique
du freudisme, comme continuent de l’affirmer Deleuze et
Guattari dans Mille plateaux90. La méprise de Freud tient aux
présupposés théoriques qui le conduisent à réduire l’objet des
investissements libidinaux à la représentation des figures
parentales ou à leurs avatars symboliques et, plus largement, à
circonscrire le champ de la production désirante au domaine
des représentations inconscientes qui emprunte son modèle
aux conceptions psychologiques et place le désir sous la
dépendance d’un sujet, corrélat nécessaire de ces
représentations : l’inconscient n’est alors que le décalque de la
                                                                                                                       
89
Ibid., p. 348.
90
MP, p. 22 : « Etudier l’inconscient, dans le cas du petit Hans, ce serait
montrer comment il tente de constituer un rhizome, avec la maison familiale,
mais aussi avec la ligne de fuite de l’immeuble, de la rue, etc. ; comment ces
lignes se trouvent barrées, l’enfant se faisant enraciner dans la famille,
photographier sous le père, décalquer sur le lit maternel ; puis comment
l’intervention du professeur Freud assure une prise de pouvoir du signifiant
comme une subjectivation des affects ; comment l’enfant ne peut plus fuir
que sous forme d’un devenir-animal appréhendé comme honteux et
coupable (le devenir-cheval du petit Hans, véritable option politique) ».

72  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conscience, même si Freud instaure un dualisme entre le


monde matériel régi par une causalité extrinsèque ou réelle et
la scène psychique de la vie intérieure, ordonnée à un ordre de
causalité intrinsèque capable de produire, à titre d’objet de
désir, des fantasmes, si bien que « le désir apparaît comme ce
qui produit le fantasme et se produit lui-même en se détachant
de l’objet, mais aussi bien en redoublant le manque, en le
portant à l’absolu, en en faisant une « incurable insuffisance
d’être », un « manque-à-être qu’est la vie ». »91. La théorie du
développement des relations objectales et du choix d’objet est
tributaire, chez Freud, de la prégnance de l’ordre de la
représentation et de présupposés idéalistes qui entretiennent
une confusion de ce qu’il convient d’entendre par
« production », la production sociale obéissant à d’autres
mécanismes que la production désirante. Dès lors, l’éviction de
l’idéalisme qui sous-tend la refonte de la métapsychologie
opérée par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe
s’accompagne d’une remise en cause de l’autonomie du
psychique et de la causalité intrinsèque qui s’y exerce : « il n’y a
pas de forme d’existence particulière qu’on pourrait appeler
réalité psychique », ce qui signifie que les investissements
libidinaux s’étendent de façon immédiate à l’ensemble du
                                                                                                                       
91
AŒ, p. 33.

73  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

champs sociopolitique et économique sans exiger le détour par


une opération psychique de sublimation ou de
désexualisation92. Il en découle un pansexualisme : « En vérité,
la sexualité est partout : dans la manière dont un bureaucrate
caresse ses dossiers, dont un juge rend la justice, dont un
homme d’affaire fait couler l’argent […]»93. La sexualité est
cette énergie de l’inconscient qui se ramène à
« l’investissement du champ social par les machines
désirantes »94. Le délire schizophrénique qui, pour Deleuze et
Guattari, exprime le processus primaire de l’inconscient, se
superpose au processus du désir et dévoile la nature des
investissements libidinaux : en effet, « tout délire a un contenu
historico-mondial, politique, racial ; il entraîne et brasse des
races, cultures, continents, royaumes […] »95. Cette propension
du désir à investir de grands ensembles historiques, politiques
ou sociaux, ce que les auteurs de L’Anti-Œdipe nomment le
« gigantisme » du désir, a pour corrélat le « nanisme » du désir
qui en est le revers : investissement des « éléments
moléculaires qui constituent ces ensembles dans des

                                                                                                                       
92
Ibid., p. 36.
93
Ibid., p. 348.
94
Ibid., p. 487.
95
Ibid., p. 106.

74  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conditions déterminées »96. Sexualité, grands ensembles


sociaux et jeux aléatoires des éléments microphysiques sont
donc coextensifs : « La sexualité ne fait strictement qu’un avec
les machines désirantes en tant qu’elles sont présentes et
agissantes dans les machines sociales, dans leur champ, leur
formation, leur fonctionnement »97.

La distinction de la région molaire, grégaire, statistique, objet


d’investissements d’intérêts conscients et préconscients d’une
part, et d’autre part, de la région moléculaire ou microphysique,
inconscient des machines désirantes, oppose ce qui est
représentable et hiérarchisé ou intégré et ce qui passe sous le
seuil de la représentation et subsiste indépendamment de toute
hiérarchie. Elle provient du domaine de la physique et, loin de
répéter la distinction de Freud entre un plan d’analyse de
psychologie collective et un plan d’analyse de psychologie
individuelle, consolide le concept d’un inconscient à
comprendre au sens physique. Ces deux régions sont
articulées par un « rapport nécessaire entre des forces
inextricablement liées, les unes étant des forces élémentaires
par lesquelles l’inconscient se produit, les autres étant des

                                                                                                                       
96
Ibid., p. 350.
97
Loc. cit.

75  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

résultantes qui réagissent sur les premières, des ensembles


statistiques à travers lesquels l’inconscient se représente »98.
Gigantisme et nanisme du désir ont pour double effet de
remettre en question de la conception freudienne des choix
d’objets pulsionnels et de dés-anthropomorphiser la
représentation de la sexualité au profit de l’idée, empruntée à
Marx, d’un « sexe non humain ». Les investissements libidinaux
limités à un « choix d’objet » contenu dans les « cellules
étroites du type « couple », « famille », « personnes »,
« objets » » dérivent en réalité d’un ensemble de blocages et
d’opérations répressives. Deleuze et Guattari reconnaissent
que, d’un point de vue topique, de tels blocages sont inévitables
puisque « la libido ne passe dans la conscience qu’en rapport
avec tel corps, telle personne qu’elle prend pour objet »99. C’est
là une difficulté qui pèse sur la théorie de l’économie libidinale
développée dans L’Anti-Œdipe. La problématique de la
représentation n’est pas entièrement renversée au bénéfice

                                                                                                                       
98
Ibid., p. 337. Nous reviendrons, à l’occasion de l’examen du problème du
refoulement, sur l’articulation du molaire et du moléculaire qui, dans L’Anti-
Œdipe, est pensé selon le schème de la dialectique de la conscience
sadienne mis en évidence par Klossowski (qui reprend cette dialectique
dans son interprétation de Nietzsche). Molaire et moléculaire désignent deux
échelles différentes d’un même réel qui, au travers de ces deux modalités de
son être – intégré à un ordre hiérarchisé ou lié par absence de lien - entre en
tension avec soi sous la forme d’une unité négative.
99
Ibid., p. 349.

76  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’une problématique de la production dans la mesure où la


conscience demeure l’agent d’orientations sélectives des flux
de désir. La représentation reste l’une des composantes
inamissibles de la production désirante, ne serait-ce qu’à titre
d’illusion nécessaire et partielle quant à l’adresse des
sentiments passionnels engagés par les relations
intersubjectives, dont il s’agit de reprendre l’analyse à nouveaux
frais. La notion de « choix d’objet » doit être réinterprétée de
telle sorte que ces relations n’apparaissent que comme les
nervures d’une surface libidinale plus vaste ou plutôt comme la
traduction d’investissements inconscients en excès sur les
termes - sujet ou objet - en jeu dans ces relations :
[…] notre « choix d’objet » renvoie lui-même à une
conjonction de flux de vie et de société, que ce
corps, cette personne interceptent, reçoivent et
émettent, toujours dans un champ biologique,
social, historique où nous sommes également
plongés ou avec lequel nous communiquons. Les
personnes auxquelles nos amours sont dédiées, y
compris les personnes parentales, n’interviennent
que comme points de connexion, de disjonction,
de conjonction de flux dont elles traduisent la
teneur libidinale d’investissement proprement
100
inconscient.

La fixation amoureuse traduit, en en trahissant la nature, des


investissements complexes, mais conserve une valeur vitale

                                                                                                                       
100
Loc. cit.

77  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

tant qu’elle se soustrait à la vectorialisation et à la captation


qu’imposent les appareils répressifs, relayés par « impasses
œdipiennes du couple ou de la famille » : la théorie de la
mécanisation des passions de Charles Fourier, à qui Deleuze et
Guattari accordent un rôle de précurseur de la position qu’ils
adoptent, livre le sens d’une passion en accord avec l’exercice
d’une « machine révolutionnaire ». Mécaniser les passions
consiste à contrer leur répression par la morale et à parvenir au
point où elles atteignent leur exercice le plus spontané. On se
gardera de conclure que cette référence à Fourier se résume à
l’éloge d’un spontanéisme : pour Fourier, le calcul des
propriétés du mécanisme qu’a pour objet la « méthode
sociétaire naturelle » rend possible la détermination des
conditions de son exercice optimal, c’est-à-dire les types
d’association les plus favorables au « plein développement des
passions ». La transposition de ce concept de mécanisation
des passions dans le lexique deleuzo-guattarien est aisée : elle
revient à affirmer l’exigence d’un co-fonctionnement des
machines désirantes tel que les séries de synthèses
connectives ne s’arrêtent jamais à un terme qui en serait la
destination (« impasses œdipiennes »), car « c’est toujours avec
des mondes que nous faisons l’amour. Et notre amour
s’adresse à cette propriété libidinale de l’être aimé de se

78  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

refermer ou de s’ouvrir sur des mondes plus vastes, masses et


grands ensembles. Il y a toujours quelque chose de statistique
dans nos amours, et des lois de grand nombre »101.

B. La détermination machinique du réel

Exclusion du manque, éviction partielle d’une logique du désir


fondée sur la représentation et coextension de la sexualité et du
champ sociopolitique sont donc les trois principaux traits de la
théorie des machines désirantes qui commandent une nouvelle
approche du réel, saisi en sa détermination machinique. À
l’intérieur du concept de « machine désirante » se joue
simultanément la rénovation des concepts de « désir » et de
« machine » : le désir est production dans l’exacte mesure où la
machine est définie comme un « système de coupures ».
L’article de Guattari « Machine et structure » proposait déjà une
définition de la machine très proche de celle de L’Anti-Œdipe :
« L’essence de la machine, c’est précisément cette opération
de détachement d’un signifiant comme représentant, comme
« différenciant », comme coupure causale, hétérogène à l’ordre
des choses structuralement établi »102. La décision de définir la

                                                                                                                       
101
Loc. cit.
102
F. GUATTARI, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 243.

79  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

machine comme un système de coupures indique clairement


que le critère de l’unité structurale cesse d’être pertinent pour
penser adéquatement son essence. La machine ne doit plus
être conçue comme un simple système de relais qui se résume
à la disposition des pièces et à l’ensemble des liaisons
préalables qui circonscrivent leurs possibilités de mouvement et
s’ordonnent à une structure close capable de se conserver.
Autrement dit, nous ne devons plus nous contenter de penser la
machine du seul point de vue du fonctionnement et de l’usage,
ni lui opposer la dimension formative propre au corps
biologique. Deleuze et Guattari pointent précisément
l’insuffisance des thèses mécanistes et vitalistes en soulignant
le caractère abstrait de la distinction qui commande leur
opposition. Ils convoquent le texte de Samuel Butler, « Le livre
des machines », pour en reprendre le double passage à la
limite par lequel Butler « fait éclater la thèse vitaliste en mettant
en question l’unité spécifique ou personnelle de l’organisme, et
plus encore la thèse mécaniste, en mettant en question l’unité
structurale de la machine »103 . Pour Butler, on ne peut pas se
contenter de voir dans l’organisme une machine perfectionnée,
ni dans celle-ci un simple prolongement de celui-là. D’un côté,
les machines, à la manière de prothèses, sont réellement des
                                                                                                                       
103
AŒ, 338.

80  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

organes disponibles dans la société, organes que les hommes


s’approprient grâce à leur richesse, sous peine d’être comme
des organismes mutilés, invalides. De l’autre, les organismes
sont des machines composées de multiples pièces susceptibles
de se composer dans des rapports caractéristiques communs
et transversaux de telle sorte que des machines distinctes
entrent en communication, indépendamment de leur unité
structurale et fonctionnelle propre, en vertu de nouveaux
montages. L’argument classique d’une impossible auto-
reproduction des machines marquant une frontière très claire
entre la machine et le vivant perd sa force104. Butler montre que
c’est sous l’effet d’un préjugé anti-scientifique qui nous incite à
individualiser la machine, à la concevoir comme un tout que
nous baptisons et réduisons à son opérativité fonctionnelle, que
l’idée d’un système reproducteur des machines nous échappe.
Samuel Butler, que citent Deleuze et Guattari dans L’Anti-
Œdipe, écrit que :
Chacun de nous est sorti d’animalcules infiniment
petits dont l’identité était entièrement distincte de la
nôtre, et qui font partie de notre propre système
reproducteur ; pourquoi ne ferions-nous pas partie
de celui des machines ?... Ce qui nous trompe
c’est que nous considérons toute machine
compliquée comme un objet unique. En réalité,

                                                                                                                       
104
Argument par ailleurs réfuté par Von Neumann, comme le rappelle Ruyer.
Cf. La genèse des formes vivantes, p. 43.

81  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

c’est une cité ou une société dont chaque membre


105
est procréé directement selon son espèce.

Butler fonde son analyse sur l’exemple du bourdon et du trèfle


rouge : c’est par l’entremise du bourdon que le trèfle rouge se
reproduit, si bien qu’il fait partie du système reproducteur du
trèfle. Cet exemple suffit à démontrer que la reproduction n’est
pas placée sous la dépendance d’une unité spécifique et qu’elle
brouille les classifications. La reproduction du trèfle rouge grâce
au bourdon ou, suivant un exemple choisi par Deleuze dans
Proust et les signes pour rendre compte des relations de
connexions entre objets partiels dans la sexualité, la
reproduction de l’orchidée grâce à la guêpe mâle qu’elle attire,
fait intervenir une opération machinique au sens où il y a
coupure et capture d’un fragment de code d’une machine par
une autre machine. Cette « plus-value de code » enveloppe une
double capture, des « noces contre-nature » par lesquelles les
séries animales et végétales se capturent l’une l’autre et
communiquent. Le modèle éthologique d’une reproduction
asexuée et symbiotique nous livre le sens de ce qu’il convient
de comprendre par machine désirante :
Une fois défaite l’unité structurale de la machine,
une fois déposée l’unité personnelle et spécifique
du vivant, un lien direct apparaît entre la machine

                                                                                                                       
105
Ibid. p. 338.

82  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et le désir, la machine passe au cœur du désir, la


106
machine est désirante et le désir, machiné.

Des éléments hétérogènes en viennent à fonctionner


ensemble, à se produire ensemble, et leur fonctionnement
devient indiscernable de leur formation. Les machines
désirantes sont des machines formatives. Rien ne nous interdit
alors de parler de système reproducteur des machines à vapeur
par exemple :
En réalité, chaque partie de quelque machine à
vapeur que ce soit est procréée par ses
procréateurs particuliers et spéciaux, dont la
fonction est de procréer cette partie-là, et celle-là
seule, tandis que la combinaison des parties en un
tout forme un autre département du système
107
reproducteur mécanique.

La différence ne passe donc pas entre machine et vivant,


mais entre deux manières de se représenter la machine : ou
bien en la saisissant sous son unité structurale en tant que
dispositif technique ou social institué et exclusivement pensé
sous le rapport du fonctionnement, dans son opposition au
vivant symétriquement saisi dans son unité spécifique sous le
rapport de sa plasticité formatrice, ou bien en l’appréhendant en
dehors des schèmes d’unité structurale et des liaisons
mécaniques préformées, comme le mouvement même de
                                                                                                                       
106
Ibid., p. 339.
107
Loc. cit.

83  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

détermination du réel. Pour le dire autrement, les « machines


désirantes » ne désignent pas une catégorie spécifique ou un
type spécial de machines, mais elles donnent au réel une
détermination machinique ; elles le qualifient par l’opération de
synthèse connective qui en forme la trame. Il s’ensuit que non
seulement la machine désirante résiste à toute subsomption
sous le modèle d’un système clos, mais que le réel lui-même,
coextensif au plan de la production machinique, c’est-à-dire à
l’activité connective des machines désirantes, résiste à toute
totalisation. Le concept de machines désirantes assume la
fonction d’opérateur de dé-totalisation ; il est solidaire d’une
ontologie de la production déterminée comme constructivisme
ou processus de débordement. Un déséquilibre emporte les
machines désirantes au point de se confondre avec leur mode
de fonctionnement : « […] le déséquilibre est fonctionnel et
principal. Loin d’être l’extension d’un système d’abord clos,
l’ouverture est première, fondée dans l’hétérogénéité des
éléments »108 . La machine désirante, aussi bien que la machine
sociale, sur laquelle nous reviendrons, « n’a pas pour limite
l’usure, mais le raté, elle ne fonctionne qu’en grinçant, en se
détraquant, en éclatant par petites explosions – les
dysfonctionnements font partie de son fonctionnement
                                                                                                                       
108
Ibid., p. 176.

84  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

même »109 . Suivant l’un des leitmotivs de L’Anti-Œdipe, les


machines désirantes « ne marchent que détraquées », comme
sous l’effet d’une relation négative à soi, d’une répulsion de soi
continue ; leur fonctionnement, désarrimé des liaisons
préétablies et des unifications structurales ou spécifiques, est
synonyme d’improvisation : « Les machines désirantes
produisent des liaisons d’après lesquelles elles fonctionnent, et
fonctionnent en les improvisant, les inventant, les formant »110.
Cette formule fait écho à une formule de Canguilhem selon qui
« La vie est expérience, c’est-à-dire improvisation, utilisation
des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens »111 . Si
Deleuze attribue aux machines une détermination que
Canguilhem réserve au vivant, ce n’est pas parce que la théorie
des machines désirantes reconduirait à une position vitaliste
dont la référence au texte de Butler a suffisamment montré les
limites, mais parce qu’il y a indifférence ou compénétration
entre machines et organes biologiques, « communication
directe entre les phénomènes moléculaires et les singularités
du vivant, c’est-à-dire entre les petites machines dispersées
dans toute machine, et les petites formations essaimées dans

                                                                                                                       
109
Ibid., p. 178.
110
Ibid., p. 341.
111
G. Canguilhem, op. cit., p. 118.

85  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

tout organisme : domaine d’indifférence du micro-physique et


du biologique, qui fait qu’il y a autant de vivant dans la machine
que de machine dans le vivant »112.

Surgit alors une la question suivante : « Pourquoi parler de


machines dans ce domaine, alors qu’il n’y en a pas, semble-t-il,
à proprement parler (pas d’unité structurale ni de liaisons
mécaniques préformées) ? », demandent Deleuze et Guattari.
L’épistémologie du vivant développée par Raymond Ruyer dans
La genèse des formes vivantes leur donne les moyens de
justifier le double dépassement du mécanisme et du vitalisme
en repérant sur un plan microphysique en biologie le
comportement à la fois formatif et fonctionnel de certains
phénomènes. Ruyer remarque que c’est à un niveau
moléculaire que les deux voies du fonctionnement et de la
formation, divergentes dans le domaine statistique où
s’appliquent les lois de la thermodynamique, convergent et se
confondent.
L’ingénieur humain qui construit les systèmes de
tuyauteries ou de pièges à énergie, utilise encore,
pour le montage des machines, de l’énergie
disponible, et même quand il travaille de ses
mains, il utilise des machines organiques. Mais il
faut bien arriver à un point de départ où
l’énergétique se confond avec la formation, où la

                                                                                                                       
112
AŒ, p. 340.

86  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conscience survolante, c’est-à-dire l’unité


domaniale, la « surface absolue », ou l’« étendue-
vision », est à la fois principe d’énergie, de liaison,
et principe de formation, sans relais intermédiaires,
sans usage de liaisons secondaires. Ce point de
départ […] se trouve dans la microphysique, dans
les domaines d’individualité primordiaux, et dans
113
leur comportement de liaison.

De tels « comportements de liaison » sont au cœur de la


logique propre aux machines désirantes. C’est à les déterminer
en deçà de toute association reconstruite à partir de liens
logiques, naturels ou significatifs que la schizo-analyse devra
s’employer selon le programme fixé en 1972 et repris dans
l’appendice à L’Anti-Œdipe publié en 1973 sous le titre de
« Bilan-programme pour machines désirantes »114. Le point de
départ à considérer est la différence de nature entre l’outil et la
machine, qui permet d’atteindre l’essence du machinique. À
quoi tient cette différence de nature ? Elle se déploie en quatre
points, que nous présenterons ici en les ordonnant en une table
des catégories du machinique : 1°) du point de vue de la
qualité, l’outil est projectif tandis que la machine est marquée

                                                                                                                       
113
R.RUYER, La genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958, p.
80.
114
AŒ, p. 475 : « Ce qui est le plus grand obstacle à la psychanalyse,
l’impossibilité d’établir des associations, est au contraire la condition de la
schizo-analyse – c’est-à-dire le signe que nous sommes enfin arrivés à des
éléments entrant dans un ensemble fonctionnel de l’inconscient comme
machine désirante ».

87  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

par la récurrence. L’outil est projectif : on le comprend, en effet,


comme une projection du vivant, comme son prolongement et
l’extension de ses possibilités d’actions. Ce caractère projectif
se traduit épistémologiquement dans le schéma évolutif qui
inscrit dans la même continuité le vivant, le dégagement
progressif de l’homme avec l’apparition des premiers outils, le
perfectionnement de ces outils, l’émergence de la machine et
son développement. Dans ce schéma, la machine vient après
l’outil et n’occupe qu’un segment de la ligne évolutive de la
mécanique. Or, « Une ligne évolutive qui irait de l’homme à
l’outil, de l’outil à la technique, est purement imaginaire », note
Deleuze dans Dialogues115. Pour Deleuze et Guattari, la
machine est coextensive à l’outil sur l’ensemble de ce parcours,
sans se confondre nécessairement lui. C’est ici qu’intervient la
notion de « phylum machinique ». Dans Mille plateaux cette
notion renvoie à l’idée d’un flux de matière et à une forme de
vitalisme matériel qui semble se révéler dans la métallurgie116.
Elle est avant tout, dans L’Anti-Œdipe, comprise comme
puissance du continu à la lumière de l’une des thèses de Leroi-
Gourhan exposée dans Le geste et la parole : c’est le groupe
humain qui est considéré comme la matière vivante, c’est-à-

                                                                                                                       
115
D, p. 126.
116
MP, p. 512.

88  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dire, dans la perspective paléontologique qui est celle de Leroi-


Gourhan, comme une succession de collectivités humaines se
relayant dans le temps à travers des chaînes opératoires qui
organisent un ensemble d’interactions entre le comportement
social, le comportement individuel et l’appareil technico-
économique117 : « Une même chose peut être outil ou machine,
suivant que le phylum machinique s’en empare ou non, passe
ou non par elle »118. L’exemple retenu par Deleuze et Guattari
pour illustrer la sélection d’un outil par le phylum machinique est
emprunté à Marcel Détienne. C’est celui des armes hoplitiques
(casque, cuirasse, jambière, bouclier, épée, lance) qui, bien
qu’elles existent depuis la Haute Antiquité, ne sont liées et
n’entrent dans un système de combat codifié qu’au moment de
la « révolution hoplitique » vers 700 av. J.C. Les armes ne
deviennent les pièces d’une machine que sous la condition
d’une systématisation de l’organisation des combattants en
phalanges, organisation qui les solidarise et reflète les
nouvelles valeurs de la cité (exigence égalitaire). L’armement
hoplitique s’intègre à une machine guerrière à la faveur de
conditions politiques (accès possible de la fonction guerrière au

                                                                                                                       
117
A. LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, I et II, Paris, Albin Michel,
1964.
118
AŒ, p. 466.

89  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

plus grand nombre), économiques (les hoplites sont composés


de citoyens qui peuvent acquérir un équipement mais n’ont pas
les moyens d’entretenir un cheval), et fait intervenir des codes
axiologiques, civiques et religieux. Marcel Détienne montre que
l’innovation technologique que constitue la double poignée du
bouclier rond (antilabè) n’entraîne à elle seule aucun
bouleversement social, mais s’intègre à une certaine
configuration des rapports sociaux et des habitudes mentales :
Pièce ultime d’un système d’armement qu’elle
vient boucler et qu’elle constitue comme système,
la double poignée coïncide absolument avec la
phalange, comme institution militaire et ensemble
de comportements. La technique est, en quelque
119
sorte, intérieure au social et au mental.

Cet exemple récuse le schéma traditionnel de la machine


comme prolongement instrumental de l’homme et démontre
qu’homme et outil sont les pièces d’une même machine.
Deleuze et Guattari généralisent le paradigme machinique qu’ils
substituent à ce schéma traditionnel :
Nous croyons […] qu’il y a toujours des machines
qui précèdent les outils, toujours des phylums qui
déterminent à tel moment quels outils, quels
hommes entrent comme pièces de machine dans
120
le système social considéré.

                                                                                                                       
119
M. DETIENNE, « La phalange : problèmes et controverses », in J.-P.
VERNANT (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne , 1968, Paris,
Seuil/EHESS, 1999, p. 177.
120
AŒ, p. 466.

90  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Les machines désirantes ne sont donc pas de l’ordre de la


projection réelle ou du prolongement adaptatif de l’homme par
l’outil. Elles ne sont pas d’avantage des projections imaginaires
ou fantasmatiques mais s’inscrivent et inscrivent l’homme dans
un champ du réel politico-social. Ni adaptative, ni symbolique,
ni imaginaire, la machine renvoie à un certain paramétrage du
réel. 2°) Du point de vue de la quantité, l’outil renvoie à l’Un ; il
opère « par synthèse fonctionnelle d’un tout » tandis que la
machine se rapporte à une multiplicité en opérant « par
distinction réelle dans un ensemble ». Ne communiquent que
des éléments réellement distincts, dépourvus de liens. Deleuze
reprend le problème formulé par Blanchot d’une « liaison sans
lien des fragments » dans champ de la création littéraire :
[…] comment produire, et penser, des fragments
qui aient entre eux des rapports de différence en
tant que telle, qui aient pour rapport entre eux leur
propre différence, sans référence à une totalité
originelle même perdue, ni à une totalité résultante
121
même à venir ?

Le motif philosophique polémique qui anime ce souci de dé-


totalisation est un rejet de « la grisaille d’une fade dialectique
évolutive ». Ni totalité d’origine, ni totalité de destination, la
totalité est mise en extériorité : « Nous ne croyons à des

                                                                                                                       
121
Ibid., p. 50.

91  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

totalités qu’à côté »122 . Le refus d’une totalisation des parties se


traduit par l’emprunt de la notion cartésienne de distinction
réelle, telle que Spinoza ou Leibniz la mobilisent, pour réformer
l’idée de liaison, l’affranchir de toute forme d’associationnisme.
La « logique spécifique » que rend possible la distinction réelle
permet de penser l’appartenance d’éléments distincts à la
même substance sans que leur indépendance s’en trouve
amenuisée. Le modèle spinoziste est mis à contribution pour
sortir de la logique totalisante de l’organisme aussi bien que de
la machine classiquement conçue d’après un schème d’unité
structurale123. Être sur le corps plein d’une société ou sur le
corps plein de la terre est la condition de la circulation de la vie
du désir qui introduit nécessairement de l’aléatoire et brise par
avance l’emprise structurante des associations logiques ou
signifiantes. La promenade du schizophrène exprime la mise en
œuvre pratique de la logique spécifique de la distinction réelle

                                                                                                                       
122
Loc. cit.
123
Ibid., p. 485 : « C’est parce qu’ils sont réellement distincts, et entièrement
indépendants l’un de l’autre, que des éléments ultimes ou des formes
simples appartiennent au même être ou à la même substance. C’est bien en
ce sens qu’un corps plein substantiel ne fonctionne pas du tout comme un
organisme. Et la machine désirante n’est pas autre chose : une multiplicité
d’éléments distincts ou de formes simples, et qui sont liés sur le corps plein
d’une société, précisément en tant qu’ils sont « sur » ce corps ou en tant
qu’ils sont réellement distincts ».

92  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et laisse apparaître le caractère aléatoire des mouvements


propres aux machines désirantes :
[…] ce sont des relations aléatoires qui assurent
cette liaison sans lien des éléments réellement
distincts en tant que tels, ou de leurs structures
autonomes, suivant un vecteur qui va du désordre
mécanique au moins probable, et qu’on nommera
« vecteur fou ». C’est dire l’importance ici des
théories de Vendryes qui permettent de définir les
machines désirantes par la présence de telles
relations aléatoires dans la machine elle-même, et
comme produisant des mouvements brownoïdes
124
du type promenade […].

Le schizophrène en promenade se comporte à la manière des


formes simples ou des éléments ultimes qui ne se lient entre
eux qu’accidentellement sous le rapport de leur commune
appartenance à une même substance. 3°) Du point de vue de la
relation, l’outil est un agent de contact, conformément à la
conception classique du mécanisme comme système de
transmissions et de « liaisons de proche en proche entre
termes dépendants »125. La machine est en revanche un facteur
de communication. C’est-à-dire un ensemble de « voisinage »
entre des termes hétérogènes indépendants : « La machine est
un ensemble de voisinage homme-outil-animal-chose. Elle est
première par rapport à eux, puisqu’elle est la ligne abstraite qui

                                                                                                                       
124
Ibid., p. 477.
125
D, 125.

93  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

les traverse et les fait fonctionner ensemble ». Deleuze et


Guattari précisent que les machines désirantes « constituent
dans les deux sens le rapport entre la machine et l’homme, la
communication des deux ».126 4°) Du point de vue de la
modalité, l’outil se rapporte au possible ; la machine à la
« probabilité d’un moins probable » et ne rencontre pas la
question de l’utilité et de l’inutilité puisque la possibilité du
fonctionnement de la machine désirante implique en partie sa
propre impossibilité pour nous, qui en sommes des pièces,
mécaniciens emportés dans le mouvement des machines
désirantes, comme le montre l’exemple du Dancer/Danger
(L’impossibilité), de Man Ray : « Au moment même où vous
dites « elle est impossible », vous ne voyez pas que vous la
rendez possible, en étant vous-même une de ces pièces, juste
la pièce qui vous paraissait manquer pour qu’elle marche déjà
[…] »127 .

Tout en dégageant les traits de la distinction générale de


l’outil et de la machine, Deleuze et Guattari conquièrent le
principe d’une distinction entre machine désirante et machine
sociale, leur thèse principale étant que la machine comme

                                                                                                                       
126
AŒ, p. 479.
127
Ibid., p. 479.

94  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

réalité technique n’est qu’une restriction du sens premier de la


machine.
Ce n’est pas par métaphore ni par extension que
les lieux, les équipements collectifs, les moyens de
communication, les corps sociaux sont considérés
comme des machines ou des pièces de machine.
Au contraire, c’est par restriction et par dérivation
que la machine ne va plus désigner qu’une réalité
128
technique.

Le désir qui investit des ensembles historiques, sociaux et


culturels investit des machines sociales puisqu’il existe une
notion machinique du social129 . Et les machines désirantes sont
intérieures à ces machines sociales techniques en tant qu’elles
en constituent l’inconscient et la limite intérieure130. La
répartition des investissements d’intérêt conscients et
préconscients renvoie en effet obliquement à une distribution
des investissements libidinaux qui se polarisent sur des séries
de flux et de coupures sur le corps social. L’exemple récurrent
avancé par Deleuze et Guattari est celui du corps plein de la
société capitaliste qui, ne pouvant être investit directement en
tant qu’ « Argent qui produit de l’Argent », est seulement inféré
à partir de termes simples obtenus par un passage à la limite :
la machine désirante capitaliste investit la double série du
                                                                                                                       
128
Ibid., p. 482.
129
G. SIBERTIN-BLANC, Thèse, p. 144 ssq.
130
AŒ, p. 484.

95  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« capital comme richesse déterritorialisée » et du prolétariat


comme flux de « travailleurs déterritorialisés » pour en
reconduire la rencontre aléatoire. Machines techniques et
machines désirantes sont donc identiques même si elles
diffèrent de régime : les premières se situent sur un plan
molaire, ont pour limites l’usure et dépendent d’une machine
sociale qui en assure la production tandis que les secondes
existent sur un plan moléculaire, ne fonctionnent que
détraquées et produisent l’anti-production dans le processus de
l’économie du désir dont elles forment « la catégorie
fondamentale »131.

C. Corps onirique et corps anarchique :


introduction du concept de pulsion de mort
machinique

Notre examen de la notion de corps sans organes, dont il


s’agit de déterminer si elle implique une position de la
philosophie deleuzo-guattarienne du côté d’un spinozisme
marqué par un attachement à la vie ou d’un hégélianisme que
signalerait le primat d’une répulsion à l’égard de la vie, nous a
conduit à préciser l’idée d’organe hypocondriaque et, plus

                                                                                                                       
131
Ibid., p. 38-40.

96  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

largement, à revenir sur l’idée d’organe, réélaborée à l’aide de


la catégorie de machines désirantes dans L’Anti-Œdipe. La
métapsychologie refondée par Deleuze et Guattari prend appui
sur une rénovation de la conception classique de la machine et
renouvelle l’approche du désir en transformant les présupposés
théoriques freudiens. Nous avons souligné l’une des incidences
de ces transformations : la théorie des machines désirantes
contrarie une tendance spontanée à se représenter les organes
et le corps selon le modèle de la machine technique, à les
inscrire dans le schème de la fonctionnalité et déplace la notion
de corps, communément représenté selon l’ordre de
l’organisme, vers le corps sans organes, ce corps sans image
impropre à recueillir les opérations d’identification narcissique.
À l’extrême fluidité plastique de l’énergie non liée qui glisse sur
l’instance d’anti-production produite dans le processus désirant
s’oppose la rigidité fonctionnelle de la machine technique et
sociale sur laquelle se fixe le fantasme de groupe. C’est ce type
de fantasmes, rapportés à des groupes assujettis, qui renforce
la propension du sujet œdipien à se reconnaître dans des
images de soi : la subjectivité des acteurs sociaux, qui, comme
le montrent Deleuze et Guattari à la suite de Marx, n’est qu’une
représentation du capital se réfléchissant dans une personne
sociale ou « image de premier ordre » dont les actes de

97  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conscience dérivent de la détermination de cette réflexion par le


système de propriété où elle prend place, se rabat sur des
images de second ordre qui représentent les agents collectifs
sous la forme d’une personne privée, donnent lieu au moi
familial et comprime en une même entité le « moi narcissique »
et le « sujet œdipien »132 :
Voilà l’avènement de la machine œdipienne-
narcissique : « Plus de glyphes ni de
hiéroglyphes,… nous voulons la réalité objective,
réelle, …c’est-à-dire l’idée Kodak… Pour chaque
homme, chaque femme, l’univers n’est que ce qui
entoure son absolue petite image de lui-même ou
d’elle-même… Une image ! Un instantané-kodak
dans un film universel d’instantanés. » Chacun
comme un petit microcosme triangulé, le moi
133
narcissique se confond avec le sujet œdipien.

                                                                                                                       
132
Cf. S. LEGRAND et G. SIBERTIN-BLANC, « Capitalisme et
psychanalyse : l’agencement familialiste de subjectivation » in N.
CORNIBERT et J.C. GODDARD (Dir.), Ateliers sur L’anti-Œdipe,
MIMESIS/MetisPRESSES, 2008, p. 108 : « Ces images d’images animent
l’identification et la privatisation dans un rapport circulaire ; la privatisation
des images sociales explique l’identification constitutive du moi familialisé,
en ce sens qu’il ne peut y avoir identification qu’à partir du moment où les
figures parentales et les signifiants généalogiques, au lieu d’être impliqués
dans les codes d’alliance, recoupés par les problèmes et les tensions
économiques, écologiques, politiques et religieuses, sont désinvestis et mis
« hors champ » […], ne fonctionnant plus que comme images ou supports
fantasmatiques, et, plus précisément, comme images d’images, images au
second degré réfléchissant et brouillant dans les coordonnées de la cellule
familiale les images du premier ordre déterminées par les coupures du
capital et les rapports sociaux de production ».
133
AŒ, p. 317.

98  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’affirmation d’un soi ancré dans des coordonnées


œdipiennes se situe aux antipodes de la plasticité du corps
sans organes, de l’énergie fluide, non liée, infiniment mobile qui
le parcourt et anime les machines désirante. De fait, la
plastification du sujet œdipien dans l’image de soi, la jubilation
narcissique éprouvée à s’identifier en elle marquent le point
d’aboutissement d’un cheminement où le cadavre s’impose
comme un modèle qui, paradoxalement, soutient le sentiment
diffus d’être immortel, comme l’observe Pierre Fédida :
Si le cadavre est le prototype de cette
encyclopédie du corps qu’est l’anatomie, il figure
de même l’indice fétichiste ou superstitieux d’un
savoir de la mort qui confirme en retour la
croyance inconsciente en l’immortalité. L’homme
adulte est amnésique de sa propre mort comme il
l’est du corps archaïque de sa terreur et de sa
détresse. L’idéologie contemporaine du corps
repose sur une plastification conservatrice de
134
l’image de soi […].

Le corps somatique infiniment plastique que nous avons


repéré dans la station hypocondriaque s’oppose au
« narcissisme œdipien » et renoue avec un état préalable à la
concrétion du soi. Fédida suggère, dans son article sur
« L’hypocondrie du rêve », un parallèle possible entre, d’une
part, la fixation à soi dans la mélancolie, par identification à
                                                                                                                       
134
P. FEDIDA, « L’hypocondrie du rêve » in L’espace du rêve, Nouvelle
revue de psychanalyse, n°5, Paris, Gallimard, printemps 1972, p. 230.

99  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’objet perdu et, d’autre part, la fixation à soi acquise dans la


régression de l’hypocondriaque à un narcissisme primitif à
travers l’identification autoscopique à l’organe douloureux135.
Une telle identification à l’objet du narcissisme primitif – l’organe
hypocondriaque tient lieu « d’enfant-pénis douloureux » -
garantit contre la destruction du moi, produit « les réassurances
que le malade se donne illusoirement dans la représentation
anatomique de ses organes et de ses fonctions », mais
entraîne aussi une « mélancolie anatomique » car
l’identification à l’organe hypocondriaque implique une
« identification de soi à l’enfant-mort – pénis châtré, au regard
d’un moi identifié lui-même, dans sa plainte, au désir de la
mère », c’est-à-dire une identification à l’équivalent, dans la
mélancolie, de l’objet perdu, doublée d’une identification au
désir de la mère, d’une identification solidaire d’un pôle

                                                                                                                       
135
Ibid., p. 233 : « Chez l’hypocondriaque, il faut que le soi prenne
l’expression de l’organe mauvais pour que la plainte soit bonne et figure un
sur-moi maternel et compatissant. La « reviviscence du séjour dans le corps
maternel » est le mythe paradisiaque du bon objet narcissique primitif […].
Dans l’hypocondrie, si l’organe tient lieu d’enfant-pénis douloureux,
l’événement traumatique (séparation, castration) engage un processus de
projection interne qui repose lui-même sur une identification de soi à
l’enfant-mort – pénis châtré, au regard d’un moi identifié lui-même, dans sa
plainte, au désir de la mère. D’une certaine façon, on peut donc parler, dans
le cas de l’hypocondrie, d’une mélancolie anatomique si on se rappelle que,
précisément, dans la mélancolie, se produit une « identification du moi avec
l’objet abandonné » ».

100  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

œdipien136 . Le sommeil et le rêve ne peuvent que précipiter le


deuil de soi dans l’extinction de la douleur, autant dire « une
menace de mort » pour l’hypocondriaque qui se maintient, dans
et par sa plainte, dans une « hallucination verbale de l’organe
dans la parole ». Inversement, « l’insomnie de l’hypocondriaque
est gardienne de l’organe malade et de sa souffrance : veiller
l’organe, c’est aussi bien veiller l’enfant que le mort »137 . De
même qu’il existe une crypte mélancolique, comme l’ont montré
Abraham et Torök, il y aurait une crypte hypocondriaque et un
enfant mort, « seul vestige de l’enfance », incorporé dans
l’organe douloureux. En sorte que la complémentarité
essentielle du sommeil et du rêve s’avère dans leur commune
vertu d’empêcher de sombrer dans un état hypocondriaque : le
rêve permet au dormeur de retrouver sur un mode hallucinatoire
qui traduit « la vérité première de l’investissement libidinal » du
soi, cet objet perdu (l’organe hypocondriaque comme enfant
mort). Sommeil et rêve conditionnent la résolution hallucinatoire
du deuil et c’est pourquoi, selon Fédida, « le pouvoir des
organes de s’halluciner dans les mots d’une plainte
ressassante […] vérifie l’impression que l’hypocondriaque vit

                                                                                                                       
136
Ibid., p. 237 : « le corps de l’hypocondriaque fait de l’organe douloureux
le seul vestige de l’enfance sous l’apparence de l’enfant mort ».
137
Ibid., p. 232.

101  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

une véritable insomnie de son corps et a comme perdu la


capacité de rêver – soit de retrouver dans des représentations
de choses une satisfaction hallucinatoire de désir que seul
permet, par le sommeil, le somatique »138 . L’hypocondrie cesse,
de ce point de vue, d’offrir la possibilité de construire le concept
d’un corps sans organes puisqu’elle admet pour noyau le soi
qui est l’objet du narcissisme primitif, qu’elle se rapporte à ce
soi sur le mode de la perte et qu’elle se tient à distance du
somatique. Si l’on tient avec Freud que le rêve est « la voie
royale d’accès à l’inconscient », nous ne pouvons pas faire
l’économie d’un effort de détermination du rapport entre le rêve
et ce qui nous permet d’approcher au plus près, comme on l’a
montré et comme le laisse entendre Deleuze dans son livre sur
Bacon, la notion de corps sans organes autour de laquelle
gravite la conception deleuzo-guattarienne de l’inconscient. Ce
problème nous ramène à l’essai de Freud, déjà mentionné,
Pour introduire le narcissisme :
À propos de [cette] question, je fais cette
remarque : il est nécessaire d’admettre qu’il
n’existe pas dès le début dans l’individu, une unité
comparable au moi ; le moi doit subir un
développement. Mais les pulsions auto-érotiques
sont là au tout début ; il faut donc que quelque
chose, une nouvelle action psychique, vienne

                                                                                                                       
138
Ibid., p. 234.

102  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

s’ajouter à l’auto-érotisme pour donner forme au


139
narcissisme.
En suivant le choix herméneutique effectué par François Villa,
nous sommes amenés admettre l’hypothèse qu’il fait, pour
cerner la distinction entre narcissisme et auto-érotisme et la
transition d’un stade à l’autre, d’un moment charnière où les
pulsions auto-érotiques non vectorialisées dépassent une
valeur seuil et saturent le corps somatique et pré-anatomique,
encore distinct de ce qui deviendra un corps propre corrélatif
d’un moi, le balayent comme une onde énergétique qui ne se
fixe que transitoirement sur tel ou tel organe et déforme
l’organe, lui confère une teneur métamorphique et repousse les
découpages et paramétrages psychiques susceptible de
convertir le corps érogène indivis en corps anatomique140. Le
moment hypocondriaque, qui nous donne les moyens de
penser ce qu’est un corps sans organes, se situe avant
l’identification narcissique et traduit « l’ultime essai fait par le
moi-corps pour auto-engendrer un appareil sexuel qui le
dispenserait d’avoir à recourir à autrui et à devoir inventer
l’appareil psychique »141. Villa tente d’intégrer à son schéma

                                                                                                                       
139
S. FREUD, op. cit., p. 179.
140
F. VILLA, La puissance du vieillir, Paris, P.U.F., 2013, p. 180 ssq.
141
Ibid., p. 188.

103  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

explicatif la conception de l’organe hypocondriaque esquissée


par Pierre Fédida et écrit que :
C’est en ce sens que nous comprenons que Pierre
Fédida ait pu reconnaître dans l’organe
hypocondriaque l’équivalent d’un appareil
psychique rudimentaire et la tentative de maintenir
un auto-érotisme qui ne serait pas la répétition
d’une expérience de satisfaction lié à l’intervention
142
d’autrui.

Il nous semble que les éléments de l’hypothèse de François


Villa contraignent à transformer le raisonnement que propose
Fédida : si l’hypocondrie renvoie à ce moment hypocondriaque
encore inclus dans le stade auto-érotique, l’identification à
l’organe hypocondriaque est plutôt ce qui dissout le soi et
rétablit un accès à l’existence somatique où le corps n’est pas
encore promu au rang de corps propre psychiquement organisé
et capable d’accueillir une identification narcissique, même si
celle-ci prend en même temps la forme de la perte.
L’expérience de la station hypocondriaque et le travail du rêve
s’ordonnent à la même logique de transgression de la
fonctionnalité de l’organe – d’où l’inquiétante étrangeté de
l’organe malade et le caractère surréel des objets rêvés - et

                                                                                                                       
142
Loc. cit.

104  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

déploient l’espace d’une érogénéité indéterminée143 . Dans la


perspective qui est celle de Deleuze et Guattari, le refus des
postulats idéalistes, qui instaurent une coupure entre un ordre
de causalité intrinsèque producteur de fantasmes et un ordre de
causalité externe ou matériel, dévitalise la thèse freudienne du
rêve qui détermine celui-ci comme ce qui se fixe aux traces
mnésiques inconscientes et produit des représentations d’ordre
hallucinatoire ou fantasmatique. La conception freudienne du
rêve porte la double empreinte d’un manque : du côté du
contenu manifeste, la qualité dite « hallucinatoire » des
élaborations onirique connote leur manque de réalité. Et tout
indique que, d’autre part, les « pensées du rêve » déterminées
comme « contenu latent », sont pour Freud des virtualités en
attente d’un acte d’interprétation qui leur donnera une existence
pleinement actuelle.

Le surréalisme roumain donne à Deleuze et Guattari


l’occasion de développer la question du rapport entre la pensée
du rêve et la pensée diurne et d’explorer les modalités d’une
identité entre l’ordre causal de ce que Freud nomme « réalité
psychique » et celui de l’univers matériel. Paolo Scopelliti

                                                                                                                       
143
P. FEDIDA, op. cit., p. 235 : « le travail du rêve définit un véritable travail
somatique qui représente quelque chose comme la transgression
nécessaire de la fonctionnalité de l’organe ».

105  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

suggère que l’influence des surréalistes roumains Gherasim


Luca et Dolfi Trost aurait été déterminante pour la maturation de
la philosophie deleuzo-guattarienne qui reprend à ces deux
écrivains certains thèmes et concepts144. Les auteurs de L’Anti-
Œdipe reconnaissent une dette à leur égard en 1973 dans le
« Bilan-programme pour les machines désirantes » 145. Trost et
                                                                                                                       
144
P. SCOPELLITI, L’influence du surréalisme sur la psychanalyse, Paris,
L’Âge d’Homme, 2002, p. 152-155 : « En 1961, à New York, Guattari
rencontrera Luca par l’entremise de Jean-Jacques Lebel, qui avait
accompagné le surréaliste aux « Journées du Domaine Poétique ». Il se
peut que, par la même occasion, il ait fait la connaissance de Trost, que
Luca venait justement de retrouver. Quant à Deleuze, c’est à Paris qu’il sera
présenté à Luca – en 1968, donc bien avant son séminaire de Vincennes et
sa rencontre avec Guattari. […] Donc Deleuze et Guattari avaient approché
le surréalisme avant de se rencontrer eux-mêmes en 1969. […] Puisque les
mêmes concepts de bricolage, d’inconscient-surface et de négation des
structures au profit des séries aboutissent à la même réfutation d’Œdipe,
aussi bien chez Luca et Trost que chez Deleuze et Guattari, il est légitime
d’envisager que ceux-ci pourraient les tenir des surréalistes ».
145
AŒ, p. 474 : « On trouve déjà chez Ghérasim Luca et chez Trost,
auteurs étrangement méconnus, une conception anti-œdipienne du rêve qui
nous semble très belle. Trost reproche à Freud d’avoir négligé le contenu
manifeste du rêve au profit d’une uniformité d’Œdipe, d’avoir raté le rêve
comme machine de communication avec le monde extérieur, d’avoir soudé
le rêve au souvenir plutôt qu’au délire, d’avoir monté une théorie du
compromis qui ôte au rêve comme au symptôme leur portée révolutionnaire
immanente. Il dénonce l’action des répresseurs ou régresseurs comme
représentants des « éléments sociaux réactionnaires » qui s’introduisent
dans le rêve à la faveur des associations venues du préconscient et des
souvenirs-écrans venus de la vie diurne. […] Aussi, pour retrouver la pensée
du rêve, qui ne fait qu’un avec la pensée diurne en tant qu’elles subissent
toutes deux l’action de répresseurs distincts, il faut précisément briser les
associations : Trost propose à cette fin une espèce de cut-up à la
Burroughs, qui consiste à mettre un fragment de rêve en rapport avec un
passage quelconque d’un manuel de pathologie sexuelle. Coupure qui

106  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Luca contestent la théorie freudienne de l’interprétation des


rêves qui assujettit les rêves à un principe d’association et
manque la « pensée du rêve ». Deleuze et Guattari s’emparent
de cette critique de la psychanalyse mais pour la faire surgir de
l’intérieur même de l’espace théorique psychanalytique. Leur
méthode vise à provoquer une désœdipianisation de la
machine analytique. Pratiquement, cette transformation de la
psychanalyse par elle-même sous l’effet de la théorie schizo-
analytique exige une réception de la schizo-analyse par les
psychanalystes. Deleuze lance explicitement cet appel dans un
entretien de 1972 repris dans Pourparlers :
Nous ne nous adressons pas à ceux qui trouvent
que la psychanalyse va bien et a une juste vue de
l’inconscient. Nous nous adressons à ceux qui
trouvent que c’est bien monotone, et triste, un
ronron, Œdipe, la castration, la pulsion de mort…,
etc. Nous nous adressons aux inconscients qui
protestent. Nous cherchons des alliés. Nous avons
besoin d’alliés. Et nous avons l’impression que ces
146
alliés sont déjà là […].

Le « bilan-programme pour machines désirantes », publié en


janvier 1973 et repris en appendice dans la nouvelle édition de
L’Anti-Œdipe, à la suite de « L’introduction à la schizo-analyse »
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
réanime le rêve et l’intensifie, au lieu de l’interpréter, qui fournit de nouvelles
connexions au phylum machinique du rêve : on ne risque rien, puisque en
vertu de notre perversion polymorphe, le passage aléatoirement choisi fera
toujours machine avec le fragment de rêve ».
146
P, p. 36.

107  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qui forme le quatrième et dernier chapitre de ce livre, intègre


précisément les points de vue de plusieurs psychanalystes qui,
dans leur contribution au numéro 5 de la Nouvelle revue de
psychanalyse, consacrée à « L’espace du rêve » et paru au
printemps 1972, mentionnent les propositions théoriques de
Deleuze et Guattari. Parmi ces contributions, le texte de Roger
Dadoun sur « Les ombilics du rêve » retient certaines
« expressions suggestives » de Deleuze et Guattari (« machine
désirante », « machinerie du désir »,…) et met au travail la
distinction deleuzo-guattarienne entre le molaire et le
moléculaire pour statuer sur deux orientations possibles de
l’interprétation psychanalytique chez Freud à partir de l’étude
du rêve de l’injection faite à Irma. Dadoun repère, au début de
la Traumdeutung, la présence de deux lignes théoriques
divergentes entre lesquelles s’est joué le destin de la théorie et
de la pratique psychanalytique en relation avec l’étude des
rêves. Freud y écrit :
Dans les pages qui suivent, je vais apporter la
démonstration qu’il existe une technique
psychologique permettant d’interpréter les rêves et
que par l’application de ce procédé chaque rêve se
révèle être une formation psychique pleine de
sens, qui doit être insérée à une place assignable
dans le mouvement animique de l’état de veille. Je
tenterai en outre de tirer au clair les processus
dont découlent le caractère étrange et
méconnaissable du rêve et d’en inférer la nature

108  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

des forces psychiques, de l’action conjointe ou


147
antagoniste desquelles le rêve procède.

La première phrase indique une perspective herméneutique


ayant pour objet des expériences singulières et plurielles (les
rêves) tandis que la deuxième phrase ouvre une perspective
scientifique ayant pour objet des paramètres quantifiables, à la
fois mécaniques et dynamique, appliqués au rêve conçu
comme « domaine autonome, lieu ou classe de structures et de
processus originaux, irréductibles »148. C’est la perspective
herméneutique que Freud privilégie dans la Traumdeutung. Or,
Dadoun pointe une faiblesse qui mine cette perspective : le
postulat indiscuté selon lequel l’interprétation des rêves n’est
jamais que l’interprétation de leur récit, c’est-à-dire de leur
reconstruction, soumise aux procédures de contrôle des
systèmes vigiles activés dans la « prise en considération de la
figurabilité » à la fois visuelle et verbale. Les « pensées du
rêve », écrivent Laplanche et Pontalis, « subissent une
sélection et une transformation qui les rendent à même d’être
représentées en images, surtout visuelles ». D’où, remarque
Dadoun, une « répression « épistémologique » qui s’exerce sur

                                                                                                                       
147
S. FREUD, L’interprétation des rêves, traduction de J. Altounian, P.
Cotet, R. Lainé, A. Rauzy et F. Robert, Paris, P.U.F., 2010, p. 25.
148
R. DADOUN, « L’ombilics du rêve », in L’espace du rêve, Nouvelle revue
de psychanalyse n°5, op. cit., p. 243.

109  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’activité onirique et sur tous les matériaux du rêve pour que leur
soit concédée une « prise en considération » […] »149 . La
sélection par visualisation exprime l’« hégémonie du cortex
cérébral, du monde extérieur, de la conscience, de la société,
du moi » ; elle occulte la « pensée du rêve ». La sélection par
verbalisation renforce la sélection par visualisation et son effet
d’occultation, « le mot en disant toujours beaucoup trop et
jamais assez sur l’image visuelle du rêve ». S’ensuit un
renversement de l’opération d’interprétation elle-même, puisqu’
« on n’interprète pas ce qu’on rêve, on rêve ce qu’on
interprète », si bien que la psychanalyse se noue à une
« métaphysique inconsciente [qui] travaille à prélever dans la
production onirique les produits, les pièces, qui serviront au
montage herméneutique [et] comme les pièces sont
nombreuses et diverses, […] l’interprétation est interminable
»150. La vie de l’inconscient, la productivité onirique et la
productivité désirante sont alors manquées. L’autre voie,
positiviste, est, selon Dadoun, celle qu’aurait explorée Freud au
début de sa carrière dans le Projet de psychologie scientifique
de 1895 et dont l’intérêt est de neutraliser les systèmes vigiles
en tant qu’ils commandent les processus de figurabilité.

                                                                                                                       
149
Ibid., p. 244.
150
Ibid., p. 246.

110  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Neutraliser la sélection des matériaux du rêve et des effets de


l’activité onirique libère la possibilité d’atteindre à la racine de la
productivité de l’inconscient. On remarquera que la critique de
la verbalisation et de la mise en récit constitue aussi pour
Deleuze un des motifs récurrents de la mise en crise de la
représentation qu’il opère en fondant l’esthétique sur une
dimension intensive dans laquelle la sensibilité exerce sa
fonction de faire advenir ce qui ne peut être que senti et non
représenté : ses analyses de l’œuvre de Bacon mettent en
avant la conjuration du caractère « figuratif, illustratif, narratif »
de la Figure : « La peinture n’a ni modèle à représenter, ni
histoire à raconter. Dès lors elle a comme deux voies possibles
pour échapper au figuratif : vers la forme pure, par abstraction ;
ou bien vers le pur figural, par extraction ou isolation »151 . La
défiguration qui libère « le figural » suppose une lutte contre
l’illustration, rapport des images entre elles, et contre la
narration, histoire qui anime l’ensemble illustré. Rompre avec la
représentation signifie donc « casser la narration, empêcher
l’illustration, libérer la Figure : s’en tenir au fait ». De même,
libérer le matériel onirique, saisir la productivité inconsciente de
manière radicale exige de s’en tenir au fait. Là où l’ « appareil
optique-psychique », pour reprendre l’expression de Green, de
                                                                                                                       
151
FB-LS, p. 9-10.

111  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’interprétation des rêves commande un déchiffrement du récit


ordonné par le travail de figuration, les hypothèses qui orientent
le Projet visent au contraire à « représenter les processus
psychiques comme les états quantitativement déterminés des
particules matérielles distinguables ». Dadoun applique alors la
distinction deleuzo-guattarienne entre molaire et moléculaire
pour ressaisir les deux voies entre lesquelles la pensée
freudienne a hésité :
[…] une approche molaire, par grande masse, par
ensembles statistiques et globalités, qui privilégient
les formes organisées, les structures, les
personnes, les totalités intégrées, le Sens et le but
– dont relèverait la tendance herméneutique de la
Traumdeutung ; et une approche moléculaire, qui
travaille dans une direction inverse, vers la
division, la décomposition, les micro-assemblages,
les connections fines, les ramifications, les
« radicelles » comme dirait Artaud, les dispositifs
de montage et les mécanismes de production,
sans que même les problèmes de sens et de but
puissent être posés ; c’est la direction « par
neurone et quantité », dessinée dans le Projet de
1895, et qui va être de plus en plus écartée pour
laisser le champ complètement libre à une vision
molaire qui atteindra son expression superlative
dans la monumentale opposition de Thanatos et
d’Eros, les deux super-puissances qui se partagent
152
l’univers […].

L’approche moléculaire du rêve se fonde sur l’orientation


neurologique et énergétique qui est au centre du Projet de
                                                                                                                       
152
Ibid., p. 247.

112  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

1895, que Ricoeur désigne comme « un état non


herméneutique du système » de Freud, organisé par une
conceptualisation que domine le principe de constance
« emprunté à la physique et [qui] tend vers un traitement
quantitatif de l’énergie »153 . Les idées principales qui
gouvernent le Projet sont celles d’une distinction quantitative de
l’activité et du repos, d’une détermination de la quantité par les
lois du mouvement, et d’une nature matérielle des particules en
mouvement (neurones). L’hypothèse quantitative provient
d’observations cliniques de cas d’hystérie ou de névrose
obsessionnelle où prédominent des « représentations hyper-
intenses ». Intensité « excessive », investissements quantitatifs
et nature matérielle des particules mises en mouvement
forment les éléments théoriques qui soutiennent l’approche
moléculaire de la vie onirique que Dadoun caractérise à l’aide
du lexique que Deleuze et Guattari convoquent massivement en
1980 dans Mille plateaux154. Se livrant à un exercice de
« surinterprétation » délibéré du rêve freudien de l’injection faite
à Irma, Dadoun montre qu’il est le lieu d’une fabrication onirique

                                                                                                                       
153
P. RICOEUR, De l’interprétation, Paris, Le Seuil, 1965, p. 79.
154
Outre les « ramifications » ou « radicelles », les « flux moléculaires »,
« quanta de déterritorialisation », « particules » et l’ « analyse quantitative »
des agencements qui envahissent le lexique deleuzo-guattarien dans Mille
plateaux s’inscrivent dans cette orientation quantitative et énergétique.

113  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

par Freud de son propre désir et du revirement qui le conduit à


abandonner le paradigme du Projet pour celui de la
Traumdeutung : la productivité inconsciente et onirique est la
fabrique d’un nouveau paradigme ; elle transforme l’objet de la
« libido scientifique » de Freud155. Cette transformation, la
« dévalorisation de la scientificité biologique », est « vécu[e]
organiquement par Freud, inscrit[e] dans son corps onirique »
sous la forme de sensation d’étranglement, de maux de gorge
et d’estomac, et le « perçu le plus intense du rêve » -
« TRIMÉTHYLAMINE (dont je vois la formule devant mes yeux,
imprimée en caractère gras) », écrit Freud – marque le
« tournant décisif du projet freudien »156. Même si Dadoun
conserve un point de vue psychanalytique en faisant prévaloir,
au cœur de sa démonstration, une interprétation du récit par
Freud de son rêve, il esquisse une mutation du discours

                                                                                                                       
155
Ibid., p. 249 : «[…] le récit débute par une vision molaire (Un grand hall –
beaucoup d’invités) et se termine par des considérations moléculaires (la
formule chimique, qui est très précisément la formule moléculaire, de la
triméthylamine) ; c’est la présentation à rebours du mouvement onirique, ou
encore la présentation linéaire et vectorisée d’une distribution segmentaire
de l’activité onirique : le moléculaire cède, par saccades, par poussées, par
déconnections locales, le terrain au molaire – lequel, appelé, renforcé,
cautionné par les pouvoirs vigiles, qui ont pénétrés dans la place avec le
récit, et sans doute avant, organise le terrain selon ses normes, refait
l’histoire à sa manière ».
156
Ibid., p. 248.

114  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

psychanalytique en y insérant la perspective deleuzo-


guattarienne :
Plutôt donc que de dire […] que le rêve est sexuel,
ne convient-il pas mieux de concevoir la sexualité
comme onirique et d’avancer qu’une des fonctions
vitales du rêve est de fabriquer la sexualité, d’être,
pour recourir à nouveaux aux expressions
suggestives de Deleuze et Guattari, la machinerie
157
du désir […].

Le rêve n’est pas seulement expressif du désir, mais


productif : la vie onirique mobilise un type de régulation
cérébrale qui entraîne « une plus grande autonomie des
organes, un fonctionnement plus libre, plus érogène – au sens
étymologique strict : producteur de libido ». Le caractère
producteur du désir – producteur de réalité et en réalité
puisque, selon l’hypothèse de Dadoun exposée dans cet article,
le désir de Freud à l’œuvre dans le rêve de l’injection à Irma
fabrique la grande orientation théorique que suivra l’ensemble
de la psychanalyse – mobilise un vécu organique douloureux,
implique la station hypocondriaque qui signale le
métamorphisme producteur du corps sans organes et suspend,
combat et défait le pôle organisateur des fonctions
d’intégration psychique des charges libidinales :
[…] au mode vigile, défini par le despotisme de la
tête, la centralisation et l’intégration hiérarchisée,
                                                                                                                       
157
Ibid., p. 252.

115  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

se substitue l’anarchisme onirique – avec le


relâchement brutal des muscles du cou, la tête
s’affaisse et se renverse, et sur le corps horizontal,
égalitaire, chaque partie-citoyenne retrouve, à
158
l’image de l’emblème phallique, sa souveraineté.

L’horizontalité d’un corps onirique, anarchique, ne se déploie


pas sans faire pièce à la verticalité d’un corps hiérarchisé et
intégrateur qu’il s’agit de décapiter. Le corps onirique acéphale
de la vie inconsciente du désir, mis à jour dans la production
par Freud d’un paradigme théorique dont paradoxalement il
périme les catégories en les faisant venir à l’existence sous
l’effet d’une productivité moléculaire, n’est pas autre chose que
cet inconscient producteur que formalise L’Anti-Œdipe. Deleuze
et Guattari résument le texte de Dadoun en 1973 dans le
« Bilan programme pour machines désirantes », en prenant
soin d’escamoter la filiation que l’usage fait par Dadoun des
notions de « molaire », de « moléculaire » et de « machine
désirante » tend à établir entre le Freud du Projet et L’Anti-
Œdipe :

Dans un texte récent, Roger Dadoun développe le


principe de deux pôles du rêve : rêve-programme,
rêve-machine ou machinerie, rêve-usine, où
l’essentiel est la production désirante, le
fonctionnement machinique, l’établissement de
connexions, les points de fuite ou de
déterritorialisation de la libido s’engouffrant dans
                                                                                                                       
158
Loc. cit.

116  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’élément moléculaire non-humain, le passage du


flux, l’injection d’intensités – et puis le pôle
œdipien, le rêve-théâtre, le rêve-écran, qui n’est
plus qu’objet d’interprétation molaire, et où le récit
du rêve l’a déjà emporté sur le rêve lui-même, les
images visuelles et verbales sur les séquences
159
informelles ou matérielles.

L’intérêt de ces textes, sur lesquels nous avons insisté, est de


faire apparaître avec clarté une mise en œuvre de la
« réversion » de la machine analytique par la schizo-analyse :
ils indiquent la manière dont L’Anti-Œdipe produit des effets
théoriques susceptibles de favoriser une réforme de la
psychanalyse de l’intérieur, c’est-à-dire par la médiation des
psychanalystes eux-mêmes. Le pivot théorique qui permet de
faire basculer la psychanalyse vers la schizo-analyse se situe
ici à l’intérieur de l’œuvre de Freud, dans le flottement entre une
science du rêve et une interprétation des rêves : la schizo-
analyse correspondrait au prolongement ou à la réactivation
d’une ligne théorique freudienne abandonnée à la fin de l’année
1895160. On s’étonnera peut-être de l’étrange manière avec

                                                                                                                       
159
AŒ, p. 473-474.
160
C’est la thèse que Deleuze et Guattari cautionnent en incorporant
l’analyse de Dadoun au « Bilan-programme » de 1973. Toutefois, il serait
erroné de durcir l’opposition entre la voie ouverte par le Projet et celle de la
Traumdeutung dans l’évaluation comparée qu’en font Deleuze et Guattari.
Dans Chaosmose, en 1992, Guattari reconnaît la valeur de l’apport de la
Traumdeutung : « […] l’appréhension ontologique propre à la psychose n’est
nullement synonyme d’une dégradation chaotique, d’une triviale montée

117  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

laquelle Deleuze et Guattari accusent réception, si l’on peut


dire, des propositions de L’Anti-Œdipe par un psychanalyste –
c’est-à-dire, potentiellement, par la psychanalyse. Deleuze et
Guattari semblent, en effet, interpréter avec leurs propres
catégories philosophiques et leur propre lexique le texte de
Dadoun, en se gardant de mentionner le fait que celui-ci a
recueilli leur théorie et accompli le geste d’inscrire dans
l’horizon théorique de la psychanalyse des éléments de la
théorie schizo-analytique. Autrement dit, tandis que Dadoun
démontre de fait qu’existe la possibilité d’une réception de la
schizo-analyse dans le champ analytique en reprenant des
concepts de L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari font comme s’ils
projetaient sur un texte psychanalytique leurs catégories alors
qu’elles s’y trouvent déjà, ou comme si la psychanalyse les
avait engendrées d’elle-même. Stratégie gagnante pour la
schizo-analyse puisque tantôt la psychanalyse se voit
recouverte d’un voile théorique étranger, tantôt la contradiction
est directement portée dans la psychanalyse, qui secrèterait un
contenu schizo-analytique. De cette implantation de catégories
schizo-analytiques dans la psychanalyse découle un jeu de
substitutions conceptuelles. Ainsi, la pulsion de mort, concept

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
d’entropie. Il s’agirait de réconcilier le chaos et la complexité. (C’est le mérite
de Freud d’en avoir indiqué le chemin dans la Traumdeutung) ».

118  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

que Deleuze juge, avec les concepts de castration et d’Œdipe,


parmi les plus tristes et monotones dans l’entretien repris dans
Pourparlers que nous avons cité, fait l’objet d’une substitution
pure et simple : une « pulsion de mort machinique » doit
remplacer la pulsion de mort freudienne, qui marque, selon la
schématisation qu’en fait Dadoun, le point d’acmé, illustré par la
figure de Thanatos luttant contre Eros dans la gigantomachie
qui clôt le Malaise dans la culture, de la vision molaire à
laquelle conduit l’option herméneutique acquise à partir de la
Traumdeutung. Le moyen de cette substitution est trouvé dans
une méditation sur le processus de création artistique dans
lequel l’identité de la destruction et de la construction, de la
dépense et de l’accumulation, du déchet et de la matière
première, témoigne de la nécessité de concevoir l’inclusion du
modèle de la mort dans le processus de production. Des
plasticiens du XXème siècle tels que Schwitters ou Duchamp,
que Dadoun situe au « plus près du machinisme onirique » et à
qui Deleuze et Guattari empruntent le nom de la « machine
célibataire » pour désigner la subjectivité schizophrénique,
apportent l’un des paradigmes sur lesquels modeler la théorie
des machines désirantes et de la pulsion de mort
machinique161. Cette « pulsion de mort proprement
                                                                                                                       
161
AŒ, p. 476-477 : « L’art de la distinction réelle chez Tinguely est obtenu

119  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

machinique » renvoie à la coïncidence de la création et de la


destruction et répète la thèse d’une identité du produit et du
produire que Deleuze et Guattari instancient à l’aide de la
référence aux œuvres de César ou d’Arman162. La prolifération
des excroissances intérieures au Merzbau de Schwitters,
excroissances qui sont autant de rebus du processus de
construction de l’œuvre, se confond avec le processus créatif
lui-même. La « pulsion de mort machinique » fait de la mort
entendue comme décomposition un rouage essentiel de la
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
par une sorte de décrochage comme procédé de la récurrence. Une
machine met en jeu plusieurs structures simultanées qu’elle traverse ; la
première structure comporte au moins un élément qui n’est pas fonctionnel
par rapport à elle, mais qui l’est seulement dans la seconde. C’est ce jeu
que Tinguely présente comme essentiellement gai, qui assure la
déterritorialisation de la machine, et la position du mécanicien comme partie
la plus déterritorialisée. […] D’autres procédés de récurrence peuvent
intervenir ou s’ajouter, comme l’enveloppement des parties dans une
multiplicité (ainsi la machine-ville, ville dont toutes les maisons sont dans
une maison, ou la machine-maison de Buster Keaton, dont toutes les pièces
sont dans une pièce). Ou encore la récurrence peut être réalisée dans une
série qui met la machine en rapport essentiel avec les déchets et résidus,
soit qu’elle détruise systématiquement son propre objet comme les
Rotozaza de Tinguely, soit qu’elle capte elle-même les intensités ou
énergies perdues comme dans le projet de Transformateur de Duchamp,
soit qu’elle se compose elle-même de déchets comme le Junk Art de
Stankiewicz, ou le Mertz et la machine-maison de Schwitters, soit enfin
qu’elle se sabote ou se détruise elle-même, et que « sa construction et le
commencement de sa destruction soient indiscernables » : dans tous ces
cas […] apparaît une pulsion de mort proprement machinique qui s’oppose à
la mort régressive œdipienne, à l’euthanasie psychanalytique. Et en vérité il
n’y a pas une de ces machines désirantes qui ne soit profondément
désoedipianisante ».
162
Ibid., p. 41.

120  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

machine productrice. Le couplage ou co-fonctionnement des


machines, rendu possible par la présence en chacune d’un
élément qui n’est fonctionnel que pour les autres, tient lieu de
principe d’association ou plutôt restitue ce principe à un plan
immanent à la production désirante. Deleuze et Guattari
réaffirment ici l’identité du désir et de son objet : « Le désir et
son objet ne font qu’un, c’est la machine, en tant que machine
de machine. Le désir est machine, l’objet du désir est encore
machine connectée, si bien que le produit est prélevé sur du
produire […] »163. La pulsion de mort freudienne reconduit au
contraire à la représentation d’une perte sans retour, stérile,
extra-processuelle et anti-processuelle, « euthanasie
psychanalytique » au sens où la tendance à retourner à l’état
inorganique suivant le modèle extérieur et biologique acquis
dans Au-delà du principe de plaisir, se place davantage, pour
reprendre une alternative nietzschéenne, du côté de la joie de
s’abîmer dans un sommeil sans rêves que du côté de la joie de
créer. La pulsion de mort machinique suppose une conception
énergétique de la vie inconsciente dont il nous faut à présent
mieux cerner l’économie propre et le principe d’animation.

                                                                                                                       
163
Ibid., p. 36.

121  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

122  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre III – L’archi-masochisme

A. La station hypocondriaque et l’archi-


masochisme

Sous le nom de « machine paranoïaque », Deleuze désigne


dans L’Anti-Œdipe l’acte de répulsion des organes fixes (ou des
objets partiels, rebaptisés « machines désirantes ») par le corps
sans organes:
[…] c’est bien ce que signifie la machine
paranoïaque, l’action d’effraction des machines
désirantes sur le corps sans organes, et la réaction
répulsive du corps sans organes qui les éprouve
164
globalement comme appareil de persécution.

Cette réaction répulsive, par laquelle les synthèses


machiniques de l’inconscient se mettent en mouvement et
contribuent à produire la subjectivité schizophrénique, ne met
en jeu que secondairement les mécanismes de projection et
d’introjection. La machine paranoïaque n’est pas projetée sur
un objet déterminé comme persécuteur et demeure encore
anonyme165 . Dans la métapsychologie deleuzienne esquissée
                                                                                                                       
164
Ibid., p. 15.
165
Le processus du délire paranoïaque a pour point de départ, selon Tausk,
une « stase de la libido ». Les auteurs de L’Anti-Œdipe récusent
l’interprétation de la machine paranoïaque par Tausk comme une « simple
projection du « corps propre » et des organes génitaux ». Mais, comme le
souligne Paul-Laurent Assoun, en deçà des jeux de projections successifs

123  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans L’Anti-Œdipe, c’est dans l’activité anonyme de répulsion


de la machine paranoïaque que se forme la vie pulsionnelle. On
sait que l’objet, dans la conception freudienne, assume une
double fonction à l’égard de la tendance à la décharge totale de
l’excitation qui anime le corps physiologique et qui aboutit à son
morcellement en zones érogènes différenciées. D’une part, il
s’oppose à une décharge totale qui vouerait le principe
d’animation à son extinction immédiate et implique de ce fait
une nécessaire frustration. D’autre part, il autorise des
satisfactions pulsionnelles partielles, limitées et devient le
support d’une projection possible sur lui du foyer d’origine de
l’excitation en excès, c’est-à-dire de l’excitation persécutrice, et,
de même que les zones érogènes qui ont coïncidé avec une
satisfaction partielle à la suite d’une décharge limitée de
l’excitation par la voie d’une communication avec une aide
extérieure reçoivent une signification psychique, l’objet sur
lequel est projetée une quantité trop grande d’excitation
acquiert la signification d’instance persécutrice. La position

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
du délire persécutif se tient, comme dans le délire de Schreber, le temps
inaugural du délire hypocondriaque : « L’un et l’autre, au-delà de leurs
profondes différences, nous renvoient à la dimension hypocondriaque
primitive dont Freud a montré la signification narcissique. Là encore, c’est le
« grain de sable générateur du symptôme, en l’occurrence la transformation
délirante du corps » (in L’excitation et ses destins inconscients, Paris, P.U.
F., 2013, p. 155).

124  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

paranoïde-schizoïde, telle que Mélanie Klein la conçoit, introduit


un clivage dans l’objet partiel, dont le sein maternel est le
prototype, objet scindé en un bon objet idéalisé et un mauvais
objet réputé persécuteur et destructeur, mais cette position
suppose les opérations de projection et d’introjection, dont
Deleuze et Guattari nous disent qu’elles sont secondaires et
inessentielles dans le moment intercalaire où prend place la
machine paranoïaque, insérée entre les deux premières
synthèses machiniques inconscientes. Comment comprendre la
réaction de répulsion paranoïaque sans la présence préalable
d’un organe persécuteur à repousser ? La généalogie du corps
sans organes et la station hypocondriaque nous éclairent sur ce
point central dans la constitution du système
métapsychologique de L’Anti-Œdipe. En l’absence d’une
projection ou d’un transfert de l’excitation vers un objet
synonyme d’une aide étrangère, l’excitation ne se constitue pas
encore en libido d’objet et reflue sur la surface somatique
indifférenciée et intégralement érogène. Les objets partiels ou
machines désirantes constituent tout d’abord le corps sans
organes sous la forme d’une totalité non totalisante dont le
stade freudien de l’auto-érotisme nous fournit le modèle
adéquat : il y aurait donc un premier type de corps sans
organes, le CsO pur, lieu d’une circulation libre des énergies et

125  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

des flux. Ce corps sans organes, que Deleuze esquisse à


l’issue de la première synthèse (connective) n’est pas vécu,
mais seulement pensé. Dans le pan-connexionnisme qui opère
au sein de la production désirante inconsciente, les séries de
flux-objets partiels tendent à s’indifférencier, de même que
s’indifférencient les composantes pulsionnelles dans le corps
physiologique de l’auto-érotisme. Tel est le « modèle de la
mort », limite absolue, corps plein, « énorme objet non
différencié », station improductive : « Pas de bouche. Pas de
langue. Pas de dents. Pas de larynx,… Antonin Artaud l’a
découvert là où il était sans forme et sans figure»166.

Le moment hypocondriaque qui lui succède logiquement


advient quand les machines désirantes agressent cet
« énorme objet non différencié » qui ne renvoie qu’à une
prise de vue extérieure et statique de leur état mouvant.
Selon Freud, le facteur quantitatif, la carence objectale qui
compromet les capacités d’intégration de cette quantité
d’énergie et l’absence d’une voie d’éviction permettent de
comprendre l’excès d’excitation qui brise le système-œuf du
stade de l’auto-érotisme. De même, dans L’Anti-Œdipe,
l’excès de la production désirante sur elle-même tient à

                                                                                                                       
166
Ibid., p. 14.

126  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’injection du produire dans le produit, à l’indifférence ou à


l’identité du produire et du produit qui achèvent de convertir
en « un pur fluide à l’état libre et sans coupure » les
connexions des machines désirantes, qui ne se distinguent
qu’en raison sur le « corps plein » à la surface duquel elles
glissent167. Il faut concevoir l’accélération de la circulation
des flux d’énergie, le devenir-fluide des objets partiels
comme une menace à l’égard de la possibilité même de cette
circulation. La quantité d’excitations dépasse le seuil
tolérable et le surgissement d’un refoulement organique, i.e.
d’un nouvel ordre imposé aux organes dans lequel se
redistribuent les charges d’excitations, s’annonce comme la
réponse à cet excès. La constitution d’un organisme a pour
fonction de capturer les surcroîts d’énergie libre et renvoie à
la division du corps physiologique intégralement érogène en
zones érogènes primaires et secondaires ordonnées à un
appareil psychique intégrateur168. Le « refoulement

                                                                                                                       
167
Ibid., p. 13-14.
168
Paul-Laurent Assoun remarque ainsi que, dans la théorie freudienne,
l’économie bio-psychique est conçue en fonction de la notion de pare-
excitation, qui constitue « une forme de structure mortifiée au cœur du vivant
ou plutôt à sa limite, à la façon d’une écorce (Rindesschicht). C’est un
moment majeur de décrochage : le déplacement de l’axe vers la pulsion de
mort s’accompagne donc du déplacement de l’attention de l’excitation même
au pare-excitation. Comme si à l’énigme intrinsèque de l’excitation se
substituait la logistique du « pare-excitation ». On pourrait dire que

127  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

originaire » que réinterprètent Deleuze et Guattari n’est que


le corrélat de ce refoulement organique puisqu’il n’est que
l’acte de repousser celui-ci, de différer la constitution d’un
corps divisé, normé, strié, c’est-à-dire organisé, au moyen de
l’organe hypocondriaque polyvalent et infiniment plastique.
Le refoulement originaire implique ainsi deux fronts de lutte
et une double répulsion : une lutte d’un point de vue
économique ou quantitatif contre les machines désirantes
dans leur omni-productivité (déplacer et concentrer l’excès
sur des machines-organes indéterminées dans un régime
anorganique) et une lutte d’un point de vue dynamique contre
la surrection d’un appareil biopsychique chargé de dresser
des pare-excitations et de capturer l’excès énergétique169 . La

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
l’excitation se définit désormais comme ce contre quoi est édifié … le pare-
excitation. C’est le « pare-excitation » qui désigne réactivement l’excitation
et l’éclaire » (op. cit., p. 97). Deleuze et Guattari proposent, à l’inverse, une
théorie métapsychologique qui se fonde directement (et non réactivement)
sur la notion de quantité d’excitations ou d’énergie.
169
AŒ, p. 15 : « Nous croyons que le refoulement dit originaire n’a pas
d’autre sens : non pas un contre-investissement, mais cette répulsion des
machines désirantes par le corps sans organes ». Deleuze et Guattari
remodèlent le concept de refoulement originaire en le démarquant de son
sens freudien. Rappelons que, pour Freud, le refoulement originaire désigne,
dans la Métapsychologie, « une première phase du refoulement, qui
consiste en ceci que la prise en charge dans le conscient est refusée à la
représentance psychique (représentance de représentation) de la pulsion ».
Si, comme le suggère François Villa, le refoulement originaire se laisse
comprendre par la référence à l’hypothèse freudienne d’un refoulement
organique, qui renvoie à une conséquence de la verticalisation de l’homme

128  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

machine paranoïaque préfigurerait la « machine de guerre »


que thématise Mille plateaux, tandis que l’appareil psychique
(au sens freudien) ou l’organisme qu’elle anticipe et conjure
aurait pour équivalent, mutatis mutandis, l’« appareil d’Etat ».
Et il y aurait, de ce point de vue, l’esquisse du contenu d’une
politique biopsychique dans le premier chapitre de L’Anti-
Œdipe170.

La station hypocondriaque renvoie donc, dans la typologie


des CsO ordonnée aux stades biopsychiques freudiens, à un
second type de corps sans organes : le CsO instauré. Parmi
tous les modèles de corps sans organes énumérés au sixième
chapitre de Mille plateaux comme autant d’attributs d’une même
substance, le corps sans organes hypocondriaque jouit donc
d’une prééminence en ce qu’il n’est pas seulement un genre de
CsO mais se trouve aussi au cœur de chacun de ces genres et
en subsume, en fixe les composantes conceptuelles
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
dans le processus d’hominisation et à l’abandon de certaines sources
d’excitations ou de zones libidinales infantiles liées à des satisfactions
olfactives, dans L’Anti-Œdipe, le refoulement originaire paranoïaque
s’oppose à la reconfiguration libidinale suivant la structure d’un organisme.
170
Ce schème de la station hypocondriaque peut être réactivé dans
l’analyse de l’organologie déployée au sein du troisième chapitre de L’Anti-
Œdipe pour éclairer l’articulation des trois grandes séquences de l’Histoire
universelle dont chacune se singularise par un mode spécifique
d’investissement des organes (collectivisation sauvage, personnalisation
despotique, privatisation capitaliste des organes individuellement
surinvestis).

129  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

essentielles. Le corps du masochiste, de l’hypocondriaque ou


de l’amant dans le tantrisme ou l’amour courtois, celui du
drogué, de l’anorexique, incarnent, sous plusieurs modalités,
cette station hypocondriaque qui, à travers diverses pratiques
d’intensification de l’excitation somatique, porte
l’expérimentation sur soi ou l’épreuve de soi aux confins de la
douleur d’exister. Dans la répulsion de la surcharge
d’excitations aussi bien que dans la répulsion réactive à
l’encontre d’un recours à un objet extérieur qui signifierait la
construction d’un appareil psychique, l’individu vise à instaurer
ou restaurer le corps sans organes de la station
hypocondriaque. Ainsi, dans le cas de masochisme pervers que
rapporte et étudie Michel de M’Uzan, les pratiques du sujet,
Monsieur M., ont pour objet la réactivation d’une activité auto-
érotique mobilisant l’érogénéité générale du corps
physiologique : « Le masochisme érogène a […] une fonction
de reconstruction : la récupération de l’intégrité narcissique »171.
Dans ce masochisme érogène, « la douleur n’intervient pas
seulement en tant que phénomène ayant dépassé une certaine
intensité, mais en tant qu’ensemble de variations rythmiques lié
autant aux aléas de l’individuation qu’au jeu de sa

                                                                                                                       
171
M. DE M’UZAN, « Un cas de masochisme pervers. Esquisse d’une
théorie » in La sexualité perverse, Paris, Payot, 1972, p. 46.

130  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

reconnaissance et de son contre-investissement »172. En


d’autres termes, l’accumulation et l’intensification des quantités
d’excitation provoquent une douleur recherchée et investie pour
accroître la « puissance orgastique », c’est-à-dire la possibilité
de décharge. Cet investissement de la douleur dans
l’expérience de la répulsion schizo-paranoïaque et de la
plasticité d’un corps glorieux, condensé en soi-même, atomique
et pré-anatomique, dont nous ne savons pas ce qu’il peut,
témoigne d’un masochisme archétypal, un archi-masochisme
avec lequel renoue obliquement le masochisme pervers.
L’hypothèse avancée par M’Uzan à propos de l’étiologie du
masochisme pervers se fonde sur le postulat économique et
biophysiologique de la présence, chez ce type de masochiste,
d’un excès constitutionnel de quantité qui « s’exprime d’abord
de la façon la plus directe par un appétit de jouissance infini et
contraignant. Tout paraît bon, pourvu que cela permette une
augmentation de la puissance orgastique […]»173. Mais l’idée
d’un archi-masochisme contraint à étendre cette hypothèse au-
delà de ces cas exceptionnels qui présentent un tel excès
constitutionnel de quantités d’excitation et à l’intégrer à titre de
composante dans le concept de station hypocondriaque comme

                                                                                                                       
172
Loc. cit.
173
Ibid., p. 43.

131  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

corrélat de l’état métamorphique du corps sans organes. Toutes


les pratiques d’expérimentation sur soi destinées à construire
un corps sans organes ont leur assise dans ce moment
intenable où les zones érogènes et l’appareil psychique
rencontrent les limites de leur pouvoir d’intégration et sont
débordés. « Se faire un corps sans organes » équivaut à
défaire le corps organisé et mettre à nu ce corps immanent qui
n’a pas été doté psychiquement d’organes fixes ou, plutôt, qui
ne cesse de refondre les formes organiques émergentes dans
un climat de saturation extrême pour contrer leur fixation. C’est
en ce sens qu’Artaud écrit que « Le corps sous la peau est une
usine surchauffée»174. Il n’est pas anodin que les « mots-
souffles » d’Artaud, « blocs inarticulés », explosions nées des
collisions et tensions entre les machines-organes dans
l’ébranlement de la hiérarchie organique qui soutient le langage
phonétique articulé, appartiennent, même sur le mode du
simulacre, au groupe des symptômes schizophréniques et
relèvent de ce que Freud nomme, à partir de la
Métapsychologie, un « langage hypocondriaque ou langage
d’organes ». Les observations de Freud relatives au cas d’une
patiente de Tausk atteinte de schizophrénie débutante
soulignent que l’organe hypocondriaque – l’œil dans ce cas
                                                                                                                       
174
AŒ, p. 9.

132  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

précis – est le point d’amarrage de la parole et de son analyse


possible, et que son métamorphisme entraîne une mutation du
mode d’expression. L’émancipation de l’organe par rapport à la
hiérarchie organique a pour effet immédiat une désarticulation
du langage qui passe sous la dépendance de cet organe pour
se muer en langage d’organes175. Le processus
schizophrénique s’inaugure ici dans la station hypocondriaque.
Le discours, encore ordonné et justiciable d’une interprétation
fondée sur une représentation métonymique, dans l’exemple
que donne Freud, devient indissociable des traits
hypocondriaques car le sujet ne peut, dans le contexte d’une
absence de recours à l’Autre (même sur le mode de la
persécution), rechercher sa guérison qu’en tentant de réaliser le
symbolique, de le vivre comme corps réel : quand la patiente de
                                                                                                                       
175
S. FREUD, Métapsychologie, Paris, P.U.F., 2010, p. 81 : « Les yeux ne
sont pas droits, ils sont retournés. Ce qu’elle explicite elle-même en lançant,
dans un langage ordonné, une série de reproches contre le bien-aimé. « Elle
ne peut pas du tout le comprendre, il a à chaque fois un autre air, c’est un
hypocrite, un tourneur d’yeux, il lui a retourné les yeux, maintenant elle a les
yeux retournés, ce ne sont plus ses yeux, elle voit autrement le monde avec
d’autres yeux. […] Les déclarations de la malade sur son discours
incompréhensible ont la valeur d’une analyse, puisqu’elles contiennent son
équivalent en un mode d’expression communément compréhensible ; elles
donnent en même temps des informations sur la signification et sur la
genèse du mot schizophrénique. En accord avec Tausk, je souligne à partir
de cet exemple que la relation à l’organe (à l’œil) s’est arrogé la
représentance du contenu tout entier. Le discours schizophrénique a ici un
trait hypocondriaque, il est devenu langage d’organe ».

133  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Tausk déclare qu’ « elle a les yeux retournés », ce ne sont pas


ses yeux qui tournent en tant qu’organes matériels, mais le
symbolique qui se retourne sur lui-même et perd tout effet sur le
corps, laissant les frontières des zones érogènes s’affaisser et
le corps somatique ressurgir. Colette Soler observe l’originalité
de ces phénomènes de corps dans la schizophrénie :
Il n’est pas étonnant, dès lors, que le schizophrène
témoigne de phénomènes corporels spécifiques,
s’il est bien vrai […] que c’est le corps du
symbolique qui, en s’incorporant, fait le corps du
parlêtre. Il ne fait pas l’organisme vivant, à
l’évidence, mais il le transforme assez pour qu’il
devienne corps érogène, voire corps propice à
héberger le symptôme. C’est lui, le symbolique, qui
découpe sur sa surface, au départ via la demande,
les zones érogènes qui focalisent les appétences
et conditionnent jusqu’à la jouissance dite sexuelle.
C’est encore lui qui attribue les organes, et
spécialement cet organe étonnant qu’est le phallus
dans sa différence d’avec le pénis.
Le schizophrène, lui, dit Lacan, « fait face à ses
organes sans le secours d’un discours établi ».
Mais à quoi sert un discours établi en matière
d’organes ? Plutôt à instaurer des limites, des
barrières standards à la jouissance. C’est pourquoi
tout discours est solidaire d’un effet de castration,
176
et c’est ce qui manque dans ce cas.

Contrairement aux troubles hystériques dont les symptômes


sont accueillis dans le corps au sens naïf en tant que troubles
fonctionnels, les troubles schizophréniques affectent le « corps
                                                                                                                       
176
C. SOLER, L’inconscient à ciel ouvert de la psychose, Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 2012, p. 121.

134  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

du symbolique », au sens que Lacan donne à cette


expression177. La jouissance non symbolisable et non intégrable
psychiquement forme par accumulation un excès qui met hors
circuit les processus de symbolisation, empêche l’incorporation
du symbolique et désarticule la représentation du corps
anatomique178.

Dans le démantèlement ou le déplacement des frontières qui


organisent et divisent le corps se joue le partage du normal et
du pathologique. Au-delà du CsO pur et du CsO instauré, le
CsO vécu désignerait un troisième type de Corps sans organes,
parcouru ou survolé par le sujet schizophrénique ou trans-
positionnel dans un mouvement analogue à celui de l’activité
auto-érotique qui précède la division psychique du corps. C’est

                                                                                                                       
177
J. LACAN, Radiophonie in Autres écrit, Le Seuil, Paris, p. 409 : « Je
reviens d’abord au corps du symbolique qu’il faut entendre comme de nulle
métaphore. À preuve que rien que lui n’isole le corps à prendre au sens naïf,
soit celui dont l’être qui s’en soutient ne sait pas que c’est le langage qui le
lui décerne, au point qu’il n’y serait pas faute d’en pouvoir parler ».
178
Cf. G. PANKOW, Structure familiale et psychose, Paris, Aubier-
Montaigne, 2004 (1977), p. 44. Pankow y insiste sur la différence entre
dissociation et morcellement en introduisant la notion d’image de corps dans
le cadre d’un projet d’ « accès dynamique à la psychose » qui implique une
dimension dialectique : le morcellement du corps dans le discours du
névrosé n’empêche pas ce dernier de rapporter les parties du corps à la
totalité tandis que la dissociation, chez le psychotique, suppose une
destruction de l’intégralité de l’image du corps comme totalité articulée à
laquelle s’attribuent les organes car « le corps vécu n’est plus ressenti
comme une entité ».

135  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

celui que Deleuze décrit dans Francis Bacon comme une


« station hystérique »179. La subjectivité schizophrénique et
histrionique, obtenue dans la troisième synthèse de
l’inconscient, circule, dans une oscillation proportionnelle à des
rapports d’intensités, selon des axes qui traversent le corps
sans organes180. À cette expérience brute de l’élément vital
correspond la notion nietzschéenne d’une « grande santé ».
Nous pouvons à présent revenir à notre question directrice :
faut-il voir dans cette expérience incandescente un mouvement
vers la conservation de soi ou, au contraire, une répulsion à
l’égard de la vie ?

B. L’ambivalence de la pulsion de mort et la survie

Analysant l’expérience des survivants des camps à partir des


témoignages d’Antelme et Chalamov, François Villa suppose
que les circonstances extrêmes imposèrent à ces hommes de
retourner à un état préalable au « refoulement organique » en
mobilisant les seules ressources somatiques pour faire face au
péril181 :

                                                                                                                       
179
FB-LS, p. 36.
180
AŒ, p. 104 ssq.
181
F. VILLA, « A propos de l’ordinaire et extraordinaire détermination
humaine à rester en vie » in Champ psychosomatique n°35, Paris, L’esprit
du temps, 2004.

136  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Avec l’effondrement du monde externe et la quasi-


disparition de l’autre humain certainement hostile,
mais possiblement secourable, l’homme se vit
réduit presque à la seule dimension biologique et
le côté « somatique » acquit alors une intensité
telle que les zones érogènes excédées ne jouèrent
182
plus leur fonction pare-excitante.

Villa voit dans ce moment où la vie du corps, portée à sa


limite, est en excès sur le corps divisé, fonctionnel, mécanique
et psychiquement constitué, un espace de jeu, de flottement, où
il apparaît clairement que, selon la formule de Spinoza, on ne
sait pas « ce que peut un corps ». Le retour à une érogénéité
généralisée, coextensive au somatique et préalable à la
découpe du corps en zones érogènes couplées à des appareils
qui remplissent une fonction de régulation de l’excitation
pulsionnelle, tient précisément à l’effondrement de ces
dispositifs homéostatiques. Selon Freud, les zones érogènes
primaires et secondaires restent attachées aux gestes d’aides
qui indiquent à l’enfant certaines parties du soma où se jouent
les réductions de l’excitation centrale. La disparition de toute
possibilité d’intervention extérieure aidante entraîne l’abolition
corrélative des appareils psychiques construits à partir de ces
interventions et le retour à une situation où, sans être un
système fermé et auto-suffisant, le sujet se voit contraint

                                                                                                                       
182
Ibid., p. 127.

137  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’apporter une réponse à une surcharge pulsionnelle en


l’absence de voies d’éconduction extérieures. Les expériences-
limites se signalent par le double absentement de l’altérité
conçue comme aide possible ou répondant et de la Chose (das
Ding), évidée et aspirante183. Cette double forme du vide
reconfigure les repérages de la vie pulsionnelle et contrarie les
formes de liaison de l’organisme, ses hiérarchies propres, de
façon à rediriger et recourber le désir dans l’orbe de la survie en
favorisant son « anarchisation »184 . Si le sujet se vit comme ce
qui se reconstruit dans l’opération de se faire un corps sans
organes, c’est avant tout sous l’effet de l’excitation pulsionnelle
centrale qui, ayant dépassée le seuil intensif du supportable, le
« convoque lui comme sujet, comme acteur pour accomplir des
actes qu’aucun dispositif instinctuel ou réflexe ne peuvent
réaliser automatiquement »185. La quête erratique de l’excitation
sexuelle inclinant à s’accomplir comme fonction à travers un
appareil introuvable se traduit par un excès de l’intensité sur les
zones érogènes. La fonction de pare-excitation de celles-ci se
trouve débordée et court-circuitée. D’où un investissement de la

                                                                                                                       
183
O. DOUVILLE, « Exclusion et corps extrêmes », in Champ
psychosomatique n°35, Paris, L’esprit du temps, 2004, p. 101.
184
N. ZALTZMAN, De la guérison psychanalytique, Paris, P.UF., 1998, p.
137 ssq.
185
Ibid., p. 123.

138  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dimension somatique, située en arrière de toute construction


d’un appareil psychique. Un tel investissement, en réaction à
l’indifférence du monde extérieur à l’égard du sujet, marque,
d’un point de vue métapsychologique, un renversement du
principe du plaisir qui tend à régir la vie psychique. En effet, la
vie pulsionnelle investit immédiatement la douleur en
s’investissement elle-même dans son excès sur soi. La douleur
dont il est question, dans ce que nous nommons station
hypocondriaque pour rendre compte des phénomènes de corps
sans organes, n’a rien d’une douleur liée à une paralysie de
certains organes devenus autonomes par rapport à la
cohérence d’ensemble de l’organisme et qui en annonceraient
la mort prochaine. Elle renvoie bien plutôt un métamorphisme
du corps somatique, à son infinie plasticité. Loin d’être le
modèle d’une interprétation paranoïaque de symptômes
présumés et d’une mise en crise du corps propre, organisé et
fonctionnel, l’hypocondrie apparaît comme un schème qui
éclaire une certaine réaction à l’échec de ce corps organisé,
quand viennent à faire défaut les moyens d’établir un équilibre
pulsionnel et de faire face aux trois sources de vulnérabilité
énumérées par Freud dans Le malaise dans la culture186. La

                                                                                                                       
186
S.FREUD, Malaise dans la culture, traduction P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-
Cadiot, Paris, P.U.F., 2010 (1995), p. 19 : « La souffrance menace de trois

139  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

survie implique une telle réaction vitale qui prend la forme d’un
retour en deçà du refoulement organique, c’est-à-dire d’un effort
de construction d’un corps somatique, distinct du corps
organisé que nous nous représentons dans l’image du corps
propre et qui s’édifie à partir du partage psychique en zones
érogènes différenciées. Ce refoulement organique à rebours
est moins l’acte de défaire un système organisé que la réaction
à une fragilisation d’un système devenu inadéquat au milieu
ambiant aussi bien qu’aux charges pulsionnelles en provenance
du foyer intérieur. L’abandon de l’organisme hiérarchisé a
valeur de protestation vitale dès lors que celui-ci perd cette
fluidité qui est l’indice d’un organisme sain : l’extrême fluidité du
corps somatique dans l’épreuve de la douleur propre à l’organe
hypocondriaque, qui nous renseigne sur l’économie propre au
somatique, manifeste la réflexion de l’ensemble du système
organique décomposé dans l’une de ses parties. L’opposition
entre l’activité d’un organe et l’activité du tout dans leur conflit
avec les puissances inorganiques définissait, nous l’avons vu,
la maladie selon Hegel :

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
côtés, en provenance du corps propre qui, voué à la déchéance et à la
dissolution, ne peut même pas se passer de la douleur et de l’angoisse
comme signaux d’alarme, en provenance du monde extérieur qui peut faire
rage contre nous avec des forces surpuissantes, inexorables et
destructrices, et finalement à partir des relations avec d’autres hommes ».

140  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

[L’organisme singulier] se trouve dans l’état de


maladie pour autant que l’un de ses systèmes ou
organes, stimulé dans le conflit avec la puissance
inorganique, se fixe pour lui-même et persiste dans
son activité particulière face à l’activité du tout dont
la fluidité et le processus traversant tous les
187
moments sont, de ce fait, empêchés.

La théorie hégélienne de la maladie se fonde sur l’écart entre


le concept de l’organisme comme tout et son être-là défiguré
par la sécession d’un organe ne se rapportant plus qu’à lui-
même188. Cet écart témoigne d’une fracture plus profonde entre
la possibilité et l’effectivité de l’organisme, son Soi et son être,
sa puissance d’entrer en relation avec son autre et son être
propre :
La maladie naît lorsque l’organisme en tant
qu’étant se sépare, non pas de facteurs, mais de
côtés réels totaux, qui lui sont intérieurs. La cause
de la maladie réside, pour une part, dans
l’organisme lui-même, ainsi en est-il de l’âge, de la
mort, défaut innés ; pour une autre part,
l’organisme, comme étant, est susceptible de subir
des influences extérieures, en sorte que l’un des
côtés est accru, auquel la force des influences
                                                                                                                       
187
G.W.F. HEGEL, Encyclopédie des Sciences philosophiques, II,
Philosophie de la nature, traduction de B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004,
§371, p. 326 : « [L’organisme singulier] se trouve dans l’état de maladie pour
autant que l’un de ses systèmes ou organes, stimulé dans le conflit avec la
puissance inorganique, se fixe pour lui-même et persiste dans son activité
particulière face à l’activité du tout dont la fluidité et le processus traversant
tous les moments sont, de ce fait, empêchés ».
188
G.W.F. HEGEL, op. cit., p. 709 : « Si l’estomac est surchargé, l’activité de
sa digestion est isolée pour elle-même, elle fait d’elle-même le centre, elle
n’est plus un moment du tout, mais prépondérante ».

141  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

internes n’est pas appropriée. L’organisme est


alors dans les formes opposées de l’être et du Soi,
et le Soi est précisément celui pour lequel le
négatif de lui-même est. […] La maladie est ainsi
une disproportion entre l’excitation et le pouvoir
d’agir. […] L’organisme peut être excité au-delà de
sa possibilité parce que, étant tout autant totale
unité de la possibilité et de l’effectivité (de la
Substance et du Soi), il est totalement sous l’une et
189
l’autre forme.

La « disproportion entre l’excitation et le pouvoir d’agir » vise


le reflux d’une quantité d’excitations impossible à expulser sur
un corps organique singulier dans lequel ne circule plus la
Flüssigkeit, la fluidité qui égalise l’organique à l’inorganique et
permet à celui-là de surmonter celui-ci. Or, il s’agit plutôt, dans
le cas de l’organe hypocondriaque, d’une activité d’un organe
singulier dans lequel est passé l’ensemble du système
organique une fois ses forces de liaisons vaincues, activité d’un
organe dé-fonctionnalisé au sens où sa fonction naturelle est
pervertie. Ce que Hegel nomme « le Soi », pouvoir de se
rapporter à soi-même comme à un négatif, ne disparaît pas
dans l’être-figé d’un organisme que ne traverse plus la fluidité
du processus vital parce que l’activité particulière d’un organe
inhibe ce processus : au contraire, dans les situations-limites où
l’environnement interdit une éconduction de l’excitation, le Soi

                                                                                                                       
189
G.W.F. HEGEL, op. cit., p. 708-709.

142  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

n’est conservé qu’en se laissant incorporer dans un organe


particulier dont l’activité fluide condense celle du tout organique
devenu inopérant. En d’autres termes, la santé ne subsiste,
sous la forme particulière d’une activité d’organe douloureux et
métamorphique, que dans la disproportion entre l’excitation
endogène et l’extinction des voies d’éconduction : le « pouvoir-
agir » se convertit dans l’auto-exploration somatique à laquelle
conduit la défection de la structure de l’organisme. Le corps
somatique ou corps sans organes, sans schéma corporel et
sans image de soi, soustrait à l’emprise d’une activité auto-
érotique, se donne comme investissement de la vie pulsionnelle
par elle-même, comme un attachement à la vie où celle-ci ne se
soutient que d’elle-même et où la répulsion et l’attraction entrent
en tension sur le mode d’une unité négative190 . La construction
d’un corps sans organes comporte donc la constitution ou la
réinvention d’un sujet, conformément à la définition qu’en donne
Hegel, dans la mesure où elle abrite l’élaboration d’une
contradiction activement supportée191. L’analyse de la

                                                                                                                       
190
N. ZALTZMAN, op. cit., p. 112 : « […] chaque fois que les conditions d’un
être humain deviennent exceptionnellement précaires transparaît dans une
crudité non-érotique un mode d’investissement de première nécessité de la
vie ».
191
G.W.F. HEGEL, op. cit., p. 313. « Un être qui est capable d’avoir et de
supporter dans lui-même la contradiction de lui-même est le sujet ; c’est là
ce qui constitue son infinité ».

143  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

détermination humaine à rester en vie proposée par Villa se


démarque de ce point de vue de celle d’Agamben, pour qui
« l’enjeu, dans la « situation extrême », est […] de « demeurer
un être humain » », de ne pas franchir ce « point de non-
retour » qui trace une démarcation entre l’homme et le non-
homme et au-delà duquel s’effrite non seulement la différence
spécifique et les qualifications pratiques, affectives et morales
qu’elle supporte, mais aussi les chances de survie. Agamben
cite ainsi Bettelheim :
C’était le renoncement à toute réalité affective, à
toute réserve intérieure, l’abandon d’un point de
non-retour que l’on défendrait coûte que coûte, qui
transformait le prisonnier en « musulman ». […]
Les prisonniers qui l’avaient pleinement compris
s’apercevaient que c’était cela, et uniquement cela,
qui constituait la différence cruciale entre préserver
son humanité (et souvent la vie elle-même) et
accepter de mourir moralement (ce qui entraînerait
192
souvent la mort physique).

Agamben identifie le prisonnier parvenu à l’état d’extrême


faiblesse à un être qui « lui-même devient pour lui une
improbable et monstrueuse machine biologique, ayant perdu
non seulement sa conscience morale mais jusqu’à sa sensibilité
nerveuse »193. La constitution de figure du « musulman »,

                                                                                                                       
192
G. AGAMBEN, Ce qui reste d’Auschwitz, traduction de P. Alféri, Paris,
Rivages, 1999, p. 69.
193
Ibid., p. 70.

144  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« cadavre vivant » selon les termes de Bettelheim, renverrait à


un détachement à l’égard de la vie, à une dé-liaison synonyme
de pulsion de mort. Mais ne faut-il pas voir, dans ce processus
dont le résultat terminal est le « musulman », un ultime effort au
sein duquel la pulsion de mort, tendance à la répétition, passe
au service de la conservation de soi en exacerbant la répétition
de la tension propre à l’organisme194 ? Cet usage de la pulsion
de mort remédie à une lacune du dispositif adaptatif ordinaire
de l’homme. Comme l’écrit Villa : « Découvrant son manque
d’instincts et de réflexes pour affronter le problème de sa
survie, il est contraint, pour rester en vie, d’inventer des
solutions palliant ce dont il dispose nativement »195. Les
solutions passent par une résistance aux injonctions de
l’organisme. Dans le retrait des investissements pulsionnels, la
                                                                                                                       
194
Z. ZIZEK, Organes sans corps, traduction de C. Jaquet, Paris, Ed.
Amsterdam, 2003, p. 40 : « De même, en biologie, l’idée que les systèmes
vivants peuvent être définis comme des systèmes qui, de façon dynamique,
évitent les attracteurs (c’est-à-dire que les processus de vie sont maintenus
à ou près de leur phase de transition) ne va-t-elle pas également dans cette
direction, c’est-à-dire vers la pulsion de mort freudienne, dans son
opposition radicale à toute notion d’inclination de la vie vers un nirvana ? La
pulsion de mort signifie précisément que la tendance la plus radicale d’un
organisme vivant est de maintenir un état de tension, d’éviter le
« relâchement » final en arrivant à un état de parfaite homostase. La
« pulsion de mort » en tant qu’ « au-delà du principe de plaisir » est cette
insistance d’un organisme à répéter sans fin l’état de tension ».
195
F. VILLA, « A propos de l’ordinaire et extraordinaire détermination
humaine à rester en vie » in Champ psychosomatique n°35, Paris, L’esprit
du temps, 2004, p. 123.

145  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

découverte des ressources élémentaires du vital va de pair


avec le retour à un état quasi-autarcique à l’intérieur duquel,
dans l’épreuve radicale de dés-anthropomorphisation
qu’implique la résurgence d’une vie anorganique, la solidarité
cesse d’être une affaire collective ou personnelle pour devenir
une affaire individuelle ou pré-individuelle : « Ils eurent la
ressource, là où le monde touchait à sa destruction, où le
semblable disparaissait, d’être pour eux-mêmes (nous
soulignons) le lieu où la possibilité de l’autre comme recours
était sauvegardée »196 .

Quelque chose de l’ordre d’un pour-soi impersonnel ne cesse


de s’affirmer dans le repli du survivant en direction d’une
existence somatique dont nous avons vu qu’elle coïncidait avec
l’instauration d’un corps sans organes. De fait, le corps sans
organes comme intensité = 0, principe de « production du réel
comme grandeur intensive à partir du zéro », définit la limite de
l’expérience intenable en deçà de laquelle l’expérience-limite
doit se maintenir. Quoi que Deleuze et Guattari récusent
l’identité kantienne entre l’intensité = 0 et l’idée de négation,
c’est pourtant la négation que vise, au cœur même de
l’invention d’un corps sans organes par lequel se reconstruit un

                                                                                                                       
196
Ibid., p. 127.

146  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

réel sur les ruines d’une réalité devenue inhabitable, l’acte de


repousser de soi, et donc de nier, les différentes strates
organiques, signifiantes, subjectives197. Le pour-soi secrété
dans la lutte active contre l’organisme coexiste avec l’être-là du
corps sans se confondre avec lui et se figer dans une
« machine biologique » inerte. Nathalie Zaltzman attribue à
« l’activité déliante de la pulsion anarchiste » la puissance de
résister de manière autarcique : « Dans un rapport de forces
sans issue, seule une résistance née de ses propres sources
pulsionnelles de mort peut braver la mise en danger mortelle.
J’appelle ce courant de la pulsion de mort, le plus individualiste,
le plus libertaire, la pulsion anarchiste »198. À la lumière de ce
concept de pulsion anarchiste, Zaltzman interprète le cas d’une
patiente anorexique et montre que l’anorexie laisse
transparaître l’activité d’une pulsion de mort occupée à
parcourir les limites du corps, à dresser les « relevés
géographiques » des « seuils et des degrés de sa tolérance à la
privation, de son endurance à l’effort, de sa mise à l’épreuve à
toutes sortes d’excès ». La pathologie reçoit ici le sens d’un
acte de survie visant à défaire le lien libidinal annexionniste
                                                                                                                       
197
MP, p. 189 : « Il est la matière intense et non formée, non stratifiée, la
matrice intensive, l’intensité = 0, mais il n’y a rien de négatif dans ce zéro-là,
il n’y a pas d’intensité négatives ni contraires ».
198
N. ZALTZMAN, op. cit., p. 139.

147  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qu’implique Eros. Insistons sur ce point capital : le concept de


pulsion anarchiste permet de comprendre pourquoi la pulsion
de mort est aussi une puissance de vie ou de survie et en quel
sens il nous semble nécessaire et légitime de mettre en
évidence la présence agissante d’une pulsion de mort
(machinique) dans le système conceptuel de L’Anti-Œdipe.
Zaltzman évoque le cas d’une patiente anorexique qui, par son
anorexie, lutte contre une emprise mentale mortifère : la
constitution d’un corps anorexique manifeste de ce point de vue
une stratégie de survie199. Lorsque Deleuze désigne le corps
anorexique comme l’une des instanciations du corps sans
organes, c’est aussi en termes géographiques et en tant
qu’activité de détournement ou de dé-liaison fondée sur une
exploration des seuils qu’il décrit l’anorexie :
L’anorexique se compose un corps sans organes
avec des vides et des pleins. Alternance de
bourrage et de vidage : les dévorations

                                                                                                                       
199
Ibid., p. 131-132 : « Le recours aux limites du corps est le seul qui reste
parfois à un sujet pour se soustraire précisément à un excès d’emprise
mentale d’un autre, à une emprise mentale potentiellement mortifère parce
que exclusive d’un choix ou d’un refus de la vie qu’un autre s’est approprié à
la place du sujet. L’anorexie est une façon de s’évader de la coercition
mentale du parent nourricier. […] La mise en danger restaurée par
l’anorexie, ranime, réintroduit sur la scène psychique cette activité mentale,
aussi nécessaire à la vie que l’activité mentale libidinale, même si c’est au
prix d’un danger de mort réel. Initialement, cette activité de mesure des
seuils de résistance est au service de l’auto-conservation et de
l’individuation ».

148  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

anorexiques, les absorptions de boissons


gazeuses. Il ne faudrait même pas parler
d’alternance : le vide et le plein sont comme deux
seuils d’intensité, il s’agit toujours de flotter dans
200
son propre corps.

La destruction de l’organisme a valeur d’autodestruction


restauratrice d’une puissance de vie : Deleuze et Guattari
distinguent ce type d’autodestruction d’une pulsion de mort
conçue comme destruction pure (ou pulsion de mort non
machinique)201. Comme ils l’affirment à la fin du chapitre 9 de
Mille plateaux, la pulsion de mort s’énonce de manière
paradigmatique dans le cri de « Vive la mort ! », dont tous les
énoncés nazis sont l’écho202 . Zaltzman fait pourtant observer
que l’histoire de ce cri, « Viva la muerte ! », à la fois cri libertaire
de ralliement des Espagnols contre les troupes d’occupation de
Napoléon en mai 1808, repris plus tard par les anarchistes
espagnols, et cri de ralliement des franquistes contre les
anarchistes, « est la métaphore exemplaire des deux destins
possibles de la pulsion de mort »203. La construction d’un corps
sans organes va de pair avec un risque puisqu’elle implique la

                                                                                                                       
200
D, p. 132.
201
MP, p. 198 : « On invente des autodestructions qui ne se confondent pas
avec la pulsion de mort ».
202
Ibid., p. 282.
203
N. ZALTZMAN, op. cit., p. 141.

149  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

mise hors-circuit du fonctionnement organique204 . Se faire un


corps sans organes mobilise la pulsion de mort en ordonnant
celle-ci à la nécessité vitale qui, paradoxalement, peut aller à
l’encontre du respect du fonctionnement biologique de
l’organisme :
Lorsque cette activité pulsionnelle, la mise à
l’épreuve du maintien en vie à travers l’exposition à
un danger devient pour un sujet dans certaines
conditions une nécessité intérieure vitale, lorsque
seule l’épreuve de force, l’épreuve de la mort, peut
l’assurer qu’il est en vie de son plein gré et non par
la volonté d’emprise d’un autre, arbitraire et
susceptible aussi de le laisser choir, la fonction
initiale d’auto-conservation, prise dans la nécessité
de la répétition, peut basculer vers des effets
mortifères, contraires à sa visée. La dimension
psychique de survie, car c’est elle qui est visée et
non la mort, l’urgence de se démontrer qu’on est
en vie en s’exposant à la mort, a pris le pas sur la
205
dimension du respect de la réalité biologique.

D’où la nécessité d’une prudence au cœur de l’exposition au


danger dans l’exploration d’un plan « obscur, informe, où la
conscience n’est pas entrée, mais qui l’entoure comme d’un
prolongement inéclairci ou d’une menace suivant les cas »206.
Ce plan qu’évoque Artaud et qui excède la conscience renvoie
à un mouvement d’appréhension d’une puissance de résistance

                                                                                                                       
204
MP, p. 200 : « Ce n’est plus un organisme qui fonctionne, mais un CsO
qui se construit ».
205
N. ZALTZMAN, op. cit. p. 132.
206
MP, p. 198.

150  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et d’invention insoupçonnée que Spinoza n’attribue pas moins


au corps qu’à la pensée207. L’horizon spinoziste de la
philosophie deleuzo-guattarienne, dans L’Anti-Œdipe comme
dans Mille plateaux, a pour sens une recherche des principes
de conservation homogènes aux propriétés de l’inconscient
machinique, c’est-à-dire distincts d’une conservation inertielle.
Si Deleuze parle d’ « une sorte de spinozisme de l’inconscient »
à propos de L’Anti-Œdipe, le « spinozisme » ne renvoie plus ici
à la recherche des conditions de conservation, à laquelle on le
ramène trop rapidement, mais à une prise de risques208.
Comme le rappelle Laurent Bove : « […] le danger est la
structure permanente de l’existant ou du mode fini. Agir, c’est
mettre sa vie en péril ; et on ne peut pas ne pas agir, car notre
être est action »209. La station hypocondriaque, qui maintient ou
                                                                                                                       
207
SPP, p. 29 : « Il s’agit de montrer que le corps dépasse la connaissance
qu’on en a, et que la pensée ne dépasse pas moins la conscience qu’on en
a. Il n’y a pas moins de choses dans l’esprit qui dépassent notre conscience
que de choses dans le corps qui dépassent notre connaissance. C’est donc
par un seul et même mouvement que nous arriverons, si c’est possible, à
saisir la puissance du corps au-delà des conditions données de notre
connaissance, et à saisir la puissance de l’esprit au-delà des condition de
notre conscience ».

208
P., p. 198 : « L’Anti-Œdipe, c’était l’univocité du réel, une sorte de
spinozisme de l’inconscient. » Et MP, p. 634 : « Seul est retenu et conservé,
donc créé, seul consiste ce qui augmente le nombre des connexions à
chaque niveau de la division ou de la composition… ».
209
L. BOVE, La statégie du conatus, Paris, Vrin, 1996, p. 14.

151  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

restaure la totalité non totalisante du soma et rend compte du


phénomène de corps sans organes, indique donc un
attachement à la vie, une puissance de conservation de soi qui
ne s’éprouve que dans l’excès et la découverte étonnée d’un
pouvoir-vivre jusqu’alors inexploré. La percée vers « plus de
réalité » implique le maintien dans un processus
schizophrénique distinct de sa retombée dans un état
pathologique : le succès de la percée est lié au pouvoir de
repousser une limite sans s’effondrer dans une station
catatonique.210 Puissance de vie ou de survie, le corps sans
organes comporte l’ambigüité de préparer la possibilité d’une
décharge totale et n’est pas séparable, dans son principe, de
cette possibilité qui le hante et qui réduirait brusquement la
production désirante à l’immobilité. La répulsion des machines-
organes peut produire la « stupeur catatonique » et les
« stases rigides » de l’autiste muré dans un corps sans organes
(CsO muré) qui donne son modèle à la mort.
                                                                                                                       
210
RS, p. 27 : « Comment faire pour que le corps sans organes ne se
referme pas, imbécile et catatonique ? » Le schizophrène comme « créature
d’hôpital », écrasé sous des charges d’intensités trop grandes et emmuré
dans un corps sans organes, marque l’échec du processus qui bascule dans
une dimension pathologique. On peut ici penser à la remarque de Freud qui,
dans Pour introduire le narcissisme, indique qu’une issue normale à l’auto-
érotisme implique la percée d’un orifice dans le pseudopode et note qu’« un
solide égoïsme préserve de l’entrée en maladie, mais [qu’] à la fin l’on doit
se mettre à aimer pour ne pas tomber malade, et l’on doit tomber malade
lorsqu’on ne peut aimer par suite de refusement ».

152  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

C. Le problème des trois corps

Le sixième chapitre de Mille plateaux détaille les dangers des


pratiques de lutte contre l’organisation des organes du point de
vue de la strate considérée (organisme, signifiance,
subjctivation) : risque d’effondrement par évidement (corps
vides) ou coagulation (corps cancéreux) du CsO.211 Deleuze
nomme « problème des trois corps » le risque permanent d’un
glissement du CsO sur le versant de l’un ou l’autre de ses
doubles mortifères : « Comment se fabriquer des CsO sans que
ce soit le CsO cancéreux d’un fasciste en nous, ou le CsO vide
d’un drogué, d’un paranoïaque ou d’un hypocondre ? Comment
distinguer les trois Corps ? »212 . Corps sans organes vides et
cancéreux renvoient à la polarisation du désir sur son propre
anéantissement ou sur « ce qui a la puissance d’anéantir »,
tandis que le corps sans organes qu’il s’agit de se fabriquer
nous engage dans une station vitale où les forces se retournent
vers elles-mêmes, s’investissent comme si elles étaient leur
propre objet et s’intensifient, augmentent leurs propres charges.
Un tel auto-investissement n’est possible que parce qu’un
rapport négatif à l’organisme – saisi sous sa triple détermination

                                                                                                                       
211
MP, p. 202.
212
Loc. cit.

153  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de moyen de décharge, d’ordre hiérarchique et anatomique et


d’organe fixé – subsiste. D’où la nécessité de conserver un
minimum d’organisme213. Le double danger pointé par Deleuze
et Guattari d’un évidement brusque du corps par une
déstratification « à la sauvage », c’est-à-dire par une lésion
partielle ou une éradication totale des systèmes de liaisons qui
organisent les entités (biologiques, subjectives, linguistiques,
noologiques, sociales, étatiques, etc.) ou, à l’inverse, d’une
prolifération des liaisons au sein de ces systèmes jusqu’à
l’asphyxie, procède de la même défaillance : la disparition de la
relation négative par laquelle non seulement le corps sans
organes lutte contre l’organisme, mais qui sous-tend aussi bien
la résistance de l’organisme au CsO qu’il secrète sur sa propre
strate et qui menace de saper les déterminations de la
hiérarchie organique :
Soit l’organisme comme une strate : il y a bien un
CsO qui s’oppose à l’organisation des organes
qu’on appelle organisme, mais il y a aussi un CsO
de l’organisme, appartenant à cette strate-là. Tissu
cancéreux : à chaque instant, à chaque seconde,
une cellule devient cancéreuse, folle, prolifère et
perd sa figure, s’empare de tout ; il faut que
l’organisme la ramène à sa règle ou la restratifie,
non seulement pour survivre lui-même, mais aussi
                                                                                                                       
213
MP, p. 199 : « L’organisme, il faut en garder assez pour qu’il se reforme à
chaque aube ; et de petites provisions de signifiance et d’interprétation, il
faut en garder, même pour les opposer à leur propre système, quand les
circonstances l’exigent […] ».

154  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pour que soit possible une fuite hors de


l’organisme, une fabrication de l’ « autre » CsO sur
214
le plan de consistance.

Dans ce passage, le CsO apparaît comme une puissance


d’indétermination capable d’abolir la figure et, d’autre part,
l’organisme comme la puissance de la règle qui détermine la
figure, la place et la fonction de la cellule. La survie de
l’organisme suppose paradoxalement une collaboration entre
organisme et corps sans organes. Autrement dit, la survie de
l’organisme ne va pas sans la position de la virtualité de son
autre : la lutte de l’organisme contre son propre CsO sur la
strate organique ouvre l’espace de sa lutte contre le corps sans
organes. C’est donc la survie qui est visée dans l’articulation du
corps sans organes et de l’organisme215 . Dans le philosophème
que Deleuze et Guattari nomment « Corps sans organes »,
« sans organes » ne signifie pas une mutilation et ne reçoit pas

                                                                                                                       
214
MP, p. 201.
215
MP. 200-201. Tel est aussi l’enjeu de la référence à la distinction du
« Tonal » et du « Nagual » chez Castaneda. La dualité du tonal, organisme
et principe d’organisation, et du nagual, flux d’intensité qui parcourt un
monde sans sujet, est congruente à celle de l’organisme et du CsO, mais
« l’important, c’est qu’on ne défait pas le tonal en le détruisant d’un coup. Il
faut le diminuer, le rétrécir, le nettoyer, et encore, à certain moment
seulement. Il faut le garder pour survivre, pour détourner l’assaut du nagual.
Car un nagual qui ferait irruption, qui détruirait le tonal, un corps sans
organes qui briserait toutes les strates, tournerait aussitôt en corps de néant,
auto-destruction pure sans autre issue que la mort : « le tonal doit être
protégé à tout prix. » »

155  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

un sens privatif. Son sens est néanmoins négatif, au sens le


plus hégélien du terme. Le problème de la sélection des « trois
Corps » n’est pas séparable de la question du vital chez
Deleuze et Guattari. Et c’est à celle-ci que s’ordonne la schizo-
analyse à laquelle il revient de prendre en charge ce problème.

L’idée des « trois Corps » est empruntée à Artaud qui, selon


les auteurs de L’Anti-Œdipe, « ne cesse d’affronter ce problème
» et grâce à qui « quelque chose a été réussi pour nous tous »
en dépit de son échec personnel. La tripartition des corps sans
organes proposée par Deleuze reprend cependant de façon
très libre le mythe des trois corps tel qu’il prend forme chez
Antonin Artaud. De fait, Artaud discerne le corps absolu de
l’origine (ou Archi-corps), le corps actuel, déchu, faux,
« inachevé » et vulnérable, et le corps glorieux espéré dans la
Résurrection. Le corps absolu est un corps indivis, illimité et
donc sans organes, puisque tout organe constitue une limite. Le
corps actuel de la quotidienneté dérive d’un éclatement du
corps intégral, de sa dispersion et reconduit à la notion de corps
organisé. Le troisième corps, qu’Artaud entrevoit comme en
rêve, surmonte l’état de dispersion dans une unité totale, une
coïncidence avec soi par laquelle être « à tout instant tout son

156  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

corps »216. Dans une étude qu’il consacre à Artaud, Jacob


Rogozinski conclut du mythe des trois Corps « qu’il n’y a pas,
qu’il n’y a jamais eu de corps sans organes »217. Contrairement
à la proposition deleuzo-guattarienne de « se faire un corps
sans organes », le projet d’Artaud aurait, à l’inverse, consisté à
« en finir avec le corps sans organes » :

On a trop longtemps cru que cette notion


équivoque était l’alpha et l’oméga de sa pensée. Il
l’avait énoncé pour la seule et unique fois dans un
texte où il appelait à « refaire l’anatomie humaine »
[…]. À la refaire et non à l’abolir, et il précise bien
qu’il s’agit de « faire danser enfin l’anatomie
humaine » en entraînant dans cette danse ses
« organes vrais ». Car le corps nouveau sera
pourvu d’une anatomie furtive et décorporisée,
d’une multitude d’organes éphémères et mobiles
dont la disposition varie sans cesse au gré des
accouplements, au rythme de la danse. C’est cela,
la notion de corps sans organes ne permet pas de
penser : elle est trop proche du rêve du Corps
Absolu, d’un corps pur et sans failles,
hermétiquement clos sur lui-même, qui aurait
expulsé tous ses « parasites ». De ce fantasme, il
218
n’est jamais arrivé à s’affranchir totalement.

Rogozinski admet le présupposé suivant : Deleuze, « qui se


souciait peu d’exactitude philologique et [dont la] conception du
« CsO » est aussi éloignée d’Artaud que son interprétation de
                                                                                                                       
216
J. ROGOZINSKI, Guérir la vie. La passion d’Antonin Artaud, Paris, Les
éditions du Cerf, 2011, p. 154-155.
217
Ibid., p. 155.
218
Ibid., p. 159.

157  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’Éternel Retour pouvait l’être de Nietzsche », a créé la « grille la


plus écrasante, celle dont il faudra se dégager si l’on veut
approcher [l’œuvre d’Artaud] »219. Sa critique se fonde sur trois
points : 1°) la méprise de Deleuze sur le sens même du corps
sans organes ; 2°) l’impossibilité de comprendre comment un
corps sans organes aurait pu être perdu s’il avait été possédé
réellement – d’où la nature seulement fantasmatique du corps
glorieux à venir autant que du corps sans organes (fantasme
régressif) - ; 3°) la différence du corps glorieux, anatomique et
multiple, et du corps sans organes comme Archi-corps indivis et
clos sur soi. La méprise de Deleuze au sujet du corps sans
organes serait donc en premier lieu la conséquence d’une
mauvaise compréhension du statut du langage chez Artaud,
indûment rabattu sur la représentation d’un langage inarticulé,
fluide ou amorphe dont la continuité fournit par analogie le
moyen de concevoir le corps sans organes. En d’autres termes,
la double erreur de Deleuze est ici d’identifier, dans la même
opération, le langage d’Artaud au langage schizo et, d’autre
part, le corps sans organes au corps de ce langage
schizophrénique dont l’écriture d’Artaud est emblématique220.
                                                                                                                       
219
Ibid., p. 14.
220
Ibid., p. 162 : « Il semble que Deleuze se soit doublement trompé : non
seulement le langage d’Artaud n’est pas celui de la schizophrénie, mais il
n’est pas inarticulé et dénué de sens. S’il s’en prend à la syntaxe qui

158  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Or, les usages de l’œuvre d’Artaud par Deleuze varient de


Logique du sens à L’Anti-Œdipe et Mille plateaux, et il serait
vain de vouloir y trouver un effort herméneutique exclusivement
gouverné par un souci philologique : ce que retient
essentiellement Deleuze de l’œuvre d’Artaud, dans l’usage
philosophique qu’il en fait dans Logique du sens, nous l’avons
vu, c’est avant tout cette exploration des profondeurs du corps
inséparable d’une métamorphose du langage dans la tension
de la bataille interne qui se livre, dans la violence subie de
l’intérieur par le poète221 .Même si l’expérience d’Artaud ne se
ramène pas à la verticalité des profondeurs du non-sens et que,
comme le souligne Rogozinski, l’« enjeu de sa bataille du corps
porte au contraire sur la possibilité d’échapper à la poche
noire » et de retrouver « un moi-corps, la projection d’une
surface […] qu’il s’agit de reconstruire, pour y déployer la
membrane résistance d’un moi-peau », ce qui importe à

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
morcelle la langue, à la mauvaise anatomie qui dissocie le corps, il ne leur
oppose pas une fusion indifférenciée, mais une autre articulation. […] C’est
parce que Deleuze considère la langue des glossolalies comme un flux
continu, un bloc de souffle sans articulation, qu’il construit par analogie le
corps de cette langue comme un continuum sans ruptures, un corps fluide,
amorphe, indifférencié, un CsO. Mais l’analogie repose sur une prémisse
fausse : il n’y a pas de langage schizo chez Artaud, pas plus qu’il n’y a de
corps sans organes ».
221
M. DAVID-MÉNARD, Deleuze et la psychanalyse, Paris, P.U.F., 2005, p.
70 ssq.

159  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Deleuze se situe dans l’immersion inédite accomplie par Artaud


au sein du domaine sub-représentatif qu’il s’agit pour lui et
Guattari de ressaisir théoriquement dans L’Anti-Œdipe.
L’opposition entre Carroll, écrivain des surfaces et « lâche des
belles-lettres », et « Artaud le Schizo » se radicalise chez
Deleuze en 1972 au nom d’une conception de la littérature
entièrement tournée contre un langage des surfaces, tributaire
de névroses et toujours enclin à tomber dans des
compromissions commerciales :
Artaud disait bien : toute l’écriture est de la
cochonnerie – c’est-à-dire toute littérature qui se
prend pour fin, ou se fixe des fins, au lieu d’être un
processus qui « creuse le caca de l’être et de son
langage », charrie débiles, aphasiques, illettrés.
Epargnez-nous au moins la sublimation. Tout
écrivain est un vendu. La seule littérature est celle
qui piège son colis, fabriquant une fausse
monnaie, faisant éclater le surmoi de sa forme
d’expression et la valeur marchande de sa forme
de contenu. Mais les uns répondent : Artaud n’est
pas de la littérature, il est en dehors parce qu’il est
schizophrène. Les autres : il n’est pas
schizophrène, puisqu’il appartient à la littérature, et
à la plus grande, à la textuelle. Les uns et les
autres ont au moins en commun de se faire de la
schizophrénie la même conception puérile et
réactionnaire, et de la littérature la même
conception névrotique marchande. […] Artaud est
l’accomplissement de la littérature, précisément
parce qu’il est schizophrène et non parce qu’il ne
222
l’est pas.

                                                                                                                       
222
AŒ, p. 160.

160  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’écriture, processus de fouissement plutôt que de


détournement du sens, à la façon de Joyce ou de Carroll et de
leurs mots-valises, n’explore pas la profondeur du corps sans
s’incorporer elle-même et tendre – même si elle ne fait qu’y
tendre - vers un langage sans articulation, un dehors du
langage, comme le précisera Deleuze dans Critique et clinique,
où il prend soin d’écarter l’assimilation spontanée de la figure
du fou à celle de l’écrivain authentique aussi bien que la
réduction de l’écriture d’Artaud à un langage sans articulation et
devenu « bloc de corps sans coupures »223. La série de forçage
que dénonce Rogozinski dans l’interprétation deleuzienne
d’Artaud repose elle-même sur une simplification délibérée de
cette interprétation et reconduit à l’attitude critique anticipée et
rendue inopérante par Deleuze dans le passage de L’Anti-
Œdipe que nous venons de citer : Rogozinski s’inscrit dans la
catégorie de ceux qui considèrent qu’Artaud « n’est pas

                                                                                                                       
223
CC, p. 16-17 : « Ce sont les trois aspects perpétuellement en mouvement
chez Artaud : la chute des lettres dans la décomposition du langage
maternel (R, T…) ; leur reprise dans une nouvelle syntaxe ou de nouveaux
noms à portée syntaxique, créateur d’une langue (« eTReTé ») ; les mots-
souffles enfin, limite asyntaxique où tend tout le langage. […] Il arrive qu’on
félicite un écrivain, mais lui sait bien qu’il est loin d’avoir atteint la limite qu’il
se propose et qui ne cesse de se dérober, loin d’avoir achevé son devenir.
[…] Si l’on considère ces critères, on voit que, parmi tous ceux qui font des
livres à intention littéraire, même chez les fous, très peu peuvent se dire
écrivains ».

161  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

schizophrène, puisqu’il appartient à la littérature » et stigmatise


sans nuances le possible usage philosophique d’une catégorie
psychiatrique224 . En deuxième lieu, le problème du passage du
corps sans organes au corps déchu serait inintelligible. Il se
dédoublerait en deux questions : comment aurions-nous pu
perdre un corps inviolable, absolu ? Et le corps sans organes
est-il toujours déjà perdu, objet d’une sourde nostalgie ? Cette
position du problème relève d’un présupposé idéaliste et place
le corps sans organes, érigé en objet de désir introuvable, dans
la région des fantasmes : fantasme des origines (corps sans
organes) ou fantasme d’une totalité de destination (corps
glorieux)225. Le passage de l’Archi-corps intégral au corps

                                                                                                                       
224
J. ROGOZINSKI, op. cit., p. 161 : « Deleuze a tort de [traiter les énoncés
d’apparence délirante des derniers textes d’Artaud] comme des symptômes
cliniques : il confond le poète et le schizo, enferme Artaud dans la
« schizophrénie » comme d’autres l’ont fixé dans la « métaphysique ». Mais
il n’y a aucune raison de céder à la crapulerie psychiatrique en reprenant
ses catégories (même si c’est pour les renverser…). » Sur ce point et en
réponse à ces objections, voir aussi les remarques de Michel de M’Uzan,
Aux confins de l’identité, Paris, Gallimard, 2005, p. 34 ssq. L’auteur y
développe l’idée d’un « lieu paraphrénique » où s’enracinent la langue
poétique et la langue paraphrénique et auquel n’accèdent les « hommes
quelconques qu’à l’occasion d’expériences limites. Il revient notamment sur
les hésitations de Deleuze à maintenir une parenté rigoureuse entre la
langue du poète et celle du schizo.
225
Ibid., p. 155 : « Le corps originaire n’a aucun organe parce qu’il est lui-
même unique et tout-puissant organe, en érection perpétuelle comme le dieu
solaire d’Héliogabale. Lui qui appelait à « se détacher du rêve et de l’image
de son corps », il n’est pas arrivé à se défaire de cette image d’un corps-
phallus, défense affolée contre une perte irréparable. C’est ce rêve de corps

162  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

amoindri, troué, « sectionné par la sexualité », voué à la


maladie et porteur de mort demeure inintelligible sans
l’hypothèse d’un Dieu ou « Anti-corps » s’employant à
confisquer le corps intégral, à se l’approprier et à le remplacer
par ce corps faux dans lequel Artaud ne se reconnaît pas. Ce
que Deleuze et Guattari ont en vue, sous l’expression de
« jugement de Dieu », correspond à la confiscation du corps
intégral qui est « pour nous ». Ce « pour nous » problématique
renvoie à un « nous » toujours déjà incorporé en tant que corps
sans organes antérieur en fait et en droit à toute constitution
subjective. Dans cette incorporation originaire, incorporation ne
signifie pas tant l’insertion d’une subjectivité déposée dans un
corps que l’être-corps préalable à tout ego et que suppose
nécessairement toute constitution d’une subjectivité :
Nous ne cessons d’être stratifiés. Mais qui est ce
nous qui n’est pas moi, puisque le sujet non moins
que l’organisme appartient à une strate et en
dépend ? Nous répondons maintenant : c’est le
CsO, c’est lui, la réalité glaciaire sur laquelle vont
se former ces alluvions, sédimentations,
coagulations, plissements et rabattements qui

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
qu’il a projeté sur une Origine toujours déjà perdue. Le motif du corps sans
organes s’enracine ainsi dans l’un de ses fantasmes majeurs […]. » Et p.
163 : « Le « corps sans organes » tel qu’il se donne dans les écrits du Mômo
– comme un corps indifférencié, plein, pur, vierge et clos – participe du
« rêve et de l’image du corps ». Il s’agit bien d’un phantasme, et d’un
phantasme régressif, d’un déni de l’altérité, de la multiplicité, de la
différence, projeté sur une Origine mythique ».

163  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

composent un organisme – et une signification ou


un sujet. C’est sur lui que pèse et s’exerce le
jugement de Dieu, c’est lui qui le subit. C’est en lui
que les organes entrent dans ces rapports de
composition qu’on appelle organisme. Le CsO
hurle : on m’a fait un organisme ! on m’a plié
226
indûment ! on m’a volé mon corps !

Par un renversement de perspective, la terreur éprouvée par


Artaud exprime la protestation vitale du corps sans organes
d’Artaud le Schizo (génitif subjectif) face à la constriction de son
être sous l’effet des codages dont il est l’objet et qui aboutissent
à la production du corps d’Antonin Artaud (génitif objectif), ce
« fardeau de mort » : le cri du CsO « on m’a volé mon corps ! »,
protestation vitale, a valeur de protestation ontologique et
manifeste un rétrécissement de l’être. Le point du vue du corps
sans organes est celui du pour nous, à la différence du point de
vue égologique, unilatéral et factice, qui n’est que celui du pour
moi. Dès lors, on comprend que « se faire un corps sans
organes » revient à passer du pour moi au pour nous au prix
d’une opération réflexive du corps sans organes sur lui-même,
opération indépendante des ressources de la représentation. La
schizo-analyse esquissée dans L’Anti-Œdipe a pour finalité de
s’insérer dans cette opération par laquelle l’inconscient opère
sur lui-même et tend à restaurer son régime de production

                                                                                                                       
226
AŒ, p. 197.

164  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

original, c’est-à-dire l’usage immanent de ses synthèses partout


là où il est empêché. L’horizon de la schizo-analyse se définit
idéalement par une mise en accord de la production historico-
sociale et de la production désirante au bénéfice de celle-ci ;
c’est pourquoi elle est une théorie située historiquement selon
la reconstruction de l’histoire universelle proposée dans le
chapitre III de L’Anti-Œdipe, mais aussi située
philosophiquement. La thèse deleuzienne d’une eschatologie,
que nous examinerons plus loin, implique aussi une prise de
position dans le champ de l’histoire de la philosophie à
l’intérieur duquel Deleuze et Guattari s’inscrivent. Cette
inscription ne s’effectue pas sans un certain nombre
d’interventions qui leur permettent de réarticuler certaines
thèses, diffractées chez d’autres auteurs, en fonction de leur
propre pensée de façon à donner à celles-ci leur efficacité
maximale et à les faire travailler en leur faveur. C’est ainsi au
prix d’une torsion conceptuelle manifeste que Deleuze rapatrie
Artaud dans sa construction théorique et le fait parler en son
nom, quitte à soutenir que l’écrivain fait autre chose que ce qu’il
dit. Nous pouvons remarquer qu’il se cache à peine d’effectuer
un forçage en récusant l’interprétation dialectique, pourtant la
plus évidente, du rapport de l’un au multiple dans l’identité de
l’anarchie et de l’unité chez Héliogabale :

165  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Il est vrai qu’Artaud présente encore l’identité de


l’Un et du multiple comme une unité dialectique, et
qui réduit le multiple en le ramenant à l’Un. Il fait
d’Héliogabale une sorte d’hégélien. Mais c’est
manière de parler ; car la multiplicité dépasse dès
le début toute opposition, et destitue le mouvement
227
dialectique.

En affirmant qu’Artaud présente encore l’identité de l’Un et


du multiple sous une forme dialectique – c’est le signifiant
« encore » qu’il s’agit ici d’épingler - Deleuze inscrit la pensée
d’Artaud dans une progression historique et suggère que la
forme de sa pensée trahit son contenu en l’amarrant à une
construction philosophique caduque : tout se passe comme si le
dire d’Artaud ne s’actualisait qu’avec le soutien de la
philosophie deleuzo-guattarienne, celle-ci s’interprétant comme
une avancée par rapport au hégélianisme. On ne peut que
relever la faiblesse de l’argument qui se contente de congédier
l’interprétation dialectique comme une simple « manière de
parler » pour lui substituer, comme par un tour de passe-passe,
une interprétation bergsonienne fondée sur le concept de
« multiplicité de fusion » et par ce geste délester Artaud du
poids de ce hégélianisme minimal signalé par la présence d’une
unité dialectique. Par « unité dialectique », on entend l’identité
d’un sujet et d’un prédicat dans une proposition dont on tient

                                                                                                                       
227
AŒ, p. 196.

166  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qu’elle est vraie alors que sujet et prédicat se contredisent. Ou,


pour reprendre la définition proposée par Guy Lardreau :
« Dialectique signifie que la contradiction, de soi, par soi,
produit, qu’il y a travail sourd de la négation »228. Or, les
« gestes […] à deux tranchants » qui rythment la cruauté
d’Héliogabale – « Unité, Anarchie » - expriment bien le travail
d’une contradiction qu’Artaud ne cesse d’invoquer par
ailleurs229. Le dispositif deleuzo-guattarien fait du reste lui aussi
appel à la force de la contradiction : l’unité du produit et du
produire qui anime le processus de production du réel et
constitue la clef de voûte de L’Anti-Œdipe, nous allons le
montrer, est une unité dialectique.

En troisième lieu, le contraste pointé par Rogozinski entre la


clôture figée du corps sans organes et la plasticité anatomique
du corps glorieux ne suffit pas à disqualifier la proposition
deleuzo-guattarienne invitant à « se faire un corps sans
organes » ni à opposer celle-ci à l’intention d’Artaud. Le
concept de corps sans organes est indéniablement élastique
                                                                                                                       
228
G. LARDREAU, L’exercice différé de la philosophie, Paris, Verdier, 1999,
p. 67.
229
A. ARTAUD, Héliogabale ou l’anarchiste couronné, in Œuvres, Paris,
Gallimard, 2004, p. 453 : « Et l’anarchie, au point où Héliogabale la pousse,
c’est de la poésie réalisée. Il y a dans toute poésie une contradiction
essentielle. La poésie, c’est de la multitude broyée et qui rend des
flammes ».

167  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans l’œuvre de Deleuze. Il varie tant en extension qu’en


compréhension. Du point de vue de l’extension, le corps sans
organes se rapporte à la représentation d’objets divers : à un
corps humain (corps du schizophrène, du drogué, du
masochiste, de l’hypocondriaque, de l’anorexique, de l’amant,
etc.), mais aussi à la Terre, à un livre, à un État, à de l’argent, à
une usine, à une ville, à un Parti, indiquant à chaque fois la
limite des formes d’organisation dans lesquelles sont pris ces
objets et leur tendance à les fuir vers un horizon
d’indétermination230. Du point de vue de la compréhension,
nous avons vu que le corps sans organes valait à la fois comme
limite (intérieure au corps vécu, immanente), comme ressource
autarcique (corps atomique pré-anatomique), comme modèle
de la mort (ou stase de l’anti-production), comme puissance
plastique (organe métamorphique), comme résultat logique
d’une identification dialectique entre produit et produire, entre
l’un et le multiple, ou encore comme résultat d’une pratique
d’intensification. Nous avons ordonné les différentes scansions
de la variation du concept de corps sans organes aux stations
vitales respectives qu’elles déterminent en les superposant aux
étapes de la genèse biopsychique de l’individu selon Freud. La
typologie qui en découlait était la suivante : 1°) un corps sans
                                                                                                                       
230
MP, p. 10 et 201.

168  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

organes pur ou inengendré (ce qui n’a jamais été vécu) ; 2°) un
corps sans organes instauré (station hypocondriaque) ; 3°) un
corps sans organes vécu (station hystérique), 4°) un corps sans
organes muré (station catatonique ou invivable et interruption
du processus) obtenu par prolifération (corps cancéreux) ou
évidement (corps vide ou dé-stratifié) ; 5°) un corps sans
organes percé ou restauré (station vitale glorieuse). Il en ressort
que ce n’est pas le corps sans organes en tant que tel qu’il faut
abandonner puisqu’il se modalise en différentes stations vitales
dont deux seulement sont invivables ou mortifères : le corps
sans organes pur, qui n’a pas d’autre valeur que logico-
discursive et entre à titre de pièce dans le processus
d’exposition de la production désirante, et le corps sans
organes catatonique, qui marque l’échec du processus, son
point du butée contre « le mur ». Le corps sans organes
instauré, métamorphique et le corps sans organes percé sont
précisément ce qu’Artaud a en vue lorsqu’il évoque le corps
glorieux à venir, ce corps troué et organisé selon une « nouvelle
anatomie furtive » où les paupières dansent « couple à couple
avec des coudes, des rotules, des fémurs et des orteils ».
L’organe métamorphique ou hypocondriaque sur lequel insiste
Deleuze dans sa monographie sur Bacon donne précisément
les moyens de penser une anatomie infiniment mobile et

169  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

plastique, qui prépare l’explosion de la percée schizophrénique,


cette explosion qui creuse les toiles de la troisième période de
Turner231. La douleur inséparable de l’instauration d’un corps
sans organes par voie d’intensification, alors même qu’elle
prend la forme pratique d’une relation à soi autarcique (où le soi
provient de la défaite ou de la défection du « je » et du triomphe
d’une pulsion de mort machinique), descelle l’horizon d’une telle
explosion : »[…] et le corps est ce qui de cette/douleur
déroutante se sera/tiré vivant et permanent »232 . Le corps sans
organes glorieux ou restauré par la percée schizophrénique,
c’est-à-dire par la percée de la vie de l’inconscient hors du

                                                                                                                       
231
AŒ, p. 157.
232
A. ARTAUD, Suppôt et supplications, in Œuvres, Paris, Gallimard, 2004,
p. 1405. Dans son essai intitulé La défiguration, Evelyne Grossman a insisté
sur « le mouvement incessant d’une négation qui à la fois dissout la forme et
l’ouvre, la déplace, la met en suspens, l’anime… en un mot, la fait vivre »,
dans l’œuvre d’Artaud : « Je connais peu d’auteurs qui ont été comme
Artaud tenaillés dès le début par la sensation aiguë d’une mort en eux
omniprésente et qu’il s’agissait, coûte que coûte, de faire vivre. […] La
défiguration, dans une première approche, serait donc la force de la
déstabilisation qui affecte la figure, en bouleverse les contours stratifiés, et la
rend à cette paradoxale énergie qu’Artaud aurait pu nommer avec Edgar
Poe (l’un de ses « Frères humain ») la mort vivante – la vie, dans le
renversement logique qu’opère Artaud, n’étant qu’une stase de la mort
infinie, cette inépuisable énergie. « Il serait vain, écrit-il à André Rolland de
Renéville en 1933, de considérer les corps comme des organismes
imperméables et fixés. Il n’y a pas de matière, il n’y a que des stratifications
provisoires d’états de vie » » (La défiguration, Paris, Minuit, 2004, p. 18-19).
On se reportera aussi à la discussion entre Evelyne Grossman et Jacob
Rogozinski dans « Deleuze lecteur d’Artaud – Artaud lecteur de Deleuze » in
Rue Descartes, 2008/1 n° 59, p. 78-91.

170  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

système répression-refoulement qui l’inhibe ou l’amortit, définit


l’horizon eschatologique qui est au centre de L’Anti-Œdipe et
fixe une tendance de développement pour les machines
artistiques, analytiques, révolutionnaires ou littéraires, elles-
mêmes pièces d’« une seule et même machine désirante »233 .

                                                                                                                       
233
AŒ, p. 162.

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FABRICE  JAMBOIS  
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FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre IV - La pulsion de mort


machinique comme puissance plastique :
éclaircissements sur l’identité du produit et du
produire dans la production désirante

Interpréter le corps sans organes en prenant pour fil


conducteur le modèle de la genèse biopsychique freudienne
suggéré par l’analogie du CsO et de l’œuf nous a conduits à
différencier plusieurs concepts du corps sans organes, chacun
renvoyant à une station vitale spécifique. La « vie du corps » ne
saurait tout uniment être comprise, chez Deleuze, comme
l’expression d’un vitalisme naïf ou assimilée à une forme
caricaturée de spinozisme. L’attachement à la vie y est plus
complexe qu’une persévérance dans l’être et la « vie du corps »
renvoie, dans cette action répulsive à travers laquelle le corps
sans organes résiste à l’organisation, à une opération
dialectique proprement hégélienne, qui occupe une position
nodale dans L’Anti-Œdipe. Dans la Science de la logique, Hegel
désigne en effet la relation négative, par laquelle l’Un se
repousse de soi-même et pose son autre, sous le terme
physique de « répulsion ». La position du corps sans organes,

173  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

repoussé de la production désirante à l’issue de l’exposition de


la synthèse connective, dérive, de fait, d’une relation négative.
La machine paranoïaque, dont nous demandions à quelle
agression des machines-organes elle répondait dans sa
réaction répulsive, n’est que la prise de consistance, sous la
forme d’une opposition entre les deux termes issus du
mouvement de différenciation, de l’expulsion de soi des
machines désirantes : « […] en soi la machine paranoïaque est
un avatar des machines désirantes (nous soulignons) : elle
résulte du rapport des machines désirantes au corps sans
organes, en tant que celui-ci ne peut plus les supporter »234.
Le corps sans organes n’est ni une collection d’organes
obtenue par la destruction préalable d’un corps organisé qui
rassemblait les conditions perdues de leur unité, ni un
organisme démembré, modifié par une succession de
mutilations, d’ablations : différencié sans être organisé, intégral
sans être totalisé ni approprié, le CsO n’est ni projectif, ni
régressif et ne manque de rien. Il est Un corps, et non le corps
propre, auquel il est seulement adjacent. L’article indéterminé
signifie ici une unité quelconque. Une unité qui, dans cet
« organe indéterminé » par lequel se définit le corps sans
organes, marque l’identité entre l’organe formé comme produit
                                                                                                                       
234
Ibid., p. 16.

174  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et la formation d’organe comme produire. L’identification du


produit et du produire clôt la série par laquelle la synthèse
connective de l’inconscient se laisse appréhender : « Du
produire, un produit, une identité produire-produire… C’est cette
identité qui forme un troisième terme dans la série linéaire :
énorme objet non différencié. Tout s’arrête un moment, tout se
fige »235. Le couplage de la production à l’anti-production n’est
pas séparable de l’engendrement de l’anti-production elle-
même et prépare la surrection de la machine paranoïaque, le
moment de la répulsion des organes qui imprime leur
mouvement aux deux autres synthèses de l’inconscient.
L’identité du produit et du produire, moment capital dans
l’exposition logique du processus primaire de l’inconscient,
exprime la coïncidence de formes finies et d’une activité en
marche. Cette identité, qui commande la compréhension du
modèle métapsychologique construit par Deleuze et Guattari
dans le chapitre premier de L’Anti-Œdipe, peut être interprétée
de trois façons au moins.

                                                                                                                       
235
Ibid., p. 13.

175  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

A. L’identité du produit et du produire du point de


vue du virtuel et de l’actuel

D’un point de vue ontologique, tout d’abord, l’identité produit-


produire signifie l’impossibilité de construire une intuition du
produit, d’en répertorier un certain nombre de propriétés sur
lesquelles se fixerait la singularité de son être, sans se
méprendre sur ce qu’il en est de l’être entendu comme univocité
et immanence radicale : l’être ne se dissout pas en un
ensemble de propriétés qui instruiraient une répartition des
étants, mais se définit par l’activité de neutraliser toute
catégorisation. C’est la conséquence de cette polémique
implicite de Deleuze avec Aristote que relève Badiou :
Il s’agit que l’impropriété de l’être ne soit rien
d’autre que la défection des propriétés par leur
virtualisation ; et qu’inversement les propriétés de
l’étant ne soient rien d’autre que le simulacre
terminal de leur actualisation. Alors, l’être est
dépropriation du propre de la propriété. Ce qui veut
dire qu’il est le mouvement de deux mouvements,
ou plutôt : le mouvement neutre du Tout, tel qu’en
lui-même advient le partage des étants selon
l’impartageable, ou l’indiscernable, du mouvement
236
qui les disjoint.

Non seulement l’être ne se dit pas de multiples manières,


mais la contestation d’une répartition des étants selon des
                                                                                                                       
236
A. BADIOU, « L’ontologie vitaliste de Deleuze » in Court traité d’ontologie
transitoire, Paris, Le Seuil, 1998, p. 62-63.

176  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

propriétés déterminés (métamorphose du produit) ne


s’accomplit pas indépendamment d’un refus d’une conception
technicienne du monde où le processus d’émergence des
étants serait ordonné à une actualisation arrimée à un telos
univoque (disjonction du produire) : une propriété ne devient
pas actuelle sans qu’en même temps ce qu’elle a de propre ne
soit emporté dans un mouvement de disjonction ou de
virtualisation sous l’effet de relations et d’opérations nouvelles.
Autrement dit, actualisation et virtualisation des propriétés du
produit se compénètrent : l’être est précisément ce double
mouvement par lequel actualisation et virtualisation s’échangent
à l’intérieur des propriétés – double mouvement en vertu duquel
le propre des propriétés (ou déterminité) bascule dans
l’impropre (ou indéterminité)237. Deleuze nomme
« quelconque » la propriété en tant qu’elle abrite
l’indétermination, c’est-à-dire l’indiscernabilité des mouvements
d’éclosion et de perte de ce qu’elle a de propre : c’est en ce
sens que le corps sans organes est défini comme un « organe
quelconque » dans Francis Bacon. Le caractère quelconque
                                                                                                                       
237
Ibid., p. 64 : « Et c’est aussi bien la raison pour laquelle l’être est neutre.
Car sa puissance est de métamorphoser en retour éternel du même ce qui
se présente comme partage catégoriel, de se soustraire affirmativement aux
disjonctions qu’il effectue sans relâche. L’être est modalisation par le milieu
de ce qui semble être distribué. Aussi ne se laisse-t-il penser dans aucune
distribution ».

177  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

des opérations qui sous-tendent les relations dans lesquelles le


produit advient dans une série connective se réverbère dans le
produit lui-même puisqu’aussi bien celui-ci ne se distingue pas
de celles-là. Ainsi, dans l’exemple du bricolage, invoqué par
Deleuze pour illustrer l’identité du produit et du produire :
Quand Lévi-Strauss définit le bricolage, il propose
un ensemble de caractères bien liés : la
possession d’un stock ou d’un code multiple,
hétéroclite et tout de même limité ; la capacité de
faire entrer les fragments dans des fragmentations
toujours nouvelles ; d’où découle une indifférence
du produire et du produit, de l’ensemble
238
instrumental et de l’ensemble à réaliser.

