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Dimensions Culturelles, Artistiques

et Spirituelles

Recueil des Contributions


Fouad AKALAY
Ahmed BOUKOUS
Saïd CHIKHAOUI
Abdeslam EL OUAZZANI
Mohamed GALLAOUI
Abderrahmane LAKHSASSI
Mohamed METALSI
Mohamed SGHIR JANJAR
Selma ZERHOUNI

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Avertissement au lecteur

Le présent recueil regroupe les contributions individuelles aux travaux du groupe thématique « Dimensions
Culturelles, Artistiques et Spirituelles », constitué dans le cadre du processus d’élaboration du Rapport
« 50 ans de développement humain au Maroc et perspectives pour 2025 ».

Ce groupe de travail a été animé par M. Mohamed TOZY, membre de la Commission Scientifique du Rap-
port, et composé de Mme Salma ZERHOUNI et MM. Fouad AKELAY, Ahmed BOUKOUS, Said CHIKHAOUI,
Abdeslam EL OUAZZANI, Mohamed GALLAOUI, Abderrahmane LAKHSASSI, Mohamed METALSI et Moha-
med SGHIR JANJAR. Le groupe a élaboré ces contributions afin d’approfondir des aspects particuliers de la
dimension thématique couverte et dans l’objectif de réunir les matériaux analytiques pour l’élaboration de
son Rapport thématique de synthèse. Ces contributions ont ainsi constitué principalement un support pour
les débats organisés au sein du groupe de travail, plutôt que des études exhaustives abordant l’ensemble
des aspects scientifiques et pratiques relevant de la dimension thématique étudiée.

Les contributions qui sont publiées ici ont fait l’objet d’un examen au sein du groupe thématique, mais ne
reflètent que les points de vue de leurs auteurs.

Il a été jugé utile de publier fidèlement la totalité de ces contributions. Cependant, n’ayant pas fait l’objet
d’un travail systématique d’harmonisation, des différences peuvent alors y être décelées tant au niveau des
données utilisées qu’au niveau des argumentaires déployés, ainsi que de leur degré de finalisation. En parti-
culier, les données statistiques et les références utilisées sont celles du moment où les contributions ont été
remises par les auteurs.

L’objectif principal de la publication de ces documents est de restituer la richesse du travail de recherche,
de documentation et de débat qui a caractérisé le processus d’élaboration du Rapport sur « 50 ans de déve-
loppement humain au Maroc et perspectives pour 2025 ». Mettre cette richesse à la disposition du lecteur,
c’est aussi rendre hommage aux compétences nationales, issues de l’université, de l’administration et de la
société civile, qui y ont contribué avec beaucoup d’engagement et de patriotisme.

Nous tenons à les remercier, et à travers eux toutes les personnes et administrations qui n’ont pas hésité à
mettre à leur disposition données, documents et divers supports.
Dimensions culturelles, artistiques
et spirituelles

Politiques publiques de l’artisanat


Saïd CHIKHAOUI........................................................... 7
50 ans d’architecture au Maroc ou la politique
des ruptures
Selma ZERHOUNI ....................................................... 31
Fouad AKALAY ............................................................ 32
L’édition dans le Maroc indépendant : 1955-2003
Mohamed SGHIR JANJAR ....................................... 43
La littérature carcérale marocaine
Abdeslam EL OUAZZANI...........................................63
Dynamique d’une situation linguistique
Ahmed BOUKOUS ......................................................69
État de la culture Amazighe après 50 ans
d’indépendance
Abderrahmane LAKHSASSI .....................................87
La création visuelle au Maroc depuis l’indépendance
Mohamed METALSI ................................................. 105
Le cinéma au Maroc
Mohamed GALLAOUI ...............................................125

cotribution 9 1 9/06/06, 11:18:57


cotribution 9 2 25/01/06, 19:09:05
La création visuelle au Maroc depuis
l’indépendance
Mohamed METALSI

1. L’univers visuel traditionnel .......................................................................... 107


2. La peinture de chevalet : une rupture culturelle radicale ....................... 108
3. Les balbutiements .......................................................................................... 109
4. La peinture de l’indépendance .................................................................... 111

Le cinéma au Maroc : Etat des lieux


Mohamed GALLAOUI

1. Vue d’ensemble sur l’état des salles de cinéma .......................................127


2. Restriction du réseau de distribution ..........................................................129
3. Le poids de la taxation fiscale ......................................................................130
4. axes et impôts auxquels sont soumises les salles
de cinéma-régime actuel (résume) ............................................................ 131
5. La chute de la fréquentation ........................................................................ 133
6. La politique d’aide financière ....................................................................... 135

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Politiques publiques de l’artisanat
Esquisse d’un bilan

1. Le référentiel de l’action gouvernementale ................................................... 9


2. Le déterminant historique de la politique publique
de l’artisanat ...................................................................................................... 11
2.1. La tentative de reconversion de l’artisanat ........................................... 11
2.2. La « réhabilitation » de l’option coopérative ..........................................12
2.3. L’ouverture : une matrice pour le décolage économique ....................13
2.4. Le recentrage de l’artisanat sur l’exportation
et le tourisme ............................................................................................... 13
2.5. Les aléas du commerce des produits de l’artisanat ............................14
3. Évaluation des axes privilégiés de l’action publique engagée .................14
3.1. Le mouvement coopératif ........................................................................ .15
3.2. La formation professionnelle ................................................................... .15
3.3. Les infrastructures d’encadrement et de production ......................... .15
3.4. L’incitation à l’investissement et le financement
de l’artisanat ............................................................................................... 17
3.5. Le rôle résiduel des chambres d’artisanat ........................................... 17
3.6. La promotion commerciale de l’artisanat ............................................. 18
3.7. La couverture sociale des artisans ........................................................ 20
4. Les fondements de la stratégie actuelle ..................................................... 20
4.1. La politique de l’artisanat dans la mouvance actuelle ....................... 20
4.2. Les orientations stratégiques actuelles dans l’artisanat ................... 21
4.3. Approche opérationnelle : le plan d’action ........................................... 22
5. Les axes d’intervention privilégiés des pouvoirs publics
dans l’artisanat ................................................................................................ 23
5.1. Le financement du secteur de l’artisanat ............................................. 23
5.2. L’amélioration des conditions socio-professionnelles ........................ 23
5.3. Le redéploiement des moyens matériels .............................................. 24
5.4. L’émergence de « l’artisan-entrepreneur » ........................................... 24
5.5. La mise à niveau de « l’entreprise artisanale » .................................... 25

somgt9-1 7 22/12/05, 14:31:19


5.6 . De l’assistance à la régulation ............................................................... 25
5.7 . « Le village artisanal » : nouveau pôle de développement ................ 26
5.8 . La promotion des associations professionnelles ............................... 26
6. Portée et limites de la stratégie annoncée .................................................. 27
6.1. L’impact du marché sur les structures sociales .................................. 27
6.2. La perte du référentiel : un cercle vicieux
de la détérioration ..................................................................................... 28
6.3. L’accumulation des frustrations : une hypothèque
de l’avenir .................................................................................................... 28
6.4. La production de l’informel ...................................................................... 28

Conclusion générale ............................................................................................ 29

SAÏD CHIKHAOUI

somgt9-1 8 22/12/05, 14:31:20


L’artisanat n’est pas seulement un ensemble d’activités et de produits, mais elle constitue également une
référence à une civilisation, à un art et à une culture de toute une population. La référence à l’histoire montre
que la production artisanale couvrait avant l’installation du protectorat l’essentiel des besoins de la société et
s’intégrait de façon harmonieuse dans le système économique et social du pays. L’ouverture forcée du mar-
ché marocain aux produits manufacturés, la pénétration du nouveau mode de production capitaliste et l’appa-
rition de noyaux de production moderne ont bouleversé les structures de l’artisanat et son mode
d’organisation et de fonctionnement. Il en résulta une crise structurelle et une marginalisation progressive
des activités de l’artisanat 1.
L’ampleur de ces défis a contribué à ce que l’artisanat soit plutôt appréhendé par les responsables, comme
un secteur social et culturel, beaucoup plus que comme secteur à vocation économique qui nécessitait des
investissements productifs générateurs de richesses et d’emplois. La réalité de l’action gouvernementale n’a
cependant pas été à la hauteur des choix politiques. Il existe un décalage net entre un discours officiel mar-
qué par l’intérêt pour le secteur, et les programmes réalisés à son profit. L’action gouvernementale a souvent
manqué de visibilité, de continuité, de cohérence et de mobilisation, sinon de conviction. L’entreprise artisa-
nale, l’artisan et son savoir faire n’ont pas été suffisamment au centre des préoccupations des gouvernants,
des programmes d’action arrêtés et des efforts de promotion et de mise à niveau. L’organisation du secteur
reste inefficace et non représentative. La majorité de ses acteurs ne bénéficie pas de couverture sociale et
vit dans la précarité. Les budgets alloués à ce secteur demeurent dérisoires 2.

1. Le référentiel de l’action gouvernementale

Le référentiel de l’action gouvernementale peut être décanté des discours royaux et des déclarations du
gouvernement. Les discours et les messages royaux évoluent avec le temps et les variations de la conjonc-
ture nationale et internationale. Ces discours royaux sont à la fois des marqueurs conjoncturels et des réfé-
rents structurels qui dénotent la conception, l’orientation ou l’impulsion que les plus hautes autorités du pays
décident de donner au secteur.
Dès les premières années de l’indépendance, Mohamed V avait, tout en glorifiant le rôle des artisans dans
la lutte pour l’indépendance, loué leur rôle dans la pérennisation de l’identité nationale et l’édification de l’État
poste colonial. Le sultan insistait sur l’importance du mouvement coopératif et les possibilités qu’il offre pour
la structuration du secteur, le rassemblement des individus et les avantages qu’il offre pour coordonner les
efforts, afin d’améliorer la productivité et assimiler les nouvelles techniques de gestion et de production.
Les discours de Hassan II forment pour leur part, la charpente essentielle de la vision stratégique des poli-
tiques publiques engagées dans l’artisanat. Ses interventions ont déterminé dans une large mesure, les axes
fondamentaux de l’action menée concrètement par les autorités publiques dans l’artisanat depuis l’indépen-

1. Abdelhak El Khayari. Capitalisme et artisanat. Thèse d’État en Sciences Économiques. Faculté de Droit Casablanca. 1982.
2. Artisanat 50 ans 1955-2005. Ministère du Tourisme de l’Artisanat et de l’Économie Sociale. Département de l’Artisanat et de l’Économie
Sociale. Rabat, octobre 2004. p. 7.

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dance. Le roi insistait sur la conservation du patrimoine et de la tradition d’une part et la nécessité de leur
adaptation aux impératifs de la modernité 1.
Dans une nouvelle vision stratégique qui ambitionne d’optimiser l’équation économique et sociale et
d’atteindre une efficacité et une visibilité dans l’action publique ; le Roi Mohamed VI place l’artisanat parmi
les secteurs prioritaires à côté du tourisme, de la pêche maritime et des nouvelles techniques de l’informa-
tion et de la communication (NTIC) 2. Le livre blanc 3, véritable plan d’action officiel, donne écho à ces choix et
rappelle la nécessité d’une réforme des structures et d’organisation de l’artisanat. Il privilégie l’institutionnali-
sation et la professionnalisation au sein des entreprises artisanales, de manière à stimuler le secteur et le
mettre au diapason des nouvelles orientations en matière d’investissement et de développement régional.
Ce nouveau cadre de référence s’inscrit d’ailleurs dans une nouvelle vision de l’aménagement du territoire,
qui ambitionne d’atténuer les inégalités régionales, de développer les espaces urbains et de développer le
monde rural d’une manière rationnelle, à travers le meilleur équilibre entre l’efficacité économique, l’équité
sociale et la sauvegarde des richesses, de l’environnement et du patrimoine 4.
Le plan d’action tend également à faire du secteur un solide levier pour l’encouragement et la diversifica-
tion des exportations, de la formation, de l’emploi et de la promotion du secteur du tourisme. Ces mesures
seraient à même de permettre la mise à niveau du secteur afin de faire face aux tendances versatiles des
marchés intérieur et extérieur et de le préparer à mieux affronter la concurrence qu’impliquent l’ouverture
des économies dans le cadre de la globalisation et de la mondialisation.
À côté des discours royaux, les déclarations gouvernementales insistent pour leur part sur la nécessité
d’accorder à l’artisanat un intérêt particulier, vu son impact social et économique. Toutefois l’approche gou-
vernementale semble inconstante et discontinue. Elle insiste tour à tour sur l’encouragement des investisse-
ments, la promotion de l’emploi, l’encouragement des exportations, la formation professionnelle, la
promotion du mouvement coopératif etc... Cette discontinuité handicape les choix publics et brouille la fixa-
tion d’objectifs tracés. L’absence de données et d’informations rigoureuses engendre sans doute un déficit
dans la connaissance profonde du secteur et peut expliquer ces atermoiements.
Le gouvernement d’alternance maintiendra le cap tout en insistant sur la promotion des exportations et
l’amélioration de la situation sociale des artisans. Il préconise en outre la réalisation d’un recensement géné-
ral des artisans et des entreprises artisanales.
Dans sa déclaration gouvernementale lors de son investiture, le Premier ministre D. Jettou revient sur les
contraintes structurelles qui entravent la croissance et le développement du secteur. Il augure de prendre les
mesures nécessaires pour l’intégration du secteur dans le tissu économique national et sa mise à niveau à
travers la mise à disposition des entreprises de l’artisanat, d’un environnement qui encourage l’initiative pri-
vée, l’investissement, la commercialisation et la formation professionnelle 5.
Si la politique publique de l’artisanat du Maroc indépendant s’inscrit dans une approche pragmatique liée à
l’action de l’État, il n’existe pas à proprement parler une référence dogmatique ou conceptuelle élaborée, qui
puisse permettre d’approcher et de saisir le contenu de cette politique. C’est à travers certaines références
tel le plan de développement économique et social, qu’il serait possible d’approcher le secteur de l’artisanat
et tenter d’identifier les acteurs, préciser la conception, déterminer la mise en œuvre et évaluer les effets
induits par les actions engagées. La planification au Maroc n’a certes, qu’un caractère indicatif, mais elle ne

1. Idem, p. 11.
2. Discours du 20 Août 2000.
3. Livre blanc de l’artisanat et des métiers. Ministère de l’Économie Sociale des Petites et Moyennes Entreprises et de l’Artisanat, Chargé des
Affaires Générales du Gouvernement. 2001.
4. Idem, p. 13.
5. Idem, p. 16.

10
11

constitue pas moins une référence pouvant donner une visibilité de l’action de l’État. L’évaluation des orien-
tations que le plan définit et l’identification des objectifs qu’il fixe renseignent sur la dimension et la nature de
l’intérêt porté au secteur par les pouvoirs publics. Cette analyse permet également de chercher la cohérence
des actions programmées en liaison avec cet intérêt, ainsi que sur le caractère continu ou conjoncturel des
visions qui ont prévalu dans la gestion du secteur 1.

2. Le déterminant historique de la politique publique de l’artisanat

Au début de l’indépendance le secteur de l’artisanat se trouvait dans une situation de grande précarité,
caractérisée par une récession importante du marché interne et externe, une diminution nette des effectifs
et une augmentation du chômage. L’artisanat faisait en fait face à plusieurs défis liés au processus de pro-
duction, de commercialisation et d’adaptation à son environnement socioéconomique caractérisé principale-
ment par une évolution rapide des goûts et des besoins, accentuée par l’agressivité des produits
d’importation et des exigences de plus en plus fortes en termes de qualité-prix. Il est d’ailleurs, significatif
que la commission du plan chargée de l’artisanat retient l’idée que l’artisanat au Maroc est avant tout un fait
social en raison du nombre important de personnes qui y travaillent et qu’il fait vivre 2. La prise en charge du
secteur devient dès lors impérative pour les responsables, car l’artisanat ne peut-être abandonné à son
propre sort, courant le risque de dépérir et de traîner dans son sillage de lourdes conséquences sociales.
Les concepteurs du premier plan quinquennal 1960-1964 considèrent toutefois, que les bases solides d’un
développement national autonome sont l’agriculture et l’industrie. Ces deux branches constituent les deux
grandes priorités du plan 3. Partant de ce constat, les promoteurs du premier plan de développement écono-
mique et social estimaient que le principal problème qui se posait au lendemain de l’indépendance, était celui
d’une reconversion profonde des secteurs économiques qui avaient été façonnés par plus de quarante ans
de régime colonial et celui de la création des conditions sociales, politiques et culturelles du décollage écono-
mique. D’une économie coloniale aux structures dépendantes et archaïques, il fallait passer à une économie
nationale autocentrée, qui crée par elle-même des forces et des mécanismes internes d’accumulation de
capital et de progrès 4.

2.1. La tentative de reconversion de l’artisanat

Le plan 1960-64 demeure la première manifestation officielle de la tentative de réforme de l’artisanat, le


plan de reconversion devait porter l’essentiel de l’effort de l’État sur les activités utilitaires. L’analyse critique
de l’action des autorités du protectorat montrait que celles-ci ne s’étaient intéressées à l’artisanat que sous
l’angle d’une production artistique. Ainsi, le premier plan quinquennal 1960-1964, prévoyait une évolution de
l’artisanat, qui devait se faire sur la base de la reconversion des unités de production artisanales, en unités de

1. Saïd Chikhaoui. Politiques publiques et société. Essai d’analyse de l’impact des politiques publiques sur l’artisanat au Maroc. Publications
de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Rabat. 2002.
2. « L’Artisanat marocain : la laine dans l’économie marocaine », BESM no 90, 1961.
3. Habib El Malki : De la stratégie marocaine, arguments, BESM no 136-137, 1976, p. 31-45.
4. Mohamed Kabbaj : Essai d’analyse économique de l’intégration des petites et moyennes entreprises artisanales dans le développement du
Maroc. Thèse pour le Doctorat de Troisième Cycle. Université de Droit, d’Économie et de Sciences Sociales de Paris (II), 1982.

11
production semi-industrielles dans un premier stade, et industrielles dans un second stade ; de sorte qu’à
long terme, l’artisanat reconverti devait se situer logiquement dans le secteur industriel.
Au-delà de sa dimension technique, le plan de reconversion devait réussir à empêcher la paupérisation
totale de 10 % de la population marocaine qui ne vivait que sur 3 % du revenu national. C’est là un problème
social qui risquait de s’aggraver, étant donné l’accroissement démographique considérable du Maroc, ce qui
présentait une menace pour la stabilité du pays. De cette situation il découlera une double exigence pour les
responsables : la recherche d’une plus grande efficacité économique et la mise en place d’instruments
d’encadrement des artisans. Ies responsables auront alors recours à l’institution coopérative qui leur semble
répondre à cette double exigence.

2.2 La « réhabilitation » de l’option coopérative

La création des premières coopératives artisanales est bien antérieure à l’indépendance. Initiée par les
autorités du protectorat, ces coopératives étaient appelées à remplacer les vieilles corporations et permettre
un meilleur encadrement politique des artisans. Cette formule de réorganisation de la production artisanale
sera reprise par le gouvernement marocain qui veut encourager par tous les moyens le développement de la
coopération, en diffusant l’idée, en aidant dans leur vie quotidienne les coopératives existantes et celles qui
se créent. L’éducation coopérative devrait occuper une place plus grande dans le programme des centres
d’apprentissage. Cette option coopérative n’était cependant pas en rupture avec le modèle engagé sous le
protectorat. L’État se trouve obligé de tout encadrer et de tout régenter.
Les promoteurs du plan de développement économique et social visaient l’édification d’une politique
publique qui soit en rupture avec la logique coloniale, mais, sur certains points, cette politique n’était que la
réactivation de quelques actions et institutions coloniales. En effet, l’ensemble des institutions, des adminis-
trations, des réglementations qui dans le passé ont servi d’outils privilégiés d’intervention dans le domaine
économique étaient prises en charge par le nouveau régime et présentées comme des acquis précieux qu’il
fallait renforcer et élargir. L’indépendance ne s’est donc pas accompagnée, par un changement radical des
structures et des institutions léguées par l’administration du protectorat. La nouvelle équipe politique « main-
tient intactes les anciennes administrations économiques, tel le ministère de l’économie et des finances, les
entreprises publiques et semi-publiques, les offices publics, etc. Elle fait également sienne la quasi-totalité
de la législation économique coloniale et préserve la majeure partie de l’encadrement français » 1. Cette
conception est entérinée par les autorités marocaines au plus haut niveau. Deux jours après son retour le 18
novembre 1955, le Roi Mohamed V consacre cette conception : « Nous comptons sur le concours de la
France pour inaugurer une ère nouvelle d’interdépendance entre nos deux pays... » 2.
L’État au plus haut niveau ne cessait de manifester son attachement à tirer le plus grand profit des institu-
tions léguées par le protectorat. « Il s’agit de tirer le meilleur parti des investissements très lourds réalisés
dans le passé par l’État pour mettre sur pied une infrastructure » 3. Mais du fait que les responsables poli-
tiques ont voulu tirer profit des structures héritées de la colonisation, les actions publiques de l’administra-
tion post-coloniale, se trouvent inscrites dans une logique de continuité, sur certains points de la stratégie

1. Hassan Tourak : Les enjeux de la politique d’encadrement de l’espace rural au Maroc, Université de Rennes I, 1996.
2. Discours du Trône prononcé à Rabat par Mohamed V, Roi du Maroc, le 18/11/1955.
3. Intervention du Vice-président du Conseil, Ministre de l’économie, au Conseil supérieur du plan, Rabat, Juin 1958 (ronéotypé, p. 3). Ibid.
p. 170.

12
politico-économique coloniale. Pour les nationalistes, le plan est l’instrument par excellence pour établir,
d’une part, de nouveaux moyens de contrôle social, et d’autre part, pour intégrer dans l’espace économique
marocain une nouvelle dynamique de développement. Il est également, important de préciser, que la planifi-
cation post-coloniale s’inscrivait « dans la lignée des programmes quadriennaux du protectorat, mais qui
cherchait également à amorcer de nouvelles orientations » 1.
C’est dans ce sens et alors qu’aucune unité de production n’avait vu le jour, que le plan triennal 1965-67
devait préciser que l’orientation de l’économie marocaine devait être changée. Ce choix allait être ainsi aban-
donné. Il ne survécut pas à l’équipe gouvernementale, qui l’avait mis en place, même si certaines traces
devaient subsister dans le Plan Triennal 1965-1967 pour être abandonnées définitivement par la suite. 2
« L’avortement de cette stratégie » de libération nationale constitue un tournant dans l’histoire récente du
Maroc. La révision puis l’abandon des options d’un développement national autonome se traduiront par l’éla-
boration d’un modèle d’accumulation de type périphérique 3.

2.3. L’ouverture : une matrice pour le décolage économique

La lecture transversale des différents plans qui ont succédé au premier plan quinquennal, fait ressortir un
modèle de croissance qui fait de la demande extérieure la variable motrice. Le troisième plan quinquennal
particulièrement, présente les exportations comme « une nécessité inéluctable et une condition du décollage
économique ».
Cette politique qui se base sur les exportations s’appuie sur la libéralisation du commerce extérieur et sera
accompagnée de plusieurs mesures d’encouragement à caractère administratif, juridique, financier et fiscal.
Cette politique « a cependant montré, que le fonctionnement d’un tel modèle accentue plus le mouvement
de transfert du surplus périphérie / centre, que le mouvement inverse, centre / périphérie. La vision straté-
gique de la politique publique s’estompe, au profit d’une approche réaliste à court terme » 4.

2.4. Le recentrage de l’artisanat sur l’exportation et le tourisme

Le plan triennal de 1965-67 qui succède au premier plan quinquennal opère, sur instigation de la Banque
Mondiale, un changement d’orientation, Il élève le tourisme au niveau de secteur prioritaire. Les plans de
développement qui l’ont suivi vont mettre l’accent sur le rôle du tourisme et de la demande extérieure dans
la promotion et le développement de l’artisanat. Le sort de l’artisanat se trouve ainsi lié au tourisme et à la
demande extérieure en général. C’est là une option qui ne rompt pas avec l’orientation du secteur telle
qu’elle a existé sous le protectorat. Il est évident qu’un tel choix ne peut soulager que le seul artisanat artis-
tique.

1. A. Belal : L’investissement au Maroc (1912-1964). Les Éditions Maghrébines, Casablanca. p. 248.


2. A. EL Khayari : Capitalisme et Artisanat, op. cit. p. 458.
3. Habib EL Malki : Un résumé exhaustif du rapport de cette mission est présenté dans la revue Maghreb no 16 (juillet / août 1966), de la stra-
tégie marocaine (Arguments) – BESM. op. cit.
4. Habib El Malki. op. cit. p. 44.

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2.5. Les aléas du commerce des produits de l’artisanat

L’exportation des produits de l’artisanat est présentée, comme un indice de réussite des choix des respon-
sables. Ce motif de fierté est basé essentiellement sur les performances réalisées par un produit : le tapis.
Mais il serait erroné de croire « que ce sont les artisans qui profitent de la rente des exportations artisanales,
en fait, ce sont surtout quelques gros exportateurs et propriétaires des grandes manufactures, qui
encaissent les profits.
C’est ainsi que, de l’aveu même du planificateur marocain, la maison de l’artisan, établissement public
chargé d’assurer l’essentiel des exportations, ne remplit nullement son rôle et laisse le champ libre à une poi-
gnée d’exportateurs qui achètent à vil prix aux artisans leurs produits pour les écouler au prix fort sur le mar-
ché extérieur. Il apparaît clairement que les attributions de la Maison de l’Artisan, n’ont jamais pu être
exercées même au strict minimum » 1.
Cette remarque concernant les exportations est aussi valable pour les ventes aux touristes effectuées sur
le sol national. Là aussi ce sont les bazaristes qui confisquent l’essentiel des profits réalisés. Ces derniers
affichent des prix exorbitants « prétextant qu’ils sont soumis à l’emprise considérable des guides qui exigent
d’eux un véritable tribut qui va jusqu’à 30 ou 40 % » du chiffre d’affaires 2.
Ainsi les politiques publiques du Maroc indépendant semblent naître dans des espaces de choix fort limi-
tés. Le passé hypothèque le futur et les politiques publiques ne semblent être que des variations par rapport
à celles du passé.

3. Évaluation des axes privilégiés de l’action publique engagée

Une analyse attentive des plans de développement permet de constater l’écart enregistré entre les objec-
tifs et les actions inscrites dans ces documents de référence d’une part et les réalisations effectives d’autre
part. Tous les plans de développement économique et social considèrent l’artisanat comme un secteur priori-
taire et lui réservent une place particulière. Ils parient tous sur son potentiel de développement.
Seulement l’artisanat est resté jusqu’à nos jours mal défini. Il manque de cadre législatif qui permet de
délimiter avec exactitude son champ spécifique. Il demeure mal connu en raison du manque d’études appro-
fondies sur ses différents aspects. Le recensement général des artisans et des métiers et le code des arti-
sans, deux clés essentiels d’une meilleure visibilité dans la gestion du secteur et de clarification de ses
perspectives se font toujours attendre. L’attention accordée à l’artisanat ne se traduit souvent pas par des
actions conséquentes. Le volontarisme de la planification au Maroc peut être poussé à l’extrême, en ce sens
que la programmation des projets peut s’effectuer sans se soucier des moyens à investir pour atteindre les
objectifs escomptés. La planification se trouve ainsi dépourvue de toute signification.
La lecture rétrospective des différents plans de développement permet de dégager les axes privilégiés de
l’action de l’État destinée à l’artisanat. Il s’agit principalement de l’encouragement du mouvement coopératif ;
de la formation professionnelle ; de la construction des ensembles artisanaux et des unités de production ; de
l’organisation des circuits d’approvisionnement et de commercialisation des produits.

1. A. El Khayari, op. cit. p. 528.


2. Fatima Mernissi : Nos femmes invisibles rapportent des milliards, Lamalif, no 103, janvier 1979, p. 30.

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3.1. Le mouvement coopératif

L’action de l’État en matière coopérative s’est manifesté sous forme de mise à la disposition des coopéra-
tives d’équipements et d’outillage, l’allocation de subventions pour le fonctionnement, l’octroi de locaux,
l’encadrement technique et administratif, l’organisation de cycles de formation... À cela s’ajoutent, les avan-
tages fiscaux, l’aide alimentaire et parfois la prise en charge des frais d’eau, d’électricité et de téléphone.
Malgré les efforts consentis, le mouvement coopératif demeure confronté à de nombreux problèmes struc-
turels.
Plus du tiers des coopératives déclarées est inactif.
La majorité des coopératives ne tiennent pas une comptabilité régulière.
Les coopératives artisanales sont de faible taille, elles ne disposent pas de capacités financières et de pos-
sibilités de mobilisation de crédits. Ces coopératives ont servi au développement de l’esprit d’assistance et
de dépendance, plutôt qu’à l’encouragement des initiatives individuelles ou collectives. Elles sont prédomi-
nées par les branches, des tapis et textiles, dont la gestion défaillante est notoire. La gestion administrative,
économique et financière, souvent attribuée à des agents mis à la disposition des coopératives par l’État, a
souvent desservi ces coopératives, plutôt qu’elle ne les a servi. Quant à la fonction d’encadrement et de
contrôle dévolue aux organismes publics, elle est quasi inexistante 1.
Les coopératives dans le secteur de l’artisanat sont généralement crées sous l’impulsion des autorités
publiques, en l’absence d’études de faisabilité préalables et sans prise en compte de leur viabilité socio-
économique.

3.2. La formation professionnelle

La formation dans l’artisanat est essentiellement dispensée par des centres d’apprentissage, mais la fai-
blesse des moyens et l’inadaptation des conditions matérielles et pédagogiques, font que les résultats sont
restés limités.
Le système de formation professionnelle se caractérise par une offre de formation limitée et peu diversi-
fiée ;
Il est sous encadré pédagogiquement et administrativement.
La formation souffre d’une absence totale de suivi et d’évaluation.
Il existe en outre, une vétusté de l’infrastructure et une inadaptation des espaces et des équipements.
La formation professionnelle dans l’artisanat est restée concentrée pour l’essentielle dans des niveaux de
qualification modestes, ce qui n’a pas pu générer un potentiel d’innovation et de créativité 2.

3.3. Les infrastructures d’encadrement et de production

L’artisanat est marqué par l’émergence des ensembles artisanaux. Les objectifs recherchés par la
construction de ces ensembles visaient la mise à la disposition des artisans et des coopératives des lieux de
production et de commercialisation adaptés à leurs activités. Les structures de ces ensembles artisanaux

1. Saïd Chikhaoui & Ulrich Berdelman, Le mouvement coopératif au Maroc : Genèse et développement, Direction de l’artisanat, Rabat 1994.
2. Artisanat 50 ans 1955-2005. op. cit, p. 52.

15
sont bâties selon un schéma fonctionnel qui comprend des boutiques, des locaux de l’administration, pour la
formation professionnelle et des salles d’exposition. Ces locaux étaient mis gracieusement à la disposition
des artisans moyennant la prise en charge de la formation de jeunes apprentis artisans. Toutefois et malgré
les efforts consentis par les pouvoirs publics, les objectifs escomptés à travers la création des ensembles
artisanaux n’ont pas été atteints.
L’absence d’une vision claire et intégrée pour l’exploitation, l’entretien et la conservation de ces
ensembles artisanaux a abouti à leur sous-utilisation et leur sous-exploitation, ce qui a fini par provoquer le
délabrement de l’infrastructure et l’érosion des équipements.
Les charges de fonctionnement et d’entretien supportées par l’État grèvent le budget de l’autorité de
tutelle d’un lourd tribut. À cela s’ajoute, l’échec des centres de formation professionnelle et des coopératives
pour aboutir à l’incapacité de ces ensembles artisanaux de réaliser les objectifs pour lesquels ils ont été
crées.
L’une des raisons qui peuvent expliquer cet échec, réside dans l’absence des études de faisabilité qui
devaient précéder la construction de ces ensembles artisanaux, certains ont été construits sur des terrains
appartenant à autrui et dans des villes dans lesquelles les activités artisanales sont marginales ou quasi
absentes.
L’évaluation des activités des ensembles artisanaux révèle un déficit fonctionnel important. Sur la totalité
des 53 ensembles artisanaux, seuls 7 sont jugés satisfaisants, 13 sont considérés comme ayant une activité
moyenne, 17 sont considérés comme ayant une faible activité et 16 sont totalement inactifs. Sur la base de
ce constat les conclusions sont amplement négatives : « Des dizaines d’ensembles artisanaux ont été
construits sans aucune étude préalable » ; La gestion de ces ensembles n’est pas cohérente, chaque délé-
gué agit selon ses propres compétences ; Les centres de formation professionnelle rattachés à ces
ensembles sont boudés par les apprentis pour de multiples raisons ; Les charges de fonctionnement et de
maintenance sont très élevées, elles ne sont d’aucune utilité pour les artisans bénéficiaires. Ces derniers
n’ont pas su profiter des avantages qui leur ont été consentis pour développer leurs entreprises ou pour
contribuer à la formation et au développement du métier 1.
A côté des ensembles artisanaux, l’État a également consenti de gros efforts dans la construction de gran-
des unités de production. Cette infrastructure concerne essentiellement les branches du textile et du cuir
(12 filatures et 15 tanneries), considérées comme stratégiques au vu de leur rôle socioéconomique et leur
potentiel commercial. Le bilan de ces unités est cependant loin d’être satisfaisant. Car si certains ont par-
tiellement fonctionné, d’autres n’ont jamais ouvert et quelques uns n’ont même pas été achevés.
Quant aux objectifs escomptés à travers la création des villages d’artisans, ils consistent dans la valorisa-
tion des identités régionales, le regroupement des artisans, l’amélioration des techniques de production, la
promotion de la commercialisation, la fourniture des espaces d’animation de formation et de recherche,
l’amélioration de la qualité et des prestations de services. Ces villages d’artisans devant être édifiés dans le
cadre de partenariats regroupant le département de tutelle, les collectivités locales, les chambres d’artisanat,
les amicales des artisans bénéficiaires etc...Toutefois, sur l’ensembles des villages programmés seuls trois
ont été réalisés jusqu’ à fin juin 2004.

1. Étude sur la situation des ensembles artisanaux : diagnostic et scénarios de transferts, Ministère de l’Industrie et de l’Artisanat, Rabat, sép-
tembre 1995.

16
3.4. L’incitation à l’investissement et le financement de l’artisanat

Les avantages prévus par les textes d’incitation à l’investissement dans l’artisanat prévoient toute une
panoplie de mesures 1. D’une manière globale, l’incidence de ces mesures incitatives n’est pas négligeable.
Elles représentent un apport d’environ 30 % du montant de l’investissement.
Le système d’incitation des investissements dans l’artisanat est caractérisé par la prédominance de l’exo-
nération. Toutefois, ces dispositions n’ont pas aidé le secteur de l’artisanat à drainer les investissements
nécessaires à son développement et ce malgré les atouts dont il dispose et qui sont susceptibles de lui
conférer des avantages comparatifs. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer cette situation :
absence d’esprit d’initiative, faiblesse du niveau d’instruction, manque de formation des artisans, absence
d’un système d’information qui permette d’identifier les projets et d’aider les opérateurs dans la prise de
décision...
Pour des raisons liées à la fois au système bancaire et à la nature même de l’entreprise artisanale, l’accès
au financement institutionnel n’est pas toujours facile. Ainsi, malgré les efforts déployés par la Banque Popu-
laire (principal pourvoyeur de crédit pour l’artisanat) en terme de procédures et de taux d’intérêt, le finance-
ment dont bénéficie le secteur reste en deçà des résultats escomptés. Sur un total de 2 millions d’artisans,
moins de 10 mille en moyenne, bénéficiant annuellement d’un crédit ; le crédit à l’artisanat représente seule-
ment 1 % des crédits accordés à l’économie par la BP ; les demandes de crédits sont satisfaites à raison de
50 % seulement ; moins de 10 % des crédits dans l’artisanat sont destinés à l’investissement. Le crédit arti-
sanal se caractérise par la complexité des procédures administratives, d’autant plus que l’entreprise artisa-
nale est souvent dans l’incapacité de fournir des garanties suffisantes.
La faiblesse des mesures de communication et d’encadrement, fait qu’une grande partie des artisans,
notamment ruraux, ignorent les avantages offerts par le crédit bancaire.
La conjugaison des contraintes de financement, du poids de la concurrence et du faible niveau de producti-
vité réduit les chances des unités artisanales à répondre à des commandes importantes. Les artisans se
trouvent souvent contraints d’utiliser des équipements défaillants et des matières premières médiocres, ce
qui influe directement sur la productivité et la qualité, et handicape par conséquent les perspectives de déve-
loppement de l’entreprise artisanale.

3.5. Le role résiduel des chambres d’artisanat

Ces chambres ont été créées en vertu du dahir du 28 juin 1963, elles sont actuellement au nombre de 24.
Elles sont représentées au niveau du parlement par 21 conseillers, leurs représentants au niveau des régions
est de 96. Ces chambres ont pour principales attributions d’entreprendre toute action censée promouvoir le
secteur de l’artisanat dans leurs circonscriptions territoriales. La formule ne se décline cependant pas en
termes concrets et dans la mise en œuvre d’une stratégie de développement régional ou local. Les attribu-
tions des chambres d’artisanat demeurent vagues et imprécises.
Leur budget est relativement faible, il est tributaire d’une seule source de financement (le décime addition-
nel à l’impôt des patentes). Quant aux procédures de contrôle et d’exécution du budget, elles sont caractéri-

1. L’exonération des droits de douane sur le matériel, outillage et biens d’équipements; La réduction sur les droits d’enregistrement; L’exo-
nération totale sur les bénéfices professionnels pendant les 10 premières années; L’exonération totale de l’impôt des patentes pendant les 5 pre-
mières années...

17
sées par la lourdeur et la multiplicité des intervenants. L’essentiel des crédits dont disposent ces chambres
sont consacrés aux charges fixes, à la construction d’infrastructure administratives et à la réalisation de mani-
festations à faible portée.
En outre, la répartition de la représentation entre les différents métiers au sein de ces chambres est désé-
quilibrée. Ces chambres sont qualitativement sous encadrées et dépourvues de systèmes d’information et
de communication.
L’absence d’une démarche stratégique claire, qui guide leur mission ne leur permet pas de s’inscrire
convenablement dans leur environnement régional et local 1.

3.6. La promotion commerciale de l’artisanat

De nombreuses actions ont été entreprises par les pouvoirs publics en vue d’améliorer les conditions de
promotion et de commercialisation des produits de l’artisanat. Ces actions ciblent à la fois le marché intérieur
et extérieur.
Le marché intérieur a bénéficié, surtout à partir de 1973, à travers COPARTIM 2 de subventions substan-
tielles de la part de l’État (locaux gratuits, prise en charge des frais de fonctionnement pour l’eau, l’électricité
et le téléphone). Toutefois le statut ambigu de cette institution et son fonctionnement défaillant l’on placée
au milieu d’une contestation généralisée de la part des artisans et des coopératives. Actuellement, seuls
quelques rares centres de COPARTIM restent fonctionnels dans des conditions litigieuses. Des contraintes
liées à l’approvisionnement en matières premières obligent les artisans à se rabattre sur les matières pre-
mières médiocres ce qui a pour conséquence la baisse de qualité des produits et aboutit à un impact négatif
sur l’écoulement des produits 3.
La commercialisation des produits artisanaux est en outre confrontée à plusieurs contraintes, notamment
l’étroitesse du marché lié essentiellement au bas niveau de vie des consommateurs marocains, à la concur-
rence des produits industriels de substitution. À ces contraintes s’ajoutent celles relatives à la rareté des cir-
cuits de distribution structurés et efficaces.
Les tentatives de relance de la promotion des produits de l’artisanat a connu de multiples formes : « Mois
de l’artisan », « Moussem de l’artisanat », « foire internationale de l’artisanat » etc., mais toutes ces actions
ne semblent malheureusement pas avoir contribué efficacement à structurer les circuits de distribution et de
commercialisation, faute d’une stratégie claire et d’un programme d’actions à même de faire face au défit de
la concurrence des produits de l’industrie de substitution, et à des produits artisanaux en provenance
d’autres pays.
Quant à la promotion commerciale des produits de l’artisanat sur le marché extérieur, elle n’a pas tiré de
grands bénéfices des avantages offerts par la création de la Maison de l’Artisan 4. Chargée essentiellement
de la promotion commerciale sur le marché extérieur, cet établissement a végété dans une situation de crise
renouvelée. Sans impact significatif sur la promotion et l’adaptation des circuits de commercialisation aux
besoins du marché, ses activités seront suspendues en 1987. Une tentative de relance sera effectuée à par-
tir de 1995. Mais jusque là, force et de constater que les résultats restent au deçà des objectifs fixés.
L’État a également mis en place tout un système d’incitation pour promouvoir les exportations des pro-

1. Artisanat 50 ans 1955-2005. op. cit.


2. Centrale d’achat et de distribution des matières premières créée par l’État en 1955.
3. Saïd Chikhaoui, Politiques publiques et Société, op. cit.
4. Créée en 1957 en remplacement du Comptoir Marocain de l’Artisanat.

18
duits de l’artisanat et faire profiter les artisans des opportunités que leur offre le marché extérieur, Mais sans
réussir pour autant à opérer un réel décollage.
La faiblesse des ressources humaines et financières, doublée d’un manque de stratégie commerciale
adaptée, expliquent en partie les raisons de l’échec de la Maison de l’Artisan. Mais la principale cause
semble résider dans l’absence d’une stratégie globale et intégrée qui cible le développement du secteur et
sa mise à niveau.
La commercialisation des produits de l’artisanat se caractérise par l’absence d’une approche marketing
intégrée et efficace ; l’inexistence de structures professionnelles ou d’agents économiques capables de
prendre en charge efficacement la dimension commerciale du secteur ; la forte concentration des exportation
sur le marché européen, ce qui accentue le risque de dépendance par rapport à ce marché 1 ; la faible diversi-
fication des produits exportés ; la concurrence des pays asiatiques qui présentent un rapport qualité-prix plus
compétitif ; le non respect des engagements pris en terme de délais et de qualité ; l’ignorance des marchés
potentiels et l’insuffisance des efforts pour la conquête de nouveaux marchés.
En outre l’artisanat reste dominé par l’approche produit et une culture traditionnelle qui consiste à vendre
ce qui est produit et non à produire ce qui se vend. La faiblesse de l’innovation constitue un frein supplé-
mentaire pour l’offre de produits de qualité, qui réponde aux goûts évolutifs et aux exigences des consom-
mateurs. Mais sans agir sur le processus de production, sur la modernisation de l’outillage et la normalisation
des activités du secteur conformément aux exigences du marché international, l’artisanat marocain ne serait
être en mesure d’affronter la concurrence internationale.
Enfin l’approche de la problématique de la commercialisation souffre de la faible connaissance du secteur
due au manque d’études et à l’absence de données statistiques. C’est là un handicap sérieux pour toute
approche réaliste du secteur 2. L’absence d’un recensement exhaustif des artisans et des entreprises artisa-
nales et l’insuffisance des études sectorielles rendent difficile toute approche scientifique du secteur.
L’absence d’une identification juridique opérationnelle des activités de l’artisanat empêche l’émergence de
ce secteur au niveau de la comptabilité nationale. Il devient par conséquent difficile de définir ses filières et
de déterminer les conditions d’accès à l’exercice de ses métiers.
L’inscription du secteur dans une optique sociale n’a par ailleurs pas permis l’émergence d’artisans entre-
preneurs capables de se prendre en charge et de dynamiser le secteur. En somme, la principale raison qui
obstrue la vision et réduit l’action des pouvoirs publics, réside dans l’absence d’une stratégie claire et d’une
orientation définie, quant au rôle que doit jouer le secteur de l’artisanat dans le développement du pays.
Cette absence explique également l’inadéquation manifeste entre la programmation et les réalisations. En
outre, l’absence d’une évaluation systématique des résultats obtenus ne permet pas d’éviter les dis-
fonctionnements, ce qui affecte sérieusement la finalité de la planification et réduit lourdement son impact
sur le secteur.
Des études d’impact s’imposent avant la mise en œuvre des projets. Comme il s’impose également de
procéder à des évaluations systématiques, ex-ante, en cours d’exécution et ex-post des projets. Au même
titre que les autres départements ministériels, l’administration chargée de l’artisanat n’est pas astreinte à
rendre compte des actions réalisées, en conséquence, les contre-performances qui surviennent ne sont pas
expliquées et les erreurs ne peuvent, à l’avenir être évitées 3.

1. 80 % des exportations pour l’année 2003. Idem, p. 90.


2. L’absence d’un système d’information sur le secteur permettant aux opérateurs d’accéder à une information fiable, à jour et rapide, entrave
les initiatives d’approcher le secteur. C’est là une constante qui revient tout le temps.
3. Artisanat, 50 ans, de 1955 à 2005.

19
3.7. La couverture sociale des artisans

Théoriquement l’ensemble de la population active dans l’artisanat est en mesure d’accéder à la CNSS ou
au produit de « Addaman Alhirafi », mais force est de constater qu’après une décennie l’effectif des affiliés à
ces deux systèmes reste insignifiant par rapport à la population du secteur. La complexité du secteur et
l’ambiguïté du statut des artisans d’une part, et la faible capacité contributive des populations du secteur
d’autre part, font que seule une très faible partie de celle-ci bénéficie de cette couverture sociale 1.

4. Les fondements de la stratégie actuelle

Les tendances globales de la politique économique au Maroc depuis l’indépendance se divisent en deux
grandes phases.
La première est caractérisée par une politique économique qui faisait de l’intervention de l’État dans les
principaux secteurs de l’activité le véritable moteur de la croissance. Cette phase a débouché sur de
sérieuses difficultés au niveau des équilibres financiers tant au niveau interne qu’externe. L’ampleur des
déséquilibres enregistrés et leur persistance ont conduit les pouvoirs publics à engager l’économie nationale
dans un vaste programme d’ajustement structurel.
La deuxième phase débuta en 1983, elle est marquée par un changement d’orientation en matière de poli-
tique économique fondée sur la libéralisation et l’ouverture sur l’extérieur. Les impératifs d’assainissement
des finances publiques se sont reflétés en particulier au niveau des mesures prises pour la réduction des
dépenses d’investissement de l’État et leur restructuration selon les critères de rentabilité, ainsi qu’au niveau
de la libéralisation des échanges, la baisse progressive de la parité monétaire, la suppression du contrôle des
prix et la rationalisation de la gestion des entreprises publiques 2. Par ces réformes, le Maroc entendait inciter
ses entreprises à soutenir la concurrence interne et externe à long terme et à obtenir des performances du
point de vue de la croissance, de la production et des exportations.
Des progrès ont certes été enregistrés au terme de la décennie quatre-vingts tant au plan des perfor-
mances économiques globales, qu’à celui des équilibres financiers, mais ils ont eu des impacts négatifs au
niveau des secteurs sociaux et plus particulièrement dans les domaines de l’éducation, la santé et l’habitat.
L’impact négatif le plus ressenti à l’issue de la décennie quatre-vingts demeure celui de la détérioration de la
situation de l’emploi avec, en particulier, la montée du chômage des jeunes diplômés 3. Face à ces défis, les
autorités publiques tentent, d’édifier des stratégies dans un processus global de réforme visant une plus
grande intégration de l’économie dans la mouvance de l’environnement économique international.

