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Avertissement au lecteur

Le présent recueil regroupe les contributions individuelles aux travaux du groupe thématique « Société,
Famille, Femmes et Jeunesse », constitué dans le cadre du processus d’élaboration du Rapport « 50 ans de
développement humain au Maroc et perspectives pour 2025 ».

Ce groupe de travail a été animé par Mme Rahma BOURQIA, membre du Comité Directeur du Rapport, et
composé de Mmes Rabéa NACIRI, Zineb TOUIMI-BENJELLOUN, Hayat ZIRARI, Michèle ZIRARI DEVIF,
Mokhtar EL HARRAS et Hassan RACHIK. Le groupe a élaboré ces contributions afin d’approfondir des
aspects particuliers de la dimension thématique couverte et dans l’objectif de réunir les matériaux analy-
tiques pour l’élaboration de son Rapport thématique de synthèse. Ces contributions ont ainsi constitué princi-
palement un support pour les débats organisés au sein du groupe de travail, plutôt que des études
exhaustives abordant l’ensemble des aspects scientifiques et pratiques relevant de la dimension thématique
étudiée.

Les contributions qui sont publiées ici ont fait l’objet d’un examen au sein du groupe thématique, mais ne
reflètent que les points de vue de leurs auteurs.

Il a été jugé utile de publier fidèlement la totalité de ces contributions. Cependant, n’ayant pas fait l’objet
d’un travail systématique d’harmonisation, des différences peuvent alors y être décelées tant au niveau des
données utilisées qu’au niveau des argumentaires déployés, ainsi que de leur degré de finalisation. En parti-
culier, les données statistiques et les références utilisées sont celles du moment où les contributions ont été
remises par les auteurs.

L’objectif principal de la publication de ces documents est de restituer la richesse du travail de recherche,
de documentation et de débat qui a caractérisé le processus d’élaboration du Rapport sur « 50 ans de déve-
loppement humain au Maroc et perspectives pour 2025 ». Mettre cette richesse à la disposition du lecteur,
c’est aussi rendre hommage aux compétences nationales, issues de l’université, de l’administration et de la
société civile, qui y ont contribué avec beaucoup d’engagement et de patriotisme.

Nous tenons à les remercier, et à travers eux toutes les personnes et administrations qui n’ont pas hésité à
mettre à leur disposition données, documents et divers supports.
Prologue

Les contributions qui sont présentées dans ce recueil ont été réalisées dans le cadre du « Rapport 50 ans
de Développement Humain au Maroc ». Les auteurs ont travaillé en équipe et dans un esprit de concertation
et de débat pour faire ressortir les aspects les plus saillants de l’évolution de la société marocaine depuis
l’indépendance et expliquer de manière analytique, en relation avec le paradigme du développement humain,
les changements les plus significatifs.
La démarche qui a été adoptée et qui a déterminé la répartition des thèmes a consisté à identifier et exami-
ner les grandes mutations de la société marocaine et leurs relations et impacts sur le développement
humain. C’est ainsi que deux niveaux sont appréhendés par les contributions de ce recueil.
Le premier se rapporte à un niveau macrosociologique et qui met en évidence la question centrale de la
stratification sociale, les changements dans les modes de solidarités sociales, les mouvements émergents
tels que celui des femmes et les phénomènes des valeurs. Ce niveau a été abordé à travers les contributions
qui ont traité les changements des phénomènes à caractère macrosociologique, tels que les hiérarchies
sociales en milieux urbain et rural, la question de la mobilité sociale et spatiale, l’évolution des formes de soli-
darité sociales et le rôle de la société civile, le mouvement des femmes, les représentations et les valeurs
ainsi que les perspectives de l’évolution de la société marocaine dans son rapport à la tradition, à la moder-
nité et aux valeurs support du développement humain.
Le deuxième niveau se rapporte aux phénomènes microsociologiques, tel que celui de la famille, et aux
groupes sociaux différenciés. Les contributions ont traité les changements de l’institution familiale, les rap-
ports familiaux, l’évolution des conditions des femmes avec ses avancées et ses déficits, et l’évolution de la
jeunesse dans son rapport à la famille, à l’emploi, la religion, la politique ainsi que le dispositif juridique se rap-
portant à l’enfance.
Il est évident que si les auteurs ont circonscrit les thèmes du groupe thématique et qui sont traités par
chaque contribution, il demeure que d’autres phénomènes sociaux, tels que l’évolution du rapport à la reli-
gion, la question de l’urbanisation ou encore la question de l’emploi, etc., qui auraient pu être traités sous ce
thème, ont fait l’objet d’études par d’autres groupes thématiques. Il en résulte que le choix de ces thèmes
par les auteurs, tout en se basant sur une réflexion qui fait apparaître les phénomènes sociaux majeurs dans
l’évolution de la société marocaine depuis l’indépendance, tient compte du fait qu’un certain nombre de
questions sont prises en charge par d’autres groupes thématiques.
Société, Famille, Femmes et Jeunesse
La stratification sociale
Rahma BOURQIA ........................................................7
Les solidarités sociales au Maroc
Mokhtar EL HARRAS.................................................. 41
Les valeurs Changements et perspectives
Rahma BOURQIA .......................................................57
Les mutations de la famille au Maroc
Mokhtar EL HARRAS ............................................... 101
Les droits des femmes
Rabéa NACIRI........................................................... 127
Le mouvement des femmes au Maroc
Rabéa NACIRI .......................................................... 145
Évolution des conditions de vie des femmes au Maroc
Hayat ZIRARI ............................................................ 165
Jeunesse et changement social
Hassan RACHIK........................................................ 195
Protection de l’enfance : Les textes
Michèle ZIRARI DEVIF ............................................ 221

Contribution 2 5 8/06/06, 14:43:21


Contribution 2 6 26/01/06, 17:04:24
Sommaire
La stratification sociale
Rahma BOURQIA

Introduction ...............................................................................................................9
1. Les hiérarchies sociales au début de l’indépendance :
héritage et nouvelle dynamique ....................................................................... 10
2. La mobilité spatiale et sociale ........................................................................... 15
3. La stratification sociale ....................................................................................... 20
4. Les vulnérables et leurs stratégies .................................................................... 28
5. Stratégies de l’Etat et lutte contre la pauvreté ................................................ 32
6. Quelles leçons pour réduire les disparités et la pauvreté? ........................... 36

Les solidarités sociales au Maroc


Mokhtar EL HARRAS
Introduction ...........................................................................................................43
1. Le système de protection sociale : institutions et législations ..................44
2. ONG et solidarités locales ................................................................................48
3. Une catégorie oubliée : les personnes âgées...............................................53
Conclusion ...............................................................................................................54
Bibliographie ...........................................................................................................55

Les valeurs
changements et perspectives
Rahma BOURQIA
Introduction : Valeurs et développement humain ...........................................59
1. Les valeurs : fonctions et évolution ...............................................................60

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2. Le registre traditionnel des valeurs au lendemain
de l’indépendance ............................................................................................ 62
3. Changement social et valeurs ........................................................................ 67
4. Négociation autour des valeurs .................................................................... 69
5. Les valeurs/supports du développement humain : quelques
données ............................................................................................................... 73
6. Perspectives conceptuelles ........................................................................... 95
7. Perspectives ..................................................................................................... 98

Les mutations de la famille au Maroc


Mokhtar EL HARRAS
Introduction .........................................................................................................103

1. La famille sous le signe de la « continuité » ..............................................104


2. La famille sous le signe du changement ....................................................105
3. L’image de la famille dans la nouvelle Moudawana ..................................121
Conclusion .............................................................................................................123

Les droits des femmes


Rabéa NACIRI

Introduction ..........................................................................................................129
1. La première génération des droits : reconnaissance
formelle des droits politiques .........................................................................130
2. La deuxième génération des droits : favoriser une plus grande
participation des femmes à l’éducation et à l’économie ..........................131
3. La troisième génération des réformes : un pas important vers
l’égalité en matière de droits civils ................................................................132
4. Les défis à relever dans le court terme ........................................................136
Conclusion .............................................................................................................141
Notes et références .............................................................................................142

Le mouvement des femmes au Maroc


Rabéa NACIRI

Introduction ..........................................................................................................147
1. L’historique de l’émergence du mouvement des femmes .......................148

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Protection de l’enfance : les textes
Michèle ZIRARI DEVIF
Introduction .............................................................................................................223
1. L’enfant dans sa famille ....................................................................................223
2. L’enfant privé de famille ....................................................................................224
3. L’identité de l’enfant ..........................................................................................224
4. Éducation-Scolarisation ...................................................................................224
5. L’enfant et le travail ...........................................................................................225
6. L’enfant victime de mauvais traitements .......................................................225
7. L’enfant en situation précaire ..........................................................................226
8. L’enfant délinquant ............................................................................................227

Conclusion ................................................................................................................227

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La stratification sociale
Note de synthèse

Introduction ................................................................................................................ 9
1. Les hiérarchies sociales au début de l’indépendance :
héritage et nouvelle dynamique ....................................................................... 10
1.1. L’héritage ........................................................................................................ 10
1.2. Après l’indépendance : une stratification sociale
dualiste ........................................................................................................... 13
2. La mobilité spatiale et sociale ........................................................................... 15
2.1. La mobilité spatiale ....................................................................................... 15
2.2. La mobilité sociale ......................................................................................... 17
3. La stratification sociale ....................................................................................... 20
3.1. Une stratification économique .................................................................... 20
3.2. D’autres composantes culturelles de la stratification
sociale ............................................................................................................. 24
3.3. L’environnement spatial de la pauvreté ..................................................... 26
4. Les vulnérables et leurs stratégies .................................................................... 28
4.1. La migration féminine.................................................................................... 28
4.2. Solidarité familiale et réseaux..................................................................... 29
4.3. Le travail des femmes et des enfants......................................................... 31
4.4. Une culture de la « débrouillardise ».......................................................... 31
4.5. Attentisme et désir d’émigrer à l’étranger ............................................... 31
5. Stratégies de l’Etat et lutte contre la pauvreté................................................ 32
5.1. Un environnement institutionnel et un discours
politique favorables....................................................................................... 32
5.2. L’émergence d’une solidarité organisée : les ONG ................................. 32
5.3. L’évolution de la politique des pouvoirs publics ...................................... 33
5.3.1. Une stratégie d’assistance .............................................................. 33
5.3.2. Une stratégie sectorielle ................................................................... 33
5.3.3. Une stratégie de développement social :
le ciblage............................................................................................ 34

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5.3.4. Une stratégie de lutte contre la pauvreté :
les perspectives.....................................................................35
6. Quelles leçons pour réduire les disparités
et la pauvreté? ..........................................................................................36
6.1. Conclusions ou leçons .....................................................................36
6.2. Une vison sociale du développement.........................................37
6.3. Une maîtrise de la migration rurale..............................................38
6.4. L’instrument : une bonne gouvernance .......................................38

RAHMA BOURQIA

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Introduction

Mis à part le fait que l’étude de la stratification sociale pose toujours problème pour les chercheurs en rai-
son de la diversité des cadres théoriques d’approche et de la complexité de l’application des modèles prééta-
blis, il est nécessaire de souligner qu’elle n’a point été l’objet d’un grand intérêt pour les chercheurs au
Maroc 1. Pourtant, l’étude de la stratification sociale d’une société nous renseigne sur les groupes catalyseurs
du changement, sur leur potentiel et la dynamique qu’ils engagent pour l’évolution de la société. En
l’absence d’enquête et d’études sur le sujet, cette contribution tente de synthétiser des études éparses qui
se rapportent aux niveaux de vie des ménages, à des monographies sur certaines catégories sociales et aux
rapports des organismes internationaux sur le développement pour esquisser une note sur la stratification
sociale en relation avec les disparités sociales génératrices de vulnérabilité. La perspective de mener ulté-
rieurement une étude plus approfondie sur la question demeure une préoccupation qui mérite l’intérêt.

Si toutes les sociétés humaines sont traversées par des hiérarchies sociales 2, la nature des clivages
sociaux et les écarts enregistrés entre les catégories sociales sont liés au niveau de développement écono-
mique de la société. Il est important de s’intéresser à la question de la stratification sociale au Maroc pour les
raisons suivantes :
a. Pour identifier les couches sociales ou les strates qui ont le potentiel pour servir de catalyseur au déve-
loppement de la société. L’accélération du processus de développement repose sur des groupes
sociaux qui sont les forces motrices du pays. Ces couches sont-elles l’élite des entrepreneurs ou bien la
classe moyenne ?
b. Pour identifier l’importance de l’imbrication des appartenances verticales avec les appartenances hori-
zontales. La société est-elle organisée en hiérarchies seulement ou bien elle produit aussi d’autres
formes organisatrices horizontales : appartenance tribale, régionale, professionnelle... ? Quel est le type
nouveau qui favorise la mobilisation pour le développement ?
c. Pour identifier les moyens de la mobilité sociale qui fonctionnent au niveau de la société et la capacité
de cette dernière à générer le changement du positionnement et des statuts sociaux pour les dif-
férentes couches sociales existantes dans la société.
d. Pour identifier le potentiel de conflits sociaux ou de cohésion sociale. Il s’agit de savoir si la tendance de
la société est vers le conflit, les tensions en raison des disparités sociales très grandes, ou bien a-t-elle
tendance vers la cohésion parce que la société et les politiques ont produit des mécanismes et mis en
place des moyens qui ouvrent la voie à la mobilité sociale.

1. Il existe très peu d’études sur les hiérarchies et la stratification. Le thème a suscité quelques articles qui ont traité surtout la stratification
dans le milieu rural. Voir A. Khatibi, État et classes sociales. In Études sociologiques sur le Maroc. 1971. A. Khatibi. « Les hiérarchies précolo-
niales ». BESM. Abdellah Herzeni, « Éléments de stratification sociale dans l ’oasis d’aneghrif ». In Le Maroc : Espace et Société. Édité par A. Ben-
cherifa et H Popp. Actes du colloque Maroco-Allemand de Passau, 1989. M. Ennaji et P. Pascon. Paysans sans terre. Toubkal, 1986.
2. Il faudrait noter que si toutes les sociétés génèrent une stratification ou une hiérarchie sociale, il demeure qu’elles ne donnent pas la même
importance aux critères de différentiation sociale, les unes favorisent l’accumulation des richesses, d’autres l’honneur et le prestige ou encore le
pouvoir, etc.

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e. Pour évaluer l’ampleur des disparités sociales dans la société et délimiter les contours des couches défa-
vorisées ainsi que les mécanismes qui engendrent et reproduisent la pauvreté, frein au développement.

Quoique l’évolution de la stratification sociale au Maroc ne pourrait être délimitée par des étapes précises,
il est possible de faire ressortir les grandes transformations subies depuis l’indépendance. On pourrait les
identifier de la manière suivante :
a. La première transformation se situe entre l’indépendance et les débuts des années 80. Elle se caracté-
rise par la mise en place d’une hiérarchie qui a intégré les changements introduits par la colonisation, à
savoir l’industrialisation des grandes villes et les bouleversements des structures sociales de ces gran-
des villes avec l’émergence de nouvelles strates sociales, telles que les ouvriers industriels.
b. La deuxième s’étend des années 80 au milieu des années 90, avec l’avènement de la politique d’ajuste-
ment structurel qui a connu une polarisation du haut et du bas dans les grandes villes : émergence de la
petite bourgeoisie et des cadres de l’État, et l’accroissement du nombre des fonctionnaires.
c. La troisième du milieu des années 90 à la période actuelle, avec le dépassement de la politique d’ajuste-
ment structurel, le regain de l’intérêt pour le développement social et pour la lutte contre la pauvreté.

1. Les hiérarchies sociales au début de l’indépendance :


héritage et nouvelle dynamique

1.1. L’héritage

La société marocaine de l’indépendance avait déjà connu des transformations introduites par le protectorat
et ce qu’elles avaient entraîné comme changements au niveau de la morphologie sociale urbaine et l’enclen-
chement de l’exode rural vers les villes.
La société marocaine urbaine traditionnelle d’avant l’indépendance avait une stratification que l’historien A.
Laroui qualifie d’une hiérarchie d’ordre où les différenciations se forment à partir d’une hiérarchie de droits.
La distinction la plus importante, rapportée par les historiens, était celle qui existait entre al khassa et
al’amma. Les charifs, les alims, les notables (a’yan), constituaient les ordres de cette société 1, une sorte
d’élite qui pivotait autour de l’appareil étatique (makhzen), en opposition à al ’amma qui englobait tout le reste
des catégories sociales. Derrière la hiérarchie stratifiée qui marque la distinction entre l’élite (al khassa) et la
plèbe (al ’amma), un terme qui revient dans les écrits des historiens du XIXe et début du XXe siècle, on retrouve
plusieurs groupes : artisans (ahl al hiraf), commerçants (tujjar), etc. L’élite urbaine tire son statut du capital
matériel et social, de la descendance du prophète (chorfa), de l’accès au bien matériel pour les gros négo-
ciants (tujjar), et du savoir religieux pour la catégorie des savants religieux (oulamas). Ce statut distingue
l’élite urbaine des autres catégories sociales 2 regroupées dans la notion de populace (’amma).

1. Abdallah Laroui. Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain. (1830-1912). Paris : Maspero, 1977.
2. Adam écrit : « ...Les facteurs de clivage social, à la veille du protectorat, paraissent avoir été de deux sortes : la religion et l’argent. Chorfa et
marâbtîn constituaient une espèce d’aristocratie religieuse, héréditaire puisque la baraka se transmet par le sang....
Autre classe religieuse, mais non héréditaire cette fois, les gens du ’ilm, les lettrés... L’argent faisait le prestige de la bourgeoisie, propriétaires
fonciers, mais surtout marchands, commerçants en gros et importateurs. Classe ouverte, puisque l’enrichissement était toujours possible....
Il n’y a pas de cloison étanche entre bourgeoisie d’argent et bourgeoisie de science, mais au contraire interpénétration étroite.
Artisans et petits commerçants formaient ce que l’on appellerait aujourd’hui une classe moyenne, une sorte de petite bourgeoisie.? Chacun

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La société rurale d’avant l’indépendance comportait un autre type de stratification intégrée dans l’organisa-
tion tribale. La tribu est le cadre dans lequel s’inscrivent les hiérarchies qui différencient « les grandes tentes »
(familles aisées) des petites. La position sociale s’évalue par la richesse, à savoir, l’étendue des parcelles de
terre et le nombre de têtes d’animaux. Par ailleurs, c’est parmi les membres à statut social élevé que cer-
taines personnes sont recrutées en tant que membres du conseil de la tribu (jma’a ou les ait rabi’nne), et que
d’autres sont érigées au poste de qaid; un poste qui est souvent renforcé et légitimé par le dahir du sultan. La
couche inférieure de cette organisation tribale est constituée de familles sans terre et sans troupeau. C’est
autour des familles aisées, possédant terres et troupeaux, que pivotent les khamess et raba’a, ceux qui tra-
vaillent la terre en contrepartie du « cinquième » ou du « quart » de la récolte, ainsi que les bergers.
Le protectorat a opté pour une politique qui opère à travers les structures et des hiérarchies sociales exis-
tantes ; d’où le maintien des institutions telles que le qaida, la jma’a, le droit coutumier (’orf), et la zawiya. La
politique de Lyautey était de gouverner à travers les qaids et non contre les qaids.

« On s’étonne, à la fin du protectorat, de voir que le monde rural, qui représentait, en 1956, près de 80 % de la population
du pays, n’est administré que par quelques centaines de fonctionnaires français civils ou militaires. Dispersés à travers le ter-
ritoire, ils sont assistés dans les postes par quelques commis marocains, et gardés par des mokhaznis peu nombreux, dotés
d’un armement vétuste...
Cependant, le monde rural reste soumis...une multitude d’agents marocains, dont les commandements sont calqués
approximativement sur le système tribal, relaie l’action des officiers d’affaires indigènes et des contrôleurs civils. Sans l’appui
des notables, et sans le consentement des populations, la machine administrative tournerait à vide » 1.

Malgré l’instrumentalisation des élites locales par le protectorat, le processus de changement a été déjà
entamé par l’effet des changements économiques survenus suite à l’apparition du salariat urbain et rural par
l’effet du travail dans les fermes des colons, le recul des khamassa dans le milieu rural, l’éclatement de la
jma’a, et la monétarisation des campagnes 2. En bouleversant la structure sociale de la société marocaine, le
protectorat a contribué à la faire passer d’une hiérarchie d’ordre, où l’accès à l’élite était basé sur le charaf, le
’ilm et l’argent, à une hiérarchie stratifiée qui a fait apparaître de nouvelles couches sociales. Il est certain que
la société traditionnelle marocaine était une société stratifiée, où les riches se distinguaient des pauvres,
mais les grands changements apportés par le protectorat se rapportaient essentiellement aux changements
dans les composantes des couches sociales urbaines. De stratification traditionnelle qui faisait écrire à André
Adam que « La » lutte de classes « était inconnue dans une telle société », que « Chacun se considérait
comme occupant la place que Dieu lui avait destinée », et que les inégalités étaient « acceptées comme par-
tie intégrante d’un ordre voulu par Dieu » 3, la société marocaine passe à une nouvelle hiérarchisation, qui fait
apparaître de nouvelles couches sociales, à savoir les ouvriers ou prolétariat, et un nouveau type de classe
moyenne composée des cadres de l’administration, services qui sont le produit de l’instruction moderne.

avait sa place dans la cité traditionnelle, et les mendiants eux-mêmes bénéficiaient d’une sorte de considération à caractère religieux. Les
esclaves faisaient partie de la famille... ».
« La « lutte de classes » était inconnue dans une telle société. Chacun se considérait comme occupant la place que Dieu lui avait destinée. Du
riche, le pauvre disait : « Dieu lui a donné ». Il est évident que cette société comportait des inégalités, « mais acceptées comme partie intégrante
d’un ordre voulu par Dieu ». André Adam : Livre V. Les classes sociales. Page 706 Page 707.
1. Rémy Leveau. Le fellah marocain défenseur du trône. Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. 1976. p. 7.
2. Ahmed Lahlimi. « Les collectivités rurales traditionnelles et leur évolution ». Dans Études Rurales. Préparé par A. Khatibi. SMER, p. 17. Voir
aussi Grigori Lazarev. « Changement social et développement de la campagne marocaine ». Dans Études Rurales. Préparé par A. Khatibi. SMER,
p. 129. Voir P. Pascon. Études rurales. Idées et enquêtes sur la campagne marocaine. Atlas. 1980 (chapitre « L’affaire Tassoultant : du khamassa
au bidonville », p. 179.)
3. André Adam : Livre V Les classes sociales. Page 706 Page 707.

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La nouvelle configuration sociale se dessine d’abord dans l’espace de la ville : médina, ville nouvelle et les
bidonvilles constituent la nouvelle architecture de l’espace sur laquelle se sont greffées des catégories
sociales distinctes, mais qui fait ressortir surtout une couche sociale qui commence à alimenter progressive-
ment la ville, à savoir le prolétariat et le sous prolétariat 1, issus de la migration rurale, occupant les marges de
la ville.
La « bidonvilisation » des villes marocaines a commencé durant le protectorat. Elle s’est traduite dans les
préoccupations même de la sociologie coloniale ; sociologie longtemps préoccupée par les thèmes de la
tribu, les élites rurales, les zawiya, elle se penchera, vers les années 40, sur le prolétariat marocain, lorsque
celui-ci devint un phénomène en expansion, prenant de l’ampleur dans le milieu urbain.
Grâce à la monographie minutieuse de Robert Montagne 2, nous savons aujourd’hui que l’héritage de la
pauvreté pèsera lourdement sur la société marocaine de l’indépendance. Son recensement des bidonvilles
urbains témoigne de l’ampleur de la pauvreté urbaine et de la bidonvilisation croissante des villes maro-
caines, comme le montrent les chiffres de la veille des années 50.

Population des bidonvilles : les chiffres de 1947 3

Municipalités ou centres Population totale Population musulmane Pourcentage bidonvilles


Totale Bidonville
Casablanca 568 750 383 000 75 600 19 %
Marrakech 238 260 207 144 4 000 2%
Fès 200 980 170 868 9 670 5%
Meknes 162 270 125 000 12 500 10 %
Rabat 161 430 109 281 18 000 11 %
Oujda 88 680 59 124 18 756 32 %
Port-Lyautey 56 620 47 450 28 000 59 %
Safi 50 840 43 510 15 000 35 %
Mazagan 40 350 34 152 1 000 3%
Taza 28 500 23 145 7 825 33 %
Khouribga 26 060 22 945 15 200 66 %
Settat 26 060 24 701 6 300 25 %
Fedala 23 000 20 000 15 000 75 %
Agadir 16 054 13 047 7 500 57 %
Berkane 8 235 5 664 4 516 79 %
Souk Al Arbaa 6 000 4 500 3 500 77 %
Berrechid 1 922 1 315 1 247 94 %

1. Il s’agit de la terminologie utilisée par les sociologues du protectorat .


2. Robert Montagne. Enquête sur le prolétariat marocain. 1er et 2e parties. 1950. Dans les préoccupations de la sociologie coloniale, il y eu évo-
lution des centres d’intérêt. Durant la période d’avant 1930, l’intérêt était centré sur la tribu et sur les institutions, les croyances, les rituels tradi-
tionnels,. Mais à partir des années 30 et tout au long des années 40, on constate un changement d’intérêt vers le prolétariat et la classe ouvrière
dans les villes. Les travaux de R. Montagne illustrent cette tendance.
3. Robert Montagne. Enquête sur le prolétariat marocain. 1er et 2e parties. 1950.

12
On constate qu’à la veille de l’indépendance, la majorité de la population de certaines petites villes étaient
constituées de populations des bidonvilles. D’après cette enquête de Robert Montagne, 40 % de la popula-
tion urbaine marocaine habitaient les bidonvilles et constituaient la classe la plus pauvre du milieu urbain. Cer-
taines villes semblaient se construire exclusivement autour de regroupements de population pauvre, où les
bidonvilles étaient l’habitat dominant, tel était le cas de Berrechid, Berkane, Souk Al Arbaa, Khouribga, Kéni-
tra, et d’autres agglomérations. C’est ce phénomène qui faisait dire à Robert Montagne, la veille de l’indé-
pendance, que « Port Lyautey [Kénitra aujourd’hui], cité prolétarienne sortie du néant, presque entièrement
dépourvue de cadres sociaux, habitée par une proportion plus grande de ruraux ». Ainsi, la bidonvilisation des
villes prit de l’essor vers la fin du protectorat.
L’enquête de Robert Montagne montre aussi que cette population qui commençait à former une couche
sociale nouvelle dans le milieu urbain, se caractérise par la pauvreté et la précarité. Les métiers et les
« occupations » recensés ne garantissaient point une vie décente aux familles. Dockers et portefaix, fripiers,
marchands ambulants, jardiniers, tolba, fileuses, manœuvres, ouvriers, carriers, laitiers, tels furent les
métiers recensés et qui déguisaient le chômage. Pour un bidonville comme celui de Ain Sebaa à Port Lyau-
tey, Robert Montagne recense, vers la fin des années 40, sur une population de 7820 habitants 1, 39 %
d’ouvriers non spécialisés, dont 20 % marchands ambulants et autres, 18 % de dockers, 17 % divers, et 2 %
sans profession.
Le Maroc indépendant héritera d’une stratification sociale qui a bouleversé l’ordre traditionnel en le dotant
d’une classe sociale urbaine déshéritée en expansion, par l’effet de l’exode rural et de l’enclenchement d’un
processus de migration rurale vers la ville qui vont progressivement changer la hiérarchisation des espaces
urbain/rural et les hiérarchies sociales dans les deux milieux. Un changement dans la configuration des struc-
tures sociales va commencer.

1.2. Après l’indépendance : une stratification sociale dualiste

En décrivant la stratification sociale de la société marocaine de Casablanca des années 60, André Adam
évoque le caractère dualiste de cette stratification et l’émergence de nouvelles « classes sociales » tout en
coexistant avec les anciennes. Ainsi, l’ordre traditionnel avec ses hiérarchies n’a pas disparu ; il se trouve en
cohabitation et en parallèle avec une nouvelle hiérarchie instaurée par les changements économiques,
sociaux et culturels. On pourrait même dire que la dualité traversait de manière verticale toute la hiérarchie
sociale. Au sein de ce qu’on pourrait considérer comme une classe sociale, on retrouve deux économies qui
cohabitaient : traditionnelle et moderne, entreprise artisanale et entreprise moderne, ouvrier artisan et
ouvrier industriel, rémunération à la tâche et travail au salaire, etc. « Il s’agit de deux attitudes radicalement
différentes devant la matière, devant l’argent et devant le temps... » 2. En menant cette étude sur Casablanca
des années 60, André Adam identifie les classes suivantes :
a. Le sous-prolétariat rassemble les chômeurs, ceux qui ont des petits métiers, petits commerces, tous
ces métiers qui donnent l’illusion d’avoir un emploi et qui déguisent le chômage. Ce semblant d’activité
économique cache la misère, et sauve la dignité en « faisant quelque chose », sans garantir la survie. Produit
de la migration rurale et d’une urbanisation croissante, cette classe sociale a continué à gonfler le bas de la
pyramide sociale.

1. Robert Montagne. Enquête sur le prolétariat marocain. 1er et 2e parties. 1950. Partie 2, p. 114-115.
2. André Adam, Casablanca. CNRS. 1972, T 2. p. 710.

13
Dans ce sous prolétariat identifié par A. Adam dans le milieu urbain, on pourrait ajouter celui des paysans
sans terre dans le milieu rural. Si cette catégorie était insérée dans l’économie rurale à travers le khamass et
le raba’a, avec la désuétude de ces institutions, ces paysans deviennent confrontés aux aléas et à l’irrégula-
rité de l’emploi agricole 1.
b. Le prolétariat (ou classe ouvrière) comporte deux composantes et modes de fonctionnement dus à la
dualité de deux économies : traditionnelle et moderne, les ouvriers de l’artisanat et les ouvriers industriels.
Cette classe est traversée par la dualité. Ouvrier industriel et artisan appartiennent à deux modes techniques
et économiques différents, même si sur le plan social, ils ont le même mode de vie. Les ouvriers de l’artisa-
nat traditionnel utilisant des moyens traditionnels, et constituent une strate flottante entre le prolétariat et le
sous prolétariat.

Selon André Adam, les ouvriers industriels marocains ont conquis un certain nombre d’avantages après
l’indépendance : salaire, primes d’ancienneté, allocations familiales, retraites, droit syndical. Ils ont aussi crée
des cadres pour leurs actions revendicatrices à travers les syndicats. Le syndicalisme s’étendait même à
défende les sous prolétaires, ou le peuple (al jamahir cha’abiya), ce qui révèle une certaine conscience de
classe. 2
Néanmoins, cette « classe ouvrière » avait sa particularité qui faisait en sorte que sa lutte, si elle était gui-
dée par la défense des intérêts des ouvriers, n’était pas forcement orientée contre les détenteurs « des
moyens de production », à savoir la bourgeoisie. La lutte nationale a unifié toutes les classes contre le coloni-
sateur. Ce qui fait dire à André Adam que : « la classe ouvrière marocaine a fait son entrée sur la scène de
l’histoire la main dans la main avec la bourgeoisie de son propre pays » 3. Il dit même que la classe ouvrière,
initiée à la lutte syndicale par les ouvriers français, a milité pour faire remplacer les français par des marocains
à la tête des usines. Le paradoxe de cette stratification est que la classe ouvrière a aidé la classe bourgeoise
à se mettre sur l’orbite de l’économie urbaine dans une grande ville comme Casablanca, et à prendre les
commandes à travers la marocanisation de l’après indépendance.

c. La classe moyenne est constituée de petits bourgeois traditionnels et de fonctionnaires qui sont pas-
sés par l’école moderne durant la période coloniale : instituteurs, ouvriers qualifiés, etc. Durant les premières
années de l’indépendance, l’obtention du certificat d’études primaires et du brevet dans le secondaire per-
mettaient l’accès aux postes dans l’administration ou dans l’enseignement. Cette classe moyenne compor-
tait aussi une dualité où une petite bourgeoisie traditionnelle qui occupait le secteur artisanal coexistait avec
des catégories socio professionnelles nouvelles qui, elles, occupaient des secteurs comme ceux de l’admi-
nistration, de l’enseignement et des services. Toutefois, si les occupations les séparent, ils n’en demeurent
pas moins semblables dans les modes de vie.
d. La bourgeoisie est constituée à son tour de la bourgeoisie traditionnelle et des nouveaux riches. Elle
comporte plusieurs catégories : gros négociants, propriétaires terriens et notables ruraux installés en ville,
propriétaires immobiliers. C’est une classe qui va profiter de la marocanisation et des transferts des capitaux
étrangers aux marocains. C’est aussi une classe qui est traversée par la dualité, où on retrouve la bourgeoisie
traditionnelle et la nouvelle. Elle va constituer une classe de référence pour la couche moyenne et surtout
pour la petite bourgeoisie urbaine.

1. Voir P. Pascon et M. Ennaji. Les paysans sans terre au Maroc. Les Éditions Toubkal. 1986.
2. André Adam, Casablanca. T 2. p. 719, écrit : « La classe ouvrière musulmane, telle que nous l’avons délimitée dans ses frontières, a donc, à
Casablanca, une incontestable unité, qui n’est pas sérieusement menacée par ses divisions syndicales, mais on peut voir, par les élections des
délégués du personnel, à quel point l’UMT est majoritaire. »
3. André Adam, Casablanca. T 2. p. 720.

14
Concernant le milieu rural, les notables, bien que leur assise économique se retrouve dans la campagne :
terres et grandes exploitations agricoles, propriétés et élevage de cheptel, ils deviennent progressivement
après l’indépendance partie de la nouvelle bourgeoisie urbaine.
Cette typologie des classes sociales devrait être nuancée. Jacques Berque, observateur avisé de la dyna-
mique sociale des sociétés arabes après les indépendances, note le changement de vocabulaire de la stratifi-
cation sociale dans le monde arabe. Au niveau du discours politique, des néologismes sont introduits. Des
notions telles que classe laborieuse (tabaqa, tabaqa kadiha, peuple (cha’ab), bourgeoisie (bourgoisia), bour-
geoisie compradore (bourgeoisia kobriadoria), classe moyenne (tabaqa wousta), prolétariat (prolétaria), cir-
culent dans les discours oraux et écrits ; certaines d’entre elles n’étaient point traduisibles en arabe,
renvoient soit à des catégories sociales inédites dans les sociétés arabes soit à des construits idéologiques
qui n’avaient pas de support bien défini dans la réalité sociale. Jacques Berque relève la difficulté de délimiter
les contours d’une classe sociale telle que la bourgeoisie :

« Des équipes bourgeoises, jouissant d’un support populaire comme dans le cas du Wafd égyptien ou de l’Istiqlal maro-
cain, ont bien mérité de l’émancipation, dont l’intelligentsia d’autre part a toujours été le ferment et le guide. À quelle classe
réfère cette intelligentsia ? À la bourgeoisie à laquelle elle tient par ses origines, au peuple dont elle se réclame en général,
ou, plus précisément encore, au prolétariat que sa fraction marxiste entend assumer? 1 »

Ainsi, la recomposition du système de stratification sociale après l’indépendance, fait en sorte que cette
stratification est traversée par la dualité, tout en étant exposée aux constructions idéologiques, où la classe,
tout en ayant une assise économique, pourrait revendiquer et défendre les intérêts d’autres classes sociales
pour asseoir sa position dans l’échiquier politique.

2. La mobilité spatiale et sociale

2.1. La mobilité spatiale

La mobilité spatiale, surtout celle de la migration des ruraux vers les villes, a été un facteur des plus impor-
tants dans le changement de la configuration sociale urbaine. La migration a contribué au changement démo-
graphique des villes. On pourrait distinguer trois phases dans la période de l’après indépendance :
a. La première s’étalant du début de l’indépendance jusqu’aux années 60, période qui a prolongé la pé-
riode coloniale. Cette phase s’est caractérisée par des rythmes d’urbanisation qui étaient une continuité
de la période du protectorat, dans la mesure où l’élan de la migration rurale avait déjà commencé.
b. La deuxième s’est déclenchée vers le début des années 60 : une expansion urbaine rapide et un mou-
vement accéléré d’exode des campagnes vers les villes 2.
c. La troisième va des années 90 à présent, où la population urbaine a dépassé démographiquement celle
des campagnes.

1. Jacques Berque. « L’idée de classes dans l’histoire contemporaine des arabes ». Cahiers Internationaux de Sociologie. Vol. XXXVIII, 1965,
p. 174.
2. Direction de la Statistique. L’exode rural : traits d’évolution, profils et rapports avec les milieux d’origine. 1995. p. 101.

15
Évolution de la répartition spatiale de la population 1

À partir du recensement de 1994, et pour la première fois dans l’histoire du Maroc, la population rurale, qui
a toujours été prédominante en termes d’effectifs, va commencer à reculer devant l’accroissement de la
population urbaine.

Évolution de la répartition spatiale de la population 2

Il faudrait souligner que la migration ne constitue pas uniquement une réponse aux problèmes de manque
de ressources dans le milieu rural, elle est due aussi au phénomène de la valorisation des villes dans la per-
ception des ruraux. La ville, parce qu’elle dispose de tout ce qui manque à la campagne : bonne école, dis-
pensaire, eau, électricité, routes, cinémas, etc., elle a plus de valeur par rapport à la campagne. Ainsi le
phénomène de l’exode rural et de l’émigration vers les villes, c’est-à-dire, vers la proximité des services

1. CERED. Situation et perspectives démographiques du Maroc. 1997, p. 91-92.


2. CERED. Situation et perspectives démographiques du Maroc. 1997, p. 91-92.

16
publics et vers l’infrastructure de base, est un phénomène irréversible tant que le rural connaît un déficit en
termes d’infrastructure. Selon le RGPH 1994, les flux d’origine rurale à destination de l’urbain représentent
31,2 % 1. Les migrants ruraux sont jeunes et sont nombreux à avoir moins de 40 ans (9 migrants sur 10) 2.
D’après les études sur l’exode rural, celui-ci « touche de plus en plus de jeunes (2 sur 5 des migrants ont
moins de 15 ans), dans la force de l’âge (près d’un migrant sur 2 a entre 15 et 29 ans), avec une proportion
non négligeable de scolarisés ; ce qui fait perdre à la campagne ses éléments dynamiques, et, du coup, se
répercute négativement sur la rentabilité et le degré d’innovation dans le domaine agricole 3. Le manque
d’opportunités d’emploi dans le milieu rural, une dévalorisation du travail de la terre, perçu comme étant
pénible et non rémunéré, détachent progressivement les jeunes de leur contexte rural et les poussent vers
l’émigration. Ainsi, derrière la mobilité spatiale et l’installation des ruraux en ville, il y a le désir de réaliser
quelques pas dans l’ascension de l’échelle sociale.

2.2. La mobilité sociale

Si les disparités sociales se retrouvent dans toutes les sociétés, les moyens de mobilité sociale font la dif-
férence entre les sociétés où les classes sociales sont des classes ouvertes et les sociétés à classes fer-
mées. Dans ce cadre, on pourrait se demander quels sont les moyens de mobilité sociale offerts aux
individus dans la société marocaine pour grimper l’échelle sociale ?

L’indépendance va renforcer quelques moyens de mobilité sociale, déjà mis en place par le protectorat.
Ces moyens sont :
– Les nouvelles opportunités économiques offertes par l’ouverture du marché, par les nouvelles occasions
de faire des affaires, et par le transfert des capitaux des mains des colons aux mains de certains maro-
cains.
– Les opportunités qu’offrent l’éducation et l’instruction des fils de notables ruraux pour rejoindre l’élite
urbaine.
– Le développement d’une administration et des postes qui demandent des cadres et des fonctionnaires.
L’accès à ces postes à salaire a constitué l’occasion pour grimper de quelques pas dans l’échelle sociale.
– L’attrait que représente la ville pour les ruraux. Le déplacement et l’installation en ville sont vécus
comme une sorte de mobilité sociale.

À travers ces moyens, la société change son architecture sociale. Si ces moyens ont permis à certains
groupes sociaux de réaliser un changement de position dans l’échelle sociale, ils ont aussi constitué un
moyen de différenciation sociale au niveau économique et culturel, ainsi qu’au niveau des modes de vie.

Le niveau économique : l’accès au capital des colons était offert à une élite qui était déjà en place en tant
qu’élite.

1. Direction de l’Aménagement du Territoire. Résultats du projet migration interne et aménagement du territoire. Analyse des données de la
migration interne à partir des RGPH (1994). p. 16.
2. Direction de l’Aménagement du Territoire. Résultats du projet migration interne et aménagement du territoire. Enquête ménage migrant
dans les zones de départ et d’accueil. Rapport de synthèse. Basé sur EMIAT 1991, p. 17.
3. CERED. L’exode rural : traits d’évolution, profils et rapports avec les milieux d’origine. 1995, p. 5.

17
« La bourgeoisie marocaine avait tendance à s’installer dans les privilèges du colonisateur. Cette bourgeoisie ...n’est
pas une classe fermée. Le système universitaire libéral, instauré par les français sur le modèle du leur, en permet
l’accès à des hommes nouveaux, fils de leurs œuvres, c’est-à-dire, ici de leurs diplômés. Accéder au niveau de vie de la
classe dirigeante, tellement supérieur à celui de la masse, c’est l’espoir des dizaines de milliers d’enfants qui fran-
chissent chaque année la porte des établissements secondaires, et de leurs parents. Que la fronde des potaches ait été
rejointe... par l’émeute du sous prolétariat, ce n’est sans doute pas un hasard. C’est bien un problème social qui était à
l’origine de l’une comme de l’autre et le plus grave de tous : celui qui naît des inégalités sociales quand elles
s’accusent, au lieu de s’atténuer, dans une société qui devient chaque jour un peu moins disposée à les supporter ».
André Adam. Casablanca, page 480.

La bourgeoisie traditionnelle a été favorisée par sa position sociale à prendre le relais des colons dans le
monde des affaires et dans l’appropriation des biens : terres, mobiliers. Ce qui a permis à quelques familles
de passer de la bourgeoisie traditionnelle à la bourgeoisie des grands entrepreneurs et promoteurs, et aux
notables ruraux de devenir de grands propriétaires terriens.

Le niveau de l’école et de l’instruction : après l’indépendance, le passage à l’école et le diplôme vont


constituer un facteur de mobilité sociale 1. La mobilisation pour la scolarisation massive pour répondre au
besoin de la marocanisation a créé une catégorie de lettrés qui vont occuper progressivement les postes
dans l’administration marocaine. À une école différenciée, instaurée par le protectorat : école de notables,
école d’apprentissage, école urbaine, l’indépendance, dans l’élan nationaliste, proposera une école uniforme.

Toutefois, une nouvelle différenciation s’installera, marquée par la dualité dans le système éducatif. École
moderne, école dite libre, enseignement originel et religieux.

« Le paradoxe de cette histoire, c’est que l’action des partisans d’un enseignement unifié aboutissait à doubler le sys-
tème existant d’un type supplémentaire d’école. Il est bien entendu que, dans leur pensée, l’école privée de langue
arabe était destinée à devenir « l’école nationale », le jour où la nation marocaine aurait recouvré la libre gestion de ses
propres affaires. Nous verrons que l’indépendance n’a pas complètement résolu le problème et que la dualité qui sub-
siste encore dix ans après traduit deux conceptions divergentes de l’avenir national » André Adam, Casablanca, p. 462.

Cette école qui a été la voie pour l’ascension sociale de fils de ruraux des couches moyennes, à cause de
sa dualité et sa composante traditionnelle, va fonctionner comme principe socialement « discriminatoire »
pour ceux qui sont passés par l’enseignement purement arabe ou religieux, pour qui l’accès aux postes, qui
demande d’autres compétences que l’école ne pouvait leur offrir, était entravé. L’observation d’André Adam
sur ce fait est pertinente.

« Ceux qui ont reçu une formation traditionnelle (Qaraouiyîn, medersas) seraient cantonnés dans certaines adminis-
trations, traditionnelles elles aussi, comme les Habous, ou dans certains services de l’administration moderne. Tout ce
qui est économique et financier leur est fermé, sans parler de la diplomatie, et il ne semble pas qu’on songe à leur
confier les hautes responsabilités. Encore ceux qui trouvent place dans la fonction publique sont-ils privilégiés. Il faut
songer à tous ceux qui cherchent en vain une situation et qui nourrissent une déception et une rancœur génératrices de

18
haine. M. Allal El-Fâsi, évoquant devant la chambre des représentants, le 19 Janvier 1965, le triste sort de » quelques
3000 étudiants en « sciences religieuses », affirmait qu’une génération de « revanchards » était en train de naître parmi
eux et qu’on fabriquait ainsi, non pas même des communistes, mais « des nazis et même des ultra nazis » 1.

Une différentiation s’est opérée entre les types d’instructions prestigieuses et d’autres qui ne le sont pas,
et une hiérarchisation des systèmes éducatifs qui s’est accentuée depuis l’indépendance jusqu’à nos jours :
système français, système marocain bilingue, système privé, et système d’enseignement religieux.
À la dualité de la nature de l’école et de son contenu, il faudrait ajouter celle de la langue. Ceux qui étaient
formés dans les langues : le français et l’arabe, ou même le français seulement, accéder aux postes dans
l’administration et s’insérer facilement dans le secteur économique était chose aisée, alors que ceux formés
dans l’enseignement religieux trouvaient peu de débouchés. La langue française fut un vecteur d’accès à
l’emploi. Par voie de conséquence, elle fut aussi un moyen de mobilité sociale pour la petite bourgeoisie et
un moyen de distinction sociale pour la bourgeoisie marocaine.

« Parce que les études supérieures, clé de l’accès aux classes dirigeantes, se font en français, les parents avertis
souhaitent que leurs enfants y soient le mieux préparés possible. Où pourraient-il l’être mieux que dans les écoles et
les lycées français? Aussi les établissements de la Mission Universitaire et Culturelle Française sont-ils assiégés par les
parents marocains. Comme les membres de la bourgeoisie, ancienne ou nouvelle, sont plus avertis que les autres
parents et surtout mieux pourvus de relations, les places laissées libres dans ces établissements par les élèves français
sont occupés par leurs enfants. Quand nous avons entrepris une enquête, en 1961, auprès des lycées musulmans de
Casablanca, nous n’avons pas trouvé les enfants de la haute bourgeoisie dans les établissements marocains, ils étaient
au lycée Lyautey. Quand la directrice d’un établissement privé, fréquenté par les filles de la même bourgeoisie, voulait
réviser ses programmes dans le sens de l’arabisation, elle en fut dissuadée par de hautes personnalités. Quand la
MUCF devant l’amenuisement de la population française de Fès, décida de supprimer les classes terminales dans son
lycée de cette ville, une délégation représentant trois cent trente six familles musulmanes, parmi les plus importantes
de la cité Moulay Idris, vint à Rabat, à l’ambassade de France, demander que la mesure fut rapportée 2. Le parti de
l’Istiqlal est, comme on le sait, un ardent défenseur de la politique d’arabisation, mais ses adversaires prétendent que
nombre de dirigeants ont leurs enfants dans les établissements de la Mission française. »
« Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes du Maroc moderne que de voir la langue de l’ex-colonisateur en voie de
se répandre dans la totalité de la population marocaine – dans la mesure où la scolarisation aura atteint le 100 % – alors
que les Français, sous le Protectorat, ne l’avaient inculquée qu’à une petite minorité. Il n’est pas jusqu’à l’ex-zone espa-
gnole qui ne soit en train d’apprendre le français, par le simple principe de l’unification de l’enseignement » 3.

Les moyens informels de mobilité : peu de données sont connues sur les moyens utilisés dans le cadre
du monde de l’informel dans la mobilité sociale et dans les différentiations sociales : l’économie informelle, le
commerce illicite et la contrebande, etc. Il faudrait mener des enquêtes pour nous renseigner sur ce fait.
Dans ce cadre de l’informel, on pourrait retrouver l’utilisation de moyens tels que le recours au clientélisme
et au « piston » pour accéder aux ressources ou au services de l’État. Ces moyens ont permis à quelques
individus de réussir économiquement et socialement.

La mobilité sociale ouvre le système social pour permettre à des individus ou des groupes appartenant à
une couche inférieure de réaliser une ascension sociale. Elle fait partie des mécanismes d’une société dyna-

1. André Adam, Casablanca. T 2. p. 711. André Adam cite le journal Al ’Alam du 20 Janvier 1965 comme référence aux propos de Allal Al Fâsi.
2. Le Monde, 13 Avril 1966.
3. André Adam, op. cit. p. 480.

19
mique. Il faudrait signaler que peu d’études sont réalisées sur cet aspect, et les idées avancées dans cette
contribution nécessitent des études beaucoup plus approfondies. Toutefois, on remarque que :
– Les disparités sociales et les écarts entre les riches et les pauvres, haut et bas de la hiérarchie, se sont
accentués depuis l’indépendance en raison du changement dans les besoins et dans les aspirations des
individus et des groupes 1.
– Les déterminants de ces écarts sont multiples : accès aux ressources économiques, au capital culturel
(formation) et au capital social (position dans les réseaux d’influence).
– Le clientélisme et le recours au « piston » pour accéder aux ressources ou aux services de l’État, qui tra-
versent toutes les catégories sociales, font reculer l’égalité des chances, la compétence individuelle et la
compétition nécessaires à toute mobilité sociale 2.
– L’émergence de la catégorie des jeunes diplômés chômeurs qui est un indicateur de la saturation d’un
moyen de mobilité sociale menant au fonctionnariat, à savoir le diplôme, et qui se manifeste à travers la
contestation 3.

Si les moyens qui ont fonctionné durant les deux décennies de l’indépendance du Maroc connaissent
actuellement un ralentissement, comment créer une nouvelle dynamique pour l’ouverture du système de
mobilité sociale ? Cette question implique une esquisse de la morphologie de la stratification sociale au
Maroc et une réflexion sur les perspectives de cette dynamique.