L’indiscernabilité de l’ensemble instrumental et de l’ensemble


à réaliser déjoue toute conception téléologique du bricolage
comme activité. Le stock des éléments collectés par le
bricoleur, en l’absence d’un projet déterminé qui assurerait la
sélection préalable de ces éléments, supporte un halo de
relations et d’opérations virtuelles qui communiquent leurs
virtualités aux propriétés des éléments stockés :
L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc
pas définissable par un projet (ce qui supposerait
d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence
d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres
de projets, au moins en théorie) ; il se définit
seulement par son instrumentalité, autrement dit,
et pour employer le langage même du bricoleur,
parce que les éléments sont recueillis ou

                                                                                                                       
238
AŒ, p. 13.

178  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conservés en vertu du principe que « ça peut


toujours servir ». De tels éléments sont donc à
demi particularisés : suffisamment pour que le
bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du
savoir de tous les corps d’état ; mais pas assez
pour que chaque élément soit astreint à un emploi
précis et déterminé. Chaque élément représente
un ensemble de relations, à la fois concrète et
virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables
en vue d’opérations quelconques (nous
239
soulignons) au sein d’un type.

Le paradigme du bricolage suggère que la synthèse de


disjonction inclusive est déjà à l’œuvre dans le dernier moment
de la synthèse connective de la production désirante ; c’est elle
qui, selon Badiou, assure le soubassement logique de
l’échange de la virtualisation et de l’actualisation, le « et et » de
la synthèse connective tendant au contraire à durcir le partage
catégoriel240. De fait, nous le verrons, les synthèses
machiniques de l’inconscient, loin de correspondre au
découpage formel commandé par l’ordre d’exposition de L’Anti-
Œdipe, se superposent ou se co-activent dans leur opérativité.
                                                                                                                       
239
C. LÉVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 31.
240
A. BADIOU, ibid., p. 65 : « La logique n’est jamais, depuis Aristote, que le
chiffrage des catégories, le triomphe de la propriété contre l’impropriété. Il
faudrait dégager de l’univocité deleuzienne une autre logique ; une logique
où, au regard des distributions catégorielles, nous ne pouvons nous
contenter des connexions usuelles. Le « et et », le « ou bien ou bien », le
« ni ni » : tout cela exténue, dilapide, la puissante neutralité de l’être. Il
faudrait penser une surimposition mouvante du et, du ou et du ni, parce
qu’on pourrait alors dire : l’être est neutre, de ce que toute conjonction est
une disjonction, et de ce que toute négation est une affirmation ».

179  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Badiou détermine l’être, chez Deleuze, comme le point


d’échange et d’indiscernabilité de l’actuel et du virtuel, ce qui le
conduit à identifier l’être neutre ou impersonnel à la vie
entendue comme « neutralité créatrice » :
Le nom de l’être est la vie pour celui-là seul qui ne
prend pas la vie pour un don ou un trésor, ou pour
une survie, mais pour une pensée qui revient là où
toute catégorie entre en défaillance. Toute vie est
nue. Toute vie est dénudation, abandon des
vêtures, des codes et des organes. Non pas qu’on
se dirige vers le trou noir nihiliste. Mais au
contraire pour se tenir au point où s’échangent
actualisation et virtualisation ; pour être un
créateur, c’est-à-dire ce que Deleuze appelle un
« automate purifié », une surface de plus en plus
poreuse à la modalisation impersonnelle de
241
l’être.

La vie serait la « modalisation impersonnelle de l’être » et ce


caractère impersonnel de l’être résulterait d’une tentative de la
part de Deleuze pour maintenir dans le réel la coexistence de
l’actuel et du virtuel en vue de sauver l’Un. Dans Deleuze. La
clameur de l’être, Badiou affirme ainsi que « Deleuze montre
exemplairement que le plus magnifique effort contemporain
pour restaurer la puissance de l’Un se paie, quand à la pensée
de l’objet actuel, inévitablement déterminé comme image, par
une très précaire théorie du Double »242. Reconnaissant que

                                                                                                                       
241
A. BADIOU, ibid., p. 68.
242
A. BADIOU, Deleuze. La clameur de l’être, Paris, Hachette, 1997, p. 79.

180  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« le virtuel occupe chez Deleuze une position stratégique » qui


différencie radicalement la philosophie deleuzienne de la
sienne, Badiou part du principe que Deleuze « s’est attaché à
un platonisme du virtuel » où « l’Idée est la totalité virtuelle [et]
l’Un est le réservoir infini des productions dissemblables », pour
en conclure que « le fondement virtuel de Deleuze reste une
transcendance […] »243 . Si l’enjeu véritable de cette
reconstruction platonicienne de la philosophie de Deleuze est
surtout, pour Badiou, l’occasion de faire valoir l’originalité de sa
propre position, qui est celle d’une « logique du multiple »
compatible avec l’immanence parce qu’elle ne se rapporte pas
originairement à l’acte de l’Un, son interprétation du rapport
entre actuel et virtuel chez Deleuze mérite l’attention pour les
problèmes qu’elle soulève. La notion d’ « indiscernable »
enveloppe l’inclusion du virtuel « comme partie de l’objet réel,
donc l’étant image comme divisé en une partie actuelle et une
partie virtuelle », observe Badiou, en déplaçant le problème de
la détermination complète de l’objet, posé dans Différence et
répétition, vers sa reprise possible à l’aide de la conceptualité
bergsonienne de L’image-temps :
[Deleuze] est guidé, comme en tous les points
nodaux de son système, par Bergson, et
singulièrement par la fameuse thèse sur le
                                                                                                                       
243
Ibid., p. 69.

181  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

jaillissement du temps, lequel « se scinde en


même temps qu’il se pose ou se déroule : il se
scinde en deux jets symétriques dont l’un fait
passer tout le présent, et dont l’autre conserve tout
le passé » (I. T., 109). On reconnaîtra aisément
l’actuel dans le passage du présent, et le virtuel
(ou l’Un, ou l’Être) dans l’intégrale conservation du
passé. Il y a en effet « l’image actuelle du présent
qui passe et l’image virtuelle du passé qui se
conserve » (Ibid.). L’objet réel est donc exactement
244
comme le temps, il est scission ou duplicité.

La duplicité de l’objet, scindé en deux « moitiés inégales


impaires », réintroduit dans l’Être une équivocité puisqu’il se
distribue selon les catégories du présent comme « actualité
close » et du passé comme « totalité virtuelle ». Cette
équivocité, qui compromet l’Un, est aussi « tout le problème
pour Bergson, pour qui la puissance créatrice de la vie, qui est
le nom de l’Un, ne cesse d’engendrer des doubles […] : matière
et mémoire, temps selon la durée et temps spatialisé, intuition
et concept […] »245 . Au risque d’introduire de l’équivocité dans
l’être s’ajoute celui d’une mobilisation de la dialectique puisque
« à définir constamment le devenir par la scission, on se
retrouve moins éloigné de Hegel qu’on ne le souhaitait »246.
C’est pour masquer ces deux conséquences non désirées que
Deleuze aurait eu recours au concept d’indiscernabilité :
                                                                                                                       
244
Ibid., p. 79.
245
Ibid., p. 79-80.
246
Ibid., p. 80.

182  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’indiscernabilité signifie alors l’impossibilité de penser la partie


virtuelle et la partie actuelle de l’objet comme séparées ou
séparables en dépit de leur distinction. En d’autres termes,
l’indiscernabilité des composantes actuelles et virtuelles d’un
objet qu’entraine un fondement virtuel du réel ouvre sur un
confusionnisme ; elle est synonyme de « l’indétermination
essentielle de ce qui est fondé ». Cache-misère philosophique,
l’indiscernabilité ne serait donc qu’une « métaphore conciliante
et obscure de « l’image mutuelle » » qui ferait du virtuel un
autre « asile de l’ignorance »247.

L’interprétation de Badiou, indépendamment du postulat


surprenant qu’elle admet et qui, prêtant à Deleuze un
« platonisme du virtuel », le constitue en philosophe de l’Un, ne

                                                                                                                       
247
Ibid., p. 81 : « Au fur et à mesure que Deleuze tente de l’arracher à
l’irréalité, à l’indétermination, à l’inobjectivité, c’est l’actuel, ou l’étant, qui
s’irréalise, s’indétermine, et finalement s’inobjective, puisqu’il se dédouble
fantomatiquement. […] on se dit que décidément le virtuel ne vaut pas mieux
que la finalité, dont il est l’inversion (il destine tout, au lieu d’être, de tout, la
destination). Soyons particulièrement dur, en convoquant Spinoza contre
son principal, voire unique, disciple réellement moderne : le virtuel, comme
la finalité, c’est ignorantiae asylum.» Dans un pamphlet qui revendique une
certaine proximité avec la position de Badiou, L’exercice différé de la
philosophie, Guy Lardreau prolonge cette critique de la philosophie de
Deleuze, assimilée à une philosophie de la vie toute entière ordonnée à
l’imaginaire et à la puissance de mélange, une philosophie que résume la
maxime « tout est tout », au service d’une position idéaliste, spiritualiste et
qui, pratiquement et politiquement, s’exprima sous la forme de ce que
Lardreau nomme une « rébellion molle ».

183  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

nous permet pas d’élucider la question de l’identité du produire


et du produit dans L’Anti-Œdipe à partir des catégories de
l’actuel et du virtuel pour plusieurs raisons : tout d’abord, la
méthode herméneutique adoptée revient à superposer
tacitement au moins trois réseaux conceptuels différents et non
congruents - celui de Différence et répétition, celui de Logique
du sens et celui de L’image-temps - en faisant comme si le
statut de l’objet était le même et ordonné aux mêmes
problèmes que celui de l’image chez Bergson et comme si
celle-ci répondait à la définition du simulacre dégagée dans
Logique du sens.248 La dernière section du chapitre IV de
Différence et répétition tente de donner un contenu conceptuel
précis à la notion de virtuel et d’éviter de « retomber dans le
vague d’une notion plus proche de l’indéterminé que des
                                                                                                                       
248
Badiou relève chez Deleuze la présence d’une « métaphore optique »,
jugée « boiteuse » et destinée à soutenir « une théorie immanente du
double » statut de l’objet comme actuel et virtuel : le geste invisible de
Deleuze consisterait selon lui à identifier l’objet à un simulacre et à indexer le
simulacre sur la double nature de l’image, virtuelle et actuelle, c’est-à-dire,
finalement, à répéter, dans cette réduction de l’objet à l’image, la philosophie
bergsonienne mais de manière doublement inconséquente car le statut
actuel de l’image l’empêche de valoir pour le domaine du virtuel et, d’autre,
part le virtuel n’est pas de l’ordre de l’image ou du simulacre. Or, si Deleuze
convoque le concept bergsonien d’image, dans la dernière section du
chapitre IV de Différence et répétition, pour marquer la distinction entre le
possible et le réel, les arguments employés pour penser la détermination
complète de l’objet, par l’exposition de sa réalité virtuelle et par son
processus d’actualisation, renvoient à des « modèles techniques »
mathématiques et biologiques. Cf. DR, p. 284-285.

184  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

déterminations de la différence »249. Or, Badiou s’emploie à


défaire la terminologie que Deleuze construit en vue de conférer
une pleine réalité au virtuel. L’unité du virtuel et de l’actuel dans
l’indiscernable est en effet, pour Badiou, le principe d’une
réduction à l’imaginaire de ce que fonde le virtuel saisi comme
principe de mélange ou d’imaginarisation. Or, le passage de
L’image-temps que cite Badiou pour soutenir son argument
porte sur le cristal de temps, concept que Deleuze forme pour
remodeler le concept d’imaginaire. La cristallisation ou
coalescence de l’image actuelle et de l’image virtuelle autour
d’un point d’indiscernabilité dans le circuit « le plus resserré de
l’image actuelle et de son image virtuelle » conditionne la
réversibilité ou l’échange de celle-ci et de celle-là de telle sorte
que la distinction entre imaginaire et réel cesse d’être
pertinente : une telle distinction suppose que l’image actuelle ne
soit que l’actualisation d’une autre image qui lui donne un sens
(actualisation métaphorique où l’image tire son sens et sa
réalité actuelle d’un image-souvenir du type scène primitive) ou
qu’elle doive s’actualiser dans une autre image pour en recevoir
un (actualisation onirique où chaque image s’actualisent dans

                                                                                                                       
249
DR, p. 269.

185  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

celle qui lui succède en un continuum)250. Or, l’image actuelle,


loin d’avoir à se rapporter à une autre image pour recevoir son
sens et sa pleine actualité, se divise en elle-même « en deux
directions hétérogènes, dont l’une s’élance vers l’avenir et
l’autre tombe dans le passé [selon une] distinction en train de
se faire et qui reprend toujours en soi les termes distincts, pour
les relancer sans cesse251. Cette logique du « miroitement
interne » qui ne cesse de relancer de nouvelles scissions
évoque, comme le pointe Badiou, un processus dialectique.
Badiou n’explore pourtant pas la possibilité d’interpréter l’unité
de l’actuel et du virtuel dans l’objet chez Deleuze en
approfondissant cette voie dialectique ouverte par la scission du
temps « en deux jets dissymétriques ». Il prend appui sur
Logique du sens et Différence et répétition, réinterprétés à la
lumière du concept, bien plus tardif, de cristal de temps, pour

                                                                                                                       
250
F.ZOURABICHVILI, Le vocabulaire de Gilles Deleuze, op. cit., p. 25 :
« […] le réel opposé à l’imaginaire apparaît comme un horizon de pure
recognition, où tout est comme déjà connu, et ne se distingue plus guère
d’un cliché, d’une simple représentation. En revanche, si l’on rapporte
l’imaginaire comme production ou création au couple actuel-virtuel dans son
régime dit cristallin, il devient indifférent que l’actuel soit vécu ou forgé
(imaginé). Car le découpage conceptuel n’est plus le même : ce que l’on voit
sur un écran de cinéma, ce qu’un écrivain raconte ou décrit, ce qu’un enfant
imagine dans l’exploration de ses jouissances et de ses frayeurs, est actuel
– ou donné – au même titre qu’une scène réelle. L’important est le type de
rapport que l’actuel entretient avec un éventuel élément virtuel ».
251
IT, p. 109.

186  
 
FABRICE  JAMBOIS  
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conclure à l’échec de la philosophie de Deleuze. Même en


admettant que cette interprétation des textes deleuziens de
1968-1969 soit valable, pourrait-on légitimement en étendre la
portée à L’Anti-Œdipe ? Tout porte à croire, selon Slavoj Zizek,
qu’une ligne de rupture divise l’ontologie deleuzienne en deux
massifs conceptuels radicalement distincts et interdise
d’appliquer à L’Anti-Œdipe des schèmes prélevés dans Logique
du sens :
L’édifice philosophique de Deleuze ne repose-t-il
pas sur deux logiques, deux oppositions
conceptuelles, qui coexistent dans son œuvre ?
[…] D’un côté, la logique du sens, du devenir
immatériel, comme événement-sens, comme
EFFET de processus-causes, matériels-corporels,
autrement dit la logique du fossé radical entre le
processus génératif et son effet-sens immatériel :
« les multiplicités, étant les effets incorporels de
causes matérielles, sont des entités causalement
stériles ou impassibles. Le temps d’un pur devenir,
toujours déjà passé et éternellement à venir, forme
la dimension temporelle de cette impassibilité ou
stérilité des multiplicités. […] De l’autre, la logique
du devenir comme PRODUCTION d’êtres :
« L’émergence de propriétés métriques ou
extensives devrait être traitée comme un
processus unique, dans lequel un espace-temps
virtuel continu se différencie progressivement en
structures spatio-temporelles réelles et
252
discontinues.

                                                                                                                       
252
S. ZIZEK, Organes sans corps, op. cit. , p. 36.

187  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’opposition entre les deux types de logique reconduit à celle


de l’idéalisme et du matérialisme : d’un côté, une ontologie des
« flux stérile[s] d’un devenir de surface », de l’autre, une
ontologie de la production matérielle. La tension entre les deux
ontologies exprime, selon Zizek, un antagonisme entre une
pensée élitiste et apolitique qui serait celle de Deleuze seul et
d’autre part une pensée engagée politiquement sous l’effet de
l’influence exercée sur Deleuze par Guattari : « L’ontologie du
devenir productif conduit à la topique gauchiste de l’auto-
organisation des multiples groupes moléculaires qui résistent
aux systèmes molaires et totalisants du pouvoir ». Telle est « la
vieille idée de la multitude vivante, spontanée, non hiérarchique
» qui permet de dépasser « la seconde ontologie, celle de la
stérilité de l’événement-sens, [et qui] paraît « apolitique » »253.
De fait, comme l’observe Manuel DeLanda, la refonte
conceptuelle accomplie par Deleuze entre Logique du sens et
L’Anti-Œdipe concerne en particulier les opérateurs
ontologiques et la notion de « quasi-cause »254. Le virtuel et le
processus intensif d’actualisation sont redistribués dans le
processus de la production désirante et dans les synthèses

                                                                                                                       
253
Ibid., p. 49.
254
M. DELANDA, Intensive science and virtual philosophy, London/NY,
Continuum, 2002, p. 213.

188  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

passives de l’inconscient (déjà préfigurées dans Logique du


sens). Cette redistribution détermine l’émergence d’une position
matérialiste telle que les flux ne sont plus pensés comme
causalement stériles et limités au domaine d’un devenir de pure
surface. Le corps sans organes comme « pur fluide à l’état libre
et sans coupure » est ce continuum virtuel intensif. Ce que nous
tenons pour le passage clef de l’ensemble de l’architecture de
L’Anti-Œdipe, à savoir le huitième paragraphe du chapitre I, qui
présente l’engendrement logique du corps sans organes
comme dernier moment de la synthèse connective (identité
produit-produire), tend à faire apparaître le corps sans organes
sous la forme de deux entités complémentaires : des flux
d’énergie non liés et un corps plein à la surface duquel glisse ce
fluide énergétique.
Les machines seront-elles assez détraquées, leurs
pièces assez détachées pour se rendre et nous
rendre au rien ? On dirait que les flux d’énergie
sont encore trop liés, les objets partiels encore trop
organiques. Mais un pur fluide à l’état libre et sans
coupure, en train de glisser sur un corps plein
(nous soulignons). Les machines désirantes nous
font un organisme ; mais au sein de cette
production, dans sa production même, le corps
souffre d’être ainsi organisé, de ne pas avoir une
autre organisation, ou pas d’organisation du
255
tout.

                                                                                                                       
255
AŒ, p. 8-9.

189  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’engendrement du corps sans organes s’opère à l’intérieur


d’une phrase elliptique, syntaxiquement déficiente ou
désorganisée et qui court-circuite la linéarité de
l’argumentation : si la conjonction adversative « mais » indique
que nous devons concevoir, par un passage à la limite, des flux
d’énergie entièrement non liés et rendus à un état d’absolue
fluidité, Deleuze et Guattari passent sous silence les modalités
de cette conversion immédiate et dédoublent l’élément obtenu à
la faveur de ce passage à la limite en un continuum fluide et en
un support fixe ou corps plein – ce corps toujours déjà
présupposé sous les machines désirantes qui « nous font un
organisme ». Nous reviendrons sur ce point opaque du
dispositif conceptuel deleuzo-guattarien et sur cette formulation
elliptique autant que déconcertante, sur laquelle devra porter la
charge interrogative. L’obstacle à la compréhension de la
dimension productrice de la vie des machines désirantes se
concentre dans la difficulté à saisir l’identité du produit et du
produire ou, pour le dire autrement, à appréhender le produire
sans le faire disparaître sous le produit. DeLanda se réfère aux
analyses de Prigogine et Nicolis pour interpréter à partir du
champ de la physique cette question de l’occultation de l’ordre
intensif ; il montre que la disparition de l’intensif, aussi bien que
la disparition de ces éléments « concrets » que sont les

190  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

singularités et les affects qui animent les processus intensifs de


production, sous l’ordre extensif advient à la faveur d’une
uniformisation qui impose une homogénéité à la matière et
entraîne une « illusion objective » dont rend compte le concept
d’équilibre thermodynamique. Seuls les systèmes non-linéaires
caractérisés par la présence agissante de multiples attracteurs
redistribuent les singularités et révèlent des potentialités
cachées ou inhibées dans les systèmes linéaires maintenus
dans un état d’équilibre thermodynamique. Saisir le processus
de la production désirante revient à neutraliser l’équivalent d’un
tel état d’équilibre. Autrement dit, la détermination de l’identité
du produire et du produire, la dissipation de l’illusion objective
se ramène au problème de la création du nouveau.

B. L’identité du produit et du produire du point de


vue de l’actualisation et de la contre-actualisation

Que l’identité du produit et du produire soit à interpréter à


partir du problème de la création, c’est précisément ce que
suggère Peter Hallward :
Nous savons que l’être est création, mais que la
création secrète elle-même les obstacles internes
à sa propre continuation. Les créations virtuelles
sont obstruées par les êtres créés actuels qu’elles
produisent. Comme tout être actuel ou créature,
l’être humain tend à se vivre comme un tel

191  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

obstacle. La première tâche est alors de


développer les moyens de surmonter, depuis
l’intérieur de nos contraintes actuelles ou créées,
ces mêmes contraintes. La tâche suivante […]
sera de libérer et d’intensifier le pouvoir des
256
créations virtuelles en tant que telles.

L’actualisation des virtualités créatrices ne s’effectue pas


sans une destruction de ce qui, dans l’existence actuelle de ce
à l’intérieur de quoi poussent les virtualités, bloque la
croissance et la concrétion de celles-ci et réinstaure une illusion
objective et un état d’équilibre paralysant. Penser les conditions
de cette destruction suppose une réflexion sur les catégories
ontologiques du virtuel et de l’actuel. Hallward montre que ces
catégories se dédoublent chacune en fonction de deux
mouvements contradictoires. L’actuel est aussi bien
l’achèvement de la concrétion du virtuel que la présence
opaque et compacte qui met en échec le mouvement
d’actualisation des créations virtuelles. Et le virtuel ne renvoie
pas moins à l’élan créateur qui insuffle une nouveauté dans
l’être qu’à une contre-actualisation qui dissout la consistance
des êtres actuels pour libérer un espace de mouvement. Nous
pouvons en déduire la double exigence qu’implique le
surgissement du nouveau et la saisie adéquate de l’identité du

                                                                                                                       
256
P. HALLWARD, Out of this world. Deleuze and the philosophy of
creation, London/New York, Verso, 2006, p. 79.

192  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

produit et du produire : d’une part une exigence de contraction


ou de différenciation capable de libérer le produire ou le devenir
d’un bloc de produit inerte et, d’autre part, l’exigence de
contrecarrer le mouvement par lequel le produire pur menace
de basculer ou de retomber dans l’immobilité du produit.

Le dépassement du premier écueil pose le problème de


l’animation : comment introduire du devenir dans l’être ? Ou,
pour reprendre les termes dans lesquels se pose la question
dans le cadre de notre examen de la production primaire de
l’inconscient : comment rendre fluide le « produit » et délier les
flux d’énergie ? Le processus d’intensification constitue la
réponse à ce problème. Hallward précise que la création par
voie d’intensification ne concerne que les seules virtualités et
non l’état de choses dans lequel elles s’incarnent. Le concept
d’intensification créatrice auquel fait appel Deleuze provient,
selon lui, du concept bergsonien de durée. De quelle façon la
durée peut-elle nous éclairer quant au rapport du produit et du
produire ? Rappelons tout d’abord que ce concept désigne chez
Bergson :
[…] le temps conçu comme continu, c’est-à-dire
créateur, et hétérogène tout à la fois – par
opposition à l’espace, qui est discontinu et
homogène – parce qu’il est un acte, et non une
chose ou un milieu. Il s’agit d’un acte de synthèse
immanente, par lequel le temps constitue ses

193  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

propres moments comme tels en les prolongeant


les uns dans les autres, c’est-à-dire en les retenant
257
grâce à une mémoire.

Bergson conçoit en effet la durée comme une synthèse ou


une contraction258. Cette contraction assume la fonction motrice
d’un principe d’animation qui permet de sortir de l’état de
détente propre à la matière inerte. Si l’existence actuelle nous
est donnée sur le mode de la représentation d’un produit inerte,
c’est-à-dire sur le mode de ce qui, une fois actualisé, est
pleinement expliqué une fois pour toutes dans son
actualisation, l’existence virtuelle, impliquée en elle-même,
s’ordonne à un mouvement continu d’intensification par lequel
quelque chose comme un devenir authentique, producteur de
nouveauté, d’événements imprévisibles, peut advenir. La
philosophie bergsonienne, remarque Deleuze dans son texte
sur « La conception de la différence chez Bergson », fait de la
durée « la différence de nature en personne »259.

                                                                                                                       
257
A. FRANÇOIS, Bergson, Paris, Ellipses, 2008, p. 118.
258
ID, p. 64 : « Dire que le passé se conserve en soi et qu’il se prolonge
dans le présent, c’est dire que le moment suivant apparaît sans que le
précédent ait disparu. Ceci suppose une contraction, et c’est la contraction
qui définit la durée. Ce qui s’oppose à la contraction, c’est la répétition pure
ou la matière : la répétition est le mode d’un présent qui n’apparaît que
quand l’autre a disparu, l’instant même ou l’extériorité, la vibration, la
détente ».
259
ID, p. 71.

194  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Il n’y a pas au principe un Être immobile et stable ;


ce dont il faut partir, c’est de la contraction même,
c’est de la durée dont la détente est l’inversion. […]
Pourquoi est-ce la détente qui est l’inverse de la
contraction, et pas la contraction l’inverse de la
détente ? Parce que faire de la philosophie, c’est
justement commencer par la différence, et que la
différence de nature est la durée dont la matière
260
est seulement le plus bas degré.

La contraction est ce par quoi s’opère l’animation du réel. La


thèse d’une contraction comme principe d’animation et comme
point de départ philosophique va de pair avec celle d’une
multiplicité des durées ou des rythmes. L’exemple
paradigmatique, à cet égard, est donné par Bergson dans
Matière et mémoire et concerne la perception de la lumière
rouge :
Dans l’espace d’une seconde, la lumière rouge, -
celle qui a la plus grande longueur d’onde et dont
les vibrations sont par conséquent les moins
fréquentes, - accomplit 400 trillions de vibrations
successives. Veut-on se faire une idée de ce
nombre ? On devra écarter les vibrations les unes
des autres assez pour que notre conscience
puisse les compter ou tout au moins en enregistrer
explicitement la succession, et l’on cherchera
combien cette succession occuperait de jours, de
mois, ou d’années. Or, le plus petit intervalle de
temps vide dont nous ayons conscience est égal,
d’après Exner, à 2 millièmes de secondes ; encore
est-il douteux que nous puissions percevoir de
suite plusieurs intervalles aussi courts. Admettons
cependant que nous en soyons capables

                                                                                                                       
260
Loc. cit.

195  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

indéfiniment. Imaginons, en un mot, une


conscience qui assisterait au défilé de 400 trillions
de vibrations, toutes instantanées, et seulement
séparées les unes des autres par les 2 millièmes
de seconde nécessaires pour les distinguer. Un
calcul fort simple montre qu’il faudra plus de
25 000 ans pour achever l’opération. Ainsi cette
sensation de lumière rouge éprouvée par nous
pendant une seconde correspond, en soi, à une
succession de phénomènes qui, déroulés dans
notre durée avec la plus grande économie de
temps possible, occuperait plus de 250 siècles de
261
notre histoire.

La contraction que Deleuze, commentant Bergson, nomme


« mémoire-contraction » produit donc des qualités déterminées
par les rythmes propres à notre durée. Toute qualité renvoie à
une exigence rythmique sans laquelle perception et
représentation se défont, à tel point qu’il suffirait de faire varier
les rythmes par accélération ou ralentissement pour altérer le
donné perceptif dans lequel la conscience trouve son
corrélat262 . Le degré croissant de dilution des qualités perçues
lorsque le rythme se ralentit va de pair avec une distinction
toujours plus grande des événements matériels à mesure que
la contraction ne suffit plus à les synthétiser. Cette analyse de

                                                                                                                       
261
H. BERGSON, Matière et mémoire, Paris, P.U.F. 1990 (1939), p. 226.
262
Ibid., p. 227-228 : « Si nous pouvions étirer cette durée, c’est-à-dire la
vivre dans un rythme plus lent, ne verrions-nous pas, à mesure que ce
rythme se ralentirait, les couleurs pâlir et s’allonger en impressions
successives, encore colorées sans doute, mais de plus en plus près de se
confondre avec des ébranlements purs ? »

196  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

la perception matérielle liée à l’activité de la mémoire d’un sujet


suppose une vie psychologique consciente et montre que, si la
durée est virtuelle, « le réel renvoie à tel ou tel degré de la
durée, dans la mesure où ce degré se différencie »263 . « La
durée, écrit Deleuze, n’est pas en soi psychologique, mais le
psychologique représente un certain degré de la durée qui se
réalise entre autres et parmi d’autres »264 . Si nous transposons
le raisonnement bergsonien à l’intérieur du contexte théorique
du premier chapitre de L’Anti-Œdipe, le champ de la vie
inconsciente déterminée comme production du réel doit donc
renvoyer à une durée non psychologique. Le sub-représentatif
comporte plus que la représentation puisqu’il enveloppe une
trame de la réalité infiniment plus délayée, celle d’un plan
d’existence moléculaire qui n’est plus placé sous la
dépendance de la seule durée molaire de la conscience :
[…] si vous supprimez ma conscience, l’univers
matériel subsiste tel qu’il était : seulement, comme
vous avez fait abstraction de ce rythme particulier
de durée qui était la condition de mon action sur
les choses, ces choses rentrent en elles-
mêmes [et] se délayent dans une durée
265
incomparablement plus divisée.

                                                                                                                       
263
ID, p. 62.
264
Loc. cit.
265
H. BERGSON, op. cit., p. 233-234.

197  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Bergson indique que le substrat matériel de l’univers pourrait


être adéquat aux schématisations symboliques que la physique
en donne.266 Qu’il existe pourtant des durées ou des rythmes
propres à la production primaire de l’inconscient et à ce plan
moléculaire, que celui-ci ne se ramène pas à un ensemble de
vibrations homogènes, c’est ce que suggère indirectement la
référence à la typologie des différents types de « séances »
d’analyse et des formes de résistances qui s’y manifestent que
Deleuze et Guattari empruntent à André Green267. La variabilité

                                                                                                                       
266
Ibid., p. 226 : « À vrai dire, tourbillons et lignes de force ne sont jamais
dans l’esprit du physicien que des figures commodes, destinées à
schématiser des calculs. Mais la philosophie doit se demander pourquoi ces
symboles sont plus commodes que d’autres et permettent d’aller plus loin.
Pourrions-nous, en opérant sur eux, rejoindre l’expérience, si les notions
auxquelles ils correspondent ne nous signalaient pas tout au moins une
direction où rechercher la représentation du réel ? Or, la direction qu’ils
indiquent n’est pas douteuse ; ils nous montrent, cheminant à travers
l’étendue concrète, des modifications, des perturbations, des changements
de tensions ou d’énergie, et rien autre chose ».
267
AŒ, p. 81 : « […] on dirait que certains sujets ont une libido si
visqueuse, ou bien au contraire si liquide, que rien n’arrive à « prendre » sur
eux. On aurait tort de ne voir dans cette remarque de Freud qu’une
observation de détail, une anecdote. Il s’agit en fait du plus essentiel dans le
phénomène du désir, à savoir les flux qualitatifs de la libido (nous
soulignons). André Green, dans de belles pages, a récemment repris la
question en faisant le tableau de trois types de séances, dont les deux
premiers comportent contre-indication, le troisième seul constituant la
séance idéale en analyse. D’après le type I (viscosité, résistance de forme
hystérique), « la séance est dominée par un climat pesant, lourd,
marécageux. Les silences sont de plomb, le discours est dominé par
l’actualité, … est uniforme, il est un récit descriptif où aucun renvoi au passé
n’est décelable, il se déroule selon un fil continu, ne pouvant se permettre

198  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de la qualité des flux libidinaux, dont Deleuze et Guattari


soulignent que Freud se reproche de ne pas l’avoir assez prise
en considération, se signale par les rythmes décelables dans la
parole des patients au cours des séances d’analyse : la
viscosité des flux hystériques, la fluidité torrentielle des flux
obsessionnels définissent les deux pôles de l’échelle qualitative
sur laquelle se répartissent les flux de désir. Une telle variabilité
ne témoigne pas seulement de variations de la vitesse de
l’élaboration symbolique et de la constitution de chaines
signifiantes : elle pointe en direction de rapports de vitesse et
de lenteurs présents dans la production primaire de
l’inconscient en elle-même. La production du réel qui advient
dans l’inconscient mobilise des rythmes ou durées différentes

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
aucune brisure… Les rêves sont récités,…l’énigme qu’est le rêve est prise
dans l’élaboration secondaire qui fait primer le rêve comme récit et comme
événement au rêve comme travail sur des pensées… Transfert englué… ».
D’après le type II (liquidité, résistance de forme obsessionnelle), « la séance
est ici dominée par une extrême mobilité de représentations de toutes
sortes, … la langue est déliée, rapide, presque torrentielle,…tout y passe,…
le patient pourrait tout aussi bien dire le contraire de tout ce qu’il avance
sans que cela ne change rien de fondamental à la situation analytique…
Tout ceci est sans conséquence, car l’analyse glisse sur le divan comme
l’eau sur les plumes d’un canard. Il n’y a aucun crochetage par l’inconscient,
aucun amarrage dans le transfert. Le transfert est ici volatil… ». Reste alors
seulement le troisième type, dont les caractères définissent une bonne
analyse : le patient parle pour constituer le procès d’une chaîne de
signifiants ».

199  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qui se traduisent par des flux de désir de qualités distinctes.


Résumons-nous : le problème de la création ou de
l’actualisation qu’Hallward rapporte au concept bergsonien de
durée suppose des degrés de tension ou de contraction
capables de faire naitre les qualités en lesquelles se
rassemblent des ensembles d’événements microphysiques ou
moléculaires. L’existence de qualités variables des flux
libidinaux atteste bien de durées propres à la vie
inconsciente268. Ce sont ces durées, ces rythmes de la
production primaire de l’inconscient qu’ont en vue Deleuze et
Guattari lorsqu’ils s’efforcent de cerner, dans la synthèse
connective, la cadence syncopée qui impose des arrêts dans la
série linéaire du produit et du produire. La production désirante
                                                                                                                       
268
Le deuxième chapitre de Mille plateaux approfondit ce point dans la
théorie de l’individuation intensive et des noms propres, à propos d’une
distinction bergsonienne en son principe entre les multiplicités arborescentes
et les multiplicités rhizomatiques : « Mais qu’est-ce que ça veut dire, ces
distances indivisibles qui se modifient sans cesse, et qui ne se divisent pas
ou ne se modifient pas sans changer de nature à chaque fois ? N’est-ce pas
le caractère intensif des éléments et de leurs rapports dans ce genre de
multiplicité ? Exactement comme une vitesse, une température ne se
composent pas de vitesses ou de températures, mais s’enveloppent dans
d’autres ou en enveloppent d’autres qui marquent chaque fois un
changement de nature. C’est parce que ces multiplicités n’ont pas le principe
de leur métrique dans un milieu homogène, mais ailleurs, dans les forces qui
agissent en elles, dans les phénomènes physiques qui les occupent,
précisément dans la libido qui les constituent du dedans, et qui ne les
constituent pas sans se diviser en flux variables et qualitativement distincts.
Freud lui-même reconnaît la multiplicité des « courants » libidinaux qui
coexistent chez l’Homme aux loups » (MP, p. 44).

200  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sera d’autant plus fluide et laissera d’autant plus prédominer le


produire sur le produit figé qu’elle sera ordonnée à des rythmes
plus lents, à des degrés de tension plus faibles ; elle fera au
contraire prévaloir le produit sur le produire, c’est-à-dire des flux
d’énergie plus liés, lorsque les degrés de tensions seront plus
élevés. Les deux pôles extrêmes, obtenus par un passage à la
limite, vers lesquels tendent respectivement les deux types
qualitatifs de flux libidinaux sont précisément ceux que Deleuze
et Guattari mentionnent elliptiquement en évoquant « un pur
fluide à l’état libre et sans coupure, en train de glisser sur un
corps plein » : le « corps plein » renvoie à une viscosité
maximale, à l’immobilisation du processus dans un bloc
compact des flux libidinaux tandis que le « pur fluide » désigne
à l’inverse l’état qualitativement le plus volatil de la libido269. Le
problème de l’animation du processus ne se ramène pas
seulement à éviter que le produit ne bloque le produire (premier
écueil) et n’entrave les flux en les liant trop. Il s’agit aussi bien

                                                                                                                       
269
Les facteurs qualitatifs de la libido et les différenciations entre les types
de séances que les qualités visqueuses ou trop fluides de la libido
impliquent sont thématisés par Freud dans L’analyse avec fin et l’analyse
sans fin, que Green interprète dans le texte cité par Deleuze et Guattari dans
L’Anti-Œdipe. Or, dans le passage consacré à cette question des qualités de
la libido relativement au problème de la résistance à la cure, Freud met en
rapport le facteur qualitatif avec la thèse d’un masochisme immanent et
d’une pulsion de mort. Nous tentons donc ici de ressaisir un lien décelé par
Freud, mais du point de vue de la métapsychologie deleuzo-guattarienne.

201  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de penser, conjointement au mouvement d’actualisation par


contraction ou différenciation, le moyen de combattre ou de
contenir le déversement des flux du pur produire afin d’éviter
que le produire ne se mue en produit. C’est la seconde
exigence, que nous nommerons l’exigence soustractive. Dans
un texte où il se propose de reconstruire la pensée de Deleuze
à partir du premier chapitre de Matière et Mémoire, Quentin
Meillassoux note en effet que « les flux, livrés à eux-mêmes,
sont une telle mobilité pure s’immobilisant du fait même
qu’aucun obstacle n’entrave le déploiement »270. Un être-flux
fait de mouvements s’immobiliserait. C’est en ce sens que
Guattari note, dans les Écrits pour L’anti-Œdipe que « Les
corps sans organes, c’est alors […] le comble des flux – recours
ultime au punctum »271 . Dans le devenir pur s’abolit tout
devenir : pour qu’il y ait effectivement devenir, il faut que
quelque chose ne passe pas, résiste aux flux. D’où la nécessité
d’interceptions. Le début de Matière et mémoire affirme que la
perception, ordonnée aux exigences de la vie, suppose une
sélection des images et que toute perception correspond à une

                                                                                                                       
270
Q. MEILLASSOUX, « Soustraction et contraction. À propos d’une
remarque de Deleuze sur Matière et mémoire » in Philosophie, n° 96, Paris,
Minuit, hiver 2007, p. 82.
271
F. GUATTARI, Écrits pour L’Anti-Œdipe, Paris, Lignes&Manifestes, 2004,
p. 447.

202  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

soustraction dans l’infini immédiat et continu de la matière,


c’est-à-dire à une interprétation du réel à partir du schème de
l’espace qui permet à l’esprit de tracer « des divisions dans la
continuité de l’étendue » ; la matière en tant que telle « se
résout […] en ébranlements sans nombre, tous liés dans une
continuité ininterrompue, tous solidaires entre eux, et qui
courent en tous sens comme autant de frissons »272. Un univers
matériel pur prend nécessairement l’apparence d’une continuité
immobile :
Reliez les uns aux autres, en un mot, les objets
discontinus de votre expérience journalière ;
résolvez ensuite la continuité immobile de leurs
qualités en ébranlements sur place ; attachez-vous
à ces mouvements en vous dégageant de l’espace
divisible qui les sous-tend pour n’en plus
considérer que la mobilité, cet acte indivisé que
votre conscience saisit dans les mouvements que
vous exécutez vous-même : vous obtiendrez de la
matière une vision fatigante peut-être pour votre
imagination, mais pure, débarrassée de ce que les
exigences de la vie vous y font ajouter dans la
273
perception extérieure.
Nous avons vu que les coupures rendaient possible
l’écoulement des flux dans la synthèse connective, qu’elles
étaient les agents de leur mobilité. L’interception des flux n’est
donc pas seulement à rechercher dans ces interceptions
locales et partielles que sont les coupures, mais dans le devenir
                                                                                                                       
272
H. BERGSON, op. cit., p. 234.
273
Loc. cit.

203  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

complexe des flux, c’est-à-dire dans un devenir soustractif des


écoulements ou devenirs singuliers. Que faut-il entendre par
« devenirs soustractifs » ? Une certaine manière « d’introduire
dans la matière un devenir, sans introduire autre chose que de
la matière »274. Le corps sans organes, d’après la libre
reconstruction suggestive qu’en propose Meillassoux, est un
opérateur de contre-actualisation qui raréfie les virtualités,
contient leur poussée et empêche les flux des séries
connectives de s’immobiliser dans une matérialité fixe. En
d’autres termes, le corps sans organe introduit de la
déconnexion dans les séries connectives de façon à laisser
                                                                                                                       
274
Q. MEILLASSOUX, op. cit., p. 87-88 : « Qu’est-ce qu’un vivant […] si
l’on s’inspire de Bergson ? C’est une raréfaction locale des flux : car un
vivant, c’est un corps, c’est-à-dire une sélection […]. Autrement dit, un
vivant, c’est un lieu où les flux ne passent plus de façon totale et sans
discrimination. En conséquence, un vivant est une boucle discontinue
d’interceptions. Une boucle, car il faut assurer un lieu à la raréfaction des
flux ; une boucle discontinue, car un vivant ne doit pas entièrement se
couper des flux – faute de n’avoir plus aucun rapport affectif et/ou perceptif
au monde environnant. J’appelle « raréfaction » tout appauvrissement
localisé des flux – donc tout vivant. Une raréfaction est plus qu’une
interception : une interception ne fait pas une raréfaction, tandis qu’une
raréfaction n’est faite que d’interceptions de flux. […] s’il n’y avait pas de
devenir des raréfactions, on pourrait seulement considérer ce dont est fait un
vivant, la matière qui en constitue le lieu. On penserait ce dont il est fait,
mais non ce qu’il est : on le penserait comme organisme, mais non comme
raréfaction. […] penser le vivant doit revenir à penser le devenir des zones
de raréfaction. Il faut qu’il existe un passé non-organique des corps – qu’il
existe des raréfactions virtuelles. Il nous faut un passé non organique du
vivant, un devenir inorganique des corps. Ou encore il nous faut un corps
sans organes ».

204  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

coexister un monisme de la matière et un pluralisme des


événements. L’engendrement du corps sans organes comme
troisième moment de la synthèse connective fait advenir dans
le pan-connexionnisme l’imminence d’un arrêt brutal en une
« station incompréhensible et toute droite ». Dans le
fonctionnement fluide des machines désirantes s’introduit un
sursaut : « Tout s’arrête un moment, tout se fige (puis tout va
recommencer). D’une certaine manière, il vaudrait mieux que
rien ne marche, rien ne fonctionne »275. Le corps sans organes
est opérateur de contre-actualisation ou de disruption dans les
séries connectives. La contre-actualisation est principe de la
création car elle in-stabilise les éléments actuels, consistants
tels qu’ils apparaissent dans une approche ou un usage
« molaire ». Le texte de Deleuze sur le théâtre de Carmelo
Bene donne un exemple précis de l’opération créatrice de
contre-effectuation ou contre-actualisation appliquée à la
création d’une pièce de théâtre par soustraction de certains
éléments des pièces de Shakespeare, Roméo et Juliette et
Richard III :
L’homme de théâtre n’est plus un auteur, acteur ou
metteur en scène. C’est un opérateur. Par
opération, il faut entendre le mouvement de la
soustraction, de l’amputation, mais déjà recouvert

                                                                                                                       
275
AŒ, p. 15.

205  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

par l’autre mouvement, qui fait naître et proliférer


quelque chose d’inattendu, comme dans une
prothèse : amputation de Roméo et
développement gigantesque de Mercuzio, l’un
276
dans l’autre.

La soustraction et le surgissement d’un mouvement de


création sont l’avers et le revers du même processus, mais
c’est l’opération soustractive qui libère l’élan créateur en tant
que tel. Ainsi, dans le Richard III de Bene, « la soustraction des
éléments de Pouvoir […] va dégager une nouvelle potentialité
de théâtre, une force non représentative toujours en
déséquilibre »277. Le déséquilibre signale le mouvement du
désir en marche, incapable de se fixer dans une forme, dans un
produit ; il est l’espace de jeu, toujours extérieur à l’espace de
la représentation, à l’intérieur duquel se fabrique le réel. La
difficulté à se représenter la coïncidence du produit et du
produire dans la production désirante est interne à l’opération
productive qui est soustractive : la production saisie par
l’entendement séparateur sous la forme de la représentation
d’un produit pleinement actuel, fige le processus, l’interrompt.
Le choix par Deleuze et Guattari de termes négatifs ou privatifs
tels qu’« indiscernabilité », « impersonnel », « imperceptible »,
pour rendre compte du devenir des singularités, traduit la
                                                                                                                       
276
S, p. 89.
277
Ibid., p. 94.

206  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

prégnance de l’opération soustractive qui se déploie avant tout


contre l’ordre de la représentation. De fait, la représentation ne
parvient pas à figurer la contemporanéité de l’actualisation de la
forme virtuelle et de la contre-actualisation qui élimine cette
forme, obstacle interne à la création, au sein même du
mouvement de création278. Autrement dit, la représentation tend
à réduire, dans l’espace représentationnel, la production à un
ensemble d’états de choses figuratifs ou symboliques sur
lesquels l’interprétation peut s’exercer. Dès que la production
désirante est soumise aux réquisits de la représentation, son
processus est manqué. Peter Hallward insiste sur le moment
soustractif de l’être compris comme création et conclut qu’il
existe, chez Deleuze, une « ontologie soustractive ». En réalité,
l’actualisation produite par les différents degrés de contraction
et la soustraction se combinent dans le matérialisme
ontologique deleuzo-guattarien.

                                                                                                                       
278
L’équivalent pictural de l’opération de soustraction créatrice ou
potentialisatrice qu’analyse Deleuze dans Superposition se trouve, mutatis
mutandis, dans l’opération diagrammatique thématisée par Francis Bacon.
L’acte de peindre est précédé par un travail préparatoire « invisible et
silencieux », travail de destruction des clichés, des marques représentatives,
narratives, figuratives et significatives qui saturent de manière immédiate la
toile vierge sur laquelle l’artiste s’apprête à peindre. « C’est comme une
catastrophe survenue sur la toile, dans les données figuratives et
probabilitaires » (FB-LS, p. 65).

207  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

C. L’identité du produit et du produire comme


unité négative

Il y a une allure de la production inconsciente du désir que


nous pouvons rapporter au facteur qualitatif de cette production,
à savoir à l’opposition entre la viscosité et la fluidité torrentielle
des flux de désir et, en poursuivant les lignes idéales que nous
pouvons tracer dans chacune des directions qu’indique cette
opposition, au deux pôles extrêmes obtenus par un passage à
la limite : « pur fluide » et « corps plein ». L’identité d’un pur
fluide et d’un corps plein dans le concept de « corps sans
organes » est finalement ce qui active le processus de la
production désirante et réintroduit en celle-ci le corps sans
organes improductif : la philosophie deleuzo-guattarienne
exposée dans L’Anti-Œdipe commence par ce redoublement
interne du concept de corps sans organes, par cette identité
problématique sans laquelle le matérialisme ontologique ne
peut pas être conçu. Car c’est dans la tension contradictoire
entre l’extrême contraction du corps plein et la détente du pur
fluide que l’auto-mouvement du réel s’inaugure et s’entretient et
que se construit la matière dont le schizophrène fait l’épreuve
dans les intensités qu’il consomme et qui produisent sa
subjectivité. Le schizophrène éprouve cette tension constitutive

208  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

du corps sans organes et vit par conséquent la production


désirante comme un produire syncopé, comme une force en
excès sur les formes finies279. La troisième synthèse passive ou
synthèse conjonctive, liée à la mise en rapport du double
mouvement d’attraction et de répulsion entre corps sans
organes et machines désirantes, est déjà à l’œuvre au sein de
la première synthèse et articule la synthèse connective et la
synthèse disjonctive, comme le remarquera Guattari après coup
au moment de concevoir le plan du tome 2 de Capitalisme et
schizophrénie280.

Du point de vue de l’exposition logique de la première


synthèse de l’inconscient, le corps sans organes compris
comme l’identité de la stase unitaire (identité du corps plein) et
de la mobilité plurielle (différence du pur fluide) est lui-même
engendré par une contradiction. En effet, l’identité du produit et
du produire qui aboutit à la position d’une stase, d’une
immobilité absolue à partir d’un mobilisme des flux de la
production désirante renvoie à une unité négative, au sens
hégélien. Dans la synthèse connective ou productive, Deleuze
                                                                                                                       
279
F. Zourabichvili souligne ainsi que « Si le CsO n’est pas un corps vécu
mais sa limite, c’est parce qu’il renvoie à une puissance invivable comme
telle, celle d’un désir toujours en marche et qui jamais ne s’arrêterait à des
formes ».
280
F. GUATTARI, op. cit., p. 445.

209  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

établit une relation d’identité entre le produit et le produire qui


forme une unité négative. En effet, d’un côté, l’objet partiel (ou
machine-organe) est mis en mouvement et reçoit sa déterminité
des autres objets partiels qui se connectent à lui et produisent
un flux – un flux n’étant que la connexion d’objets partiels dont
l’autonomie s’abolit dans la circulation du flux produit. L’objet
partiel a donc une déterminité qui se trouve en un autre puisque
sa fonction, son pouvoir de produire ne s’actualise que sous
l’effet de sa mise en rapport déterminante avec les autres
objets partiels soumis au même régime de détermination
extérieure281 . Le chapitre 7 de Francis Bacon précise ainsi que
« l’organe se déterminera, suivant la force rencontrée ; et cet
organe changera, si la force elle-même change ». L’intensité
qui enveloppe son état de différenciation émane moins de la
puissance interne de l’objet partiel qu’elle ne provient des
autres qui agissent sur lui. Sa déterminité ne lui étant pas
propre puisqu’elle se trouve en un autre, l’objet partiel y est
indifférent ainsi qu’aux autres objets partiels qui portent sa
déterminité. Le moment du produit est celui de l’indifférence des
                                                                                                                       
281
Si les objets partiels ne sont par proprement extérieurs les uns aux autres
du point de vue du corps sans organes où c’est en tant que différences
intensives ou « positions modales intrinsèques » qu’ils sont produits, le
registre de l’extériorité et de l’intériorité est cependant convoqué au début du
premier chapitre de L’Anti-Œdipe, pour être contesté ensuite dans
l’exposition d’une ontologie mobiliste de l’immanence radicale.

210  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

machines désirantes les unes à l’égard des autres (« objets


partiels encore trop organiques »). D’un autre côté, l’univers de
la production désirante auquel se rend attentif le schizophrène,
« producteur universel », se caractérise par une indifférence où
« tout fait machine » et où « moi et non moi, intérieur et
extérieur ne veulent plus rien dire »282. Dans ce flux qui est la
continuation sans entraves de la déterminité des objets partiels
les uns dans les autres, il n’y a qu’Une déterminité :
l’universalité se communique et se propage à la manière d’une
onde ; le flux de la « production universelle » porte l’identité de
la déterminité de ces objets partiels (« pur fluide »). Le moment
du produire est donc celui d’une telle identité des machines
désirantes. La conjonction de ces deux moments entraîne une
différence interne dans la production désirante qu’expose la
première synthèse. Le rapport exclusif entre la production
désirante saisie en coupe du point de vue du produit et, d’autre
part, la production désirante appréhendée comme un flux
universel tend une contradiction. L’unité négative de plusieurs
objets se repoussant expulse de la production désirante le
corps sans organes. La machine paranoïaque entre en scène
comme la retombée de cette contradiction en une « opposition
du procès de production des machines désirantes et de la
                                                                                                                       
282
AŒ, p. 14.

211  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

station improductive du corps sans organes »283. Le


refoulement originaire incorpore l’unité négative et imprime son
mouvement logique à l’exposition du « processus comme
production métaphysique du démonique dans la nature ». La
modalité dialectique des relations entre les produits en tant que
termes autonomes et distincts (objets partiels saisis sous la
qualité qui les détermine) est telle que ces produits ou qualités
passent dans la quantité (flux ou produire) et que celle-ci passe
aussi bien à nouveau dans la qualité (flux qualitatif de la libido)
selon le schème d’une ligne nodale de développement, plus
apte à représenter adéquatement le processus de la production
désirante, scandée par des arrêts, des nœuds qualitatifs, que la
représentation continuiste de flux homogènes purement
quantitatifs. La notion de ligne nodale de développement, par
laquelle Hegel pense logiquement « la matière véritablement
subsistante, autonome, la Réalité », éclaire la façon dont la
processualité productrice du désir est compatible avec un
matérialisme et permet de penser la matérialité de façon
dynamique et immanente en l’instituant à partir du jeu des deux
catégories de produire (quantité) et de produit (qualité), comme
l’auto-différenciation d’un substrat, l’être en son procès infini

                                                                                                                       
283
Loc. cit.

212  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’autoproduction284 .C’est à cette logique de la configuration


nodale de la matière que s’ordonne le soubassement de la
théorie des machines désirantes : l’autoproduction de
l’inconscient, c’est-à-dire l’autoproduction du réel, est le
mouvement de cette réalité matérielle en sa totalité – une
totalité négative et non une totalité en repos. Le sujet résiduel
du processus engendré dans la troisième synthèse, même s’il
est produit hors du tout, ne cesse de coïncider de manière
trans-positionnelle avec le tout de la production désirante en
ses divers moments et appartient encore à cette totalité
négative.

Il y a bien, dans le dispositif conceptuel de L’Anti-Œdipe, un


auto-mouvement né de la force d’une contradiction et une
négativité est indéniablement à l’œuvre dans l’animation du

                                                                                                                       
284
G.W.F. HEGEL, La théorie de la mesure, trad. A. Doz, Paris, P.U.F, 1994
(1970), p. 86-87 : « Dans le progrès infini de la série nodale, le qualitatif est
posé comme se constituant dans la variation indifférente de la progression
quantitative ; mais tout autant est posée la négation du qualitatif, impliquée
en cette continuité et qui est en même temps la négation de l’extériorité
purement quantitative. Le quantitatif renvoie par-delà lui-même jusqu’à un
autre, qui est un autre quantitatif ; mais ce renvoi disparaît dans le
surgissement d’un rapport métrique, d’une qualité, et le passage qualitatif se
supprime justement parce que la nouvelle qualité n’est elle-même qu’un
rapport quantitatif. Ce passage du qualitatif et du quantitatif l’un en l’autre se
produit sur la base de leur unité, et le sens de ce processus n’est rien que
l’être-là, la monstration ou la position de ceci, que, sous-jacent à ce
passage, il y a un substrat qui est leur unité ».

213  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

système formé par les synthèses machiniques de


l’inconscient285 . Sans aller jusqu’à tenir Deleuze pour « une
sorte d’hégélien », la mise en évidence d’une contradiction
motrice qui rend compte de la production d’un corps sans
organes improductif « comme troisième temps de la série
binaire-linéaire » et, d’autre part, d’une tension contradictoire
interne au corps sans organes (pur fluide/corps plein) qui
explique sa réinjection dans le processus de production semble
justifier une remise en question de l’anti-hégélianisme
revendiqué par Deleuze lui-même. La répulsion par laquelle
l’improductif est tiré de l’unité négative du produire et du produit
inscrit le corps sans organes, « corps plein de la mort », dans le
processus de la production désirante : « le désir désire aussi
cela, la mort, parce que le corps plein de la mort est son moteur
immobile, comme il désire la vie, parce que les organes de la
vie sont la working machine »286. Cette présence agissante de
la mort au cœur du processus, de la répulsion à l’égard de la
                                                                                                                       
285
Judith Butler fait ainsi observer que, d’une manière générale, « Deleuze
affirme que la volonté de puissance ou le désir productif entraîne
l’éradication totale de la négativité, bien que le négatif puisse être déployé
par le désir productif lui-même au service de son propre renforcement. Que
ce second sens de la négativité diffère du sens hégélien de la négativité,
voilà qui n’est pas tout à fait évident, d’autant que Deleuze ne précise jamais
en quel sens il entend la négativité » (Sujets du désir. Réflexions
hégéliennes en France au XXème siècle, trad. Ph. Sabot, Paris, P.U.F., p.
258).
286
AŒ, p. 14.

214  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

vie au sein de la vie de l’inconscient contraint à nuancer


l’affiliation de la philosophie deleuzo-guattarienne à un
spinozisme. Si le couplage de la production désirante à l’anti-
production est la réponse que Deleuze et Guattari apportent au
problème de la mise en mouvement du réel, il nous révèle
surtout l’appel implicite à une forme de dialectique de la
contradiction dans la structuration logique du processus en son
auto-constitution.

215  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

DEUXIÈME PARTIE – LE PROCESSUS


PRODUCTIF DE L’INCONSCIENT

Nous avons montré que le dispositif conceptuel deleuzo-


guattarien de L’Anti-Œdipe entretient une connivence étroite
avec l’idée de mort et avec la négativité : ce qui amorce et
anime la production désirante, saisie à partir de la synthèse
connective, relève d’une contradiction et s’ordonne au schème
logique de l’unité négative. L’exposition de la logique des
machines désirantes dans le chapitre premier de L’Anti-Œdipe
va donc à l’encontre du principe spinoziste d’une extériorité de
la mort par rapport au processus : celle-ci est une pièce de la
fabrication du processus. En déclarant, dans ce cours de 1980
déjà mentionné en introduction et dans lequel il revient sur le
premier tome de Capitalisme et schizophrénie , que « mettre la
mort dans le processus reviendrait à l’abolir » et qu’il y a
contradiction entre mort et processus, Deleuze passe sous
silence cette opération qui, précisément, place la contradiction
à l’intérieur du processus et active celui-ci par celle-là. Le
surgissement du corps sans organes dans un acte de répulsion
de soi de la série des couplages objets partiels-flux a pour

216  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

corrélat possible sa persistance dans la répulsion paranoïaque


et ne va pas sans une inversion des valeurs vitales célébrées
par Deleuze, si bien que c’est la production désirante qui
semble abriter la mort et produire de la mort : « Le modèle de la
mort apparaît quand le corps sans organes repousse et dépose
les organes – pas de bouche, pas de langue, pas de dents…
jusqu’à l’auto-mutilation, jusqu’au suicide »287. D’autre part, la
production désirante entre nécessairement dans un rapport
avec la pulsion de mort à la faveur de son exercice dans les
investissements libidinaux économico-politiques tels que :
« […] le désir peut être déterminé à désirer sa propre
répression dans le sujet qui désire (d’où le rôle de la pulsion de
mort dans le branchement du désir et du social) »288. Secrétée
par la production désirante à titre de composante de la
production du réel, ou projetée sur le dehors et tournée contre
des ennemis (ou retournée contre soi) par le sujet dans
l’articulation du désir et du champ social, la pulsion de mort est
omniprésente et borde de l’intérieur comme de l’extérieur ce
que Deleuze et Guattari nomment « le processus ». Avant de se
demander comment prendre en charge la pulsion de mort de
telle sorte qu’elle se mue en « une véritable créativité

                                                                                                                       
287
AŒ, p. 393.
288
Ibid., p. 125.

217  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

institutionnelle », il nous faut examiner, à titre de question


préjudicielle, en quoi consiste exactement le processus. Que
faut-il entendre par « processus » ou « processus
schizophrénique » dans L’Anti-Œdipe ? Que suppose ce
mouvement initié logiquement par l’unité négative du produire
et du produit ? La détermination du concept de processus va de
pair avec celle du concept de schizophrénie. Elle renvoie à la
question du rapport entre nature et culture, c’est-à-dire entre le
processus de la production désirante, telle que la vit à l’état nu
le schizophrène, et le processus de production socio-historique,
mobilisé dans le « voyage » intérieur de celui-ci et dans le jeu
des identifications dont se soutient l’élaboration délirante. Dès
les premières pages de L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari
prennent soin de distinguer trois sens du « processus », ou
plutôt trois de ses aspects, articulant ainsi plusieurs niveaux
d’analyses qu’implique leur prise de position dans des champs
théoriques dont ils esquissent implicitement les relations de
dépendance mutuelles : 1°) un niveau d’analyse ontologique où
le choix de fixer le sens de l’être comme production résulte
d’une méditation sur le rapport nature/industrie initiée par Marx
(« second sens » du processus) ; 2°) un niveau d’analyse
socio-politique qui établit la subsomption de toutes les sphères
sociales sous la sphère de la production (premier sens du

218  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

processus) ; 3°) un niveau d’analyse épistémologique et


clinique, qui revient sur le statut du schizophrène, « producteur
universel », et définit le contenu de ce terme clef du premier
tome de « Capitalisme et schizophrénie » (troisième sens du
processus). Ces trois sens du processus communiquent :
l’indistinction nature-industrie conditionne l’extension du
schème de la production à toutes les sphères sociales et c’est
précisément le délire schizophrénique qui révèle que l’omni-
productivité, « éclatante et noire vérité », ne désigne pas
seulement la modalité de l’être naturel mais porte aussi bien le
mouvement de déploiement historique, indiquant par là-même
l’indivision de ces deux types de production. L’étude du
passage de L’Anti-Œdipe où Deleuze et Guattari distinguent les
trois sens du processus forme l’objet de cette deuxième
partie289.

                                                                                                                       
289
AŒ, p. 11-13.

219  
 
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           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

220  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre V – L’identité de la nature et de


l’industrie et la question de l’exception humaine

Des trois sens du « processus » successivement abordés dans


ce passage de L’Anti-Œdipe, il nous faut commencer par
examiner le deuxième, le plus fondamental, consacré à
l’identité entre nature et industrie, puisqu’il conditionne la
compréhension des deux autres et nous renseigne sur la nature
de l’ontologie deleuzo-guattarienne de 1972. L’ensemble de la
séquence argumentative consacrée à la détermination de ce
deuxième sens du processus reçoit un éclairage des textes des
Manuscrits de 44 de Marx, dont Deleuze et Guattari reprennent,
en les modifiant à peine, certains passages centrés sur la
question de l’identité entre nature et industrie et sur la
dimension productive de la vie humaine :
[…] il n’y a pas davantage de distinction homme-
nature : l’essence humaine de la nature et
l’essence naturelle de l’homme s’identifient dans la
nature comme production ou industrie, c’est-à-dire
aussi bien dans la vie générique de l’homme.
L’industrie n’est plus prise alors dans un rapport
extrinsèque d’utilité, mais dans son identité
fondamentale avec la nature comme production de
290
l’homme et par l’homme.

                                                                                                                       
290
AŒ, p. 11

221  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’identité fondamentale nature/industrie n’est pourtant ici


qu’allusivement explicitée dans une note qui se borne à
renvoyer aux commentaires de Gérard Granel. Dans
« L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la coupure »,
Granel, dont le projet herméneutique principal consiste ici à
remettre en cause la notion de « coupure épistémologique »
chez Althusser et Rancière, qui dissocient le jeune Marx
philosophe de 1844 et, d’autre part, le premier Marx
véritablement marxiste de 1845 (celui de L’Idéologie
Allemande), réactive la question suivante, qu’une réduction de
la lecture de l’économie politique par le Marx des Manuscrits de
44 à une simple anthropologie empêchait de prendre en
considération : « que signifie que l’homme puisse apparaître,
précisément à un philosophe (comme on accorde, et même
comme on démontre qu’est encore Marx en 44), sous la figure
du producteur »291 ? À la lumière de cette question, la lecture
des Manuscrits de 44 se trouve soumise à l’interprétation de ce
que Granel identifie comme un double événement :
« l’apparition de l’être de l’homme comme producteur (dont
l’Unwesen est le travailleur) et de l’être lui-même comme

                                                                                                                       
291
G. Granel, « L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la
« coupure », in L’endurance de la pensée, Paris, Plon, 1968, p. 270.

222  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

production (dont l’Unwesen est le travail) »292. L’enjeu de cette


interprétation, fondée sur l’identité entre être et production, est
de mesurer l’avancée théorique réelle accomplie par Feuerbach
depuis Hegel, avancée qui libère la possibilité, pour Marx,
d’élaborer une « ultime ontologie, dans laquelle l’achèvement
de la métaphysique moderne prendra le sens de la fin de la
philosophie, en sorte que la succession soit ouverte »293. La
théorie de l’être proposée par Deleuze et Guattari s’inscrit dans
le prolongement de ce geste philosophique inauguré par Marx,
tel que Granel en rend compte : la métaphysique de la
production machinique du réel déployée dans le chapitre I de
L’Anti-Œdipe unifie, dans l’expérience immédiate vécue par le
schizophrène, la double dimension de l’Homo Historia et de
l’Homo natura ; elle se fonde ainsi sur l’ontologie marxiste de
1844 qui articule conceptuellement la réversibilité immédiate de
l’industrie et de la nature294. Le principe de la critique d’une

                                                                                                                       
292
Ibid., p. 271.
293
Loc. cit.
294
Ibid., p. 273-274 : « L’origine et le centre de l’ontologie marxiste de 1844
peuvent s’exprimer […] dans l’idée que l’homme n’entretient aucun
« rapport » avec une nature, qui serait alors l’autre terme du « rapport », en
sorte que l’un et l’autre, situés abstraitement quelque part dans l’être
indéterminé, entreraient dans un « rapport ». Si l’homme « est
immédiatement l’être de la nature […], c’est qu’il n’a pas d’être en dehors de
cet être de la nature, et que celui-ci non plus n’est pas un terme qui subsiste
pour soi-même en face de l’être de l’homme. Mais l’un et l’autre ne sont que
dans l’im-médiateté, c.-à-d. dans l caractère originel de leur être l’un-à-l’autre

223  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

distinction entre nature et industrie réside dans la mise en


évidence d’une double inconséquence : d’une part penser un
« rapport » entre homme et nature revient à suspendre les deux
termes reliés par un tel rapport dans un milieu abstrait
indéterminé qui, puisqu’il supporte aussi bien l’artifice humain
que l’être naturel, ne possède aucune essence assignable ou
déterminable, et d’autre part une telle distinction scinde l’être, le
distribue selon les deux versants de cette bipolarisation
(nature/artifice ou industrie) et rend par là-même équivoque la
notion d’être. L’échange des déterminations ontologiques de
l’homme et de la nature, chez Marx comme chez Deleuze et
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
(ou même tout simplement : être-l’un-l’autre). C’est pourquoi Marx ne parle
pas de l’essence humaine simplement, ni de ce que la nature est de son
côté essentiellement, pour en venir seulement à considérer à son tour
comme quelque chose d’essentiel (au sens vague du « très important ») leur
rapport, même comme un rapport immémorial et décisif pour la réflexion.
Marx ne connaît qu’une seule « réalité essentielle », qui est ainsi nommée
parce qu’elle exprime le réel en tant que tel (dans sa réali-té), autrement dit
l’étant en tant qu’il est. Que l’étant est, et que c’est là l’être même de
l’homme, est ce dont Marx part comme du principe à partir duquel il pense
l’essence de l’homme (l’homme humain) et l’étant en général (la « nature »).
C’est uniquement pourquoi, en retour, lorsqu’il nomme la « réalité
essentielle » à partir de l’homme et de la nature et l’appelle « réalité
essentielle de l’homme et de la nature », par conséquent lorsqu’il semble
que la réalité appartienne d’abord à l’homme d’une part, et de l’autre à la
nature, chacun selon son essence, il fait un effort de langage tout à faire
explicite pour surmonter cette apparente distributivité de l’être, où celui-ci se
perdrait précisément dans son sens d’être et tomberait dans l’abstraction
indéterminée, en écrivant : « … l’homme … est pour l’homme l’existence de
la nature, et la nature … est pour l’homme l’existence de l’homme » ».

224  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Guattari, manifeste au contraire leur coappartenance


essentielle ; cet échange constitue la détermination de fond de
l’un comme de l’autre et assure l’univocité de l’être.

Si l’analyse de Granel admet pour point de départ une


méditation sur la critique de l’athéisme par Marx, critique qui
manifeste le « niveau ontologique » où se tient la pensée de
Marx en 44 et livre ainsi le critère d’interprétation des concepts
apparemment économiques mais, en réalité, essentiellement
philosophiques qui sont en jeu, c’est parce que cette critique de
l’athéisme fait apparaître Dieu, « créateur de la nature et de
l’homme », comme une « chose secondaire », un moyen terme
inessentiel : « la reconnaissance du caractère d’origine de
l’existence-de-l’homme-et-de-la-nature est encore la même
chose pour Marx que l’athéisme »295 . Deleuze et Guattari
reprennent à leur compte cette critique marxienne de l’athéisme
pour marquer l’insuffisance de l’athéisme de Freud et faire
apparaître l’exigence d’un athéisme de l’inconscient,
inséparable d’une dissolution du lien entre sexualité et
complexe familial symboliquement fixé dans le mythe œdipien.
Freud dénature en effet l’économie libidinale, fondée sur les
catégories de travail (ou de production) et d’investissement, en

                                                                                                                       
295
Ibid., p. 276.

225  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ramenant le pouvoir productif de l’inconscient à un pouvoir


expressif à l’œuvre dans les mythes ou les religions, de telle
sorte qu’il devient possible d’expliquer les mythes à partir des
pulsions (Freud) ou, par une inversion de la relation causale qui
prend la forme d’une remontée anagogique, d’expliquer les
pulsions par les mythes (Jung)296. La négation freudienne de
Dieu, incomplète ou inessentielle, laisse subsister une position
où du religieux est injecté dans l’inconscient (sentiment de
culpabilité) et où le mythe œdipien retenu comme critère
d’analyse du complexe familial et le complexe familial comme
domaine matriciel de la sexualité obèrent la possibilité de
penser un investissement immédiat du champ social ; la
                                                                                                                       
296
AŒ, p. 68 : « Rappelons-nous la grande déclaration de Marx : celui qui
nie Dieu ne fait qu’une chose scondaire », car il nie Dieu pour poser
l’existence de l’homme, pour mettre l’homme à la place de Dieu (compte
tenu de la transformation). Mais celui qui sait que la place de l’homme est
tout à fait ailleurs, dans la coextensivité de l’homme et de la nature, celui-là
ne laisse même pas subsister la possibilité d’une question portant « sur un
être étranger, un être placé au-dessus de la nature et de l’homme » : il n’a
plus besoin de cette médiation, le mythe, il n’a plus besoin de passer par
cette médiation, la négation de l’existence de Dieu, car il a atteint ces
régions d’une auto-production de l’inconscient, où l’inconscient n’est pas
moins athée qu’orphelin, immédiatement athée. Et sans doute l’examen du
premier argument nous conduirait à une conclusion semblable. Car, en
soudant la sexualité au complexe familial, en faisant d’Œdipe le critère de la
sexualité dans l’analyse, l’épreuve d’orthodoxie par excellence, Freud a lui-
même posé l’ensemble des relations sociales et métaphysiques comme un
par-après ou un au-delà, que le désir était incapable d’investir
immédiatement. Il devient alors assez indifférent que cet au-delà dérive du
complexe familial par transformation analytique du désir ou soit signifié par
lui dans une symbolisation anagogique ».

226  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

coalescence de la sexualité et du complexe familial limite les


investissements de désir aux seules coordonnées familiales.
D’où la conservation, chez Freud, d’une scène ou d’un horizon
homogène au religieux, les relations sociales en leur totalité et
les constructions métaphysiques étant posées comme un au-
delà.

Revenons aux racines philosophiques de la thèse d’une


identité de l’homme et de la nature. Un examen de l’histoire de
la métaphysique moderne révèle un « recul de la Cause devant
la maturation de l’Origine »297. Ce retrait progressif de la
« cause » au profit de l’originaire forme le noyau de la thèse de
Granel. Il appartient ainsi à Kant de libérer l’« origine » de son
assujettissement à la « cause » en fondant l’identité essentielle
du sujet et de son rapport à la nature dans « un monde du sens
nulle part rompu par le commencement dans les causes », le
thème transcendantal supplantant ainsi le thème théologique298.

                                                                                                                       
297
Ibid., p. 283 ssq.
298
Ibid., p. 286 : « C’est Kant le premier qui entreprend de débarrasser
l’origine de la domination de la cause, de légitimer le thème transcendantal
sans faire appel au thème théologique, bref de remplacer ce que la lettre à
Marcus Herz de février 72 appelle le « Deus ex machina » par la déduction
transcendantale. Celle-ci consiste à exposer comme vérité ce que la
certitude de Descartes représentait simplement comme Fable-de-la-vérité, à
savoir que le réel tout entier peut être reconduit à son être sans que rien ne
fasse sortir le Cogito de la relation immanente qui attache à lui ses
cogitata ».

227  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Mais c’est Hegel qui, substituant à une compréhension de la


totalité comme « l’étant le plus haut » un concept spéculatif de
totalité, réalise l’autonomie de l’Origine et marque le triomphe
de la subjectivité « qui ne laisse hors de soi aucune place à la
Cause » :
Hegel entreprend de développer le noyau rationnel
que comporte la déduction transcendantale
kantienne, c.-à-d. d’imputer au mouvement de
l’Origine tout ce qui chez Kant demeure encore
dans l’extériorité de la Cause. C’est ce que veut
dire : « la philosophie est la vérité de la religion ».
L’absolutisation de la raison moderne consiste en
effet, non pas en ce que le « point de vue de
Dieu » serait pour la première fois occupé par le
discours humain et recevrait ce déploiement que la
finitude ne pouvait jusqu’ici juger impossible par
essence, mais bien en ceci que le point de vue de
la totalité, ou plutôt la totalité comme lieu et origine
de l’Ein-sicht rationnelle, cesse d’être conçue
comme elle l’est lorsque la philosophie l’appelle
299
« Dieu ».

L’avancée théorique décisive de Feuerbach consiste à fonder


le philosophique, ou encore l’unité de la pensée et de l’être, sur
l’homme lui-même compris non pas comme un « être pensant »
enveloppé dans une relation inaugurale à soi-même, comme la
métaphysique des modernes, de Descartes à Hegel, l’a établi,
mais comme un être engagé dans une immersion unitaire avec
le sensible, préalable à cette représentation de soi comme

                                                                                                                       
299
Ibid., p. 289.

228  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

rapport à soi-même300 . L’éviction d’une telle représentation de


soi a pour corrélat la mise en évidence d’un nouveau sol
d’origine à partir duquel penser l’unité de l’être et de l’homme :
le sol, préalable à toute représentation ou en retrait de tout
concept d’expérience formé par une subjectivité constituante,
qui se donne dans la passivité, le besoin et le sensible301.

Marx retient de Feuerbach cette ontologie du sensible


déployée sur le plan d’une expérience sub-représentative qui
devance l’activité d’un sujet et la construction d’un rapport au

                                                                                                                       
300
Ibid., p. 299 : « L’antécédence absolue de ce « rapport à soi-même »
définit l’horizon d’évidence, définit le langage même de la raison moderne. »
301
Ibid., p. 299-300 : « Ce sol primitif d’expérience, qui ne se laisse point
nier ni écarter et qui n’est pas un concept de l’expérience, mais bien la
donnée incontournable (celle que, par conséquent, la raison moderne elle-
même vise, quoi que contradictoirement et vainement, dans son concept
d’expérience) témoigne que l’homme n’est, ni à l’égard de lui-même, ni à
l’égard des choses, dans un « rapport » (et encore moins dans deux
rapports). Ce que voir est pour lui-même, cela demeure l’initiative de la
lumière. Si je respire, je reçois de l’air non seulement ce que je respire, mais
encore ma respiration même. Car celle-ci n’est jamais un simple échange
d’oxygène et de CO2, exhalaison autour de la plante, ni le halètement qui se
passe dans le chien. L’homme seul respire, c.-à-d. accueille, retient
profondément, et relâche douloureusement comme une réponse la bouffée
d’air : cette partie de cette forme-de-monde que je nomme « air », et qui
n’est pas un mélange de gaz, mais une modalité de l’être-sur-terre, de
même nature et de même extension que les couleurs des bois, elles aussi
respirées, et que la lumière dont se remplissent les poumons de l’œil. Le
Monde tient mon âme écarquillée en lui, en lui il me donne un moi-même
que je ne puis « penser à part », et dans les choses un séjour antérieur au
« rapport » ».

229  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

monde. C’est la même position qui commande, dans L’Anti-


Œdipe, la condamnation de la théorie idéaliste du désir et la
relégation d’une prise en compte des relations entre sujet et
objet ou entre plusieurs sujets au second plan de ce qui est
élaboré, indivisiblement, comme une ontologie et comme une
métapsychologie. En ce sens, la métaphysique deleuzo-
guattarienne procède du renversement de la métaphysique
moderne opéré par Feuerbach et poursuivi par Marx. Pas
davantage qu’il n’y a de sens à parler de l’homme dans son
« rapport » à l’être ou au monde selon Feuerbach, en postulant
tacitement un espacement préexistant entre l’un et l’autre
compris comme des termes séparés, il n’y a de sens à
concevoir le désir comme rapport entre un sujet désirant et un
objet désiré : le « rapport » ouvre l’espace d’un manque. Or,
c’est précisément ce rapport abstrait, et l’idée d’un manque qui
en découle, qu’il s’agit de supprimer pour Deleuze et Guattari.
L’absurdité de « penser à part » le sujet ou son désir, la
nécessité, au contraire, de concevoir sa présence
immédiatement intriquée à celle d’un ensemble d’états de
choses qu’enchevêtrent en un même champ (perceptif, social,
politico-historique, etc.) des connexions multiples justifient le
choix des auteurs de L’Anti-Œdipe d’introduire le point de vue
de « l’âme écarquillée » du schizophrène, en capillarité avec

230  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’âme des pierres, des métaux, de l’eau et des plantes, dans le


second paragraphe du premier chapitre ; le schizophrène
réinterprète la nature ou le monde en termes de machines302.
Le « rapport » homme-nature disparait en essaimant, en une
infinité de synthèses connectives, dans l’ensemble de ce qui
est : l’équivalence entre être, production et désir, absorbe la
spécificité de l’homme, son rapport distinctif avec la nature.
Avant d’être une pathologie mentale, la schizophrénie a pour
sens, dans L’Anti-Œdipe, de marquer le déplacement de
l’homme vers une position située en amont de la distinction
homme-nature, c’est-à-dire avant ce point où la différenciation
des deux termes en présence ne manque pas d’occasionner
une rupture de symétrie qui, dans l’histoire de la pensée
moderne occidentale, n’a cessé de s’accuser. De ce point de
vue, le parti pris par Deleuze et Guattari de récuser, dès le
début de L’Anti-Œdipe, le langage de la métaphysique moderne
et les séries de distinctions et de repérages qu’il commande,

                                                                                                                       
302
AŒ, p. 9 : « Lenz s’est mis avant la distinction homme-nature, avant tous
les repérages que cette distinction conditionne. Il ne vit pas la nature comme
nature, mais comme processus de production. Il n’y a plus ni homme ni
nature, mais uniquement processus qui produit l’un dans l’autre et couple les
machines. Partout des machines productrices ou désirantes, les machines
schizophrènes, toute la vie générique : moi et non-moi, extérieur et intérieur
ne veulent plus rien dire ».

231  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ouvre la possibilité d’une anthropologie symétrique comme celle


qu’esquisse Bruno Latour303.

Le plan anti-représentatif ou anté-représentatif où se meut la


pensée deleuzo-guattarienne dans L’Anti-Œdipe neutralise un
tel partage et, en abolissant la distinction nature/société,
réactive les contradictions qui minent les « répertoires »
respectifs de la nature et de la société, c’est-à-dire les

                                                                                                                       
303
Dans Nous n’avons jamais été modernes, Latour montre, à partir des
résultats d’une étude de Shapin et Schaffer à propos de la controverse entre
Hobbes et Boyle, que le partage entre les humains et les non-humains prend
son origine dans « une séparation totale entre la nature et la culture » à la
faveur d’un travail de purification qui occulte la provenance commune de ces
deux répertoires et dont l’envers est une prolifération des hybrides.
L’équivocité de la notion de représentation tient dès lors au fait que, d’un
côté, « les porte-parole politiques vont représenter la multitude noiseuse et
calculatrice des citoyens » tandis que, d’un autre côté, « les porte-parole
scientifiques vont dorénavant représenter la multitude muette et matérielle
des objets » (Ibid., p. 46). Le partage entre subjectif et objectif, entre
industrie et nature s’inaugure dans une telle division de la représentation et
caractérise en propre la pensée moderne ou, selon les mots de Latour, « les
garanties constitutionnelles des modernes ». La Constitution séparatrice
repose sur la solidarité entre deux garanties - la garantie de la non-humanité
de la nature et la garantie de l’humanité du social -, dont chacune enveloppe
une contradiction : d’une part, bien que nous construisions artificiellement la
nature en laboratoire (immanence), elle est comme si nous ne la
construisions pas puisqu’elle semble donnée (transcendance), et, d’autre
part, bien que la société ne soit pas autre chose que la somme de nos
actions, interactions et décisions (immanence), elle possède l’apparence
d’une entité qui nous surplombe (transcendance). D’où, selon Latour, la
nécessité d’une troisième garantie qui évacue cette double contradiction en
maintenant la distinction de la nature et de la société au prix d’un travail de
purification propre à rendre hétérogènes les représentations de celle-ci et de
celle-là (Ibid., p. 48 ssq.).

232  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ensembles de contenus assignables à l’un ou à l’autre de ces


deux pôles, qui redeviennent problématiques sitôt que leurs
frontières se brouillent ou s’effacent. Nature et société ne
peuvent alors être appréhendées que dans un langage qui ne
fait sens que depuis une position intramondaine et sous-tend le
déploiement d’un ensemble de signifiants à valeur
représentative et inséparables de « la fausse conscience » que
l’homme prend de lui-même, conscience fausse dans l’exacte
mesure où elle reste tributaire du partage entre subjectif et
objectif, encapsulée dans l’immanence d’une auto-relation à
soi. Comme l’écrit Granel :
Retirer son sens même à cette distinction [entre
nature et industrie], c’est la faire apparaître comme
intramondaine à partir d’un horizon de sens
entièrement différent et originel, celui dans lequel
« on considère l’homme » non plus comme
différent de la nature, mais bien comme formant
avec celle-ci une unité essentielle – considération
qui déclasse le langage même de l’antériorité et de
l’extériorité de la nature (intramondaine) par
304
rapport au travail (intramondain).

La nature visée dans cette unité originelle et essentielle n’est


pas séparable de la production, au sens où « Production est,
dans l’ontologie marxiste des années 44/45, le terme qui

                                                                                                                       
304
G. Granel, op. cit., p. 304.

233  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

désigne le sens même de l’être »305. Le glissement de la nature


en deçà du plan ontique, intramondain et inessentiel saisi dans
le langage de la cause - et donc en deçà du répertoire de la
nature garanti par la « Constitution des modernes » (pour
reprendre l’expression de Latour) et le travail de purification
séparatrice –, vers une dimension productrice, ne signifie pas
son rabattement sur le répertoire de l’industrie ou de la société,
car « « production » est un terme qui dépasse la dimension de
la production industrielle : en tant que « production de la vie »
elle est cette « production du Monde entier » qui comprend en
elle également la « production de la conscience » »306.

L’assise conceptuelle du système deleuzo-guattarien dans


L’Anti-Œdipe est bien celle d’un « matérialisme ontologique »
qui dérive de Marx et dont le centre de gravité réside dans cette
production qui ne s’applique pas à l’activité intramondaine de
transformation des matériaux mais à la vie générique de
l’homme, à savoir à la production de cette unité essentielle que
résume la formule marxienne : « C’est la vie engendrant la vie
»307. Mais alors n’y a-t-il pas contradiction à vouloir résorber
l’autonomie des répertoires de la nature et de la société dans

                                                                                                                       
305
Ibid., p. 305.
306
Loc. cit.
307
Ibid., p. 306.

234  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

une unité essentielle et cependant, comme pour résister à cette


résorption, à affirmer une différence spécifique de l’homme ?
Destitué d’une position éminente de « roi de la création »,
l’homme est « chargé des étoiles et des animaux même […]
éternel préposé aux machines de l’univers », écrivent Deleuze
et Guattari308. La reprise de la formule rimbaldienne insiste sur
le maintien d’une position d’exception de l’homme, responsable
de l’univers machinique309. Comment comprendre la
persistance du motif d’une telle responsabilité de l’homme à
l’égard du monde et des animaux alors même que Deleuze et
Guattari effacent la distinction homme-nature et congédient
ainsi toute dissymétrie entre ces deux termes ? L’exception
humaine ici affirmée peut admettre au moins trois justifications
ou interprétations, à partir des figures emblématiques à
l’intérieur desquelles se joue la communication, en l’homme, de
l’homme et de la nature : l’artiste, le révolutionnaire et le voyant.

                                                                                                                       
308
AŒ, p. 10.
309
A. Rimbaud, « Lettres dites du Voyant », in « Appendices », Poésies,
Une saison en enfer, Illuminations, Paris, Gallimard, 1984, p. 203 : « Donc le
poète est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper,
écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne
forme ; si c’est informe, il donne de l’informe ».

235  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

a. L’identité homme-nature selon le paradigme de l’artiste

En premier lieu, au sens le plus immédiat, la charge qui


revient à l’homme à l’égard des animaux et du cosmos doit être
entendue comme une responsabilité liée à son aptitude à
s’extraire de son narcissisme, de son « affaire privée ». La
figure exemplaire de l’homme est ici celle de l’artiste et, plus
singulièrement, celle de l’écrivain qui, écrivant pour les bêtes,
écrit « à leur place »310 . Le choix de mentionner Artaud à titre
d’exemple d’écrivain renvoie à l’exigence d’une transformation

                                                                                                                       
310
Gilles Deleuze, Abécédaire, entretiens avec P. A. Boutang, 1988 : « Il
faut dire aussi que l’écrivain, il écrit à l’intention des lecteurs, en ce sens, il
écrit pour des lecteurs. Il faut dire aussi que l'écrivain, il écrit aussi pour des
non-lecteurs, c'est-à-dire pas "à l'intention de", mais "à la place de". Alors
Artaud a écrit des pages que tout le monde connaît, "j'écris pour les
analphabètes", "j'écris pour les idiots"; Faulkner écrit pour les idiots. Ça veut
pas dire pour que les idiots le lisent, ça veut pas dire pour que les
analphabètes le lisent, ça veut dire à la place des analphabètes. Je peux
dire : "j'écris à la place des sauvages","j'écris à la place des bêtes", et
qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi on ose dire une chose comme ça ?
J'écris à la place des analphabètes, des idiots, des bêtes ? Eh bien, parce
que c'est ça que l'on fait, à la lettre, quand on écrit. Quand on écrit, on ne
mène pas une petite affaire privée. C'est vraiment les connards, c'est
vraiment l'abomination de la médiocrité littéraire, de tout temps, mais
particulièrement actuellement, qui fait croire aux gens que pour faire un
roman, il suffit d'avoir une petite affaire privée, sa petite affaire à soi, sa
grand-mère et est morte d'un cancer, ou bien son histoire d'amour à soi, et
puis voilà, on fait un roman. (…) À ce moment-là, il faut dire oui, l'écrivain, il
est responsable devant les animaux qui meurent… Écrire, à la lettre, pas
pour eux, encore une fois, je ne vais pas écrire pour mon chat, pour mon
chien, mais écrire "à la place" des animaux qui meurent, etc. C'est porter le
langage à cette limite ».

236  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

du langage adéquate à l’expérience vitale menée par l’artiste.


François Zourabichvili note ainsi que, pour Deleuze :
L’écrivain ne devient-animal qu’en créant la
syntaxe qui donne vie à (et donne à sentir) l’animal
entre les mots. Il devient animal, mais à condition
que l’animal, pour son propre compte, devienne
pure écriture. L’animal n’est affectif que par la
syntaxe, et par une syntaxe elle-même affectée
par le cheval. Il a fallu que l’écriture enveloppe le
cheval pour se lancer dans un devenir (le style),
mais qu’à l’inverse ce cheval enveloppe l’écriture
(puisqu’il n’y a de cheval affectif que par les mots).
On touche ici à la rencontre contenu-expression,
qui les met dans un rapport nécessaire l’un à
l’autre : parce que l’un ne devient que dans son
311
rapport à l’autre.

Cette première interprétation mobilise la notion de


« devenir », encore soudée à celle de schizophrénie dans
L’Anti-Œdipe (« Je sens que je deviens… »), mais développée
et conceptualisée de manière plus précise dans Dialogues et
Mille plateaux, en fonction d’un dispositif et d’un lexique
conceptuel (lignes de fuite, mineur/majeur,…) nouveaux312 . Le
chapitre de Mille plateaux consacré à la « ritournelle » reprend,
en fonction du problème de la création comme mise en rapport
d’un matériau avec des forces à capter, le thème de l’artiste
conçu comme « artisan cosmique » auquel incombe de « faire
                                                                                                                       
311
F. Zourabichvili, « Qu’est-ce qu’un devenir, pour Gilles Deleuze ? » in A.
Jdey (Dir.), Gilles Deleuze. Politiques de la philosophie, Genève, Métis
Press, 2014.
312
Loc. cit.

237  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de la dépopulation un peuple cosmique, et de la


déterritorialisation une terre cosmique »313 .

b. L’identité homme-nature selon le paradigme du


révolutionnaire

En second lieu, l’exigence révolutionnaire d’un combat contre


la tendance narcissique à se détourner de la fonction de
« préposé aux machines de l’univers » ne signifie pas autre
chose que l’exigence de mener une vie humaine conforme à
son essence, du point de vue de Marx. Dans le passage du
texte de Granel que citent Deleuze et Guattari, texte essentiel
dont on a vu qu’il innervait largement l’élaboration du concept
de processus, l’auteur montre, en effet, que, pour Marx, une vie
proprement humaine consistait manifester et produire l’unité de
l’homme et de la nature, c’est-à-dire la productivité de l’être
dont l’objet est aussi bien la vie générique de l’homme que « le
Monde lui-même » :
[…] le « genre » de l’homme étant en effet d’avoir
affaire par essence à l’être-monde-du-Monde, qui
est ce que Marx vise lorsqu’il pense l’unité
essentielle de l’homme et de la nature (…) : « c’est
précisément dans le fait d’élaborer le monde
objectif que l’homme commence donc à faire

                                                                                                                       
313
MP, p. 427.

238  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

réellement ses preuves d’être générique. Cette


314
production est sa vie générique active. ».

L’humanité en laquelle se réalise l’unité essentielle de la


nature et de l’industrie se conquiert dans l’activité productrice :
en produisant les moyens de leur vie dans une activité qui,
parce qu’elle s’étend et s’applique pratiquement au tout de la
nature, leur permet de saisir le monde en sa totalité, les
hommes se distinguent génériquement des autres espèces
animales qui laissent la vie accomplir en eux son procès de
production spontanément. Si la vie accomplit son processus en
chaque être vivant, elle l’accomplit différemment en l’homme :
comme le note Franck Fischbach, pour Marx, « les hommes
sont les vivants en lesquels et par lesquels la productivité de la
vie est l’objet d’un « dédoublement » et peut dès lors être
voulue comme telle»315. La productivité de la vie se réfléchit
dans la production voulue par l’espèce humaine des conditions
de production de la vie316. L’activité générique de l’homme est
                                                                                                                       
314
G. Granel, op. cit., p. 306.
315
F. Fischbach, La production des hommes. Marx avec Spinoza, Paris,
P.U.F., 2005, p. 56.
316
Ibid., p. 56-57 : « En l’homme, la productivité de la vie devient production
volontaire des moyens de cette productivité : d’où le fait que la production
humaine permet un accroissement sans précédent de la productivité même
de la vie. Cela signifie qu’en l’homme, l’activité productrice naturelle accède
au savoir d’elle-même, c’est-à-dire à la conscience de soi : en se sachant,
cette activité peut aussi se vouloir et ainsi engendrer les moyens de son
propre accroissement ».

239  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pour Marx une activité consciente, comme suffit à le démontrer


la célèbre distinction du Capital entre le type d’activité de
l’abeille et celui de l’architecte. Toutefois, par « activité
consciente », il ne s’agit plus d’entendre l’activité d’une
conscience conçue conformément aux conceptions idéalistes.
La définition du concept de conscience proposé par Marx joue
un rôle clef dans le dispositif critique qu’il construit en réponse à
la philosophie moderne qui, de Descartes à Hegel, tient pour
acquis que, selon ses propres mots, « l’essence humaine,
l’homme, égale la conscience de soi »317. La conscience n’est
pas, comme le veulent les philosophies du sujet, une
conscience de soi qui conditionne une conscience d’objet,
dérivée et impure :
La conscience, selon Marx, ce n’est d’abord ni le
savoir d’un Soi singulier, ni l’attestation d’un sujet
par opposition à l’objet : la conscience, c’est au
contraire d’abord le savoir d’une essence
universelle et donc du genre, et en même temps le
savoir qu’un être prend de sa propre réalité
objective. « L’homme, écrit Marx dans les
Manuscrits de 44, ne crée, il ne pose que des
objets, parce qu’il est posé lui-même par des
objets, parce qu’à l’origine il est Nature ; donc,
dans l’acte de poser, il ne tombe pas de son
« activité pure » dans une création de l’objet, mais
son produit objectif ne fait que confirmer son

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
317
K. Marx, Manuscrits de 1844, trad. E. Bottigelli, Paris, Editions sociales,
1962, p. 137.

240  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

activité objective, son activité d’être naturel


318
objectif.

En d’autres termes, la conscience n’est pas l’autre de la


nature et ne s’y oppose pas ; elle coïncide avec la prise en
charge du caractère objectif de son être : Marx n’inverse pas
simplement la position idéaliste et prescrivant un chemin qui
irait de la conscience d’objet vers la conscience de soi et ne
vise pas, sous le concept de conscience, une auto-relation à
soi, une activité purement subjective. Une telle activité
subjective procède au contraire d’un processus où la vie
humaine entre en contradiction avec son essence propre, à
savoir un processus d’aliénation. De fait, la réduction de
l’activité du travailleur à une activité abstraite, purement
subjective, coupée de son produit objectif et de ses conditions
de réalisation effectives caractérise au premier chef l’aliénation
selon Marx319 . Repli de la vie dans une activité subjective
                                                                                                                       
318
F. Fischbach, op. cit., p. 59.
319
K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad.
F.Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 202 : « Que l’activité aliénée soit une
activité abstraite signifie qu’elle est séparée, coupée non seulement de son
propre produit objectif (en tant que ce produit est approprié par un autre qui
n’est pas le producteur lui-même), mais aussi et surtout de ses propres
conditions objectives de réalisation ou d’actualisation : le travailleur, qui n’a
plus en propre que cette pure activité, ne possède en revanche rien de ce
qui peut lui permettre d’accomplir cette activité. (…) L’activité du travailleur,
en tant qu’activité aliénée, n’est donc plus qu’une simple possibilité d’agir,
qu’une pure puissance d’agir qu’il n’a absolument pas les moyens
d’actualiser par lui-même. Son activité, le travailleur la possède, mais en

241  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

spectatrice de soi et ineffective ou encore dans une centration


narcissique sur soi, l’aliénation découle d’un détachement à
l’égard de la dimension naturelle de l’homme – l’homme comme
être de nature ou « Homo natura ». La perte par l’homme de sa
réalité objective ne signifie pas moins que la perte de son être
même : pour Marx, « un être qui n’a pas sa nature en dehors de
lui n’est pas un être naturel, il ne participe pas à l’être de la
nature »320. Plus radicalement encore, « un être non-objectif est
un non-être »321. C’est pourquoi les théories idéalistes qui
identifient l’essence de l’homme à la conscience de soi, qui
spiritualisent l’homme et lui confisquent dans le même geste de
séparation purificatrice sa réalité objective et son être sont en
affinité avec une forme de nihilisme.

L’homme comme « être objectif » désigne selon Marx son


accomplissement authentique, par opposition à
l’accomplissement inauthentique auquel le voue la philosophie
des modernes en le rivant à son être formel, subjectif ou
représentatif : l’équivalence affirmée par Marx entre l’ « être

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
quelque sorte toute repliée dans son intériorité subjective et sans posséder
aucun des moyens lui permettant de la déployer vers l’extérieur par lui-
même, et ainsi de la réaliser et de se réaliser en elle ».
320
K. Marx, Manuscrits de 1844, trad. E. Bottigelli, Paris, Editions sociales,
1962, p. 137.
321
Ibid., p. 137.

242  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

objectif » de l’homme et sa véritable essence marque les limites


du langage idéaliste de la représentation ou de la raison
représentative et se fonde, en deçà de la raison représentative,
dans l’idée d’une production qui ne se borne pas à réaliser de
façon seulement représentée et formelle ce que Granel appelle
le « projet de réalité moderne » : « Cette production de
l’apparence à l’objectivité est ainsi le chemin de la
« Production » tout court, ou au sens absolu, étant le chemin
sur lequel apparaît (est conduit « sur le devant » : produite à
son tour) la Subjectivité, l’identité essentielle de l’homme et de
la nature dont l’homme est le sujet »322. Le concept de
« processus », au sens deleuzo-guattarien, se modèle sur l’idée
de l’activité processuelle par laquelle c’est la nature qui entre en
relation avec elle-même par la médiation de l’activité vitale et
productrice de l’homme dans son appropriation de la réalité
objective : à l’auto-relation à soi de la conscience narcissique et
aliénée que les théories idéalistes identifient à l’essence
humaine, Marx substitue une auto-relation à soi de la nature par
l’homme et en l’homme, et c’est précisément en ce sens qu’il
s’agit de comprendre le statut d’« éternel préposé aux
machines de l’univers » que Deleuze et Guattari assignent à
l’homme. A l’auto-activation de l’homme dans son élancement
                                                                                                                       
322
G. Granel, op. cit., p. 309.

243  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

vers l’être-objectif correspond, dans une même opération


d’actualisation synergique, l’auto-activation de la nature.
L’interprétation auto-relation par Fischbach tend à inscrire Marx
dans la filiation de Spinoza323. Or, c’est cette même filiation
spinoziste que revendique ouvertement Deleuze à propos de
L’Anti-Œdipe : « L’Anti-Œdipe, c’était l’univocité du réel, une
sorte de spinozisme de l’inconscient »324 . C’est parce que
l’homme est exposé à la nature comme totalité qu’il l’incorpore
dans le circuit de son processus vital, mais cette incorporation a
moins pour effet de lui conférer une position prééminente
qu’une position intercalaire au sein d’un processus dont il n’est
qu’un moment. Granel interprète pourtant, sous l’influence de la
                                                                                                                       
323
F. Fischbach, op. cit., Ibid., p. 62 : « […] ce rapport spécifique de
l’homme au tout de la nature est […] l’affirmation même de l’unité de
l’homme et de la nature. Aussi Feuerbach a-t-il eu raison de réaffirmer,
contre l’idéalisme, que l’homme est un être de la nature, une réalité naturelle
objective, mais tort d’ajouter que cela faisait de lui une simple chose de la
nature : car la caractéristique de cet être naturel qu’est l’homme, c’est son
activité, c’est la forme particulière que prend son activité naturelle. L’homme
est l’être qui « vit de la nature », avec ceci de particulier, par rapport aux
autres vivants, que, d’une part, il le sait, et que, d’autre part, il vit de toute la
nature, considérant la nature entière comme un arsenal de moyens de
production. Mais, dire que l’homme vit de la nature, c’est dire « que la nature
est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne
pas mourir » : ce processus est tel que le rapport de l’homme à la nature
n’est pas autre chose qu’un rapport de la nature à elle-même par
l’intermédiaire ou la médiation de l’homme. L’activité productrice de l’homme
considérée comme activité vitale n’est pas autre chose que l’attestation de
l’unité même de l’homme et de la nature en tant qu’unité processuelle
médiatisée par l’homme ».
324
P, p. 198.

244  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pensée heideggérienne, la spécificité du rapport de l’homme à


la nature en son entièreté comme la trace, dans la pensée de
Marx, d’un motif de la métaphysique moderne de la subjectivité,
comme si, dans l’effort spéculatif pour se libérer de celle-ci y
reconduisait obstinément325.

La question est donc de déterminer si Deleuze et Guattari, qui


se déchargent de l’élucidation explicite de l’identité
nature/industrie en renvoyant à l’analyse de Granel, se laissent
eux aussi reconduire au sol théorique de la métaphysique
idéaliste et, indirectement, à la consolidation ultime de ce

                                                                                                                       
325
G. Granel, op. cit., p. 309-310 : « […] la réalité essentielle de l’homme et
de la nature… l’homme qui est pour l’homme l’existence de la nature et la
nature qui est pour l’homme l’existence de l’homme… » Ces mots répétés
font énigmatiquement de l’homme celui par rapport auquel l’unité originelle
de lui-même et de la nature a un sens, alors que cette unité est elle-même
l’essence de l’homme.» (…) Et certes aussi la phrase signifie simplement
que l’homme est un être pour qui il y va dans son être de son être même.
Mais outre cela, la phrase signifie l’appartenance de l’essence de l’homme
ici pensée à la dimension métaphysique moderne en générale, pour qui
l’homme est lui-même (au sens du Cogito, Sum), dans un être-auprès-de-
soi-même totalement insitué, le site originel. La « subjectivité » de l’ « être
pensant » peut bien avoir été critiquée, rabattue, et même « quittée » autant
et aussi radicalement qu’on voudra, au point de dire que la subjectivité est
« posée par » la nature, « partie de » la nature ; et le réel de son côté peut
bien avoir été ramené aussi originellement que possible de son statut d’objet
(au sens du corrélat de la représentation intellectuelle) à un rôle originaire au
sein de la pratique sensible : il n’en reste pas moins que tous ces rapports
se jouent au sein d’une identité dont ils sont la production et qui a pour sens
l’être-sujet de « l’homme » ».

245  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dernier dans son moment hégélien : dans quelle mesure L’Anti-


Œdipe reste-t-il tributaire d’une philosophie de la subjectivité et
d’une pensée anthropocentrée ? Par quels moyens théoriques
vont-ils au-delà du point atteint par Marx dans les Manuscrits de
1844 ? Avant d’avancer quelques éléments de réponses à
rechercher dans la place accordée à l’anthropologie dans
L’Anti-Œdipe et dans l’appropriation deleuzo-guattarienne du
concept de production sous la forme d’une omni-productivité du
désir, remarquons que l’un des enjeux principaux du premier
tome de « Capitalisme et schizophrénie » tient au projet de
mettre en évidence la persistance du nihilisme déréalisant
propre aux théories idéalistes à l’intérieur de la théorie
psychanalytique. Deleuze et Guattari attribuent à Freud le
mérite d’avoir, le premier, proposé de comprendre le désir en
termes de production libidinale quantitative indépendamment
des représentations d’objets à lier à l’énergie libidinale, même
s’ils marquent immédiatement les limites de cette avancée. La
découverte freudienne du domaine sub-représentatif de la
production désirante constitue bien un acquis à partir duquel la
néo-métapsychologie deleuzo-guattarienne s’édifie326.
                                                                                                                       
326
Ibid., p. 357 : « Freud découvre la nature subjective ou l’essence
abstraite du désir, comme Ricardo la nature subjective ou l’essence
abstraite du travail, par-delà toute représentation qui les rattacherait à des
objets, des buts ou mêmes des sources en particulier. Freud est donc le

246  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Cette appréciation de la nouveauté de la psychanalyse


s’autorise des analyses menées par Foucault dans Les mots et
les choses à propos de l’effet de coupure épistémologique
introduit par la notion de production dans le monde de la
représentation. Deleuze et Guattari mettent en parallèle la
transformation de l’économie politique par Ricardo et la
constitution du champ analytique de l’économie libidinale par
Freud, dans l’œuvre duquel ils lisent l’aboutissement tardif d’un
effritement et d’un engloutissement du monde classique de la
représentation dans le magma pulsionnel qu’il surplombait : « la
psychanalyse participe au plus haut point de cette découverte
des unités de production, qui se soumettent toutes les
représentations possibles au lieu de se subordonner à elles
»327. Les indices d’une perte de force de la représentation, de

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
premier à dégager le désir tout court, comme Ricardo le travail tout court, et
par là la sphère de la production qui déborde effectivement la
représentation. (…) Telle est la constitution du champ analytique ; et ce
champ sub-représentatif continuera de survivre et de fonctionner, même à
travers Œdipe, même à travers le mythe et la tragédie qui marquent pourtant
la réconciliation de la psychanalyse avec la représentation ». Et p. 322 : « Il
faut dire la même chose de Freud : sa grandeur est d’avoir déterminé
l’essence ou la nature du désir, non plus par rapport à des objets, des buts
et même des sources (territoires), mais comme essence subjective abstraite,
libido ou sexualité. Seulement, cette essence, il la rapporte encore à la
famille comme dernière territorialité de l’homme privé (d’où la situation
d’Œdipe, d’abord marginal dans les Trois Essais, puis qui se referme de plus
en plus sur le désir) ».
327
Ibid., p. 356.

247  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

son écart grandissant avec la production désirante et du point


de renversement qui la place désormais sous la dépendance de
celle-ci se font jour, d’après Foucault, dans l’œuvre de Sade où,
même si la représentation discursive demeure coextensive au
désir sub-représentatif, « c’est l’obscure violence répétée du
désir qui vient battre les limites de la représentation »328 . Le
libertinage mis en scène par Sade appartient encore au monde
classique de la représentation, mais il en exténue les
possibilités ; il les porte à leurs limites en faisant correspondre à
l’extrême « la combinatoire des corps et l’enchaînement des
raisons », ouvrant ainsi l’ère de la sexualité dont Freud
découvrira les principes économiques329. Le domaine de la
sexualité, ce « domaine des libres synthèses où tout est
possible », « immense nappe d’ombre », qui sous-tend et
                                                                                                                       
328
M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 223.
329
Ibid., p. 224 : « À partir de lui, la violence, la vie et la mort, le désir, la
sexualité vont étendre, au-dessous de la représentation, une immense
nappe d’ombre que nous essayons maintenant de reprendre comme nous
pouvons, en notre discours, en notre liberté, en notre pensée ». On notera
que Sade et Freud, selon la libre interprétation de Foucault à laquelle se
livrent Deleuze et Guattari, occupent des positions symétriques : si l’un
inaugure l’émergence de la sexualité où c’est le désir qui dicte sa « loi sans
loi » à la représentation, l’autre porte au plus haut point cette nouvelle
formation épistémique. Et symétriquement encore, à la dénonciation, dans
L’Anti-Œdipe, de la psychanalyse comme perversion et promotion d’une
néo-territorialité artificielle répond l’organisation perverse d’un désir
théâtralisé en des mises en scènes rigoureusement anticipées ou reprises
par l’ordre de la représentation discursive chez Sade, comme si celle-ci avait
aussi préparée la dérive de celle-là.

248  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qu’occulte l’ordre représentatif, est le lieu de la production du


réel. L’articulation du désir au réel s’opère précisément, dans
L’Anti-Œdipe, par l’intermédiaire de la notion de synthèses
libres ou encore « synthèses passives » :
Le désir est cet ensemble de synthèses passives
qui machinent les objets partiels, les flux et les
corps, et qui fonctionnent comme des unités de
production. Le réel en découle, il est le résultat des
synthèses passives du désir comme auto-
production de l’inconscient. Le désir ne manque de
rien, il ne manque pas de son objet. C’est plutôt le
sujet qui manque au désir, ou le désir qui manque
de sujet fixe, il n’y a de sujet fixe que par la
330
répression.

Le « désir tout court », l’« essence abstraite » ou la « nature


subjective du désir » ne supposent pas l’existence constituée
d’un sujet attributaire. L’Anti-Œdipe s’affranchit d’une
philosophie de la subjectivité, la productivité du désir étant
première par rapport à l’apparition du sujet désirant : le Ça qui
gît au fond de l’homme préexiste à toute constitution subjective,
elle-même produite, et ne mobilise que l’ensemble des
synthèses passives qui instaurent, déplacent ou transforment
les relations entre les machines désirantes331. L’expression
« nature subjective du désir » ne doit donc pas nous égarer ;
elle n’attribue pas la production désirante à l’activité d’un sujet

                                                                                                                       
330
AŒ, p. 34.
331
Ibid., p. 344.

249  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

en auto-relation avec soi, c’est-à-dire d’un sujet pur encore


conçu à partir du clivage entre l’homme et la nature et obtenu
par purification de l’expérience. Il n’y a pas de désir abstraction
faite de ses conditions objectives d’existence et d’expérience :
l’équivalence marxienne entre l’être objectif de l’homme et son
essence humaine est ici transposée dans ce que Deleuze et
Guattari pensent sous le mot « désir », comme ils l’indiquent en
une formule fondamentale, conceptuellement surdéterminée par
une double référence à Marx et à Lacan : l’ « être objectif du
désir est le Réel en lui-même ». Un désir abstrait, coupé de ses
conditions objectives d’existence et ayant reflué dans un « sujet
fixe » travaillé par le manque cesse aussitôt d’être désir. Un tel
sujet fixe (au sens où l’on parle d’idée fixe) résulte de la
répression nécessairement mise en œuvre dans le processus
de production sociale qui, nous le verrons, implique une mise
en crise de la position du désir332.

Le problème du narcissisme noue la question de la


subjectivité à celle de la répression du désir : le sujet
narcissique manque le désir, le dévoie en le convertissant en

                                                                                                                       
332
Ibid., p. 138 : « Quoi qu’en pensent certains révolutionnaires, le désir est
dans son essence révolutionnaire – le désir, pas la fête ! – et aucune société
ne peut supporter une position de désir vrai sans que ses structures
d’exploitation, d’asservissement et de hiérarchie ne soit compromise ».

250  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

besoin. Alors que le désir se plaque sur ses conditions


d’existence objective comme la vigne sur la treille, le besoin
exprime une prise de distance à l’égard des synthèses passives
qui trament le réel, autrement dit une déréalisation telle que le
sujet finit par se résumer à l’« abjecte peur de manquer », à l’
« abject désir d’être aimé », à la vacuité d’une activité fébrile et
impuissante, coupée des forces réelles333 . Le phénomène de
l’aliénation comme activité subjective séparée de ses conditions

                                                                                                                       
333
Ibid., p. 34-35 : « L’être objectif du désir est le Réel en lui-même. Il n’y a
pas de forme d’existence particulière qu’on pourrait appeler réalité
psychique. Comme dit Marx, il n’y a pas manque, il y a passion comme
« être objet naturel et sensible ». Ce n’est pas le désir qui s’étaie sur les
besoins, c’est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir : ils sont
contre-produits dans le réel que le désir produit. Le manque est un contre-
effet du désir, il est déposé, aménagé, vacuolisé dans le réel naturel et
social. Le désir se tient toujours proche des conditions d’existence objective,
il les épouse et les suit, ne leur survit pas, se déplace avec elles, c’est
pourquoi il est si facilement désir de mourir, tandis que le besoin mesure
l’éloignement d’un sujet qui a perdu le désir en perdant la synthèse passive
de ces conditions. […] Le désir devient alors cette abjecte peur de manquer.
Mais justement, cette phrase, ce ne sont pas les pauvres ou les dépossédés
qui la prononcent. Eux, au contraire, ils savent qu’ils sont proches de l’herbe,
et que le désir a « besoin » de peu de choses, non pas ces choses qu’on
leur laisse, mais ces choses mêmes dont on ne cesse de les déposséder, et
qui ne constituait pas un manque au cœur du sujet, mais plutôt l’objectivité
de l’homme, l’être objectif de l’homme pour qui désirer c’est produire,
produire en réalité. Le réel n’est pas impossible, dans le réel au contraire
tout est possible, tout devient possible. Ce n’est pas le désir qui exprime un
manque molaire dans le sujet, c’est l’organisation molaire qui destitue le
désir de son être objectif. Les révolutionnaires, les artistes et les voyants se
contentent d’être objectifs, rien qu’objectifs ils savent que le désir étreint la
vie avec une puissance productrice, et la reproduit d’une façon d’autant plus
intense qu’il a peu de besoin ».

251  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

objectives d’effectuation et sur lequel insiste Fischbach dans sa


lecture de Marx, a pour corrélat le phénomène d’interpassivité
thématisé par Zizek : l’impossibilité d’éprouver la jouissance,
coextensive au désir en acte, c’est-à-dire l’impuissance à se
laisser dominer par la force des synthèses passives
inconscientes, et donc à être passif en ce sens précis, entraîne
un rapport de substitution où, le sujet étant à la fois incapable
de rendre effectives ses propres conditions objectives de
réalisation et de subir ses émotions, c’est l’objet lui-même qui
se les approprie et les lui confisque334. En somme, l’alternative
est la suivante : ou bien penser le désir en le plaçant sous la
dépendance d’un concept idéaliste de subjectivité et donc de la
représentation d’un sujet supposé importer dans l’immanence
de sa relation à soi l’ensemble du réel mais en réalité coupé de
son corrélat objectif, une prime narcissique illusoire se
substituant ici à la volupté, ou bien identifier le désir aux
synthèses sub-représentatives qui produisent le réel comme
état intensif, le sujet n’étant plus que la consommation ou
335
consumation de ces intensités . Les auteurs de L’Anti-Œdipe

                                                                                                                       
334
Zizek, La subjectivité à venir. Essais critiques, traduction de F. Théron,
Paris, Flammarion, 2006 (2004), p. 13 ssq.
335
AŒ, p. 128 : « ce n’est pas la sexualité qui représente une prime pour
l’ego … ». La conception idéaliste du désir subordonne la sexualité au
narcissisme du sujet.

252  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

soutiennent que la subversion de la production désirante,


orchestrée par les organisations molaires socio-politiques, est
relayée par la psychanalyse. Le chapitre II, intitulé
« psychanalyse et familialisme : la sainte famille », répertorie
les « paralogismes » en vertu desquels la psychanalyse
s’emploie à déformer l’appréhension des synthèses passives
de l’inconscient en en faisant « un usage illégitime », c’est-à-
dire en écrasant les machines désirantes sous la « machine
œdipienne-narcissique »336. Il appartiendra, à l’inverse, à la
schizo-analyse comprise comme « analyse transcendantale et
matérialiste », de cerner « les critères, immanents au champ de
l’inconscient, en tant qu’ils s’opposent aux exercices
transcendants d’un « qu’est-ce que ça veut dire ? » »337.
Deleuze et Guattari opposent formellement la conversion,
opération par laquelle la psychanalyse impose, dans la
« traduction-trahison » qu’elle en donne, un usage transcendant
aux synthèses passives de l’inconscient, et d’autre part la
réversion, c’est-à-dire la désœdipanianisation, opération
inverse qui restaure l’usage immanent des synthèses de
l’inconscient et qu’assure la schizo-analyse338. Ce n’est

                                                                                                                       
336
Ibid., p. 148.
337
Ibid., p. 130.
338
Ibid., p. 133.

253  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

évidemment pas la psychanalyse qui entrave par elle-même et


à elle seule la production désirante, mais des « forces un peu
plus puissantes, un peu plus souterraines que la psychanalyse,
que la famille, que l’idéologie, même réunies »339 . Deleuze et
Guattari soulignent que la psychanalyse se contente
d’« appuyer le mouvement, [d’] ajouter un dernier élan au
déplacement de l’inconscient » et que « les sujets de la
psychanalyse arrivent tout œdipianisés » dans le cabinet de
l’analyste340. La « machine narcissique-œdipienne » désigne
l’ensemble des sélections ou prélèvements qu’opère la famille
comme agent délégué au refoulement : captation, découpage et
redistribution des forces productives en fonction de lois
extérieures à celle de la production désirante341 . La
structuration œdipienne de la subjectivité est l’œuvre de la
cellule familiale imprégnée par les schèmes psychanalytiques.

                                                                                                                       
339
Ibid., p. 145 : « C’est qu’il faut des forces bien puissantes en vérité pour
vaincre celles du désir, les amener à la résignation, et substituer partout des
réactions du type papa-maman à ce qui était essentiellement actif, agressif,
artiste, productif et conquérant dans l’inconscient lui-même ».
340
Ibid., p. 144 : « [Ce que les psychanalystes] font, c’est seulement faire
parler l’inconscient suivant les usages transcendants de synthèses qui lui
sont imposés par d’autres forces […]».
341
Ibid., p. 148 : « La fonction première de la famille est de rétention : il s’agit
de savoir ce qu’elle va rejeter de la production désirante, ce qu’elle va en
retenir, ce qu’elle va brancher sur les chemins sans issue qui mènent à son
propre indifférencié (cloaque), ce qu’elle va conduire au contraire sur les
voies d’une différenciation essaimable et reproductible ».

254  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Ces analyses de L’Anti-Œdipe tendent à montrer que ce qui


s’exprime dans le fantasme individuel déborde toujours les
dimensions individuelles. Or la psychanalyse renforce la
dimension « personnologique » en clivant le sujet en un sujet
d’énoncé et un sujet d’énonciation342. Le fantasme individuel
est, en réalité, « branché sur le champ social existant, mais le
saisit sous des qualités imaginaires qui lui confèrent une sorte
de transcendance ou d’immortalité à l’abri desquels l’individu, le
moi, joue son pseudo-destin […] »343. La nature imaginaire du
fantasme individuel définit un pôle réactionnaire du fantasme :
le fantasme individuel, qui renvoie en réalité à des groupes
assujettis, est liée à la pulsion de mort par un double rapport
d’identification à des institutions sociales réputées immortelles
                                                                                                                       
342
Ibid., p. 75-76 : « Il n’en est que plus inquiétant de voir combien l’analyse
freudienne ne retient du fantasme que ses lignes de disjonction exclusive, et
l’écrase sur ses dimensions individuelles ou pseudo-individuelles qui le
rapportent par nature à des groupes assujettis, au lieu de faire l’opération
inverse, et de dégager dans le fantasme l’élément sous-jacent d’une
potentialité révolutionnaire de groupe. Quand on apprend que l’instituteur,
c’est le papa, et le colonel aussi, et la mère aussi, quand on rabat ainsi tous
les agents de la production et de l’anti-production sociales sur les figures de
la reproduction familiale, on comprend que la libido affolée ne se risque plus
à sortir d’Œdipe, et l’intériorise. Elle l’intériorise sous la forme d’une dualité
castratrice entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation, caractéristique
du fantasme pseudo-individuel (« Moi, comme homme, je vous comprends,
mais comme juge, comme patron, comme colonel ou général, c’est-à-dire
comme père, je vous condamne. ») Mais cette dualité est artificielle, dérivée,
et suppose un rapport direct de l’énoncé à des agents collectifs
d’énonciation dans le fantasme de groupe ».
343
Ibid., p. 73-74.

255  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

au service desquelles le sujet donne sa vie et d’expulsion de la


tendance destructrice vers des ennemis fantasmés. À l’inverse,
le pôle révolutionnaire du fantasme renvoie à des groupes-
sujets et apparaît « dans la puissance de vivre les institutions
elles-mêmes comme mortelles, de les détruire ou de les
changer suivant les articulations du désir et du champ social en
faisant de la pulsion de mort une véritable créativité
institutionnelle »344. Le fantasme de groupe, c’est-à-dire la
manifestation du groupe-sujet dans l’ordre imaginaire, coïncide
en réalité avec la production désirante, « n’a plus pour sujet que
les pulsions elles-mêmes, et les machines désirantes qu’elles
forment avec l’institution révolutionnaire »345. Les pulsions sont
intrinsèquement révolutionnaires. C’est pourquoi le
schizophrène, qui concentre en lui le processus de la
production du désir, occupe dans le champ social une position
dont la distance avec les codages sociaux et les effets
d’interpellation n’est pas sans analogie avec la distance de la
position du révolutionnaire à l’égard de l’ordre social. La
constitution des sujets sociaux n’est pas séparable d’un
processus d’assujettissement dont rend compte l’analyse
althussérienne de l’interpellation : d’après l’exemple donné par

                                                                                                                       
344
Ibid., p. 74.
345
Loc. cit.

256  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Althusser, un sujet se retourne spontanément vers la voix du


policier qui l’interpelle ; il se reconnaît dans la parole qu’on lui
adresse, l’accepte, s’y subordonne. Judith Butler interprète
cette doctrine de l’interpellation dans La vie psychique du
pouvoir et soutient qu’elle « présuppose apparemment une
doctrine antérieure et non élaborée de la conscience, un
retournement contre soi au sens où Nietzsche le décrit dans La
Généalogie de la morale »346. De fait, Deleuze et Guattari, qui
mentionnent la doctrine de l’interpellation dans L’Anti-Œdipe,
retracent la généalogie de la morale qui sous-tend l’inscription
du sujet dans une formation de souveraineté en analysant du
point de vue de l’inconscient les effets du refoulement et de la
répression sociale sur la vie du désir. Le schizophrène se
singularise donc par une résistance à la subjectivation en
déjouant le processus de l’interpellation :
Car il est certain que le schizo est interpellé, ne
cesse pas de l’être. Précisément parce que son
rapport avec la nature n’est pas un pôle spécifique,
il est interpellé dans les termes du code social en
cours : ton nom, ton père, ta mère ? […] Tantôt le
schizophrène s’impatiente et demande qu’on le
laisse tranquille. Tantôt il entre dans le jeu, il en
rajoute même, quitte à réintroduire ses repérages
à lui dans le modèle qu’on lui propose et qu’il fait
347
éclater du dedans […].
                                                                                                                       
346
J. BUTLER, La vie psychique du pouvoir, trad. B. Matthieussent, Paris,
Léo Scheer, 2002 (1997), p. 169.
347
AŒ, p. 20-21.

257  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La véritable subjectivité pathologique est donc du côté du


névrosé confiné à son mythe individuel, interpellé et identifié sur
le corps social. Mille plateaux prolonge l’analyse de la
subjectivité pathologique et passionnelle saisie comme le
résultat d’une opération d’interpellation348.

c. L’identité homme-nature selon le paradigme du Voyant

La figure rimbaldienne du « voyant », convoquée aux côtés de


celle du révolutionnaire et de l’artiste, est l’une des modalités du
« schizo » deleuzo-guattarien ; elle incarne un consentement à
la « perte de l’ego », condition nécessaire de l’instauration
d’une manière d’être plénière et effective en adéquation avec
les synthèses passives de la production désirante. Le
« voyant » de Rimbaud et le « schizo » désignent la même
expérience d’un effondrement de la subjectivité constituée sous
l’effet de cette « machine narcissique-œdipienne » : les
généalogies aberrantes d’Une saison en enfer ne se déploie
transversalement, en rupture avec la généalogie familiale
traditionnelle et le sentiment filial, qu’en évacuant la question du
père349. Deleuze et Guattari lient étroitement la question du

                                                                                                                       
348
MP, p. 162 ssq.
349
AŒ, p. 102 : « Une saison en enfer, comment séparer la dénonciation
des familles d’Europe, de l’appel à des destructions qui ne viennent pas

258  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

père et d’une production œdipienne de la subjectivité à celle de


la distinction homme-nature :
La question du père est comme celle de Dieu : née
de l’abstraction, elle suppose rompu le lien de
l’homme et de la nature, le lien de l’homme et du
monde, si bien que l’homme doit être produit
comme homme par quelque chose d’extérieur à la
nature et à l’homme. Sur ce point Nietzsche fait
une remarque tout à fait semblable à celle de Marx
ou d’Engels : « Nous éclatons de rire rien qu’à voir
voisiner homme et monde, séparés par la sublime
prétention du petit mot « et ». Tout autre est la
coextensivité, la coextention de l’homme et de la
nature ; mouvement circulaire par lequel
l’inconscient, restant toujours sujet, se produit lui-
même et se reproduit. L’inconscient ne suit pas les
voies d’une génération progressant ou régressant
d’un corps à un autre, ton père, le père de ton
père, etc. Le corps organisé est l’objet de la
reproduction par génération ; il n’en est pas le
sujet. Le seul sujet de la reproduction, c’est
l’inconscient lui-même qui se tient dans la forme
circulaire de la production. Ce n’est pas la
sexualité qui est un moyen au service de la
génération, c’est la génération des corps qui est au
service de la sexualité comme auto-production de
l’inconscient. Ce n’est pas la sexualité qui
représente une prime pour l’ego, en échange de sa
subordination au processus de la génération, c’est
au contraire la génération qui est la consolation de
l’ego, son prolongement, le passage d’un corps à
un autre à travers lequel l’inconscient ne fait que
se reproduire lui-même en lui-même. C’est bien ce

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
assez vite, de l’admiration pour le forçat, de l’intense franchissement des
seuils de l’histoire, de cette prodigieuse migration, de ce devenir-femme, ce
devenir scandinave, et mongol, ce « déplacement de races et de
continents », ce sentiment d’intensité brute qui préside au délire comme à
l’hallucination […] ». Et aussi, AŒ, p. 396.

259  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qu’il faut dire : l’inconscient de tout temps était


orphelin, c’est-à-dire s’engendrait lui-même dans
l’identité de la nature et de l’homme, du monde et
350
de l’homme.

Dans ce passage remarquable, centré sur l’idée d’un


inconscient inengendré, orphelin et sujet du processus de la
production désirante, les auteurs de L’Anti-Œdipe développent
les conséquences qu’induit un rapport coextensif de l’homme et
de la nature et mettent en évidence la coexistence de deux
circuits de reproduction dont chacun est ordonné à une forme
spécifique d’incorporation et à un type déterminé de
généalogie. Le premier circuit de reproduction concerne le
corps organisé, hiérarchisé, individué, le corps propre, façonné
par des habitudes, codé et chevillé à l’ego. Un tel corps,
représentable, est inscrit dans la série des engendrements
successifs et reste tributaire d’une filiation déterminée par le
complexe familial ; la lignée généalogique, aussi loin qu’on
puisse en remonter le cours, ne fait que re-dupliquer ce
complexe et démultiplier les figures œdipiennes qui s’y
accrochent comme autant de noeuds : « ton père, le père de
ton père, etc. ». Cette filiation œdipienne se fonde sur une
conception de la sexualité qui place celle-ci sous la
dépendance de la génération et promeut le corps subjectif au
                                                                                                                       
350
Ibid., p. 128.

260  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

rang de cause de la reproduction – l’ego tire une prime


narcissique de plaisir de la sexualité réduite à l’état de moyen
de reproduction – et de finalité, la transmission filiale étant
supposée perpétuer le corps organisé du sujet, assurer sa
survie dans un autre corps qui en dérive et y ressemble suivant
un mouvement dialectique dont les Conférences de 1803-1804
de Hegel, citées par Kojève, donnent une formulation à la fois
saisissante et sinistre :
En éduquant l’enfant, les parents placent en lui
leur conscience déjà-formée (gewordenes) et ils
engendrent leur mort. – Dans l’éducation, l’unité
inconsciente de l’enfant se supprime-
dialectiquement ; elle s’articule en elle-même, elle
devient conscience formée-ou-éduquée ; la
conscience des parents est la matière aux dépens
de laquelle elle se forme-ou-s’éduque. Les parents
sont pour l’enfant un pressentiment (Ahnen)
obscur inconnu de soi-même ; ils suppriment-
dialectiquement l’être-à-l’intérieur-de-soi
(Insichsein) simple-et-indivis [et] comprimé
(gedrugenes) de l’enfant. Ce qu’ils lui donnent, ils
le perdent ; ils meurent en lui ; ce qu’ils lui
donnent, c’est leur propre conscience. La
conscience est ici le devenir d’une autre
conscience en elle, et les parents contemplent
dans le devenir de l’enfant leur [propre]
351
suppression-dialectique (Aufgehobenwerden).

La conservation des parents dans leurs enfants s’articule à la


formation progressive de ceux-ci dans l’éducation qu’ils

                                                                                                                       
351
A. Kojève, op.cit., p. 559.

261  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

reçoivent et qui les constituent en sujet insérés dans des corps


organisés, des corps subjectivés dans et par leur inscription au
cœur du micro-champ social de la famille. Mais au-delà de la
transmission filiale assurée par ce premier circuit de
reproduction, c’est aussi la possibilité d’une transmission
phylogénétique qui se trouve garantie par lui. On connaît le
parti que tire Freud de celle-ci pour soutenir l’hypothèse d’un
complexe de castration352. Le second circuit nous met en
présence de l’inconscient machinique. Inengendré, il n’existe
que par soi. Selon l’inversion de la relation causale qu’opèrent
Deleuze et Guattari, la sexualité n’étant pas en vue de la
génération, mais la génération en vue de la sexualité,
l’inconscient est aussi pour soi. Enfin, puisqu’il se reproduit lui-
même en lui-même, l’inconscient est en soi. Ces trois
caractères, traditionnellement associés à la notion de
substance, nous renseignent sur le concept deleuzo-guattarien
d’inconscient et dessinent un paysage philosophique qui,
mutatis mutandis, n’est pas sans évoquer la manière dont, chez
Hegel, l’Esprit substantiel s’affirme dans l’Histoire à travers des

                                                                                                                       
352
S. Freud, Abrégé de psychanalyse, Paris, P.U.F., 2001 (1949), p. 61 : « Il
est possible que l’extraordinaire terreur provoquée par cette menace soit, en
partie, due à une trace mnésique phylogénétique, souvenir de l’époque
préhistorique où le père jaloux enlevait réellement à son fils ses organes
génitaux quand il le considérait comme un rival auprès d’une femme ».

262  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

générations successives qui n’en sont que le véhicule et le


moyen. Tout se passe en effet comme si les corps organisés
n’étaient que les moyens ou truchements de l’auto-production
de l’inconscient, coextensif à la sexualité autant qu’à l’identité
homme-nature. Ce que nous pourrions nommer « Substance
inconsciente » et qui s’auto-produit dans la génération des
corps individués est le sujet réel de la reproduction : seul le
corps sans organes, corps intensif, principe de production rétif à
toute organisation, s’affirme dans le processus de la
reproduction où naissent et périssent des corps organisés. Ce
corps sans organes, qui n’est le corps de personne et n’est
qu’un corps, permet de concevoir une forme de généalogie
transversale et bouleverse notre manière commune de penser
la filiation. Il ne s’agit plus de comprendre la généalogie selon la
série diachronique des corps organisés qui s’engendrent
successivement mais, une fois découplées la sexualité et la
reproduction, la sexualité et la famille, de dissocier d’une part la
série causale, unilinéaire et verticale de corps dans la
généalogie traditionnelle et, d’autre part, la généalogie
schizophrénique, transversale qui s’étend à la manière d’un
rhizome dans les régions du passé et dans les autres cultures,
les autres peuples, à l’extérieur du champ clos de la famille,
selon un mode d’enregistrement régi pas des disjonctions

263  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

inclusives353. Deleuze et Guattari opposeront le modèle de


l’arbre (d’essence généalogique) et celui du rhizome (anti-
généalogique) de manière plus explicite et plus formelle dans
Mille plateaux :
Des communications transversales entre lignes
différenciées brouilllent les arbres généalogiques.
Chercher toujours le moléculaire, ou même la
partie sub-moléculaire avec laquelle nous faisons
alliance. Nous évoluons et nous mourons de nos
grippes polymorphes et rhizomatiques, plus que de
nos maladies de descendance ou qui ont elles-
mêmes leur descendance. Le rhizome est une
354
anti-généalogie.

Le tracé des généalogies transversales s’esquisse en fonction


d’un problème qui ne se ramène pas à celui de la rupture avec
la famille (Nietzsche rompant avec sa mère et sa sœur), rupture
encore tributaire du « roman familial » et des structures de la
famille. Le problème est ici celui d’un accès à cet ordre de
réalité de nature intensive affranchi des « dépendances de la
généalogie œdipienne » et que désignent les termes
d’« inconscient », de « corps sans organes » ou d’« œuf
schizophrénique », équivalents dans le champ de cette
problématique. L’opposition structurante, dans l’argument
deleuzo-guattarien, se situe entre ce que l’on entend
                                                                                                                       
353
AŒ, p. 20 : « Les disjonctions sont la forme de la généalogie désirante
[…] ».
354
MP, p. 18.

264  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ordinairement par « réalité », quantité abstraite divisible en


unités qualifiées où se distribue le réel, et leur propre définition
du réel comme « produit qui enveloppe les distances dans des
quantités intensives »355. L’œuf schizophrénique est conçu sur
le modèle de l’œuf biologique. Cette analogie impose de
distinguer entre les inducteurs du développement, c’est-à-dire
l’ensemble des stimuli de valeur et de nature quelconque, qui
initient le processus de développement, et les organisateurs,
qui président à la mise en place d’un ordre entre les parties.
Les études menées sur le développement de l’œuf biologique
ont en effet démontré que : « […] toutes sortes de substances
variables avaient la même action que le stimulus envisagé,
d’autre part que les parties avaient elles-mêmes des
compétences ou des potentialités spécifiques échappant au
stimulus (expérience des greffes) »356 . L’œuf schizophrénique
obéissant au même schéma de développement selon l’analogie
postulée, Deleuze et Guattari en déduisent que rien ne permet
d’établir que le rôle des parents soit structurant ou organisateur,

                                                                                                                       
355
AŒ, p. 106. De ce point de vue, la volonté de « s’évader de la réalité »
proclamée par Rimbaud doit s’entendre comme une tentative pour quitter un
ordre de réalité appauvri pour atteindre ce réel produit dans les quantités
intensives. L’interprétation de Munier, L’ardente patience d’Arthur Rimbaud,
se fonde sur une catégorie du réel qui ramène l’effectivité au concept
commun de réalité.
356
Ibid., p. 112.

265  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ni d’exclure qu’il soit seulement comparable à celui d’inducteurs


substituables et quelconques dont il ne s’agit pas non plus de
nier les effets qu’ils produisent. La confusion entre les fonctions
d’inducteur et d’organisateur, appliquées à la question de
l’importance des déterminations familiales, découle d’un
préjugé ou d’une croyance de la conscience ou du
préconscient, mais une telle croyance en la vertu organisatrice
d’Œdipe, par exemple, ne témoigne que d’ « une perception
extrinsèque et non pas [d’] une opération de l’inconscient sur
soi-même »357 . L’erreur théorique commise par la psychanalyse
reçoit une explication topique : incapable de dépasser le point
de vue de la conscience ou du préconscient, la psychanalyse
en reste à une « perception extrinsèque » des processus de
structuration du sujet358. Il s’agit, pour Deleuze et Guattari, qui
radicalisent le geste freudien de rendre modeste le conscient,
de cerner théoriquement les conditions du processus
d’organisation depuis un point de vue intrinsèque à l’inconscient
et de faire en sorte que, dans leur propre pratique théorique,
l’activité productrice de l’inconscient opère sur elle-même. Le

                                                                                                                       
357
Loc. cit.
358
Deleuze et Guattari concèdent que la psychanalyse, en dépit de sa
croyance en une fonction organisatrice d’Œdipe, pressent et même
reconnaît la présence agissante d’autres « facteurs actifs » que les parents.
AŒ, p. 112-113.

266  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

modèle de l’œuf convient à ce projet d’une saisie de l’opération


organisatrice intrinsèque de l’inconscient indépendamment de
toute référence aux figures parentales ou aux éléments
symboliques et structuraux relatifs à la famille et à Œdipe. La
genèse de l’œuf biologique s’accomplit sous l’impulsion d’un
dynamisme organisateur endogène tel que la différentiation
des parties et leur organisation est intensive et s’effectue par
seuils ou gradients :
Dans ses métamorphoses et passages intenses,
Schreber devient élève chez les jésuites,
bourgmestre d’une ville où les Allemands se
battent contre les Slaves, jeune fille qui défend
l’Alsace contre les Français ; enfin il franchit le
gradient ou le seuil aryen pour devenir prince
359
mongol.

Le schizophrène n’admet pas de noyau égoïque sur lequel


trouverait à se fixer une identité durable : « Le schizo est sans
principe : il n’est quelque chose qu’en étant autre chose »360.
Nous reviendrons sur cette position instable, métamorphique - à
l’image du corps sans organes, comme la station
hypocondriaque nous a permis de l’appréhender, - d’un sujet
expulsé de soi et précipité dans une « aventure » dont il n’est
jamais que le résidu évanescent. Le point à retenir est ici
l’importance décisive de la nature des quantités intensives dans
                                                                                                                       
359
AŒ, p. 110.
360
Ibid., p. 103.

267  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’articulation du sujet et de l’inconscient. L’identification propre


au schizophrène, distincte en nature d’une identification
imaginaire, « porte le réel hors de son principe au point où il est
effectivement produit par la machine désirante »361. Seul
l’inconscient, principe de production lui-même inengendré, jouit
réellement du statut de sujet : sujet du processus de la
production désirante dont les corps organisés, engendrés dans
la reproduction ne sont que les objets. Dans l’éclatement du
« et » qui sépare l’homme de la nature, dans cet éclat de rire
nietzschéen où s’affirme un « moi cosmique », la notion d’un
ego subjectif, tel que la philosophie idéaliste le conçoit,
implose362 . Et si les généalogies schizophréniques
transversales traduisent une poussée de réalité, la génération
d’une descendance selon la généalogie traditionnelle,
prolongement d’un corps dans un autre, ne signifie que
la consolation de l’ego363. Le schizophrène est cet homme en

                                                                                                                       
361
Ibid., p. 107.
362
F. Nietzsche, Volonté de puissance, II, traduction de G. Bianquis, Paris,
Gallimard, 1995, p. 459.
363
C. Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Paris, Gallimard,
1986 (1929), p. 33 :

« Il ne sera plus qu’un corps dans six pieds de terre


sous six pieds de terre sous une croix.
Mais ses enfants seront.
Il salue avec tendresse le temps nouveau où il ne sera
plus.

268  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qui s’actualise un mode d’être non-spécifique ; en lui s’affirme le


caractère coextensif de l’homme et de la nature. Points d’entrée
de l’activité d’auto-production de l’inconscient dont il est une
pièce, ses identifications histrioniques suturent nature et
histoire, actualisent l’identité entre homme et nature364.

La dénomination du schizophrène comme Homo natura


renvoie à une forme de rousseauisme que revendiquent
explicitement Deleuze et Guattari, à la foi en une innocence de
la nature, de l’inconscient et de la folie : « L’inconscient est
rousseauiste, étant l’homme-nature »365. Ainsi, l’aptitude propre
au schizophrène à mener l’expérience exploratoire d’une vie au
plus proche de la matière intense du corps sans organes, c’est-
à-dire de l’identité entre produit et produire, est rapprochée de
la pensée sauvage et de l’exemple du bricolage à titre
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
Où il ne sera pas.
Où ses enfants seront.
Le règne de ses enfants ».

364
AŒ, p. 107 : « Saisir un réel intensif tel qu’il est produit dans la
coextension de la nature et de l’histoire, fouiller l’empire romain, les cités
mexicaines, les dieux grecs et les continents découverts pour en extraire ce
toujours plus de réalité […] : tel est l’histrionisme du schizophrène, suivant la
formule de Klossowski, le vrai programme d’un théâtre de la cruauté, la mise
en scène d’une machine à produire le réel ».
365
Ibid., p. 133 : « Est-ce exagéré de dire que, dans l’inconscient, il y a
nécessairement moins de cruauté et de terreur, et d’un autre type, que dans
la conscience d’un héritier, d’un militaire ou d’un chef d’Etat ? L’inconscient a
ses horreurs, mais elles ne sont pas anthropomorphiques ».

269  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’analogon approximatif de la saisie d’une telle identité. On


pourrait déceler chez Deleuze et Guattari, dans leur choix de la
référence aux analyses de La pensée sauvage pour imager
l’identité produit-produire visée à travers le concept de corps
sans organes, une manière de cautionner ce que Latour
interprète comme la persistance, chez Lévi-Strauss, d’une
fascination pour les sciences occidentales et les repérages
supposés congruents au réel qu’elles autorisent exclusivement,
dans son évaluation de cultures qu’il s’agit de penser dans leur
coexistence mais hors de tout ordre hiérarchique :
L’avocat généreux qu’est Lévi-Strauss n’imagine
pas d’autres circonstances atténuantes que de
faire ressembler son client aux sciences exactes !
Si les primitifs ne diffèrent pas de nous autant
qu’on le pense, c’est parce qu’ils anticipent avec
des instruments inadéquats et des « erreurs de
repérage » les conquêtes les plus nouvelles de la
théorie de l’information, de la biologie moléculaire
366
et de la physique.

La valorisation de la science et des repérages qu’elle


propose, autrement dit la partition entre la nature et la société -
« le Gand Partage intérieur » -, est la racine de cet autre
partage – « le Grand Partage extérieur » - que le relativisme de
Lévi-Strauss ne fait que creuser. De fait, les auteurs de L’Anti-
Œdipe n’hésitent pas à s’emparer des résultats des sciences
                                                                                                                       
366
B. Latour, op. cit., p. 134.

270  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

physiques et de la biologie moléculaire conçus comme


paradigmes ou modèles permettant de supporter une
représentation du plan de réalité « moléculaire » d’une
production inconsciente qui, par nature, se dérobe à la
représentation. Ainsi, Deleuze et Guattari prennent appui sur le
phénomène de l’« ambiguïté » du code génétique pour « mieux
comprendre » les propriétés fonctionnelles et le fonctionnement
effectif de ce qu’ils nomment « chaîne moléculaire », pour
déterminer comment les « signes du désir », qui forment cette
chaîne, échappent à toute structure et perdent leur valeur
signifiante en jouant dans un régime de « disjonctions incluses
où tout est possible »367. La biologie moléculaire, ici convoquée
à travers la référence au livre de Jacques Monod, Le hasard et
la nécessité, éclaire la représentation conceptuelle d’une notion
centrale du dispositif deleuzo-guattarien puisqu’elle commande
la compréhension de leur conception de l’inconscient aussi bien
que l’interprétation de « l’organisation symbolique de la
structure » et de son envers, « l’inorganisation réelle du désir »,
chez Lacan368. Les modes de repérages aventureux propres au
schizophrène sont-ils loués dans L’Anti-Œdipe parce qu’ils

                                                                                                                       
367
AŒ, p. 392.
368
Ibid., p. 392 : « La chaîne moléculaire est la forme sous laquelle
l’inconscient génique, restant toujours sujet, se reproduit lui-même ».

271  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

donnent une approximation des vrais repérages que la science


découvre et garantit de la même manière que Lévi-Strauss,
selon Latour, loue la pensée des primitifs dans l’exacte mesure
où elle tend à anticiper les découvertes de la science moderne
? Faut-il voir dans la référence à la biologie moléculaire ou à la
physique contemporaine l’indice, dans le discours deleuzo-
guattarien en 1972 et à rebours du rousseauisme qu’il
proclame, d’une déférence fascinée pour des sciences pures et
seules réputées aptes à « faire comprendre » le réel, attitude
que Latour attribue non seulement à Lévi-Strauss, mais aussi à
Canguilhem, Lyotard, Girard et à « la majorité des intellectuels
français » et qui témoigne encore du Grand Partage entre
nature et société369 ? La multiplication ou la superposition des
paradigmes, procédé démonstratif abondamment utilisé dans
L’Anti-Œdipe, constitue pourtant une tactique discursive
destinée à enrayer cette dérive. La formalisation des positions
de désir sur la chaîne moléculaire trouve par exemple à
s’étayer, en dehors du champ de la biologie moléculaire, sur
celui de la physique des probabilités de Vendryes et sur ses
études des mouvements brownoïdes370 . De même, l’identité du
produit et du produire n’est pas seulement appréhendée, nous

                                                                                                                       
369
B. Latour, op. cit., p. 134.
370
AŒ, p. 477.

272  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’avons vu, à l’aide de la référence au bricolage dans la pensée


sauvage, mais aussi par l’intermédiaire d’un modèle artistique
(violons brûlés d’Arman, voitures comprimées de César,…),
d’un modèle littéraire (la table schizophrénique décrite par Henri
Michaux) et d’un modèle clinique (le schizophrène comme
« producteur universel »). Dans la collaboration qui les conduit
à écrire Mille plateaux, Deleuze et Guattari exploitent
ouvertement un tel procédé de multiplication et d’accumulation
des modèles pour penser un même objet ou étudier les
propriétés d’un concept dont ils tentent de fixer le contenu : le
chapitre 14, consacré à la distinction du lisse et du strié, ne fait
pas intervenir moins de six « modèles » d’analyse où
s’instancie cette distinction conceptuelle. Le chapitre 5 multiplie
et superpose les registres d’analyse de la notion de
subjectivation : linguistique (Benvéniste), psychiatrique (J.
Capgras et P. Sérieux, G. de Clérembault, Lacan),
psychanalytique, philosophique (R. Descartes, L. Althusser),
historique, théologique, littéraire (Strinberg), etc371. La
prolifération des dénominations possibles de la schizo-analyse,
dans le chapitre liminaire, « Rhizome », manifeste un souci de
ne pas céder à la fascination d’un seul modèle conditionnant
des repérages supposés vrais, congruents au réel :
                                                                                                                       
371
Ibid., p. 160 ssq.

273  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« RHIZOMATIQUE = SCHIZO-ANALYSE = STRATO-


ANALYSE = PRAGMATIQUE = MICRO-POLITIQUE »372.
L’enjeu principal de « Rhizome » est précisément de récuser
les notions de « modèle » ou de « calque » pour leur substituer
celles de « carte », de « rhizome » ou de « plateau », qui
transforment l’idée même de repérage en l’arrimant à une
pragmatique : « Le repérage ne dépend pas ici d’analyses
théoriques impliquant des universaux, mais d’une pragmatique
qui compose les multiplicités ou les ensembles d’intensités »373.
Dans un double mouvement, le chapitre « Rhizome » déduit de
l’idée, conquise et exposée dans L’Anti-Œdipe, d’un mode de
repérage adéquat à la production désirante la méthode de la
pratique discursive proprement schizo-analytique qui sera mise
en œuvre dans Mille plateaux et, en même temps, met
rétrospectivement en lumière le sens opératoire de la synthèse
de disjonction inclusive et des repérages schizophréniques. La
superposition ou l’accumulation de paradigmes (réverbération
extra-conceptuelle) forme, avec la surdétermination d’un
concept par plusieurs références philosophiques implicites ou
explicites (réverbération intra-conceptuelle) deux procédés
récurrents à l’œuvre dans L’Anti-Œdipe.

                                                                                                                       
372
MP, p. 33.
373
Ibid., p. 23.

274  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Pour résumer, l’identité de l’homme et de la nature advient


donc à travers la figure du « voyant » qui surgit sur la scène de
L’Anti-Œdipe sous les références à Artaud, Nijinski et autres
schizophrènes capables de voir l’identité du produit et du
produire, c’est-à-dire capable de dialectiser le rapport au réel.
Le voyant se définit négativement par l’exclusion du névrosé
enfermé dans la stase de son narcissisme et aveugle à ses
propres machines désirantes. Dialectiser le rapport au réel,
dialectiser l’homme et la nature signifie le contraire même d’une
telle cécité narcissique. Les trois erreurs sur le désir relevées
par Deleuze et Guattari sont autant de marques d’un tel
aveuglement : rapporter le désir au monde d’un objet global non
possédé, maintenir l’extériorité du désir et du plaisir, et
subordonner le désir à la loi d’un signifiant revient à bloquer la
production désirante. De ce point de vue, L’Anti-Œdipe
problématise la notion de narcissisme en construisant un
discours de l’inconscient, un discours tenu par l’inconscient qui
se substitue à tout discours d’ordre anthropologique fondé sur
une différence spécifique. L’anthropologie de L’Anti-Œdipe ne
décrit l’homme qu’en tant qu’il déplace les frontières spécifiques
et se laisse traverser par « la vie profonde de toutes les formes
ou de tous les genres »374. C’est précisément parce que tous
                                                                                                                       
374
AŒ, p. 10.

275  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

les genres et toutes les formes de vie transitent en lui et le


possèdent que l’homme comme voyant, comme schizophrène
ou comme Homo natura est « chargé des étoiles et des
animaux même »375 . La subjectivité schizophrénique, mobile et
vicariante, renvoie moins à la conscience faussée d’une identité
spécifique qu’à un « je deviens… » qui fait coexister en lui
différentes espèces ou meutes. Au cœur de l’analogie implicite
de l’homme et du Voyant, nous trouvons la thèse d’une non-
spécificité qui fait vaciller les frontières de l’humain et du non-
humain. Un mouvement d’hybridation trans-spécifique sous-
tend le modèle du schizophrène au fond duquel, en deçà des
divisions de genres et d’espèces, les machines désirantes ne
cessent de s’associer et de se dissocier en faisceaux de flux
continus. L’identité entre l’Homo natura et l’Homo historia
s’établit sur le plan moléculaire de la « cellule
schizophrénique » :
Il ne s’agit pas de biologiser l’histoire humaine, ni
d’anthropologiser l’histoire naturelle, mais de
montrer la commune participation des machines
sociales et des machines organiques aux
machines désirantes. Au fond de l’homme, le Ça :
la cellule schizophrénique, les molécules schizo et
376
leurs jargons.

                                                                                                                       
375
Loc. cit.
376
AŒ, p. 344.

276  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

En amont de toute perspective anthropologique, l’identité


entre homme et nature ou entre nature et industrie sollicite la
dialectisation du produit et du produire qui met en mouvement
la production désirante et la pulsion de mort machinique qui
hybride les espèces. L’élan du schizophrène-voyant vers les
machines-organes et machines-énergie qu’il branche les unes
aux autres se démarque d’un rapport au réel réduit à la relation
d’un sujet enfoncé dans son immanence à soi et fasciné par un
corrélat objectif global et immobile. L’attention portée à l’auto-
mouvement du réel machinique caractérise la position
chamanique du Voyant. L’appréhension du réel comme
processus d’auto-production implique une position du sujet
comme devenir, métamorphose et hybridation ou symbiose. Le
schème philosophique de la production qui domine l’ontologie
métapsychologique suppose une thèse sur le devenir qui ne se
limite pas à un horizon intra-spécifique ou anthropologique.
Aussi est-il problématique de durcir la distinction entre L’Anti-
Œdipe et Mille plateaux, où prédomine une théorie des devenirs
essentiellement informée par les théories éthologiques. Le point
de vue bio-culturaliste adopté dans L’Anti-Œdipe exclut que l’on
trace une ligne de partage si radicale entre les deux volets de
Capitalisme et schizophrénie : non seulement l’économie du
désir appréhendée par la schizo-analyse dans L’Anti-Œdipe

277  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

suppose déjà le démantèlement des « relations soi-disant


humaines » et une réorientation vers « l’élément de dispersion
moléculaire » des agencements machiniques, mais l’unité
d’analyse qui fait office de moyen de repérage dans cet état de
dispersion moléculaire est celle des dispars, à savoir des
éléments ultimes de l’inconscient, pièces des machines
désirantes ou encore des « êtres distincts », comme on en
trouve dans la dispersion du sexe non humain. L’exemple
emprunté à Butler du trèfle rouge et du bourdon, déjà
mentionné, préfigure celui de la guêpe et de l’orchidée et le
thème du sexe non humain constitue l’un des principaux
arrière-plans des propositions de la schizo-analyse377. La
production désirante comme omni-productivité implique un
devenir que ressent et que condense la subjectivité non-
anthropologique du schizophrène.

                                                                                                                       
377
AŒ, p. 386.

278  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre VI – L’omni-productivité

A. Une idéologie de la productivité ?

Dans un essai de 1975, Le miroir de la production, Baudrillard


pointe un « romantisme effréné de la productivité » chez les
philosophes qui, au début des années 70, construisent des
discours révolutionnaires critiques à l’égard du capitalisme :
La pensée critique du mode de production ne
touche pas au principe de la production. Tous les
concepts qui s’y articulent ne décrivent que la
généalogie, dialectique et historique, des contenus
de production et laissent intacte la production
comme forme. C’est cette forme même qui resurgit
idéalisée derrière la critique du mode de
production capitaliste. Celle-ci ne fait que
renforcer, par une curieuse contagion, le discours
révolutionnaire en termes de productivité : de la
libération des forces productives à la « productivité
textuelle » illimitée de Tel Quel, jusqu’à la
productivité machinique usinière de l’inconscient
chez Deleuze (et déjà, le « travail » de
l’inconscient), aucune révolution ne saurait se
378
placer sous un autre signe que celui-là.

L’Anti-Œdipe représente à l’évidence l’un des exemples les


plus flagrants d’un discours philosophique anticapitaliste qui
présente la réactivation d’une productivité ralentie ou pétrifiée
dans l’inconscient comme la seule percée révolutionnaire
possible. Deleuze et Guattari sont-ils captifs de l’imaginaire
                                                                                                                       
378
J. BAUDRILLARD, Le miroir de la production, Paris, Galilée, 1975, p. 5.

279  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

théorique de leur époque et ne font-ils que moduler le thème


humaniste selon lequel il s’agit de « se produire » soi-même, ne
serait-ce qu’en se reconnaissant dans la puissance productive
attribuée à un inconscient conçu sur le modèle d’une
« usine » ? On peut difficilement contester que L’Anti-Œdipe
mette en scène et absolutise le schème de la production : la
psychiatrie matérialiste, on l’a vu, se définit par la double
opération d’ « introduire le désir dans le mécanisme » et
d’« introduire la production dans le désir »379. Baudrillard
compare la promotion de la catégorie de production à l’abandon
à une tendance à se reconnaître dans un « idéal du moi
productiviste » : « Il y a là quelque chose, au niveau de toute
l’économie politique, de ce que décrit Lacan dans le stade du
miroir : à travers ce schème de production, ce miroir de la
production, la prise de conscience de l’espèce humaine dans
l’imaginaire »380 . Mais le discours deleuzo-guattarien se laisse-
t-il disqualifier si radicalement comme un simple discours
idéologique symptomatique d’une époque et d’effets de mode ?
Tout nous porte à penser qu’au contraire Deleuze et Guattari
renouvellent les manières de concevoir la forme et le principe
de la production : la métamorphose du concept de production

                                                                                                                       
379
AŒ, p. 29.
380
J. BAUDRILLARD, op .cit., p. 7.

280  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

se signale avant tout par le fait que la production est elle-même


produite.

B. Production de production

Dans l’ordre d’exposition de L’Anti-Œdipe, le premier sens du


processus apparaît dans l’énoncé selon lequel « tout est
production »381 . Si L’omni-productivité n’est pas manifeste pour
nous, c’est parce que nous dissocions en sphères cloisonnées
et autonomisées selon leur fonction particulière les moments du
circuit de la production, de la même manière que nous traçons
des divisions idéales et fictives entre nature et industrie. La
difficulté à concevoir la production à l’œuvre dans le processus
unitaire de production du réel en deçà de la distinction entre
nature et industrie se reproduit dans la tendance à séparer les
moments de la production en trois moments – production,
distribution et consommation -, c’est-à-dire à faire reculer la
production dans son moment empirique particularisé et en la
coupant de la distribution et de la consommation, suivant une
conception sociale de la division du travail :
Ce rapport distinctif homme-nature, industrie-
nature, société –nature, conditionne même dans la
société la distinction de sphères relativement
autonomes qu’on appellera « production »,

                                                                                                                       
381
AŒ, p. 10.

281  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« distribution », « consommation ». Mais ce niveau


de distinctions en général, considéré dans sa
structure formelle développée, présuppose
(comme l’a montré Marx) non seulement le capital
et la division du travail, mais la fausse conscience
que l’être capitaliste prend nécessairement de soi
382
et des éléments figés d’un procès d’ensemble.