4.1. La politique de l’artisanat dans la mouvance actuelle

L’artisanat qui sert notamment à la récupération d’une bonne part du surplus des populations rurales a été
pendant longtemps considéré par les responsables publics, comme un secteur à vocation sociale et cultu-

1. Idem, p. 48.
2. Driss Guerraoui et Xavier Richet : Stratégie de privatisation, comparaison Maghreb-Europe. Les Éditions Toubkal. L’Harmattan, 1995. Voir
également : Les investissements directs étrangers : facteurs d’attractivité et de localisation. Les éditions Toubkal et l’Harmattan, 1997.
3. Le Maroc du changement : les choix de l’avenir. CNJA. Avant-projet, Sixième session, Rabat, février 1997, p. 1-97.

20
relle. Il doit désormais, dans cette nouvelle stratégie jouer un rôle économique et assumer la tâche d’instru-
ment de développement.
Ce nouveau positionnement devra s’effectuer pour l’artisanat, sur la base de la modernisation du système
productif, de l’encouragement des investissements nationaux et étrangers, de l’introduction de nouvelles
techniques de production, de la réorganisation du secteur de l’artisanat et de la mise en place d’une stratégie
de commercialisation agressive en faisant des choix en matière de produits et de marchés 1.
L’État cherche ainsi, à recentrer son rôle sur les moyens et les mesures de régulation du secteur et sur la
création des conditions de promotion d’un secteur privé dynamique et performant. Il veut opérer un désen-
gagement de la gestion du secteur. Désormais, le schéma préconisé met l’entreprise, l’entrepreneur et le
savoir-faire de l’artisan au centre de tout programme d’action et d’effort de promotion. Cette approche a pour
corollaire, la promotion de la qualité, la normalisation et la revalorisation de l’Artisanat.

4.2. Les orientations stratégiques actuelles dans l’artisanat

Malgré ses difficultés, le secteur de l’artisanat dispose d’atouts majeurs indéniables.


L’ancrage territorial aussi bien en ville qu’à la campagne fait du secteur de l’artisanat un outil important
d’aménagement du territoire et un facteur de développement de l’économie de proximité. Il assure une acti-
vité économique dans les villes, dans les centres ruraux et périurbains. Il présente une diversité et une
variété d’activités exercées avec une compétence indéniable. Sa contribution à l’emploi, lui confère un rôle
important dans la lutte contre le chômage, l’exclusion et la pauvreté. L’artisanat est en outre perçu comme
un secteur qui dispose d’un fort potentiel économique, qui peut non seulement doper la croissance du PIB.,
mais également permettre d’atteindre les objectifs de diversification des exportations marocaines et de
développement du tourisme. Enfin la simplicité de la structure des entreprises de l’artisanat, leur assure la
souplesse, et la flexibilité pour une meilleure adaptation aux différentes évolutions technologiques et com-
merciales.

Partant de ces atouts les autorités publiques ont depuis septembre 2001, fixé des objectifs quantitatifs
majeurs pour le secteur de l’artisanat :
– Quadrupler la production destinée au tourisme international ;
– Générer un million d’emplois.
– Réviser les structures et l’organisation du secteur, tout en privilégiant la professionnalisation de ses insti-
tutions représentatives ;
– Promouvoir la compétitivité des produits de l’artisanat, notamment par l’adoption d’une approche de « la
qualité totale » ;
– Renforcer la position de l’entreprise artisanale par l’instauration d’un environnement incitatif pour l’inves-
tissement et l’emploi ;
– Améliorer les conditions de protection de l’artisan ;
– Encourager la création par les collectivités locales des villages d’artisans et des zones d’activités réser-
vées à l’artisanat 2.

1. Projet de document relatif a la stratégie de développement du secteur de l’artisanat ». Réalisé par MM. Abdeljalil Cherkaoui, Abdelaziz
Chaouni, Abdelghani El houmaidi, Fouad El Kadi, Mohammed Jaâ, Bouaâzza Bouchafa, Ministère du Commerce de L’industrie et de l’Artisanat.
Rabat, 1997.
2. Message royal adressé aux participants au colloque national organisé à Fès le 14 septembre 2001 sur « le livre blanc », ce message fixe les
principales orientations du secteur, Idem, p. 53.

21
4.3. Approche opérationnelle : le plan d’action

La situation de l’artisanat nécessite de la part des pouvoirs publics et des organisations professionnelles, la
mise en place d’un système de veille économique et une grande capacité de réaction. Cette démarche exige
la réalisation de plans d’action par filière et par région, car le marché de l’artisanat aussi bien pour les activités
de service que de production est en perpétuel évolution. Aucune situation n’est acquise. Les modifications
des données commerciales sont nombreuses, quelques fois brutales et souvent irréversibles à court terme
dans les tendances qu’elles font apparaître 1.
L’origine de ces évolutions et double, elle concerne aussi bien l’offre que la demande. Il y a interaction
entre ces deux éléments, chacun pouvant être à l’origine de l’autre : l’évolution de la demande entraîne une
évolution de l’offre par adaptation de la production des entreprises qui sont à l’écoute du marché. Une modi-
fication spontanée de l’offre par les entreprises innovatrices entraîne des évolutions de la demande
lorsqu’elle devance un besoin de la clientèle.
Dans les deux cas, le degré et la vitesse de réactivité du maître artisan ou du chef d’entreprise donnent
des avantages concurrentiels indéniables sur le marché. En effet la perception par la clientèle de l’entreprise
qui innove ou améliore la qualité de ses produits et services est bien plus positive que celle de l’entreprise
qui ne fait que suivre cette tendance générale. Cet argument montre que la meilleure stratégie de la sauve-
garde et du développement de l’artisanat reste sa capacité à maintenir son avance dans les domaines où il
est leader par l’innovation et l’anticipation. C’est d’autant plus important que le pouvoir d’achat des clients
reste modeste et que leur degré d’exigences s’élève.
Devant ces atouts et ces contraintes, toute politique d’amélioration de la qualité des produits, biens et ser-
vices, doit être basée sur une approche intégrée allant de la démarche qualité (références normatives et inno-
vation) et arrivant à la promotion commerciale par les différents outils de la communication.
La normalisation d’abord est un facteur de progrès, qui contribue à la compétitivité des entreprises et à la
protection des consommateurs. Elle participe à la maîtrise du marché intérieur et favorise le développement
des exportations. La norme est un choix collectif et raisonné en vue de servir de base d’entente (référence)
pour la solution de problèmes répétitifs. Elle représente un équilibre entre les exigences des utilisateurs, les
possibilités technologiques des producteurs, les contraintes économiques et sociales des uns et des autres
et l’intérêt général auquel doivent veiller les pouvoirs publics 2.
Les normes marocaines sont facultatives, toutefois leur application est obligatoire dans les clauses spéci-
fiques et cahiers de charges des marchés passés par l’État, les collectivités locales, les établissements
publics, ainsi que les entreprises concessionnaires d’un service public ou subventionné par l’État. Les arrêtés
d’homologation peuvent rendre, également, l’application des normes obligatoire. C’est les cas, des normes
qui touchent à la santé et à la sécurité des consommateurs.
Les autorités de tutelle chargées de l’artisanat peuvent se proposer de soutenir les entreprises artisanales
qui souhaiteraient se regrouper pour créer une marque collective faisant référence notamment à un savoir
faire ou à une technicité spécifique ou encore à une origine géographique. Car dans un contexte concurren-
tiel caractérisé par la variation du prix au détriment de la qualité, il est essentiel pour les entrepreneurs du
secteur de pouvoir aisément différencier les produits par d’autres critères, facilement identifiables que celui
du prix. Une marque collective, sur laquelle les artisans et les distributeurs auront communiqué, peut à ce
titre être un outil de promotion et de différenciation des produits efficaces 3.

1. Artisanat 50 ans, 1955-2005, op. cit.


2. Idem, p. 122.
3. Idem.

22
5. Les axes d’intervention privilégiés des pouvoirs publics dans
l’artisanat

L’intervention des pouvoirs publics se base sur la recherche d’une mise à niveau institutionnelle et juri-
dique. Celle ci doit avoir pour objectif d’assurer le passage de l’informel vers des structures ordonnées,
capables de professionnaliser des acteurs et créer un système de motivation et de promotion des compé-
tences, pour assurer une plus grande prise en charge du secteur par les organisations professionnelles.

5.1. Le financement du secteur de l’artisanat

Le financement du secteur de l’artisanat constitue une source de préoccupation permanente pour les res-
ponsables. Chose remarquable, la priorité est accordée au recouvrement des créances et à la sensibilisation
des artisans à l’obligation du remboursement des crédits. Le plan envisage la simplification des procédures
pour l’octroi de crédits aux artisans et la promotion de l’entreprise artisanale, par le développement des cré-
dits destinés à l’investissement, notamment par le moyen des micro-crédits et la sensibilisation des investis-
seurs sur les potentialités de l’artisanat dans le domaine de l’investissement et de l’emploi. Ces actions sont
envisagées dans le cadre d’une refonte des structures de l’artisanat et notamment celles de l’amélioration
des conditions socio-professionnelles.

5.2. L’amélioration des conditions socio-professionnelles

Le plan d’action mentionne également les conditions socio-professionnelles et éducatives qui règnent
dans les ateliers de l’artisanat. Il est ainsi envisagé, la promotion de la médecine de travail et le respect des
conditions ergonomiques au sein des ateliers de production ; la constitution d’un fonds social, la fourniture
d’un encadrement éducatif supplémentaire pour revoir le cursus de formation des enfants en apprentissage
et ce, par le Programme d’Éducation non-formelle initié en partenariat avec le Ministère de l’Éducation Natio-
nale 1.
Quant à la couverture sociale des artisans, le plan rappelle que, jusqu’en 1993, le secteur de l’artisanat ne
bénéficiait d’aucune couverture sociale à l’exception de quelques entreprises organisées qui étaient assujet-
ties au régime de sécurité sociale 2. Les tentatives d’affiliation et d’immatriculation menées par les services
de la CNSS se sont heurtées à un problème de définition de la main-d’œuvre utilisée dans le secteur, ce qui
s’est traduit par des confusions dans l’identification des salariés par rapport à l’artisan sous-traitant ou travail-
leur à façon. De plus, il a été constaté que la majorité des entreprises ciblées et notamment les artisans indé-
pendants se trouvaient dans l’impossibilité de payer la cotisation exigée par la CNSS. Un effort d’adaptation
du système doit être trouvé afin de permettre au plus grand nombre d’artisans de bénéficier de la couverture
sociale.

1. Projet de charte nationale d’éducation et de formation, in le journal « le Matin du Sahara » du 26 novembre 1999. Accord signé entre le
Ministère de l’Éducation Nationale et le Ministère de l’Industrie et de l’Artisanat en 1997.
2. Ce régime a été étendu aux salariés des entreprises de l’artisanat en vertu du décret no 2.93.1 du 29 avril 1993, pris en application du Dahir-
loi no l.72.184 du 27 juillet 1972 relatif au régime de sécurité sociale.

23
5.3. Le redéploiement des moyens matériels

Depuis l’indépendance, l’État a consenti un effort considérable en matière d’investissement en matériel et


outillage, en équipement et en infrastructure de base, en plus de l’élaboration d’un important dispositif juri-
dique, institutionnel et organisationnel. Une analyse succincte du secteur de l’Artisanat permet de faire res-
sortir, que les performances qui y sont réalisées demeurent insuffisantes. L’importance des actions menées
en faveur du secteur, notamment la création des Ensembles Artisanaux, la mise en place d’un système de
formation professionnelle, l’encouragement du mouvement coopératif, l’incitation en matière de crédits et
d’investissements artisanaux, etc., semblent avoir été programmés et réalisés en l’absence d’une stratégie
bien définie 1. L’État cherche donc à se défaire des locaux et équipements qui pèsent sur le budget du dépar-
tement de l’Artisanat sans dégager pour autant une valeur ajoutée quelconque. Ces moyens matériels seront
cédés aux privés soit par voie de bail, de vente ou dans le cadre de conventions d’exploitation par les cham-
bres d’artisanat. 2
Mais en contre partie de ce désengagement de l’État, les responsables projettent la création de « villages
d’artisans », cette action s’inscrit dans une stratégie à long terme visant la couverture du territoire national
par des implantations qui couvrent aussi bien le monde urbain que le monde rural. Le schéma du finance-
ment de ce programme sera réalisé dans un cadre de partenariat, entre le Département de l’Artisanat, les
chambres d’artisanat, les collectivités locales et les artisans. Dans la nouvelle perspective, la rentabilité
sociale doit se faire en parallèle avec la rentabilité économique, elle ne doit pas se réaliser à ses détriments.
La politique de restructuration du secteur doit en conséquence accorder une place privilégiée à l’initiative pri-
vée et à l’épanouissement de l’esprit d’entreprenariat. La réussite de cette nouvelle politique nécessite
l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs-artisans

5.4. L’émergence de « l’artisan-entrepreneur »

La vocation économique du secteur de l’artisanat impose aux opérateurs et aux artisans un comportement
particulier qui rompt avec la situation actuelle, comme elle leur impose le développement d’une culture de
l’entreprise et une « démarche qualité ». Ces opérateurs ne sont pas forcément des artisans de métier : « il
s’agit de toute personne qui dispose de fonds nécessaires et de la prédisposition à investir dans le secteur
pour la promotion d’un ou de plusieurs métiers ». Ils doivent être réceptifs à des politiques d’incitation à
l’investissement et à des programmes efficaces de perfectionnement, de vulgarisation et de promotion du
produit. Des modifications peuvent également toucher, le processus de production. Il y a des tâches
manuelles qui gagneraient à être mécanisées sans nuire au caractère artisanal du produit final.
La commercialisation, surtout extérieure, est présentée, comme un atout principal pour l’artisanat, « il fau-
drait non plus seulement aller offrir ce qui se fait au Maroc, mais d’aller voir, comprendre et mesurer ce qui
peut se vendre, pour le produire ensuite ». Le savoir-faire et l’adoption d’une démarche appropriée pour abor-
der le marché font souvent défaut. « Si les artisans n’ont pas la vocation de vendre et de gérer, il faudrait que

1. Plan de développement économique et social 1999-2003.


2. L’ensemble artisanal de Tanger a été mis à la disposition de la chambre d’artisanat en vertu d’une convention conclu entre le Ministère de
l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat et la chambre d’artisanat de Tanger, juin 1998.

24
ceux qui le savent puissent investir le secteur ». Dans un environnement compétitif, la clairvoyance et la
perspicacité sont exigées : « voir, savoir et prévoir » n’a rien à voir avec « regarder, garder et sauvegarder ».
Ainsi, le produit demeure artisanal, mais l’outil de production et de gestion devra être moderne et rationnel 1.

5.5. La mise a niveau de « l’entreprise artisanale »

L’espace de l’artisanat est constitué généralement d’unités de production très hétérogènes et mal structu-
rées, qui sont loin de former un véritable système de production. Dominée par le poids des activités infor-
melles, l’entreprise artisanale de par sa taille réduite et son faible niveau de productivité, n’a nullement la
vocation d’organiser une production en série, et de faire face aux grosses commandes. Le défi de la mondia-
lisation des échanges incite l’entreprise artisanale à opérer une double mise à niveau :
Au niveau interne, face aux entreprises nationales du secteur industriel qui la poussent à la marginalisa-
tion ;
Au niveau externe, à l’égard des entreprises étrangères similaires qui lui livrent une concurrence sans
merci, car mieux structurées et plus compétitives. La compétitivité de l’artisanat est donc liée à l’efficience
de l’entreprise.
L’État doit cependant, se désengager de la gestion directe du secteur de l’artisanat et la politique des
ensembles artisanaux considérée jusque là, comme un élément fondamental de l’interventionnisme étatique
doit être abandonnée. La politique des ensembles artisanaux se trouve ainsi remise en cause, en raison du
déficit structurel et fonctionnel qu’elle a provoqué.

5.6. De l’assistance à la régulation

Dans l’esprit des responsables, les ensembles artisanaux devaient permettre de rapprocher les artisans de
l’administration afin de mieux les orienter dans le sens de la politique tracée par les pouvoirs publics. Ils
devaient servir de lieu d’attraction pour les touristes et les acheteurs étrangers, comme ils devaient per-
mettre de dispenser une formation adéquate aux apprentis. « Mais après deux décennies de fonctionne-
ment, force est de constater que le bilan est amplement négatif et que les objectifs recherchés sont loin
d’être atteints » 2.

Afin de remédier à cette situation, un certain nombre de mesures ont été entreprises notamment :
– La cession de la gestion de quelques ensembles artisanaux aux chambres d’artisanat ; la rationalisation
des dépenses liées au fonctionnement (eau, électricité téléphone) ;
– La régularisation de l’assiette financière de ces ensembles artisanaux ;
– Une meilleure ouverture de ces ensembles sur leur environnement.

Les seules entreprises qui ont réussi dans l’artisanat sont des entreprises qui n’ont pas bénéficié des avan-
tages octroyés par l’État. Elles se trouvent d’ailleurs toutes situées à l’extérieur des ensembles artisanaux.

1. Plan de développement économique et social 1999-2003. op. cit.


2. Voir étude sur la situation des ensembles artisanaux : diagnostic et scénarios de transferts, op. cit.

25
5.7. « Le village artisanal » : nouveau pôle de développement

L’engagement des pouvoirs publics vers une politique de libéralisation amène le département de l’artisanat
à entreprendre un redéploiement des infrastructures existantes. Il envisage la privatisation des ensembles
artisanaux et des unités de production, d’une part, et d’autre part, il planifie pour la création d’une structure
nouvelle dénommée « village d’artisans ». Ce dernier est défini comme étant : Un espace commun de pro-
duction, de vente et d’exposition et dans lequel sont regroupés les artisans et les équipements lourds gérés
collectivement.
L’exposé de ces caractéristiques ne permet cependant pas de définir avec rigueur la nature de cette nou-
velle institution. La démarcation du « village artisanal » par rapport à « l’Ensemble Artisanal » reste confuse,
aussi bien au niveau de sa conception, de sa finalité, que de ses modalités de fonctionnement. L’ampleur de
la tâche est importante, précisent les initiateurs du projet, mais les moyens dont disposent les artisans sont
très limités ; « seul l’État serait donc en mesure de prendre en charge une telle tâche » 1. Or, cette affirmation
relance le débat autour de la problématique de l’assistance et de l’interventionnisme étatique, qui aux dires
même des responsables de l’artisanat « se heurteraient aux options fondamentales basées actuellement sur
la libéralisation et le désengagement de l’État » 2.

5.8. La promotion des associations professionnelles

Dans la nouvelle stratégie de développement de l’artisanat, les responsables envisagent d’entreprendre


une refonte et une restructuration générales des associations professionnelles, celles-ci sont considérées,
comme un fait incontournable, compte tenu du rôle qu’elles sont appelées à jouer en accompagnant l’entre-
prise de l’artisanat dans le processus de sa mise à niveau et de l’amélioration de sa compétitivité. L’État envi-
sage, l’impulsion et l’incitation à la création d’associations pour les métiers et les localités qui n’en disposent
pas ; la constitution d’unions régionales et nationales dans les principales branches de métiers et le renforce-
ment de la coopération internationale en matière de partenariat inter-associations. L’action associative devrait
permettre d’ailleurs, une meilleure prise en charge des conditions sociales de travail 3.
La fragilité du levier associatif ne permet pas de prendre le relais de l’État. Les structures associatives dans
l’artisanat sont caractérisées par l’absence d’éléments dynamiques et efficaces capables de garantir la
pérennité de leurs actions. Les motifs politico-électoralistes qui les traversent, font que ces associations ne
sont activées que pendant les périodes électorales. En outre, le peu d’associations qui opèrent dans le sec-
teur de l’artisanat d’art et de production n’agissent que dans un espace très limité 4.

1. Ibid. p. 7.
2. Projet de document relatif a la stratégie de développement du secteur de l’artisanat ». Op. cit.
3. Les associations professionnelles dans le secteur de l’artisanat : Bilan et perspectives, Ministère du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisa-
nat, Rabat décembre 1995.
4. Ibid.

26
6. Portée et limites de la stratégie annoncée

Le rapport au marché est un facteur structurant, il montre que le relatif équilibre et l’apparente harmonie
de l’activité artisanale se désagrègent en réalité chaque jour un peu plus (introduction de nouvelles tech-
niques de production et de commercialisation situées en dehors du champ de vision des artisans...). Les
conséquences de cette désagrégation ne touchent pas de manière uniforme et directe les différents produits
de l’artisanat, mais les conséquences sont ressenties par la structure tout entière. Les règles du jeu se sont
trouvées faussées, des logiques incompatibles avec le tempérament des artisans, leur sont imposées. Ils se
trouvent intégrés dans une série de circuits où ils se présentent dépourvus d’atouts.
Ce processus de déstructuration provoque parfois une exacerbation de la concurrence entre les petits pro-
ducteurs. La conséquence directe est la réduction des prix, l’accroissement de la durée de travail, la diminu-
tion du taux de rémunération, la baisse de la qualité du produit..., et au-delà, l’élimination de l’unité de
production, le chômage partiel, l’attente d’une possibilité de recyclage ou le recours à divers autres types
d’activités.
L’essai de quantification des possibilités de consommation offertes par le marché met en évidence les
limites que représente le marché 1. Elle permet également de faire ressortir certaines possibilités qui
paraissent encore non exploitées. Le rapport au marché est certes déterminant, mais en l’absence de maî-
trise des facteurs de production et de commercialisation, peut-il y avoir un essor induit de l’artisanat par
l’engagement d’une dynamique spéciale de l’organisation de la commercialisation ? Le marché peut-il conti-
nuer à constituer l’élément d’impulsion déterminant pour certaines formes de production et certains genres
de produits ? Et dans une perspective plus large, le surplus économique que peuvent dégager certaines
formes de production, peut-il rester entre les mains des petits producteurs eux-mêmes, rendant possible un
éventuel élargissement de leur activité, une amélioration de leur organisation et une meilleure présence sur
le marché ? En somme, les produits de l’artisanat peuvent-ils être considérés comme un élément porteur et
un facteur structurant dans une stratégie de développement national ou local ?... 2

6.1. L’impact du marche sur les structures sociales

L’impact du marché sur les structures sociales est irréversible. L’intervention des pouvoirs publics pour la
promotion commerciale de l’artisanat est une exigence, elle n’est toutefois pas sans conséquence. De multi-
ples expériences prouvent que cette intervention provoque des effets prévus, mais d’autres qui ne l’étaient
pas. Des changements manifestes sont apparus, dans le mode de production et du genre de vie des popula-
tions, ce qui par conséquent a provoqué des modifications dans les statuts et rôles des individus et des
groupes. L’ensemble de ces données dessine dans ces régions, un paysage social, économique et culturel
totalement différent de ceux qui l’ont précédé. L’évaluation de l’impact de l’intervention étatique et l’identifi-
cation des processus du changement est établi sur la base d’investigations empiriques, le résultat de ces
enquêtes permet d’établir actuellement un certain nombre de conclusions.

1. Population Vulnérable : profil socio-économique et répartition spatiale, étude démographique réalisée par le centre d’étude et de
recherches démographiques, Ministère chargé de la population, imprimerie de Fédala, Rabat, 1997. V. également, Mustapha Berrouyen, Projec-
tion des ménages au Maroc (mémoire) INSEA, Rabat, novembre 1997.
2. Saïd Chikhaoui. Politiques Publiques et Société, op. cit.

27
6.2. La perte du référentiel : un cercle vicieux de la détérioration

Les changements en cours dans les modes de production et de pensée, modifient profondément les cri-
tères d’action des personnes qui se voient contraintes de procéder à une inversion dans leur système de
valeurs. Le décalage se fait d’ailleurs, chaque jour plus profond entre les attentes de ces populations et les
solutions que proposent les gouvernants. Les anciennes habitudes, voire même les anciennes qualités
humaines individuelles et collectives sont perçues, du moins pour ceux qui n’arrivent pas à s’en libérer ou, à
les modérer, comme de véritables obstacles à toute promotion personnelle. En revanche, la compétition, la
concurrence, la recherche de l’intérêt personnel que l’ancienne morale condamnait sans réserves appa-
raissent dans le nouveau contexte socio-économique non seulement comme souhaitables, mais légitimes et
nécessaires 1.
L’ensemble de la population est soumis quotidiennement à des phénomènes de « contre-conditionne-
ment » qui ne manquent pas d’occasionner des traumatismes de toutes sortes, particulièrement sur ceux
dont les possibilités psychologiques ou économiques ne les prédisposent pas à affronter les situations ambi-
guës et conflictuelles qui accompagnent les changements. Les échecs et les inadaptations se multiplient,
s’intensifient et prennent des formes caractéristiques selon les couches sociales : violence, abandon du
foyer, délinquance, prostitution, augmentation des taux des troubles mentaux, de divorces et de dégradation
des mœurs... 2.

6.3. L’accumulation des frustrations : une hypothèque de l’avenir

Le Maroc dispose d’un potentiel humain considérable, mais considéré, d’un point de vue qualitatif, cet
avantage s’avère limité. L’effectif des jeunes âgés de 20 à 34 ans qui s’élève aujourd’hui à quatre millions
environ dépassera les six millions vers 2010. Les conséquences les plus importantes de cette évolution
seront la diminution de la tranche des moins de 15 ans et l’augmentation de celles des personnes en âge
d’activité entre 15 et 60 ans et des personnes âgées de 60 ans et plus. Cette population jeune appelée à
jouer un rôle crucial dans les années à venir, a aujourd’hui entre 4 et 18 ans, mais elle compte cependant
près de 40 % d’analphabètes 3. Ces quelques données chiffrées qui se rapportent à l’élément humain
montrent l’ampleur des incertitudes et des retards accumulés. Le déséquilibre persistant au niveau des
grands secteurs de l’économie est pour sa part un facteur qui pèse sur l’avenir du Maroc 4.

6.4. La production de l’informel

La déstructuration/restructuration du monde rural est un des grands défis auquel le Maroc sera confronté
dans le proche avenir. Un relatif équilibre a été maintenu jusqu’ici par une politique volontariste qui s’est tra-
duite par le réaménagement du territoire, la conservation des ressources naturelles, la sécurité alimentaire...
Or, L’État s’implique de moins en moins dans des actions de nature socio-économique en direction des

1. Ibid.
2. A. Radi, l’adaptation de la famille au changement social dans le Maroc urbain, BESM, no 135.
3. Annuaire statistique du Maroc 1997. Direction de la Statistique, Rabat.
4. S. Chikhaoui, Politiques Publiques et Société, op. cit.

28
populations rurales. Par ailleurs, contrairement à l’expérience des économies européennes – où les villes ont
amorti le choc des changements opérés en milieu rural avec à l’origine un transfert substantiel de la popula-
tion, sans difficultés majeures – au Maroc la relation rural / urbain est différente... L’exode rural n’est pas le
produit d’une modernisation de l’agriculture, mais le résultat d’une détérioration des conditions d’existence.
Pour le moment, la libéralisation du secteur agricole semble contribuer à accélérer ce phénomène. En face,
les villes dotées d’activités surtout artisanales et économiques informelles fragiles et d’infrastructures
sociales insuffisantes ne peuvent pas amortir le choc dont sont porteurs ces mouvements migratoires bru-
taux« . Ainsi le risque de troubles (Siba) demeure présent.
Malgré le taux de chômage élevé qui sévit dans les villes marocaines, la recherche d’un emploi demeure la
principale motivation économique à l’émigration vers la ville. Ainsi l’écart entre les perspectives offertes par
le marché du travail urbain, et celles qu’offre le marché du travail rural, semble fournir la principale raison de
l’émigration rurale et le foisonnement des activités informelles. 1

Conclusion générale

En somme un bref regard rétrospectif sur les actions publiques du Maroc indépendant permet de dire que
le lourd fardeau hérité de la période du protectorat continue à peser sur le présent et hypothèque l’avenir.
Les choix adoptés ne sont pas en totale rupture avec les politiques engagées pendant le protectorat. Les
décideurs ont depuis l’indépendance, engagé de nombreuses politiques pour faire face à la crise structurelle
de l’artisanat. Ils ont tenté de changer les contraintes en autant d’opportunités, mais le poids du passé et des
considérations politiques sont restés dominants au point de vider ces politiques publiques de leur volet socio-
économique.
Les effets se traduisent par des changements au niveau des structures sociales, du mode de vie et des
attitudes des populations concernées aussi bien au niveau national que local. Au niveau global, ces choix
consolident et renforcent l’amarrage de l’économie du pays au marché extérieur et aliène l’autonomie de la
décision, surtout dans le contexte actuel, caractérisé par la globalisation et la mondialisation de l’économie.
Au niveau local, ils provoquent des effets pervers de déstructuration et de désorganisation de l’économie et
de la société. Sur ce point, d’ailleurs, l’action étatique n’a fait que reprendre la logique spatiale coloniale
caractérisée par le fait que la richesse du « Maroc utile » est fondée sur la pauvreté du « Maroc inutile ». La
politique publique en matière d’artisanat a négligé, de manière notoire, les zones rurales et elle ne s’est inté-
ressée aux zones urbaines pauvres qu’en tant que réservoir de main-d’œuvre bon marché et pour les avan-
tages qu’offre la localisation des unités de production à proximité de ces zones (avantages fiscaux, prix
symbolique pour l’achat de terrain, etc....). 2
Au lieu de procéder à des réformes structurelles, le pouvoir politique a préféré jouer la carte de la conti-
nuité dans l’immobilisme en réaffirmant l’inscription des politiques publiques dans un cadre conjoncturel.
L’échec des tentatives de reconversion de l’artisanat en est l’illustration.
Dans une stratégie de domination, les autorités du protectorat avaient chargé l’artisanat d’une valeur maté-
rielle et symbolique, qu’il ne peut obligatoirement assurer dans l’optique d’une stratégie de libération et de
développement national. Mais le discours officiel accompagnant les politiques publiques de l’artisanat

1. Jean-Paul AZAM : Stratégie de développement rural l’exode rural au Maroc, CERDI, Université d’Auvergne Clermont-Ferrand (France). op.
cit.
2. H. Tourak : Étude d’une politique publique, la politique d’aménagement du territoire au Maroc, op. cit, p. 133.

29
s’entête à mettre en valeur l’importance de l’artisanat dans une stratégie de développement de la société
marocaine tout entière. Cette référence au développement représente aujourd’hui une stratégie de légitima-
tion des actions publiques concernant l’encadrement de l’artisanat. L’administration a trouvé dans la notion
même de « développement » de nombreuses considérations et motivations pour expliquer la nécessité d’un
certain encadrement du secteur. La logique économique cède souvent le pas devant les considérations poli-
tiques, ce qui met en évidence les enjeux latents de la politique publique de l’artisanat. La différence
d’approche actuelle peut-elle suffire pour garantir l’élaboration d’une politique alternative en nette démarca-
tion avec les choix antérieurs ? 1.

1. Livre blanc de l’artisanat et des métiers. Op. cit.

30
50 ans d’architecture au Maroc
ou la politique des ruptures

L’habitat vernaculaire ...............................................................................................33


Le legs traditionnel à développer .......................................................................33
L’architecture citadine des médinas : Éloge des maâlems .....................33
Les médinas : « patrimoine mondial de l’humanité » ...............................33
L’architecture de terre : mode constructif déchu .....................................33
L’architecture rurale connaît de grandes disparités
selon les régions ...........................................................................................34
L’architecture nomade ..................................................................................35
Monuments et patrimoine ............................................................................35

Première rupture : L’expression culturelle et l’architecture


pensée ...................................................................................................................35
La ville nouvelle sous le protectorat ........................................................... 35
L’habitat social ................................................................................................ 36
Deuxième rupture : la modernité diabolisée (1995) ........................................ 37
Derniers soubresauts pour les métiers d’art ............................................ 37
Début de l’industrialisation et premiers bidonvilles ................................ 37
1961 : Reconstruction de ville d’Agadir, le folklore
dénoncé .......................................................................................................... 37
1970 : La construction des grands équipements urbains ....................... 38
1973 : La « marocanisation » ou la tradition angélique ........................... 38
1974 : Création des ERAC pour affronter les besoins
de construction de masse ........................................................................... 39

La troisième rupture fut totale entre tradition et modernité .........................39


Les années 80 ou la naissance de l’urbanisme sécuritaire .................. 39
1984 : Discours du roi Hassan II à l’adresse des architectes ............... 40
Destruction d’espaces culturels et atteinte à la mémoire
collective ....................................................................................................... 40
Les arcades et les tuiles ............................................................................. 40
Les industriels à l’assaut de la promotion immobilière .......................... 41
Le néo-post-modernisme ............................................................................ 41

31

somgt9-2 31 22/12/05, 14:28:55


Le règne de la médiocrité ........................................................................... 41
1990 : Recherches et propositions nouvelles .......................................... 42
2000 : La modernité retrouvée et le triomphe de l’architecture
contemporaine ..................................................................................................... 42

SELMA ZERHOUNI
FOUAD AKELAY

32

somgt9-2 32 22/12/05, 14:28:56


L’habitat vernaculaire

Le legs traditionnel à développer

L’architecture citadine des médinas : Éloge des maâlems

Architecture de bon sens, elle est réalisée par des maâlems et profite d’un urbanisme réglé sur un parcel-
laire aléatoire. La médina développe des activités issues du corporatisme artisan. Le savoir faire des maâ-
lems se transmettait dans un rituel initiatique qui maintenait le secret dans les familles d’artisans et pour
l’élite. La hiérarchie dans ces corporations demeure respectée jusqu’à nos jours. Certains de ces secrets ont
disparu d’autres sont en voie de disparition.
La médina est un modèle urbain d’une rare beauté qui définit des hiérarchies d’espaces qu’il serait bon de
consigner.

Les médinas : « patrimoine mondial de l’humanité »

Malheureusement, ce qui a fait la prospérité du métier d’artisans-Maâlems est en voie de disparition. Les
tissus traditionnels vont connaître une pression urbaine et une densification à cause de l’exode rural
incontrôlé. La taudification et le manque d’entretien des maisons par les nouveaux habitants se conjuguent
au départ de la population « bourgeoise citadine » qui émigre dans de nouveaux centres comme Casablanca
et les villes nouvelles. La « rurbanisation » des centres anciens est un phénomène nouveau tandis que fait
son apparition à Asilah puis à Marrakech avant de s’étendre à Fes puis à Azzemour et El Jadida une autre
démarche : des artistes occidentaux s’installent cherchant le rêve et le dépaysement à la mode orientale. Les
médinas se vident de leurs habitants originaires des lieux et se transforment en espaces de villégiature pour
une population huppée. La vie en médina est modifiée par les nouveaux venus et les maisons (appelées
Riads en jargon parisien) deviennent « confortables » avec des salles de bains à tous les étages et des pis-
cines en terrasse créant des perturbations dans les réseaux d’infrastructures. Si Fes, Marrakech, Essaouira
sont classé par l’UNESCO, peu d’efforts des intellectuels marocains accompagnent leur préservation.

L’architecture de terre : mode constructif déchu

Plus qu’un simple matériau, c’est aussi un mode de construction extrêmement sophistiqué qui ne peut se
permettre aucune erreur constructive. L’architecture de terre a fait l’objet d’expérimentations institu-
tionnelles au début des années 80 dont des réalisations de prototypes à Douar El Massakine à Marrakech

33
piloté par Jean Dethiers (auteur d’une exposition internationale sur la construction en terre à travers le
monde). Les ERAC de Marrakech en partenariat avec Rexcoop, LPEE et le ministère de l’habitat (1982) ont
lancé un projet de construction réalisée en terre en trois standing. Des recherches au Laboratoire Public
d’Essais et la création de l’Institut Terre à Marrakech sont les outils institutionnels prévus pour installer ce
mode constructif dans la durée. Quelques privés ont pris la relève dans la palmeraie de Marrakech dans les
années 90 où les maisons de stars internationales en terre étaient nombreuses. L’un des premiers à réaliser
une maison en terre fut le peintre Farid Belkahia avec l’architecte Sijelmassi abderrahim. Charles Boccara
avait démarré à Taroudant, puis ce fut l’architecte Elie Mouyal qui reconduit le procédé constructif en formant
la main d’œuvre à la maçonnerie en terre performante.
Ces recherches pour la reconduction du matériau se sont soldées par un échec et la mondialisation des
techniques et des matériaux à base de ciment a gagné le pari de la technologie. Ce matériau est très lié à la
forme de l’habitat introvertie et à l’urbanisme encore à inventer à modéliser et à faire rentrer dans la régle-
mentation urbaine comme une possibilité. La construction en terre aurait pu être le nouveau défi du siècle à
relever dans les pays émergeants et dans la production de logements de masse. Au Maroc, deux conditions
doivent être réunies : inventer une nouvelle réglementation appropriée et construire selon les dernières
règles de protection de l’environnement et de l’écologie. Il suffirait pour cela d’inviter les architectes, bureaux
d’études, promoteurs à un grand concours national sur l’habitat en terre au service du développement
durable.
Des artistes de renom comme Hansjorg Voth qui a construit l’escalier céleste à Derkaoua dans le Sahara
marocain, pourrait servir de fer de lance à cette opération car il a reconduit les gestes et a retrouvé les outils
de cette forme constructive.
Les constructions de pierres dans les montagnes sont purement exceptionnelles dans les ksour du sud et
dans les simples masures. Elles restent très localisées et dépendent des carrières de pierre du voisinage.
Notons cependant la qualité de la pierre de Smara dans laquelle fût construite la Zaouia Maâ El Ainine et sa
très belle mosquée, bombardée en 1957 et toujours sans toît. Des Igouders de la région de Tafraout sont
aussi à restaurer. Les Tazotas de la région d’Azrou sont très peu connues.

L’architecture rurale connaît de grandes disparités selon les régions

De belles architectures isolées sont dans le pré-Rif et constituent les zribates. Les plus connues sont les
ksours du Sud qui sont aujourd’hui reconnus et beaucoup sont en cours de restauration dans la lancée de la
mode des « riads » puisqu’ils sont achetés par des occidentaux qui les transforment en maisons d’hôtes
luxueuses. En dérogeant à la loi de 56 qui interdit aux étrangers d’acquérir des territoires ruraux, l’administra-
tion permet à de véritables chefs d’œuvre de renaître de leurs cendres. L’habitat rural a été étudié dans une
série d’ouvrages commandités par le ministère de l’habitat à des architectes du privé au début des
années 80. La politique de l’époque cherchait à renouer avec les savoirs faire ruraux en reconduisant les
typo-morphologies régionales. L’idée de créer des centres équipés dans les noyaux des communes rurales
pour maintenir les populations dans les campagnes n’a pas été réalisée. La construction dans les campagnes
marocaines a toujours été négligée au profit de la ville. Quelques chercheurs ont fait un travail formidable qui
reste une référence de nos jours de consignation dans le Sud.
« Les architectures régionales » ont donné lieu à une série d’études et de relevés restés dans les tiroirs de
l’administration. Il est temps d’exploiter cette richesse pour finaliser un cahier de charge type par Région au
Maroc. Si les spécificités sont habilement valorisées alors le cadre de vie rurale pourrait offrir des habitations
et des équipements qui allient l’esthétique et le culturel.

34
L’architecture nomade

La tente éphémère abrite un mode de vie qui n’a pas encore livré ses secrets, ni été décodé par les profes-
sionnels. Pourtant c’est dans la vie courante des nomades dans le Sahara marocain que devront être relevés
des signes et des solutions pour proposer un habitat idoine à la sédentarisation de ces populations. Sans
compter que les couloirs de vents et les réserves archéologiques devraient constituer des zones à protéger.

Monuments et patrimoine

Un énorme travail de classification des monuments historiques et des réalisations de génie civil s’est
effectué pendant le protectorat dans les administrations en charge de l’architecture et de la culture. Les réfé-
rents de cette architecture néo-mauresque ont été la raison essentielle invoquée par les colons pour respec-
ter les villes anciennes du Royaume du Maroc. Le Maréchal Lyautey s’est toujours présenté comme un
homme de culture qui a rallié à sa cause de nombreuses personnalités.
La classification des monuments historiques s’est arrêtée depuis la fin du protectorat. Ce fut la raison
essentielle de la dilapidation du patrimoine. Le bonheur de quelques marchands futés qui profitent de la
misère des habitants a provoqué de nombreux actes de vandalismes. Parmi lesquels des frises de mosquée,
des portes, des fenêtres arrachés aux bâtiments initiaux pour décorer des intérieurs à Paris, Londres ou
Casablanca. Ce n’est que vers 2002 que quelques bâtiments de l’époque Art déco du XXe siècles ont été pro-
posés au classement par la Wilaya de Casablanca aux services culturels sous la pression d’un groupe d’intel-
lectuels. L’hôtel Lincoln, en plein cœur de la métropole a fait lever le maki. La consignation des monuments
historiques ainsi que des objets est indispensable pour éviter leur destruction et l’oubli. Des bazaristes char-
latans profitent du vide juridique et de ce manque d’ouvrage pour induire en erreur des touristes.

Première rupture : L’expression culturelle et l’architecture pensée

La ville nouvelle sous le protectorat

Dessinées, voulues, les principales villes du Royaume ont été dotées de plans d’aménagement au service
d’une vision, pour un développement orienté pour chaque cité. Cette politique volontariste du protectorat
avait deux guides Prost relayé par Ecochard. Les architectes et les urbanistes qui ont travaillé sur les « ter-
rains vierges du Maroc » ont pu expérimenter des théories et des approches architecturales inédites. Tous
les courants mondiaux de l’architecture ont été défendus par des personnalités fortement imprégnée d’idéo-
logie politique. L’héritage du protectorat laisse trois types d’architectures :
– L’architecture classique de la première période avec la Mahkama comme joyau (Auguste Cadet)
– L’architecture moderne dont la période la plus connue est l’Art Déco (Marius Boyer dans les grands
centres urbains)
– L’architecture issue du mouvement moderne et de la Charte d’Athènes avec comme figure de proue
l’architecte Suisse Le Corbusier relayé par F. Zevaco, Elie Azagury puis Faraoui Demazières, Mourad
Benmbarek...

35
Libres et sans contraintes réglementaires rigides, de nombreux architectes ont exercé leurs talents dans
ces nouveaux centres où l’expression créative était privilégiée. Les villes marocaines ont été une aubaine
pour ces gens de métiers qui ne se sont jamais départi du respect des règles de l’art et du savoir faire des
artisans. Ils s’obligeaient à composer avec les seuls hommes de l’art local car eux-mêmes étaient des dis-
sidents de l’éducation nationale qui prônait le classicisme dans les écoles des beaux-arts et refusait d’autres
expressions en architecture, cet art majeur. Les révoltes de Mai 68 ont fixé les nouveaux contours d’un
enseignement plus libre avec un mot d’ordre : « construire pour ici et maintenant ». Les nouveaux matériaux
comme l’acier, le ciment armé, ont incité à toutes les audaces architecturales.

L’habitat social

Sous le protectorat, l’habitat social n’existait pas dans sa démarche quantitative et de masse. Toujours
dans l’anticipation, Ecochard, premier directeur de l’urbanisme, va chercher des solutions pour installer les
populations rurales qui venaient chercher du travail dans les unités industrielles aux entrées des villes. Le
phénomène s’annonçait envahissant et la cadence de la construction devait répondre à cette déferlante. La
fameuse trame sanitaire 8¥8 (qui porte le nom d’Ecochard) inventée pour le Maroc va s’exporter jusque dans
les pays d’Amérique du Sud. Les réalisations prennent la forme d’immeubles en barre pour dégager des jar-
dins au sol (cités plateaux CIL, Bournazel) et tendent vers la standardisation du logement en immeubles avec
des coursives et des escaliers à l’air libre sur le modèle des appartements européens. Le règlement de voirie
fait son apparition et restera valable jusque dans les années 85.

Cette vision à court terme produit des effets pervers dont notamment :
– Une assiette foncière « asséchée » par les besoins d’un urbanisme horizontal. L’exemple de la densifica-
tion du quartier Bournazel à Casablanca est édifiant.
– Des transports en commun qui ne sont pas adaptés à des villes qui s’étirent et s’étendent.
– La difficulté d’adaptation aux nouveaux espaces petits à l’intérieur et réservant des espaces verts sen-
sés accueillir une population habituée à un tissu urbain et à un logement « introvertis »
– La raréfaction des terrains urbanisables qui va produire une pression spéculative sur des prix du foncier.

Cependant quelques exceptions conceptuelles ont été réalisées :


La cité Bourgogne à Casablanca qui a intégré l’étude des jardins et dont a profité une population de moyen-
standing.
Les cités Habous à Casablanca, Mohammedia et Rabat qui ont cherché à concilier les règles de l’art de
l’architecture professionnelle avec les modes de vie traditionnels.
Ces démarches sont fondamentales et auraient pu démarrer le processus de « modélisation » de l’urba-
nisme de la médina exemplaire à plus d’un titre et de la mise en espace correspondant aux besoins culturels.
Les propositions conceptuelles ont créé une rupture entre l’habitat vernaculaire et l’architecture profes-
sionnelle. Les matériaux locaux ont été abandonnés car ils ne correspondent plus aux aspirations de la popu-
lation.

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Deuxième rupture : la modernité diabolisée (1955)

Derniers soubresauts pour les métiers d’art

Expression du pouvoir, l’architecture post-coloniale a répondu aux canons internationaux d’une modernité
vive. Au Maroc, elle a été d’une grande qualité faisant de la recherche de l’excellence une éthique et des
prouesses de mise en œuvre un défi (exemple de la voûte de la foire de Casablanca). Les maâlems artisans
occupaient une place prépondérante et étaient respectés par des architectes de talents qui construisaient
dans le respect de la charte d’Athènes. L’architecture devait éviter la copie, le pastiche et le folklore mais
devait répondre aux instances de l’ordre en cas de malfaçons ou de manquements aux règles de l’art ou
d’éthique. C’est une période où l’on construit bien.
Grâce à l’intégration subtile du savoir faire italien, espagnol, français, qui a transmis l’art du granitos, de la
taille de pierre, du fer forgé à des ouvriers formés sur le tas, les richesses des formes et des détails foi-
sonnent.. C’est la période glorieuse des savoirs-faire. À l’habileté manuelle des maâlems, s’additionne le
savoir-faire traditionnel de ses entrepreneurs en zelliges, stuc, travail de bois pour réaliser l’architecture
complexe et ingénieuse dont l’art déco est la figure de proue.

Début de l’industrialisation et premiers bidonvilles

Logement évolutif et trame sanitaire Ecochard 8 ¥ 8

Les banlieues font leur apparition et deviennent l’antichambre de la ville.


L’urbanisation effrénée est provoquée par la prospérité économique et l’industrialisation. Pour répondre
aux besoins de la métropole, les villes verront s’installer les premiers bidonvilles dans ses franges. Le mot
« bidonville » inventé par les Casablancais connaîtra un développement d’une ampleur sans précédent.
50 ans plus tard, ce phénomène n’est toujours pas éradiqué malgré les nombreuses tentatives étatiques.