3. La stratification sociale

Les disparités sociales traversent toute la société marocaine. Leur nature varie en fonction du paramètre
sur lequel se base l’observation et l’analyse de ces disparités. Le paramètre spatial dévoile une disparité
entre le milieu rural et le milieu urbain par rapport à l’accès à la satisfaction des besoins de base, et par rap-
port à l’accès à l’infrastructure. Le paramètre genre dévoile la disparité entre les hommes et les femmes en
matière d’accès à l’éducation, à la santé, à la prise de décision. Néanmoins, ces disparités sociales traversent
toutes les autres formes de disparités qui ne peuvent être appréhendées que par une approche de la stratifi-
cation sociale.

3.1. Une stratification économique

Les études menées récemment par la Direction de la Statistique et le CERED fournissent des données qui
permettent de dresser une typologie des catégories sociales au Maroc. Celle du CERED consacrée aux popu-
lations vulnérables nous présente une stratification basée sur le niveau de vie des ménages, et donne quatre
catégories sociales qui sont 4 :
1. La catégorie des marginalisés : elle se retrouve au bas de l’échelle sociale. Elle est dépourvue de source

1. Toutes les études sur le niveau de vie des ménages l’attestent.


2. Voir Rémy Leveau. Le fellah marocain défenseur du trône. Presses de la Fondation des Sciences Politiques. 1976.
3. Mounia Bennani Chraibi. Soumis et rebelles, les jeunes au Maroc. CNRS, 1994.
4. CERED. Populations vulnérables : profil socio-démographique et répartition spatiale. 1997.

20
formelle de revenu : emploi, salaire ou activités génératrices de revenus. Elle représente 5,4 % de la
population et 8,4 % des ménages. Dans cette catégorie, plus d’un ménage marginalisé sur deux est
dirigé par une femme, sachant que le taux des ménages dirigés par les femmes est de l’ordre de
15,6 % à l’échelle nationale. Ainsi, comme le mentionne l’étude : « la précarité sociale la plus sévère
recruterait surtout parmi les ménages généralement dirigés par une femme veuve ou divorcée, assez
âgée, inactive ou en chômage et dépourvue de toute source de revenu »
2. La catégorie des vulnérables à la pauvreté : c’est la catégorie sociale qui frôle le seuil de pauvreté, esti-
mée à 41,9 % de la population ou 43,4 % des ménages. C’est la catégorie qui n’a pas de source fixe de
revenu et dont les conditions de vie sont aléatoires.

Sources de vulnérabilité %
Sécheresse 60
Hausse des prix 13,2
Épidémies du bétail 12,5
Chute des prix des biens produits localement par la population 10,8

Les sources de vulnérabilité sont diverses, mais la principale au Maroc en est la sécheresse, liée aux aléas
climatiques, suivie par les fluctuations des prix des produits, et les aléas sociaux. Parmi les sources des vul-
nérabilités sociales et individuelles de pauvreté, on retrouve le décès du chef du ménage, sa maladie grave et
le divorce.
Dans une économie agricole dépendante de la pluviométrie, les mauvaises campagnes agricoles influent
directement sur les couches vulnérables. Selon le rapport du PNUD sur la pauvreté : « cette donnée typique-
ment exogène, complique davantage la lutte contre la pauvreté et donne naissance à des difficultés addi-
tionnelles majeures pour toute population qui n’a que très peu de marge de manœuvre et qui absorbe donc
mal les effets de ce choc externe » 1.
La situation des femmes appartenant à des couches défavorisées est doublement vulnérable. Elle subit la
vulnérabilité de sa couche sociale et celle d’être femme. Un événement comme le divorce ou le décès du
mari la fait basculer dans la pauvreté la plus absolue.

Ces deux catégories constituent les couches défavorisées de la société et qui représentent 47,3 % de la
population et 51,8 % des ménages.

3. La catégorie des moyens, estimée à 44,2 % de la population et 38,9 % des ménages. Il s’agit d’une
couche sociale qui comporte plusieurs groupes sociaux avec des modes de vie qui diffèrent d’un
groupe à un autre. Cette catégorie des moyens, quoiqu’elle n’est pas catégorisée parmi les vulnérables,
est néanmoins sujette à un autre type de vulnérabilité. Les couches moyennes ont comme modèle de
référence les couches aisées et par conséquent leurs aspirations s’orientent vers le haut alors que leur
situation sociale les tire vers le bas. Par le fait de l’augmentation du coût de la vie et l’augmentation des
besoins que crée une société évoluant vers celle de la consommation, les couches moyennes se
trouvent dans une situation de frustration, et qui constitue une source de vulnérabilité.

1. Voir rapport du PNUD p. 21. Ministère de la Prévision Économique et PNUD, Pauvreté au Maroc : diagnostic, stratégie et plan d’action.
Décembre 1998.
Voir aussi, Almanar Laalami Mohamed. « Vers une approche sociologique de la pauvreté », in INSEA. Rapport d’étude. Pauvreté, satisfaction
des besoins essentiels et variables démographiques au Maroc. Version provisoire . Novembre 1998, p. 37.

21
4. La catégorie sociale des aisés qui représente 8,5 % de la population ou 9,3 % des ménages.
Cette typologie nous renseigne que sur 10 ménages, 5 sont défavorisés, 4 appartiennent au groupe
moyen et seulement un ménage sur les 10 est considéré comme aisé 1.

Cette hiérarchisation, basée sur les niveaux de vie, nous renseigne schématiquement sur les couches
sociales de la société.

Couches et strates sociales

1. CERED. Populations vulnérables : Profil socio-démographique et répartition spatiale. 1997, p. 114.

22
Ce schéma montre que la stratification sociale est n’est point une architecture figée et que la trilogie :
bourgeoisie, classe moyenne et classe laborieuse ouvrière, ne rend nullement compte de la complexité de la
stratification sociale de la société marocaine. Plusieurs facteurs expliquent ceci.
A. Chaque couche sociale comporte plusieurs strates. Dans chaque couche sociale, on repère plusieurs
strates où les limites ne sont pas toujours bien tracées entre le niveau supérieur et le niveau inférieur. La
couche supérieure englobe toutes les catégories sociales dont le capital matériel et social ainsi que le mode
vie les distinguent des autres couches sociales : moyenne et pauvre. Dans cette couche, on pourrait retrou-
ver plusieurs catégories d’élites : l’élite politique, l’élite des affaires/entrepreneurs (une élite d’argent), l’élite
politique, les technocrates hauts fonctionnaires de l’état, etc.
Ces élites ne partagent pas toutes le même terrain d’influence et de prestige et ne constituent point
une classe sociale homogène. Elles ne partagent pas non plus les sources et les moyens de leur ascen-
sion sociale, ni leur itinéraire historique et leur évolution dans le temps. Ce qu’elles ont en commun c’est
que chacune détient un pouvoir et un prestige dans son propre espace reconnu par la société en tant que
tel.
Chaque couche sociale de la stratification est un construit imbriqué qui comporte trois niveaux : le premier
est celui du niveau de vie, le deuxième est celui du champ de l’occupation professionnelle, le dernier est
celui de la catégorie socioprofessionnelle (par exemple : la couche moyenne).

B. On ne pourrait parler de « conscience d’appartenance » qu’au troisième niveau de la couche sociale. Il


s’agit d’une identification à une catégorie socioprofessionnelle ou non professionnelle (diplômés chômeurs
qui ont un intérêt commun). En général, la dynamique (ou la lutte) ne se manifeste pas dans l’interaction avec
d’autres couches sociales, mais dans le rapport à l’État. La contestation et les revendications sont menées
au niveau 3 de la couche sociale. Elles s’expriment de manière ponctuelle et parfois hors cadre conventionnel
de la protestation (syndicats).

23
C. L’organisation en réseau devient de plus en plus prédominante. L’organisation associative pourrait tra-
verser les espaces et rassembler des individus partageant un intérêt commun.

Par ailleurs, cette catégorisation, qui se base sur des données économiques, permet certes d’identifier la
taille des couches sociales, mais ne donne qu’une idée schématique de la stratification sociale. Or l’analyse
de celle-ci implique :
– Des études approfondies sur chaque couche et strate sociales et catégorie socioprofessionnelle pour
une meilleure visibilité des tendances de la dynamique de la société marocaine.
– Tenir compte d’autres paramètres sociaux qui rentrent en jeu dans la production de la stratification
sociale, tels que le capital social, les relations sociales, la position dans le réseau des relations, la mobi-
lité sociale, la conscience d’appartenir à une catégorie sociale et la culture de chaque catégorie sociale
par rapport à la culture dominante.

3.2. D’autres composantes culturelles de la stratification sociale

L’approche niveau de vie est intéressante pour la stratification sociale, mais il faudrait la compléter en met-
tant en évidence d’autres facteurs qui influent sur la production des hiérarchies. Ces facteurs seraient :

1. La répartition inégalitaire des biens et des richesses due soit à l’héritage historique des familles et des
individus, ou bien au manque d’accès de certains groupes sociaux aux biens. En effet, certains groupes
sociaux sont désavantagés par leur statut social. Ce qui fait que la sécheresse ou les crises écono-
miques les affectent plus qu’ils n’affectent les couches favorisées, et par conséquent les enfoncent
dans la vulnérabilité.
2. Le ralentissement de la mobilité sociale ou son blocage contribuent dans la reproduction des inégalités
sociales. Dans ce sens, on pourrait se demander quels sont les facteurs qui influent sur de la mobilité
sociale au Maroc ? Après l’indépendance du pays, l’éducation constituait un moyen de mobilité sociale.
Ceux qui ont acquis une éducation ont accédé à des postes dans l’administration. Ce qui a fait que plu-
sieurs familles ont réalisé une ascension sociale par ce biais. Toutefois, depuis les années 80, la crise
du chômage, notamment celui des diplômés, a bloqué la mobilité sociale par la voie de l’éducation.
L’obtention des diplômes ne garantit pas toujours l’emploi, et par voie de conséquence, elle ne consti-
tue plus un moyen privilégié de mobilité sociale. La crise de l’emploi qui a touché les diplômés a contri-
bué à la dévaluation de l’investissement en éducation.

Taux de chômage par diplômé en % (15 ans et plus)


1999 2000 2001 2002
Sans diplôme 8,1 7,1 6,4 5,6
Niveau moyen 27 26,8 24,2 22,4
Niveau supérieur 27,6 28,9 26,8 26,5

24
Source : CD statistiques fourni dans le cadre du projet Rapport « 50 ans de développement Humain »

C’est parmi les diplômés du niveau supérieur que l’on retrouve les chômeurs. Ainsi, ce blocage de mobilité
par les diplômes implique pour quelques jeunes une mobilité spatiale vers l’étranger, perçue et vécue
comme moyen de mobilité sociale 1.
3. La structure de la stratification monétaire basée sur les dépenses et la consommation, et par
conséquent d’une manière indirecte sur les revenus, est traversée par d’autres paramètres de classifi-
cation au sein de la société marocaine. Le principe segmentaire de la société marocaine qui classe les
populations selon leurs régions, leurs villes ou leur tribus, recoupe le principe de stratification. Les
appartenances aux régions, aux différentes cultures citadines, aux tribus, autrement dit, les apparte-
nances à des aires culturelles viennent s’entrecroiser avec la classification économique et monétaire.
4. Ces aires culturelles connaissent une stratification. Les cultures hautement citadines comme celles
d’une ville comme Fès viennent au sommet de la hiérarchie, par contre la culture rurale est en bas. La
culture du pauvre fonctionne comme un mécanisme d’exclusion, d’où une exclusion culturelle des
pauvres. Les pauvres sont désavantagés par une série d’attitudes, des manières d’être et de parler qui
les désavantagent sur la scène de la compétition sociale. Le pauvre, non seulement il naît pauvre, mais
par un apprentissage au quotidien à travers cette culture du pauvre, apprend à le demeurer. Par ailleurs,
il existe toute une configuration culturelle qui stigmatise les pauvres au sein de la société avec toute
une constellation d’attributs, et toute une terminologie pour nommer les exclus dans le langage quoti-
dien (a’roubi, mjertel, chmakri, hbech, etc.), qui connotent le campagnard, la racaille, la clochardise, et
évoquent l’exclusion. Le paraître social et les signes de bien être constamment étalés par les couches
moyennes et aisées fonctionnent comme des mécanismes d’exclusion et qui renvoient constamment
aux pauvres une image négative d’eux-mêmes.
5. Il existe une non valorisation de la culture du pauvre (dévalorisation de l’artisanat par exemple). Lorsque
cet artisanat devient valorisé, il n’appartient plus aux pauvres, il devient un bien qui circule dans le mar-
ché de la spéculation ou un produit folklorisé. Par ailleurs, la production artisanale locale est évincée par
les produits de fabrication. Par exemple, les tapis confectionnés par les femmes rurales sont concurren-
cés par ceux en plastique, vendus bon marché dans les souks ruraux. Ainsi, même lorsqu’il y a effort
pour valoriser le patrimoine culturel artisanal, il ne s’accompagne pas toujours par la valorisation de ceux
qui contribuent à le produire.
6. Le paramètre genre, quoiqu’il traverse toutes les catégories sociales, intervient dans la différenciation

1. Les études sur la migration internationale montrent que les marocains se trouvent un peu partout en Europe et ailleurs, et on retrouve
parmi eux des diplômés. Voir : Marocains de l’Extérieur. Fondation Hassan II et Organisation Internationale pour les Migrations. 2003.

25
sociale. Il a été attesté par plusieurs études que le fait d’être femme porte en lui-même un désavantage
social qui, pour la catégorie des défavorisées, s’ajoute aux autres facteurs de désavantages sociaux 1.

3.3. L’environnement spatial de la pauvreté


Le lien entre la pauvreté et la dégradation de l’environnement a été attesté par plusieurs études 2. L’expan-
sion démographique, la dégradation de l’environnement dont l’intensité diffère selon les régions et les
milieux, le problème des villes, la pression sur les ressources naturelles (forêts et terres agricoles), sont
autant de paramètres environnementaux favorables au déploiement de la pauvreté.
Dans le milieu rural, la croissance des produits agricoles pousse à la recherche de nouvelles terres pour la
culture, la pratique de l’élevage et les libres parcours, la collecte du bois de chauffage, autant de facteurs qui
contribuent à dégrader le patrimoine forestier et à une surexploitation des terres fragiles.
La carte spatiale de la pauvreté montre que les pauvres sont essentiellement dans le milieu rural. « La
répartition spatiale de la pauvreté dévoile que sur 10 pauvres, 7 vivent dans un douar rural, 2 dans un centre
urbain ou une ville moyenne et seulement 1 dans une grande ville » 3. En outre, 73 % des ruraux sont
pauvres. Néanmoins, cette pauvreté du milieu rural n’est pas uniforme. Il existe une diversité des milieux et
par conséquent le degré de gravité de la pauvreté varie d’une zone à une autre. La pauvreté est beaucoup
plus accentuée dans les régions rurales à pluviométrie faible et à écosystème fragile, tel que le Maroc Orien-
tal, identifié comme tel par le FIDA. Comme le souligne le rapport du PNUD : « Abordée en termes de sévé-
rité, la pauvreté est plus grave dans les zones rurales de l’Oriental, du Centre-Nord, du Tensift, du Centre-Sud
et du Sud. Autrement dit, là où la pauvreté est répandue, elle est assez aiguë » 4. La pauvreté « est faible
dans l’espace rural de la région du Centre (9,57 %) que dans les grandes villes situées dans la région du
Centre-Nord (13,86 %) » 5. Bien que la pauvreté se retrouve essentiellement dans le milieu rural, elle varie en
intensité d’une région rurale à une autre.
Taux de pauvreté selon les régions économiques et le milieu de résidence (en %)

Régions économiques Urbain Rural Ensemble de la région


Sud 04,50 24,83 18,63
Tensift 09,48 19,60 16,31
Centre 08,42 09,57 08,88
Nord-Ouest 05,40 11,96 08,35
Centre-Nord 07,83 22,68 17,64
Oriental 10,07 22,68 16,50
Centre-Sud 08,52 24,77 17,34
Ensemble 07,57 17,99 13,11

Source : Direction de la Statistique. Enquête nationale sur les niveaux des ménages, 1990-91 6.

1. Banque Mondiale. Genre et développement économique : vers l’égalité des sexes dans les droits, les ressources et la participation. 2003.
Voir aussi : Direction de l’Aménagement du Territoire. Migration féminine dans la région de Marrakech-Tensift-Al Haouz. 2003.
2. Voir, CERED. Population, environnement et pauvreté. CERED et Union Géographie Internationale. 1997.
3. Rapport du PNUD, p. 58.
4. Rapport du PNUD, p. 61.
5. Rapport du PNUD, p. 58.
6. Tableau reproduit dans : Touhami Abdelkhalek. « La pauvreté au Maroc : une approche basée sur la satisfaction des besoins de base ». In INSEA.
Rapport d’étude. Pauvreté, satisfaction des besoins essentiels et variables démographiques au Maroc. Version provisoire. Novembre 1998 p. 65.

26
Les statistiques sur la pauvreté montrent que 73 % des ruraux sont pauvres. La marginalisation de cer-
tains espaces ruraux, le manque ou l’insuffisance d’infrastructures, la sécheresse, la diminution de la part
virtuelle de surface agricole par habitant et qui ne dépasse pas 0,5 ha pour l’ensemble des ruraux, et la
dégradation de l’artisanat sont autant de facteurs qui contraignent les ruraux à l’exode. Ainsi, comme le
souligne une étude : « l’émigration temporaire vers les villes, mais surtout vers l’étranger, a longtemps
constitué, pour plusieurs campagnes des sources de revenu principales, expliquant le maintien de densités
particulièrement élevées dans des régions comme certaines montagnes (Rif, Anti Atlas) ou des oasis. Or
les difficultés croissantes de l’économie urbaine et la fermeture quasi totale du marché d’emploi européen
et pétro-arabe, transforment le gros de l’émigration temporaire interne en émigration définitive, et canalise
l’essentiel des départs potentiels pour l’étranger en direction des villes » 1. Le rural pauvre représente ainsi
un migrant potentiel.
L’exode vers la ville et ce qu’il crée comme surcharge sur les espaces d’habitation a contribué à créer le
phénomène d’appropriation clandestine des espaces publics, et qui échappe, grâce à divers subterfuges, au
contrôle de l’aménagement urbain. Cette appropriation ouvre les négociations entre les pouvoirs publics et
les occupants qui réclament un droit d’occupation. Un autre type d’appropriation s’opère sur les espaces
publics au sein de la ville : sur les trottoirs et dans les rues, des marchés instantanés se créent pour imposer,
par la résistance de la présence, le droit de vendre des produits dans ces espaces.
Ce constat sur le caractère essentiellement rural de la pauvreté doit être nuancé. Le Maroc a connu ces
dernières décennies un changement au niveau de la répartition spatiale de sa population dans la mesure où,
pour la première fois dans son histoire, lors du dernier recensement de 1994, la population urbaine a dépassé
celle du monde rural. Ce changement est dû à la fois à la croissance de la population urbaine et à l’exode rural
d’une population à la recherche d’opportunités et des services publics que pourrait offrir la ville. Ceci a contri-
bué à la formation des poches et des ceintures de pauvreté dans la ville. Dans le milieu urbain, les pauvres
constituent les populations des bidonvilles, de l’habitat clandestin et des quartiers des populations qui vivent
dans des conditions précaires. D’après des données du début des années 80, l’habitat clandestin regroupait
13 % de la population, soit 1,3 million d’habitants. 2
Par ailleurs, les projections statistiques montrent que, de plus en plus, les villes devraient trouver les
moyens de faire face aux problèmes ainsi engendrés. La population marocaine est estimée à 26 millions
d’habitants en 1994 et à 33,2 millions en 2010, soit un taux d’accroissement annuel de 1,6 %. « Au niveau de
la répartition spatiale, la population urbaine passerait de 13,3 à 20,7 millions d’habitants entre 1994 et l’an
2010, soit un accroissement annuel moyen d’environ 2,8 %. Ce qui porterait la part de la population urbaine
de 51,2 % à 62,3 % » 3 Toutes ces projections augmenteraient la pression et la surcharge sur le milieu urbain
pour satisfaire les besoins des populations en matière d’emploi, de logement, de soins de santé et d’ali-
mentation.
Dans ce milieu urbain, les bidonvilles et les quartiers à habitat précaire constituent les supports spatiaux de
la pauvreté. L’urbanisation rapide, l’extension de l’espace urbain et l’émergence des petites villes créent de
nouvelles pressions pesant sur le tissu urbain en termes de services publics et d’infrastructure 4. La ruralisa-
tion, la bidonvilisation des villes, et la dégradation de leur environnement par les déchets (dont seulement

1. CERED. L’exode rural : traits d’évolution, profils et rapports avec les milieux d’origine. 1995, p. 78-79.
2. M. Ameur, « Habitat clandestin : problèmes et possibilitès », in : Abdelghani Abouhani (coordinateur). L’état et les quartiers populaires au
Maroc : de la marginalisation à l’émeute. Habitat spontané et mouvements sociaux. CODESRIA, 1995, p. 58.
3. Rapport du PNUD, p. 37.
4. CERED. Migration et urbanisation au Maroc. 1993.

27
32 % atterrissent dans une décharge contrôlée) 1 contribuent dans la paupérisation croissante des couches
défavorisées, et créent un environnement favorable à l’accroissement de la pauvreté. Il a été constaté, au
moment du dernier recensement en 1994, que les migrants habitant les bidonvilles représentent plus de
12 % des migrants au sein du milieu urbain. L’arrivée de ce contingent renforce la population des bidonvilles
dans le milieu urbain 2.
Bien que la pauvreté relative est accentuée dans le milieu rural, la pauvreté dans le milieu urbain est
d’autant plus forte du fait de l’augmentation des nombres de besoins, du relâchement de la solidarité sociale,
de la difficulté de la solidarité familiale, et de la monétarisation de l’économie urbaine. 3 En outre, la proportion
des marginalisés en 1995 qui est de l’ordre de 5,4 % pour l’ensemble du Maroc, atteint 7,2 % en milieu
urbain contre 3,5 % seulement en milieu rural. Selon les études du CERED dont les données sont reprises
par le rapport du PNUD « 69,1 % des personnes socialement marginalisées sont des citadins et 70,5 % des
ménages marginalisés en milieu urbain sont dirigés par des personnes nées en milieu rural » 4.
Ainsi la population pauvre constitue une couche sociale hétérogène localisée essentiellement dans le
milieu rural, mais aussi dispersée dans les espaces urbains, et cantonnée dans des quartiers à habitat pré-
caire. Les conditions de pauvreté se présentent donc spatialement sous une multitude de situations.
De ceci découle le fait qu’une approche nationale à travers des programmes nationaux de lutte contre la
pauvreté doit être accompagnée d’une démarche locale, qui puisse identifier les poches de pauvreté, et où
les collectivités locales, dans le cadre d’une décentralisation, joueront un rôle primordial.

4. Les vulnérables et leurs stratégies

Au sein des couches défavorisées, plusieurs stratégies sont déployées par les individus et les familles
pour faire face à la vulnérabilité, et qui fonctionnent comme des mécanismes précaires d’inclusion par
l’informel. Ce qui caractérise ces moyens c’est leur caractère parfois éphémère et aléatoire, ne mettant pas
les couches défavorisées à l’abri de la nécessité et ne garantissant pas une promotion sociale durable.

4.1. La migration féminine

Il y a une féminisation de la migration. Cette féminisation traduit l’une des stratégies des familles rurales à
la recherche d’opportunités qui pourraient s’offrir aux femmes dans le milieu urbain (trouver un emploi dans
le secteur domestique par exemple). Il arrive que des familles rurales envoient leurs filles chez des parents
en ville pour les exposer à cette opportunité de travail comme bonnes dans des foyers urbains. Cet envoi se
traduit par l’émigration de tout le ménage ou par la migration de la femme pour rejoindre un membre de la
famille. Les études sur la migration féminine ont montré une forte migration interurbaine et rurale des
femmes qui atteint un taux de 52 %. Elles révèlent aussi que « la distribution par âge des femmes migrantes
atteint son sommet au groupe d’âge 15-24 et la plus grande différence entre les populations migrantes et

1. PNUD, p. 41.
2. Direction de l’Aménagement du Territoire. Résultats du projet migration interne et aménagement du territoire. Analyse des données de la
migration interne à partir des RGPH (1994), p. 37.
3. PNUD, p. 40.
4. PNUD, p. 40.

28
non migrantes se trouve dans ces âges ». « La concentration des femmes migrantes aux groupes d’âges
15-24 ans est généralement plus importante que celle des hommes » 1.
On retrouve une proportion non négligeable de célibataires parmi les femmes migrantes (36,1 %) 2. La pro-
portion importante des femmes sans instruction (81 %) parmi ces migrantes représente un indicateur qui
témoigne du fait qu’elles proviennent essentiellement des couches défavorisées et sans moyens de produc-
tion 3. « Les femmes se dirigent majoritairement, dans leur première migration, vers les grandes villes
(62,9 %). Ensuite viennent les petites et les moyennes villes de la même région avec 23,2 % », le reste des
femmes migrantes se répartit entre les petites et les moyennes villes d’autre régions (8,9 %), un autre douar
(4,9 %) et l’étranger (0,1 %) 4. La principale motivation évoquée pour la majorité des dernières migrantes
(pour 65,5 %) est d’accompagner le mari ou rejoindre un membre de la famille 5.

4.2. Solidarité familiale et réseaux

La famille continue à constituer au sein de la société marocaine l’institution sociale de base. Bien qu’elle
soit soumise aux risques de la vulnérabilité parmi les couches défavorisées et à la désintégration de ses
membres sous la difficulté des conditions de vie, elle demeure pour l’individu cette soupape de sécurité pour
un certain confort moral. Malgré les changements qui l’ont touchée, par le fait que ses fonctions tradi-
tionnelles, éducatives et productives sont transférées à l’État et aux unités de production, et malgré les ten-
sions qui la traversent par l’affaiblissement du pouvoir du père, la famille demeure pour l’individu l’institution
qui lui inspire le plus confiance 6. Dans un contexte de vulnérabilité affectant les couches défavorisées et
celui du manque d’accès aux ressources et aux moyens de production, les individus se replient sur la solida-
rité familiale. La famille, confrontée aux difficultés des conditions de vie, fonctionne à la fois comme une
valeur sûre et comme un moyen pour faire face à ces difficultés. La solidarité des réseaux familiaux permet
des échanges de services et atténue l’intensité de la nécessité 7.
C’est dans le cadre de cette sécurité relative qu’offre la famille que se déploie une stratégie de procréa-
tion. En effet, c’est parmi les couches les plus défavorisées que les taux de fécondité sont les plus élevés.
En l’absence d’un système de protection, les enfants sont perçus, surtout par les mères, comme un inves-
tissement et une source de protection éventuelle pour leur vieillesse.
La solidarité familiale s’étend au delà des frontières de l’espace résidentiel de la famille. Les transferts
d’argent provenant de l’immigration, quoique limités, sont perçus comme étant non négligeables par les
familles des couches défavorisées au Maroc, dans la mesure où 15,1 % en milieu urbain, et 13,4 % en milieu
rural des transferts perçus par les pauvres émanent de ménages et individus résidents à l’étranger 8. Comme

1. Direction de l’Aménagement du Territoire. Résultats du projet migration interne et aménagement du territoire. La migration féminine. S.d.
Ces résultats sont basés sur L’enquête : Migration et Aménagement du Territoire (EMIAT) de 1991.
2. La migration féminine, p. 24.
3. Ibid., p. 44.
4. Ibid., p. 62.
5. Migration féminine, p. 49.
6. Lors d’une étude réalisée sur la jeunesse estudiantine, à la question : quelle est l’institution qui vous inspire le plus confiance, la majorité
ont répondu que c’était la famille. Voir R. Bourqia, M. EL Harras, D. Bensaid. Jeunesse estudiantine marocaine. Valeurs et Stratégies. Publication
de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Rabat, 1996.
7. Voir l’étude réalisée par le CERED. Famille au Maroc. Les réseaux de solidarité familiale. 1996.
8. Rapport du PNUD, p. 69.

29
le souligne le rapport du PNUD : « Les envois de fonds ont en effet contribué de manière significative à
alléger le fardeau de la pauvreté pour un volume important des ménages marocains. Une estimation faite à
partir des données de l’ENNVM montre que 500 000 personnes environ ont bénéficié de ces transferts en
provenance de l’étranger. Sans ces derniers, quelques 180 000 personnes se retrouveraient au dessous du
seuil de pauvreté et donc dans la catégorie des pauvres » 1. Ces chiffres représentent environ 5 % de la
population pauvre estimée en 1991.
L’emprunt familial remplace la banque. Concernant les emprunts des banques et des organismes de cré-
dits de consommation, ce sont les couches aisées qui en bénéficient. À part la CNCA qui prend en charge
5,6 % et 2 % des emprunts respectivement formulés par les pauvres urbains et ruraux, aucun autre orga-
nisme ne prête aux pauvres. 2 D’où le recours de ces pauvres aux moyens traditionnels d’emprunts :
membres de la famille, voisins, amis, ou les épiciers dans le milieu urbain (notamment pour les produits de
consommation de base).
Parmi les couches défavorisées, le don et le contre don, en plus de leur fonction dans la consolidation
des relations sociales, fonctionnent comme un système d’emprunt et de remboursement. Le don offert
lors d’une fête (mariage, circoncision, baptême, etc.) est l’occasion pour aider un membre de la famille
ou un voisin. Un contre don offrira l’occasion de rembourser et interpelle un contre don qui sera suivi à
son tour d’un contre don. L’étalage de ces dons sur des charrettes traversant un quartier populaire, sous
les regards du public, engage publiquement celui qui reçoit à faire pareil à la première occasion qui
s’offrira.
Ainsi, ces échanges de dons, opérés dans le cadre de la réciprocité et dont la valeur augmente en fonction
des liens de parenté existants entre celui qui offre et celui qui reçoit, fonctionnent comme des moyens pour
se parer contre les aléas financiers que provoque pour les familles la célébration d’un mariage ou une cir-
concision. Il est à noter que les dépenses lors des mariages et pour les festivités familiales ostentatoires
sont pratiquées même par les couches défavorisées. Elles sont imposées par les normes sociales et desti-
nées au regard spectateur du public constitué des autres membres de la famille, des voisins, et des invités.
Là, le comportement ’’dépensier’’ échappe à la logique de l’économie rationnelle, et ne pourrait être appré-
hendé par une rationalité économique, mais par une rationalité plutôt culturelle. Dans le cadre de cette der-
nière, le don devient une stratégie d’entraide sociale.
Toutefois, cette solidarité familiale, bien ancrée dans l’organisation sociale de la société marocaine, doit
être nuancée lorsque on se réfère au contexte de pauvreté. C’est parmi les couches supérieures de la
société qu’elle devient plus rentable pour les individus. Quoiqu’elle existe parmi les pauvres, elle est soumise
aux contraintes de ce contexte de pauvreté. La solidarité entre les migrants en ville et ceux qui sont ’’restés
derrière’’ à la campagne n’est pas toujours de mise. Le contexte de précarité fait en sorte que la solidarité
économique avec le lieu et la parenté d’origine s’affaiblit. Un campagnard qui rend visite à un parent en ville
n’est pas toujours le bienvenu. Il lui rappelle un univers et une image que ce migrant néo-citadin tend à
oublier. Ses allées annuelles au bled lui servent de vacances au moindre coût et c’est pour lui aussi une occa-
sion de montrer quelques signes de mobilité sociale.

1. Rapport du PNUD, p. 20. La note suivante de la page 20 explique comment ont été effectués ces calculs : Note page 20 : « Estimation faite
par la Banque Mondiale sur la base d’une application de la répartition des transferts en provenance de l’étranger (dégagée de l’ENNVM) à la valeur
totale des envois de fonds dans les comptes nationaux. Banque Mondiale 1993 Royaume du Maroc . Pauvreté, Ajustement et Croissance. Rap-
port No 11918-MOR; Volume 1 ».
2. Rapport du PNUD, p. 69.

30
4.3. Le travail des femmes et des enfants

Les femmes et les enfants, démunis et n’ayant aucune instruction ni formation, acceptent d’exercer
n’importe quelle activité rémunératrice, pourvu qu’elle procure, aussi minime soit-il, un revenu. Ainsi, les
femmes et les enfants immigrés et pauvres disposent paradoxalement d’un « atout » qui les prédispose à
trouver une quelconque activité 1. Ainsi, il n’est pas rare de voir ces femmes et ces enfants vendre, à même
les trottoirs de la ville, toutes sortes de produits de pacotille, de vêtements usagés, ou juste quelques kilos
des produits agricoles. Les femmes confectionnent des objets et des produits d’artisanat, pratiquent la cou-
ture pour la vente, travaillent comme domestiques et acceptent les salaires les plus bas. Bien que le phéno-
mène des femmes qui travaillent dans le secteur domestique ne soit pas quantifiable à cause de l’absence
de chiffres fiables, on pourrait avancer que tous les ménages appartenant aux catégories aisées et une
grande partie de ceux de la catégories moyenne recrutent des bonnes parmi les couches défavorisées. Le
groupe d’âge 15-24 ans est le groupe touché par le travail domestique, qui lui, échappe à la réglementation
du travail.
Lorsque ces femmes sont assez fortunées, elles décrochent un emploi dans une entreprise de l’agro-
alimentaire ou du textile, emploi le plus souvent convoité parmi les couches défavorisées.

4.4. Une culture de la « débrouillardise »

Les conditions vulnérables confrontent constamment les défavorisés à faire face à l’aléa. Celui-ci devient
une partie intégrante de la culture du pauvre. La vulnérabilité et les conditions précaires contribuent à créer
une culture de la « débrouillardise » dont le secteur informel lui sert de support 2. Il existe une multitude de
petits métiers pour la survie : marchands ambulants de fruits, légumes, vendeurs de petits produits dans les
carrefours et près des feux rouges, essuyeurs de pare-brises 3. Dans les régions frontalières se déploie la
contrebande avec des produits en provenance des villes telles Ceuta et Melilla, et qui inondent les marchés
hebdomadaires et ambulants de toutes les régions du pays, fournissant ainsi aux jeunes et aux femmes une
activité dans l’informel. La « débrouillardise » englobe toute activité pouvant devenir une source de revenu,
même si elle frôle dans certains cas l’illégal.

4.5. Attentisme et désir d’émigrer à l’étranger

Les indicateurs de pauvreté nous renseignent peu sur les attitudes des pauvres, leurs perceptions et leurs
représentations de la promotion sociale. Le ’’rêve’’ de l’émigration à l’étranger accompagne tout jeune sans
activité et vivant les conditions des couches défavorisées. Les combines visant à trafiquer les visas ou de se
les procurer, des histoires d’arracher un contrat à l’étranger par des courtiers et les narrations sur les pas-
sages clandestins vers l’Europe meublent l’attente des jeunes appartenant à ces couches défavorisées.

1. Direction de l’Aménagement du Territoire. Résultats du projet migration interne et aménagement du territoire. Perceptions et attitudes des
élus et des responsables locaux à l’égard de la migration interne. 1998, p. 83.
2. Cette culture a suggéré à Fatima Mernissi le titre de son livre « les Ait Débrouille ». Édition le Fennec, 1996.
3. Voir l’ouvrage de Mohamed Laoudi. Casablanca à travers ses petits entrepreneurs de la pauvreté. Publications de la Faculté des Lettres Ain
Chock, Casablanca. 2001.

31
Conclusions
– Toutes ces stratégies de survie allègent temporairement la précarité, alimentent et activent le secteur
informel. Difficilement quantifiable, peu saisissable par des études économiques, ce secteur informel
mérite une étude avec des outils méthodologiques adéquats pour évaluer son ordre d’ampleur. Une telle
étude permettra de répondre à la question : faut-il formaliser l’informel ? Par exemple, en pensant au tra-
vail domestique des femmes, faut-il le réglementer ? Est-ce que la formalisation valorisera une pratique
ou pas ?
– La leçon à tirer de ces stratégies diverses, individuelles et collectives, est qu’il y a un terrain et une
culture, que l’on retrouve parmi les vulnérables, de se prendre en charge et de trouver une solution à la
précarité. La question qui se pose donc est : comment canaliser cette culture et comment la mobiliser
pour en faire une force et un outil de développement ?

5. Stratégies de l’État et lutte contre la pauvreté

5.1. Un environnement institutionnel et un discours politique favorables

On assiste à un changement au niveau du discours des pouvoirs publics, traduit par la volonté politique de
réduire le fossé et les disparités sociales par la lutte et la réduction de la pauvreté. Dans les discours de Sa
Majesté le Roi Mohamed VI, le problème de la pauvreté et la volonté d’y faire face ont été fortement sou-
lignés.
Au niveau des pouvoirs publics, il y a donc une volonté politique d’améliorer les conditions de vie des
couches défavorisées de la société afin de réduire la pauvreté. L’initiative de l’élaboration d’une stratégie de
développement social a déjà commencé avec les gouvernements précédents, avec notamment le lancement
du Programme des Priorités Sociales (BAJ1) ciblant 14 provinces du Royaume comme zones prioritaires.
Cette stratégie se renforce avec le gouvernement actuel.

5.2. L’émergence d’une solidarité organisée : les ONG

La société civile connaît une dynamique qui va dans le sens de la volonté de s’impliquer dans le processus
de développement. La prise de conscience d’une prise en charge de la société par elle-même a contribué à
l’émergence et à la floraison de diverses associations. Des associations caritatives, de développement, de
quartier, de l’environnement, etc. voient le jour à un rythme remarquable, avec des capacités matérielles et
organisationnelles variant d’une association à une autre. Certaines arrivent à drainer des fonds, elles ont
acquis le savoir faire relatif à l’autogestion et la gestion des affaires publiques, d’autres par contre
connaissent des difficultés. Les pouvoirs publics, dans une volonté de désengagement, encouragent la créa-
tion de ces associations. Toutefois, seul un partenariat délimitant les responsabilités et les prérogatives de
chaque partie pourrait créer un instrument adéquat de développement local. La prise en charge de ce déve-
loppement local par la société civile est en émergence. Il est impératif aujourd’hui d’en évaluer et d’en mesu-
rer l’impact, et de prévoir les tendances de son évolution.

32
5.3. L’évolution de la politique des pouvoirs publics

Dès l’indépendance, les pouvoirs publics ont été conscients du problème de la pauvreté et de la marginali-
sation d’une importante frange de la population marocaine. Toutefois, la politique des pouvoirs publics en
matière de lutte contre l’exclusion et la pauvreté a connu une évolution progressive dans le temps, et la
recherche d’une stratégie pour y faire face a toujours été à l’ordre du jour. Dans cette lutte, plusieurs
approches se sont succédé ou ont été adoptées simultanément.

5.3.1. Une stratégie d’assistance


L’effort des pouvoirs publics pour atténuer la pauvreté a commencé dès les années 60. En l’absence d’un
système de protection sociale institutionnel, ils ont instauré, avec l’aide internationale, une série de pro-
grammes, sortes de filets de sécurité : la Promotion Nationale, l’Entraide Nationale, les Programmes Ali-
mentaires, la Caisse de Compensation, tous destinés aux couches pauvres de la société.
Bien que ces programmes aient fourni une certaine assistance et constitué un filet de sécurité contre la
pauvreté, ils ont eu du mal à atteindre les nécessiteux. Le programme de l’Entraide Nationale a connu des
déboires dus à sa mauvaise gestion. Il a été dévié de son objectif initial vers le paiement des salaires des
fonctionnaires des collectivités locales. Par ailleurs, l’étude menée par le Ministère des Finances en 1993 sur
le système de compensation pour les produits alimentaires de base de grande consommation a mis en évi-
dence que ce système profitait plus aux couches sociales aisées qu’à celles défavorisées 1.
Pour répondre aux problèmes de gestion et de rationalisation des ressources de ces programmes, et atté-
nuer leur manque d’efficacité, les pouvoirs publics vont adopter, en parallèle, une approche sectorielle.

5.3.2. Une stratégie sectorielle


Une série de programmes a été mise en place graduellement pour atténuer l’intensité des facteurs qui pro-
voquent la pauvreté. Ces programmes sectoriels ont porté sur l’habitat, la santé, la formation professionnelle,
les mesures pour la promotion de l’emploi, les crédits jeunes promoteurs et les micro crédits en partenariat
avec les ONG et la création de fonds pour la promotion de l’emploi des jeunes. Ces programmes ont contri-
bué au recul de la pauvreté. Le rapport du PNUD montre qu’il y a un processus de recul de la pauvreté auquel
ont contribué plusieurs facteurs, parmi lesquels on retrouve ces programmes sectoriels. L’évaluation de ces
programmes a certes révélé leur impact sur une réduction relative de la pauvreté, mais elle a aussi révélé
leurs limites. En effet, cette stratégie comporte des limites telles que le manque de ciblage des couches
défavorisées, la dispersion des efforts, les interventions limitées et conjoncturelles, l’absence de méca-
nismes susceptibles de rééquilibrer la répartition des revenus, une mauvaise gestion, le manque ou l’insuffi-
sance de dispositifs de suivi des programmes, etc. Ces limites ont incité les pouvoirs publics, avec l’aide de
la Banque Mondiale, à se tourner vers le ciblage.

1. Ministère des Finances. Direction du Budget. Impact des dépenses publiques sociales sur les ménages à niveau modeste. Rapport de syn-
thèse. 1993.

33
5.3.3. Une stratégie de développement social : le ciblage
L’élaboration du Programme des Priorités Sociales (BAJ) a été fondée sur l’idée des provinces vulnérables,
qui ont été identifiées sur la base d’un certain nombre d’indicateurs. Le Programme BAJ1 comporte trois pro-
jets : l’éducation de base et l’alphabétisation, la santé de base et la promotion nationale, ainsi que le suivi et
la coordination des programmes sociaux. Il cible 14 provinces du Royaume. 1
La stratégie du BAJ s’inscrit dans une politique de développement social conçue autour d’un certain
nombre de programmes pour améliorer l’infrastructure : électrification par l’ONE, électrification par énergies
renouvelables, eau potable et routes. Tous ces programmes s’orientent de plus en plus vers les provinces
dites prioritaires. Certaines sont ciblées par un programme qui leur est spécifiquement destiné, comme par
exemple celui du Développement des Provinces du Nord.

Ces projets ont ouvert des chantiers. Plusieurs sont en cours de réalisation. L’approche par le ciblage dans
le cadre d’un développement social global est la plus adéquate pour sortir de l’assistanat, créant ainsi l’indé-
pendance et visant un développement global, qui seul réduira l’intensité de la pauvreté. Néanmoins, cette
approche du ciblage comporte quelques limites :
1. Le ciblage des provinces est un ciblage national et se base sur des indicateurs économiques classiques
qui cachent la réalité socio-économique des populations.
2. Le choix des provinces ne s’est pas fait sur la base d’une connaissance ou une étude à caractère quali-
tatif sur le terrain. Même certaines provinces identifiées par plusieurs études comme étant prioritaires
ne figurent pas sur la liste des provinces ciblées par le BAJ.
3. Il y a une diversité au sein de la même province. Même dans les provinces qui ont été identifiées
comme étant non prioritaires, telles que la province d’Oujda, il y a des poches de pauvreté et qui ont été
identifiées par d’autres études comme étant prioritaires. 2
4. Après une année, parce que les efforts sont dispersés, l’évaluation du programme BAJ a révélé qu’il y a
eu peu de progrès. En se basant sur un certain nombre d’indicateurs de suivi, l’étude réalisée par la
Direction de la Statistique donne quelques éléments d’évaluation du Programme des Priorités Sociales
(BAJ) sur une périodicité annuelle (de 1996 à 1997). Peu de progrès ont été réalisés. 3.
5. La mise en pratique des programmes et la réalisation des projets sur le terrain obéissent le plus souvent
aux rapports de force des élus et des autorités locales, où les attributions des budgets n’échappent pas
à la négociation.
6. La compétence des gestionnaires des programmes n’est jamais abordée dans les politiques de déve-
loppement comme une composante de la réussite ou de l’échec du programme. Certains projets
n’aboutissent pas et n’atteignent pas les bénéficiaires à cause de la mauvaise gestion, la non rationali-
sation des ressources financières, la lenteur bureaucratique et les dérives de l’administration.

Une approche locale avec une stratégie locale qui pourrait identifier les couches à cibler par les pro-
grammes prioritaires serait à envisager. Il faudra rendre plus efficace les filets de sécurité avec un ciblage
local dans le cadre d’une décentralisation. En outre, il faudrait aussi un ciblage des groupes sociaux selon le
type de problèmes auxquels ils seraient potentiellement confrontés, tels que les femmes, les enfants et les
jeunes.

1. Direction de la Statistique. Programme de Priorités Sociales (BAJ 1). Situation Socio-économiques des provinces cibles. Décembre 1997.
Voir aussi, Direction de la Statistique. Programme de Priorités Sociales (BAJ 1). Demande de soins de santé dans les provinces cibles. Niveau et
déterminants. Juin 1998.
2. CERED. Populations Vulnérables : Profil socio-démographique et répartition spatiale. 1997.
3. Direction de la Statistique. Indicateurs de suivi du BAJ 1, Juin 1999, p. 16.

34
5.3.4. Une stratégie de lutte contre la pauvreté : les perspectives
Vu la complexité du problème de la pauvreté, aucune approche n’est exclusive. L’approche développe-
ment durable fait son chemin au niveau du discours et de la réflexion. Une stratégie développée en collabora-
tion avec le PNUD laisse envisager la mise en place d’une approche développement durable pour lutter
contre la pauvreté. Cette stratégie préconise « une politique de croissance économique orientée vers les
plus pauvres, une redistribution des dépenses sociales en faveur des poches rurales de pauvreté, une maî-
trise de l’inflation des produits entrant dans la consommation de masse, une relance des activités généra-
trices de revenus dans l’espace agricole en particulier et un accès plus massif aux services sociaux et à
l’infrastructure physique sont autant de facteurs se trouvant simultanément à l’origine de l’éradication pro-
gressive de la pauvreté au Maroc » 1.
Les contextes, national et international, sont favorables à la réduction de la pauvreté. Nous assistons à
l’échelle nationale à une demande politique et sociale pour la réduire, demande qui s’allie à celle des orga-
nismes internationaux et onusiens.

Au niveau des pouvoirs publics, il y a une nouvelle perspective pour la stratégie de lutte contre la pauvreté :
– Les discours du roi ont énuméré un certain nombre de priorités : la pauvreté, la situation des femmes et
l’emploi, etc.
– La création de la Fondation Mohamed V de Solidarité destinée à lutter contre la pauvreté,
– La création de l’Agence de Développement Social,
– Une politique visant la recherche des moyens d’insertion et de promotion de l’emploi,
– Le débat instauré et les mesures sur la protection sociale,
– Le programme de logement social.

Tous ces chantiers montrent que le processus de la recherche d’une stratégie est amorcé.
L’approche croissance, préconisée par la politique d’ajustement structurel, œuvre pour un développement
d’ajustement par le haut, alors qu’une approche sociale œuvre pour un développement durable par le bas. Il
s’agit de mener le développement par les deux bouts 2.
Ainsi, la stratégie élaborée en collaboration avec le PNUD préconise une stratégie plurielle ayant trois
dimensions : une stratégie économique, une dimension du développement du capital humain et une dimen-
sion d’assistance sociale directe aux plus démunis 3. Cette pluralité dans la stratégie serait en mesure de cer-
ner la complexité du problème de la pauvreté et sa diversité dans l’espace. Le développement par le bas, sur
le terrain de la pauvreté, n’est pas exclusif. Il se fait en concordance avec une stratégie macro-économique
tout en préservant une place pour l’assistance directe et immédiate pour des cas spécifiques : les vieillards,
les personnes à handicap sévère, les filles mères, les personnes sans aucune ressource, les sans-abri, les
enfants abandonnées, etc., tout en institutionnalisant cette assistance.
Par ailleurs, il s’agit d’un développement social qui a intégré une politique des droits sociaux : droit à l’édu-
cation, la santé, l’emploi, le logement, tout en instaurant un système de protection sociale institutionnalisée
et le généraliser dans le cadre d’une solidarité institutionnalisée : système d’assurance maladie qui ne se
limite pas aux salariés.

1. Rapport du PNUD, p. 57.


2. Comme le souligne Almanar Laalami, il s’agit « d’agir sur les deux bouts extrêmes de l’échelle sociale », in : Direction de la Statistique. Pau-
vreté, satisfactions des besoins... p. 28.
3. Rapport du PNUD, p. 4 :

35
6. Quelles leçons pour réduire les disparités et la pauvreté ?

L’évolution du développement économique et social réalisée par le Maroc durant ces dernières décennies
est en marche vers la prise en charge des problèmes sociaux par l’amélioration des caractéristiques socio-
économiques et le niveau de vie des populations : éducation, formation, services sociaux, infrastructure, pla-
nification familiale, etc. Les progrès réalisés en matière de santé et d’éducation, qui ont fini par améliorer les
taux de scolarisation, l’emploi, l’espérance de vie, et à faire baisser les taux de mortalité infantile et mater-
nelle, ont eu un impact positif sur le recul de la pauvreté. L’enquête sur le niveau de vie des ménages en
1991 a montré qu’il y a eu recul de la pauvreté par rapport aux données de l’enquête de 1984-85 1. Toutefois,
le pourcentage des pauvres (pauvreté absolue et relative) représentait encore 15,4 % de la population en
1991 2. Actuellement, selon le diagnostic de la situation fait dans le « Rapport du PNUD sur La Pauvreté au
Maroc », on y atteste que ce dernier est « ...certes, cité parmi les pays en développement ayant à la fois
réussi leurs programmes d’ajustement structurel et sauvegardé le processus de recul de la pauvreté ; mais
ceci n’empêche pas que près de 3,6 millions vivent le calvaire quotidien de cette affliction et dont 1,8 millions
font face à la dégradation la plus excessive du niveau de vie (pauvreté absolue) ». 3 La pauvreté continue à
frapper une proportion importante de la société marocaine. Bien ancrée dans la structure sociale, produite et
reproduite par les mécanismes d’exclusion qui fonctionnent au sein de la société, la pauvreté se présente
comme un phénomène complexe et difficilement maîtrisable.