Deleuze et Guattari ne se contentent pas ici de rappeler que


production, distribution et consommation appartiennent à un
même circuit de la production sociale ; comme l’indique
l’expression « conditionne même dans la société », c’est le
concept de production en général, et donc la production
inconsciente du réel que vise ici L’Anti-Œdipe. En d’autres
termes, à la réduction de la nature et de l’industrie qui découle
de la distinction homme/nature s’ajoute une seconde illusion,
une seconde méprise : la réduction de la production au seul
moment de la fabrication ou du surgissement. L’atrophie de la
production pensée dans sa séparation d’avec les moments de
la distribution et de la consommation implique la « fausse
conscience que l’être capitaliste prend nécessairement de soi »
car une telle conscience, articulée au démembrement du cycle
productif en moments fixes et séparés, est elle-même coupée
du processus de production en son mouvement continu. La
prise en compte du procès dans sa mobilité fluide exige

                                                                                                                       
382
AŒ, p. 9.

282  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

préalablement une remise en question de la distinction


nature/industrie où les illusions de la conscience trouvent leur
origine : l’abolition de cette distinction entraine alors une
propagation du schème de la continuité cyclique productive de
la nature à l’industrie elle-même. C’est pourquoi le
schizophrène, dont le délire fond dans un processus unitaire les
moments de la production sociale, échappe aux travers de la
« fausse conscience » que prend de soi l’être capitaliste. Le
délire corrige ainsi une illusion enracinée dans la double
spécification d’un pôle de la nature et d’un pôle de l’industrie :
Car en vérité – l’éclatante et noire vérité qui gît
dans le délire - il n’y a pas de sphères ou de
circuits relativement indépendants : la production
est immédiatement consommation et
enregistrement, l’enregistrement et la
consommation déterminent directement la
production, mais la déterminent au sein de la
383
production même.

L’examen du caractère intrinsèquement productif de la


production, de la consommation et de l’enregistrement, la
conversion immédiate de ces opérations les unes dans les
autres et leur co-détermination révèlent la continuité fluide du
processus de production en général et restitue au concept de
production son sens véritable. La production est l’opération
générale qui se rapporte à chacun des moments isolés et figés :
                                                                                                                       
383
Ibid., p. 10.

283  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’extension du schème opératif de la production à


l’enregistrement et à la consommation fonde une omni-
productivité qui rassemble et traverse toutes les sphères
socialement distinguées :
Si bien que tout est production : productions de
productions, d’actions et de passions ; productions
d’enregistrements, de distributions et de
repérages ; productions de consommations, de
voluptés, d’angoisses et de douleurs. Tout est si
bien production que les enregistrements sont
immédiatement consommés, consumés, et les
384
consommations directement reproduites.

La redondance de l’opération de production dans la


« production de production » pose immédiatement problème : y
a-t-il ou non équivocité du concept de « production » dans
l’expression de « production de production » ? La production
produite est-elle de même nature que la production qui produit ?
Placer sous la dépendance de la production les moments du
cycle économique des échanges y compris la production elle-
même signale une distinction de deux plans : celui d’une
productivité du réel à l’œuvre sur un plan ontologico-libidinal et
d’autre part celui d’une organisation des échanges à l’œuvre
sur le plan social. La césure entre ces deux plans se réfléchit
dans l’expression de « production de production » où la
première occurrence du terme production (production de
                                                                                                                       
384
Ibid. p. 9-10.

284  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

production) renvoie au registre ontologique de la production


désirante tandis que la seconde occurrence (production de
production) renvoie à une production dérivée et saisie
empiriquement. Pour le dire autrement, la production de
production désigne la dialectisation du produit et du produire qui
apparaît dans la synthèse connective de la production
inconsciente du désir et qui trame le réel. Deleuze et Guattari le
signalent clairement :
[…] toute machine est coupure de flux par rapport
à celle qui lui est connectée. Telle est la loi de
production de la production. C’est pourquoi, à la
limite des connexions transversales ou transfinies,
l’objet partiel et le flux continu, la coupure et la
connexion se confondent en un – partout des
coupures-flux d’où sourd le désir, et qui sont sa
productivité, opérant toujours la greffe du produire
385
sur le produit […].

En revanche, la production produite ou dérivée n’est qu’un


produire séparé du produit, ou du produit séparé de son
produire. La production dérivée est ce à quoi l’ « être
capitaliste » limite son concept de production, à savoir un
concept empirique. Il s’ensuit une compréhension doublement
limité du processus de production authentique : limité d’une part
à la sphère socio-économique et limitée d’autre part à un
compartiment ou à un secteur déterminé de cette sphère.

                                                                                                                       
385
Ibid., p. 44.

285  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’entendement séparateur de l’Homo economicus méconnaît


donc doublement la productivité du réel. Ganel, conclut son
commentaire des Manuscrits de 44 dans son article sur
« L’endurance de la pensée » en pointant le caractère
amphibolique du concept marxien de production, ou plus
exactement le « transfert » du concept du matérialisme
ontologique de production au concept empirique de la
production de l’industrie matérielle courante dans ce passage
de Marx qu’il cite :
Dans l’industrie matérielle courante (-on peut tout
aussi bien la concevoir comme une partie du
mouvement général [c’est-à-dire du mouvement de
l’industrie au sens de la production de l’activité
générique], que l’on peut concevoir ce mouvement
lui-même comme une partie particulière de
l’industrie, puisque toute activité humaine a été
jusqu’ici travail, donc industrie, activité aliénée à
386
soi-même), etc.

La question revient à comprendre « comment la pensée de la


production a pu se reporter elle-même toute entière sur un
simple concept empirique de la production, c.-à-d. sur l’industrie
au sens économique »387. Ou encore : « Comment une
philosophie peut-elle elle-même tomber plus bas qu’elle-
même »388 ? Tout se passe comme si la fin de la philosophie,
                                                                                                                       
386
G. GRANEL, op. cit., p. 311.
387
Loc. cit.
388
Loc. cit.

286  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sa réalisation entraînait un recul « en deçà de la philosophie ».


Dans le texte de Marx cité plus haut, Granel repère une
identification qui ne va pas jusqu’au bout d’elle-même, jusqu’à
la fusion ou confusion des termes identifiés :
Ce texte conçoit d’une part l’industrie au sens
philosophique de la production et d’autre part
« l’industrie matérielle courante » (l’industrie au
sens étroit). Mais dans le moment même où il les
distingue ainsi, il les identifie, sans pourtant les
confondre purement et simplement, en déclarant
que chacun des deux peut être prise pour une
389
« partie » de l’autre.

Quel est l’enjeu de cette opération d’identification dans


laquelle les termes identifiés conservent leur sens particulier
dans un rapport métonymique réciproque à leur autre ?
N’admettre que le concept de production du matérialisme
ontologique, c’est-à-dire le mouvement de l’industrie comme
production de l’activité générique, c’est affirmer un être de
l’homme comme fondement toujours déjà présent et retrouver le
site originel de la subjectivité comme être-auprès-de-soi :
[…] lorsqu’à l’époque de Marx les philosophes
appelaient l’homme « être générique », ils
n’entendaient certes pas viser cette particularité
que l’homme partage avec tous les animaux, d’être
organisé en une espèce assurant sa survie par la
reproduction des individus. Mais […] la rupture qui
vient aussitôt nous oblige à comprendre que ce
que Marx voulait montrer dès le début au sujet de

                                                                                                                       
389
Loc. cit.

287  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’engendrement de l’homme, c’est cela même qu’il


déclare à la fin : Son engendrement par lui-
même ». Il faut bien admettre alors que la
permanence du Même concerne ce même homme
singulier et concret qui vit et périt, autrement dit
que le cycle est la vérité de chacun des points de
la droite, et que c’est seulement cette vérité que
Marx a depuis le début en vue. […] Mais il n’y a
pas lieu maintenant de chercher le sens de cette
vérité ailleurs qu’en elle-même. Tout ce que le
texte veut dire, c’est qu’il n’y a pas de
commencement à l’être de l’homme, et que celui-ci
est un être-par-origine. C’est en ce sens qu’il est
toujours-déjà lui-même au fondement […] de tout
390
ce qu’on peut dire de lui qui ait un sens.

Déterminant l’industrie non pas dans un rapport extérieur à la


nature mais comme fondamentalement identique avec elle en
tant que « production de l’homme et par l’homme », Deleuze et
Guattari s’exposent à retomber dans la métaphysique moderne
de la subjectivité immanente à soi391. N’admettre en revanche
que le concept empirique de l’industrie matérielle, c’est « se
perdre purement et simplement comme philosophie dans une
dimension ontique »392. Parler de « production de production »
permet alors d’esquiver ce double péril en un mouvement
d’oscillation entre le plan ontologique de l’immanence de l’auto-
subjectivité et le plan ontique de l’industrie matérielle : la
productivité du processus que vit intensément le schizophrène
                                                                                                                       
390
Ibid., p. 279.
391
AŒ, p. 10.
392
G. GRANEL, op. cit., p. 311.

288  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de L’Anti-Œdipe n’est pas seulement un processus


métaphysique.

C. Production de consommation et production


d’enregistrement

Le processus productif du réel ne laisse pas subsister hors de


soi l’acte de consommation en lequel se résorbe cycliquement
la production. L’économie libidinale, gouvernée par le principe
de cette omni-productivité qui rassemble dans le même foyer
les trois sphères de la production, de l’inscription et de la
consommation, correspond, comme le suggère la référence à
La part maudite et à La notion de dépense de Bataille dans
L’Anti-Œdipe, à la notion d’une économie générale fondée « sur
l’exubérance de la matière vivante dans son ensemble »393.
Deleuze et Guattari avertissent eux-mêmes le lecteur quant à la
possibilité de retraduire le lexique propre à Bataille dans leur
propre lexique :
Quand Georges Bataille parle de dépenses ou de
consommations somptuaires, non productives, en
rapport avec l’énergie de la nature, il s’agit de
dépenses ou de consommations qui ne s’inscrivent
pas dans la sphère supposée indépendante de la
production humaine en tant que déterminée par l’

                                                                                                                       
393
G. BATAILLE, La part maudite, Paris, Minuit, 2011 (1947), p. 65.

289  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« utile » : il s’agit donc de ce que nous appelons


394
production de consommation.

L’autonomie indûment attribuée aux sphères de la distribution


et de la consommation s’ordonne au point de vue particulier
d’une économie restreinte qui tend à maintenir séparées ces
sphères de l’ensemble du processus énergétique, c’est-à-dire
libidinal, comme s’il était possible d’isoler la Libido, « énergie
propre aux machines désirantes », des transformations de cette
énergie (Numen et Voluptas) »395. L’équivalence entre
« production de consommation » et « dépense ou
consommations somptuaires, improductives » (hors le principe
d’utilité) est déjà affirmée par Bataille d’après les auteurs de
L’Anti-Œdipe. En effet, au début de La part maudite, Georges
Bataille fait dépendre le cycle de la vie économique de la
dépense dans le cadre de l’économie restreinte, en se fondant
sur les systèmes d’échanges traditionnels étudiés par
Mauss et, en particulier, sur le phénomène du potlatch :
Le caractère secondaire de la production et de
l’acquisition par rapport à la dépense apparaît de
la façon la plus claire dans les institutions
économiques primitives, du fait que l’échange est
encore traité comme une perte somptuaire des
objets cédés : il se présente ainsi, à la base,

                                                                                                                       
394
AŒ, p. 10.
395
Ibid., p. 345.

290  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

comme un processus de dépense sur lequel s’est


396
développé un processus d’acquisition.

Par un renversement de perspective, Deleuze et Guattari


interprètent la notion de dépense improductive comme une
production de dépense. Ce renversement repose sur un
passage de l’économie restreinte à l’économie générale. La
« vie impulsionnelle » dont parle Klossowski dans La monnaie
vivante, essai où l’influence de Bataille est lisible, désigne la
productivité du réel en excès sur tout cycle d’échanges et par
conséquent « hors de prix » et « gratuite » ; or cette vie « hors
de prix » est une vie donnée ou produite sur le mode de la
dépense, de la consumation, dans le cadre d’une économie
générale : « La « vie » hors de prix, sans prix gratuitement
accordée, reçue, subie, n’a en soi aucun prix » ; elle est « La
« divinité » ou « la vie inépuisable » (donnée à chacun selon sa
mesure) – image du « soleil dispensateur » »397 . Les rites
sacrificiels, les dépenses somptuaires engagées dans les
compétitions et les luttes de prestige, le luxe, la manducation, la
mort et la reproduction sexuée procèdent du principe de la perte
comme dépense improductive et production de dépense ou
production à perte. L’excès de richesse de la nature, l’état
                                                                                                                       
396
G. BATAILLE, op. cit, p. 27.
397
P. KLOSSOWSKI, La monnaie vivante, Paris, Editions Payot & Rivages,
1997, p. 55.

291  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’ébullition qui anime le globe prépare à la fois l’absorption


partielle de l’énergie dans l’extension de la matière vivante,
dans son développement vital, et sa dilapidation une fois
atteinte la limite de l’extension du vivant :
[…] d’abord la matière vivante reçoit cette énergie
et l’accumule dans les limites données par
l’espace qui lui est accessible. Elle la rayonne et la
dilapide ensuite, mais, avant d’en donner une part
appréciable au rayonnement, elle l’utilise au
maximum de sa croissance. Seule l’impossibilité
de continuer la croissance donne le pas à la
dilapidation. Le véritable excédent ne commence
donc qu’une fois limitée la croissance de l’individu
398
ou du groupe.

Le mode d’apparition de la dilapidation, mort, activité


sexuelle, manducation, déterminent l’angoisse du sujet fini399.
Une telle angoisse n’existe que « d’un point de vue personnel,
particulier, radicalement contraire au point de vue général,
fondé sur l’exubérance de la matière vivante en son
ensemble », c’est-à-dire du point de vue d’une économie
restreinte dans laquelle le sujet reconnaît sa place et fixe sa

                                                                                                                       
398
G. BATAILLEl, op. cit, p. 56.
399
Ibid., p. 64 : « C’est la figure du tigre qui expose la vérité de la
manducation. La mort est devenue notre horreur, et bien qu’en un sens le
fait d’être carnivore et de braver la mort réponde à une exigence de virilité
(mais c’est une autre affaire !), la sexualité est liée au scandale de la mort et
de la viande mangée ». Et, p. 43 : « […] l’acte sexuel est dans le temps ce
que le tigre est dans l’espace ».

292  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

déterminité400. Au contraire, cette « angoisse est vide de sens


pour celui qui déborde de vie, et pour l’ensemble de la vie qui
est un débordement par essence », c’est-à-dire pour celui qui
se meut dans le circuit de l’économie générale et dissout le
point de vue particulier de son inscription dans l’économie
restreinte401. Le délire du schizo deleuzo-guattarien dans L’Anti-
Œdipe exprime la dissolution de l’économie restreinte dans une
économie générale de la production libidinale en excès sur
l’appareil intégrateur. Nous avons vu que le schème de la
station hypocondriaque rendait compte de la douleur intense de
l’investissement des forces excédentaires sur elles-mêmes au
moyen d’un organe polyvalent infiniment déformé que Deleuze
identifie au corps sans organes. L’alternative passe donc entre
l’angoisse de la fixation à une économie restreinte et le vertige
d’un « Voyage » schizophrénique dans l’économie générale.
C’est bien cette alternative entre les deux régimes
économiques, celui de l’économie restreinte et celui de
l’économie générale, ou encore celui de la production sociale et
celui de la production désirante, que ressaisit Derrida dans
L’écriture et la différence, à l’occasion de son commentaire sur
Bataille et Hegel. Comme on sait, Derrida repère un

                                                                                                                       
400
Ibid., p. 65.
401
Loc . cit.

293  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« hégélianisme sans réserve » dans l’œuvre de Bataille, en


pointant dans l’opération de la souveraineté un excès possible
sur le sens, sur sa circulation et son évidence. Dans la
dialectique hégélienne, la mort pure et simple, « cette mort
muette et sans rendement » que Hegel nomme « négativité
abstraite » signifie « la perte absolue du sens, dans la mesure
où celui-ci passe nécessairement par la vérité du maître et la
conscience de soi »402. La dialectique du maître et de l’esclave
s’engage sous la condition, énoncée par Hegel, que le maître
conserve la vie, c’est-à-dire retienne ce qui est supprimé et
accepte la « soumission à l’évidence du sens, à la force de cet
impératif : qu’il y ait du sens, que rien ne soit définitivement
perdu par la mort »403. Cette position conservatrice détermine,
selon Derrida, l’effondrement de la maîtrise dans la comédie :
Par une ruse de la vie, c’est-à-dire de la raison, la
vie est donc restée en vie. Un autre concept de vie
avait été subrepticement introduit dans la place,
pour y rester, pour ne jamais y être, non plus que
la raison, excédé […]. Cette vie n’est pas la vie
naturelle, l’existence biologique mise en jeu dans
la maîtrise, mais une vie essentielle qui se soude à
la première, la retient, la fait œuvrer à la
constitution de la conscience de soi, de la vérité et
du sens. Telle est la vérité de la vie. Par ce recours
à l’Aufhebung qui conserve la mise, reste
maîtresse du jeu, le limite, le travaille en lui

                                                                                                                       
402
J. DERRIDA, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 375.
403
Ibid., p. 377.

294  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

donnant forme et sens […], cette économie de la


vie se restreint à la conservation, à la circulation et
à la reproduction de soi, comme du sens ; dès lors
tout ce que couvre le nom de maîtrise s’effondre
404
dans la comédie.

Cet effondrement est l’opération propre du rire, « qui constitue


la souveraineté dans son rapport à la mort », qui libère de la
soumission à l’évidence du sens et se rend attentive à ce qui se
descelle ainsi : le « sans-fond du non-sens dans lequel se puise
et s’épuise le fond du sens »405 . Derrida marque la différence
entre maîtrise et souveraineté comme une « différence du
sens », ou un « intervalle unique qui sépare le sens d’un certain
non-sens »406. L’angoisse éprouvée face à la dépense absolue,
soustraite à tout effort de réappropriation, face à la perte « sans
retour et sans réserve », l’affairement à « amortir la dépense
absolue, à donner un sens à la mort », à la « relever » sans
relâche suscite un rire souverain et une gaieté qui ne se
séparent pas d’un sentiment d’inquiétude, qui s’avive et
s’aiguise jusqu’à provoquer l’« absolu déchirement », point de
destruction irréversible. Ce point de dépense radical que
Derrida décèle chez Bataille, point de dissolution de tout
système, n’est « ni positif ni négatif » : la négativité renvoie

                                                                                                                       
404
Ibid., p. 376.
405
Ibid., p. 378.
406
Ibid., p. 375.

295  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

encore à une ressource productive, qu’exclut par définition cette


instance d’une dépense sans réserve. C’est pourquoi, selon
Bataille, « à nommer négativité abstraite le sans-réserve de la
dépense absolue, Hegel s’est aveuglé par précipitation sur cela
même qu’il avait dénudé sous l’espèce de la négativité »407. En
incorporant la négativité abstraite dans le processus d’auto-
production de l’inconscient, comme l’indique l’équivalence qu’ils
établissent entre leur concept de production de consommation
et le concept bataillien de consommation improductive, Deleuze
et Guattari évitent l’exténuation de la dialectique que Derrida
met en évidence dans le discours hégélien408.

Prendre la mesure de l’omni-productivité du processus vital


exige enfin de porter l’enregistrement dans la production
même409. L’enregistrement, la distribution ou la répartition des
énergies, sur le plan de l’économie générale et libidinale, ne
s’effectue pas sur une structure préalablement donnée mais
s’accompagne d’une invention de repérages et des généalogies
non familiales. Le processus productif implique la création de la
surface d’enregistrement des flux ; il enveloppe une poétique de
                                                                                                                       
407
Ibid., p. 381.
408
Ibid., p. 377 : « La notion d’Aufhebung […] est risible en ce qu’elle signifie
l’affairement d’un discours s’essoufflant à se réapproprier toute négativité, à
élaborer la mise en jeu en investissement ».
409
AŒ, p. 10.

296  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’investissement qui trouve son expression dans l’histrionisme


du schizophrène, dans sa propension à donner un contenu
historico-mondial à son délire et à parcourir inlassablement ce
contenu, à y accrocher sa subjectivité trans-positionnelle. La
production d’enregistrement renvoie ainsi au troisième sens du
processus, à sa détermination comme processus
schizophrénique et à la thèse d’une non-spécificité du
schizophrène.

297  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

298  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre VII – La non-spécificité du


schizophrène

A. Le point de vue réductionniste sur la


schizophrénie

Le troisième sens du processus schizophrénique, c’est-à-dire


du processus productif par lequel L’Anti-Œdipe détermine le
fonctionnement immanent de l’inconscient, porte précisément
sur le sens à donner au concept de « schizo ». Le second sens
du processus a établi, nous l’avons vu, qu’homme et nature :
[…] ne sont pas deux termes l’un en face de
l’autre, même pris dans un rapport de causation,
de compréhension ou d’expression (cause-effet,
sujet-objet, etc.), mais une seule et même réalité
essentielle du producteur et du produit. La
production comme processus déborde toutes les
catégories idéales et forme un cycle qui se
rapporte au désir en tant que principe immanent.
C’est pourquoi la production désirante est la
catégorie effective d’une psychiatrie matérialiste,
410
qui pose et traite le schizo comme Homo natura.

L’identité du producteur et du produit, la contraction de


l’homme et de la nature dont ne suffisent pas à rendre compte
les catégories de causation, de compréhension et d’expression,
renvoie à l’immanence du désir tel qu’il est vécu comme une

                                                                                                                       
410
Ibid., p. 10-11.

299  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

activité productrice du réel en sa totalité. L’expérience vécue de


l’auto-production du réel comme identité de la nature et de
l’industrie et comme omni-productivité a pour corrélat le
« schizo ». Si « la production désirante est la catégorie effective
d’une psychiatrie matérialiste », cette catégorie suppose elle-
même une conception originale de ce qu’est un schizophrène ;
elle se fonde sur une rénovation de la catégorie de
schizophrénie que Deleuze et Guattari empruntent, pour la
transformer, aux classifications nosographiques où elle est
toujours apparue problématique. L’enjeu de la réélaboration de
la catégorie de schizophrénie, dans L’Anti-Œdipe, est donc à la
fois de rendre compte de la production désirante conçue et
vécue comme un processus et de rompre avec une tradition
théorique, propre à la psychiatrie et à la psychanalyse, qui tend
à rabattre le schizophrène sur un modèle pathologiquement
spécifié, celui de la « créature d’hôpital », « loque autistisée
produite comme entité ». Le versant critique de la
reconstruction de la catégorie de schizophrène implique un
déplacement de perspective à propos du savoir que l’on peut
produire au sujet du schizo, déplacement rendu nécessaire par
le fait que la production d’un tel savoir par la psychiatrie
coïncide avec la production du schizophrène en tant qu’être
pathologique. La condition sous laquelle le processus peut être

300  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pensé tient donc à l’effort pour dégager la schizophrénie de


l’emprise des catégories psychiatriques et à appréhender celle-
ci à partir d’une autre forme de savoir : « Lawrence, Miller,
Kerouac, Burroughs, Artaud ou Beckett en savent plus sur la
schizophrénie que les psychiatres et les psychanalystes », écrit
Deleuze dans Pourparlers411. Le choix d’exposer les synthèses
passives de l’inconscient dans le premier chapitre de L’Anti-
Œdipe à l’aide de textes de Beckett, d’Artaud ou de Buchner
pour livrer au lecteur un accès immédiat à la vie de l’inconscient
depuis le point du vue du schizophrène témoigne d’une mise au
travail effective de cette hypothèse au sujet d’un savoir et d’une
expérience de la schizophrénie que l’on trouverait avant tout
dans l’œuvre de certains artistes ou écrivains412. Et c’est en
prenant appui sur Lawrence que Deleuze et Guattari énoncent
la thèse d’une non-spécificité de la schizophrénie pour faire du
schizo la pièce centrale de leur psychiatrie matérialiste :
À une condition toutefois, qui constitue le troisième
sens de processus : il ne faut pas que celui-ci soit
pris pour un but, une fin, ni qu’il se confonde avec
sa propre continuation à l’infini. La fin du
processus, ou sa continuation à l’infini qui est
strictement la même chose que son arrêt brutal et
prématuré, c’est la causation du schizophrène
                                                                                                                       
411
P, p. 37.
412
DR, p. 25 : « Sur ce point Beckett et Artaud ont tout dit : résignons-nous à
l’idée que certains artistes ou écrivains ont eu sur la schizophrénie plus de
révélations que les psychiatres et les psychanalystes ».

301  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

artificiel, tel qu’on le voit à l’hôpital, loque autistisée


produite comme entité. Lawrence dit de l’amour :
« D’un processus nous avons fait un but ; la fin de
tout processus n’est pas sa propre continuation à
l’infini, mais son accomplissement… Le processus
doit tendre à son accomplissement, non pas à
quelque horrible intensification, à quelque horrible
extrémité où l’âme et le corps finissent par périr ».
Il en est de la schizophrénie comme de l’amour : il
n’y a aucune spécificité ni entité schizophrénique,
la schizophrénie est l’univers des machines
désirantes productrices et reproductrices,
l’universelle production primaire comme « réalité
413
essentielle de l’homme et de la nature ».

Le processus de la production désirante, ici pensé par


analogie avec le processus amoureux que décrit Lawrence, est
identifié à la schizophrénie : pour Deleuze et Guattari, le
schizophrène à partir duquel les énoncés schizo-analytiques
doivent recevoir leur sens, se confond avec la production
primaire de l’inconscient en tant que telle et excède toute
classification médicale, tout code spécifique. La non-spécificité
du schizophrène se déduit de la nature des symptômes propres
à la schizophrénie : « c’est en vertu de leur nature même que
ces symptômes apparaissent émiettés, difficiles à totaliser, à
unifier dans une entité cohérente et bien localisable : partout un
syndrome discordant, toujours en fuite sur lui-même »414.
L’extension indéterminée de la schizophrénie découle du
                                                                                                                       
413
AŒ, p. 11.
414
RS, p. 22.

302  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

caractère non localisable de ses symptômes ; elle rend


instables les codes d’enregistrement qu’en proposent les
théories psychiatriques ou positivistes. Les discordances
extérieures entre les diverses approches psychiatriques de la
schizophrénie démontrent, de fait, une telle discordance interne
au syndrome et convoquent des catégories idéales qui ne
cessent de placer le problème de la schizophrénie sous la
dépendance de la question du moi :

La théorie de la schizophrénie est marquée de


trois concepts qui constituent sa formule trinitaire :
la dissociation (Kraepelin), l’autisme (Bleuler),
l’espace-temps ou l’être au monde (Binswanger).
L’un est un concept explicatif qui prétend indiquer
le trouble spécifique ou le déficit primaire. L’autre
est un concept compréhensif indiquant la
spécificité de l’effet : le délire lui-même ou la
coupure, « le détachement de la réalité
accompagné d’une prédominance relative ou
absolue de la vie intérieure ». Le troisième est un
concept expressif, qui découvre ou redécouvre
l’homme délirant dans son monde spécifique. Les
trois concepts ont en commun de rapporter le
problème de la schizophrénie au moi, par
l’intermédiaire de « l’image du corps » (dernier
avatar de l’âme, où se confondent les exigences
du spiritualisme et du positivisme). Pourtant le moi,
c’est comme papa-maman, il y a longtemps que le
schizo n’y croit plus. Il est au-delà, il est derrière,
dessous, ailleurs, mais pas dans ces problèmes-
415
là.

                                                                                                                       
415
AŒ, p. 30.

303  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Les trois concepts dont Deleuze et Guattari récusent la


pertinence pour produire une théorie adéquate de la
schizophrénie, explication ou causation, compréhension et
expression, sont les mêmes qui étaient jugés impropres à
rendre compte du rapport authentique entre homme et nature
ou nature et industrie (premier sens du processus). Ces
catégories ont au moins deux effets communs et corrélés.
D’une part, elles tendent à occulter la production désirante
comprise comme processus matériel en faisant du
schizophrène le produit d’une opération abstraite qui lui assigne
une essence spécifique dans le code propre à une classification
psychopathologique et le personnifie, en fait le sujet d’une
affection insupportable : d’où l’idée que séparer le schizophrène
du processus avec lequel il fait corps revient aussi bien à faire
de lui le but d’un simple processus pathologique qu’un sujet en
proie à une intensification dans laquelle l’âme et le corps
finissent par s’effondrer dans une station catatonique416. D’autre

                                                                                                                       
416
AŒ, p. 31 : « Là encore rappelons-nous l’avertissement de Marx : on ne
devine pas au produit le régime et les rapports de production. Le produit
apparaît d’autant plus spécifique, inénarrablement spécifique, qu’on le porte
à des formes idéales de causation, de compréhension ou d’expression, mais
non pas au procès de production réel dont il dépend. Le schizophrène
apparaît d’autant plus spécifique et personnifié qu’on arrête le processus, ou
qu’on en fait un but, ou qu’on le fait jouer dans le vide à l’infini, de manière à
provoquer cette « horrible extrémité où l’âme et le corps finissent par périr »
(l’Autiste). Le fameux état terminal de Kraepelin… ».

304  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

part, elles empêchent de saisir « la schizophrénie dans sa


positivité même, et comme positivité, sans la réduire aux
caractères de déficit et de destruction qu’elle engendre dans la
personne, ni aux lacunes et dissociations qu’elle fait apparaître
dans une structure supposée »417 .

L’occultation du mouvement de la production désirante et le


point de vue négatif sur la schizophrénie résultent en premier
lieu de la théorie de Kraepelin et de son concept explicatif de
démence précoce qui circonscrit les phénomènes
schizophréniques en les rapportant à deux types de causes ou
de troubles spécifiques : « l’hébéphrénie comme psychose
postpubertaire avec ses phénomènes de désagrégation, et la
catatonie comme forme de stupeur avec ses troubles de
l’activité musculaire »418 . L’état catatonique ou état terminal,
effet de ces troubles spécifiques, correspond à ce que Deleuze
et Guattari identifient comme le danger du processus lorsque
celui-ci n’aboutit pas à une « percée », se heurte au « mur »,
s’effondre et retombe sous la forme d’un « moi dissocié ».
L’« horrible intensification » qui engendre la créature d’hôpital
constitue le paradigme de la limite à distance de laquelle il
s’agit de se tenir dans l’épreuve de la construction d’un corps
                                                                                                                       
417
RS, p. 23.
418
Ibid., p. 22.

305  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sans organes. En deuxième lieu, Bleuler forme le terme de


« schizophrénie » et fonde l’analyse de ce qu’il désigne ainsi
sur un rapport de compréhension où l’effet spécifique de la
pathologie étudiée, un délire qui produit un « moi coupé » de la
réalité, se manifeste pleinement dans l’autisme. Bleuler met en
avant l’absence de lien qui constitue la racine du trouble
schizophrénique et introduit « une fragmentation ou dislocation
fonctionnelle des associations » dont l’envers est cette
« dissociation de la personne » et cette « scission avec la
réalité ». De fait, l’absence de lien caractéristique du trouble
schizophrénique appréhendé par Bleuler est conservée par
Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, et subsiste dans leur
refonte du concept de schizophrène à titre de modalité de la
relation des éléments ultimes de l’inconscient, même si celle-ci
y apparaît retraduite dans le lexique de la physique ou de la
microphysique des « relations aléatoires qui assurent cette
liaison sans lien »419. En troisième lieu, la catégorie de concept
expressif ou de rapport d’expression entre « le tout d’une
personnalité troublée » et chacun de ses symptômes en
lesquels elle s’exprime entièrement inscrit le schizophrène dans
un monde spécifique singularisé par une spatialisation, une
temporalisation et un être-au-monde solidaires des formes
                                                                                                                       
419
AŒ, p. 447.

306  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

psychiques liées à la schizophrénie. Dans L’Anti-Œdipe comme


dans son article de 1975 sur « Schizophrénie et société »,
Deleuze fait des analyses de Pankow la médiation entre
l’approche positiviste et idéaliste de la psychiatrie de Kraepelin
et Bleuler et la psychanalyse qui, selon lui, renforce le « point
de vue négatif » et prolonge une compréhension réductionniste
de la schizophrénie : la détermination de l’unité compréhensive
de la schizophrénie est recherchée dans l’image du corps ;
Pankow « utilise une méthode pratique de restructuration
spatiale et temporelle pour conjurer les phénomènes de
dissociation schizophrénique et les rendre accessibles à la
psychanalyse »420. Dans cette dernière approche, le
schizophrène est encore pensé en fonction d’un moi perdu et à
retrouver, un « moi qui n’avait pas cessé d’être, qui était la
spécifiquement, mais dans son monde, et qui se laisse
retrouver par un psychiatre malin, un sur-observateur
compréhensif, bref un phénoménologue »421. Qu’elle soit
explicative et fondée sur la catégorie de cause, compréhensive
et fondée sur la catégorie d’effet ou de symptôme, ou encore
phénoménologique et fondée sur la catégorie d’expression, la
théorie psychiatrique de la schizophrénie, présentée par

                                                                                                                       
420
RS, p. 23.
421
AŒ, p. 31.

307  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Deleuze et Guattari en fonction d’une certaine continuité


conceptuelle, comme si ces points de vue se succédaient
logiquement et se complétaient, permet du moins de faire
apparaître les schémas dont il s’agit de se déprendre pour avoir
accès à la schizophrénie comme processus. L’ensemble de
l’argumentaire critique deleuzo-guattarien gravite autour de la
question du moi. Si le schizo est un point d’entrée dans le
processus primaire de l’inconscient, c’est-à-dire dans un
processus de pensée en affinité avec le réel comme production,
c’est qu’il a accompli l’égicide libérateur et que cette perte de
l’ego a valeur de conquête. Psychiatrie et psychanalyse
s’acharnent au contraire à restaurer l’ego : « on dira que le
schizo ne peut plus dire moi, et qu’il faut lui rendre cette
fonction sacrée d’énonciation. C’est ce qu’il résume en disant :
on me re-salope »422. L’incapacité de Freud à penser la
schizophrénie en dehors du moi se signale notamment par la
définition qu’il donne de la psychose. Le « détachement de la
réalité accompagné d’une prédominance relative ou absolue de
la vie intérieure » repéré par Bleuler dans la schizophrénie est
en effet aussi le principe de la distinction freudienne entre
névroses et psychoses. Ce partage dérive d’une inversion de la
relation entre principe de réalité et complexe œdipien : « le
                                                                                                                       
422
Ibid., p. 30.

308  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

principe de réalité est sauvé dans la névrose au prix d’un


refoulement du « complexe », tandis que, dans la psychose, le
complexe apparaît dans la conscience au prix d’une destruction
de la réalité qui vient de ce que la libido se détourne du monde
extérieur »423 .

B. Les repérages du schizophrène

Pour l’essentiel, le renforcement du « point de vue négatif »


sur la schizophrénie, dans la psychanalyse, sur concentre sur
la question du refoulement : le schizophrène est celui dont s’est
retiré tout refoulement, celui qui a expulsé de soi, de sa pensée
et de sa vie les effets de toutes les formes de répression. D’où
le caractère coextensif de la schizophrénie et de la production
primaire de l’inconscient et le parti pris, dans la
métapsychologie deleuzo-guattarienne, de choisir le schizo
comme modèle pur exhibant la nature d’une pensée de
l’inconscient. Les modes de repérage du schizophrène,
ordonnés à la logique des synthèses disjonctives, valent pour la
discordance qu’ils introduisent dans toutes les formes de
codages sociaux d’enregistrement. Même si Lacan déplace la
perspective psychanalytique sur la psychose en l’affranchissant
en partie de la structure d’un moi, il maintient la question du
                                                                                                                       
423
RS, p. 23.

309  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

refoulement en refondant la distinction entre névroses et


psychoses sur la distinction entre imaginaire et symbolique, le
refoulement névrotique portant sur le signifié et le refoulement
psychotique sur « l’ordre symbolique lui-même au niveau
originel du « signifiant », sorte de trou dans la structure, place
vide qui fait que ce qui est forclos dans le symbolique va
réapparaître dans le réel sous forme hallucinatoire »424. La mise
hors circuit du refoulement dans la schizophrénie pose
problème à la psychanalyse d’un point de vue pratique : elle
rend inopérante « la méthode psychanalytique, entièrement
taillée sur les phénomènes de névrose », et neutralise le
transfert :
Car enfin, il ne faut rien se cacher, Freud n’aime
pas les schizophrènes, il n’aime pas leur
résistance à l’œdipianisation, il a plutôt tendance à
les traiter comme des bêtes : ils prennent les mots
pour des choses, dit-il, ils sont apathiques,
narcissiques, coupés du réel, incapables de
transfert, ils ressemblent à des philosophes,
425
« ressemblance indésirable ».

La ressemblance ou la proximité entre schizophrène et


philosophe affirmée dans leur commune capacité d’élaboration
d’un discours théorique sur le réel constitue le point de départ
de L’Anti-Œdipe : « le président Schreber sent quelque chose,

                                                                                                                       
424
RS, p. 24.
425
AŒ, p. 31.

310  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

produit quelque chose, et peut en faire la théorie (nous


soulignons) »426. Le projet deleuzo-guattarien consiste à
« pénétrer dans le mode de production d’un schizophrène »427.
L’exploration philosophique du mode de production
schizophrénique s’effectue, dans L’Anti-Œdipe, au moyen d’une
transposition du style d’énonciation non métaphorique du
schizophrène à l’intérieur du discours philosophique et implique
une forme de symétrisation du processus de pensée
philosophique et du processus schizophrénique fondée sur
l’incorporation, dans le champ de la philosophie, d’une logique
de la disjonction inclusive qui trouve son modèle dans
l’expérience corporelle et vitale d’une station hypocondriaque,
c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, dans l’épreuve d’une
plasticité que signale d’emblée la polyvalence issue des
couplages entre machines désirantes428. L’ouverture du
chapitre I par la « promenade du schizophrène », « meilleur
modèle que le névrosé couché sur le divan », si elle annonce
le choix du mode d’être du schizophrène comme modèle, admet
tacitement l’opposition freudienne entre névroses et

                                                                                                                       
426
Ibid., p. 7.
427
RS, p. 24.
428
AŒ, p. 7 : « La bouche de l’anorexique hésite entre une machine à
manger, une machine anale, une machine à parler, une machine à respirer
(crise d’asthme) ».

311  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

psychoses : il s’agit donc de réorganiser la pratique et la théorie


psychanalytique en maintenant cette opposition, mais en
déplaçant le centre de gravité de la psychanalyse, réaménagée
par le recours à la schizo-analyse, vers la schizophrénie. Du
point de vue pratique ou thérapeutique, la résistance du
schizophrène au transfert se double d’une résistance à la
méthode d’interprétation par association en raison d’une
dislocation des associations dans la schizophrénie, ce qui
achève de rendre le schizophrène imperméable à la pratique
psychanalytique et fait apparaître la nécessité de sa
transformation. Du point de vue théorique, la disqualification
épistémologique des catégories psychiatriques d’explication
causale, de compréhension et d’expression se confond avec
une forme de désobstruction ontologique puisqu’elle vise à
frayer un accès au processus de l’être au travers de cet étant
exemplaire qu’est le schizophrène429. L’effort critique déployé

                                                                                                                       
429
Guattari maintient jusque dans ses derniers textes la critique des
catégories nosographiques psychiatriques ou psychanalytiques qui
manquent la singularité de « l’ontologie schizo » - et qui, d’une manière plus
générale, manquent aussi les « modalités plurielles et singulières d’une
auto-altérité » dans toutes les formes d’approches réductrices de ce qui
s’éloigne d’une subjectivité normale - tout en continuant de mettre en garde
contre une image fantasmée et héroïque du schizophrène. Ainsi, dans
Chaosmose, Paris, Galilée, 2005 (1992), p. 117-118 : « Il convient de se
garder de faire un usage simplificateur et réifiant de catégories telles que
l’autisme et la dissociation pour qualifier l’étrangeté schizo, la perte du
sentiment vital, pour les dépressions, la glischroïdie pour l’épilepsie… […] Il

312  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans L’Anti-Œdipe consiste à rompre avec le point de vue


réductionniste et nihiliste de la psychiatrie et de la psychanalyse
sur la schizophrénie pour libérer l’espace d’une réévaluation
théorique de celle-ci : il ne s’agira pas seulement pour la
psychiatrie matérialiste de proposer une pratique appropriée à
la prise en charge des schizophrènes, c’est-à-dire une
alternative plausible au nihilisme thérapeutique, mais aussi et
surtout de prendre appui sur les limites théoriques et pratiques
rencontrées par la psychanalyse et la psychiatrie à l’occasion
de la résistance que leur oppose le schizo pour restructurer ou
du moins déplacer les présupposés de celles-ci. La valeur
paradigmatique attribuée à la schizophrénie tient à sa force
anti-idéaliste, c’est-à-dire anti-œdipienne, puisque « Œdipe,
c’est le tournant idéaliste »430 . La schizo-analyse tire sa
méthode de la schizophrénie définie de manière matérialiste :
« La schizophrénie est le processus de la production du désir et
des machines désirantes »431 . Dans la construction du dispositif
argumentatif de L’Anti-Œdipe, le deuxième sens du processus

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
ne s’agit nullement de faire du schizo un héros des temps post-modernes et
surtout pas de sous-estimer, au sein du procès psychotique, le poids des
composantes systémiques organiques, somatiques, imaginaires, familiales,
sociales mais de repérer les effets d’inhibitions inter-componentielles qui
conduisent à un face-à-face en impasse avec l’immanence chaosmique ».
430
AŒ, p. 65.
431
Ibid., p. 31-32.

313  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

(identité nature/industrie) se superpose au troisième sens, qui


le conditionne : la catégorie de schizophrénie soutient
l’ensemble du processus ; elle en commande la
compréhension, et la référence au dépassement du point de
vue feuerbachien par Marx dans la détermination du rapport
homme/nature ou nature/industrie est à nouveau invoquée pour
qualifier la détermination insuffisante et faussement matérialiste
du délire en termes de mécanismes neurologiques par
Clérambault :
Clérembault est le Feuerbach de la psychiatrie, au
sens où Marx dit : « Dans la mesure où Feuerbach
est matérialiste, l’histoire ne se rencontre pas chez
lui, et dans la mesure où il prend l’histoire en
considération, il n’est pas matérialiste. » Une
psychiatrie vraiment matérialiste se définit au
contraire par une double opération : introduire le
désir dans le mécanisme, introduire la production
dans le désir. Il n’y a pas de différence profonde
entre le faux matérialisme et les formes typiques
432
de l’idéalisme.

La psychiatrie matérialiste ne se ramène pas à une


explication de type neurologique, cognitiviste ou mécaniste : la
catégorie économique de production désirante implique
l’affirmation d’une effectivité de la circulation des flux libidinaux.
Le délire schizophrénique, s’il forme une fenêtre ouverte sur la
vie de l’inconscient, ne fait que qualifier « l’enregistrement qui
                                                                                                                       
432
Ibid., p. 29.

314  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

recueille le procès de production des machines désirantes » et


n’est jamais que « second par rapport au fonctionnement et aux
ratés des machines désirantes »433. Le troisième sens du
processus, qui renvoie à la schizophrénie telle que nous
pouvons l’appréhender une fois détruits les présupposés
réductionnistes et négateurs de la psychiatrie et de la
psychanalyse, nous conduit cependant au cœur au concept de
« processus » proprement dit par la voie du délire. Ce concept
provient de Jaspers : Deleuze et Guattari, qui louent celui-ci
d’avoir « donné les indications les plus précieuses » sur la
schizophrénie comme processus de production du désir,
découvrent dans son livre sur Strindberg et Van Gogh le moyen
de s’éloigner des théories réductionnistes de la schizophrénie.
La lecture deleuzo-guattarienne de Jaspers passe en réalité par
le filtre de l’usage que fait Lacan du processus psychique
jaspersien exposé dans la Psychopathologie générale. Dans sa
Thèse, Lacan met l’idée de processus au service d’une critique
d’une psychopathologie qui éclaire les phénomènes
schizophréniques en les réduisant à des réactions de la
personnalité à un événement, en les comprenant comme le
développement de la personnalité (explication en termes de
relations de compréhension, qui ne peuvent pourtant saisir que
                                                                                                                       
433
Loc. cit.

315  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

la personnalité constituée et non la mutation qui synthétise une


nouvelle personnalité), ou en les expliquant comme la
conséquence d’une lésion organique (explication causale).434 Il
appartient à Jaspers d’avoir soudé les notions de schizophrénie
et de processus, et montré leur coïncidence partielle dans les
cas de « schizophrènes d’un niveau élevé » qu’il examine :
La notion de schizophrénie est équivoque. Ce
terme (à côté de plusieurs autres) désigne
théoriquement toutes les maladies mentales dont
le processus commence à un moment défini,
laissant toujours l’état du sujet plus ou moins
altéré, et dont l’origine ne peut être attribuée à une
lésion cérébrale connue. C’est cette notion de
processus qui permet de rapprocher des cas aussi
hétérogènes que ceux qui sont réunis ici. Mais
                                                                                                                       
434
Ibid., p. 32 : « Opposant le concept de processus à ceux de réaction ou
de développement de la personnalité, [Jaspers] pense le processus comme
rupture, intrusion, hors d’un rapport fictif avec le moi pour y substituer un
rapport avec le « démonique » dans la nature. » Deleuze et Guattari ne
prennent pas ici appui sur le livre de Jaspers consacré à Strindberg et Van
Gogh, mais sur Lacan citant la Psychopathologie générale de Jaspers : « Le
processus psychique s’oppose directement au développement de la
personnalité, qui est toujours exprimable en relations de compréhension. Il
introduit dans la personnalité un élément nouveau et hétérogène. À partir de
l’introduction de cet élément, une nouvelle synthèse mentale se forme, une
nouvelle personnalité soumise de nouveau aux relations de compréhension.
Le processus psychique s’oppose ainsi par ailleurs au décours des
processus organiques dont la base est une lésion cérébrale : ceux-ci en effet
sont toujours accompagnés de désagrégation mentale. […] Tout différent est
le caractère du processus psychique : c’est essentiellement un changement
de la vie psychique, qui n’est accompagné d’aucune désagrégation de la vie
mentale. Il détermine une nouvelle vie psychique qui reste partiellement
accessible à la compréhension normale et partiellement lui demeure
impénétrable » (J. LACAN, De la psychose paranoïaque dans ses rapports
avec la personnalité, Paris, Le Seuil, 1975, p. 142).

316  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pratiquement, le mot de schizophrénie s’applique à


des altérations psychiques protéiformes qu’il est
difficile de définir exactement, même si certains de
leurs traits ressortent avec une grande précision.
Ce concept d’un processus et cette notion
psychologique de la schizophrénie coïncident dans
une mesure assez étendue, mais non pas totale
435
[…].

La schizophrénie se manifeste par des poussées


processuelles accompagnées de délires, d’expériences
hallucinatoires intenses qui transforment le sujet malade et
renouvellent son rapport au monde436. C’est dans le délire que
la logique proprement schizophrénique se forme et c’est encore

                                                                                                                       
435
K. JASPERS, Strindberg et Van Gogh, p. 38.
436
Ibid., p. 122-123 : « […] la maladie de Strindberg était un processus
connu, définissable, s’étendant sur vingt années de sa vie, et qu’on désigne
des noms de schizophrénie, de paraphrénie ou de paranoïa, cela n’importe
pas. Nous observons simplement chez lui une foule de phénomènes,
psychologiquement incompréhensibles, hétérogènes, mais empiriquement
interdépendants, qui reparaissent combinés de la même façon dans des cas
semblables et dont les manifestations revêtent une forme déterminée au
cours des années. Le processus commence après 1880. Il progresse en
deux grandes poussées qui culminent en 1887 et 1896. À côté des
phénomènes somatiques caractéristiques et d’ordre subjectif, des accès que
nous avons vus, la première de ces poussées se signale par le classique
délire de la jalousie, puis commencent les idées de persécution et les griefs
chimériques, et c’est ensuite le penchant pour des études parascientifiques.
La seconde poussée, surtout à partir de 1894, transforme toute la manière
de voir de Strindberg et lui procure en quantité les expériences
hallucinatoires et paranoïaques, toujours si répandues chez ces malades,
jusqu’à ce qu’un peu d’apaisement se refasse avec l’état final, en 1897.
Beaucoup de symptômes subsistent, mais ils ne sont plus aussi obsédants.
Durant cette période, à peu près de même longueur que la première,
Strinberg déploie à nouveau une grande activité littéraire ».

317  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

le délire que Deleuze identifie parfois au désir pour souligner


l’identité du régime propre à ces deux processus. Comment dès
lors expliquer la distinction deleuzo-guattarienne entre le
fonctionnement et les ratés des machines désirantes et, d’autre
part, le délire proprement dit qui ne constituerait que
« l’enregistrement qui recueille le procès de production des
machines désirantes »437 ? C’est que délire « ne constitue pas
une sphère autonome » mais traduit, à l’intérieur de
l’enregistrement de la production désirante dans les systèmes
de codage sociaux, un mouvement de déclassement ou de
déplacement, un flottement qui brouille les repérages
communs. On notera au passage que l’idée de « machines
détraquées », qui commande le fonctionnement singulier des
machines désirantes, apparaît déjà dans l’analyse par Jaspers
de la schizophrénie de Strindberg :
C’est une chose surprenante que ces troubles qui
ne plongent pas l’esprit dans une confusion
complète, qui ne détruisent pas une intelligence,
mais consiste proprement en un « dérangement ».
Les maladies organiques du cerveau, bien
repérées, agissent sur la vie psychique comme un
coup de marteau sur un mécanisme d’horlogerie,
en la détruisant ; ils la rendent chaotique. Tandis
que ces psychoses agissent comme l’horloger qui
modifierait le mouvement d’une pendule en mêlant
les rouages, si bien qu’elle marcherait autrement

                                                                                                                       
437
AŒ, p. 29.

318  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et de manière imprévisible ; on dirait alors que la


438
pendule est « détraquée » (nous soulignons).

La « fluidité » de l’énonciation schizophrénique mobilise une


logique des disjonctions inclusives telle que les points de vue
opposés sont simultanément convoqués et défendus en des
séries d’aperçus rapides. L’extrême variabilité de la posture
énonciative du schizophrène, couplée à un investissement
passionné des positions adoptées, indique moins le rapport
problématique d’un sujet unifié à l’espace d’enregistrement de
ces positions qu’une distorsion active à l’œuvre au sein du
codage propre à cet espace : l’énonciation du schizophrène est
le mouvement d’in-stabilisation des systèmes de codages, la
relation négative de ces codages à eux-mêmes, c’est-à-dire
leur mouvement de dé-codage :
Ce qui affleure [dans les ouvrages de Strindberg],
ce n’est que formalisme, doute, lutte, assertions
fanatiques et, née de tout cela, une continuelle
instabilité des opinions. Strindberg doutait et
démasquait la relativité de chaque position, mais
ce n’était pas pour en tirer des déductions, pour
tout examiner, pour parvenir à une réalisation de
sa personnalité, subordonnée à l’idée d’un tout
spirituel ; non, c’était pour nier sans cesse ce qu’il
avait affirmé la veille, pour procéder à un perpétuel
reclassement de toutes les possibilités. Sa vie
intérieure ne suggère pas une totalité humaine,
mais un conglomérat de points de vue tour à tour
passionnément défendus. Des antithèses

                                                                                                                       
438
K. JASPERS., op. cit. p. 123.

319  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

frappantes, des alternatives sans nuances sont les


armes qu’il trouve toujours à sa portée dans la
discussion. C’est pourquoi il reste partout
intelligible ; il n’avance pas des hypothèses, il se
borne à des aperçus. Ce n’est pas là pénible
divertissement de l’esprit mais affirmation
catégorique et furieusement soutenue. Il semble
qu’il crie tout le temps. Il est en effet constamment
braqué sur le présent et tendu en vue d’un effet
immédiat. […] L’un après l’autre et parfois
simultanément, nous voyons Strindberg socialiste
et individualiste, démocrate et aristocrate, partisan
du progrès utilitaire ou métaphysicien opposé à
439
l’évolution et au progrès.

De ce point de vue, l’énonciation schizo-analytique se fonde


sur l’énonciation schizophrénique et en reproduit l’opération en
in-stabilisant les codes de classification nosographique :
l’identification de la schizophrénie au processus primaire de
l’inconscient en tant que tel marque l’extraction de la
schizophrénie hors de ces systèmes classificatoires. Elle lui
confère la valeur critique d’une puissance de décodage. La
distinction entre schizophrénie et paranoïa se joue dans leur
rapport aux codes. Car « contrairement au paranoïaque dont le
délire consiste à restaurer des codes, à réinventer des
territorialités, le schizophrène ne cesse d’aller plus loin dans le
mouvement de se décoder lui-même, de se déterritorialiser […]

                                                                                                                       
439
Ibid., p. 125-126.

320  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

»440. Doit-on en conclure que la schizophrénie, opération de


décodage, ne referme aucun pouvoir constituant et se résume à
l’acte négatif de répulsion des codes (conception nihiliste de la
schizophrénie) ? L’activité négative de décodage à l’œuvre
dans le délire schizophrénique est seulement l’effet, enregistré
dans les codes dont elle s’empare, de la production désirante et
du fonctionnement des machines désirantes productrices de la
réalité naturelle et sociale : les repérages originaux du
schizophrènes, ordonnés à une logique de la disjonction
inclusive, doivent nécessairement entrer en rapport avec un
code, c’est-à-dire une chaine signifiante qui relève au contraire
d’un principe de structuration fondé sur des exclusions ou des
oppositions. Les synthèses passives de l’inconscient exercent
leur productivité de manière immanente à la production sociale
de telle sorte que la production désirante et la production
sociale entrent dans un rapport de co-production du réel saisi
comme identité de la nature et de l’histoire.

                                                                                                                       
440
RS, p. 27.

321  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

C. Le producteur universel

Lorsque Jaspers concentre son analyse sur la production


désirante qu’il redéfinit comme un rapport démonique avec la
nature dans l’expérience singulière que mène le schizophrène,
sous l’expression d’existence démonique, il entend, comme
l’écrit Blanchot, « cette tendance à se dépasser éternellement,
à s’affirmer sans repos au regard de l’absolu, dans l’effroi et le
ravissement », autrement dit, la tendance à se laisser conduire,
sous l’effet d’une tension extrême et d’un ébranlement radical
qui, chez les personnalités créatrices, modifient le style et
l’œuvre, vers une « percée » en direction d’une réalité plus
intense441. Que le modèle du schizophrène que retiennent
Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe soit en partie édifié à
partir des cas qu’étudie Jaspers ou de cas analogues, c’est-à-
dire de cas de schizophrènes qui trouvent dans leur maladie la
puissance de porter à un degré d’intensité plus haut leur
existence spirituelle et leurs facultés créatrices, ne signifie pas
l’exaltation de la schizophrénie. Jaspers lui-même insiste sur la
distinction entre le pouvoir créateur et le processus

                                                                                                                       
441
K. JASPERS, op. cit., p. 18. Et, sur la question du changement de style,
notamment p. 222-223.

322  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

schizophrénique442. Il serait erroné de voir dans la valorisation


de la schizophrénie dans L’Anti-Œdipe une forme d’un
romantisme naïf. Qu’il s’agisse d’Artaud, de Strindberg, de
Nijinski, d’Hölderlin (ou des personnages de Beckett ou de
Büchner), ces schizophrènes créateurs sont parvenus à
exprimer les émotions associées aux expériences
bouleversantes qu’ils traversent. Ce dire schizophrénique, si
étrangement articulé, coïncide avec la production désirante,
c’est-à-dire avec la construction de la pulsion schizophrénique
elle-même. D’où la valeur de modèle de ces « schizophrènes

                                                                                                                       
442
Ibid., p. 180-181 : « En elle-même, la folie n’est pas d’ordre spirituel.
Beaucoup de malades ne ressentent pas d’exaltation philosophique, quoi
qu’elle soit assez fréquente ; cela dépend du terrain sur lequel s’implante la
schizophrénie, des prédispositions qu’elle offre à une expérience qui va
prendre valeur d’absolu : expérience qui ne s’arrête nulle part et qui finit par
tout détruire après une floraison unique, inconnue aux être normaux. C’est
pourquoi les caractères innés de la personnalité sont d’une importance
décisive relativement à ce que la schizophrénie peut faire éprouver et aux
possibilités qu’elle offre.
Il est vrai qu’on voit souvent des malades, parmi les plus bornés, les plus
utilitaires, avoir au début de leur psychose une exaltation métaphysique. Il
faut croire que ces préoccupations existaient en germe et sans qu’on le sût.
Ce phénomène est rendu aussi clair que possible chez des êtres comme
Hölderlin et Van Gogh. Grâce à qui nous pouvons tenter de comprendre ce
qui se passe chez ceux qui sont peu développés intellectuellement et
incapables de s’exprimer. On observe chez ces schizophrènes comment ils
élaborent leurs propres mythes, qui prend pour eux valeur d’évidence
incontestable et qui revêt souvent un caractère extratemporel. On a pu
comparer des rêves, des expériences délirantes et des récits mythologiques
et l’on y a trouvé un parallélisme étonnant ».

323  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’un niveau spirituel élevé »443. Inversement, les schizophrènes


qui, à partir de leur séjour dans un réel brut - l’imaginaire et le
symbolique étant érodés, atrophiés -, sont incapables de
rassembler des éléments épars pour les reprendre dans un
dire, rencontrent une limite – ce que Deleuze et Guattari
nomment le « mur » - qui fait obstacle à la percée vers la réalité
intensive, vers l’élément brut du réel et les confine dans une
stase catatonique. Nous devons provisoirement laisser de côté
la question de la détermination du rapport entre la production
discursive et la production désirante et celle de la possibilité de
penser la coexistence, dans L’Anti-Œdipe, d’un concept de
matérialité physique et d’un concept de matérialité compris en
un sens althussérien444. Bornons-nous pour le moment à
remarquer, avec Jaspers, que les expériences
schizophréniques se singularisent par leur matérialité445. Outre
ces expériences matériellement déterminées en leur contenu,
immédiatement sensibles, évidentes et accessibles dans les
                                                                                                                       
443
Ibid., p. 166 : « […] si nous voulons nous faire une idée un peu plus claire
du sujet, il ne faut pas nous contenter d’observations cliniques établies
d’après des malades ordinaires, mais il nous faut recourir à des êtres doués
d’un talent créateur exceptionnel et atteints de schizophrénie ».
444
Nous développons ce point dans notre dernière partie, à propose de la
question du transfert schizophrénique.
445
Ibid., p. 165 : « Pour Strindberg et Swedenborg, les expériences
pathologiques ont un caractère de matérialité. Et s’il existe en eux quelque
profondeur, elle se manifeste dans ces visions concrètes, matérielles, qui
peuvent aussi, inversement, produire un effet de platitude ou de grotesque ».

324  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

œuvres où elles ont été captées, nous trouvons des


expériences que nous ne pouvons comprendre « que
subjectivement, en nous référant à la forme, au rythme, au
choix des images »446. Le rythme des séquences d’images
enchaînées les unes aux autres et en lesquels se condensent
des « points de vue » ou aperçus emportés dans un
mouvement continu nous ramène à la notion de cristal de
temps et à la contraction des produits en un produire qui active
le processus de la production désirante.

La refonte du concept de « processus » qu’accomplissent


Deleuze et Guattari à l’aide de la catégorie de « machines
désirantes » et de la réinterprétation de la thèse marxienne
d’une identité de l’homme et de la nature à la lumière de la
thèse d’une non-spécificité du schizophrène comme
« producteur universel » permet aux auteurs de L’Anti-Œdipe
d’enrichir les analyses de Jaspers, auquel il « manquait
seulement de concevoir le processus comme réalité matérielle,
économique, comme processus de production dans l’identité
Nature = Industrie, Nature = Histoire »447. Cette identité de la
nature et de l’histoire dans l’immanence de l’auto-production du
réel pose cependant le problème de l’articulation de la
                                                                                                                       
446
Ibid., p. 166.
447
AŒ, p. 32.

325  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

production sociale et de la production désirante et, par voie de


conséquence, celle de la schizophrénie au capitalisme. Nous
avons vu que le décodage schizophrénique présupposait un
code social à décoder, des chaines signifiantes organisées par
des synthèses exclusives et des oppositions à transformer en
tournant ce fonctionnement exclusif en un fonctionnement
inclusif et disjonctif (Strindberg adoptant plusieurs points de vue
contradictoires et défendant chacun d’eux passionnément) :
tout se passe comme si le processus schizophrénique de la
production primaire de l’inconscient présupposait une
production sociale déjà donnée. Et pourtant, cet ordre de
priorité s’inverse si nous nous plaçons au point de vue de la
production de l’être puisque c’est la production désirante qui en
secrète la trame à une échelle moléculaire. La question du
primat de la production désirante sur la production sociale ou
de celle-ci sur celle-là renvoie en vérité à l’usage des synthèses
productives, usage immanent ou usage transcendant, c’est-à-
dire à la distinction d’une identité de nature entre production
désirante et production sociale et d’une différence de régime
entre l’une et l’autre. On sait que la distinction freudienne entre
la vie pulsionnelle et la vie sociale dans Le malaise dans la
culture repose sur l’antagonisme entre un ensemble de forces
pulsionnelles destructrices et le surmoi produit par les systèmes

326  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

culturels, l’enjeu de cet antagonisme étant, pour l’espèce


humaine, de « savoir si et dans quelle mesure son
développement culturel réussira à se rendre maître de la
perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion
d’agression et d’auto-anéantissement »448. La distinction entre
production désirante et production sociale est ici régie par
l’opposition entre pulsions et refoulement, le refoulement étant
compris comme l’effet intériorisé de la répression sociale. Or
Deleuze et Guattari affirment l’identité entre production
désirante et production sociale, si bien que celle-ci ne se laisse
plus ramener à un simple dispositif de refoulement de
l’économie libidinale. La métapsychologie deleuzo-guattarienne,
conçue à partir du modèle de la vie animique du schizophrène,
implique un remaniement du concept de refoulement et un
nouveau nouage entre répression et refoulement. Freud, qui
admet, en effet, que la théorie du refoulement qu’il conçoit,
valable pour les névroses de transfert dont il privilégie l’étude,
trouve sa limite dans la schizophrénie, laisse demeurer dans un
état d’indétermination théorique le statut du refoulement dans la
schizophrénie449 . La reconfiguration de la métapsychologie
                                                                                                                       
448
S. FREUD, Le malaise dans la culture, op. cit., p. 89.
449
S. FREUD, Métapsychologie, op. cit., p. 85 : « Dans la schizophrénie,
que nous n’abordons ici d’ailleurs que dans la mesure où cela nous semble
indispensable à la prise de connaissance générale de l’Ics, le doute ne

327  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans L’Anti-Œdipe mobilise donc une triple opération : décrire le


processus de la vie pulsionnelle en le déplaçant dans le champ
sub-représentatif où se déploient les synthèses inconscientes
dans leur usage immanent, redéfinir la notion de refoulement du
point de vue schizophrénique, et penser la jonction du
processus métaphysique de la nature et du processus
historique autrement que sur le modèle du conflit
« gigantomachique » entre Eros et Thanatos.

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
manquera pas d’émerger en nous quant à savoir si le processus nommé ici
refoulement a encore quoi que ce soit de commun avec le refoulement dans
les névroses de transfert ».

328  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Troisième partie

Éléments de métapsychologie schizo-


analytique : la vie pulsionnelle et le
problème du refoulement

Chapitre VIII – L’économie des flux

Freud élabore sa métapsychologie comme une fiction


théorique : « Je propose, écrit-il, qu’on parle de présentation
(Darstellung) métapsychologique, lorsqu’on parvient à décrire
un processus psychique dans ses relations dynamiques,
logiques et économiques »450 . Les trois registres entre lesquels
se répartissent les textes qui « élaborent ou explicitent les
                                                                                                                       
450
J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse,
Paris, P.U.F., 2009 (1967), p. 239. Résumant le projet freudien à l’origine de
la métapsychologie, Laplanche et Pontalis notent que : « [Freud] définit,
dans un passage significatif, la métapsychologie comme tentative
scientifique pour redresser les constructions « métaphysiques » ; celles-ci,
comme les croyances superstitieuses ou certains délires paranoïaques,
projettent dans des forces extérieures ce qui est en réalité le propre de
l’inconscient : « … une grande partie de la conception mythologique du
monde qui s’étend jusqu’aux religions les plus modernes, n’est rien d’autre
que psychologie projetée dans le monde extérieur. La connaissance obscure
(pour ainsi dire la perception endopsychique) des facteurs psychiques et ce
qui se passe dans l’inconscient, se reflète […] dans la construction d’une
réalité suprasensible, qui doit être transformée par la science en psychologie
de l’inconscient […]. On pourrait se faire fort […] de convertir la
métaphysique en métapsychologie ».

329  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

hypothèses sous-jacentes à la psychologie


psychanalytique sont ceux des « principes » (Prinzipien), des
« concepts fondamentaux » (Grundbegrieffe), et des
« modèles » théoriques (Darstellungen, Fiktionen,
Vorbilder) »451 . Nous trouvons non seulement ces trois registres
dans L’Anti-Œdipe, mais aussi tous les éléments constitutifs
d’une théorie métapsychologique telle que Freud en délimite les
domaines : une économie des flux libidinaux, une topique liée
aux différents types d’investissements et une dynamique
subordonnée à la relation complexe entre les usages
immanents et les usages transcendants des synthèses
productives (problème du refoulement). La fiction théorique
construite dans L’Anti-Œdipe est avant tout destinée à cerner
l’inconscient, à en exhiber le code opératoire et le caractère
pleinement productif. Bien que la métapsychologie de la
production deleuzo-guattarienne, qui fournit son assise
théorique à la psychiatrie matérialiste, reprenne largement et
développe des intuitions freudiennes, c’est en dernière instance
le nouveau statut que celle-ci accorde à la pulsion de mort qui
préside au redécoupage conceptuel de la métapsychologie de
Freud.

                                                                                                                       
451
Ibid. p. 239.

330  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

A. La logique des flux libidinaux

L’Anti-Œdipe comporte en premier lieu une économie


libidinale qui unifie « sur un même plan une production […] à la
fois sociale et désirante, d’après une logique des flux »452. La
logique des flux détermine une unité économique dont nous
avons vu qu’elle excluait une extériorité de la nature et de
l’industrie (ainsi que les relations de causation, de
compréhension et d’expression susceptibles de rendre compte
d’une telle extériorité). Les flux se rapportent à la nature de la
vie inconsciente non moins qu’à la société : « la théorie
générale de la société est une théorie généralisée des flux ;
c’est en fonction de celle-ci qu’on doit estimer le rapport de la
production sociale et de la production désirante, les variations
de ce rapport dans chaque cas […] »453 . Le processus d’auto-
production du réel est décrit comme une production continue de
flux matériels où « la hylè désigne […] la continuité pure qu’une
matière possède en idée »454. L’écoulement idéalement continu
                                                                                                                       
452
ID, p. 385.
453
AŒ, p. 312.
454
Ibid., p. 44.

331  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

des flux hylétiques est conditionné par des coupures elles-


mêmes produites. Puisqu’une machine se définit comme un
« système de coupures » d’un « flux matériel continu dans
lequel elle tranche », toute coupure suppose une machine qui
elle-même produit un flux ; d’où le « flux continu infini » d’une
omni-productivité où même les coupures sont produites.
Récapitulant les trois modes de coupure propres à la machine
désirante (prélèvement, détachement et chute du résidu),
Deleuze et Guattari décrivent le processus de circulation de
l’énergie libidinale dont il faut retenir qu’il s’accomplit de
manière immanente car « tout est sur le corps sans organes, et
ce qui est inscrit, et l’énergie qui inscrit »455. Le circuit de la
production désirante ne requiert aucune intervention extérieure
ni aucun autre sol que le corps sans organes : « Le support est
le corps sans organes »456. Ce modèle pur d’un processus
schizophrénique idéalement continu nous renseigne mieux que
le modèle du refoulement névrotique sur la nature des
synthèses productives de l’inconscient car il ne souffre, en soi,
d’aucun déficit : tel est le motif de la reprise deleuzo-
guattarienne du concept de processus proposé par Jaspers,
auquel se référait aussi Lacan, qui, selon Deleuze et Guattari a

                                                                                                                       
455
Ibid., p. 92.
456
Ibid., p. 46.

332  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

eu le mérite de pendre en considération la schizophrénie pour


modifier le champ analytique457. Dans quelle exacte mesure la

                                                                                                                       
457
Ibid., p. 99 : « Il ne convenait pas en tous cas de resserrer les écrous, là
où Lacan venait de les desserrer ; d’œdipianiser le schizo, là où il venait au
contraire de schizophréniser même la névrose, faisant passer un flux
schizophrénique capable de subvertir le champ de la psychanalyse. » D’une
manière générale, Deleuze et Guattari ne se contentent pas de marquer la
différence entre Lacan et la première génération de ses disciples, « tentés
de refermer le joug d’Œdipe » (contrairement à ses disciples de la deuxième
génération, « de moins en moins sensible au faux problème d’Œdipe ») : ils
ne cessent de souligner la position de précurseur de Lacan – précurseur de
leur propre position. Et c’est presque sous la forme d’une sérénade
adressée à Lacan que s’exprime cette reconnaissance mêlée à la volonté de
revendiquer l’héritage d’un certain lacanisme. Ainsi, p. 46 : « Il revient à
Lacan le mérite d’avoir découvert ce riche domaine d’un code de
l’inconscient […]. » ; p. 367 : « Tout autre était la voie tracée par Lacan. Il ne
se contente pas, tel l’écureuil analytique, de tourner dans la roue de
l’imaginaire et du symbolique […] » ; p. 423 : « Lacan fut le premier à
souligner ces thèmes qui suffisent à mettre en question tout l’Œdipe […]. » ;
p. 435 : « quelle étrange utilisation des découvertes de Lacan, qui fut le
premier au contraire à schizophréniser le champ analytique […]. » ; p. 432 :
« n’est-ce pas une contradiction […] où l’on tente de précipiter
l’enseignement de Lacan, lorsqu’on le replace sur un axe familial et
personnologique […]. » Sur les circonstances de la réception de L’Anti-
Œdipe par les psychanalystes et notamment par Lacan, on se reportera à la
« biographie croisée » Gilles Deleuze Félix Guattari, de François Dosse,
chapitre 11, où il apparaît que Lacan manifeste une hostilité certaine à
l’encontre des thèses développées dans L’Anti-Œdipe et un sentiment
d’amertume face à ce qu’il interprète comme un manque de reconnaissance
de Deleuze à son égard : « Lacan, très contrarié par la publication de ce
livre, car il voit une nouvelle fois avorter sa tentative d’être cautionné par un
grand philosophe, donne comme consigne aux membres de l’École
freudienne de conserver le plus grand silence, de ne pas commenter ni
participer à aucun débat. […] « Lacan en fait était furieux et il avait donné
comme consigne qu’il n’y ait pas de débats organisés dans son école autour
de ce livre. Lui-même avait fait silence et n’en avait pas soufflé mot dans son
Séminaire. Quelque temps plus tard, il y avait fait allusion dans un écrit,
mais il traitait Deleuze et Guattari d’aigle à deux têtes schrébérien… »

333  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

théorie lacanienne du désir permet-elle d’élucider l’économie


libidinale des flux de L’Anti-Œdipe ? Au moins sur deux points :
sur la nature des flux et sur celle des machines désirantes.
C’est, tout d’abord, sur le modèle du code de l’inconscient mis
en évidence par Lacan que le concept de flux est formé458. Le
texte de Lacan invoqué et cité en notes dans L’Anti-Œdipe est
un passage de la « Remarque sur le rapport de Daniel
Lagache ». Lacan y revient sur la pertinence de la notion de
structure, entendue au sens que lui donne Lévi-Strauss, et qui,
« définie par l’articulation signifiante comme telle », témoigne
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
Manière de réduire le livre honni à un délire semblable à la paranoïa qui
s’était emparé de Schreber, le patient de Freud. […] Selon Catherine Millot,
Lacan a pris L’Anti-Œdipe pour “une attaque personnelle d’autant plus
blessante qu’il avait fait des avances à Deleuze qu’il estimait ». » (op. cit., p.
252). L’hostilité si manifeste de Lacan à l’égard de L’Anti-Œdipe rend
problématique, sans pour autant l’exclure, l’hypothèse d’une influence de
Deleuze et Guattari sur la dernière période de la pensée lacanienne.
458
AŒ, p. 46 : « Il revient à Lacan d’avoir découvert ce riche domaine d’un
code de l’inconscient, enroulant la ou les chaînes signifiantes ; et d’avoir
ainsi transformé l’analyse (le texte de base à cet égard est la Lettre
volée). Mais combien ce domaine est étrange en vertu de sa multiplicité, au
point qu’on ne peut guère parler d’une chaîne ou même d’un code désirant.
[…] Le code ressemble moins à un langage qu’à un jargon, formation
ouverte et polyvoque. Les signes y sont de nature quelconque, indifférents à
leur support (ou n’est-ce pas leur support qui leur est indifférent ? Le support
est le corps sans organes). Ils n’ont pas de plan, travaillent à tous les étages
et dans toutes les connexions ; chacun parle sa propre langue, et établit
avec d’autres des synthèses d’autant plus directes en transversale qu’elles
restent indirectes dans la dimension des éléments. Les disjonctions propres
à ces chaînes n’impliquent encore aucune exlusion, les exclusions ne
pouvant surgir que par un jeu d’inhibiteur et de répresseurs qui viennent
déterminer le support et fixer un sujet spécifique et personnel ».

334  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

du « statut incontestable » de la linguistique dans d’autres


sciences. Commentant le rapport de Lagache, il affirme la
valeur opératoire de la structure pour rendre compte du « point
de vue économico-dynamique » et, par l’intermédiaire d’une
comparaison, met en relation les effets de la structure à l’œuvre
dans l’expérience analytique avec ceux d’une machine459. La
structure dont parle Lacan, et qui doit éclairer les topiques
freudiennes, se distingue à la fois de la « structure de
l’organisme » - Lacan réaffirme après Freud que les topiques
n’ont pas un sens physiologique et que, n’étant que des
modèles théoriques, elles n’ont pas non plus « la moindre
réalité comme appareil différencié dans l’organisme » - et de la
structure personnelle que postule Lagache dans sa
reconstruction des systèmes topiques : l’obstacle sur lequel
bute Lagache et qui justifie pour Lacan la compréhension de la
structure selon le modèle linguistique de la fonction du
signifiant se situe essentiellement dans la difficulté à cerner la
structure du Ça. Cette difficulté naît de l’impossibilité de
                                                                                                                       
459
J. LACAN, Écrits, op. cit., p. 649 : « Ce que Daniel Lagache met au
compte du point de vue économico-dynamique, soit à son dire le matériel et
son interprétation, c’est là précisément que nous voyons l’incidence de la
structure s’amorcer dans notre expérience, et c’est là qu’une recherche
structuraliste doit en poursuivre les effets, leur portée économico-dynamique
s’illustrant d’une comparaison qui équivaut à sa raison : à savoir ce qu’une
turbine, soit une machine agencée selon une chaîne d’équations, apporte à
une cascade naturelle pour la réalisation de l’énergie ».

335  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

concilier l’exigence de rapporter cette structure à « une


différenciation quelconque, dans l’organisme, des besoins
primaires » et l’état d’indifférenciation qui prédomine dans le
Ça, comme le résument les trois propositions problématiques
suivantes : 1°) « le Ça est inorganisé », bien qu’il enveloppe
« l’indestructibilité premièrement affirmée (et maintenue) du
refoulé qui s’y retrouve » ; 2°) chaque pulsion s’affirme pour
soi, bien qu’aucune n’exclue les autres et n’implique de
négation ; 3°) les pulsions de mort imposent le silence dans le
Ça. L’approche « personnaliste » de Lagache, qui vise à mettre
à l’épreuve les systèmes topiques en « demandant raison à
chacun des systèmes (c’est son terme) : Moi, Ça et Surmoi, de
ce qui lui manque pour être une personne », ne permet pas
d’articuler l’exigence de différenciation et l’inorganisation réelle
dans le Ça460. L’interprétation de Lacan, fondée sur la fonction
du signifiant, produit une telle articulation :

- 1°) la structure, comprise à partir de la notion de signifiant, se


présente comme « un loto », c’est-à-dire une coexistence
d’éléments dépourvus d’ordre d’un point de vue synchronique,
mais « où subsiste l’ordre le plus indestructible à se déployer »
diachroniquement. La permutabilité des éléments

                                                                                                                       
460
Ibid., p. 656.

336  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

interchangeables dans l’ordre synchronique fonde la rigueur


associative de l’ordre diachronique. Ici, le concept des
« chaînes de Markoff » ou de « jargons markoviens » illustre le
propos de Lacan ; Deleuze et Guattari s’y réfèrent précisément
lorsqu’ils commentent la découverte par Lacan de « ce riche
domaine d’un code de l’inconscient, enroulant la ou les chaînes
signifiantes » :
Le code ressemble moins à un langage qu’à un
jargon, formation ouverte et polyvoque. Les signes
y sont de nature quelconque […]. […] Aucune
chaîne n’est homogène, mais ressemble à un
défilé de lettres d’alphabets différents, et où
surgiraient tout d’un coup un idéogramme, un
pictogramme, la petite image d’un éléphant qui
passe ou d’un soleil qui se lève. Tout d’un coup
dans la chaîne qui mêle (sans les composer) des
phonèmes, des morphèmes, etc., apparaissent la
moustache de papa, le bras levé de maman, un
ruban, une petite fille, un flic, un soulier. Chaque
chaîne capture des fragments d’autres chaînes
dont elle tire une plus-value, comme le code de
l’orchidée « tire » la figure d’une guêpe :
phénomène de la plus-value de code. C’est tout un
système d’aiguillages et de tirages au sort qui
forment des phénomènes aléatoires partiellement
461
dépendants, proches d’une chaîne de Markoff.

C’est dans La genèse des formes vivantes, de Ruyer, que


Deleuze et Guattari trouvent le concept de jargons markoviens,
exposé à l’aide de l’exemple de la loterie sur lequel prend aussi

                                                                                                                       
461
AŒ, p. 46-47.

337  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

appui Lacan pour imager la fonction du signifiant dans la


conception structurale du Ça462. Ruyer montre que les chaînes
de Markoff trouvent une application linguistique, stylistique et
même biologique. L’étude d’une langue révèle, par exemple,
qu’on trouve statistiquement des constantes dans l’emploi de
lettres ou de groupes de lettres, dans leur longueur ou
succession et dans l’emploi des mots et leur ordre de
succession, ce qui rend possible la création de machines « à
pasticher automatiquement un langage ». Les pastiches du
style d’un écrivain renvoient au même principe : « Un
pasticheur de Mallarmé [utilisera instinctivement les mots
suivants] : azur, nue vierge, or, rêve, pur, qu’une étude
statistique révèle en effet comme mots-clés, c’est-à-dire plus
fréquemment employés que dans la langue courante »463. De
même, « un animal se laissera aisément prendre à un pastiche
de même genre tiré des stimuli-signaux qui l’intéressent, venant

                                                                                                                       
462
R. RUYER, La genèse des formes vivantes, op. cit., p. 171 :
« Supposons une série de tirages successifs T1, T2, Tn à une loterie. Il y a
indépendance totale des différents tirages. Supposons maintenant une loi de
dépendance selon laquelle la probabilité de Tn dépende de Tn-1, ou de
l’ensemble Tn-1, Tn-2, ou d’un ensemble plus complexe, pris dans les
tirages antérieurs. On aura une chaîne de Markoff, du nom du
mathématicien russe qui le premier étudia les phénomènes aléatoires
partiellement dépendants ».

463
Ibid., p. 172.

338  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de ses congénères du milieu ». D’où l’idée de « plus-value de


code », chez Deleuze : la chaîne végétale de l’orchidée capture
un fragment du code de la chaîne animale de la guêpe pour
créer un pastiche ou un leurre. De fait : « […] le comportement
d’un animal est souvent […] un enchaînement semi-fortuit de
thèmes évoqués sans plan d’ensemble et selon l’appel de la
phrase précédente. Ce n’est pas un langage, c’est un jargon. Et
l’animal confond si aisément langage et jargon que lui-même
jargonne »464. Le modèle des chaînes de Markoff, que Ruyer
étend aux cultures, permet d’expliquer que la permutabilité de
signes interchangeables dans l’ordre synchronique fonde la
multiplicité du domaine du code de l’inconscient : « on ne peut

                                                                                                                       
464
Ibid., p. 173. Ruyer rapproche le concept de jargons markoviens de celui
de mouvements « brownoïdes » formé par P. Vendryès pour décrire, par
analogie avec les trajectoires browniennes des particules en mouvement
dans un fluide, les trajectoires aléatoires d’une mouche qui vole sous un
lustre ou d’un « taxi parisien au cours de sa journée de travail. » Deleuze et
Guattari utilisent presque indifféremment ces deux concepts dans L’Anti-
Œdipe, à chaque fois pour caractériser l’ordre de l’inconscient, sa texture
propre. Les mouvements brownoïdes et les jargons markoviens rendent
compte de l’effet des lois statistiques aléatoires dans les successions
d’éléments organisées de façon structurée sans pour autant faire appel à un
principe thématique : « Quand Joyce écrit Ulysse, sans doute il écrit un
roman qui a un sujet et un thème central, mais il serait encore plus vrai de
dire qu’il fait « du Joyce », comme le leucocyte fait « du comportement de
leucocyte » ou la mouche « du comportement de mouche ». Les caractères
de forme sont beaucoup plus dans la texture que dans une organisation
d’ensemble. » (Ibid., p. 177-178).

339  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

guère parler d’une chaîne ou d’un code désirant »465. La


transposition de la notion marxienne de « plus-value » dans le
domaine du code inconscient indique aussi, le point mérite
d’être souligné, que puisqu’à une chaîne de code inconscient
correspond une certaine quantité d’énergie libidinale,
l’inconscient tel que Deleuze et Guattari en produisent la théorie
s’ordonne à un modèle inflationniste d’accroissement continu
de la quantité d’énergie466 .

                                                                                                                       
465
AŒ, p. 46.
466
Guattari revient bien après L’Anti-Œdipe, dans Cartographies
schizoanalytiques, sur l’avancée de Lacan par rapport à Freud, lui attribuant
le mérite d’avoir, par sa refonte de la métapsychologie freudienne, préparé
la mise en place d’un inconscient schizoanalytique : « C’est dès ses
premiers écrits que Lacan prit distance avec la métapsychologie freudienne.
Il a d’abord professé que la libido n’était qu’un simple système de notation
énergétique. Puis, ramenant la thermo-dynamique à n’être elle-même qu’un
jeu de signifiant, il en est venu à lui dénier jusqu’à son caractère de Flux,
pour en faire un organe de la pulsion, laquelle se métamorphosait, de son
côté, en trésor du signifiant. » (Cartographies schizoanalytique, Paris,
Galilée, 1989, p. 72). Le texte de Lacan auquel se réfère ici Guattari se
trouve dans « Au-delà du principe de réalité », où Lacan discerne deux
usages du concept de libido comme concept énergétique ou comme
hypothèse substantialiste. Dans son concept énergétique, « la libido n’est
que la notation symbolique de l’équivalence entre les dynamismes que les
images investissent dans le comportement. » (Ecrits, op. cit., p. 91). L’Anti-
Œdipe invoque pourtant la théorie lacanienne du code de l’inconscient et
des chaines signifiantes pour étayer une logique des flux encore tributaire
d’une conception énergétique qui ne se réduit pas, comme le veut Lacan
d’après Guattari, à des notations symboliques. Le psychanalyste André
Green, comme le rapporte François Dosse, reconnaît à cet égard « un grand
mérite à Deleuze et Guattari, celui d’être sorti de la thèse lacanienne selon
laquelle l’inconscient est structuré comme un langage, et il se réjouit de voir
qu’il est de nouveau question d’affect, de pulsion qui sont le propre du

340  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

- 2°) La deuxième proposition problématique au sujet de la


structure du Ça concerne la possibilité de parler de pulsions au
pluriel, et par conséquent de pulsions distinctes, alors
qu’aucune contradiction entre celles-ci ne fonde leur exclusion
logique et réciproque dans le Ça, qui méconnait la négation. La
réponse de Lacan consiste à retraduire les éléments constitutifs
des pulsions en termes de signes pour affirmer qu’une
« exclusion provenant de ces signes comme tels ne [peut]
s’exercer que comme condition de consistance dans une
chaîne à constituer » et que « la dimension où se contrôle cette
condition, est seulement la traduction dont une telle chaîne est

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
domaine psychanalytique. Dans cette critique du lacanisme, Green se trouve
sur la même ligne que les auteurs de L’Anti-Œdipe pour valoriser une
économie du désir par rapport à une logique formelle de la chaîne
signifiante » (op. cit., p. 254). Les interprétations à propos de la relation
entre les flux libidinaux et de la notion de chaine signifiante sont donc
extrêmement labiles ; la valeur de modèle accordée à celle-ci pour concevoir
les flux n’indique pas une critique frontale du lacanisme. Du reste, la
dimension énergétique n’est pas purement et simplement évacuée chez
Lacan puisqu’elle coexiste avec la structure à titre de corrélat, comme
l’affirme la « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » : « Dans « Je
crains qu’il ne vienne », l’enfance de l’art analytique sait ressentir en cette
tournure le désir constituant de l’ambivalence propre à l’inconscient […]. […]
Le sujet de l’énonciation en tant que perce son désir, n’est pas ailleurs que
dans ce ne dont la valeur est à trouver dans une hâte en logique, - ainsi
appellerons-nous la fonction à quoi s’épingle son emploi dans « avant qu’il
ne vienne ». La dite structure n’étant pas sans corrélatif énergétique pour
autant que ce que nous pourrons définir : la fatigue du sujet, se manifeste
dans la névrose comme distinct de la fatigue musculaire » (op. cit., p. 664).

341  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

capable »467. Deleuze et Guattari, qui citent ce passage des


Écrits, édifient sur cette mise en extériorité du jeu de l’exclusion
logique comme condition de consistance d’une chaîne
signifiante leur propre distinction entre le régime des
disjonctions inclusives des chaînes inconscientes et le régime
des disjonctions exclusives solidaire de la production sociale,
de ses instances de répression, du socius qu’elle détermine et
des procédures de subjectivation qu’elle induit : « Les
disjonctions propres à ces chaînes n’impliquent encore aucune
exclusion, les exclusions ne pouvant surgir que par un jeu
d’inhibiteurs et de répresseurs qui viennent déterminer le
support et fixer un sujet spécifique et personnel »468. Lacan
convoque à nouveau l’exemple d’une loterie pour soutenir son
argument :
Qu’on s’arrête un instant encore sur ce loto. Pour
considérer que c’est l’inorganisation réelle par quoi
ses éléments sont mêlés, dans l’ordinal, au
hasard, qui de l’occasion de leur sortie nous fait
tirer les sorts, tandis que c’est leur organisation de
structure qui, leur permettant au gré du jeu d’être
lus comme oracle, laisse qu’à poursuivre leur
extraction, je puis affirmer qu’il en manque dans le
469
cardinal.

                                                                                                                       
467
J. LACAN, op. cit., p. 658.
468
AŒ, p. 46.
469
J. LACAN, op. cit., p. 658.

342  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Si un choix se définit par ce qu’il exclut, nous pouvons


observer que Deleuze et Guattari, dont la citation de ce
passage de Lacan s’arrête à « tirer les sorts… » et exclut
second le membre de la phrase, centré sur la dimension
cardinale et l’organisation des éléments en une structure, ne
retiennent que la dimension ordinale, et font porter l’accent sur
« l’inorganisation réelle » des éléments de l’inconscient ; ce qui
ne signifie pas qu’ils distinguent entre l’inertie du multiple pur
des éléments disparates et la relation structurante qui les
ordonne après coup : l’inorganisation réelle du multiple possède
déjà son propre mode de mise en relation que singularise
l’exclusion de l’exclusion logique. L’écriture « à même le Réel,
étrangement polyvoque et jamais bi-univocisée, linéarisée » est
« une écriture transcursive et jamais discursive » : « tout le
domaine de l’« inorganisation réelle » des synthèses passives,
où l’on chercherait en vain quelque chose qu’on pourrait
appeler le Signifiant, et qui ne cesse de composer et de
décomposer les chaînes en signes qui n’ont nulle vocation pour
être signifiants »470. Là où Lacan parle de signifiants, Deleuze
et Guattari préfèrent parler de « signes qui ne sont pas eux-
mêmes signifiants » ; mais, comme y insiste Laplanche dans un
commentaire de la formule lacanienne selon laquelle
                                                                                                                       
470
AŒ, p. 47.

343  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« l’inconscient est structuré comme un langage », même si


« les mots qui composent l’inconscient sont des éléments
empruntés à l’imaginaire […] mais élevés à la dignité de
signifiant […] », dans ces éléments, « on ne retrouve pas de
distinction entre un signifiant et un signifié. L’image (ou
élément) signifiant ne renvoie à rien d’autre que lui-même en
fait de signifié », d’où l’idée que le discours inconscient se
compose « de courtes séquences, le plus souvent brisées,
circulaires, répétitives »471 . Les chaînes inconscientes
composent en réalité moins un discours que des séquences
d’éléments épars : l’écriture « à même le Réel » est bien plutôt
l’autre du discours. La réduction du signe à sa vocation
productrice, et non signifiante, souligne la prédominance, dans
l’inconscient tel que L’Anti-Œdipe en définit les traits, d’un
pluralisme qui pose le problème de la cohérence de l’ensemble
des éléments inorganisés. Dans son article consacré à « La
réalité du désir », fondamental pour comprendre le concept
deleuzo-guattarien d’inconscient, Serge Leclaire pose
clairement ce problème de la cohérence de l’inconscient472 :

                                                                                                                       
471
J. LAPLANCHE et S. LECLAIRE, « L’inconscient, une étude
psychanalytique » in Les Temps modernes, n°183, Paris, juillet 1961, pp.
81-129.
472
ID, p. 310 : « Gille Deleuze. – […] nous avons avec Leclaire un rapport
particulier : il y a un texte de lui sur « La réalité du désir » qui, avant nous, va

344  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Le problème est de trouver ce qui fait tenir en


système cohérent cet ensemble d’éléments dont
les caractères essentiels sont précisément de ne
reconnaître aucun lien. Et nous sommes par là
confrontés à l’une des questions centrales de la
psychanalyse dans sa nudité que tout nous pousse
en fait (singulière pudeur) à ne pas considérer en
face. Il s’agit de concevoir un système dont les
éléments sont liés entre eux, précisément, par
l’absence de tout lien, et j’entends par là de tout
lien naturel, logique ou significatif. On entrevoit
déjà ces constructions surréalistes, si saisissantes
ou repoussantes, dans leur absurdité même :
« dans un vert pâturage, une douche téléphonique
branchée sur le tableau de bord d’un « jet » d’où
sort une chevelure blonde qui s’épanche sur un
bloc de marbre noir ».
Mais, et c’est là l’extrême difficulté, est-il
imaginable de concevoir deux éléments qui n’aient
473
entre eux aucun rapport possible ?

La proposition faite par Leclaire de concevoir l’inconscient


non pas comme un système unifié par un sens – l’inconscient
étant « proprement insensé » -, mais comme un « pur être de
désir », repose sur le constat qu’il existe en nous une
irrépressible tendance à imposer un sens à un ensemble
d’éléments vides de sens et qu’une telle tendance n’est qu’un
« pâle reflet [de] ce qu’est le désir »474. Parmi les différentes
propriétés de l’inconscient énumérées par Freud – absence de
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
dans le sens d’un inconscient-machine, et qui découvre des éléments
ultimes de l’inconscient qui ne sont plus ni figuratifs ni structuraux ».
473
S. LECLAIRE, « La réalité du désir », in Sexualité humaine, Paris, Aubier-
Montaigne, 1970, p. 240-241.
474
Ibid., p. 245.

345  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

contradiction logique et absence de liens chronologiques entre


les contenus inconscients, absence de prise en compte de la
réalité et des contraintes qu’elle suppose, indétermination du
sens -, Leclaire place la mobilité des investissements (et par
conséquent l’indétermination du sens) au centre du système de
l’inconscient et formule l’équivalence entre le désir et l’absence
de lien entre les éléments de l’inconscient :
[Le désir] est cette force irrépressible qui sous-tend
deux (ou plutôt plusieurs) éléments de pure
singularité, et nous voyons là qu’il semble
fondamentalement s’opposer au surgissement
d’une signification, d’un sens. Le désir, cette force,
inscrite une fois pour toutes (les désirs
inconscients sont toujours là, dit Freud), semble
ainsi avoir partie liée au manque de lien, au sens
où le lien, pour nous, constitue un tiers élément,
une médiation.

L’article de Leclaire fixe donc déjà, dans une large mesure, en


1970, l’orientation métapsychologique qui sera approfondie en
1972 dans la « philosophie du désir » conçue par Deleuze et
Guattari : la « fiction d’un pur être de désir » qu’esquisse
Leclaire peut être lue à plusieurs titres comme l’ébauche de la
fiction philosophique et métapsychologique développée dans
L’Anti-Œdipe475 . Leclaire prétend tout d’abord faire voir

                                                                                                                       
475
Ibid., p. 244 : « La fiction d’un « pur être de désir », en voici donc un
exemple, à cinq éléments, tel qu’une analyse pourrait le dévoiler :
- l’odeur du coup de femme au retour d’une promenade de printemps ;

346  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’inconscient tel qu’il apparaît à travers des chaînes ou


séquences de mots hiéroglyphiques, de même que L’Anti-
Œdipe se propose d’exhiber les opérations de l’inconscient à
ciel ouvert. La force du désir se fonde sur une logique des flux
et Leclaire affirme l’identité entre être et désir. Et,
troisièmement, Leclaire prescrit le but de l’analyse et, dans une
certaine mesure, sa méthode, en dévoilant sous le nom de
« singularités » ultimes de l’inconscient ce que Deleuze
reprendra sous le terme d’« indices machiniques »476 : « Il suffit

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
- la modulation d’une voix plutôt grave qui semble dire « toi » et se répercute
en écho, dedans ;
- la frange acidulée d’une douceur (pommes au four, gâteau de fruit ?) ;
- la plénitude de la main à l’instant de saisir la balle ;
- un grain de beauté.
Il est facile d’imaginer aussitôt toutes sortes de liens entre ces éléments,
car on a plutôt horreur de l’aporie, du manque de lien.
On peut ainsi imaginer un enfant petit, porté par sa mère au retour de la
promenade, la tête couchée au creux de l’épaule et qui respire, béat, et
imaginer « qu’en même temps » le père qui les a rejoint appelle à ses côtés
son chien Touareg ; pourquoi pas… et l’on peut aussi imaginer (sur le mode
de la surdétermination) qu’à l’instant de saisir la balle, on lui a dit « à toi »…
Mais à vrai dire, et en toute rigueur, rien ne permettra jamais d’établir un
lien logique, un lien de sens entre ces éléments de pure singularité qui se
trouvent, ce n’est pas par hasard, être dans ma fiction, de purs instants, purs
« signes des sens ».
Reconstruire un lien entre chacun de ces éléments, reconstruire ou inférer
est ce qu’il y a de plus naturel dans notre activité. Mais ce désir de
reconstruire, et nous voyons là paraître le désir, n’empêche pas que ces
éléments tiennent ensemble, ou encore, sont soudés, collés, précisément
par l’absence de lien ».
476
AŒ, p. 375 : « Qu’on se rappelle la règle pratique énoncée par Leclaire à
la suite de Lacan, la règle du droit au non-sens comme à l’absence de lien :

347  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de considérer, écrit Leclaire, sans préjugés, ce que nous


découvre alors notre analyse : un ensemble de pures
singularités »477. D’où la prescription méthodologique :
Autrement dit, si l’analyse retrouve le lien entre
deux éléments, c’est un signe qu’ils ne sont pas
les termes ultimes, irréductibles de l’inconscient. Si
par contre, on bute indéfiniment sur le même
ensemble de « pures singularités », on peut
penser que l’on a approché de la singularité du
478
désir du sujet.

L’indice certain d’avoir atteint la racine du désir du sujet se


trouve dans son absence de lien. La texture pulvérulente ou
dispersée du réel qui découle de la production primaire renvoie
à une ontologie du multiple et rend inopérante la méthode des
associations : une association témoigne encore d’une distance
qui contrarie l’appréhension du désir du sujet479.

- 3°) Le silence des pulsions de mort, troisième caractéristique


problématique de la structure du Ça épinglée par Lacan,
reconduit à la relation du sujet au signifiant à l’examen de
laquelle nous invite l’étude du concept d’objet a, second
concept majeur, après celui de code inconscient, que Deleuze

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
vous n’aurez pas atteint aux termes ultimes et irréductibles de l’inconscient
tant que vous trouverez ou restaurerez un lien entre deux éléments ».
477
Ibid., p. 244.
478
Ibid., p. 245.
479
Ibid., p. 475.

348  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et Guattari empruntent à Lacan. En effet, les auteurs de L’Anti-


Œdipe indiquent, dans une note du chapitre 1, une équivalence
possible entre les machines désirantes et l’objet a :
« L’admirable théorie du désir chez Lacan nous semble avoir
deux pôles : l’un par rapport à « l’objet petit-a » comme
machine désirante, qui définit le désir par une production réelle,
dépassant toute idée de besoin et aussi de fantasme ; l’autre
par rapport au « grand Autre » comme signifiant, qui réintroduit
une certaine idée de manque »480 . Deleuze et Guattari
renvoient, là encore, à l’article de Serge Leclaire sur « La réalité
du désir » quant à « l’oscillation entre ces deux pôles », celui de
l’objet a et celui du Grand Autre. Dans cet article, Leclaire
soutient, à propos de la théorie lacanienne de l’objet a, que :
L’objet apparaît ici comme l’irrationnel par
excellence, le paradoxe d’un lien inexistant, la
négation de la copule, le manque dans toute sa
nudité, pur vecteur, pur sens. Si l’on conçoit ainsi
le modèle de l’objet (premier, si l’on veut), c’est-à-
dire comme quelque chose de tout à fait
inconcevable (au sens du concept), et non pas
sous l’effigie rassurante mais trompeuse de
quelque « bon sein », je suis d’accord pour dire
que l’objet participe de façon essentielle à la
structure de ce pur être de désir. J’ajouterais dans
la même ligne de remarques que le terme
« perdu » dans objet perdu doit être traité avec la
même circonspection ou la même exigence, à
savoir non pas, ainsi que me le suggérait

                                                                                                                       
480
Ibid., p. 34.

349  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

plaisamment un de mes interlocuteurs, comme


cette chose égarée sous le meuble que l’on
s’efforce à quatre pattes de récupérer, mais
comme évoquant jusqu’en son fond la dimension
de l’absence radicale.
Ainsi peut s’illustrer entre autres façons la
formule de J. Lacan que l’objet plus qu’il n’est objet
481
de désir, en est fondamentalement la cause.

B. Dialectique de la pulsion de dé-liaison

Le déplacement de la fonction de l’objet du désir qui, de terme


sur lequel porte la relation désirante, devient cause de celle-ci,
déjoue toute interprétation anthropomorphique du désir en
termes de relations entre un sujet et un objet – l’objet n’est pas
le vis-à-vis d’un sujet qui polariserait son désir sur lui ou en
ferait la trame d’un fantasme - et, d’autre part, promeut l’objet
au rang de puissance productive ou de principe d’animation de
l’inconscient productif. L’objet a, tel que le décrit Leclaire, initie
un mouvement vectorisé des charges libidinales et entre à titre
de facteur actif dans la détermination de l’être comme désir, un
être dont ne rend raison aucun discours rationnel :
Le désir est, rappelons-le, corrélatif de l’altérité
fondamentale constitutive de l’inconscient. Il est
essentiellement ce qui sous-tend deux termes qui
                                                                                                                       
481
S. LECLAIRE, « La réalité du désir », La sexualité humaine, op. cit., p.
246.

350  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ne reconnaissent entre eux aucun lien (les


« éléments de pure singularité »). On peut dire en
somme que cette force, ou ce ciment de
l’ensemble inconscient, le désir inconscient
proprement dit est vraiment corrélatif des « liaisons
482
impossibles ».

L’impossibilité d’une logique consciente susceptible


d’ordonner le matériel dispersé qui supporte le désir fonde
l’altérité de l’inconscient. Or, Leclaire rappelle que, pour Freud,
le noyau de l’inconscient « est formé de représentants des
pulsions qui veulent décharger leur investissement, autrement
dit, d’émois de désir »483. Quel est le statut des représentants
de la pulsion si, précisément, les liaisons entre les éléments
ultimes et singuliers de l’inconscient entre eux et avec un
corrélat représentatif sont tenus pour impossibles ? Leclaire
écrit que dans « la référence de [sa] fiction, le représentant de
la pulsion c’est cette aporie, cette absence de liens qui joint
paradoxalement deux éléments. Le désir […] c’est la somme de
ces apories qui constituent l’ensemble de pures
singularités »484. On comprend le parti que pouvaient tirer
Deleuze et Guattari de l’ensemble de l’argumentaire développé
par Leclaire dans cet article : d’une part l’objet a comme objet
irreprésentable devient, en tant que cause efficiente du désir, le
                                                                                                                       
482
Ibid., p. 249.
483
Ibid., p. 246.
484
Ibid., p. 246-247.

351  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

fond-même de l’inconscient et la notion de représentant de la


pulsion ne se donne que sur le mode aporétique de ce qui
résiste à toute représentation : la neutralisation de la notion de
représentant de la pulsion annonce le paralogisme du
déplacement qui subvertit la notion de représentant du refoulé.
Les emprunts deleuzo-guattariens à la théorie psychanalytique
de Lacan et Leclaire sont évidemment sélectifs : l’idée de grand
Autre se trouve réinterprétée dans L’Anti-Œdipe en fonction de
la thèse d’un sexe non-humain et d’un investissement immédiat
du champ social qui commandent la position du désir, ce qui
implique la connivence de la production désirante et de la
production sociale dans le montage des machines désirantes
pour autant que « La lutte des classes passe au cœur de
l’épreuve du désir »485. L’analyse de Leclaire reste quant à elle
marquée par une conception du choix amoureux pensée à

                                                                                                                       
485
AŒ, p. 425 : « […] il n’y a pas de famille où des vacuoles ne soient
aménagées, et où ne passent des coupures extra-familiales, par lesquelles
la libido s’engouffre pour investir sexuellement le non-familial, c’est-à-dire
l’autre classe déterminée sous les espèces empiriques du « plus riche ou du
plus pauvre », et parfois les deux à la fois. Le grand Autre, indispensable à
la position du désir, ne serait-ce pas l’Autre social, la différence sociale
appréhendée et investie comme non-famille au sein de la famille elle-
même ? L’autre classe n’est nullement saisie par la libido comme une image
magnifiée ou misérabilisée de la mère, mais comme l’étranger, non-mère,
non-famille, indice de ce qu’il y a de non-humain dans le sexe, et sans quoi
la libido ne monterait pas ses machines désirantes. La lutte des classes
passe au cœur de l’épreuve du désir ».

352  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’aide d’une référence au fantasme de l’objet perdu et par une


interprétation du rêve de la « Monographie botanique » de
Freud qui, si elle croit repérer dans « une image en couleur,
dans un livre » cet « élément de pure singularité, le noyau
inconscient actif », finit par rapporter à des coordonnées
œdipiennes l’ensemble du rêve486. L’absence radicale que peut
connoter l’objet du désir est ramenée à l’absence de lien entre
les singularités de l’inconscient, absence de liens qui autorise
tous les liens et ouvre la perspective d’un pan-connexionnisme
des flux. Le paradoxe d’un ciment de l’ensemble de
l’inconscient constitué non pas de liaisons entre ses éléments
mais d’une indifférence entre les singularités nous ramène à la
caractérisation de synthèses connectives mettant en présence
des machines désirantes indifférentes les unes aux autres en
tant que produit. L’absence de lien des éléments ultimes de
l’inconscient ne signifie pas seulement le terme final et statique

                                                                                                                       
486
S. LECLAIRE, op. cit., p. 256 : « Ce que je veux souligner dans ma
tentative d’interprétation c’est qu’autour de l’élément de pure singularité :
« une image, en couleurs, dans un livre » (juxtaposé sans doute à d’autres
éléments, comme ceux que je viens d’évoquer) s’est cristallisée, on peut
l’imaginer, certes, d’une part, sa passion des livres, mais surtout, d’autre
part, sous-jacente, sa passion de découvreur, de dévoreur de livres […]. […]
Si Freud put ainsi s’approcher, jusqu’à la dévoiler, de la barrière de l’inceste,
c’est que le modèle de sa passion le garantissait en quelque sorte du risque
de dévorer sa mère chérie. Plus encore qu’il « a désiré sa mère », on peut
avancer qu’il a été « passionné d’inceste », ce qui est un peu différent et qui
fut son génie ».

353  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’une analyse qui, reproduisant le processus d’une pulsion de


mort engagé dans la dé-liaison de ce que la pulsion de vie a lié
libidinalement, a mis à nu les noyaux de la vie du désir ; elle
nous reconduit à ce que nous avons repéré, lors de l’examen
de la thèse d’une identité du produit et du produire, comme le
principe dialectique de l’animation de la production désirante tel
qu’il entre en scène dans l’auto-engendrement du corps sans
organes : les éléments ultimes de l’inconscient sont soudés par
l’absence de lien parce que leur indifférence mutuelle n’est que
le biais par lequel s’affirme leur déterminité respective. Notre
tendance à établir des liens entre les éléments simples et
séparés ou à reconstruire ces liens fait apparaître, selon
Leclaire, l’être du désir. La production désirante, si nous
prenons ce constat comme point d’appui, n’est que l’auto-
activation du désir qui, en son être opératif, déploie de manière
immanente le produire à partir de la coexistence indifférente
des produits : la synthèse connective est cette opération du
désir, tandis que l’élément inconscient ultime et non lié,
repoussant de soi les associations organisatrices, donne
l’image du corps sans organes. Les séquences dialectiques
auxquelles s’ordonne l’auto-construction immanente de la
production désirante à partir de la résistance du simple que
l’analyse a atteint, c’est-à-dire à partir des singularités ultimes

354  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de la vie inconsciente, sont principalement, dans la Logique


hégélienne, la séquence du « Quelque chose » et celle qui, de
la répulsion réciproque des « Multiples Un » conduit jusqu’à la
constitution de la matière par la médiation de l’attraction et de
son équilibre avec la répulsion487. Il serait possible de
reconstruire à la façon d’un méta-modèle les trois synthèses
machiniques de l’inconscient à l’aide de ces séquences
dialectiques. Esquissons sommairement cette méta-
modélisation en reprenant comme point de départ les éléments
simples et non-liés : chacun coexiste avec les autres dans un
état d’indifférence et se donne comme un Un ou comme l’Autre
de l’Autre, c’est-à-dire comme un être-pour-soi qui, en tant que
relation négative à soi-même, est aussi bien « l’absolue
répulsion de l’Un, c’est-à-dire une position de plusieurs
Uns »488.
Mais les Plusieurs sont l’un ce qu’est l’autre, ils
sont par conséquent une seule et même chose. Ou
bien, si la répulsion est considérée en elle-même,
elle est en tant que comportement négatif des
plusieurs Uns les uns à l’égard des autres, aussi
bien essentiellement leur relation les uns aux
autres ; comme ceux auxquels elle se rapporte en
son acte de repousser sont des Uns, en eux il se

                                                                                                                       
487
W.G.F. HEGEL, Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin,
1994, pp. 96-100 et 134-161.
488
ID., Encyclopédie des sciences philosophique, I, op. cit., p. 209.

355  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

rapporte à lui-même. Leur répulsion est par la suite


489
aussi bien essentiellement attraction.

Le renversement de la répulsion de plusieurs Uns hors de


l’Un (ou corps sans organes) en une attraction produit la
machine miraculante qui succède à la machine paranoïaque et
à son action répulsive et attire et inscrit les multiples objets
partiels sur le corps sans organes. La pulsion de mort comme
puissance de rejeter et de tenir à l’écart du corps sans organes
les machines désirantes entre dans un rapport de tension avec
le mouvement d’inscription de la production désirante
connective sur le corps sans organes. Si, comme le notent
Deleuze et Guattari, « il n’y a pas d’opposition réelle entre le
corps sans organes et les objets partiels », leur réalité
commune naît de la tension qui s’instaure entre ces deux
modalités de l’être couplée dans la synthèse connective490. La
tension schizo-paranoïaque reçoit une valeur transcendantale ;
elle produit la réalité matérielle éprouvée par le sujet trans-
positionnel de la troisième synthèse inconsciente491. L’Anti-
Œdipe mentionne explicitement la théorie kantienne des
                                                                                                                       
489
Ibid., p. 209.
490
AŒ, p. 393. Et p. 14-15 : « […] c’est encore un caractère de la synthèse
connective ou productive, de coupler la production à l’anti-production, à un
élément de l’anti-production. »
491
Ibid., p. 26: « Expérience déchirante, trop émouvante, par laquelle le
schizo est le plus proche de la matière, d’un centre intense et vivant de la
matière. »

356  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

quantités intensives, jugée « profondément schizoïde » et


« d’après laquelle les quantités intensives remplissent la
matière sans vide à des degrés divers »492. C’est cette théorie
qui supporte la thèse d’une production d’états intensifs et
variables appréhendés comme une émotion matérielle par le
schizo : « l’opposition des forces d’attraction et de répulsion
produit une série ouverte d’éléments intensifs, tous positifs, qui
n’expriment jamais l’équilibre final d’un système, mais un
nombre illimité d’états stationnaires métastables par lesquels un
sujet passe »493. L’opposition de ces deux forces produit la
réalité intensive qui porte la matière à remplir l’espace à des
degrés divers ou qui remplit « la matière sans vide » à divers
degrés494 ; les deux formulations coexistent dans L’Anti-Œdipe
et indiquent une interprétation précise de la théorie kantienne
des quantités intensives de la part de Deleuze qui, dans
Différence et répétition, propose d’étendre le pouvoir
constituant de l’intensité à l’espace comme intuition pure :
Le tort de Kant, au moment même où il refuse à
l’espace comme au temps une extension logique,
c’est de lui maintenir une extension géométrique,
et de réserver la quantité intensive pour une
matière remplissant une étendue à tel ou tel degré.

                                                                                                                       
492
Loc. cit.
493
Loc. cit.
494
Par exemple, AŒ, p. 369 : « […] les intensités sous lesquelles une
matière remplit toujours l’espace à des degrés divers […] ».

357  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Dans les corps énantiomorphes, Kant


reconnaissait exactement une différence interne ;
mais n’étant pas conceptuelle, elle ne pouvait
selon lui se rapporter qu’à une relation extérieure
avec l’étendue tout entière en tant que grandeur
extensive. En fait, le paradoxe des objets
symétriques, comme tout ce qui concerne la droite
et la gauche, le haut et le bas, la forme et le fond,
a une source intensive. L’espace en tant
qu’intuition pure, spatium, est quantité intensive
495
[…].

Deleuze adopte donc le point de vue néo-kantien d’Hermann


Cohen qui, d’après lui, a eu « raison de donner une pleine
valeur au principe des quantités intensives dans sa
réinterprétation du kantisme »496. Pour autant, Deleuze prend
ses distances à l’égard d’une interprétation dans anticipations
de la perception qui pointerait en direction d’un idéalisme
absolu et où la conscience construirait l’intégralité du donné qui
constitue les conditions de sa propre passivité497. Dans L’Anti-

                                                                                                                       
495
DR, p. 298.
496
Loc. cit.
497
Juliette Simont insiste sur ce point dans son étude de la question d’une
reprise des « anticipations des la perception » chez Deleuze : « Tout se
passe comme si le principe que Kant intitule « anticipations de la
perception » était double pour Deleuze, et qu’il en rejetait une part tout en
revendiquant l’autre. La part refusée, c’est celle dont J. Rivelaygue disait
qu’elle était dans Kant le point le plus proche de l’idéalisme absolu,
constitution active par la conscience de sa propre passivité ; c’est celle qui
s’exprime dans le terme d’ « anticipation » : part néantisante, enveloppante,
constituante, synthétique. La part revendiquée, c’est la part « schizoïde »,
celle qui s’exprime sous le terme de « grandeur intensive », celle qui se
meut dans la positivité multiple de 1 portant en eux leur zéro comme la limite

358  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Œdipe, la référence aux « anticipations de la perception »


kantiennes reste assez allusive et détermine surtout une
certaine compréhension de la notion d’intensité ou d’état
intensif d’après laquelle on ne doit pas supposer que les
intensités « soient elles-mêmes en opposition les unes avec les
autres et s’équilibrent autour d’un état neutre. Au contraire, elles
sont toutes positives à partir de l’intensité = 0 qui désigne le
corps plein sans organes »498. C’est donc essentiellement pour
articuler dynamiquement le corps sans organes aux objets
partiels que la théorie des quantités intensives est ici invoquée,
comme elle l’est encore dans le sixième chapitre de Mille
plateaux499. Et la dimension énergétique de l’économie
libidinale élaborée par Deleuze et Guattari trouve son assise
dans la production de quantités intensives. L’autre aspect de la

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
d’inconscience dont ils se sont extraits dans la dissemblance » (Essai sur la
quantité, la qualité, la relation chez Kant, Hegel, Deleuze. Les « fleurs
noires » de la logique philosophique, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 208).
498
AŒ, p. 25.
499
MP, p. 188-189 : « Bref, entre un CsO de tel ou tel type et ce qui se
passe sur lui, il y a un rapport très particulier de synthèse ou d’analyse :
synthèse a priori où quelque chose va être nécessairement produit sur tel
mode, mais on ne sait pas ce qui va être produit. […] Le CsO fait passer des
intensités, il les produit et les distribue dans un spatium lui-même intensif,
inétendu. Il n’est pas espace ni dans l’espace, il est matière qui occupera
l’espace à tel ou tel degré – au degré qui correspond aux intensités
produites. Il est matière intense et non formée, non stratifiée, la matrice
intensive, l’intensité = 0, mais il n’y a rien de négatif dans ce zéro-là, il n’y a
pas d’intensités négatives ni contraires. Matière égale énergie ».

359  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

référence à cette théorie kantienne dans L’Anti-Œdipe renvoie


moins, en réalité, aux « anticipations de la perception » qu’au
principe métaphysique qui explique, chez Kant, la construction
de la matière dans les Premiers Principes métaphysiques de la
science de la nature de 1786, où l’on trouve, développée, la
distinction déjà affirmée dans l’Essai de 1763 entre la
contradiction logique et l’opposition réelle. La théorie des
quantités intensives exposée dans les « anticipations de la
perception » se rapporte avant tout à la conscience d’un donné
perçu qui implique la réalité ou la qualité d’un phénomène
déterminée par une force donnée et par les variations
intensives de celle-ci. C’est la composante physique de cette
théorie qui est en jeu dans L’Anti-Œdipe, et par conséquent,
l’opposition réelle qui, valable pour le domaine de la physique,
se fonde sur la catégorie métaphysique de force. La
construction de la matière suppose toujours, selon Kant, une
opposition entre deux forces fondamentales, comme l’affirme le
sixième théorème de la dynamique : « Aucune matière n’est
possible par la seule force d’attraction, sans répulsion »500 . Ces
deux forces, attraction et répulsion, sont inséparables mais

                                                                                                                       
500
E. KANT, Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature in
Œuvres philosophiques, tomes 2, trad. F. de Gandt, Paris, Gallimard, 1985,
p. 420.

360  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

extérieures l’une à l’autre puisqu’elles ne dérivent pas d’un


même principe primitif et ne sont réunies que par une relation
synthétique. Le jeu de ces forces anime, selon Deleuze et
Guattari, la production désirante et produit les émotions
matérielles dans lesquelles advient la troisième synthèse
machinique de l’inconscient : « D’où viennent ces intensités
pures ? Elles viennent de deux forces précédentes, répulsion et
attraction, et de l’opposition de ces deux forces »501.
L’opposition réelle de la répulsion et de l’attraction engendre
les intensités, mais aussi leurs variations, puisque « [les
intensités] forment des chutes ou des hausses relatives d’après
leur rapport complexe et la proportion d’attraction et de
répulsion qui entre dans leur cause »502. La métaphysique
kantienne de la nature semble donc donner son schème
philosophique à l’articulation des deux premières synthèses de
l’inconscient et de la troisième synthèse. C’est du moins ce que
veulent manifestement laisser entendre Deleuze et Guattari. Ce
point pose problème : alors même qu’ils critiquent la thèse
freudienne d’un dualisme pulsionnel freudien mettant en
présence deux instincts conçus comme des principes
transcendants dont l’antagonisme reçoit un rôle structurant pour

                                                                                                                       
501
AŒ, p. 25.
502
Loc. cit.

361  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

la production sociale et détermine un « malaise dans la


culture »503, ils semblent admettre la thèse kantienne d’un
dualisme entre deux principes transcendants antagonistes (qui
donnent aussi leur schéma structurant à une philosophie de
l’histoire fondée sur l’ « insociable sociabilité » des hommes).
Or, dans L’Anti-Œdipe, la machine paranoïaque et la machine
miraculante, la répulsion et l’attraction, ne sont pas deux
principes métaphysiques extérieurs maintenus dans une
relation synthétique, mais font partie d’un même processus
unitaire de production du réel, les termes mis en tension dans
ce double mouvement d’attraction et de répulsion étant « une
seule et même chose »504 . La fin de la séquence dialectique
consacrée à la répulsion et à l’attraction dans la section
« L’être-pour-soi » de la Doctrine de l’Être de Hegel, sur
laquelle nous avons pris appui pour retracer schématiquement
le processus de la production désirante, a pour objet le concept
kantien de construction de la matière à partir de la force
répulsive et de la force attractive. Hegel y développe une
critique centrée sur le caractère problématique de la distinction
kantienne entre opposition réelle et contradiction logique pour

                                                                                                                       
503
AŒ, p. 396-398.
504
Ibid.,, p. 390 : « Au fond, les organes-objets partiels sont une seule et
même chose […] ».

362  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

montrer que le type de réalité en jeu appartient encore au


domaine de la logique dialectique et ne renvoie pas à la
position de forces autonomes ni à une hétérogénéité entre être
et pensée. Comme le résume Pierre Macherey :
Hegel renverse donc la position kantienne :
attraction et répulsion ne sont plus des éléments
irréductibles qui permettent seulement de donner
de la nature une représentation rationnelle. Elles
sont les manifestations, ou les moments d’un
processus matériel unique, dans le développement
duquel elles apparaissent comme intrinsèquement
liées : « Ces moments ne sont pas à prendre pour
eux-mêmes comme moments autonomes,
autrement dit comme forces ; la matière ne résulte
d’eux qu’en tant qu’ils sont des moments
conceptuels, mais la matière est présupposée pour
qu’ils se manifestent phénoménalement. » On le
voit, les chemins de la dialectique, qui prend ici la
relève de la métaphysique, ramènent Hegel à une
505
analyse strictement logique de la réalité.

La critique hégélienne consiste à montrer que « Kant


rencontre sans en avoir conscience ce qui se trouve dans la
nature de la Chose, dans la nullité de la différence entre
répulsion et attraction : à la force-attractive, il attribue
précisément ce que, selon la première détermination, il
attribuait à la force opposée »506 . À son insu, il adopte un
procédé analytique de telle sorte que « tandis qu’il était occupé
à assurer la différence des deux forces, il était arrivé que l’une
                                                                                                                       
505
P. MACHEREY, op. cit., p. 240.
506
G.W.F. HEGEL, Science de la logique, op. cit., p. 159.

363  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

était passée dans l’autre »507. Ce mouvement de passer dans


l’autre (Über-gehen) qui signale le mode de progression
dialectique dans la sphère de l’être remet en cause la
distinction entre l’opposition réelle et la contradiction logique.
L’expression « opposition réelle » doit donc être élucidée plus
avant. Dans son commentaire de la critique de Kant par Hegel,
Macherey précise que le terme « réel », dans l’expression
« opposition réelle », signifie en principe « un caractère qui est
irréductible à une détermination logique, sinon par l’opération
d’un entendement formel »508 .
Mais « réel » a-t-il ici aussi une signification
positive et non critique, indiquant l’existence
matérielle, indépendante de la pensée, d’une
réalité objective qui ne lui est pas immédiatement
adéquate et qui lui reste en soi extérieure ?
Certainement pas, car la « réalité » du conflit
originaire des forces, qui ne peut être affirmée que
métaphysiquement, est posée pour la pensée, en
tant que celle-ci vise à s’approprier des objets par
la connaissance, et elle est donc soumise aux
conditions transcendantales et non plus formelles
509
de la raison.

Ainsi, le terme de « réel », tel que l’entend Kant sous le


concept physique d’une opposition en principe distincte de la
contradiction logique, ne vise pas l’existence extra-logique

                                                                                                                       
507
Ibid., p. 159.
508
P. MACHEREY, op. cit., p. 242.
509
Loc. cit.

364  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’une réalité matérielle qui témoignerait d’une hétérogénéité de


la pensée et de l’être ; il « résulte d’une construction
métaphysique, ou encore, […] il est la réalisation d’un possible ;
en ce sens, il est déterminé à partir de conditions qui sont
d’abord données dans la raison ; il reste donc extérieur à la
constitution de la réalité matérielle comme telle »510. Si nous
suivons donc la critique hégélienne et l’analyse de Macherey, la
compréhension du terme « réel » que convoquent, à travers la
référence à la théorie des quantités intensives de Kant, les
développements de L’Anti-Œdipe à propos de l’opposition entre
répulsion et attraction dans la troisième synthèse de
l’inconscient, qui constitue le sujet schizophrénique, s’ordonne
à une appréhension dialectique de la réalité entendue en un
sens logique, et non à un donné matériel extra-logique qui
serait l’objet d’une expérience indicible et reconduirait
l’expérience schizophrénique à une expérience mystique. Les
synthèses machiniques sont les moments conceptuels d’un
même processus, le processus de la production désirante ou
processus de l’auto-production de l’inconscient : répulsion,
attraction et construction de la matière (ou de l’émotion
matérielle) s’enchaînent dans l’auto-mouvement de
l’inconscient. Deleuze et Guattari proposent pourtant d’articuler
                                                                                                                       
510
Ibid., p. 243-244.

365  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

les éléments ultimes de l’inconscient de manière spinoziste et


non processuelle en les unissant par la force d’une absence de
lien :
[Leclaire a tenté] de définir l’envers de la structure
comme « pur être de désir » […]. Il y voit une
multiplicité de singularités pré-personnelles, ou
d’éléments quelconques qui se définissent
précisément par l’absence de lien. Mais cette
absence de liens, et de sens, est positive, « elle
constitue la force spécifique de cohérence de cet
ensemble ». […] On remarquera que Leclaire, ici,
utilise le critère de la distinction réelle chez
Spinoza et Leibniz : les éléments ultimes (attributs
infinis) sont attribuables à Dieu, parce qu’ils ne
dépendent pas les uns des autres et ne supportent
entre eux aucun rapport d’opposition ni de
contradiction. C’est l’absence de tout lien direct qui
garantit la communauté de leur appartenance à la
substance divine. De même les objets partiels et le
corps sans organes : le corps sans organes est la
substance même, et les objets partiels, ses
511
attributs ou éléments ultimes.

L’absence de liens prend la valeur d’une « force positive »,


mais cette force n’est pas à entendre en un sens physique et
renvoie seulement à un rapport d’immanence entre les conatus
(ou objets partiels) et la substance (ou corps sans organes)
dont ils expriment les affections. Quand Deleuze écrit que le «
corps sans organes est la matière qui remplit toujours l’espace
à tel ou tel degré d’intensité, et [que] les objets partiels sont ces

                                                                                                                       
511
AŒ, p. 369.

366  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

degrés, ces parties intensives qui produisent le réel de l’espace


à partir de l’intensité = 0 », sachant que les quantités ou parties
intensives découlent de ce qu’il présente comme l’opposition
réelle entre force de répulsion et force d’attraction et que l’une
et l’autre se ramènent à un rapport entre objets partiels et corps
sans organes, ne tombe-t-il pas un cercle logique ? Les auteurs
de L’Anti-Œdipe prennent la précaution de discerner l’ordre
logique d’exposition des synthèses et la contemporanéité ou
coexistence de celles-ci dans l’économie générale de « la
machine » : « la conversion d’une partie de l’énergie ne se fait
pas à tel ou tel moment, mais est une condition préalable et
constante du système »512. Il y aurait donc une différence entre
la logique du processus d’exposition de la production désirante
(ou de l’auto-production de l’inconscient) et la réalité qu’elle est
censée appréhender. Mais de deux choses l’une : ou bien l’on
prend au sérieux le dispositif conceptuel et l’appareil
démonstratif rigoureux qui formalise la logique de la production
inconsciente du réel et l’on est conduit à admettre l’idée d’un
processus progressant dialectiquement, ou bien l’on admet
d’emblée l’impossibilité principielle de constituer une logique de
ce qui, n’existant que de manière sub-représentative, échappe
nécessairement non moins à L’Anti-Œdipe qu’aux théories
                                                                                                                       
512
Ibid., p. 391.

367  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

démantelées dans cet ouvrage. Non seulement la double


référence à Spinoza et à Kant tend à maquiller la réalité
processuelle du dispositif que Deleuze et Guattari construisent
et qui permet d’animer la production désirante à partir des
éléments ultimes de l’inconscient, mais, comme le montre par
ailleurs Pierre Macherey, le rapprochement ou l’analogie entre
Kant est Spinoza autour d’une critique possible de la négativité
dans la réalité à partir d’une doctrine des forces est un bien
frêle attelage philosophique puisque les conatus ne sont pas, à
513
proprement parler des forces . Récapitulons : notre
hypothèse d’une lecture dialectique des synthèses machiniques
de l’inconscient nous paraît confirmée par la séquence que
nous avons esquissée et établie par l’incompatibilité de la
référence à la théorie kantienne des quantités intensives avec
la structure du discours et l’appareil démonstratif de L’Anti-
Œdipe qui ne présente pas la force de répulsion et la force
d’attraction comme des principes transcendants autonomes
mais comme les moments conceptuels d’un même parcours.
Même si elle nous contraint à admettre, dans le discours
deleuzo-guattarien, un écart entre ce que les auteurs disent et
ce qu’ils font, la mise en évidence d’une structuration
dialectique du dispositif des synthèses productives de
                                                                                                                       
513
Ibid., p. 244-245.

368  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’inconscient donne à nos yeux plus de cohérence à


l’interprétation de L’Anti-Œdipe et n’amoindrit pas la valeur du
projet qui s’y déploie. Dans l’évaluation critique de la reprise par
Deleuze et Guattari de concepts lacaniens pour l’édification de
leur propre métapsychologie, l’examen de leur référence au
concept d’objet a nous a donc mené à la thèse de Leclaire sur
l’être du désir, pensé comme l’épreuve d’une pulsion de liaison
ou de connexion d’éléments que rien d’autre ne soude dans
l’inconscient que leur absence de lien. Nous avons fait un
détour pour jeter un éclairage général sur les synthèses
passives de l’inconscient dans L’Anti-Œdipe et leur donner un
étayage spéculatif en reconstituant la logique immanente et
dialectique de leur déploiement à partir des éléments singuliers
et irréductible de l’inconscient, sur lesquels insiste Leclaire.

C. Au-delà de la structure

Rappelons à présent, pour reprendre le fil de l’étude de ce


concept d’objet a, qu’il est pour Lacan, comme le résume
Moustafa Safouan : « [le] terme qui désigne l’objet dont le sujet
est séparé comme d’une partie de lui-même et qui lui permet
ainsi de se constituer comme sujet du désir. Situé au-delà du
don, derrière le sujet plutôt que devant, celui-ci ne peut que le

369  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

retrouver dans des objets qui en donnent le change. Le terme


objet a se dit également des objets où se retrouve l’objet perdu,
c’est-à-dire où le sujet se leurre sur son manque. »514. Le
concept d’objet a a donc pour sens de fonder une séparation du
sujet et de l’objet du désir, mais une séparation synonyme
d’auto-engendrement, comme le rappelle la remarque
étymologique de Lacan dans « Position de l’inconscient » :
Separare, séparer, ici se termine en se parere,
s’engendrer soi-même. […] Ici, c’est de sa partition
que le sujet procède à sa parturition. […] Separare,
se parare : pour se parer du signifiant auquel il
succombe, le sujet attaque la chaîne, que nous
avons réduite au plus juste d’une binarité, en son
point d’intervalle. L’intervalle qui se répète,
structure la plus radicale de la chaîne signifiante,
est le lieu que hante la métonymie, véhicule […] du
515
désir .

L’objet a, présent dans la pulsion, a pour statut d’être instauré


en tant que « fonction d’un certain objet, en tant qu’objet
perdu », par un sujet qui est conçu comme un appareil
lacunaire parce qu’il n’est pas la Chose comme plénitude.
Deleuze et Guattari, qui n’ont de cesse de contester la
pertinence de l’idée d’un « incurable manque à être » pour
rendre compte du désir et qui ont pris soin de préciser que la
machine désirante, conçue comme « système de coupures »,
                                                                                                                       
514
M. SAFOUAN, Lacaniana, Paris, Fayard, 2001, p. 263.
515
J. LACAN, Écrits, op. cit., p. 843.

370  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ne renvoyait pas à l’idée de « coupure considérée comme


séparation avec la réalité », indiquent cependant la proximité
entre le concept lacanien d’objet a et leur concept de machine
désirante pour souligner que le sujet schizophrénique engendré
par le processus et, notamment, par le troisième type de
coupure – la coupure subjective -, s’engendre lui-même dans le
processus et en tire une prime de plaisir (« Voluptas ») :
Aussi consomme-t-il les états par lesquels il passe,
et naît-il de ces états, toujours conclu de ces états
comme une part faite de parties, dont chacune
remplit en un moment le corps sans organes. Ce
qui permet à Lacan de développer un jeu
machinique plus qu’étymologique, parere –
procurer, separare - séparer, se parere –
s’engendrer soi-même – en marquant le caractère
intensif d’un tel jeu : la partie n’a rien à faire avec
le tout, « elle joue sa partie toute seule. Ici c’est de
sa partition qu le sujet procède à sa parturition…,
c’est pourquoi le sujet peut se procurer ce qui ici le
concerne, un état que nous qualifierons de civil.
Rien dans la vie d’aucun ne déchaîne plus
d’acharnement à y arriver. Pour être pars, il
sacrifierait bien une grande part de ses intérêts »…
Pas plus que les autres coupures, la coupure
subjective ne désigne un manque, mais au
contraire une partie qui revient au sujet comme
part, un revenu qui revient au sujet comme reste
(là encore, combien le modèle œdipien de la
516
castration est un mauvais modèle !).

La principale divergence théorique entre Lacan et les auteurs


de L’Anti-Œdipe concerne la castration symbolique : Lacan
                                                                                                                       
516
AŒ, p. 49.

371  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

présente parfois l’objet a comme ce qui « peut tenter de


symboliser le manque central exprimé dans le phénomène de la
castration » ; « L’objet a, écrit Lacan, est quelque chose dont le
sujet, pour se constituer, s’est séparé comme organe. Ça vaut
comme symbole du manque, c’est-à-dire du phallus, non pas
en tant que tel, mais en tant qu’il fait manque »517 . Une telle
position, qui loge le manque au cœur du désir et le redouble
dans l’ordre symbolique, appartient à une perspective idéaliste
à laquelle, nous l’avons vu, Deleuze et Guattari opposent une
critique radicale. C’est en intégrant le concept d’objet a à la
théorie machinique du désir que ces derniers en déplacent les
attendus. Le rapport complexe de la partie au tout, présenté
comme une relation intensive telle que le sujet schizophrénique,
en excès sur le cycle de l’omni-production, survole celui-ci et
coïncide avec lui en tant que les intensités qui le remplissent
déterminent d’un point de vue intensif l’ensemble du corps sans
organes, constitue l’un des enjeux de la reprise deleuzo-
guattarienne de Lacan, reprise créatrice qui introduit librement
dans le texte lacanien une dimension intensive518 . Mais la
réinterprétation du texte de Lacan dans les termes de la
                                                                                                                       
517
J. LACAN, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris,
Le Seuil, 1973, p. 95.
518
Le statut du sujet schizophrénique survolant le corps sans organes est
étudié dans notre chapitre III.

372  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conceptualité de L’Anti-Œdipe a surtout pour double effet


d’éclairer le sens de la notion de coupure ou de séparation en
écartant le préjugé qui s’y attache d’une mise à distance (ou
d’une perte) du réel et, d’autre part, de donner un sens
synthétique et productif - et non un sens analytique - aux
coupures. Or, lorsque Lacan reprend, presque mot pour mot,
dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,
ce même « jeu machinique plus qu’étymologique » auquel
Deleuze et Guattari prêtent assez librement un « caractère
intensif », c’est pour faire entrer en scène la mort sous la forme
du fantasme que construit le sujet à propos de sa propre
mort519. En effet, l’analyse de la séparation, déterminée comme

                                                                                                                       
519
Ibid., p. 239-240 : « Separare, séparer, j’irai tout de suite à l’équivoque du
se parare, du se parer dans tous les sens fluctuants qu’il a en français, aussi
bien s’habiller, que se défendre, se fournir de ce qu’il faut pour mettre en
garde, et j’irai plus loin encore, ce à quoi m’autorisent les latinistes, au se
parere, au s’engendrer dont il s’agit dans l’occasion. Comment, dès ce
niveau, le sujet a-t-il à se procurer ? – c’est là l’origine du mot qui désigne en
latin l’engendrer. Il est juridique, comme d’ailleurs, chose curieuse, en indo-
européen, tous les mots qui désignent le mettre au monde. Le mot
parturition lui-même se trouve s’originer dans un mot qui, dans sa racine, ne
veut rien dire d’autre que procurer un enfant au mari, opération juridique, et,
disons-le, sociale. […] Un manque est, par le sujet, rencontré dans l’Autre,
dans l’intimation même que lui fait l’Autre par son discours. Dans les
intervalles du discours de l’Autre, surgit dans l’expérience de l’enfant ceci,
qui y est radicalement repérable – il me dit ça, mais qu’est-ce qu’il veut ?
Dans cet intervalle coupant les signifiants, qui fait partie de la structure
même du signifiant, est le gîte de ce que, en d’autres registres de mon
développement, j’ai appelé la métonymie. C’est là que rampe, c’est là que
glisse, c’est là que fuit, tel le furet, ce que nous appelons désir. Le désir de

373  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

la deuxième opération dialectique qui fait suite à « l’aliénation »,


complète la description du processus de castration
symbolique d’un point de vue ontogénétique. L’ « aliénation »
marque le passage d’un ordre imaginaire à un ordre symbolique
où le sujet se constitue dans le champ de l’Autre : « le signifiant
se produisant au champ de l’Autre fait surgir le sujet de sa
signification »520. L’aliénation consiste dans cette opération qui
fonde le sujet dans le « vel », le « ou » qui le fait apparaître en
le divisant d’un côté en un sens produit par le signifiant (le
signifiant « unaire » advient au champ de l’Autre) et de l’autre
côté en un mouvement « létal » de disparition (fading) ou de
pétrification qui le réduit à un signifiant (ce signifiant « binaire »
qui le représente pour un autre signifiant). On trouve ici une
application de la définition lacanienne du signifiant selon
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
l’Autre est appréhendé par le sujet dans ce qui ne colle pas, dans les
manques du discours de l’Autre, et tous les pourquoi ? de l’enfant
témoignent moins d’une avidité de la raison des choses, qu’ils ne constituent
une mise à l’épreuve de l’adulte, un pourquoi est-ce que tu me dis ça ?
toujours re-suscité de son fonds, qui est l’énigme du désir de l’adulte.
Or, à répondre à cette prise, le sujet, tel Gribouille, apporte la réponse du
manque antécédent, de sa propre disparition, qu’il vient ici situer au point du
manque aperçu dans l’Autre. Le premier objet qu’il propose à ce désir
parental dont l’objet est inconnu, c’est sa propre perte – Veut-il me perdre ?
Le fantasme de sa mort, de sa disparition, est le premier objet que le sujet a
à mettre en jeu dans cette dialectique, et il le met en effet – nous le savons
par mille faits, ne serait-ce que par l’anorexie mentale. Nous savons aussi
que le fantasme de sa mort est agité communément par l’enfant, dans ses
rapports d’amour avec ses parents ».
520
Ibid., p. 232.

374  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

laquelle un signifiant représente un sujet pour un autre


signifiant. La seconde opération, la « séparation », recouvre du
manque de l’objet perdu dans l’ordre imaginaire un manque
central symbolique (« Nom du Père »), celui-là devenant
l’image de celui-ci. La circulation du désir prend place dans
cette dialectique que Lacan calque en partie sur la séquence du
maître et de l’esclave chez Hegel : « lorsque le sujet apparaît
quelque part comme sens, ailleurs il se manifeste comme
fading, comme disparition. Il y a donc, si l’on peut dire, affaire
de vie et de mort entre le signifiant unaire, et le sujet en tant
que signifiant binaire, cause de sa disparition »521. Le choix
contraint qui se présente au sujet entre le sens et l’être est en
réalité un choix qui se solde toujours par une décision en faveur
du sens, si bien que le sujet n’advient comme sens qu’en
abdiquant son être (aphanisis ou disparition)522. Cette condition
du sujet, déduite de la propriété du signe de représenter
quelque chose pour quelqu’un, se traduit par l’alternative
suivante : « Nous choisissons l’être, le sujet disparaît, il nous
échappe, il tombe dans le non-sens – nous choisissons le sens,
                                                                                                                       
521
Ibid., p. 243.
522
Ibid., p. 235-236 : « Le vel de l’aliénation se définit d’un choix dont les
propriétés dépendent de ceci, qu’il y a, dans la réunion, un élément qui
comporte que, quel que soit le choix qui s’opère, il a pour conséquence un ni
l’un, ni l’autre. Le choix n’y est donc que de savoir si l’on entend garder une
des parties, l’autre disparaissant en tous cas ».

375  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et le sens ne subsiste qu’écorné de cette partie de non-sens qui


est, à proprement parler ce qui constitue, dans la réalisation du
sujet, l’inconscient »523. Le sens n’émergeant que dans ou
depuis le champ de l’Autre, suivant la fonction du signifiant,
cette émergence se paie du prix de l’être et aboutit au
refoulement primaire : le non-sens est expulsé dans
l’inconscient, et c’est à ce non-sens qu’il revient à l’analyste de
réduire les signifiants pour « retrouver les déterminants de toute
la conduite du sujet »524. D’où l’identification, dans le
mouvement de la réalisation du sujet, du réel et de l’impossible,
compris comme impossibilité de conserver tout le sens, à savoir
le sens en tant qu’il inclut aussi le non-sens qui constitue
l’inconscient. La seconde opération, la séparation, engage la
question du transfert et fait revenir sur scène le spectre de la
disparition du sujet lorsque celui-ci, confronté aux manques du
discours de l’Autre et à l’énigme de ce désir de l’Autre, avance,
à titre de réponse, le fantasme de sa propre perte (« Veut-il me
perdre ? »). La séparation consiste pour le sujet à « se parer »
des objets a, leur fonction étant de permettre au sujet de
supporter la disparition de son être, son « manque à être », en
trouvant dans ces objets les substituts symboliques qui valent

                                                                                                                       
523
Ibid. p. 236.
524
Ibid., p. 236.

376  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

comme métaphores d’un double manque ou d’une double


perte : les deux figures de la perte auxquelles le sujet est
exposé – condition d’être mortel du vivant sexué d’un point de
vue biologique et aphanisis du sujet du point de vue linguistique
- se solidarisent et se superposent dans la dialectique du désir
où prend place le concept d’objet a. Dans Démasquer le réel,
Serge Leclaire résume la thèse lacanienne d’une articulation
entre l’objet a et le sujet qui, déterminé par un signifiant, ne se
fonde que dans son propre absentement ou « dans la
différence d’avec lui-même » :
Le sujet est fondamentalement clivé et n’est
saisissable que dans « son émergence en
moments de fading, liés à ce battement en éclipse
de ce qui n’apparaît que pour disparaître ». Un pas
de plus dans la mise en place du sujet consiste à
articuler le moment de disparition du sujet avec la
mise en jeu de l’objet a et la construction du
fantasme : « C’est en tant que le signifiant a à
redoubler son effet et à vouloir se signifier lui-
même, que le sujet surgit comme exclut du champ
qu’il détermine ; il disparaît comme sujet, mais à
ceci prêt que sa disparition ne se produit qu’en
rapport avec le jeu d’un objet d’abord surgi comme
alternance d’une présence et d’une absence. Dans
ce moment du fantasme, réponse anticipée à la
question radicale de l’Autre, le sujet est en fading
devant l’objet a dans la mesure où il se fait
radicalement – a. » Ce que dit encore sur un mode
plus descriptif, et en y ajoutant le terme essentiel
du phallus, la séquence suivante : « L’objet du
besoin, du fait d’être pris dans les répétitions de la
demande, devient l’objet du désir : le sein, objet
réel, à devenir signifiant de la demande orale, fait

377  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

surgir le a, le sein objet érotique, et la fonction du


phallus est ce qui doit nous servir de support pour
formaliser cette transmutation de l’objet du besoin
en objet de désir. Si la dimension de la demande
fait surgir celle du désir dans son côté
insaisissable, la fonction phallique sera l’opérateur
qui permet de conjoindre, de nouer le désir avec
ce qui, d’autre part, se définit comme le champ de
l’objet a dont le sujet est, à proprement parler, la
525
coupure.

Une requalification « machinique » du concept d’objet a,


initialement chevillé à l’idée d’une perte ou d’un manque porté à
l’absolu, est nécessaire à sa transplantation dans l’économie du
dispositif de L’Anti-Œdipe dominé par un climat de saturation
ontologique qui exclut l’absence et le manque. Quelles sont les
transformations qui conditionnent et préparent ce transfert
conceptuel ? Et quels sont les bénéfices théoriques
qu’apportent ce dernier ? L’objet a est tout d’abord l’ « élément
séparé fantasmatiquement du corps à partir du désir de l’Autre,
et du signifiant qui l’organise, à savoir le phallus »526. Mais
Deleuze et Guattari, dans leur détournement de ce concept en
vue d’en faire l’un des modèles du concept de machines
désirantes, ne retiennent de l’objet a que son caractère d’être
séparé au sens de ce qui engendre, et non sa présence en tant

                                                                                                                       
525
S. Leclaire, Démasquer le réel, op. cit., p. 35-36.
526
A. de JURANVILLE, Lacan et la philosophie, Paris, P.U.F., 2003 (1984),
p. 174.

378  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qu’élément substituable qui ne vaut que comme le symbole d’un


manque ; ce qui les conduit à isoler de l’objet a ses deux
corrélats selon Lacan : l’Autre et le signifiant. La fonction de
coupure, qui correspond à la définition deleuzo-guattarienne de
la machine, est déplacée de la structure du signifiant, toujours
soudée au circuit dialectique de l’aliénation et de la séparation,
vers l’objet a et, d’autre part, abstraite de la relation du sujet à
un Autre qui s’engendre, selon Lacan, « dans un processus de
béance ». À l’occasion d’une table ronde organisée par le
directeur de La Quinzaine Littéraire, Maurice Nadeau, après la
sortie de L’Anti-Œdipe, Leclaire interroge Deleuze et Guattari
sur le sens de leur usage du concept d’objet a. Cet entretien
permet de prendre la mesure des mutations conceptuelles
imposées à l’objet a :
Serge Leclaire. - […] le concept d’objet « a », dans
Lacan, fait partie d’un quaternaire qui comprend le
signifiant, au moins double (S1 et S2) et le sujet (S
barré). La vraie différence, s’il y avait à reprendre
cette expression, est à situer entre le signifiant
d’une part, et l’objet « a » de l’autre.
Je veux bien qu’à aucun moment il ne
convienne, pour des raisons pieuses ou impies, je
ne sais, d’employer le terme de signifiant. Quoi
qu’il en soit, je ne vois pas que vous puissiez, là
récuser quelque dualité et promouvoir l’objet « a »
comme se suffisant à lui-même, comme quelque
tenant-lieu d’un dieu impie. Je ne crois pas que
vous puissiez soutenir une thèse, un projet, une
action, un « machin », sans introduire quelque part
une dualité et tout ce qui s’ensuit.

379  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Félix Guattari. – Je ne suis pas sûr du tout que le


concept d’objet « a » chez Lacan soit autre chose
qu’un point de fuite, qu’un échappement,
précisément, au caractère despotique des chaînes
signifiantes.
Serge Leclaire. – Ce qui m’intéresse, moi, au plus
haut point, et que j’essaie d’articuler d’une façon
évidemment différente de la vôtre, c’est de savoir
comment le désir se déploie dans la machine
sociale. Je pense qu’on ne peut pas faire
l’économie d’une mise au point précise de la
fonction de l’objet. Il faudra alors préciser ses
rapports avec les autres éléments en jeu dans la
machine, éléments proprement « signifiants »
(symboliques et imaginaires, si vous préférez). Ces
rapports n’existent pas dans un seul sens, c’est-à-
dire que les éléments « signifiants » ont des effets
en retour sur l’objet.
Si l’on veut comprendre quelque chose à ce qui
se passe, de l’ordre du désir, dans la machine
sociale, nous avons à passer par ce défilé que
constitue pour l’instant l’objet. Il ne suffit pas
d’affirmer que tout est désir, mais il faut dire
527
comment ça se passe.

Le point de discorde majeur entre Leclaire et les auteurs de


L’Anti-Œdipe, on le voit, se situe dans le refus de ceux-ci de
conserver la dualité du signifiant et de l’objet a et dans leur
geste de rendre autonome l’objet a en en faisant un simple
point de fuite ou de déséquilibre. De fait, l’objet a comme
modèle de la machine désirante devient l’envers ou l’autre de la
structure : « L’objet a fait irruption au sein de l’équilibre

                                                                                                                       
527
ID, p. 312-313.

380  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

structural à la façon d’une machine infernale, la machine


désirante »528. Guattari poursuit :
Quoi qu’il en soit, il me semble que Lacan s’est
toujours employé à dégager l’objet du désir de
toutes les références totalisantes qui pouvaient le
menacer : dès le stade du miroir, la libido
échappait à l’ « hypothèse substantialiste », et
l’identification symbolique prenait le pas sur une
référence exclusive à l’organisme ; articulée à la
fonction de la parole et au champ du langage, la
pulsion brisait le cadre des topiques fermées sur
elles-mêmes : tandis que la théorie de l’objet « a »
contient peut-être en germes la liquidation du
totalitarisme du signifiant.
En devenant l’objet « a », l’objet partiel s’est
détotalisé, déterritorialisé, il a pris définitivement
ses distances avec une corporéité individuée ; il
est en mesure de basculer du côté des multiplicités
réelles et de s’ouvrir aux machinismes
moléculaires de toute nature qui travaillent
529
l’histoire.

Guattari continue donc de se réclamer de Lacan au moment


même où il transforme le concept d’objet a, qui, de fait, est bien
pour Lacan distinct d’une « corporéité individuée » puisqu’il se
donne comme le « leurre nécessaire » ou la concrétion d’une

                                                                                                                       
528
AŒ, p. 99. L’article de Guattari « Machine et structure », repris dans
Psychanalyse et transversalité, a une valeur séminale pour l’ensemble des
analyses développées sur ces questions dans L’Anti-Œdipe, parfois avec
des formules identiques. Ainsi, p. 244 : « L’objet « a », décrit par Lacan
comme racine du désir, ombilic du rêve, lui aussi fait irruption au sein de
l’équilibre structural de l’individu à la façon d’une machine infernale. »
Preuve encore que Guattari est à l’origine d’une grande partie des inventions
conceptuelles de L’Anti-Œdipe.
529
ID, p. 310.

381  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

recherche de substitut à l’extérieur530. Tel est même le cœur de


la percée théorique accomplie par Lacan avec l’objet a : cet
objet donne le moyen de penser une extension du mouvement
pulsionnel, au-delà du corps biologique (il permet de soustraire
l’objet partiel à la totalité organique), à l’ensemble du domaine
des réalités microphysiques (« nanisme » du désir) ou des
réalités sociales (« gigantisme » du désir). Mais, loin d’être le
substitut résiduel d’un manque, il acquiert, dans L’Anti-Œdipe,
une présence plénière, positive et constitue le réel comme
multiplicité d’éléments liés par leur absence de lien531. Lorsque
Lacan décrit, dans sa version de la fable d’Aristophane, la libido
comme « pur instinct de vie c’est-à-dire de vie immortelle, de
vie irrépressible, de vie qui n’a besoin, elle d’aucun organe, de
vie simplifiée et indestructible »532 , n’a-t-il pas en vue ce que

                                                                                                                       
530
A. de JURANVILLE, op. cit., p. 175 : « L’objet qui semblait quelque chose
de réel à l’extérieur se reconstitue comme le vide à l’intérieur du corps passé
au-delà. Parce qu’il n’est que l’indication d’un manque, et non pas ce qui
pourrait venir le combler. Dans la pulsion s’effectue ce mouvement, ce pur
passage à travers la béance, le bord. Et l’objet, au-dehors, est le leurre
nécessaire. On dira que le corps ne se retourne qu’imaginairement. Certes,
mais c’est normal, puisque ce qui compte c’est le mouvement jusqu’à la
surface et la béance. L’objet a est le négatif du corps, pourrait-on dire :
apparemment un plein dans le vide (extérieur) dont selon Lacan « la pulsion
… fait le tour. » Mais tout autant un vide dans le plein (du corps) ».
531
De ce point de vue, la qualité d’être résiduel est déplacée de l’objet a-
machine désirante vers le sujet trans-positionnel comme résidu d’un réel
plein dont il n’est que l’auto-survol.
532
J. LACAN, op. cit., p. 221.

382  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Deleuze et Guattari entendent par « corps sans organes » ?


« Et c’est de cela que sont les représentants, les équivalents,
toutes les formes que l’on peut énumérer d’objet a » 533 , ajoute
Lacan. Si l’on retraduit cette relation dans le lexique de L’Anti-
Œdipe, le sens de la greffe conceptuelle du concept lacanien
d’objet a nous apparaît assez clairement : les machines
désirantes, parties intensives du corps sans organes, expriment
celui-ci plus qu’elles ne le représentent puisque le corps sans
organes, contrairement à cette vie immortelle dans la fable de
Lacan, est bien présent. Finalement, c’est la dimension même
d’objet qui est congédiée ou reléguée au second plan dans la
reprise deleuzo-guattarienne du concept d’objet a ; Deleuze
répond ainsi à Leclaire : « ce n’est pas tellement la catégorie
d’objet, même partiel, qui nous intéresse. Il n’est pas sûr que le
désir ait affaire à des objets, même partiels. Nous parlons de
machines, de flux, de prélèvements, de détachements »534 . La
découverte de l’objet a par Lacan est compromise par
l’obstination des psychanalystes à chercher la « réalité »
ailleurs que dans l’état d’extrême dispersion des machines
désirantes535. Mais Deleuze et Guattari retiennent malgré tout
                                                                                                                       
533
Ibid., p. 221.
534
ID, p. 311.
535
AŒ, p. 375 : « […] pourquoi, ensuite, ne voir dans cette extrême
dispersion, machines dispersées dans toute machine, qu’une pure « fiction »

383  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de Lacan la ligne de recherche qu’il ouvre, celle d’une fuite hors


de la structure qui annonce la possibilité de la schizo-analyse :
« C’est tout cet envers de la structure que Lacan découvre avec
le « a » comme machine, et le « A » comme sexe non humain :
schizophréniser le champ analytique, au lieu d’œdipianiser le
536
champ psychotique » . La structure a un envers « qui est
comme la production réelle de désir » :
Cet envers est l’ « inorganisation réelle » des
éléments moléculaires : objets partiels qui entrent
dans des synthèses ou inter-actions indirectes,
puisqu’ils ne sont pas partiels au sens de parties
extensives, mais plutôt « partiaux » comme les
intensités sous lesquelles une matière remplit
toujours l’espace à des degrés divers (l’œil, la
bouche, l’anus comme degrés de matière) ; pures
multiplicités positives où tout est possible, sans
exclusive ni négation, synthèse opérant sans plan,
où les connexions sont transversales, les
disjonctions incluses, les conjonctions polyvoques,
indifférentes à leur support, puisque cette matière
qui leur sert précisément de support n’est spécifiée
sous aucune unité structurale ni personnelle, mais
apparaît comme le corps sans organes qui remplit
l’espace chaque fois qu’une intensité le remplit ;
signes du désir qui composent une chaîne
signifiante, mais qui ne sont pas eux-mêmes
signifiants, ne répondent pas aux règles du jeu
d’échec linguistique, mais aux tirages d’un jeu de

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
qui doit faire place à la Réalité définie comme manque, Œdipe ou castration
revenus au galop, en même temps qu’on rabat l’absence de lien sur un
« signifiant » de l’absence chargé de la représenter, de la lier elle-même et
de nous faire repasser d’un pôle à l’autre du déplacement ? On retombe
dans le trou molaire en prétendant démasquer le réel ».
536
Ibid., p. 369.

384  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

loto qui fait sortir tantôt un mot, tantôt un dessin,


tantôt une chose ou un bout de chose, les uns ne
dépendant des autres que par l’ordre des tirages
au hasard et ne tenant ensemble que par
l’absence de lien (liaisons non localisables),
n’ayant d’autre statut que d’être éléments
dispersés de machines désirantes elles-mêmes
537
dispersée.

La cible véritable de L’Anti-Œdipe, sur ce point, est donc


plutôt à rechercher du côté de ceux qui, parce qu’ils réduisent la
machine à la structure, obturent l’horizon théorique ouvert par
Lacan en évacuant la charge révolutionnaire ou le point de fuite
que constitue l’objet a. Dans un article en grande partie
consacré à l’appropriation par Guattari du concept d’objet a,
Christian Kerslake suggère ainsi que les remaniements de ce
concept lacanien « s’inscrivent dans le contexte d’une critique
de l’appropriation structurale de Lacan par Althusser » par
l’intermédiaire du groupe des Cahiers pour l’analyse 538. Selon
Guattari, « la version althussérienne du lacanisme néglige ce
qui revient en propre à la subjectivité et au désir : la relation
complexe entre subjectivité désirante et objet « a » »539.
Guattari déploie alors une critique violente de ce qu’il nomme

                                                                                                                       
537
AŒ, p. 368-369.
538
C. KERSLAKE, « Les machines désirantes de Félix Guattari. De Lacan à
l’objet « a » de la subjectivité révolutionnaire » in Multitudes, n° 34, Paris,
éditions Amsterdam, automne 2008, p. 43.
539
Ibid., p. 44.