1961 : Reconstruction de la ville d’Agadir, le folklore dénoncé

Après un tremblement de terre catastrophique, la tabula rasa préconisée dans les préceptes de la Charte
d’Athènes, par Le Corbusier était là. Ce fut un exercice de style impressionnant que de passer à l’exécution
d’une théorie. Le groupe d’architectes nommé par SM Mohamed V fut piloté par le prince Hassan et tous
appartenaient au mouvement moderne. C’est à cette période que fut organisé le dernier congrès des CIAM
(Congrès international de l’Architecture Moderne) à Casablanca. L’apogée de la réussite de ce mouvement
se trouve à Agadir dans l’ensemble homogène du centre ville, exemplaire à plus d’un titre et à l’échelle mon-
diale. L’architecture et l’urbanisme s’inspirent de la cité radieuse et offre des bâtiments témoins d’une épo-
que « brutaliste » de l’architecture contemporaine. Sans concessions, pilotis, bétons bruts de décoffrage,
baies vitrés horizontales, plafonds bas, sont autant de signes pour l’écriture nouvelle que réclamaient les
architectes du moment. L’harmonie dans de nouvelles règles était encore à imaginer.

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1970 : La construction des grands équipements urbains

Entre la prospérité des centres urbains et l’appauvrissement des campagnes, l’habitat devient du coup un
indicateur majeur du niveau de vie social. L’habitat bourgeois n’est pas innovant et procède plus de l’ostenta-
toire de façades ouvragées, que de la maîtrise d’une ornementation dont les règles sont oubliées. L’état pro-
pose des solutions copiées sur les processus de construction français. Les ZAD (Zones d’Aménagement
différées) et d’autres subterfuges savants n’ont pas apporté de solutions pérennes. Dans la tête des promo-
teurs publics, la notion de Maroc Utile / inutile était encore une notion ancrée puisque aucun investissement
n’était envisagé ni dans les campagnes, ni dans les zones enclavées. Les grands équipements deviennent
des bâtiments repères dans les villes (CNSS, postes, tribunaux, sièges de ministères etc.).
Construits par des architectes modernes les équipements répondaient à des exigences de maîtres
d’ouvrage qui laissaient faire car ils n’avaient pas de vision.
La construction battait son plein et de nombreuses familles envoient leurs enfants étudier l’architecture,
encouragées par l’état qui propose des bourses ou des contrats. Les écoles d’architecture européennes
enseignaient une architecture libérée des contraintes du classicisme et des règles pour libérer l’imaginaire.
Mais encore fallait-il avoir acquis les règles d’art pour s’en libérer !

1973 : La « marocanisation » ou la tradition angélique

Avec le départ en masse des Français, le patronat passe entre les mains des Marocains qui deviennent
des maîtres d’ouvrages, agissant sur le paysage urbain et le cadre bâti. Or, cette période est par excellence
celle du repli identitaire sur tous les plans. L’architecture, au même titre que les arts graphiques, la peinture,
les chansons, cherchera à travers son expression à devenir « nationaliste ». Rejet de l’architecture contem-
poraine pour la fameuse « Assala et la Mouassala ». Le nouveau capitalisme marocain commandite une archi-
tecture formaliste dont la lecture s’effectue au premier degré. La volonté officielle recherche une identité
nostalgique, confondant l’architecture avec le décorum. La modernité est diabolisée et représente le colon
que l’on a chassé, tandis que les fioritures traditionnelles représentent le retour aux sources. Tout devient
prétexte à la marocanisation jusqu’aux noms des rues qui prennent des noms de marocains inconnus dans la
culture populaire, justifié par tel ou tel acte glorieux pendant la résistance. C’est ainsi qu’au Maarif à Casa-
blanca, la commune (USFP) a jugé bon dans les années 80 de changer le nom de la rue « Platon » en rue
« Mamoun Mohamed ».
La disparition des PME françaises, c’est aussi celle de la classe moyenne qui disparaît avec ses capitaux et
une somme de savoirs faire. Les métiers d’art n’ont pas été assimilés et ne peuvent donc être reconduit par
les apprentis en majorité analphabètes.
Les « architectes signataires » ont commencé à sévir commettant des forfaits qui consistaient à vendre la
signature à des dessinateurs pour gagner leur vie. Ces architectes, sans déontologie ni talent, raflaient la
commande de petits projets aux jeunes architectes. La pratique du métier dans les règles de l’art et de
l’éthique devenait de plus en plus difficile.
« L’architecture, qui va du dedans au dehors, fit désormais la course à rebours. Et ce fut notre atroce déca-
dence. » Le Corbusier in sur les 4 routes. Cet art universel, devint un artifice de façade où l’expression de
deux tendances bien marquées s’affiche. Franchement opposées ces écoles (moderne ou conservateur) ont
formé des groupes de pensée différenciés qui pratiquent une architecture explicitement divergente. La
grogne est là mais n’est soutenue que par de rares publications réalisées par des architectes bénévoles
comme A+U dont Mourad Ben M’barek fut l’initiateur dans les années 70 relayé plus tard par la revue Al

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Omrane dirigée par Guerraoui Fadel et éditée par l’ANAU (Association Nationale de l’Architecture et de
l’Urbanisme).

1974 : Création des ERAC pour affronter les besoins de construction de


masse

L’habitat social devait se réaliser dans de grandes opérations étatiques.


Le Bidonville de Ben Msik contient alors 13 000 familles.
Au lieu de réaliser les projets sociaux les ERAC se lancent dans des péréquations pour acquérir habilement
du foncier de valeur au centre des villes et rejeter la population non solvable dans les périphéries. Les loge-
ments sont de mauvaise qualité et les habitants des bidonvilles résistent.
La SNEC et Attacharouk font perdurer la fameuse péréquation. Les OST (Organisme sous tutelle de l’état)
construisent lentement avec de nombreuses contraintes notamment une masse salariale prohibitive. La pro-
duction architecturale répond aux normes réglementaires mais n’a pas de programme adapté au besoin ni
d’équipement de proximité pour les usagers de ces franges urbaines.

La troisième rupture fut totale entre tradition et modernité

Les années 80 ou la naissance de l’urbanisme sécuritaire

L’action des pouvoirs publics se décrédibilise et l’échec est insoutenable dans les grandes villes qui
abritent des émeutes populaires.
Pendant ce temps, les institutions financières et les entreprises privées réalisent leurs sièges en prenant
parti clairement pour la modernité et en s’opposant, clairement au repli identitaire. C’est le grand déploie-
ment des façades-rideaux constituant les premiers repères urbains et devenant rapidement à la mode.
Contre les fioritures et le pastiche, des architectes comme Aziz Lazrak, Patrick Collier utilisent de préférence
des matériaux et des technologies de pays avancés, de façon systématique, parfois jusqu’à la caricature.
D’autres cherchaient à retrouver l’essence de la culture arabo-musulmane comme Abderrahim Sijelmassi,
Saad Benkirane. D’autres encore se maintenaient dans l’attitude « brutaliste » de l’architecture moderne
puriste comme Patrice de Mazières ou Elie Azagury.
Pendant ce temps, des architectes préféraient répondre sans discernements, souvent avec complaisance,
à une commande où la concession et la crainte empêchaient les intellectuels de s’exprimer autrement que
par une architecture « identitaire ». Les étudiants formés en Europe s’acharnaient à se différencier de leurs
aînés avec comme argument de choix « c’est comme ça chez nous ».
Occupés par les querelles de paroisses et la double culture mal assumée, les architectes construisaient en
bousculant les mentalités des usagers qui tenaient à retrouver dans leurs logements un mode de vie et des
espaces comme le salon marocain par exemple qui leur convient. Les architectes « modernistes » marocains
se réfugient dans les projets d’équipement plus valorisant cédant souvent à l’attrait de l’architecture d’image.
Ils sont presque un millier mais une poignée seulement accède à la commande. Des concours « alibi »
sont lancés par des administrations qui ne parviennent pas à les réaliser.

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1984 : Discours du Roi Hassan II à l’adresse des architectes.

C’est le coup de grâce à l’architecture moderne qui érige l’architecture officielle comme incontournable.
L’interprétation du Ministère de l’intérieur fait du discours du 14 Janvier 1984 un argument central pour repla-
cer le métier d’architecte dans sa mission d’intérêt public mais en le réduisant à un simple exécutant en lui
faisant perdre ces lettres de noblesse en tant que créateur et penseur. L’anniversaire de ce discours est,
depuis, célébré par l’administration d’abord puis par l’ordre national des architectes, en transformant cette
date en : « journée de l’architecte ».
Les plans d’aménagement sont lancés en commençant par Casablanca place forte où certains quartiers
étaient inaccessibles aux autorités.
Les collectivités locales deviennent les censeurs de l’architecte. Le dictat des communes devient omni-
présent évoquant les paroles du Roi en interprètes abusifs du respect de la tradition. Pour affirmer la « maro-
canité » de la construction certaines collectivités rurales vont imposer des tuiles vertes sur des murs de
clôture dans les campagnes...
Depuis l’aube des temps, l’architecte accompagne les princes et les rois, Sinan dans la cour de Bizance,
Nemeyer au Brésil, Spire avec Hitler, Jean Nouvel et Mitterand, Rogers en Angleterre etc. Le choix du Roi
Hassan II a porté sur Michel Pinseau qui s’érige en urbaniste et architecte du royaume avec un décorateur,
Packard. L’architecte du Roi construit à lui seul les grands projets de l’époque en commande directe. Les pré-
fectures, la grande mosquée de Casablanca, les logements des policiers, il cumule les grands projets et les
plans d’aménagement des principales villes du royaume où l’urbanisme volontariste était de mise.
Les architectes marocains se sentent humiliés et à l’écart de la décision et s’installent dans le mécontente-
ment et le mutisme réprobateur. Le dénigrement du métier d’architecte atteint son paroxysme et l’ordre
national des architectes est boudé par ses pairs. Non consulté, l’architecte se retire de la chose publique. Les
instances ordinales sont prises d’assaut par les médiocres.

Destruction d’espaces culturels et atteinte à la mémoire collective

La période sécuritaire s’est caractérisée aussi par la destruction de plusieurs espaces-symboles de ras-
semblement ludiques et culturels. À Casablanca, après les Arènes, le cinéma Vox, la piscine municipale,
c’est le théâtre qui sera détruit sans aucune explication, remplacé par un jardin public. Cette dernière dispari-
tion fut spectaculaire en 1982, juste après un concert du grand jazzman Dexter Gordon.
Les lotissements des nouveaux promoteurs privés et publics battent leur plein et les lots sont vendus à
une population éclectique qui s’érige en bâtisseur. Les coopératives professionnelles donnent le change et
reconduisent des schémas sociaux traditionnels.
Jamais le métier n’a été aussi bafoué.

Les arcades et les tuiles

1985/86 / La création de la première Agence Urbaine à Casablanca avec comme mission principale, le suivi
et la gestion des plans d’aménagement conçus par l’équipe Pinseau. 15 architectes sortis des écoles euro-
péennes participent à la mise à niveau de la ville rebelle.

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Les industriels à l’assaut de la promotion immobilière

Les plans d’Aménagement provoquent la prise de conscience des industriels marocains qui comprennent
que la manne financière est dans la promotion immobilière. Ils se reconvertissent en masse au métier et réa-
lisent des lotissements à perte de vue dont on subit encore le paysage de chantiers permanents. Les plans
types envahissent des territoires en périphérie des villes et l’urbanisme des lotisseurs fait la loi. Pendant ce
temps, l’équipe Pinseau et l’Agence Urbaine de Casablanca travaillent aux Plans d’Aménagement de la ville
la plus dynamique du Royaume. L’auto-construction conjuguée à l’exode rural crée un véritable chaos urbain
de plus en plus difficile à maîtriser.
La réflexion n’accompagne pas les grands gestes urbains et les repères sociaux sont perdus tandis que la
perte des savoirs faire est importante.
Dans les villages, les entrées et les passages principaux sont « embellis » par des arcades dont l’exécution
est plus ou moins heureuse. Sous la houlette de l’architecte Aimé Kakon, la rue principale de Settat se trans-
forme en décor de cinéma où la restitution d’un centre est reprise à l’identique pour marquer la volonté offi-
cielle clairement. Dernier avatar de cette période la mosquée moderne d’Agadir qui a été recouverte
d’ornementation arabo-mauresque alors qu’elle est de pur style moderne en 2002. Le culte de la façade iden-
titaire et les murs caches misère autours des bidonvilles commencent à être dénoncé dans le milieu profes-
sionnel.

Le néo-post-modernisme

Des architectes, comme Hamid Guessous, profitent de la confusion pour réaliser des projets au détriment
des règles de l’art les plus élémentaires. Dans tout le quartier Gautier à Casablanca, les petites villas colo-
niales tombent pour faire place à des immeubles hideux qui mélangent les styles, les arcs, les matériaux et
les colonnes en défiant les règles de l’art et ayant comme seul alibi, la demande de promoteurs sans exi-
gences et sans culture. Beaucoup de promoteurs trouvent leurs comptes puisqu’ils ne payent pas l’archi-
tecte qui trouve ses émoluments chez les entreprises en fermant les yeux sur les imperfections de mise en
œuvre.
C’est la période des magouilles entre les collectivités locales, les architectes véreux et les promoteurs pri-
vés qui répondent au besoin de construire en masse en faisant des bénéfices colossaux.
À travers le monde, le mouvement moderne s’essouffle et cède la place à une tendance hybride : le post-
modernisme. Voulant marquer l’espace-temps de leur sceaux, des architectes comme Ricardo Boffil se firent
le porte parole d’une architecture qui butine dans l’histoire de l’architecture pour prélever des bribes d’écri-
ture et les plaquer sur les façades contemporaine. Une façon de puzzle historique qui ressemble à ces
compilations complexes de musiques assemblées en un seul morceau. Mais l’architecture ne peut tolérer ce
zapping car c’est l’art le moins éphémère qui existe.

Le règne de la médiocrité

Il a vu son apogée en architecture avec la nomination de Saïd El Fassi, président de l’ordre puis ministre de
l’Habitat et homme de paille du ministre de l’intérieur Driss Basri.
Novembre 1980 l’École Nationale d’Architecture ouvre ses portes aux premières promotions d’étudiants

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en architecture dans l’institut agronomique puis dans les locaux des adjoints techniques des travaux publics
puis à l’INAU. L’établissement n’a été construit qu’après la sortie de première promotion. Au départ l’ENA
était prévue à Meknes et avait donné lieu à un concours remporté par le « collectif d’architecture » en 1982.
Ce n’est qu’en 2005 que le gouvernement accepte l’ouverture d’une école privée d’architecture à Casablanca
en proposant des locaux dans Hay Mohammedi.
Les architectes sont alors 2500 diplômés dont plus de la moitié exerce dans la fonction publique.

1990 : Recherches et propositions nouvelles

Malgré les difficultés, et grâce à la pression internationale, le gouvernement Marocain à autoriser plus de
liberté d’expression. Les langues se délient et des lieux honnis sont cités comme Tazmamakht. La société
civile et les associations dénoncent les abus de pouvoir. L’AMDH, l’OMDH, Transparency s’expriment dans
des journaux d’opposition qui résistent à la langue de bois jusqu’à l’excès.

2000 : La modernité retrouvée et le triomphe de l’architecture


contemporaine

Un gouvernement technocrate de transition est nommé par feu Hassan II et redonne espoir à toute une
tranche de la population formée à l’étranger et qui cherchait à y retourner, ne trouvant pas sa place au Maroc.
La fuite des cerveaux se ralentit.
De jeunes architectes s’expriment dans une architecture minimaliste, répondant aux canons internationaux
du mouvement moderne et contre le folklore. La concurrence s’annonce plus démocratique et les concours
nationaux font reconnaître des talents comme Rachid Andaloussi, Mountassir Abdelwahid, Taouffik El Oufir.
Les promoteurs deviennent aguerris et l’état prend sa place de précurseurs de la modernité dans l’archi-
tecture.
Parallèlement il y a un regain d’intérêt pour les métiers d’art et l’artisanat du bâtiment.

42
L’édition dans le Maroc indépendant :
1955-2003
État des lieux

1. Objet de l’étude .................................................................................................45


2. L’arrière plan historique ...................................................................................46
2.1. L’édition dans le Maroc pré-colonial ...................................................... 46
2.2. Édition marocaine arabophone sous le protectorat ............................. 47
3. L’édition dans le Maroc indépendant (1955-2003) ....................................... 48
3.1. Le problème de l’information bibliographique........................................ 48
3.2. Les sources marocaines ........................................................................... 49
3.3. Évolution globale de l’édition marocaine ............................................... 50
3.3.1. L’époque des vaches maigres : 1955-1984 ..................................... 51
3.3.2. L’essor relatif de l’édition marocaine ............................................. 52
3.3.3. Un champ disciplinaire déséquilibré .............................................. 55
3.3.4. Marginalité du livre religieux : s’agit-il d’une exception
marocaine ? ....................................................................................... 56
3.3.5. La tradition : un potentiel sous-utilisé ............................................ 58
3.3.6. Les revues culturelles et académiques : un produit
éditorial éphémère ........................................................................... 58

MOHAMED-SGHIR JANJAR

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1. Objet de l’étude

L’histoire de l’Édition marocaine est un vaste chantier qui reste à ce jour quasiment vierge. Son exploration
nécessite une approche multidisciplinaire à laquelle devrait participer aussi bien les historiens que les socio-
logues et les économistes. Fruit de la production intellectuelle, le livre est aussi un produit commercial et un
objet dont l’usage et la circulation exigent un regard sociologique. En effet, l’industrie du livre et sa diffusion
constituent les deux composantes d’une chaîne qui comporte une série de métiers et d’institutions. Cela va
de l’auteur, le traducteur, l’éditeur, l’imprimeur et le diffuseur jusqu’aux bibliothèques et aux associations et
institutions publiques et privées chargées de la promotion de la lecture, en passant par la presse et les
médias en général. Les lecteurs avec leurs habitudes, leurs usages et leurs relations complexes à l’écrit for-
ment le dernier et le principal maillon de la chaîne.
Compte tenu de tous ces éléments, il est, sans doute, utile de souligner les limites de cette étude qui se
veut un simple aperçu de l’évolution du champ éditorial marocain, sans tenir compte de ses aspects tech-
niques (éditeurs, imprimeurs...), économiques (commercialisation, diffusion de l’imprimé) ou sociologiques
(problématique de la lecture). Elle se contente d’aborder l’Édition marocaine à partir de ses produits imprimés
(livres et revues) dans une perspective bibliométrique en s’appuyant sur les matériaux d’une banque de don-
nées bibliographique marocaine développée par une institution privée au cours des vingt dernières années 1.
Cet état des lieux bibliométrique concerne la série de champs intellectuels suivants : la religion, la littéra-
ture et les sciences humaines et sociales. Autrement dit, sont exclus des données recensées les domaines
du savoir relatifs aux sciences exactes (médecine, chimie, mécanique, etc.) et certains types de publications
tels que les manuels scolaires, les ouvrages de vulgarisation, les thèses universitaires non encore publiées
ou la littérature grise (rapports ou toute autre publication à usage administratif limité).
Le corpus des publications retenues ici est désigné par l’intitulé « publications culturelles et acadé-
miques ». Cette dénomination englobe aussi bien les œuvres littéraires (romans, recueils de nouvelles ou de
poésie, pièces de théâtre, etc.) ainsi que les essais de tout genre et les travaux à caractère académique.
Un court rappel historique de l’évolution de l’édition marocaine dans sa phase pré-coloniale (1865-1912) et
durant la période du protectorat franco-espagnol (1912-1955) semble nécessaire pour bien saisir l’environne-
ment socio-historique et les handicaps structurels qui ont pesé de tout leur poids sur le champ éditorial maro-
cain jusqu’à une époque très récente.

1. Il s’agit de la banque de données bibliographiques développée à partir de 1985 par la Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud pour les Études
Islamiques et les Sciences Humaines-Casablanca. Elle est accessible sur Internet à l’adresse suivante : www.fondation.org.ma

45
2. L’arrière plan historique

2.1. L’Édition dans le Maroc pré-colonial

Malgré sa proximité géographique par rapport à l’Europe, le Maroc fut l’un des derniers pays musulmans à
connaître l’imprimerie arabe. Si cette nouvelle technique était présente en Algérie dès 1845 et en Tunisie à
partir de 1860, elle n’a fait, par contre, son apparition dans le paysage culturel marocain qu’en mars 1865. Un
tel retard n’est, sans doute, pas dû à un manque d’information. Car, au cours du XIXe siècle et à deux reprises
au moins, des hommes influents parmi ceux envoyés par l’État marocain en mission en France, insistèrent
dans leurs relations de voyage sur les multiples avantages de l’imprimerie. 1
L’attitude prudente du Makhzen face aux milieux conservateurs, notamment les ulémas, contribua à retar-
der sensiblement de nombreuses réformes et innovations dont les nouvelles techniques d’impression. Cette
attitude est illustrée par le recours des autorités à une sorte de subterfuge en vue d’acheminer en 1865 le
matériel d’impression importé d’Égypte vers le Maroc. 2 En effet, le recours aux services d’un cadi de Tarou-
dant et l’installation du nouveau matériel et d’un maître imprimeur égyptien à Meknès dans une première
étape avant de les déplacer dans un second temps vers la capitale politique et culturelle du pays (Fès),
montre, selon A. Laroui, que sur ce plan là, l’État semblait avancer prudemment.
Outre le retard qui a marqué son introduction dans le pays, l’imprimerie ne semble pas s’inscrire, à l’épo-
que, dans un projet clair de modernisation culturelle ou de réforme éducative. L’examen de quelque cinq
cent titres imprimés entre 1865 et la date de l’avènement du protectorat, montre, en effet, qu’à l’exception
d’un texte d’Euclide 3, la quasi totalité des ouvrages publiés étaient soit des manuels en usage à la Qarawiyin
depuis plus de deux siècles (ouvrages de fiqh et de grammaire) soit des textes hagiographiques traditionnels,
sinon ils s’inscrivaient dans des opérations éditoriales prestigieuses (impression d’un Coran en 1887 ou de
l’Ihya de Ghazali en 1879) destinées à illustrer la politique religieuse du sultan.
Si l’imprimerie avait joué un rôle culturel modernisateur au Liban, en Égypte et en Turquie, on peut consi-
dérer avec un historien comme G. Ayache, que dans le cas du Maroc précolonial, elle s’est mise au service
de la tradition ; service dont celle-ci n’avait pas besoin pour se perpétuer 4. Il semble même que l’adoption de
la technique lithographique (matba’ hajaria) était un choix inadapté eu égard aux avantages en termes de pro-
ductivité et de prix qu’offrait déjà à l’époque la technique d’imprimerie typographique (imprimerie à carac-
tères mobiles). Celle-ci avait fait, depuis plusieurs années, ses preuves dans de nombreux pays arabes au
Maghreb et au Moyen-Orient.
L’introduction de l’imprimerie dans le Maroc du XIXe siècle avait-elle été un non-événement ? En effet,
d’après les éléments d’informations 5 dont on dispose (inventaires des publications et études historiques)
l’avènement de l’imprimerie lithographique s’est inscrit dans une logique de continuation de la tradition par

1. Il s’agit de la Rihla de Mohamed al-Saffar (déc-1845-mars 1846) et de celle de Ben Driss al-Amraoui (1860).
2. Voir Abdellah Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain, 1830-1912, Paris : F. Maspero, 1980, p. 202.
3. Tahrir ’usul al-handassa, 1876
4. Germain Ayach « L’apparition de l’imprimerie au Maroc » in Hespéris Tamuda, vol. 5, 164, p. 160.
5. Voir à ce propos les sources suivantes :
– Essai de répertoire chronologique des éditions de Fès, Ben Cheneb et Lévi-Provençal, Alger, 1922.
– Les éditions lithographiques du Maroc : un catalogue avec une introduction historique (en langue arabe), Fawzi Abderrazak, Rabat : Dar Nachr
al-ma’rifa, 1989.
– Kingdom of the Book : the history of Printing as Agency of change in Morocco between 1865 and 1912, Fawzi Abderrazak, Ph. D., Boston Uni-
versity, 1990.

46
d’autres moyens. Et à ce titre, il n’a pas été porteur d’innovations culturelles, ni d’une plus grande diffusion
de l’écrit dans la société marocaine.

2.2. Édition marocaine arabophone sous le protectorat

Les historiens des questions culturelles arabes considèrent généralement que la campagne d’Égypte
menée par Napoléon Bonaparte (1798-1799) ne s’est pas limitée à l’introduction de l’imprimerie moderne
dans le pays, mais avait contribué au moins partiellement à l’éclosion de la Renaissance intellectuelle arabe
(Nahda). De par sa violence symbolique et les réformes administratives et éducative qui l’ont suivi notam-
ment à l’époque de Mohamed Ali (1805), cette campagne donna naissance aux premières figures de l’intel-
lectuel arabe dont Rifâa Tahtawi est, sans doute, l’archétype emblématique. Peut-on évoquer une expérience
similaire avec l’avènement du protectorat en 1912 au Maroc ? Celle-ci inaugure-t-elle une phase significative
dans l’histoire de la production éditoriale arabe au Maroc ?
Compte tenu de la traditionnalisation du nouvel outil (l’imprimerie) dans le cas marocain, la jonction entre
l’ère du manuscrit et celle de l’imprimé ne s’est pas faite, comme en Égypte au XIXe siècle, par la nouvelle
figure de l’intellectuel, mais par le recyclage du vieux répertoire intellectuel issu de la tradition. Et il a fallu
attendre les années 1930 pour voir apparaître timidement quelques textes signés par de jeunes ’ulémas
réformateurs et nationalistes ou des lettrés opérant comme fonctionnaires au service du Makhzen (El-Hajoui,
A. El-Fassi, A. Guennoun, M.M. Soussi...)
Selon le dernier inventaire bibliographique disponible des publications marocaines arabes éditées entre
1865 et 1956, le Maroc aurait imprimé au cours de cette période moins de 1400 titres, soit l’équivalent de sa
production annuelle depuis l’aube du XXIe siècle. 1 Voici comment se répartissent ces titres selon les disci-
plines intellectuelles qu’on retrouve généralement dans les plans de classement des bibliothèques :

Tableau 1 : Publications marocaines (livres) entre 1865 et 1956 par discipline

Discipline Nombre de titres Pourcentage


Ouvrages généraux 178 13,25 %
Philosophie/psychologie 16 1,20 %
Islam 533 39,70 %
Sociologie 7 0,50 %
Politique 15 1,25 %
Économie 20 1,50 %
Droit 19 1,45 %
Administration 8 0,50 %
Éducation /enseignement 56 4,15 %
Sciences 59 4,40 %
Arts 17 1,25 %

1. Voir : Publications marocaines depuis l’apparition de l’imprimerie à 1956 (en langue arabe), Latifa Al-Gandouz, Rabat : Éd. du Ministère de la
Culture, 2004. L’auteur a dépouillé les catalogues de neuf des plus grandes bibliothèques marocaines et a utilisé de nombreuses sources biblio-
graphiques imprimées et manuscrites.

47
Langue et littérature 223 16,50 %
Histoire /géographie 192 14,35 %
Total 1343 100 %

Source : Publications marocaines depuis l’apparition de l’imprimerie à 1956, Rabat : Éd. du Ministère de la culture, 2004

Les données statistiques contenues dans le tableau ci-dessus et l’examen des titres recensés dans
l’inventaire bibliographique sus-mentionné, appellent les remarques suivantes :
– En matière de production éditoriale arabophone, les 45 années du protectorat franco-espagnol ne furent
pas plus productives que les 47 années d’activité éditoriale dans la phase pré-coloniale. Celle-ci (1865-
1912) nous a légué quelque 550 titres, tandis que l’ensemble des publications arabophones de la pé-
riode du protectorat n’a pas dépassé les 800 titres, soit une moyenne de 17 titres par an.
– Sur le plan du contenu, on peut constater que la production imprimée de l’époque du protectorat s’inscrit
dans une continuité par rapport aux traditions intellectuelles du Maroc pré-colonial. Aussi les trois
champs des savoirs classiques (sciences religieuses, histoire et langue / littérature) ont-ils constitué
71 % de la production imprimée de cette période.
– La recherche en sciences humaines et sociales était quasiment inexistante comme en témoigne le peu
de titres classés en économie, sociologie ou politique. En fait, les rares titres mentionnés sous les intitu-
lés de ces disciplines se révèlent, à l’examen, des sortes de manuels, des guides ou des brochures
administratives. Quant au droit, il n’avait pas encore acquis son autonomie par rapport au fiqh (droit isla-
mique), et constituait, par conséquent, une partie intégrale des sciences religieuses classiques.
– Pour ce qui est de la création littéraire, il faut noter qu’une grande partie des textes littéraires imprimés à
cette époque se composait de poèmes religieux (éloge du Prophète ou chants mystiques) dont la plupart
dépassent rarement une dizaine de pages.

3. L’édition dans le Maroc indépendant (1955-2003)

3.1. Le problème de l’information bibliographique

Après avoir souligné la confusion et la carence qui caractérisent les statistiques relatives à la production
éditoriale arabe, les auteurs du « Rapport sur le développement humain », 2003 (PNUD), se réfèrent aux sta-
tistiques culturelles compilées par l’Unesco et donnent le chiffre de 6500 (titres de livres) à propos de la pro-
duction globale du monde arabe en 1991. Un tel chiffre représente, selon le même rapport, 1,1 % de la
production mondiale pour une région comptant 5 % de la population de la planète 1.
Par delà les critiques méthodologiques et celles de fond qui ont été adressées à ce rapport, il nous importe
ici de souligner à partir de l’étude d’un cas (le Maroc) et donc d’informations rassemblées localement, les
insuffisances des données statistiques présentées par les organismes régionaux et internationaux.
La qualité et la fiabilité des statistiques constituent, sans doute, l’un des grands défis auxquels doit faire
face le Maroc comme tous les autres États arabes. L’industrie de l’imprimé en tant que secteur crucial en

1. . Voir : Unesco, Statistical Yearbook, Paris, 1995.

48
termes de culture, de recherche, de politique éducative, mais aussi de par son rôle économique potentiel, ne
constitue évidemment pas une exception. L’Unesco qui joue un rôle central dans la diffusion des statistiques
culturelles (industrie du livre notamment) puise ses informations sur le livre arabe dans les données compi-
lées par son homologue régionale, l’ALESCO qui, de son côté, s’appuie sur l’information produite par les
agences bibliographiques nationales (diverses bibliothèques nationales). Si on se limite au seul cas du Maroc,
voici sur une durée de neuf années (de 1994 à 2002) un tableau comparatif des statistiques produites dans le
« Bulletin arabe des publications » (édité par l’ALESCO) et les données bibliographiques consultables sur le
site de la Fondation du Roi Abdul-Aziz Al-Saoud (Casablanca).

Tableau 2 : Production de livres au Maroc selon deux sources bibliographiques

1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002


1
Fondation du Roi Abdul-Aziz 456 589 683 732 649 940 942 935 992
Bulletin de l’ALESCO 2 9 8 332 222 3 136 350 263 -
Différence en nombre de titres 447 581 351 510 646 804 592 672 992
Rapport ALESCO/Fondation en pourcentage 1,93 % 1,34 % 32,7 % 23,27 % 0,46 % 14,42 % 27,08 % 21,95 % -

Sources : – Le Bulletin arabe des publications, Tunis, ALESCO.


– Banque de données bibliographiques de la Fondation du
Roi Abdul-Aziz, Casablanca.

Cet exemple illustre de façon éclatante les limites de la fiabilité des données statistiques offertes par les
organismes régionaux et internationaux et met en évidence les limites des conclusions qu’on puisse en tirer
à propos des industries culturelles et du livre en particulier.

3.2. Les sources marocaines

Outre les compilations bibliographiques sectorielles (bibliographies spécialisées) et les catalogues des édi-
teurs, on dispose au Maroc de trois sources bibliographiques axées principalement sur les éditions maro-
caines et qui sont de nature et de taille différentes. Il s’agit des deux publications périodiques et de la banque
de données suivantes :
– La bibliographie nationale marocaine : c’est un bulletin d’information édité par la Bibliothèque Nationale
(l’ancienne Bibliothèque Générale, Rabat) dans lequel sont recensés tous les titres enregistrés dans le
cadre du dépôt légal. Malgré l’irrégularité et le retard caractérisant le rythme de sa parution, ce bulletin
constitue l’une des sources importantes qui permettent de suivre l’évolution de l’Édition marocaine
depuis le milieu des années 1960. Mais c’est un outil qu’il faut utiliser avec beaucoup de précautions à

1. À noter que la base de données de cette Fondation est spécialisée (elle couvre une série de disciplines : littérature, religion et sciences
humaines et sociales), contrairement au « Bulletin arabe des publications » (ALESCO) qui est censé être généraliste et exhaustif.
2. Statistiques compilées par Gregor Meiering. Voir son Rapport sur l’édition et la traduction dans le monde arabe (en anglais) préparé pour la
Fondation Next Page.

49
cause notamment d’un handicap qui est inhérent à son mode de production. Le premier concerne les
limites du recours au dépôt légal de la part des auteurs (beaucoup de titres ont été et sont encore
publiés à compte d’auteur), des imprimeurs et des éditeurs institutionnels ou privés.
– El-Kitab al-maghribi (Le livre marocain) : revue bibliographique publiée par l’Association des auteurs
marocains pour la publication (AAMP). Cette publication annuelle avait réussi entre 1983 et 2000
(18 numéros) à jouer le rôle d’une bibliographie nationale en offrant une information raisonnée et fiable
sur l’activité du champ éditorial marocain. Mais faute de moyens financiers et matériels, l’entreprise
s’est arrêtée en 2000 avec sa dix-huitième livraison dans laquelle ont été recensés les livres culturels et
académiques édités durant les années 1998-1999.
– La banque de données de la Fondation du Roi Abdul-Aziz : élaborée depuis 1985, cet outil biblio-
graphique est supporté par une bibliothèque dont le rythme des acquisitions avoisine les
20.000 volumes par an, et qui accorde aux publications maghrébines / sur le Maghreb une priorité abso-
lue. Cette banque de données accessible sur Internet, offre aujourd’hui plus de 400.000 notices biblio-
graphiques dont près de 100.000 concernent directement le Maghreb. Le développement d’un système
efficace de veille bibliographique et l’acquisition à un rythme soutenu (depuis 1985) des publications
marocaines nouvelles et anciennes (livres et revues) a permis la constitution de l’un des fonds docu-
mentaires marocains les plus complets. Aussi toutes les statistiques qui vont suivre ont-elles été pui-
sées dans le système documentaire de cette Fondation.

3.3. Évolution globale de l’Édition marocaine

Le tableau ci-après montre l’évolution de l’Édition marocaine par langue, par tranche temporelle de 10 ans
et comporte l’indication de la moyenne annuelle de production. À l’examen de ces chiffres, il apparaît claire-
ment que durant le demi siècle de l’indépendance du pays, l’évolution de l’Édition s’est faite en deux temps :
une première phase allant de 1955 au milieu des années 1980, est marquée par une très faible production
éditoriale comme l’indique les moyennes annuelles au cours des trois décennies en question. Une seconde
phase allant de 1985 à 2003 1 est caractérisée par l’essor relatif de l’activité éditoriale avec cette donnée
significative : à partir de l’année 2000 le Maroc commence à publier (tous ouvrages confondus) en une seule
année, l’équivalent de ce qu’il a publié durant près d’un siècle (1865-1955) soit quelque 1 400 titres.

1. La tendance continue en 2004 et 2005, mais le choix de s’arrêter à 2003 est dicté par des considérations pratiques liées notamment au fait
que le processus d’acquisition des ouvrages et leur traitement informatique prennent du temps. Aussi les chiffres réels de la production de 2004
ne seront-ils disponibles qu’à partir de la moitié de 2005.

50
Tableau 3 : Production marocaine de livres culturels et académiques (1955-2003)

Période Nb de titres % de la Nb de titres en Nb de titres en % de la Total Moyenne


en langue production arabe langue amazighe langues production en annuelle en titres
arabe sur la décennie européennes 1 langues sur la décennie
européennes sur
la décennie
1955-64 203 48,50 % - 216 51,50 % 419 41
1965-74 409 48,50 % - 436 51,50 % 845 84
1975-84 1280 69,00 % 2 567 31,00 % 1849 185
1985-94 3069 70,50 % 14 1271 29,50 % 4354 435
1995-03 6220 77,00 % 36 1790 23,00 % 8046 894
11181 52 4280 15513

Source : Banque de données de la Fondation du Roi Abdul-Aziz

3.3.1. L’époque des vaches maigres : 1955-1984

Si on juge à partir des chiffres de la production éditoriale marocaine durant les trois décennies qui ont suivi
l’indépendance, on peut considérer que sur le plan de la lecture et de l’accès à l’écrit en général, la configura-
tion socioculturelle du pays ne différait pas sensiblement de celle de l’époque d’avant l’indépendance. L’uni-
vers de l’écrit imprimé continuait à ne concerner qu’une petite minorité de lecteurs. Aussi le livre, la revue ou
le journal, ne jouaient-ils qu’un rôle mineur dans la formation de l’opinion publique et la structuration d’un
espace partagé de débat et d’expression.
En effet, jusqu’au milieu des années 1980, le champ éditorial national avait une activité très limitée, et
paraissait subir encore l’impact des conditions culturelles et sociopolitiques de sa longue genèse. L’exiguïté
du marché et la concurrence de la production arabe orientale, notamment égyptienne et libanaise, mainte-
naient le pays dans le statut d’importateur du livre arabe produit au Moyen-Orient, et du livre français édité en
France. Par ailleurs, nombreux sont les auteurs marocains, aussi bien arabophones que francophones, qui
ont pris l’habitude de publier leurs ouvrages à l’étranger (France, Liban) à cette époque.

1. Il faut noter que plus de 98 % de ces titres sont édités en langue française.

51
Graphique 1 : Moyenne annuelle de la production marocaine de livres culturels et académiques

Établi d’après les données de la banque de données de la Fondation du Roi Abdul-Aziz

Sur le plan professionnel, les carences de l’Édition marocaine se reflétaient également dans l’étroitesse du
réseau d’imprimeurs (125 unités) et d’éditeurs (20 unités) au milieu des années 1970, regroupés principale-
ment dans les villes universitaires, Rabat et Casablanca.

D’autres facteurs sociopolitiques pourraient expliquer la situation du champ éditorial à cette époque. On
pourrait évoquer rapidement les éléments suivants :
– Le rythme relativement lent de progression de la population scolarisée, le taux élevé d’analphabétisme
et le nombre réduit de diplômés ;
– Le contrôle étatique qui limitait l’exercice des libertés publiques et le climat politique marqué notam-
ment par la confrontation entre les partis de l’opposition et l’État ;
– La politique linguistique caractérisée notamment par la rupture introduite dans les années 1970 et accen-
tuée au cours des années 1980, avec l’arabisation de l’enseignement des sciences humaines et
sociales. Cela a créé un fossé entre une élite productrice formée à l’école francophone et la base de son
lectorat soumise à la politique d’arabisation.

3.3.2. L’essor relatif de l’Édition marocaine


Le graphique no 2 illustre clairement l’accélération de tendance qui s’est opérée au milieu des années
1980. En effet, au cours de la décennie 1985-1994, la moyenne annuelle va plus que doubler par rapport à la
décennie précédente. Parallèlement à ce démarrage de la production, l’équilibre linguistique (arabe / français)
qui s’est maintenu jusqu’au milieu des années 1970, va connaître lui aussi un fléchissement profond et
continu en faveur de la production arabophone.

52
Graphique 2 : Évolution de la production éditoriale marocaine
en termes d’ouvrages culturels et académiques.

Établi d’après les données de la banque de données de la Fondation du Roi Abdul-Aziz

Il est à noter aussi l’apparition timide à cette époque du livre amazighophone, phénomène éditorial qui
connaît une certaine progression au fur et à mesure que s’affirme la revendication culturelle amazighe. Il
devrait, certainement, prendre de l’ampleur avec le travail de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM)
et la généralisation progressive de l’enseignement de la langue amazighe.
Outre les mutations socioculturelles que connaît le pays à partir des années 1980 (urbanisation, transition
démographique, multiplication des universités et augmentation de la population estudiantine avec son corol-
laire en diplômés, etc.), le nombre des imprimeurs est passé à 300 unités, tandis que celui des éditeurs s’est
élevé à 90 maisons d’édition. Le réseau des professionnels de l’édition a, par ailleurs, quitté le traditionnel
axe Casabanca-Rabat, pour s’étendre aux autres grandes villes du pays (Tanger, Marrakech, Fès, Oujda, Aga-
dir, etc.) Quant aux publications périodiques (revues et journaux), elles ont atteint en 1997 le chiffre de
581 titres (409 en arabe et 172 en français) 1.
Pour accompagner cette évolution, l’Association des auteurs marocains pour la publication (A.A.M.P.) a vu
le jour en 1983. Elle publia la revue al-Kitab al-Maghribi (Le livre marocaine), périodique bibliographique signa-
létique et analytique de la production éditoriale marocaine. Elle sera également à l’origine de plusieurs initia-
tives éditoriales (rééditions et traductions) dont la plus prestigieuse sur le plan scientifique, est, sans doute,
Maalamat al-Maghrib, une encyclopédie générale de grande valeur intellectuelle sur le Maroc 2. Par ailleurs,
l’amélioration progressive de la qualité éditoriale, esthétique et des normes de fabrication du livre chez de
nombreux éditeurs marocains, va permettre pour la première fois dans l’histoire de l’Édition marocaine, une
pénétration du marché moyen-oriental. La qualité des traductions arabes réalisées au Maroc et la renommée
acquise par certains intellectuels marocains (A. Laroui, M. A. Jabiri, T. Abderrahmane, M. Miftah, A. Kilito, T.

1. Voir : Les cahiers de la documentation marocaine, numéro spécial consacré à la presse marocaine. Rabat : Éd. du Ministère de la com-
munication, 1997.
2. Cette œuvre monumentale n’est pas encore achevée. Elle est actuellement à son vingtième volume.

53
Benjelloun, A. Laabi et d’autres) ont contribué à la remise en question du lien à sens unique qui a marqué
depuis longtemps les relations culturelles entre le Machrek et le Maghreb.

Graphique 3 : courbe comparative de l’évolution de la production éditoriale marocaine


(livres culturels et académiques) dans les deux langues : arabe/français

Établi d’après les données de la banque de données de la Fondation du Roi Abdul-Aziz

Ainsi si on prend les trois grandes disciplines intellectuelles en termes de production, à savoir la littérature, le
droit et l’histoire (voir tableau no 3), on constate qu’à elles seules ces disciplines offrent 7878 titres, soit 51 %
des publications. Mais le fait significatif, c’est que la part arabophone dans cette production occupe 79 % de
l’ensemble, soit 6216 titres. Ces données permettent de tirer, provisoirement, les conclusions suivantes :
– Au fur et à mesure que se ferme le parenthèse culturelle coloniale et post-coloniale avec le retrait pro-
gressif de la scène culturelle des élites formées avant et au lendemain de l’indépendance, l’arabe
semble reprendre ses droits dans le champ intellectuel marocain qui, de par sa production écrite, tend à
s’approcher de plus en plus de la configuration dominante au Moyen-Orient (Égypte, Liban, Jordanie,
Irak...)
– Avec l’arabisation de l’enseignement et l’émergence d’une nouvelle élite arabophone, la tradition intel-
lectuelle d’avant le protectorat semble renaître avec le retour au devant de la scène des disciplines clas-
siques (droit, littérature, histoire).
– L’arabisation du champ éditorial va de pair avec la marginalisation de certaines disciplines qui sont res-
tées à dominante francophone. Il s’agit surtout de l’économie, de la gestion et, de façon moins accen-
tuée, la psychologie, la géographie ou les beaux arts.

54
3.3.3. Un champ disciplinaire déséquilibré
Le tableau 4 montre la répartition de la production éditoriale marocaine selon les grandes disciplines intel-
lectuelles et scientifiques.

Tableau 4 : Production éditoriale marocaine en livres culturels et académiques


par discipline et par langue (1955-2003)

Matière Nb de titres en % production Nb de titres en Nb de titres en % production Total % (production


langue arabe en arabe langue langues en langues globale)
amazighe européennes européennes
Ouvrages 384 3,50 % 1 155 3,60 % 540 3,50 %
généraux
Islam 1011 9,00 % 2 122 3,00 % 1135 7,35 %
Autres religions 18 0,20 % 0 21 0,50 % 39 0,35 %
Philosophie 364 3,25 % 0 36 0,75 % 400 2,60 %
Psychologie 80 0,70 % 0 23 0,50 % 103 0,75 %
Sociologie 612 5,50 % 0 398 9,30 % 1010 6,50 %
Politique 981 8,75 % 0 285 6,65 % 1266 8,15 %
Économie 336 3,00 % 0 944 22,00 % 1280 8,20 %
Droit 1901 17,00 % 0 688 16,25 % 2589 16,50 %
Sciences de 329 3,00 % 0 125 3,00 % 454 3,00 %
l’éducation
Gestion 56 0,50 % 0 122 3,00 % 178 1,10 %
Beaux arts 224 2,00 % 0 140 3,50 % 364 2,35 %
Linguistique 371 3,00 % 1 114 2,65 % 486 3,15 %
Littérature 2795 25,00 % 48 580 13,75 % 3423 22,00 %
Géographie 199 1,75 % 0 181 4,20 % 380 2,50 %
Histoire 1520 14,00 % 0 346 8,10 % 1866 12,00 %
Total 11181 100 % 52 4280 15513 100 %

Source : Banque de données de la Fondation du Roi Abdul-Aziz

Ces données appellent les remarques suivantes :


– Les trois grandes disciplines qui regroupent le plus de titres (littérature 22 %, droit 16,50 % et histoire
12 %) sont les mêmes qui dominaient traditionnellement le champ éditorial marocain durant l’époque
pré-coloniale. Si le droit a pris la place de l’islam, c’est qu’en fait le fiqh (droit islamique) avait occupé tra-
ditionnellement une place centrale dans la production religieuse des Marocains. On peut donc considé-
rer que dès que s’est fermée la parenthèse de la colonisation et avec l’arabisation de l’enseignement, la
tradition intellectuelle a repris ses droits en réactivant progressivement les champs du savoir préférés
par les élites marocaines.
– Trois disciplines résistent à l’arabisation et continuent à être investies essentiellement par des auteurs
francophones. Il s’agit de l’économie, la gestion et les autres religions. Cela est vrai aussi pour les publi-
cations en série, puisqu’il n’existe pas encore de journal économique arabophone, alors qu’il y en a plu-
55
sieurs en français. Quant à la rareté d’ouvrages traitant des autres religions, elle illustre parfaitement la
fermeture du système éducatif marocain à toute approche comparative des systèmes religieux.
– Les sciences sociales et humaines peinent à émerger dans le champ éditorial marocain comme en
témoignent les chiffres bas relatifs à des disciplines comme la sociologie (6,5 %), la science politique
(8,15 %), l’économie (8,2 %), la philosophie (2,6 %) ou la psychologie (2,5 %).