6.1. Conclusions ou leçons

– Des études analytiques plus affinées permettraient de rendre compte de la structure sociale de la
société marocaine, de sa stratification, de sa complexité, du système de distinction de classes, des
mécanismes d’exclusion sociale et culturelle et des formes possibles de mobilité sociale offertes aux
individus et aux catégories sociales. Il faudrait souligner le fait qu’il y a très peu d’études sur la stratifica-
tion sociale. Une certaine importance a été accordée au phénomène de la pauvreté dans des études.
Néanmoins, il faudrait orienter aussi des études vers d’autres classes sociales, à savoir l’élite mais sur-
tout la classe moyenne qui pourrait être porteuse des changements de la société mais aussi constituer
un verrou et un blocage pour le changement.
– Certaines disparités sociales qui sont le produit d’un héritage historique ne pourraient qu’être atténuées.
Toutefois, l’intervention du développement dans le sens de l’allégement de la pauvreté est possible en
créant des emplois et en instaurant un climat où la compétition sociale se fait sur la base du mérite et
des compétences.
– L’évolution culturelle de la société marocaine d’une culture du contentement et de la fatalité vers une

1. Selon le rapport du PNUD, le PIB par tête s’est amélioré sensiblement et le nombre de pauvres a été réduit de moitié pour s’établir à
3,4 millions en 1991, ce qui représente 13 % de la population (au lieu de plus de 6,5 millions en 1885, représentant 30 % de la population), p. 23 et
p. 96.
2. Almanar Laalami Mohamed. « Vers une approche sociologique de la pauvreté », in INSEA. Rapport d’étude. Pauvreté, satisfaction des
besoins essentiels et variables démographiques au Maroc. Version provisoire . Novembre 1998.
3. Ministère de la Prévision Économique et PNUD. Pauvreté au Maroc : diagnostic, stratégie et plan d’action. Décembre 1998. Voir aussi :
Banque Mondiale, Royaume du Maroc. Pauvreté, ajustement et croissance. 2 volumes. 1994.

36
culture de la satisfaction des besoins a contribué à l’émergence d’une conscience de la pauvreté et par
conséquent d’une réclamation du droit de s’en sortir. L’écart qui existe entre les riches et les pauvres et
l’émergence d’une prise de conscience de cet écart, par les jeunes, accentue l’expérience et le vécu de
la pauvreté. Ainsi, les frustrations sont vécues comme des injustices. Un jeune éduqué et pauvre, négo-
cie son éducation et devient une force de contestation, (exemple des diplômés chômeurs qui font du sit
in devant le parlement). Une politique centrée sur la création des emplois tout en instaurant la valorisa-
tion du mérite personnel est la réponse qui redynamiserait la mobilité sociale et atténuerait par
conséquent les problèmes de pauvreté.
– La leçon à tirer de ces stratégies diverses, aussi bien individuelles que collectives, est qu’il y a un terrain
et une culture, que l’on retrouve parmi les vulnérables, de se prendre en charge et de trouver une solu-
tion à la précarité. Il faudrait canaliser cette culture et la mobiliser pour en faire une force et un outil de
développement.
– La stratégie de lutte contre la pauvreté et l’exclusion doit être accompagnée d’une vision, de méca-
nismes et d’instruments institutionnels qui opèrent sur le terrain et au niveau local :

6.2. Une vison sociale du développement

Il s’agit d’une vision du développement centrée autour de l’intégration, la durabilité et la participation, et où


la question sociale est au centre.
L’expérience a montré que l’approche sectorielle, bien que nécessaire, fragmente une réalité à plusieurs
facettes, c’est-à-dire une réalité où les aspects sociaux sont imbriqués ; ce qui impose un développement à la
fois sectoriel et intégré. Mais comment trouver les moyens pour mettre cela en œuvre sur le terrain ? Ceci
impose une coordination étroite entre les secteurs et entre les intervenants ; autrement dit, asseoir une
bonne gestion du développement local.
Une autre question se pose et se rapporte à la manière d’atteindre la pérennité. Comment investir dans ce
qui est durable et qui mène vers la prise en charge des aspects sociaux à l’échelle locale ? Comment tout en
orientant les efforts vers une croissance économique soutenue, une amélioration de l’infrastructure et
l’accès aux services pour satisfaire les besoins de base, contribuer au niveau des mécanismes qui orientent
le développement vers ce qui est durable ?
Pour aller dans le sens de la durabilité, la lutte contre l’exclusion, en faveur de l’allègement de la pauvreté,
ne doit pas être une œuvre de bienfaisance, de charité ou d’assistance, mais une œuvre de développement.
La lutte contre la pauvreté constitue un investissement humain générateur de croissance menée dans le
cadre d’une stratégie globale de développement social. La pauvreté n’est nullement un phénomène isolé
mais lié à la stratégie du développement. L’action caritative pourrait constituer une réponse ponctuelle à la
sévérité des cas de pauvreté mais ne pourrait constituer un moyen pour sa réduction à moyen ou à long
termes.
Par ailleurs, la pauvreté doit être approchée dans le cadre d’une justice sociale et des droits humains. Les
droits à l’éducation, à l’emploi, à la santé, au logement, à un niveau de bien être social, etc., élargissent le
concept des Droits de l’Homme, tout en instaurant un système de protection sociale, avec une responsabili-
sation et une participation. Dans ce cas, ne faudrait-il pas généraliser le système de protection sociale dans le
cadre d’une solidarité institutionnalisée ? Si oui, comment et par quels moyens ? Ce sont là des questions à
étudier.

37
6.3. Une maîtrise de la migration rurale

Nous avons constaté plus haut que les migrants ruraux sont jeunes et nombreux à avoir moins de 40 ans
(9 migrants sur 10) 1. Ceci débouche sur le fait que le milieu rural perd progressivement son potentiel de jeu-
nesse, puisque près d’un migrant sur 2 a entre 15 et 29 ans, et 2 sur 5 ont moins de 15 ans, et se retrouve
menacé dans ce qui devrait renouveler son potentiel d’innovation et d’investissement en termes de force de
travail 2. Avec le départ des jeunes, le risque de vieillissement de la population rurale et du blocage de la
reproduction de la ruralité en tant que mode de vie sont à envisager. En outre, si on ajoute la migration des
jeunes ruraux à leur instabilité dans leur quête d’emploi 3, on aboutit au fait que ces jeunes sortent du cycle
de la production agricole et se retrouvent par conséquent en dehors de la chaîne de transmission du savoir
agricole. Ces jeunes perdent graduellement l’attachement à la terre et au travail agricole et leur rapport au
savoir agricole s’amenuise. Ainsi la transmission trans-générationnelle de ce savoir est menacée si les oppor-
tunités d’emploi ne sont pas créées avec une nouvelle approche du milieu rural.

Quelques mesures doivent être prises pour ralentir ce phénomène de départ des jeunes :
– Le développement des petites villes et des centres ruraux créera de nouveaux espaces et des services,
(des espaces de loisirs, de sports, etc.), ce qui contribuera à offrir à ces jeunes un environnement favo-
rable au bien être que l’infrastructure de base devrait rendre possible. Il faudrait instaurer une stratégie
qui encourage le rapprochement des entreprises du milieu rural ; entreprises adaptées aux spécificités
locales ou régionales.
– Concevoir une formation adéquate pour les jeunes ruraux, orientée vers le milieu rural. L’éducation que
ces jeunes ruraux reçoivent actuellement à l’école contribue à les détacher du travail agricole. Un ensei-
gnement uniforme pour tous les enfants de la société marocaine, quel que soit leur contexte régional et
leurs besoins sont à revoir.
– Il faudrait une redynamisation et une réorganisation de la promotion nationale au profit des jeunes
ruraux, ce qui pourrait éventuellement leur offrir des opportunités de travail dans la réalisation de chan-
tiers d’infrastructure de base.
– En définitive, il s’agit de concevoir un développement rural qui puisse cibler de façon spécifique les
jeunes ruraux, avec un programme de développement valorisant pour la culture rurale.

6.4. L’instrument : une bonne gouvernance

La question des moyens implique celle des instruments. La vision du développement social ne pourrait
atteindre ses objectifs que si elle est accompagnée des instruments institutionnels nécessaires qui puissent
opérer sur le terrain de l’exclusion pour favoriser et rendre possible l’inclusion :
– La bonne gestion : revoir la manière de gérer la chose publique et les programmes de développement.
Les problèmes de gestion du développement social traversent tous les secteurs : l’éducation, la santé,
le développement rural, la condition de la femme, etc.

1. Direction de l’Aménagement du Territoire. Résultats du projet migration interne et aménagement du territoire. Enquête : ménages migrants
dans les zones de départ et d’accueil. Rapport de synthèse. Basé sur EMIAT 1991, p. 17.
2. CERED. L’exode rural. Traits d’évolution, profils et rapports avec les milieux d’origine. 1995, p. 5.
3. Ce phénomène d’instabilité des jeunes a été observé dans la région de l’Oriental. In Rahma Bourqia. Prise de décision au sein des ménages
ruraux. Étude de cas. Le rôle de la femme dans la gestion de l’exploitation. Région de Taourirt et Taforalt au Maroc. FIDA. Décembre 1994.

38
– Dans le cadre de la décentralisation et la déconcentration, une implication plus soutenue des collectivi-
tés locales est nécessaire, tout en améliorant et en renforçant leur capacité de gestion.
– Définir le rôle de la société civile afin qu’elle contribue à la lutte contre la pauvreté. Si on opte pour la par-
ticipation de la société civile à travers les associations, on doit en définir et arrêter les modalités. Quel
rôle pour les ONG et selon quelles modalités de partenariat ? Les pouvoirs publics, dans une volonté de
désengagement, encouragent la création de ces associations, font appel à leur implication, mais les rap-
ports entre ces pouvoirs publics et la contribution des ONG ne sont pas encore clarifiés. Ne faudrait-il
pas concevoir un partenariat délimitant les responsabilités et les prérogatives de chaque partie ?

39
Les solidarités sociales au Maroc
Évolution et état actuel

Introduction ....................................................................................................................... 43
1. Le système de protection sociale : institutions et législations ..................44
1.1. Le cas de la Caisse Nationale de la Sécurité Sociale (CNSS).............45
1.2. La CNOPS..................................................................................................... 45
1.3. Réformes récentes de la protection sociale.......................................... 46
2. ONG et solidarités locales............................................................................... 48
2.1. La scolarisation des filles rurales ............................................................ 48
2.2. Le renforcement des capacités des femmes rurales........................... 49
2.3. La lutte contre la pauvreté et le renforcement du
secteur associatif ....................................................................................... 50
2.4. Le soutien aux mères célibataires........................................................... 51
2.5. Le soutien à l’enfance en difficulté ......................................................... 52
3. Une catégorie oubliée : les personnes âgées.............................................. 53

Conclusion ......................................................................................................................... 54
Bibliographie .................................................................................................................... 55

MOKHTAR EL HARRAS

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Introduction

Au lendemain de l’indépendance, la valeur solidarité était centrale dans la vie sociale marocaine. Les res-
sources économiques dont disposaient les individus et les familles étaient si modestes qu’on n’avait pra-
tiquement pas de doute sur l’intérêt de se prémunir, avec les autres, des aléas de la pauvreté et du besoin.
L’entraide entre les voisins et les membres d’une même famille élargie était une pratique constante et géné-
ralisée. La « touiza » était bien une force mobilisatrice des énergies en vue de secourir une personne âgée,
une veuve, un malade, etc. Les besoins du groupe primaient sur ceux de l’individu. La survie de celui-ci pas-
sait par celle du groupe, de même que son identité et son statut dans la communauté.
Les revenus des biens habous servaient souvent à soutenir les pauvres et les personnes en difficulté, et
donc, à concrétiser les liens de solidarité entre les membres de la communauté. L’institution de la Jmaâ en
milieu rural incarnait fondamentalement la volonté collective et la résistance face aux tendances individua-
listes et aux velléités despotiques dont certains chefs tribaux étaient porteurs. Elle représentait l’élan soli-
daire des ruraux dans tout ce qui touche à la répartition des ressources collectives (séguias, parcours, forêts,
terres collectives, terres habous, etc.), et la fusion face aux menaces externes. La solidarité entre les
membres de la tribu s’incarnait dans les principes qui régulaient la répartition des ressources et les pratiques
d’entraide et de rotation qui avaient pour fin de réduire les inégalités et de permettre à chaque membre
d’avoir sa part de jouissance des biens de la communauté.
Le témoignage exprimait toujours toute la force des rapports de voisinage, de la vie commune, de la
complicité due au partage d’un même espace aussi bien qu’à l’implication mutuelle dans un même envi-
ronnement socioculturel. En cas de conflit ou d’arbitrage, rares étaient ceux qui n’accordaient pas crédit au
témoignage, c’est-à-dire, au jugement de la communauté.
L’habitat traditionnel concentré, ou articulé autour d’institutions communes, incarnait également la cohé-
sion sociale et le souci de défense face à d’éventuelles agressions extérieures. Les formes architecturales
traditionnelles impliquaient le partage d’institutions communes (mosquée, hammam, souk, sanctuaire, etc.),
et la responsabilité collective sur tout ce qui se produit dans cet espace. Un autre indice de cet esprit soli-
daire est l’existence d’un réservoir collectif (matmoura, agadir) qui exprimait aussi une volonté commune de
protéger des ressources stratégiques, et de s’assurer de manière solidaire, une certaine sécurité vis-à-vis
des aléas des temps à venir.
Toutefois, sous l’effet de la pénétration progressive des valeurs marchandes dans la société marocaine, de
la croissance démographique, de l’accaparement par l’État de ressources collectives et de fonctions sociales
et éducatives, et de l’appui public différentiel et sélectif au profit de certaines catégories socio-profes-
sionnelles moyennes et supérieures, l’aire des relations sociales solidaires commença à se contracter, et la
solidarité continua surtout à être visible dans le cadre de la famille et du voisinage immédiat. La jemaâ cessait
progressivement d’incarner le représentant unanimement reconnu de la volonté collective 1, et commença,
dès les premières années de la période post-indépendance, à céder la place à une nouvelle jemaâ qui prenait
davantage en considération les exigences et les directives de l’État. Ce sont surtout les éléments négatifs de

1. Paul Pascon. « La désuétude de la jemaâ ». Les Cahiers de Sociologie. Institut de Sociologie, septembre-Novembre, 1965.

43
la vie tribale qui ont persisté, au même moment où tout ce qui est solidarité ou action collective a été désin-
tégré. En témoigne aujourd’hui, nous dit J. Couleau, l’état d’abandon où se trouvent les biens collectifs des
douars, notamment les pistes, les canaux d’irrigation, les terres collectives, les souks, etc. 1
Au moment où les solidarités horizontales continuaient à fonctionner de manière efficiente, surtout parmi
les groupes primaires tels que la famille et le voisinage, les solidarités verticales qui mobilisaient les rapports
de clientélisme et les affinités segmentaires, et faisaient sérieusement obstacle à l’émergence de nouvelles
solidarités catégorielles et institutionnelles, interféraient avec le processus de structuration de la société
marocaine en classes sociales, marquant profondément la phase de transition où elle se trouve actuelle-
ment 2.
L’accélération du changement social a entraîné des dysfonctionnements dans la société marocaine. La
famille traditionnelle qui était un « bastion » des valeurs de solidarité et un « refuge » pour les individus en
difficulté ne l’est plus aujourd’hui. Sous l’effet de facteurs économiques, sociaux et culturels multiples, la
précarité affecte de nombreux individus, et perdure du fait de l’absence de solutions. Des catégories sociales
qui se sentaient auparavant protégées et sécurisées se voient aujourd’hui menacées par la pauvreté et
l’exclusion.
En rapport avec toutes ces catégories sociales, des discours ont été élaborés et des mesures de soutien
aux familles ont été mises en place. De nouveaux modes de solidarité institutionnelle leur sont dorénavant
proposés. Ils s’orientent, tantôt, à combler les lacunes de la solidarité traditionnelle par la mise en place d’ins-
titutions solidaires modernes fonctionnant à l’échelle nationale, tantôt, à mobiliser les élans solidaires locaux
dont la richesse et la diversité se prêtent aisément à un investissement réussi dans le processus de moderni-
sation. Essayons, ci-après, d’en présenter quelques acteurs principaux, tout en mettant en relief leurs
aspects essentiels.

1. Le système de protection sociale : institutions et législations

La prévoyance sociale au Maroc est mise en œuvre par plusieurs institutions. Dans le secteur privé, la pro-
tection sociale est assurée par la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS), la Caisse Interprofessionnelle
Marocaine de Retraite (CIMR) et Les Accidents du Travail et les Maladies Professionnelles. Dans le secteur
public, la protection des fonctionnaires et de leurs familles est assurée par des organismes tels que La
Caisse Marocaine de Retraite (CMR), Le Régime Collectif d’Allocation de Retraite (RCAR), et la Mutualité
dont la gestion est assurée par la Caisse Nationale des Organismes de Prévoyance Sociale (CNOPS). Le sec-
teur semi-public qui se compose d’établissements industriels, commerciaux et bancaires tels que l’ONE, la
Régie des Tabacs, la Banque du Maroc, l’OCP et l’ODEP comprend des régimes autonomes et des caisses
internes qui assurent la couverture sociale de ses propres salariés.
La couverture sociale au Maroc touche près de 15 % de la population, et ne concerne pas ceux qui en ont
le plus besoin, à savoir les catégories sociales défavorisées 3. Il n’en demeure pas moins que l’écart entre la
proportion des bénéficiaires et celle des cotisants se creuse de plus en plus et pose un véritable défi à l’État
et aux responsables des régimes de la protection sociale. Car il va falloir, non seulement maintenir un certain

1. Julien Couleau. La paysannerie marocaine. CNRS, Paris, 1968.


2. Paul Pascon. « Segmentarité et stratification dans la société rurale marocaine ». In : Actes de Durham (Recherches récentes sur le Maroc
moderne), BESM, 1979.
3. La Banque Mondiale. Citée in : Lahcen Daoudi. « Appui socio-économique à la famille », Population et développement local, CERED, Rabat,
1998, p. 124.

44
équilibre démographique entre les générations, mais aussi créer des opportunités d’emploi pour les généra-
tions futures et mettre en place les mécanismes nécessaires pour la mise en œuvre d’une véritable solidarité
inter-générationnelle.

1.1. Le cas de la Caisse Nationale de la Sécurité Sociale (CNSS)

Le régime marocain de sécurité sociale a été créé en 1959, et est entré en vigueur en 1961. La gestion de
ce régime est confiée à la Caisse Nationale de Sécurité Sociale : la CNSS qui est chargée de gérer le seul
régime obligatoire de sécurité sociale au Maroc. Il est financé par les cotisations aussi bien des employeurs
que des salariés, reposant sur l’ensemble des rémunérations perçues par les salariés, y compris les indemni-
tés, primes, gratifications et tous les autres avantages en argent et en nature 1. Il ouvre néanmoins la voie,
pour les salariés qui cessent d’être assujettis au régime obligatoire, de continuer à cotiser à la CNSS en sous-
crivant une assurance volontaire.
Ce régime de sécurité, dans ses deux aspects obligatoire et volontaire, constitue une chaîne de solidarité
organisée. Il vise à protéger les salariés des divers secteurs privés de l’économie nationale, à savoir l’indus-
trie, le commerce, les professions libérales, l’agriculture, l’artisanat, et la pêche maritime des risques de
perte de revenus en cas de maladie, de maternité, d’invalidité ou de vieillesse. Les prestations de la CNSS
prennent trois formes principales : les allocations familiales ; les prestations à court terme (les allocations de
maternité, les indemnités journalières de maladie, le congé de naissance, et l’allocation de décès) ; les presta-
tions à long terme (la pension de retraite, la pension d’invalidité, la pension de survivants, et l’allocation
décès). Ainsi, la CNSS est la seule institution nationale de protection sociale à gérer une pluralité de risques
dans le cadre d’un régime unique.
Néanmoins, le nombre des affiliations demeure faible, compte tenu des salariés qui doivent y être assujet-
tis. Le contrôle des prestations est déficient et les prestations offertes par la CNSS restent dans l’ensemble
bien modestes car la moyenne mensuelle des allocations familiales ne dépasse pas 140 DH/bénéficiaire alors
que la retraite moyenne ne dépasse pas 1000 DH. Les prestations à court terme s’élèvent à 235 MDH, soit
20DH/mois/assuré.

1.2. La CNOPS

La CNOPS est une fédération de 9 sociétés mutualistes du secteur public. Ses ressources financières pro-
viennent de cotisations salariales et patronales. Elle assure aujourd’hui la couverture mutualiste à près de
1 million de personnes, affectant 94 % des cotisations aux prestations et 6 % au fonctionnement.
Toutefois, seule une proportion de 16,5 % de la population marocaine est couverte par l’assurance maladie
facultative. Elle se concentre, en plus, dans les grandes villes, et concerne en particulier les fonctionnaires et
les employés des grandes entreprises.
La catégorie des économiquement faibles souffre de l’absence de mécanismes institutionnels de prise en
charge, et ce, dans un contexte de cherté des soins et d’augmentation des besoins sanitaires non satisfaits 2.
Aussi, le projet de généralisation à quelques 300 000 nouveaux adhérents, dont 170 000 retraités et veuves,
constituera-t-il un progrès indéniable en direction de l’Assurance Maladie Obligatoire. Il se heurte,

1. Khadija Masmoudi. « CNSS : le détail des cotisations », L’Économiste, Numéro 692, Vendredi, 28 Janvier 2000.
2. Ministère de la Santé. Projets d’assurance maladie obligatoire « AMO » et du régime d’assistance médicale aux économiquement faibles
« RAMEF » (note de synthèse), document interne, Octobre 2000, p. 4.

45
toutefois, aux arriérés de l’État non encore payés, au non respect de la tarification des actes médicaux par
certains producteurs de soins, et au déséquilibre entre les ressources disponibles et les dépenses des soins
dispensés. Plus grave encore, on considère que l’immatriculation de 300 000 nouveaux adhérents reviendra
en fait au double ou même plus, compte tenu des personnes à charge de l’affilié. On estime que les 170 000
retraités et veuves représentent une population à haut risque qui n’a jamais cotisé auparavant, et à qui la
CNOPS devrait nécessairement consacrer une proportion importante de ses ressources.
Par ailleurs, l’évolution de ce régime à moyen terme laisse présager une diminution sensible du nombre
d’actifs par rapport au nombre de retraités. Car si depuis une dizaine d’années, 10 actifs cotisaient pour un
retraité, aujourd’hui seulement 6 actifs cotisent pour un retraité. La restriction des recrutements et l’aug-
mentation des départs aura forcément pour effet l’accentuation de cette tendance 1.
En vue d’étendre sa couverture sociale et de faire face aux 370 millions de DH de dette contractée à
l’égard des cliniques privées, la CNOPS a récemment décidé de relever l’assiette de cotisation et d’instaurer
l’obligation d’adhérer à la caisse pour tous les fonctionnaires 2. Les prélèvements se sont élevés de 350 à
1000 DH en 1987 à un niveau allant de 620 à 3600 DH par an 3. Ceci permettra, selon les responsables, de
dépasser les retards enregistrés dans les prestations et les remboursements, ainsi que dans les prises en
charge pour des actes chirurgicaux et autres interventions.

1.3. Réformes récentes de la protection sociale

Le régime de sécurité sociale au Maroc a connu une série de réformes successives, et ce, depuis le début
des années 80. Concernant les allocations familiales, on a pu noter une amélioration relative des prestations
servies. C’est ainsi qu’en 1983, le droit aux allocations familiales fut étendu aux enfants des pensionnés
d’invalidité ou de vieillesse. Quelques années plus tard, le taux des allocations familiales a été augmenté de
54 DH/mois en 1987 à 150 DH/mois en 1996 pour les trois premiers enfants. Pour ce qui est du montant
minimum de l’allocation de décès, il a été relevé de 6000 DH en 1987 à 10000 DH en 1991.
Les prestations sociales à court terme ont également connu des améliorations tangibles. C’est ainsi que le
montant des indemnités journalières de maladie et de maternité a été relevé :
– de 50 % du salaire journalier moyen aux 2/3 en cas de maladie durant 52 semaines ;
– de 50 % à 100 % du salaire journalier moyen en cas de maternité pendant 12 semaines.

Les prestations sociales à long terme ont été revalorisées. On a procédé, d’une part, à une revalorisation
forfaitaire de toutes les pensions en cours en février 93 de 200 DH/mois/pension ; et d’autre part, à une reva-
lorisation proportionnelle au montant de la pension de 10 % en 1993. En 1996, on a institué qu’aucune pen-
sion mensuelle d’invalidité ou de vieillesse ne doit être inférieure à 500 DH. Dans la même année, on a
supprimé la condition d’âge de 50 ans pour le conjoint survivant et on a décidé d’octroyer aux personnes han-
dicapées les allocations familiales et la pension de survivants sans limite d’âge 4.

1. Salah Aguenaou. « 300 000 nouveaux adhérents à la CNOPS : qui paiera la facture? », La Vie Économique du 10 Mars 2000.
2. L’économiste du 10 Mars 2000.
3. Al Bayane. « Rééquilibrage des cotisations à la CNOPS », Lundi 15 Mai 2000, www.casanet.net.ma.
4. Ministère du Développement Social, de la Solidarité, de l’Emploi, et de la Formation Professionnelle (Direction de la Protection Sociale des
Travailleurs), Fiche relative aux principales réformes du régime de sécurité sociale, sans date.

46
Concernant les salariés du secteur privé, un projet de réforme partielle du régime de sécurité sociale a été
récemment adopté. Cette réforme partielle implique :
– l’introduction du principe de l’assurance-maladie obligatoire ;
– l’extension du régime de sécurité sociale aux :
R Travailleurs non salariés ;
R Personnes employées par les organisations internationales et les missions diplomatiques et consu-
laires ;
R Membres de la famille de l’employeur.
– la coordination entre les régimes de protection sociale ;
– l’extension de l’assurance volontaire aux marocains résidant à l’étranger ;
– La réforme de la branche des prestations à long terme :
R L’institution de la retraite à l’âge de 55 ans au profit des gens de mer ;
R L’institution de la retraite proportionnelle (si la retraite normale a lieu à 60 ans et après un minimum de
3240 journées de travail, la retraite proportionnelle peut être accordée entre 1080 et 3280 journées de
travail) ;
R L’institution du versement d’un pécule (versé au profit des moins de 1080 journées de travail) 1.

Il n’en demeure pas moins que les lois en vigueur dans le domaine de la prévoyance sociale s’adressent
essentiellement à la famille « normale », « complète » constituée des deux conjoints et leurs enfants, et à
défaut de ceux-ci, aux familles monoparentales résultant du divorce ou du décès de l’un des conjoints, et aux
ascendants de l’affilié qui sont à sa charge (père et mère). La famille polygame est également prise en
compte dans la répartition des prestations. Les orphelins dont les deux parents ont décédé sont également
éligibles aux prestations familiales. Ces lois reconnaissent aussi aux enfants naturels non inscrits à l’état civil
mais dont la mère est affiliée, presque les mêmes droits qu’aux enfants « légitimes ». La CNSS accepte que
la sœur ou la fille de l’un des conjoints puissent bénéficier également des allocations familiales à condition,
toutefois, qu’elles soient en charge de certaines responsabilités au sein du ménage.
De même, le groupe concerné par ces prestations correspond à une famille dont les membres ont des
liens de parenté. La « famille de fait » n’a pas de place dans ce système. La notion d’enfant à charge se
confond toujours avec celle de l’enfant dont le lien parental à la famille est juridiquement attesté. Le lien de
parenté sociologique ne permet pas à un enfant de devenir allocataire de prestations familiales. Le lien paren-
tal fonde toujours la « légitimité » de celles-ci.
Toutefois, le problème le plus grave réside dans le fait que de larges couches de la population sont tou-
jours exclues des services de la prévoyance sociale. La plupart des non salariés, des pauvres, des femmes
au foyer, des jeunes chômeurs, etc. ne sont pas encore parmi les bénéficiaires. Faut-il alors élargir le champ
des adhérents y compris pour ceux qui ne sont pas intégré au marché du travail, ou bien limiter les ayants
droits et rendre les droits plus conditionnels ? Ne faut-il pas reconnaître, de manière plus effective, les ser-
vices que la famille rend aux personnes malades, handicapées, âgées et renforcer ses capacités d’autonomie
et d’autosuffisance ? Ne faut-il pas consolider les réseaux d’entraide et de volontariat au sein de la commu-
nauté ? Ne devons-nous pas déjà aborder la sécurité sociale comme un welfare mix où différentes sources
sont à combiner et divers acteurs sont tenus de joindre leurs efforts ?

1. Direction de la Protection Sociale des Travailleurs. Ministère du Développement Social, de la Solidarité, de l’Emploi et de la Formation Pro-
fessionnelle, Rabat, 2000.

47
2. ONG et solidarités locales

Les ONG représentent une nouvelle approche des besoins et des problèmes sociaux, en ce sens qu’elles
mettent en œuvre de nouveaux modes d’action, notamment en faveur des communautés marginalisées, des
femmes et des enfants. Elles tendent surtout à appréhender les rapports sociaux hiérarchisés et inégalitaires
où les femmes et les enfants constituent les maillons faibles. Elles mènent de nombreuses actions en milieu
rural aussi bien qu’en milieu urbain, et ce, avec l’objectif d’intégrer les pauvres, de renforcer les capacités
des femmes, de protéger les enfants, de promouvoir le développement local, et par là, de contribuer à diffu-
ser les valeurs d’égalité, de démocratie et de respect des droits de l’homme.
De nombreuses ONG marocaines ont développé des liens de partenariat internes et externes et ont
commencé à mobiliser la société civile de manière relativement autonome par rapport à l’État, aux syndicats
et aux partis politiques. Selon la nature des activités et le degré d’autonomie par rapport à l’État, trois formes
principales ont été identifiées dans le champ politico-social marocain : les associations régionales, les asso-
ciations à but économique et social, et les associations à caractère plus ou moins politique 1.
Toutefois, l’adoption de stratégies et de dispositions en faveur des catégories sociales défavorisées
semble concerner en premier lieu les associations à but économique et social qui sont fondamentalement
une émanation de la société civile. Elles orientent leurs activités notamment vers les zones marginalisées et
les populations dont les besoins essentiels n’ont pu être satisfaits par l’État. Elles interviennent dans quatre
domaines principaux : la santé, l’intégration de la femme dans la vie socio-professionnelle, l’aide aux petites
et moyennes entreprises, et le développement rural.

2.1. La scolarisation des filles rurales

L’un des volets qui semble avoir accaparé le plus d’attention durant les dernières années est celui de la
scolarisation des petites filles rurales. Les données disponibles sont éloquentes : pour la tranche d’âge 6-11
ans, année scolaire 1999-2000, la proportion des filles scolarisées en milieu rural n’a pas dépassé 62 %,
contre 87 % en milieu urbain 2. Les ONG semblent fort convaincues des retombées positives que la scolari-
sation de la fille pourrait avoir, tant pour la femme elle-même que pour la famille et la communauté. Un objec-
tif de développement global mobilise autour de cette question des ONG aussi bien que des institutions
publiques, privées, nationles et internationales. Il s’agit bien, de leur point de vue, d’une voie idéale suscep-
tible de mettre un terme au cycle infernal dans lequel les femmes rurales se trouvent emprisonnées.
Afin d’atténuer les disparités en matière de scolarisation entre garçons et filles et de faciliter la poursuite
de la scolarisation des filles, les ONG proposent le rapprochement des établissements scolaires et des
élèves, ainsi que la construction d’internats féminins dans plusieurs autres collèges (deuxième cycle de
l’Enseignement Fondamental) et lycées. Elles mènent des expériences d’enseignement dans la langue
maternelle. Elles sensibilisent les familles au fait que la scolarisation de leurs filles ne peut être que rentable
à moyen et à long terme, même si dans l’immédiat elle entraîne plutôt un manque à gagner ; que cette scola-
risation permet à la femme d’améliorer son statut social, ainsi que ses compétences dans la gestion de sa vie
familiale et professionnelle.
En vue de faciliter la conciliation des tâches domestiques et le travail scolaire, les ONG tendent à faire
accepter aux familles rurales un partage plus équitable des tâches domestiques entre garçons et filles, tout

1. Guilain Demœux et Laurent Gateau?.??« L’essor des associations au Maroc : à la recherche de la citoyenneté? » Revue Monde Arabe,
Maghreb-Machrek, No 150, Octobre-Décembre 1995.
2. Projet de Plan de Développement Économique et Social — 2000-2004, Op. Cit., p. 160.

48
en leur proposant des alternatives à l’emploi des enfants, notamment de sexe féminin, dans les corvées
d’eau et de bois et la garde des petits enfants 1.
Les ONG mettent l’accent de plus en plus sur l’accès à l’école, ainsi que sur l’urgence d’accélérer la scola-
risation des filles rurales. Une telle stratégie est primordiale, tant pour faire reculer l’âge au premier mariage
et réduire le taux de fécondité que pour assurer le développement économique et social de la campagne.

2.2. Le renforcement des capacités des femmes rurales

Du point de vue des ONG, la construction des compétences passe également par le renforcement institu-
tionnel et l’amélioration des capacités de gestion des entreprises et associations féminines, et ce, dans un
contexte de dialogue, de participation, et de transparence. Il s’agit, en fait, d’un partage d’informations ten-
dant à rendre les associations locales capables de mobiliser les ressources locales, publiques ou privées,
économiques aussi bien qu’institutionnelles, ainsi que de négocier les conditions susceptibles de favoriser
leur allocation.
Les femmes rurales marocaines recèlent un potentiel énorme en matière de travail productif, de contribu-
tion à la subsistance du ménage et d’élan solidaire. En plus de se charger des corvées de l’eau et du bois, les
femmes exercent un travail agricole et s’occupent du bétail, le plus souvent, à l’intérieur de l’enceinte
domestique. Certaines d’entre elles tirent leurs ressources de travaux artisanaux réalisés dans le domaine du
textile, de la poterie, de la vente de produits agricoles ou manufacturés, etc. Cependant, elles sont limitées
par l’absence de choix alternatifs, et des carences alarmantes en matière d’éducation et de formation.
Les ONG qui s’activent dans le champ du développement rural considèrent que le renforcement des capa-
cités (empowerment) des femmes doit inclure l’expansion de leurs choix, aussi bien que leur capacité à les
mettre en œuvre. On estime que l’extension de la gamme de choix pourrait se faire par l’amélioration de
l’accès des femmes aux opportunités économiques telles que le micro-crédit et l’emploi, alors que l’amélio-
ration de leur capacité à tirer profit de ces choix pourrait plutôt se réaliser par la mise à leur disposition de ser-
vices sociaux éducatifs et sanitaires, et la simplification de leurs tâches domestiques, notamment par le
rapprochement de l’eau et la mise à leur disposition de nouvelles formes d’énergie. Ce qui leur permettrait,
entre autres, de décider le moment du mariage et le moment d’avoir des enfants, et d’assister à d’éven-
tuelles réunions villageoises. S’il est important de mettre à la disposition des femmes des services sociaux
(alphabétisation, PF ?) susceptibles de se répercuter positivement sur leur rôle de mère et d’épouse, il n’est
pas moins important de penser aux femmes en tant qu’actrices économiques indépendantes.
Les ONG s’intéressent en particulier au sort des femmes rurales pauvres et marginalisées. Nous savons
déjà que les femmes salariées reçoivent souvent des salaires très bas et que leur situation sociale est pré-
caire. Car les femmes qui exercent un travail rémunéré sont assez souvent, soit des femmes veuves ou
divorcées, soit des jeunes filles dont le père est décédé, ou parti se remarier ailleurs. Comment serait, donc,
possible – se demandent les ONG rurales – d’améliorer les revenus de cette frange particulière de la popula-
tion rurale féminine, et comment serait-on en mesure de lui assurer une pleine intégration dans le tissu
social ?
La demande de renforcement du pouvoir des femmes ne peut jaillir des conditions de subordination, mais
doit, au contraire, être introduite de l’extérieur par des forces conscientes que l’ordre social existant est
injuste et inhumain. Or, les tentatives de développement du pouvoir des femmes par le seul fait de l’éduca-
tion s’avèrent insuffisantes. Car la vulnérabilité économique des femmes est au centre de leur manque de
pouvoir.

1. Concernant l’effet des corvées domestiques auxquelles les petites filles sont assujetties sur leur scolarité, voir : MEN. Enquête par son-
dage sur la scolarisation des filles dans cinq provinces, Division des Études et Objectifs, Mars 1994, p. 33-35.

49
Aussi de nombreuses ONG admettent que le succès de tout projet exige d’abord de répondre aux priorités
des femmes, à savoir l’exercice d’un emploi et l’obtention d’un revenu. Ce qui paraît susciter le plus d’intérêt
chez les femmes sont les micro-projets générateurs de revenus économiques plus élevés, et de plus de
nourriture pour la famille. De même, l’encouragement des femmes à créer des coopératives leur permet
actuellement d’avoir des intrants ? bon marché et d’accéder à des facilités de crédit. Pour cela, elles
acceptent bien de s’intégrer dans des associations informelles où elles reçoivent une formation sur les prin-
cipes de base du fonctionnement et de la gestion des coopératives.
En outre, la stratégie des ONG considère que l’amélioration des revenus des femmes est susceptible
d’élargir leur espace de mobilité, de renforcer leur statut au sein de la famille et de la communauté, d’élargir
le champ de leurs relations sociales, et de leur conférer plus de poids dans la prise des décisions écono-
miques. Car ce dont il s’agit, en fin de compte, ce n’est pas seulement d’améliorer le contrôle des femmes
de leurs capacités productives et ressources financières, mais aussi de leur faciliter l’accès à l’information et
aux idées nouvelles, ainsi que de renforcer leur capacité à générer, propager et maintenir certaines catégo-
ries d’idées, valeurs, attitudes et comportements.
Or, là où les femmes ont le plus besoin d’aide pour le développement c’est dans les secteurs informels de
l’économie, où elles exercent des activités de petit commerce, travail domestique, artisanat, transformation
de produits agricoles et agriculture. De tels secteurs semblent particulièrement prioritaires dans la stratégie
des ONG, qui tentent de mettre en place, non pas des projets d’assistance ou de charité, mais des projets
ayant un objectif de développement. Ceux-ci sont d’autant plus bénéfiques pour les femmes lorsqu’ils sont
orientés vers la production, ou la commercialisation de marchandises produites par les femmes, plutôt que
vers l’appui à la réalisation de tâches ou de métiers domestiques. Leur intérêt est d’autant plus durable que la
formation qui leur est inhérente est suffisamment flexible et adaptable pour permettre que le savoir acquis
par les femmes puisse éventuellement être réutilisé dans la recherche d’un autre emploi. Leur concrétisation
constitue, par ailleurs, une entrée importante pour continuer à travailler avec les femmes, et contribuer au
développement global de leurs pouvoirs.
Toutefois, les ONG qui s’activent dans le monde rural marocain tendent dans l’ensemble à considérer que
la meilleure stratégie d’intégration des femmes doit s’orienter à mettre en place des projets qui leur sont
spécifiques, mais où l’avis et l’accord des hommes sont pris en considération. Cette implication des hommes
peut constituer une source d’appui moral et psychologique pour les femmes, autant qu’un facteur d’accéléra-
tion du changement social.
En outre, les ONG déconseillent l’implication simultanée et conjointe des femmes et des hommes en tant
qu’acteurs et membres participant à un projet de développement. Elles déconseillent également toute straté-
gie de conflit tendant à introduire des changements structurels et à réaliser l’égalité économique entre les
sexes. Une telle stratégie risque de déstabiliser les ménages et de provoquer la résistance des hommes aux
projets de développement surtout que certaines pratiques institutionnelles et sociales, telles que celles rela-
tives au système d’héritage de la terre et au statut de la femme, sont très enracinées dans la société maro-
caine. Aussi est-il visible dans leur pratique de développement que l’adoption de la voie socio-économique
est privilégiée par rapport au ciblage d’un objectif d’égalité des sexes. La remise en question des structures
et des relations rétrogrades ne pouvant en fait aboutir qu’après que les effets du changement social en cours
soient devenus généraux et irréversibles.

2.3. La lutte contre la pauvreté et le renforcement du secteur associatif

Dans ce domaine, l’action des ONG tend de manière fondamentale à renforcer le secteur associatif local
en améliorant la formation des agents et en renforçant leurs capacités d’encadrement, et ce, afin de pouvoir

50
répondre aux besoins des populations démunies. Ces ONG privilégient trois domaines principaux d’inter-
vention :
Alphabétisation / enseignement de base : les ONG concernées par ce champ d’action se proposent éga-
lement de contribuer à l’augmentation du taux de scolarisation, ainsi que de diminuer le nombre d’analpha-
bètes, notamment parmi les femmes rurales. Elle s’assignent aussi pour objectif d’améliorer le cadre scolaire
(mise en place de latrines et adduction d’eau potable) afin de favoriser la poursuite de la scolarisation, de
construire des garderies et de contribuer à la distribution des fournitures scolaires 1.
La micro-entreprise à travers l’octroi de micro-crédit : Les ONG engagent des partenariats avec des
associations locales en vue de répondre aux besoins des micro-entrepreneurs pauvres en petits prêts, et de
permettre à ces associations d’acquérir l’expérience et le savoir-faire nécessaires. 2.
Santé/environnement : Une action soutenue de formation/information et de soutien financier à la mobili-
sation est menée auprès des associations locales en vue, notamment, de prévenir les MST/SIDA. On met
l’accent sur une approche consistant à « mobiliser la population par des activités de développement qui
répondent à ses préoccupations comme la formation professionnelle et l’alphabétisation ». Ce qui, du point
de vue des ONG concernées, « facilite le travail sur le changement d’attitudes et de comportements et per-
met la diffusion de l’information » 3. Les cibles de ce programme sont choisies en fonction des situations de
vulnérabilité locale : prisonnières, ouvrières, femmes de ménage, enfants des rues, jeunes, etc. Parallèle-
ment, les ONG s’intéressent à la mise en place de projets d’adduction d’eau potable, de réseaux d’assai-
nissement, d’irrigation, d’eau et d’hygiène pour la santé et l’éducation, ainsi que de projets de traitement des
eaux usées et de leur réutilisation à des fins agricoles.

2.4. Le soutien aux mères célibataires

Le phénomène des femmes célibataires s’inscrit dans le sillage des processus de changement social qu’a
connus le Maroc pendant les deux dernières décennies. Ce fait social, relativement nouveau dans ses
formes et ses dimensions, devient compréhensible dès qu’on prend en considération les effets de la paupé-
risation des ruraux, de la désintégration familiale inhérente aux situations d’exode rural, du manque de res-
ponsabilité de certains pères et des lacunes du cadre législatif en matière de protection des droits de la
femme.
En dépit du fait que la loi interdit le travail des enfants, la réalité quotidienne nous révèle que nombre de fil-
lettes sont embauchées en tant que travailleuses domestiques, et plus encore, exploitées sexuellement. Or,
toute grossesse survenue hors mariage est qualifiée de « débauche » par le législateur. Toutefois, le fond du
problème réside dans le dysfonctionnement de la loi, l’incapacité des jeunes à se marier du fait de l’inégale
répartition de la richesse, et la recrudescence des rapports sexuels incestueux qui sont surtout un effet de
l’exiguïté des logements et la promiscuité y afférente.
À partir de la prise en considération de cette situation, des projets générateurs de revenus ont été mis en
place. L’objectif visé étant bien de faciliter l’intégration des femmes célibataires dans la société, de les
rendre responsables et autonomes, de leur permettre de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants,
et de leur rendre leur dignité. Il s’agit, notamment, de projets de restauration et de pâtisserie, de petit com-
merce (kiosques), etc.

1. Ibid., p. 13.
2. Ibid., p. 15.
3. AMSED. Rapport d’activités pour les années 1998 et 1999, p. 3 et 10.

51
La formation professionnelle a été également privilégiée. Il s’agit d’assurer aux mères célibataires une for-
mation en matière de cuisine, pâtisserie, arts ménagers, couture, etc. Parallèlement, les femmes bénéficient
de cours d’alphabétisation et d’une qualification qui leur permette de réussir leur insertion professionnelle.
Afin d’assurer un suivi psychologique aux mères célibataires et leur apporter le soutien moral et juridique
dont elles ont besoin, on a mis à leur disposition un centre d’écoute dont la gestion est assurée par une psy-
chiatre, une assistante sociale et une juriste.

2.5. Le soutien à l’enfance en difficulté

Plusieurs associations se préoccupent des enfants en situation difficile : enfants des rues, enfants au tra-
vail, enfants victimes de sévices, enfants abandonnés, enfants délinquants, enfants exploités sexuellement,
etc. Elles accueillent des enfants de moins de 16 ans, aussi bien que des adolescents. Leur condition est
due, entre autres facteurs, à la désintégration familiale, la polygamie, la pauvreté, l’échec scolaire et l’exode
rural.
Dans la mesure du possible, on s’adresse à l’enfant en même temps qu’à sa famille. On joue, en quelque
sorte, le rôle de médiateur entre l’enfant et sa famille. Dans une première phase, on travaille avec l’enfant
dans la rue en vue de le faire revenir au sein de sa famille. On essaie de construire avec lui une relation basée
sur la confiance et le respect. On l’accueille dans le cadre de l’association pour un séjour de rupture. Dans
une deuxième phase, on poursuit l’effort de conciliation à l’intérieur même de sa famille en vue de cicatriser
les blessures et reconstituer la cohésion familiale.
On fait l’effort de responsabiliser les parents, on valorise leur rôle en tant qu’éducateurs et protecteurs de
leurs enfants. On procède, à travers l’organisation de focus groupes, à la sensibilisation des parents à cer-
taines questions cruciales pour la stabilité de la famille. On fait des contrats avec des familles relais et des
familles d’accueil. On prépare le retour des jeunes immigrés clandestins en Europe en travaillant avec leur
famille d’origine et en les aidant à élaborer un projet économique.
Au-delà d’un simple objectif d’assistanat, les activités multiples des associations qui s’intéressent au sort
des enfants abandonnés tendent principalement à assurer à ces enfants un espace de protection, aussi bien
que la réintégration familiale et la réinsertion scolaire et socioprofessionnelle, tout en sachant que la plupart
d’entre eux ont perdu confiance dans la famille et les institutions publiques en général.
Les responsables de ces associations estiment dans l’ensemble que les difficultés dont souffrent les
enfants ne peuvent être dépassées que si la loi sur le divorce et la garde des enfants est revue, et à condition
que les pensions alimentaires dues à la femme divorcée et à ses enfants lui soient effectivement servies.
Les défis auxquels ces enfants font face ne peuvent pas être relevés sans changer les lois qui entravent le
travail des femmes, et sans mettre à la disposition de ces dernières des crèches et des jardins d’enfants.
Par ailleurs, la situation des enfants en difficulté peut s’aggraver si on ne procède pas à la promotion de
l’habitat social, au contrôle de l’emploi des enfants, et notamment des fillettes/travailleuses domestiques, et
à l’adoption d’une politique claire et explicite en matière de santé reproductive, surtout dans le cas de
ménages pauvres et de parents insuffisamment instruits. Il faut qu’il y ait une loi qui permette aux associa-
tions d’intervenir pour protéger des enfants en difficulté, et notamment ceux qui travaillent au noir (les
« bonnes »).
Il n’est pas moins urgent d’aider les familles ayant un enfant handicapé : il faut mettre à la disposition de
celles-ci des jardins d’enfants, des services médicaux gratuits, et des services scolaires appropriés. Il est
également nécessaire d’octroyer à la mère qui prend soin d’un enfant handicapé, et dont le travail assure le
revenu familial, un appui multiforme.

52
3. Une catégorie oubliée : les personnes âgées

La catégorie des personnes âgées a été largement négligée après l’indépendance, et ce, au moment où
l’espérance de vie est passée de 47 ans en 1962 à 69 en 1997. En l’espace de 35 ans, l’espérance de vie au
Maroc a connu un gain de 22 années.
Entre les deux recensements de 1982 et 1994, la population marocaine âgée de 60 ans et plus est passée
de 6,3 % à 7,1 %. Elle a continué sa progression en 1997 en passant à 7,5 % de l’ensemble de la population.
Leur proportion en milieu rural est supérieure à celle en milieu urbain malgré le fait que l’espérance de vie en
milieu rural (66) est inférieure à celle qui prévaut en milieu urbain (72). Cela est notamment dû au fait que les
jeunes ruraux sont plus nombreux à quitter leurs lieux d’origine avec l’objectif de poursuivre des études ou
de chercher un emploi 1. Par ailleurs, on prévoit qu’entre 1994 et 2010, la population âgée de 60 ans et plus
passerait de 7,1 % à 8,2 % 2. Ceci risque d’alourdir le coût des soins médicaux et des prestations sociales.