385  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’« opération Althusser » en montrant qu’elle a pour


conséquence un rabattement de l’ordre symbolique et éternel
sur l’histoire et le réel ainsi qu’une réduction du sujet au statut
d’opérateur symbolique540. Cette critique est brièvement reprise
dans L’Anti-Œdipe541. Le tort de ceux qui font prévaloir la
structure dans la théorie lacanienne est de placer intégralement
sous la dépendance de l’ordre symbolique la subjectivité et
l’histoire humaine, les enfermant ainsi dans le « cercle fermé »
des lois de la totalisation.

Lacan, au contraire, a toujours insisté sur la


dissymétrie profonde qui marque le sujet dans son
rapport au signifiant. […] Le sujet et le signifiant
n’entretiennent pas de rapport d’oppositions
distinctives. Le sujet est tributaire de son rapport à
la résidualité, de l’objet « a » pour assurer son
statut, et de ce fait il reste marqué, barré d’un trait
qui le déclasse comme pur signifiant, et aliéné à la
condition désirante sous l’espèce des objets
partiels qui le dissymétrisent en le lestant d’un
poids de réalité. Ainsi il est retenu de basculer tout
entier dans sa passion mortifère d’abolition en une
                                                                                                                       
540
F. GUATTARI, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 175 :
« Considérant que le sujet ne renvoie qu’à l’autre – mirage de
l’intersubjectivité -, tandis que le signifiant ne renvoie qu’au signifiant –
mirage d’une linguistique encore dans ses langes – coupé de toute réalité,
on fonde ainsi un sujet sans consistance – simple opérateur symbolique – et
un temps signifiant qui n’est plus, en fait, qu’un temps logique ».
541
AŒ, p. 365 : « Même chez Althusser on assiste à l’opération suivante : la
découverte de la production sociale comme « machine » ou « machinerie »,
irréductible au monde de la représentation objective (Vorstellung) ; mais
aussitôt la réduction de la machine à la structure, l’identification de la
production à une représentation structurale et théâtrale (Darstellung) ».

386  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pure et idéale structure. […] Au fond, il y a deux


façons de faire usage du signifiant. Soit qu’on en
fait une sorte de catégorie universelle comme
l’étendue ou la durée : c’est alors l’astuce d’un
nouvel idéalisme qui, en fait, trahit la découverte
linguistique du signifiant, laquelle est
inséparablement liée au signe dans son rapport au
sens et à la réalité sociale. Soit que l’on considère
avec Lacan que le signifiant est le crible à partir
duquel les effets de l’inconscient pourront être
542
repérés […].

Là encore, Guattari attribue à Lacan le mérite d’avoir fait


prévaloir « la coupure signifiante » comme point d’entrée du
désir qui ne se manifeste, nous l’avons vu en reconstituant les
deux moments de la dialectique du désir, qu’entre les instants
où s’affirme le signifiant. Guattari réaménage les conditions
d’une alliance entre sa position et celle de Lacan en désignant
la thèse althussérienne comme la prise de position d’un
adversaire commun. Sa critique de l’absolutisation de la
structure emprunte à Sartre et à Heidegger le motif
existentialiste d’une condamnation des conduites
inauthentiques543 . « Si le sujet cesse d’être coupure du
signifiant, il cesse d’être tout court » et, ajoute Guattari, il « se

                                                                                                                       
542
F. GUATTARI, Psychanalyse et transversalité, Paris, La Découverte,
2003 (Maspéro, 1972), p. 175-176.
543
Ibid., p. 177 : « Les gens ont besoin de cette refermeture du circuit de
l’ipséité, de cette prise de terre fictive dans la facticité, dans le « on » et la
mauvaise foi ».

387  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

fait avoir aux lieux et place d’exister »544 . La structure est


inséparable d’une « passion mortifère d’abolition » qui implique
un « désir d’éternité comme négation infantile du temps »545.
Pour le dire autrement, la mort que tend à nier la structure se
réintroduit dès lors que l’histoire, subsumée sous la structure,
est enfermée dans des séries répétitives546. L’histoire n’advient
qu’en dehors de chaînes signifiantes fermées, qu’à partir de
coupures signifiantes qui font que la structure s’effondre : « les
chaînes signifiantes structurées perdent le contrôle, les
événements s’inscrivent « à même le réel » selon une
sémiotique à court terme, incohérente, absurde, en attente de la
restructuration d’un plan de référence « structuré comme un

                                                                                                                       
544
Loc. cit.
545
Ibid., p. 177. Dans « Machine et structure », Guattari parle d’une « anti-
production structurale ».
546
Ibid., p. 176 : « À la limite, l’histoire n’a rien à voir avec le signifiant.
C’est quand elle bascule dans le non-sens que se pose le problème du
sujet, c’est-à-dire d’une production et d’une représentation de la coupure
subjective, à partir d’un déploiement « supplémentaire » de l’ordre signifiant.
La sérialité, la répétition mettent bien en jeu des chaînes signifiantes, mais
ce ne sont plus des chaînes ouvertes, c’est du signifié, ce sont des blocs
chosifiés de signifiant. La répétition, c’est la mort, c’est du signifiant gelé, ce
n’est plus du signifiant, c’est la névrose prise sans répit dans les mêmes
circuits. Le signifiant n’émerge en tant que signifiant qu’à partir du moment
où le sujet fait irruption, remet tout en question et refonde une énonciation,
un travail du signifiant comme expression d’un sens, d’une coupure possible
dans un ordre donné, comme rupture, révolution, appel d’une réorientation
radicale ».

388  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

langage » »547. Le sujet et l’écriture « à même le réel » ne se


produisent qu’en rupture avec la structure548 . Pour Guattari,
c’est donc la structure qui est du côté de l’impossible et,
puisqu’elle escamote la mort pensée de manière authentique,
c’est aussi la possibilité de l’histoire, « envers de la mort »,
qu’elle abolit549. D’où l’impasse structuraliste et la nécessité,
pour en sortir, d’introduire une brèche dans le signifiant550. La
prise en compte de ce diagnostic d’une impasse du
structuralisme commande, dans L’Anti-Œdipe, la description de
                                                                                                                       
547
Ibid., p. 178.
548
Ibid., p. 181 : « Masquée derrière la structure, en attente, la coupure
machinique, c’est du sujet en conserve, du temps en batterie. Tant que la
structure ne bouge pas, le sujet ne se produit pas ».
549
Ibid., p. 182 : « Le sujet schizé, en vérité, restera à l’arrière-plan, ce sera
le sujet de l’inconscient, clé cachée des énonciations refoulées, coupures
potentielles de chaînes signifiantes « capables de tout », y compris de
libérer l’énergie liée chez des fauves, des fous et autres détenus qui feront
leurs ravages dans les jardins ordonnés du conscient et de l’ordre social.
Cette subjectivité-là n’a de comptes à rendre ni devant la loi ni devant
l’histoire. Le sujet et la mort ne sont pas dans l’histoire ; ils n’existent pas de
façon repérable, ils ne sont nulle part. Quand est-ce qu’on est mort ? Quand
on naît ? Quand on vit ? Quand on meurt ? Après qu’on soit mort ? Quand ?
On est toujours mort s’il y a un concept de mort. Avant même d’être né,
puisqu’on ne peut pas penser exister en dehors de la mort. L’histoire, c’est
l’envers de la mort. En ce sens tout aussi absurde l’une que l’autre. Faire
l’histoire – faire des histoires -, c’est cesser de faire le mort, c’est dissoudre
par tous les moyens la puissance illusoire des structures en tant qu’elles
donnent consistance à des énoncés, pourtant vides de sens, sur l’histoire et
la mort ».
550
Ibid., p. 180 : « Au fond, on sortirait de l’impasse structuraliste à partir du
moment où l’on considérerait qu’un effet de sens n’a de retentissement au
niveau du signifié que dans la mesure où des potentialités subjectives sont
libérées, dès qu’il y a une rupture dans le signifiant ».

389  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

la vie de l’inconscient, « écriture à même le Réel […]


transcursive et jamais discursive », comme l’auto-activité du
« domaine de l’ « inorganisation réelle » des synthèses
passives, où l’on chercherait en vain quelque chose qu’on
pourrait appeler le Signifiant, et qui ne cesse de composer et de
décomposer les chaînes en signes qui n’ont nulle vocation pour
être signifiant »551. Dans l’article « Machine et structure »,
Guattari lie plus étroitement les concepts d’objet a et de
machine, au point de les faire fusionner en un « objet-machine
« a » » qu’il émancipe de sa complémentarité avec la structure
en soulignant sa nécessaire hétérogénéité et auquel il assigne
la fonction de constituer, dans les systèmes pulsionnels des
sujets individuels ou collectifs, des modes de repérages, c’est-
à-dire des coupures :

L’existence de cet objet-machine « a »,


irréductible, inassimilable aux références
structurales, ce « même pour soi-même » qui ne
se rapporte aux éléments de la structure que sur le
mode de la coupure et de la métonymie, aboutit à
ce que la représentation de soi-même par le
moyen des grilles et du langage ne conduit qu’à
une impasse, à un point de rupture et d’appel
d’une altérité répétée. L’objet du désir décentre
l’individu au bord de lui-même, à la limite de
l’autre ; il incarne l’impossibilité d’un refuge absolu
de soi-même en soi-même et également
l’impossibilité d’un passage à l’autre. Le fantasme
                                                                                                                       
551
AŒ, p. 47.

390  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

individuel représente cet impossible glissement


des plans ; c’est en cela qu’il se démarque de la
fantasmatisation de groupe qui, elle, ne dispose
pas de ces points d’amarrage du désir à la surface
des corps, de ces points de rappel à l’ordre des
vérités singulières que sont les zones érogènes,
552
les zones de bord, de passage et d’adjacence.

Suggérant une continuité de l’économie libidinale et de


l’économie sociale, Guattari marque cependant la différence
entre le fantasme individuel, étayé sur des modes de repérages
corporels, et le fantasme de groupe, qui doit inventer ses
propres moyens de repérage à l’aide des « sous-ensembles
contingents et transitoires du groupe, ou [d’] un autre groupe »,
sous peine de dériver entre divers registres imaginaires,
traductibles les uns dans les autres, suivant « une sorte de
continuum logique indéfini » et sous l’effet d’un « excès de
logique »553. La coalescence philosophique de Deleuze et
Guattari, le point de départ théorique de leur collaboration dans
L’Anti- Œdipe a pour site ce problème précis de l’effet de
coupure ou de rupture sans lequel la structure, déployant
indéfiniment ses champs d’équivalence, a pour précipité « une
subjectivité empâtée, opaque, « moïsée » » qui ne dispose plus

                                                                                                                       
552
F. GUATTARI, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 244-245.
553
Ibid., p. 245. Continuum indéfini qui prend la forme d’une ligne de mort :
« Le terme ultime du fantasme de groupe, c’est la mort en soi, la destruction
sans support, l’abolition radicale de tout repérage véritable […] » (Ibid., p.
246).

391  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de moyens de repérages : « Le fait de ne pas disposer de cet


élément différenciant dont parle Gilles Deleuze les condamne à
un perpétuel système de glissement. La coupure est forclose,
elle n’est plus repérable qu’entre les plans structuraux »554. La
condition du sujet, selon ces analyses de Guattari, se
démarque principalement de celle que Lacan avait articulé sous
la forme d’une dialectique de l’aliénation et de la séparation : au
choix forcé imposé par le vel, entre le sens ou l’être (le choix de
l’être entraînant la perte des deux), Guattari substitue une
double impossibilité (ni…ni…) : l’impossible fusion avec l’autre
et l’impossible centration sur soi expulsent le sujet erratique
dans un parcours des bords et une exploration des
positionnements liés aux différents registres d’altérité qu’il ouvre
successivement en rendant discontinu le champ structural dans
lequel il s’inscrit comme coupure. Le sujet inconscient du désir
cesse alors d’être dissociable des objets-machines « a », quels
que soient les champs dans lesquels il s’instancie : « L’essence
de la machine, comme fait de rupture […] aboutit à ce que l’on
ne puisse plus distinguer à terme le sujet inconscient du désir
de l’ordre même de la machine. Au-delà ou en deçà de toutes
les déterminations structurales, le sujet de l’économie, le sujet

                                                                                                                       
554
Loc. cit.

392  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de l’histoire, le sujet de la science rencontrent ce même objet


« a » comme coupure fondatrice du désir »555.

Pratiquement, le désir ne peut être déterminé comme


machinique que lorsque le sujet désirant « est créatif [et] tente
de faire marcher les choses ensemble, comme s’il assemblait
une machine censée produire des choses extraordinaires »556.
Le paradigme lévi-straussien du bricolage, invoqué pour imager
la greffe du produire sur le produit dans la production désirante
et dans l’engendrement logique du corps sans organes, rend
compte de l’ensemble de l’activité machinique du désir et donne
le moyen de modifier le concept de pulsion. Cette modification
consiste à l’extraire de son ancrage dans un soubassement
biologique pour l’inscrire dans une perspective constructiviste
que revendiquent Deleuze et Guattari et qui convient avec les
observations cliniques relatives aux pulsions schizophréniques.
Jean Oury note ainsi que son expérience de la fréquentation
des psychotiques lui fait apparaître la nécessité vitale qui
contraint ceux-ci à « fabriquer des pulsion » pour faire face à
une trop grande proximité avec le réel à un « niveau usé, râpé
du monde du symbolique, de l’imaginaire » : le défaut d’un objet

                                                                                                                       
555
Ibid., p. 246.
556
C. KERSLAKE, op. cit., p. 46.

393  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

a les amènent à construire « un pseudo-objet a »557. Nous


reviendrons sur ces questions, essentielles quant à la
possibilité d’inventer l’équivalent d’un transfert dans la prise en
charge de schizophrènes et de repenser la cure
psychanalytique à partir de ce modèle d’un transfert dissocié,
mais nous souhaitons ici insister sur l’importance de ce point
pour comprendre la nature de la pulsion en jeu dans L’Anti-
Œdipe : les pulsions machiniques sont des fabrications, des
constructions si bien que c’est l’objet a lacanien, repris par
Guattari sous le nom d’objet-machine « a », qui doit en réalité
être compris à la lumière du pseudo-objet a que doit inventer le
schizophrène. En d’autres termes, il s’agit de comprendre
l’objet a à partir de son absence chez le schizophrène et de la
nécessité où se trouve celui-ci d’en inventer de toutes pièces
pour prendre acte du caractère construit de cet objet : tel est
l’enjeu de la catégorie de « machines désirantes » dans le
cadre de l’économie libidinale de L’Anti-Œdipe. En somme, tout
ce passe comme si l’objet a était déduit (ou reconstruit à partir)
du « tenant-lieu » d’objet a qu’invente le schizophrène et qui,
finalement, se confond avec cet artifice dans l’exacte mesure
où, comme nous l’avons vu, la frontière entre nature et artifice
est poreuse au sein du processus de la production désirante : la
                                                                                                                       
557
J. OURY, Le Collectif. Le séminaire de St Anne, op. cit. p. 84.

394  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

production du désir ne se distingue pas d’une production des


conditions de fabrication de la pulsion ainsi conçue. C’est
pourquoi Deleuze et Guattari peuvent écrire que « les pulsions
sont seulement les machines désirantes elles-mêmes »558.
Même si nous avons relevé la filiation possible qu’ils indiquent
dans le « Bilan-programme » entre leur projet schizo-analytique
et la voie ouverte par Freud en 1895 dans son Projet (ou
Esquisse d’une psychologie), où les pulsions reçoivent une
définition biologique et énergétique, le concept de pulsion, dans
L’Anti-Œdipe, est extrait de son enracinement corporel et d’une
source endogène, intérieure. Dans Dialogues, Deleuze tend à
accentuer la rupture entre sa théorie du désir et le concept
freudien de pulsion :
Nous ne croyons même pas à des pulsions
intérieures qui inspireraient le désir. Le plan
d’immanence n’a rien à voir avec une intériorité, il
est comme le Dehors d’où vient tout désir. Quand
nous entendons parler d’une chose aussi ridicule
que la prétendue pulsion de mort, Thanatos, nous
avons besoin de demander : y aurait-il un
agencement suffisamment tordu, suffisamment
monstrueux pour que l’énoncé « vive la mort » en
fasse précisément partie et que la mort elle-même
559
soit désirée ?

                                                                                                                       
558
AŒ, p. 42.
559
D, p. 116.

395  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La source du désir est référée à un champ extérieur et à son


paramétrage, c’est-à-dire à l’agencement ou à la construction
qui soutient la circulation du désir. D’où l’idée qu’ « il n’y a de
désir qu’agencé ou machiné »560 . L’un des enjeux de cette mise
en extériorité d’une source de la vie pulsionnelle s’enracine
dans la question d’une existence donnée ou construite de la
pulsion de mort : c’est en partie le refus de tenir, avec Freud et,
en amont de Freud, avec les précurseurs d’une anthropologie
négative, qu’il y a une intériorité et une nécessité de la pulsion
de mort, qui explique la décision deleuzo-guattarienne de
reconfigurer la pulsion dans le démontage qu’ils en proposent.
La pulsion de mort, déduite de certains types d’agencement, se
trouve donc comme extraite du processus de la production
désirante, mais c’est aussi bien la production désirante qui est
extraite de toute forme d’intériorité et référée à l’extériorité d’un
plan d’immanence et des conditions et constructions qui le
peuplent. Le corps reste, dans L’Anti-Œdipe comme dans Mille
plateaux, l’un des lieux principaux de circulation de la pulsion.
Mais le milieu extérieur et l’organisme communiquent de façon
machinique : « Les enregistrements et transmissions venus des
codes internes, du milieu extérieur, d’une région à l’autre de
l’organisme, se croisent suivant les voies perpétuellement
                                                                                                                       
560
AŒ, p. 115.

396  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ramifiées de la grande synthèse disjonctive »561. Le modèle du


schizophrène éclaire à la fois l’idée d’une pulsion construite à
l’aide d’objets a qui, n’étant pas d’emblée disponibles, doivent
être inventés. Le psychotique qui fait l’expérience d’une
insupportable proximité avec un réel mis à nu et qui subit la
présence de la Stimmung, « émotion matérielle, constitutive de
la plus haute pensée et de la perception la plus aiguë »562, ne
peut, pour que son dire ne soit pas dès l’origine trahi et détruit
par des moyens d’expressions préexistant dans la langue
constituée, qu’inventer les signes qui conviennent aux
exigences de son dire, faute de quoi, par défaut de cet
opérateur qu’est l’objet a, il en reste à un pressentiment
menaçant. Jean Oury esquisse un rapprochement possible
entre la construction d’un néo-objet a par le schizophrène et la
formation, par les poètes, d’un style inédit, langue étrangère
dans leur propre langue. Henri Maldiney analyse ainsi, encore
dans les termes de l’ « extériorisation » d’une Stimmung ancrée
dans la sensation originaire d’une intériorité subjective, le
moment créateur selon Hölderlin :
C’est au moment où la Stimmung cherche à
s’extérioriser en un corps propre animé, où ses
dimensions pathiques doivent s’incarner en

                                                                                                                       
561
Ibid., p. 47.
562
J. OURY, op. cit., p. 47.

397  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

structures existentielles ontiques dans une œuvre,


qu’elle court le plus grand danger. Le risque est
d’aliéner dans un langage extérieur préétabli
l’irremplaçable nouveauté du monde dans le
poème à venir – qui ne peut naître avec sa langue
propre que dans le ton de la sensation originaire et
de la Stimmung. « En tant que le pur ton de sa
sensation originaire est compris avec le poète lui-
même dans le sentiment qu’il a de l’ensemble de
sa vie intérieure et extérieure et dans la vision qu’il
a de ses entours dans son monde, ce monde lui
est aussi bien neuf et inconnu… » Il suffit pour
perdre à jamais ce ton d’exprimer la sensation
originaire – ou plutôt la Stimmung où elle résonne
– au moyen des signes préconstruits qui ne sont
563
pas issus d’elle.

La construction par laquelle le poète se fait sa propre langue


est le moyen de faire advenir à la fois l’émotion matérielle et le
sujet lucide qui l’éprouve dans une nouvelle articulation de son
être et du monde, c’est-à-dire dans de nouveaux repérages qui
relancent la circulation du désir et du sens564. L’indivisibilité du
donné et du construit, du naturel et de l’artificiel, du corps
propre et du corps du monde se signale, dans L’Anti-Œdipe,
dans une lecture du réel saisi comme ensemble de machines
en régime de co-fonctionnement, de telle sorte que la question
                                                                                                                       
563
H. MALDINEY, Regard, parole, espace, Paris, Éditions du Cerf, 2012, p.
390.
564
Ibid., p. 392 : « La Stimmung, dont les dimensions pathiques articulent
l’être au monde à même une situation spécifique, issue du développement
diastolique-systolique de l’impression originaire qui s’éclaire en elle de
l’esprit des formes, non des signes, constitue cet état de « lucidité
puissancielle » ».

398  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

du caractère endogène ou non de la pulsion cesse d’être


pertinente. Le décentrement du concept de pulsion d’un
paradigme biologique vers un paradigme technique ou
constructiviste, dont le bricolage donne une image approchante
et révèle le fonctionnement, élargit le champ du pulsionnel et
contraint à redéfinir la sexualité et la notion de source de la
pulsion. Entendue en un sens classique et liée au caractère
endogène de la pulsion, la sexualité ne constitue pas
l’intégralité des flux en circulation ; il arrive alors que Deleuze
semble minorer le rôle de la sexualité dans la production
désirante et contredire la thèse d’un pansexualisme. Ainsi écrit-
il dans Dialogues :
Nous ne croyons pas en général que la sexualité
ait le rôle d’une infrastructure dans les
agencements de désir, ni qu’elle forme une
énergie capable de transformation, ou bien de
neutralisation et sublimation. La sexualité ne peut
être pensée que comme un flux parmi d’autres,
entrant en conjonction avec d’autres flux, émettant
des particules qui entrent elles-mêmes sous tel ou
tel rapport de vitesse et de lenteur dans le
voisinage de telles autres particules. Aucun
agencement ne peut être qualifié d’après un flux
565
exclusif.

Flux noyé parmi d’autres flux, la sexualité n’aurait en outre


aucune dimension énergétique. En réalité, l’économie des flux

                                                                                                                       
565
D, p. 121.

399  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans la métapsychologie deleuzo-guattarienne, dont nous


reconstituons les traits principaux, conserve la dimension
énergétique de la pulsion et maintient l’idée d’un pansexualisme
qui fait coïncider la sexualité avec l’ensemble des flux et qu’elle
réinterprète en termes machiniques566. Les machines sont, en
effet, « des vecteurs de différentiation de l’énergie, qui agit elle-
même selon les lois de l’équilibre et qui est capable de
déplacements, de substitutions et de condensations, selon le
même fonctionnement que les processus primaires de l’esprit
humain »567 . L’homologie entre le processus primaire de l’esprit
humain et le fonctionnement thermo-dynamique de la machine
est clairement affirmée dans L’Anti-Œdipe et les déplacements
et conversions d’énergie qui se rapportent aux différents types
de coupures, auxquelles se ramènent les machines désirantes,
sont les « opérations réelles du désir » :
La machine désirante n’est pas une métaphore ;
elle est ce qui coupe et est coupé suivant ces trois
modes. Le premier mode renvoie à la synthèse
connective, et mobilise la libido comme énergie de
prélèvement. Le second, à la synthèse disjonctive,
et mobilise le Numen comme énergie de
détachement. Le troisième, à la synthèse
conjonctive, et la Voluptas comme énergie
résiduelle. […] Prélever, détacher, « rester », c’est

                                                                                                                       
566
AŒ, p. 348.
567
C. KERSLAKE, op. cit., p. 47.

400  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

produire, et c’est effectuer les opérations réelles du


568
désir.

Nous devons donc comprendre en un sens littéral Deleuze et


Guattari lorsqu’ils choisissent de nommer « […] Libido l’énergie
propre aux machines désirantes […] »569 et qui circule dans les
agencements. La sexualité n’est pas la base (au double sens
de structure et de fondement) ou l’infrastructure des éléments
entre lesquels circule le désir ou des formes que revêtent les
désirs actuels car elle est coextensive à l’univers des machines
désirantes ; le fondement ne diffère pas du fondé : « Les flux
décodés du désir forment l’énergie libre (libido) des machines
désirantes [et les] machines désirantes elles-mêmes sont les
flux-schizes ou les coupures-flux qui coupent et coulent à la fois
sur le corps sans organes »570.
L’économie libidinale exposée dans L’Anti-Œdipe, économie
des coupure-flux dont nous venons de voir qu’elle empruntait
les conditions de son élaboration théorique aux concepts
lacaniens de chaînes signifiantes et d’objet a, implique une
traductibilité des flux en quantités d’énergie. Flux et énergie
sont réversibles du point de vue de la détermination de
l’organe-machine. Nous retrouvons ici la plasticité propre à
                                                                                                                       
568
AŒ, p. 50.
569
Ibid., p. 345.
570
Ibid., p. 376.

401  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’organe dont la polyvalence dépend du type de connexion qui


le déterminera à entrer à titre de coupure dans le mouvement
d’écoulement d’un flux aussi bien que du seuil énergétique qui
le détermine à avoir telle ou telle forme (et fonction). C’est
pourquoi nous pouvons tenir pour équivalente la polyvalence
intensivement fondée des objets partiels tels que « l’œil, la
bouche, l’anus comme degrés de matière » qui remplit l’espace
et la polyvalence des organes définie par leurs connexions
variables (de même que, mutatis mutandis, selon un schème
économique, un même produit peut entrer dans différents
processus et y remplir différentes fonctions)571 :
Un organe peut être associé à plusieurs flux
d’après des connexions différentes ; il peut hésiter
entre plusieurs régimes, et même prendre sur soi
le régime d’un autre organe (la bouche
anorexique). Toutes sortes de questions
fonctionnelles se posent : quel flux couper ? où
572
couper ? comment et sur quel mode ?

La logique des flux décodés que formalisent les synthèses


machiniques de l’inconscient renvoie à un facteur énergétique :
les opérations de la production désirante se ramènent aux

                                                                                                                       
571
K. MARX, Le Capital. Livre I, publié sous la direction de J.-P. Lefebvre,
Paris, P.U.F., 1993 (Messidor/ed. Sociales 1983), p. 204-205 : « Comme
chaque chose possède plusieurs sortes de propriétés et qu’elle est donc
susceptible de différentes utilisations, le même produit peut servir de
matériau brut pour des procès de travail très divers ».
572
AŒ, p. 46.

402  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

transformations de l’énergie prélevée, détachée, déplacée et


consommée. Mais d’un point de vue quantitatif, la production
désirante et les conversions énergétiques qu’elle entraîne sont-
elles subordonnées à un principe de constance ? Que les
différentes sphères du processus d’auto-production de
l’inconscient (production, enregistrement et consommation)
soient rapportée à une omni-productivité (production de
production, production d’enregistrement, production de
consommation) indique une tendance inflationniste qui met en
péril l’homéostasie. L’examen de la notion de corps sans
organes à la lumière de ce que nous avons nommé station
hypocondriaque nous a renseignés sur l’inséparabilité du corps
sans organes et de la saturation énergétique qui empêche la
force de se fixer en une forme définitive : le corps sans organes
est l’organe quelconque, instable ou métastable, déformé et
soulevé par des forces qui ne peuvent qu’être expulsées et qui
pourtant ne trouvent pas la voie d’éconduction qu’elles
réclament. Le corps sans organes correspond économiquement
à un afflux de quantités d’excitations impossibles à décharger
aussi bien qu’à intégrer ou élaborer de façon immédiate. C’est
cette accumulation énergétique primitive et la carence de
l’équivalent d’un appareil psychique intégrateur dans le
processus de production inconscient du désir qui justifie le

403  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

passage à un point de vue topique et introduit la distinction


entre production désirante et production sociale.

404  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre IX – La topique schizo-analytique

A. L’intégration des flux : le problème de


l’enregistrement

Le nouage du point de vue économique et du point de vue


topique s’effectue autour de la question de la mise en crise du
principe de constance. Lacan précise dans le Livre XI du
Séminaire que l’homéostasie ne conditionne pas seulement la
détermination d’une valeur seuil à ne pas dépasser, mais aussi
la répartition des voies d’éconduction de l’énergie libidinale573.
Le brassage des flux, les bifurcations déterminées par le
second type de coupure des machines désirantes
(enregistrement) correspondent, dans le corps sans organes
comme organe quelconque ou élément métamorphique, à
l’hésitation de l’organe entre plusieurs régimes ou fonctions ; ils
se rapportent, en dernière analyse, au dépassement d’une

                                                                                                                       
573
J. LACAN, Les quatres concepts fondamentaux de la
psychanalyse, op. cit., p. 206 : « Dans ses premières constructions, ses
premiers réseaux de carrefours signifiants qui se stabilisent, Freud vise
quelque chose qui, chez le sujet, est destiné à maintenir au maximum ce
que j’ai appelé homéostase. Cela ne veut pas simplement dire dépassement
d’un certain seuil d’excitation, mais aussi répartition des voies. Freud
emploie même des métaphores qui assignent un certain diamètre à ces
voies, qui permettent le maintien, la dispersion toujours égale, d’un certain
investissement ».

405  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

valeur seuil. Le point de vue quantitatif fait apparaître la


nécessité d’une intégration ou d’un codage des flux et fait entrer
en scène la question de l’objet de la pulsion. Celui-ci subit la
contrainte qu’exerce sur lui la productivité du désir, sa tendance
à fabriquer et à requérir une quantité toujours accrue de
connexions et de codes grâce auxquels s’inscrire, se répartir,
bifurquer et conquérir une stabilité plus ou moins
durable. Comme le note Michel de M’Uzan, « pour parler de
pulsion il faut que quelque chose comme un instinct biologique
ou une quantité d’excitation soit pris en charge par un appareil
psychique »574. Si nous suivons l’hypothèse d’une
métapsychologie cohérente dans L’Anti-Œdipe, il nous faut
cerner ce qui prend en charge les quantités d’énergie en excès
sur la valeur seuil garante d’une homéostasie. La vie
pulsionnelle inconsciente suppose une prise en charge par
appareil de codage des flux : le champ social est précisément
ce moyen d’intégrer les pulsions. L’objet de la pulsion, selon
Deleuze et Guattari, enveloppe en effet l’ensemble d’un champ
social, d’une culture, c’est-à-dire l’ensemble d’un système de
codes qui excède de toutes parts l’image des personnes
aimées car « Les personnes sont les simulacres dérivés d’un
ensemble social dont le code est inconsciemment investi pour
                                                                                                                       
574
M. DE M’UZAN, La bouche de l’inconscient, op. cit., p. 163.

406  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

lui-même »575. D’où la première thèse de la schizo-analyse :


« tout investissement est social, et de toute manière porte sur
un champ social historique »576. En fonction de cette thèse, les
coordonnées de la pulsion ne peuvent plus, notamment quant à
l’objet et au but, être maintenue dans les limites étroites du
couple ou de la famille, et la libération sexuelle passe avant tout
par une libération à l’égard du code œdipien, des
« coordonnées narcissiques, œdipiennes et castratrices »577 :
C’est un mensonge de prétendre libérer la
sexualité, et de réclamer pour elle des droits sur
l’objet, le but et la source, tout en maintenant les
flux correspondant dans les limites d’un code
œdipien (conflit, régression, solution, sublimation
d’Œdipe…) et en continuant à lui imposer une
forme ou une motivation familialiste et
masturbatoire qui rend vaine d’avance toute
578
perspective de libération.

La greffe du concept freudien de pulsion dans la théorie de la


production désirante conduit à son remaniement suivant la
logique des flux puisque la sexualité y devient « affaire de
flux », par opposition à l’ « affaire privée » dans laquelle la
psychanalyse la parque « sous le joug mortifère du petit

                                                                                                                       
575
AŒ, p. 439.
576
Ibid., p. 409.
577
Ibid., p. 420.
578
Loc. cit.

407  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

secret » familial579 . Le narcissisme et le familialisme constituent,


pour Freud, des investissements normaux tandis que les
investissements sociaux sont symptomatiques d’une tendance
pathologique :
Il y a une thèse à laquelle Freud tient beaucoup : la
libido n’investit le champ social en tant que tel qu’à
condition de se désexualiser et de se sublimer. S’il
y tient tellement, c’est parce qu’il veut d’abord
maintenir la sexualité dans le cadre étroit de
Narcisse et d’Œdipe, du moi et de la famille. Dès
lors, tout investissement libidinal sexuel de
dimension sociale lui paraît témoigner d’un état
pathogène, « fixation » au narcissisme, ou
« régression » à Œdipe et aux stades
préœdipiens, par lesquels s’expliqueront aussi
bien l’homosexualité comme pulsion renforcée que
la paranoïa comme moyen de défense. Nous
avons vu au contraire que ce que la libido
investissait, à travers les amours et la sexualité,
c’était le champ social lui-même, dans ses
580
déterminations économiques.

Du point de vue de la psychiatrie matérialiste, la vie


pulsionnelle investit immédiatement le champ social conçu
comme un plan unitaire et feuilleté en une multitude de
déterminations « économiques, politiques, historiques, raciales,
culturelles, etc. ». C’est en ce sens que les auteurs de L’Anti-
Œdipe critiquent les idées de désexualisation et de sublimation,
conçues par Freud comme des opérations de médiation et de

                                                                                                                       
579
Ibid., p. 421.
580
Ibid., p. 422.

408  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conversion de la libido préalables aux investissements


libidinaux du champ social. Leur stratégie argumentative les
conduits à faire valoir la théorie de la sexualité de Reich à la
fois à titre de contre-modèle au familialisme freudien et de
caricature de leur propre projet : il s’agit dans un même
mouvement de condamner l’étroitesse des vues freudiennes
sur les champs d’investissement de la libido, toujours en excès
selon eux sur le cadre et le codage familial, et de marquer
prudemment leur distance par rapport aux outrances d’une
théorie cosmique de la sexualité susceptible d’être tournée en
dérision (eux-mêmes font allusion au caractère fantaisiste de la
théorie reichienne de l’ « orgone ») ou résumée à un
« panthéisme des flux » confus :
Nous avouons que tout rapprochement de la
sexualité avec des phénomènes cosmiques du
type « orage électrique », « brume bleuâtre et ciel
bleu », le bleu de l’orgone, « feux de Saint-Elme et
taches solaires », fluides et flux, matières et
particules, nous paraît finalement plus adéquate
que la réduction de la sexualité au lamentable petit
581
secret familialiste.

La théorie de Reich « a l’incomparable avantage de montrer


le double pôle de la libido, comme formation moléculaire à
l’échelle submicroscopique, comme investissement des
formations molaires à l’échelle des ensembles organiques et
                                                                                                                       
581
Ibid., p. 347.

409  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sociaux »582, son défaut étant de ne pas indiquer exactement


en quoi l’orgone conserve un rapport avec la sexualité et, par
conséquent, de ne pas définir un concept approprié de
sexualité. Le modèle offrant « une plus juste évaluation de la
sexualité que Freud, y compris du point de vue de la fameuse
scientificité »583, est celui que propose les descriptions et
narrations d’écrivains. Parmi eux, Lawrence propose, dans ses
textes, une conception de la sexualité en termes de flux,
dépouillée des références à des représentations ou rôles placés
sous la dépendance du schème œdipien, et seulement
justiciable d’une compréhension selon les opérations du
codage, du décodage, de la coupure et de l’écoulement
libidinal :
Tout dépend de la manière dont ces flux, quel
qu’en soit l’objet, la source et le but, sont codés et
coupés d’après des figures constantes, ou au
contraire pris dans des chaînes de décodage qui
les recoupent suivant des points mobiles et non
figuratifs (les flux-schize). Lawrence s’en prend à
la pauvreté des images identiques immuables,
rôles figuratifs qui sont autant de garrot sur les flux
de sexualité « fiancée, maîtesse, femme, mère » -
on dirait aussi bien « hétérosexuel », etc. - , tous
ces rôles sont distribués par le triangle œdipien,
père, mère, moi, un moi représentatif étant

                                                                                                                       
582
Loc. cit.
583
Loc. cit.

410  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

supposé se définir en fonction des représentations


584
père-mère […].

Il s’ensuit une dissolution de la personnalité unifiée et de la


valeur de modèle de la personne aimée, transmuée en un halo
de vibrations, dispersée dans le champ social qu’elle
enveloppe, c’est-à-dire ramenée à sa réalité telle que
l’enregistre l’ « inconscient non figuratif et non symbolique, […]
flux-schizes ou réel-désir, pris en dessous des conditions
minima d’identité »585 . Lorsque Deleuze et Guattari
recommandent de ne pas se moquer du « panthéisme des
flux » qui anime les textes de Lawrence cités en exemple, ils
préviennent aussi une critique à laquelle leur propre position les
expose et soulignent la difficulté de leur entreprise de
désœdipianisation. Pourtant, comme nous l’avons déjà relevé,
la thèse d’un investissement libidinal immédiat de champs
politico-sociaux plus vastes que la personne sur laquelle
semble se polariser le désir se heurte à une première limite qui,
justement, tient à la nécessaire présence de la personne aimée
                                                                                                                       
584
Ibid., p. 420.
585
Ibid., p. 421 : « Placer la femme sur un piédestal, par exemple, ou au
contraire la rendre indigne de toute importance : en faire une ménagère
modèle, une mère ou une épouse modèle, ce sont simplement les moyens
de se dérober à tout contact avec elle. Une femme ne figure pas quelque
chose, elle n’est pas une personnalité distincte et définie […] ». La question
de la relation à autrui, et, en particulier la théorie des relations amoureuses,
selon Deleuze et Guattari, est l’objet de mon article sur « Perversion et
relation à l’autre selon Deleuze » in REVISTA FILOSOFÍA UIS, 2014.

411  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pour la conscience désirante : « la libido ne passe dans la


conscience qu’en rapport avec tel corps, telle personne qu’elle
prend pour objet »586. Le « choix d’objet » tend nécessairement
à anthropomorphiser la sexualité. Faut-il considérer que ces
objets auxquels s’adresse le désir entrent dans un rapport de
représentation avec les champs sociaux réellement investis par
la vie pulsionnelle ? La personne aimée est-elle représentant de
la pulsion ? Les formulations de L’Anti-Œdipe peuvent laisser
entendre « Les amours et la sexualité sont les exposants ou les
gradimètres, cette fois inconscients, des investissements
libidinaux du champ social. Tout être aimé ou désiré vaut pour
un agent d’énonciation collectif »587.
Il s’agit seulement de constater que nos choix
amoureux sont à la croisée de « vibrations », c’est-
à-dire expriment des connections, des disjonctions,
des conjonctions de flux qui traversent une société,
y entrent et en sortent, la reliant à d’autres
sociétés, antiques ou contemporaines, lointaines
ou disparues, mortes ou à naître, Afriques et
Orients, toujours par le fil souterrain de la libido.
Non pas des figures ou des statues géo-
historiques, encore que notre apprentissage se
fasse plus volontiers avec elles, avec des livres,
des histoires, des reproductions, qu’avec notre
maman. Mais des flux et des codes de socius qui
ne figurent rien, qui désignent seulement des
zones d’intensité libidinale sur le corps sans
organes, et qui se trouvent émis, captés,

                                                                                                                       
586
Ibid., p. 349.
587
Ibid., p. 423.

412  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

interceptés par l’être que nous sommes alors


déterminés à aimer, tel un point-signe, un point
singulier dans tout le réseau du corps intensif qui
588
répond à l’Histoire, qui vibre avec elle.

Le « point-signe », mentionné comme ce sur quoi se polarise


le désir amoureux, est un concept formé par Guattari dans un
texte dense et elliptique inspiré par les séminaires de Lacan,
« D’un signe à l’autre »589. L’ambition de ce texte est « de
proposer un prototype unique de signe qui permettrait, à lui
seul, de rendre compte de toute la création »590. Par point-
signe, Guattari entend une entité « unique et insécable » qui se
télescope avec d’autres point-signes, peut former des chaînes
avec eux et qui, « ne renvoyant qu’à lui-même, ne renvoie à
rien »591. L’ « être que nous sommes […] déterminés à aimer,
tel un point-signe » n’est donc pas dans un rapport de
représentant à représenté à l’égard du champ social réellement
investi par le désir, mais se trouve lui-même immergé dans ce
champ dont il tient et met en mouvement tous les fils, à la
manière de la proie prise dans la toile d’araignée, pour
reprendre la comparaison qui clôt Proust et les signes : la
scène du premier baiser du narrateur à Albertine révèle la

                                                                                                                       
588
Ibid., p. 422.
589
F. GUATTARI, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 131 ssq.
590
Ibid., p. 135.
591
Ibid., p. 133.

413  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

condition du « Narrateur-araignée » qui « recueille la moindre


vibration qui se propage à son corps en onde intensive, et qui la
fait bondir à l’endroit nécessaire »592. La question « Qu’est-ce
que percevoir l’être aimé ? » reçoit deux types de réponses
équivalentes chez Deleuze : 1°) percevoir les vibrations
produites par un point-signe, vibrations qui traversent le corps
comme une onde et que détecte le corps sans organes comme
« ébauche intensive » éveillée par ces ondes593 ; 2°) expliquer
ou développer le paysage-monde enveloppé ou impliqué dans
le visage de la personne aimée. Mais quelque forme
qu’emprunte la détermination du rapport entre l’être aimé et le
champ qu’investit la libido conçue comme ensemble de flux,
Deleuze et Guattari en tirent le moyen d’affirmer la thèse
fondamentale de la schizo-analyse selon laquelle « tout
investissement est social ». Que tout investissement soit social
n’exclut pas qu’il mette en jeu l’ordre moléculaire du réel, à
savoir le plan où se meuvent et s’activent les machines
désirantes. La distinction du molaire et du moléculaire n’est pas
une simple distinction qui se superpose à celle du collectif et du
particulier, ni même une dualité claire :
                                                                                                                       
592
PS, p. 218 : « Le Narrateur-araignée, dont la toile même est la Recherche
en train de se faire, de se tisser avec chaque fil remué par tel ou tel signe :
la toile et l’araignée, la toile et le corps sont une seule et même machine ».
593
Ibid., p. 218.

414  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Les micro-multiplicités désirantes ne sont pas


moins collectives que les grands ensembles
sociaux proprement inséparables et constituant
une seule et même production. De ce point de vue,
la dualité des pôles passe moins entre le molaire
et le moléculaire qu’à l’intérieur des
investissements sociaux molaires, puisque de
toute façon les formations moléculaires sont de
594
tels investissements.

Il y a donc identité entre molaire et moléculaire dans la


mesure où « il n’y a pas de formation moléculaire qui ne soit par
elle-même investissement de formation molaire »595. Cette
identité ou plutôt, ce rapport de disjonction inclusive est indiqué
sous la forme d’une imbrication ou d’une complémentarité : les
machines désirantes peuplent les machines sociales ou les
« séquence[s] de désir se trouve[nt] prolongée[s] par une série
sociale »596 . L’activité de l’inconscient a pour corrélat un espace
à l’échelle molaire :
L’inconscient, c’est une substance à fabriquer, à
faire couler, un espace social et politique à
conquérir. Il n’y a pas de sujet du désir, pas plus
que d’objet. […] Seuls les flux sont l’objectivité du
désir lui-même. Le désir est le système des signes
a-signifiants avec lesquels on produit des flux
d’inconscient dans un champ social. Pas
d’éclosion de désir, en quelque lieu que ce soit,
petite famille ou école de quartier, qui ne mette en
question les structures établies. Le désir est

                                                                                                                       
594
AŒ, p. 407.
595
Ibid., p. 406.
596
Ibid., p. 407.

415  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

révolutionnaire parce qu’il veut toujours plus de


597
connexions et d’agencements.

L’exigence pulsionnelle d’un investissement immédiat du


code social, la propension du désir à investir des ensembles
sociaux donnent lieu à une intégration du moléculaire dans le
molaire. L’opposition entre molaire et moléculaire, qui suggère
un rapport d’exclusion entre d’un côté « des lignes d’intégration
paranoïaques, signifiantes et structurées » et, d’autre part,
« des lignes de fuite schizophréniques, machiniques et
dispersées », doit en vérité être interprétée comme un rapport
de force entre deux dimensions inséparables du réel où tantôt
le moléculaire domine les grands ensembles, les sature au
point de les décomposer ou de les faire fuir, tantôt le molaire et
les grands ensembles grégaires intègre le moléculaire en
pétrifiant ses flux598. Deleuze et Guattari reconnaissent qu’ils
font varier leur propre terminologie en déplaçant la dualité du
moléculaire et du molaire à l’intérieur du massif biface constitué
par la réalité de leur nécessaire co-implication : le moléculaire
en tant que tel ne peut pas ne pas investir les grands
ensembles sociaux. Dès lors, comment concevoir le rapport de
domination établi entre molaire et moléculaire ? À quoi tient qu’il

                                                                                                                       
597
D, p. 97.
598
Ibid.,, p. 407-408.

416  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

bascule en faveur de celui-ci ou de celui-là ? Et d’où provient le


parti pris deleuzo-guattarien de faire l’éloge de la fuite
schizophrénique au détriment de l’ordre politico-social des
grands ensembles ? Le présupposé implicite semble être que la
tendance à la coagulation ou à la pétrification dans un ordre
molaire, toujours référé à une pulsion de mort, s’impose
spontanément avec plus de force que la tendance à la fuite
salutaire et libératrice dont le schizophrène indique la voie,
comme si la néguentropie semblait toujours en passe de
l’emporter sur l’entropie. En d’autres termes, tout se passe
comme si le pouvoir était, contrairement à ce qu’établissent les
présupposés anthropologiques et politiques d’un Hobbes ou
d’un Schmidt, moins fragile, moins précaire que les forces de
dissolution qui lui font face. L’évaluation comparée de la vie
ordonnée aux grands ensembles, aux « grandes formes de
grégarité » et de la vie où prédominent les phénomènes
moléculaires transparaît dans l’idée, empruntée à Blanchot,
d’un courage de fuir face à la « dérive mystérieuse » qui tend à
emporter vers la mort, « grand mouvement immobile »599. Les
deux points essentiels de cette évaluation sont d’une part la
continuité entre le schizophrène et le révolutionnaire et d’autre
part la tendance inertielle des ensembles molaires. Tout
                                                                                                                       
599
Ibid., p. 408.

417  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’abord, Deleuze et Guattari précisent l’articulation entre la


figure du schizophrène et celle du révolutionnaire, celui-là se
singularisant par son incapacité à supporter « l’argent, la
bourse, les forces de mort, disait Nijinsky – valeurs, morales,
patries, religions et certitudes privées » et par une certaine
propension à se marginaliser, celui-ci se caractérisant par sa
capacité faire fuir le social « par la multiplicité de trous qui le
rongent et le percent, toujours en prise directe sur lui, disposant
partout les charges moléculaires qui feront sauter ce qui doit
sauter, tomber ce qui doit tomber »600. Le schizophrène se
signale par une déficience qui n’est que l’envers d’un
investissement immédiat du champ social, tandis que le
révolutionnaire convertit en force de transformation cette
impuissance et restaure la capillarité entre les grands
ensembles molaires et le comportement du réel moléculaire. Le
passage de la condition de l’un à celle de l’autre, présenté
comme passage du potentiel à l’actuel, est assuré par un savoir
ou savoir-faire : « Du schizo au révolutionnaire il y a seulement
toute la différence de celui qui fuit, et de celui qui sait faire fuir
ce qu’il fuit, crevant un tuyau immonde, faisant passer un
déluge, libérant un flux, recoupant une schize »601. La schizo-

                                                                                                                       
600
Loc. cit.
601
Loc. cit.

418  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

analyse s’inscrit dans la série des opérateurs garants de la


conversion de la fuite schizophrénique en un « faire fuir »
révolutionnaire en tant qu’elle propose un critère de
discrimination entre le comportement du molaire et celui du
moléculaire, c’est-à-dire entre deux types de mouvements de
fond. En effet, le révolutionnaire reçoit sa détermination de son
opposition ou de sa résistance face à une tendance inertielle
des grands ensembles donnée pour première, si bien que la
fuite révolutionnaire prend des allures d’immobilité conquise et
que le conformisme, dérivé de celle-ci, devient une « contre-
fuite » réactionnaire. Tel est l’enjeu de la référence au texte de
Blanchot qui marque un clivage entre deux modes d’être
antagonistes : d’un côté, l’ignorance liée à la foi en des valeurs
solidaires des « séjours trompeurs que le monde aménage pour
ceux qui pensent se tenir ainsi debout et au repos, parmi les
choses stables », de l’autre, la résistance née de « la révélation
de la dérive mystérieuse », résistance contre l’illusion d’une
stabilité et contre la marche à la mort que celle-ci dissimule. La
condamnation éthico-politique du type de vie dominé par les
investissements conformistes se fonde donc sur la discordance,
en celui-ci, entre la croyance en une stabilité institutionnelle et
la réalité de la dérive sous-jacente - cet écart, nous allons le
voir, est précisément ce qui est en jeu dans la distinction

419  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

topique entre investissement inconscient et investissement


préconscient. Comme souvent dans L’Anti-Œdipe, la
présentation des données du problème semble seulement
binaire : « Le choix n’est qu’entre deux pôles, la contre-fuite
paranoïaque qui anime tous les investissements conformistes,
réactionnaires et fascisants, la fuite schizophrénique convertible
en investissement révolutionnaire »602 . Mais l’opposition entre
ces deux pôles (schizophrénique/paranoïaque), entre les deux
régimes de la production (désirante/sociale) ou entre les deux
échelles de réalité (moléculaire/molaire) enveloppe des
rapports plus complexes puisque c’est toujours au sein d’un
même plan immanent qu’il s’agit d’articuler ces différents
registres et que des binarités ou dualismes simples et
substantialisés impliqueraient un clivage du plan où s’accomplit
l’auto-production du réel, indivisiblement comme nature et
comme histoire. La critique des dualismes pulsionnels freudiens
topique (pulsions du moi/pulsions d’objet) et dynamique
(pulsion de vie/pulsion de mort) est menée au nom du
fonctionnalisme de l’inconscient et suppose qu’on leur substitue
une autre forme d’articulation entre la production désirante et le

                                                                                                                       
602
Loc. cit.

420  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

principe de limitation de celle-ci603 : l’opposition des formations


molaires et des formations moléculaires est nuancée par le
nécessaire investissement de celles-là par celles-ci (il n’y a pas
de flux sans codes sociaux), ce qui implique un rapport
immanent et dynamique entre la production désirante et la
production sociale, rapport analysable en termes de relation de
puissance ou de domination. D’où tout un espace de positions
possibles entre les deux pôles purs de la fuite schizophrénique
et de la contre-fuite paranoïaque, positions qui s’échelonnent
en fonction des types d’investissements libidinaux. Il y a donc
moins opposition ou binarité entre la production désirante et la
production sociale que rapports variables et complexes entre
les deux régimes de synthèses (usage immanent ou usage
transcendant) identiques en nature : le problème consiste
moins à évacuer l’un des régimes qu’à évaluer jusqu’où la
production sociale inhibe la production désirante ou la tolère.
Dans un tel rapport complexe et dynamique de co-animation
des synthèses inconscientes par deux régimes distincts, il ne
peut pas davantage y avoir de réduction de l’un à l’autre, la
production désirante, telle que l’expose le premier chapitre de

                                                                                                                       
603
Ibid., p. 398 : « Les dualités topique et dynamique ont pour but d’écarter
la point de vue de la multiplicité fonctionnelle qui, seul, est économique ».

421  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’Anti-Œdipe, étant invivable, insupportable par toute formation


sociale et constituant la limite de la production sociale604.

Il s’agit donc, dans un premier temps, de prendre la mesure


de cette dérive constitutive des grands ensembles molaires et
de cerner les conditions de leur genèse605. Quelle est
exactement cette tendance de fond, cette marche à la mort des
grands ensembles et de ceux qui, de façon réactive, fuient
devant la fuite révolutionnaire ? La réponse à cette question,
dont dépend le bien fondé de l’évaluation critique deleuzo-
guattarienne d’un pouvoir toujours prompt à basculer dans
l’excès de pouvoir, se trouve dans le processus de
subordination des phénomènes moléculaires aux grands
ensembles grégaires. Ce processus correspond à l’intégration
de l’énergie ou des forces moléculaires et nous ramène à
l’exigence métapsychologique d’un appareil intégrateur capable
de prendre en charge la vie pulsionnelle : « Rappelons les
grands traits d’une formation molaire ou d’une forme de
grégarité. Elles opèrent une unification, une totalisation des
forces moléculaires par accumulation statistique obéissant à

                                                                                                                       
604
Ibid., p. 40 et p. 121.
605
Ibid., p. 409 : Prendre la mesure de la « dérive mystérieuse » constitue
aussi la première tâche du révolutionnaire : « D’abord [le révolutionnaire]
essaie de prendre ce mouvement à son compte ».

422  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

des lois de grands nombres »606 . Toute cette séquence


argumentative sur la construction des ensembles molaires se
modèle sur le schème du passage d’une station
hypocondriaque où l’énergie libidinale reflue sur un organe
métamorphique douloureusement investi et chargé de
combattre ou de retarder l’invention d’un appareil psychique
intégrateur et la division du corps glorieux en un corps divisé en
zones érogènes qualifiées à un état où une telle division est
acquise. Elle élucide a posteriori et en retour la critique deleuzo-
guattarienne de l’idéalisme du désir en dévoilant la racine de
celui-ci et sa connivence avec la notion d’organisme. Le
surgissement du manque dans le désir ou encore, selon une
formule qui indique clairement que le désir ne saurait secréter le
vide et qu’on ne peut rapporter l’un à l’autre que de façon
extérieure, « la soudure du désir avec le manque » s’effectue à
la faveur de l’instauration d’un nouvel ordre construit selon le
schéma d’un tout organisant des parties qui ne tiennent leur
sens et leur répartition que de lui et qui, parce qu’elles entrent
dans un ordre hiérarchisé, en viennent à se définir par leur
incomplétude par rapport à lui. Le négatif, le lien nécessaire
entre la présence de l’objet partiel et l’absence du tout, absence
présentée comme la part manquante de la partie et qui définit la
                                                                                                                       
606
Ibid., p. 409.

423  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

position dépressive, s’introduit alors dans les coupures-flux de


la production désirante :
Cette unité put être l’unité biologique d’une species
ou l’unité structurale d’un socius : un organisme,
social ou vivant, se trouve composé comme un
tout, comme un objet global ou complet. C’est par
rapport à ce nouvel ordre que les objets partiels
d’ordre moléculaire apparaissent comme un
manque, en même temps que le tout lui-même est
dit manquer aux objets partiels. C’est ainsi que le
désir sera soudé au manque. Les mille coupure-
flux qui définissent la dispersion positive dans une
multiplicité moléculaire sont rabattues sur des
vacuoles de manque qui opèrent cette soudure
607
dans un ensemble statistique d’ordre molaire.

L’exemple donné dans l’argumentation de L’Anti-Œdipe pour


illustrer l’apparition du manque lors du passage d’un ordre
moléculaire, où le désir investit de manière immanente,
constitutive et sans but le champ social, à un ordre molaire qui
suspend le désir au manque d’un objet est emprunté à la
Métapsychologie de Freud : l’usage psychotique de la
chaussette perçue comme « multiplicité moléculaire », comparé
à son usage névrotique, qui l’appréhende comme « objet global
et manque molaire », indiquent que la distinction entre névroses
et psychoses ne passe pas, pour Deleuze et Guattari, entre un
rapport au réel tantôt écrasant pour le désir (névrose), tant
écrasé par le désir (psychose), mais bien plutôt entre un régime
                                                                                                                       
607
Loc. cit.

424  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de production où s’exprime sans entraves le fonctionnement


réel de l’inconscient (production désirante) et un régime de
production où les synthèses sociales détournent ce
fonctionnement réel en fixant des buts, des intérêts608 :
[…] plus généralement, c’est la transformation
statistique de la multiplicité moléculaire en
ensemble molaire qui organise le manque à
grande échelle. Une telle organisation appartient
essentiellement à l’organisme biologique ou social,
species ou socius. Il n’y a pas de société qui
n’aménage le manque en son sein, par des
moyens variables qui lui sont propres (ces moyens
ne sont pas les mêmes, par exemple, dans une
société de type despotique, ou dans une société
capitaliste où l’économie de marché les porte à un
degré de perfection inconnu jusqu’alors). Cette
soudure du désir avec le manque, c’est
précisément ce qui donne au désir des fins, des
buts ou des intentions collectives et personnelles –
au lieu du désir pris dans l’ordre réel de sa

                                                                                                                       
608
Ibid., p. 409 : « Freud montrait bien en ce sens comment l’on passait des
multiplicités psychotiques de dispersion, fondées sur les coupures ou
schizes, à de grandes vacuoles déterminées globalement, du type névrose
ou castration. » La même référence à Freud, ici crédité de cette découverte,
sert, dans le deuxième chapitre de Mille plateaux, à marquer au contraire les
limites de l’approche psychanalytique de la psychose et sa propension
réductrice à prendre la névrose pour modèle d’intelligibilité du
fonctionnement de l’inconscient : « À peine a-t-il découvert le plus grand art
de l’inconscient, cet art des multiplicités moléculaires, que Freud n’a de
cesse de revenir aux unités molaires, et de retrouver ses thèmes familiers, le
père, le pénis, le vagin, la castration… » (MP, p. 39-40). On voit comment
psychanalyse contribue, selon Deleuze et Guattari, à prolonger sur un plan
épistémologique, dans la théorie de l’inconscient qu’elle propose, l’opération
d’écrasement de la production désirante par la production sociale. Nous
reviendrons sur ces « paralogismes » de la psychanalyse.

425  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

production qui se comporte comme un phénomène


609
moléculaire dépourvu de but et d’intention.

Si l’organisme biologique est finalement désigné comme ce


qu’il s’agit de défaire, c’est bien parce qu’il constitue
originellement le paradigme d’une organisation, conçue sous la
dépendance d’une unité structurale ou d’une totalité, dont les
effets pervers se manifestent, de façon éclatante, à l’échelle
molaire et sociale des grands ensembles grégaires. La notion
nietzschéenne de « formations de souveraineté » permet à
Deleuze et Guattari de déterminer le processus d’intégration du
moléculaire dans les ensembles statistiques molaires. La thèse
de Nietzsche est que les « formations de souveraineté » sont
produites par une sélection qui « s’exerce le plus souvent en
faveur du plus grand nombre » au détriment des singularités,
écrasées ou régularisées : « ce n’est pas la sélection qui
suppose une grégarité première, mais la grégarité qui suppose
la sélection, qui en naît »610. La « culture » constitue l’une des
clefs du processus de « sélection créatrice »611. La

                                                                                                                       
609
Ibid., p. 409-410.
610
Ibid., p. 410.
611
Loc. cit. Les guillemets qui enserrent le mot « culture » indiquent chez
Nietzsche, comme l’a montré Blondel dans Nietzsche, le cinquième
évangile ?, la mise à distance ironique d’un terme ou concept dont le
contenu est en voie de se nier. Deleuze et Guattari s’approprient dans
L’Anti-Œdipe la critique nietzschéenne de la culture conçue comme
« processus sélectif de marquage ou d’inscription [qui] invente les grands

426  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

détermination de la distinction entre révolutionnaire et


réactionnaire, ébauchée par la référence au texte de Blanchot,
est renforcée par l’opposition nietzschéenne, qui se superpose
à elle, entre « les privilégiés en petit nombre [qui] sont un
groupe de singularités et par là expriment la dévalorisation de
ce qui est grégaire [et les] défavorisés (les médiocres) » au
profit desquels sont éliminés les cas singuliers612. Il en découle
que, dans ce processus, les multiplicités moléculaires,
soumises à des « formes de grégarité exerçant la sélection »,
c’est-à-dire à des schèmes totalisants, unifiants et signifiants,
sont agglomérées en « ensembles molaires ou grégaires »,
ramenées à un ordre qui, parce qu’il évacue le hasard en
imposant des régularités, brise le fonctionnement machinique
moléculaire : « C’est pourquoi la statistique n’est pas
fonctionnelle, mais structurale, et porte sur des chaînes de
phénomènes que la sélection a mis déjà dans un état de
dépendance partielle (chaînes de Markoff) »613. Les chaînes de
points-signes aléatoirement obtenues sont reprises dans des
schèmes qui leur confèrent une valeur signifiante, désintègrent

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
nombres en faveur desquels elle s’exerce » et développent notamment cette
question au début du chapitre III (AŒ, p. 169-170).
612
P. KLOSSOWSKI, Nietzsche et le cercle vicieux, Paris, Mercure de
France, 1969, p. 176.
613
AŒ, p. 410.

427  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’« inorganisation réelle » des synthèses passives et recouvrent


l’écriture transcursive du réel d’une écriture discursive et
normée : le fonctionnalisme de l’inconscient qui commande le
comportement du réel moléculaire est alors neutralisé et le
désir qui, pris dans l’ordre réel de sa production […] se
comporte comme phénomène moléculaire dépourvu de but et
d’intention »614, est trahi. Tel est le principe de la subordination
du moléculaire aux grands ensembles ou encore de l’intégration
du moléculaire dans le molaire615.

                                                                                                                       
614
Loc. cit.
615
Une telle subordination n’implique cependant pas une extériorité du
molaire par rapport à l’inconscient, comme le préciseront Deleuze et Guattari
dans Mille plateaux : « Il ne suffit […] pas d’attribuer au préconscient les
multiplicités molaires ou les machines de masse, en réservant pour
l’inconscient un autre genre de machines ou de multiplicités. Car ce qui
appartient de toutes manières à l’inconscient, c’est l’agencement des deux,
la manière dont les premières conditionnent les secondes, et dont les
secondes préparent les premières, ou s’en échappent, ou y reviennent : la
libido baigne tout. Tenir compte de tout à la fois – la manière dont une
machine sociale ou une masse organisée ont un inconscient moléculaire qui
ne marque pas seulement leur tendance à la décomposition, mais des
composantes actuelles de leur exercice et de leur organisation mêmes ; la
manière dont un individu, tel ou tel, pris dans une masse, a lui-même un
inconscient de meute qui ne ressemble pas nécessairement aux meutes de
la masse dont il fait partie ; la manière dont un individu ou une masse vont
vivre dans leur inconscient les masses et les meutes d’une autre masse. »
(MP, p. 48-49). Dans une conférence prononcée en 1973, Deleuze évoque
la principale différence qui lui semble séparer la perspective adoptée dans
L’Anti-Œdipe de celle qui gouverne ses recherches immédiatement
postérieures à la parution du premier tome de Capitalisme et schizophrénie
et donneront lieu à Mille plateaux : « […] le premier tome de L’Anti-Œdipe a
consisté dans le fait d’établir des espèces de dualités. Il y avait, par

428  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Les commentaires de Pierre Klossowski au sujet des


« formations de souveraineté » donnent son soubassement à la
reconstruction deleuzo-guattarienne de la pulsion du point du
vue de son but et à la topique esquissée dans L’Anti-Œdipe.
Dans le cadre de notre effort de détermination de la structure
théorique de la métapsychologie que constituent Deleuze et
Guattari, il nous faut cerner l’usage et la portée de leur
appropriation des analyses de Klossowski. Dans l’une des
sections de son livre sur Nieztsche et le cercle vicieux,
Klossowski s’emploie à commenter le concept d’éternel retour à
la lumière de quatre fragments qui exposent une conception de
la structure du monde en termes d’énergie. La thèse principale
de Nietzsche, selon lui, se résume à la nécessité, une fois
atteint un certain point d’accumulation énergétique, d’une
nouvelle distribution : telle est la « loi de rupture d’équilibre » qui
se fonde sur le « fait qu’un état d’équilibre ne soit jamais atteint

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
exemple, une dualité entre la paranoïa et la schizophrénie, et nous pensions
découvrir une dualité de régimes entre un régime paranoïaque et un régime
schizophrénique. Ou bien, cette dualité que nous avons essayé d’établir
entre le molaire et le moléculaire. Il fallait en passer par là. Je ne dis pas que
nous dépassons ça, mais cela ne nous intéresse plus. À présent, ce que
nous voudrions tenter de montrer, c’est comment l’un est ancré à l’autre, que
l’un est lié à l’autre. C’est-à-dire comment, finalement, c’est au sein des
grands ensembles paranoïaques que s’organisent des petites fuites
schizophréniques » (ID, p. 388). Le lien entre les grands ensembles et le
moléculaire est en réalité déjà clairement énoncé dans L’Anti-Œdipe. Il sera
plus explicitement thématisé dans Mille plateaux.

429  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

prouve qu’il est impossible »616. Klossowski fait observer que,


dans ces fragments, il n’est « aucun terme qui ne puisse
immédiatement s’appliquer à l’état psychique, soit au monde
pulsionnel »617. En transposant la logique des forces
nietzschéennes au domaine de la vie pulsionnelle, Deleuze et
Guattari ne font donc que développer une intuition de
Klossowski. Au cœur de cette logique des forces, dont nous
allons ressaisir les principaux traits en en traduisant les
incidences sur le domaine de la vie pulsionnelle, la loi de
rupture d’équilibre, qui met en déroute le principe de constance
en même temps qu’elle rend caduque la notion de but ou
d’intention consciente, régit le comportement de l’énergie et
l’identifie au comportement de la puissance comprise comme
volonté de puissance. L’absence de but et de sens de l’énergie
impliquent aussi son absence de durée ou d’équilibre : « ni
l’énergie ni l’intensité ne cherchent une durée »618. Il en résulte
une distinction manifeste entre le comportement de l’énergie,
qui résorbe toute intention dans l’intensité, et le comportement
des organismes, dont l’accroissement de la puissance
« s’achève dans la jouissance d’un accomplissement, à la fois

                                                                                                                       
616
P. KLOSSOWSKI, op. cit., p. 163.
617
Ibid., p. 164.
618
Ibid., p. 168.

430  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sens et but réalisés en tant que durée d’un ensemble »619.


Klossowski relève alors une difficulté dans le choix fait par
Nietzsche du monde organique comme paradigme de la volonté
de puissance : celui-ci offre bien une image d’une coexistence
de forces en lutte pour s’emparer de la puissance, c’est-à-dire
l’image du « vouloir la puissance », mais il reste ordonné à un
but, à un sens et à la recherche d’un état d’équilibre durable qui
font défaut à l’énergie. Affirmer que l’énergie et son économie
propre forme la structure de l’être et que le monde organique,
théâtre d’un lutte pour la domination, est le modèle adéquat de
la volonté de puissance introduit une contradiction dans la
doctrine de Nietzsche :
[Ce fragment réserve] des difficultés quant à la
cohérence de la doctrine que Nietzsche veut
élaborer, dès qu’il reviendra au niveau humain des
sociétés – des formations de souveraineté – et que
Nietzsche introduira une notion de volonté de
puissance, telle que la manifesterait la vie
organique, où la volonté d’un but et d’un sens,
nécessaire à la puissance de formations de
souveraineté, se trouvera dans un rapport
discordant avec l’absence de but et de sens qui
caractérise le comportement de l’énergie
quantitative, et plus particulièrement le « signe »
même du Cercle Vicieux en tant qu’Éternel Retour.
En effet, si la volonté de puissance est à l’origine
de toute manifestation de l’existence et reste sous-
jacente à toute aspiration, nous ne pouvons plus
parler de but ni de sens en soi : une action due à

                                                                                                                       
619
Loc. cit.

431  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

un rapport de forces supprime la notion de cause


et d’effet. « Il n’y a que des conséquences de
quelque chose d’imprévisible, et ce qui serait
calculable après coup ne serait pas autant
nécessaire. Dans ce cas, aucun but n’est jamais
620
atteint que par un concours de hasards.

On peut déjà entrevoir, dans ce texte, comment la reprise du


schème nietzschéen des « formations de souveraineté » dans
L’Anti-Œdipe comme moyen de concevoir l’intégration des
phénomènes moléculaires et de leur comportement sans
intention ni but, dont la détermination théorique est calquée sur
le comportement de l’énergie selon Nietzsche, menace aussi
d’importer la contradiction ou l’incohérence que pointe ici
Klossowski à l’intérieur du dispositif conceptuel deleuzo-
guattarien. Même si la compatibilité entre la théorie
énergétique et la théorie biologique se vérifie doublement, tant
au point de vue d’une équivalence entre, d’une part, la
discordance entre énergie et état d’équilibre et d’autre part la
discordance entre puissance et conservation de soi (la volonté
de puissance étant volonté d’accroissement), qu’au point de
vue de l’expérience de l’Éternel Retour, « tout le paradoxe de la
volonté de puissance, en tant qu’elle dépendrait du mouvement
circulaire de l’énergie, éclate, aussitôt que Nietzsche la croit
retrouver dans la vie organique et plus particulièrement au
                                                                                                                       
620
Ibid., p. 158.

432  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

niveau des sociétés humaines »621. Cette contradiction se


signale dans le malaise qui s’empare de l’individu, tiraillé entre
l’« impatience » du comportement de l’énergie et la « sécurité »
du comportement organique en quête d’équilibre et de durée.
C’est finalement sur l’individu, désigné par le terme de
« suppôt » dans la terminologie propre à Klossowski, que
s’exerce la force de la contradiction ou du paradoxe : tantôt le
suppôt, excédé par la charge d’une force en voie
d’intensification et déterminée à détruire ce qui contient ou
enraye son accroissement, ne peut plus supporter la volonté de
puissance, tantôt l’intensité vécue dans l’Éternel Retour le jette
hors de lui-même, le convertit en sujet résiduel, état intensif
consommé. L’opération philosophique de Nietzsche consiste
alors à intégrer un sens et un but dans la circularité de l’Éternel
Retour en dédoublant la notion de but en un but pour les
individus et un but de l’énergie (ou de la volonté de puissance) :
Or, s’agissant de vouloir plus de puissance et,
selon l’impératif du Retour, de re-vouloir la vie,
selon l’intensité, dès que dans sa consultation de
la théorie de l’énergie concurremment à celle de la
biologie, soit relatives à la croissance et au
dépérissement des organismes, Nietzsche les
appliquait à la vie des sociétés et des individus
(celles-là se décomposant au profit de ceux-ci) il
en arrivait, conformément à ses propres
aspirations, à exiger des uns et des autres
                                                                                                                       
621
Loc. cit.

433  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

phénomènes comme une démonstration


contradictoire de sa propre doctrine : si la même
puissance, dépourvue de tout sens et de tout but
en tant qu’énergie, se retrouvait dans la vie des
organismes, au niveau historique des sociétés
humaines, en tant que volonté (de puissance)
poursuivant un but, celui de durer obéissant au
sens que ces organismes se donnaient, il fallait
que cette volonté n’eût d’autre objet que cette
puissance en tant qu’énergie dépourvue de tout
sens et de tout but. L’énergie ne supporte aucun
équilibre, le mouvement du Cercle qui la désigne le
lui interdit ; la vie organique recherche cet équilibre
qu’elle met un long temps à trouver ; et enfin
l’individu qui procède de l’impatience de l’une et de
la sécurité de l’autre y trouve finalement son
malaise. Nietzsche se déterminera à inscrire un
but et un sens, en raison de ce malaise, dans le
Cercle vicieux, sans pour autant avouer que le
622
Cercle même serait ce but et ce sens.

Nietzsche semble renier son combat contre


l’anthropomorphisme en réintroduisant les catégories de sens
et de but qu’inventent les formations de souveraineté pour
exercer leur pouvoir de domination. Mais ces buts, dans le
même mouvement atteints et dépassés, révèlent négativement
l’essence de la volonté de puissance comme relation à soi, que
l’on comprenne cette auto-relation comme une auto-extension
où la croissance alterne avec le dépérissement (modèle
biologique) ou comme une égalité à soi-même où la quantité
d’énergie reste identique, les variations intensives s’exprimant
                                                                                                                       
622
Ibid., p. 168-169.

434  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans les figures en nombre fini d’une combinatoire (modèle


physico-cosmologique). La conséquence du dédoublement du
but est une dévalorisation de la conscience :
Si l’énergie dépasse le but atteint, c’est aussi que,
non seulement elle est à elle-même son but, mais
que les moyens l’emportent sur la fin – ce qui dans
la suite des élaborations de Nietzsche sera d’une
grande importance : les moyens mis en œuvre
l’emportent sur le sens même que donne la
conscience au but poursuivi, l’inconscience du but
l’emportant sur celui consciemment fixé. C’est
pourquoi la conscience des moyens prime la
conscience d’une fin, il n’y a que les moyens qui
soient conscients : le fragment de conscience n’est
qu’un moyen de plus dans le développement et
623
l’extension de la vie.

L’auto-extension de la vie ou de l’énergie comme horizon


ultime ou but inconscient implique le caractère inessentiel de la
catégorie du but conscient et secondarise le rôle de la
conscience, dont le domaine d’exercice se restreint au champ
des moyens dans lequel elle-même prend place. L’idée
nietzschéenne de la conscience comme organon du corps se
déploie ici sous la forme de la dépendance du but
consciemment poursuivi par rapport au but inconscient qui
reconduit à l’auto-relation de la vie ou de l’énergie à elle-même.
Auto-relation synonyme d’impossibilité d’une décharge ou d’une
intégration de la totalité de l’énergie. Dès lors, la conséquence
                                                                                                                       
623
Ibid., p. 172.

435  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de la dissolution de la notion de but conscient ou de but de la


pulsion est l’intensification continue de cette pulsion qui, privée
de l’horizon d’une décharge ou d’une prise en charge dans un
appareil intégrateur, ne peut que s’investir elle-même à divers
degrés624 :
[…] alors qu’une puissance ne saurait ne pas
vouloir sans cesse plus de puissance – à partir de
quoi et comment lui faudra-t-il vouloir son
augmentation croissante si ce n’est qu’elle
s’assigne un but ? Le transgresse-t-elle, il lui en
faut un autre – jusqu’à ce que tous les buts
convenables aient été atteints. Or, déclare
Nietzsche, l’équilibre existerait alors et un état final
d’inertie. Et qu’aucun équilibre ne puisse jamais se
maintenir prouve qu’aucun but atteint puisse
jamais représenter l’absorption de la masse totale
de l’énergie : une disproportion du but et du moyen
de l’atteindre veut qu’il y ait ainsi une rupture
constante de l’équilibre. L’énergie surpasse
625
toujours le but.

L’impossibilité d’une intégration définitive de l’énergie


pulsionnelle signifie un déséquilibre permanent : la
transgression des buts successifs consciemment fixés suffit à

                                                                                                                       
624
La vie organique est une telle coexistence de forces exprimant des
rythmes divers selon leur degré d’évolution. Klossowski note que Nietzsche
est amené à « s’égarer dans des théories, appelées à être toujours révisées,
dépassées » et qui le portent à se contredire lorsqu’il abandonne le
paradigme d’une seule énergie à l’origine de tous les phénomènes
d’interactions pour chercher dans les lois de la biologie des modélisations
scientifiquement fondée de sa thèse d’une volonté de puissance (Ibid., p.
174).
625
Loc. cit.

436  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

prouver qu’autre chose est en jeu. Les crises, à la manière d’un


retour de la charge traumatique, c’est-à-dire d’une énergie
impossible à intégrer et ne se soutenant que d’elle-même dans
un intenable investissement de soi par soi, révèlent ainsi la
dimension trompeuse et superficielle des buts conscients
atteints et font apparaître, en même temps que la vanité du
sens, l’absurdité et l’insignifiance de la puissance en voie
d’auto-extension perpétuelle, « absurdité pure » par principe
réfractaire à toute interprétation ou à toute reprise dans un
schéma finaliste. Les formations de souveraineté ont
précisément pour fonction d’être des principes organisateurs
qui assurent les conditions sous lesquelles la volonté de
puissance accomplit son but :
La pensée fondamentale dégagée de la théorie de
l’énergie quantitative : l’insignifiance de la
puissance – de la puissance ininterprétable sous le
rapport de l’intention – comment Nietzsche va-t-il
l’appliquer à ce qu’il nomme les Herrschaftsgebilde
– les formations de souveraineté - ? Cette
insignifiance de la puissance, soit la violence
qu’elle exerce par son absurdité, ne pouvait
trouver dans ces formations de référence ailleurs
que dans le but inavoué donc inconscient qu’elles
poursuivaient – sous le couvert de significations et
de buts qui présidaient à leur constitution.
Inversement, ces formations de souveraineté ne
pouvaient non plus prétendre exercer l’absurde en
tant que violence – si elles ne s’assignaient un
sens – un sens auquel participait la servitude, les

437  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

forces asservies – et jamais ce sens ne pouvait


626
être celui de la pure absurdité.
L’absurdité d’un processus d’accumulation et d’auto-
accroissement indéfini, à l’image de l’auto-extension sans fin du
capital chez Marx, est le support de toutes les formations de
souveraineté qui ne peuvent exercer leur activité qu’en leurrant
les individus quant au sens des buts qu’elle leur assigne, c’est-
à-dire en transfigurant l’absurdité par voie de spiritualisation.
Mais une telle spiritualisation de l’absurdité de fond du
processus n’est pas le résultat d’un plan stratégiquement et
consciemment orchestré, et les formations de souveraineté ne
dominent pas leurs propres conditions d’exercice et les lois qui
gouvernent leur essor et leur déclin ne peuvent pas devenir
conscientes sans entraîner leur destruction :
Le propos de Nietzsche se fait plus clair dès que
les formations de souveraineté sont appelées par
lui à prendre conscience de la loi de rupture
d’équilibre qu’il s’efforce à présent de décrire pour
la prescrire comme une condition sine qua non de
leur action. À savoir que toute formation
souveraine aurait ainsi à prévoir le moment voulu
de sa désintégration : réinventer une signification
nouvelle à partir d’un nouveau but à poursuivre et
donc recréer de nouveaux organes, avouant de la
sorte que l’insignifiance étant suprême violence,
celle-ci ne peut-être exercée qu’au nom d’une
valeur (un sens) qui fasse apparaître la vie
absurde comme suprême richesse, et de la sorte
convertisse l’absurdité en spiritualité.

                                                                                                                       
626
Ibid., 174-175

438  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Aucune formation de souveraineté, pour qu’elle


se cristallise, ne supportera jamais cette prise de
conscience : car dès qu’elle en devient consciente
dans les individus qui la composent, ceux-ci la
627
décomposent.

Les formations de souveraineté n’ont pas accès à


l’intelligibilité du processus qu’elles accomplissent sous peine
de se décomposer de façon immédiate : le voile de l’illusion ne
peut pas être levé. C’est sur le principe que repose, nous allons
y revenir, la seule possibilité d’émancipation que propose
finalement L’Anti-Œdipe. La distinction nietzschéenne entre le
grégaire et le singulier, la médiocrité et l’aristocratie, se déduit
de l’inaptitude ou de l’aptitude à déceler l’absurdité de la
violence exercée par les formations de souveraineté. Or celles-
ci, et c’est à ce titre que Deleuze et Guattari font entrer cette
notion dans leur argumentation, ont une vocation sélective et
éliminent précisément le singulier au profit du grégaire qui
« exerce la violence au nom de la signification spécifique de
l’espèce »628.

Récapitulons brièvement les traits saillants de l’analyse de


Klossowski. Notre méthode consistera ici à vérifier si ces
déterminations théoriques impliquées dans l’idée

                                                                                                                       
627
P. KLOSSOWSKI, op. cit., p. 175.
628
Ibid., p. 176.

439  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

nietzschéenne/klossowskienne de « formation de
souveraineté » sont conservées dans l’argumentation de L’Anti-
Œdipe, permettant ainsi de clarifier celle-ci, ou si la greffe
conceptuelle des « formations de souveraineté » dans le texte
de Deleuze et Guattari s’accompagne de déplacements ou de
reconfigurations de ces déterminations, auquel cas il s’agira de
tirer les conséquences de ces transformations. Nous pouvons
résumer en quatre points la caractérisation des formations de
souveraineté par Klossowski : 1°) L’auto-accroissement de
l’énergie libidinale et l’auto-relation de la vie pulsionnelle
comme « mouvement immobile » transforment le but de la
pulsion, qui cesse d’être décharge pour devenir surcharge ; 2°)
La subordination du conscient, comme moyen de cet auto-
accroissement, à l’inconscient conduit à la négation du
caractère central du but conscient et contraint l’homme à une
existence de simple agent ou moyen de ce processus
inconscient ; 3°) L’invention d’illusions nécessaires, destinées à
masquer l’absurdité fondamentale du processus, entretient
l’asservissement et garantit la participation consentante des
plus dominés mais suppose aussi que les formations de
souveraineté soient elles-mêmes inconscientes des lois qui
sous-tendent leur fonctionnement ; 4°) La prescription
nietzschéenne d’une conversion de l’absurdité de la suprême

440  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

violence exercée par les formations de souveraineté et de


l’absurdité de la vie en valeur spirituelle consciemment
acceptée est un vœu pieux car une prise de conscience
annulerait l’existence de même ces formations. De quelle
manière ces thèses, centrées sur la vie pulsionnelle, sont-elles
donc transportées dans la construction deleuzo-guattarienne
d’une métapsychologie ? Le commentaire des fragments
nietzschéens par Klossowski a tout d’abord pour mérite de
permettre d’établir que la constitution et l’exercice de la
machine sociale s’effectuent de façon non stratégique, non
finalisée et non intentionnelle et de fonder la récusation d’un
finalisme en politique ou d’une rationalité des acteurs politiques.
Il permet aussi à Deleuze et Guattari d’affirmer la thèse d’un
fonctionnalisme de l’inconscient, d’annoncer la distinction
topique d’investissements inconscients et des investissements
préconscients d’intérêt et d’insister sur la présence
d’investissements libidinaux inconscients qui forment la trame
de l’infrastructure. Au-delà de ce double enjeu à la fois critique
et métapsychologique, si nous examinons les conditions de la
transposition dans L’Anti-Œdipe des thèses énumérées,
plusieurs questions se posent. En premier lieu, l’auto-relation
de la quantité d’énergie pulsionnelle dont le but est de maintenir
une égalité à soi ou de s’investir elle-même, et non d’être

441  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

absorbée ou dissipée, nous reconduit à la station


hypocondriaque, à cet effort d’investissement dans un organe
tenant lieu d’appareil psychique intégrateur d’une énergie
circulant en circuit fermé. Les formations de souveraineté
assument la fonction de l’organe hypocondriaque (et donc du
corps sans organes comme « organe quelconque » ou moyen
d’intégration provisoire de l’énergie) dont le métamorphisme
renvoie aux variations des formations qui se succèdent –
Klossowski parle lui-même de « nouveaux organes » à recréer
pour désigner les formations souveraines émergentes qui se
substituent aux formations désintégrées. Peut-on alors en tirer
une équivalence entre corps sans organes et formation de
souveraineté ? Autrement dit, le schème nietzschéen dégagé
par Klossowski est-il congruent au schème de la station
hypocondriaque qui rend compte de l’articulation des pièces de
l’inconscient machinique et détermine le sol ontologique que se
donne L’Anti-Œdipe ?

442  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

B. Corps sans organes et formation de


souveraineté : la genèse du social

Deleuze et Guattari montrent que les formations de


souveraineté ne sont que les conditions déterminées et
historiquement variables sous lesquelles la production désirante
est ou devient la production sociale :
Ce sont les corps pleins qui déterminent les
différents modes du socius, véritables ensembles
lourds de la terre, du despote, du capital. Corps
pleins ou matières vêtues, qui se distinguent du
corps plein sans organes ou de la matière nue de
la production désirante moléculaire. Si l’on
demande d’où viennent ces formes de puissance,
il est évident qu’elles ne s’expliquent par aucun
but, aucune fin, puisque c’est elles qui fixent les
buts et les fins. La forme ou qualité de tel ou tel
socius, corps de la terre, corps du despote, corps
du capital-argent, dépend d’un état ou d’un degré
de développement intensif des forces productives
en tant que celles-ci définissent un homme-nature
indépendant de toutes les formations sociales, ou
plutôt commun à toutes (ce que les marxistes
appellent « les données du travail utile »). La forme
ou qualité du socius est donc elle-même produite,
mais comme l’inengendré, c’est-à-dire comme le
présupposé naturel ou divin de la production
correspondante à tel ou tel degré, à laquelle elle
donne une unité structurale et des buts apparents,
sur laquelle elle se rabat et dont elle s’approprie
les forces, déterminant les sélections, les

443  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

accumulations, les attractions sans lesquelles


629
celles-ci ne prendraient pas un caractère social.

Il nous faut commenter ce passage essentiel de L’Anti-Œdipe,


qui développe la distinction entre la notion de corps sans
organes et celle de forme de souveraineté et introduit aussi une
distinction en droit entre « forme de souveraineté » et
« socius », celui-ci étant le résultat de celle-là, même s’il arrive
à Deleuze et Guattari d’employer indifféremment les deux
termes. Les formes de souveraineté sont les opérateurs de la
genèse du social. Rappelons-le, la production désirante ayant
comme corrélat des codes sociaux qu’elle investit ou dont elle
s’empare, l’idée d’une genèse du social à partir de la production
désirante asociale ne peut avoir d’autre statut que celui d’une
hypothèse méthodologique ou d’une reconstruction fictive :
l’idée d’un « homme nature indépendant de toutes les
formations sociales, ou plutôt commun à toutes » correspond à
un modèle pur et abstrait, à un état germinatif idéal dont les
formes de développement sont fonctions des « degrés de
développement intensif des forces productives ». Le
déploiement idéel du social est conçu comme un ensemble de
positions réparties sur une échelle intensive, c’est-à-dire sur un
axe de développement où se distribuent les différentes
                                                                                                                       
629
AŒ, p. 411.

444  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

formations sociales et les cultures qui les spécifient ; c’est


l’ensemble des codages sociaux, des marquages et des
inscriptions propres à chaque culture qui mobilise les synthèses
productives et les flux moléculaires en modifiant leur ordre. Les
opérations des formations de souveraineté ici énumérées –
sélections, accumulations, attractions – produisent, enregistrent
et consomment la matière de la vie pulsionnelle de telle sorte
qu’elle alimente la machine sociale comme un flux énergétique :
« prendre un caractère social » signifie donc, pour la production
désirante, être convertie par les forces productives qui codent
et qualifient les flux, passer sous la dépendance d’un exercice
transcendant et finalisé des synthèses machiniques de
l’inconscient. Précisons ces points en prenant appui sur les
références aux notions marxiennes de « données du travail
utile », de « formations sociales » et de « présupposé naturel
ou divin », qui appellent plusieurs remarques. L’occurrence de
la notion de « données du travail utile » dans L’Anti-Œdipe est
destinée, dans ce segment de l’argumentation, à mettre en
évidence l’idée de variations et d’échelonnement des formes de
vie et de production sociale. Le texte célèbre auquel renvoient
Deleuze et Guattari se situe au début de la troisième section du
Livre I du Capital ; Marx y décrit le procès du travail en ces
termes :

445  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Le procès du travail, tel que nous l’avons exposé


dans ses moments simples et abstraits, est une
activité qui a pour fin la fabrication de la valeur
d’usage, il est l’appropriation de l’élément naturel
en fonction des besoins humains, il est la condition
générale du métabolisme entre l’homme et la
nature, la condition éternelle de la vie des
hommes ; il est donc indépendant de telle ou telle
forme qu’elle revêt, mais au contraire également
commun à toutes ses formes sociales. Nous
n’avions donc pas besoin de présenter ici le
travailleur dans son rapport aux autres travailleurs.
Il suffisait de l’homme et de son travail d’un côté,
de la nature et de ses matières de l’autre. Pas plus
qu’on ne découvre d’après le goût du blé la
personne qui l’a cultivé, on ne voit dans ce procès
les conditions dans lesquelles il s’est déroulé, si
c’était sous le fouet brutal du surveillant d’esclaves
ou sous l’œil inquiet du capitaliste, si c’est
Cincinnatus qui le fait en cultivant ses deux
arpents ou le sauvage qui abat une bête armé d’un
630
seul caillou.

Le procès du travail apparaît, sous sa forme pure ou


abstraite, comme un métabolisme de l’homme avec la nature
en droit dissocié des formes sociales qui déterminent de
manière variable selon les époques (antique, féodale,
capitaliste, …) les conditions de la production et modulent la
détermination du concept de travail à l’intérieur des modes de
production considérés en qualifiant de manières diverses les
opérations qu’ils engagent. Etienne Balibar montre, dans Lire le
capital, qu’un mode de production est un « système de formes
                                                                                                                       
630
K. MARX, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 207.

446  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qui représente un état de la variation de l’ensemble des


éléments qui entrent nécessairement dans le procès
considéré »631. Les différents éléments qui entrent dans le
processus de production (travailleurs et formes de production)
sont donc les facteurs diversement agencés selon une
combinatoire définie, pour chaque combinaison qu’elle produit,
par des conditions historiques déterminées. Balibar isole les
deux premiers facteurs du procès de travail dans ce texte du
Capital qu’il cite :
Quelles que soient les formes sociales de la
production, les travailleurs et les moyens de
production en restent toujours les facteurs
(Faktoren). Mais les uns et les autres ne le sont
qu’à l’état virtuel (der Möglichkeit nach) tant qu’ils
restent séparés. Pour une production quelconque,
il faut leur combinaison (Verbindung). C’est la
manière spéciale d’opérer cette combinaison qui
distingue les différentes époques économiques par
632
lesquelles la structure sociale est passée.

Nous y trouvons l’idée d’un état virtuel où les facteurs


coexistent abstraitement et séparément. Leur actualisation
suppose leur mise en relation dans des formes solidaires des
époques que traverse la structure comme système de formes.
Aussi, comme l’écrit Marx, « Ce qui distingue une époque
                                                                                                                       
631
E. BALIBAR, « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme
historique » in Lire le capital, Paris, P.U.F., p. 435.
632
E. BALIBAR, « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme
historique » in Lire le capital, Paris, P.U.F., p. 436.

447  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

économique d’une autre, c’est moins ce que l’on fabrique que la


manière de le fabriquer […], les moyens de travail par lesquels
on fabrique »633. Et Marx précise cette distinction en qualifiant
les « moyens de travail » : « Les moyens de travail sont les
gradimètres du développement du travailleur, et les exposants
des rapports sociaux dans lesquels il travaille »634 . Les
« formations sociales » dépendent donc de cet état de
développement du travailleur et des moyens de production
conçus comme virtualité s’actualisant à divers degrés. Ainsi, la
« forme ou la qualité de tel ou tel socius, corps de la terre,
corps du despote, corps du capital-argent » dépend bien d’un
degré d’actualisation de l’état virtuel des facteurs : par exemple,
dans le capitalisme « ces éléments se réunissent dans les
mains du capitaliste : en qualité de mode d’existence productif
de son capital »635 . La notion de « formations de
souveraineté », réinterprétée au prisme de Marx, renvoie donc
à l’opérateur d’actualisation de facteurs abstraits et virtuels dont
la fonction consiste à réaliser la structure à chaque période
repérée. Une homologie entre la combinatoire à l’œuvre dans
les mutations de la structure chez Marx (combinaisons

                                                                                                                       
633
Ibid., p. 435.
634
Loc. cit.
635
Ibid., p. 436.

448  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

successives des facteurs du processus de production) et la


combinatoire cosmologique invoquée par Nietzsche dans son
exposition de l’Éternel retour (succession des formes de
souveraineté comme moyens ou organes toujours provisoires
de prise en charge de la volonté de puissance ou de relation à
soi de l’énergie) pourrait, en ce sens, justifier la superposition
des références ou des deux plans d’analyse simultanément
convoqués par Deleuze et Guattari. Rappelons que la notion de
« formation sociale » désigne chez Marx, comme le rappelle
Balibar, tantôt un concept empirique renvoyant à l’existence
concrète d’une formation où l’on rencontre des mixtes de
plusieurs modes de production distincts, tantôt un concept
abstrait rapporté à un seul mode de production et qui désigne
« l’objet de la science de l’histoire en tant qu’il est une totalité
d’instances articulées sur la base d’un mode de production
déterminé »636 . Les « formations sociales » de Marx, même
entendues en un sens abstrait, auraient donc pour équivalent,
dans le lexique deleuzo-guattarien, la notion de socius, plutôt
que celle de « formation de souveraineté ». Précisément, la
détermination de la notion de socius, en relation à celle de
« forme de souveraineté », est complétée par une autre
référence implicite à Marx déjà mentionnée dans le cadre de
                                                                                                                       
636
Ibid., p. 429.

449  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’exposition de la deuxième synthèse passive de l’inconscient :


la forme du socius est « elle-même produite, mais comme
l’inengendré, c’est-à-dire comme le présupposé naturel ou divin
de la production correspondante »637 . Deleuze et Guattari
ajoutent ici à leur caractérisation de la construction du social ou
du mode de production un élément supplémentaire, celui de
l’appropriation ou de l’attraction des forces. Ce que Marx vise
sous les termes d’« appropriation de la nature par l’homme » ou
encore d’« appropriation réelle, matérielle des moyens de
production par le producteur dans le procès de travail » nous
contraint, selon Balibar, à concevoir, entre les facteurs
élémentaires de production (travailleur et moyens de
production) une second type de relation que celle qui les
rassemble en une combinaison encore simple : cette seconde
forme de relation se définit comme « la capacité pour le
producteur direct de mettre en œuvre les moyens de production
sociaux »638. L’appropriation ou l’attraction dont parlent Deleuze

                                                                                                                       
637
AŒ, p. 411.
638
E. Balibar, op. cit., p. 439. Ainsi, dans cas du mode de production
capitaliste, « le travail individuel ne met pas en œuvre les moyens de
production de la société, qui sont les seuls moyens de production pouvant
fonctionner comme tels. Sans le « contrôle » du capitaliste, qui est un
moment techniquement indispensable du procès de travail, le travail ne
possède pas l’adéquation (Zweckmässigkeit) indispensable pour qu’il soit du
travail social, c’est-à-dire du travail utilisé par la société et reconnu par elle.

450  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et Guattari consiste donc à inscrire dans l’ensemble social


l’activité productive des individus pour que cette activité
devienne sociale, passe sous le contrôle de la société et serve
ses fins propres. Il s’ensuit que le concept de socius produit par
le développement des forces productives et par l’appropriation
réelle (ou organisation de la production) est toujours déterminé
par des conditions déterminées et constitue une totalité
complexe. Balibar met au travail le concept althussérien de
« totalité complexe » pour rendre compte des combinaisons
complexes composées par la conjonction et l’intrication des
deux types de relations qu’il distingue à titre de composantes
de la notion de mode de production : « la distinction de ces
deux relations nous permet […] de comprendre en quoi
consiste la complexité de la combinaison, complexité qui
caractérise la totalité marxiste par opposition à la totalité
hégélienne »639. À la différence de la production désirante à
l’état pur, où la production (ou omni-production) répond encore
au schème d’une combinatoire simple, la production sociale
correspond à une production complexe, au sens où l’entend
Balibar :

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
L’adéquation propre au mode de production capitaliste implique la
coopération et la division des fonctions de contrôle et d’exécution ».
639
E. Balibar, op. cit., p. 440.

451  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

[…] la production elle-même est une totalité


complexe, c’est-à-dire qu’il n’y a nulle part de
totalité simple, et nous pouvons donner un sens
précis à cette complexité : elle consiste en ce que
les éléments de la totalité ne sont pas liés une fois,
mais deux, par deux relations distinctes. Ce que
Marx a appelé la combinaison n’est donc pas
simplement un rapport des « facteurs » de toute
production entre eux, mais le rapport de ces deux
640
relations et leur interdépendance.

Nous cernons mieux les modalités du passage en droit de la


production désirante à la production sociale et l’opération de
sélection, de contrôle et d’inscription qu’effectue la formation de
souveraineté. Et nous pouvons maintenant préciser la thèse
d’une absence d’antériorité de la production désirante sur la
production sociale et approcher de plus près l’articulation de
l’une à l’autre. Althusser a insisté, à la suite de Marx, sur l’idée
que :
[…] le simple n’existe jamais que dans une
structure complexe ; l’existence universelle d’une
catégorie simple n’est jamais originaire, elle
n’apparaît qu’au terme d’un long processus
historique, comme le produit d’une structure
sociale extrêmement différenciée ; nous n’avons
donc jamais affaire, dans la réalité, à l’existence
pure de la multiplicité, qu’elle soit essence ou
catégorie, mais à l’existence de « concrets »,
d’êtres et de processus complexes et structurés.
C’est ce principe fondamental qui récuse à jamais
641
la matrice hégélienne de la contradiction.

                                                                                                                       
640
E. BALIBAR, op. cit., p. 440.
641
L. ALTHUSSER, Pour Marx, p. 201-202.

452  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La production désirante n’est pas la présupposition de la


production sociale : les deux types de production entrent dans
un rapport de production réciproque au sein d’une totalité
complexe où cohabitent des rapports de forces ou des
contradictions qui se développent. Nous n’affirmons pas ici que
L’Anti-Œdipe propose une philosophie structuraliste. Dans la
Théorie de la contradiction, Badiou formule une telle
équivalence en invoquant la commune opposition du
structuralisme et des « idéologies du désir » à la dialectique :
« En vérité, l’anarchisme est le simple envers du structuralisme
conservateur. Structuralisme et idéologies du Désir sont
profondément appariés. Bien loin de s’opposer, ils fusionnent,
dans leur contradiction commune à la dialectique »642. La
critique de Badiou admet en son principe que pour les
idéologies de type structuraliste :
[…] le mouvement de la réalité se résout dans une
analyse combinatoire [et que] l’essence de ce
mouvement réside dans ses invariants, c’est-à-dire
dans les règles qui régissent ces permutations. En
ce sens, toute nouveauté est largement
apparente : le déplacement des termes de place
en place laisse intacte la structure d’échange sous-
jacente. La mobilité des apparences renvoie à une
systématique fermée. Le conservatisme essentiel
de toute pensée structurale risque en ce point de
                                                                                                                       
642
A. BADIOU, Théorie de la contradiction, in Les années rouges, Paris, Les
prairies ordinaires, 2012, p. 63.

453  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

changer la dialectique en son contraire : la


métaphysique. La forme aujourd’hui la plus
agissante de cette conception est l’anarchisme.
Elle pose que, dès lors qu’existe une structure
quelconque de pouvoir, c’est-à-dire un ordre
étatique, la distribution des places est réglée en
son fond par le couple dominant/dominé, et que
tout déplacement apparent laisse intacte la
structure politique essentielle.
Le mot « révolution » devient lui-même suspect,
pour autant qu’il signifierait justement le
changement de l’aspect principal de la
contradiction. […] On privilégiera l’errance, la
dérive, le hors-place, tout ce qui s’exclut – du
moins en apparence – de la combinatoire et du jeu
643
des permutations.

La position deleuzo-guattarienne, identifiée par Badiou


comme une position anarchiste tributaire d’un schéma
structuraliste, c’est-à-dire d’une combinatoire, est en réalité plus
complexe et ne peut pas être présentée comme un
conservatisme maquillé644 . La structure de pouvoir ou formation

                                                                                                                       
643
Ibid., p. 59.
644
Badiou assimile par ailleurs, sans nuances et sur un ton pamphlétaire,
Deleuze à Stirner : « La doctrine de Stirner oppose la « révolte »à la
révolution dans des termes exactement identiques à ceux dont la
décomposition du mouvement révolutionnaire petit-bourgeois issu de Mai 68
a répandu un peu partout le charabia pestilentiel. La seule différence tient
dans la petite variation lexicale qui a substitué un peu partout le mot
« désir » au mot « égoïsme », à vrai dire plus franc, qu’utilise saint Max
(Stirner). Pour le reste, saint Gilles (Deleuze), saint Félix (Guattari), saint
Jean-François (Lyotard) occupent la même niche dans la cathédrale
maniaque des chimères. » (Ibid., p. 60). L’absence d’une analyse de L’Anti-
Œdipe dans La clameur de l’être s’explique en partie par ces jugements
formulés en 1975. La distinction entre « révolte » et « révolution » vise ici la
distinction deleuzienne entre « révolution » et « devenir-révolutionnaire ».

454  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de souveraineté implique effectivement un rapport


dominant/dominé : le social existe pour autant que le
moléculaire – le désir – est intégré à l’ordre molaire et dominé.
Mais un autre rapport, qui exprime la tendance du moléculaire à
l’emporter sur le molaire, à déstabiliser l’ordre social et à le faire
fuir, entre en tension avec ce premier rapport. Il y a donc moins,
si l’on considère ensemble la production désirante et la
production sociale, une structure totalisante ou complexe qu’un
processus tel que l’ensemble molaire/moléculaire n’existe que
comme l’acte de se diviser en ce double rapport (ou double
contradiction). Il est à présent possible de répondre à la
question que nous posions au début de notre examen de la
notion de « formation de souveraineté » à propos du sens de sa
reprise deleuzo-guattarienne et de l’homologie possible entre
une logique du corps sans organes et une logique des forces
ou de la volonté de puissance chez Nietzsche (lu par
Klossowski). La production désirante exposée au chapitre
premier de L’Anti-Œdipe est justiciable d’une interprétation
dialectique au sens hégélien parce qu’elle met en forme un
modèle pur supposé rendre compte de la logique immanente du
procès d’auto-production de l’inconscient. Nous avons montré
que le processus d’auto-production inconscient du réel, exposé
suivant les schèmes sous-jacents d’une logique de nature

455  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

hégélienne et animé par la matrice d’une contradiction


décelable dans une logique de la répulsion et de la construction
de la matière, est incorporé dans la totalité complexe qui
articule conceptuellement la production désirante et la
production sociale. Cette articulation a la forme d’une double
contradiction ou d’un double rapport contradictoire : tantôt les
multiplicités moléculaires dominent les grands ensembles et
réintroduisent dans les porosités du socius des flux obtenus par
décodage, mais l’affirmation du désir ne va pas sans de la
présence de l’ordre social qu’elle repousse ou dont elle conjure
« en lui l’effusion d’un instinct de mort »645 , tantôt ce sont au
contraire les grands ensembles qui domestiquent la production
désirante et la subordonne à leurs fins, mais le triomphe de
l’ordre social ne va pas sans la répulsion de la production
désirante ou plutôt sans sa réversion en une auto-répression du
désir646 . Les « affinités » du molaire et du moléculaire, variables
selon les formations sociales et les types de codage des flux,
expriment ainsi les déplacements historiques de la position
dominante d’une contradiction au sein d’une totalité complexe

                                                                                                                       
645
AŒ, p. 417.
646
Ibid., p. 415 : « L’anti-production effuse dans le système : on aimera pour
elle-même l’anti-production, et la manière dont le désir se réprime lui-même
dans le grand ensemble capitaliste ».

456  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qui ne tient son être que de l’activation de son processus de


partition.

Ce que nous nommons l’incorporation de l’hégélianisme dans


L’Anti-Œdipe se rapporte donc avant tout à un processus
d’intégration d’une logique de la contradiction simple dans une
logique de la contradiction complexe sur un plan
épistémologique. Le schème de la station hypocondriaque qui
nous permettait de ressaisir la vérité du corps sans organes
comme pièce essentielle du dispositif de production du désir
n’est pas directement transposable dans la production sociale
et n’est qu’un moment ou une région du tout complexe. Quand
Judith Butler parle, à propos de L’Anti-Œdipe, d’une « réification
de la multiplicité d’affects conçue comme la structure
ontologique invariable, quoi que largement réprimée, du désir »,
elle passe sous silence la nécessaire coexistence dynamique
des contradictions de la production désirante et de la production
sociale647. La « métaphysique de la nature » ne définit pas un

                                                                                                                       
647
J. BUTLER, Sujets du désir, op. cit., p. 256 : « Si l’enquête concernant la
structure du désir prend place à l’intérieur d’une perspective culturellement
construite, alors l’analyse du désir se trouve toujours impliquée dans la
situation culturelle dont elle cherche à rendre compte. L’hypothèse d’une
multiplicité naturelle semble donc relever d’une spéculation métaphysique
insupportable de la part de Deleuze. En outre, dans la mesure où la critique
d’une réification culturelle du désir comme manque conduit à sa propre
réification la forme d’un appel à une affectivité ontologiquement invariante et

457  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pôle normatif naturel indépendant des constructions culturelles :


d’une part parce que le processus de la production désirante
efface la frontière entre nature et industrie et qu’une telle
division relève déjà d’une construction culturelle (interprétation
mobilisant les catégories de causation, de compréhension et
d’expression) et, d’autre part, parce que le désir, en tant
qu’investissement moléculaire, a toujours pour corrélat des
codes sociaux et que, dans le dispositif deleuzo-guattarien, la
production désirante ne peut pas être abstraite la structure
conceptuelle générale dont elle forme l’une des composantes et
qui l’associe à la production sociale. Quand Deleuze et Guattari
écrivent que « la production sociale est la production désirante
elle-même dans des conditions déterminées », ils signifient par
là que la production sociale ne peut pas tendre vers une
production désirante inconditionnée (ou un Éros pré-culturel ),
même idéalement, puisque la tension entre nature et société,
intériorisée en un double rapport de domination du moléculaire
par le molaire (coefficient d’assujettissement) et du moléculaire
sur le molaire (coefficient de transversalité), qualifie la formation
sociale considérée. Si le premier chapitre de L’Anti-Œdipe
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
multiple, cela conduit à abandonner les bénéfices de la position lacanienne
en même temps que ses inconvénients. En d’autres termes, l’appel à un
Éros préculturel revient à ignorer l’intuition lacanienne selon laquelle tout
désir est linguistiquement et culturellement construit ».

458  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

organise l’exposition de principes formels d’une


métapsychologie, toute analyse du désir, même en droit, est
donc nécessairement située dans l’histoire et culturellement
conditionnée : « il y a production désirante dès qu’il y a
production et reproduction sociale »648 .

La stratégie argumentative qui prévaut dans l’ensemble de


L’Anti-Œdipe apparaît en pleine lumière dans cette séquence
que nous commentons et qui est consacrée à la genèse du
social sous l’effet des formes de puissance ou formations de
souveraineté. Nous avons mis en évidence une superposition
ou une accumulation de déterminations conceptuelles : l’usage
du concept de « formations de souveraineté » de Nietzsche et
Klossowski reçoit son sens de l’analyse de Marx (et des
althussériens) à propos des « modes de production », la
nécessaire méconnaissance par les agents sociaux du but réel
des formations sociales, déterminée comme spiritualisation de
l’absurde et invention d’un pseudo-sens dans le texte de
Klossowski, est renforcée par la référence au fétichisme chez
Marx et à l’opacité des rapports sociaux qu’il implique, tandis
que l’idée d’un homme-nature comme forme virtuelle commune
à toutes les formations sociales et actualisée selon le degré

                                                                                                                       
648
AŒ, p. 163.

459  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

intensif de développement des forces productives renvoie aussi


bien à Marx (« les données du travail utile ») qu’au schéma
biologique auquel a recours Nietzsche pour imager la manière
dont, dans la vie organique, « le même quantum d’énergie
signifie quelque chose de différent aux différents degrés de
l’évolution »649, ou encore qu’à Rousseau, l’« homme-nature »
reprenant le motif déjà évoqué d’un rousseauisme de
l’inconscient, et à Freud, puisque les « formations de
souveraineté » permettent d’introduire et d’instruire la répartition
des investissements libidinaux selon la division topique entre
inconscient et conscient/préconscient. Les sources de la
pensée deleuzo-guattarienne, qu’elles restent souterraines ou
explicitement mentionnées, irriguent l’argumentation et
produisent des effets du point de vue du sens : la
surdétermination d’une idée par plusieurs schèmes conceptuels
qui se complètent, se renforcent ou laissent subsister un écart
et entraînent un flottement a parfois pour conséquence des
effets de brouillage et d’opacification. La difficulté de lire L’Anti-
Œdipe tient en grande partie à cette tectonique des plans
d’analyse conceptuelle dont découle aussi une forme de
perspectivisme herméneutique : privilégier telle ou telle
référence obvie ou discrète dans le texte au détriment d’une
                                                                                                                       
649
P. KLOSSOWSKI, op. cit., p. 174.

460  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

autre modifie l’éclairage projeté sur le passage concerné. Ainsi,


on interprète différemment la figure du « révolutionnaire » selon
qu’on la tire du côté marxiste ou du côté nietzschéen.

C. Renverser les formations de souveraineté

Deleuze et Guattari, qui créditent Klossowski d’avoir « poussé


le plus loin la théorie des deux pôles d’investissement, mais
toujours dans la catégorie d’une utopie active »650, semblent
faire coïncider leur propre perspective avec cette sentence
prophétique de Nietzsche et le cercle vicieux : « Le jour où l’être
humain saurait se comporter à la façon de phénomènes
dépourvus d’intention […], ce jour-là, une nouvelle créature
prononcerait l’intégrité de l’existence »651. Il s’agit moins ici de
se demander si la position philosophique construite dans L’Anti-
Œdipe s’ordonne à une forme d’utopie que d’interroger le sens
d’une telle « utopie active » dont on a pu se demander si elle ne
se renversait pas en un nihilisme652 ? Le plaisir pris à se

                                                                                                                       
650
AŒ, p. 441.
651
Loc. cit.
652
Dans un article publié dans un numéro de la revue L’arc consacré à
Deleuze, Clément Rosset ramène ainsi le fond de la pensée deleuzienne à
une formule, prélevée dans Empirisme et subjectivité, selon laquelle « Le
fond de l’esprit est délire, ou, ce qui revient au même à d’autres points de
vue, hasard, indifférence » (ES, p. 4). Il pointe le « Paradoxe d’une
intelligence dont la finalité est de concevoir sa propre inintelligibilité […].
Beaucoup de peine en vérité [, écrit-il], pour mettre au jour quelque chose

461  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sacrifier à un but absurde fixé par des formations de


souveraineté qui, elles-mêmes, ne s’expliquent par aucun but
n’est-il pas finalement identique au plaisir de se comporter à la
manière de phénomènes dépourvus d’intention ? Pour le dire
autrement, s’il n’y a pas de différence de nature entre d’une part
le comportement moléculaire dépourvu d’intentions et d’autre
part le comportement institué par des formations apparues
aléatoirement et qui prescrivent des buts eux-mêmes aléatoires
ou absurdes, quelles est la pertinence de l’opposition entre
révolutionnaire et réactionnaire ? L’un et l’autre ne sont-ils pas
emportés dans une même dérive ? Et, après tout, les auteurs
de L’Anti-Œdipe ne reconnaissent-ils pas que « la schizo-
analyse en tant que telle n’a strictement aucun programme
politique à proposer » et qu’elle « ne pose pas le problème de
la nature du socius qui doit sortir de la révolution »653 ? En effet,

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
qui ne procure aucun renseignement – et aucun plaisir – à l’intelligence. Car
toute pensée (association d’idées) n’est pas moins hasardeuse que les
associations d’événements que les hommes appellent des faits, et appelle
en définitive un même diagnostic de facticité. Deleuze le disait dès son
premier livre : « Le fond de l’esprit est délire, hasard, indifférence ».
(« Sécheresse de Deleuze » in L’arc n° 49, Aix-en-Provence, 1972, p. 93.
Mais cette critique, encore menée au nom d’une exigence ou d’une attente
de sens, manque le propos fonctionnaliste de L’Anti-Œdipe, centré sur la
circulation du désir et soutenu par l’idée que « C’est dans l’écroulement
général de la question « qu’est-ce que ça veut dire ? » que le désir fait son
entrée » (AŒ, p.130).
653
AŒ, p. 456.

462  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

il y a bien « un amour désintéressé pour la puissance absurde


et non possédée de la machine » dans le capitalisme ; c’est ce
qu’ont en vue Deleuze et Guattari en décrivant la condition du
travailleur dans les formations sociales capitalistes : « Oh,
certes, ce n’est pas pour lui ni pour ses enfants que le
capitaliste travaille, mais pour l’immortalité du système.
Violence sans but, joie, pure joie de se sentir un rouage de la
machine, traversé par les flux, coupé par les schizes »654. L’
« amour désintéressé de la machine sociale, de la forme de
puissance et du degré de développement pour eux-mêmes »
qu’exprime le capitaliste qui « sent passer quelque chose qui
n’a ni intérêt ni but » constitue « une sorte d’art pour l’art dans
la libido »655 . Or, Deleuze et Guattari, suivant la suggestion de
Klossowski, voient dans l’art (et la science) le moyen de créer
« des chaînes de décodage et de déterritorialisation qui
instaurent, qui font fonctionner des machines désirantes »656.
En réalité, même l’art ou la science sont traversés par le conflit
entre les deux polarités des investissements libidinaux : en
découle une conception duelle de l’art et de la science comme
processus sans but (pôle schizo-révolutionnaire) ou comme

                                                                                                                       
654
Ibid., p. 415.
655
Ibid., p. 414.
656
Ibid., p. 442.

463  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

procédé ordonné à l’axiomatique sociale (pôle paranoïaque-


œdipien-narcissique)657 . Deleuze et Guattari prennent la
précaution de prévenir les objections d’une foi aveugle dans
l’art ou la science, d’un irrationalisme du désir, d’une
identification de la figure du révolutionnaire à celle du fou et
surtout d’une désertion de la lutte politique658. Ils précisent
ainsi :
[…] nous n’avons nullement minimisé l’importance
des investissements préconscients de classe et
d’intérêt, qui sont fondés dans l’infrastructure elle-
même ; mais nous leur attachons d’autant plus
d’importance qu’ils sont dans l’infrastructure
l’indice d’investissements libidinaux d’une autre
nature, et qui peuvent se concilier avec eux, ou
659
être en contrariété avec eux.

La seconde thèse de la schizo-analyse a pour objet


l’articulation entre investissements préconscients et
investissements inconscients ; elle déplace le foyer de la
distinction entre réactionnaire et révolutionnaire du plan
préconscient, où elle se laisse appréhender sans difficulté, au
plan des investissements inconscients, qui ne reproduisent pas
                                                                                                                       
657
Ibid., p. 442-446.
658
Ibid., p. 454 : « Ceux qui nous aurons lu jusqu’ici auront peut-être
beaucoup de reproches à nous faire : trop croire aux pures potentialités de
l’art et même de la science ; nier ou minimiser le rôle des classes et de la
lutte des classes ; militer pour un irrationalisme du désir ; identifier le
révolutionnaire au schizo ; tomber dans tous ces pièges connus, trop connus
».
659
Ibid., p. 455.

464  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

nécessairement la position libidinale préconsciente. Le nœud


du problème se situe dans cette discordance ou non-
coïncidence entre l’investissement libidinal de désir et
l’investissement préconscient d’intérêt ou de classe :
[…] on distinguera dans les investissements
sociaux l’investissement libidinal inconscient de
groupe ou de désir, et l’investissement
préconscient de classe ou d’intérêt. Ce dernier
passe par les grands buts sociaux, et concerne
l’organisme et les organes collectifs, y compris les
vacuoles de manque aménagées. Une classe est
définie par un régime de synthèse, un état de
connexions globales, de disjonctions exclusives,
de conjonctions résiduelles qui caractérisent
l’ensemble considéré. L’appartenance à une
classe renvoie au rôle dans la production ou l’anti-
production, à la place dans l’inscription, à la part
qui revient aux sujets. L’intérêt préconscient de
classe renvoie donc lui-même aux prélèvements
de flux, aux détachements de codes, aux restes ou
revenus subjectifs. […] pourquoi beaucoup de
ceux qui ont ou devraient avoir un intérêt objectif
révolutionnaire gardent-ils un investissement
préconscient de type réactionnaire ? et plus
rarement, comment certains dont l’intérêt est
objectivement réactionnaire arrivent-ils à opérer un
660
investissement préconscient révolutionnaire ?

Récusant une explication en termes d’idéologie, Deleuze et


Guattari montrent que la non-coïncidence ou la différence de
nature entre intérêts préconscients et investissements libidinaux
inconscients contraint à déplacer le levier d’une révolution

                                                                                                                       
660
AŒ, p. 411-412.

465  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

véritable qui ne peut être menée que par désir et non en


fonction d’intérêts préconscients synonymes de positions de but
et instaurateurs d’une nouvelle forme de souveraineté661. En
effet, « même quand la libido épouse le nouveau corps, la
nouvelle puissance qui correspond aux buts et aux synthèses
effectivement révolutionnaires du point de vue du préconscient,
il n’est pas sûr que l’investissement libidinal soit lui-même
révolutionnaire »662. La coupure révolutionnaire préconsciente a
pour effet de déterminer une mutation de la qualité du socius,
c’est-à-dire de la structure dont se soutient toute formation
sociale, d’inventer une nouvelle formation de souveraineté et de
remplacer par de nouveaux buts les anciens. Dès qu’une
formation de souveraineté vient à l’existence et qu’elle intègre le
moléculaire, lui impose un ordre et capte ainsi le désir, la
structure est reconduite, que les intérêts préconscients qui l’ont
promu soient de nature réactionnaire ou révolutionnaire.
L’ancienne formation devient « territorialité résiduelle ». La
logique de la succession des « corps pleins » ou « formations
de souveraineté » relève encore d’une dialectique. Badiou
                                                                                                                       
661
Ibid., p. 416 : « La coupure révolutionnaire préconsciente est
suffisamment définie par la promotion d’un socius comme corps plein
porteur de nouveaux buts, comme forme de puissance ou formation de
souveraineté qui se subordonne la production désirante sous de nouvelles
conditions ».
662
Ibid., p. 416.

466  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

décrit en ces termes, dans Le noyau rationnel de la dialectique


hégélienne, le processus de remplacement d’une structure
(sociale, étatique, par exemple) par une autre :
Dire que l’accumulation quantitative se résout en
saut qualitatif veut dire que le processus
différentiel finit par « s’intégraliser », c’est-à-dire
par ne plus être quantitativement assignable dans
l’espace des places où il se tenait. Il fait donc
advenir, cet espace détruit, une autre figure
structurale de distribution des places et des
663
variations quantitatives.

Appliquée au cas des formations de souveraineté, cette


séquence dialectique rend compte d’une coupure entre deux
socius qui se succèdent et de la substitution de l’un par l’autre,
chaque socius étant une telle totalité structurale. Mais une
révolution suppose autre chose, du point de vue deleuzo-
guattarien, qu’une simple redistribution des places dans une
structure de pouvoir. Le saut qualitatif d’un socius à l’autre sous
l’effet d’un déplacement des investissements préconscients –
ici, l’ « accumulation quantitative » serait à saisir comme celle
des investissements préconscients de la classe antagoniste à
la classe dominante – n’affecte précisément pas la structure en
tant que telle puisque c’est seulement sur le plan des
investissements libidinaux inconscients que se joue la

                                                                                                                       
663
A. BADIOU, Les années rouges, op. cit., p. 241.

467  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

révolution, nécessairement liée au degré de développement


des coefficients de transversalité qui exprime l’état de la
coexistence de la production désirante et de la formation de
souveraineté. Et même quand les investissements
préconscients et les investissements inconscients sont tous
deux révolutionnaires, ce n’est pas en un même sens qu’ils
peuvent être dits révolutionnaires :
[…] la coupure révolutionnaire inconsciente
implique pour son compte le corps sans organes
comme limite du socius que la production
désirante se subordonne à son tour, sous la
condition d’une puissance renversée, d’une
subordination renversée. La révolution
préconsciente renvoie à un nouveau régime de
production sociale qui crée, distribue et satisfait de
nouveaux buts et intérêts ; mais la révolution
inconsciente ne renvoie pas seulement au socius
qui conditionne ce changement comme forme de
puissance, elle renvoie dans ce socius au régime
de la production désirante comme puissance
renversée sur le corps sans organes. Ce n’est pas
le même état des flux et des schizes : dans un cas
la coupure est entre deux socius, dont le second
se mesure à sa capacité d’introduire les flux de
désir dans un nouveau code ou une nouvelle
axiomatique d’intérêt ; dans l’autre cas, la coupure
est dans le socius lui-même, pour autant qu’il a la
capacité de faire passer les flux de désir suivant
leurs lignes de fuites positives, et de les recouper
664
suivant des coupures de coupures productrices.

                                                                                                                       
664
AŒ, p. 416.

468  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Comment introduire la coupure à l’intérieur du socius si un tel


projet ne peut pas être mené à bien au nom d’intérêt
préconscient ? La mise en crise de l’idée de coupure
révolutionnaire préconsciente ne signifie-t-elle pas la
déréalisation même du projet révolutionnaire ? La division du
concept de coupure révolutionnaire, calquée sur la division
topique, est prolongée par et superposée à la distinction
sartrienne entre deux types de groupes : le « groupe assujetti »,
révolutionnaire d’un point de vue préconscient, se subordonne
« à un socius comme support fixe qui s’attribue les forces
productives, en extrait et absorbe la plus-value » et se laisse
traverser par « l’effusion de l’anti-production et des éléments
mortifères dans le système qui se sent et se veut d’autant plus
immortel »665. Le « groupe-sujet », figure symétrique et inverse,
se caractérise par des investissements libidinaux
révolutionnaires et « subordonne le socius ou la forme de
puissance à la production désirante »666. Là encore, la
distinction binaire entre groupe assujetti et groupe-sujet indique
idéalement deux pôles, deux rapports de forces ou deux
contradictions qui, sur un plan empirique, ne peuvent que faire
office d’instrument d’analyse des mixtes impurs où s’intriquent,

                                                                                                                       
665
AŒ, p. 417.
666
Loc. cit.

469  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

se compliquent et s’échangent les déterminations de ces


modèles purs. Les faits démontrent que « les mêmes hommes
peuvent participer aux deux sortes de groupes sous des
rapports divers (Saint Just, Lénine). Ou bien qu’un même
groupe peut présenter les deux caractéristiques à la fois, dans
des situations diverses, mais coexistantes. […] La situation est
tout à fait embrouillée »667. La complexité de l’ensemble
production désirante/production sociale, que nous avons
ressaisi sur un plan conceptuel comme une totalité complexe
de plusieurs contradictions, se réfléchit dans les individus et les
groupes sous la forme de « complexe de désir et d’intérêt »668.
Mais il serait d’autant moins pertinent de reprocher à Deleuze et
Guattari un confusionnisme que la confusion réelle que leur
analyse met en évidence fonde la tâche de la schizo-
analyse conçue comme un moyen de la dépasser et
d’« atteindre aux investissements de désir inconscient du
champ social, en tant qu’ils se distinguent des investissements
préconscients »669 .

Quand Deleuze et Guattari écrivent que « Les synthèses


manifestes sont seulement les gradimètres préconscients d’un

                                                                                                                       
667
Ibid., p. 418-419.
668
AŒ, p. 419.
669
Loc. cit.

470  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

degré de développement, les intérêts et les buts apparents sont


seulement les exposants préconscients d’un corps plein
social »670, ils ne font que transposer ou pasticher la formule
marxienne selon laquelle « Les moyens de travail sont les
gradimètres du développement du travailleur, et les exposants
des rapports sociaux dans lesquels il travaille ». Les groupes ou
individus reçoivent leur caractère identifiable des codes par
lesquels les formations sociales les font entrer dans des
chaînes signifiantes et organisent leurs comportements et
systèmes de représentations par des disjonctions exclusives,
des coupures connectives et des consommations, c’est-à-dire
par des synthèses qui définissent des systèmes de buts et
d’intérêts apparents. Mais le propos de L’Anti-Œdipe est
justement de marquer les limites d’une approche
anthropologique et politique qui ne se fonde que sur l’analyse
de telles synthèses manifestes. Une formule, elle aussi calquée
sur celle de Marx, désigne le champ propre à la schizo-analyse
et renvoie à l’objet de la pulsion, telle qu’il a été redéfini par
Deleuze et Guattari : « Les amours et la sexualité sont les
exposants ou les gradimètres, cette fois inconscients, des
investissements libidinaux du champ social »671. La détection

                                                                                                                       
670
Ibid., p. 413.
671
Ibid., p. 423.

471  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

des indices des investissements libidinaux inconscients,


exposés dans et par les amours et la sexualité, forme le moyen
propre de la schizo-analyse. La sexualité, à concevoir selon la
thèse d’un sexe non-humain et en dehors de ses
déterminations anthropologiques, enveloppe ainsi la lutte des
classes, qui « passe au cœur de l’épreuve du désir »672.
Comment les potentialités révolutionnaires peuvent-elle être
actualisées ? La tâche d’une détection des investissements
libidinaux inconscients et l’activation des devenirs-
révolutionnaires ne sont pas séparables673. Deleuze et Guattari
                                                                                                                       
672
Ibid., p. 425 : « La grand Autre, indispensable à la position du désir, ne
serait-ce pas l’Autre social, la différence sociale appréhendée et investie
comme non-famille au sein de la famille elle-même ? L’autre classe n’est
nullement saisie par la libido comme une image magnifiée ou misérabilisée
de la mère, mais comme l’étranger, non-mère, non-père, non-famille, indice
de ce qu’il y a de non-humain dans le sexe, et sans quoi la libido ne
monterait par ses machines désirantes ».
673
Sur la question de la possibilité de la révolution, cf. AŒ, p. 452-454.
Deleuze et Guattari reconnaissent l’évidence d’un lien entre le potentiel
révolutionnaire et l’intérêt des masses exploitées, mais centrent le problème
sur la question des modalités d’une réalisation de ce potentiel
révolutionnaire. Une stratégie révolutionnaire n’atteint pas l’investissement
libidinal révolutionnaire tant qu’elle s’en tient à des buts et à des
« enchaînements inévitables de la causalité ». Le mode d’existence des
groupes-sujets, causés par une rupture de causalité, indique la nature des
actions politiques susceptibles de provoquer « une irruption soudaine
inattendue, irruption de désir qui rompt avec les buts » : « Bien sûr, la schize
a été préparée par un travail souterrain des causes, des buts et des
intérêts ; bien sûr, cet ordre des causes risque de se refermer, et de
colmater la brèche au nom du nouveau socius et de ses intérêts […]. Reste
que la schize n’est venue à l’existence que par un désir sans but et sans
cause, qui la traçait et l’épousait. Impossible sans l’ordre des causes, elle ne

472  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

font revenir sur scène Klossowski et la notion de « formations


de souveraineté » à la fin de L’Anti-Œdipe et rééxaminent sur la
question de l’impossible prescription consistant à ériger
consciemment l’insignifiance et l’absurdité en spiritualité. La
seule pratique d’émancipation politique se résume à proposer
de mettre à nu l’insignifiance et l’absence foncière de buts dans
une formation de souveraineté où se concentrent des
investissements réactionnaires pour les transférer sur l’autre
pôle d’investissement et les convertir en investissement
révolutionnaires. L’horizon révolutionnaire proposé dans L’Anti-
Œdipe est tout entier contenu dans ce passage précis du
quatrième chapitre :
Nous avons vu que l’investissement paranoïaque
inconscient portait sur le socius lui-même en tant
que corps plein sans organes, par delà les buts et
les intérêts préconscients qu’il assigne et distribue.
Reste qu’un tel investissement ne supporte pas
d’être mis à jour : il faut toujours qu’il se cache
sous des buts ou des intérêts assignables
présentés comme généraux, quand bien même ils
ne représentent que ceux de la classe dominante
ou de sa fraction. Comment une formation de
souveraineté, un ensemble grégaire fixe et
déterminé supporterait-il d’être investis pour leur
puissance brute, leur violence et leur absurdité ?
Ils n’y survivraient pas. Même le fascisme le plus
déclaré parle le langage des buts, du droit, de
l’ordre et de la raison. Même le capitalisme le plus

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
devient réelle que par quelque chose d’un autre ordre : le Désir, le désir-
désert, l’investissement de désir révolutionnaire » (AŒ, p. 454).

473  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dément parle au nom de la rationalité économique.


Et c’est forcé, puisque c’est dans l’irrationalité du
corps plein que l’ordre des raisons se trouve
inextricablement fixé, sous un code, sous une
axiomatique qui en décident. Bien plus, la mise à
jour de l’investissement réactionnaire inconscient,
comme dénué de but, suffirait à le transformer
complètement, à le faire passer à l’autre pôle de la
libido, c’est-à-dire au pôle schizo-révolutionnaire,
puisqu’elle ne se ferait pas sans renverser la
puissance, sans inverser la subordination, sans
rendre la production même au désir ; car le désir
vit d’être sans but. La production désirante
moléculaire retrouverait sa liberté d’asservir à son
tour l’ensemble molaire sous une forme de
674
puissance ou de souveraineté renversée.

L’instauration d’une souveraineté renversée ou d’une


anarchie couronnée subordonne-t-elle pour autant l’inconscient
à la conscience d’une insignifiance ? Et si « le désir vit d’être
sans but », l’absurdité n’est-elle pas aussi bien l’horizon sur
lequel ouvre encore la perspective schizo-analytique ? Quel
serait alors le bénéfice de quitter une existence absurde pour
une autre aussi absurde ? Le propos de L’Anti-Œdipe échappe
à l’objection car celle-ci suppose une évaluation tributaire de la
représentation de buts, de valeurs et de codes. Or, le problème
qui ordonne l’argumentation de Deleuze et Guattari est construit
d’un point de vue fonctionnaliste qui disqualifie la représentation
consciente et localise le foyer du réel dans le sub-représentatif.

                                                                                                                       
674
Ibid., p. 441.

474  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Le but que doit se proposer la schizo-analyse n’est, en


conséquence, pas la levée d’un refoulement comme condition
d’un accès à la conscience, mais la restauration du
fonctionnement réel de l’inconscient et d’un usage immanent
des synthèses dans des proportions telles qu’elle puisse
contrarier les investissements préconscients d’intérêts et
« coexister avec eux sur des modes opposés » en augmentant
les « coefficients de transversalité »675 . La finalité de la schizo-
analyse se ramène ainsi à lutter contre « l’effusion d’un instinct
de mort » au moyen du transfert des investissements libidinaux
inconscients. Les investissements paranoïaques inconscients
répètent, dans le cadre de la totalité complexe où s’articulent
contradictoirement production désirante et production sociale,
l’opération de répulsion qui, dans le cadre de la dialectique
simple qui anime l’exposition des synthèses inconscientes dans
le premier chapitre de L’Anti-Œdipe, aboutissait à la position
d’un corps sans organes et à la neutralisation de la production
désirante : la pulsion de mort ou répulsion est, dans le cas des
investissements réactionnaires, identique à l’attraction exercée
par le socius comme corps plein. D’où une nécessaire
transformation de la notion de refoulement, qui cesse indexée

                                                                                                                       
675
Ibid., p. 418-419.

475  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sur le conscient et doit être redéfinie en fonction du problème


d’un transfert des investissements inconscients.

476  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre X – Point de vue dynamique :


répression et refoulement
La théorie du refoulement nous met en présence de l’une des
principales difficultés de L’Anti-Œdipe : l’articulation du
refoulement originaire et du refoulement proprement dit. Le
diagnostic que portent Deleuze et Guattari sur la
psychanalyse prend son origine dans l’identification de cette
articulation qui, pour être appréhendée, implique préalablement
l’examen du rapport complexe qui noue production désirante et
production sociale. Ce rapport, déterminé comme une identité
de nature et une différence de régime, suppose une intégration-
répression du réel moléculaire, laquelle repose sur une
transformation de l’usage des synthèses de l’inconscient.
Deleuze et Guattari, transposant le geste critique de Kant dans
le champ de la psychanalyse, nomment ces deux types
d’usages « légitime » ou « illégitime », « immanent » ou
« transcendant »676. Un usage illégitime des synthèses de
                                                                                                                       
676
Ibid., p. 89 : « Kant se proposait, dans ce qu’il nommait révolution
critique, de découvrir des critères immanents à la connaissance pour
distinguer l’usage légitime et l’usage illégitime des synthèses de la
conscience. Au nom d’une philosophie transcendantale (immanence des
critères), il dénonçait donc l’usage transcendant des synthèses tel qu’il
apparaissait dans la métaphysique. Nous devons dire de même que la
psychanalyse a sa métaphysique, à savoir Œdipe. Et qu’une révolution,
cette fois matérialiste, ne peut passer que par la critique d’Œdipe […] ».

477  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’inconscient consiste à mêler à la production désirante des


productions étrangères au désir et tournées contre le désir.
Inversement, l’usage légitime des synthèses inconscientes
exclut toute répression du désir, toute restriction de la
productivité libidinale. À cet égard, le complexe d’Œdipe,
structurant pour la théorie et la pratique psychanalytique,
condense toute la métaphysique spontanée de la
psychanalyse. Il situe philosophiquement la psychanalyse en
déterminant certaines de ses opérations à être
épistémologiquement inadéquates à la bonne intelligence du
processus inconscient réel mais pratiquement adéquates à
l’intégration de l’ordre moléculaire réclamée par la formation de
souveraineté capitaliste. La psychanalyse introduit une
« illusion » fondamentale qui produit un « décollement » du plan
de la production sociale par rapport au plan de la production
désirante, « décollement » qui signifie une opacification de
« l’écriture à même le réel » qu’est le processus de production
inconsciente aussi bien qu’une amplification du processus de
codage et de sélection grégaire677. Mais Deleuze et Guattari ne

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
677
Ibid., p. 88 : « […] la castration et l’œdipianisation engendrent une illusion
fondamentale qui nous fait croire que la production désirante réelle est
justiciable de plus hautes formations qui l’intègrent, la soumettent à des lois
transcendantes et lui font servir une production sociale et culturelle

478  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

réduisent pas Œdipe à une simple illusion : « Nous ne nions


pas qu’il y ait une sexualité œdipienne, une hétérosexualité et
une homosexualité œdipiennes, une castration œdipienne –
des objets complets, des images globales et des moi
spécifiques [, écrivent-ils]. Nous nions que ce soient des
productions de l’inconscient »678. Attribuent-ils pour autant à la
psychanalyse une fonction de cause efficiente ou de force
réelle capable d’inhiber la production désirante ? D’une part,
L’Anti-Œdipe organise une critique de la psychanalyse en tant
que théorie ou discours qui condamne l’accès à la
connaissance de l’inconscient réel, producteur et
microphysique. Les « paralogismes » de la psychanalyse
énoncés dans le chapitre II répertorient les principaux
détournements qu’impose, d’un point de vue formel, la
psychanalyse à la théorie de l’inconscient machinique
ébauchée dans le chapitre premier. Ces paralogismes
constituent les causes formelles, mais non réelles de
l’œdipianisation679 . En effet :
[…] les psychanalystes n’inventent rien, bien qu’ils
aient beaucoup inventé d’une autre manière,

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
supérieure : apparaît alors une sorte de décollement du champ social par
rapport à la production de désir, au nom duquel toutes les résignations sont
d’avance justifiées ».
678
Ibid.,, p. 87-88.
679
Ibid., p. 134.

479  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

beaucoup légiféré, beaucoup renforcé, beaucoup


injecté. Ce que les psychanalystes font, c’est
seulement appuyer le mouvement, ajouter un
dernier élan au déplacement de tout l’inconscient.
Ce qu’ils font, c’est seulement faire parler
l’inconscient suivant les usages transcendant de
synthèses qui lui sont imposées par d’autres forces
– Personnes globales, Objet complet, grand
Phallus, terrible indifférencié de l’imaginaire,
Différenciations symboliques, Ségrégation… Ce
que les psychanalystes inventent, c’est seulement
le transfert, un Œdipe de transfert, un Œdipe
680
d’Œdipe en cabinet […]

D’autre part, il semble que ce soit « la psychanalyse [qui], au


niveau le plus concret de la cure, appuie de toutes ses forces
ce mouvement apparent. [Et qu’] elle assure elle-même cette
conversion de l’inconscient »681. L’ambigüité se concentre dans
le quatrième paralogisme, à l’intérieur duquel communiquent
causalité réelle et causalité formelle.

A. Les trois premiers paralogismes

Résumons d’abord sommairement les trois premiers


paralogismes de la psychanalyse, qui ont une valeur formelle,
renvoient au plan épistémologique et se rapportent
respectivement aux trois synthèses de l’inconscient
                                                                                                                       
680
Ibid., p. 144.
681
Ibid., p. 88.

480  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

successivement exposées pour y introduire une opération qui


tourne leur usage immanent en un usage transcendant tel
qu’elles paraissent dépendre de la machine sociale682. En
premier lieu, le paralogisme de l’extrapolation a pour effet de
substituer à « un usage partiel et non-spécifique des synthèses
connectives […] l’usage œdipien, global et spécifique »683. Son
opération consiste à « extraire de la chaîne signifiante un objet
complet transcendant, comme signifiant despotique dont toute
la chaîne semblait alors dépendre, assignant un manque à
chaque position de désir, soudant le désir à la loi, engendrant
l’illusion d’un décollement »684. La soudure du manque au désir
et la vacuolisation, le surgissement du manque au sein de
l’univers des objets partiels, premier effet de la prise de contrôle
des formations de souveraineté sur la vie du désir, se traduit
formellement par ce paralogisme de l’extrapolation, dont l’autre
conséquence est la création d’un pôle personnologique : « on
passe des objets partiels détachables à l’objet complet détaché,
d’où dérivent les personnes globales par assignation de

                                                                                                                       
682
Ibid., p. 131 : « […] par rapport à cette production désirante, les usages
illégitimes œdipiens nous semblaient multiformes, mais toujours tourner
autour de la même erreur et envelopper des paralogismes théoriques et
pratiques ».
683
Ibid., p. 131.
684
Loc. cit.

481  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

manque »685. Objet complet et personne globale procèdent


d’une contraction de la vie désirante réduite au cadre œdipien.
De ce point de vue, la psychanalyse formalise un dispositif
d’intégration inhérent aux formations sociales dont elle prolonge
les effets en constituant théoriquement l’objet sur lequel les
principes de la cure pourront s’appliquer :
En vérité, les personnes globales, la forme même
des personnes ne préexiste pas aux interdits qui
pèsent sur elles et qui les constituent, pas plus
qu’à la triangulation où elles entrent : c’est en
même temps que le désir reçoit ses premiers
objets complets, et se les voit interdire. C’est donc
bien la même opération œdipienne qui fonde la
possibilité de sa propre « solution », par voie de
différenciation des personnes conformément à
l’interdit, et la possibilité de son échec ou de sa
stagnation, par chute dans l’indifférencié comme
envers des différenciations que l’interdit crée
(inceste par identification au père, homosexualité
686
par identification à la mère…).

Si la psychanalyse ne crée évidemment pas les interdits


socio-culturels variables selon le type de formation sociale
considéré, elle met en forme théoriquement le mouvement
d’intégration sociale qui transforme l’usage immanent des
synthèses de l’inconscient et accentue ce mouvement, ajustant
sa pratique sur un donné qu’elle construit en réalité ou dont elle
parachève la construction. Deleuze et Guattari développent
                                                                                                                       
685
Ibid., p. 87.
686
Ibid., p. 84.

482  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’exemple de l’homosexualité dans Sodome et Gomorrhe pour


illustrer ce paralogisme et montrer que le genre et l’identité
sexuelle se différencient en chaque individu en plusieurs strates
ou niveaux d’intégration du moléculaire dans des ensembles
statistiques :
Nous sommes tous hétérosexuels statistiquement
ou molairement, mais homosexuels
personnellement, sans le savoir ou en le sachant,
et enfin trans-sexués élémentairement,
moléculairement. C’est pourquoi Proust, le premier
à démentir toute interprétation œdipianisante de
ses propres interprétations, oppose deux types
d’homosexualité, ou plutôt deux régions dont l’une
seulement est œdipienne, exclusive et dépressive,
mais l’autre schizoïde anœdipienne, incluse et
687
inclusive […].

L’usage transcendant d’une synthèse de l’inconscient réagit


sur les autres synthèses et compromet l’ensemble de la
production désirante688. Ainsi, l’inscription-intégration du
moléculaire suivant une synthèse de disjonction exclusive qui
affecte la synthèse inconsciente d’enregistrement « se prolonge
dans un usage conjugal, ou d’alliance, des synthèses
connectives de production : un régime de conjugaison des
personnes se substitue à la connexion des objets partiels » et
c’est la première synthèse inconsciente, connective, qui est

                                                                                                                       
687
Ibid., p. 83.
688
Ibid., p. 83-84.

483  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ainsi déformée, entravée dans son usage immanent : les objets


partiels semblent maintenant prélevés sur des personnes, au
lieu de l’être sur des flux non personnels qui passent les uns
dans les autres »689. Le paralogisme de l’extrapolation dans
l’opération psychanalytique est donc la « cause formelle
d’Œdipe » sous ces deux aspects : il détermine la forme
triangulaire d’Œdipe d’un point de vue parental et la
reproduction de cette forme d’un point de vue conjugal. Que
l’intégration d’un stade dit pré-œdipien soit présentée selon un
modèle évolutif ou structural, il y a bien une « conversion de
l’inconscient » formalisée par la psychanalyse et renforcée « au
niveau le plus concret de la cure »690.
En second lieu, le paralogisme du double bind a pour effet de
remplacer la disjonction inclusive qui est au cœur de la
synthèse d’enregistrement par un usage exclusif et limitatif.
Bateson nomme double bind « l’émission simultanée de deux
ordres dont l’un contredit l’autre »691. Le double bind formalise
la disjonction exclusive qui place le sujet dans la position de
choisir entre deux injonctions contradictoires mais ordonnées
au même principe. Œdipe est structuré par ce paralogisme

                                                                                                                       
689
Ibid., p. 85.
690
Ibid., p. 88.
691
Ibid., p. 94.

484  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

puisqu’il détermine une « oscillation entre deux pôles :


l’identification névrotique, et l’intériorisation dite normative »692.
Freud formule lui-même cette double impasse dans une lettre à
Romain Rolland citée dans L’Anti-Œdipe : « Tout se passe
comme si le principal dans le succès était d’aller plus loin que le
père, et comme s’il était toujours interdit que le père fût
dépassé »693. Telle est la « souricière d’Œdipe », que conserve
une conception structurale de la disjonction œdipienne, dont les
deux pôles deviennent alors d’une part celui des
différenciations symboliques exclusives et, d’autre part, celui de
l’indifférenciation imaginaire694. En troisième lieu, le paralogisme
de l’application a pour effet un « usage ségrégatif et bi-
univoque des synthèses conjonctives ». Ce paralogisme est lui
aussi étroitement solidaire du dispositif d’intégration des
formations de souveraineté :
Œdipe est un moyen d’intégration au groupe, aussi
bien sous la forme adaptative de sa propre
reproduction qui le fait passer d’une génération à
                                                                                                                       
692
Ibid., p. 95.
693
Loc. cit.
694
Ibid., p. 95-96 : « […] quand on nous convie à dépasser une conception
simpliste d’Œdipe fondée sur les images parentales pour définir des
fonctions symboliques dans une structure, on a beau remplacer le papa-
maman traditionnel par une fonction-mère, une fonction-père, nous ne
voyons pas bien ce qu’on y gagne, sauf à fonder l’universalité d’Œdipe au-
delà de la variabilité des images, à souder encore mieux le désir à la loi et à
l’interdit, à pousser jusqu’au bout le processus d’œdipianisation de
l’inconscient ».

485  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

une autre, que dans ses stases névrotiques


inadaptées qui bloquent le désir sur des impasses
aménagées. Aussi Œdipe fleurit-il dans les
groupes assujettis, là où un ordre établi est investi
695
dans ses formes répressives elles-mêmes.

On retrouve, avec ce troisième paralogisme, l’idée que ce


n’est pas la psychanalyse qui invente Œdipe et que les sujets
qui entrent dans le cabinet de l’analyste arrivent déjà
œdipianisés. Son opération est d’instaurer « un ensemble de
relations bi-univoques entre les déterminations du champ social
et les déterminations familiales, rendant ainsi possible et
inévitable le rabattement des investissements libidinaux sur
l’éternel papa-maman »696. La famille, privatisée dans le mode
de production capitaliste, n’a plus pour fonction de soutenir des
rapports d’alliance et de filiation puisque ces rapports ont été
capitalisés, appropriés par le capital697. Il s’ensuit que la famille
est mise à part du champ social, mise hors champ, mais qu’elle
« devient le sous-ensemble auquel s’applique l’ensemble du
champ social »698. Œdipe n’apparaît pleinement que dans la

                                                                                                                       
695
Ibid., p. 123.
696
Ibid., p. 132.
697
Ibid., p. 315 : « Les alliances et filiations ne passent plus par les hommes,
mais par l’argent ; alors la famille devient microcosme, apte à exprimer ce
qu’elle ne domine plus ».
698
Ibid., p. 315-316 : « Comme chacun a un père et une mère à titre privé,
c’est un sous-ensemble distributif qui simule pour chacun l’ensemble collectif
des personnes sociales, qui en boucle le domaine et en brouille les images.

486  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

formation de souveraineté capitaliste, dont il constitue le


corrélat intériorisé par chaque agent social. La connivence de la
psychanalyse et du capitalisme se fait donc jour dans ce
troisième paralogisme. Celui-ci se donne comme un axiome du
capitalisme et révèle l’essence de la psychanalyse comme
699
« axiomatique appliquée » . La psychanalyse et ses
paralogismes s’inscrivent dans l’axiomatique capitaliste, que
Deleuze et Guattari distinguent d’un simple code ou codage et
par laquelle l’appareil d’anti-production qui, dans le capitalisme,
se propage à l’ensemble de la production pour faire de celle-ci
une gigantesque entreprise anti-humaine et rendre chacun
complice et agent de celle-ci depuis la position qu’il occupe
dans l’appareil productif, se prémunit contre les résurgences de
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
Tout se rabat sur le triangle père-mère-enfant, qui résonne n répondant
« papa-maman » chaque fois qu’on le stimule avec des images du capital.
Bref, Œdipe arrive : il naît dans le système capitaliste de l’application des
images sociales de premier ordre aux images familiales privées de second
ordre. Il est l’ensemble d’arrivée qui répond à un ensemble de départ
socialement déterminé. Il est notre formation coloniale intime qui répond à la
forme de souveraineté sociale ».
699
Ibid., p. 316 : « Cette opération de rabattement, n’est-ce pas ce qui fait
dire à Lacan, trahissant volontairement le secret de la psychanalyse comme
axiomatique appliquée : ce qui paraît jouer le plus librement dans ce qu’on
appelle dialogue analytique dépend en fait d’un soubassement parfaitement
réductible à quelques articulations essentielles et formalisables ». Tout est
préformé, arrangé d’avance. Le champ social où chacun agit et pâtit comme
agent collectif d’énonciation, agent de production et d’anti-production, se
rabat sur l’Œdipe, où chacun maintenant se trouve pris dans son coin, coupé
suivant la ligne qui le divise en sujet d’énoncé et sujet d’énonciation
individuels ».

487  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

la production désirante et ses effets déstabilisateurs en ajoutant


constamment de nouveaux axiomes, comme une chute
perpétuellement rattrapée700.

B. Le paralogisme du déplacement : de la cause


formelle à la cause réelle de l’œdipianisation

Les trois premiers paralogismes, dont nous venons de


résumer les traits essentiels, sont donc des opérations
formelles qui déterminent chacune un mode d’œdipianisation
de l’inconscient et renvoient toutes à la critique d’Œdipe.
Deleuze et Guattari présentent, dans l’exposition de chaque
paralogisme, son expression dans la psychanalyse
traditionnelle et sa retraduction dans une psychanalyse
structurale : la ligne de clivage ne passe pas entre un Œdipe
imaginaire et un Œdipe structural, mais « entre Œdipe,
structural aussi bien qu’imaginaire, et quelque chose d’autre,
que tous les Œdipes écrasent et refoulent : […] les machines du
désir qui ne se laissent pas plus réduire à la structure qu’aux
personnes, et qui constituent le Réel en lui-même […] »701. Il
existe, en dehors des cinq paralogismes de la psychanalyse
                                                                                                                       
700
Ibid., p. 454 : « Toujours ajouter un axiome pour colmater la brèche
précédente […] ».
701
Ibid., p. 61.

488  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dont nous avons résumé les trois premiers, d’autres


paralogismes que Deleuze et Guattari ne répertorient pas dans
L’Anti-Œdipe et dont la découverte et la formulation restent à
accomplir et constituent l’une des lignes du programme de la
schizo-analyse saisie dans son versant critique702. Le quatrième
paralogisme possède un statut singulier par rapport aux trois
premiers ; il ne se rapporte pas spécifiquement à l’une des
synthèses machiniques dont il dévoierait l’usage. La singularité
de son statut tient à sa fonction : il fait communiquer les
différents paralogismes formels avec les forces réelles issues
de la formation de souveraineté. Le paralogisme du
déplacement rend compte, en effet, de l’articulation entre
répression et refoulement et contraint, d’un point de vue
métapsychologique, à remanier la notion de refoulement.
L’opération à laquelle renvoie ce paralogisme se fonde sur la
désignation d’un objet commun sur lequel s’exercent répression
et refoulement, à savoir la production désirante : car « le désir
ne menace pas une société parce qu’il est désir de coucher
avec sa mère, mais parce qu’il est révolutionnaire »703 . Du fait
même que le désir reçoit la qualité d’être intrinsèquement
                                                                                                                       
702
Ibid., p. 132 : « Encore n’avons-nous pas épuisé tous les paralogismes
qui orientent pratiquement la cure dans le sens d’une œdipianisation
forcenée ».
703
Ibid., p. 138.

489  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

révolutionnaire, le refoulement, placé sous la dépendance de la


répression, perd sa détermination première de défense
psychique pour acquérir un sens répressif. Il prolonge les effets
de la répression sociale dans l’inconscient pour y neutraliser les
investissements inconscients menaçants pour la formation de
souveraineté :
Que le refoulement se distingue de la répression
par le caractère inconscient de l'opération et de
son résultat ("même l'inhibition de la révolte est
devenue inconsciente"), cette distinction exprime
bien la différence de nature. Mais on ne peut en
conclure aucune indépendance réelle. Le
refoulement est tel que la répression devient
désirée, cessant d'être consciente ; et il induit un
désir de conséquence, une image truquée de ce
sur quoi il porte, qui lui donne une apparence
d'indépendance. Le refoulement proprement dit est
un moyen au service de la répression. Ce sur quoi
il porte est aussi l'objet de la répression : la
production désirante. Mais justement il implique
une double opération originale, l'une par laquelle la
formation sociale répressive délègue son pouvoir à
une instance refoulante, l'autre par laquelle,
corrélativement, le désir réprimé est comme
recouvert par l'image déplacée et truquée qu'en
suscite le refoulement. Il y a à la fois une
délégation de refoulement par la formation sociale,
et une défiguration, un déplacement de la
formation désirante par le refoulement. L'agent
délégué du refoulement, ou plutôt délégué au
refoulement, c'est la famille ; l'image défigurée du
refoulé, ce sont les pulsions incestueuses. Le
complexe d'Œdipe, l'œdipianisation, est donc le
fruit de la double opération. C'est dans un même
mouvement que la production sociale répressive
se fait remplacer par la famille refoulante, et que

490  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

celle-ci donne de la production désirante une


image déplacée qui représente le refoulé comme
pulsions familiales incestueuses. Au rapport des
deux productions se substitue ainsi le rapport
famille-pulsions, dans une diversion où s'égare
704
toute la psychanalyse.

La critique d’Œdipe et de son usage dans la psychanalyse est


toute entière condensée dans ce texte : la psychanalyse (se)
leurre en identifiant le refoulé aux pulsions incestueuses dans le
cadre de la famille ; c’est au contraire l’ensemble de la
« production sociale répressive » (ou anti-production) du champ
social qui, rabattue sur la famille, y exerce sa puissance. La
différence de nature (consciente/inconsciente) entre répression
et refoulement masque donc une identité profonde du point de
vue de l’opération et de la fonction. Deleuze et Guattari
avancent ainsi sur une voie ouverte par Reich, en qui ils
reconnaissent le « vrai fondateur d’une psychiatrie
matérialiste » et qui, le premier, a montré que répression et
refoulement, tout en étant conceptuellement distincts, entraient
dans un rapport de complémentarité pour atteindre le même
but : « former des sujets dociles et assurer la reproduction de la
formation sociale, y compris dans ses structures
répressives »705. Le refoulement constitue un appendice de la

                                                                                                                       
704
Ibid., p. 142.
705
Ibid., p. 140.

491  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

répression et la famille, « agent délégué au refoulement »,


forme la cellule matricielle de la « reproduction psychologique
de masse du système économique » de la société706. On
comprend mieux pourquoi l’affirmation théorique du processus
de la production désirante ne peut qu’entraîner le rejet d’Œdipe
et prescrire le « nettoyage » de l’inconscient, la désobstruction
de la structure-Œdipe mortifère : « On n’en conclura certes pas
que le désir est œdipien. Au contraire, c’est la répression du
désir ou le refoulement sexuel, c’est-à-dire la stase de l’énergie
libidinale, qui actualise Œdipe et engagent le désir dans cette
impasse voulue, organisée par la société répressive »707. Mais
la conséquence théorique de la solidarisation de la répression
et du refoulement ou, plus exactement, de la détermination d’un
refoulement psychologique par une instance socio-économique
elle-même historiquement déterminée, est de faire de la théorie
deleuzo-guattarienne développée dans L’Anti-Œdipe une
théorie située. À propos du paralogisme du déplacement,
Guillaume Sibertin-Blanc observe que :
La critique d’un tel « paralogisme du
déplacement » est complexe, portant sur deux
plans simultanément : sur le plan de la conception
théorique du refoulement, et sur son rapport à la
répression sociale ; mais aussi sur le plan effectif

                                                                                                                       
706
Ibid., p. 140.
707
Loc. cit.

492  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’un certain système historiquement déterminé de


répression de la production désirante, en fonction
duquel ce paralogisme passe dans l’inconscient et
vient s’identifier à l’opération même du
708
refoulement.

Ce constat appelle deux remarques. Tout d’abord, le passage


du paralogisme dans l’inconscient, son identification au
refoulement en tant que tel implique la conversion d’un plan
d’analyse épistémologique formel à un plan d’existence sur
lequel interagissent des forces réelles : la perméabilité entre
ces deux plans renvoie au problème de la psychanalyse
comme pratique théorique à la charnière ceux-ci. Nous devons
pour le moment différer l’examen des conditions précises sous
lesquelles la psychanalyse assure la réalisation de ce
paralogisme formel et fait essaimer ses schèmes, pratiques et
classifications dans les institutions, dans le corps social et dans
les comportements709. Ce premier problème est lié à la thèse
deleuzo-guattarienne d’une perversion et de re-territorialisations
perverses propres à la machine analytique. La seconde
remarque porte sur la situation même de la théorie construite
dans L’Anti-Œdipe et à la thèse d’une eschatologie, c’est-à-dire
à une forme d’historicisation de l’articulation de la production

                                                                                                                       
708
G. SIBERTIN-BLANC, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir,
op. cit., p. 86.
709
Cette question fait l’objet de notre chapitre XV.

493  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

désirante à la production sociale qui donne sens à l’ensemble


de la métapsychologie schizo-analytique. L’inconscient n’est
pas un invariant abstrait : en tant qu’inconscient machinique, il
reste exposé aux menaces susceptibles d’enrayer ou de
dénaturer son fonctionnement.