Graphique 4 : Production éditoriale marocaines en livres culturels


et académiques par discipline et par langue (1955-2003)

Établi d’après les données de la banque de données de la Fondation du Roi Abdul-Aziz

3.3.4. Marginalité du livre religieux : s’agit-il d’une exception marocaine ?


La place relativement réduite qu’occupe le livre religieux (7,35 %) par rapport à l’ensemble de la production
éditoriale marocaine, contraste avec le phénomène d’islamisation du champ éditorial moyen-oriental depuis
plus de deux décennies 1. Comment expliquer ce fait ? Devrait-on y voir une exception marocaine ? Peut-il y

1. En Égypte, le tiers de la production éditoriale s’inscrit dans le créneau religieux. Voir : Yves Gonzalez-Quijano, Les gens du livre : édition et
champ intellectuel dans l’Égypte républicaine, CNRS Éditions, 1998, p. 185. Pour ce qui est du Liban, il ressort d’une enquête réalisée auprès de
77 éditeurs libanais que les livres islamiques représentent 15,2 % de leur production. Voir : « Édition au Liban : réalité et espoir (étude de terrain) »
par Adnan Hammoud, in Livre et édition au Liban : réalité et politiques, Beyrouth : al-Markez al-loubnani lidirassat et Konrad Adenauer Stiftung,
2003.

56
avoir une profonde arabisation de la production éditoriale sans que cela favorise le secteur religieux de celle-
ci ?
Il faut dans un premier temps définir ce qu’on entend aujourd’hui par « livre religieux ». En fait, le champ
éditorial arabe connaît à présent deux types de publications dites religieuses :
– L’ouvrage religieux classique : il est représenté par les multiples éditions du Coran, les recueils de
Hadiths, les ouvrages de la Sira, et les textes du patrimoine islamique (Turath) en général. Ce produit édi-
torial connu par sa luxueuse reliure et ses titres en lettres dorées, avait fait son apparition au milieu du
e
XIX siècle, et constitue depuis le quasi monopole des éditeurs égyptiens et libanais. Ceux-ci rééditent
régulièrement le même corpus textuel de façon complète ou partielle, souvent anarchique et le diffusent
dans tout le monde musulman et au-delà. Au Maroc, ce genre d’ouvrages a toujours été importé du
Moyen-Orient et diffusé grâce essentiellement aux libraires réunis dans le quartier des Habous à Casa-
blanca. Quant aux textes religieux publiés localement, ils relèvent généralement, du patrimoine religieux
maghrebo-andalou (fiqh, traités mystiques, ouvrages hagiographiques, sira, etc.) Exceptés les Éditions
du ministère des Habous et deux éditeurs privés, Dar al-Furqan proche de l’association al-Islah wa
tawhid, ou les Éditions de l’association al-Adl wa al-ihssan (de A. Yassine), il n’existe quasiment pas
d’éditeurs marocain spécialisés dans la publication du livre religieux.
– Le livre dit « islamique » : c’est un phénomène éditorial massif qui est relativement récent 1. Il se dis-
tingue du livre religieux classique évoqué plus haut, par son contenu, son aspect visuel, son prix, ses
auteurs et son public cible. Il s’agit en fait d’un ouvrage bon marché, conçu selon les techniques
modernes d’édition et destiné à un public populaire. D’où sa diffusion massive qui a fait atteindre à l’édi-
tion islamique des chiffres phénoménaux en matière de tirage.

Il s’agit généralement de texte courts « écrits » par des prédicateurs dans un style parlé qui fait écho au
discours déjà entendu par le lecteur (prêches enregistrés sur cassettes, émissions de TV, prêches dans les
mosquées...) La collection du cheikh Cha’rawi constitue le modèle de produit éditorial qui jouit d’une identité
visuelle le distinguant aussi bien des livres religieux classiques que des ouvrages académiques. Quant à son
contenu, il traite de tous les aspects de la vie quotidienne ainsi que des problèmes de l’au-delà et les violents
tourments de l’autre vie qu’il décrit souvent avec force détails.
Exceptés quelques rares textes de prédicateurs marocains salafistes, cette catégorie d’ouvrage est essen-
tiellement un produit d’importation. Le salon du livre de Casablanca constituait, jusqu’aux événements du 16
mai 2003, l’occasion périodique de l’entrée massive de ces livres au Maroc. Tout indiquait que ce produit
répondait à une demande culturelle réelle et qu’il rencontrait un lectorat massif se recrutant notamment dans
les couches citadines instruites.
Si l’importation massive d’un livre religieux bon marché empêchait l’éclosion d’une édition religieuse
locale, on peut aussi considérer que le recours des jeunes notamment aux cassettes (audio et vidéo) en
matière de culture religieuse constituait un obstacle supplémentaire à l’émergence d’un produit religieux
imprimé endogène. Par ailleurs, l’usage de la parole vive (cassette) dans la formation religieuse de la jeu-
nesse marocaine notamment les étudiants des départements des études islamiques reste, à ce jour, un phé-
nomène très mal connu et non étudié. Cependant, c’est un fait qui pourrait contribuer à l’explication de la
rareté d’une production religieuse écrite locale, alors même que des dizaines de milliers d’étudiants sont for-
més depuis près de trois décennies dans des départements d’études islamiques disséminés à travers tout le
pays.

1. Les observateurs de la scène éditoriale égyptienne font remonter son apparition sous sa forme actuelle au salon du livre du Caire de 1983.
Voir : Yves Gonzalez-Quijano, ibid. p. 193.

57
3.3.5. La traduction : un potentiel sous-utilisé

Il est fréquent d’entendre des chercheurs arabes moyen-orientaux faire l’éloge des traductions réalisées
par les Marocains. En effet, certains intellectuels nationaux ont mis en valeur leur proximité linguistique et
culturelle par rapport à la scène intellectuelle française pour traduire de nombreuses œuvres (littéraires, philo-
sophiques et linguistiques). Ces traductions on été bien reçues dans le monde arabe, d’autant plus que la
renommée des auteurs français de ces textes notamment ceux des années 1970, était mondiale. Cependant
le bilan de la traduction marocaine depuis l’indépendance (quelque 539 titres), à l’image de la traduction dans
le reste du monde arabe, est maigre et reste en-deçà des défis posés par l’abondance de la production mon-
diale et les besoins arabes en la matière.

Tableau 5 : Évolution de la traduction des livres culturels et académiques au Maroc (1955-2003)

Période Nb de titres traduits Nb de titres traduits Total % Moyenne annuelle


vers l’arabe vers les langues européennes des titres publiés
1955-64 7 4 11 2,35 % 1
1965-74 8 2 10 1,85 % 1
1975-84 31 3 34 6,30 % 3,4
1985-94 193 15 208 38,50 % 20,8
1995-03 233 43 276 51,00 % 27,6
472 67 539 100 %

Source : Banque de données de la Fondation du Roi Abdul-Aziz

Durant la décennie qui a suivi l’indépendance, le Maroc avait traduit en moyenne un ouvrage par an. Cette
moyenne annuelle a atteint près de 28 titres au cours des dernières années. En fait, l’essentiel de l’effort
s’est concentré sur la traduction du français vers l’arabe (87,5 %), impulsé notamment par le soutien finan-
cier qu’accordent les services culturels français aux éditeurs locaux. Et si les œuvres littéraires occupent une
place de choix (29,5 %) dans le corpus des textes traduits, il faut noter la présence de l’histoire du Maroc
(14,5 %) et surtout de la philosophie (11,5 %). Ainsi, faute d’une politique institutionnelle de traduction, les
efforts privés restent marqués par la dispersion, et le potentiel marocain en matière de traduction reste sous-
employé.

3.3.6. Les revues culturelles et académiques : un produit éditorial éphémère


La collection de revues marocaines, objet de cette description se compose de 379 titres 1 couvrant les dif-
férents domaines des sciences humaines et sociales comme l’indique le tableau ci-après. Excepté les maga-
zines et les hebdomadaires, le corpus inclut toutes les revues marocaines culturelles généralistes, ainsi que
celles plus spécialisées ou les périodiques d’informations scientifique, documentaire ou bibliographique. Les
titres sont généralement publiés par des institutions publiques (départements ministériels, instituts de

1. Il est question ici de la collection de revues marocaines constituée par la Fondation du Roi Abdul-Aziz et dont il est possible de consulter le
catalogue électronique à l’adresse citée plus haut.

58
recherche, facultés...), des associations professionnelles ou par des personnes. Quant à leur périodicité, elle
est très variable et oscille entre le mensuel, le bi-mensuel, le trimestriel, le semestriel et l’annuel. Mais, il faut
signaler l’énorme décalage entre la périodicité théorique de la revue marocaine et le rythme réel de sa paru-
tion.

Tableau 6 : revues culturelles et académiques marocaines réparties selon les langues et la spécialité
(1955-2003)

Discipline Nb des titres % (production arabe) Nb de titres en % (production en Totaux


en langue arabe langues européennes langues européennes)
Revues généralistes 35 14,00 % 28 21,70 % 63
Islam 23 9,20 % 5 3,88 % 28
Autres religions 0 0,00 % 0 0,00 % 0
Philosophie 8 3,20 % 0 0,00 % 8
Psychologie 1 0,40 % 0 0,00 % 1
Sociologie 7 2,80 % 11 8,54 % 18
Sciences politiques 22 8,80 % 12 9,31 % 34
Économie 6 2,40 % 26 20,14 % 32
Droit 47 18,80 % 12 9,31 % 59
Éducation 20 8,00 % 7 5,42 % 27
Gestion 0 0,00 % 5 3,88 % 5
Beaux arts 5 2,00 % 6 4,65 % 11
Linguistique 9 3,60 % 3 2,32 % 12
Littérature 46 18,40 % 3 2,32 % 49
Géographie 1 0,40 % 2 1,56 % 3
Histoire 20 8,00 % 9 6,97 % 29
Totaux 250 100 % 129 100 % 379

La configuration linguistique et thématique du corpus des revues ne diffère que très légèrement de celle
des ouvrages. Ainsi, près de 66 % des titres de périodiques sont publiés en arabe contre 34 % en langue
française. Quant à la répartition thématique, arrivent en tête les publications généralistes (63 titres), fait nor-
mal dans le cas des revues. On trouve ensuite, suivant le volume des titres, les disciplines suivantes : droit
(59 titres) ; littérature (49 titres) ; économie/gestion (37 titres) ; science politique (34 titres) ; histoire (29 titres) ;
islam (28 titres) et science de l’éducation (27 titres). Beaucoup d’autres disciplines comptent moins de dix
titres (géographie, philosophie ou psychologie).
Outre les problèmes de diffusion et l’irrégularité chronique du rythme de leur parution, les revues maro-
caines souffrent aussi d’un taux très élevé de mortalité précoce. Ainsi la moyenne d’âge des titres compo-
sant notre corpus ne dépasse pas deux ans et demi. Aussi, sur les 379 revues recensées, 200 titres (soit
53 % de la collection) ont cessé de paraître. Une telle précarité est liée à une série de facteurs dont notam-
ment les difficultés financières qu’affrontent les éditeurs de revues, qu’ils soient des individus ou des
groupes. Il n’est pas étonnant que les dix plus anciennes revues marocaines vivantes soient le produit édito-
rial d’institutions publiques ou d’associations professionnelles.

59
Tableau 7 : les vingt revues marocaines vivantes les plus anciennes

60
C’est communément admis, les revues sont des outils indispensables au développement de la recherche
scientifique, à la formation des communautés intellectuelles et à la cristallisation de courants d’idées et
d’écoles de pensée. Or, la précarité profonde et structurelle du paysage des revues marocaines ne garantit
pas l’institutionnalisation de traditions et de réseaux intellectuels de façon durable. Ainsi, sur l’ensemble de
notre corpus, plus de 151 revues ont moins de trois ans d’existence, et seulement 100 revues sont vieilles
de 10 ans et plus. Cependant, la longévité d’une revue n’est pas suffisante si la régularité de sa parution
n’est pas garantie. Ainsi, l’une des plus vieilles revues marocaines comme le « Bulletin d’archéologie maro-
caine » n’a réussi à publier depuis la date de sa création (1956) que 19 numéros. D’ailleurs, sur l’ensemble de
la collection (379), seulement 165 titres de revues (soit 43,50 %) ont dépassé le seuil du dixième numéro.

61
La littérature carcérale marocaine
État des lieux et perspectives de développement

1. Le Maroc le nouveau contexte des droits de l’Homme ...............................65


2. La littérature carcérale : le paradigme de l’humain ....................................66
3. Les perspectives ...............................................................................................67

ABDESSELAM EL OUAZZANI

63

somgt9-4 63 9/06/06, 11:20:47


64

somgt9-4 64 22/12/05, 14:24:32


1. Le Maroc et le nouveau contexte

Depuis maintenant plusieurs décennies, le respect des droits humains fait progressivement son chemin.
Le Maroc est entré en effet dans une nouvelle phase de consolidation de l’État de droit qui passe notamment
par la refonte du référentiel culturel et éthique. En témoigne le rythme accéléré des décisions prises depuis
les années 80, et en synchronie, le désir de parler, de témoigner, de relater l’expérience pénitentiaire à l’ori-
gine de l’extraordinaire foisonnement de la littérature carcérale et la volonté officielle de délier les langues
longtemps retenues prisonnières de l’arbitraire. On dénombre la publication de plus de 150 textes (témoi-
gnages, récits, romans, pièces de théâtre et recueils de poèmes).
En laissant paraître ce genre de témoignages, le Maroc montre qu’il a décidé de tourner une page de son
histoire afin d’en amorcer une nouvelle, fondée sur le respect des Droits de l’Homme qui présuppose que
l’État fait sienne « l’obligation de ne pas faire ou de ne plus laisser faire », notamment de ne pas censurer ce
genre de textes à valeur hautement testimoniale, mais surtout de ne pas répéter ces pratiques illégales.

De plus, le contexte politique national a connu l’évolution de la conscience collective par l’effet d’une dyna-
mique citoyenne nouvelle et par le combat mené par les partis politiques et les ONG qui demandaient la révi-
sion de la constitution. Le Maroc a pris un certain nombre de mesures susceptibles d’assurer une meilleure
application des dispositions juridiques concernant les Droits de l’Homme. Il y a lieu de citer notamment :
– La création du département ministériel chargé des Droits de l’Homme (1993).
– Les restrictions : limitations constitutionnelles concernant notamment l’article 35 relatif à l’état d’excep-
tion et l’article 49 lié à l’état de siège,
– Le ciblage des obstacles pour une meilleure application des Droits de l’Homme, obstacles juridiques et
sociologiques,
– La refonte du Comité Consultatif des Droits de l’Homme,
– et la création du « Diwan al Madhalim », le 10 décembre 2002.

Ce qui est visé, c’est justement l’application des instruments juridiques et constitutionnels et la création
d’une dynamique de contestation mais aussi de régulation de l’appareil de l’État par rapport aux revendica-
tions qui ont commencé à pointer en engageant des décisions sérieuses :
– Ratification de l’État marocain des conventions afférentes aux Droits de l’Homme,
– Volonté de mise à niveau des droits par rapport aux différentes clauses onusiennes chargées du respect
de ces conventions : les Droits de l’Homme figurent dans le préambule de la constitution du royaume,
– Reconnaissance par le pouvoir de l’existence de délit d’opinion et de détention politique, de détention
arbitraire,
– Projet de loi adopté par le Conseil de gouvernement du 28 décembre 2004 sur la torture considérée
désormais comme un crime. Les coupables d’actes de torture devront répondre devant les autorités
compétentes de leurs actes.

Parmi les éléments essentiels qui vont meubler activement la scène politique marocaine, il y a lieu de

65
signaler que, pour inaugurer l’année 2004, le Maroc allait réaffirmer sa volonté d’apporter des solutions qui
s’imposent pour régler le dossier des Droits de l’Homme en créant L’instance Équité et réconciliation, ins-
tance « ouverte, composée, pour moitié de membres du Conseil consultatif des droits de l’Homme, et pour
moitié d’éléments aux profils et spécialités variés, mais unis tous par une communauté de dessein, à savoir
la défense de ces droits. » Sur le même élan, cette même année, le Souverain a gracié 33 condamnés.

2. La Littérature carcérale : le paradigme de l’humain

Un tel contexte d’ouverture sur le respect des Droits de l’Homme a eu un impact important sur le volume
de la production de textes relatant l’expérience carcérale dans tout ce qu’elle a d’insoutenable. Un déplace-
ment de paradigme devait inéluctablement s’opérer du fait que sur le plan littéraire, la production est passée
d’une contestation idéologique ou d’un travail de déconstruction de l’archipel esthétique classique à l’affirma-
tion des fondements de base de l’humain focalisé sur soi dans son articulation sur la dénonciation des graves
exactions commises.
Les textes relatant le carcéral insoutenable constituent généralement un projet d’écriture qui prend racine
dans les interstices de l’être ayant souffert de la coercition et de l’abus du pouvoir. Que les auteurs soient
militaires ou civils, hommes ou femmes, ils révèlent que ce qui leur est arrivé est le produit logique de déci-
sions arbitraires et d’actions injustes ourdies et exécutées dans le mépris des droits constitutionnels et
humains. Tazmamart, Derb Moulay Chérif, le bagne de Bir Jdid, Kalât Mgouna ... sont certes des toponymes
qui renvoient à des livres mais bel et bien à des référents précis et vérifiables : il s’agit de prisons réelles,
situées géographiquement et autour desquelles a été tissée l’histoire funeste de l’incarcération arbitraire et
meurtrière.
Le récit trace ainsi le parcours narratif valorisant la représentation de la descente aux enfers afin de mon-
trer comment une telle expérience attestée a été vécue avant d’être surmontée. Il adopte en général une
structure ternaire : début, milieu et fin. Pour ce qui est du début, c’est-à-dire de la période se situant avant
l’incarcération, le témoin insiste sur une période faite de paix mais travaillée par la préparation des événe-
ments qui allaient précipiter les détenus dans un processus irréversible les menant droit à l’incarcération...
Avec le milieu, il est question de décrire dans le menu détail le mode de vie (ou plutôt de mort lente) de
l’expérience insoutenable, à laquelle correspond, de manière oppositive, le retour sur terre (la fin) et donc à la
« vie normale » et à la « liberté ». Mais cette fin n’est en aucun cas un retour à la situation initiale, car quand
bien même l’individu carcéral retrouve sa liberté, il a déjà changé ainsi que le monde qu’il retrouve, voire il
n’est plus que l’ombre de lui-même.
C’est pourquoi cette littérature qui se propose d’ériger l’événement historique procédant du témoignage à
portée correctrice vient, d’une part, comme pour restituer à l’homme son humanité à l’endroit même où le
contenu de l’expérience est négatif puisqu’il s’agit d’une configuration sémantique générale où l’homme fait
du mal à son prochain de manière illégale et sans explication légitime, et d’autre part, se constitue en tant
qu’outil de dénonciation de ce genre de pratiques inhumaines et de lutte contre toutes les formes par les-
quelles elles se traduisent.
Les témoignages racontent donc une tranche de vie concernant une personne ou un groupe de personnes
dans des situations carcérales marocaines. Procédant par narration, le récit carcéral marocain, en tant que
forme d’expression narrative biographique ou autobiographique qui puise de ces deux genres régis par le
pacte testimonial, s’inscrit dans le cadre d’une interaction avec le récepteur, certes textuel, mais également
tout Marocain ou étranger dont les attentes sont stimulées nécessairement par les organes médiatiques,
syndicaux et citoyens. De plus, ces témoignages font intervenir parfois un autre personnage, le scripteur,

66
celui qui va prendre en charge les enregistrements des témoins pour leur donner la forme et l’architecture
qui leur convient. Cette collaboration impose certainement les éléments minimaux d’un contrat entre le
témoin et le scripteur.
La littérature carcérale est la preuve incontestable qu’il existe chez l’homme un réflexe presque instantané
de conservation qui s’oppose à la machine carcérale punitive aveuglée par la déshumanisation et l’humiliation
des individus. Cette réaction naturelle se développe et se consolide au fur et à mesure que l’homme
s’adapte à sa nouvelle situation carcérale pour essayer de sauvegarder un tant soit peu de son humanité et le
respect de sa dignité. Pour ce faire, le récit carcéral nous introduit dans un monde où il est impératif pour le
détenu de croire en certaines valeurs s’il veut continuer à vivre de manière décente et espérer un jour rede-
venir un homme libre. Parmi ces importantes valeurs, il y a lieu de citer : l’esprit de solidarité, le dévouement,
le respect du règlement intérieur, la concertation et la négociation.
Dans le milieu carcéral, tout passe aussi par la communication. La survie, en particulier, est fonction de la
communication. La libération, elle, n’est pas envisageable également sans communication. Les détenus les
plus perspicaces pressentent dès le départ l’importance d’établir et de maintenir le contact à l’intérieur du
bagne comme avec l’extérieur. Parler, c’est exister, si bien que le contraire annonce la mort certaine.
Certes, échapper de l’enfer carcéral représente en fait le désir le plus cher de tous les détenus. C’est cet
espoir caressé depuis de très longues années d’incarcération qui a donné un sens à leur vécu quotidien – si
un sens peut encore exister après le non-sens de leur destin. S’ils se sont accrochés à la vie malgré l’enfer
qui la caractérise, c’est parce qu’au fond d’eux-mêmes ils croyaient que le jour de leur libération viendra, tard,
très tard, mais qu’il viendra. De même, comme nous l’avons vu, ce sont des personnages qui ne sont pas
restés passifs face à l’extrême détresse. Ils allaient multiplier les actions pour faire entendre leurs voix et atti-
rer la sympathie de l’opinion publique et notamment celle des organisations internationales des Droits de
l’Homme.

3. Les perspectives

L’éclairage apporté par les différents témoignages écrits représente la preuve que le Maroc affronte coura-
geusement une partie de son histoire occultée non pas pour s’en débarrasser, mais pour s’en souvenir dans
une visée dissuasive et pour avancer dans le projet de l’assainissement de ce dossier.
Dans le prolongement de cette littérature du carcéral arbitraire focalisé sur le « devoir de mémoire » et sa
pertinence symbolique dans la perspective du « jamais plus », l’État marocain, lui, a proposé, notamment à
travers l’Instance Équité et Réconciliation, une approche qui procède par réparation et réconciliation. Cette
approche constitue un levier important pour faire correspondre le devoir de mémoire avec le droit à l’apaise-
ment. En effet, afin de ne pas céder au démon de l’oubli, ni vampiriser le passé, la reconstruction du passé
par la littérature carcérale s’opère selon l’usage noble de la mémoire sur le plan de l’écriture où malgré l’hor-
reur vécue pendant de longues années ainsi que toutes les exactions subies après la mise en liberté, il y a
généralement une retenue dans le discours des témoignages au cours de la remémoration qui n’affiche pas
nécessairement la tendance à la vengeance. Une telle retenue a été tout récemment encore observée lors
des auditions publiques télévisées (débutées le 21 décembre 2004) où certaines victimes sont venues appor-
ter leurs témoignages émouvants et raconter l’horreur du vécu carcéral arbitraire.
De la littérature carcérale il est bien aisé en définitive de tirer une didactique utile à l’apprentissage du res-
pect des droits humains, l’un des piliers de la vraie démocratie. La question qui se pose maintenant concer-
nerait l’approche à adopter pour que cette littérature devienne effectivement un catalyseur du lieu de

67
mémoire apaisée, un bon aiguillon d’éthique et d’équité et un outil didactique de socialisation, de com-
munication et d’éducation aux droits humains.
Sans doute, grâce à la littérature carcérale et aux témoignages oraux télévisés, aux pièces de théâtre et
aux films qui passent maintenant dans les deux chaînes nationales, le Maroc est entré dans une nouvelle ère
où la dénonciation des exactions démesurées et injustes va de pair avec le pardon généreux des victimes qui
ne cessent de lancer l’appel à la vigilance. La perspective qui semble se dessiner actuellement converge vers
la création d’un observatoire des droits de l’homme au Maroc. Si un tel projet devait se concrétiser, les déra-
pages éventuels de l’arbitraire pourraient sensiblement diminuer.

Le vrai respect des Droits humains oblige les acteurs concernés (responsables, décideurs, représentants,
ONG...) à élaborer des stratégies opérationnelles :
– de sensibilisation et d’éducation pour répandre plus en profondeur la culture des Droits humains chez les
jeunes et les adultes,
– de formation et de formation de formateurs des acteurs officiels relevant des départements ministériels
concernés (Justice, Police...),
– de lutte contre le sentiment de l’injustice, celui de ne pouvoir parler et témoigner, celui qui consiste à se
sentir encore plus marginalisé en plus du stigmate de l’arbitraire, d’où la nécessité de démocratiser la
publication et la diffusion des témoignages de manière à donner plus d’espace aux femmes et à leurs
familles pour qu’elles se débarrassent une bonne fois pour toutes de leur hantise et du cauchemar
qu’elles ont vécu.
– de consolidation du processus de la reconnaissance, la réconciliation et la réparation.

68
Dynamique de la situation linguistique :

1. Une pluralité linguistique de fait .................................................................... 71


2. Revitalisation de l’amazighophonie................................................................ 73
3. Arabisation et dominance symbolique ......................................................... 75
4. Francophonie et dominance matérielle ........................................................ 79
5. Anglophonie et nouvelle technostructure ................................................... 81
6. Usages politiques des langues et projet de société .................................. 83

Références bibliographiques ...............................................................................85

AHMED BOUKOUSS

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L’approche anthropologique du développement humain accorde une place importante aux ressources
symboliques de l’Homme, notamment la culture et la langue. L’argument qui est au fondement de cette
approche est que la culture, dans son acception générale, constitue un facteur structurant de la pensée et de
l’action humaines. Aussi l’établissement du diagnostic de la situation linguistique et la formulation de proposi-
tions de développements prospectifs constituent-t-ils une contribution dans la perspective de l’élaboration
d’une vision stratégique nationale. Ce texte s’inscrit dans ce cadre, il est spécifiquement dédié à l’analyse de
la structure et des mécanismes de fonctionnement du champ des langues au Maroc.

1. Une pluralité linguistique de fait

L’analyse macrosociolinguistique de la situation prévalant au Maroc indique qu’elle est marquée par la
diversité des idiomes et par une dynamique remarquable qui se traduit par la coexistence des langues à tra-
vers la juxtaposition, la superposition ou l’enchâssement de leurs usages. En effet, à côté des langues natio-
nales, l’arabe et l’amazighe, coexistent des langues étrangères, notamment le français et, de façon
marginale, l’espagnol et l’anglais. Ces langues se distinguent grosso modo par leur statut, leurs fonctions et
leurs usages. Le multilinguisme de facto qui caractérise cette situation a des effets divers dans des
domaines aussi importants que l’éducation, la formation, la culture et l’économie. Aussi, l’enjeu majeur pour
le Maroc de demain réside-t-il dans la gestion rationnelle, fonctionnelle et équitable de cette pluralité.

La réalité sociolinguistique de cette situation ressort assez clairement des données démolinguistiques que
livrent le recensement de la population effectué en 2004. Ces données sont exposées dans les tableaux sui-
vants :

Population amazighophone et arabophone ( %)

Langue Amazighe Arabe marocain Total


Urbain 21 79 100
Rural 34 66 100
Ensemble 28 72 100

71
Population de 10 ans et plus selon les langues lues et écrites ( %)

Langues lues et écrites 1994 2004


Néant 52,7 43,0
Arabe 14,7 17,3
Arabe + Français 23,8 30,3
Arabe + Français + Autre langue 5,6 9,1
Arabe + Autre langue (sans fr.) 0,1 0,1
Autre cas 3,1 0,2

Il convient de souligner au sujet de ces données que c’est pour la première fois que les résultats d’un
recensement tiennent compte de la variable langue, ce qui représente un progrès par rapport aux recense-
ments précédents. Il faut néanmoins noter que les données relatives à la population amazighophone sont
sous-dimensionnées et par conséquent sujettes à caution pour deux raisons au moins, relevant l’une de
l’omission et l’autre de la méthode. La première tient aux conditions techniques de passation du question-
naire et au comportement parfois non professionnel des agents recenseurs par rapport à l’amazighe. La
seconde a trait au fait que la diaspora marocaine, en majorité amazighophone, n’est pas prise en considéra-
tion. Il apparaît aussi que le taux d’analphabétisme demeure élevé, surtout d’ailleurs en milieu rural et parmi
le segment féminin de la population. Nul doute que ce fléau handicape considérablement le développement
humain. Enfin, ces données impliquent que la position de l’espagnol a rétrogradé depuis l’indépendance suite
à son remplacement par le français dans les zones anciennement sous domination espagnole en tant que
première langue étrangère dans l’enseignement et l’administration. Cette décision a grandement contribué
au déclassement des élites hispanophones.

L’analyse mésosociolinguistique, quant à elle, montre que le marché linguistique est structuré en deux
champs comprenant la catégorie des langues qui constituent un capital symbolique et social faible, il s’agit
des langues maternelles (l’amazighe et l’arabe marocain), et celle des langues à fort capital, à savoir les
langues institutionnelles, notamment l’arabe standard et le français. En outre, une forte compétition s’ins-
taure entre les langues aussi bien au sein de la même catégorie qu’entre les langues des deux catégories.
En effet, par leur statut, leurs attributs et leurs fonctions sociolinguistiques, les langues sont en compétition
dans les champs de la production sociale qui dispensent tant le capital symbolique, en termes de distinction
et de reconnaissance, que le capital matériel, en termes de profits et de privilèges. Et comme les langues
n’ont ni la même valeur symbolique ni les mêmes usages sociaux, elles occupent de facto des positions dif-
férentes dans l’habitus linguistique des locuteurs. Par ailleurs, le recours par les locuteurs à la pratique du
bilinguisme et de la diglossie, l’usage fonctionnel des langues, constitue l’une des particularités du champ lin-
guistique au Maroc. Il s’agit plus généralement d’une forme de diglossie instable dans laquelle les positions
acquises par chacune des langues ne sont pas définitives, elles évoluent en fonction des rapports de forces
entre leurs usagers respectifs, leurs attitudes, leurs motivations et leurs représentations symboliques.
Par exemple, le terrain sur lequel se manifeste le conflit de la façon la plus visible est l’enseignement
public où le français est tantôt généralisé et tantôt marginalisé, tantôt adulé et tantôt honni, selon la conjonc-
ture et en fonction des rapports de forces entre les tenants de l’arabisation et les pragmatiques parmi les
concepteurs et les usagers. Nous utilisons ici la notion de conflit linguistique pour signifier les rapports de
forces existant entre les langues en contact, rapports qui reflètent au niveau de l’ordre symbolique les anta-
gonismes entre les groupes sociaux qui s’identifient à telle ou telle langue et qui s’en servent comme un
capital permettant de réaliser des profits matériels et symboliques.

72
Il ressort des recherches ayant pour objet le plurilinguisme au Maroc que les locuteurs sont engagés dans
plusieurs types de situations où le bilinguisme avec diglossie prédomine. On peut décrire ainsi cette situa-
tion : généralement, les sujets ayant pour langue première l’amazighe tendent à pratiquer la diglossie dans la
mesure où ils emploient alternativement au moins leur langue maternelle et l’arabe dialectal, les sujets alpha-
bétisés peuvent en outre utiliser l’arabe standard et éventuellement le français ; quant aux sujets dont l’arabe
est la langue première, ils peuvent être monolingues s’ils n’ont pas été scolarisés, comme ils peuvent recou-
rir à la diglossie s’ils emploient l’arabe dialectal et l’arabe standard ou encore recourir à la triglossie s’ils sont
en mesure de communiquer aussi en français ou en espagnol.

La dynamique de la situation linguistique se traduit par les changements en cours dans l’usage des
langues. Les tendances les plus significatives dans cette situation sont au nombre de quatre :
(i) l’acheminement progressif vers une forme de reconnaissance de l’amazighe après des décennies de
marginalisation ;
(ii) l’émergence d’une autre variété de l’arabe, appelée arabe médian, qui établit un continuum dans la
diglossie arabe standard-arabe dialectal, avec pour principal effet l’injection de la vitalité sociolinguis-
tique à l’arabe ;
(iii) le marquage social de l’usage du français qui risque de conduire à la fracture sociolinguistique et cultu-
relle entre le pôle arabophone et le pôle francophone comme conséquence de la dominance de l’idéo-
logie patrimonialiste ;
(iv) enfin, l’émergence de l’anglais dans le sillage de la globalisation des échanges et son imposition
comme langue universelle dans le cadre de la tertiarisation de l’économie.

2. Revitalisation de l’amazighophonie

L’amazighe a subi un processus de marginalisation institutionnelle qui a grandement contribué à la préca-


rité de sa situation, ce qui a conduit à la réduction de la masse amazighophone par l’assimilation linguistique
et culturelle tout au long de l’histoire du pays. L’amazighe constitue la langue la plus anciennement attestée
dans le pays et au Maghreb en général. En effet, des documents archéologiques de l’Égypte ancienne font
remonter l’histoire écrite des Amazighes (les Berbères) à 5 000 ans au moins. Les protohistoriens postulent
que les Amazighes se sont installés en Afrique du Nord au néolithique, certains les considèrent comme des
autochtones, d’autres comme originaires de la rive nord de la Méditerranée, d’autres encore ramènent leurs
origines au sud de la péninsule arabique. La question de l’origine demeure fortement marquée par les pré-
supposés idéologiques, celle de la population amazighe n’échappe pas à la règle. Présentement, la langue
amazighe est fractionnée en aires dialectales ; elle est employée surtout à travers les régions rurales, voire
montagneuses ; elle est cependant aussi de plus en plus en usage dans les villes, suite à l’exode rural, à
l’urbanisation des régions amazighophones et à la migration externe.
Avant la création de l’Institut Royal de la Culture Amazighe, les élites amazighophones, dans la perspective
de la sauvegarde et de la promotion de leur culture, ont initié des stratégies de développement extra-
institutionnel, par des actions individuelles et dans le cadre associatif. Ces actions ont principalement visé le
rayonnement culturel dans le but de faire émerger une conscience moderne de l’identité amazighe, la reven-
dication des droits linguistiques et culturels, la création des conditions de la mise à niveau des expressions
culturelles et artistiques par la modernisation de la langue, de la musique et de la chanson et l’accès à
d’autres formes d’expression comme la presse écrite, les médias audio-visuels, le cinéma et le théâtre. Le

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travail accompli, souvent dans des conditions politiques et idéologiques difficiles, a permis de réaliser des
progrès substantiels tant au niveau de la position de la problématique amazighe (voir la Charte d’Agadir
(1991) et le Manifeste pour la reconnaissance de l’amazighité du Maroc (1999) qu’au niveau de l’opérationna-
lisation de certaines actions. Ainsi, l’usage écrit de l’amazighe a-t-il fait des progrès substantiels, notamment
dans les domaines de l’édition et de la presse. Il existe, en effet, un certain nombre d’ouvrages de littérature
rédigés en amazighe, dont la plupart sont des recueils de poèmes, des nouvelles et des traductions. À cela il
faut ajouter des périodiques totalement ou partiellement rédigés en amazighe, comme Le Monde Amazighe,
Agraw Amazighe, Tasafut, Tamunt. Le répertoire oral de cette langue s’enrichit également par son emploi
dans le théâtre et l’audio-visuel, notamment dans le film vidéo et dans certains contextes formels comme les
conférences et les rencontres associatives portant sur la langue et la culture amazighes. L’amazighe est éga-
lement employé dans les discours politiques et les réunions des conseils communaux dans quelques régions
amazighophones. Néanmoins, la portée des actions extra-institutionnelles s’est révélée limitée du fait de
l’étroitesse de la marge de manœuvre du tissu associatif et de la faiblesse des moyens financiers, matériels
et logistiques dont il dispose.

La situation de l’amazighe va connaître un changement qualitatif à partir de 2001 après les discours de Sa
Majesté Mohammed VI, notamment le discours du Trône (30 juillet 2001) et le discours d’Ajdir (17 octobre
2001) et la création de l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) qui s’ensuivit. Une nouvelle stratégie
culturelle est alors initiée dans le domaine de la politique culturelle et linguistique. Le cadre référentiel dans
lequel s’inscrit cette politique s’articule autour de deux axiomes : le constat de la pluralité linguistique et
culturelle de la société marocaine et le caractère national de l’amazighe. Suivant ce référentiel, six arguments
principaux fondent la légitimité de l’amazighité :
(i) c’est une donne historique qui plonge ses racines au plus profond de l’histoire et de la civilisation maro-
caines ;
(ii) elle constitue un élément essentiel de la culture et du patrimoine marocain commun à toutes les
composantes de la communauté nationale sans exclusive ;
(iii) elle représente l’un des symboles linguistiques, culturels et civilisationnels de la personnalité maro-
caine ;
(iv) sa promotion constitue un levier important dans le projet de société démocratique et moderniste
auquel aspire le Maroc ;
(v) sa prise en charge relève de la responsabilité nationale ;
(vi) enfin, l’amazighité doit s’ouvrir sur le monde moderne pour réaliser les conditions de son épanouisse-
ment.

Sur le plan opérationnel, l’implémentation de la politique de promotion de l’amazighe est du ressort de


l’IRCAM. Le dahir portant création et organisation de l’IRCAM définit sa mission et son organisation comme
une institution publique créée auprès de Sa Majesté et placée sous sa tutelle. La finalité de son action est de
créer les conditions de la revitalisation de la culture amazighe afin de combler les multiples lacunes de la
langue et de la culture qui souffrent dramatiquement d’un besoin de mise à niveau après des siècles de mar-
ginalisation et de sous-développement. La mission spécifique de cette institution est ainsi de contribuer à la
préservation et à la promotion de la culture amazighe, notamment dans les domaines de l’éducation, de
l’information et de la vie publique en général à l’échelon national, régional et local.

Trois années seulement après sa création, L’IRCAM s’impose comme le pôle de référence dans son
domaine d’expertise. Il a à son actif quelques dizaines de publications en amazighe, en français et en arabe,
cette production en volume et en qualité ce qui a été publié au Maroc sur l’amazighe depuis l’indépendance.
Ces publications couvrent les différents champs de la connaissance, notamment l’aménagement linguis-

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tique, l’éducation, l’histoire, la littérature et les arts, l’anthropologie, la traduction et les NTIC appliquées à
l’amazighe.
Dans le domaine de ses compétences, les champs considérés comme prioritaires sont l’éducation et les
médias. Dans le domaine de l’éducation, l’IRCAM, en collaboration avec le Ministère de l’Education Nationale
élabore les curricula, confectionne les supports pédagogiques (sur papier et sur cd multimédia) et contribue à
la formation des enseignants. La conception de polices et de claviers tifinaghes ainsi que la codification de la
graphie tifinaghe ont été une réussite exemplaire de l’IRCAM, à telle enseigne que la graphie tifinaghe-ircam
est devenue la base de la norme agréée par ISO-UNICODE et adoptée à l’échelle internationale. L’enseigne-
ment de l’amazighe en tant que matière a débuté en 2003 dans environ 350 écoles. Selon les prévisions du
Ministère de l’Education, cet enseignement est censé se développer progressivement pour être élargi à
terme à l’ensemble des cycles de l’enseignement et de l’éducation sur tout le territoire national. En dépit de
problèmes techniques qui entravent le déroulement normal de l’insertion de l’amazighe dans l’éducation, les
progrès accomplis dans ce domaine sont substantiels. Il ne fait pas de doute que grâce à la volonté politique,
au goodwill des opérateurs de l’éducation aux niveaux central et régional et à la compétence des concep-
teurs de supports pédagogiques, l’amazighe sera en mesure d’apporter une plus-value non négligeable à
l’édification d’une école marocaine dispensatrice de savoir, de savoir-faire et savoir-être en terme d’enracine-
ment de l’école dans son environnement culturel et linguistique.
Dans le domaine médiatique, en collaboration avec le Ministère de la Communication, des avancées signi-
ficatives sont faites pour assurer une meilleure présence de la culture amazighe au niveau des différentes
chaînes de télévision publiques en vertu des stipulations du cahier des charges élaborés et contresignés par
la Haute Autorité de la Communication et de l’Audio-visuel, le Ministère de la Communication et la Société
Nationale de la Radiodiffusion et de la Télévision. Naguère exclue de la télévision, la culture amazighe fait
progressivement sa place dans le cadre de la production et de la diffusion en termes d’informations, de pro-
grammes éducatifs et culturels, de loisirs, de téléfilms, de chansons et de représentations théâtrales. Il est à
espérer que le secteur de l’audio-visuel privé suivra. Il convient, enfin, de souligner que l’habilitation, la
compétence et le professionnalisme des opérateurs et des promoteurs de l’amazighe dans le domaine de
l’audio-visuel constituent la condition sine qua non de la réussite du positionnement qualitatif de l’amazighe.
Les efforts consentis au niveau politique et opérationnel en vue de la promotion de la culture amazighe
commencent à donner des résultats tangibles. Ce n’est que justice et équité pour la communauté nationale
qui aspire dans son intégralité à vivre conformément au principe vertueux de l’unité dans la pluralité.
Jouant pleinement son rôle de catalyseur, la société civile revendique un statut constitutionnel pour l’ama-
zighe pour garantir l’effectivité des mesures prises dans le cadre des institutions. Considérant que l’amazighe
en tant que langue autochtone du Maroc et que la culture qu’il véhicule constitue une valeur centrale dans le
système de représentations symbolique de la communauté et que la jouissance des droits linguistiques et
culturels fait partie des droits humains inaliénables, il convient de lui assigner un statut de jure au niveau de la
constitution et non plus seulement le statut de facto de langage natif vernaculaire. Ainsi, Il n’aurait plus
essentiellement le statut de marqueur linguistique de l’appartenance à l’identité amazighe mais le statut offi-
ciel de langue institutionnelle au niveau national.

3. Arabisation et dominance symbolique

L’arabe standard et le français sont les langues les plus recherchées sur le marché des langues, mais leurs
valeurs ne sont ni égales ni constantes. En effet, leur valeur est fonction du champ dans lequel ces langues
sont employées par les acteurs sociaux. Par exemple, la maîtrise de l’arabe standard donne accès à un cer-

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tain nombre de professions en rapport avec les domaines qui ont trait aux questions religieuses comme
l’enseignement originel, l’imamat, les habous etc., ou ceux qui sont en rapport avec la justice comme la judi-
cature et le barreau, ou encore l’enseignement des lettres arabes, des études islamiques et des sciences
humaines. En revanche, le français constitue le sésame des secteurs de l’économie moderne, notamment
les services. C’est ainsi, par exemple, que le candidat à l’embauche dans une entreprise pour un poste de
responsabilité a plus de chances d’être recruté s’il a une bonne maîtrise de la langue française. De la même
manière, sur le marché matrimonial, une jeune fille a plus de chances d’être prise pour épouse par un jeune
cadre dynamique si elle est en mesure de faire acquérir le code culturel et linguistique français à sa progéni-
ture. L’acquisition de ce capital se fait essentiellement dans le cadre de l’institution scolaire ; nous retrouvons
ici la fonction bien connue de l’école en tant que lieu de production et de reproduction des langues et des
cultures dominantes.
La valeur du capital symbolique est déterminée par la nature et le statut de l’institution qui l’octroie. Nous
savons, en effet, que l’arabe standard constitue la langue d’enseignement dans les établissements publics et
dans certains établissements privés, notamment dans l’enseignement dit originel (at-taClîm al-asil). Dans la
mesure où la maîtrise du français par les élèves de l’enseignement public demeure rudimentaire, l’on peut
dire que l’arabe standard constitue la langue de l’enseignement fondamental ; cette langue représente de ce
fait le capital linguistique minimum vital pour les enfants issus généralement des classes populaires. En
outre, L’arabe standard, exclu de l’enseignement universitaire technique et scientifique, se trouve dans une
position qui en fait de facto la langue de la tradition arabo-musulmane. Or, pour s’imposer sur le marché lin-
guistique et occuper ainsi les champs où se déploie la modernité, l’arabe a besoin de se revivifier et de se
moderniser.
La langue arabe, en tant que langue officielle, doit répondre aux besoins de la vie moderne et par
conséquent être modernisée si l’on veut en faire un outil performant permettant l’accès de la société maro-
caine au développement économique et social endogène. C’est dans cette perspective l’État marocain a créé
en 1960 l’Institut d’Études et de Recherches pour l’Arabisation (I.E.R.A) en lui assignant pour tâche la promo-
tion et la réalisation de la politique d’arabisation de l’enseignement et de l’administration.
Le terme arabisation n’est pas heureux tant il prête à équivoque. S’il s’agit d’une opération ayant pour
objectif l’arabisation ethnique, ce serait un projet idéologique qui vise l’assimilation des Marocains amazig-
hophones ; en revanche, s’il s’agit d’un projet de normalisation linguistique appliquée à l’arabe, l’arabisation
serait une procédure relevant de l’aménagement linguistique dans le cadre de la politique de l’État.
L’arabisation a également une dimension symbolique en rapport avec l’indépendance culturelle du pays.
En effet, le recouvrement de l’identité culturelle nationale est conçu par tous, intellectuels, organisations poli-
tiques, syndicales et culturelles, comme un principe intangible dont la finalité est d’enrayer la présence de la
francophonie jugée envahissante dans les secteurs de l’enseignement, de l’administration et de la formation
des cadres. Rappelons que, de temps à autre, des intellectuels éprouvent le besoin de réaffirmer ce credo.
Par exemple, dans un manifeste signé par Des oulémas, des intellectuels et des hommes de pensée du
Maroc, cette présence massive du français est considérée comme portant préjudice à l’intégrité de la per-
sonnalité culturelle nationale, selon les termes mêmes du manifeste (v. Souali et Merrouni, 1981 : 422). Il y
est également considéré que le français, en occupant une position privilégiée sur le marché linguistique
national au détriment de la langue arabe, il « porte atteinte à la souveraineté nationale et à la foi islamique des
Marocains ». Il y est affirmé aussi que le français « corrompt la jeunesse non seulement dans sa compétence
linguistique mais aussi dans ses valeurs morales et spirituelles ». Enfin, au nom de la légitimité historique,
politique et religieuse de la langue arabe, les signataires du manifeste demandent à l’État de conforter cette
légitimité en intervenant pour soutenir l’arabe dans sa compétition avec le français ; en d’autres termes, en
exerçant un monopolisme d’État sur le marché des biens symboliques. Cependant ce discours à l’apparence
réducteur ne prétend pas verrouiller le marché linguistique, une fenêtre est offerte aux langues étrangères,

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et les signataires d’ajouter (Idem : 423) : « L’arabisation n’est aucunement en contradiction avec l’étude des
langues vivantes étrangères, comme elle ne contredit pas notre désir d’ouverture sur la civilisation du XXe siè-
cle ».
Les forces sociales qui soutiennent ce discours se recrutent parmi les lauréats de l’enseignement originel
dispensé notamment à l’Université de la Qaraouiyine de Fès, à la Faculté de la langue arabe de Marrakech et
leurs annexes, aux lauréats de Dar Al hadith Alhassania, et des départements d’études islamiques dans les
facultés, etc. Il est aussi soutenu par les lauréats de l’enseignement public arabisé et par les élites arabistes
et les élites fondamentalistes. Il serait néanmoins erroné de croire que le discours pro-arabisation est
conforme uniquement aux convictions des élites traditionalistes. Il n’existe pas, en effet, de discours anti-
arabisation déclaré, on peut même dire qu’il y a quasiment unanimité sur la nécessité d’arabiser les institu-
tions publiques en substituant l’arabe standard au français. Les élites modernistes développent en général le
même discours, même si les conditions et les modalités de l’arabisation sont analysées différemment par les
uns et les autres. Pour Laroui (1982), par exemple, l’arabisation est une nécessité historique qui conditionne
le développement et l’indépendance du pays. Il précise cependant qu’il s’agit non pas d’imposer la langue
arabe classique archaïque et figée, celle de la poésie antéislamique, mais de créer une langue arabe
moderne, de masse et scientifique, un arabe rénové sur les plans de la graphie et de la grammaire, capable
de véhiculer la science et la technique. Il est donc entendu qu’un jugement qui mettrait en question l’arabisa-
tion est considéré politiquement et idéologiquement incorrect.
La création de l’IERA répond précisément à l’exigence de la modernisation de la langue arabe. En effet,
pour les promoteurs de cet Institut, le processus d’arabisation vise un double objectif, celui de permettre à
l’arabe de recouvrer le statut et les fonctions qui étaient les siens avant l’ordre colonial et celui de faire de
cette langue le véhicule du savoir technique et scientifique moderne. Les modalités d’accomplissement de
cette tâche sont définies dans le cadre de ce que Lakhdar-Ghazal (1976) a appelé l’arabisation de niveau,
conçue comme « une doctrine de l’aménagement linguistique arabe moderne qui devrait préserver notre
identité culturelle totale, passée, présente et future ». Cela présuppose le dépassement des handicaps
actuels qui empêchent l’arabe d’être une langue compétitive sur le marché linguistique mondial, à savoir le
caractère non fonctionnel de sa graphie, l’insuffisance des terminologies scientifiques et techniques, l’inadé-
quation de l’enseignement de la langue arabe et le manque de coordination entre les chercheurs et les déci-
deurs en matière d’aménagement linguistique. L’objectif ultime de l’arabisation de niveau vise à faire de la
langue arabe la langue de la science et de la technologie. Cette approche comporte trois méthodologies, une
méthodologie scientifique ayant pour objectif de développer la langue de l’avenir, une méthodologie tech-
nologique appliquant la technologie informatique à la langue arabe et enfin une méthodologie organisa-
tionnelle permettant de planifier et de coordonner l’arabisation de niveau à l’échelon local, arabe et
international.