Tableau no 4 : Évolution de la structure de la population


du Maroc 1960-1994 par grands groupes d’âge ( %)

Age 1960 1971 1982 1994


- de 15 ans 44,3 45,7 42,2 37,0
15-59 ans 48,3 47,2 51,5 55,9
60 ans & + 7,4 7,1 6,3 7,1
Total 100,0 100,0 100,0 100,0

Recensements de 1960, 1971, 1982 et 1994

Dans la catégorie des personnes âgées, 9 hommes sur 10 sont mariés, contre un peu moins de 4 femmes.
Cela est dû aux difficultés de remariage pour les femmes, et à l’incidence du veuvage (plus d’une femme sur
trois) et du divorce (4 femmes sur 100 contre 1 sur 100 pour les hommes) 3.
De l’ensemble des ménages dits marginalisés et ne disposant d’aucune source formelle de revenus,
22,2 % sont dirigés par des vieillards 4. Les personnes âgées doivent nécessairement compter sur la solida-
rité familiale en raison, notamment, de la précarité de leurs ressources et de l’absence des prestations
sociales pour la plupart d’entre eux. Plusieurs d’entre eux subissent les effets de la faiblesse des pensions,
des retards de payement et des cotisations non payées par les employeurs 5. En outre, le traitement des
maladies auxquelles ils sont le plus exposés (dégénérescence, cardiopathies et cancers) est particulièrement
onéreux. Ils tombent plus fréquemment malades que les adultes. Vers la fin des années 80, les décès des
personnes âgées de 65 ans et plus étaient notamment dus aux maladies cardio-vasculaires (13 %), aux can-
cers (11 %), aux diabètes (7 %), etc. Cette situation est aggravée par le fait que le système de santé maro-
cain n’a pas encore développé de spécialisation en gériatrie 6.

1. CERED. Situation et perspectives démographiques du Maroc, Ministère de la Prévision Économique et du Plan, Rabat, 1997, p. 25 et 53.
2. Ibid. p. 67.
3. Said Azemmam. Population & développement au Maroc, CERED, Ministère Chargé de la Prévision Économique et du Plan, Rabat, 1998,
p. 84.
4. CERED. Populations vulnérables, Ministère Chargé de la Population, Rabat., p. 63.
5. Camille Lacoste-Dujardin. L’état du Maghreb, (sous la direction de Camille et Yves Lacoste). Éditions Le Fennec, sans date, pp. 228-229.
6. Said Azammam, Op. Cit., pp. 86-87.

53
Finalement, si l’aide accordée actuellement par les jeunes adultes à leurs parents âgés est triplement
supérieure à celle qu’ils reçoivent en retour 1, il n’en demeure pas moins que cette solidarité inter-
générationnelle est en voie de recul et que la certitude des personnes âgées quant à sa persistance n’est
plus tout à fait acquise 2.
Par ailleurs, les personnes âgées souffrent de la rareté des lieux de rencontre et du manque d’intérêt de
les faire profiter des excursions et déplacements collectifs. Leurs loisirs se limitent le plus souvent aux rela-
tions familiales et à la télévision, au moment où le cadre familial ne peut satisfaire qu’une partie de leurs
besoins sociaux et culturels. Lors des deux dernières décennies, la pauvreté s’est accrue notablement parmi
les familles nombreuses, et plus particulièrement parmi les personnes âgées. Leur autorité au sein de la
famille a été largement entamée, notamment en milieu urbain. Le statut social dépend davantage du statut
socio-économique que de l’âge. Ceci a même entraîné une certaine dévalorisation des vieux au regard des
nouvelles connaissances acquises par les nouvelles générations 3. Néanmoins, le respect envers les vieux
persiste toujours, même s’il a connu un certain recul.

Conclusion

Si les principes de la solidarité traditionnelle continuent toujours à fonctionner dans la société marocaine,
permettant à de nombreux individus et ménages à éviter des situations sociales critiques, voire dramatiques,
force est de souligner, qu’à l’heure actuelle, ces solidarités ont perdu une importante partie de leur force et
de leur efficacité, et fonctionnent, parfois, plus pour servir une stratégie de pouvoir, défendre des intérêts ou
assurer une ascension sociale que pour satisfaire les besoins réels des groupes et des personnes concer-
nées.
Un tel changement est d’autant plus significatif que depuis l’adoption par le Maroc du Programme d’Ajus-
tement Structurel et l’accentuation de la sécheresse, la montée de la pauvreté est devenue un fait social
majeur. L’ampleur récemment prise ou aquise par les ONG et les associations à caractère social et humani-
taire témoigne de ce changement. Les phénomènes d’exclusion et de chômage ne s’appréhendent plus seu-
lement en termes de risque ou de « pannes sociales » mais deviennent souvent des états stables et
durables.
Les actions de solidarité ne peuvent plus contribuer efficacement à la lutte contre la pauvreté et la margi-
nalisation sociale si les prestations ciblent exclusivement les individus qui travaillent dans les secteurs for-
mels de l’économie. Les régimes d’assurance sociale contre la maladie n’ont jusqu’à présent concerné que
les salariés des secteurs publics et privés. Or, ces salariés et leurs familles à charge ne représentent qu’une
infime minorité. Par ailleurs, si dans la catégorie des salariés la protection sociale se fait selon des modalités
nettement assurantielles, dans les couches sociales modestes, elle prend plutôt l’aspect assistantiel. Ne
sommes-nous pas alors en train de favoriser une « évolution à deux vitesses » ?
Lorsque la politique sociale prend la forme de dons sans contrepartie en travail, elle risque de réduire
l’action sociale à de l’assistance. Il nous semble plus important, sur ce plan, de mettre en œuvre les change-
ments économiques et éducatifs qui sont à même de multiplier les opportunités d’emploi, et de qualifier
pour les nouvelles conditions du marché de travail, tout en liant les prestations sociales à une « éthique de
travail » et à des valeurs familiales fondamentales. Dans la lutte contre l’exclusion, l’insertion par le

1. CERED. Famille au Maroc, Ministère Chargé de la Population, Rabat, 1996, p. 97.


2. Said Azammam. Op. Cit., p. 88.
3. Camille Lacoste-Dujardin (sous la direction de). L’état du Maghreb, Ed. Le Fennec, p. 228.

54
travail doit nécessairement être privilégiée. L’appartenance à une collectivité se fonde non seulement sur la
solidarité entre ses membres, mais aussi sur les liens mutuels d’utilité réciproque. Chaque fois que c’est
possible, le droit au travail doit avoir la primauté sur le droit à l’assistance. Dans une société qui aspire à la
mise en place d’un État de droit où tous les citoyens seraient égaux, une approche en terme de charité n’est
pas suffisante.
Enfin, la taille de la catégorie des personnes âgées est appelée à croître dans les années à venir et la
famille qui jusqu’à maintenant les a prises en charge en matière de soins, de services domestiques et
d’accueil chaleureux et réconfortant, n’aura plus les mêmes capacités, à moyen et long terme, de fournir les
mêmes services. La nucléarisation des ménages, et l’extension du travail féminin hors du foyer, risquent de
rendre la tâche de la famille plus ardue pour pouvoir maintenir la même qualité des soins. Qu’avons-nous,
donc, prévu en termes de renforcement du rôle de la famille dans la prise en charge des personnes âgées, et
de mise en place d’institutions d’accueil pour les personnes qui n’auraient que cette dernière alternative ?

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Projet de Plan de Développement Économique et Social (2000-2004).

56
Les valeurs
Changements et perspectives

Introduction : Valeurs et développement humain ............................................ 59


1. Les valeurs : fonctions et évolution ............................................................... 60
2. Le registre traditionnel des valeurs au lendemain
de l’indépendance ............................................................................................ 62
2.1. Le répertoire traditionnel des valeurs ..................................................... 62
2.2. Les sphères de la famille, de la collectivité et les valeurs................... 64
2.3. Les sources de l’ordre éthique traditionnel : la religion,
les croyances et les pratiques sociales .................................................. 66
3. Changement social et valeurs ........................................................................ 67
4. Négociation autour des valeurs .................................................................... 69
4.1. Changement de sources de l’ordre normatif ......................................... 69
4.2. Les valeurs tradition/modernité : les tendances................................... 70
4.3. Valeurs en décantation et valeurs en émergence................................. 71
5. Les valeurs/supports du développement humain : quelques
données ............................................................................................................... 73
5.1. L’ordre éthique ............................................................................................ 73
5.1.1. Le bien et le mal ................................................................................. 73
5.1.2. Spiritualité ........................................................................................... 74
5.1.3. La baraka aujourd’hui ....................................................................... 75
5.2. L’ordre politique et la démocratie comme valeur ................................. 76
5.2.1. Intérêt pour la politique et participation ........................................ 76
5.2.2. Actions politiques et nouvelles formes du politique ................... 80
5.2.3. La gouvernance ................................................................................. 81
5.3. La confiance en question .......................................................................... 83
5.4. La valeur de l’obéissance à l’épreuve .................................................... 85

57

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5.4.1. Obéissance au sein de la famille .................................................... 85
5.4.2. Obéissance dans le cadre professionnel ...................................... 86
5.7.3. Obéissance et ordre social .............................................................. 87
5.5. Autonomie et responsabilité .................................................................... 87
5.6. Degré de satisfaction ................................................................................ 89
5.6.1. Au niveau individuel .......................................................................... 89
5.6.2. Au niveau de la collectivité .............................................................. 90
5.7. Le travail est-il une valeur ? ..................................................................... 90
5.7.1. Valorisation d’un travail sécurisant ................................................ 90
5.7.2. Valorisation d’un compétence et du mérite .................................. 91
5.7.3. Prendre le risque : phénomène émergeant ................................... 92
5.8. Le sentiment d’appartenance .................................................................. 92
5.9. Perspectives pour le Maroc ..................................................................... 93
6. Perspectives conceptuelles ........................................................................... 95
7. Perspectives ..................................................................................................... 98
7.1. Le politique .................................................................................................. 98
7.2. Le savoir et la connaissance .................................................................... 99
7.3. Nouveaux indices du développement humain .................................... 100

RAHMA BOURQIA

58

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Introduction : valeurs et développement humain
Les sociologues s’accordent à considérer les valeurs comme un ensemble d’idéaux repères qui
structurent l’ordre éthique et régulent la vie en société. Les valeurs délimitent le territoire normatif, orientent
les comportements, et guident les pratiques aussi bien collectives qu’individuelles d’une société. Il n’est
point surprenant aujourd’hui de voir les chercheurs, à travers le monde, s’intéresser à l’étude des valeurs
et aux questionnements sur leur déclin et, leur crise. Ont pourrait s’interroger sur le rapport des valeurs
au développement humain qui constitue la trame de fond des contributions dans ce « rapport 50 ans de
développement humain au Maroc » et sur leur rôle dans la cohésion sociale.
Il est indéniable que les rapports du PNUD sur le développement humain ont élargi les critères et les
indices du développement humain de manière à englober un certain nombre de facteurs se rapportant au
terrain du social et de la gouvernance, et qui interviennent dans les processus de développement ; ces
facteurs qui étaient négligés dans une approche économique réductrice du développement. Il demeure que la
complexité des sociétés en voie de développement implique plus d’efforts et de travail conceptuel à faire sur
le concept de développement humain et sur ses composantes afin qu’il englobe cette complexité. Certains
auteurs ont repéré trois dimensions importantes de ce développement:
1. La composante développement socioéconomique qu’on pourrait décliner en plusieurs éléments, sur
lesquels se base le rapport du PNUD (croissance économique, éducation, santé, environnement, égalité
des sexes, etc.), à savoir les objectifs du millénaire.
2. La composante culturelle, ou valeurs dont le changement est lié au développement socio-économique
et qui a besoin d’être déclinée en plusieurs éléments/ valeurs, telles que: participation à la vie politique
et publique, travail, autonomie, individualisation, responsabilité, motivation, gestion des risques, etc.
3. La composante politique institutionnelle, performance démocratique et son corollaire le système de
gouvernance.

Chris Welzel, Ronald Inglehart et Hans-Dieter Klingemann1 présentent


ces trois composantes dans le modèle suivant :
Composantes du développement humain
Economique Culturelle / valeurs Politique
Composante Les ressources et l’accès aux Expression des valeurs Les droits institutionnels effectifs
ressources
Processus Développement socioéconomique Le changement culturel Démocratisation
Sphère où la composante Moyens Motivations Lois, règles et procédures
intervient
Convergence de ces composantes : développement humain

1. Chris Welzel, Ronald Inglehart and Hans-Dieter Klingemann. Human Development as a Theory of Social Change : A Cross-Cultural
Perspective. Site Web : World value surveille.

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Ces trois composantes interviennent dans l’appréciation du développement humain, et chacune pourrait
être déclinée en plusieurs éléments. Ce développement se définit ainsi par le but ultime à atteindre, à savoir
celui du développement qui intègre les trois composantes. La convergence de ces dernières permet de le
réaliser : un accès, le plus performant possible, aux ressources ; une forte motivation des populations, avec un
système de valeurs qui les mobilisent pour le développement ; une meilleure garantie institutionnelle et une
confiance dans le système de gouvernance.
Il se trouve que ces trois composantes n’avancent pas toujours au même rythme, d’où la nécessité pour
les politiques de prendre en charge chaque composante en adoptant la stratégie adéquate pour la faire
articuler avec les autres.
Cette contribution vise donc à examiner l’évolution des valeurs depuis l’indépendance du Maroc, en
basant la réflexion sur toute une littérature produite sur les valeurs et qui nous servirait de cadre conceptuel,
ainsi que sur des études éparses sur la culture et la société marocaines2. Il faudrait noter la rareté des études
et des recherches qui ont analysé d’une manière régulière la société marocaine et l’absence de données
sur la période qui s’étend de l’indépendance à nos jours. Sur les valeurs, à part quelques études sur les
jeunes étudiants, menées par l’auteur avec d’autres collègues, on ne trouve pas d’autres sur le thème. Cette
absence devrait être comblée dans l’avenir avec des études régulières et un vaste programme de recherche
visant la connaissance de la société marocaine.

1. Les valeurs : fonctions et évolution


Les valeurs sont étroitement imbriquées aux représentations et aux opinions, bien qu’elles s’en
distinguent. Les représentations sociales s’inscrivent dans un champ plus large que celui des valeurs, à savoir
le champ de la culture d’une société. « Les représentations sociales sont des formes de « programmes »
culturels agissant sur les groupes et leurs membres …. Ont une emprise sur la genèse de notre culture et de
nos idées, sur nos pratiques et nos choix les plus divers »3. Sans qu’elles constituent une causalité linéaire et
absolue, les représentations influent d’une certaine manière sur les attitudes et les conduites et s’alimentent
du système de valeurs.
Cette distinction entre représentations sociales et valeurs se base sur une différenciation qu’on pourrait
faire entre l’ordre éthique et l’ordre social, dans la mesure où les valeurs opèrent dans la sphère éthique et
les représentations dans la sphère culturelle et sociale. Néanmoins, cette différenciation se retrouve nuancée
lorsque certaines représentations s’articulent sur des notions sociales devenues valeurs. Par exemple, ce
qui détermine le prestige des gens pourrait devenir une valeur sociale sans que ce soit une valeur morale. De
même que les valeurs morales pourraient justifier et légitimer des pratiques sociales. Les sociétés placent ainsi
aux niveaux des représentations sociales tout ce qu’elles valorisent : valeurs morales et valeurs sociales.
Les opinions exprimant des points de vues individuels sont corollaires du libéralisme et de l’individualisme.
Ce n’est point un hasard que les sociétés libérales ont mis au point des méthodes pour saisir les opinions,
à travers les sondages d’opinion, qui sont devenus un outil pour mesurer la tension des opinions politiques.
Il est certain que les opinions sont souvent ponctuelles et formulées à la demande dans les sociétés
d’aujourd’hui, elles expriment et reflètent, néanmoins, le système de valeur existant. Il se trouve que les
représentations se construisent dans les champs du social et du culturel, et s’imbriquent avec les valeurs, les
croyances et les opinions. Toutefois, seules les valeurs structurent et délimitent l’ordre éthique pour constituer
les garants de la légitimité des normes de la société.

2. On se basera pour la période actuelle surtout sur les données de l’Enquête Mondiale sur les valeurs.
3. Jean-Marie Seca. Les représentations sociales. Armand Colin. 2002, p. 5

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Dans ce rapport, nous allons nous référer aux valeurs à la fois comme valeurs éthiques, sociales et
politiques, exprimées par des opinions et soutenues par des représentations et des croyances. Les valeurs
acquièrent une importance pour le développement humain dans la mesure où leur étude permet :
1. D’apprécier le degré et les types de cohésion sociale4 et par conséquent sa capacité de mobilisation
autour d’un projet. A priori, plus une société se partage les mêmes valeurs, plus le degré de cohésion
est élevé et plus elle présente un potentiel de mobilisation. Néanmoins, les sociétés contemporaines
font émerger une cohésion différenciée où la mobilisation consiste à tenir compte des différences.
2. D’apprécier le degré de motivation et l’implication dans le développement.
3. D’apprécier la relation ressources/moyens et les motivations des individus et des groupes.
4. De fournir les éléments pour tracer une politique d’articulation des valeurs avec le développement
économique.

En se référant au système normatif de la société marocaine et son évolution depuis l’indépendance


quelques changements sont repérables5. Le discours du sens commun, véhiculé par les gens aujourd’hui,
évoque avec nostalgie ces changements et le recul des valeurs. Pourrait-on ainsi parler de recul des valeurs,
ou bien d’une évolution où on assiste à une nouvelle refondation et reconstruction des valeurs ?

Lorsqu’elles sont partagées et acceptées, les valeurs reflètent un degré élevé de cohésion sociale.
Néanmoins, les valeurs ne sont pas immuables, elles subissent la loi du changement de la société. Dans
l’étude des valeurs, il faudrait tenir compte de deux facteurs :
1. Un facteur relevant de la nature des valeurs, à savoir qu’il existe des valeurs de principes, des valeurs
intériorisées et des valeurs en pratique, d’où la complexité de l’étude des valeurs6. Une analyse de
celles-ci devrait repérer ces types et leur niveau d’intervention.
2. Un facteur de changement, dans la mesure où l’évolution de l’histoire récente des valeurs depuis
l’indépendance s’est faite en trois temps archéologiques ? et non linéaires :
– La période se situant dans le passé et qui se prolonge dans le présent avec une société marocaine
ayant hérité d’un référentiel traditionnel de valeurs.
– La période de l’indépendance jusqu’aux années 90 où la société a connu des changements sociaux
importants : une tranche importante de la population est passée par l’instruction, et devient ainsi
exposée à une nouvelle forme de socialisation et aux effets des médias. L’universalité de certaines
valeurs commence à s’imposer. C’est aussi une période où on assiste à un changement au niveau des
sources de valeurs.
– La période allant du début des années 90 jusqu’à nos jours : la société marocaine connaît un proces-
sus de refonte des valeurs qui demande à être étudié pour en cerner l’évolution future.
Si nous délimitons ces trois périodes qui marquent l’évolution qu’ont connu les valeurs au sein de la
société marocaine, il faudrait préciser aussi qu’elles ne constituent nullement des étapes bien tranchées avec
des lignes de démarcation bien définies. Les frontières entre les périodes sont mouvantes ; chaque période
se prolonge dans la suivante et ses composantes s’y retrouvent intégrées.

4. Il serait pertinent de rappeler ici la thèse du sociologue Max Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, qui soutient
l’idée que la morale et les valeurs protestantes, qui valorisent l’épargne, l’esprit d’économie et la sobriété, ont été à l’origine de
l’émergence de l’esprit capitaliste des sociétés occidentales.
5. Je dis bien les valeurs en fonction dans la société, en sachant qu’il y a toute une littérature théologique abondante sur les valeurs en
islam. Par exemple : ‫ ﻣﻨﺸﻮرات اﳌﻨﻈﻤﺔ اﻹﺳﻼﻣﻴﺔ ﻟﻠﺘﺮﺑﻴﺔ واﻟﻌﻠﻮم واﻟﺜﻘﺎﻓﺔ‬.2004 ‫ ﻣﻨﻈﻮﻣﺔ اﻟﻘﻴﻢ اﳌﺮﺟﻌﻴﺔ ﻓﻲ اﻹﺳﻼم‬.‫اﻟﺪﻛﺘﻮر ﻣﺤﻤﺪ اﻟﻜﺘﺎﻧﻲ‬
6. Voir Roger Sue, « Essor des associations et nouvelles solidarités ». Dans : Où vont les valeurs ? Edition UNESCO, Albin Michel, 2004,
pp. 149-152

61

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La particularité de l’évolution des valeurs consiste dans le fait qu’elle n’a pas le même rythme que
ceux des autres faits sociaux, dans la mesure où les valeurs ont un ancrage dans les consciences et les
mentalités ; elles mettent plus de temps pour changer, voire même qu’elles connaissent, dans certains cas
une « involution » ou des retours en arrière dans la trajectoire de l’histoire.
Il est évident que la société marocaine a subi des transformations depuis l’indépendance. Il s’en suit que
la sphère des valeurs a connu, par voie de conséquence, un changement. Comment cerner ce changement,
quels en sont les signes et quel est son contenu ?

Il faudrait réitérer le fait que les études sur l’évolution des représentations et des valeurs des marocains
sont presque inexistantes. Et dans ce domaine on ne pourrait qu’avancer quelques hypothèses qui mettent
en avant la relation entre les structures, les rapports sociaux et les valeurs. Les éléments de ces hypothèses
sont les suivants :
– Il existait un référentiel de valeurs traditionnelles qui les situait dans les rapports interpersonnels et qui
avait ses canaux de production et de reproduction.
– Ce référentiel a été confronté à des facteurs de changement des modes de vie (apparition de nouveaux
besoins), de la mobilité des population (rural/ urbain, pays/ étranger), et aux changements des canaux
de production de valeurs : l’école, les médias, les pairs, les réseaux, etc.
– Actuellement, il y a plusieurs valeurs en compétition et une multiplicité de canaux de leur production ;
on assiste à l’ouverture du marché des valeurs et à un processus de refondation de leur système.

2. Le registre traditionnel des valeurs au lendemain de l’indépendance


2.1. Le répertoire traditionnel des valeurs
À défaut d’études réalisées sur le référentiel traditionnel et sur les mentalités des marocains au début
de l’indépendance, les études qui ont été réalisées durant la période coloniale sur les croyances et pratiques
religieuses, sur les traditions, les coutumes et sur la mentalité des marocains, ainsi que la tradition orale et
le discours véhiculé par les personnes âgées sur le passé et leurs valeurs, pourraient nous renseigner sur le
système des valeurs des marocains de l’époque.
La société marocaine, après l’indépendance, a hérité d’un ensemble de valeurs traditionnelles qui
interviennent dans les relations des individus et des groupes avec l’état et la collectivité. La religion, la
coutume, la tradition, et le droit coutumier sont les principales sources des valeurs, véritables réservoirs
référentiels de valeurs morales qui régissent l’appréciation de l’individu, les relations sociales et les rapports à
la communauté. On pourrait énumérer quelques notions, évoquées avec nostalgie par les personnes âgées
pour parler des valeurs d’antan, qui constituent un lexique des valeurs du registre traditionnel. Ce lexique
se compose de valeurs éthiques qui interviennent à l’échelle individuelle, dans la sphère familiale et dans la
relation à la communauté. On pourrait les présenter sous forme de grille comme suit :

Grille des valeurs traditionnelles


Les valeurs Définition/traduction Niveau d’intervention
Baraka Bénédiction divine accordée à l’individu La baraka est initialement un attribut des chérifs
ou au groupe descendants du prophète. Mais elle est aussi don divin
attribué aux choses, à certaines personnes ou collectivités.
Elle se manifeste à travers leur prospérité et dans
l’accumulation des biens, de la richesse, et dans la réussite
sociale de la progéniture.

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Sbar Courage et endurance C’est une valeur d’endurance qui accompagne l’individu
ou le groupe frappé par un malheur, offre la capacité de
surmonter les épreuves de la vie. C’est une valeur, au
niveau individuel, souvent attribuée aux femmes au sein de
la relation conjugale. Une femme doit se munir d’endurance
(sbar) même lorsqu’elle mène une vie inconfortable avec
son mari, pour préserver son couple, surtout lorsqu’elle a
des enfants.
Ta’a/rda Obéissance/ L’obéissance était une valeur, surtout celle des enfants
bénédiction parentale par rapport aux parents. Les enfants doivent recevoir la
bénédiction (rda) de leurs parents, signe de satisfaction
de ces parents envers leur progéniture, autrement la
malédiction (sakht) les guette.
L’obéissance s’étend à d’autres rapports : époux/épouse,
aîné/cadet, détenteur d’autorité et de pouvoir/subordonné,
état (makhzen)/ sujet, etc.
Dans tous ces cas, son corollaire est le commandement
(lahkam) qui maintient l’ordre des choses.
AL maakoul Droiture et sérieux La droiture (al maakoul) est un attribut individuel qui
intervient dans le rapport aux autres. Il est reconnu par les
autres en tant que tel.
niya Croyance/ confiance / bonne intention niya caractérise l’individu qui a toujours une bonne
intention. Un adage populaire marocain dit : « crois en niya
et dors avec la vipère ». Autrement dit, celui qui a la niya,
c’est-à-dire une bonne intention, même lorsqu’il se trouve
en face du mal, celui-ci ne l’atteint pas. En d’autres termes,
une bonne intention finit toujours par triompher.
niya est cette confiance qu’on a en l’autre. Elle est le
soubassement de la culture de la confiance. Pour vivre en
collectivités et dans les rapports interpersonnels, il faut faire
confiance.
AL kalma Parole (parole d’honneur) Elle est valeur individuelle mais elle régit aussi les relations
sociales.
AL haq Droit et justice Al haq est une valeur et un principe. Al haq est accordé
par Dieu, par le gouvernant, et par la collectivité. Al haq est
reconnu par tous en tant que tel. Il se dresse contre le non
droit (al batal)
AL khair Le bien et la générosité Le bien est la valeur par excellence. Il est une valeur
individuelle mais aussi collective, son antipode étant le mal
(shar)
Qana’a Satiété Est une valeur qui refoule les frustrations de la pauvreté
et du manque de réussite sociale et atténue l’élan de
l’ambition. Elle est individuelle ou collective.
AL maktoub Fatalité Il s’agit d’une croyance et non d’une valeur. Elle transcende
les comportements individuels et collectifs. Elle atténue et
relativise la responsabilité individuelle et collective. Nous
l’avons intégrée dans le répertoire des valeurs pour suivre
son évolution aujourd’hui au niveau des représentations.

Ce répertoire des valeurs du registre traditionnel n’est point exhaustif. D’autres valeurs ont certainement
fait partie du répertoire traditionnel, nous en énumérons celles qui nous paraissent être significatives pour
l’évolution des valeurs de la société marocaine se rapportant à l’individu, à la famille, à la communauté et au
sacré. On pourrait les représenter sous formes de grappes.

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Ordres et grappes de valeurs

Kalma (parole d'honneur) Rda (Bénédiction)


Baraka (don divin) Keir (le bien, la générosité)
Haq (droit) Ta'a (obeissance
Maktoub (fatalité) Qana'a (Satiété)
Maakoul (droiture) Hachma (pudeur) Sba' (courage)
Niya (confiance)

Ordre divin Ordre Social Ordre familial Ordre individuel


communautaire

La société marocaine d’après l’indépendance avait déjà commencé à connaître un changement important,
dû à l’impact du protectorat, qui a mis à l’épreuve le système des représentations et des valeurs avec
l’introduction de nouvelles valeurs ayant bousculé le rapport des individus et des collectivités au temps et
à l’espace ainsi que les rapports sociaux.
Quels sont les niveaux d’intervention de ce répertoire traditionnel et quelles sont les sphères dans
lesquelles il opère ?

2.2. Les sphères de la famille, de la collectivité et les valeurs


La famille est la première institution où se transmettent et se reproduisent les valeurs. L’organisation
familiale traditionnelle et son modèle de famille étendue est maintenue et régie par le principe de hiérarchie
prononcée et par le principe d’autorité. Il est certain que des différenciations existaient entre le milieu rural et
urbain en ce qui concerne les modes et les niveaux de vie. Néanmoins, les principes qui régulent les relations
entre les parents et enfants, entre hommes et femmes et entre les aînés et les cadets sont presque les
mêmes dans les deux milieux, à savoir ceux de l’autorité.
Sans s’étendre sur l’organisation et la division du travail au sein de la famille qui feront l’objet de contribution
séparée, on se limitera à mettre en évidence les valeurs qui sous-tendent l’organisation familiale, à savoir
celle de l’obéissance à l’autorité des parents, qui est renforcée par la valeur de la bénédiction parentale (rda)
laquelle régit les relations de filiation. Toute progéniture fait de son mieux pour éviter le bannissement (sakht)
des parents, antipode de la bénédiction parentale. Celle-ci devient une forme de satisfaction qu’éprouvent
les parents lorsque leur autorité est confirmée et obéie. L’attitude envers les parents est tranchée : soit que
les enfants se rangent du côté de la bénédiction sinon ils sont bannis. Etre banni par ses parents, équivaut à
un bannissement par Dieu, la famille et la société. La bénédiction des parents est une valeur morale que tout
individu recherche auprès de ses parents, l’intériorise pour qu’elle conditionne ses rapports aux parents et lui
évite de basculer dans le bannissement.
Si les deux parents, père et mère, peuvent partager et offrir la bénédiction à leurs enfants, l’autorité par
contre est en général du côté du père. Ce système de valeur légitime en fait la position du père qui détient

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en premier lieu cette autorité. Même lorsqu’elle est excessive, elle est justifiée, légitimée et acceptée par le
système des valeurs. L’autorité du père est remplacée par celle du maître au sein de l’école coranique (msid)
ou de l’école moderne. Un adage populaire marocain, qui circulait jadis, dit que lorsque le père amène son
fils à l’école, il dit au maître : « toi tu l’égorges, et moi je l’écorche », autrement dit « ton autorité complète
la mienne ». On retrouve ainsi, le même principe qui règle à la fois la relation père/enfant et celle de maître/
élève, à savoir le principe du couple autorité/obéissance.
Cette autorité du père s’entend pour devenir une autorité de l’époux sur l’épouse, justifiée par l’obéissance
(ta’aa), perçue comme valeur positive qui devrait être l’attribut de toute épouse qui se respecte.

« Lorsque le père commande, il faut lui obéir sans discussion, la moindre remarque est une inconvenance. Il peut
corriger comme il l’entend un fils désobéissant, si, en lui infligeant un châtiment, il le blesse, la loi n’a pas à intervenir. En
pays berbère surtout, on use de ce droit avec une grande rigueur. Le père est toujours là pour infliger une correction…Il
n’est pas rare de voir des enfants portant des fers aux pieds… Les enfants de notables demeurent tête basse, dans une
attitude d’humble soumission devant leur père, alors qu’ils se montrent souvent arrogants à l’égard de leurs camarades
et indisciplinés en classe…Même lorsque le jeune homme a plus de 20 ans, il arrive que son père le frappe.. » p.70.
« La mère, sauf lorsqu’elle est très âgée, est moins généralement respectée que le père… Cependant, nos jeunes
Marocains sont sincèrement attachés à leur mère… » Paul Bourgeois. L’univers de l’écolier marocain. Faculté des
Lettres et des Sciences Humaines. Rabat. Fascicule 3. SD (1950 ?) p.72

La bénédiction des parents, érigée en valeur par la religion, les croyances et les représentations collectives,
fonctionne comme un principe qui maintient la cohésion de la famille à travers le temps. Ainsi, le devoir de
l’assistance des enfants à leurs parents âgés est une implication de cette recherche de bénédiction parentale
qui accompagne l’individu tout au long de sa vie. Le fait d’avoir une progéniture et les efforts déployés pour
l’élever représentent un investissement à la fois affectif et matériel, qui place les enfants dans une situation
de dette envers les parents.

« …les enfants se reconnaissent très généralement le devoir de venir en aide aux parents âgés et d’assurer leur
subsistance. Tous condamnent les ingrats, les maudits, « meskhoutin » que la société rejette car ils manquent aux
devoirs les plus élémentaires envers ceux auxquels ils doivent tout. Ces devoirs sont regardés en effet comme une
compensation des sacrifices consentis par les parents pour élever leurs enfants…les parents comptent sur l’assistance
de leurs enfants … Cette assistance s’étend non seulement aux ascendants, aux frères et aux sœurs plus jeunes,
mais aussi aux neveux et nièces, soeurs divorcées, oncles et tantes. Ainsi semble subsister dans les esprits l’ancienne
conception communautaire de la famille. ». Paul Bourgeois. L’univers de l’écolier marocain. Faculté des Lettres et des
Sciences Humaines. Rabat. Fascicule 3. SD (1950 ?) p.73

Autour de la valeur obéissance (ta’aa) pivotent d’autres valeurs qui lui sont liées, telles que : la bénédiction
parentale (rda) et le respect ou pudeur (hachma) envers les parents, qui fait elle aussi partie de ce répertoire
traditionnel des valeurs. La pudeur des femmes vis-à-vis des hommes qui les poussent à baisser les yeux et
le ton lorsqu’elles s’adressent à eux.
La valeur d’obéissance s’étend au rapport qui oriente les rapports de hiérarchie non seulement entre le
père et les enfants, mais entre les aînés et les cadets, entre les maîtres et les disciples/élèves, les détenteurs
d’autorité et les subordonnés et entre gouvernants et gouvernés. Dans le système traditionnel, le principe
d’autorité est la ligne directrice qui régule les rapports hiérarchiques. De même que les valeurs transmises
au sein de la famille trouvent écho au msid et à l’école. La famille et l’école produisent les valeurs qui font
que l’individu qui est socialisé selon les valeurs d’obéissance s’y soumet facilement lorsqu’elle est transposée
dans d’autres domaines autres que la famille et l’école. En fait, l’obéissance est la pierre angulaire de l’ordre
patriarcal qui confisque la morale religieuse pour se légitimer.

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La société marocaine traditionnelle, à côté des grands préceptes religieux, dispose de tout un ensemble
de coutumes et de droits coutumiers, propres aux contextes urbain et rural qui servent de base à l’application
de la justice. Cette société accorde de l’importance à la droiture (al maakoul), valeur morale de principe,
nécessaire dans les relations sociales, surtout dans le domaine du négoce. Les rapports sont supposés
être basés sur la confiance (niya) et sur la parole donnée (al kalma). Ceci ne voudrait nullement dire que la
transgression de ces valeurs était étrangère à la société traditionnelle. Néanmoins, on pourrait avancer que
la culture de la confiance fonctionne comme principe de la cohésion sociale qui régule les rapports entre les
individus.
Parmi ces valeurs on retrouve celle de la justice (al haq) qui est centrale au fonctionnement de la
communauté. L’état (makhzen) et les détenteurs du pouvoir et de l’autorité sont supposés être les garants de
la justice. Avec l’indépendance, c’est vers l’état qu’on se retourne pour chercher la justice et qui fait de l’état
le seul gardien pour la préserver en tant que valeur.
Toutefois, la société marocaine, après l’indépendance a connu une grande transformation au niveau des
règles qui régissent les rapports des individus à la communauté. C’est à ce niveau qu’on assiste à l’émergence
de la valeur nationalisme, partagée par la société, et qui fut le mécanisme le plus important de la mobilisation
des populations pour la construction de la société d’après l’indépendance.

2.3. Les sources de l’ordre éthique traditionnel : la religion, les croyances et


les pratiques sociales
Les valeurs morales sont indissociables de l’ordre religieux dans la société. La religion délimite le cadre
moral et dicte les valeurs à suivre par rapport à soi, aux autres et à la communauté. Vers les années 50,
Paul Bourgeois, en dissertant sur l’univers de l’écolier marocain, évoque la rencontre des deux systèmes de
valeurs : occidental et marocain :

« Les manuels d’enseignement moral conçus pour les écoles primaires européennes situent les devoirs envers
le corps quelque peu en marge de la moralité proprement dite. Ils enveloppent en tout cas une partie de plus en plus
restreinte du domaine moral. Ils sont d’ordinaires présentés comme un aspect de la dignité de l’agent moral, ou une
condition de l’action morale proprement dite. D’autre part, cette morale personnelle s’est dans notre esprit, presque
complètement la cisée.
Il n’en est pas de même chez nos jeunes Marocains. Leur code de morale personnelle comporte des obligations
d’autant plus précises que la démarcation apparaît moins nette entre les notions de propreté physique et de pureté
mystique. » Paul Bourgeois. L’univers de l’écolier marocain. Faculté des Lettres et des Sciences Humaines. Rabat.
Fascicule 3. SD (1950 ?) p.3-4

L’école moderne introduite par la colonisation et encouragée par l’indépendance a fait émerger de nouvelles
valeurs, qui sans être entièrement distantes ni franchement contradictoires, se distinguent par leurs supports
religieux d’une part et laïc de l’autre.
Par exemple, le devoir de propreté n’est point traité comme valeur en soi, conçu pour éviter la maladie et
améliorer l’hygiène, mais il est accompagné d’une justification mystique. La valeur propreté, corollaire de
purification (tahara) est centrale à la pratique et à l’accomplissement de la religion. La prière n’est valable que
si elle est précédée de purification (oudo) et la purification du mal passe par la propreté, telle est la fonction
du hammam (bain maure). La purification rapproche de Dieu. Ce qui permet à Paul Bourgeois de faire cette
comparaison: « La toilette que font les français chaque matin est bien moins minutieuse que celle d’un bon
musulman, avant chaque prière… » (p.5) Ainsi, pour l’écolier marocain musulman, propreté physique et
propreté morale vont de pair.
Par ailleurs, l’ordre social est une autre source de production de valeur ; il justifie les normes sociales.
Par exemple, la propreté est aussi appréciée socialement. Les personnes malpropres sont objet de raillerie

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et de moquerie au sein du groupe et de la société. La propreté et l’apparence qui l’accompagne sont des
signes de distinction sociale. Les ruraux sont dépréciés parce qu’ils sont moins propres et soignent moins leur
parure vestimentaire7. Ainsi, l’ordre éthique est soutenu à la fois par la religion et par les exigences sociales
et cultuelles, et les transgressions sont sanctionnées par des punitions aussi bien divines que sociales :
dépréciation et moquerie ou exclusion.
La valeur de satiété (al qnaa), bien qu’elle soit une valeur morale, est aussi reflet des conditions de vie,
autrement dit, valeur compensatrice dans une société qui ne connaissait pas l’abondance. Ceci explique le
respect observé par les marocains dans le passé envers le pain. Les besoins alimentaires sont limités. Dans
une société de pénurie où l’abondance de nourriture n’était point de mise, les aliments de base tels que le pain
et le lait sont objets de respect et sont entourés de préceptes ritualisés. Le pain avait une valeur, ce qui fait dire
à Bourgeois que « l’obligation de « gagner son pain à la sueur de son front » ne pourrait avoir de sens pour un
Chinois mangeur de riz »8, et j’ajouterais : ne pourrait avoir de sens dans un société d’abondance.
Il est certain que les marocains à l’aube de l’indépendance et après l’indépendance vivaient dans une
société où la survie et la lutte contre les aléas de la nature viennent en tête des préoccupations, et où la
satiété (qana’a) comme valeur aidait à surmonter la pénurie. Alors qu’aujourd’hui, avec l’amélioration du niveau
de vie et avec les changements sociaux, on assiste à l’apparition de nouveaux besoins, dont la satisfaction
est devenue une question de droit.
En conclusion, on pourrait dire que les sources majeures de l’ordre traditionnel sont la religion et le niveau
de vie de la société de l’époque. Ce niveau de vie a commencé à connaître de profonds changements avec
l’indépendance.

3. Changement social et valeurs


Plusieurs auteurs ont souligné l’évidence que des changements sociaux ont lieu par le fait de
l’industrialisation de la société et de son interaction avec les sociétés occidentales. Mais peu d’études ont
été réalisées de manière systématique sur les changements au niveau des valeurs.
Certains auteurs, qui ont étudié d’autres contextes que celui de la société marocaine, ont avancé l’idée
que le changement économique et social ainsi que la modernisation des sociétés en voie de développement
passent d’un état où il y a rupture entre les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes, et finissent par
connaître une convergence de ces valeurs et par la suite le recul des valeurs traditionnelles. D’autres auteurs
soutiennent le contraire, et avancent une théorie de persistance des valeurs traditionnelles, malgré les
changements apportés par le développement économique9.
La prémisse sur laquelle se basent ces théories revient à considérer le sous développement comme
une affaire d’évolution selon le modèle occidental tout en négligeant le facteur colonialisme et les nouvelles
formes de domination économique ainsi que l’interaction des deux systèmes. Ces théories ont été critiquées
pour leur impuissance à expliquer l’évolution des valeurs dans des sociétés en voie de développement.10

7. Bourgeois : « Dans l’esprit de nos écoliers, la notion de propreté corporelle paraît s’imposer comme une nécessité morale qui n’admet
aucune restriction, aucune exception. Mais elle demeure cependant différente de notre conception occidentale en ce sens qu’elle
continue tirer le principal de sa force d’impératifs sociaux et religieux… Cette confusion entre le deux notions explique aussi, dans une
certaine mesure tout au moins, pourquoi nos élèves n’invoquent jamais le sentiment de dignité personnelle comme mobile essentiel de
la tendance moderne de propreté. » p.8
8. Paul Bourgeois, p.30-31
9. Ronald Inglehart and Wayne Baker exposent ces théories dans leur article : «Modernization, cultural change and persistence of
traditional values ». American Sociological Review. 2000, nÆ 65, p. 19-51.
10. Critiqué par Immanuel Wallerstein, « Modernization : request in pace », in : The Uses of Controversy in Sociology. Ed. by L.A. Coser
and O.N. Larsen. New York : Free Press. 1976. Pp. 131-134

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Un autre présupposé consiste à considérer la société comme une entité homogène et cohérente, alors
que plusieurs facteurs entraînent des différentiations sociales nouvelles qui ne sont pas sans conséquence
sur le changement du système de valeurs. Tel fut le cas pour la société marocaine pendant les trois décennies
après l’indépendance. Parmi ces facteurs figurent :
– L’éducation des masses, sans être généralisée, a touché progressivement la majorité des jeunes. Elle
a introduit un nouveau mode de socialisation qui s’est ajouté à celui de la famille. Elle a aussi introduit
un nouveau contenu éducatif et une de nouvelle figure d’autorité, à savoir le maître ou la maîtresse
d’école.
– Le salariat et l’emploi ont contribué à améliorer les niveaux de vie des populations par rapport à celles
de la société marocaine d’après l’indépendance. De nouvelles aspirations sont apparues et se sont
accompagnées de nouvelles valeurs qui ont bousculé le système traditionne ; par exemple valorisation
du fonctionnariat garant de la sécurité.
– La mobilité spatiale interne du rural vers la ville a graduellement valorisé la ville et déprécié la campagne
faisant apparaître le clivage entre les deux espaces.
– Quelques politiques publiques, telles que le planning familial et la contraception dont la réussite a
contribué à changer le rôle des femmes et a valorisé l’enfant.
– La prise en charge de l’état du processus de développement, et la mise en place d’un encadrement
administratif étroit à travers le Ministère de l’Intérieur (cheikh et moqadem), la gestion des grands
travaux (surtout les barrages), les grands projets de développement, la mise en œuvre de la participation
politique dans processus démocratique à travers les élections, ont crée et renforcé la centralité de
l’état dans les représentations collectives et développé un rapport de dépendance envers l’état, (l’état
providence).
– Les organismes internationaux de développement ont introduit de nouvelles valeurs véhiculées par les
conventions internationales ratifiées par le Maroc : droits de l’homme, des femmes, des enfants, des
cultures locales, etc. qui sont devenues des valeurs universelles.

Tous ces facteurs ont engendré de nouveaux répertoires de valeurs qui sont tantôt produits par le
changement social généré au sein de la société dont les populations subissent les changements économiques
et les modes de vie, tantôt ils sont instaurés par l’agenda international. Ces répertoires viennent s’ajouter au
répertoire traditionnel pour constituer un réservoir composite de valeurs, pour reprendre une notion descriptive
utilisée par Paul Pascon après André Adam11 pour caractériser la société marocaine.
« Les hommes qui vivent dans la société composite s’adaptent en permanence, pour y jouer leurs rôles, à la
complexité du réel. Ils sont les hommes de plusieurs sociétés. En eux se liquident ou se dépassent les contradictions.
Ils ne cessent de focaliser leurs volontés et leurs désirs sur les traits qui leur paraissent dominants. Et ceci aux
deux niveaux : individuel et collectif. L’homme qui le matin quitte sa maison où sa femme fait ses dévotions aux
ancêtres, qui ceint son poignard d’argent, signe d’homme libre, de noblesse et d’honorabilité conventionnelle,
enfourche son vélomoteur, outil d’un déplacement rapide, pour rencontrer un contribule fonctionnaire subordonné
susceptible de lui obtenir par influence un crédit de campagne agricole à taux d’intérêt fixé d’avance avec une garantie
de report d’échéance en cas de calamité, calamité dont l’éventualité a été calculée par les lois de la probabilité,
mais calamité qu’il conjurera par l’invocation de la toute-puissance de Dieu et éventuellement une procession
collective suivie de sacrifice propitiatoire d’un bélier mâle, cet homme banal en somme que l’on retrouve à peu de
choses près sur toute la planète n’est pas contradictoire, et il est logique jusqu’au bout, car il intègre le caractère
composite de sa société et dépasse ses contradictions par son adaptabilité permanente à toutes les exigences
du social. » Paul Pascon, Etudes rurales. Idées et enquêtes sur la campagne marocaine. SMER. 1980. p. 209

11. André Adam dans son livre : Casablanca, a utilisé la notion de composite pour décrire les changements que connaissait la société
casablancaise des années 60. Voir André Adam. Casablanca. CNRS, t.2, p.706.

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Le schéma descriptif et explicatif de la société composite pourrait s’appliquer non seulement aux
comportements et aux pratiques auxquelles Paul Pascon fait référence, mais aussi aux représentations,
au système de croyance et aux valeurs véhiculées par les gens où la modernité côtoie la tradition, et où
les valeurs traditionnelles comme celles de niya, de l’obéissance inconditionnelle au père et de maktoub
coexistent avec celles de la responsabilité, de la concertation et du calcul rationnel. Toutefois, l’usage de
ce réservoir composite de valeurs dépend des niveaux d’instruction des gens, de leur âge, des catégories
sociales et des disparités spatiales et sociales. Par ailleurs, le phénomène de la globalisation et ce qu’elle
a entraîné comme changements au niveau de la circulation des personnes, des idées et des modes de
vie, a contribué à l’ouverture du marché des valeurs et a rendu la coexistence des ordres traditionnel et
moderne plus complexe pour la société marocaine. D’où la nécessité de suivre cette évolutionqui révèle que
le composite n’est pas une « coexistence pacifique » d’éléments hétéroclites mais implique une interaction
et une négociation continues.

4. Négociation autour des valeurs


Ce caractère composite des valeurs va connaître progressivement une évolution qui fait reculer certaines
valeurs traditionnelles qui sont évoquées par les personnes âgées avec nostalgie comme celle de la niya et
kalma et l’avancée d’autres comme les droits de l’homme et des femmes, l’égalité… etc.. Le composite a été
dévié pour devenir négociation autour de valeurs polarisées appelées tradition, et inspirées par la religion et
la modernité. Ceci ne se passe pas sans créer parfois des tensions au sein de certains débats et d’enjeux
politiques qui prennent l’allure d’un conflit autour des valeurs12.

4.1. Changement de sources de l’ordre normatif


Les sources de la production des valeurs ont connu un changement. Si au lendemain de l’indépendance
l’ordre éthique puisait ses valeurs de la religion seulement, aujourd’hui un certain nombre de valeurs morales
ont intégré le système normatif institutionnel pour devenir des lois.

Evolution des sources de la production et des valeurs

Période 1 Période 2 Période 3 Perspective d’évolution


u
– La religion scripturaire – Religion – Religion
et populaire – Coutumes, traditions et – L’école Evolution vers :
– Coutumes, droit pratiques sociales – La sécularisation et la légalité qui ont
coutumier, traditions et – Lois institué certaines valeurs – l’institutionnalisation et
pratiques sociales – Conventions internationales et sécularisation de certaines
universalité de certaines valeurs valeurs
– La globalisation et la mobilité des gens – l’élargissement du marché
– Les réseaux internationaux des valeurs
– Les médias satellitaires – la négociation autour des
valeurs

12. La tension crée autour du plan d’intégration des femmes dans le développement entre les pro et les contre est un exemple de conflit
politique masqué par un conflit de valeurs.

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– La religion continue à être la source des valeurs morales par ce qu’elle est le garant de l’ordre moral
de la société. Par ailleurs, la sécularisation a fait intégrer certaines valeurs, telles que la légalité dans le
système normatif.
– Certaines valeurs telles que le respect des droits de l’homme, l’égalité des hommes et des femmes, les
droits des enfants, etc. ont été érigées en valeurs universelles par les organismes internationaux et par
les conventions internationales ratifiées par le Maroc.
– La globalisation et l’existence de réseaux transnationaux ont contribué à ouvrir le territoire des valeurs.
Cette situation fait en sorte que les valeurs deviennent des enjeux culturels et un enjeu dans les
négociations. C’est ainsi qu’au nom des valeurs islamiques, des groupes islamistes transnationaux se
dressent contre les valeurs dites occidentales.
– L’exposition aux medias satellitaires a ouvert de nouveaux horizons médiatiques et a introduit de
nouveaux modèles de vie au sein des foyers marocains.

Tous ces facteurs ont contribué à la mise en œuvre d’un processus de refonte, de décantation et
de négociation des valeurs dont les tendances les plus importantes qui traversent la société marocaine
d’aujourd’hui se déclinent comme suit.