C. Conséquences du paralogisme du déplacement


sur la méthode schizo-analytique : la détection
des indices machiniques

La mise en évidence du paralogisme du déplacement et de


ses incidences quant à la nature même du refoulé impliquent
d’emblée le rejet du modèle d’un inconscient expressif dont les
symptômes seraient à interpréter : la question du
fonctionnement se substitue à celle du sens dès lors qu’on
s’attache aux critères immanents de la production inconsciente
du désir710. Récapitulant les acquis de leur critique de la
psychanalyse à la fin de L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari
congédient l’interprétation comme pratique analytique
compatible avec leurs principes métapsychologiques :
                                                                                                                       
710
AŒ, p. 130 : « Quelles connexions, quelles disjonctions, quelles
conjonctions, quel est l’usage de tes synthèses ? Ça ne représente rien,
mais ça produit, ça ne veut rien dire, mais ça fonctionne ».

494  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Ce que nous avons essayé de montrer depuis le


début, c’est comment les productions et formations
de l’inconscient étaient, non pas simplement
repoussées par une instance de refoulement qui
passerait des compromis avec elles, mais
véritablement recouvertes par des anti-formations
qui dénaturent l’inconscient en lui-même, et lui
imposent des causations, des compréhensions,
des expressions qui n’ont plus rien à voir avec son
fonctionnement réel : ainsi toutes les statues, les
images œdipiennes, les mises en scènes
fantasmatiques, la symbolique de la castration,
l’effusion de l’instinct de mort, les re-
territorialisations perverses. Si bien qu’on ne peut
jamais, comme dans une interprétation, lire le
refoulé à travers et dans le refoulement, puisque
celui-ci ne cesse d’induire une fausse image de ce
qu’elle refoule : usage illégitime et transcendant
des synthèses d’après lesquels l’inconscient ne
peut plus fonctionner conformément à ses propres
machines constituantes, mais seulement
« représenter » ce qu’un appareil répressif lui
donne à représenter. C’est la forme même de
l’interprétation qui se révèle incapable d’atteindre à
l’inconscient, puisqu’elle suscite elle-même les
illusions inévitables (y compris la structure et le
signifiant) par lesquelles la conscience se fait de
l’inconscient une image conforme à ses vœux –
nous sommes encore pieux, la psychanalyse en
711
reste à l’âge pré-critique.

L’interprétation se heurte à l’impossibilité d’induire le refoulé


réel à partir du refoulement puisque celui-ci n’en livre qu’une
image défigurée par le schéma œdipien, celles des pulsions
incestueuses, le « représenté déplacé », « produit factice du

                                                                                                                       
711
Ibid., p. 405.

495  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

refoulement »712. La schizo-analyse, qui doit dépasser cet


obstacle pour pouvoir restaurer un fonctionnement réel et
immanent de l’inconscient, rencontre alors deux difficultés
principales. La première se résume à la question suivante :
comment avoir accès au refoulé réel, à savoir la production
désirante ? La réponse consiste ici à retrouver les éléments du
désir, les molécules, « leurs chemins, leurs zones de présence
et leurs synthèses propres, à travers les grands amas qui
remplissent le préconscient, et qui délèguent leurs
représentants dans l’inconscient lui-même, immobilisant les
machines, les faisant taire […] », en d’autres termes, les
« lignes de fuite » que signalent des indices machiniques713. La
méthode d’analyse esquissée dans L’Anti-Œdipe est appelée à
se constituer en marge des procédés psychanalytiques de
l’interprétation et des associations libres : la méthode schizo-
analytique d’une détection des indices machiniques exclut le
principe psychanalytique d’une mise à nu de représentations
inconscientes enfouies, latentes, refoulées. Deleuze et Guattari
partent de la théorie psychanalytique d’un travail de
l’inconscient qui déplace, déforme et déguise la représentation
inconsciente et de la loi qui gouverne celle-ci et l’associe à « un

                                                                                                                       
712
Ibid., p. 137.
713
Ibid., p. 405.

496  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

représenté déplacé par rapport à une instance en perpétuel


déplacement »714 .
Mais on en tire deux conclusions illégitimes : qu’on
peut découvrir cette instance à partir du représenté
déplacé ; et, cela, parce que cette instance
appartient elle-même à la représentation, à titre de
représentant non représenté, ou de manque « qui
saille dans le trop-plein d’une représentation ».
C’est que le déplacement renvoie à des
mouvements très différents : tantôt il s’agit du
mouvement par lequel la production désirante ne
cesse de franchir la limite, de se déterritorialiser,
de faire fuir ses flux, de passer le seuil de la
représentation ; tantôt il s’agit au contraire du
mouvement par lequel la limite elle-même est
déplacée, et passe maintenant à l’intérieur de la
représentation qui opère les re-territorialisations
artificielles du désir. Or, si l’on peut conclure du
déplacé au déplaçant, c’est seulement au second
sens, où la représentation molaire s’organise
autour d’un représentant qui déplace le représenté.
Mais ce n’est certes pas au premier sens, où les
éléments moléculaires ne cessent de passer à
715
travers les mailles.

Le paralogisme du déplacement rend compte de la limite


interne à la thérapie psychanalytique dans son effort pour isoler
le noyau de représentations refoulées. Le refoulé réel, à savoir
la production désirante ou vie pulsionnelle, est comme déguisé,
occulté derrière l’image « truquée » des pulsions incestueuses
dont la recouvre la psychanalyse. Le refoulé que retrouve

                                                                                                                       
714
Ibid., p. 373.
715
Ibid., p. 373-374.

497  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’interprétation psychanalytique n’est donc jamais le refoulé réel,


mais son déguisement, la fausse image de désirs incestueux.
Le refoulé réel est comme refoulé une seconde fois derrière la
représentation d’un pseudo-refoulé constitué à partir du schème
œdipien : « Œdipe est bien le représenté déplacé ; oui, la
castration est bien le représentant, le déplaçant, le signifiant –
mais rien de tout cela ne constitue un matériel inconscient ni ne
concerne les productions de l’inconscient »716 . Le procédé
psychanalytique consolide le refoulement et ce qu’il présente
comme un matériel inconscient est en réalité sa propre
création. L’analyse psychanalytique est donc un procédé qui
tire de lui-même un représenté déplacé, Œdipe, un
représentant, la castration, et un déplaçant, le signifiant. Le
refoulé réel, sub-représentatif et par principe irreprésentable,
est d’autant plus scellé que la psychanalyse tente de s’en
approcher. La substitution de l’image truquée des pulsions
incestueuses comme pseudo-refoulé à la production désirante
comme refoulé réel est étroitement liée à la substitution de la
famille comme agent délégué au refoulement à la formation de
souveraineté répressive : « C’est dans un même mouvement
que la production sociale répressive se fait remplacer par la
famille refoulante, et que celle-ci donne de la production
                                                                                                                       
716
AŒ, p. 374.

498  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

désirante une image déplacée qui représente le refoulé comme


pulsions familiales incestueuses »717. La vie pulsionnelle
ramenée à l’interdiction de pulsions incestueuses en vertu du
dogme d’Œdipe est ainsi subitement restreinte à la cellule
familiale, qui donne la clef de son interprétation. Et le rapport
entre production désirante et production sociale, c’est-à-dire le
cœur du refoulement réel, disparaît dans ce rapport des
pulsions incestueuses à la famille. La critique de Deleuze et
Guattari, qui montrent que le refoulement véritable de la
production désirante engendre l’image fausse du refoulé, atteint
sa plus grande radicalité dans la négation de l’idée même d’un
matériel de l’inconscient, c’est-à-dire d’un noyau de
représentations inconscientes refoulées à atteindre en
supprimant les résistances : « il n’y a pas de matériel
inconscient, si bien que la schizo-analyse n’a rien à interpréter.
Il n’y a que des résistances, et puis des machines, machines
désirantes. Œdipe est une résistance »718 , la résistance
majeure à un accès à la productivité de l’inconscient réel. Car
« Œdipe implique dans l’inconscient lui-même tout un
investissement réactionnaire et paranoïaque du champ

                                                                                                                       
717
Ibid., p. 142.
718
Ibid., p. 375.

499  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

social »719. Pour autant, le schizo-analyse peut tirer parti d’une


analyse d’Œdipe, non pour retrouver des pulsions incestueuses
refoulées dans le cadre étroit de la famille, mais pour accéder
aux zones de présences des investissements libidinaux dans
des champs plus vastes (« les races, les rangs, les classes,
l’histoire universelle » 720).

La mise en évidence du paralogisme du déplacement fait


apparaître l’illégitimité de la méthode d’interprétation
psychanalytique qui, visant un « matériel inconscient », c’est-à-
dire des représentations refoulées, manque toujours le refoulé
réel ; la production du désir, les machines désirantes et l’ordre
moléculaire sont ce refoulé réel sub-représentatif à la fois
irreprésentable et déguisé par le refoulement sous la forme de
pulsions incestueuses. La nature sub-représentative du refoulé
réel dicte à la schizo-analyse sa méthode : la nécessité de
s’orienter vers les éléments ultimes de l’inconscient. La

                                                                                                                       
719
Ibid., p. 438.
720
Ibid., p. 438 : « Du point de vue de la schizo-analyse, l’analyse de l’Œdipe
consiste donc à remonter des sentiments embrouillés du fils jusqu’aux idées
délirantes ou lignes d’investissement des parents, de leurs représentants
intériorisés et de leurs substituts : non pas pour atteindre à l’ensemble d’une
famille, qui n’est jamais qu’un lieu d’application et de reproduction, mais aux
unités sociales et politiques d’investissement libidinal. Si bien que toute la
psychanalyse familialiste, y compris le psychanalyste en premier lieu, est
justiciable d’une schizo-analyse. Une seule façon de passer le temps sur le
divan, schizanalyser le psychanalyste ».

500  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

méthode des « associations libres » du procédé pratique de la


psychanalyse reconduit toujours à Œdipe, au pseudo-refoulé
qu’il implique ; elle doit ainsi être inversée en une méthode de
dissociation, de décomposition ou d’analyse réelle pour
atteindre les éléments ultimes et les zones ou « ensembles
fonctionnels » où circulent les flux libidinaux. Deleuze et
Guattari reviennent sur ce point dans le « Bilan-programme »
en 1973 :
Revenons à la nécessité de briser les
associations : la dissociation non seulement
comme caractère de la schizophrénie, mais
comme principe de la schizo-analyse. Ce qui est le
plus grand obstacle à la psychanalyse,
l’impossibilité d’établir des associations, est au
contraire la condition de la schizo-analyse – c’est-
à-dire le signe que nous sommes enfin arrivés à
des éléments entrant dans un ensemble
fonctionnel de l’inconscient comme machine
désirante. Il n’est pas étonnant que la méthode dite
de libre association nous ramène constamment à
Œdipe ; elle est faite pour cela. Car, loin de
témoigner d’une spontanéité, elle suppose une
application, un rabattement qui fait correspondre
un ensemble quelconque de départ à un ensemble
artificiel ou mémoriel d’arrivée, déterminé d’avance
et symboliquement comme œdipien. En vérité,
nous n’avons encore rien fait tant que nous
n’avons pas atteint des éléments qui ne son pas
associables, ou tant que nous n’avons pas saisi
les éléments sous une forme où ils ne sont plus
721
associables.

                                                                                                                       
721
Ibid., p. 475.

501  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Comme souvent dans L’Anti-Œdipe, la critique de la


psychanalyse est tirée des principes mêmes de la
psychanalyse. Mais la solution à ses impasses théoriques se
trouve aussi en elle. La critique de la méthode des associations
libres se renverse en un éloge de l’avancée réalisée par
Leclaire lorsqu’il propose de comprendre ce qui fait tenir les
différents éléments du système inconscient en un ensemble
cohérent à partir de l’hypothèse d’une absence de tout lien et
donne pour exemple de ce lien par absence de lien les
constructions artistiques surréalistes, dont on sait l’importance
pour Deleuze et Guattari qui modélisent la pulsion de mort
machinique à l’aide de celles-ci et des créations de Duchamp et
de Schwitters. Dans son article intitulé « La réalité du désir », le
psychanalyste, nous l’avons vu, propose même une manière de
construire de tels ensembles de « pures singularités », autant
dire une manière de construire des machines désirantes ou ce
qui, d’un point de vue molaire, s’en rapproche le plus :
Nous pourrions, jouant à l’artiste, assembler dans
un cadre les objets hétéroclites d’un éventaire de
marché aux puces et dire que cela forme un
ensemble cohérent et indissoluble : guêtre,
poignée de porte, bergère en faux saxe, broche de
pacotille et bouchon de carafe ; nous aurions peine
à le faire croire, à moins que, décorateur inspiré,
nous n’ayons choisi ces éléments étranges avec
un tel art qu’ils se prendraient tel un cristal, dans
une inamovible ordonnance. Nous pourrions aussi,

502  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et par contraste, si nous étions amateur de


science-fiction, construire un automate plus ou
moins terrifiant et faire sentir par une parfaite
mécanique une cohérence inquiétante qui
722
précisément n’a rien du tout d’humain.

Leclaire conclut de « l’extrême difficulté de trouver une


représentation convenable » que cette difficulté même de
représenter un ensemble lié par l’absence de lien « doit être
pour nous l’indication que nous cherchons du bon côté ». Il en
vient à énoncer une règle fondamentale pour l’analyse et, plus
encore, pour la schizo-analyse, qui s’en empare comme d’une
règle pratique pour la cure :
[…] si l’analyse retrouve le lien entre deux
éléments, c’est un signe qu’ils ne sont pas des
termes ultimes, irréductibles de l’inconscient. Si
par contre on bute indéfiniment sur le même
ensemble de « pures singularités », on peut
penser que l’on a approché de la singularité du
723
désir du sujet.

Leclaire définit explicitement le désir comme « cette force


irrépressible qui sous-tend deux (ou plutôt plusieurs) éléments
de pure singularité »724. Pourtant, Deleuze et Guattari, qui
relèvent la grande proximité entre le propos du psychanalyste
et leur propre tentative de conceptualisation de l’économie du

                                                                                                                       
722
S. LECLAIRE, “La réalité du désir » in La sexualité humaine, op. cit., p.
243.
723
Ibid., p. 245.
724
Loc. cit.

503  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

désir, font aussitôt observer qu’au pas en avant de Leclaire


succède un pas en arrière725. La réintroduction du signifiant,
comme lien de médiation manquant et objet perdu, neutralise la
découverte d’un ensemble de singularités liées par l’absence
de lien. Là encore, le « cadre étroit » de la psychanalyse
apparaît comme un obstacle à la fois épistémologique et
pratique ; la tâche destructrice de la schizo-analyse trouve là
une justification supplémentaire. Munis du principe de la
dissociation jusqu’aux ensembles de singularités liées par
l’absence de lien comme moyen de détecter les machines
désirantes, comment Deleuze et Guattari se proposent-ils de le
rendre effectivement opérant dans la cure? L’un des exemples
d’une mise en pratique de la règle de direction de l’analyse
qu’énonce Leclaire et que s’approprie la schizo-analyse
                                                                                                                       
725
AŒ, p. 475-476 : « Serge Leclaire franchit un pas décisif quand il
présente un problème que, dit-il, « tout nous pousse à ne pas considérer en
face… il s’agit en somme de concevoir un système dont les éléments sont
liés entre eux précisément par l’absence de tout lien, et j’entends par-là de
tout lien naturel, logique ou significatif », « un ensemble de pures
singularités ». Mais, soucieux de rester dans les limites étroites de la
psychanalyse, il refait en sens inverse le pas qu’il vient de faire : il présente
l’ensemble délié comme une fiction, ses manifestations comme des
épiphanies, qui doivent s’inscrire dans un nouvel ensemble restructuré, ne
fût-ce que par l’unité du phallus comme signifiant de l’absence. Pourtant
c’était bien là l’émergence de la machine désirante, ce par quoi elle se
distingue et des liaisons psychiques de l’appareil œdipien, et des liaisons
mécaniques ou structurales des machines sociales ou techniques : un
ensemble de pièces réellement distinctes qui fonctionnent ensemble en tant
que réellement distinctes (liées par l’absence de lien) ».

504  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

concerne les rêves, voie royale d’entrée dans l’inconscient


selon Freud. Que faire des rêves si leur interprétation nous
expose à tomber dans le piège d’Œdipe et du représenté
déplacé ? Deleuze et Guattari déplacent la question du risque
d’une interprétation œdipienne du rêve en présentant celui-ci
comme un élément en soi œdipien :
Soit l’exemple du rêve : oui, le rêve est œdipien. Et
il n’y a pas de quoi s’en étonner, parce qu’il est
une re-territorialisation perverse par rapport à la
déterritorialisation du sommeil et du cauchemar.
Mais pourquoi revenir au rêve, pourquoi en faire la
voie royale du désir et de l’inconscient, alors qu’il
est la manifestation d’un surmoi, d’un moi
surpuissant et sur-archaïsé […]. Et pourtant au
sein du rêve lui-même, comme du fantasme et du
délire, des machines fonctionnent en tant
qu’indices de déterritorialisation. Dans le rêve, il y
a toujours des machines douées de l’étrange
propriété de passer de main en main, de fuir et de
726
faire couler, d’emporter et d’être emportées.

Si les machines désirantes sont des éléments singuliers unis


par une absence de liens dans un ensemble, les machines
désignent par extension, dans ce contexte, les dispositifs qui,
sur le plan de la représentation, indiquent des mouvements de
déterritorialisation vers les régions moléculaires et rendent
instables les structures : « la machine est toujours infernale
dans le rêve de famille. Elle introduit des coupures et des flux

                                                                                                                       
726
AŒ, p. 377.

505  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qui empêchent le rêve de se refermer sur sa scène et de se


systématiser dans sa représentation »727. La fonction de la
machine dans le rêve consiste à déterritorialiser et dé-totaliser.
L’interprétation psychanalytique des machines dans les rêves,
guidée par le complexe d’Œdipe, tend au contraire à totaliser, à
se fixer sur « les représentants imaginaires et structuraux de re-
territorialisation tandis que la schizo-analyse suit les indices
machiniques de déterritorialisation »728. Tandis qu’ « on re-
territorialise sur les personnes et les milieux »729, la machine
agit comme une composante de passage qui emporte les
éléments du rêve dans un mouvement de déterritorialisation et
déverrouille les structures. Les mythes auxquels recourt la
psychanalyse contribuent à faciliter la totalisation et la re-
territorialisation qu’opère l’interprétation psychanalytique.
Guattari évoque à ce propos « une sorte d’hégélianisation
forcénée » à l’œuvre dans le procédé analytique730. Les lignes

                                                                                                                       
727
Loc. cit.
728
Loc. cit.
729
Loc. cit.
730
F. GUATTARI, Psychanalyse et transversalité, op. cit., p. 48 : « […]
l’interprétation analytique implique une exacerbation de ce procédé, une
sorte d’hégélianisation forcenée : il faut que tout rentre dans le cadre
idéaliste et réactionnaire d’une société fermée qui ne considère pas que le
mouvement social est tel que les classes soient faites pour disparaître, pour
se détotaliser, que les idéologies soient faites pour s’abolir les unes à travers
les autres, et qu’il n’y aura jamais de garantie en soi d’un ordre moral ».

506  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de fuite, de déterritorialisation indiquent des mouvements de


mutations dans les zones de présence où se concentrent les
ensembles d’éléments singuliers liés par absence de lien que
sont les machines désirantes. Il s’agit donc de prendre appui
sur ces dynamiques de mutation et de dé-totalisation pour
cerner ces zones. Les indices machiniques ne sont pas des
représentants d’autre chose qu’eux-mêmes. Ils ne représentent
pas, a fortiori, les machines désirantes puisque celles-ci sont
sub-représentatives, mais indiquent des directions, des
localisations, des circuits.
Le schizo-analyste collecte les indices machiniques, capture les
signes, apprécie leurs vitesses de circulation, cartographie
leurs circuits et détecte les zones peuplées de machines
désirante, zones où les pulsions comme différentiels de forces
circulent entre les éléments singuliers liés par absence de lien.
L’analyse du désir, nécessairement minutieuse, doit
décomposer, atteindre au dispersé, aux investissements
libidinaux. : « Le paradoxe du désir est qu’il faille toujours une si
longue analyse, toute une analyse de l’inconscient, pour
démêler les pôles et dégager les épreuves révolutionnaires de
groupe pour machine désirante »731. La cure schizo-analytique
commence par l’examen des indices d’un comportement du
                                                                                                                       
731
AŒ, p. 487.

507  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

processus de fabrication du désir : « il faut dans chaque cas


repasser par les vieilles terres, étudier leur nature, leur densité,
chercher comment se groupent sur chacune les indices
machiniques qui permettent de la dépasser »732 . Le
regroupement et la concentration des indices machiniques, de
lignes de fuites vers les régions du moléculaire innervées par le
désir à l’état pur (ou « terre nouvelle ») implique donc une étude
des « vieilles terres », des sociétés ou micro-sociétés, groupes
soudés par des codes particuliers. En ce sens, Deleuze et
Guattari reconnaissent en Proust un schizo-analyste à part
entière. Proust fait en effet œuvre de schizo-analyste en
écrivant La Recherche :
La Recherche du temps perdu comme grande
entreprise de schizo-analyse : tous les plans sont
traversés jusqu’à leur ligne de fuite moléculaire,
percée schizophrénique ; ainsi dans le baiser où le
visage d’Albertine saute d’un plan de consistance
à un autre pour se défaire enfin dans une
nébuleuse de molécules. Le lecteur risque
toujours, lui, de s’arrêter à tel plan, et de dire oui,
c’est là que Proust s’explique. Mais le narrateur
araignée ne cesse de défaire toiles et plans, de
reprendre le voyage, d’épier les signes ou les
indices qui fonctionnent comme des machines et le
733
feront aller plus loin.

                                                                                                                       
732
AŒ, p. 380.
733
Loc. cit.

508  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Proust suit le fil conducteur des indices machiniques et


s’aventure sur les terres anœdipiennes. La Recherche est ainsi
une descente par paliers successifs, et par un abord moins
abrupt que l’immersion brutale dans l’expérience du
schizophrène, dans l’inconscient machinique en son
fonctionnement réel, recherche topologique et schizo-analytique
des zones de présence des machines désirantes. Ces paliers
ou étages correspondent aux niveaux de filtrations de la réalité
microphysique ou moléculaire (selon un modèle leibnizien). Le
palier névrotique et le palier pervers constituent les « vieilles
terres » tandis que l’univers des machines désirantes est une
« terre nouvelle » qu’il ne faut pas se représenter comme une
terre promise ou à venir, mais plutôt comme la relation à un
ordre intensif dont on s’approche à mesure que s’anéantissent
les anciennes terres et leurs filtres. L’expérience intensive de la
mort que traverse le sujet schizophrénique est approche de la
nouvelle terre intense et anéantissement ou déréalisation des
terres intégrées du socius. La terre nouvelle n’est pas le but
final, mais le terme toujours déjà présent en une forme
d’intensité messianique, au sens où l’entend Walter Benjamin.
Cette terre nouvelle est conquise au terme d’une exploration
scandée par les trois étapes suivantes :

509  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Les terres familiales et névrotiques d’Œdipe, là où


s’établissent les connexions globales et
personnelles, oh, le narrateur ne s’y installe pas, il
n’y reste pas, il les traverse, il les profane, il les
perce, il liquide même sa grand-mère avec une
machine à lacer les souliers. Les terres perverses
de l’homosexualité, là où s’établissent les
disjonctions exclusives des femmes avec les
femmes, des hommes avec les hommes, sautent
de même en fonction des indices machiniques qui
les minent. Les terres psychotiques, avec leurs
conjonctions sur place (Charlus est donc
certainement fou, Albertine l’était donc peut-être !),
sont traversées à leur tour jusqu’au point où le
problème ne se pose plus, ne se pose plus
734
ainsi.

On remarque que les indices machiniques ou


les « machines » (« machine à lacer les soulier ») ont la
fonction diagrammatique de composante de passage qui, à la
manière de la sonate de Vinteuil dans l’agencement passionnel
de Swann, détermine une déterritorialisation vers un autre
palier, vers une autre « terre », chaque « terre » étant liée à un
plan de consistance de la réalité et à un seuil de manifestation
de la circulation des flux libidinaux. Les indices machiniques ou
les « machines » qui les rassemblent ou les supportent ont pour
fonction d’opérer une analyse réelle, c’est-à-dire une
dissociation des composés molaires en ensembles d’éléments
plus singuliers et moins liés. Le troisième palier atteint par la

                                                                                                                       
734
Ibid., p. 380.

510  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

recherche schizo-analytique en acte que mène Proust dans son


expérience littéraire est celui de la psychose. Mais si, dans
L’Anti-Œdipe, le stade psychotique est lié à l’expérience
schizophrénique des états intensifs et au « Voyage », ici, il n’est
pas encore la découverte de la terre intense de la vie
anœdipienne. Ce passage de L’Anti-Œdipe consacré à Proust
constitue le noyau des analyses de l’œuvre proustienne qui
seront développées et ajoutées par Deleuze en 1973 dans
Proust et les signes (« Présence et fonction de la folie »), où les
remarques sur la démence paranoïaque et interprétative de
Charlus et l’érotomanie d’Albertine préparent la thématisation
de la folie du narrateur lui-même, ou plutôt de la « machine de
la Recherche » : « Il y a moins un narrateur qu’une machine de
la Recherche, et moins un héros que des agencements où la
machine fonctionne sous telle ou telle configuration, d’après
telle ou telle articulation, pour tel ou tel usage, pour telle ou telle
production »735 . Les terres psychotiques, où la question de la
folie, toujours caractérisée comme telle en tant qu’elle est re-
territorialisée par ailleurs et inscrite dans une classification
nosographique où ses manifestations ont valeur de symptômes,
cesse de se poser. La station psychotique est située sur un
plan où les représentations se défont et laissent place au
                                                                                                                       
735
PS, p. 217.

511  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

franchissement d’un seuil de dispersion qui met le psychotique


en présence des éléments dispersés et liés par absence de
lien. Charlus et Albertine représentent encore la folie
appréhendée au-delà de ce seuil de dispersion, la folie que
code ou surcode la psychiatrie. C’est le « Narrateur-araignée »
qui passe de l’autre côté du mur de la représentation, emporté
par la Recherche comme machine littéraire déterritorialisante.
Le Narrateur-araignée s’est fait un corps sans organes, détecte
les machines désirantes à l’aide d’un organe quelconque qui se
pose sur lui « comme une ébauche intensive éveillée par les
ondes »736 : Proust schizo-analyste atteint la nouvelle terre de
la vie anœdipienne en séjournant dans cette station
hypocondriaque intense en un « voyage immobile » :
Le narrateur continue sa propre affaire, jusqu’à la
patrie inconnue, la terre inconnue que, seule, crée
sa propre œuvre en marche, la Recherche du
temps perdu « in progress », fonctionnant comme
machine désirante capable de recueillir et de traiter
tous les indices. Il va vers ces nouvelles régions où
les connexions sont toujours partielles et non
personnelles, les conjonctions, nomades et
polyvoques, les disjonctions incluses, où
l’homosexualité et l’hétérosexualité ne peuvent
plus se distinguer : monde des communications
transversales, où le sexe non humain enfin
conquis se confond avec les fleurs, terre nouvelle

                                                                                                                       
736
Ibid., p. 218.

512  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

où le désir fonctionne d’après ses éléments et ses


737
flux moléculaires.

Ce « voyage intensif qui défait toutes les terres au profit de


celle qu’il crée »738 a pour destination le fonctionnement réel de
l’inconscient et la sexualité anœdipienne qui définit le « sexe
non humain ». Les indices machiniques se rapportent à la
sexualité, ou plutôt : « c’est la sexualité qui constitue les
indices »739 . Nous avons vu que la sexualité, d’après la
métapsychologie deleuzo-guattarienne, ne dépend pas des
objets de la pulsion puisque la pulsion est sans objet et porte
sur des champs qu’elle investit de manière immédiate. Ainsi,
les auteurs de L’Anti-Œdipe peuvent affirmer qu’« il y a bien
une révolution sexuelle, qui ne concerne ni les objets, ni les
buts, ni les sources, mais seulement la forme ou les indices
machiniques »740. La révolution sexuelle implique l’intervention
schizo-analytique comme recherche des indices machiniques.
Et celle-ci peut se guider sur les « formes d’amour » :
Non pas qu’il suffirait d’investir la femme pauvre, la
bonne ou la putain, pour avoir des amours
révolutionnaires. Il n’y a pas d’amours
révolutionnaires ou réactionnaires, c’est-à-dire que
les amours ne se définissent pas par leurs objets,
pas plus que par les sources et les buts des désirs
                                                                                                                       
737
AŒ, p. 380-381.
738
Ibid., p. 381.
739
Ibid., p. 419.
740
Ibid., p. 439.

513  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ou des pulsions. Mais il y a des formes d’amour qui


sont les indices du caractère réactionnaire ou
révolutionnaire de l’investissement par la libido
d’un champ social historique ou géographique,
duquel les êtres aimés et désirés reçoivent leurs
déterminations. Œdipe est une de ces formes,
741
indice d’investissement réactionnaire.

L’analyse des investissements libidinaux inconscients, dont


on a vu qu’ils déterminaient la nature réactionnaire ou
révolutionnaire du rapport réel au champ social et de
l’engagement politique, a donc pour principe une analyse des
formes d’amours. On comprend dès lors que l’analyse de
l’inconscient et de la nature des investissements inconscients
fonde la compétence schizo-analytique des écrivains qui, tels
Proust, Miller ou Lawrence, font la théorie concrète des formes
d’amour et découvrent les indices machiniques dans leur
investigation de la sexualité. Deleuze et Guattari donnent ainsi
l’exemple de la classification des images-modèles qui
façonnent des formes d’amour réactives ou paranoïaques et
traduisent des investissements inconscients réactionnaires :
[…] les figures bien définies, les rôles bien
identifiés, les personnes bien distinctes, bref les
images-modèles dont parlait Lawrence, mère,
fiancée, maîtresse, épouse, sainte et putain,
princesse et bonne, femme riche et femme pauvre,
sont des dépendances d’Œdipe, jusque dans leurs
renversements et leurs substitutions. C’est la

                                                                                                                       
741
Ibid., p. 438-439.

514  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

forme même de ces images, leur découpage et


l’ensemble de leur relation possibles, qui sont le
produit d’un code, ou d’une axiomatique sociale à
laquelle la libido s’adresse à travers elles. […]
C’est pourquoi l’amour, le désir présentent des
indices réactionnaires, ou bien révolutionnaires ;
ces derniers surgissent au contraire comme des
indices non figuratifs, où les personnes font place
à des flux décodés de désir, à des lignes de
742
vibration […].

Un contresens est ici à éviter : les amours qui traduisent un


investissement inconscient révolutionnaire, c’est-à-dire une
relation immédiate à un champ social et aux flux moléculaires
qui circulent en lui, ne signifient pas que la personne aimée est
dépersonnalisée au point d’être pulvérisée en quelque chose
d’indifférencié ; la dépersonnalisation ne défait la dimension
figurative des personnes, leur forme, que pour se porter sur
leurs singularités743. La « seconde tâche » de la schizo-analyse
est donc une analyse des déterminants des comportements
politiques réels, et non des engagements apparents, de
chacun. Les investissements libidinaux préconscients

                                                                                                                       
742
Ibid., p. 439. Voir aussi p. 422-423 : « Un amour n’est pas réactionnaire
ou révolutionnaire, mais il est l’indice du caractère réactionnaire ou
révolutionnaire des investissements sociaux de la libido. […] Les amours et
la sexualité sont les exposants ou les gradimètres, cette fois inconscients,
des investissements libidinaux du champ social. Tout être aimé vaut pour un
agent d’énonciation collectif ».
743
Loc. cit. : « Défaire la forme des personnes et du moi, non pas au profit
d’un indifférencié pré-œdipien, mais des lignes de singularité anœdipiennes,
les machines désirantes ».

515  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

n’expriment pas toujours la nature des investissements


inconscients. Deleuze et Guattari montrent au contraire que
« ce qui est réactionnaire ou révolutionnaire dans
l’investissement préconscient d’intérêt ne coïncide pas
nécessairement avec ce qui l’est dans l’investissement libidinal
inconscient »744. Nous pouvons alors ressaisir en une typologie
concise des combinaisons possibles d’investissements
préconscients et inconscients les positions de désirs à
l’intérieur de la formation sociale capitaliste. Chacune de ces
combinaisons schématiques a pour corrélat un certain rapport
au territoire, aux « vieilles terres » ou à la « terre nouvelle ».

a. Investissements préconscients et inconscients réactionnaires

La combinaison d’investissements préconscients


réactionnaires et d’investissements inconscients réactionnaires
définit la position du désir névrotique dans lequel se concentre
l’effet maximal de la répression et du refoulement. Le
fonctionnement réel de l’inconscient s’y trouve entièrement
entravé et subordonné au capitalisme en tant que machine
désirante globale, système immortel dans lequel l’anti-
production a effusé : « on aimera pour elle-même l’anti-
production, et la manière dont le désir se réprime lui-même
                                                                                                                       
744
Ibid., p. 415.

516  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans le grand ensemble capitaliste »745. C’est le sujet comme


« zombie » laborieux et traversé par le socius, son absurdité,
son absence de buts et d’intérêt, qui enjoint de produire pour
produire : c’est « une sorte d’art pour l’art dans la libido, un goût
du travail bien fait, chacun à sa place, le banquier, le flic, le
soldat, le technocrate, et pourquoi pas l’ouvrier, le
syndicaliste… »746 . La conjonction d’investissements
préconscients réactionnaires et d’investissements inconscients
réactionnaires est particulièrement troublante dans le cas des
« plus défavorisés » et des « plus exclus » qui investissement
« avec passion le système qui les opprime, et où ils trouvent
toujours un intérêt, puisque c’est là qu’ils le cherchent et le
mesurent »747 : leur aliénation semble bien plus grande que
ceux pour lesquels l’investissement préconscient réactionnaire
correspond à un intérêt objectif de classe. Mais ceux-là ne sont
pas moins aliénés : les auteurs de L’Anti-Œdipe soulignent que
s’ « il y a un amour désintéressé de la machine sociale, de la
forme de puissance et du degré de développement pour eux-
mêmes »748, même « chez celui qui y a intérêt » cet amour
diffère en nature de celui qui exprime un intérêt objectif. La
                                                                                                                       
745
Loc. cit.
746
Loc. cit.
747
Loc. cit.
748
Ibid., p. 414.

517  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

rationalité pathologique du capitalisme aimante cet amour


désintéressé qui, même chez le néo-capitaliste le plus froid,
vient se superposer à son intérêt objectif ; « C’est pourquoi il
est si vain de chercher à distinguer ce qui est rationnel et ce qui
est irrationnel dans une société »749. Le rapport au territoire qui
est associé à ce plus haut degré de la répression du désir est
celui de la re-territorialisation névrotique, que Guattari définit
dans Chaosmose comme la « consistance d’une perte de
consistance » de l’agencement considéré750 .

b. Investissements préconscients révolutionnaires et


investissements inconscients réactionnaires

La possibilité d’un couplage entre investissements


révolutionnaires préconscients et investissements
réactionnaires inconscients définit les « groupes assujettis »
engagés dans la Révolution : c’est, politiquement, la différence
entre le devenir-révolutionnaire qui anime le « groupe-sujet » et
l’avenir de la Révolution, où des rapports de pouvoir et un
nouveau socius se réinstaurent. Le pouvoir conquis par des
groupes révolutionnaires du point de vue du préconscient

                                                                                                                       
749
Loc. cit.
750
F. GUATTARI, op. cit., p. 108.

518  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« renvoie lui-même à une forme de puissance qui continue de


s’asservir et d’écraser la production désirante » 751.

C’est sur cette césure entre le devenir-révolutionnaire et la


Révolution accomplie comme réinstauration d’une nouvelle
formation de souveraineté que se focalisent les critiques qui
réduisent L’Anti-Œdipe à une philosophie utopiste et anarcho-
désirante coupée de toute perspective réelle de mise en œuvre
de la Révolution. Socialement, la position du désir déterminée
par cette combinaison d’un préconscient révolutionnaire et d’un
inconscient réactionnaire correspond à un usage pervers de
forces ou de potentialités révolutionnaires engagées dans la
constitution de néo-territorialités qui, même si elles sont au
début des enclaves et des « zones d’autonomie temporaires »
ou des circuits de résistances provisoires au marché, se
laissent rapidement conquérir par celui-ci, qui y trouve le moyen
de repousser sa limite et de se déployer davantage,

                                                                                                                       
751
AŒ, p. 417 : « Au moment où il est révolutionnaire préconscient, un tel
groupe présente déjà tous les caractères inconscients d’un groupe assujetti :
la subordination à un socius comme support fixe qui s’attribue les forces
productives, en extrait et en absorbe la plus-value ; l’effusion de l’anti-
production et des éléments mortifères dans le système qui se sent et se veut
d’autant plus immortel ; les phénomènes de « surmoiïsation », de
narcissisme et de hiérarchie de groupe, les mécanismes de répression du
désir ».

519  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conformément au mouvement d’auto-extension du capitalisme


qu’induit la loi de la baisse tendancielle du taux de profit.

c. Investissements préconscients réactionnaires et


investissements inconscients révolutionnaires

La combinaison du préconscient réactionnaire et de


l’inconscient révolutionnaire caractérise une autre modalité de
l’économie libidinale perverse qui fait jouer la perversion contre
le socius. C’est la configuration qui apparaît quand
l’investissement préconscient réactionnaire se mêle à une
obscure jouissance qui, à partir d’un certain seuil, introduit déjà
une distance par rapport à cet investissement préconscient, par
exemple « dans la manière dont un bureaucrate caresse ses
dossiers, dont un juge rend la justice »752 avec un zèle et un
sourire suspects, etc. Le rapport pervers aux institutions, aux
usages – l’usage des lettres chez Kakfa, par exemple -, est
l’indice d’une déterritorialisation de la territorialité codée du
socius, de son autonomisation en néo-territorialité. Ainsi,
l’appropriation de son espace professionnel par le bureaucrate
pervers, son surcodage du territoire, constitue une
déterritorialisation qui enclave et autonomise l’agencement
bureaucratique.
                                                                                                                       
752
Ibid., p. 348.

520  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d. Investissements révolutionnaires préconscients et


inconscients

Ce dernier type de combinaison se rapporte au « groupe-


sujet », dans sa différence avec le « groupe assujetti » ; son
mouvement corrélatif est la déterritorialisation schizophrénique,
mouvement le plus intense. Contrairement à la coupure
préconsciente qui prépare un nouveau socius et reste tributaire
d’une axiomatique d’intérêt, la révolution inconsciente porte la
coupure dans le socius :
[…] la révolution inconsciente ne renvoie pas
seulement au socius qui conditionne ce
changement comme forme de puissance, elle
renvoie dans ce socius au régime de la production
désirante comme puissance renversée sur le corps
sans organes. Ce n’est pas le même état des flux
et des schizes : dans un cas la coupure est entre
deux socius, dont le second se mesure à sa
capacité d’introduire les flux de désir dans un
nouveau code ou une nouvelle axiomatique
d’intérêt ; dans l’autre cas, la coupure est dans le
socius lui-même, pour autant qu’il a la capacité de
faire passer les flux de désir suivant leurs lignes de
fuite positives, et de les recouper suivant des
coupures de coupures productrices.

Autrement dit, le groupe sujet et la révolution inconsciente


dont il est porteur introduisent un espace de jeu à l’intérieur de
la formation de souveraineté, un espacement qui laisse fuir et
circuler les flux libidinaux. La révolution véritable suppose ces

521  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

investissements inconscients révolutionnaires qui excluent


intrinsèquement les relations de pouvoir. Elle ne peut donc, en
tant que telle, déterminer un ordre social, même utopique :
révolution entre les plis du socius, le désir est déplacement ou
reclassement des codages sociaux qui conjure l’effusion d’un
instinct de mort. Mais Deleuze et Guattari ne substantialisent
pas les « machines de désir », ne les placent pas en vis-à-vis
des groupes assujettis au socius ; les groupes-sujets
comportent en effet une instabilité non moins grande que celle
des groupes assujettis travaillés par des vecteurs de
déterritorialisation pervers ou schizophréniques : « les deux
sortes de groupes sont en glissement perpétuel, un groupe-
sujet étant toujours menacé d’assujettissement, un groupe
assujetti pouvant dans certains cas être forcé d’assumer un rôle
révolutionnaire »753. Mais si la charge schizophrénique qui
scinde le socius et déverrouille provisoirement l’axiomatique
d’intérêt pour laisser fuir les flux libidinaux est bien une
puissance révolutionnaire, l’absolutisation du mouvement de
déterritorialisation n’est pas la réalisation d’une révolution dans
une économie libidinale dissociée de l’économie politique de la
production sociale. Les deux économies ne peuvent pas être
séparées abstraitement, sauf du point de vue méthodologique
                                                                                                                       
753
Ibid., p. 75.

522  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qui, dans le premier chapitre de L’Anti-Œdipe, guide la


description formelle de la métapsychologie de l’inconscient
machinique :
[…] la schizo-analyse ne fait aucune distinction de
nature entre l’économie politique et l’économie
libidinale. Elle demande seulement quels sont sur
un socius les indices machiniques, sociaux et
techniques, qui s’ouvrent sur les machines
désirantes, qui entrent dans les pièces, rouages et
moteurs de celles-ci, autant qu’elles font entrer
celles-ci dans leurs propres pièces, rouages et
754
moteurs.

La critique deleuzo-guattarienne de l’anti-psychiatrie de Laing


et Cooper, qui maintiennent l’aliénation mentale et l’aliénation
politique dans un rapport de disjonction exclusive, se fonde sur
ce principe. Selon Deleuze et Guattari, le rapport entre
économie libidinale et économie politique est plutôt de
disjonction incluse. Il s’ensuit que la folie ne peut pas être
invoquée comme puissance de libération des flux en étant
abstraite de la production sociale : si « la déterritorialisation des
flux en général se confond effectivement avec l’aliénation
mentale, [c’est] pour autant qu’elle inclut les re-territorialisations
qui ne la laissent elle-même subsister que comme l’état d’un
flux particulier »755. La folie n’est conçue comme une pathologie

                                                                                                                       
754
AŒ, p. 457.
755
Ibid., p. 382.

523  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qu’en vertu du rapport de disjonction inclusive qui lie son


processus immanent de déterritorialisation à la formation
sociale qui charge ce flux de folie de « représenter tout ce qui
échappe dans les autres flux aux axiomatiques et aux
applications de re-territorialisation »756. La requalification de la
folie comme processus révolutionnaire suppose une politique
de la psychiatrie qui intervient sur les procédés de re-
territorialisation qui inscrivent la folie dans des grilles
nosologiques. L’Anti-Œdipe esquisse le programme susceptible
d’assurer une telle requalification de la folie :

Une véritable politique de la psychiatrie, ou de


l’anti-psychiatrie, consisterait donc 1°) à défaire
toutes les re-territorialisations qui transforment la
folie en maladie mentale, 2°) à libérer dans tous
les flux le mouvement schizoïde de leur
déterritorialisation, de telle manière que ce
caractère ne puisse plus qualifier un résidu
particulier comme flux de folie, mais affecte aussi
bien les flux de travail et de désir, de production,
de connaissance et de création dans leur tendance
la plus profonde. La folie n’existerait plus en tant
que folie, non pas parce qu’elle aurait été
transformée en « maladie mentale », mais au
contraire parce qu’elle recevrait l’appoint de tous
les autres flux, y compris de la science et de l’art –
étant dit qu’elle n’est appelée folie, et n’apparaît
telle, que parce qu’elle est privée de cet appoint et
se trouve réduite à témoigner toute seule pour la
déterritorialisation comme processus universel.
[…]. On doit donc dire qu’on n’ira jamais assez loin
                                                                                                                       
756
Loc. cit.

524  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans le sens de la déterritorialisation : vous n’avez


757
encore rien vu, processus irréversible.

La stratégie de libération des flux schizophrénique a donc


pour condition leur déqualification en tant que folie ou maladie
mentale et leur conjugaison avec d’autres flux (artistiques,
scientifiques,…) comme vecteurs d’un transfert des
investissements réactionnaires en investissements
révolutionnaires : s’inspirant des thèses de Nietzsche et de
Klossowski, Deleuze et Guattari montrent que la conversion de
la nature des investissements libidinaux inconscients procède
d’une expérimentation artistique ou scientifique758. La
perversion intervient aussi comme vecteur de déqualification
des flux de folie et de déterritorialisation. La tâche générale de
la schizo-analyse comme relance du fonctionnement réel de
l’inconscient implique donc une requalification de la folie et une
réactivation du mouvement de la déterritorialisation à laquelle la
perversion et ses re-territorialisations artificielles apportent une
contribution involontaire759. Mais le principe moteur d’une
relance de l’économie libidinale en son fonctionnement
immanent requiert l’opération du transfert schizo-analytique qui

                                                                                                                       
757
Ibid., p. 383-384.
758
Ibid., p. 440-445.
759
Ibid., p. 384.

525  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

constitue l’objet de la tâche mécanicienne de la psychiatrie


matérialiste760.

D. Le refoulement originaire

La seconde difficulté à laquelle doit faire face la schizo-


analyse consiste à déterminer comment la répression se
prolonge sous la forme d’un refoulement et accroche la
production désirante pour s’engouffrer en elle. Deleuze et
Guattari identifient le point d’ancrage de la répression dans le
processus d’auto-production de l’inconscient, à savoir dans le
refoulement originaire :
Et sans doute jamais ces illusions ne prendraient,
si elles ne bénéficiaient d’une coïncidence et d’un
soutien dans l’inconscient lui-même, qui assurent
la « prise ». Nous avons vu quel était ce soutien : il
s’agit du refoulement originaire, tel qu’il est exercé
par le corps sans organes au moment de la
répulsion, au sein de la production désirante
moléculaire. Sans ce refoulement originaire, jamais
un refoulement proprement dit ne pourrait être
délégué dans l’inconscient par les forces molaires,
761
et écraser la production désirante.

Le refoulement originaire, déterminé comme effet d’une


machine répulsive paranoïaque, est la pulsion de mort en
laquelle le corps sans organes défait toute organisation.

                                                                                                                       
760
Nous abordons ce point dans notre dernière partie.
761
Ibid., p. 405-406.

526  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Comment la répulsion dans la production primaire peut-elle être


récupérée et réactivée à ses fins par la répression sociale, ici
conçue comme un refoulement secondaire ? Le nerf de
l’argumentation de Deleuze et Guattari apparaît dans la
propriété singulière qu’ils accordent à la famille comme instance
capable de s’inscrire aussi bien sur le socius que sur le corps
sans organe en tant que tel. À quoi tient cette propriété de la
cellule familiale ?
[…] l’enregistrement de la production désirante sur
le corps sans organes se fait à travers un réseau
généalogique qui n’est pas familial : les parents n’y
interviennent que comme objets partiels, flux,
signes et agents d’un procès qui les déborde de
toutes parts. Tout au plus l’enfant « rapporte-t-il »
innocemment aux parents quelque chose de
l’étonnante expérience productive qu’il mène avec
son désir ; mais cette expérience ne se rapporte
pas à eux comme telle. Or c’est là justement que
surgit l’opération. Sous l’action précoce de la
répression sociale, la famille se glisse, s’immisce
dans le réseau de généalogie désirante, elle aliène
à son compte toute la généalogie, elle confisque le
Numen (mais voyons, Dieu, c’est papa…). On fait
comme si l’expérience désirante « se » rapportait
aux parents, et comme si la famille en était la loi
suprême. On soumet les objets partiels à la
fameuse loi de totalité-unité agissant comme
« manquante ». On soumet les disjonctions à
l’alternative de l’indifférencié ou de l’exclusion. La
famille s’introduit donc dans la production de désir,
et va dès le plus jeune âge en opérer un
déplacement, un refoulement inouï. Elle est
déléguée au refoulement par la production sociale.
Et si elle peut se glisser dans l’enregistrement du

527  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

désir, c’est parce que le corps sans organes où se


fait cet enregistrement exerce déjà pour son
compte, nous l’avons vu, un refoulement originaire
sur la production désirante. Il appartient à la famille
d’en profiter, et d’y superposer le refoulement
secondaire proprement dit, qui lui est délégué ou
auquel elle est déléguée (la psychanalyse a bien
montré la différence entre ces deux refoulements,
mais non pas la portée de cette différence ou la
762
distinction de régime).

La violence faite à la production désirante se ramène à une


traduction familiale de son inscription sur le corps sans
organes763 : alors que le comportement du désir ne se rapporte
en réalité qu’à lui-même, le conditionnement familial qui
imprègne l’enfant rapporte artificiellement le comportement du
désir dans l’ « expérience productive » aux repérages familiaux
et incorpore ces derniers à l’inconscient. La famille se glisse
dans les repérages inconscients de l’enfant et, par des séries
de forçages et de conditionnements, inscrit des repérages
œdipiens, modifie l’usage des synthèses machiniques de
l’inconscient. La divulgation sociale de la pensée

                                                                                                                       
762
Ibid., p. 143-144. Nous soulignons.
763
Le cinquième paralogisme de la psychanalyse exposé dans L’Anti-
Œdipe, paralogisme du « par-après » concerne à la fois la théorie et la
pratique psychanalytiques. Deleuze et Guattari montrent qu’Œdipe n’est
qu’une « formation réactionnelle » à la production désirante et ne peut pas
être conçu indépendamment de son conflit actuel avec celle-ci. Le
paralogisme psychanalytique du par-après consiste au contraire à penser
Œdipe comme la réactivation d’un conflit ancien, d’un conflit infantile
retrouvé par voie de régression.

528  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

psychanalytique et des opérations formelles (paralogismes)


qu’elle implique ne peut dès lors qu’accentuer la tendance à
rapporter l’expérience désirante à la structure familiale ; diffuse
dans l’air du temps et relayée par divers supports médiatiques
(récits littéraires, cinématographiques, productions
journalistiques, publicitaires, etc.), elle renforce la tendance des
familles à jouer à l’Œdipe764. C’est pourquoi le paralogisme du
déplacement comme opération formelle et le refoulement lui-
même deviennent indiscernables. La superposition du
refoulement primaire et du refoulement secondaire est rendu
possible par l’identité de leur opération : expulser la production
désirante des réseaux généalogiques non familiaux sur
lesquels elle se dépose et s’enregistre. La condition du
refoulement secondaire et de la réalisation intégrale de la
répression dans le mode de production capitaliste a donc pour
condition la logique de la répulsion qui anime le dernier moment
de la synthèse connective (identité du produit et du produire) et
le moment symétrique et inverse situé à la charnière de la
première et de la deuxième synthèse inconsciente (machine
paranoïaque). La pulsion de mort, interne à la production

                                                                                                                       
764
AŒ, p. 427 : « On a souvent l’impression que les familles ont trop bien
entendu la leçon de la psychanalyse, même de loin ou de manière infuse,
dans l’air du temps : elles jouent à l’Œdipe, sublime alibi ».

529  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

désirante et condition de l’automouvement de son processus


logique d’exposition, forme donc le support sur lequel peut
s’étayer l’instinct de mort de la formation de souveraineté
capitaliste. L’infléchissement et la dénaturation du
comportement du moléculaire est comme préparé dans et par
la production désirante. La théorie psychanalytique contient
déjà l’idée de l’incompatibilité d’un même objet avec les deux
types de refus de prise en charge que sont le refoulement
primaire et le refoulement secondaire, à savoir la vie des
machines désirantes et ses déterminations (pan-
connexionnisme, omni-productivité, enregistrement polyvoque).
Le refoulement secondaire est, dans la doctrine freudienne,
conditionné et organisé par la puissance d’aimantation ou
d’attraction du noyau de représentants psychiques exclus à
l’issue d’un refoulement primaire qui marque l’incompatibilité de
ce noyau avec le système animique. Peut-on peut dire qu’il en
va de même dans L’Anti-Œdipe ? Si l’expérience productive,
incompatible avec la station répulsive du corps sans organes
autant qu’avec la formation sociale, a pour caractéristique d’être
invivable, le sens de l’invivable n’est pas le même dans la
production désirante et dans la production sociale : la différence
de régime conduit donc à dédoubler le concept de pulsion de
mort. La répulsion du réel des machines moléculaires,

530  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

irrecevables pour le corps sans organes, est constitutive de


l’automouvement de ce réel sur le plan du fonctionnement
immanent des synthèses inconscientes. À l’inverse, la
neutralisation de la production désirante et la stase du désir
sous l’effet du refoulement secondaire aboutissent à une
déréalisation, à une lente et irréversible transformation du réel
en artifice765. Le démantèlement du dispositif de répression-
refoulement et la lutte contre l’effusion d’un instinct de mort ne
peuvent que prendre appui sur l’opération qui, au sein de
l’expérience productive, fait contrepoids à la répulsion
paranoïaque. Le moment de la « machine miraculante » et de
l’enregistrement de la production désirante sur le corps sans
organes doit donc être considéré pour lui-même, préalablement
à l’examen des conditions de sa transposition dans la cure,
dont il est appelé à être l’un des ressorts primordiaux766.

                                                                                                                       
765
AŒ, p. 42 : « Le réel n’est pas impossible, il est de plus en plus
artificiel ».
766
Ibid., p. 406.

531  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

532  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre XI – Corps morcelé et corps intégral :


inscription et totalisation

A. Le problème de l’inscription

L’enregistrement de la production désirante, objet de la


deuxième synthèse de l’inconscient, est le moment où prennent
place dans le processus primaire la « machine miraculante » et
son opération propre, l’attraction. Celle-ci a pour effet de contrer
la pulsion de mort comme puissance de détachement. Deleuze
et Guattari indiquent que la schizo-analyse, qui vise à rétablir le
fonctionnement réel de l’inconscient, trouve son levier dans
cette deuxième synthèse : le transfert en schizo-analyse
suppose de relancer la production d’intensité en intégrant « les
ratés dans le fonctionnement attractif »767. Avant de faire porter
notre questionnement sur les conditions d’une mise en pratique
de la cure schizo-analytique, nous devons cerner
théoriquement le principe de l’opération d’attraction et
d’inscription de la production désirante. Or, nous rencontrons ici
une double difficulté : la première tient à l’impossibilité rendre
compte de l’articulation de la machine paranoïaque à la
machine miraculante dans le processus d’exposition de L’Anti-
                                                                                                                       
767
Loc. cit.

533  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Œdipe sans faire appel à une opération dialectique ; la


seconde, qui en dérive, pose le problème de l’existence d’un
code de l’inconscient en soi.

a. Position de la « machine miraculante »

Comme nous l’avons montré, l’exposition des synthèses


inconscientes dans le chapitre I de L’Anti-Œdipe s’ordonne à un
processus dialectique sous-jacent dans lequel s’insert le
moment de la machine miraculante. Dans le procédé
d’exposition manifeste des synthèses, les moyens de présenter
le passage de la machine paranoïaque à la machine
miraculante semblent faire défaut, si bien qu’un « parallèle »
d’ordre « phénoménologique » est invoqué pour soutenir la
représentation d’un tel passage : « […] si nous voulons avoir
une idée des forces ultérieures du corps sans organes dans le
processus non interrompu, nous devons passer par un parallèle
entre la production désirante et la production sociale »768 . Le
« processus non interrompu », dont nous tenons qu’il est en
son fond logiquement dialectique, résiste à une formalisation du
seul point de vue de la production désirante. Après avoir pris la
précaution de préciser qu’ « Un tel parallélisme n’est que
phénoménologique [et qu’] il ne préjuge en rien de la nature et
                                                                                                                       
768
Ibid., p. 16.

534  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

du rapport des deux productions, ni même de la question de


savoir s’il y a effectivement deux productions », Deleuze et
Guattari justifient le bien-fondé du parallélisme entre production
désirante et production sociale par l’isomorphie de l’une et de
l’autre. Leur méthode consiste à faire la supposition que les
éléments en présence dans les deux séries (désirante et
sociale) étant les mêmes, leur articulation est aussi la même. Il
s’agit donc, dans le parallélisme esquissé, de déduire de
l’isomorphie (même forme ou fonction des éléments
constitutifs), une isonomie (même principe ou mêmes
articulations logiques ou causales entre ces éléments). La
qualité « phénoménologique » de ce parallélisme suggère que
le modèle molaire de la production sociale peut faire apparaître
ce qui est seulement enveloppé et inapparent à l’échelle
moléculaire de la production désirante et présuppose une
égalité entre les deux séries considérées. Dans Spinoza et le
problème de l’expression, Deleuze recommande pourtant de se
méfier du mot « parallélisme » :
Supposons deux séries correspondantes, mais
dont les principes soient inégaux, le principe de
l’une étant en quelque manière éminent par
rapport à celui de l’autre : entre un solide et sa
projection, entre une ligne et l’asymptote, il y a
bien identité d’ordre ou correspondance, il n’ya pas
à proprement parler « identité de connexion ». Les
points d’une courbe ne s’enchaînent pas

535  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

(concatenantur) comme ceux d’une droite. Dans


de tels cas, on ne pourra parler de parallélisme
qu’en un sens très vague. Les « parallèles », au
sens précis, exigent une égalité de principe entre
769
deux séries de points correspondants.

Un parallèle « seulement phénoménologique » est-il alors un


parallèle « vague » – auquel cas la méthode d’exposition
retenue par Deleuze et Guattari est défaillante – ou bien y a-t-il
effectivement une égalité de principe entre la série de la
production désirante et celle de la production sociale ? On
pourrait repérer une pétition de principe dans cette séquence
argumentative de L’Anti-Œdipe : le parallèle est le moyen
méthodique choisi pour expliciter le moment de l’attraction dans
la production désirante, mais ce moyen suppose déjà acquises
les conditions de la démonstration, à savoir la détermination
complète de l’ordre de connexion des moments du processus
logique de la production désirante nécessaire pour affirmer
l’égalité ou l’identité entre les séries du point de vue de leur
principe ou de leur ordre. De plus, entre le moléculaire et le
molaire, il y a différence d’échelle et de nature du
comportement des entités : le comportement moléculaire tolère
les ratés – formation et fonctionnement se conjoignent de telle
sorte que les machines désirantes ne fonctionnent que

                                                                                                                       
769
SPE, p. 95-96.

536  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

détraquées – tandis que le fonctionnement molaire a pour limite


le détraquage ; tout laisse donc conclure à des enchaînements
ou connexions de nature différente d’une série à l’autre. En
somme, l’impossibilité de fait de rendre compte de l’attraction
des objets partiels sur le corps sans organes en se plaçant sur
le plan autonome du processus ininterrompu de la production
désirante sans faire appel à des schèmes dialectiques est
masquée sous un parallélisme vague avec la production sociale
et entraîne une pétition de principe. Si, néanmoins, nous
acceptons le procédé démonstratif et admettons l’artifice de la
méthode d’exposition de L’Anti-Œdipe, il nous faut, pour suivre
les auteurs dans leur conceptualisation du moment de
l’attraction, cerner les bénéfices théoriques du raisonnement à
l’œuvre dans ce parallèle. Les éléments formellement
constitutifs de la série de la production sociale sont « une
station improductive inengendrée, un élément d’anti-production
couplé avec le procès, un corps plein déterminé comme
socius »770 . L’équivalence de fonction et de principe entre le
corps sans organes et le corps plein, entre le couplage du corps
sans organes et les séries connectives d’objets partiels d’une
part et le couplage du socius et de la production sociale d’autre
part, soutient l’égalité, en droit, de la série du désir et de la série
                                                                                                                       
770
AŒ, p. 16.

537  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sociale. Parmi les différents types de socius ou corps plein


(« corps de la terre », « corps despotique » ou « capital »), c’est
l’exemple du capital qui est retenu. Deleuze et Guattari
convoquent alors l’analyse marxienne du fétichisme de la
marchandise pour mettre en évidence le processus d’attraction
et d’inscription :
[Le capital] n’est pas le produit du travail, mais il
apparaît comme son présupposé naturel ou divin.
Il ne se contente pas en effet de s’opposer aux
forces productives en elles-mêmes. Il se rabat sur
toute la production, constitue une surface où se
distribuent les forces et les agents de production,
si bien qu’il s’approprie le surproduit et s’attribue
l’ensemble et les parties du procès qui semblent
maintenant émaner de lui comme d’une quasi-
cause. Forces et agents deviennent sa puissance
sous une forme miraculeuse, ils semblent
miraculés par lui. Bref, le socius comme corps
plein forme une surface où toute la production
s’enregistre et semble émaner de la surface
771
d’enregistrement.
Le « parallèle » apparaît clairement : la relation d’attraction
entre le corps sans organes et les objets partiels doit être
conçue sur le modèle du rabattement de la production sur le
corps plein du capital. Celui-ci n’est pas cause réelle du
surproduit et du procès de production, qui proviennent de
l’activité des forces productives et des agents de production, ici
implicitement identifiés aux séries de coupures/flux de la

                                                                                                                       
771
Loc. cit.

538  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

synthèse connective. Mais il est bien cause apparente ou quasi-


cause et s’attribue l’ensemble du procès de production. La
machine miraculante dite « fétichiste » renvoie à la théorie
marxienne du fétichisme et tient sa qualité « miraculante » de
l’effet idéologique d’aveuglement qu’elle détermine du point de
vue des agents sociaux mystifiés. Marx résume ainsi le principe
du fétichisme de la marchandise dans un passage célèbre du
Capital :
Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-
marchandise consiste donc simplement en ceci
qu’elle renvoie aux hommes l’image des
caractères sociaux de leur propre travail comme
des caractères objectifs des produits du travail
eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces
choses possèderaient par nature : elle leur renvoie
ainsi l’image du rapport social des producteurs au
travail global, comme un rapport social existant
hors d’eux, entre des objets. […] pour trouver une
analogie, nous devons nous échapper vers les
zones nébuleuses du monde religieux. Dans ce
monde-là, les produits du cerveau humain
semblent être des figures autonomes, douées
d’une vie propre, entretenant des rapports les unes
avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il
dans le monde marchand des produits de la main
humaine. J’appelle cela fétichisme, fétichisme qui
adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont
produits comme marchandises, et qui, partant, est
772
inséparable de la production marchande.

                                                                                                                       
772
Ibid., p. 82-83.

539  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’ « attraction » en question consiste dans l’illusion dont sont


victimes les agents de la production dans les formations
sociales capitalistes. Mais comme le montre Balibar, sur les
commentaires duquel Deleuze et Guattari fondent leur analyse
de la notion de fétichisme de la marchandise chez Marx, « la
thèse de Marx ne signifie pas que dans [les autres modes de
production] différents du capitalisme, la structure des rapports
sociaux soit transparente aux agents »773. L’Anti-Œdipe peut
ainsi étendre le parallèle du corps sans organes avec le capital
comme corps plein aux autres types de socius : « un corps
plein quelconque, corps de la terre ou du despote, une surface
d’enregistrement, un mouvement objectif apparent, un monde
pervers ensorcelé fétichiste appartiennent à tous les types de
société comme constante de la reproduction sociale »774 . Sur
ce point, le texte de Marx, que cite Balibar, insiste sur la naïveté
des agents sociaux qui interprètent comme « naturels ou
divins » l’appropriation de la terre et du travail réel par la
communauté :
La terre est le grand laboratoire, l’arsenal qui
fournit aussi bien les moyens de travail que la
matière du travail, que le siège, la base de la
collectivité. Les membres de la communauté se
rapportent à la terre naïvement comme à la

                                                                                                                       
773
E. BALIBAR, op. cit., p. 444.
774
AŒ, p. 17.

540  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

propriété de la collectivité, de la collectivité qui se


produit et se reproduit dans le travail vivant.
Chaque particulier ne se comporte que comme
membre de cette collectivité, comme propriétaire
ou possesseur. L’appropriation réelle par le procès
de travail a lieu sur la base de ces présupposés,
qui eux-mêmes ne sont pas le produit d’un travail,
mais qui apparaissent comme ses présupposés
775
naturels ou divins.

Marx insiste cependant sur les traits particuliers qui renforcent


l’effet du fétichisme dans le mode de production capitaliste, qui
tend à présenter les formes sociales du travail comme « formes
de développement du capital, si bien que les forces
productives, ainsi développées, du travail social apparaissent
comme forces productives du capital »776 :
Seule la production capitaliste développe sur une
grande échelle les conditions, aussi bien objectives
que subjectives, du procès de travail, en les
arrachant aux travailleurs autonomes, mais elle les
développe comme puissances étrangères à
l’ouvrier qui travaille sous leur domination.
Le capital devient ainsi un être tout à fait
mystérieux.

Les conditions de travail s’amoncellent comme


forces sociales face à l’ouvrier, et c’est sous cette
forme qu’elles sont capitalisées. Le capital apparaît
donc comme productif :

1° parce qu’il contraint l’ouvrier à effectuer du


surtravail. Or si le travail est productif, c’est

                                                                                                                       
775
E. BALIBAR, op. cit., p. 444.
776
K. MARX, Un chapitre inédit du Capital, trad. R. Dangeville, Paris, 10/18,
Union générale d’éditions, 1971, p. 250.

541  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

précisément du fait qu’il effectue du surtravail, du


fait de la différence qui se réalise entre la valeur de
la capacité de travail et celle de sa valorisation ;

2° parce qu’il personnifie et représente, sous forme


objectivée, les « forces de la production sociale du
777
travail » ou forces productives du travail social.

La capitalisation des forces productives apparaît comme un


processus indéfini analogue à la production d’enregistrement
des machines désirantes sur un plan moléculaire. Le parallèle
entre la production désirante et la production sociale est
d’autant plus fondé que c’est le capitalisme qui présente la plus
grande identité de nature avec la production désirante. Deleuze
et Guattari notent, en effet, une profonde similitude entre le
capital et le corps sans organes, ressemblance qui recouvre
aussi la plus grande différence de régime.

b. Le code de l’inconscient et la chaîne moléculaire

Le second problème posé par le moment de la « machine


miraculante » nous transporte, hors du parallèle
phénoménologique entre production sociale et production
désirante, dans l’inconscient comme surface d’inscription
possible de la production désirante, c’est-à-dire dans le
« processus ininterrompu » de la production primaire dont nous

                                                                                                                       
777
Ibid., p. 253.

542  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

a artificiellement extrait le détour par la notion de fétichisme :


sur quoi la production désirante peut-elle s’enregistrer, i.e.
déployer ses repérages et répartir ses forces, une fois dit que
rien n’existe en dehors de ce processus d’omni-productivité ? Si
l’ensemble de l’édifice théorique de L’Anti-Œdipe repose sur la
pointe de l’énoncé selon lequel « l’enregistrement de la
production désirante sur le corps sans organes se fait à travers
un réseau généalogique qui n’est pas familial », la production
désirante s’enregistre-t-elle en dehors de tout code ou encore
dans un code qui préexisterait sur le plan de l’inconscient778 ?
Ou encore : comment pouvons-nous comprendre cette
inscription sans présupposer quelque chose comme un support
ou une substance extérieure au processus lui-même ? En effet,
si « les organes-partiels et le corps sans organes sont une
seule et même chose, une seule et même multiplicité qui doit
être pensée comme telle par la schizo-analyse », comment,
alors, penser cette identité779 ? Ces diverses questions se
ramènent à une seule, que posent Deleuze et Guattari dans le
quatrième chapitre de L’Anti-Œdipe : « toute la question est de
                                                                                                                       
778
Ibid., p. 143. Mais parler d’un code propre à l’inconscient revient à
concevoir l’inconscient comme un invariant. Nous avons vu dans le chapitre
précédent que l’inconscient ne peut pas être conçu indépendamment des
forces sociales qui exerce sur lui, à des degrés variables, des effets de
répression.
779
Ibid., p. 390.

543  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

savoir si l’on peut parler d’un code au niveau de [la] chaîne


moléculaire du désir »780. Deleuze et Guattari discernent deux
composantes du code :
D’une part une spécification du corps plein comme
territorialité de support, d’autre part l’érection d’un
signifiant despotique dont dépend toute la chaîne.
L’axiomatique à cet égard a beau s’opposer
profondément aux codes, puisqu’elle travaille sur
des flux décodés, elle ne peut elle-même procéder
qu’en opérant des re-territorialisations et en
ressuscitant l’unité signifiante. Les notions même
de code et d’axiomatique ne semblent donc valoir
que pour les ensembles molaires, là où la chaîne
signifiante forme telle ou telle configuration
déterminée sur un support lui-même spécifié, et en
fonction d’un signifiant détaché. Ces conditions ne
sont pas remplies sans que les exclusions ne se
forment et n’apparaissent dans le réseau disjonctif
(en même temps que les lignes connectives
781
prennent un sens global et spécifique).
[…] il en est tout autrement de la chaîne
proprement moléculaire : en tant que le corps sans
organes est un support non spécifique et non-
spécifié qui marque la limite moléculaire des
ensembles molaires, la chaîne n’a plus d’autre
fonction que de déterritorialiser les flux et leur faire
passer le mur du signifiant. Donc défaire les codes.
La fonction de la chaîne n’est plus de coder les flux
sur un corps plein de la terre, du despote ou du
capital, mais au contraire de les décoder sur le
corps sans organes. C’est une chaîne de fuite, et
non plus de code. La chaîne signifiante est
devenue une chaîne de décodage et de
déterritorialisation, qui doit être saisie et ne peut

                                                                                                                       
780
Ibid., p. 391.
781
Loc. cit.

544  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’être que comme l’envers des codes et des


territorialités.

Il y a donc un statut mixte de la chaîne moléculaire « encore


signifiante parce qu’elle est faite de signes du désir [mais de]
signes [qui] ne sont plus du tout signifiants, pour autant qu’ils
sont sous le régime des disjonctions incluses où tout est
possibles »782. En tant que tel, l’ordre de l’inconscient renvoie à
la thèse lacanienne d’une « inorganisation réelle du désir », qui
est l’envers de « l’organisation symbolique de la structure, avec
ses exclusions qui viennent de la fonction du signifiant »783.

B. « Totaliser à côté » : la logique des objets


partiels

Le moment logique de la machine miraculante implique en


effet une contestation de l’organisation, c’est-à-dire du
mouvement de totalisation tel qu’on l’entend classiquement
comme processus de rassemblement unifiant et intériorisant
des déterminations effectives d’un être (ou de l’être). Deleuze et
Guattari proposent de concevoir un processus de totalisation où
la totalité est expulsée des éléments qu’elle totalise et s’ajoute
à eux du dehors. L’attraction et l’inscription des objets partiels

                                                                                                                       
782
Loc. cit.
783
Loc. cit.

545  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sur le corps sans organes est donc à comprendre selon le


schème d’un accroissement du corps, et non comme la
réintégration de parties manquantes en vue de reconstituer une
totalité selon une distribution ou un ordre préalablement donné.
C’est pourquoi la critique deleuzienne à de la thèse de Mélanie
Klein sur les objets partiels, thèse encore tributaire de l’image
d’un organisme pensé comme « unité perdue ou totalité à
venir », a pour envers l’affirmation d’une logique des objets
partiels originale784. Avant d’en venir à la description de cette
logique objective – ou, plus exactement, au deuxième versant
de cette logique objective déjà engagée dans l’examen de la
synthèse connective – il nous faut revenir sur les raisons du
jugement contrasté de Deleuze à l’égard de la découverte par
Mélanie Klein des « objets partiels », dont elle ébauche, la
première, la description, mais dont elle manque aussi la logique
spécifique. C’est dans l’analyse critique la thèse kleinienne que
se met en place, dès Logique du sens, une première
articulation entre les objets partiels et le corps sans organes
autour du thème du corps morcelé. Dans la vingt-septième
série, intitulée « De l’oralité », Deleuze étudie la genèse
dynamique en vertu de laquelle l’événement incorporel se
déploie en surface en se dégageant des états de choses
                                                                                                                       
784
Ibid. , p.387.

546  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

corporels des profondeurs ; comment, par exemple, « parler se


dégage effectivement de manger » et libère les sons des
qualités propres aux corps (bruits, cris) pour leur donner une
valeur expressive conventionnelle, coutumière, artificielle.
Mélanie Klein décrit précisément le monde des corps où
s’esquisse la vie de l’enfant, un monde des « profondeurs sans
fond » dominé par un jeu d’introjections et de projections
inséparable de l’exercice de pulsions de destruction et que
Deleuze rebaptise « monde des simulacres ». La profondeur
anale-orale, domaine des objets partiels et des morceaux
d’organes, renvoie, du point de vue d’un axe psychogénétique,
à un stade de la vie psychique où prédomine une position
paranoïde-schizoïde, caractérisée par une communication des
corps que guident l’agressivité et la souffrance : le corps et le
sein de la mère sont mastiqués, vidés, mis en pièces, introjetés
et incorporés par le nourrisson, puis transmués, sous l’effet
d’une projection, en éléments toxiques et menaçant au-dedans
du corps, ce qui entraîne une nouvelle projection de ces
éléments dans le corps de la mère – « les morceaux introjetés
sont aussi comme des substances vénéneuses et
persécutrices, explosives et toxiques, qui menacent du dedans
le corps de l’enfant et ne cessent de se reconstituer dans le

547  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

corps de la mère »785. Le circuit introjection-projection-


réintrojection implique une forme d’incorporation de la mère par
le nourrisson, incorporation où l’oralité se prolonge en un
cannibalisme. Cette « Passion du nourrisson » prépare une
seconde position où « l’enfant s’efforce de reconstituer un objet
complet sur le mode du bon et de s’identifier lui-même à ce bon
objet, de conquérir une identité correspondante, quitte dans ce
nouveau drame à partager les menaces et les souffrances,
toutes les passions que le bon objet subit »786 . Théâtre de la
formation du moi et de la surrection d’un surmoi, la position
dépressive, qui succède à la position schizoïde et paranoïde,
prépare à son tour l’inscription dans Œdipe et la fixation d’une
position plus organisée de la vie psychique. Elle mobilise le
fantasme d’une totalisation des objets morcelés et précisément
nommés « partiels » par Mélanie Klein en raison de leur
incomplétude et de leur déficience. L’articulation des objets
partiels selon le schéma qu’en propose Klein est incompatible
avec les réquisits de la philosophie de la production du désir
que construisent Deleuze et Guattari. Avant même de préciser
les motifs particuliers qui commandent la critique de la
conception kleinienne des objets partiels dans L’Anti-Œdipe,

                                                                                                                       
785
DELEUZE, Logique du sens, op. cit., p. 218.
786
Ibid., p. 218.

548  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

observons que l’ensemble des propositions qu’y développent


les auteurs convergent en une critique radicale des modèles
théoriques philosophiques ou psychanalytiques qui tendent
dévitaliser le désir, à le river au fantasme et au manque et à
marquer l’irréductible fracture entre vie et représentation. Or, la
station dépressive, qui se singularise par l’identité qu’elle tend à
établir entre existence et conscience, vie et représentation, ne
peut pas nous fournir un modèle du réel ou d’un rapport au réel
adéquat à la nature productrice du désir et capable de faire
valoir la dimension sub-représentative qui en constitue la trame.
Maldiney fait ainsi observer, dans Penser l’homme et la folie,
qu’ « existence et conscience ne sont pas des termes
identiques [mais] ne s’identifient précisément que dans la
dépression »787 . Cette identité exceptionnelle caractérise aussi
la conscience hégélienne, car « entre les structures
hégéliennes de la conscience et les structures de la conscience
dépressive se dessine un réseau de correspondances tout près
de cristalliser en un système. […] la pensée de Hegel est de
style dépressif ; elle constitue une pensée dépressive
réussie »788. Maldiney remarque une concordance profonde

                                                                                                                       
787
H. MALDINEY, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Million,
1997 (1991), p. 34.
788
Ibid., p. 34.

549  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

entre l’incertitude de la liaison à l’objet primordial perdu, que le


sujet dépressif cherche à remplacer dans une quête indéfinie
qui, par son aspiration à neutraliser la perte, finit par neutraliser
l’existence elle-même en l’enfermant dans le circuit où circule la
représentation de cet objet promis et perdu et, d’autre part,
l’équivocité de la relation de la conscience objective à l’objet : la
conscience de l’objet vise l’en soi qui se dérobe à elle et finit
par inclure en elle cette inadéquation, par incorporer et
conserver « l’objet perdu dans sa propre configuration »789.
Dans l’expérience de la conscience hégélienne comme dans
l’existence dépressive, la négativité est simplement idéale ;
dans celle-ci comme dans celle-là, « l’existence se trouve
projetée et réduite au plan de la conscience et du Denken »790 :
La différence est que le mouvement hégélien de la
conscience n’est pas répétition mais dépassement.
Aussi parlons-nous à son propos de pensée
dépressive réussie : l’Aufhebung hégélienne
reproduit – sur son plan – la transcendance de
l’existence ; mais elle ne la reproduit (à titre de

                                                                                                                       
789
Ibid., p. 35 : « La conscience est incapable de contourner l’objet, de
passer derrière lui pour voir comment il est en soi, c’est-à-dire comment il
n’est pas pour elle. » Maldiney invoque alors la Phénoménologie de l’Esprit :
« Si les deux termes ne se correspondent pas, la conscience paraît devoir
changer son savoir pour le rendre adéquat à l’objet. Mais comme le savoir
est savoir de l’objet, avec le changement du savoir change aussi l’objet. Lui
non plus ne résiste pas. Ce mouvement dialectique que la conscience
exerce en soi-même, dans son savoir et dans son objet, en tant que le
nouvel objet vrai en jaillit, est proprement ce que l’on appelle l’expérience ».
790
Ibid., p. 38.

550  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

substitut ou d’Erzatz) – et là est le trait décisif –


que parce que l’existence est d’ores et déjà
perdue. L’Aufhebung idéale qui supprime et
conserve est l’ombre d’une transcendance
791
sacrifiée.

L’existence dépressive neutralise la perte inaugurale par la


reproduction de l’existence marquée par cette perte ou sa
conservation dans sa suppression même (cas du suicide
« dépressif mélancolique »). Ce qui, selon Maldiney, est
manqué dans la séquence dialectique qui ouvre la vérité de la
certitude de soi-même » de la Phénoménologie de l’Esprit, c’est
à la fois la vie, car « l’existence est plus que la vie » et celle-ci
est simplement consommée en fonction d’un choix ou projet
existentiel, et l’expérience de la mort, car le détachement
absolu du maître à l’égard de la vie est abandonné dans la
reprise de la figure du maître, qui s’était identifié à la mort dans
l’épreuve de la « fluidification absolue de toute subsistance »,
par et dans le Soi réel, donc dans ce qui reste une économie de
la vie792. Contrairement à Hegel, Deleuze construit sa position

                                                                                                                       
791
Loc. cit.
792
Ibid., p. 26 : « En vivant, l’homme affirme la vie. En existant, il la nie.
Dans les deux cas, il consomme la vie, comme elle fait, elle, des vivants.
Consommer la vie est à double sens. Ou bien l’individu participe de la vie en
participant à elle. Elle est le milieu de sa subsistance. Et telle il la choisit.
C’est le choix de l’esclave qui a voulu conserver sa vie en renonçant à
l’exposer ; et qui s’identifie à son être immédiat. Ou bien l’individu peut

551  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

philosophique sur le rejet du modèle de la position dépressive.


Sa critique porte sur la position schizoïde-paranoïde et son
articulation à la position dépressive. Elle se développe en une
série de remarques qu’il nous faut rapidement rappeler avant
d’en venir à leur portée pour la compréhension de la logique
des objets partiels proposée dans L’Anti-Œdipe. La première
critique à l’encontre de Mélanie Klein porte sur « la grisaille
d’une fade dialectique évolutive » qui subordonne les diverses
positions psychiques à un axe psychogénétique où les
moments se succèdent comme autant d’étapes nécessaires
d’un développement pré-orienté par l’image d’une totalité
satisfaisante dont le corps maternel est le paradigme et qui
préside à l’édification conjointe d’un moi et d’un objet complet.
Le geste deleuzien consiste à rectifier cette orientation
téléologique et à soutenir l’idée d’une coexistence de la position
schizophrénique et de la position dépressive :
[…] en tant qu’il est le principe de la position
dépressive, le bon objet ne succède pas à la
position schizoïde, mais se forme dans le courant
de cette position, avec des emprunts, des
blocages et des poussées qui témoignent entre les
793
deux d’une constante communication.

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
consommer sa vie d’un coup, pour ainsi dire la consumer. Ainsi fit le maître
qui s’est montré supérieur à sa vie en l’exposant dans le combat ».
793
LS, p. 221.

552  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Cette communication entre les deux positions psychiques


invite à réinterpréter la seconde topique freudienne en fonction
des catégories que chacune met en jeu. La position schizo-
paranoïaque implique une division entre le ça et le moi, à savoir
la bipolarité entre deux profondeurs en tension – « la
profondeur creuse où tournoient et explosent des morceaux, et
la profondeur pleine », qui est celle d’un objet intégral, « sans
parties ni altération », c’est-à-dire entre la force des objets
partiels, explosifs, destructeurs, qui morcellent le corps, et la
forme du corps sans organes. Le « bon objet » de la position
dépressive extrait et intègre ces deux aspects – force et forme
– et se retire dans la hauteur, ouvrant ainsi la béance d’une
frustration, d’une nostalgie : « il ne se montre et n’apparaît dès
la première fois que comme déjà perdu, ayant été perdu. C’est
là son éminente unité »794. Le bon objet, toujours déjà perdu,
donne consistance à un surmoi et exerce une cruauté à l’égard
du moi qui tantôt s’identifie à lui comme à un objet d’amour
fuyant, tantôt s’identifie aux objets partiels en lutte avec l’objet
complet795. La cruauté propre à la position maniaque-
dépressive est donc à distinguer de l’agressivité propre à la
                                                                                                                       
794
LS, p. 222.
795
Loc. cit. : « Le corps de l’enfant est comme une fosse pleine de bêtes
sauvages introjetées qui s’efforcent de happer en l’air le bon objet, lequel à
son tour se comporte vis-à-vis d’eux comme un oiseau de proie sans pitié ».

553  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

position schizo-paranoïaque, exclusive de tout manque, de


toute frustration. Si le problème de la naissance du langage,
examiné dans la vingt-septième série de Logique du sens,
justifie encore le maintien de la position dépressive-maniaque,
celle-ci est en revanche évacuée de L’Anti-Œdipe, où seule la
position schizo-paranoïaque est retenue en tant que modèle
métapsychologique de la production primaire de l’inconscient et
matrice du réel. La position dépressive renvoie à un idéalisme
enraciné dans la notion de manque ou de retirement infini, dont
la critique radicale est menée dans L’Anti-Œdipe : de même
qu’avec la synthèse connective, qui compose le plan de la
production désirante sous la forme d’un pan-connexionnisme
où les machines désirantes produisent et font circuler des flux,
l’inconscient productif se substituait au modèle
métapsychologique d’un inconscient représentatif toujours lié à
la mise en scène d’un manque absolutisé, la synthèse
disjonctive d’enregistrement compose le plan d’une inscription
des éléments machiniques (organes ou éléments d’organes)
sous la forme d’un pan-machinisme dont le fonctionnement
exclut l’unification des pièces en fonction de l’anticipation d’un
tout à venir. L’Un, le Tout impliquent le vide et ne se donnent
que dans l’élément du fantasme. Or les objets partiels sont
vécus réellement dans l’élément d’une omni-productivité qui les

554  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

met en présence et les connecte sans les réunir en une belle


totalité. La continuité ou la co-implication de l’écoulement des
flux et de leur coupure place le mouvement de totalisation sous
la dépendance de la productivité. Il ne s’agit pas de produire en
vue d’obtenir une totalité imaginaire close sur elle-même, mais
de totaliser pour produire indéfiniment en repoussant toute
limite, de totaliser pour accroître le corps libidinal réellement
vécu :
Dans les machines désirantes tout fonctionne en
même temps, mais dans les hiatus et les ruptures,
les pannes et les ratés, les intermittences et les
courts-circuits, les distances et les morcellements,
dans une somme qui ne réunit jamais ses parties
en un tout. C’est que les coupures y sont
796
productives, et sont elles-mêmes des réunions.

Deleuze conserve l’opération de totalisation, mais la soustrait


à tout horizon téléologique. Totaliser consiste alors à extraire
des parties un tout immédiatement rejeté à côté d’elles, à
subordonner celui-ci à celles-là, et non à rassembler dans le
même foyer les parties considérées en les intégrant ou en les
intériorisant. Tel est le sens de l’idée d’un « totaliser à
côté »797 :
                                                                                                                       
796
AŒ, p. 50.
797
Guattari l’affirme à nouveau dans un entretien avec le psychanalyste
Serge Leclaire : « Je ne crois pas qu’on doive situer l’objet partiel ni
positivement ni négativement, mais plutôt comme participant de multiplicités
non totalisables. Ce n’est jamais que de façon illusoire qu’il s’inscrit en

555  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Nous ne croyons plus à une totalité originelle ni à


une totalité de destination. Nous ne croyons plus à
la grisaille d’une fade dialectique évolutive, qui
prétend pacifier les morceaux parce qu’elle en
arrondit les bords. Nous ne croyons à des totalités
qu’à côté. Et si nous rencontrons une telle totalité à
côté de parties, c’est un tout de ces parties-là,
mais qui ne les totalise pas, une unité de toutes
ces parties-là, mais qui ne les unifie pas, et qui
s’ajoute à elles comme à une nouvelle partie
798
composée à part.

« Un tout de ces parties-là », le génitif actif se renverse aussi


bien en un génitif passif. La totalité, juxtaposée aux parties,
perd sa fonction éminente ; elle n’est plus qu’une dépendance,
une excroissance des éléments primitifs à totaliser. Pour
articuler cette opération de totalisation en extériorité, Deleuze
invoque l’exemple de Proust et convoque le concept de
transversalité formé par Guattari :
Proust disait que le tout est produit, qu’il est lui-
même produit comme une partie à côté des
parties, qu’il n’unifie ni ne totalise, mais qui
s’applique à elles en instaurant seulement des
communications aberrantes entre vases non
communiquant, des unités transversales entre
éléments qui gardent toute leur différence dans

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
référence à un objet complet tel que le corps propre, ou même le corps
morcelé. En ouvrant la série des objets partiels, au-delà du sein et des
fesses, à la voix et au regard, Jacques Lacan a marqué son refus de les
clôturer et de les rabattre sur le corps. La voix et le regard échappent au
corps, par exemple en se portant de plus en plus en adjacence des
machines de l’audiovisuel » (ID, p. 310).
798
Ibid., p. 50-51.

556  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

leurs dimensions propres. Ainsi, dans le voyage en


chemin de fer, il n’y a jamais totalité de ce qu’on
voit ni unité des points de vue, mais seulement
dans la transversale que trace le voyageur affolé
d’une fenêtre à l’autre, « pour rapprocher, rentoiler
les fragments intermittents et opposites ».
Rapprocher, rentoiler, c’est ce que Joyce appelait
« re-embody ». Le corps sans organes est produit
comme un tout, mais à sa place, dans le
processus de production, à côté des parties qu’il
n’unifie et ne totalise pas. Et quand il s’applique à
elles, se rabat sur elles, il induit des
communications transversales, des sommations
transfinies, des inscriptions polyvoques et
transcursives, sur sa propre surface où les
coupures fonctionnelles des objets partiels ne
cessent d’être recoupées par les coupures de
chaînes signifiantes et celles d’un sujet qui s’y
799
repère.

La transversalité possède, par la communication qu’elle


établit entre les parties, un pouvoir d’unification spécial et une
fonction créatrice, telle le « coup de pinceau final » à la fois
localisé et capable de faire communiquer des éléments épars et
non communicants, selon la définition qu’en donne Deleuze
dans la troisième édition de Proust et les signes800 . Le concept
« très riche » de transversalité, précise-t-il, a été formé pour
« rendre compte des communications et rapports de
l’inconscient ». Dans Psychanalyse et transversalité, Guattari
introduit le concept de transversalité en réponse au problème
                                                                                                                       
799
AŒ, p. 51.
800
PS, p. 201.

557  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’organisation de l’institution psychiatrique à la place de la


notion de « transfert institutionnel », jugée ambigüe, en
s’inspirant des réflexions de Sartre sur la praxis individuelle et
la totalisation.

Deleuze adresse une seconde critique au schéma kleinien ; le


motif de cette critique est une prise en compte insuffisante du
thème du corps sans organes, indissociable de la notion de
liquide ou de « principe mouillé » capable d’assurer la
« soudure des morceaux en un bloc », de « surmonter
l’émiettement ». L’apparition du thème du corps sans organes
dans Logique du sens s’effectue d’emblée par sa description en
termes de fluide, de liquide, de fusion ou de soudure : aux
mauvais objets partiels, la position schizoïde oppose « un
organisme sans parties, un corps sans organes, sans bouche
et sans anus, ayant renoncé à toute introjection ou projection,
et complet à ce prix »801. Le même lexique est maintenu dans
L’Anti-Œdipe pour qualifier le corps sans organes comme un «
fluide amorphe indifférencié »802, « un pur fluide à l’état libre et
sans coupure, en train de glisser sur un corps plein »803.
L’extrême fluidité du régime d’énonciation propre au

                                                                                                                       
801
LS, p. 219-220.
802
AŒ, p. 15.
803
Ibid., p. 14.

558  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

schizophrène, le perpétuel brassage et reclassement des codes


sociaux qu’il opère et qui singularise ses modes de repérage
renvoient au processus primaire. Celui-ci se résout en organes
ou fragments d’organes : les objets partiels « sont les fonctions
moléculaires de l’inconscient » et se caractérisent par « un
mode de présence dans la multiplicité qu’ils forment sans
unification ni totalisation » et qui est celui de la dispersion. Une
telle dispersion n’exclut pas la possibilité d’une configuration ou
reconfiguration d’un ordre représentatif organique,
psychologique, axiologique ou structural entre les éléments en
présence, mais les objets partiels, en tant qu’éléments ultimes
de l’inconscient, n’insistent que de manière sub-représentative
sur le mode du dispersé ou du « dispars », qui ne se laisse pas
ramener à un corps morcelé, c’est-à-dire à un ensemble
préalablement unifié puis décomposé, dissocié, désarticulé. La
critique de la notion de « corps morcelé » est capitale pour
comprendre l’originalité du concept deleuzien d’objets partiels
et sa relation avec celui de corps sans organes. Elle commande
l’orientation de la schizo-analyse comme pratique de lecture
des machines désirantes de chacun, dépourvues d’unité
structurale et d’identité imaginaire, et prend appui sur la notion
psychanalytique de « corps érogène » formée par Serge
Leclaire.

559  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

C. Corps érogène, corps fragmenté et corps


biologique

Dans son Séminaire de l’année 1969, Serge Leclaire définit


le corps érogène comme « une sorte de double ou d’opposé du
corps biologique »804 : « la définition même du corps érogène
est sa distinction d’avec l’organisme »805 . L’ordre biologique de
l’organisme se laisse décrire anatomiquement,
physiologiquement, et renvoie à des rapports hiérarchisés entre
des éléments – organes ou fragments d’organes – compatibles
avec le maintien des mouvements caractéristiques de la vie. À
l’inverse, le corps érogène subvertit toute hiérarchie entre ces
éléments ou leurs zones de présence : « n’importe quel point
ou n’importe quel terme de l’ensemble érogène a en quelque
sorte la même fonction, c’est-à-dire peut être considéré comme
un lieu d’excitabilité sexuelle, et […] l’excitabilité sexuelle ou la
nature sexuelle de l’excitabilité, c’est-à-dire le caractère
érogène n’est pas en lui-même différent en un point ou en un
autre »806. L’équivalence fonctionnelle des différents points du
corps érogène, la possibilité pour chaque point de la surface du
corps de se constituer en zone érogène en devenant le site
                                                                                                                       
804
S. LECLAIRE, Œdipe à Vincennes, Séminaire 69, Paris, Fayard, 1999.
805
Ibid.,p. 38.
806
Ibid.,p. 35.

560  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’une excitation sexuelle doit être comprise du point de vue d’un


ordre intensif, « l’ordre de la jouissance ». L’opposition
deleuzienne entre organisme et corps sans organes se
superpose à cette distinction entre corps biologique et corps
érogène chez Leclaire807 . L’érogénéité diffuse et erratique du
corps anarchique dont tous les points sont fonctionnellement
équivalents, déjà rencontrée lors de l’examen de la station
hypocondriaque quand nous avons déterminé le concept de
corps sans organes comme « organe quelconque », donne à
Deleuze le modèle des relations qui unissent les objets partiels
comme pièces des machines désirantes : les pièces des
machines désirantes sont mutuellement indépendantes et « rien
dans l’une ne doit dépendre ou ne dépend de quelque chose
dans l’autre »808. Le type de distinction convoqué pour
formaliser les relations entre objets partiels est celui de la
distinction réelle empruntée à Spinoza, c’est-à-dire d’une

                                                                                                                       
807
MP, 196 : « Le CsO s’oppose, non pas aux organes, mais à cette
organisation des organes qu’on appelle organisme. Il est vrai qu’Artaud
mène sa lutte contre les organes, mais en même temps c’est à l’organisme
qu’il en a, qu’il en veut : Le corps est le corps. Il est seul. Et n’a pas besoin
d’organes. Le corps n’est jamais un organisme. Les organismes sont les
ennemis du corps. Le CsO ne s’oppose pas aux organes, mais avec ses
« organes vrais » qui doivent être composés et placés, il s’oppose à
l’organisme, à l’organisation organique des organes. » Les « organes vrais »
du corps sans organes désignent ici la composition des organes en une
« région d’intensité continue ».
808
AŒ, p. 386

561  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

distinction entre des éléments qui par principe ne peuvent pas


entrer dans une unité totalisante et ne se lient que par absence
de lien809. Le corps érogène apparaît donc comme « quelque
chose d’incohérent […], quelque chose qui ne peut pas être
rassemblé par une unité totalisante », un « état limite » ou
« état de dispersion » propre à inspirer un sentiment d’
« inquiétante étrangeté » et à nous mettre en présence d’un
processus de singularisation non individuel qui serait la marque
de l’inconscient810. Leclaire ouvre la voie d’un champ d’analyse
matérialiste par sa réinterprétation de l’économie libidinale « à
partir des données freudiennes les plus fondamentales ».
L’enjeu de la substitution de la notion de corps érogène à celle
de psyché est notamment, dans la perspective d’un gain
d’efficacité thérapeutique, de déplacer le champ de la pratique
psychanalytique de la psychologie et du recours au

                                                                                                                       
809
Ibid., p. 386-387 : « C’est en ce sens que Leclaire appelait « corps
érogène » non pas un organisme morcelé, mais une émission de
singularités pré-individuelles et pré-personnelles, une pure multiplicité
dispersée et anarchique, sans unité ni totalité, et dont les éléments sont
soudés, collés par la distinction réelle ou l’absence même de lien ».
810
S. LECLAIRE, op. cit.,p. 38. Et p. 36 : « Il se trouve que tout récemment,
[…] dans le discours d’un patient faisant référence à quelque chose qui
n’était rien d’autre que cet ordre érogène, ce corps érogène, il me proposait
un terme comme « dispersion ». Il me décrivait ce corps érogène comme
dispersé et même anarchique et le mot venait aussi d’une sorte d’état
anhist[ologiqu]e, c’est-à-dire de quelque chose qui n’est justement pas
constitué de cellules ».

562  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

psychodrame – corrélatifs d’une thématisation théâtrale dont le


point nodal se trouverait dans la représentation tragique du
complexe d’Œdipe – de l’engendrement et de la constitution du
corps érogène vers la fonction érogène elle-même, qui s’exerce
sur l’ensemble du versant libidinal811. Cette critique de la
perspective représentative et théâtrale, où se meut une certaine
pratique de la psychanalyse, va de pair avec une récusation de
la notion d’individualité de la personne au profit des singularités
qui peuplent le corps érogène, mais elle rencontre le problème
de l’organisation ou de la consistance de celui-ci. Leclaire
pointe, en des termes qui anticipent ceux de L’Anti-Œdipe, une
tendance à refouler l’ordre érogène inconscient sous un
fantasme d’unité, de totalisation, c’est-à-dire une pulsion de
mort conçue comme poussée vers l’Un812.

                                                                                                                       
811
Ibid.,p. 22 : « la référence à ce canevas dramatique ou tragique, à ce
canevas de type théâtral est insuffisante, non parce qu’elle ne nous satisfait
plus, mais parce qu’au niveau de référence qui est le nôtre, c’est-à-dire au
niveau de la pratique psychanalytique, elle est insuffisante car elle est
inefficace dans la conduite d’une cure. S’il s’agit de prendre en considération
ce qui est de l’ordre de l’organisation libidinale, si on a le projet de modifier
quelque chose aux impasses de cette organisation libidinale, et si on se
contente de se référer à ces personnages de théâtre, il est certain que le
caractère de plus en plus dérisoire ou abusif (au sens de l’abus de
confiance) de ce type de référence à un personnage théâtral donne à notre
intervention même ce canevas, ces personnages dramatiques ».
812
S. LECLAIRE, op. cit.,p. 42 : « Ce souci de globalisation ou de
totalisation est assurément hétérogène au corps érogène proprement dit.
C’est plutôt quelque chose qui participe d’un certain type de fantasme,

563  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
fantasme de corps global, de corps unitaire, fantasme d’unité, car en fait
l’unité n’a aucun privilège. Pourquoi nous semble-t-il toujours si nécessaire
de rassembler sous un chef unitaire tout ce que nous avons à considérer ?
Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’ordre érogène et l’inconscient s’y refusent
irréductiblement et que nous y cédons tout de même chaque fois que nous
tentons de faire soit une théorie de l’inconscient, soit un système de
l’inconscient. Nous disons bien que ce système ne doit pas être clos, mais
nous cédons quand même à cette compulsion à rassembler unitairement ».

564  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Quatrième partie

Le sujet trans-positionnel et l’espace de la


mort

Chapitre XII – D’une pulsion de mort à l’autre

A. La critique deleuzo-guattarienne du concept


freudien d’instinct de mort

La condamnation de la psychanalyse dans L’Anti-Œdipe porte


essentiellement sur le caractère mortifère que Deleuze et
Guattari décèlent en elle : la psychanalyse célèbrerait un « culte
de la mort » et trouverait dans l’instinct de mort, que Freud
découvre avec la guerre de 14-18, le principe de son union
avec le capitalisme. La schizo-analyse se définirait quant à elle
par l’évacuation de ce « théâtre mortifère » et renouerait avec la
vie813. De ce point de vue, Deleuze inscrit le projet schizo-

                                                                                                                       
813
AŒ, p. 400 : « Merde à tout votre théâtre mortifère, imaginaire et
symbolique. Que demande la schizo-analyse ? Rien d’autre qu’un peu de
vraie relation avec le dehors, un peu de réalité réelle. Et nous réclamons le
droit d’une légèreté et d’une incompétence radicale, celui d’entrer dans le
cabinet de l’analyste, et de dire ça sent mauvais chez vous. Ça sent la
grande mort et le petit moi ».

565  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

analytique dans la lignée de ses textes précédents et des


penseurs réputés vitalistes (Lucrèce, Spinoza, Nietzsche) dont
il se réclame : son vitalisme admet pour critères distinctifs le
critère spéculatif de l’affirmation pure, le critère éthique de la
culture de la joie (conçue de façon spinoziste comme
augmentation de la puissance d’être ou d’affirmation et
opposée au culte du ressentiment), et le critère philosophico-
critique (déjà acquis dans Nietzsche et la philosophie) du refus
de la négativité et de la dialectique fondées sur la mise en jeu
de la vie et le risque de la mort comprise comme perte intégrale
et ressort de l’émergence de la conscience de soi814. La
revendication d’une telle filiation avec la tradition philosophique
vitaliste, explicitement formulée dans Dialogues, concentre ces
critères définitoires :
Tous ces penseurs sont de constitution fragile, et
pourtant traversés d’une vie insurmontable. Ils ne
procèdent que par puissance positive, et
d’affirmation. Ils ont une sorte de culte de la vie (je
rêve de faire une note à l’Académie des sciences
morales, pour montrer que le livre de Lucrèce ne
peut pas se terminer sur la description de la peste,
et que c’est une invention, une falsification des
chrétiens désireux de montrer qu’un penseur

                                                                                                                       
814
G. SIBERTIN-BLANC, « La pulsion de mort dans la schizo-analyse » in
MILISAVLJEVIC, Vladimir, et SIBERTIN-BLANC, Guillaume (dir.), Deleuze
et la violence, Editions EuroPhilosophie/Institut de Philosophie et de Théorie
Sociale, coll. Champs&contreChamps, 2012, p. 141.

566  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

malfaisant doit finir dans l’angoisse et la


815
terreur).

Le cours du 27 mai 1980, consacré à « L’Anti-Œdipe et autres


réflexions », que nous avons évoqué en introduction, revient
longuement sur l’identité entre processus schizophrénique et
principe vital : processus et vie ne font qu’un, et aucun
préparatif de mort ne trouve place au sein du processus.
Deleuze y exprime l’horreur que lui inspire l’idée de concevoir la
mort comme une composante interne du processus et formule,
de la manière la plus minimaliste et concise, ce que signifie,
selon lui, être spinoziste : concevoir la mort comme ce qui vient
du dehors, ce qui abolit du dehors le processus. La mort n’est
jamais un processus à l’œuvre : le rapport logique entre vie et
processus est celui de deux éléments contradictoires. D’où
l’idée que celui qui se dit « ami de la mort » doit être regardé
comme une « erreur de la nature », comme un « monstre », car
« nulle beauté ne peut passer par ce chemin-là », et tout « culte
de la mort » est une « offense à la pensée, à la vie ». En 1988,
Deleuze convoque à nouveau la notion de « vitalisme » pour
caractériser rétrospectivement son œuvre philosophique :
Il y a un lien profond entre les signes, l’événement,
la vie, le vitalisme. C’est la puissance de vie non
organique, celle qu’il peut y avoir dans une ligne

                                                                                                                       
815
D, p. 22.

567  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de dessin, d’écriture, de musique. Ce sont les


organismes qui meurent, pas la vie. Il n’y a pas
d’œuvre qui n’indique une issue à la vie, qui ne
trace un chemin entre les pavés. Tout ce que j’ai
écrit était vitaliste, du moins je l’espère, et
constituait une théorie des signes et de
816
l’événement.

Pourtant, on ne peut manquer d’être frappé par la profusion


des textes de Deleuze où, prenant place dans des dispositifs
argumentatifs variés, les idées de mort, de pulsion de mort ou
d’instinct de mort occupent une position centrale, qu’il s’agisse
de textes brefs indépendants tels que « Zola et la fêlure »
(1967) ou de divers ouvrages dont des chapitres entiers sont
innervés par cette notion817. Badiou, dans l’étude qu’il consacre
à Deleuze, ne se borne pas à relever les indices textuels d’une
fascination de Deleuze pour le thème de la mort ; il tend à
montrer que non seulement Deleuze fait effort pour penser la

                                                                                                                       
816
P, p. 196.
817
Pour n’en mentionner que quelques-uns, citons les chapitres II et III du
Spinoza de 1981 ; Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit,
1968, p. 292-298 ; Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1969, p.
96-105 ; Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 180-189 (à propos de la
formule de Fitzgerald : « Toute vie est bien entendu un processus de
démolition. ») ; Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 26-30 et 146-
ème
153 ; Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, 2 édition 1995, p. 115-116 et
166-171 ; Proust et les signes, Paris, P.U.F., deuxième édition, 1970, p. 188-
192 (à propos de l’ordre de la mort universelle et de l’altération et de l’idée
de mort, troisième machine dans la production du « Livre ») ; L’Anti-Œdipe,
op. cit., p. 393-404 ; Mille plateaux, op. cit., p. 279-283.

568  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

mort, mais qu’il identifie, au cœur de cet effort, la mort et le


penser :

Il en résulte que cette philosophie de la vie est


essentiellement, tout comme le stoïcisme (mais
pas du tout comme le spinozisme, en dépit du
culte que Deleuze lui voue), une philosophie de la
mort. Car si l’événement de pensée est le pouvoir
ascétique de me laisser choisir (c’est la forme
deleuzienne du destin) et d’être porté, en tant
qu’automate purifié, là où l’exige l’hybris ; si donc
la pensée existe comme fracture de mon actualité,
dissipation de ma limite ; mais si en même temps
cette actualité et cette limite sont dans leur être de
même étoffe que ce qui les fracture ou les
outrepasse (puisque, en définitive, il n’y a que l’Un-
tout) ; si donc la puissante vie inorganique est le
fond aussi bien de ce qui me dispose dans ma
limite que ce qui me convoque, pour autant que
j’en ai conquis le pouvoir, à l’outrepasser ; alors
l’événement de pensée a pour métaphore le
mourir, comme moment immanent de la vie. Car la
mort est par excellence ce qui est à la fois dans le
rapport le plus intime avec l’individu qu’elle affecte,
et dans une totale impersonnalité ou extériorité par
rapport à lui. En ce sens, elle est la pensée,
puisque penser est justement venir ascétiquement
au point où l’individu est transi par l’extériorité
impersonnelle, qui est aussi son être authentique.
Cette identité du penser et du mourir se dit dans
un véritable cantique à la mort, où Deleuze se
glisse sans effort dans la trace de Blanchot. Il
exalte « le point […] où l’impersonnalité du mourir
ne marque plus seulement le moment où je me
perds hors de moi, mais le moment où la mort se
perd en elle-même, et la figure que prend la vie la

569  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

plus singulière pour se substituer à moi » (L.S.,


818
179).

On le voit, dans l’interprétation de la pensée deleuzienne par


Badiou, le renversement d’une philosophie de la vie en une
philosophie de la mort s’opère au moyen de la subversion des
critères du vitalisme évoqués plus haut : le critère éthique à
l’œuvre chez Deleuze, corrélatif du stoïcisme qu’invoque ce
dernier dans Logique du sens, renvoie davantage à une forme
d’ascétisme et à une culture de la mise à distance de la joie
qu’à une affirmation vitale ; le critère spéculatif de l’affirmation
de la vie se renverse par conséquent en une affirmation de ce
qui excède la vie propre du sujet, c’est-à-dire de la puissance
inorganique impersonnelle, en lui et hors de lui. Et le critère
philosophico-critique d’un rejet de la dialectique est lui-même
abandonné dans une dialectisation de l’activité de penser et de
la mort, dialectisation que Badiou identifie dans la référence de
Deleuze à Blanchot. Les remarques critiques de Badiou se
fondent sur les écrits de Deleuze antérieurs à 1972, mais
perdent-elles leur force si nous les appliquons à L’Anti-Œdipe ?
Tout porte à croire que le noyau du jugement de Badiou reste
intact et valable à propos du premier volet de Capitalisme et
schizophrénie : Deleuze et Guattari invoquent à nouveau
                                                                                                                       
818
A. BADIOU, op. cit., p. 23-24.

570  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Blanchot et son concept de la double mort persiste dans L’Anti-


Œdipe. L’idée d’une expérience de la mort ordinairement
menée et dont le sujet schizophrénique fait constamment
l’épreuve provient en effet de Blanchot. La métapsychologie
deleuzo-guattarienne n’affirme le caractère productif du désir,
corrélat de la thèse spéculative de l’affirmation pure, qu’au
moyen du sujet schizophrénique conçu comme pièce adjacente
à la machine désirante et comme partie prenante de la fabrique
du désir. Transi par la mort aussi bien que par la vie, le sujet
trans-positionnel comme « sujet trans-vi-mort » introduit de fait
la mort dans le processus d’auto-production du réel inconscient.
Nous avons par ailleurs montré que la production du désir
exposée dans l’articulation des synthèses machiniques
inconscientes ne tenait son caractère productif et son auto-
mouvement que d’une dialectisation du désir (identité produit-
produit/production de l’émotion matérielle dans le tissu de
laquelle est donné le sujet résiduel au moyen d’une dialectique
de l’attraction/répulsion, …), c’est-à-dire de la présence
agissante d’une pulsion de mort. Il nous faut donc revenir sur
les motifs de la critique de la notion d’instinct de mort dans
L’Anti-Œdipe. S’il arrive que Deleuze et Guattari semblent
évacuer la notion d’instinct de mort, c’est au nom d’une critique
radicale de la composante pulsionnelle du désir qu’y associe

571  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

une certaine tradition idéaliste, dont la trace reste décelable


selon eux dans la psychanalyse819 . Il y a bien un concept
proprement deleuzien de l’instinct de mort, central dans le
dispositif mis en place dans L’Anti-Œdipe. En effet, le concept
matérialiste d’instinct de mort, identifié dès le premier chapitre
de L’Anti-Œdipe au « Corps sans Organes » 820, est pleinement
exposé dans la quatrième section du chapitre IV, conjointement
à une mise en crise systématique du concept qu’en propose
Freud à partir d’Au-delà du principe de plaisir. Les paramètres
de ce concept matérialiste ne sont pleinement intelligibles qu’à
la lumière des transformations qu’ils font subir aux présupposés
de l’idée freudienne de pulsion de mort. Si nous suivons la
manière dont Deleuze et Guattari reconstituent de manière
critique, dans L’Anti-Œdipe, la théorie freudienne de la pulsion
de mort, en reprenant des analyses déjà menées dans
Différence et répétition et Présentation de Sacher-Masoch,
nous voyons que celle-ci présente plusieurs caractères : 1°) La
pulsion de mort possède une énergie qualitativement distincte

                                                                                                                       
819
MP, p. 280 : « Nous n’invoquons aucune pulsion de mort. Il n’y a pas de
pulsion interne dans le désir, il n’y a que des agencements ».
820
AŒ, p. 14 : « Instinct de mort, tel est son nom, et la mort n’est pas sans
modèle. Car le désir désire aussi cela, la mort, parce que le corps plein de la
mort est son moteur immobile, comme il désire la vie, parce que les organes
de la vie son la working machine ».

572  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de la pulsion sexuelle ; distinction qualitative d’où découle un


inépuisable conflit entre Eros et Thanatos ; 2°) Elle n’est donc
pas dérivée de la libido et se laisse seulement appréhender
comme un principe « non donnable et non donné dans
l’expérience » et non comme une série de faits disponibles
dans une expérience ordinaire ; 3°) Il s’ensuit qu’on ne peut
obtenir d’elle qu’un modèle objectiviste et extérieur à l’analyse
de l’économie libidinale de l’inconscient, en convoquant une
analogie biologique qui identifie la mort à un état de dispersion
anorganique et la pulsion de mort à la tendance de tout
organisme à retourner à cet état antérieur inanimé : le caractère
régressif de toute pulsion s’avère éminemment dans la pulsion
de mort au service de laquelle opère la compulsion de répétition
(quitte à contrarier le principe de plaisir) ; c’est pourquoi la
pulsion de mort en vient à former le paradigme de la pulsion en
général, dans ce qu’elle a d’irrésistible et de « démoniaque » ;
4°) Le désir de mort, les appétits de destruction doivent être
contrebalancés par toute une « culture de la culpabilité » que
l’on retrouve dans la psychanalyse et qui procède à la fois de la
généalogie de la morale et du capitalisme. La valeur du
sentiment réactif de culpabilité, de la mauvaise conscience,
inséparable d’une mortification de la vie, est par là même
fondée, et la production désirante subit une répression dont la

573  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

traduction, sur le plan théorique, prend la forme d’une


déréalisation du désir volatilisé en une pure représentation
fantasmatique ou onirique : c’est la théorie idéaliste du désir
défini comme manque d’une réalité et production d’images
fantasmatiques.

Deleuze dégage quatre thèses qui s’opposent point par point


à celles-là et déplacent les attendus du concept d’instinct de
mort : 1°) D’un point de vue métapsychologique, « l’instinct de
mort » n’est pas une pulsion intrinsèque de l’inconscient qui
s’opposerait qualitativement aux pulsions de vie mais fait partie
intégrante du cycle de la production désirante et entre à titre de
pièce dans le fonctionnement de la machine unitaire globale
(pan-machinisme)821 ; 2°) Aussi l’instinct de mort ne doit-il pas
être représenté dans le tableau d’une gigantomachie qui
l’oppose à Eros, comme une puissance surplombante ou un
principe abstrait : il existe une expérience ordinaire de la mort
coextensive à la vie, expérience physiquement déterminable du
point de vue de l’intensité et irréductible à toute anticipation
projective d’un sujet personnel qui y trouverait sa possibilité la
plus propre ; 3°) Le modèle adéquat de la mort doit par

                                                                                                                       
821
AŒ, p. 397 : « La mort est alors une pièce de machine désirante, qui doit
elle-même être jugée, évaluée dans le fonctionnement de la machine et le
système de ses conversions énergétiques, et non comme principe abstrait ».

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FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conséquent être cherché dans l’expérience vécue des ces états


(émotions, sentiments intenses, délires et hallucinations) où le
sujet fait l’épreuve dé-personnalisante d’un devenir-intense qui
le porte au plus proche de la matière et non dans un état de
dispersion matérielle anorganique. La schizophrénie, au sens
précis où l’entendent Deleuze et Guattari, émancipée de toute
détermination nosologique, implique une telle expérience de la
mort ; 4°) d’un point de vue socioculturel, la répression sociale
n’agit pleinement qu’en se poursuivant dans le refoulement
secondaire, ancré dans le refoulement primaire, c’est-à-dire
dans la station répulsive et paranoïaque du corps sans organes
comme modèle de la mort et mise à distance des connexions
de machines désirantes. La répression sociale produit l’effusion
d’un instinct ou modèle de la mort comme anti-production à
l’intérieur de l’ensemble de la production sociale. Elle fait donc
œuvre de mort et la psychanalyse, qui introduit des vecteurs de
répression dans l’inconscient au travers notamment de la
cellule familiale, est aussi instrument de mort. D’où une
justification du combat contre ce qui, dans la psychanalyse,
aussi bien théoriquement que pratiquement, communique avec
l’appareil répressif de la formation sociale et redirige ses effets
réels dans l’inconscient : la restauration du fonctionnement
immanent des synthèses machiniques, condition d’une

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FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

expérience intensive ordinaire de la mort, est l’enjeu de cette


lutte contre les puissances mortifères de l’appareil d’État et de
ses relais. Il apparaît que les thèses de Deleuze et Guattari,
substituées à celles qui expriment la position freudienne,
n’évacuent pas la mort, ne purifient pas la production du désir
de toute trace d’une pulsion de mort, mais reconfigurent les
rapports respectifs entre production désirante et pulsion de mort
en contestant avant tout le dualisme pulsionnel freudien, qui
constitue la cible la plus immédiate de la critique développée
dans L’Anti-Œdipe.

B. Le dualisme pulsionnel

Freud expose de façon concise, dans son Abrégé de


psychanalyse, l’enjeu du dualisme entre Eros et Thanatos,
dualisme entre deux principes non symétriques et
antagonistes822. Les justifications que Freud apporte au
                                                                                                                       
822
S. FREUD, Abrégé de psychanalyse, trad. Anne Berman, Paris, P.U.F.,
2001 (1949), p. 8 : « […] nous avons résolu de n’admettre l’existence que de
deux pulsions fondamentales : l’Éros et la pulsion de destruction (les
pulsions, l’une à l’autre, de conservation de soi et de conservation de
l’espèce, ainsi que l’autre opposition entre amour du moi et amour d’objet,
entrent, encore dans le cadre de l’Éros). Le but de l’Éros est d’établir de
toujours plus grandes unités, donc de conserver : c’est la liaison. Le but de
l’autre pulsion, au contraire, est de briser les rapports, donc de détruire les
choses. Il nous est permis de penser de la pulsion de destruction que son
but final est de ramener ce qui vit à l’état inorganique et c’est pourquoi nous
l’appelons aussi pulsion de mort. Si nous admettons que l’être vivant n’est

576  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

remaniement du dualisme pulsionnel et à l’introduction de la


pulsion de mort sont acquises sur le terrain de l’observation
clinique. Dans L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, que
Deleuze et Guattari considèrent comme son testament et dont
ils reconnaissent la beauté, Freud revient sur l’hypothèse de la
pulsion de mort et sur son destin contrarié dans l’histoire
naissante de la psychanalyse :
Je sais bien que la théorie dualiste, qui prétend
instaurer une pulsion de mort, de destruction ou
d’agression comme partenaire à part entière à côté
de l’Eros se manifestant dans la libido, a trouvé en
général peu d’écho et ne s’est pas vraiment
823
imposé même parmi les psychanalystes.

Constat amer dont le console la découverte chez Empédocle


d’une théorie identique couplant deux principes (amour et lutte)
en conflit. Jusqu’à la fin, Freud reste donc convaincu de la
valeur de son hypothèse. L’observation de cas pathologiques,
mais aussi de cas normaux, le confirme dans sa conviction : ce
sont tout d’abord « les manifestations du masochisme
immanent de tant de personnes, celles de la réaction

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
apparu qu’après la matière inanimée et qu’il en est issu, nous devons en
conclure que la pulsion de mort se conforme à la formule donnée plus haut
et suivant laquelle une pulsion tend à restaurer un état antérieur. Pour Éros
(la pulsion d’amour), nous ne pouvons appliquer la même formule, car cela
équivaudrait à postuler que la substance vivante, ayant d’abord constitué
une unité, s’est plus tard morcelée et tend à se réunir de nouveau ».
823
S. FREUD, L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, op. cit., p. 260.

577  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

thérapeutique négative et de la conscience de culpabilité des


névrosés » qui semblent attester de l’existence d’une pulsion
d’agression dérivée de « l’originaire pulsion de mort de la
matière animée »824. Le phénomène de la haine, relation aux
objets « plus ancienne que l’amour » selon Freud, ainsi que des
« faits nombreux de la vie normale » ne se laissent expliquer
que sous l’hypothèse d’une pulsion de mort et d’un dualisme
qualitatif. L’exemple de l’hostilité de l’hétérosexualité d’un
homme à l’égard de son homosexualité latente (et vice versa),
mis en rapport avec la thèse d’une bisexualité de tous les êtres,
indique que le principe de ce type de conflit n’est pas
quantitatif :
[On ne voit pas pourquoi les penchants rivaux] ne
partagent pas régulièrement entre eux, chaque fois
en fonction de leur force relative, le contingent
disponible de la libido, alors que pourtant ils
peuvent le faire dans bien des cas. On a bel et
bien l’impression que la tendance au conflit est
quelque chose de particulier, une nouveauté qui
s’ajoute à la situation, indépendamment de la
quantité de libido. Une telle tendance au conflit
apparaissant de façon indépendante ne peut guère

                                                                                                                       
824
Ibid., p. 258. Dans « Le problème économique du masochisme », Freud
affirme, en prenant « le parti d’une certaine inexactitude », « que la pulsion
de mort qui est à l’œuvre dans l’organisme – le sadisme originaire – est
identique au masochisme » et que le masochisme érogène est un « vestige
de cette phase de formation dans laquelle s’est accompli cet alliage, si
important pour la vie, de la pulsion de mort et d’Eros » (op. cit., p. 292).

578  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

être ramenée à autre chose qu’à l’intervention


825
d’une part d’agression libre.

Le dualisme qualitatif des pulsions et l’hypothèse de la


pulsion de mort répondent donc à la nécessité d’intégrer à une
théorie explicative des phénomènes recueillis dans
l’expérience. Or la critique deleuzo-guattarienne d’un instinct de
mort se concentre sur le caractère abstrait et spéculatif de
l’hypothèse freudienne : l’instinct de mort comme principe ne se
donne pas dans l’expérience ; il se tient en retrait, tapi dans le
silence, dans l’intériorité de l’inconscient, et ne se
phénoménalise que dans des destructions tournées vers un
dehors, comme si, en réalité, l’instinct de mort était seulement
hypostasié et que, paradoxalement, son existence était conclue
de son absence dans l’expérience :
L’instinct de mort est pur silence, pure
transcendance, non donnable et non donné dans
l’expérience. Ce point même est tout à fait
remarquable : c’est parce que la mort, selon Freud,
n’a ni modèle ni expérience, que Freud en fait un
principe transcendant. Si bien que les
psychanalystes qui refusèrent l’instinct de mort le
firent pour les mêmes raisons que ceux qui
l’acceptèrent : les uns disaient qu’il n’y avait pas
d’instinct de mort puisqu’il n’y avait pas de modèle
ni d’expérience dans l’inconscient, les autres, qu’il
y avait un instinct de mort précisément parce qu’il
826
n’y avait pas de modèle et d’expérience.

                                                                                                                       
825
Ibid., p. 260.
826
AŒ, p. 397.

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           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La critique de l’instinct de mort implique pour Deleuze et


Guattari d’une part la construction d’un modèle de la mort qui
ne soit pas extrinsèque, objectiviste et fondé sur une analogie
biologique ainsi que la description d’une expérience de la mort.
D’autre part, les motifs de la critique de l’instinct de mort
freudien, dans L’Anti-Œdipe, renvoient avant tout, sur un plan
métapsychologique, à la contestation du dualisme qualitatif qui
non seulement soutient une conflictualité insurmontable mais
contribue surtout à l’éviction de la libido, c’est-à-dire d’une
énergie de production capable d’être convertie dans la
« machine » (où coexistent, on l’a vu, chaînes moléculaires,
flux, corps sans organes et objets partiels) : « les dualités
topiques et dynamiques ont pour but d’écarter le point de vue
de la multiplicité fonctionnelle qui, seul, est économique »827. Le
dualisme énergétique qui oppose Eros et Thanatos est ici
interprété comme ce qui a pour fonction stratégique d’inhiber
les moyens de penser « l’élément machinique du désir, les
machines désirantes », et donc l’ensemble de l’économie du
désir, en neutralisant les possibilités de conversion énergétique
ou de transformations machiniques828 :
                                                                                                                       
827
Ibid., p. 398.
828
Deleuze insiste dès Différence et répétition sur le dernier dualisme
pulsionnel chez Freud, dualisme qui explique selon lui le rapport entre moi

580  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Si Freud [a besoin de l’instinct de mort] comme


principe, c’est en vertu des exigences du dualisme
qui réclame une opposition qualitative entre les
pulsions (tu ne sortiras pas du conflit) : quand le
dualisme des pulsions sexuelles et des pulsions du
moi n’a plus qu’une portée topique, le dualisme
qualitatif ou dynamique passe entre Eros et
Thanatos. Mais c’est la même entreprise qui se
829
continue et se fortifie […].

Deleuze et Guattari contestent alors l’interprétation de Jean


Laplanche qui, dans Vie et mort en psychanalyse, considère
que « la pulsion de mort n’a pas d’énergie propre » :
L’énergie de la pulsion sexuelle, on le sait, a été
dénommée « libido ». Né d’un souci formaliste de
symétrie, le terme de « destrudo », proposé jadis
pour désigner l’énergie de la pulsion de mort, n’a
pas survécu plus d’un jour. C’est que la pulsion de
mort n’a pas d’énergie propre. Son énergie, c’est la
libido. Ou, pour mieux dire, la pulsion de mort est
l’âme même, le principe constitutif, de la circulation
830
libidinale.

À l’encontre de cette remarque de Laplanche, ils invoquent le


texte de Freud, « Le Moi et le Ça », sur « l’impossibilité des
conversions qualitatives immédiates » et « la nécessité de
passer par une énergie neutre » qui cessent d’être intelligibles

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
narcissique et instinct de mort : « Ce rapport du moi narcissique et de
l’instinct de mort, c’est celui que Freud marque si profondément, lorsqu’il dit
que la libido ne reflue pas sur le moi sans se désexualiser, sans former une
énergie neutre, déplaçable, capable essentiellement de se mettre au service
de Thanatos » (DR, p. 147).
829
AŒ, p. 397.
830
J. LAPLANCHE, Vie et mort en psychanalyse, op. cit., p. 188.

581  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dès lors que l’on postule avec Laplanche, la neutralité de la


pulsion de mort d’un point de vue énergétique car « La pulsion
de mort ne pourrait alors pas entrer dans un véritable dualisme,
ou devrait se confondre avec l’énergie neutre elle-même, ce
que nie Freud »831. On peut s’étonner du soin pris par Deleuze
et Guattari à rectifier l’interprétation, incohérente selon eux, de
Freud par Laplanche en soulignant que la pulsion de mort
possède une énergie qualitativement distincte de l’énergie
libidinale et impossible à convertir immédiatement en celle-ci.
Stratégiquement, tenir avec Laplanche que, pour Freud, « la
pulsion de mort n’a pas d’énergie propre » et qu’elle est le
principe de la circulation libidinale revient à introduire la mort
dans la libido, la négativité dans la vie du désir et ainsi à
appliquer à nouveau à Freud la critique qui lui était déjà
adressée dans Différence et répétition d’une négativité interne à
son concept de pulsion en faisant de lui un postkantien
hégélien832 . Qu’il y ait chez Freud un dualisme pulsionnel
aboutissant à la lutte entre Thanatos et les forces mortifères et
ascétiques de la culture au service d’Eros, ou qu’il y ait un
monisme qualitatif des pulsions et que la pulsion de mort effuse
dans toute la vie pulsionnelle pour en animer finalement la

                                                                                                                       
831
AŒ, p. 398.
832
DR, p. 143.

582  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

circulation aboutit à la même mise en échec de la doctrine


freudienne du point de vue d’une critique menée au nom de
l’essence vitale du désir. On peut supposer, en fonction du rôle
sous-jacent de la négativité que nous avons mis en évidence
dans les synthèses machiniques, que les auteurs de L’Anti-
Œdipe repoussent Freud à l’intérieur des limites du cadre d’un
dualisme qualitatif des pulsions parce que la perspective
ouverte par Laplanche est trop proche de leur propre théorie de
l’économie libidinale.

C. Le double retournement de la mort contre elle-


même

La critique du dernier dualisme pulsionnel freudien se ramène


finalement à la dénonciation d’une éviction de la libido elle-
même. Deleuze et Guattari assignent ainsi au remaniement par
Freud de sa théorie métapsychologique en fonction du
dualisme entre Eros et Thanatos l’abandon de la découverte
initiale par la psychanalyse d’une productivité du désir :
Freud, dès le début, par son dualisme obstiné des
pulsions, n’a pas cessé de vouloir limiter la
découverte d’une essence subjective ou vitale du
désir comme libido. Mais quand le dualisme est
passé dans un instinct de mort contre Eros, ce ne

583  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

fut plus simplement une limitation, ce fut une


833
liquidation de la libido.

L’Anti-Œdipe reprend ici les remarques de Wilhem Reich sur


le tournant freudien de 1920 et sur les effets dévastateurs de
l’introduction de la pulsion de mort, placée sur le même plan
que l’instinct sexuel. Reich montre que cette introduction
détermine la transformation de l’ensemble de la théorie
psychanalytique et une épuration de l’atmosphère des débats
entre psychanalystes, provoquant une dérive philosophique ou
spéculative : « La sexualité devint une coquille vide. La notion
de la « libido » n’avait plus aucun contenu sexuel et se réduisit
à un mot creux. Les communications psychanalytiques […]
dégénérèrent de plus en plus en un pathos qui rappelait celui
des philosophes éthiques »834. L’évidement de la notion de
libido est la conséquence d’un déplacement du moteur de la vie
animique vers la pulsion de mort, plus originaire que la pulsion
sexuelle. Récapitulant les étapes de l’évolution du statut de la
pulsion de mort dans la doctrine de Freud, Laplanche suggère
que le dernier dualisme pulsionnel procède de l’exigence
freudienne d’un mouvement vers l’originaire dans la
détermination de la production primaire de l’inconscient :

                                                                                                                       
833
AŒ, p. 396.
834
W. REICH, La fonction de l’orgasme, Paris, L’Arche, 1952, p. 102.

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FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’introduction de la mort « au niveau même de la biologie,


comme un instinct » confère de ce point de vue un sens
particulier à l’affirmation de l’originaire ; tout se passe
comme « s’il y avait, chez Freud, la perception plus ou moins
obscure de la nécessité de réfuter toute interprétation vitaliste,
d’ébranler dans ses fondements la vie avec sa consistance, son
adaptation et, pour tout dire, son instinctualité »835 . La
concurrence possible entre la psychanalyse et les sciences de
la vie peut être avancée à titre d’hypothèse pour expliquer la
décision stratégique de Freud d’émanciper sa doctrine du
massif épistémologique des sciences de la vie en inscrivant la
mort dans l’instinct, en reportant la pulsion de mort au cœur de
la production primaire et en concédant à cette anti-vie ou anti-
production un primat sur le vital. C’est ce rôle moteur attribué
par Freud à la pulsion de mort, rôle moteur manifeste dans la
compulsion de répétition et dans le transfert notamment, que
mettent en avant Deleuze et Guattari pour justifier leur
condamnation du dualisme pulsionnel freudien :
[…] l’assignation de l’instinct de mort prive la
sexualité de son rôle moteur, au moins sur un point
essentiel qui est la genèse de l’angoisse, puisque
celle-ci devient cause autonome du refoulement
sexuel au lieu de résultat ; il s’ensuit que la
sexualité comme désir n’anime plus une critique

                                                                                                                       
835
J. LAPLANCHE, op. cit., p. 186.

585  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sociale de la civilisation, mais que la civilisation au


contraire se trouve sanctifiée comme la seule
instance capable de s’opposer au désir de mort –
et comment ? en retournant en principe la mort
contre la mort, en faisant de la mort retournée une
force de désir, en la mettant au service d’une
pseudo-vie par toute une culture du sentiment de
la culpabilité… Il n’y a pas à recommencer cette
histoire, où la psychanalyse culmine dans une
théorie de la culture qui reprend la vieille tâche de
l’idéal ascétique, Nirvana, bouillon de culture, juger
la vie, déprécier la mort, et n’en garder que ce que
veut bien nous en laisser la mort de la mort,
836
sublime résignation.

Le principe de leur critique est suspendu au constat selon


lequel le dédoublement de la mort et son retournement contre
elle-même constituent la clef de voûte qui donne son équilibre
architectural à l’édifice théorique de Freud : dans le dernier
dualisme pulsionnel, non seulement la sexualité a perdu sa
charge subversive contre les formations socioculturelles et la
répression sociale, mais elle s’est muée en principe de
répression pour contenir l’élan destructeur de l’instinct de mort
au moyen du sentiment de culpabilité. D’une part, la mort est
reportée dans l’instinct comme instinct de mort à contenir et,
d’autre part, l’instinct sexuel ou force de désir (Eros) se place
sous la dépendance d’une culture de la culpabilité, de la
mauvaise conscience, du ressentiment et des idéaux

                                                                                                                       
836
AŒ, p. 396-397.

586  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ascétiques qui déprécient la vie. Deleuze et Guattari


interprètent dans une perspective nietzschéenne la réponse
d’Eros à Thanatos. Le pivot de cette interprétation réside dans
le problème de la genèse de l’angoisse. L’Anti-Œdipe convoque
alors Reich, qui repère dans Inhibition, symptôme et angoisse
en 1926 une mutation décisive de la théorie freudienne :
L’angoisse ne devait plus être considérée comme
résultat du refoulement sexuel mais comme cause.
La question : de quoi l’angoisse est-elle faite ?
« avait perdu son intérêt » et le concept de
conversion de la libido en angoisse « n’était plus
important ». Freud négligeait le fait que l’angoisse
– un phénomène biologique – ne peut apparaître
dans le moi sans qu’un processus préparatoire ait
lieu quelque part dans les couches biologiques
837
profondes.

Conditionné, comme le soutient Laplanche, par une prise de


position stratégique dans l’espace d’un débat épistémologique
avec les sciences de la vie, ce renversement de l’articulation de
l’angoisse au refoulement témoigne d’une rupture radicale avec
les présupposés vitalistes d’un biologisme. L’angoisse n’est
plus conçue comme une énergie non liée consécutive au retrait
d’investissements libidinaux causé par le refoulement, mais
comme la cause interne du refoulement : la pulsion de mort,
originaire, produit l’angoisse de castration. Et c’est en réponse

                                                                                                                       
837
W. REICH, op. cit., p. 111.

587  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

à la présence insupportable de l’angoisse que le refoulement


survient. Le refoulement, culturellement déterminé par les
interdits dont découlent un sentiment de culpabilité, est donc
neutralisation de la pulsion de mort qui sourd dans l’angoisse.
Comme le souligne Ricœur dans sa lecture de Malaise dans la
culture, « le renoncement principal que la culture exige de
l’individu n’est pas celui du désir en tant que tel, mais celui de
l’agressivité ». L’angoisse cesse alors d’être définie comme
« tension entre le moi et le surmoi » ; « il faut elle-même la
transporter sur la scène plus vaste de l’amour et de la mort :
« La culpabilité […] est l’expression du conflit d’ambivalence, de
l’éternelle lutte entre Éros et la pulsion de destruction ou de
mort »838. La pulsion de mort devient « pulsion anticulturelle ».
Et, poursuit Ricœur, commentant et citant le Malaise dans la
culture :
Dès lors, le lien social ne peut plus être tenu pour
une simple extension de la libido individuelle,
comme dans Psychologie collective et analyse du
moi. Il est lui-même l’expression du conflit des
pulsions : « La pulsion naturelle d’agressivité dans
l’homme, l’hostilité de chacun contre tous et de
tous contre chacun, s’oppose à cette tâche de
culture. Cette pulsion d’agressivité est le dérivé et
le représentant principal de la pulsion de mort que
nous avons trouvé côte à côte avec Éros et qui
partage avec lui la domination du monde. Dès lors,
                                                                                                                       
838
P. RICŒUR, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Le Seuil, 1966, p.
301.

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FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

me semble-t-il, le sens de l’évolution de la culture


est pour nous sans énigme ; elle doit nous
présenter la lutte entre Éros et la mort, entre les
pulsions de vie et les pulsions de destruction, telles
qu’elles se frayent une voie dans l’espèce
humaine. C’est en cette lutte que consiste
essentiellement toute vie ; on peut désormais
décrire l’évolution de la civilisation comme la lutte
de l’espèce humaine pour l’existence. Et c’est cette
lutte de géants que nos nourrices veulent apaiser
839
en clamant : Eïapopeïa du Ciel ».

Ricœur insiste sur le déplacement progressif de la pulsion de


mort du niveau biologique au niveau culturel, en passant par le
niveau psychologique. Ces paliers progressifs d’un dévoilement
de la pulsion de mort aboutissent à la culture comme à son
« espace de manifestation » privilégié. Le sentiment de
culpabilité est l’intériorisation du conflit entre les deux pulsions,
il en est la radicalisation : tel est le cœur du « malaise »
intérieur à la culture, que l’on retrouve mutatis mutandi dans la
situation œdipienne : « le jeu d’ambivalence propre à la
situation œdipienne – amour et haine à l’égard de l’instance
parentale – fait lui aussi partie du jeu plus vaste de
l’ambivalence des pulsions de vie et de mort […] »840. Le
complexe d’Œdipe, le sentiment de culpabilité qui l’accompagne
renvoient à un processus plus vaste que le cadre étroit de la

                                                                                                                       
839
Ibid., p. 299-300.
840
Ibid., p. 302.

589  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

cellule familiale. Freud ne dépasse le familialisme que pour


absolutiser le conflit dont Œdipe n’est qu’un foyer local. Ricœur
peut conclure que « la réinterprétation du sentiment de
culpabilité, à la fin de Malaise dans la civilisation apparaît bien
comme la pointe la plus avancée de la pulsion de mort » :
En mortifiant l’individu, la culture met la mort au
service de l’amour et renverse le rapport initial de
la vie et de la mort. On se rappelle les formules
pessimistes de Au-delà du principe de plaisir : « Le
but de toute vie est la mort »… « Les pulsions
conservatrices… ont pour fonction de veiller à ce
que l’organisme suive son propre chemin vers la
mort… ces gardiens de la vie étaient donc aussi à
l’origine les myrmidons de la mort. » Mais le même
texte, après avoir atteint ce point critique, se
retournait : les pulsions de vie luttent contre la
mort. Voici maintenant que la culture apparaît
comme la grande entreprise pour faire prévaloir la
vie contre la mort : et son arme suprême est d’user
de la violence intériorisée contre la violence
extériorisée ; sa ruse suprême est de faire
841
travailler la mort contre la mort.

Faire « travailler la mort contre la mort », l’expression


remarquable de Ricœur résume l’interprétation deleuzo-
guattarienne du dernier dualisme freudien : les auteurs de
L’Anti-Œdipe, qui s’emparent de cette analyse de Ricœur,
associent la théorie freudienne à un « chant de mort », en
reprenant le mot de Heine cité par Freud dans Malaise dans la
culture : « Comme c’est curieux, l’aventure de la psychanalyse.
                                                                                                                       
841
Ibid., p. 303.

590  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Elle devait être un chant de vie, sous peine de ne rien valoir.


Pratiquement, elle devait nous apprendre à chanter la vie. Et
voilà qu’en émane le plus triste chant de mort, le plus défait :
eiapopeia »842. C’est pourtant oublier que Freud ne peut pas à
la fois désigner le sentiment de culpabilité comme « le
problème capital du développement de la culture » et comme la
cause d’une « perte de bonheur due au renforcement de ce
sentiment » et être un chantre de la mort : le problème à
résoudre, selon Malaise dans la culture, est bien « le sentiment
de culpabilité engendré par la civilisation »843 .

Deleuze et Guattari, qui retiennent principalement le versant


apparemment romantique de la théorie de Freud sur la culture,
attribuent à ce dernier un éloge du sentiment de culpabilité que
Freud, au contraire, problématise et dont il appelle le
dépassement par une approche scientifique ou scientiste où la
psychanalyse reçoit sa fonction politico-culturelle844. Le
tropisme vers la mort, le romantisme qu’ils croient découvrir
                                                                                                                       
842
AŒ, p. 396.
843
Ibid.
844
Ricoeur montre la présence chez Freud d’une forme de spinozisme, son
attachement à l’Ananké et l’oscillation entre une vision scientifique du monde
et une forme de romantisme : « On peut ainsi trouver chez Freud l’esquisse
d’un sens spinoziste de la réalité, lié, comme chez le grand philosophe, à
une ascèse du désir borné à la perspective du corps et de la connaissance
imaginative qui en procède » (De l’interprétation, op. cit., p. 321).

591  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

chez Freud suppose aussi une interprétation de la pulsion de


mort freudienne comme négativité. Dans le conflit entre culture
et pulsion de destruction, centré sur le refoulement, se joue et
se rejoue la lutte entre Eros et Thanatos. L’arène de cette lutte
entre deux forces internes est l’individu : « atome, cellule,
individu vivant ou psychisme. C’est à l’intérieur de cette
monade que se déroule d’abord la dialectique, ou plutôt la lutte
acharnée des deux forces primordiales […] »845. Laplanche
souligne que la primauté de l’auto-agression sur l’hétéro-
agression n’est que « la conséquence de la primauté absolue,
dans l’individu, de la tendance au zéro considéré comme la
forme la plus radicale du principe de plaisir »846. Le principe de
la dialectique du conflit entre pulsion de destruction et pulsion
sexuelle serait donc logé dans la pulsion de mort. Dans
Différence et répétition, Deleuze centrait son interprétation du
concept freudien de mort sur la négativité qu’il pensait y
déceler. Or, comme fait observer Monique David-Ménard :
[…] lorsque Deleuze se demande si Freud est tout
entier du côté du négatif de l’opposition et du
conflit qui est censé s’inscrire sans rupture dans
une perspective hégélienne, il construit une entité
qui n’existe pas. […] Dans le champ freudien, la
pulsion de mort n’a pas directement affaire à la
mort, et la destructivité interne aux désirs sexuels

                                                                                                                       
845
J. LAPLANCHE, op. cit., p. 165.
846
Loc. cit., p. 165.

592  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

n’est pas la négativité conçue comme logique du


non-être et dynamisme de la mort. On ne peut
donc pas opposer une ontologie de l’affirmation
des machines désirantes à une supposée
ontologie de la négativité et à une idéologie du
désir comme manque-à-être, puisque la grande
entité des théories du conflit construite par
847
Deleuze n’existe pas.

En condamnant le dualisme pulsionnel de Freud comme un


retournement de la mort contre la mort, Deleuze et Guattari
n’occultent-ils pas le fait qu’eux-mêmes accomplissent
exactement la même opération dans L’Anti-Œdipe ? Nous
avons montré que la production du désir dans les synthèses
machiniques renvoyait à un processus dialectique. La pulsion
de mort comme négativité à l’œuvre dans l’animation de la vie
inconsciente du désir ou comme principe du processus d’auto-
production de l’inconscient est bien une puissance de mort à
laquelle fait face la puissance mortifère de la formation de
souveraineté. Le retournement de la mort contre la mort
constitue le cœur de L’Anti-Œdipe. La négativité engagée dans
la pulsion de mort machinique qui active la fabrique du désir est
puissance de résistance, force de survie ; c’est elle qui se
manifeste dans l’expérience de la mort, expérience intensive
produite par la dialectisation du processus désirant sous la

                                                                                                                       
847
M. DAVID-MÉNARD, op. cit., p. 141.

593  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

forme d’une mise tension de la « machine paranoïque » et de la


« machine miraculante ».

594  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre XIII - L’expérience de la mort

A. Le fonctionnement de l’inconscient : de
l’expérience de la mort au modèle de la mort

« Dans le halo de la mort, et là seulement, le moi fonde son


empire »848 . Cette formule de Bataille assigne à la mort une
puissance individuante ; elle en fait la fabrique du moi. Contre
les interprétations de la mort comme moyen d’accès à notre
être le plus propre, le plus authentique, le plus insubstituable,
contre l’idée de la mort comme bordure extérieure à la vie,
comme telle dérobée à notre champ d’expérience possible, ou
encore contre une relation simplement extrinsèque à la mort –
aussi bien dans le spectacle de la mort d’autrui que dans la
représentation biologique de la mort comme retour à
l’inorganique, Deleuze et Guattari invoquent une expérience de
la mort vécue par chacun, de façon intrinsèque et ordinaire.
Une telle expérience est distinguée du modèle de la mort. Celui-
ci, à l’inverse du modèle freudien de la mort, extrinsèque,

                                                                                                                       
848
G. BATAILLE, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 86.

595  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

analogique et objectif, est trouvé dans le corps sans organes


découvert par le schizophrène :
Le corps sans organes est le modèle de la mort.
Comme l’ont compris les auteurs de terreur, ce
n’est pas la mort qui sert de modèle à la catatonie,
c’est la schizophrénie catatonique qui donne son
modèle à la mort. Intensité-zéro. Le modèle de la
mort apparaît quand le corps sans organes
repousse et dépose les organes – pas de bouche,
pas de langue, pas de dents… jusqu’à l’auto-
849
mutilation, jusqu’au suicide.

Le corps sans organes, que Deleuze découvre chez Artaud et


qu’il met en rapport avec la théorie des objets partiels de
Mélanie Klein, est obtenu à partir d’observations cliniques sur la
schizophrénie. La thèse de la non-spécificité du schizophrène,
qui constitue le troisième sens du processus de la production
désirante, étend la portée de ces observations cliniques et du
modèle du corps sans organes schizophrénique qui en découle
à l’ensemble du processus de la production primaire
inconsciente dans lequel s’efface la frontière entre l’homme et
la nature ainsi que le compartimentage de la production en des
moments différenciés. « […] qu’est-ce que c’est, l’expérience
de la mort, distincte du modèle ? Là encore est-ce un désir de
mort ? Un être pour la mort ? Ou bien un investissement de la
mort, fût-il spéculatif ? Rien de tout cela », affirment Deleuze et

                                                                                                                       
849
AŒ, p. 393.

596  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Guattari850. Les interprétations existentialistes sont par avance


écartées : l’expérience de la mort n’a rien d’un existential ; elle
ne prend pas appui sur une extériorité à la vie mais se confond
au contraire avec l’expérience réellement vécue du devenir :
L’expérience de la mort est la chose la plus
ordinaire de l’inconscient, précisément parce
qu’elle se fait dans la vie et pour la vie, dans tout
passage ou devenir, dans toute intensité comme
passage et devenir. C’est le propre de chaque
intensité d’investir en elle-même l’intensité-zéro à
partir de laquelle elle est produite en un moment
comme ce qui grandit ou diminue sous une infinité
851
de degrés […].

Il ne s’agit donc pas de l’expérience d’une appropriation par


un sujet de sa propre mort anticipée ou de son existence propre
dans l’anticipation de sa mort mais d’une expérience des
intensités, c’est-à-dire d’une expérience dont le sujet réel est
chaque intensité ou état intensif infiniment variable et
différencié. Expérience impersonnelle et inconsciente, donc,
menée et vécue par l’inconscient dans la cyclicité de son auto-
production. Le schème philosophique qui soutient ce concept
d’expérience de la mort provient de Spinoza et de l’idée que
tous les modes, saisis en leur existence intensive, impliquent la
substance dans son entièreté : le corps sans organes comme

                                                                                                                       
850
AŒ, p. 394.
851
Loc. cit.

597  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

intensité = 0 correspond à la substance, limite immanente des


intensités qui s’en distinguent suivant des hausses et des
chutes, distances variables parcourues, et donc appréhendées
dynamiquement, et qui ne se laissent pas décomposer sans
changer de nature. L’expérience de la mort découle ainsi des
« rapports d’attraction et de répulsion [qui produisent] de tels
états, sensations, émotions, qui impliquent une nouvelle
conversion énergétique et forment la troisième sorte de
synthèse, les synthèses de conjonction »852. Cette expérience
inconsciente est menée par l’inconscient comme sujet :
l’inconscient s’engendre lui-même comme sujet résiduel pour
se parcourir et accomplir intégralement son propre processus :
« On dirait que l’inconscient comme sujet réel a essaimé sur
tout le pourtour de son cycle un sujet apparent, résiduel et
nomade, qui passe par tous les devenirs correspondant aux
disjonctions incluses dernière pièce de la machine désirante, la
pièce adjacente »853. Le sujet schizophrénique de la troisième
synthèse machinique, né de la consommation/consumation des
états intensifs est encore l’inconscient se survolant lui-même.
La matérialité de l’émotion du schizo correspond à l’expérience

                                                                                                                       
852
Loc. cit.
853
Loc. cit.

598  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de l’investissement du corps sans organes par les intensités qui


l’enveloppent :
Ce sont ces devenirs et sentiments intenses, ces
émotions intensives qui alimentent délires et
hallucinations. Mais, en elles-mêmes, elles sont le
plus proche de la matière dont elles investissent en
soi le degré zéro. C’est elles qui mènent
l’expérience inconsciente de la mort, pour autant
que la mort est ce qui est ressenti dans tout
sentiment, ce qui ne cesse pas et ne finit pas
d’arriver dans tout devenir – dans le devenir-autre
sexe, le devenir-dieu, le devenir-race, etc., formant
854
les zones d’intensité sur le corps sans organes.

Une telle expérience inconsciente de la mort, arrimée à la vie


d’un devenir intensif, conserve-t-elle encore quelque rapport
avec ce que nous entendons trivialement sous le terme de
« mort », à savoir avec une fin, une perte, une disparition
irréversible ? Il y a bien une mort au sein de cette expérience
de la mort, c’est-à-dire un « devenir-mort » de l’intensité :
« Toute intensité mène dans sa vie propre l’expérience de la
mort, et l’enveloppe. Et sans doute toute intensité s’éteint-elle à
la fin, tout devenir devient lui-même un devenir-mort ! Alors la
mort arrive effectivement »855. Mais ce devenir-mort est-il le
terme du mouvement de devenir ? Et de qui est-il la mort ? En
effet, Deleuze et Guattari ne transportent-ils pas l’idée de

                                                                                                                       
854
AŒ, p. 394-395.
855
AŒ, p. 395.

599  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

propre ou de propriété dans l’intensité ? Leur réponse se calque


sur la thèse de Blanchot d’une double mort, d’une distinction
entre un « Je meurs » et un « On meurt ». Dans L’espace
littéraire, Maurice Blanchot rencontre cette distinction en
commentant Rilke. La mort y apparaît comme une mort
impossible pour le Je et comme une mort infiniment vécue par
un On :
Cette puissance dont il fait tout dépendre,
détachée du moment où elle a la réalité du dernier
instant, lui échappe et nous échappe
constamment : elle est l’inévitable, mais
l’inaccessible mort ; elle est l’abîme du présent, le
temps sans présent avec lequel je n’ai pas de
rapport, ce vers quoi je ne puis m’élancer, car en
elle je ne meurs pas, je suis déchu du pouvoir de
mourir, en elle on meurt, on ne cesse pas et on
856
n’en finit pas de mourir.

Dans ce dédoublement de la mort, les deux déterminations du


caractère d’événement de la mort se trouvent dissociées : d’un
côté l’événement comme surgissement pur et immaîtrisable
extériorité devient impossible rencontre, distance maintenue.
De l’autre, l’événement comme transformation, métamorphose
de la structure dans laquelle prennent place les possibles est
absolutisé comme devenir continu, traversée infinie. Dans la
scission de l’événement de la mort en une rencontre repoussée

                                                                                                                       
856
M. BLANCHOT, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, p. 202.

600  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et une traversée interminable, la mort finit par perdre sa qualité


d’événement : dans chacune des deux modalités du mourir,
c’est bien plutôt l’impossibilité de mourir qui est éprouvée :
Tout se passe comme si le mouvement par lequel
il purifie la mort en lui ôtant le caractère d’un
hasard, forçait Rilke à incorporer ce hasard à son
essence, à le refermer sur son absolue
indétermination, de sorte qu’au lieu d’être
seulement un événement impropre et indu, elle
devient, au sein de son invisibilité, ce qui n’est
même pas un événement, ce qui ne s’accomplit
pas, ce qui est pourtant là, la part de cet
événement que son accomplissement ne peut pas
857
réaliser.

Cette impossibilité d’en finir est aussi impossibilité d’en finir


avec la mort858. Si, dans ce commentaire de Rilke, le
retournement de l’expérience de la mort en expérience
extatique livre au poète un aperçu de la profusion de sens
ordinairement occultée, Blanchot, dans La part du feu,
caractérise la mort impossible thématisée par Kafka comme un
insupportable malheur, une insupportable présence du sens
plénier des choses, une effectivité écrasante, comme l’épreuve
d’un appauvrissement et comme une impossibilité de vivre:
                                                                                                                       
857
Loc. cit.
858
Ibid., p. 196-197 : « Voir comme il faut, c’est essentiellement mourir, c’est
introduire dans la vue ce retournement qu’est l’extase et qu’est la mort. Ce
qui ne signifie pas que tout sombre dans le vide. Au contraire, les choses
s’offrent alors dans la fécondité inépuisable de leur sens que notre vision
habituellement ignore, elle qui n’est capable que d’un seul point de vue
[…] ».

601  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« Du moment que nous ne pouvons sortir de l’existence, cette


existence n’est pas achevée, elle ne peut être vécue
pleinement – et notre combat pour vivre est un combat aveugle
qui ignore qu’il combat pour mourir et qui s’englue dans une
possibilité toujours plus pauvre »859. La mort du Je finit notre
vie, mais « elle ne finit pas notre possibilité de mourir »860.
L’expérience du mourir, ambivalente selon Blanchot, donne
finalement le modèle d’une expérience qui n’arrive à personne,
ne se rapporte à personne, « mort quelconque » qui ne se
laisse pas approprier861. Les deux sens irréductibles du mourir

                                                                                                                       
859
M. BLANCHOT, La part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 16. Et p. 15 :
« Ce malheur, c’est l’impossibilité de la mort, c’est la dérision jetée sur les
grands subterfuges humains, la nuit, le néant, le silence. Il n’y a pas de fin, il
n’y a pas de possibilité d’en finir avec le jour, avec le sens des choses, avec
l’espoir : telle est la vérité dont l’homme d’Occident a fait un symbole de
félicité, qu’il a cherché à rendre supportable en en dégageant la pente
heureuse, celle de l’immortalité, d’une survivance qui compenserait la vie.
Mais cette survivance, c’est notre vie même ».
860
Loc. cit..
861
M. BLANCHOT, p. 203 : « Inévitable, mais inaccessible ; certaine, mais
insaisissable ; ce qui donne sens, le néant comme pouvoir de nier, la force
du négatif, la fin à partir de laquelle l’homme est la décision d’être sans être,
est histoire, est vérité, la mort comme l’extrême pouvoir, comme ma
possibilité la plus propre, - mais aussi la mort qui n’arrive jamais à moi, à
laquelle je ne puis jamais dire Oui, avec laquelle il n’y a pas de rapport
authentique possible, que j’élude précisément quand je crois la maîtriser par
une acceptation résolue, puisqu’alors je me détourne de ce qui fait d’elle
l’essentiellement inauthentique et l’essentiellement inessentiel : sous cette
perspective, la mort n’admet pas d’être pour la mort, elle n’a pas la fermeté
qui soutiendrait un tel rapport, elle est bien ce qui n’arrive à personne, […]
non pas la mort propre, mais la mort quelconque […] ».

602  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

chez Blanchot, le voyage du sujet apparent comme On, « on ne


cesse pas et on n’en finit pas de mourir », et la mort qui enfin
survient à un Je qui « meurt effectivement, c’est-à-dire cesse
enfin de mourir puisqu’il finit par mourir, dans la réalité d’un
dernier instant qui le fixe ainsi comme Je tout en défaisant
l’intensité, la ramenant au zéro qu’elle enveloppe », définissent
les deux pôles du circuit que parcourt l’inconscient en son cycle
auto-productif : « retour de l’expérience de la mort au modèle
de la mort, dans le cycle des machines désirantes. Le cycle est
bouclé. Pour un nouveau départ, car Je est un autre ? »862. Le
retour de l’expérience inconsciente de la mort au modèle,
lorsque la mort effective survient, est retour à la substance,
inhérence à ce modèle substantiel ; dans ce retour au modèle
de la mort, le gain est une « expérience élargie » qui témoigne
d’une existence éternitaire des machines désirantes comme
devenirs ou quantités intensives : « il faut que l’expérience de la
mort ait donné précisément assez d’expérience élargie pour
vivre et savoir que les machines désirantes ne meurent
pas »863. Qu’est-ce que cette « expérience élargie » ? Lorsque
l’intensité s’éteint et se résorbe dans le corps sans organes
comme modèle de la mort, le Je qui meurt cesse de mourir,

                                                                                                                       
862
AŒ, p. 395.
863
Loc. cit.

603  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

parvient au terme du mourir et meurt effectivement, mais le On


ne cesse de mourir, d’injecter le modèle de la mort dans
l’expérience du mourir :
[…] le sujet comme pièce adjacente est toujours un
« on » qui mène l’expérience, non pas un Je qui
reçoit le modèle. Car le modèle lui-même n’est pas
davantage le Je, mais le corps sans organes. Et Je
ne rejoint pas le modèle, sans que le modèle, à
864
nouveau, ne reparte vers l’expérience.