La finalité du discours sur l’arabisation est en définitive la légitimation de la langue arabe en tant que langue
de la modernité en vue de la conforter dans sa lutte contre le français. Cette légitimation repose sur des argu-
ments variés :
(i) un argument d’ordre religieux : l’arabe est la langue de la religion islamique, elle est donc sacrée ; c’est
aussi la langue qui unit la ’umma islamique,
(ii) un argument d’ordre historique : l’arabe est la langue de l’État marocain du VlIIè siècle à nos jours, sans
discontinuer,
(iii) un argument d’ordre culturel : l’arabe est le véhicule du patrimoine arabo- musulman,
(iv) enfin, un argument d’ordre idéologique : l’arabe est le ciment de la Nation Arabe.

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Si telle est la substance de la représentation qui est donnée de l’arabe dans le discours dominant, il
convient de confronter le discours avec la réalité en examinant dans la pratique sociale le comportement lan-
gagier des locuteurs, leurs attitudes et représentations à l’égard de l’arabisation. Pour ce faire, l’on aurait sou-
haité exploiter des recherches satisfaisant aux conditions d’exhaustivité et de fiabilité, mais les études
empiriques ne sont pas nombreuses et celles dont nous disposons ne couvrent qu’un secteur limité de la
population marocaine, à savoir le milieu scolaire et celui des cadres. Une investigation dans les milieux popu-
laires non alphabétisés, de résidence urbaine et rurale permettrait certainement d’approcher le phénomène
dans sa réalité globale. Cette réserve posée, il faut bien admettre que les recherches réalisées jusqu’ici
contribuent à combler une lacune importante.
Approcher la façon dont la question de l’arabisation est perçue et vécue par les acteurs sociaux impliqués
dans ce processus peut fournir des indices précieux sur les facteurs qui favorisent ce processus et ceux qui
le bloquent. En d’autres termes, le succès ou l’échec de l’arabisation ne dépend pas seulement des utopies
des idéologues, des options des concepteurs de méthodologies et des choix des décideurs, l’attitude des
sujets est un élément décisif dans l’issue du processus. Les enquêtes de terrain qui tentent d’examiner par
exemple dans quelle mesure les sujets enquêtés acceptent le processus d’arabisation ou au contraire pré-
fèrent maintenir le bilinguisme arabe-français révèlent que la catégorie des cadres déclare pratiquer préféren-
tiellement le bilinguisme arabe standard-français, les deux langues sont ainsi utilisées dans un grand nombre
de domaines de la pratique sociale aussi bien sur le plan de l’écrit que sur celui de l’oral. La conclusion qui
l’on tire de ces études semble indiquer que l’arabisation ne s’accompagne pas nécessairement de la régres-
sion de l’usage du français, on assiste plutôt à l’affirmation d’une tendance au maintien du bilinguisme (v.
Boukous, 1995).

D’aucuns considèrent que le processus d’arabisation se transmue en discours idéologique (cf. Moâtas-
sime, 1992) parce qu’il est pris en défaut sur le terrain de la praxis, de la modernité, de la capacité de trans-
mettre la science et la technologie. Dès lors, il est interprété comme une stratégie de légitimation de l’arabe
standard à l’égard à la fois des langues maternelles et des langues étrangères. En effet, dans le discours pro-
arabisation, l’arabe standard est présenté comme l’outil linguistique de l’unification symbolique du pays,
c’est-à-dire la langue officielle qui transcende les parlers et les dialectes, lesquels sont marqués par le loca-
lisme et le régionalisme ; c’est le moyen d’expression des décisions institutionnelles émanant du centre,
c’est donc la langue de l’unité nationale face aux forces particularistes. D’un autre côté, l’arabe standard se
pose face aux langues étrangères comme l’expression de la souveraineté nationale, celle qui fonde l’identité
du pays dans le concert des nations et affermit son appartenance symbolique à la communauté arabe. De
ceci et de cela on peut comprendre que l’arabe standard se prévaut de son statut de langue officielle, celui
qui lui est octroyé par la Constitution, pour revendiquer un autre, celui de langue nationale. Le monopole de
ces deux statuts complémentaires a pour fonction argumentaire de disqualifier les autres idiomes, locaux et
étrangers. En outre, à la légitimité d’ordre civil, l’arabe standard ajoute une autre, essentielle, qui est de
l’ordre du sacré, elle lui est conférée par la religion musulmane du fait qu’il est la langue du Coran. L’arabe
standard se trouve ainsi paré d’une légitimité plurielle, pluridimensionnelle.
En dernière analyse, il appert que le processus d’arabisation, en tant que stratégie de légitimation de la
dominance symbolique, a pour finalité de faire en sorte que l’arabe standard puisse reconquérir sa légitimité
en s’imposant comme la langue nationale institutionnelle revitalisée et modernisée. Mais, ainsi que l’ont
montré les études empiriques réalisées sur la question, le processus d’arabisation est toujours en cours,
certes il a conduit à arabiser de larges secteurs du système éducatif et de l’administration sans pour autant
investir les champs propres aux langues maternelles et sans entamer en profondeur les positions du fran-
çais.

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4. Francophonie et dominance matérielle

La présence du français sur le marché linguistique marocain est dense au point d’être perçue comme por-
tant ombrage à la légitimité de l’arabe standard, nous l’avons constaté en examinant le statut de cette langue
et les champs sociaux dans lesquels elle est employée. De toute évidence, le poids de cette présence pèse
lourdement sur le marché linguistique en raison de la force logistique dont bénéficie le français sur les plans
économique, financier et politique. Rappelons que la France constitue le principal partenaire économique du
Maroc, c’est le premier fournisseur, le premier client et le premier investisseur étranger. La France est aussi
le premier pays formateur de cadres marocains à l’étranger. Notons également que la plus forte commu-
nauté marocaine résidant à l’étranger se trouve en France et qu’inversement la communauté française la
plus nombreuse résidant hors de l’Hexagone vit au Maroc. Ce sont-là autant d’indicateurs qui éclairent la
position privilégiée du français.
En effet, la position du français sur le marché des biens symboliques est sinon l’indice d’une forte dépen-
dance à l’égard de la France du moins l’indicateur de relations privilégiées avec ce pays, en témoignent de
façon éclairante les accords bilatéraux de coopération économique, technique et culturelle, en plus de la coo-
pération à caractère stratégique. En outre, le Maroc participe aux Conférences des Chefs d’État et de Gou-
vernement des pays ayant en commun l’usage du français (Sommets de la francophonie) et adhère à certains
organismes qui se réclament de la francophonie, Le Maroc et la France sont également liés par La Conven-
tion Culturelle Bilatérale ainsi que par les différentes conventions signées entre par les université marocaines
et les universités françaises.
Sur le plan médiatique, la position du français est renforcée par les chaînes radiophoniques comme Radio
France Internationale (RFI) et, sur le plan local, par Radio Méditerranée Internationale (Médi 1), la radio du
Maghreb, ainsi que par la chaîne de télévision 2M, lesquelles fonctionnent en arabe et en français et consti-
tuent le plus sérieux appui audio-visuel de la francophonie. Sur le plan de la presse écrite, le marché marocain
est ouvert à la presse internationale, on y observe cependant la prédominance de la presse étrangère franco-
phone, notamment française. La presse marocaine est aussi largement francophone, les principales organi-
sations politiques, toutes tendances confondues, possèdent un organe en langue arabe et un autre en langue
française ; de même, les maisons d’édition locales publient les ouvrages rédigés aussi bien en arabe qu’en
français. Au niveau de la stratégie médiatique, les chaînes françaises sont bien positionnées, notamment la
chaîne TV5 qui joue probablement déjà le rôle du plus grand diffuseur audio-visuel de la culture française et
de la francophonie.

Au Maroc, la présence massive de la langue française découle donc de la force de cette langue et de celle
de la culture française ; elle n’est donc pas une qualité intrinsèque mais bien la conséquence d’une situation
de dépendance, dépendance dans l’interdépendance selon la philosophie du mouvement de la Francopho-
nie, que le Sommet du Québec (1987 : 5) définit comme « un espace commun dont les objectifs sont : la
coopération, l’échange, le développement, la concertation politique que (les pays membres) comptent
atteindre par les voies de la solidarité et du partage ». La francophonie est aussi souvent interprétée comme
un gage permettant aux pays francophones pauvres de bénéficier de l’aide des pays francophones riches sur
les plans de l’assistance économique, culturelle et stratégique. Les tenants et les aboutissants de la franco-
phonie relèvent ainsi de l’ordre du politique, de l’économique et du culturel ; ce n’est donc pas un fait exclu-
sivement linguistique. C’est pourquoi certains milieux nationalistes estiment que le français passe du statut
de langue du colonialisme à celui de langue de l’impérialisme (v. Guessous 2003, Ghallab 1993).
Le fait de considérer que les langues fonctionnent exclusivement comme des outils de communication et
qu’elles ont des vertus en elles-mêmes, en dehors de la structure sociale, relève assurément d’une vision
idéaliste des rapports symboliques. Il ne fait pas de doute que la francophonie et l’anglophonie sont des stra-

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tégies linguistiques et culturelles qui préparent leur lit aux affaires, la culture est indéniablement liée sinon
subordonnée à l’économie politique. Ceci posé, il faut dire aussi non moins clairement que développer un dis-
cours idéologique incriminant la francophonie dans les termes du nationalisme local ou arabe ne doit pas
empêcher de considérer objectivement ce phénomène dans la pratique sociale, car le discours idéologique
contribue bien souvent à masquer des enjeux réels. Dans la réalité sociale, la motivation première qui pousse
les locuteurs à apprendre le français relève essentiellement de la volonté de s’ouvrir sur le monde occidental
et ce qu’il représente en tant que sphère de production matérielle et symbolique de la modernité. Dans les
représentations sociales, le modèle occidental occupe une position ambivalente, ici il est surtout perçu
comme le détenteur de la technologie et de la science en général. Le fait que peu de locuteurs établissent un
lien direct entre l’apprentissage du français et la connaissance de/ou l’attachement à l’Hexagone est signifi-
catif. En effet, dans la conscience individuelle, le français a une fonction instrumentale et non une fonction
intégrative, c’est-à-dire que le désir d’apprendre la langue française ne signifie pas l’identification au Français
de souche et à sa culture mais la volonté d’utiliser le français en tant que moyen d’accès à la modernité. Il est
ainsi remarquable de noter que la majorité des sujets considère le français comme une langue utile pour le
devenir du Maroc, une langue qui permet de s’ouvrir sur le monde extérieur et un code qui facilite l’appropria-
tion du savoir scientifique et technologique même si le français demeure lié à la colonisation et reste pour
une part importante de la société une langue réservée aux élites urbaines.
L’observation des usages que font les Marocains de la langue française dans les champs sociaux, compa-
rativement à ceux de l’arabe standard, conduit à noter qu’en dépit des progrès de l’arabisation dans le
domaine de l’enseignement, les étudiants et les cadres emploient souvent cette langue dans les divers
domaines et, la plupart du temps, utilisent le français plus que l’arabe standard. La valorisation de l’usage du
français dans l’imaginaire des locuteurs ne signifie cependant pas que cette langue soit un bien collectif que
tout un chacun peut s’approprier aux moindres frais. L’acquisition de ce capital suppose que le demandeur
dispose des moyens financiers nécessaires pour supporter les frais occasionnés par la formation franco-
phone par le biais des cours proposés par le Centre Culturel Français, les centres de l’Alliance Française et
les différentes institutions privées. Les acteurs sociaux sont conscients de la valeur du français sur le marché
du travail, c’est pourquoi la demande sociale est forte d’autant plus que dans l’enseignement public le fran-
çais est passé du statut de langue d’enseignement à celui de simple matière. Ainsi le niveau en français d’un
bachelier lauréat de ce type d’enseignement est-il, somme toute élémentaire, ce qui limite ses chances de
promotion par les études, car, rappelons-le, le français est la langue exclusive des études supérieures tech-
niques et scientifiques, les seules à donner accès aux métiers lucratifs, comme l’ingénierie, la médecine, la
pharmacie, l’architecture, la gestion des entreprises, etc. Ce qui, bien évidemment, avantage les enfants
issus des milieux favorisés, y compris ceux des élites traditionnelles produisant le discours idéologique pro-
arabisation. Un indicateur qui ne trompe pas : le nombre élevé des usagers marocains des établissements de
l’Agence pour l’Enseignement du Français à l’Etranger, un nombre qui atteint 85 % de la population scolaire
de ces établissements. Pour atténuer les effets de la fonction intégrative de l’enseignement français, inter-
prétée comme porteuse d’assimilation, le lobby marocain a pu obtenir depuis 1988 la création d’une Option
Internationale du Bac (OIB) où sont dispensés des enseignements franco-arabes, en l’occurrence des cours
de langue arabe, d’histoire et de géographie du Maroc, d’éducation civique et religieuse. Ce qui veut dire que
les élèves marocains y suivent grosso modo le même type de cursus que leurs homologues de l’enseigne-
ment public tout en échappant pour ainsi dire à l’arabisation de l’enseignement des sciences et en bénéfi-
ciant d’un environnement pédagogique qualitativement meilleur que celui de l’enseignement public.
Un autre indicateur qui montre l’importance du français au Maroc, c’est sa position dominante sur le mar-
ché du travail, notamment dans le secteur des services. L’on sait que, depuis environ deux décennies, une
bonne partie des lauréats de l’enseignement supérieur littéraire, scientifique et technique est touchée de
plein fouet par la crise de l’emploi. L’État essaie de prendre des mesures afin d’opérer les réajustements

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structurels nécessaires pour répondre aux nouveaux besoins du marché du travail. Le constat de l’inadéqua-
tion de la formation universitaire aux données de ce marché a conduit à poser la nécessité de réformer cet
enseignement, essentiellement en renforçant l’enveloppe horaire de l’enseignement du français, en introdui-
sant des filières appliquées susceptibles de produire des cadres opérationnels et en favorisant la création
d’institutions privées. Il apparaît à la lumière des études consacrées à la question de la demande du marché
en langues, que la valeur est accordée essentiellement à la maîtrise du français. En outre, les entreprises pri-
vées exigent la connaissance de l’anglais. Ces exigences constituent une réalité qu’aucun discours unilin-
guiste ne peut contourner, fût-il animé des meilleures intentions nationalistes.
L’examen de la place qu’occupe le français sur le marché linguistique marocain met en évidence une
contradiction qui n’est pas totalement assumée, à savoir que cette langue domine dans les secteurs de
l’économie moderne, de la culture et de la diplomatie en tant que langue véhiculaire et transactionnelle, en
dépit des progrès du processus d’arabisation. Dans l’habitus linguistique des acteurs sociaux, la francophonie
représente généralement la clé de l’accès à la modernité. Il apparaît en effet, d’après les attitudes et les moti-
vations langagières des locuteurs, que le choix que ces derniers font parmi les langues en présence sur le
marché linguistique répond à des considérations pragmatiques, en l’occurrence le choix se fait en fonction
des lois objectives qui régissent ce marché en termes de profits et de privilèges. Il apparaît ainsi que la
pesanteur historique du fait colonial, qui est explicite dans le discours nationaliste, a de moins en moins de
prise sur les consciences. Il semble même que la fonction idéologique de ce discours, cinq décennies après
l’indépendance, s’insère dans une stratégie visant à réserver l’accès à la modernité, au top management et à
la décision aux élites formées à l’école française et anglophone. C’est là un indicateur de la caducité d’une
utopie de l’indépendance, celle de la mobilité sociale par la voie de l’école. On voit donc que l’école française
a une fonction de production et de reproduction des élites, comme c’est le cas dans toutes les sociétés péri-
phériques anciennement colonisées, où la francophonie ne concerne plus la masse de la population scolari-
sée mais seulement les élites urbaines et leur descendance. Ce qui, assurément, est un atout stratégique
dans l’appropriation du pouvoir matériel.

5. Anglophonie et nouvelle technostructure

La position de l’anglais sur le marché linguistique marocain est encore faible, sans pour autant être négli-
geable. L’anglais tend à jouer le rôle d’outsider dans la compétition linguistique en vue de servir de véhicule
au transfert de technologie et d’outil d’appropriation de la modernité. Or, comme chacun sait, le transfert de
la modernité s’accompagne de celui de l’univers culturel qui l’a générée et partant participe à la restructura-
tion du modèle culturel qui l’accueille. On l’a souvent répété, toute technique véhicule une métaphysique, en
l’occurrence une métaphysique anglo-saxonne, tout comme la langue française véhicule l’univers culturel
français.
Les groupes moteurs formés à l’école anglo-saxonne ou ouverts sur la culture internationale dominante
considèrent que l’accès à la modernité n’est pas l’apanage de la langue française et que cette fonction ne
devrait pas échoir ipso facto à l’école française. Défendant leurs intérêts matériels et symboliques, ils
récusent la francophonie qui se transmue en francophilie. Pour eux, l’anglais, de par son statut de facto de
langue de communication universelle, de langue de la haute technologie, bref la langue de l’ère de la mondia-
lisation, représente un capital plus performant, plus consistant et plus fiable que le français. La force symbo-
lique de l’anglais résulte de son dynamisme à l’échelon international où il est parvenu à s’imposer
incontestablement comme la langue universelle, reléguant le français à un rang tout à fait marginal. Quelques
exemples en témoignent : l’anglais constitue la première langue de travail des organisations internationales

81
dépendant de l’ONU, l’UNESCO étant la seule organisation où l’usage du français prédomine encore ; 65 %
des publications scientifiques paraissent en anglais pour 9,8 % en français ; en Europe même, 73 à 98 % des
lycéens choisissent l’anglais comme première langue contre 17 à 30 % pour le français. Cette situation
objective conduit à penser que l’option pour la francophonie est un combat d’arrière-garde (cf. Moâtassime,
1984).
Dans le domaine des médias, une comparaison rapide des rapports de forces entre l’anglais et le français
révèle l’indiscutable supériorité de la première langue : la BBC et Voice of America possèdent respective-
ment 75 et 115 émetteurs, tandis que RFI n’en possède que 33. L’anglais constitue indéniablement la langue
de la modernité et de l’universalité. Ce constat a des répercussions sur la scène linguistique au Maroc où
l’anglais se constitue lentement mais sûrement un marché qui commence à concurrencer celui du français.
En effet, l’anglais s’affirme dans un certain nombre de champs stratégiques, notamment ceux de l’éducation
et des médias. Dans le domaine de l’éducation, l’anglais est présent aussi bien dans l’enseignement public
que dans l’enseignement privé. Dans l’enseignement public, il est enseigné comme matière dès l’enseigne-
ment collégial ; dans le supérieur, il est enseigné comme langue de spécialité dans le Département de langue
et littérature anglaises des Facultés des Lettres ; il est enseigné comme langue complémentaire dans la plu-
part des Instituts, des Écoles et des Facultés. Dans l’enseignement privé, l’anglais est enseigné dès le prés-
colaire dans quelques institutions, dès le primaire dans d’autres et généralement au collège dans la plupart
des établissements. Il existe des institutions privées où l’anglais fonctionne comme langue d’enseignement,
en particulier celles qui adoptent le système anglo-saxon en matière d’éducation. Avec la création de l’Uni-
versité Al-Akhawayn à Ifrane, on peut affirmer que le système éducatif anglo-saxon opère une avancée consi-
dérable au Maroc. Ajoutons à ces institutions le British Council, l’American Language Center et Amideast qui
offrent des cours de langue anglaise aussi bien aux jeunes qu’aux adultes en quête de perfectionnement lin-
guistique. Le livre anglais (ou américain) est présent dans les villes universitaires, notamment à Rabat et à
Casablanca, il est diffusé par des librairies dépendant des centres culturels américains et britanniques ou par
quelques librairies spécialisées, ce livre est consommé par les spécialistes en sciences exactes, médicales,
naturelles et humaines.
Dans le domaine des mass media, l’anglais est employé surtout dans la presse écrite et télévisuelle émise
à l’étranger, essentiellement à partir de la Grande-Bretagne et des USA. Les périodiques que l’on trouve sur
le marché sont importés des mêmes pays, il faut leur ajouter trois périodiques locaux Morocco Today parais-
sant de façon sporadique, Hello Morocco et The Messenger of Morocco. L’anglais parlé est présent à la radio
marocaine qui transmet des programmes quotidiens, les auditeurs reçoivent aussi des émissions anglo-
phones par le moyen des chaînes radiophoniques étrangères comme la BBC World Service et The Voice of
America. Enfin, la langue et la culture anglo-américaines sont diffusées à travers les chaînes qui arrosent le
Maroc par satellite comme World Net, CNN, Eurosport, Super Channel, Sky One, etc. L’anglais fait égale-
ment son apparition dans la publicité radiophonique et télévisuelle. Nombre d’enseignes sont rédigées en
anglais dans les grandes villes.
La présence de l’anglais est donc réelle et elle tend à se manifester dans des domaines et des usages qui
sont jusqu’ici occupés par le français, ce qui implique que ces deux langues sont, au moins potentiellement,
en situation de compétition. L’enjeu est notamment l’investissement du champ de la modernité. La compéti-
tion qui oppose l’anglais au français est perceptible à partir d’indices objectifs et subjectifs. Considérons le
champ universitaire en tant que lieu de lutte symbolique entre les deux langues pour saisir la tendance à
l’appropriation du capital linguistique par les étudiants. Parmi les indicateurs de la compétition entre l’anglais
et le français, observons les effectifs des étudiants inscrits respectivement dans les Départements d’anglais
et de français dans les Facultés des Lettres du Maroc et l’attitude des élèves et des étudiants à l’égard des
deux langues. Le premier indicateur permet de saisir le choix que font les étudiants entre les deux langues
et, partant, le nombre de lauréats spécialistes des deux langues. Ceci permet aussi de se faire une idée pros-

82
pective du nombre de cadres enseignant l’une ou l’autre langue puisque la majorité des détenteurs d’une
licence d’anglais ou de français sont recrutés dans l’enseignement. Or, le fait remarquable qu’il convient de
noter à ce propos est que le nombre des étudiants inscrits au Département d’anglais est largement supérieur
à celui des inscrits au Département de français dans la plupart des Facultés des Lettres des universités maro-
caines. Il apparaît, d’après les effectifs, que les étudiants qui choisissent de se spécialiser en langues étran-
gères ont une préférence nette pour l’anglais ; cette tendance est dominante dans l’ensemble des
universités marocaines.
La position de l’anglais sur le marché linguistique tend incontestablement à s’affirmer par la conquête de
certains champs traditionnellement occupés par le français. Cette tendance est un indice socialement signi-
fiant dans la mesure où il manifeste l’existence d’un courant représenté par les lauréats des universités
anglophones organisés en associations (Association Marocaine des Enseignants d’Anglais MATE, Associa-
tion des Femmes Anglophones, Association de l’Amitié Maroco-Américaine, Association des Diplômés des
Universités Anglaises, etc.). Ce courant, qui tente de se constituer en lobby, estime que si l’accès à la moder-
nité ne peut se faire que par la maîtrise d’une langue étrangère, cette langue ne saurait être que l’anglais,
langue par excellence de la science et de la technologie modernes. Sur un autre plan, la Commission maroco-
américaine pour les échanges éducatifs et culturels joue un rôle important dans l’ouverture des étudiants et
des chercheurs marocains sur l’université américaine, une ouverture qui permet aux francophones de décou-
vrir un monde universitaire différent de celui de l’université francophone par sa conception de la recherche et
de l’éducation et par ses structures.
La compétition entre le français et l’anglais est donc réelle, même si l’appréciation rigoureuse de ce phéno-
mène souffre de la rareté des travaux empiriques sur la question et que l’intégration de cette nouvelle donne
au niveau de l’instance linguistique du discours sur la modernité demeure insuffisante. Les décennies à venir
renforceront sans doute la position de l’anglais avec l’ouverture de l’espace marocain aux produits et aux
entreprises de l’étranger dans le cadre des accords de libre échange. La même tendance se consolidera vrai-
semblablement avec la circulation des cadres et des élites marocains sur le marché mondial du travail.

6. Usages politiques des langues et projet de société


Le multilinguisme qui caractérise la scène linguistique marocaine, notamment la pratique de la diglossie et
du bilinguisme transitionnel, est un phénomène sociolinguistique inhérent aux formations sociales hétéro-
gènes, voire extraverties. Il s’explique par la compétition des produits linguistiques et consécutivement par la
dominance que subissent les produits linguistiques locaux. En effet, dans leur pratique langagière, les
locuteurs se comportent à l’égard des langues en présence selon les lois du marché linguistique, en fonction
de la valeur de ces langues. C’est pourquoi les locuteurs sont en quelque sorte condamnés à la diglossie,
c’est-à-dire à communiquer dans une situation où la dichotomisation des usages sociaux des langues conduit
au classement de celles-ci, donc à leur hiérarchisation en langues fortes et en langues faibles, selon que ces
langues investissent les champs dispensateurs de profits symboliques et matériels ou se cantonnent dans
des retranchements marqués par la précarité. Cela implique que l’évolution des données de la situation des
langues se fera de façon encore plus accusée en fonction de l’utilité pragmatique, de la motivation extrin-
sèque et de l’attachement identitaire. Ainsi, progressivement avec la mutation socioculturelle, les usages
que les Marocains font des différentes langues sont passés d’une situation de juxtaposition spatiale et
sociale à une situation de superposition et de hiérarchisation sociolinguistiques.

Outre la compétition qui oppose les langues de prestige social, il convient de souligner celle qui met aux
prises l’arabe dialectal et l’amazighe. En effet, il apparaît de façon évidente que, tout au long de l’histoire du

83
Maroc, l’usage de l’arabe dialectal s’est étendu au détriment de l’amazighe, notamment à la faveur de
l’exode rural et de la migration vers la ville des populations amazighophones fuyant la précarité, au point de
réduire l’espace de l’amazighe comme une peau de chagrin. Le processus de déperdition de l’amazighe,
consécutif à une politique de marginalisation séculaire, pourrait être freiné sinon enrayé par les effets de la
nouvelle politique de revalorisation de la culture amazighe menée par l’État depuis le discours royal d’Ajdir
(17 octobre 2001). Cette politique s’est traduite par la création de l’Institut royal de la culture amazighe
(IRCAM), l’introduction progressive de l’amazighe dans le système éducatif, la promotion de la culture ama-
zighe à travers les médias audio-visuels et le regain du sentiment identitaire positif. Dans le but d’institution-
naliser cette politique et d’en garantir l’effectivité dans les différents secteurs comme l’éducation,
l’administration, la justice, les médias et la vie publique en général, la société civile revendique la garantie
constitutionnelle des droits linguistiques et culturels amazighes. Cette revendication s’inscrit dans le cadre
d’un macro-environnement favorable dont jouissent les sociétés maghrébines en faisant l’apprentissage de
nouvelles conditions sociopolitiques, en quête d’un projet de société fondé sur le trinôme démocratie,
modernité et développement ; leurs attentes sont immenses. Le défi que l’amazighité et ses promoteurs
doivent relever est celui de l’inscription de l’idéal amazighe dans un projet sociétal tourné vers l’avenir. Et
l’avenir proche montrera sans doute que cette voie est prometteuse pour assurer les conditions de la péren-
nité de la culture amazighe. La promotion de l’amazighité est sans conteste liée à la démocratisation des
pays du Maghreb et les peuples du Maghreb ont l’espoir de voir leur patrie engagée résolument dans la voie
de l’édification d’un projet de société fondé sur la démocratie, la modernité et le pluralisme. L’amazighité, qui
est une composante vivante de la culture maghrébine, renferme en son sein les valeurs et les ressources
appropriées pour en faire un vecteur de développement humain dans la région.

Le paysage linguistique de l’arabe s’inscrit également dans un processus de changement. En effet, d’une
part, l’usage de l’arabe marocain s’étend systématiquement au détriment de l’amazighe pour devenir
incontestablement la première langue parlée au Maroc et, d’autre part, l’emploi de l’arabe standard se déve-
loppe continûment grâce aux progrès de la scolarisation et de la lutte contre l’analphabétisme. Par ailleurs,
l’on assiste depuis les dernières décennies à la consolidation de l’arabe médian, une variété de l’arabe qui
emprunte grosso modo sa base phonologique et morphologique à l’arabe dialectal citadin et son lexique à
l’arabe standard. Les locuteurs scolarisés et les élites en général emploient dans la communication orale
cette variété, notamment à la radio, à la télévision et dans les rencontres culturelles et politiques, c’est pour-
quoi l’on est fondé à affirmer que par ses propriétés structurelles et fonctionnelles, l’arabe médian sera pro-
bablement la lingua franca du Maghreb. Dans la compétition qui les oppose sur le marché linguistique, les
usagers des langues fortes, à savoir l’arabe standard, le français et, dans une moindre mesure l’anglais,
déploient des stratégies en vue de conforter leur position en s’imposant en tant qu’outil exclusif de l’appro-
priation et de l’expression de la modernité. Les stratégies de légitimation diffèrent d’une langue à l’autre,
l’arabe standard dispose d’atouts majeurs : la religion, la constitution, les institutions publiques et le patri-
moine arabo-musulman, tandis que le français bénéficie de la logistique héritée de la colonisation et renfor-
cée dans le cadre des relations privilégiées entre la France et le Maroc après l’indépendance de ce dernier.
D’aucuns considèrent que l’on s’achemine vers une option officielle qui privilégie une forme de diglossie
dans l’enseignement, une division du travail linguistique en vertu de laquelle les matières en rapport avec
l’identité seraient enseignées en arabe standard et celles qui permettent l’acquisition de la technique et de la
science en langue étrangère ; si cette dernière devait être le française, cela constituerait objectivement un
renforcement de l’intégration du Maroc dans la sphère économique, culturelle et stratégique de la France. Se
pose alors la question de savoir quelle sera la première langue étrangère, le français ou l’anglais ? Le français
est encore perçu dans certains milieux comme une séquelle de la colonisation et de ce fait son usage est
jugé négativement dans les milieux traditionalistes où il a une connotation idéologique négative. Quant à
l’anglais, il commence à s’imposer progressivement sur le marché linguistique, il jouit du prestige que lui

84
confère sa position dominante à l’échelle internationale en tant que véhicule de la haute technologie et de la
culture internationale... Il y a cependant les effets induits de la politique étrangère des USA qui font redouter
les relents de l’impérialisme américain.
Les rapports de forces entre ces langues dépendent évidemment de l’état des rapports entre les groupes
sociaux qui les soutiennent et qui s’identifient à elles. C’est dire que la situation linguistique reflète dans une
certaine mesure la situation socioculturelle, de telle sorte que le groupe dominant tend à imposer la langue
qui lui paraît répondre le mieux à ses intérêts. Grosso modo, il semble, d’après les prises de position décla-
rées, que les groupes qui se réclament du patrimonialisme idéologique et culturel soutiennent l’arabe stan-
dard, ceux qui sont pour le libéralisme sont plus ouverts sur le bilinguisme, qui, pour certains, ne peut être
dans la situation actuelle que le bilinguisme arabe standard-français, même si dans une vision prospective
l’on se demande si le français, de plus en plus affaibli sur la scène internationale, peut être encore considéré
comme un médium viable de l’ouverture sur la culture universelle.

La configuration de la situation linguistique qui prévaut au Maroc depuis 1956 indique que la politique lin-
guistique menée jusqu’ici est une politique par défaut. En effet, les choix de langue opérés dans l’éducation,
la culture, l’administration et l’économie sont plus pragmatiques que stratégiques. Quelques exemples de
cette incohérence :
(i) dans l’enseignement, le français est introduit en tant que matière de la deuxième année de l’enseigne-
ment fondamental au baccalauréat, sauf pour le secondaire technique et économique où il est langue
d’enseignement, alors que dans le supérieur scientifique et technique, le français est langue d’ensei-
gnement ;
(ii) dans l’administration, l’arabe et le français sont parallèlement langues de travail, respectivement dans
les services juridiques et dans les services techniques ;
(iii) dans le secteur privé, le français est encore largement langue de travail mais l’anglais y progresse avec
l’installation des multinationales.

Ce multilinguisme de fait gagnerait à être mieux pensé et géré dans le cadre d’une politique intégrative,
cohérente et rationnelle. Dans cette perspective, la Charte de l’éducation et de la formation (1999) a tenté de
définir les contours d’une politique d’enseignement des langues. En effet, le levier neuf de ce document
décline cette politique en quatre axes : le renforcement et le perfectionnement de l’enseignement de la
langue arabe, la diversification des langues d’enseignement des sciences et des technologies, l’ouverture
sur l’amazighe et la maîtrise des langues étrangères. L’effort de rationalisation de l’enseignement des
langues est ici évident mais, au niveau de l’exécution des orientations générales, l’effet des pesanteurs idéo-
logiques et politiques demeure inhibiteur. Il ne fait pas de doute que la gestion de ces pesanteurs nécessite
des choix stratégiques déclinés sur les plans constitutionnel, institutionnel et opérationnel. C’est là l’un des
défis majeurs de la politique linguistique à venir.

Références bibliographiques

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pos, 1981.
Boukous, A. Société, langues et culture au Maroc. Rabat : Publications de la Faculté des Lettres.
Bentahila, A. Language Attitudes among Arabic-French Bilinguals in Morocco. Clevedon : Multiligual Matters,
1983.

85
Elgherbi, E.M. Aménagement linguistique et enseignement du français au Maroc. Meknès : Imprimerie La
Voix de Meknès, 1993.
Grandguillaume, G. Arabisation et politique linguistique au Maghreb. Paris : Maisonneuve et Larose, 1983.
Moâtassime, A. Arabisation et langue française et pluralité au Maghreb. Paris : PUF, 1992
Souali et Merrouni, La question de l’Enseignement au Maroc. Bulletin Économique et Social du Maroc, 1981.
Texte de la Charte Nationale d’Éducation et de Formation. Royaume du Maroc, Commission Spéciale Éduca-
tion-Formation, Cosef, Août 2000.

86
État de la culture Amazighe après 50 ans
d’indépendance
Théâtre, Cinéma-Vidéo, Roman, Poésie

Introduction .............................................................................................................. 89

1. Théâtre .................................................................................................................. 90
1.1. Thématique .................................................................................................... 91
1.2. Liste des troupes théâtrales ...................................................................... 91
1.2.1. Le Souss ............................................................................................. 91
1.2.2. Moyen-Atlas ....................................................................................... 92
1.2.3. Le Rif ..................................................................................................... 93
1.3. Autres titres par les troupes du Nord (Rif) ............................................... 93
2. Cinéma-vidéo ........................................................................................................ 93
2.1. Liste des entreprises de production de vidéocassettes
et de VCD ...................................................................................................... 94
2.2. Thématique ................................................................................................... 95
2.3. Liste des films vidéos et VCD ..................................................................... 96
2.3.1. Mythe et légende ............................................................................... 96
2.3.2. Problèmes sociaux et moraux ........................................................ 96
2.3.3. Comédies ............................................................................................ 97
2.3.4. Autres films non classés ................................................................. 97
2.4. Films vidéo sur les vedettes de la chanson ............................................. 98
3. Le roman ................................................................................................................ 98
3.1. Liste des romans ........................................................................................ 99
4. Poésie .................................................................................................................... 99
4.1. Listes de recueils de poèmes ................................................................. 100
4.2. Manifestations culturelles autour de la poésie ....................................101

Notes et références .............................................................................................. 102

ABDERRAHMANE LAKHSASSI

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Introduction

Si la culture marocaine d’expression amazighe est principalement connue pour être avant tout une culture
orale, il faut reconnaître qu’une production écrite a toujours existé dans le cercle limité des clercs. Bien avant
Ibn Toumert, les amazigh ont utilité leur langue dans des domaines aussi variés que la lexicographie, la poé-
sie, la géographie... Mais c’est surtout dans le domaine religieux et mystique qu’elle s’est exprimée, en parti-
culier à partir du XVIIIe siècle. Le travail de Henri Basset, Essai sur la littérature des Berbères, déjà vieux de
presque un siècle, était le premier à faire le point sur la littérature des berbères en général ; le récent ouvrage
de Nico van den Boogert, The Berber Literary Tradition of the Sous, est consacré à la région du Souss où
cette tradition existait depuis au moins le onzième siècle. 1 Notre propos ici est plutôt de jeter un regard sur la
production contemporaine en amazigh sous toutes ses formes modernes, aussi bien écrites qu’audio
visuelles. Ce qui la distingue de la littérature médiévale et pré-moderne, c’est avant tout le fait qu’elle mette
la problématique identitaire au cœur des ses préoccupations. Contrairement à ce qu’on a remarqué dans
cette culture savante des siècles passés, la langue amazighe n’est plus mise ici au service du dogme reli-
gieux. Cette caractéristique de taille est succinctement exprimée par ce vers du feu Sedki-Asayku :

Awal nnex ad ax igan, igh immut nemmut


« C’est la langue amazighe qui est notre essence, si elle meurt, avec elle nous mourons ».

Contexte de cette production

Les années 1960 vont connaître au niveau mondial une série d’événements aussi bien politiques que cultu-
rels – tels que le premier festival du cinéma africain – qui déclencheront un nouveau regard sur les cultures
nationales et locales en général. Le début de la faillite du Nasserisme au niveau du monde arabe va accélérer
le processus dans ce sens. Dans ce contexte va naître une conscience d’appartenance à une culture ama-
zighe unique dans l’aire arabo-islamique et d’une Afrique du Nord qui se distingue culturellement du Moyen-
Orient arabe en particulier.
Le premier recueil de poésie en Amazigh-tachelhit, Amanar, sera publié par Hmad Amzal dès 1967. Une
année après, sera fondée au Maroc la première association culturelle qui prend en charge la défense et la
promotion de la culture populaire dans sa dimension amazighe. Dès le début des années 1970, l’AMREC
(Association Marocaine de Recherches et Échanges Culturels) lancera la publication de la revue Arraten
(Documents) et Imouzzar (Cascades), et d’une anthologie de poésie amazighe qui vont inaugurer cette nou-
velle phase. Ces modestes travaux vont ouvrir le chemin à toute une génération de poètes – intellectuels qui
vont désormais fixer par écrit leur production poétique. Très vite, une grande partie de ces textes vont être
diffusés auprès d’une jeunesse qui a cessé de se reconnaître dans la musique de rways (trouvères) par des
chanteurs et groupes musicaux modernes. Ce processus débouchera sur la tenue en 1983 de la première
manifestation de l’Université d’Agadir qui à son tour va donner au mouvement culturel d’autres dimensions

89
jamais connues jusque là. Ainsi l’expression culturelle en amazigh qui a commencé par la poésie et la
musique va s’étendre à d’autres genres artistiques comme le théâtre, le sketch, le film-vidéo et le roman.

1. Théâtre

On peut dire que le théâtre d’expression amazighe est né dans les années 1980 à la suite de ce dyna-
misme culturel entamé par la première rencontre de l’Université d’Agadir, d’abord dans sud (le Souss)
ensuite dans le Nord (le Rif) à partir des années 1990 et dernièrement dans le Moyen-Atlas. Le néologisme
« amzgun » remplacera désormais « bccx » (baqccic) utilisé jusqu’ici dans le Rif pour désigner le théâtre.
Il est à remarquer que les premiers animateurs de ces troupes sont pour la plupart des instituteurs et des
professeurs de lycée. Cette catégorie sociale d’intellectuels serait derrière le phénomène de l’art dramatique
amazigh aussi bien dans ces régions lointaines que dans les grandes villes du Royaume. D’une façon géné-
rale, c’est autour des Maisons de Jeunes déjà en place dans des villes régionales avec un soubassement
scolaire qu’a proliféré l’art dramatique. Les associations amazighes fourniront le cadre principal pour une jeu-
nesse assoiffée de couleurs et de saveurs linguistique locales. Ainsi la troupe Théâtrale Tacfarinas (à Dcheira-
Agadir) est chapeautée par l’Association Culturelle Tamaynut, alors que la Troupe Izûran, basée à Casablanca,
est chapeautée par l’AMREC. Le même phénomène se remarque dans le Moyen-Atlas où l’association Imal
de Khénifra encourage la troupe Itran (Étoiles), et l’association Anaruz (Espoir) de Demnat crée la troupe théâ-
trale Agwlif (Ruche d’abeilles).
La première pièce de théâtre écrite en Tachelhite, Ussan Smmîdnin (Les Jours Froids) de Moumen Ali Safi
(Mâtbaàat al-Andalus) – qui ne sera mise en scène que dix ans plus tard – date de 1983. Il faut attendre 1985
pour voir naître la première troupe théâtrale amazighe, Tifawin (Les Lumières). Deux ans plus tard, elle pro-
duit la première pièce en Tashelhit filmée, puis en 1989 une deuxième pièce intitulée « Argan ». Après cette
première expérience, plusieurs troupes de théâtre vont suivre ses traces.
Parallèlement aux troupes de théâtre s’est développé le genre One-man show. Ce type de spectacle est
aussi bien présent au sud, dans le Moyen-Atlas qu’au Nord du pays. Les plus connus des acteurs dans ce
genre sont Brahim Bata avec Amnay n tillas (Le cavalier des ténèbres) et surtout Rachid Bulmazghi connu
sous son nom professionnel Aslal. Ce dernier a enregistré aussi bien des cassettes audio que vidéo. Parmi
celles-ci, on retiendra Nnig idurar (sur cassette audio- Itri Music 2001) et récemment Buxmij (sur cassette
vidéo-Ayyuz Vision 2004). À Aghbala dans le Moyen-Atlas (Sidi Ihya U-Saàd), le comédien Ayyoubi a déjà pro-
duit un travail de One-man-show intitulé Iccatt wuccen (Le chacal l’a mangée). Dans le Nord du pays, ce
genre de spectacle est représenté par Farouk Aznabt qui a déjà participé aux activités internationales (en Hol-
lande, Belgique et Espagne) dans le domaine de l’art dramatique.
Dans une première phase, le théâtre marocain d’expression amazighe s’est contenté de s’adresser à un
public exclusivement amazighophone très restreint. Très vite la recherche d’une reconnaissance au niveau
national à travers la conquête d’un espace plus ouvert pour un public plus large n’a pas tardé à venir. Les
efforts des différentes associations comme celles du nord qui ont ouvert un débat théorique sur cet art dra-
matique à Nador dès 1993 ou ceux de l’AMREC qui a pris l’initiative d’organiser deux rencontres sur le
théâtre amazigh à Agadir (2001 et 2003)constituent les premiers pas dans cette direction. 2 Avec la création
de l’IRCAM, on assiste finalement (avril 2003) à la première rencontre nationale du théâtre amazigh à Rabat.
Il a donc fallu deux décennies de travail en vase clos pour que cette activité sorte de son cercle d’auditoire lin-
guistiquement fermé et que le ministère de la culture marocaine reconnaisse implicitement l’existence d’un
art dramatique amazigh moderne. Parallèlement, une activité de traduction des œuvres théâtrales mondiales
aussi bien dans le nord que dans le sud (avec par exemple la traduction de Roméo et Juliette de

90
Ahmed Adgherni), commence à accompagner aujourd’hui ces productions dramatiques. Ce qui traduit non
seulement la vitalité de cet art mais surtout un certain début d’ouverture du Mouvement Culturel Amazigh
(MCA) en général sur la scène nationale. Une des conséquences de cette reconnaissance au niveau officiel
est de voir désormais des pièces en amazigh diffusées par la télévision nationale comme la pièce Mani trit a
Baqcic ? (Où va-tu clown ?) jouée par la troupe théâtrale Tamunt (décembre 2003).

1.1. Thématique

Parmi les sujets traités par les dramaturges amazighs d’après les titres des pièces produites et qu’on a pu
relever jusqu’ici, on peut distinguer trois thèmes principaux : le constat de l’état déplorable où se trouve la
langue et la culture amazighes, la glorification des personnages historiques et la dénonciation des injustices
et problèmes sociaux. Le cas le plus représentatif de la première catégorie est Ussan Smmîdnin (Les Jours
Froids) de Àli Safi qui d’ailleurs rejoint la même idée téléologique déjà rencontrée dans certains noms de
troupes. Au bout des difficultés pour l’amazigh, aussi bien comme culture et langue que comme personne et
groupe qui la parle, on attend des jours meilleurs. À une seule et unique condition, la lumière et la chaleur
seront retrouvées : la prise de conscience de sa propre identité. Pour la deuxième catégorie, on peut consi-
dérer Argaz n wurgh (L’homme en or) comme pièce représentative de ce type. Joué par la troupe Appolius
(Nador) et présenté au festival international de Rabat en 2000, ce succès théâtral traite de la personnalité
d’un homme-symbole du Maroc moderne, Ben Abdelkrim al-Khettabi. Quant au troisième groupe de thèmes
traités, on peut choisir « Rabiaa d Buzeyyan d racwaghed n uliman » (Droit d’asile en Allemagne) ou encore
Agherrabu n tnurit (La gondole de la mort) sur l’immigration clandestine (lêhrig) comme pièce typique de son
genre traitant des problèmes sociaux.
Jusqu’à maintenant, on a pu recenser plus d’une vingtaine de troupes théâtrales amazighes avec une tren-
taine de pièces déjà sur la scène publique. Les troupes qui jouent en amazigh-tachelhit sont de loin les plus
prolifiques parmi elles avec une quinzaine de pièces à elles seules. Elles sont actives aussi bien dans le
Souss qu’à Casablanca et Rabat. Pour le Moyen-Atlas, on a relevé six troupes et quatre titres. Deux troupes
seulement nous sont connues dans le Nord et neuf pièces réalisées en amazigh-tarifit. Celles-ci sont aussi
actives à l’étranger et surtout en Hollande.