4.2. Les valeurs tradition/modernité : les tendances


Le rapport à la tradition et à la modernité s’exprime en plusieurs tendances au sein de la société
marocaine :
a. Une tendance qui existe au niveau des pratiques sociales collectives et marque le niveau profond de la
société. Les valeurs deviennent hybrides où la tradition est intégrée avec la modernité avec harmonie
et sans tensions et donnent naissance à de nouvelles valeurs. À ce niveau se manifeste la tendance
créatrice de la société qui, en contact avec le changement social, déploie sa capacité créatrice pour intégrer
harmonieusement l’héritage du passé dans le présent. Cette tendance existe au niveau des pratiques
sociales dans le mode de vie, le mode vestimentaire, l’architecture, etc. La tradition est revalorisée pour
devenir modernité (par exemple le salon marocain qui côtoie le salon européen, l’habit moderne est alterné
avec l’habit traditionnel (djelaba), etc.). Ceci est repérable aussi au niveau des institutions.
b. Une tendance d’oscillation qui pousse les individus à adopter un rapport stratégique avec la tradition et la
modernité. Le réservoir des valeurs traditionnelles et celui de la modernité sont utilisés par les individus
en fonction des situations dans lesquelles ils se trouvent. Chaque situation dicte le recours à un type
de valeurs sans que cela apparaisse contradictoire. Devant une déception, on aurait recours à la fatalité
(maktoub) pour se consoler, alors que lorsqu’on est confronté à une violation des droits on invoquera les
droits de l’homme et la justice institutionnelle. Ainsi, au niveau de l’individu le rapport avec les valeurs
devient stratégique.
c. Une tendance qui se manifeste au niveau politique, renforcée par le médiatique. Dans certains débats
politiques, on assiste à une polarisation des défenseurs de la tradition légitimée par la religion et les
défenseurs de la modernité. Cette polarisation devient conflit ou négociation autour des valeurs. Cette
tendance fonctionne surtout dans le champ politique. Devant l’uniformité des discours politiques qui
véhiculent les mêmes idées et concepts, le débat est transposé au niveau des valeurs qui séparent les
défenseurs des valeurs de la modernité et des valeurs universelles contre les défenseurs des valeurs
conservatrices dites fondamentalistes. On retrouve en général deux tendances divergentes qui opèrent
dans la sphère du débat politique. La première tendance se manifeste à travers un refus déclaré des
valeurs traditionnelles pour revendiquer des valeurs universelles, alors que la deuxième revendique un
retour aux valeurs religieuses.

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Cette négociation autour des valeurs n’est point limitée à la société marocaine. On la retrouve dans toutes
les sociétés musulmanes. Les écarts dans le niveau du développement économique entre les pays occidentaux
et le monde musulman, la nouvelle situation des cultures, entre la globalisation hégémonique et la montée
des revendications identitaires locales, la révolution informationnelle et numérique et, une démocratisation
non encore accomplie, ne sont point étrangers aux tensions autour des valeurs. Un approfondissement de
l’analyse dans ce sens dépasse le cadre de cette contribution.

4.3. Valeurs en décantation et valeurs en émergence


Il est évident que les valeurs traditionnelles sont traversées par des changements notoires, et quelles subissent
une reconversion pour s’intégrer dans un nouveau paradigme de pensée et dans le nouvel ordre axiologique.

PROCESSUS DE CHANGEMENT DE VALEURS


Hier Aujourd’hui
Champ
Valeurs traditionnelles Le devenir de cette valeur aujourd’hui Champ d’intervention
d’intervention
Obéissance (taa’a) – Rapport aux parents – L’obéissance comme valeur continue à – Relations familiales
(famille) fonctionner, au sein de la relation fam- – Rapports de hiérarchies dans
– Rapport aux maîtres iliale, mais elle est nuancée et parfois les institutions publiques
(système éducatif). remplacée par le respect. – Rapport de hiérarchie dans
–Rapport aux – Par contre l’obéissance comme valeur les institutions politiques
gouvernant (l’état) dans un rapport hiérarchique public – Rapport aux gouvernants
administratif a tendance à être supplantée
par la concertation, la persuasion, la parti-
cipation, et dans certains rapports par le
principe d’égalité (rapport époux/épouse).
– Dans les rapports au gouvernant la
valeur obéissance est remplacée par
celle de démocratie.
Fatalité (al maktoub) – Rapport de soumission – Cette croyance continue à fonctionner – Rapport de dépendance vis-
à Dieu au niveau de l’individu lorsqu’un malheur à-vis de l’état.
– La fatalité frappe l’in- lui arrive émanant de lui-même et la – On ne dira pas toujours par
dividu et la collectivité responsabilité est transposée au niveau exemple que le chômage
d’al maktoub. est uniquement al makToub
– Déclin de cette croyance au niveau de la mais que l’état doit fournir
collectivité. Au niveau de la collectivité l’emploi. Par contre on dira
on cherche la responsabilité ailleurs, que c’est al maktoub lorsque
souvent elle se trouve du côté de l’individu a commis une faute
l’état. Par exemple : on a assisté au grave et qu’il a été renvoyé de
phénomène du tremblement de terre son emploi ou mis en prison.
d’Al Hoceima qui est une catastrophe – Conclusion : ceci révèle le
naturelle, le discours des victimes et problème de l’intégration de
des autres mettait la responsabilité au la responsabilité individuelle
niveau de l’Etat. dans le système de valeurs.
– La tendance est que dans le malheur Cette responsabilité indivi-
collectif l’état remplace la fatalité. duelle et la conscience qui
l’accompagne sont néces-
saires à la mobilisation pour
le développement humain

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Droiture (al maakoul) – Rapport inter- – Cette valeur demeure toujours une valeur – Relations sociales
personnel mais elle est désignée autrement. – Rapport aux services publics
– Rapport à la – Elle se trouve altéré par la tricherie, la
collectivité corruption, le piston, et le clientélisme.
Aujourd’hui elle est nommée transparence
et intégrité, mêlées à la compétence et
la performance dans l’action, valeurs qui
doivent être intégrées et instituées, voire
institutionnalisées.

Droit (al haq) – Valeur en soi, qui est – Le droit comme valeur se renforce et – Rapports entre les individus
celle de droit et de se confirme, mais il n’est plus cette – Rapport aux institutions. L’état
justice valeur reconnue par la communauté de droit lié à la démocratie se
seulement, elle est institutionnalisée. La renforce là où la démocratie
valeur est devenue normes et lois. est devenue valeur
Croyance et – Valeur attribuée àl’in- – Recul de cette valeur qui est supplantée – Rapport interpersonnel
confiance (Niya) dividu et aussi au par une culture de la méfiance frôlant le – Rapport commercial
groupe nihilisme.
– Dans le domaine commercial la confiance
n’est plus de mise, elle est remplacée par
des contrats et de documents notariaux
et légaux qui garantissent les biens et les
droits de chaque partie
Parole d’honneur (Kalma) – Valeur attribuée à l’in- – Tout comme la valeur niya, on constate le – Rapport interpersonnel
dividu et fonctionne recul de cette valeur qui est supplantée – Rapport commercial
dans les relationsinter- par une culture de la méfiance qui frôle
personnelles et co- le nihilisme.
mmerciales – Dans le domaine commercial la parole
d’honneur n’est plus de mise, elle
est remplacée par des contrats et des
documents notariaux qui garantissent
les biens et les droits de chaque partie
Satiété (al qanaa) – Valeur individuelle – Recul de cette valeur au profit de la – Rapport de l’individu à l’état
valeur des droits fondamentaux de
l’individu tels que les droits à l’éducation,
à la santé, à l’emploi, au logement, à la
sécurité alimentaire…

Don de Dieu (al baraka) – Valeur attribuée aux – Les changements du niveau et du coût – Rapport de l’individu et du
choses et à l’individu, de la vie ont fait reculer cette valeur au groupe à la réussite sociale.
aux familles chérifs niveau des choses.
ou aux groupes – La baraka qui était un facteur invisible de
la réussite individuelle ou collective ne
l’est plus aujourd’hui. Elle est remplacée
par d’autres facteurs, tels que : l’héritage
familial, les relations sociales, et le travail
ou diplôme.

Le changement du système traditionnel a fait que ces valeurs se décantent. Certaines valeurs ont intégré
le répertoire de la sécularisation, par exemple le droit (al haq) est un droit légal, d’autres telles que l’égalité,
les droits de l’homme, droit des femmes et des enfants, respect des cultures locales, la non violence de
l’individu, et liberté d’expression ont émergé et sont mises en avant par des mouvement associatifs et
politiques comme valeurs nouvelles.

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Une question demeure posée : dans quelle mesure pourrait-on parler d’un nouveau système axiologique
aujourd’hui?
Seules des études, des enquêtes et des recherches poussées nous permettront de répondre à cette
question. Dans ce qui suit, une esquisse de réponse sera apportée, en se référant aux études existantes.

5. Les valeurs/supports du développement humain : quelques données


En se basant sur des données recueillies à partir de quelques enquêtes on pourrait esquisser les opinions
exprimées par les marocains sur un certain nombre de valeurs. Dans cette contribution on mettra l’accent sur
celles que nous avons estimé être importantes pour le changement qu’a connu le système de valeurs, en
rapport avec le développement humain.
Les données sur le Maroc, présentées dans cette section, proviennent de plusieurs enquêtes13, mais elles
sont essentiellement celles de l’Enquête Mondiale sur les Valeurs (EMV), dirigée par Englehart de l’Université
de Michigan.14 Cette enquête sur le Maroc a touché un échantillon représentatif de 2264 personnes et a eu
lieu en Septembre 200115. Cette étude se base aussi sur les données de l’Enquête Nationale sur les Valeurs
réalisée en Septembre 2004 dans le cadre de l’élaboration du Rapport du Cinquantenaire du Développement
Humain au Maroc. Dans cette contribution, on se limite à une présentation descriptive, à partir d’un tri à plat
des données, pour faire ressortir les grandes tendances des opinions et des valeurs les plus significatives pour
le changement du système axiologique et pour développement humain. D’autres analyses plus poussées de
ces données pourraient être faites afin de faire ressortir les tendances par âge, catégorie sociale, par genre
ainsi que les corrélations qui en découlent.
Dans cette partie on se référera à l’Enquête Mondiale sur les Valeurs par EMV, et à l’Enquête Nationale
sur les Valeurs par ENV.

5.1. L’ordre éthique

5.1.1. Le bien et le mal


L’enquête sur les valeurs montre qu’en général les gens font une distinction entre ce qui est bien et ce qui
est mal et connaissent les lignes directrices qui démarquent le bien du mal. Cette tendance a été fortement
13. Les données sur les valeurs utilisées dans cette contribution proviennent de plusieurs enquêtes, pour certaines les résultats ont été
publiés, pour d’autres pas encore. Les enquêtes : R. Bourqia
Enquête : « Changement socio-démographique dans la région de Rabat (urbain et rural) » qui a touché 1000 ménages avec un
questionnaire/ ménage et un questionnaire/ individu sur les valeurs. L’enquête a été dirigée par R. Bourqia, avec M. EL Harras, A. El
Farakh, J. Benghamouch en collaboration avec AIMS (American Institute for Maghibi Studies) à Travers M. Tessler et feu Georges Sabagh.
L’enquête fut menée en 1996. Les données de l’enquête ne sont pas publiées. On se référera à cette enquête dans cette contribution
comme Enquête sur Rabat et sa Région. Les données de ce chapitre proviennent essentiellement de l’Enquête Mondiale sur les Valeurs
dirigé par le professeur Inglehart de l’Université de Michigan. L’enquête sur le Maroc a été réalisée en Septembre 2001. A ces données
nous avons intégré quelques données de l’Enquête Nationale sur les Valeurs réalisée en 2004 dans le cadre de l’élaboration du Rapport
du Cinquantenaire du Développement Humain au Maroc.
14. L’Enquête Mondiale sur les valeurs a été initiée par une équipe de chercheurs de l’Université de Michigan depuis 1981. Elle porte
actuellement sur soixante pays. La dernière vague d’enquête date de 2001-2002, qui englobe celle sur le Maroc. Voir Ronald Inglehart
(Editor). Human Values and Social Change. Findings From The Values Survey. Brill. 2003.
15. Je tiens à remercier le collègue américain de l’Université de Michigan, Marc Tessler, d’avoir mis à ma disposition la base de données
de l’Enquête Mondiale sur les Valeurs concernant le Maroc et les autres pays. On se référera à cette enquête dans cette contribution
comme EMV .

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exprimée par 78 % des répondants dans l’EMV, alors que 18,7 % trouvent qu’il n’y a jamais de lignes claires entre
le bien et le mal et 3,3 % trouvent que cela dépend. Ceci révèle que la majorité a intégré les normes majeures de
la morale qui sont en général dictées par la religion. Il s’agit du niveau suprême de valeurs morales homogènes ;
néanmoins les nuances et l’hétérogénéité apparaissent selon les domaines où opèrent les valeurs.
Dans une société musulmane, la religion établit la ligne de démarcation entre le bien et le mal, démarcation
qui a été intégrée dans la conscience collective des marocains. Du côté du bien se range un certain nombre
de valeurs qui dictent aux croyants des comportements conformes à ces valeurs, tels que l’interdiction de
mentir, voler, pêcher, etc. Par ailleurs, le couple bien/mal est une dichotomie qu’on retrouve dans toutes les
religions. Elle articule l’ordre moral de toutes les sociétés ; et dans la réalité sociale marocaine, elle se traduit
par des normes pratiques de conduites.
Concernant les valeurs mises en pratiques, selon l’EMV, la majorité des répondants pensent qu’il ne faut
pas aller au-delà de ce qui est dicté par les normes. On trouve que 80 % ne s’arrange jamais pour ne pas payer
le billet dans le transport public et que seulement 14,5 % le font, 97,2 % ne « touche » jamais une corruption.
Ce qui est contre valeurs est généralement banni ; ainsi l’honnêteté et la transparence sont érigées en valeurs.
La majorité déclare qu’elle ne transgresse pas les normes et adhère à ces valeurs. Ceci démontre que la contre
valeur est reconnue comme telle, et les répondants prennent leur distance par rapport à ces contres normes.
Par ailleurs, bien que les données de EMV sur le Maroc montrent que la majorité est contre la corruption,
la réalité et les pratiques montrent que certains dérivés de la corruption sont encore utilisés dans l’accès aux
services de l’état et aux ressources. Par exemple, bien que le recours au piston soit une contre valeur, la
pratique l’impose dans la société lorsque les individus n’ont pas accès par voix normale à un service public
ou un à l’emploi.
En se référant à une autre étude, sur les 500 étudiants d’une enquête menée en 1994 sur les jeunes
étudiants et les valeurs, il a été constaté que parmi plusieurs pathologies sociales, la seule pour laquelle les
attitudes des jeunes ont enregistré une certaine tolérance, est celle de l’utilisation du piston. Les étudiants
de Rabat de 1994 étaient seulement 9 % à être tolérants vis-à-vis de la fraude fiscale, 7,2 % pour la drogue,
19,4 % pour la tricherie au examen et 30,6 % pour le recours au piston. La majorité ne se déclarait point
favorable à ces pathologies sociales et se rangeait du côté de la norme, néanmoins presque un tiers des
étudiants, à savoir 30,6%, était favorable à l’époque au recours au piston.
Les résultats de l’ENV (Septembre 2004) enregistrent un recul par rapport aux opinions concernant le
recours aux relations et au piston16. En se référant aux réponses des répondants concernant le meilleur moyen
d’accéder à l’emploi, 65 % estiment que c’est le diplôme, suivi de 12 % qui optent pour la compétence. Par
contre le recours aux relations et à la corruption ne récolte respectivement que 10 % et 8 % des réponses.
Quant à la chance, ils étaient 5 % seulement à y croire. Les données de l’ENV reflètent l’évolution qu’a connue
la société marocaine durant ces cinq dernières années avec les débats publics sur les droits de l’homme et des
femmes, sur la dénonciation de la corruption et l’appel à la transparence dans la gestion des affaires publiques.

5.1.2. Spiritualité
Les données de l’ENV montrent que 72,4 % de la population interviewée déclarent pratiquer la prière,
13,7% la pratiquent de temps en temps et 13,9 % ne la pratiquent pas. L’écrasante majorité des personnes
interviewées dans EMV, 96,4 % estiment que l’Islam donne des réponses appropriées aux problèmes
moraux et seulement 3,6 % pensent le contraire ; ainsi que 97,3 % pensent que l’Islam offre des réponses aux
besoins spirituels des gens, et que 99,8% estiment que seule la religion apporte un sentiment de confort.

16. Evidemment il ne s’agit pas de la même population enquêtée en 1994 et en Septembre 2004, néanmoins à défaut d’études
longitudinales, les données des deux enquête nous donnent quelques indices qui permettent de percevoir un changement survenu ces
dernières années au niveau de la prise de conscience des pathologies sociales qui traversent la société et la montée d’un mouvement
de sensibilisation et de dénonciation de ces pathologie

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L’ENV montre aussi que 48,7% des enquêtés estiment que leur génération connaît mieux la religion que la
génération précédente, alors que 31,3% considèrent que leur génération la connaît moins, et 17,6% n’ont pas
d’opinion. Les hommes sont plus nombreux que les femmes à partager cette attitude dans le milieu urbain
et rural, avec 62,6% parmi les hommes et 45,9% parmi les femmes dans le milieu urbain, ainsi que 53,8%
parmi les hommes et 27,2% parmi les femmes dans le milieu rural. On pourrait en conclure que la génération
actuelle, parce qu’elle a bénéficié de l’éducation pense qu’elle maîtrise mieux les préceptes de la religion que
la génération précédente qui adhère à une vision fataliste de la religion.
Pour les personnes interviewées lors de l’EMV, à chaque fois que les questions s’orientent vers
l’exploration des opinions sur l’importance de la religion dans le confort spirituel et moral, les réponses se
focalisent sur la primauté de la religion. Ceci s’explique par le fait que l’Islam est la religion des marocains
et qu’elle constitue le réservoir suprême et sûr des valeurs morales. Il ressort aussi de ces résultats que les
opinions des interviewés sont tranchées lorsqu’il s’agit de valeurs religieuses comme guide dans différents
aspects de la vie. Cependant, les opinions deviennent nuancées, et souvent changent, lorsque la question
concerne l’intervention des leaders religieux dans l’acte politique comme le vote ou l’intervention dans les
affaires du gouvernement. 80 % des répondants affirment que les leaders religieux ne devraient avoir aucune
influence sur le vote des gens.
Ceci s’explique par le fait que la religion est associée à l’éthique qui est une valeur suprême. Par ailleurs, il
existe une différence dans les représentations des gens entre la religion et les hommes de religion. Si la religion
est la source des valeurs morales qui devraient orienter les comportements des individus dans la société et leur
rapport aux autres, les hommes de religion, eux, ne constituent pas toujours les garants des valeurs.
À la question : « Etes-vous d’accord ou pas d’accord avec les affirmations suivantes ? ». Les pourcentages
des réponses se présentent comme suit :
Opinion sur les leaders religieux et politique

Tout à fait Ni d’accord ni Pas Pas du tout


Opinion D’accord Total
d’accord pas d’accord d’accord d’accord
Les politiciens qui ne croient pas en Allah ne
70 16,1 4,5 6,2 3,3 100
sont pas bons pour occuper des postes publics
Les leaders religieux ne devraient avoir aucune
50,9 29,1 8,4 7,5 4,1 100
influence sur le vote des gens
Les leaders religieux ne devraient avoir aucune
38 20,3 13,5 14,6 13,6 100
influence sur les décisions du gouvernement

Source : Enquête Mondiale sur les Valeurs (EMV 2001)

À travers ces opinions, il est clair qu’une différenciation se fait au niveau des représentations entre l’ordre
religieux et l’ordre politique, et que la politique devrait être régie par l’éthique religieuse et non pas par les
hommes de religion. La majorité soutient l’idée que les politiciens doivent croire en Allah pour être bons à
occuper des postes publics, autrement dit, ils doivent intégrer les valeurs morales de l’Islam, mais la majorité
soutient l’idée que les hommes de religion ne devraient pas influencer les votes ou avoir une influence sur les
décisions du gouvernement.
On pourrait conclure que les opinions exprimées en défaveur de l’intervention des hommes de religion
dans le politique s’expliquent à la fois par le discrédit du politique et par la valorisation du religieux. Ceci laisse
entendre que la religion est une valeur sure qu’il ne faudrait pas subordonner au politique.

5.1.3. La baraka aujourd’hui


Le discours du sens commun répète bien qu’aujourd’hui, il n’y a plus de baraka. Ce don divin accordé aux
choses et aux humains n’opère plus avec le changement qu’a connu la société. Sur ce volet l’EMV ne nous

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renseigne point, vu l’absence de questions sur la question adressées aux enquêtés. Par ailleurs, l’enquête sur
Rabat et sa région de 1996, qui a touché 1000 ménages et 1000 individus appartenant à ces ménages (urbain
rural), nous révèle quelques données qui pourraient nous aider à apprécier cette notion du répertoire traditionnel.
Si le fqih était dépositaire de la baraka par le passé, cette enquête a montré que la majorité, 63,1% , a
déclaré qu’elle n’a jamais consulté un imam ou un fqih. Si la baraka était attribuée aux saints qu’on implore
pour porter chance, pour la réussite sociale, ou la guérison d’une maladie, selon cette enquête la majorité, à
savoir 62,2% des personnes interrogées en 1996 sur la visite des marabouts, ont répondu qu’ils n’ont jamais
consulté un marabout, 21,1% ont répondu parfois, 7,5% souvent et 8,6% rarement. Les données de cette
enquête ont été confirmées par celles de l’ENV sept ans plus tard. Celle-ci montre que 53,4% ne visitent
jamais les marabouts, 11,3% le font fréquemment, 32,6% le font parfois 2,7% le faisaient autrefois. Cette
enquête montre aussi que les urbains sont plus nombreux dans leur catégorie que les ruraux à se détourner
de la visite des saints, avec respectivement 60,5% et 42,3%. Par contre, dans la catégorie des ruraux ceux
qui visitent les saints sont plus nombreux que les urbains, avec respectivement 19% et 6,4%. C’est parmi
les femmes rurales que le pourcentage de celles qui considèrent qu’il faudrait consulter les saints a été le plus
élevé: 61% pour, 29,7% contre et 9,2% indifférentes.
On pourrait en conclure que la tendance générale va dans le sens de la diminution de l’intensité de la
croyance, dans la mesure où la majorité n’a jamais visité les saints et qu’une minorité non négligeable les
visite à la recherche de la baraka. Il faudrait aussi souligner le fait que la baraka n’est pas recherchée par les
gens au quotidien, mais seulement dans des moments de détresse qu’ils y ont recours à la recherche de
réconfort. Les gens adoptent une attitude stratégique et pragmatique avec la tradition.
Concernant l’utilisation de la médecine traditionnelle, cette même enquête montre qu’elle ne recule
pas complètement devant la médecine moderne. Dans l’étude de 1996 sur Rabat et sa Région, 47,8% des
interrogés ont déclaré qu’ils n’utilisent pas la médecine traditionnelle, 42,1% l’utilisent sans consulter le
médecin, 8,8% l’utilisent après avoir consulté le médecin. Lors de l’ENV, interrogés sur le type de soins utilisé
lorsqu’on tombe malade, 46,2% ont répondu qu’ils se soignent en allant chez le médecin, 24,9% ont recours
aux soins traditionnels, 23,9% en demandant conseil au pharmacien, 2,2% en visitant les marabouts, 2,8%
demandent conseil à un infirmier ou autres.
Il ressort des enquêtes que la médecine moderne est valorisée. Néanmoins une tranche non négligeable
de la population a encore recours à la médecine traditionnelle. Ceci s’explique par des raisons d’ordre
économique et par le niveau de vie des ménages. Lorsque les individus ne peuvent pas s’offrir les services
de la médecine moderne, ils utilisent la médecine avec laquelle ils sont plus familiers qui est beaucoup moins
coûteuse. L’utilisation de la médecine traditionnelle ne signifie point pas que la médecine moderne n’est pas
valorisée ; bien au contraire, on s’en détourne uniquement par nécessité. On entend souvent dans le discours
populaire dire d’un bon médecin qu’il a la baraka. Cette baraka est ainsi transposée vers le registre moderne
pour la valoriser la médecine.

5.2. L’ordre politique et la démocratie comme valeur


Si la démocratie devient une valeur au niveau du discours et de la demande sociale et politique, les
différentes enquêtes (EMV et ENV) révèlent que cette valeur se ne se traduit pas forcément par une
implication massive dans l’action politique. On pourrait se demander s’il s’agit vraiment d’un discrédit de la
politique ou bien assistons-nous à un changement des formes d’expression politique ?

5.2.1. Intérêt pour la politique et participation


On pourrait considérer que l’un des indicateurs immédiats de l’intérêt porté à la politique est
l’enregistrement sur les listes électorales. Dans l’ENV, 82,3% des gens interrogés sont inscrits sur ces listes

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électorales, contre 17,7%. Il faudrait nuancer néanmoins cette donnée. On constate que dans le milieu rural,
les ruraux sont plus nombreux à être inscrits sur les listes électorale (85,9% parmi le ruraux et 80% parmi les
urbains) ; de même que les femmes rurales sont légèrement plus nombreuses à s’inscrire dans les listes que
les urbaines (79,5% parmi les rurales et 76,6% parmi les urbaines).
Concernant le vote lors des dernières élections, 70% déclarent avoir voté contre 12,3% qui ne l’ont pas fait et
17,7% non concernés (ceux qui ne sont pas enregistrés sur les listes électorales). On constate que les femmes sont
moins nombreuses à voter que les hommes dans les deux milieux urbains et rural, avec 73,5% parmi les hommes
et 58,2% parmi les femmes en milieu urbain, et 86,7% parmi les hommes et 67,2% parmi les femmes.
Si ces données révèlent que les marocains ne sont pas totalement indifférents à la politique, elles
démontrent aussi l’efficacité de l’encadrement soutenu et mobilisateur de l’administration à travers le
Ministère de l’intérieur depuis les années 60 en faveur de la participation des populations dans l’inscription
dans les listes électorales et le vote.
Lorsque les questions sur l’intérêt pour la politique sont directes, les réponses se font moins favorables.
L’EMV révèle une distanciation des interviewés par rapport à la politique, avec un très faible intérêt accordé
à la pratique et à l’implication politiques. A la question « êtes-vous intéressés par la politique », les réponses
montrent que la majorité déclare ne pas être intéressée par la politique.

Intérêt pour la politique


Opinion Pourcentage
Très intéressé 4,3
Assez intéressé 17,5
Pas très intéressé 22,8
Pas du tout intéressé 55,5
Total 100

Source : EMV 2001

Il en est de même pour l’intérêt qu’a la politique dans les discussions avec les amis comme le montrent
les réponses à la question de l’enquête : « quand vous êtes entre amis vous arrive t-il souvent, de temps en
temps ou jamais de discuter politique ? » Les réponses révèlent que la majorité, à savoir 65,3%, ne discute
jamais les questions politiques lorsqu’ils se trouvent entre amis, alors que 28% disent qu’ils en discutent de
temps en temps et seulement 6,7% le font souvent.
Le degré de participation dans le cadre des partis politiques et dans les associations, révélée par les
données de l’enquête, demeure très faible.

Adhésion aux associations ou partis en %

Participation Oui Non

Services sociaux pour les plus âgés, les handicapés 1,4 98,6

Groupe ou parti politique 1,3 98,7

Syndicat 1 99

Association professionnelle 3,1 96,9

Source : EMV 2001

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Adhésion aux associations, partis et syndicats en %

Ass. Ass. Ass. Ass.


Institution Parti Coop. Syndicat
quartier développement bienfaisance Droits de l’homme
Oui 2,9 3,2 0,6 0,7 1,7 2,0 1,5
Non 97,1 96,8 99,4 99,3 98,3 98 98,5
Total 100 100 100 100 100 100

Source : EMV 2004

Le faible pourcentage de ceux qui ont une adhésion politique ou associative reflète le peu d’intérêt accordé
à la pratique politique. Souvent le mouvement et l’encadrement associatifs sont érigés comme remplacements
aux mouvements et à l’encadrement politiques. Or les données montrent que l’appartenance aux associations
ne connaît pas un engouement particulier.
Interrogés sur le souhait d’adhérer dans le futur à des associations un pourcentage non négligeable de
réponse déclarent qu’ils souhaitent y adhérer.

Souhait d’adhésion aux associations, partis et syndicats en %

Ass. Ass. Ass. Ass.


Institution Parti Coop. Syndicat
quartier développement bienfaisance Droits de l’homme
Oui 31,6 33,2 40,8 34,3 10,1 36 12
Non 68,4 66,8 59,2 65,7 89,9 64 88
Total 100 100 100 100 100 100 100

Source : EMV 2004

Il est à signaler que le pourcentage de ceux qui souhaitent adhérer aux partis ou syndicats se situe entre
10% et 12%. Par contre, le pourcentage de ceux qui souhaitent adhérer dans l’avenir à une association
(34%) est plus important que ceux qui y adhèrent vraiment. Ce dernier fait révèle-t-il un changement d’attitude
par rapport à la participation politique?
L’intérêt que suscite un tiers des répondants pour les associations traduit la bonne image véhiculée
par les représentations politiques sur la société civile. Il est vrai qu’on assiste, au niveau des discours,
à une valorisation croissante de l’associatif. Toutefois, il faudrait nuancer l’importance qui est accordée
à l’encadrement associatif au niveau du discours médiatique. Souvent, certaines associations connaissent
une importance qui n’est pas due à un ancrage dans la collectivité et à un encadrement des gens, mais à la
réputation de celui qui est derrière, à sa crédibilité et sa capacité de mobilisation et ses compétences oratoires,
et de sa visibilité sur la scène publique. Derrière la figure du cadre associatif, il y a une compétence et une
crédibilité, un travail et un investissement personnel, mais pas un mouvement de masse. Le mouvement
associatif est en train d’amorcer un tournant pour devenir un mouvement qui reconstruit de nouvelles formes
de solidarité, mais qui demeure toutefois fragile et dont on ne peut mesurer encore ni l’impact sur la société
ni sa durabilité dans le temps. Il faudrait des études pour mesurer la valeur réelle et la valeur idéalisée de
l’associatif. Toutefois, on pourrait considérer que le mouvement associatif est entrain de créer sur le terrain
une nouvelle élite qui fait la politique autrement.

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Concernant les opinions sur la participation des femmes à la politique, les données de l’enquête ENV,
reflètent une réalité observée. Si la majorité des personnes interrogées ne sont pas d’accord sur le fait que
la formation universitaire est plus importante pour les hommes que pour les femmes, ils le sont quant au
leadership politique, du fait que la majorité est d’accord que les hommes font de meilleurs leaders politiques
que les femmes.

Pouvez-vous me dire dans quelle mesure vous êtes tout à fait d’accord, d’accord, pas d’accord
ou pas du tout d’accord avec les affirmations suivantes ?
Tout a fait Pas du tout
Opinion D’accord Pas d’accord Total
d’accord d’accord

En général, les hommes font de meilleurs leaders


47,8 23,1 17,8 11,2 100
politiques que les femmes

Avoir une formation universitaire est plus important


24,5 15,6 26,6 33,3 100
pour un homme que pour une femme

Source : EMV

Cette attitude ne devrait nullement être interprétée comme une attitude négative envers les femmes, il
faut plutôt l’appréhender dans le cadre de l’attitude générale exprimée envers la politique. Par ailleurs, les
enjeux et les luttes, manifestes et souterraines, qui accompagnent la politique, font dire aux interviewés que
les hommes ont plus la capacité de faire face à ces enjeux, pour lesquels les femmes sont peu préparées.
Mais lorsque les questions sont posées sur le principe de voir les femmes dans la politique, les gens ne font
pas grande distinction entre femmes et hommes. Ce fait a été confirmé par les réponses des répondants
concernant la question « est-ce qu’ils voteraient pour une femmes ? » ; où 82,2% ont répondu oui et
seulement 17,7 % ont répondu par la négative dans l’ENV 2004.
Par rapport à l’EMV 2001, l’ENV 2004, nous révèle des données qui démontrent une difficulté, encore plus
prononcée, pour les individus de se classer politiquement dans les catégories tranchées gauche ou droite
ou centre. La majorité ignore cette catégorisation 78%, alors qu’une minorité se répartit sur les catégories
gauche, droite et centre.

En effet, les catégories gauche, droite et centre, applicables pour les sociétés européennes, ne sont tout
à fait compréhensibles pour la majorité des marocains. Si elle fait partie du jargon politique, véhiculé par le
discours politique et les média, elle ne constitue nullement un mode de classement politique pour l’ensemble
de la population. Même dans le champ politique, à part la gauche qui se déclare comme telle au Maroc par
affiliation aux idéologies de gauche, les autres partis politiques n’adoptent que rarement les catégories de
droite ou de centre. Par ailleurs la sensibilité islamiste qui émerge comme une catégorie de classement et
d’identification politique n’apparaît pas comme catégorie à part. Elle se confond avec la droite où se situe
quelque part au centre. Dans tous les cas, les réponses démontrent deux faits :
1. la non catégorisation politique de la majorité des interviewés ;
2. la non polarisation de ceux qui ont un intérêt pour la politique sur la palette des sensibilités.

Concernant le suivi des affaires politiques à travers les média, l’EMV 2001 montre que parmi les personnes
enquêtées, la moitié dit qu’elle suit assez fréquemment les nouvelles politiques à la télévision, à la radio et
dans les journaux , alors que l’autre moitié le fait moins ou jamais.

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Fréquence du suivi de la politique dans les nouvelles
de la télévision, la radio et les journaux

Opinion Pourcentage des réponses


Tous les jours 22,1
Quelques fois par semaine 20,7
Une ou deux fois par semaine 6,7
Moins fréquemment 24,5
Jamais 26
Total 100

Source : EMV
L’ENV 2004 que la majorité des répondants, à savoir 60,3% s’informent sur la politique soit à travers les
télévisions nationales soit les journaux et revues.
On pourrait déduire de ce qui précède que malgré la faible appartenance et participation politiques, la majorité
n’est toutefois pas coupée de l’information sur la politique et qu’elle porte malgré tout un intérêt à la politique.

5.2.2. Actions politiques et nouvelles formes du politique


Le faible intérêt enregistré pour la politique en général, ainsi que le faible degré d’appartenance aux partis
et aux associations, ne se traduisent nullement par une absence absolue de prise de position par rapport à
certaines formes d’action politique. Dans l’EMV 2001, à la question : « Je vais vous citer un certain nombre
de formes d’action politique et pour chacune d’elles je vous demanderai de me dire si vous l’avez déjà faite,
si vous pourriez le faire ou si vous ne le feriez jamais quelles que soient les circonstances ». Les personnes
enquêtées étaient majoritaires à répondre à cette question.
Opinions sur les actions politiques
Action A déjà fait Pourrait faire Ne fera jamais Total
Signer une pétition 15,4 34,7 49,9 100
Participer à un boycott 7 27,9 65,1 100
Prendre part à une manifestation autorisée 11,6 29,3 59,1 100
Participer à une grève sauvage 1,6 2,6 95,8 100
Occuper des bureaux ou des usines 0,4 5,2 94,3 100

Source : EMV

Parmi les formes d’actions et de contestation politiques, seule la pétition et la manifestation constituent
des pratiques qui ont déjà été pratiquées avec, néanmoins, un faible pourcentage : respectivement 15,4%
et 11,6% des interviewés. La pétition est la forme la plus douce de protestation politique, déjà pratiquée par
un certain nombre (15,4%) ou à pratiquer (34,7%). Par ailleurs, ces données révèlent aussi que la majorité
de ces marocains ne favorisent pas et n’auraient jamais recours à des actions extrêmes : 95,8% et 94,3%
respectivement des enquêtés déclarent qu’ils ne participeront jamais à une grève sauvage et n’occuperont
pas des bureaux ou des usines.
Il faudrait noter que le faible intérêt pour la politique conventionnelle est supplanté par des actions
ponctuelles des groupes d’intérêt dont les protestations ne se font pas toujours dans les cadres conventionnels
de la contestation politique.

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L’action politique est en train de créer un autre champ hors politique. Les nouveaux types de manifestation
du politique se trouvent du côté des associations et des média. Un autre type de politique qui ne se soumet
pas à la consigne du parti ou du syndicat mais à la conjoncture, à l’opportunité et entreprend des actions
pour réaliser un intérêt. La politique de projet d’intérêt de groupe: diplômés chômeurs, administrateurs,
etc., supplante celle du projet politique de société. Le politique dépasse ses frontières conventionnelles,
avec l’émergence de nouvelles formes de manifestation de politique et de nouveaux faiseurs d’opinion :
personnalités du monde associatif et journalistes.

5.2.3. La gouvernance
Dans EMV 2001, il a été demandé aux enquêtés de répondre à la question suivante : «Les gens ont des
avis différents à propos de la façon dont le Maroc est gouverné. A l’aide de l’échelle suivante, pouvez-vous
m’indiquer si, à votre avis, les choses vont bien ou mal. 1 signifie très mal et 10 signifie très bien». Les
réponses se répartissent comme suit :
Appréciation: les choses vont-elles bien ou mal ?

Echelle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
% réponses 7,5 3,4 7,4 12,4 27,9 11,8 9 7,6 3,9 9,1

Source : EMV
On remarque une certaine concentration des pourcentages au centre de l’échelle qui traduirait les opinions
modérées des enquêtés quant à la manière dont le Maroc est gouverné. Ces opinions placeraient le Maroc
dans la catégorie « des moyennement gouvernés ». Il en résulte que les réponses ne reflètent pas des
opinions négatives. Mais le fait de ne pas avoir une écrasante majorité des réponses polarisée autour de
l’appréciation de la bonne gouvernance du Maroc rejoint la tendance vers les réformes mentionnées plus
bas. Ceci se dévoile aussi dans les opinions sur le type de leader. La question suivante a été posée sur le
leadership : « Je vais vous décrire divers types de systèmes politiques et je vais vous demander, pour chacun
d’eux, ce que vous en pensez. Diriez-vous que c’est une très bonne façon, une assez bonne façon, une assez
mauvaise façon, une très mauvaise façon de gouverner notre pays? ».
Système politique et leadership

Très Assez Assez Très


Total
bonne bonne mauvaise mauvaise

Avoir un leader fort qui n'a pas à se soucier du parlement et des élections 9,8 7,4 11 71,7 100
Laisser des experts, et non le gouvernement, décider de ce qui est le mieux
39,9 30,6 12,5 17 100
pour le pays
Laisser l'armée prendre les décisions 6,4 7,4 11,4 74,8 100
Avoir un système politique démocratique 81,5 14,5 2,4 1,6 100

Source : EMV

Ce tableau montre que la tendance générale selon cette enquête est majoritairement pour un système
politique démocratique. La démocratie est devenue le système privilégié dans l’opinion des interviewés. Est-
elle une valeur ? Quel contenu lui donner ?

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Il semble que la démocratie est une notion qui circule, dans les discours politiques et du sens commun, sans
que son contenu ne soit précisé ni ses contours délimités. Dans le cadre de EMV, il a été demandé aux enquêtés
de donner leurs opinions concernant un certain nombre d’appréciations sur la démocratie. La question a été
formulée de la manière suivante : « Je vais vous lire un certain nombre d’affirmations que les gens avancent parfois
au sujet d’un système politique démocratique. Pouvez-vous me dire si vous êtes tout à fait d’accord, d’accord, pas
d’accord, pas du tout d’accord, avec les affirmations suivantes? ». Les réponses sont les suivantes :
Opinions sur la démocratie

Tout à fait Pas du tout


D’accord Pas d’accord NSP
d’accord d’accord
En démocratie, le système économique fonctionne mal 15,1 20,7 42,4 21,8 100
En démocratie, les décisions sont difficiles à prendre et
28,2 43,6 20,5 7,7 100
provoquent des querelles
Les démocraties n'arrivent pas à bien maintenir l'ordre 18,1 23 40,1 18,8 100
La démocratie a ses problèmes, mais c'est la meilleure
77,3 18,6 2,4 1,8 100
forme de gouvernement

Source : EMV

Ces réponses révèlent une certaine incohérence dans les opinions qui entourent la démocratie. L’opinion
qui estime que la démocratie est la meilleure forme du système politique, côtoie celle qui estime qu’elle est
le système politique où les décisions sont difficiles à prendre. Le principe que la démocratie est le meilleur
système, malgré ses imperfections, est une idée qui acceptée par la majorité des répondants.
Concernant l’appréciation qui ressort des données de EMV 2001 sur la démocratie au Maroc à travers le degré
de satisfaction des interviewés, la majorité, soit 54,4%, se dit « pas trop satisfaite » ou « pas satisfaite du tout ».
Degré de satisfaction envers la démocratie au Maroc
Appréciation %
Très satisfait 6,8
Assez satisfait 35,8
Pas trop satisfait 39,5
Pas satisfait du tout 17,9
Total 100
Source : EMV

Bien que la majorité déclare qu’elle n’est pas satisfaite, les opinions demeurent dans l’ensemble partagées
entre la satisfaction et l’insatisfaction, à savoir que 42,6 % des enquêtés se disent satisfaits de la démocratie
au Maroc. L’ENV 2004 montre que 53,4 % des répondants regroupent ceux qui ont considéré que l’état
d’avancement de la démocratie est rapide ou moyen, alors que 25,9 % ne savent pas évaluer cet état
d’avancement, 15,2 % considèrent qu’il est long et 5,5 % considèrent qu’il n’y a pas de démocratie.
Ces données qui démontrent que les marocains sans avoir une appréciation négative par rapport à l’état
d’avancement de la démocratie du pays, hésitent encore à la considérer comme acquise. Ceci s’explique par
le fait que le processus n’est pas entièrement achevé, et qu’il est encore objet du débat politique.
Dans ce contexte, on pourrait se demander, dans quelle mesure la démocratie n’est-elle dans les
représentations des gens qu’une notion idéalisée sur une système politique idéal et que la culture marocaine
hésite encore à l’intégrer dans ses représentations, à l’intérioriser et à le mettre en œuvre dans la pratiques?

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5.3. La confiance en question
Dans l’EMV 2001, aux deux questions: «D’une manière générale, diriez vous qu’on peut faire confiance
à la plupart des gens ou qu’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? Croyez-vous que la
plupart des gens essayeront de profiter de vous s’ils en avaient l’opportunité ou qu’ils essayeront d’être justes
avec vous ? », les réponses penchent du côté de la méfiance envers les gens.
Degré de confiance

Opinion %
On peut faire confiance à la plupart des gens 22,8
On n'est jamais assez prudent 77,2
Total 100

Source : EMV

Opinion %
Ils essayeront de profiter de moi 71
Ils seront justes avec moi 29
Total 100

Source : EMV
L’ENV 2004, enregistre le recul de cette valeur traditionnelle (niya). Ainsi 53,9% ne croient pas que les
gens sont encore imprégnés de confiance (niya), et 30,6% y croient. Toutes ces données révèlent qu’il y a
une culture de la méfiance qui commence à s’installer et qui entrave toute culture de la confiance, nécessaire
pour le développement des institutions et de la bonne gouvernance. Certains auteurs considèrent qu’une
culture ayant un niveau de confiance bas (low trust) est désavantagée dans la compétition à l’échelle du
marché global, dans la mesure où elle est moins capable que celle du niveau haut de confiance (high trust) de
développer des institutions complexes17.
Le degré de confiance dans un certain nombre d’institutions a été testé dans l’EMV 2001 en demandant
aux interviewés de dire dans quelle mesure ils ont une grande confiance, une certaine confiance, peu
confiance, ou pas confiance du tout dans une liste d’institutions.
Confiance dans les institutions
Grande Certaine Peu Pas confiance
Degré de confiance Observation sur les réponses
confiance confiance confiance du tout
La religion 90,3 6,9 2 0,8 Degré de confiance élevé
L’armée 44,8 25,2 14,6 15,4 Degré de confiance élevé
Degré de confiance tend vers le
La presse 13,9 22 35,8 28.2
bas
La télévision 9,6 19,9 39,7 30,8 Degré de confiance bas
Les syndicats 7,6 13,1 26,6 52,9 Degré de confiance très bas

17. Voir : R. Inglehart and Vayne E. Baker. «Modernization, Cultural Change and Persistence of Traditional Values » . American Sociological
Review. 2000, nÆ65, p.22 . Voir aussi Francis Fukuyama, Trust : the Social Virtues and the Creation of Prosperity. New York. Free Press.
1995.

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La police 24,7 27,1 23,6 24,6 Degré de confiance moyen
Le gouvernement marocain 26,9 30,2 22 20,9 Degré de confiance moyen
Les partis politiques 7,1 11,4 25,5 56 Degré de confiance très bas
Le Parlement 8,1 13,5 24,6 53,7 Degré de confiance très bas
Les fonctionnaires 11,3 29,8 29,5 29,4 Degré de confiance bas

Source : EMV
On pourrait regrouper et polariser les opinions exprimées par les données du tableau ci-dessus, autour de
deux tendances principales : la confiance et la non confiance dans ces institutions.

Confiance Non confiance Total


1. La religion 97,2 2,8 100
2. L’armée 70 30 100
3. La presse 36 64 100
4. La télévision 29,5 70,5 100
5. Les syndicats 20,7 79,3 100
6. La police 51,8 48,2 100
7. Le gouvernement marocain 57,1 20,9 100
8. Les partis politiques 18,5 81,5 100
9. Le Parlement 21,6 78,4 100
10. Les fonctionnaires 41,1 58,9 100

Source : EMV
Mis à part la religion qui constitue le réservoir des valeurs morales et qui jouit d’une grande confiance, les
opinions exprimées sur les autres institutions révèlent une différence entre elles en terme de confiance18.
Les réponses recueillies à partir de cette enquête font ressortir trois catégories d’institutions.
1. Les institutions pour lesquelles une majorité de répondants accordent leur confiance: armée,
gouvernement et police.
2. Les institutions pour lesquelles les avis sont partagés entre ceux qui ont confiance et ceux qui n’ont pas
confiance: l’administration (les fonctionnaires).
3. Les institutions jouissant de peu de confiance : la presse, la télévision, le parlement, les syndicats et les
partis politiques.

Ceci montre que la confiance est en général du côté des institutions qui ont le droit de maintenir d’ordre.
La majorité des interviewés placent leur confiance dans l’armée, en raison de sa défense du territoire national,
surtout du Sahara marocain, et de sa distanciation par rapport aux affaires politiques. Celle-ci est appréciée
selon les données de l’enquête, dans la mesure où elle est loin des affaires politiques. La réponse à une
question adressée aux enquêtés : « est-ce une bonne chose ou non de laisser l’armée prendre les décisions
politiques ? » la majorité des répondants, à savoir 86,2 %, trouvent que c’est une très mauvaise ou une assez
mauvaise chose. Cette réponse confirme la confiance dans l’institution de l’armée mais à condition qu’elle ne
n’intervienne pas dans les décisions politiques.
18. Les institutions qui ont un rapport avec l’organisation de la société ne sont pas objet de la confiance suprême, dans la mesure où
elles font partie des institutions politiques et sociales qui subissent la loi du changement historique répndant ainsi aux exigences de
l’époque.

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5.4. La valeur de l’obéissance à l’épreuve

5.4.1. Obéissance au sein de la famille


L’attitude envers l’obéissance, qui était une valeur primordiale régulant la hiérarchie dans le système
traditionnel de valeurs, connaît une certaine ambivalence dans le cadre familial, où tantôt elle est évoquée
comme valeur, tantôt elle a tendance à être nuancée pour être remplacée par la valeur respect. Par ailleurs,
dans le cadre professionnel la tendance est de l’écarter au profit de la concertation et la persuasion.
Dans EMV, sur la question « est-ce que les parents devraient encourager chez leurs enfants l’obéissance »,
50,8 % des interviewés ont répondu positivement, et 49,2 % ont répondu par la négative. Ainsi, on voit que
les opinions sont presque également partagées. L’obéissance commence à interférer avec le respect.
La famille demeure pour l’individu un cadre d’appartenance et de soutien moral et matériel. Elle continue à
être l’institution la plus importante dans la vie de nos enquêtés.

Degré d importance dans la vie de :


famille, amis, loisirs, politique, travail et religion dans la vie

Très Assez Pas très Pas important


Total
important important important du tout
Famille 93,2 5,3 1,1 0,3 100
Amis 42,5 33,6 16,1 7,7 100
Loisirs 40,3 35,8 17,2 6,6 100
Politique 10,4 16,6 23,3 49,7 100
Travail 89,9 7,4 1,6 1,1 100
Religion 94 5,1 0,8 0,1 100

Source : EMV

Ce tableau montre que la famille, la religion et le travail ont une très grande importance pour ces personnes.
L’importance de la famille pour l’individu a été confirmée par d’autres enquêtes.19 Dans la religion, on cherche
les valeurs morales et la spiritualité, dans la famille, un refuge garant du lien social, et dans le travail une
sécurité pour la survie économique.
Le statut des membres de la famille commence à connaître un changement ainsi que les rapports familiaux.
La situation de la femme et de l’enfant aujourd’hui n’est plus celle d’hier. Cependant, l’obéissance, qui
régissait les relations familiales continue à être valorisée, dans la mesure où l’ENV 2004 montre que 79 %
des interviewés trouvent que l’obéissance de l’épouse à l’époux favorise l’entente au sein de la famille, alors
que 12 % ne sont pas pour l’obéissance et 4 % désapprouvent l’obéissance de la femme. Il faudrait toutefois
signaler que la notion d’obéissance (ta’a) ne signifie pas forcément une soumission aveugle mais tend à se
confondre avec le compromis et le respect.
On constate par ailleurs que l’obéissance, cet élément du répertoire traditionnel des valeurs, est
aujourd’hui mise à l’épreuve par une nouvelle idée de l’éducation basée sur le dialogue et l’art de la persuasion
qui intervient dans le rapport parents/enfants. Il se trouve que l’autorité du père, qui était perçue comme
une valeur inhérente au statut de père est ébranlée par le recul de son rôle comme le détenteur du pouvoir
19. Rahma Bourqia, Mokhtar El Harras et Driss Bensaid. Jeunesse estudiantine marocaine : Valeurs et stratégies. Publication de la Faculté
des Lettres et des Sciences Humaines. 1995.
Rahma Bourqia, Mohamed El Ayadi, Mokhtar El Harras et Hassan Rachik. Les jeunes et les valeurs. EDDIF-CODESRIA. 2000.