Méditer sa mort à la manière du Stoïcien, s’efforcer d’en faire


l’objet d’une représentation, d’une identification
personnologique, la fétichiser, tenter de se l’approprier, d’en
apprivoiser l’image revient à extraire le modèle du cycle qui
conduit de l’expérience de la mort à son modèle et de celui-ci à
celle-là en un mouvement où l’un et l’autre ne cessent de se
relancer. Attribuer la mort à un Je consiste immanquablement à
autonomiser le modèle de la mort, à faire effuser l’anti-
production hors du cycle inconscient de la production primaire.
Ce que Deleuze et Guattari dénoncent sous le nom de culture
mortifère (comportement religieux, angoisse, culpabilité,…),
entreprise de mort ou « effusion de l’anti-production » dans la
production découle d’une telle mise en extériorité du modèle de
la mort par rapport au processus de production du désir.
Autrement dit, le modèle de la mort se réalise dans la
                                                                                                                       
864
Loc. cit.

604  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

production sociale en tant qu’instance d’anti-production qui


essaime dès lors qu’il n’est plus tenu à distance. Or, nous
venons de le voir, tenir le modèle de la mort à distance n’est
pas une opération extrinsèque mais renvoie avant tout à la
distance que marquent les états intensifs, par leurs hausses et
leurs chutes d’intensités, à même le corps sans organes conçu
comme substance = 0. Seule l’expérience intensive de la mort,
c’est-à-dire ce que Laing appelle le Voyage schizophrénique,
voyage intérieur, conquiert les distances indécomposables sur
le (et donc par rapport au) corps sans organes. Seul le
fonctionnement de l’inconscient selon les principes énoncés
dans la métapsychologie schizo-analytique, fonctionnement
réglé par un usage immanent des synthèses machiniques, rend
possible l’expérience de la mort, contient le modèle de la mort
dans le cycle du processus auto-productif de la vie inconsciente
et empêche son effusion sous la forme d’un désir de mort dont
la traduction socio-politique la plus aiguë est le fascisme et son
cri « Vive la mort ! ». D’où la nécessité pratique de « Toujours
aller du modèle à l’expérience, et repartir, revenir du modèle à
l’expérience, [car] c’est cela schizophréniser la mort, l’exercice
des machines désirantes (leur secret, bien compris des auteurs
terrifiants) »865. Schizophréniser la mort, c’est la faire travailler
                                                                                                                       
865
Loc. cit.

605  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pour le désir, la placer sous la dépendance de la vie des


machines désirantes, faire en sorte qu’elle secrète le processus
au lieu d’en être elle-même expulsée pour s’autonomiser en
tant que formation de souveraineté : la critique de la formation
de souveraineté capitaliste se ramène au diagnostic selon
lequel, en elle, le modèle de la mort est partout, coupé des
conditions qui lui permettent de secréter dialectiquement la vie
du désir. Le fonctionnement de l’inconscient machinique oscille
donc constamment entre les deux pôles de l’expérience de la
mort et du modèle de la mort :
Elles nous disent ceci, les machines, et nous le
font vivre, sentir, plus profond que le délire et plus
loin que l’hallucination : oui, le retour à la répulsion
conditionnera d’autres attractions, d’autres
fonctionnements, la mise en marche d’autres
pièces travailleuses sur le corps sans organes, la
mise en œuvre d’autres pièces adjacentes au
pourtour, et qui n’ont pas moins le droit de dire On
866
que nous-mêmes.

L’oscillation entre expérience de la mort et modèle de la mort


dessine le circuit d’un éternel retour, « circuit déterritorialisé de
tous les cycles du désir »867. Deleuze et Guattari peuvent alors
revenir à la critique du dualisme pulsionnel freudien à partir de

                                                                                                                       
866
AŒ, p. 395-396.
867
Ibid., p. 396.

606  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

leur propre modélisation de l’inconscient et de son


fonctionnement :
Aussi est-il absurde de parler d’un désir de mort
qui s’opposerait qualitativement aux désirs de vie.
La mort n’est pas désirée, il y a seulement la mort
qui désire, au titre du corps sans organes ou du
moteur immobile, et il y a aussi la vie qui désire, au
titre des organes au travail. Il n’y a pas là deux
désirs, mais deux pièces, deux sortes de pièces de
la machine désirante, dans la dispersion de la
868
machine elle-même.

La mort désire, fait bien partie du désir et se conjugue à la vie


des machines désirantes comme « organes au travail ».
Ajoutons que cette « vie qui désire » - les séries connectives de
machines désirantes - engendre aussi « la mort qui désire », au
sens où nous avons parlé de pulsion de mort machinique, et
que la « dispersion de la machine » où coexistent ces
différentes pièces ne se comporte comme un processus que
sous l’effet d’une mise en rapport dialectique qui, précisément,
évite tout dualisme. Et le passage de la « condition (non
structurale) d’un fonctionnement moléculaire » au
fonctionnement proprement dit s’effectue lui aussi
dialectiquement puisque, nous l’avons vu, la station répulsive
paranoïaque et la puissance d’attraction de la machine
miraculante n’entrent pas en rapport de façon extrinsèque

                                                                                                                       
868
Ibid., p. 393-394.

607  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

(selon le modèle de la physique kantienne de la production de


matière par deux forces réelles extérieures) mais au terme d’un
même cheminement processuel à l’intérieur duquel l’une et
l’autre sont produites869 : « Le fonctionnement apparaît lorsque
le moteur, sous les conditions précédentes, c’est-à-dire sans
cesser d’être immobile et sans former un organisme, attire les
organes sur le corps sans organes, et les lui approprie dans le
mouvement objectif apparent »870. C’est seulement avec la
détermination complète de l’idée deleuzo-guattarienne de mort,
idée pluralisée en une constellation de cinq concepts
différenciés dans L’Anti-Œdipe, que nous saisissons ce qu’est
le fonctionnement de l’inconscient suivant la conception schizo-
analytique. La complémentarité du corps sans organes et des
machines désirantes, de l’attraction miraculante et de la
répulsion paranoïaque n’est entièrement définie que par le
dévoilement du circuit de l’expérience de la mort au modèle de
la mort dans un espace machinique de la mort : « La répulsion
est la condition du fonctionnement de la machine, mais
l’attraction est le fonctionnement même. Que le fonctionnement
dépende de la condition, nous le voyons bien dans la mesure

                                                                                                                       
869
Ibid., p. 394.
870
Loc. cit.

608  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

où ça ne marche qu’en se détraquant »871. L’enjeu de la


réversion de l’inconscient par la schizo-analyse est donc la
relance du processus du désir et la maîtrise du modèle de la
mort dont il s’agit de conjurer l’autonomisation. L’expérience
intensive de la mort est la condition d’une maîtrise de ce
modèle de la mort. Deleuze et Guattari traduisent cet enjeu en
des termes spinozistes : combattre l’autonomisation du modèle
de la mort serait comme extraire la mort de la vie ou du
processus vital, l’empêcher de monter du dedans, la réduire à
ce qui arrive du dehors sur le corps sans organes. La thèse
spinoziste de l’extériorité de la mort est ici réinvestie dans
l’économie interne de la vie libidinale :
On peut dire alors en quoi consiste cette marche
ou ce fonctionnement : il s’agit dans le cycle de la
machine désirante de traduire constamment, de
convertir constamment le modèle de la mort en
tout autre chose qui est l’expérience de la mort. De
convertir la mort qui monte du dedans (dans le
corps sans organes) en mort qui arrive du dehors
872
(sur le corps sans organes).

Comment ne pas interpréter l’effort pour marquer une


distinction entre une mort qui monte dans le corps sans
organes (surrection du modèle autonomisé) et une mort
rencontrée sur le corps sans organes, dans le parcours intensif

                                                                                                                       
871
Loc. cit.
872
Loc. cit.

609  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de distances indécomposables, comme quelque chose qui


arrive du dehors, comme un effort presque désespéré pour
extirper la mort du processus et maintenir l’idée spinoziste
d’une extériorité de la mort ? Effort désespéré selon nous parce
que le voyage intensif sur le corps sans organes n’a plus rien
d’un voyage extérieur et que le processus de la production
inconsciente du désir enveloppe bien la mort et incorpore la
négativité comme principe de son auto-mouvement et de son
auto-reproduction.

Nous pouvons maintenant récapituler les différents concepts


de mort rencontrés dans L’Anti-Œdipe : 1°) la mort comme
pulsion machinique, comme greffe d’un produire sur le produit
et production active d’un corps sans organes où nous avons
décelé la mise au travail d’une contradiction, d’une négativité
comme principe d’animation du cycle d’auto-production de la
873
vie inconsciente ; 2°) l’instinct de mort comme modèle de la
mort, station immobile du corps sans organes improductif (ou
stase de l’anti-production)874 ; 3°) l’instinct de mort propagé
dans la formation de souveraineté intégrative ou effusion de
l’anti-production dans le système capitaliste875 ; 4°) le premier

                                                                                                                       
873
Ibid., p. 476-477.
874
Ibid., p. 14.
875
Ibid., p. 405, 417, 447.

610  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

aspect de la mort double comme devenir-mort de l’intensité ou


retour de l’expérience au modèle (expérience élargie) 876 ; 5°) le
second aspect de la mort double comme survol intensif d’un
espace de la mort par le sujet schizophrénique de la troisième
synthèse – la mort comme devenir ou survol absolu de
l’inconscient par soi-même, c’est-à-dire auto-possession du
processus primaire de l’inconscient877 . C’est ce dernier aspect
que nous devons à présent élucider pour approcher au plus
près la nature de l’inconscient tel que le formalise la schizo-
analyse.

B. Le sujet trans-positionnel comme sujet « trans-


vie-mort »

a. Le sujet résiduel

La possibilité de vivre une telle expérience de la mort


n’appartient qu’à un sujet pour lequel vie et mort ne sont plus
saisis comme des termes contradictoires exclusifs ou même
présents conjointement dans des proportions variables à
l’intérieur d’un même être. La relation logique qui soutient
l’expérience de la mort est celle de la disjonction inclusive.

                                                                                                                       
876
Ibid., p. 394-395.
877
Ibid., p. 91.

611  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

C’est elle qui rend compte du devenir par lequel le sujet


schizophrénique s’inscrit dans des généalogies non familiales
sur le corps sans organes. S’inscrire sur le corps sans organes
suivant la disjonction inclusive signifie affirmer simultanément
des termes, éventuellement contraires ou contradictoires, en
« glissant » d’un terme à l’autre. Deleuze et Guattari qualifient
de « glissante » la surface du corps sans organes dès lors que
les repérages déposés sur elle acquièrent une valeur
équivalente, de telle sorte qu’ils deviennent permutables :
Le « soit… soit… » schizophrénique prend le relais
du « et puis » : quels que soient deux organes
envisagés, la manière dont ils sont accrochés sur
le corps sans organes doit être telle que toutes les
synthèses disjonctives entre les deux reviennent
au même sur la surface glissante. Tandis que le
« ou bien » prétend marquer des choix décisifs
entre termes impermutables (alternative), le
« soit » désigne le système de permutations
possibles entre des différences qui reviennent au
878
même en se déplaçant, en glissant.

Les modes de repérages propres au schizophrène, les


glissements rapides d’un terme à l’autre déterminent la manière
d’être du sujet résiduel schizophrénique. Dans ces glissements,
c’est le parcours d’une distance entre des termes plus que les
termes eux-mêmes qui importe : l’effet du glissement n’est pas
de synthétiser les termes qu’il relie, d’unir ou de réconcilier des
                                                                                                                       
878
Ibid., p. 18.

612  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pôles contradictoires, mais d’affirmer dans le même mouvement


une disjonction (et donc une séparation des termes) et
l’expérience simultanée par le sujet des termes disjoints qu’il
traverse dans leur différence relative. L’expérience
schizophrénique est transversale ; la transversalité mobilise une
opération de « survol » de la distance entre les termes disjoints.
La mort, par principe invivable en tant qu’elle est l’autre de la
vie, peut ainsi être vécue dans l’expérience que mène le
schizophrène :
Le schizophrène est mort ou vivant, non pas les
deux à la fois, mais chacun des deux au terme
d’une distance qu’il survole en glissant. Il est
enfant ou parent, non pas l’un et l’autre, mais l’un
au bout de l’autre comme les deux bouts d’un
bâton dans un espace indécomposable. Tel est le
sens des disjonctions où Beckett inscrit ses
personnages et les événements qui leur arrive :
tout se divise, mais en soi-même. Même les
distances sont positives, en même temps que les
disjonctions incluses. […] Il ne substitue pas des
synthèses de contradictoires aux synthèses
disjonctives, mais, à l’usage exclusif et limitatif de
la synthèse disjonctive, il substitue un usage
affirmatif. Il est et reste dans la disjonction : il ne
supprime pas la disjonction en identifiant les
contradictoires par approfondissement, il l’affirme
au contraire par survol d’une distance indivisible. Il
n’est pas bisexué, ni entre les deux, ni intersexué,
mais trans-sexué. Il est trans-vimort,
transparenfant. Il n’identifie pas deux contraires au
même, mais affirme leur distance comme ce qui
les rapporte l’un à l’autre en tant que différents. Il
ne se ferme pas sur des contradictoires, il s’ouvre
au contraire, et, tel un sac gonflé de spores, il les

613  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

lâche comme autant de singularités qu’il enfermait


indûment, dont il prétendait exclure les unes,
retenir les autres, mais qui deviennent maintenant
des points-signes, tous affirmés par leur nouvelle
879
distance.

Sujet « trans-vimort », le schizo affirme dans son survol la


distance indécomposable qui sépare la vie intensive, dont il est
la consumation et le résidu, du modèle substantiel de la mort,
c’est-à-dire du corps sans organes indifférencié qu’il parcourt à
la manière d’une onde ridant la surface d’une étendue fluide.
Les principales déterminations du sujet schizophrénique
comme sujet trans-positionnel sont donc son caractère
erratique, mobile et l’absence d’une identité durablement
assignable :
C’est que sur la surface d’inscription quelque
chose se laisse repérer qui est de l’ordre d’un
sujet. C’est un étrange sujet, sans identité fixe,
errant sur le corps sans organes, toujours à côté
des machines désirantes, défini par la part qu’il
prend au produit, recueillant partout la prime d’un
devenir ou d’un avatar, naissant des états qu’il
880
consomme et renaissant à chaque état.

Faut-il en conclure que le schizo constitue pour Deleuze et


Guattari le prototype d’un état vital d’accomplissement ? Les
auteurs de L’Anti-Œdipe, même après avoir marqué la
différence entre le schizophrène comme « créature d’hôpital »,
                                                                                                                       
879
Ibid., p. 91.
880
Ibid., p. 22-23.

614  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

produit par une interruption du processus, et le schizo qui, pour


eux, modélise le processus de la production primaire et forme le
sujet apparent en devenir par la médiation duquel l’inconscient
parcourt sa propre essence, pointent la coexistence d’une
douleur intense et d’une joie dans l’expérience
schizophrénique :
Il y a une expérience schizophrénique des
quantités intensives à l’état pur, à un point presque
insupportable – une misère et une gloire célibataire
éprouvée au plus haut point, comme une clameur
suspendue entre la vie et la mort, un sentiment de
passage intense, états d’intensité pure et crue
dépouillés de leur figure et de leur forme. On parle
souvent des hallucinations et du délire ; mais la
donnée hallucinatoire (je vois, j’entends) et la
donnée délirante (je pense…) présupposent un Je
sens plus profond, qui donne aux hallucinations
leur objet et au délire de la pensée son contenu.
Un « je sens que je deviens femme », « que je
deviens dieu », etc., qui n’est ni délirant ni
hallucinatoire, mais qui va projeter l’hallucination
ou intérioriser le délire. Délire et hallucination sont
seconds par rapport à l’émotion vraiment primaire
qui n’éprouve d’abord que des intensités, des
881
devenirs, des passages.

L’émotion primaire ou sentiment schizophrénique d’un devenir


qui précipite le schizo dans d’autres identités provisoires, dans
d’autres cultures, d’autres langues, précède en droit les
données hallucinatoires du délire ; elle en est la source de

                                                                                                                       
881
Ibid., p. 25.

615  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

donation. Le devenir-femme de Schreber est ici donné en


exemple du devenir du schizo, un devenir qui ébranle tout son
être et bouleverse son rapport à soi, aux autres et même au
cosmos. Daniel Paul Schreber livre en effet, dans ses
Mémoires, une description précise de la manière dont ses nerfs
se trouvent mobilisés de l’extérieur, de façon continue et
harassante, en une sorte de « parler de nerfs »882 dont,
ordinairement, les hommes ne sont pas conscients et qui
s’impose à lui avec la violence d’une ingérence dans sa
subjectivité propre :
Tout ce qui se passe se ramène à moi. […] je le
sais fort bien, cette tendance à tout ramener à soi,
à mettre tout ce qui se passe en relation avec soi,
est un phénomène fréquent chez les malades
mentaux. Or, justement, dans mon cas, il y a sur le
fond un renversement complet par rapport à ce qui
se passe chez ces malades. Depuis que Dieu s’est
engagé avec moi dans un système de
raccordement nerveux exclusif, je suis devenu
pour lui, en un certain sens, tout simplement
l’Homme – soit l’être humain unique autour duquel
gravitent toutes choses, auquel il faut tout
ramener : et qui sera donc lui-même contraint, par

                                                                                                                       
882
D.P. SCHREBER, Mémoires d’un névropathe, trad. P. Duquenne et N.
Sels, Paris, Le Seuil, p. 53 : « Naturellement, le déclenchement de ce parler
de nerfs ne dépend, dans les conditions normales (conformes à l’ordre de
l’univers), que de la volonté de l’être humain dont les nerfs mêmes sont en
cause ; aucun être humain ne peut comme tel contraindre son prochain à
utiliser ce parler de nerfs. En revanche, dans mon cas, depuis le revirement
critique de la maladie évoquée précédemment, il se fait que mes nerfs
viennent à être mobilisés de l’extérieur, continûment et sans aucun répit ».

616  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

choc en retour, de son propre point de vue à lui, de


883
ramener tout à soi.

Le système complexe de raccordement nerveux par lequel il


se sent tantôt tiré hors de lui-même, agi de l’extérieur comme
une marionnette, tantôt en position de tout attirer à lui, définit la
station schizo-paranoïaque dont dérivent les états intensifs qui
l’arrachent à sa condition d’homme ordinaire pour faire de lui
l’Homme en position de centration active. Mais tous les
devenirs du sujet résiduel ne gravitent pas autour d’un moi, d’un
noyau égoïque dont ils ne seraient que les variations ou les
modifications :
Il n’y a pas de moi au centre, pas plus qu’il n’y a de
personnes réparties sur le pourtour. Rien qu’une
série de singularités dans le réseau disjonctif, ou
d’états intensifs dans le tissu conjonctif, et un sujet
trans-positionnel sur tout le cercle, passant par
tous les états, triomphant des uns comme de ses
ennemis, savourant les autres comme ses alliés,
ramassant partout la prime frauduleuse de ses
884
avatars.

Le schizo en tant que parcours intensif des déterminations


sexuelles, sociales, culturelles, raciales, historiques de
l’Homme est toujours excentré. Que l’univers se recourbe vers
lui ne témoigne donc pas de la présence, en lui, d’un pôle
« personnologique ». Et l’absence d’un moi fixe ne signifie pas
                                                                                                                       
883
Ibid., p. 215.
884
AŒ, p. 105.

617  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

non plus la confirmation d’une identité entre schizophrénie et


autisme ou perte de réalité :
Sur le peu de réalité, la perte de réalité, le manque
de contact avec la vie, l’autisme et l’athymie, on a
tout dit, les schizophrènes eux-mêmes ont tout dit
– prompts à se couler dans le moule clinique
attendu. Monde noir, désert croissant : une
machine solitaire ronfle sur la plage, une usine
atomique installée dans le désert. Mais si le corps
sans organes est bien ce désert, c’est comme une
distance indivisible, indécomposable que le schizo
survole pour être partout où du réel est produit,
885
partout où du réel a été et sera produit.

Deleuze et Guattari nomment aussi le schizo « machine


célibataire » pour désigner la machine intense qui, dans l’ordre
d’exposition des synthèses machinique de l’inconscient, fait
suite à la machine paranoïaque répulsive et à la machine
miraculante attractive. Ce nom provient de la catégorie
esthétique formée par Michel Carrouges dans son livre, Les
machines célibataires, en 1954, pour définir, à l’origine, les
propriétés de certaines créations de Duchamp où apparaît une
« machine impossible, inutile, incompréhensible, délirante [qui]
peut englober aussi bien un paratonnerre, une horloge, une
bicyclette, un train, une dynamo ou même un chat, voire des
débris de n’importe quoi » et qui incorpore un antagonisme dont

                                                                                                                       
885
Ibid., p. 103.

618  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

découlent des intensités886 . Le parcours trans-positionnel


qu’impliquent les variations d’intensités tient au changement
des distances, en soi indécomposables et qui ne peuvent pas
être divisées sans changer de nature. Dans cette
métamorphose continue qu’est le devenir, les repérages fixes
des codages sociaux sont déplacés ou parodiés par le schizo et
les codes eux-mêmes sont contestés, défaits ou brouillés :
Le schizo dispose de mode de repérage qui lui
sont propres, parce qu’il dispose d’abord d’un code
d’enregistrement particulier qui ne coïncide pas
avec le code social ou ne coïncide avec lui que
pour en faire la parodie. Le code délirant, ou
désirant, présente une extraordinaire fluidité. On
dirait que le schizophrène passe d’un code à
l’autre, qu’il brouille tous les codes, dans un
glissement rapide, suivant les questions qui lui
sont posées, de donnant pas d’un jour à l’autre la
même explication, n’invoquant pas la même
généalogie, n’enregistrant pas de la même
887
manière le même événement […].

La violence faite aux codes sociaux s’accompagne d’un plaisir


auto-érotique à comprendre suivant le concept d’un « érotisme
                                                                                                                       
886
Ibid., p. 24 : « Empruntons le nom de machine célibataire pour désigner
cette machine qui succède à la machine paranoïaque et à la machine
miraculante, formant une nouvelle alliance entre les machines désirantes et
le corps sans organes pour la naissance d’une humanité nouvelle ou d’un
organisme glorieux. Il revient au même de dire que le sujet est produit
comme un reste, à côté des machines désirantes, ou qu’il se confond lui-
même avec cette troisième machine productrice et la réconciliation résiduelle
qu’elle opère : synthèse conjonctive de consommation sous la forme
émerveillée d’un « C’était donc ça ! » ».
887
Ibid., p. 21.

619  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

machinal »888. Mais cette violence est aussi vécue de l’intérieur


par le schizophrène, comme une force qui le dénude et le
transit. Il est remarquable que l’expérience de cette violence
intense associée au nom de Schreber ait été captée et
philosophiquement constituée en potentialité de résistance à
d’autres formes de violence – celles de la société et des
structurations contraignantes qu’elle détermine dans la vie
consciente et inconsciente des sujets. Le Président Schreber,
tout d’abord analysé à distance par Freud en 1911 d’après le
texte des Mémoires d’un névropathe, devient en 1972 l’une
des figures exemplaires du schizophrène dans L’Anti-Œdipe.
Dans le dispositif de L’Anti-Œdipe, le schizo n’est pas
seulement un malade dont le sentiment de conscience accru et
troublé s’enlève sur le fond d’une intense souffrance. Deleuze
et Guattari, nous l’avons vu, forment la catégorie de schizo pour
rendre compte d’une certaine relation au réel ou du réel comme
ensemble des relations de production entre des éléments
moléculaires associés de manière binaire en séries continues
de telle sorte que chaque élément (ou objet partiel) qui émet un

                                                                                                                       
888
Ibid., p.25 : « Il y a une consommation actuelle de la nouvelle machine,
un plaisir qu’on peut qualifier d’auto-érotique ou plutôt d’automatique où se
nouent les noces d’une nouvelle alliance, nouvelle naissance, extase
éblouissante comme si l’érotisme machinal libérait d’autres puissances
illimitées ».

620  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

flux entre en relation avec un autre élément qui coupe ce flux et


conditionne ainsi son écoulement, pour émettre à son tour un
autre flux qui sera coupé par d’autres objets partiels dans
l’ensemble du champ considéré. La catégorie de schizo se
rapporte ainsi à une détermination du réel en terme de flux ; elle
permet de penser l’opération par laquelle se réel se rapporte à
soi ou se comporte en soi et se détermine comme un processus
de production. Deleuze présente le schizo comme cette
« machine célibataire » engendrée par l’opposition de la
répulsion et de l’attraction, de la « machine paranoïaque » et de
la « machine miraculante ». Une opposition qui ne se solde pas
par une réconciliation, mais qui détermine des quantités
intensives variables vécues par le schizophrène, à travers une
errance indéfinie dans « une série ouverte d’éléments intensifs,
tous positifs, qui n’expriment jamais l’équilibre final d’un
système, mais un nombre illimité d’états stationnaires
métastables»889 par lesquels il passe, même jusqu’au point
insupportable où l’esprit semble sur le point de s’abolir dans la
matière. La subjectivité schizophrénique est expulsée de toute
une identité individuelle centrale et parcourt, dans les
oscillations qui la bouleversent et font naître la Stimmung,

                                                                                                                       
889
AŒ, p. 26.

621  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’émotion matérielle, toute une série de personnages. Ainsi,


l’histrionisme de Nietzsche tel que l’explique Klossowski890 :
Ce n’est pas une expérience hallucinatoire ni une
pensée délirante, mais un sentiment, une série
d’émotions et de sentiments comme
consommation de quantités intensives, qui forment
le matériel des hallucinations et délires
subséquents. L’émotion intensive, l’affect, est à la
fois racine commune et principe de différenciation
des délires et devenirs, passages et migrations
intenses, toute cette dérive qui remonte et descend
le temps – pays, races, familles, appellations
parentales, appellations divines, appellations
891
historiques, géographiques et même faits divers.

Dans la consommation d’états intensifs dont le schizo est le


résidu, on ne peut démêler clairement la volupté de la
892
souffrance . « Même souffrir, comme dit Marx, est jouir de
soi », écrivent Deleuze et Guattari893. Mais la réciproque de

                                                                                                                       
890
Ibid., p. 28-29, citant Nietzsche et le cercle vicieux : « Les forces
centrifuges ne fuient pas à jamais le centre, mais s’en rapprochent à
nouveau pour s’en éloigner derechef : telles sont les véhémentes oscillations
qui bouleversent un individu tant qu’il ne recherche que son propre centre et
ne voit pas le cercle dont il fait partie ; car si les oscillations le bouleversent,
c’est que chacune répond à un individu autre qu’il ne croit être, du point de
vue du centre introuvable ».
891
AŒ, p. 100-101.
892
G. SIBERTIN-BLANC, Deleuze et l’Anti-Œdipe, La production du désir,
op. cit., p. 42-43 : « Cette consommation […] n’est pas conçue sur un mode
bio-psychique (satisfaction d’un besoin subjectif) ni sur un mode spéculatif
(appropriation ou négation d’une altérité objective), mais sur un mode
énergétique. Elle n’est pas consommation d’un objet par un sujet mais
consumation d’un état intensif (affect) dont un sujet résulte ».
893
AŒ, p. 23 : « Même souffrir, comme dit Marx, est jouir de soi. Sans doute
toute production désirante est déjà immédiatement consommation et

622  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

cette proposition s’impose avec encore plus de force : jouir de


soi, c’est encore souffrir. On peut remarquer que le « schizo »
occupe, au sein de l’économie libidinale schizo-analytique, la
position qui revient au prolétaire dans la production sociale
capitaliste. La construction du concept de schizophrène et
l’exposition du processus métaphysique du désir renvoient au
modèle d’une forme de violence particulière : la violence qui
s’abat sur le corps sacrifié du prolétaire. Le schème de la
troisième synthèse machinique de l’inconscient (synthèse
conjonctive) qui rend compte de l’apparition de la subjectivité
schizophrénique est calqué sur le schème marxien du double
mouvement d’attraction-répulsion que subit le prolétaire, à partir
de la révolution industrielle, tantôt attiré vers une région où
l’industrie lui permettra de vendre sa force de travail , tantôt
repoussé vers d’autres régions ou dans le chômage forcé

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
consumation, donc « volupté ». Mais elle ne l’est pas encore pour un sujet,
qui ne peut se repérer qu’à travers les disjonctions d’une surface
d’enregistrement, dans les restes de chaque division. Le président Schreber,
toujours lui, en a la plus vive conscience : il y a un taux constant de
jouissance cosmique, si bien que Dieu exige de trouver de la volupté en
Schreber, fût-ce au prix d’une transformation de Schreber en femme. Mais
cette volupté, le président n’en éprouve qu’une part résiduelle, comme le
salaire de ses peines ou la prime de son devenir-femme. « C’est mon devoir
d’offrir à Dieu cette jouissance ; et si, ce faisant, un peu de plaisir sensuel
vient à m’échoir, je me sens justifié à l’accepter, au titre d’un léger
dédommagement à l’excès de souffrances et de privations qui ont été mon
lot depuis tant d’années ».

623  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conçu comme régulateur de la valeur de la force de travail.


L’emprunt de ce schème d’attraction-répulsion à la description
de l’existence précaire du travailleur, telle qu’on la trouve dans
Le Capital, indique, au-delà d’une simple analogie possible de
celle-ci avec la subjectivité fragile et erratique du schizophrène,
une prédominance, dans L’Anti-Œdipe, d’un régime de violence
particulier qui exprime la forme spécifique de Gewalt propre à la
production de la survaleur relative et, plus généralement, la
Gewalt propre au système de production capitaliste894. La
surexploitation du travailleur dans le mode de production
capitaliste se subdivise en plusieurs formes spécifiques dont
chacune se phénoménalise dans un forme de souffrance qui lui
                                                                                                                       
894
E. BALIBAR, article « Gewalt » : « Du côté de la « production de
survaleur absolue, nous avons donc l’allongement indéfini de la durée du
travail, le travail des femmes et surtout des enfants, qui conduit à diverses
formes d’esclavage moderne, la spéculation effrénée du capital sur les coûts
de nourriture, de logement et de santé des ouvriers. Du côté de la
« production de survaleur relative », nous avons l’intensification des rythmes
de travail et l’usure accélérée des « instruments humains », la division du
travail opposant capacités manuelles et intellectuelles, la discipline de
fabrique répressive, « l’attraction et la répulsion des travailleurs » dans la
révolution industrielle, c’est-à-dire le chômage forcé comme « régulateur »
contraignant de la valeur de la force de travail (nous soulignons). Dans tous
les cas, Marx tient à montrer que les diverses formes de surexploitation
dépendent d’une condition de Gewalt générale, inhérente au capitalisme,
qu’il appelle une « servitude » (Hörigkeit : MEW, 23, 648) collective de la
classe ouvrière à l’égard de la classe capitaliste, ne laissant au travailleur
juridiquement « libre » que la possibilité de se vendre lui-même aux
conditions fixées par le capital. Mais il veut aussi montrer que chacune
comporte des formes spécifiques de Gewalt, correspondant à toute une
phénoménologie de la souffrance (jusqu’à la limite de la « torture ») ».

624  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

correspond. Une lecture possible de L’Anti-Œdipe consisterait à


voir dans le chapitre I, consacré aux machines désirantes, une
description phénoménologique de la souffrance qui renvoie à la
violence propre au capitalisme, l’expérience schizophrénique
étant une des voies de phénoménalisation de cette violence. La
nature et l’ensemble du réel y sont vécus comme une industrie,
une production omniprésente, une omni-productivité harassante
ou encore une activité sur laquelle le sujet ne possède plus
aucune emprise puisqu’il n’en est que le rejet et le déchet, une
activité, donc, dont il ne tire son être qu’à la subir infiniment895.
Si le schizo en vient à représenter un processus de libération à
l’égard des codes sociaux, la liberté dont il jouit doit s’entendre
de manière négative, comme une épreuve douloureuse,
l’épreuve de la violence même : le schizo est libre dans l’exacte
mesure où Marx parle de « force de travail libre »896 . C’est
pourquoi le processus du désir, l’état dispersé du réel sur le
plan moléculaire où se meuvent les machines désirantes et la
station schizophrénique sont en soi invivables.
                                                                                                                       
895
C’est-à-dire une aliénation réelle, telle que la définit par exemple Marx
dans les Manuscrits de 44.
896
Deleuze et Guattari font plus que suggérer un parallèle (qui n’est pas un
« simple parallélisme ») entre la figure du schizo et celle du prolétaire dans
la thèse de la schizophrénique comme limite et surproduit du capitalisme : le
décodage des flux dans le capitalisme « tend de toutes ses forces à produire
le schizo comme le sujet des flux décodés sur le corps sans organes – plus
capitaliste que le capitaliste et plus prolétaire que le prolétaire » (AŒ, p. 41).

625  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

b. Survoler la mort

Le concept de « survol absolu » est formé par Raymond


Ruyer pour caractériser l’immanence de la conscience qui,
n’étant pas immanente à un sujet qui en serait le spectateur et
se tiendrait en retrait vis-à-vis d’elle comme de son champ
visuel, n’est immanente à rien d’autre qu’à elle-même, au sens
où Deleuze, dans une formule qui dégage l’épure conceptuelle
du plan de composition de sa philosophie, écrit dans son
dernier texte, à propos de l’immanence, « qu’elle est UNE VIE
et rien d’autre. Elle n’est pas immanence à la vie, mais
l’immanente qui n’est rien est en elle-même une vie »897. Ruyer
parle de « surface absolue » ou de « domaine de survol » pour
désigner cette pure immanence comme auto-survol absolu et
applique ces concepts à la conscience perceptive. Dans son
étude sur Ruyer, Fabrice Colonna résume ainsi la notion de
« survol absolu » :
Être absolu, c’est donc se survoler soi-même, et
par là se posséder soi-même, posséder sa forme
propre. La conscience se caractérise par une
authentique auto-affection : elle est rapport
originaire à elle-même sans dualité ni médiation.
[…] Le domaine absolu jouit véritablement de lui-

                                                                                                                       
897
G. Deleuze, « L’immanence : une vie… » in Philosophie, n° 47, Paris,
Minuit, septembre 1995, p. 4.

626  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

même, et Ruyer reprend aux philosophes anglo-


898
saxons le terme de « self-enjoyment ».

La sensation, la perception, la conscience ne se rapportent


plus à un sujet extérieur qui en serait le dépositaire ou
« l’habitant ». Ainsi, le champ visuel, coextensif à la subjectivité,
ne se distingue pas de celle-ci. De fait, dans les Éléments de
psycho-biologie, Ruyer critique le préjugé du « substantialisme
ponctualiste » attribué à Leibniz et « d’après lequel une forme
n’existerait que dans sa perception par les autres êtres » : selon
lui, la forme « n’a pas besoin d’exister par le détour de la
représentation d’un autre sujet la percevant, ni par le détour
d’une image d’elle-même qu’elle se présenterait à elle-même
comme un « perceptum » »899. Cette « forme en soi » définit,
pour le « psychisme primaire », par exemple celui d’une amibe,
d’un végétal ou d’un animal, le fait d’être une subjectivité déliée
d’un sujet qui en serait le titulaire. Ruyer propose de redéfinir la
subjectivité de façon radicale :
[…] ce psychisme primaire, nous le connaissons
déjà. C’est tout simplement la réalité même de la
forme vraie, dans sa subjectivité. Il n’y a pas à
postuler, à la manière de Cabanis, une « sensibilité
diffuse » qui serait une propriété de toute la
matière vivante. La subjectivité n’est pas une
propriété, c’est, pour l’être vivant, le fait même
d’être une forme en soi, c’est-à-dire l’unité
                                                                                                                       
898
F. Colonna, Ruyer, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 45.
899
R. Ruyer, Éléments de psycho-biologie, Paris, P.U.F., 1946, p. 9.

627  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

immédiate d’une multiplicité d’éléments


coordonnés. Ce qui, objectivement, nous apparaît
comme structure organisée, ce qui nous paraît
inférable comme système de liaisons spatio-
temporelles assurant l’unité d’un être, par
opposition à l’équilibre par liaisons de proche en
proche d’un amas ou d’une foule, est, en soi,
900
l’auto-possession de la forme par elle-même.

L’auto-possession, le « self-enjoyment » de la forme en soi


rend inutile un point de vue extérieur ; la surface absolue se
connaît elle-même sans s’observer et sa subjectivité est telle
que le « Je » reçoit une définition purement cinétique :
mouvement pur, « glissement » sur une surface se survolant
elle-même, mais mouvement indivisible. Par « Je », on
entendra seulement l’unité ubiquitaire de la multiplicité répartie
dans l’étendue coextensive à l’auto-survol de la forme en soi, et
non le principe ou le produit d’un système de liaisons. Ce
modèle de la conscience sans intentionnalité permet de penser
une réflexion immédiate, une spécularité immanente, comme le
suggèrent les expressions d’ « auto-survol » ou d’ « auto-
possession ». En d’autres termes, l’idée de domaine de survol
absolu libère la possibilité de construire une théorie de la
subjectivité naturelle, sans sujet déterminé selon des repérages
exclusifs les uns des autres. L’enjeu de l’usage deleuzo-
guattarien du concept de « survol absolu » est précisément de
                                                                                                                       
900
Ibid., p. 23-24.

628  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

produire un modèle de subjectivité capable de s’affirmer à


même la matière dans l’exacerbation de l’attraction que
thématise la seconde synthèse machinique (Numen) et qui rend
compte de l’invention, par le schizophrène comme
« généalogiste fou », de généalogies susceptibles de déjouer le
mode d’inscription œdipien des subjectivités :
On dirait que le schizo libère une matière
généalogique brute, illimitative, où il peut se
mettre, s’inscrire et se repérer dans tous les
embranchements à la fois, de tous les côtés. Il faut
sauter la généalogie œdipienne. Sous les relations
de proche en proche, il opère des survols absolus
de distances indivisibles. Le généalogiste fou
quadrille le corps sans organes d’un réseau
disjonctif. Aussi Dieu, qui ne désigne rien d’autre
que l’énergie d’enregistrement, peut-il être le plus
grand ennemi de l’inscription paranoïaque, mais
aussi le plus grand ami de l’inscription miraculante.
(…) Tout est sur le corps sans organes, et ce qui
est inscrit, et l’énergie qui inscrit. Sur le corps
inengendré, les distances indécomposables sont
nécessairement survolées, en même temps que
les termes disjoints, tous affirmés. Je suis la lettre
et la plume et le papier (c’est sur ce mode que
Nijinski tenait son journal) – oui, j’ai été mon père
901
et j’ai été mon fils.

Le concept de « survol absolu » est couplé, dans L’Anti-


Œdipe, à la notion de « nom propre » et s’articule à la théorie
de noms propres comme réalité intensive. Ce couplage
conceptuel permet à Deleuze et Guattari d’étendre le champ
                                                                                                                       
901
AŒ, p. 92-93.

629  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’application du concept de Ruyer. De nature trans-spatiale, le


survol ne concerne pas seulement la dimension horizontale de
la géographie ou de l’espace, mais inclut un parcours
transversal de l’Histoire et du champ culturel en général :
Aussi croirait-on que tout se mêle dans ces
devenirs, passages et migrations intenses, toute
cette dérive qui remonte et descend le temps –
pays, races, famille, appellations parentales,
appellations divines, appellations historiques,
géographiques et même faits divers. (Je sens que)
je deviens Dieu, je deviens femme, j’étais Jeanne
d’Arc et je suis Héliogabale, et le Grand Mongol,
un chinois, un peau rouge, un Templier, j’ai été
mon père et j’ai été mon fils. (…) Mais si tout se
mélange ainsi, c’est en intensité, il n’y a pas de
confusion des espaces et des formes puisque
ceux-ci sont précisément défaits, au profit d’un
902
nouvel ordre, l’ordre intense, intensif.

La dimension intensive du réel dont le schizophrène fait


l’épreuve a cessé de se déployer dans un ordre extensif : le
voyage intérieur – voyage sur place – effectué dans le
processus schizophrénique concerne bien une « réalité
effective » et ne saurait être opposé, à titre de simple rêverie,
fantasme ou donnée hallucinatoire, à un voyage extérieur. La
notion de « Voyage », que Deleuze et Guattari empruntent à
Ronald Laing dans La politique de l’expérience, et qui décrit
l’expérience intérieure et vécue du processus schizophrénique,

                                                                                                                       
902
AŒ, p. 101

630  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

peut ainsi être superposée à celle de parcours trans-


positionnel903. L’extériorité, de ce point de vue, n’est plus le
gage d’une réalité d’ordre supérieur. En effet :

                                                                                                                       
903
Cf. R. LAING, La politique de l’expérience, trad. Claude Elsen, Paris,
Stock, 1969 (1967). Deleuze et Guattari retirent du livre de Laing une triple
détermination de l’expérience schizophrénique comme Voyage initiatique
intérieur, comme percée (et non comme un simple effondrement
psychotique) et comme perte de l’ego. Ronald Laing écrit, à propos du
Voyage comme ébranlement radical des assises ontologiques du
psychotique : « La personne qui est entrée dans ce royaume intérieur (à
condition qu’on lui permette d’aller jusque là) se trouve précisément
embarquée ou entraînée (il est malaisé, à ce point, de distinguer clairement
ce qu’il y a d’actif et ce qu’il y a de passif dans ce processus) dans un
voyage. Celui-ci est ressenti comme une plongée intérieure, comme une
expédition au cœur et au-delà de l’expérience de toute l’humanité, de
l’homme primitif, d’Adam, peut-être même plus loin encore, au cœur de
l’universel animal, végétal et minéral. Au cours de ce voyage, on a de
nombreuses occasions de perdre sa route, par confusion, échec partiel,
voire naufrage final ; on y rencontre beaucoup de terreurs, de spectres, de
démons qui peuvent être ou n’être pas affrontés victorieusement. Nous ne
considérons pas comme une déviation pathologique le fait d’entreprendre
l’exploration de la jungle ou d’escalader l’Everest. Nous estimons que
Colomb avait toutes les raisons de se tromper en « interprétant » sa
découverte, lorsqu’il a débarqué dans le Nouveau Monde. Nous sommes
beaucoup plus décontenancés par les formes plus familières de plongée
dans l’infini de l’espace intérieur que nous ne le sommes par les voyages
dans l’espace extérieur. Nous avons de l’estime pour le voyageur,
l’explorateur, l’alpiniste, le cosmonaute. Or, il me semble beaucoup plus
sensé, beaucoup plus nécessaire, beaucoup plus urgent d’entreprendre
l’exploration de l’espace et du temps intérieurs de la conscience. Peut-être
est-ce là l’une des rares choses qui aient encore un sens dans notre
contexte historique. Nous sommes à ce point sans contact avec ce royaume
que beaucoup de gens affirment sérieusement qu’il n’existe pas. Il n’est pas
du tout étonnant que l’exploration de ce royaume perdu soit périlleuse »,
écrit Laing (op. cit., p. 87). Nous pouvons remarquer que 1°) Laing déplace
le partage du normal et du pathologique en inversant l’idée d’une
équivalence entre délire schizophrénique et perte de contact avec la réalité :

631  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

[…] la promenade de Lenz, la promenade de


Nijinsky, les promenades des créatures de Beckett
sont des réalités effectives, mais où le réel de la
matière a quitté toute extension, comme le voyage
intérieur a laissé toute forme et qualité, pour ne
plus faire briller au-dedans comme au-dehors que
des intensités pures accouplées, presque
insupportables, par lesquelles passe un sujet
904
nomade.

Le domaine parcouru par le schizophrène précède son


expression dans une étendue qualifiée et nous ramène à l’ordre
intensif qui trouve son expression philosophique adéquate dans
la théorie des essences chez Spinoza ou dans la notion des
singularités de la Mémoire ontologique bergsonienne. Chez
Ruyer, le trans-spatial rend compte d’un tel survol à caractère
mnémique comme saut dans une dimension in-extensive qui
condense le réel de la matière dans l’intensité en la
compliquant, et non plus en l’expliquant dans l’extension. Le
survol absolu d’une forme vraie, d’une forme en soi, ne signifie
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
au contraire, l’expérience intensive du voyage intérieur est découverte d’une
réalité d’autant plus dense qu’elle est ordinairement refermée en soi, retirée
dans l’espace-temps d’un monde pré-humain dont l’expérience est peuplée
de terreur, de violences et de clameurs anté-humaines. D’où l’idée que le
véritable explorateur est le schizo ; 2°) cette exploration intérieure est un
processus toujours menacé de subir une interruption prématurée qui
marquerait la fin du voyage et ferait retomber le schizophrène à l’état de
« loque » ; Laing conçoit l’aboutissement du processus de voyage comme
une « percée », et non comme un effondrement (Ibid., p. 93) ; 3°) dans ce
voyage, le sujet perd son ego, et trouve dans cette perte, qui ne correspond
pas à une mort physique, une nouvelle perspective sur la mort (Ibid., p. 103).
904
Ibid., p. 100.

632  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pas sa clôture sur soi et sa fermeture au monde dans lequel, en


tant que surface, elle s’inscrit. Comme le note Colonna, pour
Ruyer, « l’individualité apparaît toujours comme ouverte en tous
sens. Qu’est-ce qui fait la consistance d’un individu ? C’est
toujours un thème, à caractère mnémique, auquel participe
l’individualité, et qui s’empare d’elle »905. La « conscience
primaire » n’est pas close dans son mode d’individuation
propre, et il arrive qu’elle hésite entre plusieurs individuations
possibles. Ainsi, l’amibe Dictyostelium, possède tantôt un mode
d’individuation isolé et tantôt un mode d’individuation collectif :
L’exemple tout à fait impressionnant de cette
espèce vivante témoigne d’une existence
intermédiaire entre le mode unicellulaire et le mode
multicellulaire. Ce qui retient en effet l’attention
dans cet exemple, c’est l’hésitation pour chaque
individu amibe entre « être un individu » et « être
906
l’organe de cet individu.

S’il n’y a pas d’incompatibilité entre l’auto-possession de la


forme vraie et la possession par un thème mnémique, il peut en
revanche y avoir des hésitations entre plusieurs possessions
possibles. Saisir l’individu exige de prendre en considération
ces deux dimensions conjointement – auto-possession par
survol absolu de soi et possession par un thème de
développement –, ce à quoi s’opposent les schèmes
                                                                                                                       
905
F. Colonna, op. cit., p. 128-129.
906
Ibid., p. 130.

633  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

linguistiques et sociaux tels que les pronoms personnels ou les


noms propres. Ruyer propose ainsi une « atténuation des
pronoms personnels », impropres à nous permettre
d’appréhender la réalité des individus en tant qu’elle est
thématiquement reliée à « une mémoire organisatrice globale
qui est coextensive à la vie »907 et dont la mémoire
psychologique n’est qu’un cas particulier. Si Deleuze et Guattari
empruntent la distinction ruyerienne entre un mode
d’individuation par survol de soi et les schèmes intégrateurs
linguistiques et sociaux, ils proposent en revanche une théorie
des noms propres au service de la description de l’expérience
intensive de survol. C’est la théorie des noms propres qui
apparaît dans L’Anti-Œdipe et qu’approfondit le second chapitre
de Mille plateaux908 . Cette théorie des noms propres s’enracine
dans le problème de la dénomination des multiplicités :
[…] le nom propre ne peut être qu’un cas extrême
de nom commun, comprenant en lui-même sa
multiplicité déjà domestiquée et la rapportant à un
                                                                                                                       
907
F. Colonna, op. cit., p. 132.
908
La distinction du molaire et du moléculaire est conservée dans Mille
plateaux, mais refondée sur l’opposition entre les deux types de multiplicités
empruntée à Bergson, Meinong et Russell : « Des macro- et des micro-
multiplicités. D’une part des multiplicités extensives, divisbles et molaires ;
unifiables, totalisables, organisables ; conscientes ou préconscientes – et
d’autre part des multiplicités libidinales inconscientes, moléculaires,
intensives, constituées de particules qui ne se divisent pas sans changer de
nature, des distances qui ne varient pas sans entrer dans une autre
multiplicité […] » (MP, p. 46).

634  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

être ou objet posé comme unique. Ce qui est


compromis, tant du côté des mots que des choses,
c’est le rapport du nom propre comme intensité à
909
la multiplicité qu’il appréhende instantanément.

Ainsi, l’exemple clinique de l’Homme aux loups donne une


idée de ce qu’est un véritable nom propre, inséparable d’un
mode d’individuation où la « plus haute singularité » est acquise
« dans l’appréhension instantanée d’une multiplicité
générique » : les loups, la meute comme « multiplicité-loup »
qu’implique nécessairement tout « devenir-loup ».
L’appréhension instantanée d’une multiplicité dans un nom
propre résiste à la subsomption du multiple dans l’unité globale
d’un objet dont on invente l’unité. Le nom propre acquiert ainsi
une valeur a-signifiante et s’oppose à la fonction de
signifiant910. Le nom propre, tel que s’y rapporte le
schizophrène, est appréhension des phénomènes moléculaires,
auto-survol des aires ou des champs du corps sans organes,
appréhension de la vie sous sa forme « la plus primitive »911. Le
corps sans organes, inengendré, est ainsi le domaine primordial

                                                                                                                       
909
MP, p. 40.
910
Loc. cit.
911
AŒ, p. 100 : « Laing a entièrement raison de définir le processus schizo
comme un voyage initiatique, une expérience transcendantale de la perte de
l’Ego qui fait dire à un sujet : « j’étais en quelque sorte arrivé au présent à
partir de la forme la plus primitive de la vie » » .

635  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

où coexistent dans une dimension intensive tous les noms


propres ; il est une « mer de noms propres » :
Il est orphelin, comme il est anarchiste et athée. Il
n’est pas orphelin au sens où le nom du père
désignerait une absence, mais au sens où il se
produit lui-même partout où les noms de l’histoire
désignent des intensités présentes (« la mer des
912
noms propres »).

La troisième synthèse machinique de l’inconscient, synthèse


conjonctive de consommation, est articulée à l’idée
nietzschéenne d’éternel retour, déjà convoquée dans la
dernière des synthèses passives qu’aborde le deuxième
chapitre de Différence et répétition. Nous avons vu, en
examinant la notion deleuzo-guattarienne d’une expérience de
la mort, comment l’éternel retour se rapportait au cycle qui
conduit du modèle de la mort à l’expérience de la mort et vice
versa dans la relance continuelle du fonctionnement immanent
de l’inconscient machinique. Nous voyons à présent comment
cet éternel retour est, dans le fonctionnement réel de
l’inconscient, corrélatif de l’expérimentation menée par le
schizophrène au plus près de l’élément vital, du « cœur battant
de la réalité » ; il conjugue avec le voyage géo-historique
accompli dans le parcours de « distances indécomposables »
un « voyage initiatique intérieur selon les intensités
                                                                                                                       
912
Ibid., p. 371.

636  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

enveloppées ». Ces deux axes du Voyage ne sont en réalité


que les résultats de la modélisation double d’un même
processus en excès sur la représentation : ce n’est pas de
manière représentative que le corps sans organes enveloppe
l’histoire et les cultures. Ici, le modèle physique et dynamique
des champs de potentiels réduit les individuations historiques à
des incarnations provisoires et fortuites d’états intensifs
déterminés par des complexes de forces. L’histrionisme du
schizophrène n’est jamais une succession d’identifications
personnelles ou personnologiques, c’est-à-dire imaginaires ; il
renvoie avant tout à une identification des « races, des cultures
et des dieux » à des champs d’intensité sur le corps sans
organes :
La théorie des noms propres ne doit pas se
concevoir en termes de représentation, mais
renvoie à la classe des « effets » : ceux-ci ne sont
pas une simple dépendance des causes, mais le
remplissement d’un domaine […]. Il en est en
histoire comme en physique : un effet Jeanne
d’Arc, un effet Héliogabale – tous les noms de
913
l’histoire, et non pas le nom du père...

Ce point aura une incidence importante sur le remaniement


de la théorie du transfert dans la schizo-analyse. Dans Mille
plateaux, le dixième chapitre, consacré au devenir, met en
rapport la théorie du nom propre et d’autre part, celle de l’article
                                                                                                                       
913
Ibid., p. 103.

637  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

indéfini et de l’infinitif, qui ne désignent plus le sujet agissant


d’un temps défini mais un devenir impersonnel. Deleuze et
Guattari mobilisent deux aspects de la philosophie de Spinoza
en se référant à la fois au schème physique du rapport de
vitesse et de lenteur et à la théorie de la production des affects.
Le nom propre « marque une longitude et une latitude » et
désigne avant tout « quelque chose qui est de l’ordre de
l’événement.»914. Ce qui est pensé sous le nom propre
s’individue dans un agencement en dehors duquel ne subsiste
qu’une abstraction : « ce sont les militaires et les
météorologues qui ont le secret des noms propres, lorsqu’ils les
donnent à une opération stratégique, ou à un typhon »915 . Dans
la dépersonnalisation du schizophrène comme dans l’usage de
l’article indéfini « il » ou « on », l’énoncé n’est plus rapporté à
un sujet d’énonciation, mais à un agencement collectif, à une
« individuation par heccéité ». Le nom propre individue donc en
dépersonnalisant :
Pas d’amour qui ne soit exercice de
dépersonnalisation sur un corps sans organes à
former ; et c’est au point le plus haut de cette
dépersonnalisation que quelqu’un peut être
nommé, reçoit son nom ou son prénom, acquiert la
discernabilité la plus intense dans l’appréhension

                                                                                                                       
914
MP, p. 323.
915
Ibid., p. 323.

638  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

instantanée des multiples qui lui appartiennent et


916
auxquels il appartient.

Le délire histrionique remplit ou survole des champs de


potentiels par le jeu des identifications successives. Il en
découle une émotion matérielle qui détermine une euphorie du
schizophrène, « émoi d’une contemplation remplissante » ou
« self enjoyment ». La théorie de l’habitude, qui forme la
première synthèse du temps – synthèse du présent vivant –
dans Différence et répétition, esquissait déjà certains traits du
processus de subjectivation schizophrénique et de la
conceptualisation ruyerienne de la subjectivité qui la sous-tend.
L’influence de Ruyer se double de celle de Samuel Butler,
auquel revient d’avoir renversé la question classique de la
psychologie :
La psychologie tient pour acquis que le moi ne
peut pas se contempler lui-même. Mais ce n’est
pas la question. La question est de savoir si le moi
lui-même n’est pas une contemplation, s’il n’est
pas en lui-même une contemplation – et si l’on
peut apprendre, former un comportement et se
917
former soi-même autrement qu’en contemplant.

Le concept de contemplation déplace le problème


psychologique de la réflexion en identifiant le sujet à l’acte de
contempler. Dire du « moi » qu’il est en lui-même une
                                                                                                                       
916
Ibid., p. 49.
917
DR, p. 100.

639  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

contemplation, c’est l’identifier à un acte originaire : l’acte de


contracter, synthèse passive « qui constitue notre habitude de
vivre », c’est-à-dire notre existence même comme
dépassement et attente d’un dépassement du donné sous la
forme de l’attente « que cela continue ». La contraction est à la
fois « contraction de… », qui alterne nécessairement avec une
détente et une série continue « du type tic-tac… », mais elle
enveloppe aussi les deux termes de cette alternance et fait
fusionner cette répétition dans le rythme qui anime une âme
contemplative. Et c’est de ce point de vue que Deleuze écrit qu’
« il faut attribuer une âme au cœur, aux muscles, aux nerfs, aux
cellules, mais une âme contemplative dont tout le rôle est de
contracter l’habitude »918. Habitude que nous avons, mais aussi
habitude que nous sommes :
Nous sommes des contemplations, nous sommes
des imaginations, nous sommes des généralités,
nous sommes des prétentions, nous sommes des
satisfactions. […] Nous ne nous contemplons pas
nous-mêmes, mais nous n’existons qu’en
contemplant, c’est-à-dire en contractant ce dont
919
nous procédons.

Comme l’observait déjà Spinoza, dans l’expérience du


somnambulisme, le corps est précisément une telle habitude :
en tant qu’il est soumis aux lois de la Nature, il s’empare du
                                                                                                                       
918
Ibid., p. 101.
919
Loc. cit.

640  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pouvoir de se diriger qui, à l’état de veille, semble échoir à


l’âme920. Cette expérience est donc le lieu d’actions naturelles
dont on peut déduire une subjectivité naturelle. Hegel thématise
l’expérience du somnambulisme dans l’ « Anthropologie » qui
ouvre la Philosophie de l’Esprit, lorsqu’il dévoile la dimension
proprement pathologique de la vie au sein du sentiment :
La vie [au sein] du sentiment, en tant que forme,
état de l’homme conscient de soi, cultivé, présent à
soi, est une maladie dans laquelle l’individu se
rapporte de façon non médiatisée au contenu
concret de lui-même, et a sa conscience présente
à soi de lui-même et de la connexion du monde
établie par l’entendement, comme un état qui en
diffère, - somnambulisme magnétique et états
921
apparentés à lui.

Le somnambulisme magnétique ou magnétisme animal est


déterminé comme une maladie, une inadéquation entre
l’indifférenciation de la forme propre à la vie dans le sentiment
et la différenciation qu’exigerait « son existence en tant que
spiritualité étant chez soi ». Chacune des formes particulières

                                                                                                                       
920
Spinoza, Ethique, trad. C. Appuhn, Paris, Vrin, 1934, p. 249 : « J’ai déjà
montré qu’on ne sait pas ce que peut le corps ou ce qui peut se tirer de la
seule considération de sa nature propre et que, très souvent, l’expérience
oblige à le reconnaître, les seules lois de la Nature peuvent faire qu’on n’eût
jamais cru possible sans la direction de l’âme ; telles sont les actions des
somnambules pendant le sommeil, qui les étonne eux-mêmes quand ils sont
éveillés ».
921
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de
l’Esprit, traduction Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, p. 204-205.

641  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

des états vécus par « l’âme qui ressent » doit être appréhendée
de deux points de vue selon Hegel :
[…] dans cette sphère, il faut considérer les
configurations abstraites de l’âme une fois pour
elles-mêmes, une autre fois les considérer aussi
comme les états maladifs de l’esprit, pour cette
raison que ceux-ci ne peuvent être compris qu’à
922
partir seulement de celles-là.

La vie au sein du sentiment est pathologique en raison de son


immédiateté même. Elle est plus qu’une vie simplement
animale, car c’est la « conscience développée, parvenue à
maturité, cultivée, qui est retombée dans un tel état du
sentiment », et celle-ci a conservé le moment de son être-pour-
soi, « un intuitionner et savoir formel, mais qui ne progresse pas
jusqu’au jugement de la conscience moyennant lequel son
contenu est comme objectivité extérieure pour la conscience,
lorsqu’elle est en bonne santé et éveillée »923. Mais puisqu’à
cette vie font défaut la « personnalité de l’entendement et de la
volonté », un état de passivité, « tout comme celui de l’enfant
dans le sein maternel », la caractérise essentiellement. Hegel
inscrit la vision somnambulique dans le cadre de la relation
intersubjective dans laquelle deux individus – le malade et le
magnétiseur, par exemple – entrent dans une « connexion
                                                                                                                       
922
Ibid., p. 202.
923
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de
l’Esprit, op. cit., p. 207.

642  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

psychique » qui est une relation dissymétrique entre, d’une part,


le sujet malade ou le somnambule et, d’autre part, celui qui n’a
pas abdiqué l’exercice du jugement de la conscience formelle
de l’entendement. Tandis que celui-ci est un Soi effectif, celui-là
est :
[…] certes un être-pour-soi, mais un être-pour-soi
vide, pour lui-même non présent, non effectif ; c’est
pourquoi ce Soi formel a les contenus qui le
remplissent à même les sensations, les
représentations de l’autre, il voit, il sent les odeurs,
924
les goûts, il lit, il entend aussi dans l’autre.

L’identité substantielle entre les deux âmes, celle du malade


et celle de « son génie », place la première sous la dépendance
et sous la puissance de la seconde. Mais la distinction de
l’extérieur et l’intérieur perd toute pertinence pour l’âme qui
ressent. Son sentiment, abolissant les médiations intérieures,
emporte également dans l’indistinction la frontière de l’objectif
et du subjectif. Que l’être-pour-soi effectif lui soit extérieur et
ses représentations étrangères, qu’il ait son « génie », au sens
précis que Hegel attribue à ce terme dans « L’Anthropologie »,
dans l’autre, ne signifie pas, pour l’âme qui sent ou ressent, la
soumission à un génie autre que celui de sa propre
individualité :

                                                                                                                       
924
Ibid., p. 209.

643  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La totalité de l’individu, dans cette manière d’être


compacte, est différente du déploiement existant
de sa conscience, de la représentation du monde,
des intérêts, penchants, etc., développés, de cette
conscience. Face à celle-ci – à cette extériorité
réciproque médiatisée -, celle-là – cette forme
intensive de l’individualité – a été appelée le génie
(…). Cette individualité concentrée se manifeste
aussi dans cette manière d’être que l’on appelle le
925
cœur ou l’âme.

Or, comme le note François Roustang dans son introduction


au texte de Hegel sur le magnétisme animal, dans le
somnambulisme magnétique, le sentir de l’âme n’implique pas
une âme conçue comme substance première par rapport à son
sentiment et à laquelle on attribuerait après coup un sentir :
[…] c’est le contraire qui est exact : l’âme est une
modalité du sentir, c’est le sentir qui est le verbe et
l’âme qui est l’adverbe […], pas plus que l’âme du
monde n’était sujet, l’âme pour l’individu n’est une
forme ; elle est plutôt un réceptacle, un fond, un
puits, un creux pour tous les traits caractéristiques
926
de l’individu.

Nous trouvons confirmation de ces analyses dans Les


Cahiers de Nijinsky, que cite Deleuze, et qui sont sous-titrés
« Le sentiment ». Énumérant les caractères répertoriés dans le
tableau clinique de l’hystérie tel qu’il se forme au XIXème
siècle, Deleuze, après avoir rappelé « le caractère transitoire de
                                                                                                                       
925
Ibid., p. 204.
926
F. Roustang, “introduction” in Le magnétisme animal, Paris, P.U.F., 2005,
p. 22.

644  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

la détermination d’organe suivant les forces qui s’exercent »,


revient sur « l’action directe de ces forces sur le système
nerveux, comme si l’hystérique était un somnambule à l’état de
veille »927. La description de l’immédiateté de l’effet des forces
sur le système nerveux est remarquable en ce qu’elle inverse la
hiérarchie ordonnée au critère de la conscience qui gouverne le
rapport entre somnambulisme et vigilance : dans le cas de la
station hystérique, dont Deleuze affirme qu’elle se retrouve
dans toute psychose, c’est le somnambulisme qui permet de
dégager le type particulier de vigilance : tout se passe « comme
si l’hystérique était un somnambule à l’état de veille, un
« Vigilambule » »928. Les deux derniers caractères de la
« réalité hystérique du corps » enregistrés dans le tableau
clinique renvoient aux objets privilégiés auquel se rend attentif
le « vigilambule » : le corps senti « sous » l’organisation des
                                                                                                                       
927
FB-LS, p. 35.
928
Loc. cit. Sur l’origine d’un tel renversement de la veille et du sommeil pour
penser le type paradoxal de vigilance de l’hystérique, voir P. Sollier, Genèse
et nature de l’hystérie, tome I, Paris, Félix Alcan, 1897, p. 520 : « L’hystérie
est un trouble physique, fonctionnel, du cerveau, consistant dans un
engourdissement ou un sommeil localisé ou généralisé, passager ou
permanent, des centres cérébraux, et se traduisant par conséquent, suivant
les centres atteints, par des manifestations vaso-motrices et trophiques,
viscérales, sensorielles et sensitives, motrices et enfin psychiques, et,
suivant ses variations, son degré et sa durée, par des crises transitoires, des
stigmates permanents ou des accidents paroxystiques. Les hystériques
confirmés ne sont que des vigilambules, dont l’état de sommeil est plus ou
moins profond, plus ou moins étendu ».

645  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

organes, les « organes transitoires » sentis « sous les organes


fixes », à travers « un sentiment très spécial de l’intérieur du
corps ». Ce sentir immédiat se double d’un « voir » « dans des
phénomènes « d’autoscopie » interne ou externe » :
[…] ce n’est plus ma tête, mais je me sens dans
une tête, je vois et je me vois dans une tête ; ou
bien je ne me vois pas dans le miroir, mais je me
sens dans le corps que je vois et je me vois dans
929
ce corps nu quand je suis habillé… etc.

Le « Je sens » dans lequel s’exprime l’expérience de la


subjectivité schizophrénique renvoie à un sentir qui trouve son
modèle dans ces phénomènes d’autoscopie. Paul Sollier, que
cite Deleuze dans Francis Bacon. Logique de la sensation,
invente le terme « vigilambule » pour désigner l’expérience
vécue par certains patients atteints d’hystérie et capables, sous
hypnose, de former des « représentations viscérales », c’est-à-
dire d’accéder à une vision des organes internes, de leur
conformation930.

                                                                                                                       
929
Loc. cit.
930
P. Sollier, Les phénomènes d’autoscopie. L’hallucination de soi-même,
Paris, L’Harmattan, 2006 (Première édition, Félix Alcan, 1903), p. 4-5 :
« Plus rares, plus nouveaux, et par cela même plus contestés, et même niés
par certains, sont les cas dans lesquels il y a représentation de tout ou partie
de notre personne intérieure, où le sujet aperçoit nettement au-dedans de lui
certains de ses organes dans leur forme, leur situation, leur structure et leur
fonctionnement ». Le cerveau lui-même se comporte comme les autres
viscères et ne s’excepte pas du domaine de l’exploration autoscopique.
Cette aptitude des patients étudiés par Sollier capables d’accéder à une

646  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Ce pouvoir de voir ainsi en nous-mêmes n’est pas


un fait absolument nouveau. À l’état physiologique
il se produit quelques fois pendant l’inconscience
du sommeil, sous la forme de ce qu’on a appelé
les rêves prémonitoires. Le sujet se voit atteint
d’un mal local, dont à l’état de veille il n’existe
encore aucune manifestation, et qui n’éclate que
931
plus tard.

Freud mentionne précisément, dans le Complément


métapsychologique à la doctrine du rêve, l’existence d’une
capacité « diagnostique » du rêve, qu’il explique par le retrait et
le reflux des investissements psychiques du monde extérieur
vers le moi propre qui libère la possibilité d’une attention portée
à des modifications corporelles impossibles à déceler à l’état de
veille932. Les sensations corporelles sur lesquelles se focalisent
les rêves se trouvent agrandies et cet agrandissement, précise
Freud, « est de nature hypocondriaque ». Sous la station
hystérique du « vigilambule » se rendant attentif à l’organisation
intérieure de son corps, c’est la station hypocondriaque qui se

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
« conscience d’organe » n’est que « le degré le plus intense » de
phénomènes déjà constatés par l’auteur dans ses recherches sur la genèse
et la nature de l’hystérie.
931
P. Sollier, op. cit., p. 46.
932
Freud, op. cit., p. 90 : « Tout aussi compréhensible devient également la
capacité « diagnostique » - généralement reconnue et tenue pour
énigmatique – du rêve, dans lequel des souffrances corporelles débutantes
sont souvent ressenties plus tôt et plus nettement que dans la veille, et dans
lequel toutes les sensations corporelles, qui précisément sont actuelles,
surviennent agrandies jusqu’au gigantesque. Cet agrandissement est de
nature hypocondriaque […] ».

647  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

manifeste, cette station où le corps sans organes se constitue


dans sa plasticité métamorphique synonyme de puissance
vitale d’affirmation. Tous les phénomènes de corps sans
organes se rapportent à une telle station : le survol de la
subjectivité schizophrénique instancié par les expériences de
l’hypnose, du somnambulisme et de l’autoscopie interne
confirme la nécessité de penser le corps sans organes à partir
du schème de l’hypocondrie. Que la nature hallucinatoire des
phénomènes d’autoscopie interne soit vraisemblable, même si
Sollier le conteste, importe peu ; il s’agit surtout ici d’insister sur
le fait que ce type d’expérience informe la manière dont
Deleuze conçoit l’hystérie en relation avec la notion de corps
sans organes dans son étude sur Francis Bacon et qu’il
convient avec le concept de « survol absolu » élaboré par
Ruyer933 . La subjectivité à l’œuvre dans ces expériences
                                                                                                                       
933
Ni hallucination, ni représentation déterminée, les phénomènes
d’autoscopie relèveraient de l’ordre de la sensation cénesthésique. (P.
Sollier, op. cit.., p. 6.) Pourtant, certains récits de patients rapportés par
Sollier évoquent clairement un contenu hallucinatoire. Ainsi, p. 61 : « Elle a
donc jusqu’à présent senti d’abord son cœur, ses vaisseaux, les artères,
puis les veines ; enfin elle a senti les battements cardiaques, un liquide, puis
les pulsations artérielles ; mais tout n’est pas fini et elle me dit : « Regardez
dans mes tuyaux, il y a deux choses qui se promènent. – Comment deux
choses, que voulez-vous dire ? – Oui, j’en suis sûre, je les vois bien : il y a
d’abord un liquide tout blanc, et dans ce liquide il y a une quantité
considérable de très petites machines rouges, presque rondes, mais pas
tout à fait : c’est plat et les petites choses rouges nagent dans le liquide
blanc ! (textuel) et tout cela me fait vivre. Je suis bien maintenant, je vis

648  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’autoscopies prend, en effet, la forme d’une


« autosubjectivité », telle que la pense Ruyer. Le « je » qui
mène l’exploration autoscopique coïncide de manière
ubiquitaire avec l’étendue de l’organe senti :
Relativement à la multiplicité des détails dans la
sensation, « je » - l’indéfinissable « je » - apparaît
comme l’unité, comme une unité douée d’ubiquité.
Par là encore, la sensation et la subjectivité en
général échappent aux lois ordinaires de la
physique. On a dit que l’essentiel de la théorie de
la relativité (restreinte) revenait à s’aviser que l’on
ne peut être à deux endroits à la fois. En ce sens,
l’étendue absolue, subjective, échappe à la
juridiction de la théorie de la relativité. « Je » suis à
tous les endroits à la fois de mon champ visuel. Il
n’y a pas de propagation de proche en proche, de
vitesse limite, pour un tel domaine. Si je regarde
deux horloges d’un seul coup d’œil, quoi que
distinctes, elles ne font qu’un. Il n’y a pas d’
« ailleurs absolu » dans un domaine subjectif,
puisqu’il n’y a pas d’altérité absolue dans les
détails les uns pour les autres. […] La notion de
survol absolu, de survol non dimensionnel, est la
clé, non seulement du problème de la conscience,
934
mais du problème de la vie.

Il faut toutefois, avant de revenir à l’usage proprement


deleuzien du concept de survol, retenir l’objection majeure à la
subjectivité ruyérienne formulée par Renaud Barbaras dans son
article « Vie et extériorité ». Barbaras reconstitue les principes

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
réellement : c’est comme si j’avais de la vie qui circule en moi. » Elle avait
donc vu en elle le sang blanc et les globules rouges ».
934
R. RUYER, op. cit., p. 112.

649  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de la philosophie de Ruyer, dont l’enjeu nodal est de « retrouver


les traits phénoménologiques de la conscience proprement dite
à partir de sa détermination comme auto-survol »935 . Il s’agit
donc pour Ruyer de cerner la subjectivité sans sujet du champ
de conscience à travers l’exemple privilégié du champ visuel :
Ce champ est bien caractérisé par l’extériorité de
ses parties, qui se trouvent chacune à sa place,
mais il n’existe pas pour autant un centre de
perspective devant lequel les parties se
donneraient ensemble en dépit de leur extériorité,
comme les lois de la géométrie l’exigeraient
pourtant. […] le propre du champ visuel est qu’il se
possède, se saisit lui-même sans troisième
dimension, il se survole sans distance, il est
présent à lui-même sans que sa présence implique
un point extérieur à sa surface. En d’autres termes,
le champ visuel a ceci de propre qu’il est sa propre
conscience, qu’il se sent donc lui-même en étant
présent à lui-même en toutes ses parties : son se-
sentir se confond avec son être senti ; il est
l’identité d’un avoir et d’un être. Les domaines de
survol sont des « surfaces absolues » au sens où
elles ne sont relatives qu’à elles-mêmes et non à
un sujet distinct d’elles, où elles sont leur propre
936
apparaître.

La contradiction que pointe alors Barbaras nous semble être


une objection imparable à la théorie de Ruyer : « On ne voit pas
comment une conscience caractérisée par l’immanence de
l’autosubjectivité peut véritablement être étendue et tout autant
                                                                                                                       
935
R. BARBARAS, « Vie et extériorité. Le problème de la perception chez
Ruyer » in Les études philosophiques, Paris, P.U.F., janvier 2007, p. 29.
936
op. cit., p. 21-22.

650  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

se rassembler et se posséder à la manière d’une


conscience »937. L’articulation de la conscience et de l’étendue
comme co-appartenance de l’une et de l’autre apparaît
problématique car même « si elle se spatialise, l’immanence de
l’autosurvol interdit le rapport à l’extériorité : la conscience se
fait étendue, c’est-à-dire vie, mais elle ne peut se rapporter à ce
qui est réellement à distance d’elle »938. Bien conscient de cette
difficulté, Ruyer opte pour la stratégie suivante : « Puisqu’il est
impossible de penser un véritable rapport du domaine de survol
à l’extériorité, la solution va consister à dissoudre pour ainsi dire
le perçu dans la seule extériorité avec laquelle le domaine soit
en rapport, à savoir le thème trans-spatial ou essence […] »939.
Ainsi, d’une part, « le dépassement de la conscience au profit
de la vie repose lui-même sur un dépassement de la vie
proprement dite au profit d’un mode d’être ultime qui est celui
des êtres primaires, c’est-à-dire auto-unifiés (atomes, molécule,
cellule, tissu, organe, organisme, etc.) » et, d’autre part,
l’impossible communication entre les domaines de survol ou
surfaces absolues qui trouvent leur prototype dans ces être
auto-unifiés les replie sur-elles-mêmes et sur une dimension

                                                                                                                       
937
Ibid., p. 35.
938
Ibid., p. 32.
939
Ibid., p. 33.

651  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

trans-spatiale, celle des thèmes mnémiques. Barbaras peut


conclure que :
La philosophie de Ruyer n’est donc pas tant une
philosophie de la vie qu’une métaphysique de la
monade débouchant sur un monisme de la
subjectivité, dès lors qu’il n’y a d’unité qu’auto-
survolée, c’est-à-dire subjective. C’est précisément
en raison de cette approche de la conscience et de
la vie à partir de la question de l’unité et de
l’individualité que Ruyer est conduit à caractériser
la conscience comme cela qui, se possédant soi-
même, ne peut s’ouvrir d’aucune façon à un
940
autre.

La subjectivité du schizo parcourant en son délire ou Voyage


l’espace intensif, coextensif à la surface glissante et non
spécifiée du corps sans organes, est bien un tel « survol sans
survol ». Dès lors, la critique de Barbaras à l’encontre de Ruyer
semble pouvoir, mutatis mutandis, s’exercer sur la construction
conceptuelle deleuzo-guattarienne. L’emprunt du concept de
sujet trans-positionnel à Ruyer n’indique-t-il pas, en effet, que
Deleuze et Guattari font une métaphysique de la monade
dans L’Anti-Œdipe ? La conception du réel impliquée par la
prise en compte schizo-analytique de l’expérience du
« voyage » ne reconduit-elle pas à une théorie monadologique
de la subjectivité?

                                                                                                                       
940
Ibid., p. 37.

652  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

C. « Vivre dans la nuit ou presque » : de


l’étourdissement à la vie lumineuse

Il nous semble que la reconfiguration du réel dans


l’expérience du survol schizophrénique, qui est aussi une
expérience de la mort, implique un mode d’être
monadologique : les perceptions inépuisablement fécondes où
se démultiplient les points de vue dans l’expérience du mourir
renvoient à l’expérience inconsciente que mènent les intensités,
elles-mêmes étant « le plus proche de la matière dont elles
investissent en soi le degré zéro »941. L’émotion intensive a
donc pour corrélat une forme de perception singulière que
Deleuze analyse dans son ouvrage consacré à Leibniz : la
pensée leibnizienne correspond en effet à l’élaboration de la
réponse à une crise dans l’histoire de la pensée moderne,
réponse qui prend la forme d’une station psychotique de la
pensée où se joue à la fois une tentative de définition du réel,
affranchie de la référence à un objet, et la promotion d’une
subjectivité libérée de toute détermination commandée par la
mise en présence d’une altérité. Le chapitre VII du Pli admet
pour foyer central la proposition suivante : « Toute perception

                                                                                                                       
941
AŒ, p. 395.

653  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

est hallucinatoire, parce que la perception n’a pas d’objet »942.


La thèse générale de Leibniz peut se résumer ainsi : nous
avons un département, une zone d’expression claire et
distinguée (remarquable), parce que nous avons des
singularités primitives qui nous constituent en monades uniques
définies par une succession d’événements idéaux virtuels943.
C’est le point de départ de la déduction de notre corps : de
l’existence d’une zone de lumière, claire et distinguée découle
la nécessité d’avoir un corps concerné par ce que nous
exprimons clairement. Tel est le premier moment de la
déduction. L’exemple canonique est celui de César compris
comme monade spirituelle qui implique l’événement de franchir
le Rubicon. Cet événement exige que le corps de César puisse
entrer en contact avec ce fluide et le percevoir. Mais le perçu
n’est pas un objet donné, extérieur au sujet, c’est-à-dire le
résultat d’une affection par quelque chose d’extérieur ; il est un
« être d’imagination » doté d’une double structure944. Des
rapports différentiels de détermination réciproque entre les
micro-perceptions engendrent des macro-perceptions. Toute
perception procède donc d’une collection de petites perceptions

                                                                                                                       
942
Pli, p. 125.
943
Ibid., p. 132.
944
Ibid., p. 126.

654  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dépourvues d’unité mentale et que Leibniz rapporte à un état d’


« étourdissement ». Le perçu ressemble à un objet qui nous
affecte et nous contraint à convoquer l’image mentale de celui-
ci. Ainsi, dans l’exemple de la douleur due à une piqûre
d’épingle : « J’éprouve une douleur : cette douleur ressemble
au mouvement d’un quelque chose de pointu qui nous fouillerait
la chair, en cercles centrifuges ».
[…] la douleur ne représente pas l’épingle, ni son
mouvement de translation « tel que celui d’une
roue de carrosse », mais les mille petits
mouvements ou battements qui irradient dans la
chair ; « la douleur ne ressemble pas aux
mouvements d’une épingle, mais elle peut
ressembler fort bien aux mouvements que cette
épingle cause dans notre corps, et représenter ces
945
mouvements dans l’âme.

L’objet conçu est le résultat d’une projection de la douleur sur


le plan de la matière vibratoire et renvoie à un mécanisme
métaphysique et cosmologique lié à l’inclusion du monde dans
la monade. La perception n’est pas la réaction à une excitation
externe mais la marque d’une activité interne, d’un dynamisme.
Percevoir revint à faire « comme si » l’objet affectant, le
ressemblé de la sensation d’affection, existait vraiment hors de
nous. D’où une déréalisation de la dimension objective du réel
et une ré-centration de la perception à l’intérieur de la vie

                                                                                                                       
945
Ibid., p. 127.

655  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

mentale : « Tandis qu’en vérité la monade tire de soi tout le


perçu, je fais comme si les corps qui agissent sur le sien
agissaient sur elle et causaient ses perceptions »946 . Le réel
« objectif » n’est pas reconstitué à l’intérieur de la monade en
fonction d’une ressemblance avec un état de choses objectif qui
existerait préalablement à l’extérieur, mais provient du propre
fond de la monade. Comme le note Juliette Simont,
commentant Le Pli :
Certes on peut décider de nommer « objet » ce qui
est sélectionné par calcul différentiel, on peut
choisir de dire que le mécanisme psychique et le
mécanisme physique se ressemblent. Mais c’est
alors « par convention et en redoublant la fiction ».
C’est-à-dire en sachant que l’ « objectivité » n’est
pas un cadre préalable d’appréhension, mais un
niveau supplémentaire de filtration surimposé aux
perceptions ; que la ressemblance n’est pas régie
par la similitude réelle des termes qui lui
préexistent, mais est elle-même l’invention d’un
modèle qui ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-
947
même […]

La construction de la réalité perçue dont rend compte le calcul


différentiel fait appel au schème d’une filtration progressive
chez Leibniz. Michel Serres résume la thèse leibnizienne en
montrant que, contrairement à l’idéal cartésien d’une clarté
sans mélange, l’idéal de Leibniz est « la distinction progressive

                                                                                                                       
946
Ibid., p. 132.
947
J. SIMONT, op. cit., p. 202.

656  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sur fond d’obscurité et de confusion », distinction où « le distinct


se détache lentement de l’indistinct » à l’aide de filtres
successifs : les conditions d’émergence de la connaissance et
du vrai se développent sur « un fond enveloppé » et « utilisent
filtre sur filtre ; le second plus fin que le premier, le troisième
que le second, et ainsi de suite »948. D’où, dans la gnoséologie
leibnizienne, une distribution des degrés de clarté et d’obscurité
sur une échelle de graduation949. Ainsi, « la série de filtres
posés sur l’obscurité initiale a pour but de décomposer, de
« décombiner » le mélange originaire : nous sommes en
présence d’un processus analytique, inverse du processus
combinatoire », poursuit Serres950. La perception de la réalité
objective est donc obtenue par une analyse qui développe ce
qui est enveloppé. Dans la genèse perceptive du sensible, l’état
le plus enveloppé, limite interne de la perception correspond à
un état insensible ou état intensif = 0, tandis que la perception
effective d’un donné différencié renvoie à un état = 1. La
perception ne peut donc pas être conçue comme une simple

                                                                                                                       
948
M. SERRES, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques,
Paris, P.U.F., p. 119-120.
949
Cf. Y. BELAVAL, Leibniz critique de Descartes, Paris, Gallimard, 1960, p.
166.
950
M. SERRES, op. cit., p. 122-123.

657  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

addition ou totalisation de parties, mêmes infimes, extérieures


les unes aux autres :
La rupture asymétrique qui sépare le 1 du 0 n’a
pas seulement pour implication l’inconciliation des
facultés entre elles, mais aussi le caractère
nécessairement fictif de leur exercice. Qu’est-ce
qui, dans le 1/0, pourrait être dit objectif ? Le 0 de
la sensation, cet insensible des petites
perceptions, cette rumeur, cet étourdissement, ces
tourbillons de l’infiniment petit, cette poussière du
monde, n’est pas à comprendre comme d’infimes
parties « réelles » dont l’addition ou la totalisation
progressive constituerait le 1 de la réalité
objectivement perçue : il est la limite idéale,
réquisit génétique, point métaphysique. Et le 1, la
plénitude perçue, ne peut être dit plus objectif que
le 0. Surgi par bifurcation d’avec le 0, il résulte de
l’automatisme strictement psychique du calcul
différentiel, qui tire au clair le fond obscur-
imperceptible, qui le filtre, qui distingue le
remarquable de l’ordinaire, qui sélectionne les
traits pertinents d’où surgiront les déterminations
951
dites réelles.

Ce passage du 0 au 1 par une intégration des différentielles


implique une hétérogénéité entre plusieurs niveaux de
dispersion, plusieurs seuils ou paliers. Juliette Simont en
conclut que le modèle baroque leibnizien des deux étages de la
maison baroque est identique au modèle des deux régions du

                                                                                                                       
951
J. SIMONT, op. cit., p. 201.

658  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

réel, « l’une moléculaire et l’autre molaire, l’une micropsychique,


l’autre, statistique et grégaire » dans L’Anti-Œdipe952 :
Que les différentielles soient ce à quoi elles ne
ressemblent pas, ce n’est une contradiction que si
l’être continue à être compris sous le modèle du
semblable. Ce cesse d’en être une si l’être n’est
que différence. Pourquoi, dans cette perspective,
peut-on dire que les différentielles sont les
éléments derniers de la nature ? [Parce que] la
manière dont le perçu n’est pas l’être implique qu’il
y ait été immergé pour en différer ; on ne « tire au
clair » que si l’on est dans l’obscur ». Dans Le Pli,
cette hétérogénéité de niveaux communicants
apparaît sous les espèces des « deux étages de la
maison baroque », corps et âme ; […] dans L’Anti-
953
Œdipe, du moléculaire et du molaire.

Il s’ensuit que la perception hallucinatoire n’est pas un cas


particulier, mais la règle générale à laquelle s’ordonne toute
perception. Si bien que la théorie de l’hallucination, du voyage
intérieur ou du délire comme voie d’accès privilégiée à un ordre
de réalité plus intense est fondée puisque le prestige de
l’extériorité s’effondre. Telle est la thèse d’une perception dans
les plis que développe Deleuze à l’occasion de son étude sur
Leibniz :
Toujours je déplie entre deux plis, et si percevoir
c’est déplier, je perçois toujours dans les plis.
Toute perception est hallucinatoire, parce que la
perception n’a pas d’objet. La grande perception
n’a pas d’objet, et ne renvoie même pas à un
                                                                                                                       
952
AŒ, p. 336.
953
J. SIMONT, op. cit., p. 204.

659  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

mécanisme physique d’excitation qui l’expliquerait


du dehors : elle renvoie seulement au mécanisme
exclusivement psychique des rapports différentiels
entre les petites perceptions qui la composent
dans la monade. Et les petites perceptions n’ont
pas d’objet, et ne renvoient à rien de physique :
elle renvoie seulement au mécanisme
métaphysique et cosmologique d’après lequel le
monde n’existe pas hors des monades qui
l’expriment, est donc nécessairement plié dans les
monades, les petites perceptions étant ces petits
plis comme représentants du monde (et non
représentations d’objet). L’idée de perception
hallucinatoire a certainement subie une lente
dégradation dans la psychologie ; mais c’est parce
qu’elle oublia les conditions proprement
leibniziennes, c’est-à-dire le double circuit,
microscopique et macroscopique, l’être-pour le
monde des petites perceptions, les rapports
différentiels pour les grandes
perceptions. L’hallucination est toujours double, un
peu comme Clérambault distingue dans les états
chloraliques des « hallucinations de petite
surface », et « de grande surface ». Que nous
percevions toujours dans les plis signifie que nous
saisissions des figures sans objet, mais à travers
la poussière sans objet qu’elles soulèvent elles-
mêmes au fond, et qui retombe pour les laisser
voir un moment. Je vois le pli des choses à travers
la poussière qu’elles font monter, et dont j’écarte
954
les plis.

Mais si l’hallucination est ce dont toute perception se soutient,


en quoi la perception hallucinatoire du délirant se distingue-t-
elle de la perception du sujet normal ? Précisément par son
incursion dans l’étage du bas, dans les replis de la matière,
                                                                                                                       
954
Pli, p. 124-125.

660  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans la région du moléculaire, monde caverneux des corps ou


fond de la monade que Deleuze décrit comme « un état de
mort » ou « d’étourdissement » :
[…] le monde n’existant pas hors des monades,
ce sont de petites perceptions sans objet, des
micro-perceptions hallucinatoires. Le monde
n’existe que dans ses représentants tels qu’ils sont
inclus dans chaque monade. C’est un clapotement,
une rumeur, un brouillard, une danse de
poussières. C’est un état de mort ou de catalepsie,
de sommeil ou d’endormissement,
955
d’évanouissement, d’étourdissement.

Le processus schizophrénique comme voyage ou survol


absolu de domaines moléculaires est une expérience de la mort
au sens où Leibniz dit des monades dépourvues de la zone de
lumière où affleurent des macroperceptions qu’elles sont des
« monades nues » :
À la limite, on peut concevoir « des monades
toutes nues » qui n’auraient presque pas cette
zone de lumière : elles vivraient dans la nuit ou
presque, dans le vertige et l’étourdissement des
petites perceptions obscures. Aucun mécanisme
différentiel de détermination réciproque ne
viendrait sélectionner certaines de ces petites
perceptions pour en tirer une perception claire.
Elles n’auraient rien de remarquable. Mais un tel
état-limite ne se présente que dans la mort, et
956
partout ailleurs n’est qu’une abstraction.

                                                                                                                       
955
Ibid., p. 115.
956
Ibid., p. 122.

661  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Le schizo deleuzo-guattarien, dans son errance sur le circuit


d’auto-production de l’inconscient, dans son oscillation entre
expérience de la mort et retour de cette expérience au modèle
de la mort puis réinjection du modèle dans l’expérience, est une
telle monade nue, qui vit dans sa nuit et perd le sens même de
la distinction entre jour et nuit tant s’entrelacent et se mélangent
les déterminations spatio-temporelles et affectives de son
expérience957. Le voyage dont parle Laing est donc immersion
dans le fond obscur de la monade. C’est dans ce fond obscur
des régions moléculaires que l’on atteint « l’autre scène ».
Deleuze cite ainsi Fechner, qui inspire à Freud cette expression
et dont les écrits déterminent aussi ce dernier à adopter
l’hypothèse de la pulsion de mort, selon Raband958 :
D’où la possibilité d’une classification même
sommaire des monades, en fonction de leurs

                                                                                                                       
957
Ce qu’illustre, par exemple, la déambulation de trois jours fondus en une
seule et même dérive que relate Jacques Besse dans La grande Pâque ;
dérive dans un Paris devenu labyrinthe et réorganisé selon des distances
indécomposables (La grande Pâque, Paris, La chambre d’échos, 1999).
958
L’expression de « l’autre scène du rêve » est empruntée à la
Psychophysique de Fechner ; et « le principe de la tendance à la stabilité,
exposé dans les Einige Ideen zur Schöpfungs-und
Entwicklungsgeschichtichte der Organismen, dont Freud introduit la
référence en tête de Au-delà du principe de plaisir, référence réitérée dans
Le Moi et le ça et dans Le problème économique du masochisme » indique
aussi la dette de Freud à l’égard de Fechner, affirme Claude Rabant dans sa
Préface au livre de Fechner, Le petit livre de la vie après la mort (1836) in
Les inédits et les introuvables de Patio. Psychanalyse, n° 8, Ed. de l’Éclat,
1987.

662  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

caractères perceptifs : les monades presque nues,


les monades mémorantes, et les réflexives ou
raisonnables. Fechner, un autre des plus grands
disciples de Leibniz, le fondateur d’une
psychophysique inséparable des mécanismes
spirituels de l’âme monadique, ne cessera de
développer la classification, du vertige ou de
l’étourdissement à la vie lumineuse. Il y verra les
trois âges de l’homme, avec toutes les possibilités
de régression et de damnation par lesquelles
Fechner passe lui-même, monade réduite à sa
chambre noire ou à son sombre fond, livrée au
grouillement digestif des petites perceptions, mais
aussi à la puissance d’une résurrection, d’une
959
remontée à la lumière intense, expansive.

La grande crise psychotique de Fechner, de 1840 à 1843


donne lieu à un récit qui fait apparaître la division de son être
en deux instances antagonistes960. Dans Le petit livre de la vie
après la mort, écrit en 1936, Fechner anticipe son effondrement
(ou sa percée ?) en produisant la théorie des âges de l’Homme

                                                                                                                       
959
Pli, p. 123.
960
Fechner, Le petit livre de la vie après la mort (1836), Préface, op. cit., p.
21 : « Je ne pouvais plus mettre de terme volontaire au cours de mes
pensées, sans cesse et en toute circonstance, il revenait aux mêmes objets,
et ni les promenades, ni la société, ni aucun autre genre de distraction ne
me procurait de repos. […] Mon intérieur se divisait pour ainsi dire en deux
parts, mon moi et les pensées. Toutes deux se combattaient mutuellement ;
les pensées cherchaient à dominer mon moi et à prendre un cours
autonome, destructeur de sa liberté et de sa santé, et mon moi bandait
toutes la force de sa volonté pour se rendre maître à nouveau des pensées,
et, dès qu’une pensée voulait s’établir et se prolonger, pour la bannir et en
amener une autre très éloignée. Mon activité intellectuelle consistait donc,
non à penser, mais à bannir et dompter constamment des pensées ».

663  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

à laquelle fait ici référence Deleuze, qui y voit un avatar de la


conception leibnizienne du monde :
D’abord l’homme vit solitaire dans l’obscurité ;
ensuite, il vit en société mais isolé, à côté des
autres et parmi eux, sous un jour qui ne lui réfléchit
que la surface des choses ; enfin, sa vie, tissue de
celle d’autres esprits, accède à une forme
supérieure au cœur de l’Esprit suprême, d’où il
contemple l’Essence des choses finies. […]
L’homme pense qu’il n’est là que pour lui… Il est là
aussi pour lui, mais en même temps son corps et
sont esprit ne sont qu’une demeure où des esprits
étrangers, supérieurs, pénètrent, s’entremêlent et
se déploient… L’esprit de l’homme est
inextricablement à la fois sa propriété et la
961
propriété de ces esprits supérieurs.

L’esprit humain subit les effets d’une substance qui traverse


l’homme, substance qui est en réalité la mort, le flux des morts
dont sont imbibés les vivants. Rabant, qui diagnostique chez
Fechner une « pathologie vécue de la différence interne au
cœur de l’identique », résume la reconfiguration délirante de la
réalité que le disciple de Leibniz accomplit :
Nous sommes plongés dans une texture infinie et
obscure, mycéliale et bruissante, pensant,
agissant mais de mille mots, pensées ou traîtrises
qui se croisent, se lient ou se combattent. Cette
substance, qui se prolonge bien avant et bien
après dans le temps, traverse la vie individuelle et
tend à la fracturer et à la disséminer. Cette
substance, c’est la mort, ou plutôt les morts
habitant la vie, et la mettant à mal, la dominant de

                                                                                                                       
961
Ibid., p. 27.

664  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

tout leur inconnu. « Ce sont des passages d’esprits


qui pensent en lui (l’homme), qui agissent en lui à
partir d’un autre centre que son propre centre. »
L’esprit individuel devient alors le théâtre
impuissant et ravagé de ces passages, s’il ne
parvient pas à sauvegarder sa propriété originaire :
962
sa raison et son libre-arbitre.

La vie est donc une mort vivante ; elle est essentiellement


habitée par la mort, par les esprits des morts qui décentrent le
cours des pensées du sujet. La « vie après la mort » transporte
le sujet sur une autre scène, dans un théâtre plus vaste, plus
lumineux : « Mais la mort n’est qu’une seconde naissance vers
un être plus libre où l’esprit, à l’étroit dans son écorce, la fait
éclater, l’abandonne et la laisse pourrir, comme le fait l’enfant
lors de sa première naissance »963 . La classification de
Fechner, qui reprend la classification des monades de Leibniz,
est aussi l’expression du point de vue de la monade nue, de
cette monade perdue dans la nuit. La reconstruction délirante
de la réalité par Fechner, en fonction de l’hypothèse de la mort
                                                                                                                       
962
Ibid., p. 11.
963
Loc. cit. : « La mort n’établit aucune distinction entre les deux vies, si ce
n’est quand elle troque le théâtre restreint de la migration [de l’âme] pour un
théâtre plus vaste. Et la lumière de la conscience ne sera pas plus dans la
vie future que dans cette vie-ci omniprésente, quand elle peut éclairer et se
diffuser de place en place. Le théâtre de la migration est ineffablement plus
vaste, les possibilités d’extension plus larges, les chemins plus dégagés et
les points de vue plus élevés, tout en embrassant tous les points de vue
inférieurs de l’ici-bas ».

665  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

comme substance omniprésente, renvoie à l’expérience


intensive de la mort, à la hantise du modèle substantiel de la
mort. L’errance schizophrénique est ainsi un survol des nécro-
territorialités, survol des grands fonds obscurs de la monade,
expérience intérieure où le sujet entre en contact avec la réalité
à la fois la plus dispersée et la plus enveloppée en soi. Avec
Fechner, nous atteignons donc le cœur du fonctionnement de
l’inconscient machinique comme retour de l’expérience de la
mort à son modèle substantiel et réinjection du modèle dans
l’expérience qui relance les synthèses passives. Loin de ces
profondeurs des régions moléculaires, à la surface du plan
d’existence molaire où, l’usage immanent des synthèses
machiniques étant contrarié par l’appareil intégrateur de la
formation de souveraineté capitaliste, les distances intensives
avec le modèle de la mort ne peuvent plus être produites,
l’éjection de celui-ci hors du cycle du processus inconscient
détermine son effusion dans l’ensemble de la production
sociale. L’autonomisation du modèle de la mort comme station
improductive est une « mort qui monte du dedans » et se
déploie dans une axiomatique qui en assure l’essaimage
continu et total.

666  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre XIV - L’axiomatique mortuaire

A. L’axiomatique capitaliste

Par quoi la formation sociale capitaliste se distingue-t-elle des


autres formations sociales ? Avant tout par son exceptionnelle
puissance d’intégration du moléculaire et sa capacité de
récupération de toutes les formes de productivité : « Ce qu’on
appelle […] la puissance de récupération du système
capitaliste, c’est que son axiomatique est par nature, non pas
plus souple, mais plus large et plus englobante »964. Dans le
douzième chapitre de Mille plateaux, ce que Deleuze et Guattari
définissent sous l’expression d’ « axiomatique du capitalisme »
désigne un ensemble ordonné d’ « énoncés opératoires qui
constituent la forme sémiologique du Capital, et qui entrent
comme parties composantes dans les agencements de
production, de circulation et de consommation »965. Les
axiomes sont « des énoncés premiers qui ne dérivent pas d’un
autre ou ne dépendent pas d’un autre »966. Ils ont pour objet
des flux ; un même flux peut être l’objet de plusieurs axiomes

                                                                                                                       
964
AŒ, p. 281.
965
MP, p. 577.
966
Loc. cit.

667  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

(« conjugaison de flux »). Les auteurs de Mille plateaux ne


dégagent qu’en 1980 les principes généraux qui organisent la
distribution et les opérations effectives des axiomes du
capitalisme. Mais en 1972, dans L’Anti-Œdipe, le
rapprochement entre la notion scientifique d’axiomatique et
l’analyse du capitalisme est déjà acquis. L’extension continue
de la formation de souveraineté capitaliste et l’emprise de son
axiomatique, pensées sur le modèle de la loi de la baisse
tendancielle du taux de profit qui, selon Marx, contraint la
machine capitaliste à annexer d’autres territoires, à conjuguer
d’autres flux, à rajouter des axiomes, singularise le capitalisme
par rapport aux autres formations sociales : « le grand flux du
capital mutant repousse ses limites, ajoute de nouveaux
axiomes, maintient le désir dans le cadre mobile de ses limites
élargies »967. La surrection de nouvelles territorialités, de néo-
territorialités perverses – au nombre desquelles Deleuze et
Guattari comptent celles de la psychanalyse -, forme donc l’une
des conditions du déploiement de la domination du capitalisme :
Tout est dément dans le système : c’est que la
machine capitaliste se nourrit de flux décodés et
déterritorialisés ; elle les décode et déterritorialise
encore davantage, mais en les faisant passer dans
un appareil axiomatique qui les conjugue, et qui,
aux points de conjugaisons, produit des pseudo-

                                                                                                                       
967
AŒ, p. 450.

668  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

codes et des re-territorialisations artificielles. C’est


en ce sens que l’axiomatique capitaliste ne peut
pas se passer de susciter toujours de nouvelles
territorialités […]. Le grand flux mutant du capital
est pure déterritorialisation, mais opère autant de
re-territorialisation quand il se convertit en reflux de
moyens de paiement. Le tiers-monde est
déterritorialisé par rapport au centre du
capitalisme, mais appartient au capitalisme, en est
968
une pure territorialité périphérique.

L’ajout de nouveaux axiomes intègre ces nouvelles


territorialités dans le champ de son marché et « personne dans
un tel système ne manque d’être associé à l’activité d’anti-
production qui anime tout le système productif »969. La
réinterprétation deleuzo-guattarienne de la loi de la baisse
tendancielle du taux de profit porte sur la tendance du
capitalisme à convoquer la production désirante pour la
conjurer en lui assignant sa propre répression : « le capitalisme,
dans son processus de production, produit une formidable
charge schizophrénique sur laquelle il fait porter tout le poids de
sa répression, mais qui ne cesse de se reproduire comme limite
du procès »970. L’omniprésence de la puissance de décodage et
de conjugaison des flux du capitalisme fonde son affinité avec
l’omni-productivité de la production désirante. Celle-ci est la

                                                                                                                       
968
Ibid., p. 448-449.
969
Ibid., p. 281.
970
Ibid., p. 42.

669  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

limite vers laquelle sa tendance le porte: « il ne cesse de


repousser sa limite en même temps qu’il y tend »971. Mais
l’identité de nature entre la production désirante et la production
sociale dans sa forme capitaliste exacerbe la différence de
régime entre l’une et l’autre :
[…] l’identité de nature doit apparaître pour elle-
même entre la production sociale et la production
désirante. Mais à son tour : loin que cette identité
de nature favorise une affinité de régime entre les
deux productions, elle accroît la différence de
régime d’une manière catastrophique, elle monte

                                                                                                                       
971
Loc. cit. Ainsi entendu, la tendance motrice du capitalisme est
intériorisation ou plutôt circulation dans une intériorité sans dehors, comme
le suggère Lyotard commentant L’Anti-Œdipe : « Telle est la région d'où
partent Deleuze et Guattari : si cette idée d'une limite infranchissable
économique, sociale, "morale", politique, technique, ou ce qu'on voudra, était
une idée creuse? Si au lieu d'un mur à transpercer, à transgresser, c'était le
mur du capitalisme qui de lui-même transitait sans cesse toujours plus loin à
l'intérieur de lui-même (il y avait déjà une configuration de ce genre dans la
vieille idée de l'approfondissement du marché "intérieur")? Non pas qu'ainsi
il se supprimerait par simple extension ; non pas davantage que la question
de son renversement se trouverait de ce fait désuète et qu'il faudrait se
ranger au côté des révisionnistes ou conformistes qui attendent tout du
développement, de la croissance et d'un peu plus de "démocratie", ou plutôt
qui n'attendent plus rien que 3% de plus et mieux distribués. Mais en ce
sens qu'il n'y a pas d'extériorité, pas l'autre du Kapital, qui serait la Nature, le
Socialisme, la Fête ou je ne sais quoi - mais qu'à l'intérieur même du
système les régions de contact et de guerre ne cessent de se multiplier
entre ce qui est fluidité et presque indifférence, développées par le capital
lui-même, et ce qui est "axiomatique", répression, blocage des flux,
"reterritorialisations", rabattement de l'énergie sur un prétendu corps qui en
serait l'origine tandis qu'il n'en est que le profiteur, sous n'importe quel nom
d'emprunt, Nation, Civilisation, Liberté, Avenir, Nouvelle Société, sous une
seule identité : Kapital » (Des dispositifs pulsionnels, Paris, Union générale
d’éditions, 1973, p. 17-18).

670  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

un appareil de répression dont ni la sauvagerie ni


la barbarie ne pouvaient nous donner l’idée.

Comment la différence de régime s’accroît-elle de façon


catastrophique dans la formation sociale capitaliste ? En raison,
précisément, d’une modification du fonctionnement réel de
l’inconscient machinique, d’un ralentissement ou d’un arrêt de
l’exercice immanent des synthèses passives : la machine
miraculante, qui détermine le fonctionnement réel effectif de
l’inconscient et anime son processus, est neutralisée dans son
action attractive. Il s’ensuit que seule subsiste la condition de ce
fonctionnement, à savoir l’action répulsive de la machine
paranoïaque et la stase ou station improductive du modèle de
la mort (corps sans organes) qui, isolé des principes de son
activation en tant que pièce du processus de fabrication du
désir, s’autonomise, cesse d’être maintenu à distance dans
l’expérience intensive et inconsciente de la mort et devient un
modèle qui imprègne sans distances réelles les sujets : le
modèle de la mort surgit dans la fascination de chacun pour
l’image de soi, laquelle conditionne à son tour un rapport
transcendant et angoissé de chacun à sa propre mort. L’image,
extensive, est le contraire même d’une expérience immanente
du devenir, et toute image est ainsi l’image d’une mort dont
personne ne peut avoir l’expérience. L’Anti-Œdipe formule une

671  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

critique du capitalisme à partir de cette notion d’image parce


que le capitalisme, étant aussi intriqué à une culture de l’image
« personnologique », est une culture de la mort, comme
l’expliquent Deleuze et Guattari dans ce texte972 :

                                                                                                                       
972
La notion d’image, associée à l’assujettissement dans la formation
sociale capitaliste, est avant tout à mettre en rapport avec la théorie images
sociales et des personnes privées comme images d’images ou simulacres
(AŒ, p. 314-316). Plus largement, c’est le rôle de l’image, du processus de
sa production, de son enregistrement et de sa consommation que l’on doit
prendre en compte dans l’analyse du capitalisme selon Deleuze et Guattari.
À l’occasion de son exposition « Ce qui nous arrive » organisée en
novembre 2002 à la fondation Cartier et consacrée au Krach boursier et au
11 septembre, à sa réception par l’appareil médiatique et à la répétition des
images de l’effondrement des tours mise en parallèle avec celles du désarroi
des traders de Wall street, Paul Virilio déclarait, en cohérence avec sa
théorie générale de l’accélération et de l’accident intégral, que cet
événement du 11 septembre constituait l’indice d’un passage disruptif d’une
histoire encore ordonnée à la catégorie de substance à une histoire
suspendue à la catégorie d’accident. Ne doit-on pas voir aussi dans un tel
événement le surgissement du modèle substantiel de l’instinct de mort
autonomisé et saisi dans la distance seulement extensive de l’image
médiatique ? À l’éternel retour du fonctionnement immanent de l’inconscient,
répulsion intensive et réinjection du modèle de la mort dans une expérience
intensive de la mort menée par le schizo, répond la boucle infinie de la
répétition de l’instinct de mort autonomisé et appréhendé dans une distance
extensive, c’est-à-dire sans distance réelle, dans des images indéfiniment
répétées sur le circuit de leur production médiatique, de leur enregistrement
et de leur consommation fascinée. Dans Le « concept » du 11 septembre,
Derrida rapproche l’effet du spectacle de la chute des tours du processus du
sublime et remarque que la figure de la boucle est structurante et s’impose
pour rendre compte de cette exhibition pour au moins trois raisons : « 1. La
continuité reproductive du passage, comme on dit, « en boucle », des
mêmes images télévisuelles d’un « direct » : l’éventrement puis
l’effondrement des deux tours dont le film ne cesse de passer et de repasser
sur les écrans à travers le monde entier ; cette compulsion de répétition
confirme et neutralise à la fois l’effet d’une réalité dans un mélange

672  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

C’est la double aliénation travail-désir qui ne cesse


d’accroître et de creuser la différence de régime au
sein de l’identité de nature. En même temps que la
mort est décodée, elle perd son rapport avec un
modèle et une expérience, et devient instinct, c'est-
à-dire effuse dans le système immanent où chaque
acte de production se trouve inextricablement mêlé
à l’instance d’anti-production comme capital. Là où
les codes sont défaits, l’instinct de mort s’empare
de l’appareil répressif, et se met à diriger la
circulation de la libido. Axiomatique mortuaire. On
peut croire alors à des désirs libérés, mais qui,
comme des cadavres, se nourrissent d’images. On
ne désire pas la mort, mais ce qu’on désire est
mort, déjà mort : des images. Tout travaille dans la
mort, tout désire pour la mort. En vérité, le
capitalisme n’a rien à récupérer ; ou plutôt ses
puissances de récupération coexistent le plus
souvent avec ce qui est à récupérer, et même le
973
devancent.

L’hypotypose frappante de l’être capitaliste comme cadavre


se nourrissant d’images, zombie toujours déjà contaminé et
récupéré, indique que le désir est non seulement entravé,
vacuolisé et renversé en un manque dans le capitalisme, mais
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
indissociable de douleur effroyable, effrayée, terrifiée et de jouissance
inavouable, d’autant plus inavouable, déchaînée, irrépressible, qu’elle jouit à
distance, neutralisant et tenant ainsi la réalité en respect. 2. La boucle dit
aussi la spécularité circulaire et narcissique de cette douloureuse
jouissance, de cette acmé terrifiée par l’autre et terrifiée d’y trouver de quoi
jouir à voir, terrifiée d’apaiser sa propre terreur par son propre voyeurisme.
3. Boucle enfin ou cercle vicieux d’un suicide qui s’avoue dans la
dénégation, se déteste en s’attestant, s’emporte dans son propre testament
[…] » (Le « concept » du 11 septembre, Paris, Galilée, 2003, p. 146).
Guattari s’empare de la question de la puissance des mass média dans
Cartographies schizoanalytiques, op. cit., p. 56-57.
973
AŒ, p. 404.

673  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qu’il est aussi bien retourné contre lui-même, qu’il investit des
institutions qui le répriment et l’exténuent974. La mort elle-même
est intégrée par les schèmes qui structurent les ensembles
grégaires. Et la mort comme modèle, quand elle ne devient pas
spectacle catastrophique, est tolérée sans distance et
incorporée dans des statistiques : « il faut tant de chômeurs, il
faut tant de morts, la guerre d’Algérie ne tue pas plus que les
accidents d’auto le week-end, la mort planifiée du Bengale,
etc. »975. Ce tableau post-apocalyptique de la vie à l’ère du
capitalisme intégré est le pendant, plus sinistre, dans la région
du molaire, des visions que Fechner ramène du fond de son
expérience de la mort dans la région du moléculaire. La
                                                                                                                       
974
L’Anti-Œdipe offre ici une grille de lecture de la figure du zombie, « seul
mythe moderne », tel qu’il apparaît dans la culture populaire contemporaine
et, notamment dans l’œuvre du cinéaste de genre Georges Romero. Dans
cette figure et dans le contexte où elle prend place se condensent
caricaturalement les traits caractéristiques de l’existence au sein des grands
ensembles molaires dans la formation de souveraineté capitaliste : 1°) la
contamination assurée par des schèmes qui constituent autant de vecteurs
d’assujettissement, d’œdipianisation qui enrayent le fonctionnement de
l’inconscient et dévitalisent les sujets ; 2°) la grégarité et les phénomènes de
masse ; 3°) la « crainte des masses » susceptibles de se soulever ; 4°) la
paranoïa du sujet précarisé qui, sentant sa survie menacée, peine justement
à sortir du registre vital de la survie ; 4°) la justification des procédés de
surveillance et de sécurisation de la société de contrôle qui découle des
deux points précédents ; 5°) le téléguidage des consommateurs réduits à la
condition de périphérique connecté par un système d’input/output au
processeur de la machine capitaliste ; 6°) le rôle de la captation des
catastrophes par l’image médiatique comme fascination pour d’un modèle
de la mort autonomisé et appréhendé sans distances.
975
Ibid., p. 401.

674  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

formation de souveraineté capitaliste est donc cet ensemble qui


fonctionne sur « un champ d’immanence qui se reproduit à une
échelle toujours plus grande, qui ne cesse de multiplier ses
axiomes autant qu’il en a besoin, qui se remplit d’images et
d’images d’images, à travers lesquelles le désir est déterminé à
désirer sa propre répression […] »976. La grande mutation
qu’introduit la formation sociale capitaliste tient au fait qu’elle
transpose le schème d’une économie des flux de la production
désirante dans la production sociale ; le « grand flux mutant »
du capitalisme convertit les flux libidinaux en les conjuguant par
des axiomes qui les organisent statistiquement en constituant
des ensembles grégaires : le socius capitaliste, contrairement
aux socius sauvage et despotique, intègre d’autant mieux les
flux qu’ils sont décodés. C’est pourquoi Deleuze et Guattari
parlent d’une « théorie généralisée des flux » pour nommer une
théorie adéquate à la formation sociale capitaliste :
Se peut-il que l’identité de nature soit au plus haut
point dans le régime de la représentation
capitaliste moderne, parce qu’elle s’y réalise
« universellement » dans l’immanence, et dans la
fluxion des flux décodés ? Mais aussi que la
différence de régime y soit la plus grande, et que
cette représentation exerce sur le désir une
opération de répression-refoulement plus forte que
toute autre, parce que, à la faveur de l’immanence
et du décodage, l’anti-production s’est répandue à
                                                                                                                       
976
Ibid., p. 446.

675  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

travers toute la production, au lieu de rester


localisée dans le système, dégageant un
fantastique instinct de mort qui imprègne et écrase
maintenant le désir ? Et qu’est-ce que cette mort
qui monte toujours du dedans, mais qui doit arriver
du dehors – et qui, dans le cas du capitalisme,
monte avec d’autant plus de puissance qu’on ne
voit pas encore bien quel est ce dehors qui va la
faire arriver ? Bref, la théorie générale de la
société est une théorie généralisée des flux ; c’est
en fonction de celle-ci qu’on doit estimer le rapport
de la production sociale et de la production
désirante, les variations de ce rapport dans chaque
cas, les limites de ce rapport dans le système
977
capitaliste.

L’axiomatique capitaliste est dite « mortuaire » dans L’Anti-


Œdipe parce qu’elle impose et ne cesse d’étendre ses
structures d’intégration grégaires et de représentations qui
bloquent le fonctionnement réel de l’inconscient, c’est-à-dire
son fonctionnement producteur de réalité. Sous la dépendance
des structures de grégarité, la stase de l’inconscient
machinique a pour corrélat l’irréalité des images sociales,
personnologiques, publicitaires, etc. En découle une tendance à
la propagation de l’artifice que Deleuze et Guattari inscrivent
dans une perspective eschatologique : « Le réel n’est pas
impossible, il est de plus en plus artificiel »978. Ce mouvement
général d’artificialisation est le mouvement même de la

                                                                                                                       
977
Ibid., p. 312.
978
Ibid. p. 42.

676  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

machine capitaliste, dont les différentes pièces suivantes


concourent toutes à assurer l’étrange fonctionnement détraqué,
scandé par des crises, mais des crises immédiatement
intégrées dans la mesure même où elles s’aggravent : 1°)
l’auto-extension du marché comme champ d’immanence ; 2°) la
régulation des déterritorialisations par une axiomatique qui
conjugue les flux ; 3°) une plus-value de flux qui en découle ;
4°) une classe dominante (la bourgeoisie) au service de la
machine capitaliste ; 5°) la propagation de l’anti-production.
Face à l’entreprise de mort de la machine capitaliste et au
monde de cadavres consommateurs d’images, les auteurs de
L’Anti-Œdipe font valoir la force du désir car « Dans un tel
monde, il n’y a pas un seul désir vivant qui ne suffirait à faire
sauter le système, ou qui ne le ferait fuir par un bout où tout
finirait par suivre et s’engouffrer – question de régime »979,
écrivent-ils, en rappelant cependant que la grégarité,
consubstantielle à la production sociale, finit toujours par
pétrifier la charge révolutionnaire du désir « vivant ». La finalité
des opérations de la schizo-analyse - introduire le désir au sein
des grands ensembles sociaux où a effusé l’anti-production

                                                                                                                       
979
Ibid., p. 404.

677  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pour relancer le fonctionnement réel de l’inconscient - a ainsi


valeur de riposte au capitalisme980.

B. La rationalité pathologique du capitalisme

L’instinct de mort qui émane du capitalisme procède d’un


ensemble de propriétés de ce mode de production qui toutes se
rapportent, en dernière analyse, à une rationalité
« pathologique » de la machine capitaliste : « Il n’y a pas un de
ces aspects, pas la moindre opération, le moindre mécanisme
industriel ou financier, qui ne manifeste la démence de la
machine capitaliste et le caractère pathologique de sa
rationalité »981. L’Anti-Œdipe insiste sur la violence et la cruauté
du mode de production capitaliste qui phénoménalisent cette
rationalité problématique et sont sans commune mesure avec
les formes de violence et de cruauté décelables dans les autres
formations de souveraineté :
Dans les formations précapitalistes se rencontrent
toutes les cruautés et les terreurs, des fragments
de chaîne signifiante sont frappés de secret,
société secrète ou groupes d’initiation – mais il n’y
a jamais rien d’inavouable à proprement parler.
C’est avec la chose, le capitalisme, que
                                                                                                                       
980
Ibid., p. 43 : « […] si la psychiatrie matérialiste se définit par l’introduction
du concept de production dans le désir, elle ne peut éviter de poser en
termes eschatologiques le problème du rapport final entre la machine
analytique, la machine révolutionnaire et les machines désirantes ».
981
Ibid., p. 447.

678  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’inavouable commence : il n’y a pas une opération


économique ou financière qui, supposée traduite
en termes de code, ne ferait éclater son caractère
inavouable, c’est-à-dire sa perversion intrinsèque
982
ou son cynisme essentiel […].

L’ « inavouable », dans le capitalisme, se traduit par une


perversion des principes moraux et des principes d’échange,
perversion apparente aux yeux de tous mais invisible ou
admise comme une évidence naturelle. De ce point de vue, les
scandales politiques ou financiers sur lesquels se concentre
l’attention des médias et des populations dissimulent et révèlent
simultanément un état de choses insupportable et pourtant
supporté et dont la mise en évidence radicale provoquerait
stupeur ou démence – « une démence qui n’a aucun équivalent
dans les hôpitaux »983. La démence ou « rationalité
                                                                                                                       
982
Ibid., p. 294. Et aussi, p. 448 : « Le capitalisme se définit par une cruauté
sans commune mesure avec le système primitif de la cruauté, une terreur
sans commune mesure avec le régime despotique ou la terreur. […]
l’exploitation ne cesse de se durcir, le manque est aménagé de façon plus
savante, les solutions finales du type « problème juif » préparées très
minutieusement, le tiers-monde organisé comme une partie intégrante du
capitalisme. […] Ce n’est pas par métaphore que l’on constate : les usines
sont des prisons, elles ne ressemblent pas à des prisons, elles en sont ».
983
Deleuze donne notamment l’exemple du scandale révélé en 1971 par le
journal Le Canard enchaîné qui rend public le montant des impôts sur le
revenu de Jacques Chaban-Delmas, alors Premier ministre, et révèle au
début de l’année 1972 que celui-ci n’a pas payé d’impôts de 1966 à 1969 en
vertu d’une mesure datant de 1965 sur l’« avoir fiscal ». La stratégie de
l’opposition de gauche consiste alors à réclamer une plus grande
transparence et la publication de données privées du chef du gouvernement.
S’ensuivent diverses enquêtes qui affaiblissent Chaban-Delmas et

679  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pathologique » du capitalisme s’exprime spécifiquement dans le


régime de l’argent, qui intègre la forme politique démocratique,
plus compatible que le despotisme ou le totalitarisme avec
l’exigence de transparence qui garantit à la déraison capitaliste
un coefficient d’exposition et d’évidence suffisant pour la rendre
inapparente et inavouable. L’équivalent psychiatrique de l’état
pathologique de la rationalité capitaliste serait, écrit Deleuze,
celui de l’état terminal :
L’argent, le capital-argent, c’est un point de
démence tel qu’il n’aurait en psychiatrie qu’un
équivalent : ce qu’on appelle l’état terminal. […]
Dans le capitalisme […] rien n’est secret, du moins
en principe et d’après le code (c’est pourquoi le
capitalisme est « démocratique » et se réclame de
la « publicité », même au sens juridique). Et
pourtant rien n’est avouable. C‘est la légalité
même qui n’est pas avouable. Par opposition aux
autres sociétés, c’est le régime à la fois du public

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
déterminent son échec à l’élection présidentielle de 1974. Deleuze pointe
l’erreur de la stratégie critique de la gauche, qui ne fait porter sa charge que
sur un phénomène mineur et dérivé, marquant ainsi sa dépendance à
l’égard de l’irrationalité ou de la rationalité pathologique du capitalisme :
« Voyez ce qu’on appelle scandales actuellement : les journaux en parlent
beaucoup, tout le monde fait semblant de se défendre ou d’attaquer, mais on
cherche en vain ce qui illégal là-dedans, compte-tenu du régime capitaliste.
La feuille d’impôt de Chaban, les opérations immobilières, les groupes de
pression, et plus généralement les mécanismes économiques et financiers
du capital, tout est légal en gros, sauf de petites bavures ; bien plus, tout est
public, seulement rien n’est avouable. Si la gauche était « raisonnable », elle
se contenterait de faire de la vulgarisation sur les mécanismes économiques
et financiers. Pas besoin de publier le privé, on se contenterait de faire
avouer ce qui est public. On se trouverait dans une démence qui n’a aucun
équivalent dans les hôpitaux » (ID, p. 367).

680  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et de l’inavouable. C’est propre au régime de


984
l’argent, un délire tout à fait particulier.

Le diagnostic que portent Deleuze et Guattari sur le


capitalisme découle de l’analyse de la tendance de fond, qu’ils
ressaisissent formellement comme une axiomatique et qui
commande l’auto-extension continue du champ d’exercice de la
machine capitaliste. On observe dans toutes les opérations du
capitalisme une rationalité effective, mais locale, partielle,
attachée à une zone ou région sur laquelle elle exerce son
pouvoir et manifeste son efficacité. Une rationalité extrinsèque
et opératoire donc, plus qu’une nécessité interne liée à la
manifestation d’une vérité. Mais le jugement selon lequel une
analyse du capitalisme ne laisse apparaître qu’un mixte de
rationalité et d’irrationalité renvoie tout d’abord à une position
plus générale des auteurs de L’Anti-Œdipe à propos de la
définition propre du rationnel, dans sa différence avec
l’irrationnel :
Toutes les sociétés sont à la fois rationnelles et
irrationnelles. Elles sont forcément rationnelles par
leurs mécanismes, leurs rouages, leurs systèmes
de liaison, et même par la place qu’elles assignent
à l’irrationnel. Pourtant, tout cela présuppose des
codes ou des axiomes qui ne sont pas le produit
du hasard, mais qui n’ont pas davantage une
rationalité intrinsèque. […] La raison, c’est toujours
une région taillée dans l’irrationnel. Pas du tout à
                                                                                                                       
984
ID, p. 366-367.

681  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’abri de l’irrationnel, et seulement définie par un


certain type de rapports entre facteurs irrationnels.
Au fond de toute raison, le délire, la dérive. Tout
est rationnel dans le capitalisme, sauf le capital ou
le capitalisme. Un mécanisme boursier, c’est tout à
fait rationnel, on peut le comprendre, l’apprendre,
les capitalistes savent s’en servir, et pourtant c’est
complètement délirant, c’est dément. C’est en ce
sens que nous disons : le rationnel, c’est toujours
985
la rationalité d’un irrationnel.

Que toute raison abrite un délire ne suffit cependant pas à


cerner le type de rationalité proprement pathologique de la
machine capitaliste. Une détermination plus complète de la
thèse deleuzo-guattarienne d’une démence du capitalisme
requiert ici l’examen de leur source principale : les analyses des
marxistes américains Paul Baran et Paul Sweezy, exposées
dans Le capitalisme monopoliste, informent largement les
remarques de Deleuze et Guattari sur le capitalisme. Et ce, au
moins sur les trois points suivants : le caractère dément de la
rationalité du capitalisme, la généralisation de la répression ou
de l’extension de l’anti-production à toutes les sphères de la
production, et la simulation généralisée ou la transformation du
réel en artifice. Le dernier chapitre de l’ouvrage de Baran et
Sweezy porte sur « Le système irrationnel » dont les auteurs
repèrent, à la suite de Marx, l’émergence dans le mode de

                                                                                                                       
985
ID, p. 365-366.

682  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

production capitaliste. Si la cruauté du capitalisme est déjà


présente, dès son origine, dans la violence et le pillage qui
rendent possible l’accumulation primitive, la démence propre au
capitalisme s’explique par l’inversion du principe du quid pro
quo et par un développement dissymétrique de la rationalité. Le
principe du quid pro quo (principe du « donnant-donnant » ou
de l’échange de bons procédés) fait office de « guide dans
l’action » et de « norme de moralité » pour les capitalistes :
« Ce n’est que sur la base de l’échange des équivalents qu’il fut
possible de réaliser l’utilisation plus rationnelle des ressources
humaines et matérielles qui reste la principale réalisation du
capitalisme »986. Baran et Sweezy montrent alors que cette
rationalité du quid pro quo « est de nature spécifiquement
capitaliste et qu’à un certain degré de développement elle
devient incompatible avec les forces et les rapports productifs
fondamentaux »987 :
[…] au cours même de l’existence du capitalisme,
le principe du quid pro quo cesse d’être valable en
tant que principe rationnel d’organisation
économique et sociale. L’entreprise géante retire
de la sphère du marché de vastes secteurs
d’activité économique et les soumet à une
administration scientifiquement élaborée. Cette
transformation représente un accroissement
                                                                                                                       
986
P. BARAN et P. SWEEZY, Le capitalisme monopoliste., trad. F. Maspro,
Paris, Maspero, 1966, p. 297.
987
Ibid., p. 297-298.

683  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

continu de la rationalité des parties du système,


mais ne s’accompagne pas d’une quelconque
rationalisation de l’ensemble. Au contraire, les prix
des biens étant fixés non pas en fonction des
coûts de production mais en fonction du profit
maximum réalisable, le quid pro quo devient le
contraire d’un principe d’organisation économique
rationnelle et se transforme en formule permettant
de maintenir la rareté au milieu de l’abondance
potentielle. Les ressources humaines et
matérielles demeurent inactives parce qu’il n’y a
pas dans le marché de quid qui puisse s’échanger
contre le quo de leur production potentielle. Et cela
reste vrai même si le coût réel d’un tel produit
988
devient nul.

La rationalité à l’œuvre dans le capitalisme se scinde en


deux : l’accroissement de la rationalité des parties du système,
rationalité technique des experts, des scientifiques, des
ingénieurs, ne s’accomplit pas sans une perte de rationalité du
principe directeur de l’ensemble de l’organisation économique.
Le principe du quid pro quo, en lequel se condense la rationalité
du capitalisme et de la classe bourgeoise, s’inverse donc et se
nie à mesure que des segments spécialisés de l’appareil de
production gagnent en cohérence et en efficacité, au détriment
de l’organisation globale989 . D’où la nécessaire pauvreté d’une
                                                                                                                       
988
Ibid., p. 298.
989
Loc. cit. : « Insister sur l’inviolabilité de l’échange équivalent alors que ce
qui doit être échangé ne coûte rien, économiser strictement les ressources
alors qu’une grande partie de ces mêmes ressources est gaspillée revient
visiblement à refuser purement et simplement la rationalité que le concept
de valeur et le principe du quid pro quo exprimaient à l’origine ».

684  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

grande partie de la population dans les pays riches et les


conditions d’extrême précarité des populations des pays moins
développés. À qui ou à quoi renvoie finalement le principe
directeur de l’organisation globale ? Baran et Sweezy ont
recours à un néologisme, l’élémentalité (elementality), pour
caractériser une « société gouvernée par des forces
semblables aux grandes forces naturelles (telles que le vent et
la marée), les hommes cherchant à s’y adapter mais n’ayant
sur elles aucun contrôle »990 . L’obsolescence de la catégorie de
pensée bourgeoise de quid pro quo n’est donc que :
[…] l’un des symptômes de la nature profondément
contradictoire du capitalisme monopoliste, du
conflit sans cesse plus aigu entre la rationalisation
rapide des processus actuels de production et
l’élémentalité constante du système dans son
ensemble. Ce conflit affecte tous les aspects de la
société. Alors que la rationalité a pu conquérir sans
cesse de nouveaux domaines de la conscience,
l’incapacité de la pensée bourgeoise à comprendre
le développement de la société dans son
ensemble est restée pour l’essentiel inchangée,
demeurant ainsi un miroir fidèle de l’élémentalité et
de l’irrationalité continues de l’ordre capitaliste lui-
991
même.

La formation de souveraineté capitaliste trouve sa raison


dans la déraison de puissances inhumaines étrangères à tout
principe de finalité. Deleuze et Guattari peuvent donc nouer
                                                                                                                       
990
Ibid., p. 299.
991
Loc. cit.

685  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sans difficulté l’analyse de Baran et Sweezy au concept


klossowskien de « formation de souveraineté », dont nous
avons vu qu’il impliquait un comportement sans intention ni but,
une absurdité fondamentale. De ce point de vue, la désignation
des formations sociales par le concept de « formation de
souveraineté » ne devient pleinement adéquate qu’avec la
formation sociale capitaliste. Par ailleurs, la comparaison du
capitalisme en général et de la machine désirante est de ce fait
fondée : l’un comme l’autre laissent apparaître un même
comportement dépourvu de but ou d’intention. C’est en ce sens
que Deleuze et Guattari évoquent la fascination de Marx pour le
capitalisme, fascination à l’origine de son projet d’écrire Le
Capital : « L’humour noir de Marx, la source du Capital, c’est sa
fascination pour une pareille machine […] »992. Deleuze
revient, dans « Sur le capitalisme et le désir », en 1973, sur
l’étrange fascination inaperçue de Marx pour le capitalisme : « Il
y a quelque chose qu’on n’a pas assez remarqué dans Le
Capital de Marx : à quel point il est fasciné par les mécanismes
capitalistes, précisément parce que, à la fois, c’est dément et ça
marche très bien »993. Le capitalisme ne suscite un tel désir
fasciné que parce qu’il est lui-même une machine désirante et

                                                                                                                       
992
AŒ, p. 447.
993
ID, p. 366.

686  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qu’il reproduit, à une toute autre échelle, le fonctionnement


détraqué qui singularise le mode d’être du moléculaire. Deleuze
écrit ainsi explicitement que « […] le capitalisme a été et est
toujours une formidable machine désirante »994. La « rationalité
de ce pathologique, de cette démence » du capitalisme renvoie
à la logique des machines désirantes. On trouve la confirmation
de cette identité jusque dans l’effet de symétrie entre la formule
de Marx que citent Deleuze et Guattari à la fin L’Anti-Œdipe à
propos de la rationalité démente du fonctionnement de la
machine capitaliste (« car la machine fonctionne, soyez-en
sûrs »995 ) et la même formule de Marx, à peine modifiée, qui
ouvre le premier chapitre consacré aux machines désirantes :
« Et soyez sûrs que ça marche »996. Le comportement du
moléculaire ressurgit à l’échelle la plus vaste pour déterminer le
comportement de la formation de souveraineté capitaliste. Mais
le changement d’échelle induit une modification des effets.
Parmi les effets du capitalisme monopoliste que répertorient
Baran et Sweezy, outre les inégalités nées de la rationalité
pervertie qui préside à l’organisation générale de la production
et des échanges, on trouve un renforcement de l’aliénation

                                                                                                                       
994
Ibid., p. 372.
995
AŒ, p. 447.
996
Ibid., p. 7.

687  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans le travail, mais aussi dans la consommation (y compris


dans la consommation culturelle : position passive et déférente
de dominé qui définit la condition de spectateur ou de fan), les
loisirs, les rapports sexuels (frustration et « infirmité affective »),
les rapports familiaux. L’envahissement de tous les secteurs de
la vie quotidienne par le calcul, la perte de sens généralisée, la
dissipation des libertés dans le monde de la « libre entreprise »
(pas plus libre que les « forces libres » dont parle Marx et dont
la seule liberté est de pouvoir se vendre) forment le tableau
synoptique d’un système menacé d’effondrement sur soi et où
la sublimation, pour reprendre un terme freudien que
convoquent les auteurs du Capitalisme monopoliste, est
susceptible de laisser place à une faillite générale des codes.
Le dernier trait saillant du capitalisme, corrélatif de la perte du
sens, est la progression d’un mécanisme de simulation dans les
comportements affectifs, artistiques et esthétiques,
professionnels, dans les pratiques institutionnelles, politiques,
scientifiques : « La simulation envahissant le moindre recoin de
notre société, il devient de plus en plus difficile d’y croire. Les
gens se rendent compte qu’ils ont affaire à de la simulation, le
contenu du faux-semblant n’a plus de sens et il ne reste plus
que l’acte de simulation lui-même »997. Quand Deleuze et
                                                                                                                       
997
P. BARAN et P. SWEEZY, op. cit., p. 308.

688  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Guattari écrivent dans L’Anti-Œdipe que l’artifice se généralise


et que « Le réel n’est pas impossible, il est de plus en plus
artificiel »998, ils ont en vue cette simulation par laquelle on
maintient ou restaure des formes et des codes anciens, caducs,
factices : « Le capitalisme instaure ou restaure toutes sortes de
territorialités résiduelles et factices, imaginaires ou
symboliques, sur lesquelles il tente, tant bien que mal, de
recoder, de tamponner les personnes dérivées des quantités
abstraites »999. L’exceptionnelle puissance d’intégration et de
récupération de la formation de souveraineté capitaliste se
manifeste jusque dans sa capacité à se maintenir ou se
restaurer idéologiquement dans l’affirmation idéologique d’une
crise du capitalisme :
La contradiction entre la rationalité accrue des
méthodes de production de la société et des
organisations qui les mettent en œuvre, d’une part,
et l’élémentalité et l’irrationalité constantes dans le
fonctionnement et la conception de l’ensemble,
d’autre part, est à l’origine de ce désert idéologique
qui est le propre du capitalisme monopoliste.
Cependant nous devons insister sur le fait qu’il ne
s’agit pas, ainsi que voudraient nous le faire croire
certains apologistes du statu quo, de la « fin de
l’idéologie » ; il s’agit du remplacement de
l’idéologie du capitalisme croissant par l’idéologie

                                                                                                                       
998
AŒ, p. 42.
999
Loc. cit.

689  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de la crise générale et du déclin de l’ordre mondial


1000
capitaliste.

La substitution d’une idéologie du déclin à une idéologie du


capitalisme triomphant conserve la machine capitaliste.
Deleuze radicalise la position de Baran et Sweezy et congédie
le concept même d’idéologie, incapable de rendre compte du
désir aussi bien que de l’organisation des dispositifs répressifs :
« il n’y a pas d’idéologie, c’est un concept illusoire. […] Il n’y a
pas d’idéologie, il n’y a que des organisations de pouvoir, une
fois dit que l’organisation de pouvoir, c’est l’unité du désir et de
l’infrastructure économique »1001 . Le désir fait partie intégrante
de l’infrastructure, et l’organisation de sa répression se joue
dans cette infrastructure. Le capitalisme comme état terminal,
comme état catatonique à l’échelle d’une formation de
souveraineté paranoïaque, définit un instinct de mort né de la
contradiction réelle entre « la rationalité accrue des méthodes
de production de la société et des organisations qui les mettent
en œuvre » et « l’élémentalité et l’irrationalité constantes dans
le fonctionnement et la conception d’ensemble ». À l’autre pôle,
celui de la production désirante, la contradiction – logiquement
ressaisie par Deleuze et Guattari - entre la station du corps

                                                                                                                       
1000
P. BARAN et P. SWEEZY, op. cit., p. 301.
1001
ID, p. 367.

690  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sans organes comme modèle de la mort et les machines


désirantes, qui le constituent en l’expulsant de la série
connective et qu’il expulse corrélativement dans une station
paranoïaque, détermine une pulsion de mort. C’est pourquoi
c’est seulement dans l’état de développement le plus avancé du
mode de production capitaliste que l’identité de nature entre
production désirante et production sociale est la plus grande, et
qu’en même temps la différence de régime – entre la dispersion
moléculaire et la puissance d’intégration la plus haute - est
aussi la plus manifeste. La psychanalyse, qui se tient à la
charnière de la vie du désir et de la production sociale, ne peut
dès lors qu’incorporer le conflit entre la pulsion de mort
machinique et l’effusion totale de l’anti-production sous la forme
de ce que les auteurs de L’Anti-Œdipe nomment un « culte de
la mort ».

C. La culte de la mort dans la psychanalyse

La psychanalyse est « une gigantesque perversion, une


drogue, une coupure radicale avec la réalité, à commencer par
la réalité du désir, un narcissisme, un autisme monstrueux :
l’autisme propre et la perversion intrinsèque de la machine du

691  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

capital »1002 . Dans cette détermination sans nuances de la


psychanalyse, Deleuze et Guattari ne font que reporter sur la
machine analytique les propriétés de la machine capitaliste. De
même que, dans Mille plateaux, l’appareil d’État (fonction de
souveraineté) s’approprie synthétiquement la machine de
guerre (fonction militaire), tout se passe comme si, dans L’Anti-
Œdipe, la formation de souveraineté capitaliste et sa puissance
de capture intégrative s’était emparée de la psychanalyse. Les
« noces de la psychanalyse avec le capitalisme » ont pour point
d’origine historique la rencontre contingente, après la première
guerre mondiale, entre un état des recherches
psychanalytiques de Freud en rapport avec une nécessité
stratégique, pour lui, de démarquer la psychanalyse de
l’épistémologie des sciences de la vie et, d’autre part, des
bouleversements géopolitiques que neutralise le capitalisme
par un ensemble de mutations économiques. Dans Mille
plateaux, Deleuze et Guattari choisissent d’instancier la
tendance du capitalisme à ajouter de nouveaux axiomes pour
intégrer et conjuguer les flux à l’aide du plan Marshall :
À l’issue de la guerre de 14-18, l’influence
conjuguée de la crise mondiale et de la révolution
russe forcèrent le capitalisme à multiplier les
axiomes, à en inventer de nouveaux, concernant la

                                                                                                                       
1002
AŒ, p. 373.

692  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

classe ouvrière, l’emploi, l’organisation syndicale,


les institutions sociales, le rôle de l’État, le marché
extérieur et le marché intérieur. L’économie de
Keynes, le New Deal, furent des laboratoires à
axiomes. Exemple des nouvelles créations
d’axiomes après la seconde guerre mondiale : le
plan Marshall, les formes d’aides et de prêts, les
1003
transformations du système monétaire.

Au cours de la même période, Freud est conduit à remanier


sa théorie en accordant une importance croissante à la pulsion
de mort. L’affirmation d’un principe d’ « anti-vie » situé dans la
vie inconsciente et jusque dans l’enracinement biologique de
celle-ci manifeste une stratégie de conquête d’une position
imprenable et singulière dans un champ épistémologique où les
sciences de la vie et les rivaux de la psychanalyse qui s’invente
constituent une menace. Laplanche interprète cette marche de
l’évolution de la doctrine freudienne comme une contre-attaque
dans et hors de la psychanalyse :
Face à ce triomphe du vital et de l’homéostatique,
il s’agissait pour Freud, dans la nécessité
structurale de sa découverte, de réaffirmer, non
seulement en psychanalyse, mais même en
biologie par un dépassement catégorique des
découpages épistémologiques, une sorte d’anti-vie
comme sexualité, jouissance, négatif, compulsion
de répétition. Stratégiquement, le report des
principes du champ psychanalytique dans l’ordre
vital se présente comme une contre-attaque, une
façon de porter le feu et le fer dans les bases
mêmes à partir desquelles on risque d’être envahi.
                                                                                                                       
1003
MP, p. 577.

693  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Stratégie subjective ? Stratégie de la doctrine ?


Mais aussi stratégie de la chose même s’il est vrai
que ce report, dans la vie, de la guerre humaine
était déjà au ressort de la subversion généralisée
1004
introduite par la sexualité.

L’Anti-Œdipe énonce le principe d’une unité de cette double


mutation : l’instinct de mort, qui soude le capitalisme à la
psychanalyse et fait basculer celle-ci sous la domination de
celui-là en vertu de la mutation théorique interne de la
psychanalyse. Tout se passe donc comme si la psychanalyse
s’assujettissait d’elle-même à l’axiomatique capitaliste pour en
devenir « l’axiomatique appliquée »1005 :
Freud a bien dit lui-même le lien de sa
« découverte » de l’instinct de mort avec la guerre
de 14-18, qui reste le modèle de la guerre
capitaliste. Et plus généralement, l’instinct de mort
célèbre les noces de la psychanalyse avec le
capitalisme ; auparavant, c’était des fiançailles
encore hésitantes. Ce que nous avons essayé de
montrer à propos du capitalisme, c’est comment il
héritait d’une instance mortifère, le signifiant

                                                                                                                       
1004
J. LAPLANCHE, op. cit., p. 187.
1005
AŒ, p. 316. Le lien entre capitalisme et psychanalyse, qui fait de celle-ci
une application de l’axiomatique de celui-là, n’est pas seulement
idéologique ; c’est là un point de désaccord entre les auteurs de L’Anti-
Œdipe et Reich : « [Reich] ne voit pas que le lien de la psychanalyse avec le
capitalisme n’est pas seulement idéologique, qu’il est infiniment plus étroit,
plus serré ; et que la psychanalyse dépend directement d’un mécanisme
économique (d’où ses rapports avec l’argent) par lequel les flux décodés du
désir, tels qu’ils sont pris dans l’axiomatique du capitalisme, doivent
nécessairement être rabattus sur un champ familial où s’effectue
l’application de cette axiomatique : Œdipe comme dernier mot de la
consommation capitaliste […] » (Ibid., p. 373).

694  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

despotique, mais la faisait effuser dans toute


l’immanence de son propre système : le corps
plein devenu celui du capital-argent supprime la
distinction de l’anti-production et de la production ;
il mêle partout de l’anti-production aux forces
productives, dans la reproduction immanente de
ses propres limites toujours élargies
1006
(axiomatique).

L’évolution conjointe et symétrique de la théorie freudienne et


de l’axiomatique capitaliste s’avère dans l’instinct de mort qui,
en même temps qu’il se diffuse dans la production sociale en
une mort immanente, silencieuse et intégrée qui nappe toutes
les formes de la vie sociale, devient aussi, dans la doctrine de
Freud, Thanatos, l’instinct mutique retiré dans sa
transcendance de principe spéculatif et qualitativement
distingué de la puissance de vie :

L’entreprise de mort est une des formes


principales et spécifiques de l’absorption de la
plus-value dans le capitalisme. C’est ce
cheminement même que la psychanalyse retrouve
et refait avec l’instinct de mort : celui-ci n’est plus
que pur silence dans sa distinction transcendante
avec la vie, mais n’en effuse que davantage à
travers toutes les combinaisons immanentes qu’il
forme avec cette même vie. La mort immanente,
diffuse, absorbée, tel est l’état que prend le
signifiant dans le capitalisme, la case vide qu’on
déplace partout pour boucher les échappées
schizophréniques et faire garrot sur les fuites. Le
seul mythe moderne, c’est celui des zombies –

                                                                                                                       
1006
AŒ, p. 400.

695  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

schizos mortifiés, bons pour le travail, ramenés à


1007
la raison.

Psychanalyse et capitalisme accomplissent de concert une


œuvre de mort1008 . Mais si la schizo-analyse affirme d’un point
de vue eschatologique que, d’une part, le désir est dernier, qu’il
est non seulement, en sa détermination processuelle de
déterritorialisation schizophrénique, la limite du capitalisme,

                                                                                                                       
1007
Ibid., p. 400-401.
1008
Guattari approfondit la question de la connivence entre la subjectivité
capitalistique et la psychanalyse dans Cartographies schizoanalytiques :
« L’importance prise par la psychanalyse au sein des sociétés développées,
aussi bien auprès de leurs élites que dans leur subjectivité mass médiatisée,
pose également un autre problème. De quelle vertu, de quelle magie faut-il
qu’elle soit porteuse pour avoir ainsi été capable de renaître de toutes les
crises qui n’ont cessé de la secouer depuis son apparition ? Mon hypothèse
est que nous ne pouvons entendre un tel phénomène que si l’on considère
l’ensemble du mouvement psychanalytique, avec ses variantes, ses
dissidences permanentes, comme une sorte d’hydre, à multiples têtes
chercheuses, toutes tendues vers la saisie de formes mutantes de
subjectivité, correspondant à des machines d’énonciation de l’intériorité et
de transfert des subjectivités sensiblement plus déterritorialisées que celles
qui eurent cours jusqu’à elle. Tout serait donc affaire, ici, de coefficients
supplémentaires de déterritorialisation. Qu’est-ce à dire ? L’histoire de la
subjectivité capitalistique m’apparaît comme étant inséparable d’une double
tension qui la tire, dans des directions opposées, vers une déterritorialisation
l’expulsant de ses « terres natales » - dans l’ordre de l’enfance, de la
filiation, du cadre de vie, de la garantie professionnelle, de l’identité ethnico-
nationale… - et vers une reterritorialisation existentielle étroitement
imbriquée à la fonctionnalité de l’ensemble du système. Ce qui confère son
caractère capitaliste à cet antagonisme c’est qu’il penche toujours, en fin de
compte, dans le même sens, celui de la neutralisation et de l’expulsion des
singularités processuelles, celui de la méconnaissance active de la
contingence et de la finitude et, par voie de conséquence, d’une
infantilisation toujours plus marquée de ses protagonistes » (op. cit, p. 63-
64).

696  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

limite vers laquelle celui-ci tend et qu’il repousse, mais encore


le vecteur d’une déstabilisation de la machine capitaliste et de
sa rationalité absurde, et que, d’autre part, la « machine
analytique » est une pièce du dispositif révolutionnaire, la mise
à contribution de la psychanalyse dans le projet d’une réforme
du fonctionnement de l’inconscient s’impose nécessairement.
La question qui surgit est donc double : pourquoi et jusqu’où la
psychanalyse est-elle une machine perverse, qui invente une
néo-territorialité à la fois dans l’espace physique du cabinet de
consultation et dans le champ théorique, « Œdipe, terre
marécageuse, qui dégage une profonde odeur de pourriture et
de mort »1009 ? Et comment convertir cette machine perverse en
une machine analytique susceptible d’entrer finalement en
rapport avec la machine révolutionnaire et les machines
désirantes ? Cette double question implique une détermination
précise du statut de la perversion propre à la psychanalyse.
Plus profondément, Deleuze et Guattari répètent que toute
déterritorialisation a pour envers une reterritorialisation et que le
désir révolutionnaire se laisse toujours happer, dans le champ
social, par les puissances de structures grégaires1010. Sommes-
                                                                                                                       
1009
AŒ, p. 399.
1010
Ibid., p. 376 : « Mais ces flux décodés et déterritorialisés de la production
désirante, comment ne seraient-ils pas rabattus sur une territorialité
représentative quelconque, comment n’en formeraient-ils pas une encore,

697  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

nous alors placés dans l’intenable position d’avoir à choisir


entre un exil dans un lointain intérieur où l’expérience de la mort
conjure l’autonomisation de l’instinct de mort et une aventure
dévitalisée à la surface du corps plein du capital en compagnie
des « schizo mortifiés, bons pour le travail »1011 ?

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
fût-ce sur le corps sans organes comme support indifférent d’une dernière
représentation ? […] Même la promenade ou le voyage du schizo n’opèrent
pas de grandes déterritorialisations sans emprunter des circuits territoriaux
».
1011
Ibid., p. 401.

698  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Cinquième partie

Schizophréniser la psychanalyse

Chapitre XV – La psychanalyse comme


perversion

Nous avons rappelé comment les paralogismes de la


psychanalyse contribuaient, selon les auteurs de L’Anti-Œdipe,
à empêcher une formalisation adéquate à la productivité
inconsciente du désir sur un plan épistémologique et comment
ils entraînaient aussi, sur un plan historico-social, une
modification réelle dans l’inconscient. Il nous faut à présent
préciser, sur un plan d’analyse socio-empirique, en quoi la
psychanalyse, caractérisée comme une machine perverse,
répond effectivement aux critères par lesquels Deleuze et
Guattari déterminent la perversion et comment, en tant que
machine perverse, elle trouve ses points d’ancrages dans la
machine capitaliste et passe sous sa dépendance pour relayer
ses dispositifs répressifs. Les trois déterminations empiriques

699  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

du dispositif psychanalytique de la cure comme machine


perverse qui ordonneront cet examen synthétique sont celles
1°) de la nature du contrat entre analysé et analysant ; 2°) de
l’espace physique de l’analyse ; 3°) des conditions de l’effusion
du dispositif psychanalytique dans le champ social.

A. Le contrat psychanalytique et le dispositif de la


cure

1. La relation contractuelle interminable

Au cœur de la psychanalyse effective, la relation entre


analysé et analysant se fonde sur un contrat : « Dès le début, le
rapport psychanalytique s’est moulé sur la relation contractuelle
de la médecine bourgeoise la plus traditionnelle »1012. La forme
contractuelle de la relation analytique n’est pas inventée par la
psychanalyse, qui se borne à donner une « forme médicale
marchande » au complexe d’Œdipe qu’elle n’invente pas non
plus1013 . Les caractéristiques de ce contrat sont : 1°) « la feinte
exclusion du tiers »1014 , qui détermine une forme de suspens du
champ social comme Autre et inscrit la cure dans un espace

                                                                                                                       
1012
AŒ, p. 76. Les chapitres II et III du livre de Robert Castel, Le
psychanalysme, développent ce thème du contrat en psychanalyse.
1013
Ibid., p. 438.
1014
Ibid., p. 76.

700  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

clos favorable à la reproduction artificielle de la névrose au


moyen du transfert ; 2°) « le rôle hypocrite de l’argent auquel la
psychanalyse apportait de nouvelles justifications
bouffonnes », et qui donne pour contenu aux échanges
accomplis dans le cadre du contrat un « flux d’argent » contre
un « flux de paroles » ; 3°) « la prétendue limitation dans le
temps qui se dément elle-même en reproduisant la dette à
l’infini, en alimentant un inépuisable transfert, en nourrissant
toujours de nouveaux « conflits » »1015 . Avant d’en venir aux
questions du rôle de l’argent et de la dette, nous devons
considérer la mise entre parenthèse du champ social, réduit à
un hors-champ, et la création d’une névrose de transfert. C’est
là que se noue la dépendance de l’analysé que la forme du
contrat vise à perpétuer. Comme l’indique ce passage de
L’Anti-Œdipe, le caractère asymétrique du contrat a pour
corrélat son caractère interminable :
On s’étonne en entendant dire qu’une analyse
terminée est par là-même une analyse ratée,
même si cette proposition s’accompagne d’un fin
sourire de l’analyste. On s’étonne en entendant un
analyste averti mentionner, en passant, qu’un de
ses « malades » rêve encore d’être invité à goûter
ou à prendre l’apéritif chez lui, après plusieurs
années d’analyse, comme s’il n’y avait pas là le
signe minuscule d’une dépendance abjecte à
laquelle l’analyse réduit les patients. Comment
                                                                                                                       
1015
Loc. cit.

701  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conjurer dans la cure cet abject désir d’être aimé,


le désir hystérique et pleurnicheur qui nous fait
plier les genoux, nous couche sur le divan et nous
1016
y fait rester ?

La séquence argumentative que Deleuze et Guattari font


porter sur le problème d’une analyse interminable convoque le
texte de Freud sur L’analyse avec fin et l’analyse sans fin (ou
« Analyse finie, analyse infinie », traduction que suggèrent les
auteurs de L’Anti-Œdipe parce qu’elle connote l’exigence de
précision mathématique requise par le caractère concret du
problème de vie auquel renvoie l’objet du texte freudien). Dans
ce texte de 1937, Freud revient sur une conférence
« substantielle » donnée par Ferenczi en 1927 sur « Le
problème de la terminaison des analyses », conférence qu’il
interprète « malgré tout » comme « une exhortation à s’assigner
comme but non le raccourcissement, mais l’approfondissement
de l’analyse »1017 . Le double problème auquel Freud se rend
attentif porte sur la durée de la cure (et la possibilité de
l’accélérer) et la fin naturelle de la cure (ou l’existence d’un
terme naturel comme point d’aboutissement de celle-ci). La fin
de la cure comme but consiste clairement à redonner au
malade « ses droits de prendre part à la vie » : « L’analyse doit
                                                                                                                       
1016
Loc. cit.
1017
S. FREUD, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées,
problèmes, II, Paris, P.U.F., 2009 (1985), p. 262.

702  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

instaurer les conditions psychologiques les plus favorables aux


fonctions du moi ; cela fait, sa tâche serait accomplie », énonce
Freud1018 . Pour le dire autrement, il s’agit de tarir les possibilités
de résurgences de la maladie et d’imprimer une modification
radicale de la personne. L’activité analytique est donc censée
se poursuivre à l’intérieur de l’analysé après l’arrêt de la cure,
de telle sorte que le « haut degré de normalité et de rectitude
psychique » conquis le qualifie pour devenir à son tour
analyste, dans une parfaite continuité1019. La conquête d’une
telle « rectitude psychique » suppose que les troubles
névrotiques soient vaincus durablement, que leurs racines
même soient extirpées et qu’ils ne fassent pas retour1020 . Or, le
moyen de parvenir à cette fin présente l’inconvénient d’une
lenteur : la liquidation durable d’un conflit du moi avec une
pulsion semble réclamer un processus s’inscrivant lui-même
dans une certaine durée. Et Freud reconnaît qu’ « Il est
indubitablement souhaitable de raccourcir la durée d’une cure
analytique, mais la voie pour parvenir à notre objectif
                                                                                                                       
1018
Ibid., p. 265.
1019
Ibid., p. 264 : « […] on escompte que les incitations contenues dans
l’analyse personnelle ne prendront pas fin avec l’arrêt de celle-ci, que les
processus de remaniement du moi se poursuivront spontanément chez
l’analysé et qu’ils utiliseront toutes les expériences ultérieures dans le sens
nouvellement acquis. C’est en effet ce qui se produit, et dans la mesure où
cela se produit, cela rend l’analysé propre à devenir analyste ».
1020
Ibid., p. 238.

703  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

thérapeutique ne fait toujours que passer par l’accroissement


de la force d’appoint analytique que nous voulons apporter au
moi »1021 . Le succès de la thérapie dépend donc d’un rapport
dynamique entre les instances topiques, rapport dans lequel
s’insère le travail analytique pour renforcer le moi face aux
revendications pulsionnelles, véritable combat avec le patient et
contre ses résistances. Le facteur quantitatif de la force
pulsionnelle apparaît comme ce qui tient en échec le
comportement de défense du moi : plus la force pulsionnelle en
jeu est grande, plus le coefficient de difficulté de la thérapie est
élevé, et plus longue est la cure1022 . Ici intervient le débat avec
Ferenczi sur l’hypnose, comme méthode thérapeutique plus
rapide, plus immédiate, mais que s’empresse aussitôt de
condamner Freud :
L’influence exercée sous hypnose semblait être un
excellent moyen pour atteindre nos fins ; on sait
pourquoi nous avons dû y renoncer. On n’a pas
trouvé jusqu’à présent de substitut à l’hypnose,
mais on comprend, de ce point de vue, les efforts
thérapeutiques malheureusement infructueux
auxquels un maître de l’analyse comme Ferenczi a
1023
consacré les dernières années de sa vie.

                                                                                                                       
1021
Ibid., p. 245.
1022
Loc. cit. Freud évoque par ailleurs le facteur qualitatif de la libido comme
obstacle potentiel à la cure. Nous avons étudié ce point dans notre premier
chapitre.
1023
Loc. cit.