1.2. Liste des troupes théâtrales avec quelques titres

1.2.1. Le Souss (14 troupes avec 20 titres)


– Troupe théatrale Tifawin
R Argan (L’Arganier)
– Troupe théatrale Tamunt (Agadir / Inzegane )
R Mani trit a Baqcic ? (Où va-tu clown ?)
– Troupe théatrale Tafukt (Casablanca)
R Tamment n ulili (Le Miel du laurier rose)
R Tjla Nofat (On l’a trouvée après l’avoir perdue)
R Ajeddig n tafukt
– Troupe théatrale Izûran (Rabat)
R Tazzla n ubidâr (La course du boiteux)

91
R Man waman d laman, (adaptation du roman de A. Taoufik, al-Sayl) de Mohamed Chahir, réalisé par
Mohamed Ddâsr
R Awal n ufella (La parole d’en haut) réalisée par A. Amal, présentée 8 juillet 2004 au Centre Culturel Sidi
Belyout à Casablanca ;
– Association de Théâtre Inuraz (Les espoirs) – Agadir (fondée en 1999)
R « Is gigh afgan ? » (Suis-je humain ?) (2000) ;
R Talalit tiss nat n ufgan (2000) ;
R Irkan (qui a eu des prix) (2002) ;
R Irid (2003) produit par Khadija Ouahmane ;
R Tamttant (2003 et 2004) de Rachid Al-Hezmir avec Khadija Ouahmane (dans le rôle d’une vieille sage
extrait de la littérature anglaise) sur la femme et la culture amazigh
– Troupe Usman du Théâtre Amazigh-Dcheira
R « Tanananyt n Janti » (Les Propos du Chanteur Janti) de Mohamed Bestam
– Atelier Comédiana de Théâtre – Inezgane
R « Métamorphose »
– Association Numidia – Tikiouine (Agadir)
R « Tzujjeg tnezzruf »
– Atelier Tacfarinas de Théâtre – Dcheira (Agadir)
R « Arras, amghar gh uzemz ikwnan » (Ordure, le chef de ces temps merdiques)
– Atelier Agadir de Théâtre
R « Asklu ijlan » (L’Ombre perdue)
– Professionnel (Mûhtarif) d’Agadir pour la création théâtrale et la production artistique
R Taslit n unzar avec Karima Lebrik (dans le rôle de Tagut, fille étrangère à la culture amazigh)
– Professionnel (Mûhtarif) de la Faculté des Sciences, Université Ibn Zohr-Agadir
R Lqdîb, pièce de théâtre produite et réalisée par Boubker Umlli (prix Harmonie du groupe au 3è festival
national du théâtre amazigh organisé par l’AMREC-Agadir, du 7 au 11 juin 2004)
– Professionnel (Mûhtarif) Tamaynut – Agadir (fondé en 2000)
R Tigira n Tmurrant, réalisée par Yuba Uberka
– Association Amud pour le théâtre amazigh-Rabat (fondé en 2003 par l’AMREC)

1.2.2. Moyen-Atlas (6 troupes avec 4 titres)


– Troupe théâtrale Itran (Tizi n Isli, région d’Aghbala n’Ayt Skhman dans le Moyen-Atlas)
R Agherrabu n tnurit (La gondole de la mort) (traite du problème de l’immigration clandestine (lêhrig))
R Tamunt n Lmsâxit (L’amitié des malchanceux) (un ensemble de sketches, (genre baqshich) concernant
l’amour, la résistance...)
– Troupe théâtrale Tifawin (Lumières) à Ayt Aiyyâd (Province d’Azilal)
R Tayyurt yellasen (ou Tayyurt n unezdan)
– Troupe théâtrale Agwlif (fondée en 2001) de l’Association Anuraz (Espoir) à Demnat

À ces troupes, il faut ajouter deux autres troupes théâtrales dans cette région, une à Ain Llûh, et une autre
à Timulilt (10 km de Beni-Mellal) dans la province d’Azilal.

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1.2.3. Le Rif (2 troupes avec 9 titres)
– la troupe théâtrale Tanukra (La Renaissance) – Nador
– la troupe théâtrale Appolius – Nador (fondée en 1998)
R Argaz n wurgh (L’homme en or) sur Ben Abdelkrim
R Tennught terja di tmddit (sur la situation et les élections au Maroc) (en collaboration avec la délégation
du ministère de la culture à Nador)
R Rabià d Buziyan d recwaghd n uliman de Chouàyb al-Masoudi sur l’émigration (joué à Rabat et filmé en
vidéo)

1.3. Autres titres par les troupes du Nord (Rif)


Écrit par Fouad Azerwal et réalisé par Said Saàdi
– « Allal g uliman » (Allal en Allemagne)
– « Bushâsêh » (Le menteur) (monologue vidéo-filmé)
– « Uzzugh di tayyut » (Je cherche dans le brouillard) qui date de 1991
Écrit par Ahmad Ziyyani et joué par l’acteur Zahid (c’est avec cette pièce que l’Association ILMAS inau-
gure sa création ),
– « Nunja »
Écrite par Omar Boumzzugh, cette pièce est basée sur le mythe de la lutte entre les forces du bien, ’itri’ et
les forces du mal, ’tamza’ ;
– « Amqqaz n imdrân » (Le fossoyeur)
(Avec cette pièce, l’Association ILMAS inaugure sa création)
– « Rabiaa d Buzeyyan d racwaghed n uliman » (Droit d’asile en Allemagne)

2. Cinéma-Vidéo
Les films-vidéos ainsi que les VCD sont réalisés par des maisons de production de disques dont la plupart
étaient déjà présentes sur le marché depuis l’apparition du disque microsillon. Celles-ci se sont ensuite spé-
cialisées dans la cassette audio de chansons en amazigh avant de se lancer dans la production de vidéo-
cassettes et de VCD. On en compte jusqu’à maintenant une douzaine sur le marché national. Les premières
comme Warda Vision ont commencé à lancer leurs produits à partir de l’étranger (France). D’autres comme
Saout Mazouda sont nées récemment sur le territoire national. Leur prolifération montre un marché florissant
et une demande accrue de la part des consommateurs. La diffusion de ces produits touche aussi bien les
centres urbains que la campagne marocaine. Les films d’expression amazigh-tachelhit se diffusent facile-
ment aussi bien dans l’aire géographique du groupe linguistique qui les produit et les centres urbains comme
Casablanca, Rabat et Marrakech que dans d’autres régions linguistiques comme le Moyen-Atlas et le sud-
est, ainsi qu’à l’étranger. Certains succès, sinon la plupart, de ces productions sont actuellement reproduites
en VCD.

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2.1. Liste des entreprises de production de vidéo cassettes et VCD

Bousseta Vision (/ Boussivision)


On lui connaît au moins 6 films, certains avec suite :
Tamgharet n’Ouragh (La Femme en Or), Agdid d Tamorghi (L’Oiseau et La Sauterelle), Taguemart n’Issemdal
(La Jument des Cimetières), Dadda Jha (Père Jeha) aussi en VCD, Iwis n Jddas (Fils de Jeha), Tislatin unzâr
(Les Mariées de la Pluie / Les Arc-en-Ciel)
Boussivision a aussi produit des VCD dont Tadûgwalt (1 et 2) 2003 de Mohamed U-Talb

Warda Vision
Elle a produit jusqu’à maintenant plus de 18 vidéos entre films, pièces de théâtre filmées et auto-
biographies de célèbres chanteuses.
Comme films, on peut noter :
Moker aussi en VCD (1 et 2) , Cabrane H’med (Caporal Hmad), Ran Kullu ddunit (Tous désirent la vie), Ham-
mou Ounamir aussi en VCD (1 et 2), comme pièces de théâtre filmées, on peut compter Tagwudi (Le Cha-
grin), Tazzît n’wanegha (L’Arête dans la Gorge), Boutfonaste et les 40 voleurs aussi en VCD (en 2 parties de 1
et 2), Aujourd’hui la vie et demain L’au-delà ;
Comme autobiographies de vedettes de la chanson, on peut recenser
Raissa Killy, Raissa Kelly La Nostalgie, La Vie de Raissa Rkya Damcyria et Tihiya;
Warda Vision a aussi produit 4 VCD dont Ran kullu ddunit (1 et 2) ;

Biyjeddiguen Vision
Elle a produit au moins 3 travaux entre films (Aicha Bihi d Tarrouansse :Kilo d’Nass Kilo (Aicha Bihi et ses
Enfants :Un Kilo et un demi-Kilo), Tammara n’ toudart (Peines de la vie)) et autobiographies d’artistes (Taga-
glat) ;

Saout Mazouda
On lui connaît aussi bien des films comme Tasleet Ajlan (La Mariée Perdue), Bikks Abgas (Soit Prêt... ) dis-
ponibles aussi en VCD (en trois parties de 1 et 2) que des autobiographies de célèbres chanteuses (Littihal
Oumghar (Le Mariage du chef) et plusieurs autres titres.
Elle aussi produit des VCD comme Agelzim gh tafukt (La pioche au soleil), Tamghra bla imensi (Mariage
sans dîner), Iwis n jddas (1 et 2) (Fils de sa grand-mère), Imssutn (1, 2 et 3), Snat Tmgharine (Deux femmes)
et Tawwuri n ghassad (Les soucis actuels).

La vidéo Supère
Elle a surtout produit des films (travaux avec suites) comme Imzouag (Les Exilés) et Agneoon.

Provisound Film
On lui connaît surtout des films comme Irkan n Ddunit (La Saleté de la Vie), disponible aussi en VCD ainsi
que Le Mari aux trois épouses (en deux parties).

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Al-Manza lil-Intaj al-Fani
On lui connaît surtout des films comme Aka Isber Yan (Il faut être patient) et Aoual Yadhneen (Une parole
autre).

OSMA
On lui connaît surtout des films comme Ajmil n Lgherd (La faveur calculée) et Anarouze ( L’Espoir).

Faouzi Vision
Vient de produire un long métrage, « Tuf Tanirt » (Plus belle qu’un ange)

Ayouz Vision
On lui connaît surtout des sketches, jeux de marionnettes et parodies de la vie quotidienne comme Kra
igatt yan d lhemm ns (À chacun ses soucis), Unamir d lkumisir (Unamir et le commissaire – sketches par
Aslal) et Tifaouine dans TVT de Abdelaziz Ousaih

Atlantic Production
On ne lui connaît jusqu’à maintenant qu’un VCD, Imzwag (1 et 2) (Les exilés)

Voix Al-Fath Alnif


On lui connaît un travail sur les danses et chansons des Ayt Atta (Warrou).

Societé Ciné

2.2. Thématique

Les thèmes exploités par les scénaristes de ces films sont généralement des sujets classiques. L’amour
et ses pièges comme dans Aujourd’hui la vie (Warda Vision) ; les problèmes sociaux et moraux comme Tazzît
n’wanegha (L’arête dans la gorge), une histoire de moralité sous forme de comédie sur la cupidité et la
déception, réalisé en 1992. Les scénarios basés sur les mythes, légendes et contes anciens vont servir aussi
bien à ce genre de thèmes que comme thèmes pour des films d’horreur. L’exemple type est Taguemart n’
Issemdal (La jument des cimetières) basé sur une légende tirée du terroir.
Certains thèmes comiques ou tragiques sont tellement appréciés du public que leur succès ne s’épuise
pas dans un seul épisode. Le cas typique est Boutfonaste et les 40 voleurs (Warda Vision) qui exploite un
caractère de filou similaire à Joha. La pièce en est maintenant à sa troisième séquence. L’autre exemple est
Hammou Onamir (Warda Vision – Pal / Secam 1140) basé sur un mythe berbère concernant un bon élève
séduit par une fée qu’il a fini de suivre jusqu’au septième ciel au point de laisser et ses études coraniques et
sa mère sur terre. Produit par Warda Production, ce film est en deux parties disponible aussi en VCD. D’après
Sandra Carter qui a soutenu une thèse sur le film amazigh, la maison de production Saout Mazouda avait
vendu en 1996 environ 2 à 5 mille vidéos au Maroc et 10 à 15 mille en Europe. Certains de ses films comme
Bikks Abgas (Sois prêt... ) s’étalent sur trois séries de deux parties chacune. Les six films du même titre sont
reproduits en VCD.

95
Le premier film réalisé en amazigh-tachelhit, Tamgharet n’Ouragh (Bousseta Vision 1990) touche au pro-
blème de la femme. Aussi assiste-t-on dernièrement à des films réalisés par des femmes comme Cabrane
H’med (Warda Vision), genre de comédie avec Omar Sayyid du groupe musical Nass l-Ghiwan et Touria
Alaoui. La réalisation cinématographique de cette comédie revient à Fatima Boubkdi. Une autre caractéris-
tique – et non des moindres – de ces derniers films est la participation des acteurs professionnels autres que
berbérophones.
Le long silence autour du film marocain d’expression amazighe commence à se rompre avec le passage
récemment à la télévision nationale d’un long métrage produit par Faouzi Vision, « Tuf Tanirt » tourné en
2003. Basé sur le mythe de Hemmu Unamir, le film traite de l’attachement à la terre, l’immigration et le sen-
timent de l’exilé, la recherche de l’identité collective et le problème de la libération interne de la personnalité.
Plus significatif peut-être est sans doute la couverture qui lui a été consacrée par la presse nationale et en
particulier l’organe du parti de l’USFP. 3 Cette ouverture est encore plus appréciable quand on sait que Asunfu
ddu isawn (Le repos sous la pente) avec A. Daddouj est un projet de film destiné d’avance à la même chaîne
nationale (La Une).

2.3. Liste des films-vidéos et VCD (tentative de classement thématique)

Le nombre de titres produits jusqu’à maintenant touche à la quarantaine et la majorité sont en deux parties
sinon plus. Ce qui fait monter le nombre de pièces à une cinquantaine. Une bonne partie est déjà disponible
en VCD.

2.3.1. Mythe et légende (5 titres )


– Agdid d Tamorghi (Bousseta Vision). L’Oiseau et la sauterelle est un conte de fées. L’auteur du film-
vidéo utilise la technique traditionnelle du storytelling, et des effets classiques pour illustrer des carac-
tères mythologiques du conte.
– Taguemart n’ Issemdal (Bousseta Vision). La jument des cimetières est le premier film amazigh d’hor-
reur basé sur une vielle croyance berbère qui veut que les âmes de certaines personnes mortes sortent
de leurs tombes sous forme de juments pour errer dehors et suivre les retardataires.
– Hammou Onamir (Warda Vision – Pal / Secam 1140). Ce travail en deux parties est basé sur un mythe
berbère concernant un bon élève séduit par une fée qu’il a fini de suivre jusqu’au septième ciel laissant
et ses études coraniques et sa mère sur terre.
Disponible aussi en VCD par Warda Production
– Aicha Bihi d Tarrouansse : Kilo d’Nass Kilo (Biyjeddiguen Vision). Aicha Bihi et ses enfants : Un kilo et un
demi-kilo est un drame basé sur une fable marocaine très sombre et désolante concernant une mère
incapable de contrôler ses deux fils « bon-à-rien » qui se battent continuellement.
– Tuf-Tanirt (basé sur le mythe de Hemmu u-Namir)

2.3.2. Problèmes sociaux et moraux (9 titres)


– Tamgharet n’Ouragh (Bousseta Vision 1990). La femme en or (réalisé par Bouyzguirne et Dabbouj) est le
premier film en amazigh-tachelhit.

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– Ran Kullu ddunit (Warda Vision). Tous Désirent la Vie est le 2è travail vidéo réalisé par Fatima Boubkdi.
Disponible aussi en VCD (1 et 2) par Warda Production.
– Tammara n’ toudart (Biyjeddiguen Vision). Peines de la vie est un mélodrame sur la jalousie non fondée
d’un époux qui a fini par détruire une famille et dépouiller une mère innocente.
– Tasleet Ajlan (Saout Mazouda). La Mariée perdue est un mélodrame sur 2 frères diamétralement oppo-
sés, un bon et l’autre mauvais. Le film a deux suites ;
– Imzouag (avec deux suites) (La Vidéo Supere). Les Exilés est une belle histoire de deux enfants aveugles
d’origine rurale qui ont grandi ensemble, se marient et restent heureux jusqu’à ce que l’homme
devienne chanteur-musicien célèbre et détruit le mariage. Construit comme un Soap Opéra, sa culmina-
tion n’est en fait qu’une pause qui conduit à une suite annonçant, à la fin de la vidéo, la suite de l’histoire.
Disponible aussi en VCD – Imzwag (1 et 2) par Atlantic Production.
– Asunfu ddu isawn. Le repos sous la pente traite de la vie d’une personne vivant d’une façon instable.
Voulant se reposer un peu de cette vie d’enfer continu, il se rend compte qu’il ne trouvera la paix que sur
le sommet d’une montagne qu’il ne peut guère escalader. Ce qui fait qu’il est resté à sa place.
– Tadûgwalt (2 parties) en VCD – 2003 par Boussivision (sur la nouvelle réforme du code de la famille) réali-
sation de Med U-Talb
– Le Mari aux trois épouses en VCD (1 et 2) par Provisound
– Snat Timgharine en VCD par Sawt Mzouda

2.3.3. Comédies (9 titres)


– Cabrane H’med (Warda Vision). Le caporal Hmad est une comédie avec Omar Sayyid et Touria Alaoui.
– Dadda Jha (Bousseta Vision). (Ahmad Daddaj). Aussi en VCD par Boussivision
– Iwis n Jddas (1 et 2) (Bousseta Vision). Aussi en VCD (1 et 2) par Sawt Mzouda
– Dadda J’ha en VCD par Boussivision
– Butfunast et les 40 voleurs (1re partie 1 et 2, et 2è partie 1 et 2) en VCD par Warda Production
– Tifaouine dans TVT en VCD par Ayouz Vision ; réalisation Abdelaziz Ousaih
– Kra igatt yan d lhemm ns (sketches) en VCD par Ayouz Vision
– Unamir d lkumisir (sketches par Aslal) en VCD par Ayouz Vision
– Tawwuri n ghassad en VCD par Sawt Mzouda (parodie sociale – sur les émissions culinaires, la mode à la
télé...)

2.3.4. Autres films non classés (14 titres)


– Tislatin unzâr (Bousseta Vision).
– Moker (Warda Vision). Il s’agit d’une série en 4 séquences vidéo ; Aussi en VCD – Moker (1 et 2) par
Warda Production.
– Bikks Abgas (Saout Mazouda) (Soit Prêt... ). Aussi en VCD (1ere partie 1 et 2, 2è partie 1 et 2, et 3è partie
1 et 2) par Sawt Mzouda
– Agneoon (La Video Supere).
– Irkan n Ddunit (Provisound Film). La saleté de la vie est basée sur un scénario de Brahim Lhandoumi et
réalisé par Med Outalb. Aussi en VCD par Provisound
– Aka Isber Yan (Al-Manzah lil-Intaj al-Fanni). Il faut être patient...
– Aoual Yadhneen (Al-Manzah lil-Intaj al-Fanni). Une parole autre...
– Ajmil n Lgherd (OSMA). La Faveur Calculée...(A. Dabbouj ?)

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– Anarouze (OSMA).
– Tayti n Wadân. ( ? Nocturne) date de 1997. (A. Dabbouj ?)
– Tifaouine dans TVT (Ayouz Vision, réalisation Abdelaziz Ousaih (marionnettes, comique...)
– Agelzim gh tafukt en VCD par Sawt Mzouda (réalisation Med U-Talb)
– Tamghra bla imensi en VCD par Sawt Mzouda
– Imssutn (1, 2 et 3) en VCD par Sawt Mzouda

2.4. Films vidéo sur les vedettes de la chanson

Un autre genre de film vidéo qui a beaucoup de succès auprès des consommateurs amazighophones est
le film sur les artistes-chanteuses. On en compte au moins sept réalisations bien connues du public marocain
amateur de la chanson amazighe. En voici les titres d’un nombre d’entre eux recensé jusqu’à maintenant :
– Raissa Killy (Warda Vision)
– Raissa Kelly La nostalgie (Warda Vision)
– La Vie de Raissa Rkya Damcyria (Warda Vision)
– Tihiya (Warda Vision). Ce travail s’est inspiré de la vie de Raissa Fatima Tabamrante.
– Littihal Oumghar (Saout Mazouda). Le Mariage du chef est une autobiographie inspirée de la vie de la
chanteuse Khadija Tashinouit ;
– Tagaglat (Biyjeddiguen Vision). Dans Tagaglat Aisha Tashinouit joue dans un mélodrame léger et
romancé. Question de famille, destin...
– Warrou (Voix Al Fath Alnif – 2003). Le film présente sept genres de chansons et danses des Ayt Atta :
Taghusiisnayn, asuggez, tughmi n islan, akrât, tagurramt, ahidus.

3. Le roman

Le roman d’expression amazighe, est encore à ses débuts puisque les premières œuvres n’ont vu le jour
qu’au début de ce siècle. 4 Pour se référer à ce genre en amazigh, le terme ungal est actuellement utilisé.
Jusqu’à maintenant, on compte au moins cinq œuvres dans ce genre littéraire tous apparus sur le marché à
partir de 2001. Une caractéristique de la forme de ces œuvres est l’effort d’amazighiser tous les termes de
l’impression comme Presses : Tizirgin, Prix : Atig, Tableau de la couverture : Taflewt n tifert, Année : Asegg-
was...l’année amazigh est aussi utilisée soit toute seule soit avec l’année chrétienne. Les auteurs de ces
œuvres appartiennent généralement à une génération d’intellectuels plus jeune qui s’est nourrie de la littéra-
ture produite par les précurseurs du Mouvement Culturel Amazigh. Aussi n’est-il pas fortuit que Imula n
Tmektit (Les Ombres du souvenir) de Abulkacem Afulay soit dédié à Ali Sidki-Azayku. Bien que cette produc-
tion soit modeste au niveau du nombre de pièces, elle a déjà donné lieu à une réflexion sur le roman ama-
zigh. Ainsi s’est tenue à Rabat une première Table Ronde en avril 2003 autour des travaux de ces nouveaux
romanciers que sont A. Haddachi avec Memmi s n ifesti d awal et M. Akunad avec Tawurgit d imik (Le rêve
et plus) 5.

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3.1. Liste des romans (4 titres)

– Mohamed Bouzaggou, Ticri x Tama n Tasarrawt, Ungal [Roman], Trifagraph, Berkane, 2001
– Aboulkacem Afulay El-Khtir, Imula n Tmektit, [Les ombres du souvenir] Ungal [Roman], 2002 / 2952
– Ahmed Haddachi, Memmi s n ifesti d awal, Walili Marakech 2002, 168 pages.
– Muhemmad Akunad, Tawurgit d imik, [Le rêve et plus] Ungal, août 2002
– Mohamed Bouzaggou, Jar u jar, ungal, Trifagraph, Berkane, 2004

4. Poésie

De toutes les expressions artistiques, la poésie amazighe est sans conteste la plus ancienne et la plus flo-
rissante. Que ce soit au Moyen-Atlas avec ses fameux izlans, dans le Rif, ou le Souss, elle reste encore très
vivante jusqu’à nos jours. Avec l’apparition du disque sonore en Afrique du Nord et de la radio nationale elle
était déjà plus largement diffusée qu’auparavant. Grâce au phénomène de l’audio-cassette à partir des
années 1960 et du CD récemment, elle reste l’expression artistique la plus développée. Néanmoins, du fait
qu’elle soit d’abord improvisée et quasiment d’expression orale, elle ne retiendra pas notre attention sous
cette rubrique réservée à la poésie écrite. Ici, nous ne traiterons que de la production poétique publiée qu’elle
soit ancienne ou nouvellement composée.

Typologie
Deux catégories de travaux peuvent être distinguées dans cette catégorie. Les recueils et fragments de
poèmes transcrits et la composition directe de cette nouvelle poésie désormais dissociée du moule musical.
Les deux ont recours à l’édition pour atteindre le consommateur amazighophone. Le recueil qui a inauguré
cette phase post-Indépendance est sans conteste celui de Hmad Amzal, Amanar, poèmes en Tachelhit
publié en 1968. Ce premier travail où l’auteur a rassemblé plus d’une soixantaine de textes anciens originale-
ment chantés s’est révélé par la suite très stimulant. Un système de transcription moderne en caractères
arabes, élaboré par l’AMREC, permettra dorénavant une standardisation des travaux d’expression amazighe.
Dès les années 1970, cette première association culturelle commença à publier la revue Arraten (Docu-
ments) où des fragments de poésie comme ceux du semi-légendaire Sidi Hemmou Talb (XVIIIe siècle) seront
consignés. Du même coup, elle mettra à la disposition du public une anthologie de poésie amazighe.

Recueil et fragments de poésie ancienne transcrite


– Hmad Amzal, Amanar, Matbaàa al-markaziya, Rabat 1968
– Revue Arraten (Documents), AMREC, Rabat 1970
– Imouzzar (Cascades), anthologie de poésie amazigh, AMREC, Rabat 1979
– Omar Amarir, Al-chiàr al-amazighi al-maghribi, 1975
– Omar Amarir, Sidi Hemmou Ttalb, 1987
– Ahmed Assid et Brahim Lachgar, Amàibar, Smuna 1996
– Fatima Tabaàmrant, Tamagayt, éd. AMREC, Rabat 2002
– Ali Chouhad, Aghbalu : Tadla n umarg, Éditions IDGL 2004

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Ces premiers travaux de transcription ouvriront des horizons insoupçonnés à ce nouveau-né qu’est le
poète-intellectuel amazigh. Dissocié de la composition musicale, sa production poétique sera libérée des
contraintes de la métrique traditionnelle berbère. Le premier recueil de ce genre publié par un auteur ama-
zigh, Iskraf, date de 1976. Il est suivi de trois autres par le même auteur, M. Moustawi, parmi lesquels Tadsâ
d imttâwn publié en 1979 et réédité récemment. Les années 1980 vont enrichir cette liste de huit autres
recueils par différents poètes. Avec une certaine ouverture politique dans les années 1990 d’une part et une
baisse relative du prix de l’édition d’autre part, le nombre de recueils mis à la disposition du lecteur durant
cette décennie va atteindre la dizaine. Ces deux facteurs vont aussi permettre le lancement des différents
journaux et revues amazighs qui serviront à d’autres poètes comme Mbark Bouliguid, Mounatas Oussous, ou
Wagra Ameksa de tribune pour lancer leurs textes.

4.1. Listes de recueils de poèmes (20 recueils)

(Par ordre chronologique d’apparition sur le marché de l’édition).


– Mohamed Moustawi, Iskraf, Dar al-Kitab, Casablanca 1976
– Mohamed Moustawi, Tâdsâ d imtâwn, Dar al-Kitab, Casablanca 1979
(2è éd. Najah al-Jadida, Casablanca 2001)
– Hassan Id Belqasm, Taslit unzar, Rabat 1986
– Mustapha Bizran, Ifrawn, Matbàat al-Najah al-Jadida, Casablanca 1987
– Mohamed Moustawi, Asays, Al-Maàrif al-Jadida, Rabat 1988
– Ali Sedki-Azayku, Timitar (Les traces) Rabat 1988
– Brahim Akhiyat, Tabratt (Le message), AMREC Rabat 1989
– Hassan Id Belkasm, Asqsi, Rabat 1991
– Ali Sedki-Azayku, Izmuln (Les cicatrices), Rabat, 1995
– Abderrahmane Bellouche, Awal n war awal, Matbàat Fedâla, Mohammedia 1996
– Omar Taws, Ijddign n igenwan, Rabat 1996
– Abdallah Hafidi, Tayri d unkkîd, Rabat 1996
– Ibouànane Asafu, Ar Adif, Iswingimen xef tudert d tmagit, 2946 / 1996
(poésie libre / Prose rythmée)
– Lhusayne Jouhadi, Timitar (Traces), Dar Qurtuba, Casablanca 1997
– Mohamed Achiban, Anzlif, édition AMREC, Rabat 1998
– Mohamed Moustawi, Taddângiwin (Les vagues), Matbaàat Fedâla, Mohammedia 1998
– Brahim Akkil, Tilmi n wadû (Tresses du vent), éd. Bouregreg, Rabat 2952 / 2002
– Lhassan Lmusâwi, Ma Tghir as qa Nettu, Rabat 2002, Phediprint, Rabat 2002 (Rif)
– Lahcen Ayt Abayd (un recueil),
– A. Hadachi (un recueil),

Thématique
Si cette poésie touche aux sujets traités sous tous les cieux comme l’amour, les difficultés de la vie, la
destinée humaine... les thèmes sociaux et moraux y trouvent une place privilégiée... Certains textes comme
ceux de Moustawi traiteront des problèmes sociaux sévissant dans la société traditionnelle tels que celui du

100
racisme, de la femme, des relations familiales. D’autres toucheront à la question des droits humains et aux
problèmes politiques aussi bien au niveau national et du monde arabe qu’international. Ainsi l’affaire du
Sahara, la guerre du Liban et surtout la question palestinienne... seront des sujets privilégiés de certains
poètes-intellectuels. Si la plupart de ces auteurs voient leurs engagements dans le fait même d’écrire en
amazigh, d’autres vont plus loin pour mettre au centre de leur préoccupation la défense de la langue et de la
culture amazighes. C’est ce volet plus que d’autres qui caractérise l’engagement de cette poésie. Certaines
pièces de Ali Sedki-Azayku sont les plus représentatives de cette fibre identitaire. Cette catégorie de textes a
déjà commencé à être composée dès les années 1970, mais ils n’apparaîtront sur le marché qu’une dizaine
d’années plus tard. Avec le discours de Hassan II sur la langue et la culture amazighe de 1995, on verra leur
nombre augmenter d’une façon remarquable. Un autre sous-thème de cette poésie engagée – qu’elle par-
tage d’ailleurs avec les autres modes d’expressions artistiques et littéraires – concerne la mémoire historique
amazighe, les personnages pré-islamiques comme Tacfarinas, les mythes anciens et autres symboles du ter-
roir comme Atlas et Argan.
Cette catégorie de textes engagés dans la lutte pour la reconnaissance linguistique et culturelle n’épargne
aucune aire géographique du pays, ne serait-ce que par ce simple fait de la composer en amazigh. Mais,
d’une façon générale, la production du Souss en amazigh-tachelhit reste encore dominante même dans cette
période qui a suivi les années « de plomb » au Maroc et le discours du Roi sur Tamazight. Par sa portée idéo-
logique, cette catégorie de poésie aura vite un impact certain sur le Mouvement Culturel Amazigh en général.
Les nouvelles générations qui se sont engagées dans le mouvement associatif à travers tout le pays y trou-
veront leur force d’initiative.

4.2. Manifestations culturelles autour de la poésie

Très tôt, la poésie écrite a donné lieu à plusieurs manifestations culturelles avec lecture de poèmes dans le
cadre des associations amazighes. Dès le début des années 1970, les premiers textes de Mustawi avant
même leur publication avaient donné lieu à des lectures publiques. Dernièrement ces lectures publiques
débordent ce cadre associatif pour s’étendre à d’autres espaces fermés à cette poésie jusqu’ici. 6 La dernière
des ces activités bien que dans dans un cercle encore restreint date de la Table Ronde organisée mars 2003
par Mukhtar Buba Azegzaw et Mustapha Qadiri au Center for Cross Cultural Learning (CCCL) à Rabat. Celle-ci
annonce un élargissement de l’intérêt porté à ce genre d’expression par un publique autre qu’amazighone
militant. D’autre part, le titre de l’activité en lui-même, « Table ronde sur la poésie marocaine d’expression
amazighe » est hautement significatif par le fait qu’il traduit une volonté d’insertion de cette poésie dans le
champ de la culture nationale officiel.

À un autre niveau, deux récentes manifestations méritent d’être mentionnées ici par le fait qu’elles
dépassent de loin le cadre restreint réservé jusqu’ici à ce genre littéraire. Elles marquent sans doute une
reconnaissance au niveau national de l’existence d’une poésie marocaine d’expression amazighe. La pre-
mière s’est tenue à Midelt et l’autre à Nador, toutes les deux en 2004.
– « Le premier festival de la poésie et de la musique amazighes contemporaines », « Tiwan », a été orga-
nisé par le ministère de la culture en collaboration avec le Centre Tarik bnu Ziyad et la municipalité de la
ville de Midelt et la Région Meknès-Tafilalt le 15 au 17 mai 2004.
– « La Première Rencontre Nationale sur la poésie amazighe » a été organisée par l’IRCAM et le Ministère
de la Culture en collaboration avec la préfecture de la région de Nador le 6 au 7 juillet 2004 à Nador.
Si cette production poétique est mise à la disposition du lecteur au moyen du livre et de l’édition à bon

101
marché, il faut reconnaître aux groupes musicaux comme Ousman et aux chanteurs comme Mbark Ammouri
le rôle principal de sa diffusion auprès d’un lectorat encore habitué à « lire avec les oreilles ».

Ainsi la culture marocaine d’expression amazighe contemporaine a commencé par cette poésie écrite dans
les années 1970 pour s’étendre aujourd’hui à d’autres expressions comme le théâtre, le cinéma-vidéo et le
roman. Si toutes les régions du pays avec leurs différentes variantes linguistiques ont vu récemment un
renouvellement culturel amazigh incontestable, il faut reconnaître à la région du Souss la part du lion dans
cette renaissance. Par sa quantité, sa diversité et sa diffusion, la production de cette nouvelle culture en ama-
zigh-tachelhit est bien supérieure aux deux autres. Ceci se vérifie dans presque tous les domaines, aussi bien
musical, théâtral que cinématographique. Et si la thématique de ces expressions culturelles touche à tous les
problèmes de l’homme contemporain, sa raison d’être est avant tout d’interpréter la réalité dans cette langue
amazighe.

Notes et références

1. Henri Basset, Essai sur la littérature des Berbères, Jules Carbonel, Alger 1920. Une nouvelle édition a été
reéditée par Ibis Press-Awal, Paris 2001.
Nico van den Boogert, The Berber Literary Tradition of the Sous, Leiden, Nederlands Instituut voor Nabije
Oosten, 1997. Voir notre compte rendu dans Prologues, Casablanca ( ? ? ?).
2. L’AMREC (section d’Agadir) a organisé la première rencontre en 2001 et la deuxième le 23-25 mai 2003 ;
les premières journées de théâtre Amazigh ont se sont tenues à Nador en 1993. En coordination avec la
Délégation du Ministère de la Culture (section de Casablanca) et avec l’appui de l’Association Profes-
sionnelle des commerçants de la Wilâya de Casablanca la troupe Tafoukt se produit au Complexe Culturel
Sidi Belyout-Casablanca avec Tjla Nufat (On l’a trouvée après l’avoir perdue) (une scénographie et mise en
scène de Khalid Bouichou) le dimanche 27 avril 2003. La chaîne de télévision nationale, la Une, a présenté
vers 22 heures 30 la pièce « Mani trit a Baqcic ? » (Où va-tu clown ?) par la troupe théâtrale Tamunt, le 19
décembre 2003. Sur le débat théorique autour du théâtre amazigh organisé à Nador en 1993, voir Ish-
kâliyyât wa-tajalliyât thaqâfiyya fî al-rîf .
3. Tourné en 2003, Plus belle qu’un ange, est produit pour la première chaîne nationale marocaine. Passé (ou
repassé ?) le soir du 13 août 2004 à la Une. Pour sa couverture dans la presse marocaine, voir le quotidien
Al-ittihâd al-Ishtirâki, no 7625 du 28 juillet 2004.
4. Étant donné qu’on ne traite ici que du roman écrit directement en amazigh, on ne mentionnera pas des
œuvres sur l’amazighité écrits en d’autres langues comme celle du feu Moha Abehri, Être ou ne plus
être, Centre Tarik Ibn Zyad, Rabat, 2002.
5. La « Table Ronde sur le roman marocain d’expression amazighe » s’est tenue au Center for Cross Cultural
Learning (CCCL) à Rabat le samedi 26 avril 2003. Cette manifestation restreinte a été organisée par Mukh-
tar Buba Azegzaw et Mustapha Qadiri avec la participation des auteurs, Ahmed Haddachi et Muhemmad
Akunad, qui ont présenté leurs romans respectifs. Des fragments de roman publié dans différents jour-
naux ont été lus par d’autres romanciers présents à la Table.
Au sujet du roman de Haddachi, Mustapha Quadiri écrit « Insi (hérisson ou tihrci positive) célèbre compa-
gnon de Uccen (chacal ou tiherci ambiguë) n’avait-il pas dit dans un de ses célèbres dialogues qu’il naît
avec ses épines, certes, ceux de ces ancêtres, mais que la vie lui fait pousser d’autres pour qu’il se sou-
vienne des événements ? Un errant des temps modernes a mis en scène cette fonctionnalité, ces traces
de la mémoire. »

102
6. Il est regrettable que l’association marocaine « Bayt Chiar » (Cercle de Poésie) n’ait invité aucun représen-
tant de cette poésie marocaine lors de la manifestation qu’elle a organisée dernièrement à Casablanca. À
part Lmsiyh qui représente la poésie marocaine d’expression en darija., tous sont des poètes d’expression
arabe classique et souvent tachée de différents vernaculaires du Moyen-Orient..

103
La création visuelle au Maroc
depuis l’indépendance

1. L’univers visuel traditionnel .......................................................................... 107


2. La peinture de chevalet : une rupture culturel le radicale ...................... 108
3. Les balbutiements .......................................................................................... 109
4. La peinture de l’indépendance .................................................................... 111
4.1. Les peintures fondateurs ........................................................................ 112
4.2. L’aventure des arts plastiques au Maroc ............................................. 114
4.3. Styles et tendances ................................................................................. 117
4.4. La figuration .............................................................................................. 117
4.5. L’abstraction .............................................................................................. 119
4.6. Perspectives ............................................................................................. 123

MOHAMED MÉTALSI

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À l’indépendance du Maroc (1956), la création plastique cessa d’être une activité confidentielle pour deve-
nir un art à part entière voire un métier. Il aura fallu plus d’un demi-siècle à la société marocaine pour que
mûrisse cette nouvelle venue et que se développe une expression artistique en phase avec son temps. À
l’instar du roman, du cinéma, du théâtre et de la chanson, elle a fait entrer d’emblée la culture du pays dans
l’aire de la modernité.
De toutes les techniques d’art, c’est la peinture de chevalet qui a jusqu’à présent prédominé sur la
sculpture, la gravure, le design, etc., emportant dans son sillage toutes les autres formes d’expression pour
leur imprimer son histoire, ses thèmes, ses formes et ses interrogations.
La peinture de chevalet et son support, le tableau, sont venus d’Occident. Comment les artistes marocains
ont-ils, en l’adoptant, accompli cette rupture radicale avec l’héritage visuel arabo-berbère ?

1. L’univers visuel traditionnel

Bien avant le protectorat, une tradition artistique aussi riche que variée avait cours au Maroc. Pendant plus
de mille ans, les Marocains ont développé leur univers visuel, produit d’un métissage culturel au sein de la
civilisation arabo-islamique et notamment hispano-mauresque et berbère. Cet univers constitue un vaste
complexe d’activités artistiques unies par un certain nombre de modalités, reconnues et identifiables, qui
s’expriment à travers des techniques variées : mosaïque, peinture décorative, enluminure, architecture, etc.
Les mêmes motifs y habillent différents supports ; ainsi, une calligraphie ou une arabesque peuvent s’inscrire
sur différents matériaux, un même motif géométrique, orner un tapis ou une poterie rurale et même le corps
sous forme de tatouage. Il n’existe pas de frontières sémiotiques entre les différentes pratiques sociales (tis-
sage, divination, magie...) où vient se déployer le vocabulaire formel. La permutation est remarquable de
l’ouvrage simple et ordinaire à l’ouvrage extraordinaire, de l’objet profane à l’objet sacré et au corps.
C’est un art qui s’inscrit dans un contexte social en fonction duquel il se manifeste. Le monde formel qui
orne les différents supports exprime fortement les nécessités symboliques, les rêves et les désirs du groupe
social. On peut le considérer comme une forme privilégiée de la culture et comme un système façonné par
un habitus permettant à l’individu de concevoir le pensable et l’impensable, de voir et ne pas voir. Parler de
cet univers de formes, c’est nécessairement évoquer la totalité du social, et particulièrement les exigences
de la religion, et peut-être de la mythologie, parce que sans leur fonction et leur mode d’emploi, nombre de
ces formes auraient été inconcevables. Solidement arrimé à l’expression de la vie quotidienne, l’univers sym-
bolique engage profondément la sensualité de la personne, du groupe et sollicite une perception non spéci-
fique dont la lisibilité suppose le sens pratique qui détient le code implicite du regard.
La production artistique traditionnelle ne peut s’expliquer sans faire mention de ses agents producteurs, de
leur mode de travail et de leur rapport à l’ouvrage. Or, l’œuvre créée, singulière et signée, selon la conception
de notre époque, n’existe pas dans ce contexte, et le nombre d’artisans ayant signé leurs ouvrages est insi-
gnifiant : l’art traditionnel n’est pas individualisé. Les artisans répondent, chacun dans sa spécialité, aux
nécessités sociales et symboliques du groupe et reproduisent ainsi les formes objectives et subjectives
incorporées. L’« anonymat » est un élément de l’uniformisation essentielle, de la stabilité et la permanence

107
des grandes figures de cette production artistique. L’univers visuel traditionnel est, en somme, fondé sur une
continuité de l’art et de la vie qui implique une autre relation d’équivalence entre la forme et la fonction.

2. La peinture de chevalet : une rupture culturelle radicale

Contrairement aux pays ayant connu la domination ottomane, le Maroc n’a pas de tradition picturale, alors
qu’en Algérie par exemple, l’art de la miniature, certes moins riche que celui des Empires perse et turc, a
constitué une médiation progressive entre la feuille dessinée et la toile peinte. Les grands miniaturistes algé-
riens que sont Racim et Temmam furent les passeurs par excellence de l’univers de la miniature à celui de la
peinture. Au Maroc, où le contrôle rigoureux exercé par la doctrine malékite est probablement à l’origine de
cette carence, le passage à l’ère de l’image transitera directement par l’expression de l’image dans sa forme
primordiale : le tableau de chevalet.
Il est encore malaisé d’établir aujourd’hui à quel moment cette technique s’implanta précisément au
Maroc. Rassembler les biographies des peintres, les récits de leurs voyages, les modalités de leurs contacts
avec l’Europe et les Européens, leur niveau de connaissance des arts et des lettres, leur statut économique
et social, etc., serait nécessaire pour comprendre la genèse du passage à la modernité visuelle au Maroc :
une histoire sociale, culturelle et économique de l’art moderne de ce pays reste à faire.
La peinture de chevalet est arrivée au Maroc chargée d’une histoire complexe, à l’image de la multitude de
courants philosophiques, politiques, économiques et esthétiques qui agitèrent l’Europe depuis la Renais-
sance. Imprégné de ces innombrables courants, l’artiste moderne européen est en outre l’héritier d’un ques-
tionnement qui a traversé les siècles, celui de son statut au sein de la société, et à travers celui-ci de son
mode de rémunération.
Questionner, douter, critiquer les dogmatismes, les académismes et les entraves à la création et revendi-
quer en permanence la liberté afin de pouvoir encore et toujours innover et prospecter de nouvelles formes,
tels sont les fondements de l’art moderne aujourd’hui. L’artiste est un rebelle permanent, un contestataire
par essence des valeurs admises par la société de son époque. Cette émancipation s’est constituée progres-
sivement, au fil d’une longue histoire où le créateur s’est libéré des coutumes et des lois contraignantes des
organisations traditionnelles et de toute domination extérieure dictant les règles de l’art. Actuellement, dans
la création occidentale, tout est possible. L’artiste se doit d’être absolument authentique et libre. Spontané,
parfois impulsif, il s’aventure, tente, entreprend, barbouille, badigeonne, explore des domaines inconnus, se
préoccupant peu de reproduire les habitudes visuelles sécurisantes. La normativité et la conformité au goût
du plus grand nombre sont des principes antinomiques avec la prospection et l’incertitude qui le hante. Les
plus talentueux des artistes se soucient fort peu de la demande du marché ; du moins n’est-ce pas là leur
aspiration primordiale et n’entendent-ils pas y souscrire de n’importe quelle manière. Gustave Courbet, dans
une lettre de 1854, disait son espoir de toujours gagner sa vie par son art, sans jamais « dévier d’un cheveu
de ses principes », sans jamais « un seul instant mentir à sa conscience » et de ne jamais peindre, « fût-ce
grand comme la main, dans le seul but de plaire à quelqu’un ou de vendre plus facilement ».
Il n’existe pas de technique neutre, et la peinture de chevalet ne fait pas exception, qui porte en soi les
conditions sociales et mentales qui l’ont engendrée tout en impliquant inéluctablement un savoir et une pra-
tique. L’art en général, comme le dit Pierre Francastel, est une formation sociale qui engage à la fois la pen-
sée et l’action humaine.
L’avènement de l’artiste en tant que créateur singulier, par opposition à l’artisan, est corrélatif à l’adoption
de cet art et à la constitution d’une « catégorie socialement distincte de professionnels de la production artis-
tique, de plus en plus enclins à ne connaître d’autres règles que celles de la tradition proprement artis-

108
tique » 1, et de plus en plus en mesure de libérer leur imagination et les produits de leur création de toute
exigence fonctionnelle et sociale. La formation de l’art en tant que tel est le résultat d’un nouveau rapport
que les artistes entretiennent avec la société et d’une nouvelle définition de la fonction de l’artiste et de son
art. La création picturale, qui obéit désormais à des critères plastiques, prétend isoler rigoureusement « le
beau » de « l’utile » et créer ainsi une nouvelle relation entre l’esthétique et le fonctionnel. L’œuvre picturale
sollicite désormais un mode de réception purement esthétique. La conception même de l’œuvre d’art
moderne se distingue de simples objets ouvrés en ce qu’elle requiert du regard une disposition particulière et
une certaine compétence artistique, acquise par un apprentissage explicite ou par la fréquentation des
œuvres. Erwin Panofsky observe judicieusement qu’une œuvre d’art possède toujours une signification spé-
cifique et demande à être perçue selon une « intention » esthétique qui fait prévaloir la forme sur la fonction.
C’est une différence remarquable entre l’œuvre picturale autonome qui n’existe comme telle que pour le
détenteur des moyens de perception adéquate et l’objet artisanal dont la finalité pratique, fût-ce celle du
signe, ne sollicite qu’une perception non spécifique. La notion de « beauté » formelle, chargée de sa propre
valeur particulière, digne d’être admirée pour soi, et non plus seulement pour ce dont elle sert et pour ce
qu’elle signifie, est la caractéristique essentielle de l’art pictural.
L’artiste, par opposition à l’artisan qui se trouvait encadré par des associations corporatives, se détache
relativement du cadre social et traditionnel et affirme son droit à légiférer dans son domaine, celui de la
forme et du style autrefois directement soumis à la demande et aux intérêts autres que ceux du champ artis-
tique.
Le tableau de chevalet, qui a largement contribué à cette autonomie, ne se conçoit pas sans cet « enclos »
de la bordure, qui force l’œil à concentrer son effort sur le pur jeu des couleurs, de lumière et la composition
des formes.
Chaque œuvre est l’émanation d’un moment unique d’intervention du sujet, moment privilégié de la créa-
tion qui renverse le rapport de l’homme au monde. Souvent sanctionnée par la signature, l’œuvre picturale
revêt une singularité plus grande et devient par là un objet culturel différentiel. N’a-t-on pas dit que le propre
du créateur, individuel par essence, singulier par définition, est d’être un « génie » unique ? En somme, le
nouveau fait pictural implique la rupture sociale et intellectuelle, rupture entre l’artiste et l’artisan, et plus
généralement entre l’intellectuel et le lettré.
Au Maroc, le tableau de chevalet ne remonte nullement à la pratique artistique traditionnelle, à l’arabesque,
à la calligraphie ou à l’ornementation inscrite sur l’architecture et les objets de la vie quotidienne, même si
certains artistes marocains revendiquent cette filiation par l’utilisation plus ou moins libre de leurs motifs, de
leurs matières et de leurs formes. Dire que le savoir visuel traditionnel est le germe de l’expression contem-
poraine, c’est construire une histoire linéaire qui confond les pratiques, les mots et les choses. La quasi-
continuité des formes, chez certains peintres, n’est sans doute qu’un effet de surface. Au niveau archéo-
logique, le savoir visuel a radicalement changé. L’éclosion de la pratique de la peinture de chevalet s’inscrit
dans un procès multidimensionnel très large de mutations culturelles consistant, notamment, à inclure des
expressions artistiques européennes modernes dans un contexte culturel traditionnel.