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économique, dans la mesure où la famille marocaine en général multiplie les stratégies et mobilise tout son
potentiel humain pour augmenter ses revenus. Les jeunes qui sont instruits ont tendance à prêcher pour un
rapport basé sur l’entente et le dialogue avec les parents.
Dans le cadre de la famille, les parents sont toujours respectés même lorsqu’ils ne le méritent pas, un fait
qui est révélé par les données de l’EMV 2001.
Conditions pour aimer et respecter les parents

Opinion % réponses

Quelles que soient les qualités et les défauts de ses parents, on doit toujours les aimer et les
97,3
respecter.

On n'a pas le devoir de respecter et d’aimer ses parents quand ils ne l'ont pas mérité par leur
2,7
comportement et leur attitude.

Source : EMV

L’ENV 2004 révèle le même constat. Pour 94 % les relations avec les parents doivent être maintenues
indépendamment des qualités morales de ces derniers même si s’ils sont dépravés (fasdine).
Ce respect des enfants envers les parents se situe aujourd’hui dans un rapport de réciprocité, dans la
mesure où les parents, à leur tour, devraient faire de leur mieux pour le bien être de leurs enfants. La majorité
des interviewés de l’EMV 2001, à savoir 84,5 %, estiment que la responsabilité des parents exige que leur
« devoir est de faire de leur mieux pour leurs enfants, même aux dépends de leur propre bien-être ». Ces
données reflètent l’importance de l’enfant au sein de la famille ce qui place les parents dans une situation
d’obligation de lui préserver du bien être.
Par ailleurs, la majorité des interviewés 88 % de l’ENV 2004 trouvent que les parents doivent dans tous les
cas maintenir les relations avec leurs enfants même dans les cas de débauche. Ainsi les relations familiales
l’emportent sur la moralité dans le rapport parent/enfants et enfant/parent.
5.4.2. Obéissance dans le cadre professionnel
Si l’obéissance a été dans le domaine professionnel une attitude qui va avec les instructions et directives
reçues dans le travail, appelées taalimat dans le jargon administratif, on constate d’après les données de
l’enquête que sur le lieu du travail on privilégie la persuasion et l’art de convaincre au lieu de l’obéissance
aveugle.
Opinions envers les instructions

Opinion % des réponses


On doit suivre les instructions 37,7
On doit d'abord être convaincu que les instructions sont justifiées 52,2
Cela dépend 10,1

Source : EMV

Dans l’EMV 2001, l’opinion du suivi des instructions dans l’absolu n’a été favorable que pour 37,7 % des
répondants, alors que 52,2 % sont pour la justification et pour le fait d’être convaincu pour accepter les
instructions.
Dans l’ENV 2004, il a été demandé au interviewés « si le patron ou le supérieur demande à son subordonné
de faire quelque chose d’illégal, est-ce qu’il doit le faire ou non ? » la majorité des réponses, 88,9% déclarent

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qu’il ne doit pas le faire alors que 11,1% affirment qu’il doit le faire. La majorité optent pour la désobéissance
lorsqu’il s’agit d’exécuter un acte illégal ordonné par le supérieur dans.
On pourrait conclure que le registre professionnel est moins régi par la valeur traditionnelle de l’obéissance
que par les valeurs de dialogue, de l’art de persuasion, autrement dit par des valeurs rationnelles.

5.4.3. Obéissance et ordre social


L’obéissance à l’autorité est-elle une valeur ? Il a été demandé aux enquêtés dans l’EMV 2001 d’apprécier
un certain nombre de faits. La question était formulée de la manière suivante : « Je vais vous citer des
changements qui pourraient se produire dans notre manière de vivre d’ici quelque temps. Pouvez-vous me
dire pour chacun d’eux si vous pensez que ce serait une bonne chose, une mauvaise chose ou si cela vous est
égal »? Les réponses se sont réparties de la manière suivante :

Appréciation d’un certains nombre de faits

Bonne Mauvaise
Indifférent Total
chose chose
Qu'on attache moins d'importance à l'argent et aux biens matériels 66,5 11,3 22,2 100
Que le travail prenne une place moins grande dans notre vie 41,4 15,6 41,0 100
Qu'on s'occupe davantage de développer des technologies nouvelles 92,5 6,1 1,4 100
Qu'on respecte davantage l'autorité 87,6 9,0 3,4 100
Qu'on attache davantage d'importance à la vie de famille 98,8 0,9 0,3 100

Source : EMV

87,6% des répondants considèrent que parmi les changements qui seraient considérés comme étant une
bonne chose serait « qu’on respecte d’avantage l’autorité ». Ce choix s’explique par la menace de l’anarchie
ou du chaos (siba ou fitna) qui plane sur les représentations de l’ordre social.
On pourrait en conclure que l’obéissance, sans disparaître comme principe qui règle la hiérarchie, est
beaucoup moins tolérée dans le travail qu’elle ne l’est dans les rapports familiaux. Cependant l’autorité comme
principe réglant l’ordre social ressort dans les données. Toutefois, sur un autre registre, la concertation, l’art
de la persuasion et la participation sont de plus en plus perçus comme des principes qui devraient réguler les
relations hiérarchiques professionnelles.
Il faudrait rappeler que ces principes vont de pair avec ceux de l’autonomie entièrement assumée, de la
responsabilité, des choix de décisions et de la conscience des obligations. Quelles leçons pourrait-on tirer de
EMV?

5.5. Autonomie et responsabilité


L’autonomie, la prise d’initiative et la responsabilité individuelle et collectives sont des valeurs nécessaires
pour garantir l’essor du développement humain. Pour cerner les opinions concernant les valeurs que les parents
devraient encourager chez les enfants, la question suivante a été posée aux enquêtés lors de l’EMV 2001 :
« Voici une liste de qualités que les parents peuvent chercher à encourager chez leurs enfants. Pouvez-vous
me citer celles que vous considérez comme particulièrement importantes ? Nommez les plus importantes,
au maximum 5. ». Les réponses à cette question nous permettent d’évaluer le degré d’encouragement des
valeurs qui sont liées à l’épanouissement de l’individu en tant qu’individu.

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Les qualités à encourager chez les enfants
(Les qualités mentionnées et pas mentionnées)
Les qualités Important Pas mentionné
L'indépendance 36,9 63
L'application au travail 68,8 31,2
Le sens des responsabilités 64,4 35,6
L'imagination 9,9 90,1
La tolérance et le respect des autres 64,7 35,3
L'esprit d'économie, ne pas gaspiller l'argent et le reste 35,8 64,2
La détermination, la persévérance 16,4 83,6
La foi religieuse 77,3 22,7
L’abnégation (esprit de sacrifice) 10,7 89,3
L’obéissance 50,8 49,2

Source : EMV

Le sens des responsabilités a été mentionné par la majorité, à savoir 64,4 % des enquêtés. Par contre,
les qualités telles que l’indépendance, l’imagination, la détermination, la persévérance, l’esprit économique,
l’abnégation et l’esprit de sacrifice n’ont été mentionnés que par une minorité des interviewés. Ceci pourrait
être interprété comme une hésitation à intégrer entièrement dans le système éducatif familial les qualités et
les valeurs qui encouragent l’autonomie individuelle, l’indépendance et la prise du risque. Ceci a un impact
certain sur la dépendance de l’individu et sur sa liberté de choix et sa capacité de se prendre en charge. Pour
tester cette liberté de choix, il a été demandé aux enquêtés de se situer dans une échelle de 1 à 10 pour
apprécier le degré de leur liberté de choix. La question était formulée de la manière suivante : « Certaines
personnes pensent qu’elles détiennent une liberté de choix et un contrôle complet sur leur vie. D’autres
pensent qu’elles n’ont aucun pouvoir réel sur ce qui leur arrive. Veuillez utiliser cette carte pour indiquer dans
quelle mesure vous pensez avoir la liberté de choix et le contrôle sur votre vie. ». Les réponses se répartissent
comme suit :
Degré de liberté de choix

Echelle Pas du tout 2 3 4 5 6 7 8 9 Beaucoup


% réponses 11,9 2,9 4,6 4 24,1 6,5 6,6 7,8 5,3 26,2

Source : EMV
On constate une dispersion des réponses sur l’échelle de la grille. Les répondants n’étaient point
majoritaires à affirmer qu’ils détiennent la liberté de choix et un contrôle sur leur vie. Néanmoins 52,4 % des
interviewé se situent dans l’échelle de 6 à 10, c’est-à-dire dans la tendance de ceux qui ont la liberté de choix.
Ceci s’explique par le fait que la notion d’individu capable de faire face à des choix émerge avec une hésitation
entourant encore sa complète réalisation. Ceci s’explique à la fois par le fait que l’individu dans le contexte
marocain demeure, en général, confronté aux aléas de la vie, et par le système éducatif qui ne met pas encore
l’accent sur la prise en charge de la destinée de l’individu par l’individu lui-même.
C’est dans le rapport à l’état qu’on constate la tendance vers la dépendance. Pour la tester, il a été demandé
aux enquêtés de placer leur réponses sur une échelle, en formulant la question de la manière suivante :
« J’aimerais à nouveau que vous me donniez votre opinion sur un certain nombre de sujets. À quel endroit
placeriez-vous votre opinion sur cette échelle ? Si vous êtes tout à fait d’accord avec la phrase qui se trouve à

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gauche, choisissez le chiffre 1. Si vous êtes tout à fait d’accord avec la phrase qui est à droite, choisissez le
nombre 10. Vous pouvez utiliser les chiffres intermédiaires pour nuancer votre opinion. »

Opinion sur la responsabilité de l’état


L’Etat devrait avoir davantage Les individus devraient avoir NSP
la responsabilité pour satisfaire davantage la responsabilité
les besoins de chacun de subvenir à leurs propres
besoins
Echelle 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 99
% réponses 37,7 3,4 7 5 24,5 2,6 03 2,8 1,5 17,5

Les réponses penchent plus vers la responsabilité de l’état avec 37,7 % de réponses tranchées et 72,6 %
qui se situent dans la grille de 1 à 5, c’est-à-dire dans la catégorie qui aurait tendance à responsabiliser l’état
pour satisfaire les besoins de chacun. Ceci nous permet de conclure que la valeur du droit ne s’accompagne pas
d’une grande participation aux affaires publiques et par la valorisation des obligations et de la responsabilité des
individus et des groupes. La responsabilité et les obligations continuent à être celles des autres et de l’état.
Le sociologue Bryan Wilson20 développe la théorie selon laquelle dans le passé il y avait une cohérence
et un consensus au niveau du système éducatif et entre les institutions porteuses de valeurs, à savoir la
famille et l’école, et que ces mêmes valeurs étaient transposées dans les autres contextes tels que le monde
professionnel, les rapports sociaux, etc. ; une sorte de continuité entre l’espace privé et l’espace public quan
aux valeurs qui les régissent. Ces valeurs, en raison de la cohérence du système éducatif étaient intériorisées
et faisaient en sorte que la valeur est la même dans différents contextes. Cette intériorisation des valeurs
facilitait l’adaptation des individus dans la société et dans différents contextes. Aujourd’hui, il y a un clivage
entre la famille, l’école et le monde professionnel. On pourrait valoriser l’obéissance dans une sphère et pas
dans l’autre. Ainsi, chaque sphère pourrait avoir ses normes et ses valeurs. En outre, une disparité existe
entre les modes de socialisation de l’individu au sein de la famille selon des catégories sociales, fermeture ou
ouverture, niveaux d’instruction, etc. Une dissociation s’opère entre la sphère privée et la sphère publique et
entre les valeurs que chaque sphère véhicule.

5.6. Degré de satisfaction

5.6.1. Au niveau individuel


Le degré de satisfaction général des individus au sein de la société est un facteur important de mobilisation
pour le développement. Concernant l’appréciation sur le bien être général au niveau de la personne, la
majorité des enquêtés estiment qu’ils sont assez satisfait de leur vie.

Satisfaction personnelle

Appréciation % des réponses


Très heureux 25,8
Assez heureux 55,9

20. Bryan Wilson, « Morality in the evolution of the modern social system », The British Journal of Sociology, 36, 3, September 1985,
315-332). Voir aussi Raymond Boudon. Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ? PUF, 2002, p. 9-10

89

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Pas très heureux 14,7
Pas heureux du tout 3,7
Total 100

Source : EMV
Pour la satisfaction sur le plan financier, il a été demandé aux enquêtés de faire une appréciation sur une
échelle nuancée de 1 à 10. La question a été formulée de la manière suivante : «Dans quelle mesure êtes-vous
satisfait ou pas satisfait de la situation financière de votre foyer ? Si vous n’êtes pas du tout satisfait, choisissez
1 ou une valeur proche de 1, si vous êtes tout à fait satisfait, choisissez 10 ou une valeur proche de 10. Vous
pouvez utiliser les chiffres intermédiaires pour nuancer votre opinion. »
Appréciation de la, situation financière
Beaucoup
Echelle Pas du tout satisfait 2 3 4 5 6 7 8 9
satisfait
% réponses 7,1 4,6 8,3 10,7 30,7 10,2 9,1 6,9 3,4 9,2
Source : EMV

On remarque que 61,4% des réponses se situent entre 1 et 5 sur l’échelle, et cela représente ceux qui ne
sont pas satisfaits, alors que 38,6% se situent dans tranche de ceux qui sont satisfaits.

Appréciation sur la vie menée en ce moment (au moment de l’enquête)


Pas du tout Très
Echelle 2 3 4 5 6 7 8 9
satisfait satisfait
% réponses 5,2 3,6 5,5 7,4 29 10,3 9,4 8 5 16,6

Source : EMV
Pour ce qui de l’appréciation sur la vie menée en ce moment (moment de l’enquête), 49,3 % des répondants
sont plus au moins satisfaits contre 50,7 % de non satisfaits. Ceci montre que la population enquêtée est
partagée entre la satisfaction et la non satisfaction concernant leur vie. À remarquer que seuls 5,2 % des
interviewés ont eu une réponse tranchée concernant leur non satisfaction.

5.6.2. Au niveau de la collectivité


Interrogés dans l’ENV 2004, sur la confiance dans l’avenir du pays, la majorité 64 % déclare être confiante,
23 % un peu confiance et 11,2 % pas confiance. En général, ceci pourrait être interprété comme un indica-
teur de satisfaction de la majorité par rapport à l’évolution de leur société et aux changements observés.

5.7. Le travail est-il une valeur ?

5.7.1. Valorisation d’un travail sécurisant


Les opinions concernant le travail donneraient une idée sur le degré de valorisation du travail et sur les
principes qui la fondent. Lorsqu’il a été demandé aux enquêtés de EMV 2001 de mentionner sur une liste de
qualités, celles que les parents peuvent chercher à encourager chez leurs enfants, l’application au travail a été
mentionnée par 68,8% de personnes. Ce qui indique que le travail est valorisé par la majorité dans l’éducation
des jeunes.

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Cette enquête montre aussi que ce qui est recherché essentiellement à travers le travail, c’est le salaire et
la garantie de l’emploi (73,9 % des réponses). Il a été demandé aux interviewés de préciser parmi les critères
recherchés dans un travail ceux auxquels ils tiennenten premier et en second lieu.
Choix de critères

Carte 10 1er 2e
Un bon salaire pour ne pas avoir de soucis d’argent 32 31,7
Un emploi garanti sans risque de fermeture de l’entreprise ou de chômage 41,9 32,8
Travailler avec des gens qu’on aime 6,8 18,1
Faire un travail important qui donne le sentiment de s’accomplir 19,2 17,4
Total 100 100
Source : EMV

Ce constat est confirmé par l’ENV 2004, où 74,3% citent la sécurité de l’emploi (rasmi) et le bon salaire
comme caractéristiques idéales d’un bon emploi, alors que seul 15,1 % cite le travail reposant comme
caractéristique.

5.7.2. Valorisation de la compétence et du mérite


La différenciation au niveau des salaires sur la base de la compétence semble être favorisée par la majorité
des interviewés de l’EMV 2001. Les opinions exprimées sur deux secrétaires où l’une est mieux payée en
raison de sa rapidité dans le travail et de son efficacité, sont majoritaires à trouver que cela est juste (94,6%).
Opinions sur la différenciation des salaires entre
deux secrétaires où l’une est plus compétente que l’autre

Opinion % Réponses
Juste (différence sur la base de compétence) 94,6
Pas juste (différence sur la base de compétence) 5,4
Total 100
Source : EMV

La majorité des répondants a confirmé ce constat en répondant à la question suivante : « J’aimerais


à nouveau que vous me donniez votre opinion sur un certain nombre de sujets. À quel endroit placeriez-vous
votre opinion sur cette échelle ? Si vous êtes tout à fait d’accord avec la phrase qui se trouve à gauche,
choisissez le chiffre 1. Si vous êtes tout à fait d’accord avec la phrase qui est à droite, choisissez le nombre 10.
Vous pouvez utiliser les chiffres intermédiaires pour nuancer votre opinion ».

Echelle d’appréciation de l’effort individuel


Les revenus devraient Les différences de revenu sont
être plus égalitaires nécessaires pour encourager
l’effort individuel
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Total
10,4 0,8 2,7 2,6 8,6 2,9 6,7 5,8 4,8 54,8 100
Source : EMV

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Une minorité trouve qu’il faudrait que les revenus soient égalitaires, alors qu’il y a une concentration de
réponses, 54,8 %, autour de l’opinion que les différences de revenus sont nécessaires pour encourager l’effort
individuel.
L’ENV 2004 montre que 88,6 % recommandent une meilleure rémunération pour les personnes
compétentes et seulement 11,4 % pensent que la rémunération doit être identique pour tous ceux qui
pratiquent le même travail.
Les données de l’ENV 2004, dévoilent le même constat, à savoir la valorisation de l’effort et du travail.
Dans cette enquête 77,3 % déclarent que pour être riche il faut travailler. Le travail vient avant l’héritage 2,9 %,
l’émigration 8,6 %, les moyens illicites 6,2 % et autres 5 %. Par ailleurs 75,5 % disent qu’ils continueront à
travailler même s’ils deviennent riches alors que seulement 24,5 % disent le contraire.
On peut conclure que, la compétence et l’effort individuel semblent être appréciés et valorisés par la
majorité des interviewés des deux enquêtes et que le travail est perçu par la majorité comme une valeur.

5.7.3. Prendre le risque : phénomène émergeant


La fonction publique constitué une sécurité dans l’emploi. Lors de l’ENV 2004, il a été demandé aux gens
« si l’occasion d’avoir un capital pour créer une entreprise est offerte à vous, alors que vous êtes dans la
fonction publique, est-ce vous abandonnez la fonction publique pour créer une entreprise ? ». La majorité
58,3% ont répondu qu’il préfèrent préserver leur fonction, alors que 41,7% déclarent qu’ils sont prêts à
prendre le risque. Si la majorité de ceux qui sont favorable à préserver leur emploi dans la fonction publique
confirme une réalité connue de tous, les 41,7% qui sont prêts à prendre le risque et à prendre l’initiative
d’abandonner leur fonction pour créer une entreprise est un phénomène émergeant.

5.8. Le sentiment d’appartenance


Le sentiment d’appartenance est un autre facteur de motivation pour le développement du pays. Un
certain discours véhiculé par une partie des jeunes qui désirent immigrer à la recherche d’emploi pourrait
que le sentiment d’appartenance au pays recule ; or les données de cette enquête montrent le contraire. À la
question de l’EMV 2001: « À quel point êtes-vous fier d’être marocain/e? », La majorité répondent qu’ils sont
fières d’être marocains.

Appréciation sur le fait d’être marocain

Appréciation % Réponses
Très fier 88,2
Assez fier 9
Pas très fier 1,9
Pas fier du tout 0,9
Total 100
Source : EMV

La question sur le sentiment d’appartenance révèle que 61,7% de enquêtés ont répondu que le pays (le
Maroc) est la première unité d’appartenance.

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Sentiment d’appartenance

Opinions % réponses
Oui 94,4
Non 5,6
Total 100
Source : EMV

Le corollaire de ce sentiment d’appartenance au Maroc et la fierté de s’y identifier, est la volonté de le


défendre en cas de guerre. A la question posée lors de EMV : «Naturellement, nous espérons tous qu’il n’y
aura pas d’autre guerre; mais si cela arrivait, seriez-vous prêt à vous battre pour votre pays? », une écrasante
majorité se prononce pour la défense du pays.
Défense du pays en cas de guerre

Unité % réponses
Votre commune 18,4
Votre province 10,6
Le Maroc en général 61,7
Les Pays arabes 5,2
Le monde entier 4,1
Total 100
Source : EMV

On ne pourrait que conclure que selon les données, le sentiment d’appartenance au Maroc est solide.

5.9. Perspectives pour le Maroc


Concernant les opinions sur les perspectives du Maroc, les buts à se fixer et les mesuresà entreprendre
pendant les prochaines années, les réponses se répartissent comme indiqué ci-dessous. À la question : « Les
gens parlent parfois des buts que le Maroc devrait se fixer pour les dix prochaines années. Parmi les buts figu-
rant sur cette carte, pouvez-vous m’indiquer celui qui vous paraît le plus important » ? nous avons recueilli les
réponses suivantes déclinés par groupe :
Groupe 1 de buts à se fixer par le Maroc

Opinion Le plus important


Un haut niveau de croissance économique 58,6
Assurer au pays une armée forte pour se défendre 14,3
Faire en sorte que les gens aient davantage leur mot à dire dans leur travail, leur quartier, leur commune 11,9
Essayer de rendre nos villes et nos campagnes plus belles 15,2
Total 100
Source : EMV

Pour un deuxième groupe de buts à se fixer par le Maroc, les réponses se répartissent comme suit :

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Groupe 2 de buts à se fixer par le Maroc

Opinion Le plus important


Maintenir l’ordre dans le pays 51,2
Améliorer la participation des citoyens aux décisions du gouvernement 9,0
Combattre la hausse des prix 26,6
Garantir la liberté d’expression 13,2
Total 100
Source : EMV

La majorité fait ressortir la croissance économique et la sécurité comme buts primordiaux à se fixer dans
l’avenir. Garantir la liberté d’expression ne recueille que 13,2 % des réponses. Ceci s’explique, non pas par
le peu d’intérêt accordé à cette liberté d’expression, mais par les avancées réalisées par le Maroc dans ce
domaine durant ces dernières années.
Le primat de l’économie traverse plusieurs opinions relevées par l’enquête. Il a été demandé aux enquêtés
d’apprécier un certain nombre de faits. La question était formulée de la manière suivante : « Je vais vous citer
des changements qui pourraient se produire dans notre manière de vivre d’ici quelque temps. Pouvez-vous
me dire pour chacun d’eux si vous pensez que ce serait une bonne chose, une mauvaise chose ou si cela vous
est égal »? Les réponses se sont réparties de la manière suivante :
Appréciation d’un certains nombre de faits
Bonne Mauvaise
Indifférent Total
chose chose
Qu'on attache moins d'importance à l'argent et aux biens matériels 66,5 11,3 22,2 100
Que le travail prenne une place moins grande dans notre vie 41,4 15,6 41,0 100
Qu'on s'occupe davantage à développer des technologies nouvelles 92,5 6,1 1,4 100
Qu'on respecte davantage l'autorité 87,6 9,0 3,4 100
Qu'on attache davantage d'importance à la vie de famille 98,8 0,9 0,3 100
Source : EMV

L’importance accordée à l’économique ressort aussi dans les réponses à la question suivante : « J’aimerais
à nouveau que vous me donniez votre opinion sur le sujet de la concurrence. À quel endroit placeriez-vous
votre opinion sur cette échelle ? Si vous êtes tout à fait d’accord avec la phrase qui se trouve à gauche,
choisissez le chiffre 1. Si vous êtes tout à fait d’accord avec la phrase qui est à droite, choisissez le nombre 10.
Vous pouvez utiliser les chiffres intermédiaires pour nuancer votre opinion ».
Appréciation sur la concurrence

La concurrence est une bonne chose. La concurrence est dangereuse. Elle


Elle pousse les gens à travailler dur conduit à développer ce qu'il y a de
et à développer de nouvelles idées pire chez les gens
01 02 03 04 05 06 07 08 09 10
67 4,2 6,9 5.5 10 1.4 0.4 0.5 0.4 3,7
Source : EMV
La majorité des réponses (67 %) se range du côté de la concurrence qui corollaire ? de la compétition et
de concurrence loyale qui est appréciée.

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À la question sur les trois attitudes fondamentales vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent, les
interviewés ont été majoritaires (84,7 %) à favoriser les réformes de la société, contre les changements
radicaux.
Opinions envers le changement de la société

Opinion Pourcentage des réponses


Il faut changer radicalement toute l’organisation de notre société par une action révolutionnaire. 6,4
Il faut améliorer petit à petit notre société par des réformes. 84,7
Il faut défendre courageusement notre société actuelle contre toutes les forces subversives. 9
Source : EMV

En conclusion, ces données nous permettent d’apprécier le degré et les niveaux de cohésion sociale à
travers l’examen des valeurs. Il en ressort deux tendances:
a. Une tendance où les valeurs sont largement partagées. Elle manifeste une cohésion sociale forte. Cette
tendance se dégage à travers des indicateurs tels que l’appartenance religieuse, la fierté à l’égard du
pays, le degré élevé de satisfaction, la confiance dans les institutions sources de sécurité. On pourrait
dire que c’est au niveau supérieur des valeurs : valeurs de la religion, de l’appartenance au pays, de
la démocratie, et le sentiment d’avoir des institutions du maintien de l’ordre qu’on mesure le degré de
cohésion sociale,cette cohésion qui est parfois appelée consensus. Il s’agit d’instances engagées dans
l’amélioration des niveaux de vie des gens.
b. Une tendance où le niveau de cohésion est faible en raison des divergences d’appréciation et de du
faible niveau d’adhésion des individus. Les indicateurs dans ce sens sont la participation politique,
l’appartenance politique et les valeurs/ supports de l’ordre politique démocratique.

6. Perspectives conceptuelles
L’évolution et les changements des valeurs au sein de la société marocaine de l’indépendance à nos jours
ne devraient pas être approchés d’une manière normative. Les changements ne sont ni positifs ni négatifs,
mais répondent au rythme de l’évolution de la société marocaine, à son époque et aux changements imposés
par la globalisation et par l’élargissement du marché des valeurs et leur libre circulation.
L’ordre traditionnel, dans lequel s’inscrivaient les valeurs traditionnelles, examiné dans les premières
sections de cette contribution, est en recul. Mais, ce recul ne se traduit nullement par la mise en place
intégrale d’un répertoire de valeurs dites universelles ou de modernité. La notion de « société composite »,
utilisée par Paul Pascon pour qualifier la société marocaine, laisse la place à une société hybride, où l’ordre
des valeurs devient de plus en plus un ordre hybride négocié qui draine ses éléments à la fois d’un ordre de
valeurs traditionnelles et d’un ordre de valeurs universelles et du répertoire de la modernité21. Il pourrait être
représenté par le schéma suivant :

21. Voir : Rahma Bourqia. « Identité, globalisation et hybridation. Réflexion sur les frontières culturelles de la société
marocaines » in, Le Maroc à la veille du troisième millénaire : Défis , chances et risques d’un développement . Edité Par
Mohamed Berriane et Andreas Kagerleier. Faculté des Lettres et Sciences Humaines. 2002. pp. 157-164

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Ce schéma montre que le nouvel ordre de valeurs hybrides est constamment négocié et se met en avant
par rapport aux autres. Il marque l’évolution des valeurs dans la société marocaine d’aujourd’hui, et draine
ses éléments à la fois de l’ordre traditionnel et de l’ordre moderne tout en procédant à des transformations
nécessaires pour que les éléments drainés intègrent le nouvel ordre des valeurs. Cette négociation qui le
caractérise offre la possibilité des allers et retours ou des fixations et des dépassements, selon le contexte
sociétal et les prédispositions des individus et des groupes et selon leurs stratégies individuelles et collectives.
D’un point de vue des acteurs sociaux, l’ordre universel, parce qu’il projette les individus dans un nouveau
système, implique une rencontre avec l’inconnu et la prise du risque pour faire face à des situations inédites. Il
implique aussi, au niveau des individus, de se doter d’atouts et de prédispositions appropriées pour y accéder.
Par contre, l’ordre traditionnel, ayant un ancrage dans la société, fait partie du familier et de l’expérimenté, et
ceux qui le défendent le justifient par la religion. L’ordre traditionnel est toujours revisité sous la bannière de la
religion qui lui permet de fonctionner comme un principe de légitimité. On se cache derrière la légitimité de la
religion parce qu’elle est une valeur sure qui rassure.
Plusieurs facteurs expliquent ce fait. On pourrait les résumer en deux points:
1. évolution de la société marocaine n’a été accélérée que par le contact avec la colonisation et l’occident ;
son élite traditionnelle a résisté à tout ce qui provenait de l’occident, et n’a par conséquent pas intégré
la modernité et les valeurs universelles dans sa propre histoire et de sa culture, alors qu’une autre élite
imprégnée de valeurs modernes a émergé sans s’imposer ni contribuer d’une manière efficace à la
réalisation à l’éclosion d’une révolution culturelle par ses écrits.
2. La recherche de la sécurité, fait en sorte qu’on n’abandonne pas un ordre sans être sûr que le nouveau
soit approprié. Plus que cela, en cas de difficultés et de désarroi, on revient vers des valeurs qui
rassurent: la religion, la famille et par extension la communauté restreinte.22
22. L’idée que les sociétés s’acheminent vers une uniformisation des valeurs est en partie une illusion. Cette uniformisation
est contrecarrée par une localisation des valeurs. Ce n’est point un hasard qu’on assiste de nos jours, à travers le monde, à
la localisation politique du religieux et à la montée du communautarisme. La valeur de la religion norme qui porte en elle-
même un programme universel qui articule leur mode éthique et symbolique, par un effet pervers, devient un éclatement
du religieux, en sectes et groupes et groupuscules porteurs chacun de vérités religieuses dans un champ de négociation
sur les valeurs. Ronald Inglehart and Wayne Baker exposent ces théories dans leur article : « Modernization, cultural
change and persistence of traditional values ». American Sociological Review. 2000, nÆ 65, p.19-51. Page 22

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Dans ce nouvel ordre hybride constamment négocié on pourrait se demander comment discerner entre les
valeurs sures et le reste ? Raymond Boudon23 écrit que « des projets, des idées, des propositions traversent
incessamment les sociétés, à l’initiative des acteurs sociaux. Elles font l’objet d’appréciations. Leur valeur
se décante progressivement…. [l’abolition de la peine de mort, l’abolition de l’esclavage, etc.] Dans tous les
cas, on s’aperçoit que ces idées et ces valeurs se sont imposées parce qu’elles ont été progressivement
perçues comme s’appuyant sur des raison fortes. ». C’est ainsi que cet auteur avance l’idée qu’à travers
l’histoire, les acteurs et les groupes sociaux s’avancent avec des valeurs et des projets de valeurs différents,
voire contradictoires. Mais par un effet de décantation, certaines valeurs restent à la surface parce qu’elles se
basent sur ce qu’il appelle « des raisons fortes ». Dans le cadre de cette argumentation, il nous présente un
exemple de ces raisons fortes : c’est «sur la base de raisons fortes que le rôle de la presse est de m’informer,
or tous les journaux s’étendent interminablement sur telle « petite phrase » par laquelle un homme politique
tente de se mettre sur orbite et sur tel livre insignifiant » ; « résultat : le « discrédit » de la classe politique et
médiatique, « la crise de la presse écrite », Pourquoi ce « discrédit », pourquoi cette crise ? Tout simplement
parce que le public compare l’état de la presse et de la politique avec une conception qu’il se fait de ces deux
fonctions, laquelle est fondée sur des raisons fortes »24, à savoir d’informer le public pour la presse et servir
le citoyen pour le politique. Ainsi, les individus incapables de contrecarrer ce mouvement à l’encontre des
valeurs basées sur des raisons fortes, réagissent et sanctionnent par discrédit.
La négociation autour des valeurs et leur hybridité ne sont point des caractéristiques propres de la société
marocaine, mais représentent une particularité de notre époque, celle de la globalisation. Devant ce fait
l’anthropologue indien d’Arjun Appadurai25 nous invite à adopter ce qu’il appelle « un humanisme tactique ».
Il écrit :
Il me semble que nous devons avoir recours à l’humanisme tactique, c’est-à-dire un humanisme
reposant non pas sur des principes universels préétablis, mais sur la poursuite d’un processus de
négociation sans fin. Il ne s’agit pas d’un encouragement au relativisme car l’humanisme tactique ne
croit pas à l’équivalence de toutes les valeurs, mais à la production de valeurs à l’issue d’un débat, et
cela même en dépit des menaces représentées par un nationalisme archaïque. L’humanisme tactique
suppose que nous reconnaissons ne plus pouvoir nous reposer sur les certitudes morales des nations
et que nous sommes entrés dans une période où le droit d’être civil devra être refondé, dans un
contexte marqué par les assauts répétés du monde cellulaire26. Nous allons au-devant de guerres de
diagnostics dont l’objet sera la recherche d’un ennemi et de la justice post factum. Dans un tel monde,
nous devons cesser de considérer l’universel comme une garantie, afin de construire des repères en
fonction des urgences de l’heure. Tel est selon moi notre défi actuel : promouvoir un humanisme prêt à
négocier au-delà des frontières et débarrassé de tout présupposé universaliste.»
Evidemment, notre auteur se place dans un contexte international pour penser les valeurs, et son message
est destiné à l’Occident.
À cet « humanisme tactique » adopté par les sociétés pour négocier au-delà des frontières, à l’échelle
internationale et dans un monde où le marché des valeurs s’élargit permettant une grande circulation des
23. Raymond Boudon. Le sens des valeurs. PUF. 1999. p. 342-343.
24. Raymond Boudon. Le sens des valeurs. PUF. 1999. p. 346.
25. Arjun Appadurai, « Vers le choc des valeurs ou hybridation des valeurs ? », in : Où vont les valeurs ? Sous la direction de J. Bindé.
Editions UNESCO. Albin Michel. 2004, p.39
26. Arjun Appadurai, voudrait dire par monde cellulaire, celui des réseaux informels souterrains (terroristes et autres) par opposition au
monde qu’il appelle « vertébré », monde organisé et institué. Il écrit : « Nous ferions cependant fausse route si nous pensions que la
cellularité caractérise seulement des groupes séditieux dévolus à la terreur. Elle est en effet typique de nombre de nos plus remarquables
mouvements civilisés. Derrière les incidents anti-mondialisation de Seattle, Washington ou Milan se cache une grande diversité de
mouvements pacifiques cellulaires connectés par e.mail, disposant d’actifs financiers, d’une source de légitimité non-gouvernementale
et de moyens de communication et de contrôle puissants. Ce que nous appelons la « société civile mondiale » prend donc bien souvent
des formes cellulaires ». op.cit. p. 40.

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valeurs, il faudrait ajouter, à l’échelle nationale, cette négociation à travers le débat : un débat armé de
connaissance et basé sur des études. Mais face à cette négociation sur le marché des valeurs, l’état, principe
suprême d’une société, devrait jouer le rôle de régulateur, pour défendre le noyau central de valeurs
qui fonde les sociétés modernes d’aujourd’hui, tout en garantissant la liberté d l’expressions des valeurs
périphériques. Le défi auquel fait face tout état aujourd’hui, est justement celui de défendre ce noyau central
tout en préservant une place à des valeurs qui sont le produit d’un processus de démocratisation.

7. Perspectives
Il est difficile de cerner la prospective lorsqu’il s’agit de valeurs. Leur fluidité et la négociation dont elles font
l’objet sur le marché de la bourse des valeurs, font que ces valeurs ne connaissent pas une évolution linéaire,
mais un va et vient entre le passé et le présent et entre l’ordre traditionnel et l’ordre universel, en réponse à
des stratégies individuelles ou collectives, dans un cadre local, national ou international.

Concernant la prospective, en raison de l’état malléable des valeurs, l’évolution future ou prospective
dépend des actions à entreprendre pour renforcer les valeurs fortes ou ce que R. Boudon a appelé les raisons
fortes de certaines valeurs. Il y aurait toutefois deux niveaux à prendre en considération :
– Un niveau qui échappe aux politiques internes, imposé par la globalisation et par les conjonctures
internationales où les valeurs se bousculent et se brouillent dans le tourbillon des luttes et des guerres
réelles ou idéologiques.27
– Un autre niveau est plus maîtrisable, et concerne le niveau interne où les politiques de l’état pourraient
influer sur les canaux de production, de reproduction ou de renforcement de valeurs. Il faudrait noter que
l’intervention de l’état au niveau des valeurs n’est point une intervention directe ; l’état et les politiques
pourraient favoriser le contexte pour un choix des valeurs, et par conséquent contribuer à la production
du sens des valeurs. Deux niveaux me paraissent importants pour la perspective future :

7.1. Le politique
L’état doit jouer un rôle non pas comme instance productrice de valeurs mais comme régulateur pour
produire le sens et le bon sens, et pour défendre le noyau de valeurs centrales sur lequel se base le projet
de société moderne. À savoir que les principes de modernité n’abandonnent pas la religion, mais intègrent
ses valeurs et la protègent contre les enjeux etles surenchères politiques, tout en protégeant la pluralité des
valeurs.
Par exemple, la démocratie demeure une valeur dont le contenu (ou le sens) n’est pas entièrement assimilé.
La politique préconisée par l’état devrait renforcer et œuvrer au niveau du contenu de la démocratie.

La démocratie est conditionnée par ses supports, à savoir :


a. Les institutions et les lois
b. L’intérêt, la participation et l’action
c. La culture politique

27. La tension autour des valeurs est un phénomène global. Voir : Où vont les valeurs ? Sous la direction de Jérôme Bindé. Editions
UNESCO. Albin Michel. 2004.

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Tous ces supports convergent pour créer la démocratie comme valeur. Or il a été constaté que l’intérêt, la
participation et la culture démocratique font défaut, alors que la démocratie comme modèle de gouvernement
est favorisée. Le changement social de la société marocaine ouvre une nouvelle sphère de valeurs qui
n’arrivent pas encore à trouver ancrage dans le système de représentations, ni dans les comportements et
les pratiques : à savoir le civisme et la citoyenneté accomplie et la responsabilité individuelle, et le respect
des différences, éléments sur lesquels se base la société démocratique moderne. D’où la nécessité d’œuvrer
pour renforcerla démocratie.
Le canal le plus important de la production des valeurs est l’éducation en tant que contenu. Aujourd’hui,
l’individu est soumis à un assaut médiatique qui lui offre toutes sortes d’idées, transformables en modèles
de pensée et en normes de conduites. Les institutions éducatives ne pourraient rivaliser en terme d’impact
avec le médiatique télévisuel qui contribue intensément à animer et à créer une tension dans le marché
des valeurs. L’institution éducative ne pourrait qu’emprunter un détour pour former, ou produire, un individu
responsable, doté de la capacité de faire des choix. Il s’agit de socialiser l’individu pour aller vers des choix
rationnels28. Dans ce contexte, le contenu que transmet l’institution éducative serait à prendre au sérieux par
les politiques.

7.2. Le savoir et la connaissance


Les valeurs accompagnent le projet d’une société, le renforcent ou le retardent. Il est évident que la
société marocaine opte pour un projet de société dont le développement humain est central. Or il n’y pas
de projet sociétal sans développement de la connaissance. Cette connaissance qui ne devrait pas se limiter
aux aspects techniques et économiques du développement, mais inclure aussi la connaissance des hommes
et des femmes, faiseurs et cibles du développement. Il faudrait noter que depuis l’indépendance, le Maroc a
connu une carence au niveau du développement du savoir opérationnel sur la société, sur les représentations,
les comportements et les attitudes. Inutile de rappeler que la sociologie coloniale, qui a produit des masses
d’informations et de connaissances sur la société marocaine, sur ses coutumes, ses institutions sociales,
politiques et sur son histoire, pour accompagner le projet colonial, continue à lancer un défi à la connaissance
sociale marocaine. Le Maroc a accumulé un grand déficit au niveau de l’analyse des composantes de la
société. L’absence d’études de grande envergure sur les sondages d’opinions et les valeurs ne constitue
qu’un aspect de ce déficit29.

Il faudrait donc, dans la perspective de 2020 encourager :


- la création des centres d’études et de recherche en sociologie et en sciences sociales, etirdéfinir un vaste
programme d’études et de recherche dans ce domain,.
- les universités à créer des centres en sciences sociales et les doter de moyens30, du fait que l’université
et les instituts de recherche sont les lieux et le cadre appropriés pour le développement de la
connaissance et du savoir.

28. L’orientation vers le choix rationnel s’avère important dans la mesure où il y a un processus irréversible de démocratisation qui
a touché dans les sociétés occidentales même la vie personnelle. Comme l’écrit Kaufman : « ce qui se développe sous nos yeux (la
démocratisation de la vie personnelle) ouvre de nouveaux horizons. L’individu choisit sa vérité, sa morale, ses liens sociaux, son identité.
Nous n’en sommes qu’au début d’une imprévisible révolution ». Voir Jean Claude Kaufmann. Ego. Pour une sociologie de l’individu.
Nathan. 2001, p. 238
29. Des études plus systématiques quantifiées devraient être mener pour vérifier un certains nombres d’hypothèses émises dans ce
document qui se voulait une analyse qualitative de l’aventure qu’on connu certaines valeurs traditionnelles depuis l’indépendance et
l’émergence de nouvelles valeurs et les tensions qui traversent la sociétés autour des valeurs.
30. Raymond Boudon écrit que « …les sciences sociales sont aujourd’hui l’un des piliers de l’enseignement et, par là, une pièce
maîtresse de la socialisation du citoyen ». Voir R. Boudon. Le sens des valeurs. PUF, 1999, page 324

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C’est sur le terrain du savoir et à travers un débat réfléchi que se décantent les valeurs. Par exemple,
le clivage tradition/ modernité qui est véhiculé par les discours politiques et médiatiques, pousse vers une
guerre des mots et des référentiels, et vers le refuge des uns dans une tradition idéalise, les des autres dans
une modernité imaginée ; ce n’abou qu’à saux tensions autour des valeurs et non à un débat. Celui-ci ne
pourrait s’opérer que sur le terrain du savoir et de la connaissance pour déconstruire et comprendre à la fois
la tradition et la modernité, non pas comme deux réservoirs antagonistes, mais comme des composantes de
notre présent en sachant que la tradition se renouvelle constamment à travers l’histoire et que la modernité
n’est point étrangère à nous même.

7.3. Nouveaux indices du développement humain


Il me semble judicieux d’élaborer de nouveaux indices de développement humain pour prendre en
considération ses différentes composantes.
Dans l’évaluation et l’appréciation du développement humain, il faudrait concevoir de nouveaux indices
culturels du développement humain. Si nous acceptons les prémisses de départ, à savoir que le développement
humin a trois composantes : économico-sociale, politique et culturelle, il serait opportun d’élaborer une grille
d’indices clés pour mesurer la dernière composante.

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Les mutations de la famille au Maroc

Introduction ............................................................................................................103

1. La famille sous le signe de la « continuité » .............................................. 104


2. La famille sous le signe du changement .................................................... 105
2.1. Le changement des structures............................................................... .105
2.2. Le changement des rapports parents / enfants .................................. .110
2.2.1. De nouveaux choix en matière de résidence.............................. 110
2.2.2. Emergence d’un nouveau statut de l’enfant................................ 111
2.2.3. Le défi des jeunes et des adolescents ......................................... 112
2.2.4. Un nouveau statut pour les personnes âgées ............................ 115
2.3. Le changement des rapports entre les sexes ...................................... 116
2.3.1. Famille et travail féminin ................................................................. 116
2.3.2. Le changement des pratiques matrimoniales ............................. 117
2.3.3. La famille : solidarité et violence ................................................... 119
3. L’image de la famille dans la nouvelle Moudawana .................................. 121

Conclusion ............................................................................................................. 123

MOKHTAR EL HARRAS

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102

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Introduction

La notion de famille est actuellement utilisée dans le cadre d’une multiplicité de disciplines et de savoirs
(Religion, Droit, Économie, Sociologie, Anthropologie, Éducation, etc.), et pour des objectifs divers (thérapie,
régulation des naissances, émancipation de la femme, conservatisme, sécularisation, etc.). Plus encore, elle
comprend une diversité de pratiques telles que le mariage, la socialisation, la sexualité, la procréation,
l’enfance, la vieillesse, la gestion des ressources, etc. En parlant de la famille, on se réfère généralement à
des activités aussi diverses que la reproduction, l’éducation des enfants, la socialisation sexuelle, l’allocation
des ressources, le mariage, la sexualité, le troisième âge, etc. Du fait qu’il n’a pas de référent empirique com-
mun, le concept de « famille » se prête aisément à diverses manipulations individuelles et stratégies parti-
culières d’entrée dans la vie adulte.
Les statistiques officielles définissent la famille en tant que « ménage composé de deux individus ou plus,
liés par des rapports de sang, d’adoption ou de mariage » 1. Dans cette optique, on fait ressortir le lien de
sang tout autant que l’intimité et la relation de cohabitation et d’interdépendance matérielle et affective entre
les membres du ménage.
Une approche plus élargie conduit à définir la famille à partir de « ce qu’elle fait en matière de production
des richesses et de répartition des ressources alimentaires, et de sa contribution à l’acquisition de l’identité
sociale, de l’identité de genre, et de l’identité linguistique, ethnique, nationale et religieuse » 2.
Indubitablement, la famille est l’institution dans laquelle s’effectuent les fonctions biologiques les plus
vitales pour la survie et la continuité du groupe, et les processus sociaux les plus indispensables pour l’inté-
gration et l’adaptation des individus à leur environnement social. Étant une cellule de base pour tout ce qui
concerne la socialisation des individus et la formation de leur identité, aussi bien que pour les activités de pro-
duction et de consommation, la famille n’a, toutefois, commencé que récemment à devenir un sujet de
recherche privilégié pour les chercheurs en sciences sociales.
Toutefois, l’un des défis fondamentaux auxquels fait face la société marocaine contemporaine c’est le pro-
cessus des mutations que vit la famille, et qui commence déjà à faire planer le doute sur la capacité de cette
dernière à assurer la stabilité psychologique des individus et le développement harmonieux et équilibré de la
société dans son ensemble. L’évolution de la famille d’un état qu’on peut qualifier de traditionnel à un chan-
gement généralisé des structures, des situations et des relations familiales incite à faire un diagnostic, tout
autant qu’une analyse des mutations familiales et de leurs effets différentiels sur les individus, et notamment
sur ceux d’entre eux dont la vulnérabilité est particulièrement éprouvante.

1. Janet Bokemeir. « Rediscovering Families and Households : Restructuring Rural Society and Rural Sociology ». Rural Sociology, 62 (1),
1997, p. 125.
2. William C. Young and Seteney Shamy. « Anthropological Approaches to the Arab Families : An Introduction ». Journal of Comparative
Family Studies. Volume XXVIII, No 2, Summer, 1997, p. 2.