704  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Isabelle Stengers et Léon Chertok, dans un texte polémique


consacré à la répression active de l’hypnose par la
psychanalyse, reconstituent la genèse de la méthode
psychanalytique freudienne à partir de ce que Freud interprète
comme un échec de l’hypnose :
L’hypnose n’est pas seulement trompeuse. Elle est
dangereuse. Elle peut susciter un type de lien
amoureux entre l’hypnotiseur et son patient. Ce fait
était bien connu des hypnotiseurs, mais il avait été
négligé par Charcot et tous ceux qui avaient, à la
ème
fin du 19 siècle, entrepris de faire de l’hypnose
un phénomène scientifique respectable. Freud
compris cette dimension du phénomène
hypnotique lorsqu’une patiente, au réveil, lui
« passa les bras autour du coup », à sa grande
confusion. […] L’hypnose a donc déçu Freud. Elle
n’est pas capable de transformer le patient en
témoin fiable de la raison de ses symptômes. Elle
le constitue en faux témoin, qui fait passer une
fiction pour une vérité. Pire, elle subvertit les rôles,
elle transforme celui qui cherche la vérité en
acteur, partie prenante de la fiction pathologique.
Car Freud ne put croire que les tendres sentiments
de sa patiente s’adressaient à lui. Il devait s’agir de
sentiments adressés à une « tierce figure » et
transférés sur le psychanalyste. L’hypnose n’est
pas un instrument de vérité. Elle permet au patient
d’échapper à l’entreprise de vérité, de résister. Et
elle ne donne pas au thérapeute les moyens de
comprendre et de dominer ces résistances qui font
obstacles à son action. […] La création du
protocole analytique coïncide avec la définition par
Freud des moyens qui devraient lui permettre de
vaincre les résistances du patient, c’est-à-dire de
la constituer en témoin fiable des raisons de ses
symptômes. La psychanalyse n’est pas une
rupture par rapport à l’hypnose, elle cherche à

705  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

accomplir ce dont l’hypnose s’est révélée


incapable. En l’occurrence, le coup de génie de
Freud a été de transformer l’obstacle en moteur de
la cure, c’est-à-dire d’inventer un laboratoire de
type nouveau où se crée une « maladie
artificielle » centrée sur la personne du
psychanalyste, la névrose de transfert. Le patient
résiste, en faisant jouer à son thérapeute un rôle
fantasmatique, en transférant sur lui une relation
qui répète le passé, en mélangeant de manière
incontrôlable la réalité et le fantasme. Soit, mais ce
faisant, l’inconscient du patient se dévoile. Le
psychanalyste sait qu’il n’est pas impliqué
réellement dans la relation de transfert. La
dimension fantasmatique est donc purifiée, elle
devient déchiffrable. Et la tâche du psychanalyste
sera donc alors de faire prendre conscience au
patient de ce qu’il résiste et de ce que signifie la
manière dont il résiste. […] Le protocole analytique
a donc pour premier sens de créer un espace clos
et contrôlable, où le sens des symptômes
1024
apparaîtra de manière pure.

Toute la méthode psychanalytique, ordonnée à une exigence


scientifique qui constitue le patient en témoin de l’advenue
d’une vérité, au lieu de le livrer à la confusion d’un état de
transe comme il arrivait à Ferenczi de le faire, aboutit, selon
Stengers et Chertok, à la construction d’un protocole dans un
cabinet conçu comme laboratoire et à la production d’une
névrose de transfert comme « maladie artificielle ». Freud
thématise rigoureusement la notion de « névrose de transfert »

                                                                                                                       
1024
L. CHERTOK et I. STENGERS, L’hypnose, blessure narcissique, Paris,
Les empêcheurs de penser en rond, 1990, p. 19-22.

706  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans texte de 1914, « Remémoration, répétition et


perlaboration ». La répétition compulsive par l’analysé de ce qui
procède des sources de son refoulé et détermine l’apparition de
troubles pathologiques, de symptômes et d’inhibitions ne peut
être dominée et convertie en remémoration qu’à la faveur du
transfert et de la liaison qu’il instaure entre analysé et analyste.
Or, écrit Freud :
[…] le moyen principal de dompter la contrainte de
répétition du patient et de la transformer en un
motif de remémoration se trouve dans le
maniement du transfert. Nous la rendons
inoffensive et même profitable en lui accordant ses
droits et en lui laissant libre cours dans un certain
domaine. Nous lui ouvrons avec le transfert un lieu
d’ébats où il lui est permis de se déployer dans
une liberté presque totale et où il lui est assigné de
nous mettre sous les yeux tout ce qui, en fait de
pulsions pathogènes, s’est caché dans la vie de
1025
l’âme de l’analysé.

Le processus thérapeutique qui assure une transformation de


la compulsion de répétition en remémoration et prépare la
patient à surmonter les résistances consiste à désamorcer la
contrainte de répétition en favorisant son exercice dans le cadre
artificiel d’un transfert sur l’analyste. La « névrose ordinaire »
est alors remplacée par une « névrose de transfert » sur
laquelle le travail analytique peut s’effectuer plus facilement : la
                                                                                                                       
1025
S. FREUD, « Remémoration, répétition et perlaboration » in Œuvres
complètes. Psychanalyse. XII, trad. A. Berman, Paris, P.U.F., 2005, p. 194.

707  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

transposition de la névrose dans le milieu artificiel du transfert


sur l’analyste a une incidence sur la force des résistances et
elle exhibe les pulsions pathogènes, jusqu’alors inapparentes,
sur lesquelles intervenir. L’essence du transfert est d’instaurer
« un royaume intermédiaire entre la maladie et la vie, à travers
lequel s’effectue le passage de la première à la seconde »1026 . Il
n’est pas inutile d’insister sur l’ambiguïté ou le statut mixte du
transfert, à la fois artifice et expérience réelle, affirmation
simultanée de la maladie et de la vie. En effet, Freud note bien
que dans l’expérience de la névrose de transfert, le « nouvel
état a repris tous les caractères de la maladie mais il constitue
une maladie artificielle qui est en tous points accessible [aux
interventions de l’analyste] »1027 . Et, en même temps, ce nouvel
état est « un morceau de l’expérience de vie réelle, mais il est
rendu possible par des conditions particulièrement favorables et
il a la nature d’un être provisoire »1028 . Réelle et artificielle,
l’expérience de la névrose de transfert doit, à terme, permettre
au patient de liquider par un travail de remémoration la quantité
d’excitations qu’il aurait tendance à éconduire au moyen de
passages à l’acte encore soumis à la contrainte de répétition.

                                                                                                                       
1026
Loc. cit.
1027
Loc. cit.
1028
Loc. cit.

708  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La mise en suspens, dans le processus de la cure analytique,


de la névrose ordinaire transportée dans un milieu artificiel
s’accompagne donc d’une mise en suspens de la vie ordinaire
en général. C’est ce que laisse ici entendre Freud :
La meilleure façon de protéger le malade du
préjudice qu’il encourait en exécutant ses
impulsions est de l’obliger à ne prendre aucune
décision vitale pendant la durée de la cure, comme
par exemple choisir un métier, un objet d’amour
définitif, mais à attendre, pour tous ces desseins,
1029
le moment de la guérison.

Cette étonnante recommandation de Freud est sous-tendue


par la conviction que le névrosé ne peut se mettre à vivre
qu’une fois guéri, qu’une fois l’analyse terminée et poussée à
son terme. On voit sans peine le caractère crucial de savoir si
l’analyse est en droit et en fait terminable ou
interminable puisqu’une analyse interminable ou infinie ne
signifierait rien d’autre qu’une vie indéfiniment suspendue ou
différée pour l’analysé. Dans la concrétion de la névrose de
transfert, c’est donc tout à la fois l’expérience réelle qui reflue
dans le cabinet de l’analyste et s’y concentre, et la vie hors-
cabinet qui se fige et se suspend. Même si le texte
« Remémoration, répétition et perlaboration » s’achève par la
formulation d’une équivalence théorique entre les processus de

                                                                                                                       
1029
Ibid., p. 193.

709  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

perlaboration en psychanalyse et le processus d’abréaction


« des montants d’affect restés coincés du fait du refoulement »
en hypnose, Freud ne cesse d’insister sur la nécessaire
patience de l’analyste, sur l’incompressible délai de la
perlaboration, commandée par la durée interne d’une
expérience que le patient doit vivre et qui résiste à
l’objectivation, expérience par conséquent infiniment moins
rapide et brutale que celle de l’hypnose et plus compatible avec
l’exigence de maîtrise scientifique1030 . La thérapie
psychanalytique requiert de la part de l’analysé une
collaboration patiente, une certaine « prévenance pour
respecter les conditions d’existence du traitement »1031 . C’est
pourquoi le psychotique se voit exclu par avance du pacte
psychanalytique et mis en marge de toute situation
analytique par Freud : l’analyse exige, écrit-il, « que nous
allions au moi de la personne-objet pour soumettre les parties

                                                                                                                       
1030
Ibid., p. 195 : « On doit laisser au malade le temps de se plonger dans la
résistance qui lui est inconnue, de la perlaborer, de la surmonter, tandis que,
défiant la résistance, il poursuit le travail selon la règle fondamentale de
l’analyse. C’est seulement au paroxysme de cette résistance que l’on
découvre alors dans un travail commun avec l’analysé les motions
pulsionnelles refoulées qui alimentent celle-ci, le patient se convainquant de
l’existence et de la puissance de ces motions en vivant une telle expérience.
Le médecin n’a alors rien d’autre à faire que d’attendre et de laisser
s’accomplir un déroulement qui ne peut être évité et qui ne peut pas toujours
non plus être accéléré ».
1031
Ibid., p. 194.

710  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

non maîtrisées de son ça, donc pour les intégrer dans la


synthèse du moi. […] Le moi avec lequel nous pouvons
conclure un tel pacte doit être un moi normal »1032 . Le
psychotique représente la condition d’impossibilité de la cure.
Entre moi normal et moi anormal, la dissymétrie s’aggrave du
fait que si « un tel moi-normal est, comme la normalité en
général, une fiction idéale », en revanche, le « moi anormal,
inutilisable pour nos intentions, n’en est malheureusement pas
une »1033. Le contrat psychanalytique exclut donc dans une
large mesure la psychose, recrée artificiellement la névrose de
l’analysé et met en suspens son existence pour la durée de la
cure. Deleuze et Guattari, qui louent la « grande beauté qui
anime ce texte de Freud » et l’interprètent comme son
testament, lient surtout la question du caractère de plus en plus
interminable de la cure à celle du conflit psychique entre les
revendications pulsionnelles et le moi : « Comme dit Freud, est-
ce qu’on peut épuiser un « conflit » actuellement donné, est-ce
qu’on peut prémunir le malade contre des conflits ultérieurs,
peut-on même éveiller de nouveaux conflits dans un but
préventif ? »1034 . Épuiser un conflit signifie tout d’abord l’avoir
                                                                                                                       
1032
S. FREUD, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées,
problèmes, II, op. cit., p. 250.
1033
Loc. cit.
1034
AŒ, p. 77.

711  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

analysé à fond, de telle sorte qu’aucun conflit ne subsiste plus


actuellement et que le terme de l’analyse peut être fixé1035 : le
moi du patient est renforcé ou consolidé, les symptômes ont
disparu, ainsi que les angoisses ou inhibitions. Or, Freud
montre que la fixation d’un terme est une « mesure
d’extorsion » qui n’est efficace qu’à la condition de survenir à
bon moment, mais qu’ « elle ne peut donner aucune garantie
sur la pleine résolution de la tâche »1036. Car un second conflit
peut survenir à partir de la racine pulsionnelle du premier conflit
surmonté. Ou d’autres conflits peuvent survenir par la suite,
indépendamment de l’origine du conflit précédent. La
détermination d’une fin définitive de la cure dépend des attentes
de l’analyste, dont Freud montre qu’elles consistent à estimer :
[…] premièrement, qu’il est en somme possible de
résoudre un conflit pulsionnel (pour mieux dire : un
conflit du moi avec une pulsion) définitivement et
pour toujours, deuxièmement, que l’on peut réussir
à vacciner, pour ainsi dire, un homme, pendant
qu’on le traite pour un conflit pulsionnel donné,
contre toutes les autres possibilités de conflit de
cette sorte, troisièmement, qu’on a le pouvoir de
réveiller, dans le but d’un traitement préventif, un

                                                                                                                       
1035
Freud distingue l’analyse inachevée, qui n’est pas allée jusqu’au point où
les conditions de la perlaboration sont acquises, et l’analyse incomplète,
entravée par des facteurs extrinsèques.
1036
S. FREUD, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées,
problèmes, II, op. cit., p. 234.

712  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

tel conflit pathogène qui ne se trahit actuellement


1037
par aucun indice, et qu’il est sage d’agir ainsi.

Le troisième but assigné à la cure se distingue des autres en


ce qu’il n’est pas résolution d’un conflit actuellement donné,
mais anticipation d’un conflit à venir et seulement latent. Le
propos de Freud est ici critique et vise à délimiter les ambitions
thérapeutiques de la méthode psychanalytique. Le modèle dans
lequel il inscrit cette problématique d’un tarissement des conflits
actuels et latents provient du champ de l’immunologie : il s’agit
de produire l’équivalent psychique d’un vaccin pour combattre
la maladie sous sa forme affaiblie et renforcer les défenses
naturelles du patient. La névrose de transfert semble offrir un tel
équivalent car elle fait apparaître ou réapparaître un conflit, et
donc une situation qui met en péril l’équilibre psychique de
l’analysé, mais sous une forme atténuée : « La mesure de
protection ne doit pas instaurer la même situation de danger
que celle de l’affection elle-même, mais seulement une bien
moindre, comme on y parvient dans la vaccination anti-
variolique et bien d’autres procédés semblables »1038 . Freud
dégage deux procédés de « prophylaxie analytique des conflits
pulsionnels » : « produire artificiellement dans le transfert de

                                                                                                                       
1037
Ibid., p. 238-239.
1038
Ibid., p. 248.

713  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

nouveaux conflits, pourtant dépourvus du caractère de réalité,


et réveiller de tels conflits dans la représentation de l’analysé,
en en parlant et en le familiarisant avec leur éventualité »1039 .
La limite de la première méthode est triple : en premier lieu, la
situation analytique appauvrit les possibilités de produire un tel
conflit ; en second lieu, « l’analysé lui-même ne peut pas loger
tous ses conflits dans le transfert » - l’artifice d’un conflit
construit de toute pièce pour faire surgir des conflits latents à
l’intérieur du cadre de la névrose de transfert révèle ici son
incapacité à supporter la charge des conflits authentiques - ; en
troisième lieu, activer un conflit artificiel dans la relation entre
analysé et analyste implique une contradiction entre les
exigences du transfert positif (éveiller une « position tendre »
envers l’analyste) et celles du transfert négatif (rendre l’analysé
jaloux, frustré, le décevoir). Freud concède par ailleurs à propos
du transfert négatif destiné à éveiller artificiellement des
conflits : « Il est d’ailleurs exact que nous nous servons déjà
d’une telle technique dans la pratique habituelle de l’analyse.
Sinon quel serait le sens de la prescription selon laquelle
l’analyse doit être menée « dans la frustration » ? »1040 . Dans le
transfert négatif, le patient est exposé à la frustration et à la

                                                                                                                       
1039
Loc. cit.
1040
Ibid., p. 246.

714  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

stase libidinale, convoqué à renouer avec une forme de


« masochisme immanent ». L’intérêt d’ « exacerber [le] conflit
[est de] l’amener à sa configuration la plus tranchée, pour
augmenter la force pulsionnelle nécessaire à sa
résolution »1041 . Nous pouvons remarquer incidemment que
lorsque Deleuze et Guattari mentionnent, parmi les procédés de
la schizo-analyse, la technique d’une exagération du
mouvement d’artificialisation ou encore la « chiquenaude » de
la schizo-analyse, ils reprennent précisément cette technique
d’une exacerbation du conflit qu’évoque Freud. Le second
procédé consistant à « réveiller des conflits dans la
représentation de l’analysé » en lui en parlant simplement ne
rencontre, quant à lui, aucun écho chez le patient1042 .
Récapitulons. Les arguments de Freud font survenir l’alternative
suivante : ou bien la psychanalyse se donne pour ambition
d’analyser intégralement le patient et de mener l’analyse à son
terme naturel en évacuant tous les conflits passés, actuels et à
venir, mais alors on doit recourir à la névrose de transfert et à
une production artificielle de conflits nouveaux à l’aide d’un
transfert négatif, dont Freud remarque qu’il restaure un
masochisme immanent dans l’analysé ; ou bien la

                                                                                                                       
1041
Ibid., p. 246-247.
1042
Ibid., p. 248-249.

715  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

psychanalyse s’interdit le recours au transfert négatif – Freud


note qu’elle y fait cependant toujours appel dans certaines
proportions –, mais alors la cure devient interminable puisque
l’analyse n’est jamais portée au point où elle épuise tous les
conflits latents et c’est la vie du patient qui est indéfiniment mise
en suspens. Masochisme ou cure interminable sont les deux
pôles ou les deux « pinces » du double bind du contrat
psychanalytique. Tel est le raisonnement implicite qui porte les
auteurs de L’Anti-Œdipe à repérer « une abjecte dépendance à
laquelle l’analyse réduit les patients ». Le questionnement
freudien sur la technique psychanalytique s’entrelace à un
incessant questionnement éthique. Par exemple, à propos de
l’hypothèse d’une activation d’un conflit latent dans une
perspective préventive, Freud écrit :
De toutes parts, on nous mettrait en garde contre
la témérité de vouloir rivaliser avec le destin en
entreprenant des expériences si cruelles avec les
pauvres frères humains. Et de quelles sortes
seraient-elles ? Peut-on assumer la responsabilité
de détruire, au bénéfice de la prophylaxie, un
mariage satisfaisant ou de faire abandonner une
situation dont il dépend que l’analysé ait la vie
assurée ? Heureusement, on ne se trouve jamais
en position de réfléchir à la justification de telles
interventions dans la vie réelle ; on n’a
aucunement le pouvoir absolu que celles-ci
requièrent, et l’objet de cette expérimentation

716  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

thérapeutique ne voudrait certainement pas


1043
coopérer.

Mais, justement, Deleuze et Guattari suggèrent que l’analysé,


« objet de cette expérimentation », ne demande qu’à coopérer
et que tous les éléments d’une relation perverse sont ainsi
présents dans la relation analytique interminable. Ferenczi, qui
reproche à Freud son « nihilisme thérapeutique », fait observer
le caractère illégitime d’une méthode qui transforme les patients
en « contribuables à vie »1044. Dans Dialogues, Deleuze précise
son jugement sur le caractère interminable de la cure et montre
que le contrat initial tend à se convertir en un véritable
                                                                                                                       
1043
Ibid., p. 247.
1044
L. CHERTOK et I. STENGERS, op. cit., p. 34-36 : « La contestation de
Ferenczi a pour première raison l’échec pratique de la psychanalyse, qu’il eu
le courage de reconnaître bien avant L’analyse avec fin et l’analyse sans fin
de Freud. Et, contrairement à Freud, qu’il accusa de « nihilisme
thérapeutique », Ferenczi refusa de considérer comme légitime de
transformer les patients en « contribuables à vie ». Il abandonna le protocole
analytique pour une pratique hautement affective, abandonnant toute
« prétention hypocrite » à la neutralité, encourageant ses patients à le
critiquer, à dénoncer ses insuffisances et ses insensibilités, cherchant à leur
apporter une compréhension et une affection réelles, un partage de leur
souffrance seul, pensait-il, capable de les guérir. Corrélativement, Ferenczi
mit en question l’inconscient freudien : de même que les patients ont raison
de se plaindre de leur analyste, de même, Freud a-t-il sans doute tort de
considérer que les traumatismes, séductions, mauvais traitements dont ils
se plaignent ne sont que des souvenirs fantasmatiques. La tâche du
psychanalyste est alors moins de découvrir la vérité conflictuelle que
dissimulent ces plaintes que d’amener le patient à devenir capable de
comprendre et de « pardonner » à ce qui a causé le trauma, comme aussi à
son analyste ».

717  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« statut ». À la question « analyse avec fin ou analyse sans


fin ? », les faits portés par l’évolution historique des conditions
sociales d’une pratique psychanalytique permettent selon lui
d’apporter une réponse sans ambiguïté :
En découvrant entre les deux pôles le monde des
névroses, avec intégrité des facultés
intellectuelles, et même absence de délire, la
psychanalyse à ses début réussissait une
opération très importante : faire passer sous la
relation contractuelle-libérale toutes sortes de gens
qui, jusque-là, semblaient en être exclus (la
« folie » mettait ceux qu’elle frappait hors de tout
contrat possible). Le contrat proprement
psychanalytique, un flux de parole contre un flux
d’argent, allait faire du psychanalyste quelqu’un de
capable de s’insérer dans tous les pores de la
société occupés par ces cas incertains. Mais à
mesure que la psychanalyse voyait son extension
croître, à mesure aussi qu’elle remontait vers les
délires cachés sous les névroses, il semble que la
relation contractuelle, même si on en gardait
l’apparence, la contentait de moins en moins. La
psychanalyse avait réalisé en effet ce qui était
l’angoisse de Freud à la fin de sa vie : elle était
1045
devenue interminable, interminable en droit.

Le ton se fait ici plus péremptoire encore que dans L’Anti-


Œdipe ; l’argument socio-historique qui fonde l’affirmation d’un
caractère devenu interminable en droit de la cure prend appui
sur des cas « incertains » ou borderline, notamment étudiés par
André Green, pour montrer que les névrosés étant inscrits dans

                                                                                                                       
1045
D, p. 103.

718  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

la continuité d’une série d’entités pathologiques où


s’échelonnent des cas de délires plus ou moins manifestes, tout
névrosé abrite potentiellement un délirant. Le paradigme de la
relation contractuelle requise par des conflits en droit
épuisables par une cure temporaire bascule dans un paradigme
qui transforme en statut la condition de psychanalysé. Nous
préciserons plus tard le sens de l’incorporation du statut de
psychanalysé dans le secteur social1046 . Il nous faut avant tout
retenir les deux traits essentiels de la critique deleuzo-
guattarienne du contrat entre analysé et analysant en
psychanalyse : d’une part, les auteurs de L’Anti-Œdipe
prennent la précaution d’exonérer Freud des dérives de la cure,
dérives qu’il pressent et s’efforce de combattre en menant un
questionnement critique sur les ambitions de la psychanalyse,
mais sans parvenir à dépasser des ambiguïtés dont nous avons
montré qu’elles prenaient consistance sous la forme d’un
double bind de la cure. La relation analytique apparaît comme
perverse parce qu’elle place l’analysé dans la situation d’être
indéfiniment dépendant et suspendu à la cure ou humilié par
une technique de transfert négatif qui ranime un masochisme

                                                                                                                       
1046
L’argument ici exposé se noue à une analyse de la massification de la
psychanalyse pour expliquer l’émergence d’un statut social du
psychanalysé.

719  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

immanent et met au travail un instinct de mort. Et, d’autre part,


l’impossibilité de fixer un terme au bon moment avec certitude
fait toujours en droit apparaître la cure terminée comme une
cure ratée ou inachevée. L’analysé, dépendant ou dominé, est
aussi rivé au rapport psychanalytique par son endettement à
l’égard de l’analyste.

2. La dette infinie

En 1973, dans Le psychanalysme, Robert Castel analyse du


point de vue d’une sociologie critique de la psychanalyse le rôle
de l’argent dans la convention entre analysé et analyste. Il
attribue au thème de la « dette symbolique » en psychanalyse
une fonction d’occultation des conditions matérielles et
prosaïques de la pratique psychanalytique. Castel remarque
que « l’argent n’est pas une entrée dans le Vocabulaire de la
psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis qui fait autorité
en France en matière de théorie »1047. Indéterminé
théoriquement, le rôle de l’argent dans la cure est réduit à une
signification symbolique. Sans mettre en question le principe
d’un échange entre l’argent et le désir qu’implique le transfert,
Castel limite son propos à la considération des termes de
l’échange : « Ce qui est troublant, c’est le recouvrement
                                                                                                                       
1047
Ibid., p. 68.

720  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

complet des finalités économiques du paiement par ces


justifications théoriques, ainsi que la coïncidence totale censée
exister entre l’intérêt de celui qui donne et l’intérêt de celui qui
reçoit »1048. La réduction sans reste de l’économique au
symbolique, l’exacte congruence de ces deux registres sont,
selon lui, l’indice d’une opération idéaliste et d’un « déni de
réalité » de la part de la psychanalyse, c’est-à-dire un déni des
conditions matérielles réclamées dans et par sa pratique1049. Ce
déni existe aussi bien du côté de l’analyste que de l’analysé,
mais favorise essentiellement celui-là : l’analysé, que Castel
présente comme la dupe ou la « victime » de l’échange inégal
(flux de parole contre flux d’argent), ne négocie jamais
« librement » le contrat avec l’analyste. Le contrat entre
analyste et analysé ne reçoit pas extérieurement la forme d’un
rapport d’exploitation ou de domination. Castel avance
l’analogie avec la relation d’intérêt entre le prêtre et les
pratiquants, relation fondée sur le modèle d’une harmonie
préétablie :

                                                                                                                       
1048
Ibid., p. 69.
1049
Ibid., p. 68 : « C’est une bonne illustration de l’état d’aveuglement social
et politique auquel peut conduire la psychanalyse que d’entendre certains
analystes, par ailleurs théoriciens sophistiqués et qui ont de surcroît le cœur
à gauche, prétendre que la plus grande catastrophe sociale qui guette la
psychanalyse, c’est d’être remboursée par la Sécurité sociale ».

721  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’analogie avec la logique sacerdotale s’impose ici


sans mauvais esprit. Il peut exister la même
harmonie préétablie entre l’intérêt des prêtres et la
manière pour les ouailles de faire leur salut : il faut
et il suffit que le denier du culte soit sublimé en
1050
sacrifice fait à la divinité.

Il nous faut aller au-delà du domaine d’analyse sociologique


de Castel pour essayer de cerner conceptuellement ce qui
fonde la possibilité même de l’analogie qu’il invoque, à savoir le
fait que l’analysé accepte la position de l’endetté. À quoi tient
cette dette symbolique ? De quoi est-elle la dette ? Nous
retiendrons ici deux énoncés de L’Anti-Œdipe. Le premier fait
apparaître l’analyste comme un corps plein sur lequel s’inscrit
l’analysé lorsque le transfert névrotique advient : « Ce que les
psychanalystes inventent, c’est seulement le transfert, un
Œdipe de transfert, un Œdipe d’Œdipe en cabinet,
particulièrement nocif et virulent, mais où le sujet a enfin ce qu’il
veut, et suçote son Œdipe sur le corps plein de l’analyste »1051 .
Le second énoncé rapproche le psychanalyste du prêtre, saisi
en sa détermination nietzschéenne de propagateur de la
culpabilité et de la mauvaise conscience : « La psychanalyse
devient la formation d’un nouveau type de prêtres, animateurs

                                                                                                                       
1050
Loc. cit.
1051
AŒ, p. 144.

722  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de la mauvaise conscience […] »1052 . La double détermination


de l’analyste comme corps plein et comme instigateur de la
mauvaise conscience, et la condition de l’analysé comme être
essentiellement endetté nous ramènent aux déterminations
caractéristiques de la formation sociale despotique : « Il y a
toujours un monothéisme à l’horizon du despotisme : la dette
devient dette d’existence, dette de l’existence des sujets eux-
mêmes. Vient le temps où le créancier n’a pas encore prêté
tandis que le débiteur n’arrête pas de rendre, car rendre est un
devoir […] »1053 . La dette symbolique et infinie qui inscrit
l’analysé sur le corps plein de l’analyste, véritable dette
d’existence, trouve son modèle dans la dette infinie qui, dans la
formation sociale despotique, inscrit les sujets sociaux sur le
corps du despote. Par opposition aux « blocs de dette mobiles,
ouverts et finis » de l’économie primitive, où la dette inscrit le
sujet dans un système d’alliances et de prestations de dons et
de contre-dons, la dette infinie découle de l’instauration de
l’État. Elle institue le sujet comme un débiteur-né. La coupure
despotique est introduite, dans L’Anti-Œdipe, par le biais du
concept nietzschéen des « fondateurs d’État » qui imposent
une destruction des codes primitifs et provoquent

                                                                                                                       
1052
Ibid., p. 397.
1053
Ibid., p. 234.

723  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’intériorisation des instincts qui, ne pouvant plus trouver de


voies d’éviction au dehors, se retourne contre l’homme sous la
forme de la « mauvaise conscience ». Dans son étude sur
Nietzsche et la philosophie, Deleuze interprète l’apparition de la
« mauvaise conscience », de la « responsabilité » et de la
« culpabilité » dans la Généalogie de la morale en fonction de
l’hypothèse d’une association des forces réactives :
L’association des forces réactives s’accompagne
ainsi d’une transformation de la dette ; celle-ci
devient dette envers la « divinité », envers la
« société », envers « l’État », envers ces instances
réactives. Tout se passe alors entre forces
réactives. La dette perd le caractère actif par
lequel elle participait à la libération de l’homme :
sous sa nouvelle forme, elle est inépuisable,
impayable. « Il faudra que la perspective d’une
libération définitive disparaisse une fois pour toute
dans la brume pessimiste, il faudra que le regard
désespéré se décourage devant une impossibilité
de fer, il faudra que ces notions de dette et de
devoir se retournent. Se retournent contre qui
donc ? Il n’y a aucun doute : en premier lieu contre
1054
le débiteur… en dernier lieu contre le créancier.

On reconnaît dans cette association de forces réactives la


caractérisation nietzschéenne de la conception elle-même
réactive de l’inconscient : inconscient dominé par le
ressentiment et dont la puissance plastique d’oubli s’est

                                                                                                                       
1054
NPh, p. 162.

724  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

neutralisée1055 . La rencontre entre l’analysé, déjà œdipianisé


par une imprégnation familiale qui relaye les schèmes
psychanalytiques et fausse le jeu des synthèses passives de
l’inconscient, et l’analyste produit, conjointement à l’inscription
de l’analysé sur le corps plein de l’analyste, le surgissement
d’une dette impayable et le recul indéfini de la guérison dans
une cure interminable en droit. Deleuze et Guattari transfèrent
donc discrètement le schème qui leur permet de penser la
formation sociale despotique et le statut du despote à la cure
psychanalytique et au statut du psychanalyste : subordonnée
au pôle paranoïaque de la formation de souveraineté, la
machine analytique intériorise la logique du moment
paranoïaque. Le rôle de la dette dans la cure psychanalytique
et la présence du corps de l’analyste reçoivent leur sens d’une
réactivation de cette logique. L’infinitisation de la dette coïncide
avec l’apparition de la subjectivité infinie de l’analysé,
subjectivité articulée à une demande qui exprime la position
d’un être endetté (d’une dette impayable ou dette d’existence).
Si, suivant l’Histoire universelle ébauchée dans le chapitre III de
L’Anti-Œdipe, la surrection de la formation despotique
correspond au moment où « La terre devient un asile
d’aliénés », l’apparition du dispositif psychanalytique et sa
                                                                                                                       
1055
Nous développons ce point dans le 2. B. du présent chapitre.

725  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

conquête du domaine du contrôle social correspond à un


moment où la population est préparée à entrer dans le cabinet
d’un analyste1056. L’analysé, dont l’inconscient, modelé par les
effets divulgués d’une théorie réactive de l’inconscient, est lui-
même devenu réactif, réinvestit la figure de l’homme du
ressentiment écrasé par sa mauvaise conscience dans la
théorie nietzschéenne de la culture. Guattari décèle dans la
cure psychanalytique un procédé de culpabilisation qui ne
cesse d’accroître la dette, et qui l’accroit d’autant plus que la
cure ne semble pas produire les effets d’élucidation
escomptés :
[…] même s’il s’avère, à l’expérience, que la
prétendue « libre association » est rapidement
canalisée par un impitoyable téléguidage
sémiotique, l’apparence n’en demeure pas moins
sauve : il aurait pu se passer quelque chose, rien
n’interdisait expressément à la subjectivité de
renouveler l’éclairage qu’elle se porte à elle-même.
S’il n’en a pas été ainsi – hormis les minuscules
tempêtes dans le verre d’eau du transfert œdipien
-, il doit être clair, aux yeux du sujet, que la faute
n’en incombe qu’à lui-même : il n’a pas été à la
hauteur de la perche qu’on lui a tendue, et il
trouvera, en conséquence de cela, un renfort
supplémentaire de culpabilité et d’aliénation à la
personne de son analyste. Passion maso sur un
chemin de Croix sans gloire ! C’est ainsi que
l’exploration psychanalytique, comme dans une de
nos modernes grottes touristiques, ne dispensera
ses vertiges de libertés que balisés, piégés,
                                                                                                                       
1056
AŒ, p. 227.

726  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

assistés de programmes « son et lumière »


tellement bien intériorisés qu’ils épargneront à ses
guides toute intervention, tous commentaires
1057
devenus superflus.

Deleuze et Guattari peuvent ainsi justifier leur caractérisation


de la machine analytique comme machine perverse,
subordonnée à la structure sociale dominante, et assimiler la
convention psychanalytique à une variante lointaine du contrat
masochiste.

3. Réversibilité des rôles analysé/analysant :

Incidence du caractère interminable de la cure et de


l’endettement infini de l’analysé, la réversibilité des positions de
l’analysé et de l’analysant achève de rendre le contrat
psychanalytique congruent avec un contrat pervers. Cette
réversibilité est valable de l’analysé à l’analyste aussi bien que
de l’analyste à l’analysé. Deleuze fait observer dans Dialogues
que d’après les termes mêmes du contrat, l’échange d’un flux
de paroles contre un flux d’argent dispense l’analyste de parler :
« Et de quoi une analyse pourrait-elle être faite, sinon de ces
trucs où l’analyste n’a même plus besoin de parler, puisque
l’analysé les connaît aussi bien que lui. L’analysé est donc

                                                                                                                       
1057
F. GUATTARI, Cartographies schizoanalytiques, op. cit., p. 63.

727  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

devenu l’analysant, terme particulièrement comique »1058 . La


critique porte ici sur le silence du psychanalyste dans la cure,
silence identifié au « maximum d’interprétation qui passe par le
contrat et où celui-ci culmine »1059. Dans « Quatre propositions
sur la psychanalyse », texte issu d’une conférence prononcée
en 1973, Deleuze et Guattari rapportent le contrat analytique à
un rapport de forces qui dédouble celui-ci en un contrat externe
construit sur la « forme libérale-bourgeoise du contrat » et un
contrat interne à l’analyse qui « se déroule en secret, dans un
silence encore plus grand » :
[…] celui qui va échanger le flux de libido du
patient, le monnayer en rêve, en fantasmes, en
paroles, etc. C’est au croisement d’un flux libidinal,
indécomposable et mutant, d’un flux
segmentarisable qu’on échange à sa place, que va
s’installer le pouvoir du psychanalyste ; et comme
tout pouvoir, il a pour objet de rendre impuissante
la production du désir et la formation d’énoncés,
1060
bref, de neutraliser la libido.

Derrière le silence qui contraint l’analysé à devenir son propre


analyste et sous l’échange d’un flux de paroles contre un flux
d’argent, le silence plus profond d’un pacte secret intérieur à la
relation psychanalytique enveloppe un échange des conditions
d’exercice des synthèses machiniques de la production
                                                                                                                       
1058
D, p. 99-100.
1059
RS, p. 78.
1060
Ibid., p. 78-79.

728  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

inconsciente : la substitution d’un usage transcendant des


synthèses à leur usage immanent altère le fonctionnement de
l’inconscient et introduit en lui la structure de la formation de
souveraineté dont la machine analytique est le relai.
L’écrasement de la production désirante amorcé par une
imprégnation œdipienne du futur analysé par sa cellule familiale
conçue comme agent délégué au refoulement est aggravé par
l’intervention psychanalytique qui parachève la substitution d’un
enregistrement œdipien à un enregistrement de la production
désirante selon un réseau généalogique non familial1061 . Cette
substitution s’opère par un « remodelage de l’énonciation » qui
empêche la formation de certains énoncés et les reconfigure
sous la forme d’autres énoncés ordonnés au roman familial et à
la structure œdipienne. Deleuze présente comme le résultat
d’une étude de comptes-rendus de séances d’analyse le
constat d’une double tendance du psychanalyste à rejeter les
énoncés anœdipiens et à forcer l’analysé à les rectifier dans
une forme œdipienne1062. L’exemple que Deleuze cite le plus

                                                                                                                       
1061
AŒ, p. 143-144.
1062
D, p. 99 : « La psychanalyse est faite tout entière pour empêcher les
gens de parler et leur retirer toutes les conditions d’énonciation vraie. Nous
avions formé un petit groupe de travail pour la tâche suivante : lire des
comptes rendus et faire deux colonnes, à gauche ce que l’enfant a dit,
d’après l compte rendu lui-même, et à droite, ce que le psychanalyste a
entendu et retenu (cf. toujours le jeu de cartes du « choix forcé »). C’est

729  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

souvent à propos du remodelage forcé des énoncés de


l’analysé est celui du cas du petit Hans. Freud s’y live à un
« incroyable forcing » et néglige « l’agencement (immeuble-rue-
entrepôt voisin-cheval d’omnibus-un cheval tombe-un cheval
est fouetté !) il ne tient aucun compte de la tentative du petit
Hans (devenir cheval, puisque toute autre issue a été bouchée :
le bloc d’enfance […]) »1063. C’est en fonction de la catégorie
d’agencement construite après L’Anti-Œdipe que Deleuze et
Guattari adressent à Freud la critique de forcer les énoncés des
patients et de passer sous silence les éléments constitutifs du
désir, à savoir les paramètres concrets d’un agencement, mais
le geste freudien de ramener les multiplicités moléculaires à
des unités molaires et aux repères œdipiens est condamné dès
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
effarant. Les deux textes majeurs à cet égard sont le petit Hans de Freud, et
le petit Richard de Mélanie Klein. C’est un incroyable forcing, comme un
match de boxe entre catégories trop inégales. Humour de Richard, au début,
qui se moque de M. K. Tous ces agencements de désir, à lui, passent par
une activité de cartographie pendant la guerre, une distribution de noms
propres, des territorialités et des mouvements de déterritorialisation, des
seuils et des franchissements. Insensible et sourde, imperméable, Mme K.
va casser la force du petit Richard. Leitmotiv du livre dans le texte lui-même :
« Mme K. interpréta, Mme K. interpréta, Mme K. INTERPRÉTA… » On dit
qu’il n’en est plus ainsi aujourd’hui : la signifiance a remplacé l’interprétation,
le signifiant a remplacé le signifié, le silence de l’analyste a remplacé ses
commentaires, la castration s’est révélée plus sûre qu’Œdipe, les fonctions
structurales ont remplacé les images génitrices, le nom du Père a remplacé
mon papa. Nous ne voyons pas de grands changements pratiques. Un
patient ne peut pas murmurer « Bouches du Rhône » sans se faire rectifier
« bouche de la mère » […] ».
1063
Ibid., p. 98.

730  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

1972. « Tout ce qui importe à Freud, c’est que le cheval soit le


père, et puis voilà », ajoute Deleuze dans Dialogues, à propos
du cas du petit Hans. La réduction des multiplicités
moléculaires à l’enregistrement œdipien, retraduite dans la
conceptualité de Mille plateaux, consiste pratiquement « à
extraire [de l’agencement considéré] un segment, d’en abstraire
un moment, pour casser l’ensemble du désir, le devenir en
acte, et y substituer des ressemblances trop imaginaires (un
cheval-mon papa) ou des analogies de rapports trop
symboliques (ruer = faire l’amour) »1064 . Le forçage
psychanalytique des énoncés occulte donc le « réel-désir » et le
remplace par un « surcodage symbolique ». L’analyse deleuzo-
guattarienne des énoncés que déforme la psychanalyse se
concentre notamment sur la présence, en eux, d’ « indéfinis qui
ne sont pourtant pas indéterminés (des ventres, un œil, un
enfant…), des infinitifs qui ne sont certes pas infinis ni
indifférenciés mais des processus (marcher, baiser, chier, tuer,
aimer…), des noms propres qui ne sont surtout pas des
personnes »1065 . La formule « UN HANS DEVENIR –
CHEVAL », convient au désir de l’enfant parce qu’elle
neutralise les effets de surcodage prompts à instaurer un

                                                                                                                       
1064
Loc. cit.
1065
RS, p. 74.

731  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

rapport représentatif et entre à titre de paramètre dans la


construction de l’agencement du petit Hans. Si nous ramenons
le « cas » à ses éléments les plus essentiels, un tel
agencement, pensé selon le dispositif conceptuel de Mille
plateaux, présenterait, du côté de son contenu, d’une part
l’auto-position des affects dans le territoire où a lieu la chute du
cheval à laquelle assiste l’enfant (latitude) et d’autre part, à titre
d’état de chose matériel, le « fait-pipi » (longitude). Du côté de
l’expression, la formule « UN HANS DEVENIR – CHEVAL » fait
valoir un usage mineur de la langue (article et pronom indéfinis,
nom propre et verbe à l’infinitif). L’article et le pronom indéfinis
connotent le désir, orientent l’écoulement des flux car, en eux,
« Ce qui a pour contenu le désir s’exprime comme un IL, le
« il » de l’événement, l’indéfini de l’infinitif nom propre. Le « il »
constitue l’articulation sémiotique des chaînes d’expression
dont les contenus intensifs sont relativement les moins
formalisés »1066 . Le « il », ou ce qui a valeur de « il » - ici « UN
HANS »-, fait office d’opérateur diagrammatique (comme la
phrase de Vinteuil dans l’agencement amoureux proustien que
nous avons décrit) de l’agencement, c’est-à-dire d’élément qui
déclenche le processus de déterritorialisation et de
reterritorialisation qui emporte le contenu et l’expression dans
                                                                                                                       
1066
Ibid., p. 75.

732  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

un devenir-indiscernable tel que le désir du petit Hans de


devenir-cheval s’actualise. L’interprétation du cas de Hans
proposée par Freud dans Cinq psychanalyses surcode chaque
élément de l’agencement : le « fait-pipi » y est interprété
comme l’organe qui supporte le principe de la différence
sexuelle et rend possible l’identification imaginaire du cheval au
père (la sexualité entendue comme sexualité non-humaine,
selon la double thèse deleuzo-guattarienne du gigantisme et du
nanisme du désir, est donc refoulée) ; l’usage mineur de la
langue est remplacé par un usage majeur dans l’interprétation
symbolique : on rapporte les énoncés à un sujet d’énonciation
fictif qui en est la cause apparente, à un « je » personnel, au
lieu de saisir l’énoncé comme ce qui connote les multiplicités.
Le clivage du sujet en un sujet d’énoncé et un sujet
d’énonciation constitue l’un des procédés les plus efficaces
pour « empêcher la formation d’énoncés non moins que la
production de désir »1067. L’interprétation psychanalytique relaie

                                                                                                                       
1067
Ibid., p. 75 : « Il suffit de couper le IL en deux, pour en extraire un sujet
d’énonciation qui va surcoder et transcender les énoncés et d’autre part
laisser retomber un sujet d’énoncé qui prend la forme d’un pronom
personnel quelconque permutable. Les flux de désir passent sous la
domination d’un système impérialiste signifiant ; ils sont rabattus sur un
monde de représentation mentale où les intensités s’affaissent et les
connexions se défont. On a fait d’un sujet d’énonciation fictif, JE absolu, la
cause des énoncés dont le sujet relatif peut être aussi bien un je, un tu, un il

733  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pratiquement la formation de souveraineté en imposant un


clivage de l’opérateur diagrammatique (Il), clivage qui brise la
dynamique de l’agencement. L’usage majeur de la langue
subordonne le moléculaire au régime de la représentation,
linguistiquement déterminé, dans la typologie des régimes de
signes exposée dans Mille plateaux, comme ce qu’articule un
« système impérialiste du signifiant ». Ce procédé de
déformation ou remodelage des énoncés, que Deleuze et
Guattari associent à l’histoire du concept de Cogito, a pour fin
de rendre « dociles et mornes » les sujets d’énoncés, d’intégrer
les individus à l’appareil d’État démocratique qui encourage ou
contraint chacun à dire « je »1068 . La thérapie psychanalytique
porte à son efficacité maximale ce procédé de rabattement d’un
sujet d’énonciation fictif sur le sujet d’énoncé qui détruit le désir
en créant un pôle personnologique attributaire des énoncés :
« Le psychanalyse procède ainsi : elle part d’énoncés collectifs
tout faits, du type Œdipe et elle prétend découvrir la cause de
ces énoncés dans un sujet personnel d’énonciation qui doit tout
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
comme pronoms personnels assignables dans une hiérarchie et une
stratification de la réalité dominante ».

1068
Loc. cit. : « Savez-vous ce qu’il faut faire pour empêcher quelqu’un de
parler en son nom ? Lui faire dire « je » ». La question du sujet d’énonciation
comme matrice fictive des énoncés est pleinement développée par Guattari
dans « Il et Moi-Je » in La révolution moléculaire, op. cit., p. 495-507.

734  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

à la psychanalyse. On est piégé dès le début », résume


Deleuze1069 . L’opération proprement perverse de la
psychanalyse est donc ici celle par laquelle :
[…] le patient est considéré comme sujet
d’énonciation par rapport au psychanalyste et à
l’interprétation psychanalytique – c’est toi, Patient,
qui est le vrai psychanalysant !- tandis qu’il est
traité comme sujet d’énoncé dans ses désirs et
ses activités à interpréter jusqu’à ce que le sujet
d’énonciation se rabatte sur un sujet d’énoncé qui
a renoncé à tout, tout ce qu’il avait à dire, tout ce
1070
qu’il avait à désirer.

Le corrélat de la réversibilité de l’analysé en analyste est la


conversion de l’analyste en analysé. Dans L’analyse avec fin et
l’analyse sans fin, Freud pointe une spécificité de la fonction
thérapeutique de l’analyste, distinct de celle du médecin dont la
santé n’a pas d’incidence sur les traitements qu’il administre à
ses patients : un manque de normalité psychique de l’analyste
a nécessairement une incidence sur sa capacité à « saisir
exactement la situation du patient et d’y réagir de manière
efficace. C’est donc à bon escient qu’on exigera de l’analyste,
comme une part de ce qui atteste sa qualification, un assez
haut degré de normalité et de rectitude psychique »1071 . La

                                                                                                                       
1069
Ibid., p. 76.
1070
Loc. cit.
1071
S. FREUD, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées,
problèmes, II, op. cit., p. 263.

735  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

normalité psychique de l’analyste apparaît comme une


condition de l’analyse : elle garantit à l’analyste une propension
à la reconnaissance de la réalité et satisfait ainsi à l’exigence
de vérité dans la cure et, d’autre part, elle confère à l’analyste
« une certaine supériorité pour agir sur le patient comme
modèle dans certaines situations analytiques, comme maître
dans d’autres »1072 . Freud est donc fondé à reconnaître dans le
métier d’analyste l’un des métiers impossibles en raison de leur
haute exigence, aux côtés de ceux d’éducateur et d’homme
politique. Car non seulement la rectitude psychique n’est
acquise qu’avec peine par le futur analyste dans son analyse
personnelle, mais, une fois devenu analyste, son activité
thérapeutique met en péril sa santé psychique. En aidant ses
patients à surmonter leurs conflits, en les vaccinant contre le
retour de ceux-ci, lui-même peut se laisser contaminer :
Il n’y aurait pas lieu de s’étonner si, chez l’analyste
lui-même, du fait du commerce incessant avec tout
le refoulé qui, dans l’âme humaine, lutte pour sa
libération, se voient arrachées à leur sommeil
toutes ces revendications pulsionnelles qu’il peut
habituellement maintenir dans l’état de
répression. Ce sont là aussi des « dangers de
l’analyse » qui, à vrai dire, ne menacent pas le
partenaire passif, mais le partenaire actif de la
1073
situation analytique […].

                                                                                                                       
1072
Loc. cit.
1073
Ibid., p. 265.

736  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

On remarquera, dans la formulation de l’idée d’un accueil par


l’analyste des conflits intérieurs aux analysés, la tournure
impersonnelle qui présente le refoulé comme celui qui affecte
l’âme humaine en général et qu’il s’agit de réprimer, comme si
la position de l’analyste lui accordait un accès privilégié à un
inconscient en général dans lequel communiquent les
inconscients des particuliers. La répression des motions
pulsionnelles exige donc, de la part de l’analyste, une dépense
d’énergie animique supérieure à celle que concède un sujet
ordinaire. C’est pourquoi « Chaque analyste devrait
périodiquement, par exemple, tous les cinq ans, se constituer à
nouveau objet de l’analyse, sans avoir honte de cette
démarche »1074, recommande Freud. Mais cette réversibilité de
l’analyste en un analysé n’est pas seulement menée en vue
d’une normalisation psychique : elle vise à consolider le pouvoir
de l’analyste et à restaurer la dissymétrie entre analysé et
analyste en réactualisant la « supériorité » de celui-ci, à lui
garantir une position de « maître »1075 . Ainsi, dans le double

                                                                                                                       
1074
Loc. cit.
1075
La dissymétrie au sein du cabinet de l’analyste est d’une autre nature
que celle qui traverse l’institution asilaire, mais le principe sur lequel insistent
Deleuze et Guattari d’une dépendance de l’analysé à l’égard du l’analyste
n’est pas sans rapport avec l’étroite dépendance du malade à l’égard du
pouvoir du psychiatre telle que la décrit Foucault dans Le pouvoir
psychiatrique. L’argument de Deleuze, qui indique une tendance à la

737  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

échange des statuts d’analysé et d’analysant s’opère d’une part


une conversion de l’enregistrement de la production désirante
sur un réseau non familial en un enregistrement œdipien par
l’intermédiaire d’un forçage des énoncés, forçage que l’analysé
en vient à effectuer sur lui-même ; d’autre part, l’analyste se fait
à son tour objet de l’analyse pour reconstituer son pouvoir,
réintégrer les structures qu’il devra propager aux analysés.
Deleuze et Guattari retournent le lexique de la contamination
virale contre la psychanalyse et contre les effets contraignants
qu’elle exerce sur l’inconscient dans la sphère artificielle de la
néo-territorialité qu’elle invente.

B. La néo-territorialité analytique

1. La néo-réalité dans la cure : d’une scène l’autre

Du point de vue des auteurs de L’Anti-Œdipe, la


psychanalyse édifie un nouveau territoire artificiel qui tend à se
substituer à la réalité ou, du moins, à déplacer le centre de
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
transformation du contrat qui donne sa forme à la cure en un statut définitif,
repose précisément sur l’indiscernabilité croissante entre les cas de névrose
et les cas de psychose : « Si le psychiatre a mauvaise conscience, c’est dès
le début, puisqu’il est pris dans la dissociation du concept de folie : il est
accusé de traiter comme fous certains qui ne le sont pas exactement, et de
ne pas voir à temps la folie d’autres qui le sont effectivement. La
psychanalyse s’est glissée entre ces deux pôles, en disant à la fois que nous
étions tous des fous sans en avoir l’air, mais aussi bien que nous avions l’air
de fous sans l’être » (D, p. 102).

738  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

gravité de l’existence des analysés vers le moment de la cure.


Nous avons vu que le conseil de Freud donné aux analystes de
dissuader les analysés de prendre des décisions importantes
pendant la durée de la cure, conjugué au caractère interminable
de celle-ci, aboutit à une mise entre parenthèse de l’existence à
l’extérieur du cabinet de l’analyste. C’est au contraire à
l’intérieur de celui-ci que la culture artificielle d’une névrose de
transfert devient l’occasion d’une expérience dont Freud
souligne qu’elle est bien réelle, qu’elle constitue une trame de la
réalité, même si une telle réalité prend place dans l’espace de
jeu entre la maladie et la vie. La critique deleuzo-guattarienne
du dispositif de la cure et de la technique psychanalytique
radicalise l’opposition entre l’expérience de la cure sur le divan
vers lequel reflue toute la réalité, et une expérience hors cure
qui ne tient son être que de la cure dont elle prépare le matériel.
Le moyen de cette radicalisation leur est fourni par un texte de
Serge Leclaire précisément consacré au déplacement du centre
de gravité de l’analyse de la référence à la famille à la situation
analytique elle-même. La thèse de Leclaire admet un
fondement sociologique : « le déplacement du noyau vif de la
conjoncture œdipienne, de la scène familiale à la scène
psychanalytique, est strictement corrélatif d’une mutation
sociologique dont on peut repérer psychanalytiquement le

739  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ressort au niveau de l’institution familiale »1076 . La


désacralisation de l’institution familiale, qui remplissait une
fonction de normalisation de la vie sexuelle, va de pair avec un
affaiblissement de sa capacité à faire en sorte que le réel y
impose sa contrainte :
Désacralisée, l’institution familiale ne peut plus
faire que se survivre : elle n’est plus le lieu où se
perpétue le culte des mystères de la vie, elle n’est
plus qu’une organisation où un usage réglé des
choses sexuelles rencontre les impératifs
économiques ; en somme, elle n’assure plus par
elle-même la garde et le dérobement d’un réel tout-
1077
puissant […]

La famille, réduite à une entité économique, n’est plus la


scène où l’analysé rencontre le réel. Le fait que « la réalité de la
scène primitive tende à se dévoiler plus concrètement à travers
le cabinet analytique que dans le cadre de la chambre des
parents indique bien quelque chose comme le déplacement
d’un centre de gravité », note Leclaire1078 . Dans ce transport de
la relation au réel de la scène familiale au divan du
psychanalyste, c’est l’orientation de la cure qui change ; il n’est
plus nécessaire qu’elle scrute ce qui est extérieur à la situation

                                                                                                                       
1076
S. LECLAIRE, Démasquer le réel, op. cit., p. 28.
1077
Ibid., p. 30.
1078
Ibid., p. 28.

740  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

analytique puisque c’est en elle qu’advient la rencontre avec le


réel. Leclaire peut ainsi écrire :
Ce que je décris se fonde sur l’analyse de la
situation psychanalytique dans laquelle j’ai
constaté qu’il ne servait plus guère à rien,
aujourd’hui, de référer quelque représentation de
recherche, de curiosité, de rencontres magnifiques
ou terrifiantes, à la disposition figurée d’un coït
1079
entre les parents.

Pour autant, il ne congédie pas le complexe d’Œdipe ni


l’importance de la scène familiale car « ce serait méconnaître le
théâtre où continue de se représenter pour la plupart des
enfants, la scène primitive comme prologue à la tragédie
1080
œdipienne qui n’a rien perdu de son actualité » . La scène
familiale subsiste, mais à l’arrière-plan, secondarisée, dérivée
du cœur palpitant de la confrontation au réel dans le cabinet de
l’analyste. L’autonomisation de la situation analytique implique
ainsi un mouvement qui recourbe la recherche de vérité à
laquelle se ramène l’analyse vers elle-même. L’intériorisation
réflexive de l’activité analytique, cette descente en soi de
l’analyse périme tout tentative de comprendre ce qui advient
dans l’espace de la thérapie en le rapportant à un dehors, à un
événement ou élément extérieur, car c’est dans le cabinet de
consultation du psychanalyste que l’événement advient ; c’est à
                                                                                                                       
1079
Ibid., p. 30-31.
1080
Ibid., p. 30.

741  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’analyse que tout ce qui advient à l’extérieur se réfère dans une


sorte d’inversion de la téléologie vitale de l’analysé qui vit pour
mieux être analysé et non l’inverse :
Il ne suffit pas plus de recourir ici à la dimension du
transfert en évoquant, dans l’intervention, une
représentation de soi-même, analyste, ou quelque
détail figuré du cabinet de consultation. La
recherche qui se dit est celle-là même qui se
poursuit en fait, et fondamentalement, dans la
psychanalyse. […] si le divan psychanalytique est
devenu le lieu où se déroule effectivement le jeu
de la confrontation au réel, on comprendra qu’il ne
peut plus être d’appel à la castration ou de rivalité
œdipienne dont l’expérience actuelle ne se réfère
1081
en priorité à la scène psychanalytique.

Deleuze peut alors reprendre les énoncés de Leclaire et


souligner le caractère sui-référentiel qu’ils confèrent à la
psychanalyse. Celle-ci s’efface comme mouvement de
recherche du vrai pour laisser place à une psychanalyse qui
constitue le vrai et n’a donc plus à le découvrir qu’en elle, qu’à
le laisser éclore, le rôle du psychanalyste étant essentiellement
de donner lieu à cette éclosion1082 :
Est vrai tout ce qui se passe dans la psychanalyse,
dans le cabinet de l’analyste. Est dérivé ou
secondaire, ce qui se passe ailleurs. Formidable
moyen d’attachement. La psychanalyse a cessé
                                                                                                                       
1081
Ibid., p. 31.
1082
En ce sens, Leclaire écrit qu’ « être psychanalyste veut dire d’abord ne
se prendre pour rien, place ouverte au réel, prêt à tenir lieu d’objet, d’oreille
pourquoi pas » (Ibid., p. 32). « Être psychanalyste, [ajoute Leclaire,] c’est
être en position, dans la cure, de rappeler le réel » (Ibid., p. 39-40).

742  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’être une science expérimentale pour conquérir


les droits d’une axiomatique. Psychanalyse INDEX
SUI ; pas d’autre vérité que celle qui sort de
l’opération qui la présuppose, le divan est devenu
le puits insondable, interminable en droit. La
psychanalyse a cessé d’être à la recherche,
1083
puisqu’elle est constitutive de la vérité.

Deleuze pointe ici le côté contradictoire de la psychanalyse


reconfigurée par le décentrement que décrit Leclaire. D’une
part, elle revendique le statut de science expérimentale mais se
nie en tant que recherche scientifique du vrai puisque son
activité est sécrétion de la vérité. D’autre part, dans l’espace
physique où, coupée de son hors champ, l’analyse prend place,
l’artifice même du transfert nie son caractère d’artifice ou de
réalité dérivée pour devenir réalité nodale et originaire. Le
paradigme de la psychanalyse cesse alors d’être scientifique :
« Le psychanalyste est devenu comme le journaliste : il crée
l’événement », conclut Deleuze1084 . Le propos de Leclaire,
critique, vise surtout à dissiper une éventuelle de naïveté de
l’analyste qui négligerait le réel en train de se faire et de se
dérober dans l’activité analytique elle-même. Une telle naïveté
reviendrait à ne voir qu’une scène, celle où s’écrit le roman

                                                                                                                       
1083
D, p. 105.
1084
Loc. cit.

743  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

familial, en restant aveugle à la scène analytique1085. La


mutation de la pratique psychanalytique qui découle de son
recentrement sur la situation analytique implique une mutation
interne à ses opérations, une substitution de la signifiance à
l’interprétation et une suppression de tout recours à des
références extérieures1086. L’auto-référentialité de la
psychanalyse, le glissement de son statut scientifique vers une
axiomatique renvoient à une approche du désir du point de vue
de « la primauté de l’organisation littérale (signifiante) »1087. La
reconstruction de la « scène primitive » traumatique ne
s’effectue plus selon « une version figurative et dramatique
présentant une opération biologique », mais selon une
« version de référence, structurale, dévoilant le réel d’une

                                                                                                                       
1085
S. LECLAIRE, op. cit., p. 33 : « Imaginons, par exemple, que le
psychanalyste ne se rende pas clairement compte que son cabinet est
devenu le théâtre où se joue la « version de référence » de la scène
primitive ; il continuera dès lors à regarder, à travers les fantasmes de son
patient, du côté de la « chambre des parents », sans s’apercevoir que, faute
d’y prendre garde, il s’y trouve en quelque sorte, avec son fauteuil, installé :
il a bonne mine, alors, de montrer fidèlement à son patient ce qui se joue sur
une scène où il ne sait pas qu’il se trouve lui-même, malignement,
transporté ».
1086
D, p. 105 : « Le passage du signifié au signifiant : si l’on ne cherche plus
un signifié pour des symptômes qui n’en seraient plus que l’effet, si
l’interprétation fait place à la signifiance, un nouveau déplacement se
produit. Alors en effet, la psychanalyse a ses propres références, et n’a plus
besoin d’un « référent » extérieur ».
1087
S. LECLAIRE, op. cit., p. 28.

744  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

opération littérale »1088 . « Démasquer le réel » consiste alors à


atteindre, dans l’analyse, le lieu originaire de la scène primitive
en exerçant une violence « à l’encontre de la force propre qui
régit l’organisation littérale (signifiante) et le voilement du
réel »1089 . La confrontation avec le réel au sein du rapport
psychanalytique est cette violence que produit la cure ; d’où
l’idée de Leclaire que « la pratique psychanalytique est
incestueuse en son essence »1090 et que le psychanalyste doit
« se tenir en prise avec la fonction phallique », seule capable
de garantir l’articulation de l’ordre des signifiants avec le réel, le
phallus étant, selon Lacan, à la fois lettre et objet1091 . Deleuze
et Guattari montrent que, loin d’être la nécessaire jointure avec
le réel, le phallus est synonyme de castration et de coupure
avec le réel1092. Du point de vue des thèses énoncées dans

                                                                                                                       
1088
Loc. cit.
1089
Loc. cit.
1090
Loc. cit.
1091
Ibid., p. 40-41.
1092
AŒ, p. 428 : « Car le phallus n’a jamais été l’objet ni la cause du désir,
mais il est lui-même l’appareil à castration, la machine à mettre le manque
dans le désir, à tarir tous les flux, et à faire de toutes les coupures du dehors
et du réel une seule et même coupure avec le dehors, avec le réel. Du
dehors, il en pénètre toujours trop au gré de l’analyste, dans le cabinet de
l’analyste. Même la scène familiale fermée lui paraît encore un dehors
excessif. Il promeut la scène analytique pure, Œdipe et castration de
cabinet, qui doit être à elle-même sa propre réalité, sa propre preuve, et qui,
contrairement au mouvement, ne se prouve qu’en ne marchant pas, et en ne

745  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’Anti-Œdipe, le déplacement du centre de gravité de l’analyse


sur la scène analytique ne remet pas en cause la mise en
évidence du rôle de la famille comme agent délégué au
refoulement. Le microcosme de la néo-territorialité
psychanalytique ne remplace pas intégralement le microcosme
familial mais complète son action refoulante à l’égard de la
production primaire de l’inconscient par un surcodage qui ne
tient plus à l’interprétation mais à la violence immanente au
rapport psychanalytique dissymétrique et aux fantasmes qui s’y
articulent, le fantasme ayant « destitué le souvenir
d’enfance »1093 . Le surcodage accompli par la psychanalyse
s’exerce contre l’usage immanent des synthèses machiniques
de l’inconscient avec d’autant plus de forces après ce tournant
ou recentrement relevé par Leclaire1094. L’affirmation d’une

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
finissant pas ». La critique vise ici sans équivoque le livre de Leclaire,
Démasquer le réel.
1093
D, p. 101.
1094
AŒ, p. 393 : « […] c’est cela, nous l’avons vu, l’inspiration première de
la psychanalyse : elle n’ajoute pas un code à tous ceux qui sont déjà
connus. La chaîne signifiante de l’inconscient, Numen, ne sert pas à
découvrir ni à déchiffrer des codes du désir, mais au contraire à faire passer
des flux de désir absolument décodés, Libido, et à trouver dans le désir ce
qui brouille tous les codes et défait toutes les terres. Il est vrai qu’Œdipe
ramènera la psychanalyse au rang d’un simple code, avec la territorialité
familiale et le signifiant de la castration. Pire encore, il arrivera que la
psychanalyse veuille elle-même valoir pour une axiomatique : c’est le
fameux tournant où elle ne se rapporte même plus à la scène familiale, mais
seulement à la scène psychanalytique supposée garante de sa propre

746  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

complémentarité entre la scène familiale et la scène analytique


se soutient du diagnostic nietzschéen d’un retournement de la
vie contre elle-même, retournement par lequel « une libido
dépressive et épuisée peut continuer à survivre, et rêver qu’elle
survit »1095 . L’essence de la vie conçue comme conservation
d’une vie amoindrie rend compte d’un comportement du désir
névrotique qui « trouve une étrange force artificielle de végéter
dans le vide, au sein de son propre manque »1096 . D’où la
complémentarité des deux scènes : « il doit y avoir deux
avortements, deux castrations pour le désir malade : une fois
en famille, sur la scène familiale, avec la tricoteuse ; une autre
fois en clinique de luxe aseptisée, sur la scène psychanalytique,
avec des artistes spécialisés qui savent manier l’instinct de
mort […] »1097. Au « théâtre mortifère, imaginaire ou
symbolique » des scènes familiales et psychanalytiques, qui
coupe l’analysé de la « réalité réelle », Deleuze et Guattari

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
vérité, et à l’opération psychanalytique supposée garante de sa propre
réussite – le divan comme terre axiomatisée, l’axiomatique de la « cure »
comme castration réussie ! Mais, en recodant ou axiomatisant ainsi les flux
de désir, la psychanalyse fait de la chaîne signifiante un usage molaire qui
entraîne une méconnaissance de toutes les synthèses de l’inconscient ».
1095
Ibid., p. 398.
1096
Ibid., p. 399.
1097
Loc. cit.

747  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

opposent l’exigence schizo-analytique d’une « relation avec le


dehors »1098 .

2. La propagation des schèmes

Le déplacement du centre de gravité, que constate Leclaire et


dont Deleuze prend argument pour marquer la déréalisation
croissante, dans la cure, de ce qui est au dehors du cabinet du
psychanalyste, se manifeste extérieurement par une
modification du mode de recrutement des analysés, observe
Deleuze dans Dialogues : « la psychanalyse a déplacé son
centre, de la famille à la conjugalité » et le recrutement des
patients « se fait de moins en moins suivant l’arbre
généalogique familial, et de plus en plus selon le réseau des
amis (« toi aussi, tu devrais te faire analyser… ») »1099 . Là
encore, Deleuze invoque une observation pratique de Serge
Leclaire dans Démasquer le réel :
[…] il faut dire l’importance croissante que prend,
dans les cures, la mise en jeu implicite ou explicite
de ce qui se passe sur d’autres scènes, je veux
dire sur d’autres divans. Ainsi, dans le cours d’une
psychanalyse, il suffit que l’objet aimé soit déjà (ou
en vienne à s’) allongé(r) lui aussi sur un divan,
pour que la fascination des énigmes et choses

                                                                                                                       
1098
Ibid., p. 400.
1099
Loc. cit.

748  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

cachées s’installe à son tour et de tout son poids


du côté de l’autre divan ; cela est si vrai qu’il est
maintenant des analyses où les réseaux
d’allégeance des divans fréquentés par les amis et
1100
amants se substituent aux relations de parenté.

La substitution d’un réseau horizontal à la verticalité d’une


généalogie familiale dans le recrutement des analysés fait
entrer en communication les espaces clos des cabinets de
psychanalyse. Deleuze déduit de l’observation de Leclaire une
mutation de la névrose, qui cesse d’être généalogique ou
héréditaire et suit des schémas de contagion en réseaux
horizontaux ou transversaux par lesquels communiquent les
vases clos des cabinets analytiques : « La névrose a acquis sa
puissance la plus redoutable, celle de la propagation
contagieuse : je ne te lâcherai pas tant que tu ne m’auras pas
rejoint dans cet état »1101 . La caractérisation nietzschéenne du
« type dépressif moderne », distinct des « anciens névrosés, du
type hystérique ou obsessionnel », est une variation sur le
thème de la mauvaise conscience et du ressentiment, qui
soude psychanalyse et religion dans la critique deleuzo-
guattarienne de la psychanalyse et fonde l’identification du
psychanalyste à la figure du prêtre. Déjà dans Nietzsche et la
philosophie Deleuze oppose un inconscient actif à un
                                                                                                                       
1100
S. LECLAIRE, op. cit., p. 34-35.
1101
D, p. 101.

749  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

inconscient réactif. Celui-ci se singularise en premier lieu par un


investissement des traces mnésiques :
L’inconscient réactif est défini par les traces
mnémiques, par les empreintes durables. C’est un
système digestif, végétatif et ruminant, qui exprime
« l’impossibilité purement passive de se soustraire
à l’impression une fois reçue ». Et sans doute,
même dans cette digestion sans fin, les forces
réactives exécutent une besogne qui leur est
dévolue : se fixer à l’empreinte indélébile, investir
1102
la trace.

Nietzsche constitue l’hypothèse d’un inconscient réactif selon


les mêmes présupposés que ceux de l’hypothèse topique de
Freud qui distingue conscience et inconscient comme deux
systèmes d’enregistrement d’une excitation : la conscience,
système externe, est affectée par des excitations dont elle ne
retient rien tandis que l’inconscient commence par une
conversion des excitations en traces mnésiques qu’il conserve.
Deleuze prend la précaution de préciser que Freud est loin de
prendre à son compte cette hypothèse topique « et de
l’accepter sans restrictions »1103. Il souligne néanmoins la
proximité conceptuelle entre inconscient réactif et inconscient
freudien. La conservation des traces mnésiques, selon le
schème de Nietzsche, est réaction aux excitations transformées

                                                                                                                       
1102
NPh, p. 128.
1103
Loc. cit.

750  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

en traces : les forces réactives inconscientes investissent ces


« empreintes indélébiles ». Un second groupe de forces
réactives, logées dans la conscience, se conjugue avec celles-
ci et réagissent aux excitations actuelles. Ces deux types de
forces réactives ne déterminent des réactions agies que
lorsqu’une troisième force maintient la séparation de leur
domaine d’exercice respectif : l’oubli comme force active,
« force plastique, régénératrice et curative », assure le
renouvellement de la conscience, la prépare à accueillir de
nouvelles impressions. Deleuze caractérise cette faculté d’oubli
comme une force « déléguée par l’activité auprès des forces
réactives. Elle sert de « gardienne » ou de « surveillante »,
empêchant de se confondre les deux systèmes de l’appareil
réactif »1104. Le ressentiment survient quand les deux
complexes de forces réactives - conscient et inconscient - ne
sont plus séparés par l’activité d’oubli : « la cire de la
conscience est comme durcie, l’excitation tend à se confondre
avec sa trace dans l’inconscient, et inversement, la réaction aux
traces monte dans la conscience et l’envahit »1105 . Quand la
force plastique d’oubli cesse de fonctionner, les forces réactives
de fixation et de conservation des excitations dans le conscient

                                                                                                                       
1104
Ibid., p. 130.
1105
Loc. cit.

751  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et des traces mnésiques dans l’inconscient composent leur


puissance et cessent d’être agies et leur potentiel réactif
s’actualise alors entièrement. Les forces actives, qui ne
s’exercent que sur leur corrélat réactif, se trouvent réduites à
l’impuissance et ne peuvent plus s’actualiser. Le devenir-actuel
des forces réactives ne va pas sans un devenir-virtuel des
forces actives : « ne pouvant plus agir une réaction, les forces
actives sont privées de leurs conditions matérielles d’exercice,
elles n’ont plus l’occasion d’exercer leur activité, elles sont
séparées de ce qu’elles peuvent »1106 . Le trait le plus frappant
de la reconstruction deleuzienne de la dynamique du
ressentiment chez Nietzsche, comme levée du refoulement
actif, est que « tout se passe entre forces réactives » :
« Étrange combat souterrain qui se déroule tout entier à
l’intérieur de l’appareil réactif, mais qui n’en a pas moins une
conséquence concernant l’activité tout entière »1107. Le
triomphe des forces réactives sur les forces actives a lieu
« quand la trace prend la place de l’excitation dans l’appareil
réactif, la réaction elle-même prend la place de l’action, la
réaction l’emporte sur l’action »1108 . La logique du ressentiment

                                                                                                                       
1106
Loc. cit.
1107
Loc. cit.
1108
Loc. cit.

752  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ne se fonde pas sur un refoulement d’une activité productive de


l’inconscient, mais sur l’absentement d’un principe actif de
refoulement. La détermination de la topique nietzschéenne
dans la problématique d’une genèse du ressentiment est donc
symétrique et inverse à celle qui sera formalisée dans L’Anti-
Œdipe, où les forces réactives se déploient dans un
refoulement secondaire de la production désirante par l’appareil
intégrateur d’une formation de souveraineté relayée par des
agents délégués au refoulement s’insérant dans un refoulement
originaire dont ils extraient et amplifient l’opération négative.
Pour autant, les principes d’une inséparabilité des forces
actives et réactives, d’un nécessaire rapport de subordination
des unes aux autres et d’un renversement de ce rapport à
l’occasion de « variations », de « troubles eux-mêmes
fonctionnels » ou de « ratés » sont déjà présents dans
Nietzsche et la philosophie1109 . Fonctionnement réactif et
pathologique de l’inconscient, le ressentiment est « une
réaction qui, à la fois, devient sensible et cesse d’être agie.

                                                                                                                       
1109
L’importance des thèses du livre de Klossowski sur Nietzsche et le
cercle vicieux dans L’Anti-Œdipe indique non seulement la persistance d’une
problématique nietzschéenne de la genèse du ressentiment en 1972, filtrée
par sa retraduction dans des schèmes issues de la philosophie de Sade,
mais la résurgence de certaines thèses développées dans Nietzsche et la
philosophie, dont on sait l’influence qu’il eut sur Klossowski dans l’écriture de
son livre sur Nietzsche, dédicacé à Deleuze.

753  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Formule qui définit la maladie en général : Nietzsche ne se


contente pas de dire que le ressentiment est une maladie, la
maladie comme telle est une forme du ressentiment »1110 . Cette
pathologie se manifeste par une propension à haïr et à
propager la haine, c’est-à-dire à museler les formes de vie
active, à les contaminer et à propager en elle une structure
réactive. En cela, le ressentiment est intrinsèquement
pervers et Deleuze décèle la trace d’une telle détermination du
ressentiment comme perversion sous la plume de Nietzsche :
[…] la mémoire des traces est haineuse en elle-
même par elle-même. Elle est venimeuse et
dépréciative, parce qu’elle s’en prend à l’objet pour
compenser sa propre impuissance à se soustraire
aux traces de l’excitation correspondante. C’est
pourquoi la vengeance du ressentiment, même
quand elle se réalise, n’en est pas moins
« spirituelle », imaginaire et symbolique dans son
principe. Ce lien entre la vengeance et la mémoire
des traces n’est pas sans ressemblance avec le
complexe freudien sadique-anal. Nietzsche lui-
même présente la mémoire comme une digestion
qui n’en finit pas, et le type du ressentiment
1111
comme un type anal.

Le névrosé et, a fortiori, ce que Deleuze présente comme son


avatar le plus actuel, à savoir le « dépressif moderne »,
renvoient donc à la figure nietzschéenne de l’homme du
ressentiment. Si bien que la critique du principe d’un
                                                                                                                       
1110
NPh, p. 131.
1111
Ibid., p. 133.

754  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

inconscient soumis à des forces réactives et conçu à partir du


modèle du névrosé se trouve déjà chez Nietzsche, dont
Deleuze et Guattari réinvestissent la position théorique en
proposant une théorie de l’inconscient productif et actif
construite en tenant compte du modèle du schizophrène :
On peut imaginer ce que Nietzsche aurait pensé
de Freud : là encore, il aurait dénoncé une
conception trop « réactive de la vie psychique, une
ignorance de la véritable « activité », une
impuissance à concevoir et à provoquer la
véritable « transmutation ». On peut l’imaginer
avec d’autant plus de vraisemblance que Freud eut
parmi ses disciples un nietzschéen authentique.
Otto Rank devait critiquer chez Freud « l’idée fade
et terne de sublimation ». Il reprochait à Freud de
ne pas avoir su libérer la volonté de la mauvaise
conscience ou de la culpabilité. Il voulait s’appuyer
sur des forces actives de l’inconscient inconnues
du freudisme, et remplacer la sublimation par une
volonté créatrice et artiste. Ce qui l’amenait à dire :
je suis à Freud ce que Nietzsche est à
1112
Schopenhauer.

L’opposition entre Freud et Rank est évoquée dans L’Anti-


Œdipe à propos du cinquième paralogisme (le facteur actuel ou
par-après) au sujet de la durée de la cure. Rank, épinglé avec
Jung comme le représentant d’une « déviation idéaliste de la
psychanalyse », voit dans la liquidation du traumatisme de la
naissance une manière d’abréger la cure. Deleuze et Guattari
citent la remarque de Freud sur la proposition de Rank : « [Il]
                                                                                                                       
1112
NPh, p. 131.

755  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

espérait guérir toutes les névroses en liquidant plus tard, par


une analyse, ce traumatisme primitif ; ainsi, un petit fragment
1113
d’analyse épargnerait tout le reste du travail analytique » .
La difficulté de Freud à pouvoir penser rigoureusement le terme
de l’analyse, le caractère interminable de la cure, l’impossibilité
d’épuiser les conflits ont pour conséquence une forme de
résignation. Résignation à la névrose et donc à la maladie,
puisque toutes les maladies semblent s’en déduire : « Peut-être
n’y a-t-il qu’une seule maladie, la névrose, la pourriture
œdipienne à laquelle se mesure toutes les interruptions
pathogènes du processus »1114. C’est en fonction de leur
métapsychologie et de la notion de processus inconscient du
désir que les auteurs de L’Anti-Œdipe fondent la distinction
entre névrose, psychose et perversion, et non en vertu de
propriétés intrinsèques à ces entités morbides1115 . La névrose
reçoit donc la détermination schizo-analytique d’être une
interruption du processus désirant, interruption qui aboutit à la
« production du névrosé-analyse »1116 . Sa cause spécifique est
la « névrotisation » : « la névrotisation précède la névrose,

                                                                                                                       
1113
AŒ, p. 152.
1114
AŒ, p. 381.
1115
Ibid., p. 162.
1116
Ibid., p. 80.

756  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

celle-ci en est le fruit »1117 . La famille, agent délégué au


refoulement, et la psychanalyse constituent les conditions
effectives de la névrotisation en œdipianisant les sujets :
[…] on tente de névrotiser tout. Et sans doute se
conformera-t-on ainsi à la mission de la famille, qui
est de produire des névrosés par son
œdipianisation, par son système d’impasses, par
son refoulement délégué sans lequel la répression
sociale ne trouverait jamais des sujets dociles et
résignés, et n’arriverait pas à colmater les lignes
de fuite des flux. Nous n’avons à tenir aucun
compte de ce que la psychanalyse prétend guérir
la névrose, puisque guérir pour elle consiste dans
un entretien infini, en une résignation infinie, en
1118
une accession au désir par la castration ! […]

L’effet spécifique de la névrose est la contagion, la


propagation infinie de l’assujettissement de la production
désirante à la formation de souveraineté ; « la névrose comme
seule maladie, qui consiste à rendre les autres malades », est
le symptôme de la subordination du réel sub-représentatif et
moléculaire, sans intention ni finalité, à une structure intégrative
molaire1119. Ainsi, c’est la névrose, comme vecteur de
reproduction de la structure œdipienne, qui explique Œdipe1120 .
La distinction entre névrose et psychose doit alors être pensée
en termes de résistance : les névrosés se définissent par leur
                                                                                                                       
1117
Ibid., p. 435.
1118
Ibid., p. 433.
1119
Ibid., p. 320.
1120
Ibid., p. 155.

757  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

vulnérabilité à la propagation contagieuse de la névrose, mais


aussi par leur capacité à en supporter les effets organisateurs.
Les névrosés supportent l’œdipianisation et vivent en elle,
tandis que les schizophrènes y résistent et y font face par une
fuite1121 . Le motif du névrosé comme avatar de l’homme du
ressentiment est donc lisible dans la définition deleuzo-
guattarienne de la névrose comme puissance de propagation :
« Ils se chargent de réaliser la prophétie de Nietzsche : ils ne
supportent pas qu’« une » santé existe, ils n’auront de cesse de
nous attirer dans leurs rets », écrit Deleuze à propos des
névrosés1122 . L’assimilation du psychanalyste au personnage
du prêtre, au prêtre du ressentiment, dérive de la filiation
conceptuelle entre ressentiment et névrose. Le
« psychanalyste-prêtre, le psychanalyste pieux qui chante
l’incurable insuffisance d’être » redouble le prêtre nietzschéen
qui fait triompher les forces réactives1123 . La méprise de la
psychanalyse à propos du désir qu’elle interprète selon les
notions de manque, de loi et de signifiant, est la marque d’un
idéal ascétique1124 . Deleuze peut donc écrire dans Dialogues
que « Les psychanalystes enseignent la résignation infinie, ce
                                                                                                                       
1121
Ibid., p. 147.
1122
D, p. 101.
1123
Ibid., p. 129. Et NPh, p. 167.
1124
AŒ, p. 132. Et MP, p. 191.

758  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sont les derniers prêtres […] »1125 . Mais les conditions d’une
effusion de la psychanalyse dans l’ensemble du champ social
et dans les familles entendues comme les matrices de la
névrotisation dépassent l’espace clos du cabinet de l’analyste.
Nous devons à présent identifier les vecteurs de la névrotisation
du corps social.

                                                                                                                       
1125
D, p. 100. Guattari reprend et approfondit le rapprochement entre la
psychanalyse et la religion dans Cartographies schizoanalytiques, tout en
marquant le côté purement formel de la psychanalyse comme religion de
second ordre : « Le caractère original et insidieux de la méthode
psychanalytique réside donc dans ce qu’elle procède à un minimum de
levée de contraintes qui pèsent ordinairement sur le discours et qu’elle
engendre l’illusion que, par elle, certaines singularités de désir pourraient
accéder à l’expression, tout particulièrement dans la sphère de la sexualité.
Alors que la religion impose à la subjectivité un corsetage à ciel ouvert – si
j’ose dire – la psychanalyse lâche du leste aux énoncés afin de concentrer
ses efforts sur le remodelage de l’énonciation. On peut dès lors considérer
qu’elle n’est qu’une religion au second degré, une religion de pure forme,
ses textes sacrés – l’Ancien Testament freudien et le Nouveau Testament
lacanien – n’ayant d’autre rôle que de fixer une armature extrinsèque à des
pratiques rituelles à peu près vides de contenu : quelques formules passe-
partout, quelques incitations à partir desquelles, en principe, une libre
expression est autorisée. Mais en principe seulement ! Car, en fait, il ne sera
que très peu fait usage de cette licence énonciative, toute velléité
d’affranchissement de l’« analysant » se heurtant au dispositif de la cure – le
cérémonial des séances, la camisole du transfert, les interprétations à
l’emporte-pièce qui s’imposent d’elles-mêmes, de telle sorte que l’analyste
n’est même plus tenu de les proférer et que, sous couvert de neutralité et de
pure écoute des jeux du signifiant, il est de plus en plus fréquemment amené
à se retrancher derrière un mutisme ostentatoire, un hiératisme de
pacotille » (op. cit., p. 62-63).

759  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

C. Du divan au champ social

1. Psychanalyse et familialisme

Si la mission des familles est de produire des névrosés par


œdipianisation, la question se pose de savoir comment la
psychanalyse transporte en elles ses schèmes structurants et
les amène à jouer à l’Œdipe1126 . Nous avons vu comment, pour
Deleuze et Guattari, la famille s’insérait dans les repérages
immanents à la production désirante et trouvait dans le
refoulement originaire, c’est-à-dire dans le mouvement d’une
pulsion de mort repoussant les machines désirantes, un point
d’ancrage pour introduire le refoulement secondaire et réprimer
la vie inconsciente du désir. Ce que les auteurs de L’Anti-Œdipe
nomment « paralogisme du déplacement » ne désignait pas
seulement une opération formelle, mais une conversion réelle
de l’inconscient, une force capable de détourner les synthèses
machiniques de leur usage immanent. Le passage d’un plan
formel épistémologique, celui de la théorie psychanalytique, à
un plan où s’exerce une causalité réelle implique un essaimage
des schèmes psychanalytiques dans l’ensemble du corps
social. Dans Cartographies schizoanalytiques, Guattari résume

                                                                                                                       
1126
AŒ, p. 427.

760  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

cette conquête du corps social par la psychanalyse en


recourant encore à l’image d’une propagation virale :
En dépassant son exercice élitaire – la scène du
divan -, en gagnant sans cesse plus de terrain
dans les équipements de santé, dans l’université,
les médias…, la psychanalyse est parvenue à
requalifier la mission sacerdotale de ses chapelles
instituées qui se trouvèrent progressivement
déchargées de leurs anciennes responsabilités
thérapeutiques et mise en position, sinon de
supervision directe à tout le moins de surcodage
théologique de fonctions de culpabilisation et de
normalisation qui opèrent dans la psyché collective
au travers d’une multitude de relais moléculaires, à
1127
la manière de vagues virales.

Le passage du contrat au statut, que relève Deleuze parmi les


mutations sociologiques de la psychanalyse qu’il inventorie
dans Dialogues, appartient à ce mouvement général de
propagation de la psychanalyse à travers des relais sociaux.
L’exemple des points de salaire supplémentaires auxquels
donne droit une analyse est à cet égard particulièrement
frappant et démontre une intégration complète de la
psychanalyse au corps social : « Il arrive que des années
interminables de psychanalyse donnent des « points de
salaire » supplémentaires aux travailleurs sociaux ; on voit la
psychanalyse pénétrer partout dans le secteur social »1128 . La

                                                                                                                       
1127
F. GUATTARI, Cartographies schizoanalytiques, op. cit., p. 64.
1128
D, p. 104.

761  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

mutation de la psychanalyse sur un plan socio-historique,


indépendante des mutations théorico-pratiques internes à la
psychanalyse, fait en partie l’objet de l’étude de Jacques
Donzelot, La police des familles, dont Deleuze écrit la postface,
« L’ascension du social ». Bien que postérieur à L’Anti-Œdipe,
cet ouvrage met en lumière les voies de communications entre
les opérations psychanalytiques, ses « paralogismes », et les
relais sociaux qui donnent une effectivité à ces schèmes,
modifient réellement l’inconscient et préparent les futurs
analysés à entrer avec leur Œdipe dans le cabinet de l’analyste.
Donzelot explique notamment dans son étude comment se
nouent famille et psychanalyse dans l’affrontement entre d’une
part le mouvement des néo-malthusiens, favorables au contrôle
des naissances et à l’avortement et qui donnera naissance au
Planning familial, qui rompt avec les thèmes utopistes et
anarchistes et se donne pour but « la famille heureuse », et,
d’autre part, le mouvement dit populationniste, qui disparaît
mais se poursuit dans le mouvement familialiste. Celui-ci
s’approprie le motif de la sexualisation comme moyen de
renforcer la famille :
[…] il est facile d’observer une nervure
ininterrompue menant des populationnistes du
début du siècle aux spécialistes actuels de
l’animation de la vie familiale et de la libération
sexuelle : étrange continuité du mouvement

762  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

familialiste qui opère un retournement à son usage


1129
du thème de la libération sexuelle.

La libération sexuelle, loin d’être une mise en crise de


l’institution familiale, en devient l’alliée. Donzelot déploie la
chaîne logique qui passe entre ces différents groupes et montre
que l’École des parents, qui émergence au sein du courant
populationniste vers 1929 en France et dont les deux piliers,
Georges Mauco et André Berge ont reçu une formation
psychanalytique, fait entrer la psychanalyse dans la prise en
charge pédagogique, médicale et sociale des problèmes
familiaux suivant deux étapes successives1130 . Tout d’abord, en
proposant des conférences destinées aux familles, et où des
spécialistes de psycho-pédagogie diffusent des conseils
d’inspiration psychanalytique à propos des cas d’enfants
« difficiles » en se fondant sur l’étiologie de la délinquance. Et
ensuite en organisant « des groupes d’intervention sur la vie
sexuelle et familiale » :
De l’inadaptation infantile, on en arrive aux
problèmes du couple sans quitter le registre
« scientifique de la prévention et de la qualification
éducative. À travers les présentations d’enfants,
                                                                                                                       
1129
J. DONZELOT, La police des familles, Paris, Minuit, 2005 (1977), p. 172.
1130
Les objectifs de cette École des parents sont : « a. apprendre aux
parents à s’éduquer et à s’instruire mutuellement pour faire de leurs enfants
de futures valeurs sociales et morales ; b. travailler à une renaissance de
l’esprit familial en France ; c. sauvegarder les droits de la famille sur
l’enfant ; d. réaliser l’union sacrée par la famille » (Ibid.).

763  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

les animateurs de l’École des parents, les


psychanalystes, les psychiatres disent percevoir
une autre demande, celle des parents. Plus ou
moins déguisée, estiment-ils, parce qu’il n’y a pas
d’interlocuteur qualifié pour la recevoir. Alors, les
parents utilisent leur enfant comme moyen indirect
pour parler d’eux-mêmes. Ils désignent à travers
lui une blessure, un accident qui leur serait arrivé,
ou bien ils mettent en avant par lui un symptôme
de leurs propres difficultés. L’enfant-accident et
l’enfant-symptôme : deux thèmes qu’il ne faut pas
confondre, puisqu’ils renvoient à des réalités
différentes, mais qui trouvent une unification
1131
stratégique dans le langage « psy ».

On voit comment l’intervention psychanalytique dans le


champ familial et la prise en charge du problème de la sexualité
dans le couple conjugal dérive d’une intervention de la
psychopédagogie et de la prise en charge du problème éducatif
par les groupes et associations d’aide aux familles. La question
de l’enfant, trop protégé ou délaissé et mal-aimé, cristallise les
angoisses vécues dans la relation conjugale. C’est là
qu’émerge la question du désir, question proprement
psychanalytique :
Double surface d’émergence du thème de l’enfant
désiré : par la critique de la famille pauvre, trop
prolifique ; par la critique de la famille moyenne, de
son égoïsme reproductif et de ses conséquences
pathologiques sur la mère et l’enfant. L’enfant trop
peu désiré et l’enfant trop désiré ; dénominateur
commun : le désir. Le désir qui apparaît alors

                                                                                                                       
1131
Ibid., p. 175.

764  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

domaine légitime d’intervention au moins autant


1132
que de libération.

L’École des parents rencontre donc la psychanalyse pour


faire face à des questions de normalisation sociale ; elle fait de
la psychanalyse sa technique privilégiée pour moderniser les
réponses aux problèmes posés par la vie relationnelle, et le
désir en vient à constituer le noyau de l’ensemble de ces
interventions. La demande des parents semble trouver une
réponse appropriée dans les conseils psychopédagogiques et
relationnels issus de la psychanalyse et de ses catégories
conceptuelles1133 . Cette demande préexiste bien à la
psychanalyse, qui ne crée pas les problèmes à l’origine des
angoisses manifestée dans la relation conjugale ; elle se
formule dans les termes de l’interprétation qu’en proposent les
spécialistes consultés. Les catégories psychanalytiques,
diffusées dans les conseils aux parents, structurent la
demande, l’orientent et déterminent une modification du désir,
                                                                                                                       
1132
Ibid., p. 176.
1133
Ibid., p. 193 : « Les centres médico-psycho-pédagogiques sont
certainement les meilleurs endroits pour apprécier la capacité perfusive de la
psychanalyse dans le champ familial. En désignant à la base de l’échec
scolaire une mauvaise régulation des images, la technique « psy »
n’incrimine pas une personne en particulier, ni un comportement erroné,
mais les relations établies à l’intérieur de la famille et les représentations
mentales inconscientes de ses membres. Elle ne pratique pas la sommation
de changer de normes, mais l’incitation à une rééquilibration des attitudes au
nom de leurs effets sur les autres membres ».

765  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

ou, du moins, du rapport au désir et à la sexualité au sein des


familles. Le chapitre II de L’Anti-Œdipe, « Psychanalyse et
familialisme », dans lequel sont mis en évidence les
paralogismes de la psychanalyse et la connivence entre la
famille comme agent délégué au refoulement et comme point
d’ancrage privilégié de la production sociale dans la vie du désir
et, d’autre part, les schèmes issus de la psychanalyse, renvoie
à cette réalité d’un essaimage des schèmes psychanalytiques
dans l’ensemble du corps social et dans les familles par la
médiation d’organisations telles que l’École des parents.
Donzelot constate que la psychanalyse s’impose comme
technique d’ajustement de la famille aux appareils sociaux à la
faveur d’un double « desserrement » qu’elle introduit d’un côté
dans les nosographies psychiatriques et, de l’autre, dans
« l’étau familial » :
En jouant sur la stratégie éducative de la famille,
elle y introduit un souci d’observance des normes
sociales sans la heurter de front mais, c’est le cas
de le dire, prenant appui sur son désir. Elle la
rendra perméables aux exigences sociales, bonne
1134
conductrice des normes relationnelles.

Dans sa postface à La police des familles, Deleuze insiste sur


l’hypothèse selon laquelle « la psychanalyse s’est établie très
vite dans un milieu hybride de public et de privé, et que ce fut là
                                                                                                                       
1134
Ibid., p. 187.

766  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

une raison fondamentale de son succès »1135 . Les conditions de


la conquête par la psychanalyse d’une position dans le champ
social se mettent en place de manière contingente. D’après la
théorie de l’Histoire universelle du chapitre III de L’Anti-Œdipe,
Deleuze et Guattari affirment que le capitalisme naît de la
rencontre contingente entre la propriété privée et la production
marchande, la propriété privée découlant elle-même de la
rencontre entre « des flux de richesses convertibles possédées
par des capitalistes et un flux de travailleurs possédant leur
seule force de travail […] »1136 . De même, la rencontre entre la
famille et la psychanalyse a lieu de façon contingente, à la
faveur d’une mutation de la famille dont Jacques Donzelot
retrace les étapes, et qui mène d’un ancien régime familial,
caractérisé par un primat de la filiation et une concentration de
l’intérêt familial sur la visibilité extérieure de son pouvoir – c’est-
à-dire sur l’attention portée à la bonne renommée liée à la
nécessité de contracter des alliances utiles –, jusqu’à la famille
libérale avancée, tournée vers sa vie relationnelle interne et
privée de pouvoir effectif. Le psychanalyste propose à la cellule
familiale une technique relationnelle qui rassemble la fonction
du prêtre et du médecin, de la confession et de l’expertise. Sur

                                                                                                                       
1135
Ibid., p. 218.
1136
AŒ, p. 164.

767  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

le prêtre, auquel il se substitue en tant que confesseur, le


psychanalyste a l’avantage d’être moralement neutre. Libre de
toute attache à un code déontologique, contrairement au
médecin, il retourne la demande d’expertise vers ceux qui la
sollicite pour les placer en position de se responsabiliser, se
contentant de pointer des déficits de communication entre les
membres de la famille. Repliée sur elle-même, affranchie du
besoin de rendre visible au dehors sa respectabilité et sa
puissance en vue de contracter des alliances, la famille
moderne libérale connait une intensification des relations qui
l’animent. Donzelot associe la « dévitalisation » de la famille, sa
perte du rôle de « protagoniste social autonome » au maintien
de la distribution des fonctions du père, de la mère au sein de la
famille, « mais en réduisant à l’état de squelette leur ancien
agencement stratégique, qui ne vaut plus que comme
constellation d’images, surface d’induction des relations,
simulacre fonctionnel »1137 . Le repli de la famille sur elle-même
comme un microcosme dans la société, la conservation
formelle mais privée de pouvoir des rôles familiaux sous la
forme de simulacres, la structuration de ces images selon des
combinaisons supposées garantir un équilibre interne et dont
les schèmes psychanalytiques donnent la clef sont les trois
                                                                                                                       
1137
J. DONZELOT, op. cit., p. 204.

768  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

traits définitoires de la famille libérale que décrit Donzelot, traits


qui reprennent la détermination deleuzo-guattarienne du statut
de la famille dans la formation de souveraineté capitaliste à la
fin du troisième chapitre de L’Anti-Œdipe, où la mutation de la
famille était déjà suggérée :
[…] au lieu que cette famille soit une stratégie qui,
à coups d’alliances et de filiations, s’ouvre sur tout
le champ social, lui soit coextensive et recoupe ses
coordonnées, elle n’est plus qu’une simple tactique
sur laquelle se referme le champ social, à laquelle
il applique ses exigences autonomes de
reproduction, et qu’il recoupe de toutes ses
dimensions. […] tout a changé, parce que la
famille, au lieu de constituer et de développer les
facteurs dominants de la reproduction sociale, se
contente d’appliquer et d’envelopper ces facteurs
dans son propre mode de reproduction. Père,
mère, enfant deviennent ainsi le simulacre des
images du capital […], si bien que ces images ne
sont plus du tout reconnues dans le désir
1138
déterminé à en investir seulement le simulacre .

Donzelot développe les intuitions de Deleuze et Guattari et les


vérifie sur un plan d’analyse socio-historique. La « Sainte
famille », rencontre du familialisme et de la psychanalyse, entre
en scène historiquement quand la famille libérale, animée par
deux mouvements antagonistes de fuite de chaque membre de
la famille vers un dehors où s’accomplir individuellement et de
repli sur une cellule familiale délestée de l’obligation de paraître

                                                                                                                       
1138
AŒ, p. 315.

769  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

au dehors, offre à la psychanalyse un espace interstitiel dans


lequel loger son intervention technique, comme l’explique
Donzelot dans ce passage central de La police des familles :
Voici donc la famille libérale avancée : un résidu
de féodalité dont les contours internes et externes
s’effacent sous l’effet d’une intensification de ses
relations et d’une contractualisation de ses liens ;
une sorte de tourniquet incessant où le niveau de
vie, le comportement éducatif, le souci
d’équilibration sexuelle et affective s’entraînent
mutuellement dans une recherche ascensionnelle
qui concentre à chaque tour un peu plus la famille
sur elle-même ; un composé instable à tout
moment menacé de défection par ses membres,
du fait de cette fébrilité relationnelle qui les expose
aux tentations du dehors, de cette survalorisation
aussi du dedans qui rend la fuite d’autant plus
nécessaire ; un lieu entrouvert, hanté en
permanence par le désir d’un repli sur lui-même
qui restaurerait son ancienne puissance au prix de
l’intégrité individuelle de ses membres ou,
inversement, par la tentation du renoncement qui
les priverait de cette dernière part d’identité qu’elle
procure en dehors de la discipline sociale. […] Et
voici la chance historique des « psy », dans cette
double tendance centrifuge et centripète de la
famille, qui fait apparaître un espace intermédiaire
entre l’en-famille et l’hors famille, une zone en
pleine expansion sillonnée par le va-et-vient
incessant des tourmentés du dedans et des égarés
du dehors. Position stratégique entre des
tentations inverses et circulaires qu’ils vont être
seuls à pouvoir occuper par leur disposition à gérer
1139
l’instabilité.

                                                                                                                       
1139
J. DONZELOT, op. cit., p. 206.

770  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Rencontre contingente, donc, entre famille et psychanalyse,


qui permet au psychanalyste d’investir immédiatement un
secteur mixte : le social. Le psychanalyste gagne sa position
dans le champ social en se distinguant tout à la fois du
psychiatre (ordre psychiatrique), du policier (ordre judiciaire), du
travailleur social (« il ne vient pas chez vous, il ne vérifie pas ce
que vous dites, il n’invoque aucune contrainte »). L’éclairage
rétrospectif que le livre de Donzelot apporte en 1977 à L’Anti-
Œdipe nous permet de donner un contenu plus déterminé au
paralogisme du déplacement, qui assure la communication de
l’ordre formel des paralogismes et leur prise de pouvoir
effective sur les synthèses passives de l’inconscient à travers la
famille.

2. De l’asile comme « famille artificielle » à la famille


libérale avancée

Les points d’ancrage du paralogisme du déplacement en


1972 sont centrés sur le rapport entre psychanalyse et
psychiatrie, étudié par Foucault, et dont Castel poursuit l’étude
en 1973 dans Le psychanalysme : « il est difficile d’ajouter
quelque chose aux analyses de Foucault, puis de Robert
Castel, quand ils montrent comment la psychanalyse a poussé
sur ce sol de la psychiatrie », écrit Deleuze en 1977 dans

771  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Dialogues1140 . La croissance de la psychanalyse sur un sol


psychiatrique, puis son émancipation progressive aboutissent,
selon Deleuze, à l’émergence de deux tendances dominantes
dans la psychanalyse. D’une part son extension et sa diffusion
tendent à la dissoudre et à la répandre dans l’air du temps.
N’étant plus seulement confinée à l’espace clos du cabinet de
consultation, la psychanalyse se propage dans divers secteurs
socio-économiques : la récupération des schèmes
psychanalytiques par le marketing, les techniques de thérapie,
les pratiques de médiation sociale témoignent d’une telle
dissolution. D’autre part, sa conservation par Lacan et ses
disciples lui confèrent une rigueur formelle extrême en
sollicitant, pour la réélaborer, la linguistique et les
mathématiques1141. En amont de ce développement bifide de la
psychanalyse, Deleuze et Guattari se réfèrent à Foucault et à
ses recherches sur la folie et l’institution asilaire pour étayer et

                                                                                                                       
1140
D, p. 102-103.
1141
D, p. 100 : « […] dans la psychanalyse beaucoup de choses ont changé.
Ou bien elle s’est noyée, elle s’est répandue dans toutes sortes de
techniques de thérapie, d’adaptation ou même de marketing, auxquelles elle
apportait sa nuance particulière dans un vaste syncrétisme, sa petite ligne
dans la polyphonie de groupe. Ou bien elle s’est durcie, dans un affinement,
un retour à Freud très hautain, une harmonie solitaire, une spécification
victorieuse qui ne veut plus d’alliance qu’avec la linguistique (même si
l’inverse n’est pas vrai) ».

772  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

préciser leur conception d’un lien entre famille, psychiatrie,


psychanalyse et complexe d’Œdipe :
e
Depuis le XIX siècle, l’étude des maladies
mentales et de la folie reste prisonnière du postulat
familialiste et de ses corrélats, le postulat
personnologique et le postulat moiïque. Nous
avons vu, à la suite de Foucault, comment la
e
psychiatrie du XIX avait conçu la famille à la fois
comme la cause et le juge de la maladie, et l’asile
clos comme une famille artificielle chargée
d’intérioriser la culpabilité et de faire advenir la
responsabilité, enveloppant la folie non moins que
sa cure dans un rapport père-enfant partout
1142
présent.

Sur le point soulevé par Deleuze et Guattari d’un modèle


familial de l’asile, ou de l’asile comme prolongement de la
famille, la position de Foucault évolue : il rompt avec cette vue
au profit de l’hypothèse selon laquelle « l’asile du XIXe siècle a
fonctionné sur un modèle de micro-pouvoir proche de ce qu’on
peut appeler le pouvoir disciplinaire, qui est en lui-même, dans
son fonctionnement, tout à fait hétérogène à la famille »1143 .
Mais la famille se superpose à ce système disciplinaire, qui
s’exerce à son profit, à partir de 1860-1880. Ce revirement de la
pensée foucaldienne n’a pas d’incidence sur le sens de la
référence de L’Anti-Œdipe aux thèses de Foucault ; il permet au

                                                                                                                       
1142
AŒ, p. 430.
1143
M. FOUCAULT, Le pouvoir psychiatrique, Paris, Seuil, Gallimard, 2003,
p. 123.

773  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

contraire de mieux rendre compte de ce que visent Deleuze et


Guattari en invoquant les recherches foucaldiennes sur la
psychiatrie du XIXe siècle. C’est dans la leçon du 5 décembre
1973 au Collège de France, publiée dans Le pouvoir
psychiatrique, que Foucault formule peut-être le plus clairement
cette mutation qui va convertir l’asile en « famille artificielle ».
Foucault met en évidence une charnière entre deux âges de la
psychiatrie. Les doctrines et pratiques du premier âge de la
psychiatrie s’organisent autour de la conviction que « le milieu
familial est absolument incompatible avec la gestion de toute
action thérapeutique »1144 . Les principaux motifs de cette
incompatibilité, énoncés notamment chez Esquirol, sont les
suivants : 1°) la famille rappelle au malade sa folie, or il faut l’en
distraire pour qu’il puisse guérir ; 2°) elle est cause ou occasion
de l’aliénation et constitue le fond sur lequel se détache la folie ;
3°) le « soupçon symptomatique » du malade le porte à
imputer à son entourage immédiat l’origine de ses souffrances ;
4°) la famille abrite des rapports de pouvoir ou de souveraineté
qui, parce qu’ils sont eux-mêmes constitutifs de la folie,
empêchent la guérison du malade, et qui peuvent par surcroît
entraver l’action thérapeutique du médecin en parasitant son
pouvoir. Toute la démonstration de Foucault tente de cerner le
                                                                                                                       
1144
Ibid., p. 99.

774  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

point de basculement du discours psychiatrique en un discours


de la famille et sur la famille. Ce basculement implique une
mutation de la famille, assignable à la loi de 1838 qui en
redéfinit l’extension en durcissant le partage entre une famille
au sens large et une famille proche. La loi de 1838 sur « la
prise de possession du fou » fait prévaloir l’internement sur
l’interdiction, procédure plus lente qui laisse au fou le temps de
nuire à son cercle familial le plus étroit. L’internement brutal du
fou à la demande et au bénéfice de la famille proche a pour
double corrélat une intensification de celle-ci, qui prépare
l’intensification de la vie familiale dont parle Donzelot à propos
de la famille libérale avancée, et une mise à distance de la
famille élargie, à laquelle se substitue le pouvoir d’État1145 . La
concomitance de l’entrée à l’asile et d’une nécessaire rupture
avec la famille se marque par un ensemble de techniques de
                                                                                                                       
1145
Loc. cit. : « C’est que le pouvoir d’État ou, disons, un certain pouvoir
technico-étatique entre en quelque sorte comme un coin dans le système
large de la famille, s’empare, en son propre nom, d’un certain nombre de
pouvoirs qui étaient ceux de la famille élargie, et prend appui, pour exercer
ce pouvoir qu’il vient de s’approprier, sur une entité, je ne dis pas
absolument nouvelle, mais une entité nouvellement découpée, renforcée,
intensifiée, et qui va être la petite cellule familiale. […] La petite cellule
familiale constituée par ascendants et descendants, c’est une sorte de zone
d’intensification à l’intérieur de cette grande famille qui, elle, est dépossédée,
court-circuitée. Et c’est le pouvoir d’État ou, dans le cas occurrent, le pouvoir
technico-étatique qui va isoler et prendre appui sur cette famille courte,
cellulaire, intense, qui est l’effet de l’incidence d’un pouvoir technico-étatique
sur la grande famille ainsi dépossédée ».

775  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

contrôle et d’exercices orthopédiques dans l’asile, qui


empruntent leur modèle à l’institution militaire, à l’atelier, à
l’école, à la caserne et ont pour point commun « un type de
contrainte qui est entièrement extra-familial »1146 . Le premier
âge de la psychiatrie est donc « l’âge de la conquête armée
pure et simple », l’âge des chaînes dans lesquels on enserre le
fou, tandis que son deuxième âge est celui des « sentiments
d’humanité », de « l’installation et de la colonisation en
profondeur. Et cette colonisation en profondeur se fait par
l’organisation du modèle familial ; c’est en introduisant la famille
dans ces traditions et ces erreurs des peuples sauvages que
l’on commence l’œuvre de colonisation »1147 . Foucault fait
allusion à un texte de 1854 de Fournet qui affirme la valeur
thérapeutique de la famille et invoque à titre de preuve le
comportement paternaliste et les valeurs de « paix, de
bienveillance, de dévouement » par lesquels missionnaires et
colons guérissent préjugés et fausses croyances des peuples
sauvages. Foucault résume ainsi le passage au deuxième âge
de la psychiatrie :
Vers les années 1850-1860, on commence à voir
formuler l’idée, d’abord, que le fou est comme un
enfant ; deuxièmement, que le fou doit être placé

                                                                                                                       
1146
Ibid., p. 108.
1147
Ibid., p. 110.

776  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans un milieu analogue à la famille bien que ce


ne soit pas la famille ; et enfin, troisièmement, que
ces éléments quasi-familiaux ont en eux-mêmes
1148
une valeur thérapeutique.

La naissance de ce que Foucault nomme les systèmes


disciplinaires, systèmes d’intégration des individus marginaux
ou anormaux aux appareils de productions, aux appareils d’État
et au processus de capitalisation est contemporaine
d’une « réactivation du sentiment familial [et de]
l’investissement de toutes les fonctions familiales » à l’intérieur
des cliniques et maison de santé ainsi que dans certaines
structures asilaires. Famille artificielle, l’institution psychiatrique
est aussi bien une « sur-famille » qu’une « sous-famille » :
« C’est une sur-famille dans la mesure où elle est la famille
idéale, qui fonctionne à l’état pur, la famille telle qu’elle devrait
toujours être ; et c’est dans la mesure où elle est la vraie
famille, qu’elle a bien la fonction orthopédique qu’on lui
prête »1149 . C’est une sous-famille car elle ne réactive les
sentiments familiaux que pour le bénéfice de la famille proche
authentique. De ce point de vue, la réactivation de sentiments
familiaux (reconnaissance à l’égard des parents, etc.) devient
l’indice d’une guérison du malade. Le double transfert du

                                                                                                                       
1148
Ibid., p. 109.
1149
Ibid., p. 115.

777  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

modèle familial dans les systèmes disciplinaires et des


techniques disciplinaires dans la famille transforme celle-ci en
un espace de contrôle ou en « petite école » (et nous
retrouverions sur cette ligne de mutation l’École des parents
comme dispositif d’auto-élucidation et d’auto-transformation de
la famille comme système de techniques disciplinaires
incorporé). La psychanalyse prolonge l’incorporation de
techniques disciplinaires dans la famille, en prenant appui sur le
traitement de l’hystérie1150 :
À cet égard, loin de rompre avec la psychiatrie, la
psychanalyse en a transporté les exigences hors
de l’asile, et a d’abord imposé un certain usage
« libre », intérieur, intensif, fantasmatique, de la
famille, qui semblait particulièrement convenir à ce
qu’on isolait comme névroses. Mais, d’une part, la
résistance des psychoses, d’autre part, la
nécessité de tenir compte d’une étiologie sociale, a
entraîné psychiatres et psychanalystes à re-
déployer dans des conditions ouvertes l’ordre
d’une famille étendue, toujours censée détenir le
secret de la maladie comme de la cure. Après
avoir intériorisé la famille en Œdipe, on extériorise
Œdipe dans l’ordre symbolique, dans l’ordre
1151
institutionnel […]

L’analyse détaillée du rapport entre la psychanalyse et les


formes de pouvoir menée par Robert Castel dans Le

                                                                                                                       
1150
Dans ces mêmes cours de 1973 sur le pouvoir psychiatrique, Foucault
fait de la découverte de l’hystérie et du discours sur l’hystérie une coupure
décisive.
1151
AŒ, p. 430-431.

778  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

psychanalysme prolonge et complète l’examen foucaldien des


conditions de l’intériorisation dans la famille des pouvoirs
disciplinaires et de l’extériorisation du modèle familial dans le
champ socio-institutionnel. Dans une perspective sociologique
destinée à mettre à nu « l’inconscient social de la
psychanalyse », Castel s’emploie à déterminer les modes
d’investissement des dispositifs de contrôle social par la
psychanalyse. Deleuze condense ainsi l’un des résultats des
recherches de Castel dans Dialogues :
[…] en s’installant entre les deux grands pôles où
la psychiatrie rencontrait ses limites, en
agrandissant le champ entre ces deux pôles, et en
le creusant, la psychanalyse allait inventer un
statut de la maladie mentale ou du trouble
psychique, qui ne cessait de se reconduire, de se
propager en réseau. On nous proposait une
nouvelle ambition : la psychanalyse est l’affaire de
1152
toute une vie.

Si la psychanalyse prend son origine dans la psychiatrie, elle


s’installe sur les lignes de failles de celle-ci pour refonder le
statut de la pathologie mentale, statut déterminé à partir du
modèle de la névrose et de la pratique thérapeutique qu’il
réclame. Castel montre en effet que les zones où se poste
stratégiquement la psychanalyse se caractérisent par un
brouillage ou une indétermination du partage classique entre le

                                                                                                                       
1152
D, p. 103.

779  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

normal et le pathologique qui délimitait le domaine


d’intervention légitime de la psychiatrie. L’extension de ces
« zones frontières » donne à la psychanalyse sa garantie. Le
contenu doctrinal de la psychanalyse la préparait à intervenir
sur de telles zones1153. La contribution de la psychanalyse au
contrôle social lorsqu’elle s’empare des cas pathologiques
inclassables, qui se distribuent en un éventail diversifié de
comportements oscillant entre le normal et l’anormal, suppose
un dépassement de la relation duelle et contractuelle entre
analysant et analysé de telle sorte que les schèmes
psychanalytiques informent les structures institutionnelles.
Castel fait l’hypothèse que les nouvelles situations et
institutions qui mobilisent la pratique psychanalytique dévoilent
« ce que contient la convention analytique « pure » en y
demeurant méconnu »1154 . La psychanalyse se montre ainsi
                                                                                                                       
1153
R. CASTEL, Le psychanalysme, op. cit., p. 174 : « La vocation propre de
la psychanalyse […] la prédispose à assumer les deux exigences
principielles d’une « politique de la santé mentale » moderne : briser le
caractère absolu de la coupure normal-pathologique de l’ancienne
symptomatologie psychiatrique pour mordre sur les zones frontières où les
limites de l’anormalité et de l’inadaptation sociale se brouillent ;
corrélativement, maîtriser le long terme, anticiper l’éventualité d’une
pathologie, même si elle demeure latente, pour assurer le passage de la
répression consécutive à l’intervention préventive. […] Sur ces deux points,
la psychanalyse apporte une contribution décisive que la psychiatrie
classique n’aurait même pas pu rêver ».
1154
Ibid. p. 175.

780  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

« apte à doter le schéma médical psychiatrique d’un appareil


conceptuel renouvelé »1155 . Loin de périmer l’institution asilaire
ou de jouer un rôle d’instance critique à l’égard du pouvoir
psychiatrique, la psychanalyse lui procure un moyen de se
consolider ; Castel souligne qu’ « on doit reconnaître que la
permissivité introduite au sein de l’asile par l’idéologie
psychanalytique contribue aussi à rendre plus acceptable une
structure qui reste pour l’essentiel inchangée, et dont en
particulier les fonctions ségrégatives sont conservées »1156 . Et
même la psychothérapie institutionnelle, « tendance de l’École
freudienne qui s’est attachée à arracher les conditions les plus
prosaïques de l’existence asilaire à leur matérialité et à leur
histoire pour en faire le support des fantasmes et les manipuler
comme effet de l’inconscient », tombe sous le coup de cette
critique1157. L’extension de la psychanalyse à l’ensemble du
champ social n’a rien d’accidentel ; elle est au contraire
consubstantielle à la prétention de la psychanalyse, car :
Les agents de la psychanalyse qui infiltrent les
nouveaux secteurs de la santé mentale n’en sont
pas les soldats perdus. Ils n’en sont même plus
déjà les francs-tireurs, mais les premiers bataillons
de l’armée de rechange psychanalytique qui

                                                                                                                       
1155
Loc. cit.
1156
Ibid., p. 178.
1157
Ibid., p. 176 ssq.

781  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

investissent les principales lignes du front du


1158
contrôle social.

Nous ne pouvons pas ici entrer dans l’examen détaillé de la


démonstration de Castel, mais il suffit de retenir que ses
analyses, celles de Foucault et, plus tardivement, celles de
Donzelot, convergent dans une commune mise en évidence
des liens étroits entre un renforcement du contrôle social, une
extension du domaine d’exercice de la psychanalyse et une
intensification de vie familiale nucléaire. Toutes ces analyses
forment l’arrière-plan théorique de l’articulation deleuzo-
guattarienne entre le statut et le rôle de la famille dans la
répression sociale du désir et, d’autre part, la psychanalyse et
sa propagation dans la société1159 . Elles contribuent à dégager

                                                                                                                       
1158
Ibid., p. 161.
1159
Arrière-plan mentionné dans L’Anti-Œdipe s’agissant de Foucault et
constitué a posteriori s’agissant de Castel et Donzelot, que Deleuze cite
dans des textes ultérieurs qui se rapportent à la même problématique.
Castel formule clairement le partage des tâches théoriques ici implicitement
admis. Le travail de mise en évidence des conditions socio-historiques de
l’inscription du dispositif analytique dans le champ social et des effets de
méconnaissance que sa structure semble impliquer définit le programme
que Castel se fixe. Il s’agit pour lui de prendre la mesure, sur un plan
phénoménologique et structural extérieur à la conceptualité psychanalytique,
des effets structurants de ces conditions socio-historiques sur les pratiques
de la psychanalyse, de « comprendre comment l’imaginaire en tant
qu’imaginaire, le symbolique en tant que symbolique sont structurés par un
autre « réel » que celui du désir et de l’angoisse, celui que tissent les
contradictions profondes et voilées de la réalité sociale au sein desquelles
les hommes rencontrent aussi les lignes de forces de leur destin, et qu’ils
intériorisent » (Le psychanalysme, p. 71). Ainsi, Castel peut montrer que la

782  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
structure objective de domination sociale est intériorisée dans les pratiques
psychanalytiques, même du point de vue le plus extérieur (codage social du
psychanalyste dont on trouve des indices dans ce qui manifeste son statut
social : « habillement, appartement, culture, relations… » ; codage des
comportements qui marquent une dissymétrie entre analyste et analysé : la
position assis-couché, le déplacement de l’analysé chez l’analyste pour la
consultation, etc., exhibent cette dissymétrie). Au moment d’aborder le
niveau le plus intérieur de l’analyse, celui de l’intériorisation des conditions
objectives dans la théorie psychanalytique, Castel « renonce à ces
considérations dans la mesure où la critique de « l’œdipianisation » de G.
Deleuze et F. Guattari représente une percée beaucoup plus avancée dans
cette voie. Je ne peux donc mieux faire [, poursuit Castel] que d’y renvoyer,
en formulant toutefois une différence importante sur l’angle d’attaque du
problème. Je ne vise pas ici à restituer un discours de l’inconscient que la
psychanalyse historique aurait trahi. Je tente d’axiomatiser les conditions de
fonctionnement de cette psychanalyse dans sa « vérité », c’est-à-dire
comme ensemble théorico-pratique défini dans et par la formation sociale
actuelle » (Ibid., p. 82). Autrement dit, Castel se décharge de cette tâche
d’une critique des conditions théoriques de l’œdipianisation dont il estime
qu’elle a été accomplie dans L’Anti-Œdipe et, en même temps, se démarque
du projet deleuzo-guattarien qui, parce qu’il situe son dispositif critique dans
le point de vue de l’activité inconsciente, telle que l’expérience
exceptionnelle relatée par certains schizophrènes de haut niveau nous y
donnent accès, quitte le terrain de la sociologie critique pour celui d’une
métaphysique formalisée en une métapsychologie alternative à celle de la
psychanalyse classique. Castel ajoute que « De ce point de vue, le rapport
établi par Deleuze et Guattari entre la suprématie donnée au triangle
œdipien dans la théorie et la pratique des analystes d’une part, et d’autre
part l’existence de formes sociales, politiques et religieuses de domination
dans les sociétés où la psychanalyse est née, s’est installé et apporte une
contribution inestimable à une sociologie critique de la psychanalyse. Il
montre jusqu’où la psychanalyse intériorise les déterminismes de base de
l’existence socio-historique. « Jusqu’où », c’est-à-dire jusqu’à structurer
l’imaginaire et le symbolique. Mais à mon sens, ce que l’on peut à juste titre
reprocher à la psychanalyse, ce n’est pas tellement cette complicité avec les
structures socio-politiques du pouvoir. Autant reprocher à une pierre de
tomber. C’est de prétendre s’en affranchir, de jouer à la désinvolture, à
l’autonomie ou, plus extraordinaire encore, à la subversion » (Ibid., p. 82-
83).

783  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

les mouvements réels par lesquels les catégories formelles de


la psychanalyse et les opérations (ou paralogismes) qu’elles
engendrent produisent une modification de l’inconscient des
sujets. Famille, Société (et appareils d’État) et psychanalyse
concourent à produire ces modifications en entrant dans des
rapports complexes scandés par une succession de mutations
historiques et sociales.

Dans leur « sottisier d’Œdipe », Deleuze et Guattari


esquissent sur le mode du pamphlet une typologie des
psychanalystes en fonction du ton sur lequel ils présentent
l’idée de la production idéologique et abstraite d’un homme
homogène à la formation sociale : « C’est Œdipe qui nous fait
homme, pour le meilleur et pour le pire, dit le sottisier. Là-
dessus, le ton peut varier, mais le fond reste le même : tu
n’échapperas pas à Œdipe, tu n’as le choix qu’entre l’issue
névrotique » et l’ « issue non névrotique » »1160 . Le
« psychanalyste-flic » (« ceux qui ne reconnaissent pas
l’impérialisme d’Œdipe sont de dangereux déviants, des
gauchistes qui doivent être livrés à la répression sociale et
policière »), le « psychanalyste-prêtre » (« psychanalyste pieux
qui chante l’incurable insuffisance d’être ») et le « techno-

                                                                                                                       
1160
AŒ, p. 129.

784  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

psychanalyste » renvoient à des usages différents de la


« machine analytique » où nous retrouvons les thèmes de la
répression, de la mauvaise conscience et de l’idéal
d’accomplissement dans une civilisation à laquelle la
psychanalyse offre un savoir majeur1161 . Dans chacune de ces
formes de l’activité psychanalytique, l’inconscient est supposé
exprimer une même structure, qui fausse l’usage immanent des
synthèses de la vie inconsciente. Le texte de Jacques
Hochmann cité dans L’Anti-Œdipe, Pour une psychiatrie
communautaire, formule ouvertement l’exigence
consubstantielle à la psychanalyse de démultiplier la structure
œdipienne de telle sorte qu’elle imprègne toutes les relations
inter-humaines : « La structure fondamentale de l’Œdipe […]
doit être généralisée dans l’espace aux relations triangulaires
autres que les relations parents-enfants »1162 . Les différentes
déterminations de la pratique psychanalytique, inséparables de
sa théorie, et l’extension de son champ d’intervention dans la
société justifient aux yeux de Deleuze et Guattari la nécessité
de réformer la psychanalyse pour la mettre au service de

                                                                                                                       
1161
D, p. 107 : « La psychanalyse a donc fait ses offres, devenir une langue
et un savoir majeurs officiels à la place de la philosophie, fournir une
axiomatique de l’homme à la place des mathématiques, se réclamer de
l’Honestas et d’une fonction de masse ».
1162
AŒ, p. 129.

785  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’inconscient saisi en son fonctionnement réel comme un


inconscient matériel, réel et productif. Identifiée comme une
machine perverse, et donc susceptibles de passer sous le
contrôle de puissances antagonistes, la machine analytique
reçoit son contenu formel et pratique de sa dépendance à
l’égard de la formation de souveraineté capitaliste. Le moyen de
réformer la psychanalyse, de provoquer sa réversion en la
faisant passer sous la dépendance de la productivité du désir,
est, selon L’Anti-Œdipe, la psychiatrie matérialiste ou schizo-
analyse, c’est-à-dire une série de propositions
métapsychologiques adéquates à l’inconscient, propositions
dont nous avons tenté de reconstruire la cohérence et qui
doivent permettre de redéfinir les principes directeurs de la
cure.

786  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre XVI – Le schizophrène artificiel et le


problème du transfert en schizo-analyse

A. Transfert et identification en psychanalyse

Parmi la liste des règles pour la direction de l’analyse de


l’inconscient machinique qu’il énonce en 1979, Guattari
recommande de distinguer en toutes circonstances d’une part
« les transferts par résonance subjective, par identification
personnologique, par écho de trou noir » et, d’autre part, les
« transferts machiniques (des machines-transferts) qui
procèdent en deçà du signifiant et des personnes globales, par
interactions diagrammatiques a-signifiantes et qui produisent de
nouveaux agencements […] »1163. La distinction ici visée par
Guattari est déjà acquise dans L’Anti-Œdipe, même si
l’expression de « transferts machiniques » n’y figure pas. Dans
les Écrits pour L’Anti-Œdipe, qui rassemblent des esquisses de
l’ouvrage de 1972, Guattari formule explicitement une critique
de la notion de transfert dans la psychanalyse pour y opposer
l’ébauche d’une notion de transfert schizo-analytique. Que
signifie le transfert en schizo-analyse ? Tout d’abord un travail
                                                                                                                       
1163
F. GUATTARI, L’inconscient machinique, op. cit., p. 220.

787  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de destruction : destruction des puissances d’intégration


molaires qui président à la concrétion de la structure
œdipienne, destruction des vecteurs de re-territorialisation
œdipienne et, par conséquent, exclusion du modèle
psychanalytique de la névrose de transfert qui produit une
névrose artificielle et reproduit, sur la scène de la situation
analytique et dans le contrat entre analysé et analyste, une
configuration structurale qui empêche la productivité de la vie
inconsciente en la plaçant sous la dépendance d’un dispositif
de pouvoir d’ordre molaire. À la névrose artificielle engendrée
dans le transfert psychanalytique, la schizo-analyse doit, selon
Guattari, substituer « une schizophrénie artificielle, une
schizophrénie révolutionnaire non pathologique » :
Le transfert œdipien est un pan de consistance
relativement déterritorialisé. Situation artificielle,
énonciation décentrée. Avec lui on parvient à
mettre un terme – quand c’est pas trop grave – à la
migration sur les plans de consistance
déterritorialisés. Les odyssées, celles d’Homère à
Joyce, sont des explorations de plus-values de
codes possibles sur le plan de consistance d’une
époque donnée. […] Mais il y a aussi ceux pour qui
il n’y a pas d’Ithaque possible. Ithaque précaire de
Bloom, hantée par l’explosion de Finnegan’s
Wake.
Le transfert, c’est une Ithaque au petit pied. Une
Ithaque payante. Une Ithaque en location.
Toujours retrouver là une congruence, une
coalescence des effets de non-sens avec le bon

788  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sens œdipien. Toujours revenir, au finish, à une


« matière à option ».

Donc deux temps :

- une déconstitution du pan individuel (c’est le truc


qui marche et qui paie dans la psychanalyse
actuelle) ;

- une reterritorialisation œdipienne. C’est le truc


interminable qui ne marche pas, parce que les
machines désirantes ne marchent pas dans la
combine. (À moins que l’analyste « m’aime
vraiment pour moi »… On connaît la chanson !)

La schizo-analyse permettrait d’échapper aux


filiations hystériques – volonté d’un pan manquant
– et aux alliances obsessionnelles – volonté de
détruire une consistance molaire pour en expulser
des pulsions menaçantes – pour faire basculer le
tout dans une schizophrénie artificielle, une
schizophrénie révolutionnaire non pathologique.
Devenez schizo en 20 leçons ! Inscrivez-vous pour
le grand voyage sans passeport et sans
1164
Ithaque.

L’éditeur précise que Deleuze écrit, en marge de la fin du


texte de Guattari (« le grand voyage sans passeport et sans
Ithaque ») : « Le Voyage », allusion à la désignation par Laing
de l’expérience intensive du délire schizophrénique. La tournure
au conditionnel de la fin du texte indique le caractère de
programme à réaliser : le titre humoristique du guide pratique
fictif que mentionne Guattari, « Devenez schizo en 20
leçons ! », ne doit pas nous faire perdre de vue que ce projet
                                                                                                                       
1164
F.GUATTARI, Écrits pour L’anti-Œdipe, op. cit., p. 426-427.

789  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

est précisément ce qui prendra la forme du premier tome de


Capitalisme et schizophrénie. La production d’un schizophrène
artificiel constitue en effet le point obscur vers lequel tend
l’ensemble de L’Anti-Œdipe. L’expression « schizophrène
artificiel » n’apparaît qu’une fois dans L’Anti-Œdipe, pour
désigner l’interruption du processus schizophrénique et la
création d’une « créature d’hôpital », « loque autistisée produite
comme entité »1165. Ce que Deleuze et Guattari nomment donc
ici « causation du schizophrène artificiel » n’est en vérité que
l’échec de la prise en charge par la psychiatrie d’un individu
diagnostiqué comme schizophrène. La création d’un
schizophrène artificiel non pathologique renvoie au contraire à
la schizophrénie non pas comme entité morbide, quand bien
même elle reste productive et devient expressive d’une
puissance de vie intense dans les cas de schizophrènes de
haut niveau dont parle Jaspers, mais comme « schizophrénie
révolutionnaire non pathologique », c’est-à-dire comme
instauration ou restauration d’un fonctionnement immanent des
synthèses machiniques dans l’inconscient d’un sujet ordinaire
et œdipianisé. La notion de « schizophrène artificiel », que nous
prendrons désormais en ce sens, définit la possibilité pour la
schizo-analyse d’appliquer les principes de sa cure à
                                                                                                                       
1165
AŒ, p. 11.

790  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’ensemble des analysés pris en charge par la psychanalyse.


Pour en cerner le concept, il nous faut tout d’abord revenir sur
les raisons de l’exclusion du schizophrène pathologique hors de
la cure psychanalytique et du caractère inopérant du transfert
qui s’y déroule sur un analysé schizophrène : nous devrons
donc prendre pour modèle provisoire le schizophrène comme
entité pathologique réfractaire à la psychanalyse de façon à
rassembler les conditions d’une production artificielle de la
schizophrénie. De fait, la question « quelles sont les conditions
de la production d’une schizophrénie artificielle et non
pathologique ? » se dédouble immédiatement en deux
questions étroitement corrélées : comment un transfert
schizophrénique peut-il advenir chez un non-schizophrène ? Et
le schizophrène ne se singularise-t-il pas avant tout par son
incapacité à supporter une opération de transfert ? Un élément
de réponse à la première question nous est précisément donné
par la résistance (ou l’immunité) naturelle du schizophrène au
transfert névrotique : la production d’un schizophrène artificiel
commence par la résistance au transfert névrotique, c’est-à-dire
par un transfert de cette résistance schizophrénique au non
schizophrène. Le transfert en schizo-analyse a pour point de
départ une destruction du transfert pervers de la psychanalyse.
Tel est le point d’articulation de la tâche destructrice et de la

791  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

première tâche positive de la schizo-analyse selon Deleuze et


Guattari :
Si l’essentiel de la tâche destructrice est de défaire
le piège œdipien du refoulement proprement dit, et
toutes ses dépendances, chaque fois d’une
manière adaptée au « cas », l’essentiel de la
première tâche positive est d’assurer la conversion
machinique du refoulement originaire, là aussi de
manière variable adaptée. C’est-à-dire : défaire le
blocage ou la coïncidence sur laquelle repose le
refoulement proprement dit, transformer
l’opposition apparente de la répulsion (corps sans
organes-machines objets partiels) en condition de
fonctionnement réel, assurer ce fonctionnement
dans les formes de l’attraction et de la production
d’intensités, dès lors intégrer les ratés dans le
fonctionnement attractif comme envelopper le
degré zéro dans les intensités produites, et par là
faire repartir les machines désirantes. Tel est le
point focal et délicat, qui vaut pour le transfert en
schizo-analyse (disperser, schizophréniser le
1166
transfert pervers de la psychanalyse).

Ce passage clef de L’Anti-Œdipe souligne la solidarité des


deux premières tâches de la schizo-analyse que sont le
nettoyage de l’inconscient et la réversion de l’usage des
synthèses, ainsi que la nécessité pratique de les adapter à
chaque cas particulier. Notons que le souci d’une adaptation de
la réalisation effective de ces tâches aux particularités de
chaque cas indique qu’une application thérapeutique est
manifestement à l’horizon de la construction
                                                                                                                       
1166
Ibid., p. 406.

792  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

métapsychologique critique deleuzo-guattarienne en 1972.


Avant d’en venir au ressort de la conversion de l’usage des
synthèses exposé dans ce texte, c’est-à-dire à la production du
transfert schizophrénique réclamée par la visée thérapeutique
ouvertement recherchée, il nous faut rappeler et préciser deux
points : la nature perverse du transfert psychanalytique du point
de vue de Deleuze et Guattari, et les raisons de la résistance du
schizophrène au transfert névrotique. Nous avons vu dans le
chapitre précédent les motifs d’une désignation du rapport
psychanalytique comme un rapport pervers, mais en nous
plaçant moins sur un plan théorique que sur un plan pratique et
socio-institutionnel (caractère interminable de la cure, dette
infinie de l’analysé, etc.). Pourquoi le transfert névrotique est-il
intrinsèquement « pervers » ? Comment ce caractère
pervers est-il fondé théoriquement? Le transfert, tel que le
conçoit Freud, est essentiellement lié à une opération
d’identification. L’analyse du cas de Dora dans Fragment d’une
analyse d’hystérie montre d’autant plus exemplairement
comment se déroule le processus du transfert dans la cure que
l’analyse de cette patiente s’achève prématurément parce que
Freud n’a pas encore pris en considération le transfert dans la
situation analytique. C’est en effet parce qu’il juge ne pas avoir
suffisamment pris la mesure l’importance du transfert dans le

793  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

traitement de Dora que l’analyse de celle-ci, commencée en


octobre 1899, s’achève brusquement en décembre de la même
année. Le retour sur cas, en 1905, est donc l’occasion pour
Freud de clarifier le concept de transfert. Il apparaît que le
transfert témoigne d’une productivité de la vie sexuelle
inconsciente de la patiente ou, pour le dire autrement, de la
créativité de sa névrose. À cet égard, le transfert appartient à
l’ordre des symptômes de la névrose. Mais le transfert survient
ici avec la cure et dans la cure. Il s’agit donc d’un symptôme
singularisé par son caractère de néo-création névrotique dans
le cadre de la relation analytique. Puisque la cure
psychanalytique fait naître des symptômes artificiels, on peut en
déduire qu’elle ajoute des nouvelles formations psychiques
pathogènes chez l’analysé, ce qui, d’une part, semble
contredire le but de la cure qui consiste à transformer les
éléments pathogènes de la vie animique en éléments normaux
et, d’autre part, emprunte la forme d’une volonté perverse de
nuire au patient. Freud, nous allons le voir, prévient cette
objection, et le nerf de critique deleuzo-guattarienne du transfert
en psychanalyse est ailleurs. Alors que les symptômes tendent
à disparaître pendant la cure, le transfert, lui, y fait son
apparition :

794  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

On peut dire généralement que la production de


nouveaux symptômes cesse pendant la cure
psychanalytique. Mais la productivité de la névrose
n’est nullement éteinte, elle s’exerce en créant des
états psychiques particuliers, pour la plupart
inconscients, auxquels on peut donner le nom de
1167
transferts.

Il importe ici de noter l’usage au pluriel du terme « transfert ».


Freud parle des transferts comme de symptômes multiples en
1905, et non du transfert comme un processus unitaire
coextensif à la cure elle-même. La pluralité des transferts, leur
identité avec les symptômes renvoient à l’opération psychique
du déplacement, au sens où Freud évoque l’opération du
déplacement dans le travail du rêve, c’est-à-dire le mode
d’expression déguisée du désir inconscient à travers des
résidus diurnes préconscients. Laplanche et Pontalis précisent
que :
[…] ce serait une erreur de voir là un mécanisme
différent de celui invoqué pour rendre compte de
ce que Freud a rencontré dans la cure : « … la
représentation inconsciente est tout à fait
incapable, en tant que telle, de pénétrer dans le
préconscient et elle ne peut y exercer un effet
qu’en se mettant en connexion avec une
représentation anodine qui appartient déjà au
préconscient, en transférant son intensité sur elle
et en se faisant couvrir par elle. C’est là le fait du
transfert qui fournit l’explication de tant de

                                                                                                                       
1167
S. FREUD, Cinq psychanalyses, op. cit., p. 86-87.

795  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

phénomènes frappants de la vie mentale des


1168
névroses ».

Le concept de transfert, identifié à celui de déplacement,


possède une fonction explicative dont le champ subsume une
grande partie des productions névrotiques. Il conquiert
progressivement son autonomie dans l’évolution de la théorie
freudienne. Dans l’étude rétrospective du cas Dora, Freud
définit métaphoriquement les transferts en attachant leurs
déterminations conceptuelles à la situation analytique :
Que sont ces transferts ? Ce sont de nouvelles
éditions, des copies des tendances et des
fantasmes qui doivent être éveillés et rendus
conscients par les progrès de l’analyse, et dont le
trait caractéristique est de remplacer une personne
antérieurement connue par la personne du
médecin. Autrement dit, un nombre considérable
d’états psychiques antérieurs revivent, non pas
comme des états passés, mais comme rapports
actuels avec la personne du médecin. Il y a des
transferts qui ne diffèrent en rien de leur modèle
quant à leur contenu, à l’exception de la personne
remplacée. Ce sont donc, en se servant de la
même métaphore, de simples rééditions
stéréotypées, des réimpressions. D’autres
transferts sont faits avec plus d’art, ils ont subi une
atténuation de leur contenu, une sublimation,
comme je dis, et sont même capable de devenir
conscients en s’étayant sur une particularité réelle,
habilement utilisée, de la personne du médecin ou
des circonstances qui l’entourent. Ce sont alors

                                                                                                                       
1168
J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, op.
cit., p. 492.

796  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

des éditions revues et corrigées, et non plus des


1169
réimpressions.

Reproduction de tendances ou de fantasmes centrés sur une


personne, substitution de l’image du médecin ou de l’analyste à
cette personne, reviviscence des états affectifs passés dans
l’actualité du rapport analysé-analyste et possibilité d’un
passage à l’état conscient de ces tendances ou fantasmes
dans l’analyse sont les quatre déterminations conceptuelles du
transfert qui découlent de ce texte. L’ « art » du psychanalyste
permet à la fois d’atténuer le contenu affectif du transfert et de
les dévoiler à la conscience, de rendre une remémoration et
une perlaboration possibles. Nous trouvons donc l’idée que le
transfert comme expression névrotique contrôlée ou névrose
artificielle est moins menaçant que la névrose à l’état sauvage –
c’était l’enjeu, on l’a vu, de la métaphore de la vaccination
employée par Freud dans L’analyse avec fin et l’analyse sans
fin. Mais la condition explicitement formulée d’un
affaiblissement de la nocivité des contenus pulsionnels est celle
d’une psychanalyse « menée dans les règles de l’art, qui ne
craint pas de manier les motions animiques les plus
dangereuses et de les maîtriser pour le bien du malade », note

                                                                                                                       
1169
S. FREUD, op. cit, p. 86-87.

797  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Freud en 1914 dans les Remarques sur l’amour de transfert1170 .


Le danger propre au transfert tient à l’exposition réciproque de
l’analyste et de l’analysant aux motions pulsionnelles qui
recréent un état amoureux authentique : l’état amoureux
ordinaire, spontanément voisin des phénomènes animiques
pathologiques, est intensifié par la situation analytique et par la
résistance qu’elle implique et délesté de toute considération
attenante aux exigences de la réalité. Le surgissement de l’état
amoureux induit par le transfert produit une mise à nu de
l’analysé et le rend vulnérable1171 . Or la vulnérabilité de
l’analysé(e) et son état de dépendance amoureuse sont requis
par la cure :
Je veux […] poser ce principe qu’on doit laisser
subsister chez la malade besoin et désirance, en
tant que forces poussant au travail et au
changement, et se garder de les apaiser par des
succédanés, puisque la malade, par suite de son
état, n’est pas capable d’une satisfaction effective
aussi longtemps que ses refoulements ne sont pas
1172
levés.

                                                                                                                       
1170
S.FREUD, Remarques sur l’amour de transfert, in Œuvres complètes,
psychanalyse, XII (1913-1914), op. cit., p. 211.
1171
Ibid., p. 209 : « En engageant le traitement analytique pour guérir la
névrose, il a fait surgir cet état amoureux. Celui-ci est pour lui le résultat
inévitable d’une situation médicale analogue à la dénudation corporelle d’un
malade ou à la communication d’un secret d’importance vitale. »
1172
Ibid., p. 205.

798  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Freud invite l’analyste à entretenir l’insatisfaction, la


« désirance » de l’analysée, satisfaire à sa demande étant
impossible eu égard à l’incapacité d’aimer de la malade, de son
incapacité à réaliser de façon satisfaisante une expérience
amoureuse, et en raison d’une double limite, éthique et
thérapeutique, du point de vue de l’analysant. La répression de
l’état amoureux provoqué par le transfert est, elle aussi exclue,
car elle reviendrait à perdre le bénéfice thérapeutique de ce
phénomène1173. Quel bénéfice thérapeutique l’analysant peut-il
extraire du transfert pour aider la patiente à « franchir une étape
décisive de sa vie » ? Freud observe que les phénomènes de
transfert se manifestent fréquemment dans l’attachement du
malade à son médecin, y compris « dans des maisons de santé
où aucune méthode psychanalytique n’est employée » : ainsi,
l’hystérie est guérie par « les transferts que le malade effectue
régulièrement sur la personne du médecin »1174 . La
psychanalyse ne semble donc pas avoir le monopole du
transfert, opération à l’œuvre dans d’autres contextes cliniques
                                                                                                                       
1173
Ibid., p. 204 : « Inviter à la répression pulsionnelle, au renoncement et à
la sublimation, dès que la patiente a confessé son transfert d’amour, serait
agir non pas analytiquement mais stupidement. Il n’en irait pas autrement si
l’on voulait, par d’artificieuses conjurations, contraindre un esprit à sortir du
monde souterrain pour le renvoyer ensuite sous terre sans l’avoir interrogé.
On n’aurait fait alors qu’appeler le refoulé à la conscience, pour le refouler
de nouveau avec effroi. »
1174
S. FREUD, Cinq psychanalyses, op. cit., p. 88.

799  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

et, plus largement, dans d’autres relations dissymétriques entre


deux sujets. La cure psychanalytique possède cependant une
spécificité qui arrime essentiellement le transfert à son
déroulement et lui donne son efficacité :
Ce qui différencie les autres cures de la
psychanalyse ne se manifeste qu’en ceci : le
malade, au cours des traitements, ne fait
spontanément appel qu’à des transferts affectueux
et amicaux en faveur de sa guérison ; là où c’est
impossible, il se détache aussi vite que possible du
médecin qui ne lui est pas « sympathique » et sans
s’être laissé influencer par lui. Dans le traitement
psychanalytique, par contre, et ceci en rapport
avec une autre motivation, toutes les tendances,
même les tendances hostiles, doivent être
réveillées, utilisées pour l’analyse en étant rendues
conscientes ; ainsi se détruit sans cesse à
nouveau le transfert. Le transfert, destiné à être le
plus grand obstacle à la psychanalyse, devient son
plus puissant auxiliaire, si l’on réussit à le deviner
1175
chaque fois et à en traduire le sens au malade.

Le réveil des tendances, tendres ou hostiles, dans le transfert,


doit conduire à leur accès à la conscience, à la remémoration
du noyau refoulé et, par conséquent, à la destruction
progressive du transfert lui-même en tant que produit de la
créativité de la névrose. La cure se présente ainsi comme la
création continuée d’un transfert-symptôme corrélative d’une
destruction progressive de ce même transfert lorsque le
psychanalyste parvient à restituer à la conscience les
                                                                                                                       
1175
Loc. cit.

800  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

tendances qui le sous-tendent. Mais ce processus continu de


surrection et d’écroulement du transfert dans la cure réussie
laisse place à un transfert-symptôme qui reste régi par les lois
immanentes de la production primaire de l’inconscient lorsque
l’analyste échoue à repérer à temps le transfert et n’intervient
pas au moment opportun. C’est l’ignorance de la qualité
kaïrologique de la temporalité du transfert qui aboutit à
l’interruption prématurée de l’analyse de Dora et révèle en
même temps à Freud l’usage du lien à faire entre transfert et
identification :
Je ne réussis pas à me rendre à temps maître du
transfert ; l’empressement avec lequel Dora mit à
ma disposition une partie du matériel pathogène
me fit oublier de prêter attention aux premiers
signes du transfert qu’elle préparait au moyen
d’une autre partie de ce même matériel, partie qui
me restait inconnue. Au début, il apparaissait
clairement que je remplaçais, dans son
imagination, son père, ce qui se conçoit aisément,
vu la différence d’âge entre elle et moi. Aussi me
comparait-elle consciemment à lui, tâchait de
s’assurer, de façon inquiète si j’étais tout à fait
sincère avec elle, car son père, disait-elle,
« préférait toujours la cachotterie et les moyens
détournés ». Lorsque survint le premier rêve, dans
lequel elle me prévenait qu’elle voulait abandonner
le traitement comme, autrefois, la maison de M.
K…, j’aurais dû me mettre sur mes gardes et lui
dire : « Vous venez de faire un transfert de M.K…
sur moi […] » […] Mais je négligeai ce premier
avertissement, je me dis que j’avais encore
largement le temps, puisqu’il ne se présentait pas
d’autres signes de transfert et que le matériel de

801  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’analyse n’était pas encore épuisé. Ainsi, je fus


surpris par le transfert et c’est à cause de ce
facteur inconnu par lequel je lui rappelais M.K…,
qu’elle se vengea de moi, comme elle voulait se
venger de lui ; et elle m’abandonna comme elle se
croyait trompée et abandonnée par lui. Ainsi, elle
mit en action une importante partie de ses
souvenirs et de ses fantasmes, au lieu de la
1176
reproduire dans la cure.

Dans ce texte inaugural sur le transfert, où Freud fait


apparaître le travail d’analyse en train de s’effectuer, la
nécessité pour le psychanalyste d’agir dans la cure selon le
tempo approprié et indiqué par les signes du transfert est au
premier plan. Parce que Freud n’intervient pas à temps, le
transfert non analysé demeure essentiellement symptôme de
l’activité sexuelle névrotique inconsciente, c’est-à-dire une
demande en suspens, laissée intacte. Comme le remarque
Jean Florence à propos de ce passage de Fragment d’une
analyse d’hystérie, le transfert non repéré par l’analyste
« transforme la cure en un rêve continué, en un fantasme
réalisé où peut se poursuivre le défilé de personnes déplacées,
le cycle des figures mythiques, sans rien qui fasse arrêt,
réveil »1177 . Le transfert, levier le plus puissant de l’analyse, se

                                                                                                                       
1176
Ibid., p. 88-89.
1177
J. FLORENCE, L’identification dans la théorie freudienne, Bruxelles,
Facultés universitaires de Saint Louis, 2005 (1978), p. XVII.

802  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

mue en un moyen de la résistance, le plus fort de tous »1178 .


L’interprétation du transfert commande la réussite de la cure.
Dans le cas relaté par ce texte, l’interprétation de Freud est tout
d’abord guidée par son identification au père de Dora,
identification dont Dora est consciente. Mais cette première
interprétation le conduit à manquer le fait capital contenu dans
le premier rêve, à savoir son identification avec M. K. L’erreur
de Freud est de se figurer à la place du père de Dora et
d’oublier sa position dans la situation analytique, position qui
est celle d’une figure substituable ou encore d’une fonction x qui
constitue en signifiant cette figure. Le transfert se polarise sur
les figures fantasmatiques projetées sur la position de
l’analyste ; la demande qui s’y exprime s’adresse de manière
aveugle à cette fonction occupée par l’analyste, et non à
l’analyste en tant que personne. Freud comprend a posteriori
qu’il aurait du se maintenir dans la position de l’analyste et ne
pas se laisser fixer dans l’identification consciente par laquelle
Dora le rabat sur l’image de son père. Comme l’écrit encore
Jean Florence, « Analyser le transfert, c’est assurer la mobilité
des figures, c’est défaire les identifications. Elles sont, tout à la
fois, des tentatives d’épingler l’autre en s’épinglant : il n’y a pas

                                                                                                                       
1178
S. FREUD, « Sur le dynamisme du transfert » in La technique
psychanalytique, Paris, P.U.F., 2010 (2007), p. 61.

803  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

identification transitive sans identification réfléchie ; pas


d’énoncé sans énonciation »1179 . Le travail de l’analyste dans la
cure consiste donc à repérer la place de l’objet refoulé que
l’inconscient de l’analysé assigne à l’autre par une identification
qui affleure dans son dire et dans laquelle s’actualise un état
passé. La difficulté pour l’analyste tient à la double contrainte
de s’identifier à cette place (ou à cette figure) que lui assigne
l’inconscient de l’autre, à l’occuper, et à maintenir vide la place
définie par sa position d’analyse, ce qui suppose une mise à
distance du rôle que veut lui faire tenir le malade. Il va de soi
que cette seconde tâche ne peut que causer la frustration de
l’analysé. Retraçant les mutations du concept de transfert à
l’intérieur de la doctrine freudienne, Laplanche et Pontalis
montrent que le transfert en vient à occuper une place centrale
dans la cure, à se superposer au processus de la cure en tant
que tel, dans le même temps où le complexe d’Œdipe reçoit
une fonction organisatrice centrale dans la psychogenèse :
L’intégration progressive de la découverte du
complexe d’Œdipe ne pouvait manquer de retentir
sur la façon dont Freud comprend le transfert.
Ferenczi, dès 1909, avait montré comment, dans
l’analyse, mais déjà dans les techniques de
suggestion et d’hypnose, le patient faisait
inconsciemment jouer au médecin le rôle des
figures parentales aimées ou craintes. Freud, dans

                                                                                                                       
1179
J. FLORENCE, op. cit., p. XVIII.

804  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

un premier exposé d’ensemble (1912), souligne


que le transfert est lié à des « prototypes », à des
imagos (principalement l’imago du père, mais
aussi imago de la mère, du frère, etc.) : « … le
médecin sera inséré dans l’une des « séries »
1180
psychiques que le patient a déjà formées ».

Le passage de transferts au pluriel, encore synonymes de


déplacements au même titre que les « pensées de transfert »
dans le rêve, au transfert comme phénomène unitaire qui finit
par coïncider avec la cure est contemporain, du point de vue de
l’évolution de la pensée freudienne, du dégagement de la
formule généralisée du complexe d’Œdipe dans la théorie
psychanalytique, si bien que transfert et complexe d’Œdipe co-
déterminent la cure : le schème du complexe œdipien ne
devient pas coextensif à la doctrine sur laquelle fonder
l’interprétation des symptômes névrotiques sans que le
phénomène du transfert ne devienne coextensif à la cure sur un
plan pratique. Ce parallélisme théorico-pratique entre le
complexe d’Œdipe et le procédé du transfert dans la cure se
vérifie notamment dans la correspondance entre l’ambivalence
du sujet par rapport aux figures parentales et la scission du
transfert en un transfert positif et un transfert négatif1181 . Au-

                                                                                                                       
1180
J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, op.
cit., p. 494.
1181
Ibid., p. 494-495 : « Freud découvre comment c’est la relation du sujet
aux figures parentales qui est revécue dans le transfert avec notamment

805  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

delà d’un simple effet de symétrie, cette superposition donne


consistance et cohérence au mode opératoire de la thérapie
psychanalytique et structure le transfert lui-même (composante
positive de l’identification à susciter et composante négative
destinée à rétablir la position vide de l’analyste, position
d’appel). Dès lors, la critique d’Œdipe et des vecteurs
d’œdipianisation implique nécessairement une critique du
modèle du transfert névrotique comme moyen thérapeutique. Et
la résistance du schizophrène à ce que Deleuze et Guattari
appellent l’œdipianisation entraîne aussi son exclusion de la
cure, dont l’auxiliaire le plus puissant, le transfert, n’a pas
d’effets sur lui1182 .

B. Dialectique imaginaire du psychotique et


interprétation structurale du transfert

La tentation psychanalytique de vouloir « névrotiser » le


schizophrène, que pointe L’Anti-Œdipe, prend son origine dans
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
l’ambivalence pulsionnelle qui la caractérise : « Il fallait que [l’homme aux
rats] se convainquît, par la voie douloureuse du transfert, que sa relation au
père impliquait véritablement ce complément inconscient ». En ce sens,
Freud distingue deux transferts : l’un positif, l’autre négatif, un transfert de
sentiments tendres et un transfert de sentiments hostiles. On notera la
parenté de ces termes avec ceux de composantes positive et négative du
complexe d’Œdipe ».
1182
S. FREUD, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats,
idées, problèmes, op. cit., p. 250.

806  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

le constat d’une incapacité du psychotique à se prêter à un


transfert immédiatement interprété comme mise en relation du
sujet avec les imagos parentales. Mais ce que la psychanalyse
interprète comme un déficit de transfert n’est en réalité, du point
de vue qu’essayent de faire valoir Deleuze et Guattari, que la
résistance à une forme appauvrie de transfert paramétrée par
les coordonnées personnologiques et œdipiennes. Résistance
dont l’envers est un excès de transfert, un transfert en excès
sur les images parentales et l’unité du moi :
On se félicite lorsqu’on arrive à transformer un
schizo en paranoïaque ou en névrosé. Peut-être y
a-t-il là beaucoup de malentendus. Car le schizo,
c’est celui qui échappe à toute référence
œdipienne, familiale et personnologique – je ne
dirai plus moi, je ne dirai plus papa-maman – et il
1183
tient parole.

Ce renversement de perspective a pour pivot théorique la


catégorie deleuzo-guattarienne de processus et la
détermination conceptuelle de la schizophrénie qu’elle implique.
Notons que le concept de schizophrène élaboré dans L’Anti-
Œdipe, dont nous avons vu qu’il excluait le recours aux
catégories de causation, de compréhension et d’expression,
entraîne un certain flottement de l’entité schizophrénique dans
les classifications nosographiques établies par la psychiatrie.

                                                                                                                       
1183
AŒ, p. 434.

807  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Ainsi, le cas Schreber, emblématique schizophrène dans les


deux premiers chapitres, est aussi désigné comme un
paranoïaque1184 . De manière ambivalente, Deleuze et Guattari
introduisent le concept de sujet transpositionnel à l’aide de
l’exemple de Schreber, dont le délire illustre aussi le Voyage
schizophrénique, et, à la suite de Canetti, insistent sur la
dimension paranoïaque d’un tel délire, en affinité avec la
formation de souveraineté despotique ou fascisante :
Nous ne pouvons pas suivre Maud Mannoni quand
elle voit le premier acte historique d’anti-psychiatrie
dans le jugement de 1902 qui rendit au président
Schreber liberté et responsabilité malgré le
maintien reconnu de ses idées délirantes. Car il y a
lieu de douter que le jugement eût été le même si
le président avait été schizophrène plutôt que
paranoïaque, s’était pris pour un nègre ou un juif
plutôt que pour un aryen pur, n’avait montré tant
de compétence dans l’administration de ses biens,
et n’avait dans son délire témoigné pour le socius
1185
d’un investissement déjà fascisant.