3. Les balbutiements

Dès le XVe siècle, les voyageurs marocains ont rencontré les sublimes œuvres plastiques conçues par les
artistes européens. À l’inverse de l’enchantement provoqué par les inventions techniques et architecturales,

1. Pierre Bourdieu, « disposition esthétique et compétence artistique », Revue Les Temps modernes, Paris.

109
les arts visuels choquaient leur « conscience » et leurs habitudes mentales obéissant à la proscription reli-
gieuse de l’image. Considérée comme une manifestation diabolique, la représentation rencontra au début du
e
XX siècle une opposition obstinée de certains théologiens musulmans l’assimilant à une pratique apportée
par la civilisation européenne conquérante et colonisatrice. Ce rejet s’appliquait également aux autres sym-
boles de la culture triomphante, tels que l’usage de la photographie, le port de l’habit et les innovations tech-
nologiques.
Si la peinture de chevalet au Maroc naît aux débuts du XXe siècle, l’art pictural contemporain, reconnu
comme tel, n’apparaît qu’à la veille de l’indépendance. Quoi qu’il en soit, il est actuellement considéré
comme un des phénomènes majeurs de l’histoire de l’art du Maroc. Il concentra les énergies dès les
années 50 et 60, et quelques années plus tard joua un rôle décisif dans l’évolution des formes. Ce fut donc
une véritable « révolution » qui secoua le monde visuel traditionnel.
Pendant le protectorat (1912-1956), des peintres marocains autodidactes surgirent ici ou là dans un
contexte culturel où l’artisan était encore le seul à même de répondre aux fonctions symboliques. Étrangères
au monde social, leurs productions artistiques n’avaient point d’ancrage et de portée sur l’imaginaire collectif.
Dépourvus d’une formation technique, artistique et intellectuelle ouverte sur le monde moderne, ces artistes
non académiques s’employaient à imiter les artistes européens installés au Maroc comme J. Majorelle, J.
Hainant, E. Edy-Legrand, E. Daudelot, J. Besancenot, A. Suréda, J.H. Derche, H. Rousseau, Lepage ou
M. Bertuchi, auteurs d’une peinture figurative exotique. Leurs portraits et leurs paysages, leur graphisme
dépouillé et leur palette somptueuse influencèrent les premières expériences picturales marocaines.
Adoptant tableau et pinceaux, cette première génération de peintres concourut involontairement à la
genèse de l’art moderne au Maroc ; ils sont de ce fait considérés comme les précurseurs de la rupture avec
la tradition. Citons El-Menebhi et Rbati de Tanger, Ben Larbi El-Fassi, Jilali Ben Chelam de Rabat, qualifiés de
« néo-impressionnistes », les premiers à peindre à la gouache des tableaux figuratifs anecdotiques. Les pay-
sages et les scènes de genre sont leurs thèmes de prédilection, sur le modèle de leurs maîtres européens.
Ce regard quasi ethnographique sur leur monde social fut la première tentative picturale rompant avec la tra-
dition des peintres miniaturistes de la culture arabo-islamique ainsi que celle des peintres imagiers populaires
contemporains.
L’appropriation de ce nouvel outil d’expression résulte des mutations sociales, politiques et culturelles pro-
fondes qui ont marqué la scène marocaine entre les deux guerres et se sont intensifiées après l’indépen-
dance. Nourris des valeurs des deux cultures, ces peintres exprimèrent la double aspiration fondée sur la
modernité occidentale et la tradition arabo-berbère. Tout en optant pour la peinture de chevalet, ils donnèrent
la preuve de cette tentative de médiation des deux univers culturels en essayant d’exprimer leur vision du
monde et de reproduire des éléments des codes de représentation qui prévalaient dans leur culture au
moyen d’un outil d’importation.
Leurs œuvres, dont on ne perçoit de prime abord que le mimétisme, plus ou moins habile, de techniques
et de thèmes, dévoile l’assimilation d’un nouveau rapport au visible et à l’invisible qui ne tarda pas à affaiblir
leur relation aux modèles visuels ancestraux. Ils cherchèrent une expression plastique moderne, originale et
universelle qu’ils ne parvenaient pas encore à concevoir ; une expression qui rompe avec le savoir artistique
traditionnel et un certain mode de représentation.
L’œuvre de ces précurseurs ne présente pas d’intérêt particulier du point de vue pictural, sinon celui
d’avoir inauguré une pratique nouvelle : la peinture de chevalet dans une société qui ne la connaissait pas.
Malgré tout ce que pouvaient dire les critiques, leur principale valeur fut de s’éloigner d’emblée de l’acadé-
misme. D’ailleurs, le régime du protectorat n’installera pas aussitôt d’école des Beaux-Arts au Maroc afin de
permettre au peintre d’incorporer les codes, de maîtriser les connaissances de la nouvelle esthétique et de
se hisser en « sujet créateur », en individu distinct de la masse des artisans signant ses œuvres, voire en
intellectuel à égalité avec le lettré, l’homme de l’écrit ou de parole de la culture théologique traditionnelle.

110
Malgré une « folklorisation » progressive de l’univers visuel traditionnel, des peintres toujours plus nom-
breux allaient suivre après les années 40 l’exemple de ces précurseurs, les surpasser et engager, plus loin
encore, un procès de restructuration du champ artistique marocain. Dès le début, styles et tendances sont
assez variés. Moulay Ahmed Drissi, Omar Mechmacha, Mohamed Ben Allal, El Hamri, Ahmed Ben Driss El
Yaqoubi ainsi que Tayeb Lahlou, Hadj el Moznino et d’autres encore surgirent sur la scène culturelle maro-
caine. Ils organisèrent des expositions individuelles et collectives. Il s’agissait là encore d’une génération
d’autodidactes qui, tout en ayant acquis une maîtrise satisfaisante des techniques et des matériaux, igno-
raient relativement le sens de leur pratique et méconnaissaient la genèse de l’histoire de l’art européen
depuis la Renaissance. Certains suivirent des cours d’art par correspondance ; d’autres, comme Drissi et El
Yaâqoubi, apprirent leur métier en voyageant et furent, parfois rapidement, qualifiés de « peintres naïfs »
sans qu’on ait pu examiner ce qui dans leurs tableaux découlait d’une tradition visuelle du fantastique. El-
Yaâqoubi produisit, par exemple, une œuvre frisant la non-figuration, abstraction encore indécise mais annon-
çant les balbutiements d’une investigation lucide et profonde qui caractérisera l’expression plastique au
Maroc. Louardighi conçut ses tableaux comme un rêve. Composant des œuvres exubérantes où l’homme
est associé à des animaux extravagants et à des végétaux réels et imaginaires, il créa un monde féerique de
formes et de couleurs. Son langage visuel, tant décrié par les « exégètes » de l’art, n’est soumis ni aux
modalités académiques ni aux facilités mimétiques.
Quoi qu’il en soit, les œuvres de ces peintres des années 40 et 50, positivement reçues par leurs confrères
et par les critiques européens, assument la fonction primordiale de confirmer une rupture dans le champ
artistique du Maroc. Ils surent, sans déchirements ni hésitations, faire de leur art le creuset de deux cultures,
frayant la voie à une génération qui, elle, affirma son entrée de plain-pied dans la modernité et contribuera au
rayonnement des arts plastiques au Maroc.
Devant cette floraison d’artistes autodidactes et l’afflux de nouveaux talents, le protectorat espagnol
décida en 1945 de la fondation de l’école des beaux-arts de Tétouan ; son exemple fut suivi par le protectorat
français qui créa à son tour, en 1950, une école des beaux-arts à Casablanca. Il convient de mentionner, outre
ces deux établissements, la section « arts appliqués » du lycée al-Khansa de Casablanca, au sein de laquelle
est dispensé depuis plus d’un demi-siècle un enseignement artistique académique formant aux différents
métiers d’art et plus précisément à l’enseignement des arts plastiques 1. Ces écoles ont joué un rôle décisif
dans l’évolution des arts au Maroc, puisque presque tous les peintres marocains actuels sont diplômés de
l’une d’elles.

4. La peinture de l’indépendance

Au moment de la création de ces écoles, le Maroc était déjà engagé dans son combat national pour l’indé-
pendance. Celle-ci devait créer des conditions historiques nouvelles pour l’épanouissement d’une expression
picturale enracinée dans un champ 2 social, culturel et artistique moderne, démocratique et libre. Or, un tel
champ ne peut fonctionner que si existent et interagissent un certain nombre d’éléments : artistes, critiques
d’art, poètes, philosophes, historiens d’art, magazines spécialisés ou non, public, mécènes, marché d’art

1. Cette école qui n’a jamais été citée par les observateurs des arts plastiques au Maroc a formé, cependant, des artistes de talent. Citons
quelques une parmi les plus importants : Slaoui, Bellamine, Benâas, Meliani (Abdrrahmane et Abdellah), Bendahmane, El-Hayani, Nabili, Moussik,
M’rabet, El-Barrak, Khammal, etc.
2. Voir les travaux de Bourdieu sur la notion du « champ ».

111
national et international, enseignement artistique... Mais surtout, la création a besoin pour se faire jour de
liberté politique et d’un débat multidisciplinaire généralisé entre ses différents modes d’expression : pein-
ture, littérature, poésie, musique, cinéma, théâtre, architecture... afin de contribuer à fonder des styles uni-
versels et participer au façonnement et à l’innovation de nouvelles valeurs sociales et culturelles, et d’entrer
ainsi dans la modernité.
L’indépendance permit d’abord l’éclosion d’une génération d’artistes (nés entre 1930 et 1940) qui se forma
aux techniques et aux débats picturaux agitant l’Europe des années 50 et 60 en y séjournant grâce à des
bourses d’étude. Dans le cadre d’échanges euro-marocains, J. Gharbaoui, A. Cherkaoui, F. Belkahia,
M. Melehi, M. Meghara, S. Cheffaj, M. Chebaa et d’autres encore partirent ainsi pour la France, l’Espagne ou
l’Italie, forts de leur désir d’évasion, de leur volonté de connaissance de la culture occidentale et d’une néces-
sité de la quête de soi à travers la compréhension de l’Autre.
Pendant leurs études en Europe, ils furent témoins d’une effervescence politique, idéologique, culturelle
et artistique d’envergure, ainsi que de la liberté d’expression dont jouissaient leurs confrères d’outre-
Méditerranée. Au terme de cette aventure intellectuelle, ils connurent des itinéraires singuliers et des expé-
riences esthétiques diverses. C’est précisément cette diversité qui déterminera les pratiques artistiques, et
notamment cette multiplicité d’influences dotant le champ pictural marocain d’une variété remarquable
d’expressions, ce champ qu’il fallait inventer et qu’il devait bâtir dans toutes ses composantes. Pour ce faire,
il était nécessaire de créer ou du moins de renouveler en profondeur structures sociales et culturelles, idées
et projets. Un demi-siècle plus tard, la question reste posée : la société marocaine a-t-elle mené à bien ce
renouvellement ?

4.1. Les peintres fondateurs

Les peintres « fondateurs » s’élevèrent rapidement contre les structures archaïques et le goût ambiant de
l’époque. La pratique picturale alors connue et appréciée était, nous l’avons vu, celle des peintres auto-
didactes figuratifs parfois dits « naïfs ». Le sens et les formes abstraites de l’art moderne restaient encore
étrangers à la société.
Mais pendant qu’on discutait sur cette soi-disant « marocanité » de la peinture autodidacte, une autre
expression picturale universelle, figurative ou abstraite, naissait progressivement dans des ateliers d’artistes
encore inconnus. Des œuvres étaient présentées dans de rares expositions, individuelles ou collectives,
organisées au Maroc et à l’étranger. On soutint alors la thèse qu’« une jeune peinture » marocaine était en
train d’éclore au contact de l’École de Paris. Lors de la biennale des jeunes de Paris de 1959 par exemple, le
renommé critique d’art Lionello Venturi affirma qu’« une grande surprise nous vient du Maroc, où est née
une peinture moderne occidentale séduisante ».
Deux grands peintres de cette génération, Gharbaoui et Cherkaoui, méritent une mention spéciale. Ils sont
considérés par les critiques et les commentateurs 1 comme des artistes fondateurs de la peinture contempo-
raine au Maroc : deux créateurs formidables, deux figures emblématiques du Maroc ayant eu une longue
expérience de l’Europe. Malgré leur disparition précoce, l’univers très riche légué par ces deux artistes et leur
réflexion permanente font d’eux les références majeures de la peinture marocaine du XXe siècle.
Simultanément, le milieu des années 60 vit la formation d’un groupe d’enseignants des Beaux-Arts de
Casablanca présentant des revendications légitimes pour l’épanouissement de l’art dans leur pays. Ils exi-

1. Au Maroc, il n’existe pas véritablement d’historien d’art.

112
geaient que l’art contemporain contribue à la construction et au développement du Maroc indépendant. Bel-
kahia, Chebâa, Melehi, rejoints par d’autres tels que Ataallah, Hafid, Hamidi, Cheffaj, etc., en furent les
initiateurs. Contestant la politique culturelle de l’époque, ils dénonçaient le manque de structures dédiées à
l’art. Découvrant la richesse de certaines formes héritées de l’art arabo-berbère, ils organisaient des exposi-
tions indépendantes et engagèrent le débat sur la pratique des arts au Maroc, sur la fonction de l’art dans la
société et sur le système éducatif relatif aux beaux-arts et aux arts plastiques. Il s’agissait là à n’en pas dou-
ter d’une démarche embarrassante mais, lucides et responsables, ils concevaient pleinement le rôle qu’ils
devaient assumer dans la société marocaine. D’autres artistes issus de villes historiques telles que Rabat,
Marrakech, Tétouan se rallièrent à eux, ainsi que certains écrivains, poètes, architectes, etc., s’inscrivant
dans cette dynamique de réflexion sur tout ce que l’art, et notamment la peinture, pouvait transmettre en
termes d’idées nouvelles à la société, et plus précisément au domaine de l’éthique et de la politique.
Ce groupe de pensée entendait, à partir de l’enseignement, éduquer et former efficacement des jeunes
artistes afin que ceux-ci jouent un rôle déterminant dans la modernisation de la société marocaine. Ses
membres dirigèrent leurs élèves, non seulement vers la peinture, la sculpture, la photographie, mais aussi
vers les arts appliqués directement liés aux différents métiers d’art et encouragèrent le travail collectif dans
la réalisation des ouvrages. Ils désiraient renouer les liens avec la pratique artisanale, la création artistique
étant perçue comme une affaire esthétique et intellectuelle parvenant essentiellement de l’étranger. L’artiste
peintre se devait tout à la fois de créer l’œuvre singulière ex nihilo dans son intimité d’artiste libre et indivi-
duel, et de travailler en groupe, comme un artisan, pour répondre directement aux besoins de la société. Il
devait également sortir des lieux confinés des expositions, galeries, musée, etc., pour aller à la rencontre du
« peuple » et, se plaçant à l’intérieur de la société à laquelle il appartenait, exposer à la vue de tous les
œuvres créées dans le secret des ateliers.
Cette réflexion fut concrétisée en 1969 par « l’Exposition Manifeste » organisée sur la place Jamaâ al-Fna
par le groupe de Casablanca. L’expérience n’a pas été renouvelée. Action politique ou provocation intellec-
tuelle ? Démarche naïve ou représentation idéologique qui nie les conditions sociales rendant possibles
l’accès à la culture ou « l’amour de l’art 1 » : « Les anciens et les modernes s’accordent pour abandonner
entièrement les chances de salut culturel aux hasards insondables de la grâce ou, mieux, à l’arbitraire des
“dons”. Comme si ceux qui parlent de culture, pour eux et pour les autres, c’est-à-dire les hommes cultivés,
ne pouvaient penser le salut culturel que dans la logique de la prédestination, comme si leurs vertus se trou-
vaient dévalorisées d’avoir été acquises, comme si toute leur représentation de la culture avait pour fin de les
autoriser à se convaincre que, selon le mot d’une vieille personne, fort cultivée, “l’éducation, c’est inné.” 2 »
Quant au contenu, le choix de ce groupe fut de réinvestir de l’intérieur le patrimoine visuel arabo-berbère,
d’interroger et de saisir ses formes et ses couleurs, ses thèmes et ses significations afin d’en extraire
l’essentiel, comme le firent des peintres européens comme Matisse, Picasso, Klee, pour inventer une œuvre
moderne et universelle. De la calligraphie ou du décor géométrique hispano-mauresque ou berbère, par
exemple, les créateurs entendaient extraire le « nectar », c’est-à-dire le signe et sa gestuelle libre de tout
signifié. Rien que la figure, rien que la « beauté » des formes, l’intention esthétique prévalant sur les autres
dimensions de l’œuvre. Ainsi, les arts plastiques pouvaient contribuer, d’après ces artistes, à l’affermisse-
ment et l’épanouissement de « l’identité culturelle marocaine ». Ils avaient en somme compris qu’il était
indispensable de ne pas renoncer à ses « racines » et de ne pas renier sa culture et son propre être. Situées
à la traversée des frontières culturelles, leurs interrogations dépassent la dimension plastique pour question-
ner la société tout entière : faut-il admettre une dissolution de soi dans une culture « Autre », occidentale

1. Voir les travaux de Pierre Bourdieu.


2. Pierre Bourdieu et Alain Darbel, l’Amour de l’art, édition de Minuit, Paris, 1969, p. 17.

113
triomphante et planétaire, ou insister sur la nécessité de concilier le particulier, c’est-à-dire « l’authentique »
et le général, c’est-à-dire « l’universel » ? C’est un dilemme encore d’actualité. Ces peintres visaient l’acquisi-
tion d’un langage plastique singulier, « langages du présent 1 », ouvert aux innovations venues d’ailleurs mais
sans modèles imposés.

4.2. L’aventure des arts plastiques au Maroc

Ce débat était soutenu par certains écrivains ou critiques d’art européens tels que Pierre Restany, Pierre
Gaudibert, Gaston Diehl, Clarence Lambert, Tony Maraini, etc., qui témoignaient de l’intérêt voire de l’émer-
veillement éprouvé devant les œuvres des peintres marocains. Il élargit le champ d’action à d’autres facettes
de la culture marocaine et investit des domaines délicats pour le régime politique. La question de la place et
de la fonction de l’intellectuel et de l’artiste dans la société fut posée. Un tel mouvement ambitionnait de
faire participer les intellectuels au devenir de la culture marocaine et de mettre en place les fondements d’un
champ culturel et artistique relativement autonome. Certains artistes étaient conscients de la rupture
consommée qui s’était opérée dans les arts visuels : la société marocaine restait globalement éloignée des
préoccupations intellectuelles de l’art moderne et de la compréhension de l’œuvre contemporaine. Elle
n’avait pas intégré les schèmes de perception de la nouvelle esthétique et du discours théorique qui la fon-
dait. Débats et contestation distinguaient donc une conjoncture culturelle et artistique pourvue d’individuali-
tés artistiques et d’investigations plastiques singulières et diversifiées.
La présence de revues telles que Souffle, Intégral, plus tard Lamalif contribua partiellement à cette dyna-
mique et à la diffusion en langue française d’articles relatifs aux arts plastiques au Maroc. En langue arabe, la
participation à la réflexion sur la pensée esthétique fut bien moindre.
Le débat collectif politisé inauguré dans les années 60 fléchit progressivement à partir du milieu des
années 70. Faute de liberté, le débat disparut et la parole se tarit. La revue Souffle fut interdite et ses respon-
sables emprisonnés, les autres cessant « spontanément » de paraître. Sur le plan culturel, le Maroc prit un
retard considérable 2. Mais paradoxalement, le manque de liberté, tout en empêchant la dynamique intellec-
tuelle et les échanges entre créateurs, favorisa l’avènement d’un nombre impressionnant d’artistes travail-
lant en électrons libres dans l’intimité de leur atelier.
Ainsi apparurent pendant les années 70 une nouvelle génération de peintres, autodidactes tels que Kacimi,
Miloud, Chaïbia, Fatima Hassan, Saladi, ou formés dans des écoles d’art au Maroc ou en Europe tels que Bel-
lamine, Slaoui, Rabi, Hariri, El-Hayani, Bendahmane, Boujemaoui, Miloudi, Meliani, Rahoule, Qotbi. Ils entre-
prirent le prolongement des recherches précédentes et l’approfondissement des acquis tant techniques et
formels que thématiques. Leur éclosion rajeunit et enrichit le langage plastique. Chacun, à sa manière,
conçut une œuvre féconde et essentielle répondant aux interrogations de la pratique picturale de son temps,
participant à la formation de l’histoire de la peinture au Maroc. Une histoire où la toute-puissance de la forme
et l’intensité du signe furent présentes en une persévérante recherche d’expressions singulières et de
compositions harmonieuses. Sans jamais renoncer à la symbolique de leur culture et de leur langage, signes
et traces, jeux de miroir et jeux de langage, ils tentèrent différentes démarches, questionnèrent diverses
sources, explorèrent de nouveaux espaces, exprimèrent et inventèrent des discours esthétiques contempo-
rains singuliers.
L’ouverture de galeries d’art, publiques comme la galerie nationale de Bâb Rouah, fondée vers le début

1. Expression de Jacques Berque.


2. L’histoire du champ artistique de cette époque reste à faire.

114
des années 60, ou privées comme L’Atelier, Structure BS, Marsam et La Découverte à Rabat ou Nadar et Le
Savoureux à Casablanca, permit de faire découvrir et apprécier des artistes investis dans la création contem-
poraine. Ces espaces jouèrent un rôle important dans la synergie des éléments constitutifs du marché de
l’art en assurant, outre la promotion des artistes et la vente de leurs œuvres, la mise en valeur d’une sélec-
tion et l’établissement de critères de choix qui allaient façonner les grandes orientations de l’histoire de l’art
marocain. C’est grâce à ces initiatives privées que certains artistes purent être connus au Maroc, dans le
monde arabe et en Europe. La plupart de ces galeries ont aujourd’hui disparu, mais elles ont été remplacées
par une nouvelle génération de lieux d’exposition et de vente tels que al-Manar, Bassamat, Alif Ba, Maltam,
Espace al-Wacetey, Chrofy Art Gallery, etc. Signalons toutefois que si chacune a ses préférences et ses cri-
tères esthétiques, certaines jouent un rôle préjudiciable dans l’évolution des arts plastiques en sombrant
dans la facilité commerciale, avec le soutien de « bourgeois » marocains sans culture artistique et sans goût ;
pour gagner de l’argent, des artistes n’hésitent pas à s’adapter à la demande de figuratif, de pittoresque ou
d’exotisme, faisant fi des mouvements artistiques internationaux, et compromettant ainsi la place de la créa-
tion artistique marocaine.
Quant aux institutions artistiques officielles, elles faisaient dans les années 60 amplement défaut. Ni l’État
ni les collectivités provinciales ou communales ne soutenaient substantiellement le développement de l’art
contemporain. L’absence de musées, de galeries régionales 1, provinciales ou municipales, de maisons de la
culture, etc., était flagrante : chacun promouvait ses œuvres et assurait sa subsistance comme il le pouvait.
L’Association marocaine des arts plastiques, fondée par des artistes en 1972, se donna pour but de fédérer
ces initiatives individuelles et de créer des conditions favorables au montage d’expositions, à l’organisation
de débats et à la diffusion de l’art contemporain au Maroc et à l’étranger. C’est ainsi que des artistes maro-
cains purent participer à différentes expositions panarabes et internationales comme les biennales de Bag-
dad, de Tunis, de Rabat, etc., et y gagner une reconnaissance et une place privilégiée dans le monde arabe.
Dans les années 90, de nouveaux artistes vinrent grossir les rangs des plasticiens. Il était surprenant de
voir surgir une nouvelle génération, toujours plus nombreuse, animée d’une volonté et d’une ténacité aussi
grandes que celles de leurs prédécesseurs, alors même que les structures propres à l’épanouissement de
l’art continuaient de faire cruellement défaut. Vivre de son seul métier de plasticien était presque impossible,
une des rares possibilités offertes à ces artistes étant de se tourner vers l’enseignement des arts pour conci-
lier création et subsistance.
En dépit de cette situation difficile, la détermination individuelle permit bon gré mal gré à la création artis-
tique au Maroc de se maintenir, de se consolider et même de se développer, non sans aléas, car les arts
plastiques ont partout besoin d’un soutien de la part de l’État ou de mécènes privés. « Comme presque
toutes les activités humaines, écrivait Jacques Rigaud, la culture a besoin d’argent. On ne connaît guère que
trois manières de la financer : les fonds publics, qu’ils proviennent de l’État, des collectivités locales ou
d’autres institutions publiques ; le marché, où nous intervenons tous quand nous achetons un livre ou une
place de cinéma où de théâtre ; et enfin le mécénat. La proportion de chacune de ces sources dans le finan-
cement de la culture varie beaucoup, d’un pays à l’autre, mais elles coexistent à peu près partout, et ce
depuis des siècles. 2 » Or, au Maroc, le rôle des pouvoirs publics reste insignifiant. Le musée d’Art contempo-
rain de Tanger est méconnu du grand public. Le bâtiment offert par les autorités anglaises est dans un état
d’ankylose totale. La collection présentée dans ses espaces ne bénéficie d’aucune promotion et le bâtiment
n’est guère fréquenté. Hormis ce musée, le ministère des Affaires culturelles a de nombreux projets dans
ses cartons, mais jusqu’à nouvel ordre, aucun n’a encore abouti...

1. À l’exception de la galerie nationale Bâb Rouah.


2. Jacques Rigaud, in Farid Britel, Le Mécénat au Maroc, éd. Sochepress, Casablanca, 2001, p. 7.

115
C’est le mécénat privé qui vint au secours d’une création solitaire. En 1989, la fondation Wafabank inau-
gura un lieu dédié aux arts. En 1998, la Banque commerciale du Maroc se pourvut de la fondation Actua.
L’ONA fit de même avec la mise sur pied d’une Villa des arts. La fondation d’Omar Benjelloun investit un
ancien palais dans la médina de Marrakech pour le dédier à sa collection personnelle d’art islamique et y
réserver un espace pour les expositions d’art contemporain. Toutes ces fondations ont redonné une bouffée
d’air à la création, aidant les artistes par l’octroi des prix et la publication de catalogues et de brochures. Mais
ce travail, certes méritant mais parfois teinté d’amateurisme, ne répond à aucune méthode professionnelle
d’acquisition ni à aucun critère visible de sélection.
Mentionnons toutefois l’expérience menée depuis 1978 par deux artistes de la première génération, le
photographe Mohamed Ben Aïssa, devenu quelques années plus tard ministre des Affaires culturelles, et le
peintre Mohamed Melehi. Il s’agit du festival d’Asilah, une manifestation annuelle qui convie un nombre
important d’artistes et d’intellectuels à présenter leurs œuvres et à se rencontrer à l’occasion de tables
rondes et de débats. Si les débats ont longtemps été affadis pour cause de censure politique (ils ont toute-
fois gagné en liberté ces dernières années), le plus important – et le plus visible – de cette démarche est le
réinvestissement de l’idée des années 60 selon laquelle les artistes revendiquaient l’intégration de l’art à la
ville. Car, une fois la manifestation achevée, les peintures réalisées sur les murs de cette jolie petite ville bal-
néaire, réalisées par des artistes des cinq continents souvent assistés par les habitants d’Asilah, demeurent
comme une sorte de marque, d’empreinte d’une rumeur fugitive mais ineffaçable.
Ces inscriptions picturales ont valu un temps à Asilah d’incarner le centre primordial de la création maro-
caine. Pour la première fois dans ce pays, l’art était devenu un outil de communication, le moyen de déve-
loppement économique et social d’une petite ville engourdie et un instrument politique pour la gestion
urbaine. Quoiqu’en disent les observateurs, l’expérience d’Asilah est historique. Elle a permis à une ville
d’entrer de plain-pied dans la modernité et de créer un lieu de rencontre et de dialogue entre les cultures, un
espace qui rassemble les artistes les plus talentueux du Maroc et d’ailleurs. Rêve furtif ? Ce projet culturel
est aujourd’hui en train de péricliter. Il mériterait d’être relancé 1 et instauré dans d’autres villes afin de créer
des synergies et d’élaborer de nouvelles utopies artistiques.
Entre-temps, de grandes manifestations individuelles ou collectives d’art contemporain marocain ont été
organisées à travers le monde occidental, dans les grands musées ou les centres culturels, particulièrement
en France. Les publics ont pu y découvrir une création plastique riche et diversifiée explorant une infinité de
démarches et questionnant les sédiments enfouis de la mémoire collective. Les critiques ont perçu les quali-
tés techniques et esthétiques remarquables d’œuvres résolument en dialogue avec l’art contemporain inter-
national. Citons « Dix-neuf peintres du Maroc », exposition présentée par le Centre national d’art
contemporain de Grenoble, en 1985 ; « Les magiciens de la terre », exposition montée à Paris qui révéla Bou-
jemâa Lakhdar ; « La peinture contemporaine au Maroc » (Bruxelles) ; « Beyond the Mythe » (Londres, 2003),
et d’autres encore en Europe ou aux États-Unis. Certaines œuvres ont été acquises par de grands musées
européens, dont des réalisations de Belkahia, Kacimi, Melehi, Bellamine, Chaïbia. N’oublions pas les manifes-
tations organisées dans le cadre du « Temps du Maroc en France » qui, à travers des expositions indivi-
duelles et collectives, ont permis la consécration de talents jeunes ou anciens, et ont mis en lumière une
pratique artistique contemporaine façonnée par une pensée multiple et traversée par les grands courants
contemporains. Signalons enfin le travail unique de l’Institut du monde arabe, œuvrant au centre de Paris
pour la promotion des arts patrimoniaux et contemporains du monde arabe. Expositions individuelles et col-
lectives au siège ou dans d’autres grands musées européens et américains, rencontres et débats libres

1. Le festival d’Asilah a été toujours confondu avec ses créateurs qui ont beaucoup œuvré, par passion et par intérêt politique, pour leur ville
natale.

116
autour de l’art, dialogues avec les artistes internationaux, publications de catalogues thématiques et mono-
graphiques ont contribué à aider les artistes arabes et marocains à diffuser leurs œuvres en dehors de leurs
pays.
Depuis cinq ans, le contexte politique et culturel marocain est en mutation. Même si les réformes sont
lentes, un vent de liberté souffle sur le pays, dont la culture et l’art profitent amplement. Depuis la fin des
années 80, nombreux sont les jeunes talents a être parvenus, après avoir enduré l’épreuve de l’inertie des
institutions et de l’absence du marché, à s’imposer au Maroc voire à l’étranger. Citons Mahi Binebine, le pho-
tographe Touhami Ennnadre, Abderrahim Yamou, Amina Benbouchta, Ikram Kabbaj, Mohammed Abdeloua-
kar, Hicham Benohoud, Khalil El-Ghrib, Safaa Erruas, Mounir Fatmi, Younès Rahmoun, les sculpteurs
Abdelhaq Sijelmassi et Abdelkrim Ouazzani parmi bien d’autres encore...

4.3. Styles et tendances

Styles et tendances se sont tant diversifiés qu’il serait difficile de dresser ici un inventaire précis de toutes
les démarches engagées par les peintres marocains depuis un demi-siècle et de déterminer leur généalogie
et leurs emprunts stylistiques dans le détail.
Brûlant les étapes, ces artistes ont quasiment parcouru, en moins de trois décennies, toute l’histoire de la
peinture de chevalet occidentale moderne. Doués d’une grande réceptivité aux courants nouveaux, ils se
caractérisent par leur aptitude à s’approprier les innovations internationales pour les mettre au service de leur
propre création plastique. Ayant toujours vécu aux confins du champ artistique occidental en accompagnant
le rythme de son histoire et la multiplicité de ses parcours, ils ont pu effectuer des choix de style qui concor-
daient autant avec leur besoin de prospection et leurs interrogations individuelles et collectives qu’avec les
impérieuses nécessités de la modernité. Nombre d’entre eux ont vécu en Europe et ont pu s’engager au
centre de problématiques plastiques données. Il est probable cependant que l’exil, tant intérieur qu’extérieur,
génère une certaine distance culturelle et que l’exclusion relative du marché de l’art, tant intérieur qu’exté-
rieur, permet à certains d’entre eux de concevoir des œuvres libérées de toute aliénation.
Dans leur itinéraire personnel, chacun a pu explorer différents « territoires de l’art » et opter pour un style
ou un autre. De ce fait, une classification rigoureuse est très difficile, car chaque artiste peut s’identifier à dif-
férentes expressions au fil de sa trajectoire.
Schématiquement, les principaux courants esthétiques de la peinture marocaine contemporaine balancent
entre abstraction et figuration. Mais dans chacune de ces catégories, il existe une infinité de variantes et de
nuances qui cohabitent ou s’interfèrent.

4.4. La figuration

Ce style prédominant pendant le protectorat a suivi son chemin jusqu’à nos jours, parfois sans éclat. Chez
les jeunes, on constate un certain refus du figuratif exotique ou naïf, et rares sont les artistes importants à
opter actuellement pour cette démarche. Néanmoins, nombre de peintres marocains ont débuté leur carrière
dans une veine figurative. Ce fut le cas des plus illustres d’entre eux tels Gharbaoui, Belkahia, Meghara,
Miloud, Bennani, etc. Fallait-il commencer par imiter le réel, représenter les êtres et les choses, dessiner leur
contour, leur donner une matière, une sensualité, pour dépasser ensuite cette phase d’initiation ? Probable-
ment. Quoi qu’il en soit, dans les écoles académiques d’art, on enseignait d’abord aux élèves le sens de

117
l’observation du réel, le maniement des outils et les différentes techniques. Ce n’est qu’après cette phase
initiale que certains peintres se sont engagés dans la voie de l’abstraction.
Depuis l’indépendance, de nombreux peintres ont choisi tout au long de leur carrière différents aspects de
la figuration comme style principal de leur création. Au Maroc, les critiques d’art définissaient souvent la réa-
lité figurative comme une imitation objective de la « nature », alors que l’histoire de l’art nous enseigne que
chaque culture reproduit à sa façon le monde extérieur, selon ses schèmes de perception et ses structures
mentales et sociales ; d’une civilisation à l’autre, l’acte de représenter le monde n’a ni la même fonction ni le
même sens : figurer ne signifie pas forcément imiter.
L’expression plastique figurative au Maroc peut se classer en trois catégories relativement distinctes : La
représentation réaliste, la représentation surréaliste et la représentation spontanée.
La représentation réaliste est le fait d’artistes tels que Hassan El-Glaoui, Meriem Meziane ou Ben Yessef.
Au travers de cette démarche, chacun élabore, à sa manière, une œuvre faisant allusion à la réalité vécue,
selon sa propre perception interprétative. Zola n’écrivit-il pas qu’une œuvre d’art est « un morceau de nature
vu par un tempérament » ? Aussi faut-il voir dans la personnalité de chaque artiste, dans son « attitude men-
tale », une des raisons de la modification qu’il fait subir au sujet.
H. Glaoui met en scène des chevaux et des cavaliers marocains ; rythme et mouvement scandent la struc-
ture de ses œuvres. M. Meziane, quant à elle, fixe sa représentation dans une scène figée poétisant, par les
formes et les couleurs, des fragments de paysages diversifiés du Maroc profond. Elle extrait ses sujets de la
vie sociale ou familiale traditionnelle, à travers laquelle elle exprime, avec une sensibilité toute féminine, une
réalité pittoresque et sentimentale. Ben Yessef reste attaché à une transcription expressive du visible. À tra-
vers ses nombreux portraits et paysages, il met en œuvre un réalisme classique réfléchi qui s’exprime avec
sérieux et minutie.
Le courant surréaliste. Au Maroc, l’engagement de certains peintres dans ce courant né en Europe à la fin
de la Première Guerre mondiale ne va pas nécessairement de pair avec leur adhésion aux idées du surréa-
lisme – qui, dépassant largement l’expression plastique, est une philosophie, une véritable conception de
l’Homme et de la vie caractérisée par sa critique de toutes conventions sociales, logiques et morales, un cou-
rant artistique guidé par l’expression du rêve, de l’instinct, du désir et de la révolte – mais constitue probable-
ment simplement un choix esthétique personnel 1. Dans la diversité de leurs démarches, les artistes
Aherdane, Boutaleb, Saladi, Abouelouakar, Bendahmane, Lakhdar, et bien d’autres, nous livrent, chacun à sa
manière, un monde étrange, une « réalité » imaginaire transfigurée, une subjectivité poétique et une expres-
sion plastique régie par une « pensée non dirigée ». Rien que l’expression du désir enfoui, sublimé, la mani-
festation d’un rêve, les peintres associant librement les éléments du puzzle afin de recomposer des figures
extravagantes et de recréer un réel surréel, un invisible devenu visible. Des images déformées, des inver-
sions d’éléments et de symboles, des êtres étranges, chimériques, peuplent des univers fantasmatiques,
expressions de « la recherche du désir ». André Breton n’écrivait-il pas que « le surréalisme repose sur la
croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’association, négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance
du rêve, au jeu désintéressé de la pensée » ? La représentation surréaliste reste chez les peintres marocains
un lieu de création et d’investigation de l’être.
La représentation spontanée 2 ou naïve fut, très tôt, l’expression primordiale de peintres autodidactes
tels que Mohamed Ben Ali Rbati. Cette veine, longtemps méprisée en Europe, n’y avait été véritablement
légitimée qu’à la fin du XIXe siècle, lorsque différents courants, dont celui des impressionnistes, étaient entrés
en contestation avec l’académisme régnant et son absolu conformisme.

1. Pour approfondir cette idée, il faut établir une enquête auprés de ces peintres afin de connaître les présupposés théorique de leur pratique
picturale.
2. Je préfère la qualification de « spontanée » à l’appellation de « naïf », qui renferme une connotation péjorative.

118
Au Maroc, la représentation spontanée, très riche, puise ses racines dans les formidables strates de la
mémoire populaire. Peinture instinctive, elle ne fut point la reproduction du réel ou du vécu, mais plutôt une
transfiguration des récits et des contes fabuleux imprégnant l’imaginaire collectif. Fascinés par les éléments
féeriques de leur enfance, Ben Allal, El-Yaâqoubi, Drissi, Ben Driss, Hamri..., conteurs avant tout, peignirent
des « visions » conférant à leurs œuvres une dimension fantastique. Les travaux de Fatima Hassan, Hassan
El-Farouj, Louardighi, Lagzouli, laissent sourdre l’innocence et la sincérité du regard. Les couleurs flam-
boyantes et l’absence de la perspective (ou l’utilisation d’une perspective « non scientifique ») pourraient
faire taxer d’enfantines certaines de ces œuvres. Mais, sous la légèreté, cette création plastique dissimule
des ordonnances techniques et optiques très subtiles, une stylisation graphique harmonieuse et une exi-
gence d’organisation et d’équilibre visuel. La simplification est aussi une manière d’exubérance, qu’utilisent
ces artistes pour doter leurs œuvres d’un pouvoir signifiant immédiat.
Quant à la célèbre Chaïbia, elle ne racontait pas vraiment d’histoire. Elle extériorisait naturellement, instinc-
tivement, des impressions personnelles et des sentiments à travers le chatoiement des couleurs brutes, pri-
maires. Le visage et les mains reviennent avec une grande constance dans ses œuvres. Comme chez la
plupart des autodidactes, son style allègre et désinvolte se caractérise par des couleurs vives qui trans-
figurent et poétisent le plus banal des spectacles.

4.5. L’abstraction

Abstraction et art abstrait signifient-ils la même chose ? Cette question complexe mérite pour le moins un
rappel historique succinct. L’art abstrait, qui naquit pendant la deuxième décennie du XXe siècle en Europe,
suivait la filiation des grands courants de l’art moderne alors en pleine effervescence tels que le fauvisme,
l’expressionnisme et le cubisme. Il intégra certaines de leurs théories tout comme ces courants l’avaient fait
avant lui de ceux qui les avaient précédés, mais un facteur surgit qui rompit cette continuité séculaire de
l’art : avec l’art abstrait, le lien inhérent entre la réalité et la forme fut brisé. Les canons esthétiques en
vigueur depuis la Renaissance avaient déjà été remis en cause depuis l’impressionnisme. Mais l’invention de
l’art abstrait constitue un tournant fondamental et décisif dans l’histoire des arts plastiques, une mutation
radicale.
Des formes non figuratives ont certes été employées dès la préhistoire, mais il s’agissait-là d’ornements
dépendants de finalités extérieures à l’art, comme l’ornement d’un édifice ou d’un objet. Dans le Maroc tradi-
tionnel comme dans d’autres cultures, le fait pictural ne s’exerçait jamais pour lui-même, il s’accomplissait en
vue de créer, par l’agencement des signes et des symboles, l’ornementation d’un objet déjà façonné. Celui-ci
préexistait à la forme décorative qui venait s’y apposer ultérieurement et il était réalisé non en fonction de
cette ornementation mais bien de l’usage que l’on comptait en faire. Souvent, l’objet imposait son cadre à la
forme picturale appelée à s’y appliquer. La page manuscrite, par exemple, possède déjà, comme le disait
l’historien de l’art de l’islam Papadopoulo 1, un espace propre où viennent se composer « librement » les
formes et les couleurs en un certain ordre assemblées ; mais à notre avis, cette composition utilise des
formes plus ou moins abstraites pour illustrer le texte et en faciliter la compréhension.
Dans cette perspective, les artistes abandonnaient donc bien l’imitation de la nature, mais non sans res-
pect des normes et réalisation d’un art légal. La conscience de faire « abstrait » n’existait pas. En outre, le
peintre, guidé par les nécessités sociales, ne pouvait exprimer son « intention » qu’en rapport avec le licite et

1. Alexandre Papadopoulo, L’Islam et l’art musulman, Citadelles Mazenod, Paris, 1976.

119
l’illicite, l’utile et l’inutile. À vouloir analyser l’expression artistique au fil des siècles et des cultures, le péril
d’une interprétation erronée est grand, car nous tendons à plaquer la notion d’esthétique pure là où elle
n’existait pas.
La spécificité de l’art abstrait consiste donc à concevoir simplement une « image abstraite ». Images auto-
nomes, les œuvres abstraites, ne reproduisant rien d’autres qu’elles-mêmes, rompent avec l’univers des
apparences et dévoilent un monde formel imperceptible, que chaque créateur conçoit à sa manière, selon sa
sensibilité, son parcours, sa culture et ses théories.
L’avènement de la photographie vers 1838, reproduisant le réel mieux que n’importe quel autre mode
d’expression artistique, avait contraint la peinture à redéfinir sa fonction. Elle affirma sa spécificité en déve-
loppant les aspects qui la différencient des autres modes de représentation : la couleur, la gestualité,
l’expressivité et la spatialité. En atteste la fameuse formule prononcée en 1890 par le peintre français Mau-
rice Denis : « Un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote,
est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. »
Les artistes de l’art abstrait proposèrent une nouvelle démarche en concordance avec le contexte culturel
et scientifique de leur époque, marqué notamment par les progrès de l’optique et la compréhension des
mécanismes de la vision, de la nature ondulatoire de la lumière et du son, puis par la remise en question de la
perception du temps avec la théorie de la relativité ou encore par la « révolution psychanalytique » freu-
dienne.
Les différentes manifestations de cette esthétique pourraient être réparties en deux catégories. La pre-
mière partirait d’un aspect quelconque de la réalité pour aboutir à un univers visuel dépouillé, essentiel ; la
seconde ne serait animée que par les structures plastiques invisibles, les impressions colorées et l’organisa-
tion de l’espace du tableau. « La couleur est forme et sujet », dira Delaunay. Depuis presque un siècle, l’art
abstrait est devenu un phénomène historique à part entière. Il s’est imposé, diversifié, enrichi et frotté à
d’autres formes, et a largement contribué à renforcer l’idée de l’autonomie de l’œuvre, c’est-à-dire de l’art
dans la société.
Au Maroc, les artistes s’engagèrent dans cette voie vers le début des années 60. Ils passèrent avec
aisance de l’univers de l’abstraction à celui de l’art abstrait. Sans être comme leurs confrères européens
enracinés dans le contexte des révolutions culturelles et scientifiques, ils surent se tenir à l’écoute de la créa-
tion internationale. Leurs œuvres, par-delà leur diversité, ont en commun leur propre autonomie par rapport à
la réalité. Même quand ils insèrent certains éléments du réel dans une composition picturale globale, ils leur
donnent un nouveau sens esthétique, et quand l’abstraction touche à la figuration, elle reste parfaitement
inscrite dans la logique de l’art abstrait.
Au sein de la variété de la création abstraite marocaine, on peut distinguer deux tendances principales :
celle qui favorise des formes géométriques et celle qui déploie des formes organiques, gestuelles et sponta-
nées.
L’abstraction géométrique est pour certains peintres marocains non seulement une démarche picturale
mais aussi un acte symbolique, puisqu’elle leur permet d’établir un lien entre l’abstraction arabo-berbère el
l’art abstrait d’aujourd’hui. À partir d’un vocabulaire géométrique simple ou complexe, ils élaborent un lan-
gage toujours renouvelé et imprévu. Le géométrisme a séduit plusieurs artistes illustres, au premier chef
desquels Melehi, qui a développé une création plastique (peinture et scuplture) réputée pour ses structures
ondulatoires. Ayant marqué d’une manière indélébile l’art contemporain du Maroc, il n’a cessé depuis les
années 60 de concevoir une œuvre axée autour de l’onde souple et chatoyante et de ses métamorphoses les
plus surprenantes. Entre les surfaces lisses de couleurs vives, contrastées ou complémentaires, claires ou
foncées, s’établit un dialogue basé sur l’équilibre forme sonore/forme picturale inhérente à l’onde : on a pu
dire que sa peinture se déploie non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Cette variation, pour
inventive qu’elle soit, sur un même thème, a pu être perçue comme un enfermement, mais d’autres peintres

120
se sont engagés dans cette voie s’y cantonner. Miloud Labied a privilégié un temps la géométrie des formes
et la structuration de l’espace de l’œuvre autour de la ligne verticale. Les surfaces organisant son espace pic-
tural traduisent une virtuosité ne livrant que l’essentiel de son art, une construction riguoureuse et maîtrisée
adoucie par une palette simple mais très subtile. C’est un jeu musical créé sur la gamme chromatique, tout
en transparences, en dégradés et en nuances, en habile répartition des couleurs et en harmonies délicates.
Bien d’autres encore ont pratiqué ou pratiquent encore cette abstraction géométrique : Chebâa, le premier à
l’avoir abordée, Boujemâaoui dans ses derniers travaux, ou encore Rahoul, Mellakh, Sadouk, Moussik, Nabili,
Ataallah, Nadjia Mehadji... Chacun bâtit son œuvre à sa manière sur une gamme originale constituée de
lignes, points, tirets, bandes de couleur, formes géométriques travaillés en couches successives ou super-
posées, verticales ou horizontales, en associant la couleur et la forme. Certains opèrent un croisement de
formes symboliques prégnantes, telles que la calligraphie, la silhouette architecturale ou ornementale, le
tatouage, etc., avec la géométrie. Cette migration de signes dans l’univers géométrique leur offre des possi-
bilités infinies de ressourcement et d’inspiration. Ici, les plasticiens partent d’un fragment de la réalité pour
aboutir à une « image » métaphorique inventée, une véritable forme picturale. Leurs tableaux s’ordonnent en
« figures abstraites » pour décrypter le monde autant extérieur qu’intérieur à travers le filtre des formes géo-
métriques. Cette tentative est-elle une imitation du réel ? Évidemment non, car les peintres partent d’une
réalité subjective, d’une perception et d’un cheminement intellectuel qui leurs sont propres.