103
1. La famille sous le signe de la « continuité »

Durant le Protectorat, la famille a été dans l’ensemble abordée, plus pour servir à des fins politiques ou
sociales plus amples, que pour comprendre ses propres mécanismes de fonctionnement et d’évolution.
L’intérêt des chercheurs avait été longtemps centré sur l’étude de la tribu, du « makhzen », de la zaouia, des
coutumes et croyances, des processus de modernisation, et plus tard, de la condition féminine, plutôt que
sur des structures de taille réduite, « privées » et sans effets immédiats sur la scène publique. Or, la compré-
hension des modes et des mécanismes d’évolution de la société marocaine durant les cinq dernières décen-
nies exige nécessairement de privilégier l’étude de la famille.
Dans la famille traditionnelle, les liens internes se caractérisent par une emprise presque totale des
parents sur leurs enfants. La catégorie d’âge qui semble avoir le plus d’influence sur la vie sociale et familiale
c’est celle qui correspond au rang des parents, des grands-parents ou des frères aînés. Vivant selon le
modèle de la famille étendue, où la responsabilité d’assurer la continuité des traditions et la prise des déci-
sions importantes incombe toujours aux membres les plus âgés, les jeunes résidant sur place, n’ont d’autre
choix que de s’y adapter. Qu’ils soient célibataires ou mariés, les fils sont tenus, à tous moments, de prendre
en considération l’autorité du père sans laquelle rien ne peut être changé ou décidé. Leurs épouses sont éga-
lement tenues de se conformer à la répartition des rôles telle qu’elle est décidée par la belle-mère.
La forte prégnance de la famille élargie éclipse l’opérationnalité des « couples » dont les décisions concer-
nant leurs propres enfants sont largement influencées par la gérontocratie familiale et clanique. Les
« couples » peuvent certes avoir des attentes et des préférences dans divers domaines de la vie quoti-
dienne, mais ils ne sont pas socialement habilités à décider tout seuls de l’attitude à adopter sans passer
d’abord par le consentement des parents et des grands-parents. L’inégalité des sexes ne permet pas aux
« couples » de fonctionner en tant que « couples ». La répartition du pouvoir entre les sexes est telle qu’une
femme ne peut prendre une décision qui la concerne directement avant de passer d’abord par le consente-
ment du mari, et parfois même de sa belle-famille. En plus, les relations de couple subissent l’effet de la
séparation des sexes, et de l’appauvrissement systématique de leur dimension intime et privée.
Ces relations intra-familiales se caractérisent aussi par une forte autorité du mari sur l’épouse. La femme y
est souvent identifiée à ses fonctions d’épouse et de mère. Sa mission essentielle est d’enfanter, d’élever
des enfants et d’assurer des services domestiques quotidiens aux membres de sa famille. On lui inculque,
dès sa prime enfance, l’idée que le mariage est sa raison d’être et son paravent essentiel face aux multiples
dangers qui la guettent. Plus encore, on lui impose de se marier à un âge précoce et on lui insinue l’idée que
son statut dépend d’abord du nombre de ses enfants, notamment de sexe masculin.
L’éducation qui y est pratiquée tend à cultiver la peur du châtiment, à initier l’enfant à obéir aux plus âgés,
et à l’inciter à imiter les adultes tout en décourageant chez lui le sens de l’initiative. La peur est à l’origine de
la moralité et l’éducation est très associée à l’idée de contrôle et de modèle.
Ce sont les parents qui prennent les décisions principales concernant le mariage de leurs enfants. En
matière de mariage, l’endogamie, l’arrangement par les parents et l’absence de toute inter-connaissance
préalable en sont les règles majeures. En vue d’assurer la cohésion et la continuité familiale, les parents
prennent toutes les mesures nécessaires pour éviter, ou du moins, restreindre la mobilité de leurs fils. Par
crainte du déshonneur, la famille avait tendance à préférer le mariage précoce de la fille. Tout se fait comme
si l’honneur de toute la famille dépendait du seul comportement féminin. Les risques de déviance, dit-on,
sont si élevés, que les parents n’ont plus d’autre choix que de contrôler plus étroitement la mobilité et le
comportement des filles. Le souci majeur des familles étant toujours de garder intact à leurs filles les
chances de contracter un bon mariage. Aussi tous les points de contact, réels ou éventuels, avec l’autre sexe

104
deviennent-ils une source de soucis permanents. La « fragilité » et le « manque de raison » généralement
attribués aux femmes, suscitent, encore plus, les craintes familiales et justifient le renforcement du contrôle
sur leur mobilité, comportement et relations. Alors que l’enfant de sexe masculin bénéficie de plus de liberté
au fur et à mesure qu’il grandit, l’enfant de sexe féminin se voit davantage contrôlé à mesure que son corps
« prend du relief ». Au même moment où l’on procède à un élargissement progressif de la marge de liberté
du garçon, et à son éloignement du monde domestique, on retire progressivement la fille de la vie publique,
en vue de la mettre à l’abri des commérages et de la préparer au mariage.
Dans le cadre de ses recherches sur les Zemmour 1, R. Bourqia signale que le mariage avec la cousine
parallèle était préférentiel à tout autre type de mariage. C’est le mariage voulu par excellence, du fait qu’il
protège contre les risques de division du patrimoine, en même temps qu’il permet de préserver l’honneur de
la famille en n’abandonnant pas une cousine au « triste » sort du célibat.
Il est indéniable que cette stratégie de mariage tend plus à renforcer la cohésion interne du patrilignage
qu’à agir sur les relations intergroupes à des niveaux plus élargis. Elle tend à affaiblir, au sein de la famille
réceptrice, la position de la lignée maternelle, car en incitant son fils à se marier avec sa cousine parallèle, le
père s’oriente objectivement vers le raffermissement de son autorité vis-à-vis de son épouse. De même que
l’appartenance de la jeune mariée à la lignée du père lui confère d’emblée une position de force face à sa
belle-mère.
Toutefois, l’exigence de cohérence interne n’éclipsa point chez les Zemmours le besoin de se forger des
alliances extérieures. L’échange de femmes entre groupements tribaux scella des alliances et créa des ami-
tiés, si précieuses dans une société où le jeu segmentaire était pratiquement incessant.
Par ailleurs, le mariage contribue également au jeu de la segmentarité. Étant une scène où se déploient les
défis et les rivalités d’honneur, le mariage génère un déséquilibre entre les deux familles concernées. La
famille de la mariée, nous dit Jamous, offre à la famille réceptrice une progéniture dont elle pourrait s’en ser-
vir contre elle. L’équilibre ne pouvait être rétabli que dans le cadre d’un échange de violences, symboliques
et sociales tout autant que physiques 2.

2. La famille sous le signe du changement

Le changement familial dans la société marocaine a fait l’objet durant la dernière décennie de nombre
d’enquêtes et d’études sociologiques. Parmi celles-ci, il y a lieu de citer en particulier celles qui furent tout
récemment réalisées par le CERED et les collectifs de recherche sur les femmes dont les travaux furent
coordonnés par F. Mernissi, A. Belarbi, et O. Azzimane.

2.1. Le changement des structures

Les signes de rupture avec la famille traditionnelle se multiplient. Les changements profonds qui en
résultent se traduisent d’abord par une diversification structurelle tout à fait inédite :

1. Rahma Bourqia. État, pouvoir et société (en arabe). Dar Attaliaa, Beyrouth, 1991.
2. Raymond Jamous. Honneur et Baraka. Éditions de La Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1981.

105
Tableau no 1 : Structure (en %) des familles
selon le type et le milieu de résidence : 1995

Milieu de Familles nucléaires Familles Fratries de Familles Ménages sans Total des
résidence nucléaire célibataires complexes Familles ménages
+ isolés

Inco mpl. Co mpl. Mon opar Isolés Plusi.


Pers.
Ensemble 3,5 48,3 8,1 2,1 0,3 33,6 3,9 0,2 100,0
Urbain 3,5 47,9 9,1 3,4 0,6 30,7 4,5 0,3 100,0
Rural 3,6 48,7 6,8 0,1 0,0 37,3 3,1 0,1 100,0

Source : ENF (Enquête Nationale sur la Famille) 96

La famille nucléaire constitue bien la structure la plus importante parmi les ménages marocains. Elle repré-
sente 60,3 % de l’ensemble des ménages. En 1982, elle ne représentait que 51,1 %. Par définition, elle se
compose des deux parents, plus un ou plusieurs enfants non mariés.
La famille monoparentale représente une proportion de 8,1 % des ménages. Elle est plus fréquente en
milieu urbain qu’en milieu rural (respectivement, 9,1 % et 6,8 %). En 1982, la proportion des familles mono-
parentales n’était que de 6,2 %.
Les familles nucléaires sans enfants (familles incomplètes) ne représentant que 3,5 % des ménages. Ils
sont « l’aboutissement chronologique et quelquefois, le point de départ des familles complètes » 1.
L’analyse des données de l’Enquête Nationale sur la Famille a révélé l’existence de 282 types de ménages
à structure complexe. Parmi lesquels, 183 se caractérisent par la cohabitation d’au moins 3 générations 2.
Ces ménages complexes, sont plus nombreux en milieu rural qu’en milieu urbain. Or, si en milieu rural, ces
familles complexes se reproduisent toujours dans le cadre de l’idéologie patrilignagère et maintiennent tant
bien que mal leurs assises économiques tout en pesant sur le jeu politique local, en milieu urbain, il semble
que ces familles ont perdu leurs fondements économiques et politiques mais pas la fidélité idéologique aux
valeurs et normes familiales traditionnelles.
Les familles complexes urbaines sont bien des unités de consommation mais beaucoup moins d’organisa-
tion de la production. Elles sont l’émanation des efforts de réadaptation face aux contraintes de la vie
urbaine. Les revenus de leurs membres proviennent d’une multiplicité de sources et pas du travail dans le
cadre d’une propriété commune. Dans la plupart des cas, elles permettent de « supporter au moins tempo-
rairement, la charge de vieilles personnes, de malades, d’exclus, de marginalisés, de sans-emploi » 3. Les
efforts consentis en vue de faire face aux défis de la survie quotidienne et de s’adapter à un milieu urbain
hostile finissent par renforcer la solidarité des hommes, et par là, l’idéologie de la famille traditionnelle 4.
L’avenir des familles étendues s’avère d’ores et déjà compromis, à cause notamment des difficultés de
gestion de la vie quotidienne et des rivalités qui tendent assez souvent à s’accentuer entre les épouses des
frères, pour qui la séparation est préférable au maintien de la cohésion.
Dans le modèle de cohabitation du jeune ménage avec les parents, ce sont les difficultés de la vie quoti-

1. CERED. Famille au Maroc-Les réseaux de solidarité familiale. Ministère Chargé de la Population, Rabat, 1996, p. 31.
2. Ibid., p. 47.
3. Camille Lacoste-Dujardin. « De la grande famille aux nouvelles familles ». In : L’état du Maghreb (sous la direction de Camille et Yves
Lacoste). Éditions Le Fennec, (sans date), pp. 215-216.
4. Ibid., p. 216.

106
dienne et le devoir de solidarité à l’égard des parents qui assurent encore sa continuité. Au même moment
où la préférence du jeune couple tend plutôt vers l’autonomie résidentielle, afin notamment d’éviter les fric-
tions entre la bru et la belle-mère, et de permettre plus d’intimité conjugale, et plus de liberté de choix aux
jeunes mariés en matière de scolarisation des enfants, de planning familial, de mobilité, et de travail hors du
foyer.
Toutefois, on ne peut généraliser l’emprise de l’idéologie agnatique traditionnelle, du moment où les
femmes sont déjà chefs de ménages de plusieurs familles complexes. En milieu urbain, la proportion des
femmes chefs de ménages complexes est plus que le double de celle des femmes chefs de ménages
nucléaires (respectivement, 22,5 % et 9,5 %). Tandis qu’en milieu rural, la proportion des femmes chefs de
ménages complexes avoisine celle des femmes chefs de ménages nucléaires (respectivement, 9,7 % et
10,3 %) 1. Une telle évolution dénote sans doute un changement d’attitude vis-à-vis du rôle de la femme au
sein de la famille. Elle exige aussi de relativiser le caractère patriarcal des structures familiales complexes.

Tableau no 2 : Taille des familles selon le type et le milieu de résidence

Milieu de Familles nucléaires Familles Fratries Familles Ménages sans Total des
résidence nucléaires + célibataires complexes Familles ménages
isolés
Inco mpl. Co mpl. Mon opar Isolés Plusi.
Pers.
Ensemble 2,0 5,9 4,4 5,6 2,8 7,9 1,0 2,4 6,0
Urbain 2,0 5,6 4,3 5,5 2,6 7,2 1,0 2,3 5,6
Rural 2,0 6,2 4,4 5,7 3,0 8,5 1,0 2,5 6,6

Source : ENF 96

Entre 1960 et 1982, la taille moyenne des ménages a progressé de 4,79 à 5,93. En 1995, la taille moyenne
des ménages a légèrement augmenté (6,0 membres). En dépit du fait qu’entre 1980 et 1999, l’indice synthé-
tique de fécondité a baissé d’environ 3 enfants passant de 5,91 à 2,97 enfants par femme, les effets de la
croissance démographique antérieure continuèrent à peser sur la taille moyenne des ménages.
Les familles nucléaires complètes sont de taille relativement large. Elles comprennent 5,9 membres, et
donc, près de 4 enfants non mariés par couple. La taille des familles monoparentales est sensiblement plus
réduite (4,4). Ces deux types de familles ont, en moyenne, 3,4 enfants. Ceux-ci ne sont pas nécessairement
tous une charge pour leur famille, car il y a possibilité que certains d’entre eux soient des actifs occupés. Par
contre, ce sont les familles complexes qui se caractérisent par la taille moyenne la plus élevée (7,9 per-
sonnes, dont 7,2 en milieu urbain et 8,5 en milieu rural). Par ailleurs, il est à noter que l’âge de 32,1 % des
membres de ce type de ménages ne dépasse pas 15 ans, et que celui de 11,2 % d’entre eux est au-delà de
60 ans 2.

1. Famille au Maroc. Op. Cit., pp. 47-48.


2. Ibid., p. 33.

107
Tableau no 3 : Répartition des ménages
selon le sexe du chef de ménage et le milieu de résidence

Milieu de résidence Sexe du chef de ménage Total


Masculin Féminin
Ensemble 84,4 15,6 100,0
Urbain 81,7 18,3 100,0
Rural 87,9 12,1 100,0

Source : ENF 96

À l’exception des ménages monoparentaux dirigés le plus souvent par des femmes (en 1998, entre 88 et
95 % des ménages monoparentaux sont dirigés par des femmes) 1 ce sont les hommes qui sont générale-
ment les chefs des autres types de ménages. Ils le sont en milieu rural sensiblement plus qu’en milieu urbain
(respectivement, 87,9 % et 81,7 %). Tandis que les familles nucléaires dirigées par une femme ne repré-
sentent pas plus de 5 %. C’est d’ailleurs l’absence du mari qui leur permet le plus souvent de diriger leur
ménage 2. À l’échelle nationale, la proportion des ménages dirigés par des femmes est de 16,7 % de la tota-
lité des ménages, 20,2 % en milieu urbain, et 12 % en milieu rural 3.
Parmi les femmes présidant des ménages monoparentaux, 66,8 % d’entre elles sont des femmes veuves
et divorcées, et 32,1 % sont des femmes mariées dont le mari est migrant interne ou à l’étranger 4. En 1999,
les femmes représentent 86,4 % de l’ensemble des chefs de ménages veufs en milieu urbain, et 50,3 % en
milieu rural. Entre 1982 et 1999, la proportion des femmes parmi les chefs de ménage divorcés est passée
en milieu urbain de 73 à 89 %, et en milieu rural, de 52 à 81 % 5. Toutefois, cette sur-représentativité fémi-
nine dans la catégorie des familles monoparentales résulte non seulement des effets du divorce et du veu-
vage, mais aussi du fait que la femme jouit en priorité du droit de la garde des enfants, ainsi que du statut de
tuteur légal en cas de décès ou incapacité du mari. Par ailleurs, le maintien de la femme en situation de pau-
vreté constitue d’une part une entrave au développement économique et social de la société marocaine.
En outre, les femmes qui dirigent des ménages monoparentaux sont le plus souvent âgées. Elles sont en
moyenne plus âgées que les hommes chefs de ménage. En milieu rural, on relève parmi la catégorie des 60
ans et plus 29,3 % d’hommes chefs de ménage, contre 38,6 % de femmes chefs de ménage. En milieu
urbain, ces proportions sont respectivement de 20,6 % et 25 %. La plupart d’entre elles sont analphabètes.
Une proportion de 84,2 % de femmes chefs de ménage n’a reçu aucune instruction scolaire, contre seule-
ment 52,9 % d’hommes chefs de ménage. Dans la plupart des cas, elles exercent des emplois précaires et
peu rémunérés, ou ne disposent d’aucun revenu. Le taux d’inactivité s’élève à 63,8 % parmi les femmes
chefs de ménage, contre 14,5 % pour les hommes chefs de ménage. En plus, les ménages qu’elles dirigent
sont généralement de taille élevée.

1. Direction de la Statistique. Enquête nationale sur le niveau de vie des ménages (ENNVM), Rabat, 2000.
2. CERED. Genre et développement : aspects socio-démographiques et culturels de la différenciation sexuelle. Ministère de la Prévision
économique et du Plan, Rabat, 1998, p. 273.
3. Direction de la Statistique. Enquête nationale sur le niveau de vie des ménages 1998-99, Rabat, 2000.
4. Ibid., p. 271-273.
5. Direction de la Statistique. RGPH., 1982; et Enquête nationale sur le niveau de vie des ménages, 1998-99, Op. Cit..Voir aussi : Abdessalam
Fazouane. Analyse démographique de la population et des ménages marocains dans une perspective genre. In : Femmes et hommes au Maroc :
analyse de la situation et de l’évolution des écarts dans une perspective genre. UNIFEM-Direction de la Statistique (encore à publier), Rabat, 2002.

108
Ce qui se répercute négativement sur les résultats scolaires des enfants vivant au sein de ces ménages,
qui ne sont, par ailleurs ni logés, ni nourris ou soignés de manière appropriée. Toutes les conditions s’y
trouvent réunies pour que ces enfants sombrent dans l’économie informelle. Indubitablement, le maintien de
ces femmes dans une situation de pauvreté accroît le risque de sa transmission entre générations.
Par ailleurs, il est à signaler que l’intégration des ménages dirigés par des femmes, et catégorisées parmi
les plus vulnérables, ne peut se faire seulement par le biais de l’offre d’emploi, et ce, du fait que ces
ménages sont généralement amaigris en membres actifs pouvant exercer une activité rémunérée. Le
nombre moyen de personnes actives par ménage (0,39) y est nettement inférieur à la moyenne nationale
(2,29).
Dans le cadre de l’enquête sur la famille à Fès, il s’est avéré que dans la tranche d’âge des quarante ans et
plus, il y a plus de femmes que d’hommes vivant seuls, c’est-à-dire, que la proportion des hommes mariés
était supérieure à celle des femmes mariées, et que celle des femmes veuves et divorcées était, par contre,
supérieure à celle des hommes veufs et divorcés. En termes chiffrés, parmi les ménages d’une seule per-
sonne, 75,26 % sont féminins, contre 23,73 % masculins. Un fait qui atteste des difficultés particulières
qu’affrontent les femmes célibataires, divorcées ou veuves de cette catégorie d’âge à se marier ou se rema-
rier, et partant, de la régression des types de mariage dont le souci majeur était d’abord celui de préserver
l’honneur de la famille et de protéger ses membres réputés fragiles et vulnérables 1.
Plus grave, si l’on tient compte du cycle de vie, et plus particulièrement de la phase où l’on vit seul, « on
constaterait que la plupart des hommes vivent cette situation durant leur jeunesse, alors que les femmes ont
plutôt tendance à en avoir l’expérience après quarante ans. En d’autres termes, les femmes vivent seules au
moment où elles ont le plus besoin de la présence d’un homme à la maison, alors que les hommes vivent
seuls surtout aux moments où le célibat est plutôt un choix volontaire » 2.
Or, la vulnérabilité à la pauvreté est surtout accentuée parmi les ménages d’une seule personne, les
familles monoparentales et les couples sans enfants. Elle est même maximale dans le cas des femmes
vivant seules qui représentent 14 % des ménages dirigés par une femme. D’ailleurs, la proportion des chefs
de ménage qui dirigent des ménages défavorisés est nettement supérieure parmi les femmes (27,6 %) que
parmi les hommes (2,3 %) 3. Cette pauvreté féminine s’est accentuée tout au long des années 90, puisque le
nombre des femmes vivant en dessous du seuil de la pauvreté a progressé de 1.1 million en 1991 à 2.7 mil-
lions en 1998 4.
Toutefois, en milieu rural, la pauvreté est plus accentuée parmi les ménages dirigés par des hommes que
parmi les ménages dirigés par des femmes. Une telle différence s’explique par le fait que la solidarité sociale
et familiale y est plus agissante en faveur des femmes seules, notamment celles qui se trouvent en situation
de divorce ou de veuvage. Par contre, les femmes qui vivent des situations similaires en milieu urbain sont
plutôt livrées à elles-mêmes, et par conséquent, souffrent des effets de la pauvreté plus que les hommes.
Globalement, la proportion des ménages vivant en dessous du seuil de la pauvreté est passée de 13,1 %
au début de la décennie 1990 à 19 % vers la fin de cette même décennie. C’est particulièrement en milieu
rural que la pauvreté a concerné le plus de ménages. Évalué à 18 % en 1990-91, le taux de pauvreté en
milieu rural s’est progressivement accru pour atteindre 27,2 % en 1998-99. C’est ainsi qu’à l’enclavement et
aux carences en infrastructures se sont ajoutées les contraintes liées à l’appauvrissement croissant des
ménages.

1. Famille à Fès. Op. Cit., p. 125.


2. Ibid., p. 124-125.
3. CERED. Populations vulnérables. Ministère Chargé de la Population, Rabat, 1997, p. 142.
4. Direction de la Statistique. Enquête nationale sur le budget-temps des femmes 1997-98. Rapport de synthèse. Volume 1 et 2, Rabat, 2000.

109
2.2. Le changement des rapports parents/enfants

Les rapports intergénérationnels au sein de la famille sont en train de changer dans le sens d’une plus
grande individuation et autonomie des adolescents et des jeunes par rapport à leurs parents. Les profils tradi-
tionnels des célibataires et des personnes âgées ne sont plus ce qu’ils étaient auparavant, et les pratiques de
la cohabitation et du mariage révèlent de nouveaux modes d’agencement entre la nouvelle génération et la
précédente.

2.2.1. De nouveaux choix en matière de résidence


L’expérience de la vie commune dans des cellules familiales élargies semble avoir contribué à ce que les
jeunes soient majoritairement désireux de résider séparément de leurs parents. C’est la tendance qui s’était
manifestée depuis les années 60. Ce qui leur donne la possibilité de jouir pleinement de leur intimité, tout en
leur permettant d’éviter les problèmes habituellement inhérents à la cohabitation entre la bru et la belle-
mère.
Par la suite, l’Enquête Nationale sur la Famille qui fut réalisée en 1996 confirma la tendance de la plupart
des jeunes ménages à la séparation résidentielle, et ce, aussi bien à l’égard des parents que des beaux-
parents du chef de ménage. Elle révéla toutefois que pour les jeunes mariés qui se trouvent contraints à
cohabiter avec l’une de leurs familles d’origine, ils tendent à le faire le plus souvent avec les parents du chef
du ménage qu’avec leurs beaux-parents.
Elle montra également que la cohabitation dans une même construction ou tout à fait à proximité de la mai-
son des parents ou des beaux-parents, est en milieu rural doublement supérieure à ce qu’elle est en milieu
urbain ; et que celle-ci s’effectue, là aussi, nettement plus avec les parents qu’avec les beaux-parents.
Cependant, si l’accélération des changements socioculturels et la recrudescence des différences entre
générations incitent les jeunes ménages qui se forment à choisir l’autonomie résidentielle, l’intérêt pour le
maintien des solidarités interfamiliales fait pencher pour la proximité résidentielle, et donc, pour un choix
combinant la création d’un espace privé relativement autonome et la préservation de liens d’entraide au-delà
des frontières domestiques.
Il s’avéra aussi, que par rapport au quartier urbain, le douar est également un cadre socio spatial qui favo-
rise beaucoup plus la proximité résidentielle avec parents et beaux-parents. La structure lignagère et villa-
geoise de l’habitat en milieu rural explique largement la différence qui le sépare à ce niveau du milieu urbain.
Il semble toutefois qu’avec l’amorce de dynamiques soutenues de nucléarisation des structures familiales
et d’autonomisation des individus au sein de celles-ci, la crise socio-économique actuelle semble entraîner un
« arrêt à la décohabitation », un temps de « latence » où aucune nouvelle tendance ne paraît prédominer face
à l’hétérogénéité des rapports et à la coexistence des contradictions. Apparemment soudés autour d’un pot
en commun, les membres des cellules domestiques n’agissent pas moins selon des logiques individuelles
séparées et hors de l’emprise d’une quelconque autorité centralisatrice et incontestée.
Cette individuation généralisée n’est tout de même pas égale pour les jeunes hommes et les jeunes filles.
Accédant au statut d’agents économiques, celles-ci réussissent cependant nettement moins à traduire leur
support économique au budget familial en appropriation individuelle d’un espace au sein du ménage et ne
modifient que d’une manière lente et partielle l’autorité parentale.
Parallèlement, le chômage et le manque de revenus entraînent actuellement un retour à la cohabitation
familiale, mais avec une variante significative : le retour à la cohabitation n’a pas légué à la belle-mère les pou-
voirs d’antan, mais permis plutôt à la belle-fille de prendre du poids dans la gestion de la vie familiale. À
l’exception de certaines régions rurales et présahariennes où les règles de conduite de la famille élargie pri-

110
ment toujours, la belle-mère perd le contrôle des nouveaux ménages, et en cas de dispute, le fils ne se range
plus automatiquement du côté de la mère. Il s’agit toujours de la cohabitation mais avec d’autres méca-
nismes d’équilibre et d’interaction.
L’enquête pilote du CERED sur la famille à Fès révéla deux caractéristiques majeures de la structuration du
champ familial en milieu urbain marocain. Elle montra, d’une part, que parallèlement à la tendance majoritaire
vers la séparation résidentielle des nouveaux ménages, l’idéologie patrilinéaire persiste tout de même à
imprégner autant les rapports familiaux au sein des nouvelles cellules nucléaires que les valeurs dont leurs
membres s’inspirent pour éduquer les enfants et maintenir un certain type de liens avec le groupe familial
élargi. D’autre part, elle montra que les frontières entre les groupes domestiques autonomes et la parenté
sont tout à fait perméables, en ce sens qu’à partir du moment où un besoin apparaît ou qu’une crise survient
quelque part sur la scène familiale, la famille qui était pour ainsi dire en état de latence, fonctionne de nou-
veau en tant que famille élargie au bénéfice du chaînon parental concerné.
Il y est en outre signalé que la reproduction des rapports parentaux s’effectue davantage en direction des
collatéraux, des affins et des descendants, mais de moins en moins dans le sens d’un enracinement dans le
groupe des ancêtres. L’extension horizontale des relations familiales se faisant davantage au détriment du
retour à l’identité lignagère et aux sources généalogiques 1.
En Haut-Atlas, la séparation résidentielle et la formation de cellules familiales nucléaires et de taille réduite
se déroulent en parallèle à la reproduction de la famille élargie en tant que cadre collectif pour l’activité agri-
cole. Sous l’effet de cette nucléarisation, les tâches à accomplir pour les femmes se sont vu cependant
considérablement accrues, et la pénibilité du travail féminin s’accentua. La mortalité infantile et les fausses
couches ont augmenté en conséquence, alors que les jeunes filles sont devenues nombreuses à manifester
leur préférence pour le mariage en ville 2.

2.2.2. Emergence d’un nouveau statut de l’enfant


Les caractéristiques des rapports intergénérationnels se manifestent, entre autres, à travers la valeur
accordée aux enfants. Dans les zones rurales où l’on attribue une valeur économique et utilitaire à l’enfant, la
contribution de celui-ci à la survie et au bien-être de sa famille est fortement exigée. Cette contribution prend
la forme, soit d’une offre de travail gratuit auprès de parents encore jeunes, soit d’une garantie de sécurité à
l’âge de la vieillesse. Ce modèle est toujours assez commun à la plupart des zones rurales marocaines dont
le niveau de développement socio-économique est particulièrement bas, et dans une moindre mesure, en
certaines villes dont le style de vie et la structure sociale n’ont pas subi l’effet des procès d’industrialisation
et d’urbanisation.
Il est assez typique, notamment parmi les familles qui résident dans le cadre de cellules nucléaires mais
fonctionnent en tant que familles étendues. C’est le type d’environnement familial où l’on met l’accent sur
les valeurs de solidarité et de soutien mutuel plutôt que sur celles des réalisations et performances indivi-
duelles. L’indépendance de l’enfant y est perçue comme une menace à la survie de la famille, une voie vers
le délaissement par les enfants de leur devoir de solidarité à l’égard de la famille d’origine. Ce sont surtout les
parents dont l’emploi ne garantit pas la sécurité en temps de vieillesse qui maintiennent le plus l’exigence
que leurs enfants assument cette responsabilité.

1. CERED. Famille à Fes. Direction de la Statistique. Rabat, 1991, p. 138-147.


2. Mohamed Tamime. « Le rôle de la femme dans le changement familial au Maroc : la famille du Haut-Atlas ». In : Familles turques et mag-
hrébines aujourd’hui, sous la direction de Nouzha ben Salah. Éditions Maison-Neuve Larose, Belgique, 1994, p. 83 et 93-94.

111
Ces stratégies de survie basées sur l’exploitation des enfants, et impliquant, entre autres, leur retrait de
l’école et leur entrée précoce sur le marché de l’emploi peuvent contribuer dans le cours terme à réduire
l’insécurité du budget familial, mais sont, à long terme, contraires aux intérêts du ménage et de ses
membres, et accentuent en plus l’inégalité de traitement des filles et des garçons en mettant l’essentiel des
investissements en matière d’éducation, de santé, et parfois même d’alimentation, au profit des enfants de
sexe masculin.
Cependant, en milieu urbain on constate une régression de la valeur économique attribuée aux enfants,
ainsi que des attentes en matière de sécurité en temps de vieillesse. Parallèlement, la valeur psychologique
de l’enfant augmente. Sous l’effet du développement économique, l’aide matérielle de l’enfant diminue,
mais la satisfaction d’accomplissement de soi à travers ses enfants augmente. L’éducation contribue nota-
blement à réduire la participation des enfants au travail domestique et productif.
La régression des attentes à l’égard des enfants en matière d’offre de sécurité aux vieux parents est rede-
vable, entre autres, à la réussite économique relative de certaines catégories sociales, à la recrudescence de
l’individualisme, et à un moindre degré, à la contribution des régimes de retraite et de sécurité sociale. L’évo-
lution sociale en cours semble s’orienter inexorablement vers la réduction de l’aide matérielle des enfants à
leurs parents, et partant, la régression de leur perception utilitariste en tant que force de travail ou source de
revenus.
La diminution de la contribution productive des enfants et l’élévation de leur coût, notamment en termes
d’éducation et de soins sanitaires, entraîne une augmentation sans précédent de leur valeur psychologique.
Tout se passe comme si la perte, ou du moins la réduction, de la valeur utilitaire et économique de l’enfant
exigeait de mettre l’accent sur ce que l’enfant représente en tant qu’avantage et valeur non économique, et
sur un type de socialisation particulièrement valorisant de l’autonomie de l’enfant, mais pas de son indépen-
dance émotionnelle à l’égard de sa famille.
Tandis que l’interdépendance matérielle entre parents et enfants est en train de diminuer, du moins dans
certaines catégories sociales moyennes et supérieures, l’interdépendance affective et émotionnelle résiste
aux effets des transformations économiques et sociales. Même les parents disposant d’une certaine aisance
matérielle préfèrent résider à proximité de leurs enfants. Alors que les jeunes adultes trouvent honteux
d’emmener leurs vieux parents à l’hospice.
Le changement des rapports intergénérationnels ne s’oriente pas vers l’indépendance, mais plutôt vers la
persistance d’une certaine interdépendance émotionnelle. L’indépendance économique des parents n’exclut
pas l’interdépendance émotionnelle. La modernisation n’emprunte pas nécessairement une voie unilinéaire
et ne débouche pas sur la famille occidentale.

2.2.3. Le défi des jeunes et des adolescents

Pour ce qui est des jeunes et des adolescents, on note que les relations qu’ils entretiennent avec leurs
parents sont en train de perdre une caractéristique essentielle : l’autorité des aînés sur les cadets. Nombreux
sont actuellement les jeunes qui défient l’autorité des parents, sans disposer nécessairement de l’atout du
salaire ou de l’instruction. Ils tendent à s’approprier presque toutes les décisions qui les concernent et res-
treignent l’intervention de leurs parents à l’officialisation d’une situation de fait. Les parents, de leur côté, ont
des stratégies différentes à l’égard de leurs enfants selon qu’ils sont de sexe féminin ou masculin.
Face à la multiplicité des intervenants et des influences de toutes sortes sur le monde des enfants et des
jeunes en général, les adolescents émergent en tant que groupe défiant l’autorité parentale et tentant
d’imposer de nouveaux modes de comportement à l’intérieur comme à l’extérieur du ménage. Il représente

112
en quelque sorte une rupture dans la continuité familiale et une « menace » pour la stabilité des valeurs
sociales et morales de la communauté.
Les parents assurent difficilement la gestion de l’adolescence : Ils vivent l’angoisse de perdre encore
davantage le contrôle social et moral des choix et comportements de leurs fils et filles, et souffrent de leur
impuissance à mieux gérer l’avenir de leurs enfants, et du manque de moyens qui sont à même de le rendre
meilleur.
De nos jours, certains jeunes et adolescents écoutent l’avis de leurs amis beaucoup plus que celui de leurs
parents. Les jeunes aspirent à un modèle de famille qui privilégie l’entente et le dialogue entre parents et
enfants. Ils rejettent l’obéissance aveugle à l’autorité parentale. Leur prise de distance par rapport à leurs
parents prend parfois l’allure d’une révolte, à fortiori lorsque ces derniers s’avèrent incapables de subvenir à
leurs besoins en matière d’habillement et de loisirs. Ces tendances juvéniles à l’autonomisation prennent
parfois des allures de défi et d’affirmation « sauvage » de soi (absorption d’alcool, prise de stupéfiants, prosti-
tution, violence).
Ce procès d’individuation semble creuser davantage l’écart intergénérationnel au sein de la famille maro-
caine. C’est ce qui ressort d’une enquête tout récemment réalisée sur un échantillon de mille élèves et étu-
diants à Rabat 1. On a pu y constater que si les familles d’orientation des jeunes enquêtés se caractérisent
par une nette différence entre le nombre des pères et celui des mères exerçant une profession – dans le
sens de la division sexuelle traditionnelle du travail –, la tendance des jeunes actuels, ou du moins ce à quoi
ils semblent objectivement se préparer, les entraîne apparemment vers une famille de procréation où l’époux
autant que l’épouse exerce une activité hors du foyer. La transition de la génération des parents à celle de
leurs fils et filles comporte donc l’éventualité d’un passage du modèle familial où l’épouse se limitait à son
rôle de femme au foyer au modèle familial où celui-ci est censé plutôt passer à l’arrière-plan d’une activité
rémunérée hors du foyer.
Plus encore, du fait que la plupart des jeunes hommes sont pour le travail féminin dans la sphère publique,
on pourrait même s’attendre à partir de là à ce que le travail domestique soit de plus en plus partagé entre les
époux. Mais le fait que les jeunes hommes autant que les jeunes filles ont dans leur famille intériorisé à ce
niveau des rôles traditionnels, et ce depuis la prime enfance, ce fait là ne rendrait point facile ni spontané le
passage à une vie conjugale où homme et femme travailleraient à l’extérieur et partageraient le travail à
l’intérieur. En dépit des contraintes de la vie quotidienne et des incitations culturelles dont ils seraient éven-
tuellement porteurs, ils auraient toujours à faire face à la résistance tenace de la perception traditionnelle de
la division du travail entre les sexes, et à l’atmosphère sociale générale, qui elle, semble évoluer plus lente-
ment.
L’accélération du changement social fait que les normes et les idées d’une génération perdent de leur vali-
dité pour la génération suivante, et la distance psychologique entre parents et enfants devient relativement
plus marquée. Le fait que les parents soient devenus, sur le plan des connaissances scientifiques, moins ins-
truits que leurs enfants. Introduit au sein de la vie familiale, et pour la première fois, un élément inter-
générationnel absolument inédit. Étant aux frontières mêmes du savoir, les jeunes élèves et étudiants sont
objectivement prédisposés à élargir en tous moments les différences qui les séparent de leurs parents, alors
que ceux-ci sont devenus de leur côté incapables d’assumer leur rôle traditionnel de transmetteurs de
connaissances à leurs enfants.
Les cellules familiales domestiques se caractérisent déjà par des signes d’individuation et d’autonomie à
l’égard de la parenté. C’est ainsi que le souci d’affirmer l’appartenance à une lignée qui poussait jadis les
parents à donner à leurs enfants le prénom de leurs grands-parents tend de plus en plus à régresser. La ten-

1. R. Bourqia, M. El Ayadi, M. El Harras et H. Rashik. Les jeunes et les valeurs religieuses. Eddif-Codesria, Casablanca, 2000.

113
dance actuelle des familles nucléaires à l’autonomie se traduit par une réduction considérable de cette pra-
tique.
De même, la connaissance de sa propre généalogie familiale a beaucoup perdu de sa profondeur d’antan.
Elle est de moins en moins un signe d’insertion dans une lignée et d’appartenance verticale à un groupe
familial. La connaissance généalogique de sa propre famille dépasse rarement le niveau des arrière-grands-
parents.
D’autre part, si les relations parentales continuent toujours d’être spontanées, agissantes et englobant
même les parents les plus lointains, les actes à fort contenu solidaire tendent à s’effectuer en priorité dans le
cadre de la cellule domestique, et à un moindre degré, l’entourage familial le plus immédiat (parents, frères
et sœurs, beaux-frères et belles-sœurs, beaux-parents et belles-mères).
En outre, dans certaines catégories sociales particulièrement marquées par la culture occidentale, on
constate que la contraction de la parenté et la tendance au repli sur la famille de procréation sont perçues
comme étant des signes de modernité et de libération, autant qu’un préalable indispensable à la réussite pro-
fessionnelle. Cette centration sur la cellule familiale nucléaire va de pair avec la recrudescence de la compéti-
tion sociale entre cellules domestiques. Il s’agit néanmoins d’une évolution tout à fait paradoxale, car pour
s’affirmer vis-à-vis des autres groupes domestiques, chacun d’entre eux est censé recourir à la solidarité du
groupe familial élargi.
Si cette tendance à l’autonomie est plus marquée dans certaines catégories sociales que dans d’autres,
elle doit pourtant composer avec l’existence de relations parentales étendues et entretenues par divers liens
d’échange avec ascendants, descendants, collatéraux et affins. Car à l’encontre de ce qu’on constate géné-
ralement en Occident, à savoir une parenté majoritairement latente, choisie, volontaire, restreinte, et donc,
largement confinée à l’entourage familial le plus immédiat, puisque limitée essentiellement aux familles
d’orientation des deux époux, la parenté agissante dans la société marocaine s’élargit à un nombre relative-
ment plus élevé d’ascendants, descendants et collatéraux. C’est d’ailleurs à partir des contraintes et des
dépendances familiales et autres qui sont déjà présentes que le « je » de l’autonomie tente de construire sa
différence en réorganisant les mêmes contenus dont il est en quelque sorte l’émanation et en s’appropriant à
sa manière une histoire familiale commune. Lors même qu’il se constitue en tant que « je » autonome, il
conserve tout de même une partie de la réalité dont il est le produit et participe forcément à une vérité qui lui
préexiste.
Le monde rural est en train également de changer, et ce, à tel point que les mères elles-mêmes ne sou-
haitent plus que leurs filles se limitent à reproduire leur statut et leurs rôles. L’enquête effectuée dans le rural
du Haouz de Marrakech au printemps 2003 a révélé, que lors même que la plupart des enquêtées sont des
« femmes au foyer » et des « aide familiales » agricoles, seulement 4,6 % d’entre elles ont souhaité que
leurs filles soient « femmes au foyer ». En plus, aucune mère parmi les 400 auxquelles le questionnaire a été
administré n’a mentionné un souhait relatif au travail de la terre. Les mères souhaitent surtout que la fille
sorte du cadre domestique, fasse des études, et trouve un travail comme institutrice (27,1 % des enquê-
tées), fonctionnaire (15,3 %), médecin (13 %), professeur (4,6 %). Une proportion de 9,7 % des enquêtées
lui ont souhaité, toutefois, de devenir couturière, reproduisant de la sorte leur perception de l’association du
travail féminin à l’enceinte domestique. D’autres enquêtées (19 %) ont préféré de ne pas exprimer leur sou-
hait par crainte de « s’immiscer dans la volonté divine ».
Par ailleurs, la multiplication des jeunes chômeurs représente également une pression préoccupante, tant
sur les ressources agricoles disponibles, que sur les modestes budgets familiaux. Du fait que ces jeunes ne
disposent pas de ressources économiques propres, et résident après le mariage dans la demeure parentale,
ils contribuent de la sorte à l’accentuation des phénomènes de pauvreté.
Toutefois, dans le cas des jeunes ayant réussi leur insertion socio-professionnelle, la réciprocité des
échanges solidaires entre parents et enfants adultes résiste remarquablement à la montée des calculs indivi-

114
duels. Chaque fois qu’il est possible, les parents accordent à leurs jeunes enfants le soutien moral et matériel
dont ils ont besoin, et ceux-ci se montrent, de leur côté, souvent disponibles à renforcer le budget de leurs
parents et à s’occuper d’eux en temps de vieillesse.
La différence des revenus des uns et des autres fait cependant que « l’aide de subsistance » que les
enfants adultes accordent à leur parents soit actuellement triplement supérieure à l’aide qui va dans le sens
parents-enfants. La réciprocité de l’aide inter-générationnelle va de pair avec son caractère asymétrique 1.

2.2.4. Un nouveau statut pour les personnes âgées

Si la société marocaine dans son ensemble est toujours jeune, l’évolution des quatre dernières décennies
enregistre néanmoins les premiers indices de son processus de vieillissement. En effet, entre 1960 et 2002,
la proportion des personnes âgées de 65 ans et plus a progressé, dans la catégorie des hommes, de 4,3 à
5,3 %; et dans celle des femmes de 3,5 à 5,0 %. L’augmentation est donc de 1,0 pour les hommes, et de
1,5 % pour les femmes 2.
Quant au statut des vieux, les données recueillies dans le cadre de certaines enquêtes réalisées à l’échelle
locale et/ou régionale, urbaine ou rurale, révèlent des différences autant que des similitudes. Selon les cas
envisagés, le respect qui leur est traditionnellement dû décline ou perdure. Il est toutefois une constatation
irréfutable : là où le changement économique et social s’est le moins réalisé, l’autorité des vieux perdure et
s’impose dans la prise de décision.
Dans les zones rurales où les changements socio-économiques sont restés relativement limités, les per-
sonnes âgées jouissent de conditions sociales et psychologiques relativement réconfortantes. Elles prennent
les décisions importantes et vivent entourées de leurs fils et petits-fils qui ne cherchent qu’à bénéficier de
leurs prières et approbation (Ridha). Cependant, la vieillesse est mieux vécue par l’homme que par la femme.
Car au même moment où la belle-mère assume la responsabilité de gérer le quotidien et s’expose aux
risques de friction avec la bru, l’homme se tient bien à l’écart des problèmes.
Dans certaines régions, estime-t-on, les jeunes « ne respectent plus les personnes âgées et ne les traitent
plus avec gentillesse ». Dans le meilleur des cas, dit- on, « ils s’en éloignent et s’empêchent de se mêler de
leurs affaires ». Non moins prédominante est l’idée que les personnes âgées s’immiscent dans les affaires
qui ne les concernent pas et suscitent l’hostilité par leurs « commentaires déplaisants ».
Tout en reconnaissant que les vieux ne sont plus aussi respectés qu’auparavant, qu’ils sont des « gens à
part », « provocateurs de problèmes avec les jeunes », à fortiori quand il y a cohabitation, on signale, du
même coup, que l’attitude prédominante à leur égard ne peut être qualifiée de négligence, et moins encore,
d’abandon. Les vieillards, estime t-on, « sont toujours respectés dans notre société ».
Toutefois, l’homme âgé est mieux perçu que la femme âgée et plus respecté. Ses prières sont également
perçues comme étant « plus bénéfiques » pour les membres de son entourage.
Certes, les hommes âgés se marient beaucoup plus facilement que les femmes ayant dépassé l’âge de la
ménopause, et sont, à partir de là, plus nombreux à faire l’objet des soins du partenaire conjugal. Mais en
situation de veuvage, un homme âgé souffre nettement plus qu’une femme âgée. Car si la femme bénéficie
des soins de ses filles, l’homme âgé ne bénéficie des soins de ses fils que d’une manière partielle et limitée.

1. Famille au Maroc. Op. Cit., p. 97.


2. Abdessalam Fazouane. Op. Cit.

115
2.3. Le changement des rapports entre les sexes

Le changement est également une réalité dans tout ce qui touche aux rapports homme/femme. Des
indices tels que le travail féminin, le mariage et la violence domestique sont susceptibles d’en révéler la
nature et la portée.

2.3.1. Famille et travail féminin


La plupart des enquêtes réalisées sur le travail féminin au Maroc mettent en relief les disparités hommes/
femmes en matière d’emploi. Les données statistiques correspondant à 2001 montrent qu’en milieu urbain
74 % des hommes âgés de 15 ans et plus accèdent au marché de l’emploi contre seulement 20 % des
femmes. En milieu rural, ces proportions sont de l’ordre de 84 % pour les hommes contre 34 % pour les
femmes 1.
Ces enquêtes ne manquent pas non plus de souligner l’impact du travail féminin dans et hors du ménage
sur les relations intra maritales. En ce sens qu’il permet de créer au sein de la famille un environnement favo-
rable à la présence de la femme sur la scène publique, et contribue, du même coup, à consolider son statut
social et son pouvoir de décision. Ce qui constitue, apparemment, un changement de taille dans les rapports
conjugaux.
À Rabat, il s’est avéré que le travail féminin salarié contribue au changement des perceptions mentales qui
confinent la femme à la seule sphère domestique, ainsi qu’au renforcement de sa position sociale et écono-
mique au sein du ménage, et partant, de son pouvoir de décision. Pour près d’un tiers des ménages enquê-
tés, la gestion de la vie domestique se fait en commun. Un fait qui atteste de l’émergence d’une nouvelle
forme d’interaction au sein du couple salarié 2 Toutefois, la contribution des pères à l’éducation de leurs
enfants ne se fait pas tellement sur le mode du devoir ou de suivi quotidien de leur état, que sur celui de
« l’aide » apportée sporadiquement à l’épouse, et survenant en particulier à des moments de crise de leur
développement.
Loin d’induire une nouvelle division des tâches entre les époux, le travail féminin hors du foyer semble plu-
tôt en reproduire les aspects traditionnels. Le travail domestique étant toujours perçu comme une activité
essentiellement féminine, et toute insertion de la femme dans une activité rémunérée est toujours perçue
comme étant contraire à son rôle de mère. Aussi n’est-il point surprenant de constater que même les
femmes qui travaillent hors du foyer, consacrent toujours une proportion importante de leur temps au travail
ménager. L’enquête nationale sur le budget temps, révèle que 22 % du temps des femmes marocaines est
consacré aux travaux ménagers et à l’entretien de la famille. Dans le cas des femmes qui travaillent hors du
foyer, l’écart par rapport aux femmes restant au foyer est dérisoire, puisque les premières consacrent 17 %
de leur temps à ces mêmes travaux 3.
Sans doute, le mariage implique des effets différenciés sur les femmes et sur les hommes en termes de
carrière professionnelle, de participation politique, associative ou syndicale, et d’accès à la décision dans la
sphère publique. Du fait de leurs responsabilités familiales, les femmes affrontent des difficultés pour faire
valoriser leurs diplômes ou faire reconnaître leurs compétences. Puisque au même moment où les carrières
masculines sont positivement corrélées avec le mariage et le fait d’avoir des enfants, celles des femmes le
sont plutôt négativement. Alors qu’avec l’avènement des enfants les hommes s’investissent davantage dans

1. Direction de la Statistique. Enquête sur le niveau de vie des ménages, Rabat, 1998-99.
2. Aicha Belarbi. Le salaire de Madame. Éditions Le Fennec, Casablanca, 1993.
3. Direction de la Statistique. Enquête Nationale sur le Budget-temps des Femmes, Rabat, 1998.

116
le travail, les femmes se voient plutôt contraintes de travailler moins, et ce, afin de mieux concilier leurs res-
ponsabilités domestiques et familiales avec leur profession. C’est même fréquent de constater que les
femmes elles-mêmes renoncent à leurs ambitions professionnelles pour ne pas se sentir culpabilisées par
« la négligence » du rôle traditionnel qui leur est traditionnellement dévolu. Aussi les femmes qui ont le plus
de chances de réussir sont surtout celles qui sont en situation de célibat, ou ont de grands enfants..
En dépit de la relativité de ce changement, la plupart des enquêtes réalisées sur le travail féminin au Maroc
ne manquent pas de souligner l’impact du travail féminin dans et hors du ménage sur les relations intra mari-
tales. En ce sens qu’il permet de créer au sein de la famille un environnement favorable à la présence de la
femme sur la scène publique, et contribue, du même coup, à consolider son statut social et son pouvoir de
décision. Ce qui constitue, apparemment, un changement de taille dans les rapports conjugaux.
Dans une enquête sur la post-alphabétisation et le développement durable, réalisée sur un échantillon de
400 femmes des zones rurales de la province du Haouz 1, nous avons pu noter, que dans la plupart des
ménages, la prise de décision relative aux projets économiques est nettement plus le fait d’un groupe que
d’un individu. Cette décision est prise dans presque les deux tiers des ménages (64,2 %), tantôt dans le
cadre de la relation conjugale (45,8 %), tantôt en consultation entre tous les membres du ménage (18,4 %).
Dans 19 % des ménages, ce sont surtout les époux qui prennent seuls les décisions économiques. Mais il y
a aussi près de 10 % des femmes, dont plus de la moitié sont veuves ou divorcées, qui en font de même.
Dans le cadre de la relation conjugale, les hommes continuent, donc, à prendre seuls les décisions écono-
miques en plus grande proportion que les femmes. Alors que celles-ci prennent seules des décisions écono-
miques surtout lorsqu’elles sont en situation de divorce ou de veuvage, présidant ou non des ménages
monoparentaux.
Non moins significatif est le fait que la décision de monter un projet économique dans le Haouz ne se fait
pas sous l’autorité des grands-parents, et rarement sous celle des beaux-parents (1,2 % des ménages).
Contrairement à ce qui se passe dans nombre de familles du sud-est marocain (Draâ, Tafilalt) où la structure
patrilinéaire élargie de la famille et la cohabitation d’au moins trois générations oblige l’ensemble de ses
membres à chercher l’aval des parents ou des grands-parents avant la prise de toute décision importante,
dans les zones du Haouz ayant fait l’objet de notre enquête la décision économique se prend dans le cadre
de la famille restreinte, et plus souvent encore, au sein de la relation conjugale.

2.3.2. Le changement des pratiques matrimoniales


Entre 1960 et 1998, la proportion des célibataires au Maroc est passée de 35,8 à 55,6 pour les hommes ; et
de 17,0 à 44,8 % pour les femmes. Ce changement a notamment affecté le groupe d’âge des 20-34 ans 2.
Cette montée vertigineuse du célibat ne dérive pas tellement de choix délibérés que de conditions socio-
économiques particulièrement contraignantes, telles que le chômage des jeunes, l’élévation du montant de
la dot, la prolongation de la durée de scolarité et les perceptions valorisantes de la virginité ou dévalorisantes
à l’égard des femmes divorcées 3.
Sachant que le mariage est l’un des devoirs fondamentaux du musulman, le célibat semble être plutôt
involontaire et imposé. C’est à ce prix, nous rappelle A. Belarbi, qu’il cesse d’être « frère de Satan » et
acquiert l’autre « moitié de la foi ». C’est en accédant au statut d’homme marié qu’il serait en mesure, si

1. Supervisée par Helen Keller International, et réalisée en partenariat avec l’USAID et l’Entraide National, Printemps 2003...
2. Direction de la Statistique. RGPH, 1960; ENNVM 1998-99.
3. Zakya Daoud. Féminisme et politique au Maghreb. Éditions Eddif, Casablanca, 1993, p. 324-325.