Deleuze et Guattari semblent ici durcir l’opposition entre délire


schizophrénique et délire paranoïaque, et subitement
confisquer à Schreber sa valeur de modèle pour instancier le
parcours intensif du sujet transpositionnel ou la « machine
célibataire » engendrée dans la troisième synthèse machinique
inconsciente. La distinction générale qui sous-tend l’articulation
                                                                                                                       
1184
Ibid., p. 332, 348 et 437.
1185
Ibid., p. 437.

808  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

entre économie libidinale et économie sociale dans L’Anti-


Œdipe ne passe pas entre un comportement supposé rationnel
de certains agents et d’autre part la folie des marginaux
délirants ; le délire est, en réalité, généralisé et coextensif au
champ social : « Au fond de la société, le délire, car le délire est
l’investissement du socius en tant que tel, par-delà les
buts »1186 . La frontière passe plutôt entre les différents types de
délire, c’est-à-dire d’investissement libidinaux : investissements
libidinaux schizo-révolutionnaire et investissements
paranoïaques réactionnaires. Or, « Œdipe implique dans
l’inconscient lui-même tout un investissement réactionnaire et
paranoïaque du champ social, qui agit comme facteur
œdipianisant, et qui peut aussi bien alimenter que contrarier les
investissements préconscients »1187 . Le cas Schreber est-il
alors plutôt du côté d’un pôle paranoïaque solidaire de
l’opération d’œdipianisation ? Pour mieux cerner ce que
Deleuze et Guattari entendent par schizophrène, même encore
conçu sous une forme pathologique, et son rapport à la cure
psychanalytique et au transfert, il nous faut préciser ces points :
en quoi la pathologie mentale de Schreber peut-elle avoir valeur
d’exemple et, plus généralement, pourquoi une telle pathologie

                                                                                                                       
1186
Loc. cit.
1187
Ibid., p. 438.

809  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

est-elle extérieure au domaine d’exercice de la cure


analytique du point de vue de la psychanalyse et de la
psychiatrie ? Dans le Séminaire III, Lacan propose une étude
des Mémoires de Schreber. Sa lecture structurale met en
évidence le noyau du phénomène psychotique : « C’est
l’émergence dans la réalité d’une signification énorme qui n’a
l’air de rien – et ce, pour autant qu’on ne peut la relier à rien,
puisqu’elle n’est jamais entrée dans le système de la
symbolisation – mais qui peut, dans certaines conditions,
menacer tout l’édifice »1188 . Le psychotique, contrairement au
névrosé, ne peut mettre en œuvre un compromis symbolisant à
l’égard de l’événement qui surgit et entraîne une « réaction en
chaîne au niveau de l’imaginaire » :
[…] faute de pouvoir faire une quelconque
médiation symbolique entre ce qui est nouveau et
lui-même, [le sujet] entre dans un autre mode de
médiation, complètement différent du premier,
substituant à la médiation symbolique un
fourmillement, une prolifération imaginaire, dans
lesquels s’introduit, d’une façon déformée, et
profondément a-symbolique, le signal central d’une
médiation possible. […] Le rapport du sujet au
monde est une relation en miroir. Le monde du
sujet va se composer essentiellement du rapport
avec cet être qui est pour lui l’autre, c’est-à-dire
1189
Dieu lui-même.

                                                                                                                       
1188
J. LACAN, Séminaire III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 99.
1189
Ibid., p. 100-101.

810  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Ce jeu de dédoublements multiples, cette dispersion de


Schreber en un essaim d’êtres imaginaires et le morcellement
du corps qui accompagne une telle dissolution du sujet
constituent ce que Lacan nomme la dialectique imaginaire du
psychotique. La réduction du monde à la co-présence de deux
personnages démultipliés – Schreber lui-même et son médecin
Flechsig – signifie une mise en déroute du complexe d’Œdipe,
qui exige trois termes, et non deux (même démultipliés).
Comme le rappelle Lacan, le sens du complexe d’Œdipe se
ramène à la reconnaissance de l’insuffisance d’une relation
imaginaire qui, parce qu’elle se révèle « conflictuelle,
incestueuse en elle-même, est vouée au conflit et à la
ruine »1190 . La superposition de l’ordre symbolique à l’ordre
imaginaire introduit en celui-ci un équilibre, une harmonie et
l’empêche de s’écrouler sur lui-même. D’où la nécessité d’une
chaîne symbolique et de l’ordre de la parole, suspendu au nom
du père comme signifiant fondamental. Dans le cas Schreber,
la dimension symbolique reste extérieure à l’existence du sujet
et exerce une contrainte sur elle1191 . La dialectique du délire

                                                                                                                       
1190
Ibid., p. 111.
1191
Par exemple, la fonction féminine comprise sur un plan symbolique (et
dont la signification paraît dans la procréation) n’est pas seulement refoulée
par Schreber, mais rejetée de la symbolisation, forclose. C’est elle qui fait
retour dans le réel comme irruption d’une nouveauté bouleversante qui

811  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

occasionnée par l’affaissement de la structure symbolique est


une forme déviante de la dialectique de l’inconscient dans
laquelle se constitue le moi humain qui, comme l’indique Lacan,
est originellement « plus proche de la forme de l’autre que du
surgissement de sa propre tendance » :
Il est à l’origine collection incohérente de désirs –
c’est là le vrai sens de l’expression corps morcelé
– et la première synthèse de l’ego est
essentiellement alter-ego, elle est aliénée. Le sujet
humain désirant se constitue autour d’un centre qui
est l’autre en tant qu’il lui donne son unité, et le
premier abord qu’il a de l’objet, c’est l’objet en tant
1192
qu’objet du désir de l’autre.

Lacan convoque la dialectique du maître et de l’esclave de la


Phénoménologie de l’Esprit pour soutenir le schème dialectique
qui organise l’éclosion du sujet au sein de son aliénation dans
l’autre sous la forme d’une rivalité dont il souligne la valeur
psychogénique et anthropogénique1193. L’altérité est
primitivement rencontrée dans une expérience rivalitaire liée à
l’objet du désir qui tire précisément son caractère désirable
d’être objet du désir de l’autre. Lacan voit dans la parole une
manière de surmonter la situation de jalousie et de rivalité en

                                                                                                                                                                                                                                                                                     
contraint Schreber à reconfigurer son monde et le précipite dans un devenir-
femme. Lacan interprète l’expulsion de la fonction féminine hors du
symbolique comme une manifestation violente du complexe d’Œdipe.
1192
Ibid., p. 50.
1193
Ibid., p. 51.

812  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

tant qu’elle s’adresse à un tiers, c’est-à-dire à l’Autre distinct,


dans la notation lacanienne, de l’autre comme petit a et qui
désigne le moi comme source de connaissance. Le délire
paranoïaque ne dépasse pas la situation de compétition
rivalitaire et de jalousie parce que la condition nécessaire pour
donner à son discours la valeur d’un pacte n’est pas présente :
le discours du délirant ne s’adresse pas à l’Autre comme tiers, à
un autre qu’il reconnaîtrait et qui, réciproquement, serait
susceptible de le reconnaître1194 . Le circuit du paranoïaque
exclut l’Autre et se ferme sur les « petits autres » qui, à la
manière des marionnettes du ventriloque, ne font que résonner
de la parole en provenance du moi. C’est le sens de l’exemple

                                                                                                                       
1194
Ibid., p. 62 : « Dans la vraie parole, l’Autre, c’est ce devant quoi vous
vous faites reconnaître. Mais vous ne pouvez vous en faire reconnaître que
parce qu’il est d’abord reconnu. Il doit être reconnu pour que vous puissiez
vous faire reconnaître. Cette dimension supplémentaire, la réciprocité, est
nécessaire à ce que vale cette parole dont je vous ai donné des exemples
typiques, Tu es mon maître ou Tu es ma femme, ou aussi bien la parole
mensongère, qui tout en étant le contraire, suppose également la
reconnaissance d’un Autre absolu, visé au-delà de tout ce que vous pourrez
connaître, et pour qui la reconnaissance n’a justement à valoir que parce
qu’il est au-delà du connu. C’est dans la reconnaissance que vous l’instituez,
et non pas comme un élément pur et simple de la réalité, un pion, une
marionnette, mais un absolu irréductible, de l’existence duquel comme sujet
dépend la valeur même de la parole dans laquelle vous vous faites
reconnaître. Il y a là quelque chose qui naît. […] Disant à quelqu’un Tu es
ma femme, vous lui dites implicitement Je suis ton homme, mais vous lui
dites d’abord Tu es ma femme, c’est-à-dire que vous l’instituez dans la
position d’être par vous reconnue, moyennant quoi, elle pourra vous
reconnaître. Cette parole est donc toujours un au-delà du langage ».

813  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

que donne Lacan d’une malade dont il présente le cas à Sainte-


Anne et qui, rencontrant un homme dans l’escalier, l’entend lui
proférer le mot « truie », comme en réponse à une remarque
qu’elle lui adresse « Je viens de chez le charcutier ». Lacan
traduit cet échange de parole halluciné – la malade ne parvient
pas à préciser si sa propre déclaration précède temporellement
l’injure qu’elle croit entendre – de la manière suivante :
Que dit-elle ? Elle dit – Je viens de chez le
charcutier. Or, qui vient de chez le charcutier ? Un
cochon découpé. Elle ne le sait pas, qu’elle le dit,
mais elle le dit quand même. Cet autre à qui elle
parle, elle lui dit d’elle-même – Moi la truie, je viens
de chez le charcutier, je suis déjà disjointe, corps
morcelé, membra disjecta, délirante, et mon
monde s’en va en morceaux, comme moi-même.
1195
Voilà ce qu’elle dit.

Dans ce cas d’hallucination auditive, la malade n’est pas


capable de parole vraie, au sens où l’entend Lacan : l’Autre
comme réel au-delà du langage étant par elle exclu ou ramené
au moi, la malade ne parle d’elle-même qu’à elle-même, dans
la transparence du circuit de l’imaginaire1196 . Ce message qui la

                                                                                                                       
1195
Ibid., p. 64.
1196
Ibid., p. 63-64 : « Le petit a, c’est le monsieur qu’elle rencontre dans le
couloir, et il n’y a pas de grand A. Petit a’, c’est ce qui dit Je viens de chez le
charcutier Et de qui dit-on Je viens de chez le charcutier ? De S. Petit a lui
dit Truie. La personne qui nous parle, et qui a parlé, en tant que délirante, a’,
reçoit sans aucun doute quelque part son propre message sous une forme
inversée du petit autre, et ce qu’elle dit concerne l’au-delà qu’elle est elle-

814  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

concerne semble lui venir d’un dehors, et émaner des petits


autres toujours marqués par un caractère irréel1197 . De même,
le monde reconfiguré dans le délire de Schreber se réduit à
deux personnages dont l’un est l’image renversée de l’autre,
mais dont aucun ne forme véritablement un Autre. Une relation
binaire, ou duelle, soutient le monde du délirant, et la dualité ou
binarité structurante se manifeste par un conflit incessant entre
les deux êtres qu’il met en rapport. Leclaire note ainsi, dans
Principes d’une psychothérapie des psychoses, que le
psychotique délirant « se trouve confiné dans une relation
duelle typiquement imaginaire où l’affrontement agressif se
perpétue en un jeu indéfini de miroirs »1198. Dans ce jeu de
miroir se dissout la réalité. En effet, l’expérience du réel
« suppose l’usage simultané de deux fonctions corrélatives, la
fonction imaginaire et la fonction symbolique »1199 . La
perturbation de la fonction symbolique chez le psychotique a
pour conséquence la perte de la réalité. La double
condition d’une expérience du réel, vérifiée chez le sujet dit
normal, même si peuvent survenir des perturbations mineures,
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
même en tant que sujet, et dont par définition, simplement parce qu’elle est
sujet humain, elle ne peut parler que par allusion. »
1197
Ibid., p. 65.
1198
S. LECLAIRE, Principes d’une psychothérapie des psychoses, Paris,
Fayard, 1999, p. 211-212.
1199
Ibid., p. 185.

815  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

n’est satisfaite ni chez le délirant paranoïaque, ni chez le


schizophrène. D’après la conceptualité lacanienne, le partage
entre paranoïaque et schizophrène tient à la carence de la
fonction imaginaire chez celui-ci et à l’absence partielle ou
totale de la fonction symbolique chez celui-là. D’après ce
partage, la subjectivité radicale du schizophrène a pour état
terminal l’autisme, effondrement de la fonction imaginaire, et,
« Thérapeutiquement, tout le travail consistera par quelque
moyen que ce soit à lui restituer l’usage de sa fonction
imaginaire, autrement dit, de lui donner un « moi » »1200 . La
subjectivité du paranoïaque a quant à elle pour destination un
état où le délirant ne peut rencontrer qu’un seul autre sous
diverses formes, son persécuteur, qui n’est finalement que son
propre moi, le moi étant le « lieu des identifications imaginaires
du sujet », ce qui explique l’étrangeté du dire du délirant, qu’il
ne reconnaît pas comme étant le sien : ça parle en lui (que ce
« ça » soit Dieu, les nerfs, etc.). Dès lors, l’accès au monde du
psychotique est refusé à l’Autre. La problématique de la
communication avec le psychotique n’est pas séparable d’une
prise en compte de l’altération de son langage, qui cesse de
dissocier le signe en signifiant et signifié et s’empare du mot
comme d’une chose matériellement appréhendée, ou qui
                                                                                                                       
1200
Ibid., p. 214.

816  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

absente le signifié et ne retient que le signifiant. L’impossibilité


d’une relation à l’autre dans la psychose ne peut que rejaillir sur
les conditions de la cure et condamner la possibilité même d’un
transfert, dont nous avons vu qu’il était devenu pour Freud
coextensif à la cure. La relation à un autre qui se joue et rejoue
dans le transfert, suppose une structuration œdipienne qui fait
défaut dans la psychose. Coupé de la dialectique qui structure
l’existence proprement humaine normale et fait conjointement
appel aux fonctions imaginaires et symbolique, le psychotique
est livré au mouvement circulaire d’une dialectique interne et
minimale, où la violence s’intensifie dans l’expérience d’une
centration active. Schreber témoigne, en une formule
remarquable, de cette expérience de la centralité :
On dit que je suis un paranoïaque et on dit que les
paranoïaques sont des gens qui rapportent tout à
eux ; dans ce cas ils se trompent car ce n’est pas
moi qui rapporte tout à moi, c’est lui qui rapporte
tout à moi, c’est Dieu qui parle sans arrêt à
1201
l’intérieur de moi par ses divers agents.

Le flux oratoire incessant dans lequel baigne l’univers de


Schreber, même s’il n’a pas le statut d’une vraie parole et
renvoie à un autre régime de discours, mérite que l’on s’y
arrête. Lacan insiste sur l’ « extraordinaire variété de modes du
flux oratoire » et sur la fonction de la phrase qui, même si elle
                                                                                                                       
1201
S. LECLAIRE, op. cit., p. 204-205.

817  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

n’est pas chargée de signification et demeure énigmatique,


maintient Dieu comme forme imaginaire dégradée de l’altérité et
comme présence indispensable pour empêcher la contraction
brutale du monde en une unité létale d’un corps sans organes
comme objet indifférencié. C’est cette résistance à la pulsion de
mort comme poussée vers l’Un compact en lequel menace de
se replier le monde de Schreber que pointe Lacan :
Il y a ici, dans la relation du sujet au langage
comme dans le monde imaginaire, un danger,
perpétuellement su, que toute cette
phantasmagorie se réduise à une unité qui
annihile, non pas son existence, mais celle de
Dieu, qui est essentiellement langage. Schreber
l’écrit formellement – les rayons doivent parler. Il
faut qu’à tout instant se produisent des
phénomènes de diversion pour que Dieu ne se
résorbe pas dans l’existence centrale du sujet.
Cela ne va pas de soi, mais illustre très bien le
rapport du créateur à ce qu’il crée. En retirer la
fonction et l’essence laisse en effet paraître le
1202
néant corrélatif qui est sa doublure.

Le flux de paroles, paroles proférées par Dieu ou par les


rayons, paroles opaques désertées par le sens, conditionne la
station psychotique de Schreber en contrebalançant la
puissance répulsive de la machine paranoïaque au service
d’une pulsion de mort par l’effet d’attraction des bribes
langagières. Dieu étant essentiellement langage pour Schreber,

                                                                                                                       
1202
J. LACAN, op. cit., p. 115.

818  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

le langage tient lieu de machine miraculante. La tâche


impérieuse pour le schizophrène de fabriquer un « pseudo-objet
a », selon l’expression de Jean Oury (ou de construire des
machines désirantes, diraient plutôt, pour désigner la même
opération, Deleuze et Guattari), correspond à une tactique vitale
supposée mettre un terme à un pressentiment menaçant, à
l’instabilité trop violente d’un plan d’existence mis à nu.
L’invention poétique de Hölderlin, nous l’avons vu, peut à cet
égard être lue au prisme de la nécessité de maintenir ou de
restaurer une articulation de son être et du monde. Le discours
délirant fait office de machine miraculante, accumule et
connecte les machines désirantes-objets a pour lutter contre la
pulsion de mort. L’objet a, chez Lacan, possède effectivement
une vertu d’attracteur : comme le résume Nasio, l’objet a « est
le trou de la structure si vous l’imaginez […] comme la source
d’une force aspirante qui attire les signifiants, les anime et
donne consistance à la chaîne »1203 . De ce point de vue, le
« taux constant de jouissance cosmique » que Schreber doit
offrir à Dieu et dont il recueille une part résiduelle dépend des
manifestations de Dieu comme profération d’un discours, d’un
dire qui n’est pas celui de Schreber mais plutôt un « ça

                                                                                                                       
1203
J.-D. NASIO, Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan, Paris, Payot,
1994 (1992), p. 130.

819  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

parle »1204 . La « machine miraculante », dans L’Anti-Œdipe, si


on l’abstrait du processus d’exposition formel dialectique des
synthèses machiniques inconscientes, reçoit sa plus grande
intelligibilité de la fonction d’attracteur de l’objet a comme
modèle des machines désirantes et opérateur à l’œuvre, dans
le discours du psychotique, sous la forme de phrases disjointes
de leur signification et signifiant essentiellement l’affirmation de
la disjonction. Les généalogies non familiales du schizophrène
sont en effet présentées, dans le premier chapitre de L’Anti-
Œdipe, selon le schème de la dialectique imaginaire du
psychotique repérée par Lacan. La dialectique imaginaire du
psychotique donne sa forme à l’enregistrement schizo-
paranoïaque : « les disjonctions sont la forme de la généalogie
désirante »1205 . Le corps morcelé ou disjoint, membra disjecta,
du psychotique, est un corps réfractaire à l’organisation,
support d’une vie pulsionnelle pas encore intégrée et unifiée,
repoussant cette intégration dans une station hypocondriaque.
Corrélat de ce corps à la fois en lutte contre sa dispersion et
contre son organisation, le discours du psychotique fait advenir
des formes généalogiques qui débordent de toute part
                                                                                                                       
1204
Loc. cit. : « […] quand on parvient à imaginer l’objet comme un trou
aussi vivant, c’est la figure de la jouissance (plus-de-jouir) qui se présente à
nous. » Et AŒ, p. 23.
1205
AŒ, p. 20.

820  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Œdipe1206. On comprend que, pour les auteurs de L’Anti-Œdipe,


la psychose acquière la valeur critique d’une puissance de
dépassement du cadre des repérages œdipiens, trop simple et
trop étroit :
Le psychanalyste dit qu’on doit découvrir le papa
sous le Dieu supérieur de Schreber, et pourquoi
pas le frère aîné sous le Dieu inférieur. Tantôt le
schizophrène s’impatiente et demande qu’on le
laisse tranquille. Tantôt il entre dans le jeu, il en
rajoute même, quitte à réintroduire ses repérages
à lui dans le modèle qu’on lui propose et qu’il fait
éclater du dedans (oui, c’est ma mère, mais ma
mère, c’est justement la Vierge). On imagine le
président Schreber répondant à Freud : mais oui,
oui, oui, les oiseaux parlants sont des jeunes filles,
et le Dieu supérieur, c’est papa, et le Dieu inférieur,
mon frère. Mais en douce, il ré-engrosse les
jeunes filles de tous les oiseaux parlants, et son
père du Dieu supérieur, et son frère, du Dieu
inférieur, toutes formes divines qui se compliquent
ou plutôt « se désimplifient » à mesure qu’elles
percent sous les termes et fonctions trop simples
1207
du triangle œdipien.

La dé-simplification indéfinie des formes divines découle du


jeu de miroir où Dieu n’est que l’ombre de Schreber. À propos
de la relation de dualité (fragmentée ou non) qui sous-tend le
délire du psychotique, Leclaire remarque que « c’est aussi le
type de relation que, par rapport à la relation purement ternaire

                                                                                                                       
1206
Loc. cit.: « […] les phénomènes de psychose débordent ce cadre de
référence ».
1207
Ibid., p. 20-21.

821  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de l’Œdipe, on nomme en psychanalyse relation préœdipienne ;


mais cette relation purement duelle prend dans le délire un
caractère absolu et un développement inconnu au niveau de la
névrose »1208 . Indépendamment des problèmes dynamiques
spécifiques de la psychose, distincts de ceux de la névrose,
qu’invite à examiner Leclaire, son propos pourrait nous amener
à nous demander si l’appareil conceptuel deleuzo-guattarien
n’exprime pas, sur un plan théorique, une fixation, portée à
l’absolu, à un état préœdipien ; autrement dit, à nous demander
si Deleuze et Guattari n’ancrent pas stratégiquement leur
position dans un stade atteint par régression pour mieux
renverser un Œdipe identifié à la loi, comme on pourrait
l’attendre d’une philosophie de la libération sexuelle réduite à
sa plus simple caricature. La revendication d’un ancrage
anœdipien de la métapsychologie ne signifie pourtant pas une
régression préœdipienne dont L’Anti-Œdipe serait la
réverbération théorique. Les motifs de cet ancrage anœdipien
ne résident pas dans l’incapacité de la psychanalyse à prendre
en charge le psychotique, mais dans ce que cette incapacité
révèle. La relation tranférentielle en psychanalyse amène
l’analysant à se comporter dans l’analyse comme un
représentant de l’objet a. L’analyste, « en position de rappeler
                                                                                                                       
1208
S. LECLAIRE, op. cit., p. 211.

822  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

le réel », selon l’expression de Leclaire, doit, par son écoute et


son silence, occuper la position d’un semblant d’objet a. Nasio
résume ainsi le lien entre position de l’analyste et fonction de
l’objet a :
Nous retrouvons ici la fonction même du trou qui
assure la mobilité de la structure. Cette forme de
silence ainsi que d’autres comportements du
praticien, attestent qu’il est en position d’objet a.
On aurait pu formuler cette même idée en
employant l’expression de semblant d’objet a, et
avancer qu’il y a analyse quand telle conduite de
l’analyste est un semblant de a, c’est-à-dire que
par son comportement, il représente la jouissance
(plus-de-jouir) dans la cure. […] Bref, l’analyste en
position de a représente l’énergie qui fait travailler
l’inconscient, ou si l’on veut l’hétérogène qui cause
1209
et fait consister l’ensemble.

La critique de la psychanalyse par Deleuze et Guattari ne doit


pas être simplifiée ; ils admettent en effet qu’elle peut relancer
l’activité de l’inconscient et combattre la stase libidinale, mais
comme malgré elle, sans pouvoir rendre compte, par son
appareil conceptuel, de sa propre efficacité thérapeutique :
C’est même la découverte de la psychanalyse, le
désir, les machineries du désir. Ça n’arrête pas de
vrombir, de grincer, de produire, dans une
psychanalyse. Et les psychanalystes ne cessent
pas d’amorcer des machines, ou de les ré-
amorcer, sur fond schizophrénique. Mais peut-être
qu’ils font ou déclenchent des choses dont ils n’ont
pas clairement conscience. Peut-être que leur

                                                                                                                       
1209
J.-D. NASIO, op. cit., p. 165.

823  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pratique implique des opérations ébauchées qui


1210
n’apparaissent pas clairement dans la théorie.

C’est l’ébauche de ces opérations qu’il s’agit de compléter : le


problème d’une relance de l’activité productive inconsciente, qui
est au cœur du propos de Deleuze et Guattari, doit prendre en
compte la difficulté contre laquelle la psychanalyse semble
buter. La transformation du concept de transfert n’a pas
seulement une visée critique à l’encontre de la psychanalyse ;
elle a pour sens de dégager les principes dont se sert la
psychanalyse dans ses procédés sans pour autant les avoir
intégrés théoriquement. La schizo-analyse est ici mise à nu des
principes inconscients de la psychanalyse.

C. La résistance du schizophrène au transfert


névrotique

La résistance du schizophrène au transfert névrotique


procède, comme l’explique Freud dans la Métapsychologie, du
caractère spécifique des formations substitutives
schizophréniques. Les névroses de transfert supposent le
retrait des investissements libidinaux fixés sur un objet réel qui
se refuse et provoque une frustration. Les investissements
                                                                                                                       
1210
P, p. 27.

824  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

libidinaux se retirent de l’objet réel et migrent vers un objet


fantasmé et, à travers celui-ci, vers un objet refoulé. Le procédé
thérapeutique du transfert en psychanalyse repose donc sur le
fait que, chez le névrosé, le pôle objectal ne cesse jamais d’être
investi. Tel est le principe qui soutient la cure. Or, dans le cas
du schizophrène, le refusement de l’objet aboutit à un retrait
des investissements libidinaux du pôle objectal et au reflux de
la libido sur le moi. Freud souligne la différence de nature entre
le refoulement névrotique et le refoulement schizophrénique.
Dans le refoulement schizophrénique, en effet, la fuite du moi
qui apparaît dans le retrait de l’investissement conscient
« consiste à retirer l’investissement pulsionnel des endroits qui
représentent la représentation d’objet inconsciente » :
[…] il peut apparaître déconcertant que la partie de
la même représentation d’objet appartenant au
système Pcs – les représentations de mot qui lui
correspondent – doive au contraire subir un
investissement plus intense. On pourrait plutôt
s’attendre à ce que la représentation de mot, en
tant que part préconsciente, ait à supporter le
premier choc du refoulement, et qu’elle devienne
absolument non investissable après que le
refoulement s’est poursuivi jusqu’aux
1211
représentations de chose inconsciente.

L’étonnement de Freud porte sur la propension du


schizophrène à investir les représentations de mot. La thèse
                                                                                                                       
1211
S. FREUD, Métapsychologie, op. cit., p. 86-87.

825  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

deleuzo-guattarienne du transfert schizophrénique prend appui


sur ce point : Deleuze et Guattari vont montrer que dans les
investissements des représentations de mots, le mot cesse
d’être le tenant-lieu de la chose refoulée ; il perd sa valeur de
substitut symbolique, sa fonction de signifiant. Ce qui abolit la
possibilité du transfert chez le schizophrène selon Freud est au
contraire ce qui le conditionne pour la schizo-analyse : alors
que Freud écrit que les schizophrènes sont « incapables de
transfert », les auteurs de L’Anti-Œdipe montrent qu’il y a en
réalité un surcroît de transfert dans la schizophrénie. La
résistance du schizophrène au transfert névrotique se ramène à
une résistance à Œdipe et à la double impasse qui en découle.
En effet, Œdipe oscille entre les deux pôles suivants :
[…] l’identification névrotique, et l’intériorisation
dite normative. D’un côté comme de l’autre, c’est
Œdipe, l’impasse double. Et si un schizo est ici
produit comme entité, c’est seulement comme seul
moyen d’échapper à cette double voie, où la
normativité n’est pas moins sans issue que la
névrose, la solution pas moins bouchée que le
problème : alors on se replie sur le corps sans
1212
organes.

Résistance à l’identification névrotique aussi bien qu’aux


normes sociales et morales, la schizophrénie possède un mode
d’identification non névrotique qui s’exerce dans le délire.

                                                                                                                       
1212
AŒ, p. 95.

826  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’écrasement du contenu du délire schizophrénique, celui de


Schreber par exemple, par l’interprétation psychanalytique
révèle que celle-ci tend toujours à réduire la vie pulsionnelle et
les identifications intensives du schizophrène en rapportant les
diverses manifestations de l’activité inconsciente à des
représentations substitutives du représentant de la pulsion1213 .
Dans le deuxième chapitre de Mille plateaux, Deleuze et
Guattari soulignent l’opération de réduction accomplie par
Freud dans ses remarques à propos du cas clinique de
l’Homme aux loups, dont il tente de rendre compte à cherchant
à retrouver des substituts : « Il est évident que l’expression du
contenu des comédons est pour lui un substitut de
l’onanisme »1214, observe Freud à propos de ce patient
qu’obsèdent l’état de sa peau et les trous dans son visage. La
difficulté de Freud à intégrer les multiplicités psychotiques à ses
schémas explicatifs fondés sur une logique de la substitution
explique, pour Deleuze et Guattari, son incapacité à
comprendre ce qui se joue dans le délire du schizophrène et la
nature du transfert schizophrénique.

                                                                                                                       
1213
Ibid., p. 67.
1214
S.FREUD, Métapsychologie, op. cit., p. 115.

827  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

828  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Chapitre XVII – La tâche mécanicienne de la


schizo-analyse : comment relancer l’économie
libidinale

A. La relance de l’économie libidinale chez le


schizophrène pathologique

La schizophrénisation de l’inconscient du sujet œdipianisé,


c’est-à-dire la production du schizophrène artificiel et non
pathologique, se laissera plus clairement appréhender si nous
montrons comment relancer l’économie libidinale machinique
dans le schizophrène pathologique, créature d’hôpital en
laquelle le processus a été interrompu prématurément mais qui,
toute structure œdipienne ayant été abolie en elle, n’exige pas,
comme chez le névrosé, un travail de désobstruction ou de
nettoyage de l’inconscient. Cette relance du fonctionnement
réel de l’inconscient implique, comme nous l’avons vu, une
restauration de la fonction d’attraction de la « machine
miraculante » qui, mise en tension avec la station répulsive
paranoïaque du corps sans organes comme modèle substantiel
de la mort, produit les intensités dont naît le sujet trans-
positionnel : l’expérience inconsciente du survol intensif (« Je
sens que je deviens… ») – ou expérience de la mort – retient le

829  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

modèle substantiel de la mort à l’intérieur du processus de


production tout en le maintenant à distance au moyen des
distances indécomposables et elles-mêmes intensives
instaurées par les repérages non familiaux du schizo à la
surface du corps sans organes. En d’autres termes, c’est le
délire qui permet d’intégrer le corps sans organes à titre de
pièce fonctionnelle dans le dispositif inconscient de la
production du désir. Tout se ramène donc à cette question :
comment réactiver la force attractive de la machine
miraculante chez le schizo pathologique ? Jean Oury propose
une réponse à cette question en reprenant le concept de
« greffe de transfert » formé par Gisela Pankow. Le transfert
doit être greffé au schizophrène parce que celui-ci a perdu la
possibilité de réaliser un transfert de type névrotique et que, par
conséquent, une cure psychanalytique est sur lui inopérante.
C’est l’absence d’objet a qui compromet la possibilité du
transfert névrotique chez le schizophrène. Pankow montre que
le psychotique « n’est pas bien délimité, [qu’] il a des difficultés
avec les limites de son corps, de ses espaces [et qu’il] s’agit
donc de bien délimiter un espace, mais dans un champ
transférentiel par des « greffes de transfert » »1215 pour qu’un
discours puisse advenir. Les « greffes de transfert » consistent
                                                                                                                       
1215
J. OURY, Le collectif. Le séminaire de Sainte-Anne, op. cit., p. 89.

830  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

à « essayer de rebâtir, de reconstruire, par petits bouts, dans la


relation de transfert partiel, ce que [Pankow] appelle « l’image
du corps » »1216 . Celle-ci ne se ramène pas à l’image
spéculaire : « Elle distingue le « corps ressenti », le « corps
reconnu » et le « corps vécu » »1217 . Pankow attribue au
phénomène de « dissociation » la destruction de l’image du
corps : « Par le terme de dissociation, je définis […] un
destruction de l’image du corps telle que ses parties perdent
leur lien avec le tout pour réapparaître dans le monde
extérieur »1218 , écrit-elle dans L’être-là du schizophrène. Le
corps du malade cesse d’être vécu comme une entité unifiée :
les organes ne sont plus mis en relation dans la représentation
du corps propre ; tantôt la frontière entre ce qui est dans le
corps et au-dehors se brouille, tantôt « la totalité de l’image du
corps se trouve remplacée par une partie »1219 ; le malade
cesse de pouvoir habiter son corps. La stratégie thérapeutique
de Pankow est alors la suivante :
J’essaye de saisir ce processus de dissociation à
l’œuvre dans la communication verbale du malade.
Si celui-ci peut, grâce à l’intervention
thérapeutique, rétablir l’unité du corps vécu, il peut
apprendre à l’habiter. Tout mon effort visera à

                                                                                                                       
1216
Ibid., p. 87.
1217
Loc. cit.
1218
G. PANKOW, L’être-là du schizophrène, Paris, Flammarion, 2006, p. 35.
1219
Loc. cit.

831  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

réunifier ce dynamisme du corps, de façon que


celui-ci se saisissant comme désir, retrouve son
1220
image et entre dans le domaine du temps.

La reconstruction de l’image du corps implique cependant,


selon Jean Oury, que l’on prenne en considération la
problématique de l’objet a. La thérapie peut par exemple
consister en ceci : « avec la pâte à modeler, ou avec le tricot,
ou avec les structures institutionnelles, ou même avec des
fabrications d’objets, on peut très bien suivre la reconstruction
du corps. De même avec des sculptures ou des peintures, mais
c’est plus compliqué »1221 , note Oury. « Il y a reconstruction du
corps, de l’image du corps, en tant que « corps vécu ». Mais ce
qui est institutionnellement important, c’est que, sans négliger
cet aspect de reconstruction de l’image du corps, il s’agit
également d’une élaboration d’un « tenant-lieu » d’objet
a. » »1222 , poursuit-il. L’objet a, qui correspond, comme l’indique
Guattari, à la notion de machines désirantes dans L’Anti-Œdipe,
fait défaut au schizophrène comme entité pathologique : pour
lui, l’objet a est remplacé par les morceaux corps qui échappent
à la représentation du corps comme tout. Cette carence se
traduit par une structure de fantasme altérée et par l’éclatement

                                                                                                                       
1220
Loc. cit.
1221
J. OURY, Le collectif. Le séminaire de Sainte-Anne, op. cit., p. 87.
1222
Loc. cit.

832  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de processus de transfert : la dissociation schizophrénique


entraîne un transfert dissocié, distinct du transfert névrotique et
incompatible avec lui1223. La résistance schizophrénique au
transfert en psychanalyse a pour origine une telle déficience,
qui entraîne une stase libidinale, la circulation de la pulsion
réclamant nécessairement la présence d’un objet a, comme
nous l’avons vu en déterminant, dans la métapsychologie
construite par Deleuze et Guattari, la fonction des machines
désirantes dans l’économie libidinale. Dès lors, il s’agit, selon
Pankow, d’initier une dialectisation du tout et des parties du
corps en faisant naître un dire. Oury insiste sur le caractère
déterminant de ce dire : « On peut définir le transfert comme la
possibilité d’émergence d’un désir, mais sous forme d’un dire
qui va pouvoir s’exprimer dans un discours (Je vous rappelle la
phrase de Lacan : « Il n’y a de faits que de faits de

                                                                                                                       
1223
Ibid..p. 209 : « Si vous voulez, on peut dire que ce qui va être mis en
question d’une façon très ponctuelle, chez l’infirmier, le psychologue, etc.,
c’est quelque chose de l’ordre de l’objet a. Mais ça ne veut pas du tout dire
que chez le schizophrène, il s’agit de l’objet a ; c’est justement ça qui n’est
pas possible. Vous vous souvenez que j’ai longtemps insisté sur le fait que
la dissociation schizophrénique, du fait même qu’on puisse la « sentir », est
de l’ordre d’un transfert dissocié. Transfert éclaté, en bribes et morceaux,
qu’on ne peut même pas ramasser. D’où, l’impossibilité, pour le
schizophrène, de pouvoir fabriquer une structure de fantasme semblable à
celle des « normosés ». Cette impossibilité de se rassembler est corrélative
du fait qu’il n’accède pas à la problématique de l’objet a ».

833  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

discours. ») »1224 . Les processus psychotiques comportent,


selon Oury, des lésions de « la fabrique du dire »1225. Lésions
qui découlent de la relation altérée du schizophrène à son corps
propre. Dans Radiophonie, en 1970, Lacan articule la
dimension symbolique au corps pour montrer que « c’est
incorporée que la structure fait l’affect » : « Le corps, à le
prendre au sérieux, est d’abord ce qui peut porter la marque
propre à le ranger dans une suite de signifiants. Dès cette
marque, il est support de la relation […] »1226 . Le corps
inhabitable du schizophrène ne supporte plus le niveau
symbolique. Pour le schizophrène, l’ébauche d’un dire va de
pair avec la production de « tenant-lieu d’objet a » : seule une
série de signifiants qui constituent des repères pour ces sujets
en errance et qui déclenchent un processus de transfert partiel
ou dissocié, peut pallier la défection de l’ordre symbolique. Pour
Lacan, un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant
et un rapport consistant à la réalité ou un certain degré de
consistance de la réalité suppose ainsi un certain nombre de
signifiants. Or, la relation du schizophrène au signifiant étant
perturbée, c’est l’articulation de la réalité qui, pour lui, pose

                                                                                                                       
1224
J. OURY, op. cit., p. 125.
1225
Ibid., p. 88.
1226
J. LACAN, Radiophonie in Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 409.

834  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

problème : la réalité laisse place à un lieu vide. Pour « lutter


contre le nulle part, il faut un espace du « dire », un espace
d’émergence. Émergence de quoi ? De ce qui tient lieu d’objet
a. On ne peut pas parler de transfert sans parler d’objet a »1227 ,
affirme Oury : « C’est dans ce sens-là, fabrication de tenant-lieu
d’objet a – qu’on peut dire qu’il s’agit aussi bien de la fabrication
d’espace que de la fabrication du corps »1228 . L’objet a n’existe
pas pour les malades qui présentent des structures
dissociatives :
Mais cependant, par nécessité, les schizophrènes
ont aussi des fantasmes, mais ce sont des
fantasmes qui n’ont pas cours dans le commerce
habituel. C’est pour ça que les schizophrènes sont
rejetés de la famille et de la société. Mais ils ont
quand même des fantasmes qu’ils sont arrivés à
fabriquer avec des bouts de ficelles, et qui en
tiennent lieu. Pour qu’il y ait fantasme, il faut qu’il y
ait l’articulation de $, qui peut-être caché par
l’imaginaire, avec une sorte de « tenant lieu »
d’objet a. Et avec quoi ils le fabriquent ? Avec ce
qu’ils ramassent, avec ce qui est le plus près
d’eux : des bouts de corps en général, du
bricolage. Mais on s’aperçoit vite que ce bricolage
n’est pas solide ; et tout notre travail, c’est
d’essayer qu’ils arrivent, au bout d’un certain
temps, à pouvoir ressaisir quelque chose ;
ressaisir, attraper, prendre en main, pour accéder
ainsi au concept (Begriff), au concept de l’objet a.
Ça demande un travail gigantesque. Et pour que
ça puisse se manifester, ça met en question le

                                                                                                                       
1227
Ibid., p. 88.
1228
Loc. cit.

835  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

problème du transfert spécifique de ce qui est en


1229
question chez le schizophrène.

Inventer un tenant-lieu d’objet a est une nécessité vitale pour


qu’il y ait fantasme et pulsion : la pulsion doit, elle aussi, être
construite. Le concept de pulsion est lui-même une
construction, observe Oury : « c’est un concept fabriqué, même
chez le « normosé ». C’est comme une construction surréaliste,
avec une machine à coudre, un parapluie, un truc qui tourne…
On parle de « pulsion orale », « pulsion anale », etc. Mais ce
sont des fabrications complexes »1230 et non de « la pure
biologie ». La thèse d’Oury est alors la suivante : il lui semble
que « chez le schizophrène, dans cet effort pour accéder à un
système d’expression, c’est comme s’il se fabriquait des
pulsions schizophréniques »1231 . Dans leurs tentatives pour se
fabriquer ces pulsions, les schizophrènes bricolent des tenants-
lieu d’objet a, tracent des circuits dans l’espace physique qu’ils
parcourent. De ce point de vue, la « tentative » de Fernand
Deligny s’inscrit dans la recherche d’une semblable voie
thérapeutique : la méthode consistant à dessiner des lignes
d’erres, à faire la cartographie des repérages spatiaux tracés
par les déplacements physiques coutumiers des schizophrènes,
                                                                                                                       
1229
Ibid., p. 85.
1230
Loc. cit.
1231
Loc. cit.

836  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

enchevêtrements de trajectoires aux nœuds desquelles leur


rencontre devient parfois possible, renvoie à une la recherche
des conditions pour faire émerger un dire du schizophrène,
pour faire advenir la production d’un discours, même
fragmentaire et par là-même d’une greffe de transfert1232. La
reconstruction de fantasmes artificiels, de pulsions soudées aux
tenants-lieu d’objet a réclame temps et patience :
« Quelquefois, il faut des années, chez un schizophrène, pour
qu’il bricole, dans un travail acharné avec des bouts de ficelle,
un « tenant-lieu » d’objet a, afin que ça fonctionne avec un sujet
de l’inconscient qui est à la dérive »1233 .

La reconstruction du système pulsionnel du schizophrène


comme entité morbide, du schizophrène diagnostiqué comme
                                                                                                                       
1232
Ibid., p. 208 : « Dans l’exercice même du travail de chaque jour, quelque
chose va pouvoir s’articuler dans la dimension d’une demande : demande
d’un crayon, demande d’une gomme, mais aussi demande de choses bien
plus subtiles, et même demande de rien : avoir une ouverture, une possibilité
d’ouverture, qui ne soit pas dépendante d’un autre niveau. Pour qu’il y ait
une vraie rencontre, il faut que ça soit un peu du hasard, qu’il y ait de
l’inattendu, et que la réponse ne dépende pas d’autre chose. Ce qui est visé,
là, c’est quelque chose de l’ordre d’un certain discours, même encore
balbutiant, à peine dit. Et c’est ce discours-là qui est l’étoffe, la manifestation
de « l’émergence d’un dire », de l’émergence d’un désir, même s’il est
complètement masqué. C’est la possibilité d’une greffe d’un petit bout de
transfert, même partiel, même très morcelé, très misérable. S’il n’y a pas,
dans un tel système, un nombre suffisant de possibilités de petites greffes,
de petites émergences de désir, de petits bouts de transfert, s’il n’y en a pas
un nombre suffisant, rien ne se fera ».
1233
Loc. cit.

837  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

tel et bloqué dans la stase de sa vie libidinale pétrifiée nous


donne ici un modèle pour penser pratiquement la tâche positive
de la schizo-analyse que Deleuze et Guattari nomment « tâche
mécanicienne ». Ce modèle est constructiviste : les pulsions
sont à fabriquer, à produire. « Les pulsions sont seulement les
machines désirantes elles-mêmes »1234 et c’est pourquoi la
relance de l’économie libidinale machinique passe par un travail
de détection ou de construction des machines désirantes de
chacun. Les machines désirantes-objet a doivent être conçues
selon le deuxième sens du processus, l’identité entre nature et
industrie. Le premier chapitre de L’Anti-Œdipe laisse apparaître
l’inconscient du schizophrène « à ciel ouvert » : tout devient
organe, objet partiel, machine désirante et des circuits
libidinaux, séries connectives multiples, traversent et relient tout
ces points. Nous pourrions nous représenter le schizophrène
que Deleuze et Guattari mettent en scène dans ce chapitre I
comme l’un des schizophrènes dont Oury nous dit qu’ils doivent
accomplir la tâche de reconstruire intégralement leurs circuits
libidinaux, à cette différence près que celui-là y est parvenu au-
delà de toute espérance : le schizo deleuzo-guattarien est
« producteur universel » de tenants-lieu d’objets a. Les
machines désirantes sont à comprendre à partir de l’invention
                                                                                                                       
1234
AŒ, p. 42.

838  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

de ces tenants-lieu d’objet a, néo-objets a engendrés dans le


processus d’un produire coextensif à la vie inconsciente.
Schizophréniser l’inconscient des sujets jusqu’alors structurés
par des schèmes œdipiens signifie ainsi doter ces sujets de
machines désirantes, les inviter à se comporter en
schizophrène artificiel, mais sous une forme non pathologique.
L’expression de « schizophrène artificiel », ambivalente en tant
qu’elle renvoie aussi bien à l’entité morbide produite
socialement, coupée du processus, qu’au prototype du patient
sur lequel la schizo-analyse aura opéré avec succès en
provoquant la réversion de l’usage transcendant des synthèses
passives de l’inconscient, contient en réalité le principe du
procédé mécanicien de l’activation de la vie pulsionnelle suivant
un usage immanent des synthèses machiniques, tantôt pour
guérir le schizophrène pathologique, tantôt pour
schizophréniser le névrosé. Il ne s’agit donc pas, pratiquement,
d’interpréter un dire, d’exhumer des noyaux de contenus
refoulés puisque le refoulement n’est plus à comprendre sur le
modèle de l’ensevelissement :
Le schizo-analyste n’est pas un interprète, encore
moins un metteur en scène, c’est un mécanicien,
micro-mécanicien. Il n’y a pas de fouille ou
d’archéologie dans l’inconscient, il n’y a pas de
statues : rien que des pierres à sucer, à la Beckett,
et autres éléments machiniques d’ensembles
déterritorialisés. Il s’agit de trouver quelles sont les

839  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

machines désirantes de quelqu’un, comment elles


marchent, avec quelles synthèses, quels
emballements, quels ratés constitutifs, avec quels
flux, quelles chaînes, quels devenirs dans chaque
cas. Aussi bien cette tâche positive ne peut-elle
être séparée des destructions indispensables, de
la destruction des ensembles molaires, structures
et représentations qui empêchent la machine de
1235
fonctionner.

Les « pierres à sucer » des schizos atrophiés de Beckett, les


« éléments machiniques » sont autant d’exemples du néo-objet
a. L’inséparabilité de la tâche positive d’une restauration de
l’attraction machinique et de la tâche négative d’une destruction
des structures œdipiennes est ici réaffirmée, les deux tâches
étant contemporaines. La principale difficulté dans la quête par
chacun de ses machines désirantes tient, là encore, à la nature
sub-représentative des machines désirantes, à l’effet de seuil
qui les rend inaccessibles à une investigation orientée par la
conscience : les machines désirantes se tiennent sous le plan
molaire des unités globales des personnes ou des objets ; elles
circulent dans des champs, des ensembles ou agencements
réels sans nécessairement être actuels et supposent ainsi, pour
être localisées ou circonscrites, un effort d’analyse des
investissements libidinaux. Défaire les identifications et les
détacher des entités globales, analyser les investissements

                                                                                                                       
1235
AŒ, p. 404.

840  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

inconscients, détecter les indices fonctionnels et les lignes de


fuite qui attestent de la présence des machines désirantes du
sujet sont donc les trois tâches de la schizo-analyse à mener
d’une manière conjointe. La tâche négative, le curetage de
l’inconscient, et la tâche positive d’une analyse de la nature des
investissements libidinaux forment les deux conditions de la
tâche mécanicienne. Celle-ci se présente comme une enquête
sur les « zones de présence » et les parcours des machines
désirantes à un niveau infra-conscient moléculaire :
Il n’est pas facile de retrouver les molécules,
même la molécule géante, leurs chemins, leurs
zones de présence et leurs synthèses propres, à
travers les grands amas qui remplissent le
préconscient, et qui délèguent leurs représentants
dans l’inconscient lui-même, immobilisant les
machines, les faisant taire, les engluant, les
sabotant, les coinçant, les clouant. Ce ne sont pas
les lignes de pression de l’inconscient, qui
comptent, ce sont au contraire ses lignes de
1236
fuite.

On objectera aux auteurs de L’Anti-Œdipe que cette première


tâche positive reste vague ou qu’elle condamne l’analyse à des
résultats vagues et qu’elle comporte la contradiction suivante :
dans la question schizo-analytique « Qu’est-ce que c’est, tes
machines désirantes, qu’est-ce que tu fais entrer dans tes
machines, et sortir, comment ça marche, quels sont tes sexes
                                                                                                                       
1236
Ibid., p. 404-405.

841  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

non humains ? »1237 , les machines désirantes ne sont-elles pas


rapportées à une unité globale, à ses préférences subjectives
(tes machines désirantes) alors que toute la schizo-analyse est
au contraire censée tendre vers le fonctionnement réel de
l’inconscient où le sujet, ego transcendantal, a abandonné toute
détermination personnologique ? En vérité, la contradiction tient
aux limites du langage dans lequel est formulée la question.
Quand Deleuze et Guattari énoncent que « La première tâche
positive consiste à découvrir chez un sujet la nature, la
formation ou le fonctionnement de ses machines désirantes,
indépendamment de toute interprétation »1238, l’adjectif
possessif « ses » ne se rapporte pas à l’objet imaginaire ou
représentable d’un sujet constitué en tant que personne sociale
subjectivée mais aux champs investis par le porteur d’un
inconscient aux circuits labiles, changeants et dynamiquement
constitués et au fonctionnement de cet inconscient. D’où
l’inutilité d’une interprétation en analyse :
Le schizo-analyste est un mécanicien, et la schizo-
analyse, uniquement fonctionnelle. Elle ne peut
pas à cet égard en rester à l’examen encore
interprétatif (du point de vue de l’inconscient) des
machines sociales dans lesquelles le sujet est pris
comme rouage ou comme usager, ni des
machines techniques qui sont en sa possession

                                                                                                                       
1237
Loc. cit.
1238
Ibid., p. 385.

842  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

favorite, ou qu’il perfectionne ou même fabrique


par bricolage, ni de l’emploi qu’il fait de machines
dans ses rêves et fantasmes. Elles sont trop
représentatives, et représentent de trop grosses
unités – même les machines perverses du sadique
ou du masochiste, les machines à influencer du
1239
paranoïaque…

Le plus bas degré de l’activité analytique consiste à se rendre


attentif à ces objets représentés, fantasmés. Même les objets
fabriqué par bricolage restent trop représentatifs : le bricolage,
qui définit selon Oury la forme privilégiée de fabrication de
tenant-lieu d’objet a et qui illustre aussi dans L’Anti-Œdipe
l’activité schizophrénique d’un report du produire dans le
produit, met seulement sur la voie de machines désirantes qui
n’existent que sur un plan de dispersion moléculaire :
[…] la considération de toutes ces machines,
qu’elles soient réelles, symboliques ou
imaginaires, doit bien intervenir d’une façon tout à
fait déterminée : mais comme indices fonctionnels
pour nous mettre sur la voie des machines
désirantes, dont elles sont plus ou moins proches
1240
et affines »

C'est pourquoi « la schizo-analyse suit les lignes de fuite et


les indices machiniques jusqu’aux machines désirantes »1241 .
C’est seulement en suivant les lignes de fuite, de résistance
aux pressions, que l’on atteint les machines désirantes, c’est-à-
                                                                                                                       
1239
Loc. cit.
1240
Loc. cit.
1241
Ibid., p. 406.

843  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dire les pulsions elles-mêmes, qui ne portent pas sur des objets
mais saturent des champs, et que « la conversion machinique
du refoulement originaire », qui varie dans chaque cas, peut
avoir lieu. Alors seulement le fonctionnement réel de
l’inconscient est rétabli. La levée du refoulement permet de :
[…] transformer l’opposition apparente de la
répulsion (corps sans organes-machines objets
partiels) en condition de fonctionnement réel,
assurer ce fonctionnement dans les formes de
l’attraction et de la production d’intensités, dès lors
intégrer les ratés dans le fonctionnement attractif
comme envelopper le degré zéro dans les
intensités produites, et par là faire repartir les
machines désirantes. Tel est le point focal et
délicat, qui vaut pour le transfert en schizo-analyse
(disperser, schizophréniser le transfert pervers de
1242
la psychanalyse).

B. Transfert psychotique, travail de trépas et pulsion de


mort machinique

Nous devons à nouveau nous tourner vers L’inconscient


machinique, de Guattari, pour obtenir une caractérisation plus
exacte du transfert en schizo-analyse et des conditions de sa
mise en pratique. La distinction entre psychanalyse et schizo-
analyse du point de vue de l’opération du transfert passe
notamment entre la neutralité de la première et

                                                                                                                       
1242
Loc. cit.

844  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’interventionnisme de la seconde. Guattari insiste en effet sur


l’engagement de l’analyste dans la situation d’analyse.
Engagement nécessaire pour localiser les « composantes de
passage », c’est-à-dire les vecteurs de déterritorialisation dans
la vie inconsciente de l’analysé :
Une des tâches essentielles de la schizo-analyse
consistera dès lors à discernabiliser ces
composantes mutationnelles, porteuses
d’aspérités sémiotiques, de points-signes
déterritorialisants capables de traverser les
stratifications d’agencement, un peu à la façon de
ces « effets-tunnel » que décrivent les physiciens.
À la différence de la psychanalyse, un tel mode
d’abord de l’inconscient ne se contentera pas
d’accrocher des affects de l’ « extérieur » par la
technique du transfert. L’analyste ne pourra plus
se réfugier derrière une prétendue neutralité pour
se mettre à l’écoute de l’autre, sans pour autant
être jamais engagé par les propos qui se tiennent
dans son cabinet. Le procès analytique – individuel
ou collectif- de par sa nature même, sera impliqué
par son objet (en tant que procès, c’est le statut de
l’objet et du sujet qui se retrouvera ainsi
constamment mis en cause). À ses risques et
périls, une pragmatique analytique devra faire des
choix micropolitiques, en optant, par exemple, pour
l’accélération ou le ralentissement d’une mutation
1243
interne d’agencement […]

La dimension pragmatique de la schizo-analyse se révèle


dans l’implication du schizo-analyste dans le processus
analytique. Mais Guattari corrige presque immédiatement son

                                                                                                                       
1243
F. GUATTARI, L’inconscient machinique, op. cit., p. 206.

845  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

propos en formulant l’exigence d’une prudence, qui répète le


principe d’une éthique de la prudence dans la construction par
chacun d’un corps sans organes énoncé dans le sixième
chapitre de Mille plateaux, et en indiquant que les « choix
micropolitiques » du schizo-analyste, lorsqu’il s’agit d’appuyer
ou de retenir le mouvement de transformation d’un
agencement, lui sont dictés par les événements eux-mêmes,
par ce qui se fait de soi-même :
[qu’] une intervention schizo-analytique n’est pas
nécessairement « jusqu’au boutiste », qu’elle n’a
rien à faire avec des interprétations sauvages et
que même, en un sens, elle requerra fréquemment
une beaucoup plus grande prudence que la
psychanalyse, avec ses interprétations à
l’emporte-pièce et ses transferts souvent
immaîtrisables. Il ne dépend pas de la schizo-
analyse de ralentir ou de forcer les
1244
événements.

Guattari développe la question de l’engagement du schizo-


analyste et du procédé de la cure, en prenant appui sur son
expérience clinique à La Borde, aux côté de Jean Oury. « La
schizo-analyse ne consistera évidemment pas à mimer les
schizophrènes, mais à franchir comme lui les barrières de non-
sens qui interdisent l’accès aux foyers de subjectivation a-
signifiants, seule façon de faire bouger les systèmes de

                                                                                                                       
1244
Loc. cit.

846  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

modélisation pétrifiés »1245 . Fidèle à la conceptualisation de la


schizophrénie réalisée dans L’Anti-Œdipe, Guattari continue
d’affirmer en 1992, dans l’un de ses derniers textes, que le
schizophrène fait éclater le cadre des modélisations étroites, y
compris les classifications nosographiques1246. La réactivation
de la productivité inconsciente suivant le paradigme deleuzo-
guattarien du schizophrène implique « un élargissement optimal
des entrées pragmatiques dans les formations de
l’inconscient »1247 . La tâche mécanicienne de la schizo-analyse
consiste, de ce fait, à produire un schizophrène artificiel et non
pathologique capable de dépasser les « barrières de non-
sens » et les « systèmes de modélisation pétrifiés » à l’aide
                                                                                                                       
1245
F. GUATTARI, Chaosmose, op. cit., p. 98.
1246
Ibid., p. 121-122 : « [Les catégories nosographiques, les cartographies
psychiatriques et psychanalytiques] constituent des langues, des
modélisations parmi d’autres – celles du délire, du roman, de la série télé –
qui ne sauraient prétendre à aucune éminence épistémologique. Rien de
plus, mais rien de moins ! Ce qui est peut-être déjà beaucoup, car à travers
elles s’incarnent des rôles, des points de vue, des comportements de
soumission, voire, pourquoi pas, des processus libérateurs. Qui dit le vrai ?
Ce n’est plus la question, mais comment, dans quelles conditions peuvent le
mieux venir au jour la pragmatique des événements incorporels qui
recomposeront un monde, réinstaureront une complexité processuelle ? Les
modélisations idiosyncrasiques greffées sur une analyse duelle, une auto-
analyse, une psychothérapie de groupe… sont toujours appelées à faire des
emprunts à des langues spécialisées. Notre problématique de chaosmose et
de sortie schizoanalytique de l’enfermement signifiant vise, en contrepartie
de ces emprunts, à une nécessaire déconstruction a-signifiante de leur
discursivité et à une mise en perspective pragmatique de leur efficacité
ontologique. »
1247
Ibid., p. 98.

847  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’un transfert pluralisé, élargi à un cadre où l’on trouve des


nuages d’individus, des constellations d’éléments. Un tel
transfert ne réclame plus, à titre de réaction appropriée à la
cure, l’identification régressive requise dans le transfert
névrotique. La cure schizo-analytique destinée à libérer la
productivité inconsciente du sujet reçoit donc son procédé de la
cure du psychotique1248.
Si nous récapitulons, l’opération du transfert, reconfigurée
par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, peut être
déterminée par quatre thèses principales, qui la distinguent du
transfert névrotique dans la cure psychanalytique et livrent des
indices sur la direction de la cure schizo-analytique :

- 1°) Le noyau pathogène est le blocage du processus


inconscient de la production du désir par un usage
transcendant des synthèses passives. Cette première thèse
prescrit le nettoyage de l’inconscient, sa désœdipianisation, et
affirme l’idée d’un sexe non humain.

                                                                                                                       
1248
Ibid., p. 98-99 : « La cure du psychotique, dans un contexte de
psychothérapie institutionnelle, œuvre au travers d’un abord renouvelé du
transfert, portant désormais sur des parties du corps, sur une constellation
d’individus, sur un groupe, sur un ensemble institutionnel, un système
machinique, une sémiotique économique, etc. (greffes de transfert) et conçu
comme devenir désirant, c’est-à-dire intensité existentielle pathique,
impossible à circonscrire comme entité distincte ».

848  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

- 2°) Dans la relation analytique, une communication


transversale entre analysé et analysant suppose un
engagement de l’analysant et proscrit la neutralité, même
bienveillante.

- 3°) Lacan, qui suggérait lui-même l’insuffisance de l’usage


d’une neutralité bienveillante dans la cure, insistait sur la
nécessité d’introduire un troisième terme dans la relation
1249
analytique : « la réalité mortelle, l’instinct de mort » . Ce
troisième terme, du point de vue de la schizo-analyse, est
l’expérience de la mort dans la vie inconsciente, à rapporter à
une station hypocondriaque qui en est l’épreuve intense. Le
transfert schizophrénique, nous l’avons vu, implique une mise
hors-jeu de l’identité personnelle, une défection du schème de
la personne globale et une traversée d’expériences intenses.
De ce point de vue, l’expérience du transfert renvoie à une
intensification vitale indissociable de ce que Deleuze et Guattari
nomment « pulsion de mort machinique » et qui détermine une
puissance de résistance et de survie.

- 4°) L’usage intensif du nom propre, où le nom n’est plus un


tenant-lieu mais désigne une zone d’intensité qui signale la
présence des machines désirantes propres à l’analysé conçu
                                                                                                                       
1249
J. LACAN, Variantes de la cure-type, in Écrits, op. cit., p. 348.

849  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

comme champ pré-individuel et ensemble de lignes de


singularités, favorise la relance de la production désirante.
Dans les noms propres qui ont ses faveurs, l’analysé s’identifie
dans de façon anœdipienne à des régions d’intensité qui
indiquent la nature de ses investissements inconscients. En tant
qu’effets physiques, les noms propres impliquent une variation
de puissance qui affecte le sujet, le fait sortir de la stase
libidinale et renaître : les grands noms de l’Histoire, les noms de
personnages de fictions peuvent supporter de tels processus
d’identification non névrotique à concevoir en termes de
variation de puissance. Indispensables à la création d’une
schizophrénie non pathologique dans le sujet schizo-analysé et
à la greffe de transfert qui la conditionne, l’usage
schizophrénique des noms propres et la simulation font partie
intégrante des procédés de la cure schizo-analytique.

C. Identification et simulation

1. Les noms propres

Jean Florence note que le concept d’identification chez


Freud apparaît sous sa forme la plus élaborée dans Le moi et le
Ça ; il en souligne l’ambivalence : d’une part « les identifications
œdipiennes constituent la voie par laquelle l’enfant refoul[e] le

850  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

complexe d’Œdipe », mais d’autre part elles « ne clôturent rien,


mais ouvrent une histoire personnelle où tremblent toute les
réminiscences d’une « préhistoire » très problématique »1250 .
Les identifications anœdipiennes du schizophrène ne renvoient
quant à elles à aucune réminiscence d’une histoire personnelle
et ne se soutiennent d’aucune logique de la substitution. Les
identifications qu’affirme Nietzsche dans sa lettre à Burckardt
du 5 janvier 1889 (« Je suis Prado, je suis le père de Prado,
j’ose dire que je suis aussi Lesseps […] »1251) n’impliquent pas
que ces noms désignent des individus ayant une valeur de
formation substitutive. La surabondance des noms propres
dans le discours du schizophrène indique au contraire une
identification qui n’a plus rien de névrotique ni de régressif ; elle
témoigne d’une autre forme d’identification, fondée sur un
usage immanent et intensif du nom propre et non sur un usage
extensif et transcendant où le nom vaut pour autre chose,
renvoie à des individus préexistants qui valent comme substitut
représentatif d’un élément fantasmatique refoulé. Qu’est-ce que
cet usage intensif et non régressif des noms propres dans le
délire psychotiques ? La thèse de Deleuze et Guattari consiste
à déceler dans l’usage schizophrénique du nom propre une

                                                                                                                       
1250
J. FLORENCE, op. cit., p. 252.
1251
AŒ, p. 102.

851  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

identification plus souterraine du nom propre à des races, des


cultures, des dieux, des peuples :
Jamais il ne s’agit pourtant de s’identifier à des
personnages, comme on le dit à tort d’un fou qui
« se pendrait pour… ». […] il n’y a pas un moi qui
s’identifie à des races, des peuples, des
personnes, sur une scène de représentation, mais
des noms propres qui identifient des races,
peuples et personnes à des régions, des seuils ou
des effets dans une production de quantités
1252
intensives.

Les noms propres, destitués de leur fonction symbolique, ne


sont plus des représentations mais des effets physiques, des
zones d’intensités : l’usage non signifiant et intensif du nom
propre implique une identification à valeur dynamique qui inscrit
le sujet dans le tracé d’un parcours en survol absolu. Dans
l’histrionisme n’apparaît aucun défaut de transfert ni aucun
manque au cœur d’une histoire familiale mais un circuit
schizophrénique où le délirant approche le « point intense qui
se confond avec la production du réel »1253 , le point où nature et
histoire deviennent coextensifs. Le nom propre est une
signature intensive, un tracé des lignes de singularité (ou
machines désirantes). Dans l’usage schizophrénique des noms
propres, l’identification dans cette signature intensive ne signifie

                                                                                                                       
1252
Ibid., p. 102-103.
1253
Ibid., p. 104.

852  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

pas l’effacement des lignes de singularité de la personne du


schizo, mais l’intégration d’autres lignes de singularités à la
sienne propre, multiplication des circuits de parcours immanent
de l’inconscient, expansion vitale qui se signale dans l’affect
voluptueux, l’émotion matérielle ou Stimmung. À l’inverse de
l’identification névrotique qui est en jeu dans le transfert de la
cure psychanalytique et qui induit un rétrécissement du circuit
d’auto-survol de l’inconscient, une puissance vitale moindre,
l’identification schizophrénique est en même temps variation de
puissance et puissance de varier, de se métamorphoser et de
renaître. La théorie de noms propres qui soutient le principe
d’un transfert psychotique rompt avec la théorie du nom-du-
père qui assigne le sujet à un signifiant symbolique et à un
manque. Le transfert schizophrénique est du côté de l’excès, du
trop-plein :
Le délire ne se construit pas autour du nom-du-
père, mais sur les noms de l’histoire. Noms
propres : on dirait que les zones, les seuils ou les
gradients d’intensité que le schizophrène traverse
sur le corps sans organes (je sens que je
deviens…) sont désignés par de tels noms de
races, de continents, de classes ou de personnes.
Le schizophrène ne s’identifie pas à des
personnes, il identifie sur le corps sans organes
des domaines et des régions désignés par des
1254
noms propres.

                                                                                                                       
1254
RS, p. 25-26.

853  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La théorie des noms propres a donc pour objet les repérages


à l’aide desquels le schizo bâtit ses circuits libidinaux à la
surface du corps sans organes. Les positions successives
survolées par la subjectivité trans-positionnelle renvoient à des
singularités liées par une absence de lien en des ensembles qui
découpent des zones ou des bandes sur la surface lisse du
corps sans organes. De telles réalités intensives, vibrations qui
se tiennent sous le seuil de la perception et de la
représentation, constituent ce à quoi s’adressent les formes
d’amours révolutionnaires ; Deleuze et Guattari donnent
l’exemple de « la belle histoire de Nerval »1255 où l’aimée
démultipliée (Aurélie, Adrienne,…) cesse d’être discernable, les
identifications cessant d’être « des identifications de personnes
du point de vue de la perception » pour devenir « des
identifications de noms à des régions d’intensité, qui donnent le
départ vers d’autres régions plus intenses encore, des stimuli
quelconques qui déclenchent un tout autre voyage, des stases
qui préparent d’autres percées […] »1256 .

                                                                                                                       
1255
AŒ, p. 150.
1256
Loc. cit.

854  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

2. Jeu et simulation dans le délire schizophrénique

Le transfert schizophrénique ne sépare pas le délire d’une


forme de simulation : identification délirante et simulation sont
complémentaires. Deleuze et Guattari donnent la formule de
cette complémentarité :
Le schizo est sans principes : il n’est quelque
chose qu’en étant autre chose. Il n’est Mahood
qu’en étant Worm, et Worm qu’en étant
Tartempion. Il n’est une jeune fille qu’en étant un
vieillard qui mime ou simule la jeune fille. Ou
plutôt, en étant quelqu’un qui simule un vieillard en
train de simuler une jeune fille. Ou plutôt en
1257
simulant quelqu’un…, etc.

La simulation prévient toute identification personnologique


et, affirmant la distance entre plusieurs identités à l’intérieur
même de l’opération d’identification, elle affirme l’identité de
réel et de son autre, reproduit le procédé de la production
machinique du réel et l’indivision de la nature et de l’industrie,
du réel et de l’artifice, du produire et du produit : la simulation
schizophrénique renvoie donc à la dialectique du processus du
désir. Elle en reproduit le jeu immanent. L’affirmation de la
distance est affirmation du caractère polyvoque du réel :
Dans un livre merveilleux de Jacques Besse, on
retrouve, encore une fois, la double promenade du
schizo, le voyage extérieur géographique suivant
des distances indécomposables, le voyage
                                                                                                                       
1257
AŒ, p. 104.

855  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

historique intérieur suivant des intensités


enveloppantes : Christophe Colomb ne calme son
équipage révolté et ne redevient amiral qu’en
simulant un (faux) amiral qui simule une putain qui
danse. Mais la simulation, il faut l’entendre comme
tout à l’heure l’identification. Elle exprime ces
distances indécomposables toujours enveloppées
dans les intensités qui se divisent les unes dans
les autres en changeant de forme. Si l’identification
est une nomination, une désignation, la simulation
est l’écriture qui lui correspond, écriture
étrangement polyvoque à même le réel. Elle porte
le réel hors de son principe au point où il est
effectivement produit par la machine désirante. Ce
point où la copie cesse d’être une copie pour
1258
devenir le Réel et son artifice.

Dans La grande Pâques, récit par Jacques Besse de son


errance de trois jours dans Paris, la simulation transparaît en
effet dans le jeu d’une folie qui se sait folie et se met en scène.
Besse raconte comment soudain, les bruits quotidiens de la
ville se muent en un « concert des anges » où chante Apollon et
où lui-même, sifflotant, se demande s’il n’est pas Marsyas, tout
en sachant que « ce chanteur n’est pas vraiment Apollon » 1259 .
La simulation s’empare des mythes, non pour fonder une
identification et totaliser un espace de représentation, mais pour
affirmer la distance dont naissent les états intensifs, les
émotions voluptueuses et pour renouer avec la vie pulsionnelle
indomptée, avant son intégration à la formation de
                                                                                                                       
1258
Loc. cit.
1259
J. BESSE, op. cit., p. 78.

856  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

souveraineté. C’est en ce sens que, dans un texte d’une grande


beauté, Klossowski parcourt le mythe de Diane et d’Actéon en
introduisant à l’intérieur du mythe les distances
indécomposables de ses variations. Reconstituant ce mythe
imaginé par une autre humanité que la nôtre, une humanité
disparue à propos de laquelle il se demande comment elle a pu
exister, Klossowski écrit que « cependant ce qu’elle rêva en
marchant, ce que par les yeux d’Actéon, elle vit dans son rêve
éveillé jusqu’à imaginer les yeux d’Actéon, nous parvient
comme la lumière des constellations éteintes pour nous, à
jamais éloignées […] » 1260 . Et il invoque les noms de Diane et
d’Actéon pour qu’ils « restituent pour un instant leur sens caché
aux arbres, au cerf altéré, à l’onde, miroir de l’impalpable
nudité »1261 . Les noms propres de Diane et d’Actéon,
désignations d’intensités dans les régions intensives d’une
humanité disparue, noms en eux-mêmes multiples (Diane,
Artémis, la Sagittaire, etc.) sont l’occasion d’une mise en scène
de la simulation et du délire, dans leur rapport de
complémentarité interne. Dans l’une des variations du mythe où
le comportement d’Actéon passe sous la dépendance du culte
de Dionysos, Actéon simule ainsi son délire :

                                                                                                                       
1260
P. KLOSSOWSKI, Le bain de Diane, Paris, Gallimard, 1980 (1956), p. 8.
1261
Loc. cit.

857  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Actéon pouvait-il connaître sa propre légende et


atteindre sciemment au délire ? Ou bien cette
légende l’avait-elle à jamais précédé, et son délire
était-il trop simulé, trop concerté, trop lent pour
qu’il pût jamais la rejoindre ? Actéon délirait en
effet, parce qu’il se savait délirant. Et parce qu’il
doutait de la chasteté d’Artémis, il doutait aussi de
sa propre métamorphose. Alors Actéon craignant
qu’il ne fût point Actéon, tua le cerf, lui trancha la
tête, s’en affubla. Et ses propres chiens, l’ayant
1262
reconnu, se détournèrent de lui et le quittèrent.

Dans ce jeu de simulation où le délire se sait délire, délire et


métamorphose adviennent effectivement. Klossowski interprète
ces jeux de simulation comme le mode d’être des dieux, mode
d’être inutile, sans but ni intention, conscient de son absurdité.
La double réverbération du jeu des dieux dans l’esprit des
hommes et du jeu des hommes dans les spectacles scéniques
inscrit dans la représentation ce qui l’excède : l’énergie
pulsionnelle dans son auto-relation, survol intensif des circuits
d’un inconscient inengendré. Les jeux scéniques de cette
humanité disparue font accéder l’existence humaine à la
manière d’être des dieux comme « dépense des énergies dans
des formes sans cesse renouvelées » parce qu’ils reproduisent

                                                                                                                       
1262
Ibid., p. 36-37.

858  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

le jeu d’une singularité qui n’a plus rien à voir avec le tout et ne
se lie aux autres singularités que par ce jeu-même1263 :
Quoi d’étonnant que les dieux aient institué eux-
mêmes les jeux scéniques chez les hommes. Les
diverses modifications de la pensée divine qui ne
sont que pur jeu en soi, sans nulle utilité, si ce
n’est la dépense des énergies dans des formes
sans cesse renouvelées, sans autre but que de se
maintenir hors de tout asservissement à une utilité
quelconque, hors d’un asservissement même de la
divinité à la divinité, exaltent le mortel hors de sa
sphère de servitude, dès que dans la rencontre
avec l’homme, ces modifications, ces jeux
constituent pour lui un événement à partir duquel
sa vie, jusque-là soumise à une nécessité sans
figure, s’élève à la légende de pareils jeux : ainsi
les dieux ont enseigné aux hommes à se
contempler eux-mêmes dans le spectacle comme
les dieux se contemplent eux-mêmes dans
1264
l’imagination des hommes.

                                                                                                                       
1263
Deleuze et Guattari indiquent la valeur paradigmatique du jeu de l’enfant
comme manière de faire surgir des machines désirantes. L’Anti-Œdipe, p.
354 : « Encore une fois, avez-vous vu un enfant jouer : comment il peuple
déjà les machines sociales techniques avec ses machines désirantes à lui, ô
sexualité […] ». De même que Pierre Fédida examine les potentialités du jeu
dans la cure d’un point du vue psychanalytique et forme le concept
d’« objeu » dans L’absence, le jeu de l’enfant, le jeu des machines
désirantes et celui des permutations beckettiennes, qui renvoient à une
logique de la production désirante, devraient ainsi être pris en compte dans
l’étude des mécanismes transférentiels en schizo-analyse.
1264
Ibid., p. 44-45.

859  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

860  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

CONCLUSION

La mélancolie machinique

Dans le dernier texte de son recueil L’art et la mort, Michel de


M’Uzan tente de comprendre la mort comme un événement
psychique à part entière, événement irréductible à un simple
accident biologique et solidaire d’un « fantastique
bouleversement topique ». Le comportement de certains
mourants laisse en effet apparaître « un surprenant élan
pulsionnel, une avidité régressive, positivement unheimlich, qui
ferait presque parler d’un embrasement du désir »1265 .

                                                                                                                       
1265
M. De M’UZAN, op. cit., « Le travail de trépas », p. 189. Ainsi, ce récit
remarquable d’une patiente en fin de vie et en proie à un tel embrasement
libidinal : « Dans l’affreuse condition que l’on imagine, avec des métastases
osseuses diffuses et affectant même le rachis, elle noua une relation
amoureuse complète avec un de ses chirurgiens, celui-là même qui l’avait
informée clairement de son état, et par conséquent, du pronostic. Bien que
l’authenticité de cette liaison ne fit de doute pour personne, certains furent
tout de même quelque peu choqués par l’attitude du chirurgien, une
personnalité de grande intelligence et de haute valeur morale, qui, après
qu’il eut été happé par le mouvement transférentiel, avait obscurément senti
là quelque chose de fondamental. Mais l’élan de la jeune femme ne se limita
pas à ce mouvement amoureux, elle réussit encore à mener à bien un travail
personnel dans un domaine touchant l’art, et pour en assurer le succès, elle
participa peu de jours avant sa mort à une manifestation où on la mena en
ambulance. Ce jour-là, chacun la vit souriante, parée, brillante, tandis que

861  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’approche de la mort implique, chez le patient qui en est


informé suffisamment tôt, un double mouvement d’« expansion
libidinale » et d’ « exaltation de l’appétence relationnelle » : les
capacités de transfert du mourant s’amplifient et cette
puissance transférentielle s’empare d’objets d’amour
« secrètement invités à une sorte de fête maniaque » et comme
incorporés sous l’effet d’une opération « phagocytante ». De
M’Uzan propose de nommer « travail de trépas » cette
incorporation des objets investis par la libido du mourant et
grâce auxquels celui-ci parvient à rassembler et à intégrer
ultimement ses propres désirs. Ces observations remettent en
question l’attitude selon laquelle il s’agirait pour le patient de se
préparer à mourir en empruntant la voie d’un renoncement aux
objets d’amour et d’un retrait progressif des investissements
libidinaux1266 . Un tel retrait préventif précipite immanquablement
le mourant dans une forme de mélancolie asphyxiante ou de
haine à l’égard de ceux qui survivront et renvoie
psychanalytiquement, précise De M’Uzan, à une « méprise
narcissique ». Tenir qu’il faut rompre l’attachement aux objets
d’amour par avance pour entrer dans la mort de manière plus
                                                                                                                                                                                                                                                                                     
médecins et infirmiers tremblaient à l’idée de l’accident prévisible qui eût pu
briser dans l’instant cette intensité de vie » (Ibid., p. 190).
1266
Et, pour le médecin, de ne pas informer le patient de son état de
mourant.

862  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

douce équivaut donc, ajoute-t-il, « à prôner une sorte


d’euthanasie psychique, c’est-à-dire quelque chose qui fait
échec au travail de trépas »1267 . Savoir mourir ou apprendre à
mourir signifierait en ce sens construire une dernière
organisation libidinale, investir un ultime agencement de façon
à laisser l’énergie pulsionnelle s’investir elle-même et s’intégrer
en soi par la médiation d’éléments à incorporer, ce qui exige la
coopération d’objets d’amour qui acceptent d’entrer dans
l’agencement du mourant et surmontent leur crainte de se faire
happer vers la mort, ainsi qu’une certain temps et une certaine
préparation1268. En somme, la problématique engagée par le
« travail de trépas » renvoie à la nécessité d’intégrer la mort

                                                                                                                       
1267
Ibid., p. 197. C’est la question de l’euthanasie qui donne à M. De M’Uzan
le point de départ de sa méditation dans ce texte.
1268
Ibid., p. 196-197 : « […] il peut aussi durer longtemps, ce moment
pendant lequelles limites entre le dedans et le dehors tendent à s’effacer ; et
lorsque la représentation de l’objet est presque entièrement chargée de la
libido narcissique que le mourant ne cesse d’engager, on peut dire que les
frontières de l’être n’ont plus aucune stabilité. […] la prodigieuse expansion
du Moi qui accompagne l’agonie est donc finalement au service d’une
introjection pulsionnelle qui, en retour, augmente l’être en dilatant
indéfiniment son narcissisme ». Cette dilatation infinie du narcissisme du
mourant corrélative d’une introjection pulsionnelle totale abolit
paradoxalement à son terme la structure égoïque et ne laisse subsister
qu’UNE vie s’investissement elle-même et par elle-même, au-delà de toute
intégration dans une structure psychique. Il est frappant que le dernier texte
de Deleuze, « L’immanence, une vie …», prenne pour motif l’expérience du
mourir comme site d’accès à la vie comme immanence pure, vie
impersonnelle et singulière : « Entre sa vie et sa mort, il y a un moment qui
n’est plus que celui d’une vie jouant avec la mort » (op. cit., p. 5).

863  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dans le processus vital. C’est pourquoi il nous semble que la


notion de « pulsion de mort machinique », que forment Deleuze
et Guattari dans L’Anti-Œdipe, reçoit un éclairage du concept
psychanalytique de « travail de trépas » et qu’il éclaire celui-ci
en retour. La pulsion de mort « machinique », inséparable du
mouvement même de la production du désir et de l’exigence
d’affirmation vitale qui en découle, constitue le moteur de la vie
inconsciente et réclame l’intégration du corps sans organes
comme « modèle de la mort »1269 à titre de pièce des machines
désirantes : elle rend coextensive à l’ensemble de la vie
l’intériorisation de la mort comme expérience à la fois intense et
ordinaire et généralise donc la structuration topique propre au
travail de trépas. L’accroissement spectaculaire des capacités
de transfert chez les mourants qu’observe De M’Uzan constitue
un cas particulier du processus de transfert non névrotique qui
mobilise des identifications ou incorporations d’identités. Aussi
la relance de l’économie libidinale, que la production d’un
schizophrène artificiel – ce schizophrène non pathologique que
chacun peut devenir – doit favoriser, va-t-elle de pair avec des
incorporations mélancoliques. On pourrait nommer mélancolie
machinique cette mélancolie joyeuse, inséparable d’une
puissance transférentielle accrue, dont le schizophrène artificiel
                                                                                                                       
1269
AŒ, p. 390-391.

864  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

fait l’épreuve. L’Anti-Œdipe propose à son lecteur un itinéraire


vers une existence portée par une certaine obstination
maniaque à investir des objets et à arrimer le sentiment de soi
aux identifications précaires et provisoires. Mais en un autre
sens, L’Anti-Œdipe est marqué par une gravité mélancolique
sans joie, car la vie des machines désirantes est toujours déjà
encryptée dans la production sociale : nié et conservé dans son
intégration aux structures sociales, le processus désirant et le
comportement sans intention ni but du moléculaire est comme
toujours déjà perdu. L’entrelacement de ces deux types de
mélancolie donne à ce livre sa tonalité si singulière.

Tout au long de cet exposé, la lecture de L’Anti-Œdipe que


nous avons proposé s’est attachée à élucider le projet deleuzo-
guattarien d’édifier une métapsychologie originale et cohérente
centrée sur la notion d’un processus de production de
l’inconscient et construite en fonction de la catégorie de
schizophrénie. Notre parti pris a consisté à prendre au sérieux
le processus d’exposition retenu par Deleuze et Guattari, ce qui
ne signifiait pas autre chose que reconnaître la qualité
philosophique de leur ouvrage – une proposition philosophique
n’étant pas séparable de son appareil démonstratif. Nous avons
pu montrer que ce processus d’exposition ne se laissait pas

865  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

appréhender adéquatement sans la mise en évidence


d’opérations discrètes fondées sur des schèmes dialectiques.
Ces derniers assurent l’auto-mouvement du contenu
conceptuel. Ils sont mis en jeu par les synthèses machiniques
inconscientes qui articulent les différents moments du circuit du
désir. À cet égard, nous avons insisté sur l’opération nodale
d’une identification du produit au produire, laquelle détermine la
surrection du corps sans organes dans une station répulsive. La
pulsion de mort machinique comme expulsion du corps sans
organes hors des séries connectives dans l’identité compacte
du produire et du produit, la répulsion du corps sans organes
comme modèle de la mort et la production d’une subjectivité
schizophrénique comme expérience intensive d’une émotion
matérielle issue de l’antagonisme entre attraction et répulsion
confirment la présence souterraine de l’unité négative ou de la
contradiction comme principe d’animation de la vie
inconsciente, telle que la reconstruit logiquement le discours
deleuzo-guattarien. Cette présence d’une négativité autorise
bien à parler d’un hégélianisme incorporé dans la
métapsychologie schizo-analytique.

L’incorporation de Hegel, adversaire théorique de Deleuze, se


vérifie par la présence d’un faisceau de trois schèmes

866  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

dialectiques principaux dans L’Anti-Œdipe : 1°) le schème


dialectique d’un engendrement du corps sans organes dans
l’unité négative des séries connectives (identité du produit et du
produire) ; 2°) le schème de la construction dialectique de la
matière de l’émotion dont la subjectivité schizophrénique est la
consumation (construction que Deleuze et Guattari rapportent
indûment au concept kantien de la production physique de la
matière) ; 3°) la dialectique imaginaire qui anime le délire
psychotique et donne sa forme aux généalogies disjonctives de
l’inconscient anœdipien.

Notre hypothèse de lecture nous a donc conduits à soutenir


que le processus schizophrénique constitue la crypte
hégélienne. L’incorporation d’un hégélianisme minimal ramené
à des schèmes dialectiques traduit l’issue indécidable d’une
lutte philosophique : la présence souterraine d’un Hegel
encrypté, emmuré dans les synthèses machiniques de
l’inconscient peut laisser deviner son incorporation
mélancolique par la pensée deleuzienne. Mais aussi bien c’est
Hegel qui implante ses foyers de négativité dans le corps de
L’Anti-Œdipe. Dans Pourparlers, Deleuze signifie son intérêt
pour les livres à la fois clos sur eux-mêmes à la manière d’un
œuf et « plein[s] de larves » : la clôture cryptique ne va pas

867  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

sans parasitage intérieur. La rivalité entre Deleuze et Hegel


reproduit en quelque sorte, sur un plan spéculatif, la dialectique
imaginaire qui porte le délirant à affronter son autre dans un
conflit en miroir. Le choix d’introduire l’argumentation de L’Anti-
Œdipe du point de vue du schizophrène (« Le président
Schreber sent quelque chose, produit quelque chose, et peut en
faire la théorie »1270) pour mieux mettre en œuvre l’impossible
projet d’exhiber la vie inconsciente « à ciel ouvert » place
d’emblée le lecteur dans un univers reconfiguré par le délire
schizo-paranoïaque, que redouble théoriquement le conflit lié
au recours occulté à des schèmes dialectiques, conflit
circonscrit aux nœuds de l’argumentation.

Plus profondément, la hantise deleuzienne d’une mort


intérieure au processus doit être réinterprétée en tenant compte
de la présence larvée de ces séquences dialectiques : Deleuze
ne fait manifestement pas ce qu’il dit puisqu’il introduit une
forme de négativité dans le processus d’exposition de la
production désirante et passe cette opération sous silence,
avec toute la mauvaise foi nécessaire à la consolidation de sa
position anti-idéaliste. La mort reçoit par conséquent un statut
ambivalent dans L’Anti-Œdipe. Le corps sans organes

                                                                                                                       
1270
AŒ, p. 7. Nous soulignons.

868  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

concentre une telle ambivalence : « modèle de la mort » en tant


qu’il est saisi dans son action répulsive comme une « station
incompréhensible et toute droite », il est aussi l’ultime ressort
d’une capacité de résistance et de survie, effort d’intensification
de l’énergie libidinale s’investissant elle-même dans le support
infiniment plastique d’un organe indépendant en droit de la
structure de l’organisme et où le corps, luttant contre
l’intégration psychique et ses effets de division et de
spécialisation, conserve sa valeur pré-anatomique et
somatique. La référence à l’hypocondrie et à une station
hypocondriaque nous a paru rassembler les principales
déterminations conceptuelles du corps sans organes tel qu’on
en fait l’épreuve et justifier la présence, chez Deleuze, d’une
pulsion de mort au service de la production désirante – au
service de la vie donc – en prenant notamment appui sur les
analyses, développées dans une perspective psychanalytique,
de Nathalie Zaltzman, de Michel de M’Uzan, de Pierre Fédida
et de François Villa. Nous avons montré les affinités et les
convergences thématiques entre ces auteurs et, d’autre part,
les thèses de L’Anti-Œdipe, dès lors que celles-ci sont
considérées à partir de notre hypothèse. La prégnance du
schème de la station hypocondriaque, particulièrement lisible
dans la monographie de Deleuze sur Francis Bacon, est aussi

869  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

flagrante dans Mille plateaux (au chapitre VI, où le corps sans


organes hypocondriaque est explicitement évoqué, et au
chapitre II, où c’est le cas du délire à caractère hypocondriaque
de l’ « Homme aux loups » qui donne à Deleuze et Guattari
l’occasion de dégager la valeur du nom propre comme
multiplicité intensive immédiatement appréhendée par le sujet
psychotique). Ce schème est finalement mobilisé à chaque fois
que le corps sans organes est pensé comme résistance à
l’organisation et à l’intégration. Dès lors, la position deleuzo-
guattarienne ne peut plus être assimilée à un spinozisme
déterminé comme attachement simple à la vie, mais plutôt
rapprochée de l’hégélianisme que Judith Butler et Catherine
Malabou ramènent une tendance à la répulsion à l’égard de la
conservation. Les stations vitales hypocondriaques, hystériques
ou psychotiques témoignent d’une relation complexe de
répulsion et d’attraction par rapport aux conditions favorables à
une conservation de soi. Stratégiquement déplacée à la
charnière de la production désirante et de la production sociale,
la question de la mort devient le lieu d’une critique des
formations sociales visées sous le concept de « formation de
souveraineté », que Deleuze et Guattari empruntent à
Klossowski. Cette critique se déploie à la fois sur un plan
épistémologique (paralogismes de la psychanalyse), pratique

870  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

(critique du procédé de la cure psychanalytique), institutionnel


(organisation et dissémination sociale de la cure dans le champ
social) et socio-économique et politique (critique de la rationalité
pathologique du capitalisme). Sur chacun de ces plans
d’analyse, Deleuze et Guattari repèrent l’activité des forces de
mort, toujours liées à des investissements libidinaux
inconscients réactionnaires qui conduisent le sujet à désirer la
mort et où l’usage des synthèses inconscientes cesse d’être
immanent. Le cœur de L’Anti-Œdipe est bien le problème de la
mort puisque les positions et propositions théoriques s’y
distribuent suivant l’antagonisme entre un fonctionnement réel
de l’inconscient machinique, caractérisé par la production d’une
subjectivité intensive qui survole l’inconscient – expérience de
la mort qui tient à distance le corps sans organes comme
modèle de la mort et le réinjecte dans le processus – et, d’autre
part, un fonctionnement entravé de l’inconscient, où le
processus intensif étant interrompu, la station paranoïaque anti-
productive du corps sans organes devient autonome et se
répand dans la production sociale et son régime extensif et
panoptique.

La réforme de la machine analytique par la schizo-


analyse reçoit ainsi ses orientations de l’exigence de restaurer

871  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

l’immanence productive du processus inconscient et de


combattre la stase libidinale et l’expérience appauvrie du réel
que provoquent la répression et le refoulement. La schizo-
analyse consiste d’abord à rectifier la théorie psychanalytique
pour faire en sorte qu’elle renoue avec la découverte inaugurale
de Freud d’une productivité du désir. Sa tâche négative, à
vocation essentiellement destructrice – le nettoyage de
l’inconscient –, passe par le démantèlement de la structure
œdipienne, en laquelle se réfracte et se prolonge la puissance
répressive de la « formation de souveraineté » capitaliste. Les
tâches positives de la schizo-analyse concernent quant à elle la
détection et la détermination de la nature des investissements
libidinaux et la relance de la productivité inconsciente du désir.
Loin d’être un programme abstrait, la schizo-analyse se
propose donc d’intervenir dans la cure psychanalytique, d’en
modifier les directions, des les infléchir conformément à cette
métapsychologie adéquate à l’inconscient machinique dont
nous avons reconstitué les principes. La question se pose
cependant de savoir si Deleuze et Guattari ont vraiment
souhaité réformer la psychanalyse à l’aide de la schizo-analyse.
L’extraordinaire virulence du style adopté dans L’Anti-Œdipe
constitue déjà en soi un élément de réponse. Car il est évident
qu’un tel style, requis par la tâche négative déjà amorcée dans

872  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

le travail critique à l’égard de la psychanalyse et dans la mise


en évidence de ses paralogismes, sapait par avance la
possibilité de se concilier les psychanalystes. De fait, les rares
réactions favorables émanant de psychanalystes après la
parution de L’Anti-Œdipe ne suffisent pas à témoigner d’une
influence réelle des propositions théoriques et pratiques de
Deleuze et Guattari sur la psychanalyse. En dépit de son
admiration pour Lacan et pour d’autres théoriciens de la
psychanalyse tels que Leclaire, Deleuze ne fait pas mystère de
son manque de considération pour la pratique psychanalytique,
ce qui le prédisposait spontanément à mettre en œuvre
l’indispensable malveillance réclamée par la tâche négative de
la schizo-analyse comme critique interne à la théorie de la
psychanalyse et à sa pratique institutionnelle et, d’autre part,
critique externe des conditions sociales de diffusion des
schèmes psychanalytiques1271 . L’influence immédiate de L’Anti-
Œdipe est finalement plus directement manifeste dans la
sociologie critique de la psychanalyse que dans la
psychanalyse elle-même.

                                                                                                                       
1271
P, p. 24 : « […] je trouvais plutôt drôle, comme c’était misérable, la
psychanalyse ».

873  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La conception deleuzo-guattarienne du complexe d’Œdipe


présente celui-ci comme un étranglement de la vie du désir
organisé par la psychanalyse, elle-même placée sous la
dépendance de la formation de pouvoir capitaliste et relayée
par la famille comme « agent délégué au refoulement ». Du
point de vue de la schizo-analyse, c’est l’interruption processus
schizophrénique, toujours orchestrée par des dispositifs
politiques et sociaux, qui donne lieu aux différentes formes de
pathologie. Les plans d’existence moléculaires et molaires étant
intriqués, l’économie libidinale et l’économie sociale ne peuvent
pas être analysées séparément : les états pathologiques ont
pour déterminants des facteurs politiques. C’est pourquoi toutes
les remarques sur la direction de l’analyse de l’inconscient
machinique valent aussi pour « la grande politique ». La
manière dont la psychiatrie appréhende le schizophrène
comme entité morbide ne correspond pas au schizophrène
immergé dans la production désirante : celui-ci ne fait qu’un
avec le processus auquel il se superpose en un survol absolu.
Schizophréniser l’inconscient ne signifie pas autre chose que
rétablir les conditions optimales d’exercice des synthèses
passives qui trament notre vie. Et la production d’un
« schizophrène artificiel » dans le transfert psychotique coïncide
avec l’expérience du réel, expérience la plus intense.

874  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

À la thèse d’une non-spécificité du schizo fait écho celle d’une


non-spécialité du schizo-analyste. A-topique et sans statut
institutionnel bien déterminé, la schizo-analyse comme pratique
ne peut être qu’une activité nomade, transversale aux
institutions et aux discours. Mais, demandera-t-on, une activité
accomplie par qui et confiée à qui ? Par un psychanalyste
acquis à la cause schizo-analytique ? L’abandon du divan, du
cabinet, de la méthode des associations libres, d’une part
écrasante du contenu théorique de la doctrine freudo-
lacanienne, du contrat entre analysant et analysé marque
finalement l’abandon de la psychanalyse. Tout se passe
comme si la schizo-analyse ne pouvait pas réformer la
psychanalyse sans la détruire. Les quelques rares tentatives
récemment menées (en Argentine, par exemple) pour mettre en
pratique la schizo-analyse dans des cabinets – variantes
aberrantes de la cure type – se bornant mimer la psychanalyse
et à en rebaptiser les opérations propres, n’ont plus rien de
commun avec la schizo-analyse définie dans L’Anti-Œdipe.
Deleuze et Guattari, qui ne cessent de mettre en avant des
écrivains (Proust, Kafka, …) comme schizo-analystes en acte,
indiquent que la fonction schizo-analytique ne se laisse inscrire
sur le corps social que de manière transitoire. L’Anti-Œdipe
s’achève sur l’énoncé programmatique d’un axe de recherche

875  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

qui consiste à « voir comment procèdent effectivement,


simultanément, [les] diverses tâches de la schizo-analyse » ; or,
cet axe est abandonné en tant que tel par la suite : la promesse
d’une psychanalyse désaliénée par la psychiatrie matérialiste
reste en suspens. Le dialogue de Deleuze et Guattari avec la
psychanalyse se poursuit pourtant au-delà de 1972. Jusque
dans ses ouvrages les plus tardifs, Deleuze revient, localement
et de manière détournée, sur des problèmes, des catégories et
des concepts formés dans L’Anti-Œdipe (maniérisme des
personnages de Beckett, inconscient chez Leibniz, hystérie et
corps sans organes chez Bacon, …). Mais c’est Guattari qui,
dans son œuvre personnelle, reprend le plus directement et
porte à son plus haut degré de réalisation le programme fixé en
1972. Une lecture approfondie de L’Anti-Œdipe dissout
rapidement le préjugé selon lequel Guattari aurait été indûment
associé à l’œuvre de Deleuze : c’est bien Guattari qui apporte
l’essentiel des orientations et du matériel conceptuel de leur
premier ouvrage commun. Les réflexions que nous avons ici
proposé trouvent leur suite naturelle dans l’étude de la schizo-
analyse que Guattari persiste à élaborer seul, avec une
tendance toujours plus prononcée à la formalisation qui n’évite
pas toujours le naufrage dans l’hermétisme théorique. En
marge de son œuvre commune avec Deleuze, Guattari mène

876  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

des recherches sur les mass-médias et les dispositifs


techniques de communication, en rapport avec les types
d’investissements libidinaux et les vecteurs de
déterritorialisation qu’ils supportent (à l’image des radios libres
auxquelles il s’intéresse, ou encore à l’image du « Réseau »
comme exemple d’agencement pervers et de machine
désirante) dans le cadre d’une écologie relationnelle. Ce sont
ces lignes de recherche qui demandent à être poursuivies en
fonction du problème du transfert schizophrénique et de la
triade qui singularise l’existence du schizophrène artificiel :
délire, jeu et simulation.

877  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

878  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

APPENDICE

Le jeu et la dialectique de la conscience sadique

Revenant sur le rapport complexe d’identité et de distinction


entre la production sociale et la production désirante, qui
structure L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari convoquent des
textes de Klossowsi et de Fourier1272. Klossowski unifie
économie libidinale et économie sociale dans une analyse qui
affirme la concurrence, en chaque individu, de deux circuits :
celui du « simulacre » et du « phantasme », ordonné à
l’émotion voluptueuse, et celui de la « production ustensilaire »,
ordonné à l’instinct de propagation. Mais ces deux circuits sont
                                                                                                                       
1272
AŒ, p. 75 : « Les deux types de fantasme, ou plutôt, les deux régimes,
se distinguent donc suivant que la production sociale des « biens » impose
sa règle au désir par l’intermédiaire d’un moi dont l’unité fictive est garantie
par les biens eux-mêmes, ou suivant que la production désirante des affects
impose sa règle à des institutions dont les éléments ne sont plus que des
pulsions. S’il faut encore parler d’utopie en ce dernier sens, à la Fourier, ce
n’est certes pas comme un modèle idéal, mais comme action et passion
révolutionnaire. Klossowski nous indique le seul moyen de dépasser le
parallélisme stérile où nous nous débattons entre Freud et Marx : en
découvrant la façon dont la production sociale et les rapports de production
sont une institution du désir, et dont les affects ou les pulsions font partie de
l’infrastructure elle-même. Car ils en font partie, ils y sont présents de toutes
manières en créant dans les formes économiques leur propre répression
aussi bien que les moyens de rompre cette répression ».

879  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

en dernière analyse fonction des forces pulsionnelles qui


entrent en conflits entre elles et créent des rapports de
subordination variables. L’action et la passion révolutionnaires
dont parlent Deleuze et Guattari, à propos d’une utopie qui
n’aurait rien d’idéal, renvoient à une interprétation de Fourier
par Klossowski, interprétation gouvernée par l’idée de jeu. Ce
point est capital car Klossowski voit dans la théorie de Fourier
la proposition d’un type d’organisation sociale capable de
prévenir et de désamorcer la perversion molaire du capitalisme.
L’Anti-Œdipe, qui mentionne deux fois les thèses de Fourier
pour en souligner la pleine actualité, s’inscrit dans la même
perspective : une action révolutionnaire ne va pas sans passion
révolutionnaire, c’est-à-dire sans une prise en compte des
motions pulsionnelles et des investissements libidinaux
inconscients. Le projet général de Fourier se résume à une
réorganisation et à une division de la société en fonction des
conditions de circulation des passions – conditions qu’il repère
notamment au moyen de la « loi d’Attraction » et du principe
des affinités qui prescrivent la constitution des groupes et la
rénovation du travail comme activité devant être conforme à la
nature de chacun. La production sociale ou production
ustensilaire se trouve dès lors subordonnée à une exigence
passionnelle :

880  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

S’agissant d’une activité émulatrice de divers


groupes, de diverses classes d’âges et d’affinités,
de « hordes », toute activité s’organisera telle un
jeu rituel, où le spectacle même par la mise en
scène des échanges entre groupes d’affinités doit
assurer l’équilibre et les aptitudes de chacun et de
tous, telle une vaste récapitulation contemplative et
spectaculaire de la gamme et des variations de la
vie pulsionnelle. De là une savante et subtile
combinaison de la polygamie et de la polyandrie,
1273
en tant que principe social dit « harmonien ».

Dans l’organisation phalanstérienne, la vie pulsionnelle se


contemple elle-même dans l’ensemble des combinaisons qui en
déclinent toutes les variations possibles. Ce que Klossowski
appelle « simulacre » reproduit dans « la mise en scène de la
réalité agressive » de la vie pulsionnelle la réalité du
« phantasme ». Par contraste avec la simulation mensongère
observable dans les formations sociales, la simulation que rend
possible la construction théorique de Fourier se singularise par
le sérieux qu’elle confère à la volupté – un « sérieux [qui] ne
réside pas ici dans la frénésie avec laquelle [le] suppôt
s’attache à son phantasme impulsionnel, mais dans la force
irréductible avec laquelle les impulsions maintiennent le suppôt
dans son phantasme, pour se manifester, en le dévorant »1274 .
Le sérieux, condition de la volupté réelle, est paradoxalement

                                                                                                                       
1273
P. KLOSSOWSKI, La monnaie vivante, op. cit., p. 27.
1274
Ibid., p. 30.

881  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

trouvé dans la mise en scène d’un libre jeu de pulsions


infiniment plastiques que rien n’entrave et qui se déploient
relativement aux phantasmes, c’est-à-dire relativement aux
éléments ou codes que les pulsions agressives originelles
prélèvent sur le flux de la production sociale. C’est pourquoi
« Fourier ne cessera d’affirmer à son tour que le fait vécu de la
résistance, de l’agressivité, de la violence enfin, forme le ressort
du jeu »1275 . L’anti-utopie sadienne et l’utopie de Fourier
admettent pour origine un constat identique quant à la
perversion propre aux ensembles sociaux qu’il s’agit de
réformer ou de pervertir davantage encore. Klossowski met
cependant en évidence une opération commune au
comportement pervers et au comportement industriel qui
semble indiquer les limites de l’entreprise sadienne : en faisant
effort pour résister à l’intégration à la formation sociale,
intrinsèquement perverse, le sadique ne se condamne-t-il pas à
mimer ce dont il veut s’excepter ? C’est à l’intérieur de la
répétition de l’acte productif dans la production mercantile et
dans production d’une volupté extorquée à la souffrance de la
victime que se manifeste la coalescence des deux circuits,
ordonnés au même anneau de Moebius :

                                                                                                                       
1275
Ibid., p. 29.

882  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La répétition perverse s’effectue par le phantasme


d’une fonction vitale contraignante en tant
qu’inintelligible, parce que isolée de son ensemble
organiquement intelligible. Si l’opération, limitée
parce que fonctionnelle, effectuée par un
instrument, paraît immédiatement absurde dès
qu’on en use contrairement à son effet, tout
instrument en soi extériorise par lui-même un
phantasme. Seul empêchera qu’il le paraisse un
degré d’utilité ou d’inutilité toujours variable,
d’autant plus qu’il réalise indéfiniment le même
objet ou le même effet – quand bien même l’objet
serait sans lui irréalisable ou son effet ignoré. Ce
qui nous amène au second point de vue de
l’intervention industrielle dans le domaine de la
représentation phantasmatique, à savoir celui de la
qualité et de la quantité, tant de l’acte producteur
que du produit. […] Il n’est que de voir la manière
dont l’industrie, par ces mêmes procédés
techniques, non seulement peut mais doit
nécessairement favoriser et donc développer un
automatisme (inhérent au sensible) qui veut que
les réactions de la sensibilité dans l’usage des
objets isole la jouissance, donc l’efficacité de cet
objet même ; en sorte que le bénéfice ne réside
que dans le gaspillage, - la qualité n’étant plus dès
lors dans les objets autrement que relativement à
ce que les objets peuvent procurer ; et donc aussi
relativement au temps de la jouissance. Tout au
contraire, leur quantité assure la qualité du
moment de jouissance procuré ; et ainsi l’acte
même de produire des objets l’emporte sur le
produit ; plus l’acte (producteur) est perfectionné,
moins importe l’exemplaire produit. La qualité de
l’acte ruine son produit par la capacité d’en
produire en quantité. Et c’est là ce que Sade nous
montre au niveau même de la vie impulsionnelle :
dévoilant l’autre face de la mercantilisation

883  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

industrielle de l’émotion voluptueuse sous le


1276
rapport de la production « massive ».

Ce texte montre par quelle opération la perversion molaire


industrielle ressurgit dans la perversion telle que Sade la met
en scène. L’usage pervers ramène l’instrument en soi, le
déleste de son usage utilitaire et le transporte hors du « circuit
de l’efficacité fabricable », laissant réapparaître la jouissance
possible d’une construction qui passe immédiatement dans son
propre disparaître dans le gaspillage ou l’expérimentation
gaspilleuse. Klossowski inscrit le produit et le produire dans un
rapport antagoniste : le produit est d’autant plus déterminé
(quant à sa qualité) par ce qui est autre que lui (la jouissance
qu’en tire le consommateur) que le produire (qualité de l’acte)
est efficace. Nous pouvons à cette aune mieux ressaisir
l’articulation des trois pôles distingués dans L’Anti-Œdipe et la
position relative d’un pôle pervers entre le pôle des névrosés-
normopathes et celui des schizo-désirants. Alors que, dans la
production désirante, l’identité du produit et du produire aboutit
à la position d’un corps sans organes comme troisième moment
de la synthèse connective des objets partiels, dans la répétition
de l’acte pervers, qui transpose la loi de la production
industrielle dans le domaine des « phantasmes », à savoir dans
                                                                                                                       
1276
Ibid., p. 36-37.

884  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

le domaine des productions improductives par la vie


pulsionnelle, le produire est toujours en excès sur le produit ;
c’est dans l’acte de produire que se concentre la production en
tant que telle, tandis que la qualité se retire des objets produits
en quantité, tous équivalents, inessentiels, simples occasions
de répéter l’acte indéfiniment. Alors qu’un objet unique ou une
victime unique sont source de la sensation voluptueuse et se
maintiennent dans cette unicité en vertu d’une valeur
intrinsèque liée à leur caractère irremplaçable ou rare, un objet
produit en quantité n’excède pas l’usage momentané dont il est
l’occasion : « Pour que l’émotion de l’acte destructeur, toujours
le même, puisse se réitérer, l’usage de l’acte, éprouvé en tant
que source d’émotion, l’emporte sur l’objet dans lequel
l’émotion n’arrive pas à s’épuiser »1277 . La perversion agit
comme un révélateur de la « mercantilisation industrielle de
l’émotion voluptueuse sous le rapport de la production
« massive » »1278 . Klossowski marque cependant les limites de
l’analogie entre les deux types de perversion ou de production :
[…] ce qui forme un tout indissoluble dans la
sphère impulsionnelle : émotion voluptueuse,
instinct de propagation, phantasme, ne peut se
décomposer qu’au niveau du comportement
conscient en autant de facteurs trouvant leur

                                                                                                                       
1277
Ibid., p. 38.
1278
Ibid., p. 37.

885  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

réplique dans la sphère mercantile : producteur,


1279
consommateur, objet fabriqué.

Autrement dit, si la production industrielle ou sociale coexiste


en chaque individu avec la production désirante, le
comportement conscient ne s’articule pour soi que dans les
repérages ou codes sociaux. Pour comprendre comment se
nouent les deux circuits de la vie productive dans l’unité
subjective, il nous faut nous reporter à un autre texte de
Klossowski, « temps et agressivité ». Présenté sous une forme
fragmentaire et comme un commentaire de la philosophie de
Sade, ce texte, initialement publié en 1935-1936 et repris dans
les Écrits d’un monomane, formule notamment le « drame
dialectique de la conscience libertine sadiste » en y
récapitulant, sur la plan du psychisme, les différentes étapes
par lesquelles la Nature fait effort pour se soustraire au temps.
Le postulat d’une double inscription de l’individu dans l’espèce
comme nature secondaire et dans la Nature première comme
pulsion agressive préfigure l’assise conceptuelle de La monnaie
vivante et annonce aussi celle de L’Anti-Œdipe. La première
séquence de cette dialectique remodelée sur la philosophie
sadienne est la suivante :

                                                                                                                       
1279
Ibid., p. 40.

886  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

[…] d’énergie naturelle qu’elle était au début, une


fois qu’elle se trouvait, dans la créature,
individualisée, [l’agressivité] parvenait à l’état de
conscience au moment où, à la recherche de son
objet, elle trouvait autrui. De cette rencontre,
l’agressivité sortait transformée : elle était devenue
la conscience consciente d’elle-même comme
d’autrui qui, cependant, demeurait objet de son
agressivité : elle restait dans la nécessité de le
détruire, mais voulait aussi conserver cet autrui
dont elle avait pris conscience. Si bien que dans
cet attardement pour conserver autrui, ne le
maintenant que pour le détruire, elle devenait
1280
cruauté.

La genèse de la conscience à partir de l’agressivité


pulsionnelle originelle implique la rencontre d’autrui. La relation
à l’autre entraîne un dédoublement du circuit pulsionnel
contemporain de l’accès à la conscience de soi de l’unité
subjective en laquelle l’agressivité originelle s’est individuée.
D’une part, la pulsion agressive se maintient et demande à
exercer les effets de son comportement destructeur sur autrui
comme objet, mais, d’autre part, la pulsion retournée en
conscience de soi ne peut plus s’affranchir d’autrui comme
corrélat nécessaire qui la fait être en tant que conscience.
Quand Klossowski écrit que « La conscience procéderait donc
du mouvement de l’agressivité qui, s’attardant auprès de son
objet, se retourne contre elle-même au lieu d’obéir à la
                                                                                                                       
1280
P. KLOSSOWSKI, « Temps et agressivité » in Écrits d’un monomane,
Paris, Gallimard, 2001, p. 82-83.

887  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

nécessité aveugle de la destruction », il n’affirme pas une


conversion intégrale de l’agressivité dans ce retournement où
se joue le refoulement inaugural et la division du circuit
pulsionnel1281 . Le comportement à l’égard d’autrui est en effet
marqué par l’ambivalence. À l’impulsion destructrice aveugle
fait face une pulsion de conservation de soi (comme
conscience) qui implique la conservation de l’autre et s’attarde
auprès de lui :
Le moment de cet attardement devant l’objet est
crucial pour la conscience sadiste en particulier et
pour la constitution de la conscience en général : il
trahit chez l’individu un comportement opposé : la
crainte de perdre l’objet, comportement préparant
la conservation de l’objet, qui caractérise
1282
spécifiquement l’amour.

À cette ambivalence entre une tendance destructrice et une


tendance à conserver autrui, interprétée comme la réponse à
un besoin en fonction duquel l’ensemble de la vie pulsionnelle
s’interprète elle-même comme vie industrieuse et production
ustensilaire, correspondent deux types de conscience : la
conscience perverse (ou sadique) et la conscience romantique.
Klossowski articule ces deux formes de conscience de la
manière suivante :

                                                                                                                       
1281
Ibid., p. 83.
1282
Loc. cit.

888  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Dans la crainte de perdre l’objet, la conscience


(romantique) se châtie pour expier son agression
virtuelle contre l’objet et lui dit : je veux souffrir pour
mériter éternellement de te conserver. Mais alors
un autre aspect se révèle à la conscience : comme
cela est particulièrement apparent dans la
conscience libertine sadiste, l’agressivité prend
conscience d’elle-même par l’objet, elle sait que
l’objet la sort de son aveuglement et lui permet de
se réaliser comme conscience. D’autre part, cette
prise de conscience s’étend à l’objet : devenue
elle-même sujet conscient, l’agressivité élève son
objet au rang de sujet. Ces deux facteurs, dans
l’attardement devant l’objet, jouent simultanément :
en craignant de perdre l’objet de par sa propre
agressivité, la conscience éprouve aussi la crainte
de se perdre elle-même en tant que conscience,
1283
en tant que qualité, de perdre son noyau.

Le retournement de l’agressivité sur elle-même constitue les


faisceaux pulsionnels en sujet : le drame dialectique de la
conscience libertine sadiste est une dialectique de la pulsion
entrant en contradiction avec elle-même ; son être est négation
de l’autre mais elle ne peut nier cet autre qui la fait être, c’est-à-
dire qui élève l’agressivité à la conscience de soi, que sur un
mode fictif qui le conserve :
En dernière analyse, la conscience libertine
sadiste apparaîtra comme l’inversion de la crainte
de perdre l’objet, soit qu’elle veuille simplement
oublier la possibilité qu’elle aurait eu de se
conserver avec et dans l’objet, soit qu’elle veuille
prévenir l’expérience même de la perte de l’objet,
et c’est la son motif le plus tragique : la conscience

                                                                                                                       
1283
Loc. cit.

889  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

en tant que telle, se sentant mûre pour


l’expérience de la perte, semble, par son attitude
définitivement agressive, vouloir à tout moment
prévenir la perte en s’habituant à perdre
fictivement, et dire à l’objet : je veux que tu cesses
éternellement d’exister pour que je puisse
éternellement te perdre, éternellement te
1284
détruire.

La conscience sadiste apparaît donc comme une conscience


romantique sursumée : le besoin de conserver autrui, la crainte
de le perdre se dépassent en elle en une conjuration active de
la perte. La hantise de la perte, qui sous-tend le comportement
pervers ordonné à une vie pulsionnelle originelle, constitue le
motif tragique inapparent du sadisme. Or, cette hantise de la
perte sous-jacente à tout comportement subordonné aux affects
et aux pulsions de la vie du désir n’est-elle pas précisément ce
qui sous-tend la position deleuzo-guattarienne dans L’Anti-
Œdipe ? Si la forme de la relation perverse à autrui intéresse
Deleuze au point de saturer sa représentation du rapport à
l’autre, c’est surtout parce qu’elle rend visible le double circuit
de la production désirante et de la production sociale et leur
relation contradictoire à l’intérieur d’un même sujet convoqué
par son désir. Le retournement de l’agressivité sur elle-même
renvoie à ce que Lacan nomme la réversion de la pulsion, à
savoir « le mouvement est essentiel par quoi la flèche qui part
                                                                                                                       
1284
Ibid., p. 83-84.

890  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

vers la cible ne remplit sa fonction qu’à réellement en émaner,


1285
pour revenir vers le sujet » . La coexistence des deux
circuits pulsionnels, celui de la destruction pure et celui de la
conservation et du besoin à l’égard d’autrui, produit chez le
pervers une forme de court-circuit tel que son désir lui devient
assez présent pour le ravir à l’emprise de la production sociale
ou industrielle. « Le pervers, en ce sens, écrit Lacan, est celui
qui, en court-circuit, plus directement qu’aucun autre, réussit
son coup, en intégrant le plus profondément sa fonction de
sujet à son existence de désir »1286 . L’existence perverse
devient, de ce point de vue, l’alternative à l’état d’ « esclave
industriel » produit par le capitalisme, c’est-à-dire à l’existence
dévitalisée que symbolisent les zombies, notre « seul mythe
moderne »1287 .

Les sociétés secrètes perverses, leur monde clos, leurs


territoires artificiels agissent comme les révélateurs de la
démence du capitalisme. La rationalité pathologique du mode
de production capitaliste étend ses effets à tous les étages de
la société et semble s’édifier contre les formes perverses

                                                                                                                       
1285
J. LACAN, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op.
cit., p. 230.
1286
Loc. cit.
1287
AŒ, p. 401.

891  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

d’appropriation du corps d’autrui en rationalisant le modèle des


échanges et en substituant à l’échange des corps un échange
des biens. Mais le numéraire ou monnaie inerte, neutre, en soi
étrangère à la monstruosité perverse, loin de préserver
l’intégrité et la liberté des individus, est le moyen par lequel la
formation de souveraineté capitaliste s’empare des corps et les
fait circuler. « Le désaveu de la monstruosité intégrale par les
institutions se retourne en une prostitution de fait, matérielle et
1288
morale », note Klossowski . Sade oppose à la prostitution
généralisée des corps un autre mode de communication des
corps, où le numéraire n’est que le « signe abstrait des biens
échangeables » grâce auquel « la monstruosité intégrale » peut
se faire comprendre par les institutions1289. Qu’est-ce que cet
« échange des corps par le langage secret des signes
corporels » ? L’hypothèse de la « monnaie vivante » est
avancée pour rendre compte de ce mode de communication
des corps alternatif à celui de l’esclavage industriel dans le
capitalisme. L’intérêt de cette hypothèse réside dans sa
propension à fournir une issue à la capitalisation intégrale des
êtres et à la propagation de la condition d’esclave industriel. La
dimension intersubjective de la percée révolutionnaire, si

                                                                                                                       
1288
P. KLOSSOWSKI, La monnaie vivante, op. cit., p. 27.
1289
Loc. cit.

892  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

problématiquement conceptualisable dans le dispositif de


L’Anti-Œdipe, se trouve comme esquissée dans la proposition
klossowskienne d’une « monnaie vivante » à substituer à la
monnaie inerte. Cette proposition consiste à remplacer le
salaire en numéraire du travailleur par des objets vivants,
sources de volupté. L’exemple précis donné par Klossowski est
tiré d’un fait divers de la fin des années 60 :
Le faux exemple qui nous permettra de faire
comprendre ce dont il s’agit est celui, banal, de la
vedette cinématographique : celle-ci ne représente
qu’un facteur de production. Quand les journaux se
mettent à définir en numéraires les qualités
visualisées d’une Sharon Tate au lendemain de sa
fin tragique, ou les dépenses ou les frais
d’entretien de toute autre femme exhibée, c’est
l’industrialisme lui-même qui exprime en chiffres,
donc quantitativement, la source d’émotion en tant
que rentabilité ou coût d’entretien, ce qui ne se
peut que parce que ces dames ne sont pas
désignées comme « monnaie vivante » - mais
traitées en esclaves industrielles. Et, de ce fait,
elles ne sont pas non plus considérées comme des
actrices ou de grandes aventurières ou simplement
des personnes de prestige. Si l’on estimait ce que
nous nommons ici l’esclave industrielle, non
seulement en tant que capital, mais en tant que
monnaie vivante […], elle assumerait du même
coup la qualité de signe de valeur tout en
constituant intégralement la valeur, soit la qualité
du bien correspondant à la satisfaction
« immédiate », non plus d’un besoin, mais de la
1290
perversion initiale.

                                                                                                                       
1290
Ibid., p. 74.

893  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’exercice atypique de traduction de l’analyse marxiste du


capitalisme à l’aide de concepts formés dans le lexique sadien
et dans une perspective nietzschéenne conduit Klossowki à
imaginer la fiction d’une contrepartie perverse des échanges de
la production marchande dans ou d’après le registre de la
production désirante. La « monnaie vivante », contrairement à
la monnaie inerte qui symbolise la valeur d’une marchandise ou
de cet individu-marchandise qu’est l’esclave industriel en
constituant cette valeur comme ce qui reste extérieur à la
marchandise, incorpore la dimension signitive dans le corps
vivant échangé. Autrement dit, la monnaie vivante unifie le
principe de valorisation et l’objet valorisé en une même entité :
elle est à la fois le « signe garant de richesse et cette richesse
même »1291 . L’émotion voluptueuse – expérience brute du réel –
est le critère sui generis de la valeur dans la communication
des êtres qu’esquisse l’hypothèse de la monnaie vivante. La
fiction théorique de Klossowski fait de l’émotion son propre
signe, de la valeur ce qui s’indique de soi-même dans
l’expérience de la consommation-consumation, indistincte de la
production de l’état de volupté. Les chaînes de ces signes, qui
ne deviennent pas signifiants mais conservent leur polyvocité –
et sur lesquels repose l’économie du désir formalisée dans
                                                                                                                       
1291
Ibid., p. 75.

894  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’Anti-Œdipe –, supportent virtuellement l’espace d’une telle


communication non mercantile. Le capitalisme produit des
esclaves industriels, marchandises ou quantités abstraites, dont
la valeur, du point de vue des échanges mercantiles, se mesure
à la fois aux effets extérieurs qu’elle produit sur les
consommateurs (la rentabilité comme pouvoir attractif d’une
vedette cinématographique en termes d’entrées dans les salles
de cinéma) et à son coût d’entretien. L’hypothèse de la
monnaie vivante ne peut valoir qu’à la double condition que l’on
se place hors du point de vue de l’échange qui exprime en
données chiffrées la valeur de l’objet vivant et qu’un « état
psychique [tel que l’émotion produite par un objet vivant tienne
lieu de salaire] fût alors universellement atteint »1292 . Pour
fantaisiste qu’elle soit, cette hypothèse perverse, dont la
fonction première est de dévoiler un état de choses pire que
celui qu’elle propose fictivement, montre en outre que la
perversion sadiste ne continue de faire appel à la
représentation numéraire de « l’inévaluable valeur du
phantasme » que parce qu’elle l’inclut dans son propre mode
représentatif pour mieux subvertir la représentation sociale et
industrielle.

                                                                                                                       
1292
Ibid., p. 72.

895  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Toute la complexité de L’Anti-Œdipe se manifeste ici dans


l’enchâssement des références : l’analyse de la perversion de
la « formation de souveraineté capitaliste » et de la « machine
psychanalytique » chez Deleuze et Guattari provient de
l’interprétation de Nietzsche que Klossowski déploie à partir de
sa compréhension de la philosophie de Sade qu’il reconstruit en
une dialectique de la conscience libertine sadiste. La
démultiplication des strates argumentatives tend à occulter le
fait que l’ensemble de l’édifice conceptuel de L’Anti-Œdipe
repose in fine sur le schème d’une dialectique de la perte et de
la conservation comme point de division de soi par soi de la vie
pulsionnelle.

896  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

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ANZIEU, Didier, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1995.

ASSOUN, Paul-Laurent, L’excitation et ses destins


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BETTELHEIM, Bruno, La forteresse vide. L’autisme infantile et


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Paris, P.U.F., 1954, rééd. 2001.

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tr. fr. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1922, rééd. 2001.

- Essais de psychanalyse, tr. fr. A. Bourguignon (dir.), Paris,


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GREEN, André, L’affect, Paris, P.U.F., 1970.

- La folie privée, Paris, Gallimard, 1990.

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KLEIN, Mélanie, Psychanalyse des enfants (1932), tr. fr. J.-B.


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rapports avec la personnalité, rééd. Paris, Seuil, 1975 (1932).

- Ecrits, rééd. Paris, Seuil, 1999 (1966).

- Séminaire III. Les Psychoses, Paris, Seuil, 1975.

- Séminaire IV – La relation d’objet -, Paris, Editions du Seuil,


mars 1994.

- Séminaire VII – L’éthique de la psychanalyse -, Paris, Editions


du Seuil, septembre 1986.

- Séminaire X – L’angoisse -, Paris, Editions du Seuil, mai 2004.

- Séminaire VIII – Le transfert -, Paris, Editions du Seuil, mars


1991, juin 2001.

- Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la


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- Séminaire XVII – L’envers de la psychanalyse -, Paris,


Editions du Seuil, mars 1991.

- « Le mythe individuel du névrosé », Ornicar ? n° 17-18, Seuil,


1978.

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- avec S. LECLAIRE, « L’inconscient, une étude


psychanalytique » in Les Temps modernes, n° 183, Paris, juillet
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LECLAIRE, Serge, “La réalité du désir » in La sexualité


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- Démasquer le réel, Paris, Seuil, 1971.

-Psychanalyser, Paris, Le Seuil, 1968.

- Principes d’une psychothérapie des psychoses, Fayard, 1999.

- Œdipe à Vincennes, Séminaire 69, Paris, Fayard, 1999.

-avec J. LAPLANCHE, « L’inconscient, une étude


psychanalytique » in Les Temps modernes, n° 183, Paris, juillet
1961.

LEWIN, Bertram D., « Le sommeil, la bouche et l’écran du


rêve », Nouvelle revue de psychanalyse, printemps 1972.

M’UZAN, Michel de, « Un cas de masochisme pervers.


Esquisse d’une théorie » in La sexualité perverse, Paris, Payot,
1972.

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- La bouche de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1994.

- Aux confins de l’identité, Paris, Gallimard, 2005.

OGILVIE, Bertrand, Lacan. Le sujet, Paris, P.U.F., 1993 (1987).

PANKOW, Gisela, Structure familiale et psychose, Paris,


Aubier-Montaigne, 2004 (1977).

PONTALIS, Jean-Baptiste et LAPLANCHE, Jean, Dictionnaire


de psychanalyse, Paris, P.U.F., 2007 (1967).

SCHREBER, D.P., Mémoires d’un névropathe, trad. P.


Duquenne et N. Sels, Paris, Le Seuil, 1975.

SOLER, Colette, L’inconscient à ciel ouvert de la psychose,


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SOLLIER, Paul, Les phénomènes d’autoscopie. L’hallucination


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Névratil, Schizophrénie et art, Bruxelles, Éditions Complexe,
1978.

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VILLA, François, « Le corps sans organes et l’organe


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L’esprit du temps, 2006.

- « À propos de l’ordinaire et extraordinaire détermination


humaine à rester en vie » in Champ psychosomatique n°35,
Paris, L’esprit du temps, 2004.

- La puissance du vieillir, Paris, P.U.F., 2013.

ZALTZMAN, Nathalie, De la guérison psychanalytique, Paris,


P.UF., 1998.

4. Autres ouvrages et articles cités

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Alféri, Paris, Rivages, 1999.

BADIOU, Alain, « L’ontologie vitaliste de Deleuze » in Court


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BARBARAS, Renaud, « Vie et extériorité. Le problème de la


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BARTHES, Roland, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Le Seuil,


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BATAILLE, Georges, La part maudite, Paris, Minuit, 2011


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BAUDRILLARD, Jean, Le miroir de la production, Paris, Galilée,


1975.

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BERGSON, Henri, Matière et mémoire, Paris, P.U.F., 1993.

BLANCHOT, Maurice, La part du feu, Paris, Gallimard, 1949.

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BOVE, Laurent, La stratégie du conatus, Paris, Vrin, 1996.

BUTLER, Judith, Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en


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- avec C. MALABOU, Sois mon corps, Montrouge, Bayard,


2010.

CANETTI, Elias, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966.

CASTEL, Robert, L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de


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- Le psychanalysme, Paris, Flammarion, 1981 (Maspéro, 1973).

COLONNA, Fabrice, Ruyer, Paris, Les Belles Lettres, 2007.

DONZELOT, Jacques, La police des familles, Paris, Minuit,


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DUPRÉEL, Eugène, Théorie de consolidation. Esquisse d’une


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FISCHBACH, Franck, La production des hommes. Marx avec


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FOUCAULT, Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard,


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HEGEL, G.W.F., Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite,


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- La théorie de la mesure, trad. A. Doz, Paris, P.U.F, 1994


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JARCZYK, Gwendoline, LABARRIERE, Pierre-Jean, De Kojève


à Hegel, Paris, Albin Michel, 1996.

KLOSSOWSKI, Pierre, « Temps et agressivité » in Écrits d’un


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- La monnaie vivante, Paris, Editions Payot & Rivages, 1997.

- Le bain de Diane, Paris, Gallimard, 1980 (1956).

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KOJEVE, Alexandre, Introduction à la lecture de Hegel, Paris,


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LARDREAU, Guy, L’exercice différé de la philosophie, Paris,


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LATOUR, Bruno, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La


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LÉVI-STRAUSS, Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon,


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MABILLE, Bernard, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris,


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MACHEREY, Pierre, Hegel ou Spinoza, Paris, Editions La


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MARX, Karl, Manuscrits de 1844, trad. E. Bottigelli, Paris,


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F.Fischbach, Paris, Vrin, 2007.

MEILLASSOUX, Quentin, « Soustraction et contraction. À


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RICOEUR, Paul, De l’interprétation, Paris, Le Seuil, 1965.

RIMBAUD, Arthur, Poésies, Une saison en enfer, Illuminations,


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RIVELAYGUE, Jacques, Leçons de métaphysique allemande, I,


Paris, Grasset, 1990, I, Grasset, 1992.

ROGOZINSKI, Jacob, Guérir la vie. La passion d’Antonin


Artaud, Paris, Les éditions du Cerf, 2011.

RUYER, Raymond, La genèse des formes vivantes, Paris,


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- Néo-finalisme, Paris, P.U.F., 1952.

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Albin Michel, 1966.

SARTRE, Jean-Paul, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.

SCOPELLITI, Paolo, L’influence du surréalisme sur la


psychanalyse, Paris, L’Âge d’Homme, 2002.

ZIZEK, Slavoj, Organes sans corps. Deleuze et conséquences,


traduction de C. Jaquet, Paris, Ed. Amsterdam, 2003.

- Less than nothing, London/New York, Verso, 2012.

- La subjectivité à venir, trad. F. Théron, Paris, Flammarion,


2006.

915  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

916  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

TABLE DES MATIÈRES DÉTAILLÉES

Abréviations ----------------------------------------------------------------1

INTRODUCTION

Incorporer son ennemi --------------------------------------------------3

A. La désignation de l’ennemi
1. La question préjudicielle de la schizo-analyse

2. Extériorité de la mort ou « maladie originaire » ---------------------------12

3. Le corps comme fil conducteur --------------------------------------------19

B. La vie du corps et l’incorporation ----------------------------------22


1. Artaud et la vie du corps

2. La dévoration du sens par le non-sens -----------------------------------24

3. Dans la crypte hégélienne -------------------------------------------------28

C. Mouvement -------------------------------------------------------------32

Première partie – Le modèle de la mort et la


répulsion : la construction du corps sans organes et la
logique de la répulsion ---------------------------------------------35
Chapitre premier – La station vitale hypocondriaque et la vie
détachée

A. Corps sans organes et saturation ---------------------------------39

917  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Qu’est-ce que le « corps sans organes » ou « CsO » ? – Sens de l’analogie


entre œuf et corps sans organes. – De l’érogénéité générale à l’érogénéité
restreinte : le passage de l’auto-érotisme au narcissisme primaire selon
Freud. – Corps somatique et corps anatomique. – Les ramifications
pseudopodiques. - La station hypocondriaque, position vitale intense.

B. L’organe quelconque -------------------------------------------------53


Le corps sans organes est un organe indéterminé. – Deleuze radicalise le
geste freudien d’une extension de l’érogénéité à tous les organes. –
L’érotique et le pathologique. – L’organe hypocondriaque : machine de
guerre contre l’intégration dans un appareil psychique.

C. La station hypocondriaque -----------------------------------------59


La mise à nu de l’existence somatique. – L’organisme comme protection et
les organes comme prothèse dans la production consciente. – « Se faire un
corps sans organes », est-ce rendre le corps vulnérable ? – Le corps sans
organes : entre conservation de soi et renoncement à soi, entre plasticité et
fonctionnalité.

Chapitre II – Les machines désirantes et l’éviction de l’idéalisme


---------------------------------------------------------------------------------65

A. Le concept deleuzo-guattarien de machine


Les trois traits distinctifs du concept deleuzo-guattarien de machine. – Le
paradigme machinique de la technique. – Le couplage coupure-flux et
l’omni-productivité. – Désir et investissement de champs. – La dés-
anthropomorphisation de la sexualité : le « sexe non humain ». – Le
problème du choix d’objet : ce que révèle une fixation amoureuse.

B. La détermination machinique du réel ----------------------------79


La machine : système de coupures. – Machine, organisme et reproduction
asexuée : fonctionnement et formation. – Ruyer et les comportements de
liaison ». – La table des catégories du machinique.- Machines désirantes et
machine sociale.

C. Corps onirique et corps : introduction du concept de pulsion


de mort machinique ------------------------------------------------------96

918  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Corps sans organes plastique contre plastification de l’image de soi


narcissique. – Hypocondrie, mélancolie et identification. – Le sommeil et le
rêve. – Le surréalisme roumain et la pensée du rêve. – La schizo-analyse
comme réactivation d’une ligne théorique freudienne abandonnée : du Projet
de Freud à L’Anti- Œdipe. – Le corps onirique acéphale. – La productivité du
rêve et la réception de la schizo-analyse par la psychanalyse. – Pulsion de
mort freudienne et pulsion de mort machinique.

Chapitre III – L’archi-masochisme ----------------------------------123

A. La station hypocondriaque et l’archi-masochisme


Le CsO pur. – Refoulement originaire et refoulement organique. – Le CsO
instauré. – Station hypocondriaque et pratiques d’intensification de
l’excitation : le cas du masochisme érogène et la puissance orgastique. –
L’archi-masochisme : « se faire un corps sans organes ». – Processus
schizophrénique et station hypocondriaque. – La mise hors-circuit du
processus de symbolisation. – Le CsO vécu et la station hystérique.

B. L’ambivalence de la pulsion de mort et la survie -----------------


--------------------------------------------------------------------------------136
Survie et anarchisation : la plasticité du corps somatique. – L’organisme et
les puissances inorganiques dans la maladie : la fluidité vitale. – L’auto-
investissement de la vie pulsionnelle dans la survie. – La pulsion de mort
comme puissance d’adaptation autarcique : la pulsion anarchique. – Les
deux destins de la pulsion de mort. – Le spinozisme comme prise de risque.
– Le CsO muré.

C. Le problème des trois corps --------------------------------------153


Que signifie corps sans organes ? – Le mythe des trois corps chez Artaud :
Archi-corps, corps déchu et corps glorieux. – Dissipation de trois contresens
apparents de Deleuze sur Artaud. – Le CsO restauré. – La mort,
« inépuisable énergie ».

Chapitre IV - La pulsion de mort machinique comme puissance


plastique : éclaircissements sur l’identité du produit et du
produire dans la production désirante -----------------------------173

919  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

A. L’identité du produit et du produire du point de vue du virtuel


et de l’actuel --------------------------------------------------------------176
L’interprétation de Badiou : l’impropriété de l’être et la neutralisation des
catégories. – Métamorphose du produit et disjonction du produire. – La
propriété quelconque. – Paradigme du bricolage. – La vie comme
« neutralité créatrice ». – L’indiscernable. – Actualité close et totalité
virtuelle. – Limites de l’interprétation de Badiou. – Dialectique et scission du
temps. – Le corps sans organes : pur fluide ou corps plein ? – Le problème
de la création du nouveau.

B. L’identité du produit et du produire du point de vue de


l’actualisation et de la contre-actualisation -----------------------191
Le dédoublement des catégories d’actuel et de virtuel. – Première exigence :
faire circuler les flux. – Le problème de l’animation : introduire du devenir
dans l’être. – La durée bergsonienne comme synthèse et « différence de
nature en personne ». – La mémoire-contraction et les rythmes de la durée.
– Qualité des flux libidinaux et typologie des séances d’analyse. – Vitesse et
lenteur dans la production primaire de l’inconscient. – Degrés de liaison des
flux. – Seconde exigence : l’exigence soustractive. – Meillassoux et le
concept de devenir soustractif. – La contre-actualisation ou contre-
effectuation.

C. L’identité du produit et du produire comme unité négative ----


--------------------------------------------------------------------------------208
L’identité problématique entre pur fluide et corps plein dans le concept de
corps sans organes de L’Anti-Œdipe. – L’unité négative. – Le moment du
produit : indifférence des machines désirantes. – Le moment du produire :
identité des machines désirantes. – La ligne nodale de développement. –
Présence agissante de la mort à l’intérieur du processus productif de
l’inconscient.

Deuxième partie – Le processus productif de


l’inconscient-------215
Chapitre V – L’identité de la nature et de l’industrie et la
question de l’exception humaine ------------------------------------221

920  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Nature et industrie. – L’influence de Granel. – L’homme comme producteur


et l’être comme production. – La critique de l’athéisme. – Un athéisme de
l’inconscient. – La cause et l’origine. – Hegel, Feuerbach et Marx. – Les
répertoires de la Nature et de la Société. – Le matérialisme ontologique de
L’Anti-Œdipe.

a. L’identité homme-nature selon le paradigme de l’artiste


L’artiste comme anti-Narcisse. – Le devenir-animal. – écrire « à la place
de ».

b. L’identité homme-nature selon le paradigme du


révolutionnaire
L’activité générique comme activité productrice. – La conscience et le
processus d’aliénation. – La perte de l’être objectif. – La découverte du sub-
représentatif. – La nature subjective du désir et le problème du narcissisme.
– Le fantasme individuel. – L’interpellation.

c. L’identité homme-nature selon le paradigme du Voyant


La question du père et la thèse d’un inconscient orphelin. – Le double circuit
de la reproduction de l’inconscient. – La suppression dialectique des
parents. – Les généalogies transversales. – Le moi cosmique. – Un
inconscient rousseauiste. – La chaîne moléculaire. – Multiplicité des
modèles. – Dialectiser le rapport au réel.

Chapitre VI – L’omni-productivité -----------------------------------279

A. Une idéologie de la productivité ?


Le miroir de la production. – Production, narcissisme et ordre de la
représentation.

B. Production de production ------------------------------------------281


Le redoublement de la production. – Concept empirique et concept global de
la production. – L’oscillation entre les deux plans de production.

C. Production de consommation et production d’enregistrement


--------------------------------------------------------------------------------289

921  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Dépense improductive et production de dépense. – De l’économie restreinte


à l’économie générale de la production libidinale. – L’incorporation de la
négativité abstraite. – Poétique des investissements.

Chapitre VII. La non-spécificité du schizophrène ---------------299

A. Le point de vue réductionniste sur la schizophrénie


L’hypothèse d’une schizophrénie non-pathologique : nécessité de dépasser
la catégorie psychiatrique de schizophrénie. – Production désirante,
processus amoureux et schizophrénie. – Déduction de la thèse d’une non-
spécificité du schizophrène à partir des symptômes schizophréniques : au-
delà des codes. – Critique des catégories d’explication, de causation, de
compréhension et d’expression. – Approche réductionniste de la
schizophrénie dans la psychanalyse. – L’égicide libérateur.

B. Les repérages du schizophrène ---------------------------------309


L’absence apparente de refoulement chez le schizophrène et l’identité entre
schizo et processus primaire de l’inconscient. – Le schizophrène théoricien.
– Reprise de la distinction entre névroses et psychoses. – Catégories de la
psychiatrie matérialiste. – Jaspers et les schizophrènes de haut niveau. –
Désirs, délires et in-stabilisation des codes : le décodage. – Pas de délire
sans production sociale.

C. Le producteur universel --------------------------------------------322


La percée. – Contre le préjugé romantique d’une schizophrénie créatrice et
magnifiée. – Construction de la pulsion schizophrénique. – La matière. –
Problème de l’articulation entre production désirante et production sociale.

Troisième partie – Éléments de métapsychologie


schizo-analytique : la vie pulsionnelle et le problème
du refoulement -------------------------------------------------------329
Chapitre VIII – L’économie des flux

A. La logique des flux libidinaux -------------------------------------331

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FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

La métapsychologie freudienne : une fiction théorique. – Reprises des


catégories métapsychologiques dans la psychiatrie matérialiste. – La théorie
lacanienne du désir et le concept de flux dans L’Anti-Œdipe. – Valeur
opératoire du concept linguistique de structure. – Dimension problématiques
de la structure du Ça. – Première difficulté : le code de l’inconscient et les
chaînes de Markoff. – Deuxième difficulté : problème de la pluralité et de la
différenciation des pulsions. – Découverte de la logique des disjonctions
inclusives. – Exclusion de l’exclusion logique. – Le domaine de
l’inorganisation réelle. – Nature du discours inconscient : une écriture à
même le réel. – Rôle capital de la fiction d’un pur être de désir de
Leclaire dans la logique des flux de L’Anti-Œdipe. – Le principe de cohésion
spontanée : singularités de l’inconscient et indices machiniques. – Troisième
difficulté : le silence des pulsions de mort. – Objet a et Grand Autre. – La
détermination de l’être comme désir.

B. Dialectique de la pulsion de dé-liaison -------------------------350


L’objet irreprésentable. – La pulsion de mort comme puissance de dé-liaison
dans le noyau de l’inconscient. – Interprétation dialectique de l’indifférence
des éléments ultimes de l’inconscient. – Méta-modélisation des synthèses
machiniques. – L’intensité = 0. – Dimension énergétique de l’économie
libidinale dans L’Anti-Œdipe. – Attraction et répulsion selon Kant et Hegel. –
L’absence de lien comme force de liaison : soubassements dialectiques de
la logique sub-représentative.

C. Au-delà de la structure ---------------------------------------------369


Retour à la notion d’objet a. – Objet a et machine désirante. – Appropriation
deleuzo-guattarienne de la notion de coupure. – Aliénation et séparation. –
« Se parer » des objets a. – Requalification machinique de l’objet a. –
L’envers de la structure. – Guattari et son concept de machine. – Fabriquer
les pulsions : les pseudo-objets a selon Oury. – Création poétique et
invention de néo-objets a dans la schizophrénie : Maldiney et la Stimmung. –
Définition de la sexualité et de la source de la pulsion dans L’Anti-Œdipe. –
Facteurs énergétique et station hypocondriaque. – La tendance
inflationniste.

Chapitre IX – La topique schizo-analytique ----------------------405

A. Nécessité d’une intégration des flux : le problème de


l’enregistrement

923  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

L’objet de la pulsion. – Première thèse de la schizo-analyse. –


L’investissement du champ social comme moyen d’intégration des flux. –
Critique de la sublimation. – Ambivalence de la référence à Reich. – Choix
d’objet et anthropomorphisme. – Ce que signifie percevoir l’être aimé. –
L’objectivité du désir. – Co-implication du molaire et du moléculaire. –
L’intégration du moléculaire : pétrification molaire et fuite schizophrénique. –
Primat d’une lutte contre un ordre envahissant. – Schizophrène et
révolutionnaire. – Distinction topique entre investissements inconscients et
préconscients. – Les dualismes apparents dans L’Anti-Œdipe. – Degrés de
d’inhibition la production désirante dans la production sociale. – La marche à
la mort des grands ensembles molaires. – Grégarité et totalisation des
forces. – La racine de l’idéalisme du désir. – L’organisme biologique :
paradigme de l’organisation. – Le concept de « formation de souveraineté ».
– La neutralisation grégaire du fonctionnement réel de l’inconscient. –
Klossowski et la topique dans L’Anti-Œdipe. – Le but de la pulsion. – La loi
de rupture d’équilibre. – Logique des forces pulsionnelles. – Modèle
énergétique et comportement moléculaire. – Suppôt, sujet résiduel et
dédoublement de la notion de but. – L’auto-relation de l’énergie à elle-
même : investissement de soi par soi. – L’absurdité et sa transfiguration. –
Une énergie impossible à intégrer. – Fonction des formations de
souveraineté. – Résumé des quatre thèses nietzschéennes dégagées par
Klossowski. Leur reprise dans L’Anti-Œdipe.

B. Corps sans organes et formations de souveraineté : la


genèse du social --------------------------------------------------------443
Le procès du travail. – Structures sociales et facteurs de production. –
Interprétation du concept de formation de souveraineté au prisme de Marx. –
L’appropriation des forces. – La totalité complexe. – Production désirante et
production sociale : de la contradiction simple à la contradiction complexe. –
L’identité entre structuralisme et idéologies du désir selon Badiou. –
Pourquoi L’Anti-Œdipe ne peut pas être présenté comme un conservatisme
maquillé. – Retour sur les « affinités du molaire et du moléculaire ». –
Surdétermination des concepts.

C. Renverser les formations de souveraineté -------------------461

Pertinence de la distinction entre réactionnaire et révolutionnaire. – Des


processus sans but. – Les deux pôles des investissements libidinaux. – Le
problème des investissements inconscients et des positions de but. –

924  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

Comment être certain d’être révolutionnaire ? – L’analyse des


investissements. – L’anarchie couronnée. – Finalité de la schizo-analyse.

Chapitre X – Point de vue dynamique : répression et


refoulement ---------------------------------------------------------------477

A. Les trois premiers paralogismes ---------------------------------480

Les deux usages des synthèses inconscientes. – Les productions de


l’inconscient et les produits de la répression. – Causes formelles et causes
réelles de l’œdipianisation. – Les trois premiers paralogismes :
détournement formel des synthèses machiniques. – Le paralogisme de
l’extrapolation. – Objet complet et personne globale. – Genre et identité
sexuelle. – Le paralogisme du double bind. – Le paralogisme de
l’application. – La psychanalyse comme axiomatique appliquée du
capitalisme.

B. Le paralogisme du déplacement : de la cause formelle à la


cause réelle de l’œdipianisation -------------------------------------488

Statut singulier du paralogisme du déplacement : jonction des paralogismes


formels et des forces réelles. – Le concept de refoulement dans L’Anti-
Œdipe. – Le refoulement, appendice de la répression sociale. –
Communication de la cause formelle et de la cause réelle de
l’œdipianisation. – L’inconscient n’est pas un invariant abstrait.

C. Conséquences du paralogisme du déplacement sur la


méthode schizo-analytique : la détection des indices
machiniques---------------------------------------------------------------494

Contre l’interprétation comme méthode d’analyse. – Le refoulé déguisé dans


la psychanalyse. – Il n’y a pas de matériel inconscient. – Briser les
associations. – Une règle pratique pour la cure. – L’interprétation du rêve. –
Comment reconstituer le processus de fabrication de notre désir. – Proust,
schizo-analyste. – La sexualité constitue les indices machiniques. – Les
différentes formes d’amour. – Légitimité de la compétence des écrivains
comme analystes. – Brève typologie des combinaisons d’investissements
libidinaux.

925  
 
FABRICE  JAMBOIS  
           DELEUZE  ET  LA  PULSION  DE  MORT  

D. Le refoulement originaire ------------------------------------------526


Refoulement originaire et rôle répressif de la famille. Propriétés de la cellule
familiale. – L’incorporation des repérages familiaux. – Dédoublement de la
pulsion de mort.

Chapitre XI – Corps morcelé et corps intégral : inscription et


totalisation -----------------------------------------------------------------533

A. Le problème de l’inscription

a. Position de la « machine miraculante »


Valeur du parallèle entre production désirante et production sociale. –
Analyse du fétichisme et processus d’attraction et d’enregistrement. –
Capitalisation des forces productives et attraction des objets partiels.

b. Le code de l’inconscient et la chaîne moléculaire -----------542


La surface d’inscription. – Chaîne signifiante et chaîne de décodage. –
L’inorganisation réelle du désir.

B. « Totaliser à côté » : la logique des objets partiels --------------


--------------------------------------------------------------------------------545
Critique de la totalisation des objets partiels selon un modèle organique. –
Passion du nourrisson et reconstitution de l’objet complet. – La position
dépressive. – Exister et penser : la pensée dépressive réussie de Hegel. –
La neutralisation de la perte. – La position schizoïde-paranoïaque. – Une
totalisation sans finalité. – La transversalité. – Le principe mouillé.

C. Corps érogène, corps fragmenté et corps biologique -----------


--------------------------------------------------------------------------------560
Le corps érogène et l’organe quelconque. – La distinction réelle. – La
fonction érogène et son refoulement.

Quatrième partie – Le sujet trans-positionnel et


l’espace de la mort -------------------------------------------------565

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FABRICE  JAMBOIS  
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Chapitre XII – D’une pulsion de mort à l’autre

A. La critique deleuzo-guattarienne du concept freudien


d’instinct de mort
En quel sens parler d’un vitalisme chez Deleuze ; critères de ce vitalisme. –
La pensée de Deleuze, une philosophie de la mort selon Badiou. – Sens de
la critique de l’instinct de mort freudien dans L’Anti-Œdipe. – Quatre thèses
qui résument la position de Freud sur la pulsion de mort. – Quatre thèses
deleuzo-guattariennes qui remodèlent la théorie freudienne de la pulsion de
mort.

B. Le dualisme pulsionnel ---------------------------------------------576


Enjeu du dualisme pulsionnel qualitatif chez Freud. – Instinct de mort et
expérience. – La question de l’énergie propre de la pulsion de mort. – Sens
de la critique de l’interprétation de Laplanche par Deleuze et Guattari.

C. Le double retournement de la mort contre elle-même ----------


--------------------------------------------------------------------------------583
Conséquences de l’introduction du concept de pulsion de mort dans la
psychanalyse selon Reich. – Évolution du statut de la pulsion de mort dans
le freudisme. – Le dédoublement de la mort et la question de l’angoisse. –
La pulsion de mort : une pulsion anti-culturelle. – Le cœur du « malaise dans
la culture ». – « Faire travailler la mort contre la mort » selon Ricœur. –
Lecture orientée de Freud dans Différence et répétition et dans L’Anti-
Œdipe. – Pulsion de mort machinique contre puissances mortifères des
formations de souveraineté.

Chapitre XIII – L’expérience de la mort ----------------------------595

A. Le fonctionnement de l’inconscient : de l’expérience de la


mort au modèle de la mort
Une expérience ordinaire et intensive de la mort. – Le « devenir-mort » de
l’intensité. – Blanchot, Rilke et la mort impossible. – L’expérience élargie. –
Tenir à distance le modèle de la mort, le contenir dans le circuit productif :
« Schizophréniser la mort ». – La sécrétion dialectique de la vie du désir. –
Les deux pôles : expérience et modèle. – L’espace machinique de la mort. –
Reprise problématique de la thèse spinoziste d’une extériorité de la mort. –

927  
 
FABRICE  JAMBOIS  
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Les cinq concepts de mort dans L’Anti-Œdipe. – Problème de l’auto-


possession du processus primaire de l’inconscient.

B. Le sujet trans-positionnel comme sujet trans-vie-mort ----------


--------------------------------------------------------------------------------611

a. Le sujet résiduel
Les modes de repérages du schizophrène. – Le sujet « trans-vimort », un
sujet excentré. – La « machine célibataire ». – L’émotion matérielle et la
violence.

b. Survoler la mort ------------------------------------------------------626


Le « survol absolu » selon Ruyer. – Subjectivité naturelle et noms propres. –
Le Voyage. – L’histrionisme. – Habitude et contemplation. – Le
somnambule, le vigilambule et le « Je sens ». – Le survol et la théorie
monadologique de la subjectivité.

C. « Vivre dans la nuit ou presque » : de l’étourdissement à la


vie lumineuse ------------------------------------------------------------653
La perception hallucinatoire chez Leibniz. – La genèse perceptive du
sensible et les filtres. – Les deux étages de la maison baroque dans L’Anti-
Œdipe. – La mort, l’étourdissement et la monade nue. – Fechner et la
substance-mort. – Les nécro-territorialités. – Profondeurs moléculaires et
surface axiomatisée.

Chapitre XIV – L’axiomatique mortuaire ---------------------------667

A. L’axiomatique capitaliste
L’extension du capitalisme et l’axiomatique. – Les nouvelles territorialités. –
Différence de régime et identité de nature entre production désirante et
production sociale dans le capitalisme. – Principe de cette différence de
régime : l’autonomisation du modèle de la mort. – Règne des images,
narcissisme et modèle de la mort. – Le capitaliste et le zombie. – Les
structures d’intégration grégaires. – Propagation de l’artifice et entreprise de
mort du capitalisme.

B. La rationalité pathologique du capitalisme --------------------678

928  
 
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Violence du capitalisme. – Démence et état terminal du capitalisme. –


Influence du marxisme américain : l’inversion du principe du quid pro quo et
le clivage de la rationalité. – L’élémentalité. – Le capitalisme comme
machine désirante : un comportement « sans intention ni fin ». – Fascination
de Marx pour le capitalisme. – La simulation généralisée et l’idéologie de la
crise.

C. Le culte de la mort dans la psychanalyse ---------------------691


La psychanalyse comme « axiomatique appliquée ». – Enjeux du
remaniement freudien de l’instinct de mort. – Instinct de mort en
psychanalyse et entreprise de mort dans le capitalisme.

Cinquième partie – Schizophréniser la psychanalyse --


--------------------------------------------------------------------------------699

Chapitre XV – Psychanalyse et perversion

A. Le contrat psychanalytique et le dispositif de la cure -----------


--------------------------------------------------------------------------------700

1. La relation contractuelle interminable


Trois caractéristiques du contrat entre analysé et analysant. – La suspension
du champ social et la dépendance de l’analysé : la névrose de transfert. –
Caractère asymétrique et interminable de la cure. – Renforcement du moi et
facteur quantitatif. – L’hypnose. – Maladie artificielle et contrainte de
répétition. – Ambiguïté du transfert dans la névrose de transfert. – Une vie
suspendue. – Que signifie épuiser un conflit ? – Le modèle immunologique
et la prophylaxie analytique des conflits pulsionnels. – Le transfert négatif. –
Masochisme ou cure interminable. – Le statut d’analysé.

2. La dette infinie --------------------------------------------------------720


Réduction idéaliste de l’économique au symbolique. – L’analysé comme
endetté. – Le psychanalyste : prêtre et corps plein. – Despotisme, dette
d’existence et débiteur-né. – La présence du corps de l’analyste.

3. Réversibilité des rôles analysé/analysant ---------------------727

929  
 
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L’analysé devient analysant. – Le remodelage de l’énonciation ou surcodage


symbolique. – Le petit Hans et la réduction des multiplicités. – L’agencement
du petit Hans. – Conversion de l’analyste en analysé. – Un métier
impossible.

B. La néo-territorialité analytique ------------------------------------738

1. La néo-réalité dans la cure : d’une scène l’autre


Autonomisation de la situation analytique et sui-référentialité. – L’inversion
de la téléologie vitale de l’analysé. – Psychanalyse et événement. – La
psychanalyse, pratique incestueuse. – Complémentarité de la scène
familiale et de la scène psychanalytique.

2. La propagation des schèmes -------------------------------------746


Les réseaux horizontaux et la propagation des schèmes névrotiques. –
Inconscient réactif et inconscient freudien. – La force de l’oubli. – La
maladie, forme de ressentiment. – Otto Rank. – La contagion névrotique.

C. Du divan au champ social -----------------------------------------760

1. Psychanalyse et familialisme
L’intégration de la psychanalyse aux pratiques sociales. – Le mouvement
familialiste et l’école des parents. – Essaimage des schèmes
psychanalytiques. – La famille libérale avancée et les simulacres
fonctionnels.

2. De l’asile comme « famille artificielle » à la famille libérale


avancée --------------------------------------------------------------------771
Psychanalyse et psychiatrie. – Les deux tendances de la psychanalyse. – Le
modèle familial et l’asile. – Une colonisation en profondeur. – Les systèmes
disciplinaires. – Typologie des psychanalystes.

Chapitre XVI – Le Schizophrène artificiel et le problème du


transfert en schizo-analyse -------------------------------------------787

A. Transfert et identification en psychanalyse

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Le schizophrène non pathologique. – La résistance au transfert. – Caractère


pervers du transfert névrotique. – Le cas Dora. – L’art du psychanalyste. –
La dépendance amoureuse de l’analysé. – La temporalité du transfert. –
Position de l’analyste. – Des transferts au transfert. – Œdipe et le transfert
dans la cure.

B. La dialectique imaginaire du psychotique et l’interprétation


structurale du transfert -------------------------------------------------806
Un transfert en excès sur les repérages œdipiens. – Distinction des types de
délire. – Défaillance du complexe d’Œdipe chez le psychotique. –
L’exclusion paranoïaque de l’Autre : le circuit de l’imaginaire. – Les flux
oratoires de Schreber. – L’objet a.

C. La résistance schizophrénique au transfert névrotique ---------


--------------------------------------------------------------------------------824
Les représentations de mots. – Un surcroît de transfert.

Chapitre XVII – La tâche mécanicienne de la schizo-analyse : la


relance de l’économie libidinale -------------------------------------829

A. La relance de l’économie libidinale chez le schizophrène


pathologique

Comment réactiver la machine miraculante ? – La greffe de transfert et le


transfert dissocié. – L’image du corps. – Habiter son corps. – L’enracinement
corporel du symbolique. – Les tenants-lieu d’objet a. – La tâche
mécanicienne. – Les pulsions sont des machines désirantes. – Quête
problématique des machines désirantes.

B. Transfert psychotique, travail de trépas et pulsion de mort


machinique --------------------------------------------------------------844

L’intervention du schizo-analyste. – Quatre thèses qui résument les règles


de direction de la cure en schizo-analyse.

C. Identification et simulation ----------------------------------------850

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1. Les noms propres


Un usage immanent du nom propre. – La signature intensive. – L’objet des
amours révolutionnaires.

2. Jeu et simulation dans le délire schizophrénique


Complémentarité du délire et de la simulation. – Usage schizophrénique du
mythe. – Diane et Actéon. – Le jeu.

CONCLUSION ----------------------------------------------------------861

La mélancolie machinique

APPENDICE --------------------------------------------------------------879

Le jeu et la dialectique de la conscience sadique

BIBLIOGRAPHIE --------------------------------------------------------897

TABLE DES MATIÈRES DÉTAILLÉE -----------------------------917

932  
 

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