L’abstraction lyrique, expression picturale fondée en 1910 par Kandinsky, désigne toutes les formes d’abs-
traction qui n’appartiennent pas à l’abstraction géométrique. C’est ainsi que des formes aussi diverses que la
peinture gestuelle de Mathieu, l’action painting de Pollock, l’expressionnisme abstrait américain, le tachisme,
etc., ont été rangés sous ce même vocable.
L’abstraction lyrique connaît un succès considérable chez les peintres marocains. Elle semble convenir au
tempérament de ces artistes ayant vécu dans une société moins libre que celle des pays occidentaux. Une
société relativement fermée à l’art abstrait, encore considéré comme le privilège d’une petite élite en ayant
assimilé les finalités. Cette peinture, faite de mouvements descendants, de droites et de courbes, de traits,
de tâches et que caractérise surtout le geste spontané ou maîtrisé, exprime admirablement le besoin
d’expression d’une force intérieure contenue, d’une sensibilité mouvementée. Les plasticiens marocains
donnent une importance considérable à cette gestualité expressive, à la matière, malaxant et dénaturant la
pâte avec des subtilités infinies ou l’employant pour concevoir une œuvre où les signes culturels, calli-
graphie, arabesque, tatouage, ornement, etc., viennent s’inscrire dans une mixture onirique, à la manière des
peintres de l’École de Paris. C’est la « puissance d’émotions » qui se manifeste sur la toile par la « nécessité
intérieure » de la composition.
Il serait impossible de mentionner ici tous les peintres marocains de l’abstraction lyrique, connus ou moins
connus du grand public, car la liste est longue, chacun d’eux s’étant en outre essayé au cours de sa carrière à
plusieurs formes de cette même démarche.
Dès les années 60, Cherkaoui et Gharbaoui, les deux fondateurs de la peinture contemporaine au Maroc,
s’engagent immédiatement dans cette voie. Conçue autour de formes puisées principalement à sa mémoire
visuelle, la peinture de Cherkaoui manifeste une maîtrise gestuelle exemplaire et une quête lyrique et poé-
tique. Se jouant du signe et de la trace, le peintre s’empare de leur richesse plastique et visuelle au point de
renoncer à leur dimension symbolique. Son œuvre constitue une expression originale dans le champ culturel
marocain.
Belkahia propose une autre approche plastique de ce répertoire ancestral et travaille inlassablement dif-
férents matériaux, surtout le bois, le cuivre et la peau, sur lesquels il inscrit des signes réels et chimériques,
caractéristiques de son œuvre, en une métamorphose de la graphie immémoriale. Extraite de ses racines
avec ses dimensions symboliques et visuelles, elle est décryptée et réinterprétée dans la seule finalité plas-

121
tique. L’artiste entend approfondir l’élasticité des formes, épurer son langage formel et créer ainsi un univers
esthétique autonome.
Hassan Slaoui interroge non seulement les formes, la matière, mais également le support de la peinture :
le tableau. C’est un expérimentateur, un artiste/artisan contemporain. Il conjugue dextérité manuelle et
recherche intellectuelle pour créer une œuvre originale. Faisant ressurgir des traces du passé, astrolabe,
manuscrit, etc., restituant les souvenirs des signes délaissés ou oubliés, il parvient à transmettre, comme
Hariri, Miloudi, Malika Agzenay, Boujemâa Lakhdar, Nabili, Aissa Ikken, Moussik, Ahmed Barrak, Qotbi et
d’autres encore une expression picturale contemporaine et une reformulation de la mémoire. Cheffaj et Meg-
hara sont plus savoureux dans la pâte, ordonnant avec ampleur l’étagement des masses, un moment inspi-
rés par les formes évanescentes de la mémoire. Bien qu’il soit difficile de parler d’une école du signe, l’on
peut néanmoins affirmer que le répertoire visuel traditionnel a constitué et constitue encore, avec plus ou
moins d’intensité et de fortune, une source intarissable pour les plasticiens marocains.
Une autre forme d’abstraction lyrique expressive et prépondérante au Maroc a été adoptée par une pléiade
d’artistes. Mais c’est Jilali Gharbaoui qui incarne mieux que quiconque cette démarche avec une œuvre puis-
sante, sensible et énergique. Sa création est l’extériorisation d’une subjectivité tourmentée, d’une expé-
rience tragique à la recherche d’une expression poétique absolue. Chez lui, le tableau s’estompe au profit de
l’impulsion d’une gestuelle libre, impulsive et extravagante. Aucune quête du sens, nul écho d’une trace,
d’une archéologie de la mémoire, mais une nouvelle page écrite, un palimpseste, par la diligence du geste,
l’empreinte du pinceau et un véritable automatisme.
Cette démarche a été suivie par des peintres marocains illustres. Bellamine et Kacimi ont poussé loin
l’expérience. Le tableau de Bellamine est une recherche incessante de la spatialité. Espace dans l’espace,
univers mental et subjectif 1, dans lequel s’abrègent des éclats de formes symboliques individuelles et socié-
tales, des fragments de mémoire, il réussit par le geste pictural libre, la matière lumineuse, ses nuances
blanches et grises, ses harmonies sourdes et chaudes, terres, gris et noirs que perce souvent une
empreinte, à concevoir une œuvre dépouillée de toute fioriture. Rien que l’essentiel : une expression plas-
tique conceptuelle et minimaliste qui exprime les harmonies et les déchirements existentiels.
Pour Kacimi, la pratique picturale est une interrogation continue de la représentation. Depuis quelques
années, il transcrit sur sa toile des silhouettes chimériques se composant harmonieusement, par le geste, la
tâche, les surfaces colorées en adoptant le mouvement de la matière. Même s’il existe une allusion au réel,
le seul souci de Kacimi est de développer un langage pictural, une expérience questionnant l’intériorité de
l’être.
Chebâa, investi d’abord dans le géométrisme, choisit de passer à une expression en mouvement. Des
formes plates colorées, un peu fantaisistes, composent l’espace de sa toile en une action ascendante et
convient le regard à poursuivre leur errance spatiale. Gestualité endiguée, laborieuse et ordonnée, le peintre
nous offre une maîtrise technique et une expression visuelle profondes.
El-Hayani s’inscrit depuis longtemps dans cette gestualité picturale. Son œuvre actuelle recèle une inten-
sité visuelle saturée de questionnements, scrutant les fondements initiaux de l’art abstrait. Après ses pre-
mières expériences minimalistes, El-Hayani charge peu à peu sa toile et passe aisément de la sobriété au
foisonnement des couleurs : superpositions et juxtapositions de couleurs suffisent pour créer un nouvel
espace pictural. La recherche de la spatialité, de la matière, de la touche mouvementée et la quête de la sub-
jectivité confèrent à son travail une infinie variété. Constante de son œuvre, la peinture est une réflexion sur
l’espace même de la toile où elle se conçoit, qui puise à sa propre histoire et s’élabore à partir de ses propres
avatars. D’autres artistes marocains pratiquent cette démarche tels que Miloud, Rabi, Hafid, Kantour, Moha-

1. C’est Alain Macaire qui a le mieux traduit la création de Fouad Bellamine.

122
med Bennani, Karim Bennani, Amina Benbouchta, M. Binebine, etc., explorant cette expression plastique par
une gestualité énergique ou savoureuse, la sobriété ou l’exubérance de la matière et de la couleur, le jeu des
mouvements et des rythmes, l’invention de la spatialité et la redécouverte de la peinture.

4.6. Perspectives

Qu’en est-il de la création plastique d’aujourd’hui et de demain ? Est-il encore judicieux d’essayer de lire les
œuvres à partir de la polarité figuration/abstraction ? Devant les installations méticuleuses de Safaa Erruas,
les installations vidéographiques de Mounir Fatmi, les photographies de Touhami Ennadre ou Hicham Benou-
houd, il est difficile de recourir à ces catégories. Les artistes se permettent tous les moyens d’expression, de
l’image abstraite à l’image virtuelle. Les tâtonnements du présent annoncent probablement une rupture radi-
cale avec les démarches actuelles. Devant l’œuvre, c’est à l’observateur de vivre l’expérience déconcertante
ou séduisante, mais toujours exceptionnelle et singulière...
Aussi, n’est-il pas imprudent de prévoir l’avenir de l’art ? Comment extrapoler les lendemains de la sub-
jectivité individuelle et collective dans un monde en pleine révolution scientifique et technique, alors même
que l’évolution économique est difficile à conjecturer ? Ce qu’on peut en dire, c’est que les grandes ruptures
et les innovations se font depuis la Renaissance en Occident, qui a le monopole de la création des concepts,
des courants et des styles. Nos artistes les plus vaillants sont à l’affût des innovations et à l’écoute du
monde.

Pour faciliter cette écoute et diffuser l’art dans la société marocaine tout entière, des réformes semblent
indispensables, de même que la mise en place d’infrastructures nécessaires à la pratique des arts dans le
pays.
1) Pour évoluer, la création a besoin avant tout de liberté d’expression, celle-là même qui doit se construire
dans le cadre des institutions du pays. En cinquante ans, le Maroc n’a pas su se doter d’un champ artis-
tique autonome, qu’il faut constituer, développer et promouvoir (revues d’art, films documentaires sur
les artistes, formation de critiques d’art, développement de la relation des événements artistiques dans
les journaux, etc.).
2) Réformer le système éducatif :
– mise en place d’un enseignement performant des arts plastiques dès les petites classes ;
– réforme de l’enseignement du second degré en arts plastiques et beaux-arts, idéalement couplé avec
celui de l’école nationale de l’architecture ; 1
– création d’un enseignement supérieur appelé à former les créateurs de demain (graphistes, info-
graphistes, stylistes, designers, décorateurs, techniciens de l’audiovisuel, etc.) dans le cadre de parte-
nariats avec les grandes écoles européennes d’art ;
– réorganisation des écoles des beaux-arts et d’art plastique ; 2
– création de départements d’histoire de l’art et d’esthétique dans les facultés de lettres ; 3
– formation des futurs cadres marocains en Europe, aux États-Unis ou au Maroc même avec des ensei-
gnants marocains ou des experts étrangers.

1. Permettre aux bacheliers en arts plastiques d’intégrer l’école d’architecure pour améliorer l’esthétique de nos villes, car nos architectes ne
savent pas dessiner! Il ne faut pas oublier que l’art de bâtir fait partie prioritairement en Europe de la discipline des « beaux-arts ».
2. Actuellement les beaux-arts sont dépendants du MAC, alors que les arts plastiques font partie de MEN. Il faudrait les réunir sous un même
ministère et réfléchir sur leur mission.
3. Le Maroc est le seul pays du Maghreb à ne pas s’être encore doté d’un enseignement supérieur des arts!

123
– Enfin, il serait important de tisser des liens au travers de l’enseignement dans toutes ses formes entre
artisanat et création contemporaine.
3) Mettre sur pied des infrastructures susceptibles d’aider à la création par :
– la fondation d’un musée national des Arts contemporains 1 et de musées régionaux dans les grandes
villes du royaume ;
– l’édification dans chaque province (municipalité et préfecture) d’un complexe culturel 2 (salle d’exposi-
tion, bibliothèque ou médiathèque, petit auditorium, etc.) où les artistes pourraient exposer ou s’expri-
mer ;
– une meilleure coordination des différents partenariats privés finançant certains secteurs de la vie
culturelle ;
– recours au mécénat d’entreprise et encouragement du parrainage ;
– création d’une biennale internationale des arts plastiques ;
– décentralisation des grands événements artistiques par la création d’événements culturels annuels ou
bisannuels dans les provinces, etc.

1. Actuellement, le ministère des Affaires culturelle est entrain d’édifier un musée à Rabat.
2. Il faut éviter les bâtiments d’apparat. Un édifice simple, beau et efficace peut être géré par des experts désignés par les institutions locales.

124
Le cinéma au Maroc
État des lieux

1. Vue d’ensemble sur l’état des salles de cinéma ....................................... 127


2. Restriction du réseau de distribution .......................................................... 129
3. Le poids de la taxation fiscale ...................................................................... 130
4. Taxes et impôts auxquels sont soumises les salles
de cinéma-régime actuel (résume) ............................................................ 131
4.1. Taxes propres au secteur ........................................................................ 131
4.2. Autres impôts et taxes de doit commun ............................................... 131
5. La chute de la fréquentation ........................................................................ 133
6. La politique d’aide financière ....................................................................... 135

MOHAMED GALLAOUI

125

somgt9-8 125 29/03/06, 13:50:49


126

somgt9-8 126 29/03/06, 13:50:50


Depuis quelque temps déjà, on ne peut malheureusement plus s’enorgueillir de répéter la bonne phrase
« Ouarzazate est le Hollywood du Maroc » ! Car, non seulement cette charmante ville du sud ne dispose
même plus d’une seule salle de cinéma, après la fermeture respective de « Sahara » en 1995 et « Atlas » en
1996, mais surtout parce que malgré la persistance rayonnante de la production internationale qui fait vivre
une main d’œuvre nationale importante et dont l’État marocain tire prestige 1, l’exploitation cinémato-
graphique souffre de plusieurs maux et handicaps.

En effet, les deux dernières décennies du siècle écoulé avaient été la période d’un double déclin du sec-
teur cinématographique au Maroc :
– Celui de la fréquentation des salles dont la baisse ne cesse d’augmenter.
– Celui de la restriction croissante du parc cinématographique.

Paradoxalement, l’afflux du public sur le film marocain qui connaît une réelle ascension vient rompre la
désertion des salles des années 80. Cette « réconciliation » du public avec le produit national va parfois (cas
de « Femmes et femmes » de Saâd Chraïbi, de « Casablanca by night », de Mostafa Derkaoui ou encore de
« Bandits » de Saïd Naciri...) jusqu’à mettre en seconde zone l’audience de ses principaux concurrents : le
film américain et le film hindou. Des efforts indéniables ont été entrepris en vue de sauver la production tant
sur le plan législatif que sur le plan strictement économique. Cependant, la multiplicité des difficultés struc-
turelles et culturelles qui l’affrontent risque de mettre en péril l’existence même du cinéma dans notre pays.

1. Vue d’ensemble sur l’état des salles de cinéma

Jusqu’a la fin de l’année 2003, le Maroc disposait, statistiquement de 160 salles 2, à raison d’une salle en
moyenne pour 17500 habitants, sachant que ce chiffre ne mentionne aucune différence entre salle à écran
unique, complexe et multiplex. Ainsi s’y trouvent inclus les quatorze écrans du cinéma « Mégarama », créé
en 2002 et les écrans des complexes « Dawliz » dans les différentes villes du royaume. Il est a noter que la
norme internationale, selon le bulletin de l’UNESCO, voudrait que notre pays, en considération de ses poten-
tialités économiques et humaines, soit doté d’au moins 800 salles de cinéma ; soit une salle pour 40000 habi-
tants. Autre facteur à signaler est que seules les salles en activité sont prises en compte, dans la mesure où

1. Depuis 1937, date de la production des deux premiers films étrangers dans l’espace de Ouarzazate (Arouk d’Italie et La caravane du
désert de l’Anglais Thorton Freeland) jusqu’en 2003, celle de la réalisation de Tombuktu de l’lrlandais Allan Gunsman, environ 240 films ont été fil-
més dans le même lieu. On notera qu’a partir de la décennie quatre vingt, le rythme de cette production a connu une progression constante grâce
aux superproductions, particulièrement quand elles sont signées par des cinéastes de renommée comme La dernière tentation du Christ de
Steven Spielberg, Gladiator de Ridley Scott, Astérix et Obelix d’Alain Chabat ... Cette activité cinématographique a eu des conséquences écono-
miques indéniables en matière d’emploi et de tourisme.
2. Selon les statistiques fournies par le centre cinématographique Marocain (CCM). À noter cependant que jusqu’au moment de la rédaction
de ce texte, celles-ci s’arrêtent au premier semestre 2003.

127
133 salles ont été fermées, soit définitivement soit pour rénovation. Dans tous les cas cependant, le parc
national de salles a été réduit, durant les deux dernières décennies, d’environ 30,5 % par rapport à l’année
1981 qui a connu la plus forte audience avec 251 salles.
S’il faut maintenant rechercher les critères pour la construction d’une salle qui répond aux conditions pro-
fessionnelles minimales pour l’organisation du spectacle cinématographique, notre déception risque d’être
très grande. Ainsi par exemple ne trouverait-on parmi les 51 salles de Casablanca qu’une vingtaine qui garan-
tissent un spectacle dans les normes ; ce qui veut dire que 50 % d’entre elles ne sont que des lieux obscurs
où le spectacle est la dernière chose à se faire. Malheureusement, l’exemple de la métropole n’est pas
exceptionnel puisqu-on assiste à une véritable décimation, dans le restant des autres villes !
En ce qui concerne la répartition territoriale des salles, force est de constater qu’elle continue de s’appuyer
sur l’axe central entre les grandes villes. Cette concentration n’a pu assainir la débâcle quasi générale des fer-
metures. Ainsi Casablanca ne compte que 51 salles, suivie de Rabat avec seulement 14 salles, puis de Fès
avec 12, de Marrakech et Salé avec 11, de Meknès avec 10, de Tanger avec 9, de Kénitra et Safi avec 5, de
Tétouan avec 4. Quant aux autres villes, le nombre de salles y est de 2 jusqu’à 3 comme Agadir, El Jadida et
Essaouira. Naturellement, toutes les autres provinces se partagent le pourcentage d’une salle quand elle
existe.
Il serait vain de rappeler que cette répartition géographique déséquilibrée se situe dans le prolongement
naturel des orientations héritées de l’ère coloniale, et qui s’articulaient sur l’axe ville/campagne, centre/
périphérie, c’est à dire en termes plus généraux celui du Maroc utile et du Maroc inutile. D’autres y verraient
en revanche une conformité à l’éthique du marché, en ce sens que le cinéma reste en dernier lieu, une
affaire de commerce. À voir de près, une telle perception restrictive ne repose sur aucun argument solide,
parce que ses conséquences négatives, à moyen et long termes, sont plus profondément désastreuses. À
notre avis, elle est l’une des causes de régression du commerce cinématographique et un facteur détermi-
nant dans les retards accumulés depuis plusieurs décennies pour l’émergence d’un cinéma national !
D’abord, cette représentation réductrice de l’individu rural et, abstraction faite de toute idée préconçue, fait
perdre au marché un nombre important de spectateurs, car elle s’inscrit en marge de l’histoire. En effet,
l’habitant de la campagne ne répond plus aux catégories culturelles dans lesquelles l’enfermaient au lende-
main de l’indépendance les adeptes de la logique marchande. D’un côté, celui-ci a pu acquérir suffisamment
d’instruction et de savoir pour pouvoir accéder, dans presque les mêmes conditions que son concitoyen cita-
din, aux valeurs modernes de la citoyenneté. D’un autre côté, les récents bouleversements provoqués par la
révolution technologique et numérique ont réduit les distances et quasiment aboli les frontières. Le pullule-
ment au sein du monde rural des paraboles et des moyens de communication de masse les plus sophisti-
qués, prédisent de profonds changements que ne sauraient ignorer que ceux qui ne peuvent accéder au
champ de la compétitivité dans un proche avenir. À cet égard, l’expérience de certains acteurs de la société
civile comme la Fédération nationale des ciné-clubs (FNCC) et l’Association des critiques de cinéma (ACC)
démontre l’étendue de l’impact suscité, à travers les régions les plus éloignées du pays, par les rencontres et
les manifestations cinématographiques.
Ensuite, si la réalisation du bénéfice commercial demeure une ambition tout à fait légitime, il nécessite de
la part de l’exploitant et du distributeur, l’extension des réseaux de consommation du produit filmique, en
garantissant évidemment le minimum vital d’un bon spectacle ; or, ce à quoi l’on assiste généralement, c’est
la « fabrication » de clients au lieu de spectateurs. La « spécialisation » de certaines salles dans un genre par-
ticulier de films hindous, de karaté et même égyptiens... si elle était tolérable jusqu’à un certain degré dans la
phase de décollage, elle a tendance aujourd’hui à devenir un vrai marasme qui met en danger toutes les
branches de production et de distribution du secteur. Une telle situation réoriente la direction du spectateur
potentiel vers les chaînes de télévision et renforce, dans les cas extrêmes, sa suffisance en matière d’éduca-
tion visuelle pour en faire un être complètement désintéressé.

128
2. Restriction du réseau de distribution

À côté de cette répartition horizontale existe une répartition verticale qui nécessite quelques remarques : il
s’agit du secteur d’exploitation. De nombreuses voix se sont élevées contre le monopole de ce secteur par
une minorité réduite d’exploitants qui cumulent les deux métiers de distribution et d’exploitation. De fait,
cette réalité générée au départ par la marocanisation des sociétés étrangères a débouché sur la naissance
d’une cinquantaine d’entreprises ayant échoué à réaliser leur totale indépendance et à évoluer de façon pro-
fessionnelle et rationnelle. Dans le domaine de l’importation, elles sont restées prisonnières de l’axe quadri-
partite : France, États-Unis, Égypte, Inde. Et, comme les salles sont, à concurrence d’environ 63 %, entre les
mains de 18 exploitants, la totalité des films importés et distribués limite le pouvoir d’achat des petits distri-
buteurs et rétrécit l’espace de diffusion de leurs films. C’est une situation qui consacre le statut du « com-
merçant intermédiaire » au détriment de « l’investisseur visionnaire » dans la mesure où le recours du
premier au gain facile et garanti, constitue un obstacle devant la prise de leur place naturelle dans le circuit de
distribution, de tous les films qui sortent de ce cadre quadripartite, entre autres le film marocain.
Il est paradoxal que nous ne puissions rencontrer parmi les distributeurs nationaux qu’un seul qui acceptait
d’aller presque à contre-courant 1et dont l’aventure prouve que le produit marocain n’est pas fatalement sans
audience auprès du public que le film étranger lorsqu’il jouit des caractéristiques techniques et narratives
d’un spectacle limpide. À cet égard, il serait intéressant de relever que les films dont il a pris la charge, depuis
« Un amour à Casablanca » de Abdelkader Lagtaâ jusqu’à « Femmes et femmes » de Saâd Chraïbi, ont
connu un accueil considérable qui a dépassé tous les pronostics. Selon les statistiques du CCM, ce dernier
film a réalisé pendant 28 semaines et sur 16 salles, durant le premier semestre de l’année de sa distribution
(1998), des rentrées brutes de l’ordre de 2 545 955,87 DH, pour prendre ainsi la deuxième place après « Tita-
nic », avec cette différence toutefois que la durée d’exploitation de ce dernier était de 31 semaines, à travers
17 salles.
Dans la même perspective, le film de Mustapha Derkaoui « Casablanca by night » a pu drainer à lui seul,
au cours de l’année 2003, une somme globale de l’ordre de 7 095 569 DH (6 388 636 en recettes brutes) et
ce, pendant 123 semaines de programmation avec un taux de 340 347 tickets vendus ; ce qui dépasse de
loin la part du film américain « Harry Potter » qui vient après avec 2 146 603 DH pendant 63 semaines
d’affiche et un taux de 29 632 tickets. Par une simple opération de calcul, nous constatons que le film de Der-
kaoui représente, à lui seul, 5,56 % du total de 125 417 374 DH qui constitue la totalité des recettes réalisées
par l’ensemble des films (plus de 300) distribués annuellement au Maroc.

Boxe office des vingt premiers films année 2003

Titre de films Nationalite Du film Nombre de Nombre d’entrées Recettes brutes


semaines en DH
Casablanca by Night Maroc 125 340 347 6 388 636
Harry Potter
et La chambre des USA 63 92 632 1 934 615
Secrets
Chouchou France 34 54 820 155 383
Le seigneur des Anneaux : les Deux tours USA 50 62 114 1 347 679

1. Si bien que depuis la réussite au box-office de certains films marocains, la demande se fait de plus en plus pressante de la part des exploi-
tants.

129
Taxi 3 France 44 49 658 1 233 422
Les bandits Maroc 15 53 187 1 212 681
XXX USA 69 74 407 1 211 967
Gangs of New York USA 39 45 947 1 185 794
Johnny English Angleterre 33 44 174 1 182 434
Arrête-moi si tu peux USA 36 41 625 1 047 860
Humetumhare Inde 92 93 197 974 322
Matrix Reloaded USA 42 43 484 936 489
Meurs un autre Jour USA 48 51 572 894 609
Kabhi Khushi Kabhi Gham Inde 84 93 954 867 427
Shakti Inde 81 82 609 842 336
Le Shcmoking USA 48 50 312 825 248
Devdas Inde 54 57 405 808 513
Femme fatale USA-France 44 41 722 715 128
Aap Mujhe Achche lage Inde 104 78 630 674 153
Dragon rouge USA 30 30 276 637 001
Le transporteur France 56 45 875 623 656
Mission Alcatraz USA 41 33 818 589 544
Casablanca Casablanca Maroc 26 28 591 579 816
Awara pagal Deewana Inde 64 68 021 558 680

En dépit de cette évolution relativement importante dans les recettes, le film marocain n’a pas réussi à atti-
ser l’appétit du distributeur ou à animer véritablement le secteur de la production. Il est fort regrettable que
jusqu’à l’heure, il n’existe au Maroc, aucun producteur national privé, tout au moins à l’instar de ses homo-
logues tunisiens et algériens.

3. Le poids de la taxation fiscale

Face à la détérioration du secteur de la production, en vérité jamais complètement organisé, l’État repré-
senté par le CCM, a pris une série de mesures législatives dans le but d’organiser la profession et d’équiper
les salles, dont les plus importantes sont la diminution des impôts et la politique d’aide. En outre, d’autres ini-
tiatives furent prises en vue de stimuler le public pour retrouver les salles, en particulier celles de l’encou-
ragement de l’action cinématographique culturelle, même s’il s’avère là aussi que toutes ces décisions
nécessitaient de plus amples efforts de sensibilisation.
Indiscutablement, le poids de la taxation fiscale à laquelle est soumis le parc cinématographique constitue
un obstacle majeur devant sa relance. Et comme les salles subissent, en plus des taxes propres qui repré-
sentent 19 à 20 % de leur chiffre d’affaires, d’autres impôts et taxes de droit commun comme l’impôt des
patentes, la taxe urbaine, la taxe d’édilité, la taxe sur les enseignes et l’impôt sur les sociétés (dont la retenue
est de 10 % à la source), il devient tout naturel de voir les exploitants, notamment les petits, suffoquer sous
la charge de ce régime fiscal lourd et diversifié. Il apparaît ainsi d’après l’état d’évolution des taxes et droits

130
propres déclarés par les salles en 2002 que le taux de ces taxes et droits est de 24044910 DH représentant
19.96 % du montant annuel pour l’ensemble des salles, c’est-à-dire 50 % du montant brut. Elle est ainsi
répartie.

4. Taxes et impôts auxquels sont soumises les salles de cinéma –


régime actuel (résumé)

4.1. Taxes propres au secteur

A. Taxe parafiscale au profit du CCM Calculée sur la base d’un pallier des recettes brutes hebdomadaires
1. Part revenant au CCM allant de 1 a 6 %, soit en moyenne 3 a 5,5 % du chiffre d’affaires.
2. Part du fonds d’aide Elle représente 10 % sur le prix du ticket
B. Taxe parafiscale au profit de l’entraide nationale Calculée sur la base d’un pallier des recettes brutes hebdomadaires
allant de 1 a 6 %, soit en moyenne 3 à 5,5 % du chiffre d’affaires.
C. Contribution au profit du peuple palestinien Elle est de 0,20 DH par ticket, soit 1 a 2 % du chiffre d’affaires.
D. Droits d’auteurs Ils représentent 0,91 % du chiffre d’affaires

4.2. Autres impôts et taxes de droit commun

A. L’impôt des patentes


B. La taxe urbaine
C. La taxe d’édilite
D. L’impôt sur les sociétés dont la retenue de 10 % à la source (art. 3-II, 12-1 et 14-1 de la loi numéro 24-86), payée par le distributeur de films
marocains pour le compte du fournisseur étranger et dont il répercute la moitié sur l’exploitant.

Nous donnerons à titre indicatif une application de ce régime à partir des déclarations faites par les salles
de cinéma du royaume durant l’année 2002.

% Montant annuel en DH
Recette brute annuelle en DH 100 120 473 944
Taxe parafiscale au profit du CCM
CCM 3,63 4 377 845
F.A 10.000 12 047 394
Taxe parafiscale au profit de l’entraide nationale 3,63 4 377 845
Fonds de soutien au peuple palestinien 1.78 2 145 513

131
Droits d’auteur 0,91
1. Droits d’auteur-film 0.80 % 963 792
2. Droits d’auteur – musique dans la salle 0.11 % 132 521
Total des taxes et droits 19.96 24 044 910

NB. Source : CCM.

Il faut se garder toutefois de généraliser devant ces chiffres tant que certaines grandes salles qui bénéfi-
cient de l’exonération fiscale ne rentrent pas en réalité dans ce calcul. Ainsi précise la brochure du CCM dans
un nota benne : « Les montants effectivement versés pour l’année 2002 au compte CCM et Fonds d’Aide
ont été respectivement de : 2 304 775 DH l’entraide nationale pour le CCM et de 3 508 726 DH pour le Fonds
d’Aide à la production et ce, compte tenu du fait que les salles rénovées et les salles nouvellement créées
bénéficient de l’exonération de la taxe parafiscale au profit du CCM (parts CCM et FA) ».
Face à cette surcharge fiscale, les petits exploitants se résignent tant bien que mal à continuer à faire tour-
ner leurs projecteurs dans des conditions quasi surréalistes : appareils délabrés, image floue, son inaudible,
films procurés à bas prix : hindous, égyptiens ou américains...
C’est pour parer au délabrement sans cesse croissant des salles et pour alléger les taxations qui pèsent
sur leurs exploitants qu’une série de mesures ont été prises, comme celle du ministère de la communication
qui décida, en réponse à l’initiative de la chambre marocaine des producteurs, d’allouer une contribution de
50 millions de dirhams au profit du fonds d’aide qui devait prendre effet à partir de 1994. Dans la même
orientation, le CCM devait abandonner annuellement deux millions de dirhams de taxes parafiscales. L’État
dut à son tour substituer à la taxe au profit du fonds d’aide, une allocation équivalente à quatre millions de dir-
hams. En même temps, les distributeurs ont été exonérés de la part de 10 % retenue à la source en contre-
partie de l’exploitation et du droit à l’exploitation des droits d’auteur. Un abattement de 2,5 % des droits de
douane dut également être appliqué sur toutes les importations de matériaux d’équipement : chaises, appa-
reils... et la suppression pure et simple de la TVA pour les produits et services nécessaires à la rénovation et
la construction des salles.
Il n’en reste pas moins que parmi les plus importantes mesures dans ce domaine, il y a celle relative aux
amendements apportés au décret du 30 décembre 1987 par le décret du 16 juin 1994, lequel stipule l’exoné-
ration totale pour une durée de 10 ans au profit des personnes physiques et des sociétés qui construisent de
nouvelles salles, et pour 5 ans concernant celles qui procèdent à leur entière rénovation. Pour des raisons dif-
ficiles à expliquer, tous ces avantages fiscaux n’avaient pas connu l’adhésion escomptée des propriétaires de
salles, du moins dans l’immédiat. En revanche 131 salles ont été fermées définitivement entre 1986 et 2003,
alors que seules 31 ont été construites dans le même laps de temps.
Mais pour que ces mesures incitatives puissent donner leurs fruits, encore faut-il qu’elles soient accompa-
gnées de toute la rigueur nécessaire tant au niveau du suivi que du contrôle des opérations de construction
et de rénovation, afin qu’elles ne soient vidées de leur substance et se transformer en pure détournement de
la loi fiscale. Il a été constaté en effet que certains exploitants annoncent la fermeture de leurs salles dès que
la période d’exonération arrive à terme. Plus étrange : le cinéma « Triomphe » par exemple a été déclaré nou-
vellement créé le 30/01/2002 alors qu’il a du fermer définitivement ses portes depuis le 01/02/89. Ainsi son
propriétaire peut-il jouir d’une franchise fiscale tout au long des 10 années qui suivront à partir de cette date.
On peut affirmer la même chose vis-à-vis de ceux qui empruntent les mêmes procédés détournés en allé-
guant la rénovation des salles qui s’avère finalement être une simple opération de ménage.
La mesure d’exemption fiscale qui vise en principe l’amélioration des conditions du spectacle cinémato-
graphique peut engendrer des effets autrement plus néfastes si elle dérive de la voie qui lui avait été initiale-
ment tracée, c’est à dire le dépassement de la concurrence déloyale entre grands et petits distributeurs et

132
exploitants. Ce sont ces derniers qui restent sous le coup des impôts et des taxes pendant toute la période
de franchise des premiers ; chose qui menace sérieusement et rapidement l’avenir de la plupart des petites
salles. Or, certaines sont pleinement chargées de sens et de symboles dans la mémoire « cinéphilique »
comme dans l’histoire récente du Maroc social et politique.

5. La chute de la fréquentation

Pendant toute la décennie 1990, l’année 1993 est la dernière année de la dernière décennie à connaître la
plus forte fréquentation des salles avec un nombre d’entrées de 20 434 458 et un taux d’occupation de
20,28 %. À titre comparatif, l’année 2003 n’a enregistré qu’un faible taux de 13 % avec 9 425 292. La situa-
tion est d’autant plus grave que le nombre des spectateurs potentiels devait normalement augmenter en
fonction de la croissance démographique de la jeune population. Or, depuis 1980, le chiffre de la fréquenta-
tion ne cesse de décroître passant de 45 millions en 1980 à seulement un peu plus de 9 millions en 2003.
(Voir tableau ci-dessous)

Années Nombre de salles Nombre Nombre de Taux


en activité de sièges spectateurs d’occupation
1993 200 138 023 20 434 458 20,28
1994 191 135 274 19 273 071 19,52
1995 184 130 638 17 535 567 18,39
1996 183 130 038 16 335 410 17,21
1997 175 123 931 14 335 767 15,85
1998 161 119 348 13 570 018 15,58
1999 163 118 063 12 573 093 14,59
2000 155 115 919 12 340 312 14,58
2001 149 114 263 11 614 845 13,92
2002 159 107 419 10 727 566 13,00
2003 150 102 637 9 425 292 13,00

Les raisons de cette désaffection sont multiples. Les rédacteurs du bulletin du CCM résument celles-ci en
plusieurs catégories dont notamment :
– L’insuffisance des opérations de rénovation et de construction pour l’amélioration du parc cinémato-
graphique en raison de l’application de nouveaux impôts retenus à la source et de la TVA à l’importation
de films.
– La médiocre qualité des films vu les prix élevés des droits d’exploitation.
– Le piratage et ses conséquences désastreuses sur la valeur marchande des films.
– Les limites de financement des campagnes publicitaires.
– La concurrence télévisuelle tant nationale qu’internationale en matière de diffusion des films cinémato-
graphiques.
– La désertion des salles pour cause d’insécurité croissante dans les grands centres urbains.

133
Si pragmatiques qu’elles semblent l’être, ces explications omettent à notre avis un autre facteur d’ordre
socioculturel qui a trait à la perception du cinéma en tant qu’art dans notre structure mentale. La vague de
l’idéologie islamiste qui a déferlé sur l’Orient, à partir de la révolution iranienne et ses extensions sous sa
forme brutale en Algérie voisine n’a pas épargné le Maroc qui dut en subir quelques effets malsains. Du
coup, le prisme du discours négationniste de l’art, et du cinéma en particulier, sur les couches populaires a
contribué dans de fortes proportions à la baisse de la fréquentation des salles. L’on se souvient de la cam-
pagne orchestré rageusement depuis la première moitié des années quatre-vingt par le Parti de la Justice et
du Développement (PJD) et certains prêcheurs fondamentalistes contre « Un amour à Casablanca » de
A. Lagtaâ « Femmes et femmes » de S. Chraïbi et plus récemment encore contre « Une minute de soleil
en moins » de N. Ayouch et « Casablanca by night » de M. Derkaoui... etc. Ce sont autant d’arguments
qu’il convient de prendre en compte dans l’évaluation de la dimension réelle du problème.

Parallèlement, l’audience du film marocain a enregistré ces dernières années une nette prospérité au point
que certains cinéastes et critiques n’ont pas hésité à parler avec un enthousiasme réel d’une réconciliation
du public avec le cinéma national. Sans verser dans les appréciations et des jugements hâtifs en l’absence de
critères objectifs susceptibles de déterminer le « genre » du public, ses catégories composantes et leur
niveau culturel et social, on peut légitimement émettre les observations suivantes :
1. La politique d’aide dans sa formule actuelle est sans conteste derrière l’amélioration technique des
conditions de fabrication du film marocain qui ne souffre plus de l’image floue et du son inaudible...
2. La nouvelle option scénaristique qui s’est dégagée avec plus ou moins de bonheur du style narratif pré-
dominant dans la plupart des films « à thèse » des années soixante-dix. Cette approche est intervenue
dans le prolongement du débat entre cinéastes et critiques sur la nécessité de prendre en compte le
public en ce qu’il est un élément déterminant dans la carrière d’un film. À ce propos, nous avons pu
observer l’émergence, surtout depuis la dernière moitié de la décennie quatre-vingt-dix, d’une série de
films dont les choix thématiques s’appuient sur des sujets de société, voire politiques. Les thèmes
oscillent entre le film « militant » pour la cause féminine : « Destin de femme » de H. Nouri, « Mek-
toub » de N. Ayouch, « Femmes et femmes » de S. Chraïbi, « À la recherche du mari de ma
femme » et « Lalla hobi » de A. Tazi..., à celui qui prône la protection de l’enfant : « Ali Zaoua » de N.
Ayouch ou la dénonciation des conditions de l’immigration clandestine : « Et après » de M. Ismail,
jusqu’au film à configuration politique : « Ali Rabia et les autres » de A. Boulane, « Tayf Nizar » de K.
Kamal, « Mouna Saber » de A. Laraki, « Jawhara » de S. Chraïbi, « La chambre noire... » de H. Benjel-
loun. Cette variété des thèmes s’est avérée être une stratégie payante qui a été pour beaucoup dans la
réussite publique des derniers films.
D’autant plus que les cinéastes qui ont cherché la déconstruction narrative, ont souvent été pris au
piège de l’improvisation et de l’ambiguïté par manque d’expérience ou carrément par manque de savoir.
En revanche, le recours inconsidéré à la reproduction des mêmes thématiques sous prétexte d’être à
l’écoute de la société, risque de généraliser des stéréotypes qui versent dans la platitude et la suffi-
sance plastiques. C’est la raison pour laquelle l’insistance sur le facteur « public » ne doit nullement, à
notre avis, se traduire par l’exclusion d’une certaine personnalisation dans le style et la conception,
comme on a pu l’observer chez quelques maîtres du cinéma : A. Hitchcock, A. Kurosawa, F. Fellini ou
encore chez de plus jeunes talents tels que S. Frears, E. Kusturika, J. Jarmush...C’est ce qu’ont tenté
des cinéastes marocains, non sans talent réel parfois : « Mille mois » de Fawzi Bensaïdi, « Les fibres
de l’âme » de Hakim Belabbas, « Les yeux secs » de Narjiss Nejjar...
3. Tout ce qui se dit sur la question de la réconciliation du public avec le cinéma n’est plausible que dans
les limites de déterminer au préalable ce que l’on désigne sous le générique de public. Il n’est pas cer-
tain qu’il s’agisse de celui-là même qui avait boudé le cinéma auparavant. Affirmer le contraire équivau-
drait à nier l’existence de deux générations de notre jeunesse, celles qui n’ont connu le film marocain

134
qu’à travers les ciné-clubs ou le petit écran si ce n’est par ouï-dire. De là apparaît le rôle éminemment
important des ciné-clubs, des rencontres culturelles et d’autres composantes de la société civile dans la
propagation du savoir cinématographique. Dans ce contexte, le festival national du cinéma reste un
acquis qui été, quoique l’on dise, derrière la relance sensible du cinéma au Maroc, même si la plupart de
ses recommandations restent noir sur blanc.
4. La révolution technologique moderne qui a réduit par ailleurs les possibilités du « spectacle en com-
mun » a été également l’une des causes de suralimentation du spectateur marocain par l’image de
l’Autre, d’où sa passion pour une image qui le représente et parle en son nom.

6. La politique d’aide financière


Entre 1980 et 1988, pour la première fois dans l’histoire de la production nationale, 52 films ont été réalisés
dont 30 longs métrages, grâce au fonds d’aide qui a instauré une taxe parafiscale sur le prix des billets
d’entrée. Toutefois, cette relative augmentation numérique, qui est le fruit de la nature automatique des sub-
ventions accordées par la commission d’aide à la production, n’a pas été accompagnée par des mesures
rationnelles de contrôle dans la sélection des projets filmiques. Il s’en est suivi toute une série de produits
qui n’avaient de filmique que le titre, au point qu’une catégorie étrange de cinéastes fit son apparition sur la
scène, suscitant ainsi de la part de la critique la dénomination ironique de « Chasseurs de primes »!
Pour pallier à cette anarchie qui se propagea au sein du secteur et pour rehausser les conditions suscep-
tibles de permettre la réalisation de films de qualité et garantir simultanément leur bonne gestion financière,
une nouvelle législation fut adoptée par le biais du décret du 30 décembre 1987. Désormais, le volume bud-
gétaire du fonds est augmenté et son assiette étendue entre subvention fondamentale et une autre complé-
mentaire dont profitent les films aux thèmes originaux et à valeur esthétique. À côté fut instituée la notion de
« post-production » qui concerne les films déjà réalisés à proportion de 25 % de leur valeur productive mais
qui ne doit d’aucune façon dépasser les deux tiers du montant global de la production.
À vrai dire cette tendance nouvelle vise à donner plus de crédibilité à l’opération de choix des projets scé-
naristiques, surtout que la subvention est attribuée par tranches, de telle sorte qu’il est plus facile de vérifier
la conformité des dépenses aux engagements préalables des différents partenaires de la production. Ce pro-
cédé est d’autant plus intéressant à souligner que la commission d’évaluation garde le pouvoir de ne pas
attribuer le restant de la subvention dès qu’elle est assurée d’une quelconque anomalie dans l’observation
des règles techniques ou de forme inscrites dans le cahier des charges, particulièrement lorsqu’on sait que
les textes ne prévoient guère la restitution au fonds d’aide de la somme allouée. En fait, il est arrivé que la
commission puisse s’opposer à l’allocation d’une partie ou de la totalité de la subvention à certains films
qu’elle jugeait sans valeur artistique (« Le marteau et l’enclume » de Hakim Nouri) ou à cause de la nationa-
lité étrangère de son équipe technique (« La dame du train » de Moumen Smihi) ou simplement pour ina-
daptation du coût de réalisation avec le produit final (« Adieu foraine » de Daoud Oulad Sayyid).
Mais la plus importante mesure concernant le fonds d’aide reste l’arrêté ministériel du 7 novembre 2003
qui prévoit, outre la répartition des ressources, une aide à la production et une aide à l’exploitation. C’est ainsi
que l’aide à la production nationale est attribuée, en vertu de l’article 5 sous forme d’avance sur recettes aux
films de long et de court métrages avant et après production présentés par les sociétés de production de
films marocaines. La même disposition stipule une contribution financière à l’écriture des scenarii et surtout
une prime à la qualité aux films ayant bénéficié d’une avance sur recettes 1.

1. À noter toutefois qu’un nouveau projet qui devrait entrer en application, limite l’aide à la formule d’« avance sur recettes ». Il ne semble pas
bénéficier de l’adhésion de la plupart des professionnels du secteur.

135
Cette série de dispositions vise au fond la limitation des manouvres frauduleuses 1dont certains réalisa-
teurs se sont distingués. L’on se rappelle que la commission d’octroi de l’aide avait jugé, dans son édition de
2001, qu’aucun des neuf projets de longs métrages présentés ne jouissait des qualités minimales pour
l’obtention de la subvention. Aussi la commission dut-elle conserver le montant de l’aide dans les caisses de
l’État. Curieusement, cette décision qui devait normalement être appuyée dans la mesure où va dans le sens
du respect de l’esprit de la loi, elle a générée, en revanche, un tollé de contestations de certains producteurs
qui pensaient que la somme d’un milliard de centimes allouée par le trésor de l’État, ne devait, en aucun cas,
lui être restituée. 2
Par ailleurs personne ne peut ignorer aujourd’hui le rôle de la télévision dans la promotion de l’industrie
cinématographique nationale. Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, les chaînes ont repris le relais de
l’État dans la publicité et la production. Dans certains pays, la participation financière des chaînes de télé-
vision au cinéma fut conçue comme une compensation de la concurrence livrée sans pitié par ces mêmes
chaînes à ce dernier. Au Maroc, une expérience louable de la deuxième chaîne dans la production était ten-
tée durant les quelques années passées. Bien que cette expérience reste encore à ses débuts pour pouvoir
en évaluer la portée, il serait regrettable de ne pas continuer dans la même voie.
Il y va de la survie de notre cinéma.

1. L’on a pu constater parfois, parmi les membres de la commission, des personnes directement concernées par les scénarii, en tant
qu’acteur et dialoguiste. D’autres y siégeaient de façon quasi-permanente, malgré la nature totalement illégale de ces deux situations. Voir à ce
sujet : l’article du critique M. Mesnaoui, sur le fonds d’aide dans la revue éditée par l’Association des critiques de cinéma « Ciné.Ma », no 1, été
2004.
2. Le cas le plus aberrant est celui du réalisateur N. Ayouch qui s’est vu accorder un soutien financier très important pour son téléfilm, « Une
minute de soleil en moins » fait sur commande en vidéo numérique, pour la chaîne franco-allemande ARTE, qui l’avait totalement produit et dont
le tournage avait été terminé quelques mois auparavant, Ibid.

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