117
d’autres conditions sont également réunies, de présider la prière collective 1. Aussi le célibat définitif est-il
toujours un phénomène social particulièrement rare dans la société marocaine.
Le célibat est toujours socialement dévalorisé, et la plupart des femmes célibataires cherchent à s’en
débarrasser. Lors même qu’elles jouissent d’une indépendance économique confortable, les femmes
éprouvent tout de même le besoin de se marier. Combiné à leur succès professionnel et à leur niveau d’ins-
truction élevé, le mariage ne ferait en de pareils cas que renforcer davantage leur statut social. Le divorce,
par contre, affecte négativement le statut des femmes, et ce, de manière nettement plus accentuée que le
statut des hommes.
Dans une enquête à Rabat sur 400 femmes du Supérieur on a pu constater que la « précocité matrimo-
niale » ne constitue point pour elles un comportement de référence, et donc, que la norme traditionnelle qui
orientait l’intérêt de la femme d’abord vers la recherche d’un mari ne leur est aucunement applicable. Auto-
risées par leur « dot scolaire élevée », Ces femmes de l’élite scientifique et intellectuelle, non seulement se
marient tard, mais aussi « ne finissent pas perdantes sur le marché matrimonial » tant qu’elles arrivent dans
l’ensemble à trouver un partenaire ayant un diplôme au moins égal au leur.
Les pratiques du mariage au Maroc ont connu des transformations décisives. Les jeunes comptent tou-
jours sur l’intervention des parents dans l’arrangement de leur mariage, mais interviennent plus dans ce pro-
cessus, en choisissant souvent eux-mêmes leur partenaire. À la différence de leurs ancêtres, les jeunes
actuels maîtrisent nettement plus le choix du partenaire autant que le moment du mariage et réussissent
beaucoup mieux à faire passer leur bonheur individuel avant les exigences de la cohésion groupale. Ils expri-
ment mieux leur individualité non point en s’affrontant à leur famille mais en limitant tout simplement son
intervention à la « ratification » de décisions déjà prises par les personnes concernées et à « l’officialisation »
d’une situation de fait 2.
Ils tendent aussi, et notamment en milieu urbain, à se marier plus tardivement qu’auparavant. Entre 1960
et 1998, l’âge moyen au premier mariage a augmenté en milieu urbain de 24,8 à 32,5 ans pour les hommes.
Dans le cas des femmes urbaines, l’augmentation est encore plus marquée puisque l’âge moyen au premier
mariage est passé de 17,5 à 27,9 ans. En milieu rural, l’augmentation est moindre, puisque l’âge moyen au
premier mariage est passé pour les hommes de 24,6 à 29,3 ans ; et pour les femmes de 17,2 à 25,0 ans.
Cette évolution n’a pas manqué d’affecter l’écart d’âge au mariage entre les hommes et les femmes qui
s’est réduit de 7 ans et demi en 1960 à 4 ans et demi en 1998 3.
Grâce à l’éducation des femmes et à leur insertion professionnelle, la différence d’âge entre jeunes mariés
tend aussi à se rétrécir, et notamment dans les catégories sociales moyennes et supérieures. Un fait qui
atteste d’un changement notable concernant le statut féminin et la perception du mariage. L’interconnais-
sance préalable en devient une condition nécessaire même si elle est toujours vécue par certains couples sur
le mode du « remords » et de la « trahison ». L’aire du mariage semble avoir aussi largement dépassé les
frontières de la parenté, du village et même parfois de la ville, la durée des festivités matrimoniales tend
généralement à se réduire. et le montant de la dot ne constitue plus une exigence insurmontable.
Mais ce qui paraît paradoxal est le fait, que dans ce même processus d’ouverture sur des valeurs relative-
ment modernes, le montant de la dot autant que le coût de la cérémonie de mariage, tendent irrémédiable-
ment à l’augmentation, et ce, dans un contexte d’inflation et d’accentuation du chômage des jeunes. L’une
des conséquences visibles de l’augmentation du montant de la dot, note S. Davis, c’est l’extension du célibat
féminin, et le report du mariage des jeunes en général.

1. icha Belarbi. Op. Cit., p. 101.


2. Famille à Fès. Op. Cit., p. 123.
3. Direction de la Statistique. RGPH, 1960; Enquête nationale sur le niveau de vie des ménages 1998-99, Rabat, 2000.

118
Les jeunes relèvent un changement de taille dans les critères présidant aux choix matrimoniaux. Ils notent
que la fille qui a le plus de chance de contracter un bon mariage est celle qui se présente le plus dans la
sphère publique, poursuit des études, exerce un travail ou fait montre de comportements particulièrement
sympathiques et attractifs. Des qualités telles que l’attachement à l’espace domestique, la connaissance
d’un métier manuel ou le savoir-faire culinaire, ne sont plus suffisantes, ni aussi opérationnelles qu’aupara-
vant.

2.3.3. La famille : solidarité et violence


Certes, la famille est d’abord perçue comme cadre de solidarité et de chaleur humaine. C’est un espace où
les enfants, les jeunes et les personnes âgées se sentent particulièrement à l’aise. C’est l’institution où les
individus reçoivent le plus d’appui. Elle est souvent la première institution consultée dans tout ce qui touche
au travail, à l’éducation, à la santé, etc.
L’entourage familial immédiat est souvent qualifié de coopératif et solidaire. Il est particulièrement actif
dans l’apport de soutien matériel, moral et psychologique aux membres qui en ont besoin. On exalte l’amour
et la sécurité qu’il prodigue, ainsi que l’importance de son rôle pour la santé et l’équilibre de l’individu.
Mais en dépit de la résistance et de la ténacité des stéréotypes relatifs à la prétendue « sécurité fami-
liale », la recherche sociale et psychologique au Maroc démontre de plus en plus que la plus grande propor-
tion de la violence perpétrée contre les femmes se produit dans l’enceinte domestique. Loin d’être
seulement un espace de sécurité, la famille est également un « berceau de violence » où les femmes et les
filles en sont les principales victimes. La violence contre les femmes peut devenir un événement récurrent
tout au long de la vie conjugale, ou pendant une tranche de celle-ci, et se produit sans les formes de surveil-
lance disponibles dans l’espace public. Elle comprend des pratiques aussi diverses que la menace de vio-
lence, la violence émotionnelle, la sexualité forcée, et l’assaut physique.
Comprendre l’agression domestique requiert de porter l’attention, non seulement sur le nombre des
agressions physiques, mais aussi sur d’autres conduites nuisibles telles que l’abus psychologique ou émo-
tionnel, la privation économique, et les menaces à l’encontre des autres membres de la famille et de la pro-
priété.
Contrairement aux assauts dans lesquels les victimes et les assaillants ne se connaissent point, les per-
sonnes concernées par la violence domestique occupent le même espace, partagent ou se disputent le
contrôle de ressources, et nouent des relations émotionnelles.
D’autre part, la plupart des victimes sont financièrement dépendantes de leurs assaillants, manquent
d’appuis alternatifs, et partant, risquent d’avoir leur niveau de vie sévèrement réduit en cas de divorce, ou
même de tomber en dessous du seuil de pauvreté.
Dans la société marocaine, les violences familiales se manifestent, entre autres, par le refus d’inscrire les
enfants à l’état civil, l’enlèvement des enfants, la privation de la mère du droit de visite, la privation des
enfants de la scolarisation, la non reconnaissance de la légitimité des enfants, le refus d’autoriser les enfants
à avoir un passeport, l’abandon de la famille, les violences contre les enfants, le vol de bijoux et de meubles,
l’appropriation des biens communs, et le refus de subvenir aux besoins de la famille.
La violence contre les femmes est d’autant plus probable dans les contextes sociaux où l’homme manque
de pouvoir au moment où la société attend de lui qu’il ait le plus de pouvoir. Cette « crise de masculinité » se
manifeste notamment dans le cas des maris qui perdent l’un des ressorts essentiels de leur pouvoir, à savoir
la capacité de pourvoir aux besoins de leur famille. En outre, on peut s’attendre à ce que les hommes les
moins dotés en capacités d’adaptation et en ressources susceptibles de favoriser l’utilisation d’une force
approuvée socialement soient les plus enclins à exercer des violences contre leurs épouses.

119
En fait, derrière la violence domestique contre les femmes il y a d’autres déterminants sociaux, psycho-
logiques, et économiques qu’il convient également de rapporter :
– Les mariages arrangés, de par le fait qu’ils ne tiennent pas compte de la liberté des partenaires dans le
choix du conjoint, sont souvent une source de conflit conjugal, et par là même, de violences domes-
tiques ;
– L’échec des couples jeunes à faire face au stress résultant de leurs nouvelles responsabilités et à assu-
mer leurs nouveaux rôles peut également conduire au conflit conjugal ;
– Les attentes en matière de rôles traditionnels féminins tiennent les mères responsables pour l’éducation
des enfants. Pour toute déviance dans le comportement des enfants, c’est la mère qui est blâmée ;
– La socialisation de l’homme en tant que partenaire dominant dans la relation conjugale constitue égale-
ment un facteur déterminant. Aussi l’agression peut-elle être initiée à partir du moment où sa partenaire
féminine commence à s’affirmer ou à montrer un certain degré d’indépendance. La frustration résultant
de son incapacité à maîtriser l’enjeu, le conduit parfois à la violence interpersonnelle ;
– La demande accrue d’intimité peut générer une certaine peur chez l’homme, et par conséquent, faire de
l’agression physique ou verbale un mécanisme de restauration de la « balance de pouvoir » sous le
contrôle de l’homme ;
– L’accroissement des demandes féminines en vue d’accéder à plus d’égalité et d’autonomie peut aussi
conduire à un accroissement de la violence ;
– L’inégalité entre hommes et femmes en termes d’éducation, de formation, d’emploi et de prise des
décisions renforce les attitudes masculines de supériorité et de légitimation de la domination ;
– L’accroissement de la participation féminine dans le marché du travail et la diminution du rôle de la
famille étendue concernant la médiation dans les problèmes conjugaux, renforcent le statut de la femme
mais la rendent en même temps vulnérable à la violence conjugale ;
– L’usage de la violence physique dans les catégories sociales modestes est un comportement toléré,
socialement approuvé, pour ne pas dire qu’il est parfois recommandé en vue de soumettre la femme à la
volonté de son mari et qui semble être intériorisé voire valorisé par les femmes ;
– Les hommes de condition sociale modeste subissent beaucoup de pressions économiques, vivent des
situations tendues, mais sont incapables d’exprimer leur ressentiment contre leurs supérieurs. À la
moindre provocation, ils déversent leurs frustrations sur leurs épouses sur lesquelles ils se sentent
capables d’exercer leur pouvoir ;
– Le manque de ressources économiques et l’absence d’épanouissement personnel, conduit souvent les
maris à faire usage de violences contre leurs épouses. Cette violence conjugale prend alors l’allure d’un
mécanisme compensatoire auquel certains hommes recourent afin d’avoir un semblant de contrôle sur
leur vie, leur épouse. Mais en réalité, on en fait usage lorsque justement tout paraît être hors contrôle ;
– L’excès d’alcool et l’absorption de drogues sont aussi parmi les causes majeures de la violence domes-
tique à l’égard des femmes.

La violence domestique a des effets multiples sur les femmes et la famille. Selon la responsable du centre
FAMA, elle limite leur capacité à être productives dans leur travail et à participer pleinement dans la vie com-
munautaire. Les femmes victimes de violence se retirent de la vie sociale, se sentent humiliées, perdent une
grande partie de leur énergie et n’ont plus confiance en elles. Cela sans évoquer la désintégration familiale
qui en résulte et qui demeure la cause principale du travail des enfants, de la recrudescence des enfants de
la rue, de la prostitution, de l’abus de drogues et plusieurs autres comportements déviants.
Cet état d’affaiblissement général se répercute sur les relations de la femme avec ses enfants qui
commencent à perdre leur teneur en affectivité tout en évoluant vers l’agressivité. Certaines recherches ont

120
démontré que la probabilité de la mortalité infantile avant l’âge de cinq ans est nettement plus élevée dans le
cas des enfants dont les mères sont battues que pour ceux dont les mères ne le sont pas. Dans le même
sens, nombre de fausses couches, de naissances prématurées, et de naissances de bébés dont le poids est
anormalement bas sont dues à l’effet néfaste de la violence domestique.
D’autre part, les jeunes témoins des scènes de violence familiale ont une prédisposition plus élevée à
devenir anxieux, repliés sur eux-mêmes, hostiles aux autres, voire même violents et agressifs. Ils peuvent
percevoir la violence comme un moyen souhaitable et approprié pour résoudre les conflits. Les filles qui
vivent dans de telles familles développent, de leur côté, la méfiance à l’égard des hommes et des attitudes
négatives à l’égard du mariage. Les garçons deviennent également agressifs et violents à l’égard des
femmes.
La plupart des femmes victimes de violence continuent de vivre avec leurs conjoints, parce que l’image de
la femme divorcée est sévèrement condamnée par la société. Le manque d’une alternative meilleure en est
également un facteur. Lorsque en vertu des valeurs sociales les femmes sont tenues pour responsables du
maintien des relations familiales et des soins à l’égard de leurs enfants, tout en étant empêchées d’accéder
aux mêmes ressources financières que les hommes, leur capacité à se débarrasser des relations violentes
se trouve dès lors compromise.

3. L’image de la famille dans la nouvelle Moudawana

La nouvelle Moudawana s’inscrit dans le cadre du processus de démocratisation et d’expansion des droits
de l’Homme qui a commencé à s’accélérer depuis le début des années 90. Quand l’État s’est approprié
d’une partie essentielle des fonctions de la famille en matière d’éducation, de soins sanitaires, de formation
professionnelle, de couverture sociale,... certains ont cru que la famille n’occupe plus qu’un espace infime de
la vie des personnes. Mais, voilà que la famille revient en force, et par la grande porte, celle d’un nouveau
code juridique combinant, à la fois, la fidélité à l’Islam et le renforcement des dynamiques de modernisation.
Si dans la société traditionnelle le souci primordial de la famille était celui de contribuer à assurer l’intégra-
tion et la stabilité sociale, si pendant cette période le bonheur de la famille primait sur celui de l’individu,
l’évolution sociale s’est faite de telle sorte que le bonheur de l’individu au sein de la famille est devenu tout
aussi crucial. Le nouveau code de la famille affronte ce défi tout en maintenant les fonctions traditionnelles
de la famille. Il représente une reconstruction inédite des trois instances d’organisation des conduites au sein
de la famille : le « je individuel », le « nous conjugal » et le « nous familial ».
L’émergence d’individus relativement autonomes, égaux et l’émancipation des statuts personnels de
chaque conjoint au sein du couple (pour les hommes, ce n’est pas une nouveauté, car ils avaient déjà accès à
ce bien, alors que pour les femmes c’est une conquête) font du nouveau code de la famille un déterminant
fondamental des mutations de la famille au Maroc :

1. La relation conjugale se fonde désormais sur la liberté nouvelle d’un choix mutuel entre partenaires ;
2. Les variations et les nuances familiales vont pouvoir mieux s’exprimer ;
3. La signification subjective du vécu familial deviendra plus tangible ;
4. La femme aura plus de liberté pour choisir le nombre de ses enfants et le moment opportun de les
avoir ;
5. Meilleur cadre pour le développement de la personnalité de chacun des membres de la famille

Le nouveau code de la famille préconise également le passage des rapports conjugaux du modèle de

121
l’obéissance au modèle de la concertation, ainsi que l’institution de la réciprocité des droits et devoirs entre
les conjoints. Le rapport conjugal se fonde désormais sur l’égalité, le consentement, l’échange global, la
concertation, et la réciprocité des sentiments. Les restrictions imposées à la polygamie sont aussi un ren-
forcement du rapport conjugal.
Il présuppose le passage d’une division normative des rôles conjugaux au partage des responsabilités
domestiques et familiales. Ce qui implique la valorisation du travail domestique et familial, l’implication des
hommes dans les affaires domestiques et familiales, et la libération des femmes du déchirement entre leur
devoir de mère et leur développement personnel.
La nouvelle Moudawana stipule aussi que la préservation de l’honneur familial n’est plus une responsabi-
lité exclusive de la femme. Elle considère que la réciprocité positive doit également prévaloir entre les
familles respectives des deux conjoints. Ce qui ne pourrait que contribuer au maintien, à l’équilibrage et ren-
forcement des liens entre la famille nucléaire et la famille d’origine des deux conjoints.
La nouvelle Moudawana privilégie des formes négociées de résolution des conflits familiaux (divorce par
consentement mutuel, médiation). Un fait tout à fait plausible, notamment dans les familles appartenant aux
classes moyennes et supérieures. Les liens familiaux sont d’abord consentis. Ils ne sont prescrits qu’en der-
nière instance. Autrement dit, elle instaure un contrôle juridique des liens entre la sphère privée et publique.
Dans ce nouveau cadre juridico-idéologique, la famille nucléaire ne doit plus continuer à fonctionner selon la
logique de la famille étendue. Toutefois, on fait appel au conseil de la famille dans les procédures de réconci-
liation. La médiation familiale est l’occasion de choisir une logique de construction plutôt que de destruction.
La mobilisation juridique se déplace vers l’aval, vers les effets sociaux de cette autonomisation. La nouvelle
Moudawana vise à jouer sur les conséquences plus que sur les causes (ex. divorce).

Que signifie cette mutation dans notre droit familial


– À la Famille/unité organique sous l’autorité d’un chef, se substituent des familles où les rapports inter-
nes sont définis par les négociations qui s’y déroulent ;
– Les forces unificatrices de la famille se situent de moins en moins dans les pressions de la commu-
nauté, et de plus en plus dans les relations interpersonnelles et les interactions familiales (l’affection
mutuelle, l’intimité des relations, le consensus sur les valeurs et les objectifs...) ;
– Le personnage central de la famille est désormais incarné plus par ses membres que par la famille elle-
même ;
– L’axe horizontal de la famille – celui de l’échange – prime désormais sur l’axe vertical : « L’être
ensemble » prime sur la volonté de préserver une lignée familiale ;
– Les individus ne sont plus enfermés dans un rôle, ou définis par des places. La famille devient un espace
ouvert où chacun doit pouvoir s’épanouir au contact des autres.

La force de la nouvelle Moudawana réside dans :


– la traduction de la tradition religieuse en langage moderne orienté vers le futur ;
– la prise en considération des changements qu’a connus la famille marocaine durant les dernières décen-
nies ;
– l’appui aux familles monoparentales présidées par une femme ;
– l’effort de conciliation entre la volonté de liberté des individus et l’intérêt général ;
– la reconnaissance de droits essentiels au profit des femmes et des enfants des deux sexes ;
– la tentative de contrôle juridique et collectif des effets sociaux et psychologiques pouvant résulter de la
reconnaissance de l’autonomie et de l’émancipation des membres de la famille.

122
La famille, telle qu’elle se manifeste dans la nouvelle Moudawana, a des configurations et fonctions dif-
férentes. Ses limites et sa composition sont aussi différentes, ainsi que l’environnement socio-politique dans
lequel elle sera de plus en plus appelée à s’insérer. La pleine réussite de la Moudawana exige cependant que
des mesures sociales, politiques, éducatives et économiques soient prises au plus tôt, notamment en faveur
des femmes, des enfants et des familles défavorisées. Elle exige également qu’une action de sensibilisation
soit enclenchée à l’échelle nationale.

Conclusion

Tout au long des cinq dernières décennies, la famille marocaine a connu des changements multiples et
profonds dont les effets sont palpables tant au niveau de sa structure qu’à celui du vécu de ses membres et
des relations qui les lient les uns aux autres.. Sous l’effet de facteurs tels que l’industrialisation, la salarisa-
tion, l’urbanisation, la recrudescence des mouvements migratoires internes et externes, l’incidence de la
croissance démographique sur l’équilibre hommes/ressources, l’accroissement du taux d’activité féminine,
l’élargissement progressif de l’usage de la contraception, et les progrès enregistrés dans le domaine de
l’éducation des femmes et des hommes, une désintégration poussée des groupes agnatiques s’est produite,
parallèlement à l’émergence de phénomènes d’individuation au sein de la famille, et de tendances au réamé-
nagement des rapports familiaux, internes et externes.
L’évolution de la famille marocaine débouche davantage sur une diversification inédite des structures et
des relations familiales, et génère, à travers ce mouvement, une catégorie d’unités domestiques particulière-
ment vulnérables. L’unité qui la caractérisait jadis sur le plan de l’organisation économique (division du travail
familial) ou du mariage (endogamie), paraît se réduire de plus en plus à la sphère symbolique (honneur, répu-
tation du nom familial).
Le changement des valeurs, des relations et des structures de la famille impose, de plus en plus, d’appro-
cher la vie familiale en tant que phénomène pluriel faisant toujours l’objet d’un processus de diversification
croissante. Ce changement est interne, mais concerne également les limites et les frontières établies entre
les cellules domestiques. Il donne lieu à l’émergence d’une dynamique d’individuation et de différenciation
qui interdit, désormais, de reproduire l’image de la « cohésion » familiale, ou de se référer à la famille au sin-
gulier.

La volonté de réorganiser le champ familial s’affirme de plus en plus. Nous suggérons qu’elle prenne en
considération les constats suivants :
– Le passage d’un modèle de famille unique à une pluralité de structures et de rapports familiaux (familles
nucléaires, élargies, monoparentales, migrantes, familles dirigées par une femme, etc. ;
– La prolifération de groupes particulièrement vulnérables alourdit les tâches familiales en matière d’assis-
tance et de prise en charge. On se réfère notamment aux familles monoparentales, familles ayant des
enfants handicapés, salariés handicapés, personnes handicapées inactives, retraités, chômeurs, familles
« productrices » de prostituées mineures, familles vivant de la mendicité, familles victimes d’incendie ou
de catastrophes naturelles, mères isolées, vieillards isolés, femmes victimes de violence intrafamiliale,
mineurs abandonnés, etc. ;
– La participation accrue et irréversible des femmes au marché du travail, à laquelle correspond une parti-
cipation limitée des hommes dans les tâches domestiques, invite à revoir la portée du rôle de la famille
en matière de solidarité ;

123
– Les prestations de la famille marocaine ne sont plus une réponse suffisante à tous les problèmes de
mode de vie ou de sécurité. Elle assume toujours le rôle principal dans la prise en charge des personnes
âgées, des mineurs, des malades, des handicapés, etc. mais dans certaines catégories sociales, les
signes de fatigue commencent déjà à devenir tangibles. D’autant plus que des spécialistes en tous
genres envahissent son champ et font apparaître les moyens qu’elle développe dans l’assistance à ses
membres comme un « bricolage ». La bonne volonté et l’initiative, non assorties des indispensables
savoirs et des appareils qui les mettent en œuvre, sont désormais impuissantes à résoudre une bonne
partie des problèmes du quotidien ;
– L’accentuation de la pauvreté de plusieurs ménages ruraux et urbains entrave actuellement la capacité
de la famille au placement professionnel de ses membres : jadis assuré par le réseau familial, il continue
à l’être partiellement, mais presque seulement lorsque la famille occupe une situation socio-économique
avantageuse.

À partir de ces constats, il est devenu plus que jamais urgent de répondre aux questions suivantes : Com-
ment peut-on renforcer la solidité de la famille en tant que cellule de base de la société ? Par quels moyens
peut-on actuellement soutenir les familles face aux menaces de la pauvreté et de la désintégration ? Com-
ment adapter (financièrement et légalement) les mesures sociales en faveur des familles à la diversification
croissante des configurations familiales ?

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125
Les droits des femmes

Introduction ...................................................................................................129

1. La première génération des droits : reconnaissance


formelle des droits politiques .................................................................130
2. La deuxième génération des droits : favoriser une plus grande
participation des femmes à l’éducation et à l’économie ..................131
2.1 Les droits socio-économiques .........................................................131
2.2. Les conventions internationales .....................................................132
3. La troisième génération des réformes : un pas important vers
l’égalité en matière de droits civils........................................................132
3.1 La création du fonds de garantie de paiement des pensions
alimentaires (2002).............................................................................133
3.2. L’adoption de la loi no 37-99 portant sur l’état civil ( 2002) .........133
3.3. Le nouveau Code de procédure pénale (CPP, 2002) ..................133
3.4. Le nouveau Code du travail (2003) ..................................................133
3.5. La révision partielle du Code pénal (adopté en juillet 2003) .......134
3.6. Le Code de la famille (janvier 2004).................................................134
4. Les défis à relever dans le court terme ................................................136
4.1. Le silence de la Constitution sur l’égalité en matière
des droits civils et sur la hiérarchie des lois dans l’ordre
juridique interne .................................................................................136
4.2. Les discriminations dans certains statuts de la Fonction
publique et dans le régime des pensions civiles..........................136
4.3. Les quatre pages pour les épouses dans le livret d’état civil ....137
4.4. Les limites de la dernière révision du Code du travail.................137
4.5. Les discriminations subsistant dans le Code pénal .....................137

127

gt2-5 127 22/12/05, 11:34:16


4.6. Les limites du nouveau Code de la famille..................................... 138
4.7. Le Code de la nationalité (Dahir de 1958)....................................... 139
4.8. La non-institutionnalisation de la participation publique et
politique des femmes. ....................................................................... 139
4.9. La vulnérabilité des statuts de certaines catégories
de femmes........................................................................................... 140
4.10. Le maintien des réserves et la non-ratification
de certaines conventions internationales relatives
aux droits des femmes ..................................................................... 140

Conclusion ....................................................................................................... 141


Notes et références ....................................................................................... 142

RABÉA NACIRI

128

gt2-5 128 22/12/05, 11:34:17


Introduction

La citoyenneté moderne repose sur la notion des droits et des obligations de l’individu vis-à-vis de la collec-
tivité et représente un ensemble de processus légaux par lesquels sont définis les sujets d’un État 1. Si l’on
se place au niveau de la théorie libérale, la citoyenneté n’est pas concevable en l’absence de l’égalité de tous
les citoyens en droits et en devoirs. Or, au Maroc, les femmes et les hommes n’ont pas eu accès aux
mêmes droits en même temps. Le processus d’acquisition par les Marocaines de droits égaux a commencé
après l’indépendance et continue à ce jour. Ce processus se fait par sauts à travers des luttes et des mobili-
sations qui permettent une lecture historique de l’évolution politique et sociale du Maroc durant les cinq der-
nières décennies.

En effet, la première Constitution du Maroc indépendant (1962) reconnaît l’égalité de tous les citoyens
devant la loi en matière de droits politiques et de droit à l’éducation et au travail. Mais la norme constitu-
tionnelle s’est caractérisée par la permanence de deux traits marquants :
– d’une part, les différentes constitutions qui se sont succédées depuis 1962 ont gardé le silence sur
l’égalité entre les hommes et les femmes en matière de droits civils. La Constitution dispose de l’égalité
de tous les citoyens devant la loi sans plus de précision ;
– d’autre part, à travers le processus de mise en place du système juridique national, les principes égali-
taires reconnus par la Constitution en matière de droits politiques et sociaux seront limités et vidés de
leur sens par la promulgation d’un certain nombre de lois inégalitaires, plus particulièrement la Mouda-
wana de 19957/58.

En effet, l’État post-indépendant s’est efforcé de protéger le modèle juridique de la famille et l’idéologie
véhiculée par la Moudawana à travers des textes de droit interne et ses engagements internationaux contri-
buant ainsi à élargir l’espace du droit musulman en matière de Statut Personnel 2.
Ainsi, des textes qui sont, en principe, séculiers comme le code pénal, le code de procédure pénale, le
code du commerce, le Dahir des obligations et contrats et enfin le Code de la nationalité, pour ne citer que
les plus importants, ont renforcé l’idéologie patriarcale par la prééminence accordée au père et au mari au
sein des relations familiales et sociales.
L’introduction des dispositions discriminatoires dans des textes séculiers qui sont en totale opposition
avec les dispositions explicites de la Constitution, sous prétexte de garantir leur conformité avec la chariaa,
incite à questionner la hiérarchie des normes dans le système juridique marocain. Par ailleurs, d’autres
mesures juridiques coloniales discriminatoires ont été maintenues comme c’est le cas pour l’article 6 du
Code du Commerce – abrogé en 1995 – qui exigeait l’autorisation maritale préalable pour l’exercice par la
femme mariée du commerce et l’article 726 du dahir formant Code des obligations et contrats – abrogé en
1995 – qui soumettait le travail de la femme mariée à l’autorisation de son mari. Ces dispositions ont été
maintenues – pendant des années – alors qu’elles étaient franchement contraires aux dispositions franches
et explicites de la chariaa.
L’analyse de l’évolution de la situation des droits des femmes depuis les cinq dernières années permet de
dégager une idée centrale qui va structurer cette analyse à savoir que les femmes ont d’abord acquis des

129
droits politiques (première génération de droits), qu’elles ont ensuite eu accès à des droits égaux dans le
domaine socio-économique (dans une deuxième phase) et qu’enfin, elles ont pu bénéficier de certains droits
civils sur le même pied d’égalité avec les hommes à partir des deux dernières années. Toutefois, ce proces-
sus n’a pas été linéaire comme nous allons le constater tout au long de cette étude.
Cette évolution a été ponctuée par des luttes ayant permis dans un contexte d’ouverture démocratique
d’accélérer les réformes et de les approfondir pour englober en 2004 la réforme de la Moudawana. Cette der-
nière réforme ne peut être appréhendée de la même manière que les autres lois compte tenu des passions
et des mobilisations qu’elle a suscité et ce, depuis sa promulgation dans la foulée de l’indépendance du pays.

1. La première génération des droits :


reconnaissance formelle des droits politiques

Depuis 1962, les Constitutions successives du Maroc ont reconnu l’égalité entre les hommes et les
femmes en matière de droits politiques et, tout particulièrement, le droit de vote et le droit d’éligibilité
(article 8 de la Constitution). Toutefois, cinq décennies après, la proportion des femmes élues dans les dif-
férentes instances représentatives s’est maintenue à moins de 1 %. C’est lors des dernières élections légis-
latives de septembre 2002 et suite au plaidoyer et aux mobilisations du mouvement des femmes, que les
partis politiques ont décidé de réserver la liste nationale à la candidature exclusive des femmes permettant
ainsi l’accès de 35 femmes au parlement (30 élues sur la base de la liste nationale et 5 sur la base des listes
régionales) De cette façon, le Maroc se retrouve aujourd’hui parmi les pays arabes qui ont l’une des plus
fortes représentations des femmes au parlement (10 %).
Toutefois, le progrès réalisé lors des élections législatives demeure fragile du fait que le quota n’a pas été
institué par la loi organique de la Chambre des représentants. En effet, lors des élections locales de juin
2003, aucune disposition spécifique n’a été retenue pour encourager la représentation des femmes dans les
instances locales. Le résultat en a été que leur proportion à ce niveau est restée en dessous du 1 %.
Les résistances à l’entrée des femmes en politique par des mécanismes spécifiques et positifs tel que le
système des quotas s’expliquent non pas par le fait que ce dernier est anti-démocratique mais plus par la
réaction d’une élite politique masculine jalouse de ses privilèges. Ces résistances se retrouvent également
dans la sphère publique qui, malgré les avancées, demeure associée au sexe masculin. Les femmes ne sont
que 10 à 12 % aux postes de direction et de chefs de division dans les secteurs gouvernementaux sociaux
traditionnellement féminins. Le nombre des femmes ministres dans les différents cabinets qui se sont suc-
cédés au Maroc depuis 1997 – date d’entrée des premières femmes au gouvernement (4 ministres) – reste
dérisoire et varie entre 1 et 3. De plus, les porte-feuilles confiés aux femmes sont généralement des secréta-
riats d’État et/ou des ministères délégués dans les secteurs sociaux (famille, enfants, personnes handica-
pées, etc.) et manquent de mandats institutionnels forts et de moyens humains et financiers.
En dernière analyse, les droits politiques acquis depuis cinq décennies restent à traduire et à concrétiser
dans la réalité afin de favoriser l’élargissement de la participation citoyenne des femmes et le renouvelle-
ment des élites politiques.

130
2. La deuxième génération des droits : favoriser une plus grande
participation des femmes à l’éducation et à l’économie

À partir du début de la décennie 90, le Maroc va entamer une nouvelle phase caractérisée par la révision de
la Constitution (1992) qui, parmi les principales nouveautés, dispose dans son préambule que le Maroc
« réaffirme son attachement aux droits de l’Homme tels qu’ils sont universellement reconnus. »
Cette révision sera concrétisée par un certain nombre de réformes qui se sont traduites, plus particulière-
ment, par la levée d’un certain nombre d’obstacles juridiques à l’exercice par les femmes de leurs droits au
travail et par l’adhésion à plusieurs conventions internationales notamment la Convention pour l’élimination
de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et la Convention relative aux droits de
l’enfant (CDE) en 1993.

2.1. Les droits socio-économiques

Le droit à l’éducation et au travail sans distinction en fonction du sexe a été établi par la première constitu-
tion marocaine. Mais plusieurs textes juridiques, confortés par les politiques mises en place, ont participé à la
non-jouissance par les femmes et fillettes de ces droits.
En matière du droit au travail, en plus des anciennes dispositions (congé de maternité, allaitement des
enfants, réglementation du travail de nuit et dans certains secteurs, interdiction du licenciement pour cause
de grossesse, de maternité ou de statut matrimonial), la réforme de l’administration publique de 1993 a per-
mis aux femmes fonctionnaires qui le souhaitent de prendre leur retraite anticipée après 15 années d’ancien-
neté, au lieu de 21 ainsi que le droit à un congé sans solde de deux ans renouvelables si elles désirent
rejoindre leurs époux.
À partir de la moitié de la décennie 90, les femmes mariées ont désormais le droit d’exercer le commerce
et d’établir un contrat de travail sans l’autorisation du mari. 3 Ces droits ont été établis, d’une façon explicite,
par la suppression de l’autorisation maritale, exigée auparavant pour l’exercice du commerce (Code du com-
merce, 1995) et pour la passation d’un contrat de travail (Dahir des Obligations et des Contrats, 1995)
Le droit d’occuper des emplois et fonctions à tous les échelons est consacré dans les articles 12 et 13 de
la Constitution. Cependant, certains statuts particuliers de la Fonction publique interdisaient aux femmes les
fonctions de pompier, de cadre de l’administration territoriale et le service actif dans la police et dans
l’armée. À partir de 1999, plusieurs changements ont été introduits pour conformer, partiellement, le Statut
Général de la Fonction publique (1958) qui pose le principe constitutionnellement garanti, de l’égalité de tous
les citoyens marocains devant l’accès aux fonctions et emplois publics avec les statuts particuliers de la fonc-
tion publique ayant introduit des exceptions à cette règle. Dans ce sens, plusieurs décrets ont ouvert les
fonctions relevant de la Direction générale de la sûreté nationale (services actifs de la police) aux femmes.
De même, les postes de facteur, d’agent de ligne des PTT et d’officiers de douane sont dorénavant acces-
sibles aux femmes.

Concernant le droit à l’éducation qui a enregistré un déficit notoire durant des décennies, deux faits mar-
quants ont contribué, à partir de 1998/99, à un début d’inscription de ce droit dans les faits :
– l’élaboration de la « Charte nationale de l’éducation formation » (juillet 1999) en tant que cadre de réfé-
rence de la réforme du système éducatif articulée autour de l’objectif « généralisation d’un enseigne-
ment de qualité pour les deux sexes » ;

131
– l’adoption par le Parlement (mars 2000) de la loi relative à l’obligation de l’enseignement fondamental de
9 ans pour les deux sexes (mars 2000) qui devrait accélérer le rythme des avancées vers l’égalité entre
les garçons et les filles dans la jouissance du droit à l’éducation.

2.2. Les conventions internationales

La réaffirmation de la volonté du Maroc à respecter les normes universelles en matière des Droits de
l’Homme, exprimée par le préambule de la Constitution révisée de 1992, a été concrétisée, notamment, par
la ratification en 1993 de la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des
femmes (CEDAW) et de la convention relative aux droits de l’enfant. Durant l’année 2001, le Maroc a publié,
avec un retard de 14 ans, la CEDAW dans le bulletin officiel permettant ainsi son entrée en vigueur et, par la
même occasion, sa diffusion auprès des corps constitués, des juges et du public, en général.

Toutefois, l’impact de cette ratification a été affaibli par deux facteurs importants :
– l’ambiguïté de la Constitution par rapport à la question de la hiérarchie des normes internes et inter-
nationales. En effet, la Constitution marocaine garde le silence sur la place des traités internationaux rati-
fiés dans la hiérarchie de la norme juridique interne. Ce silence permet au législateur de ne pas
harmoniser l’arsenal juridique avec les engagements internationaux du pays, d’une part et aux magis-
trats de ne pas s’y référer, d’autre part.
– le Maroc a ratifié la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des
femmes (CEDAW) le 21 juin 1993 en l’assortissant de réserves qui, de par leur nature et leur ampleur,
font de cette ratification un simple acte symbolique. 4

En effet, étant un État réservataire, le Maroc n’est pas tenu, juridiquement, à l’application des dispositions
de la Convention. Ceci est d’autant plus vrai que les réserves émises par le Maroc sont incompatibles avec
l’objet et le but de la CEDAW. 5 Le Comité CEDAW a demandé, dans ses recommandations générales et
d’une façon explicite, aux États – parties de réexaminer ces réserves particulièrement celles relatives aux
articles 2 et 16.

3. La troisième génération des réformes :


un pas important vers l’égalité en matière de droits civils

Suite à la vague de ratifications des conventions internationales, à l’ouverture politique et aux mobilisations
du mouvement des femmes et des organisations des droits humains, le début de la décennie 2000 va enre-
gistrer une tendance lourde vers la promotion des droits des femmes qui connaîtra son point culminant par la
promulgation du nouveau Code de la famille.
De par le nombre des textes qui ont fait l’objet de révisions et la nature des réformes intervenues, cette
étape constitue réellement une rupture avec le passé permettant de dire que le Maroc a franchi un pas
important vers l’accomplissement de l’égalité entre les hommes et les femmes. En effet, depuis l’année
2002, le rythme des réformes s’est accéléré pour toucher des textes importants et vitaux pour les droits des
femmes : Code du travail, Code pénal, Code de procédure pénale et Code de la famille. C’est donc un véri-

132
table progrès pour lequel les ONG de femmes ont présenté et proposé des alternatives visant à améliorer à
la fois le statut des femmes et renforcer la transition démocratique actuelle.
Ces réformes seront présentées dans un ordre chronologique permettant de saisir la logique des réformes
ainsi que l’évolution qualitative enregistrée dans le statut des femmes, dans les relations familiales et entre
les hommes et les femmes, d’une façon plus générale.

3.1. La création du fonds de garantie de paiement des pensions


alimentaires (2002)

Dans le but de garantir à la mère divorcée et gardienne des enfants le paiement d’une pension en applica-
tion d’un jugement exécutoire. Cette mesure, très positive pour les mères et leurs enfants, n’est toutefois
pas encore entrée en application.

3.2. L’adoption de la loi no 37-99 portant sur l’état civil (2002)

A répondu à plusieurs demandes du mouvement pour la défense des droits des femmes et de l’enfant,
notamment pour ce qui concerne :
– le droit du père et de la mère, sur un pied d’égalité, de déclarer une naissance ;
– le droit de l’enfant né de père inconnu à un nom fictif ;
– l’introduction des données relatives au mariage et au divorce dans le livret d’état civil ;
– le droit de la femme divorcée ayant la garde des enfants d’obtenir un duplicata du livret de l’état civil.

3.3. Le nouveau Code de procédure pénale 6 (CPP, 2002)

L’article 336 du CPP qui interdisait à l’épouse de se constituer partie civile contre son époux sans l’auto-
risation préalable de la juridiction saisie vient d’être abrogé permettant ainsi aux femmes mariées d’avoir un
accès, dans les mêmes conditions que les époux, à la justice.
Par ailleurs, la majorité pénale à été élevée à 18 au lieu de 16 ans et plusieurs nouvelles mesures destinées
à la protection des mineurs ont été promulguées dans le but d’harmoniser la législation nationale avec les
normes internationales en vigueur. 7

3.4. Le nouveau Code du travail 8 (2003)

A permis d’introduire des amendements relatifs aux droits des femmes concernant :
– La consécration, pour la première fois, par le Code du travail du principe de la non-discrimination, y
compris entre les hommes et les femmes (en matière d’emploi, de salaires...) 9.
– La référence, pour la première fois dans la législation marocaine, au harcèlement sexuel sur les lieux du
travail, désormais considéré comme « une faute grave ».
– L’élévation de la durée du congé de maternité de 12 à 14 semaines.

133
– La nouvelle disposition portant sur la nécessité d’une codification spécifique du statut des employés de
maison (majoritairement des femmes et des fillettes).

3.5. La révision partielle du Code pénal (adopté en juillet 2003)

A répondu, dans une large mesure, aux demandes du mouvement des femmes, notamment :
– Disparition de la discrimination homme/ femme en matière des peines en cas de meurtre ou coups et
blessures commis par l’un des époux sur la personne de l’autre s’il le surprend en flagrant délit d’adul-
tère. Avant la réforme, l’excuse atténuante était accordée au seul mari.
– Aggravation des sanctions en cas de coups et blessures infligés volontairement par l’un des époux à
l’encontre de l’autre.
– Aggravation des sanctions en cas de récidive aux délits commis par l’un des époux à l’encontre de
l’autre.
– Autorisation des professionnels de santé à ne pas respecter le secret médical lorsqu’ils constatent des
violences entre époux ou à l’égard d’une femme.
– Introduction d’une nouvelle circonstance aggravante du viol : le fait que la victime soit enceinte.
– Aggravation des sanctions dans le cas de proxénétisme si le délit est commis sur une femme enceinte
et s’il est commis par le conjoint.
– Incrimination du harcèlement sexuel dès lors qu’il y a abus de l’autorité découlant des fonctions d’auto-
rité (y compris dans les lieux du travail).

3.6. Le Code de la famille (janvier 2004)

L’ancien code du Statut Personnel élaboré en 1957/58 et amendé, d’une façon symbolique, en 1993 était à
l’origine du statut juridique infériorisé des femmes. Ses dispositions discriminatoires ainsi que les cristallisa-
tions identitaires et politiques autour de ce Code ont constitué, durant les décennies écoulées, la principale
atteinte à la fois aux droits, à la dignité et à la liberté des femmes.
Après près de 20 ans de mobilisations du mouvement des femmes au Maroc – surtout durant la moitié de
la dernière décennie – ce Code vient de faire l’objet d’une refonte portant sur le fond faisant franchir au
Maroc, selon l’ensemble des acteurs politiques et sociaux, une importante étape vers la démocratie et la
modernité.
Les principaux changements introduits par le nouveau Code de la famille, présenté officiellement par SM
le Roi devant le parlement en octobre 2003 et adopté par ce dernier en janvier 04, concernent :

L’égalité et la co-responsabilité des époux :


– la famille est désormais placée sous la direction des deux époux alors que l’ancienne Moudawana la pla-
çait sous la direction exclusive du mari ;
– le devoir d’obéissance de la femme à son époux a été supprimé dans l’actuel Code en faveur de l’égalité
en droits et devoirs entre les époux.
Le renforcement de l’effectivité des dispositions de la nouvelle loi qui stipule que le ministère public
est partie – prenante dans toute action visant l’application des dispositions du Code de la famille (dispositions

134
inexistantes dans l’ancien texte). Par ailleurs, des sections spécialisées dans le droit de la famille seront ins-
tallées au sein des tribunaux de première instance avec comme objectif de faciliter l’accès à la justice.
L’égalité en matière d’age au mariage fixé à 18 ans pour l’homme et la femme alors que l’ancien code
fixait cet âge à 15 ans pour la femme et à 18 ans pour l’homme.
La tutelle matrimoniale est dorénavant optionnelle pour la femme majeure qui est maître de son
choix et l’exerce selon sa propre volonté et son libre consentement. La Moudawana révisée (1993), exigeait
la présence d’un tuteur matrimonial pour la femme non-orpheline de père comme condition de validité du
mariage.
La réglementation de la polygamie, soumise dorénavant, à l’autorisation du juge et à des conditions
légales draconiennes, à savoir :
– la première épouse doit être avisée de l’intention de son époux de lui joindre une autre épouse. De
même, cette dernière doit être avisée que son futur époux est déjà marié ;
– la femme a le droit de demander à son futur mari de s’engager à ne pas lui joindre une coépouse et à lui
reconnaître le droit de dissolution du mariage au cas où cet engagement serait violé ;
– la polygamie est interdite lorsqu’une injustice est à craindre entre les épouses ;
– le tribunal n’autorise pas la polygamie si la nécessité n’est pas prouvée et si le mari ne dispose pas de
ressources suffisantes pour entretenir les deux familles et garantir tous les droits dont la pension ali-
mentaire, le logement et l’égalité entre les deux épouses.
La réglementation du divorce et les nouvelles perspectives pour les femmes 10 : le nouveau Code
introduit des changements importants visant à limiter les abus résultant de l’exercice par l’époux de son droit
à la répudiation 11 (droit du mari de divorcer unilatéralement). En vertu de la nouvelle loi, toutes les procédures
de dissolution du lien matrimonial seront soumises à une procédure de réconciliation et le divorce doit néces-
sairement être prononcé dans un délai maximum de six mois.
Si les anciennes procédures du divorce (dissolution du mariage par la femme) ont été maintenues, néan-
moins, le nouveau Code a apporté des petites modifications destinées à en faciliter l’exercice comme c’est le
cas pour le divorce pour préjudice subi et pour le divorce par compensation (achat par la femme de sa liberté)
qui n’est plus soumis, comme par le passé, au consentement du mari.
Mais les principales nouveautés résident dans les possibilités représentées par le divorce consensuel et
pour mésentente profonde (Chiqaq) accessibles, sur un pied d’égalité, aux deux époux. Ces nouvelles pro-
cédures pourront libérer les femmes et leur permettre de divorcer dans les mêmes conditions que les
hommes et sans être obligées de produire des preuves – souvent impossibles à réunir – ni d’acheter leur
liberté et se soumettre ainsi aux pires chantages (divorce par compensation)
La répartition des biens acquis pendant le mariage entre les époux : tout en consacrant le principe de
la séparation des biens qui existait dans l’ancien Code, le nouveau texte introduit la possibilité pour les époux
de se mettre d’accord, dans un document séparé de l’acte de mariage, pour définir un cadre pour la gestion
et la fructification des biens acquis durant le mariage.
Le renforcement du droit de garde de la mère : alors que dans l’ancien Code du Statut Personnel, la
mère divorcée et gardienne des enfants était déchue du droit de garde en cas de remariage, le Code de la
famille a retenu la possibilité pour la mère de conserver, sous certains conditions, la garde de son enfant
même après son remariage ou son déménagement dans une localité autre que celle du mari. Elle peut égale-
ment récupérer la garde après disparition de la cause qui été à l’origine de la perte de la garde qu’elle soit
volontaire ou involontaire.

135
Les droits de l’enfant : figurent en tant que nouveau corpus dans le nouveau texte. Les principaux chan-
gements proposés par le projet du Code de la famille se situent à deux niveaux :
– les discriminations existantes dans l’ancien Code ont été abrogées et cette loi réserve désormais le
même traitement au garçon et à la fillette. Contrairement à l’ancien texte 12, en cas de divorce des
parents, l’enfant ayant atteint l’âge de 15 ans révolus, peut choisir d’être confié à la garde soit de son
père soit de sa mère ;
– des dispositions spécifiques aux droits de l’enfant ont été introduites conformément à la Convention des
droits de l’enfant à laquelle le Maroc a adhéré (avec une seule réserve) 13. En cas de divorce des parents,
le nouveau code accorde des garanties importantes visant à préserver les droits de l’enfant comme un
habitat décent, la pension alimentaire versée dans le mois qui suit la prononciation du divorce, etc.

4. Les défis à relever dans le court terme

Les avancées enregistrées durant la décennie écoulée inscrivent le Maroc dans une perspective de pro-
grès très appréciable dans le contexte régional. Ces avancées sont d’autant plus significatives qu’elles sont
le fruit, en grande partie, des luttes et mobilisations du mouvement des femmes et du dynamisme de la
société civile au Maroc. Toutefois, plusieurs discriminations et lacunes subsistent encore dans les lois et
dans les pratiques juridiques à l’encontre des femmes.

4.1. Le silence de la Constitution sur l’égalité en matière des droits civils


et sur la hiérarchie des lois dans l’ordre juridique interne

La Constitution marocaine garde le silence sur :


– l’égalité entre les hommes et les femmes en matière de droits civils et ne reconnaît pas aux femmes
une capacité juridique identique à celle de l’homme ;
– sur la hiérarchie des lois dans l’ordre juridique interne dans la mesure où, normalement, les traités inter-
nationaux ratifiés ont la primauté sur le droit interne et non le contraire. Or, au Maroc, si certaines juris-
prudences peuvent renvoyer à la supériorité des conventions internationales sur les lois internes, dés
lors qu’il s’agit des droits de l’Homme et, plus particulièrement des droits des femmes, les juris-
prudences sont rares et la Constitution contribue à entretenir le flou sur le principe qui donne aux
conventions internationales, dûment ratifiées et adoptées, une valeur supérieure aux lois internes. 14

4.2. Les discriminations dans certains statuts de la Fonction publique et


dans le régime des pensions civiles

En vertu de certains statuts particuliers de la Fonction publique, plusieurs fonctions restent interdites aux
femmes comme celles relatives aux postes de l’autorité territoriale (Gouverneur, Pacha, Caid, etc.). Les
femmes restent cantonnées dans les postes relevant des activités sociales de l’armée : médecins, infir-
mières, assistantes sociales, chargées de transmission, etc.
Lorsque les époux sont tous les deux au service de l’administration et qu’ils sont, par conséquent, suscep-

136
tibles de bénéficier de l’indemnité familiale, celle-ci est versée exclusivement au mari « chef de famille ».
Cette disposition reste valable même lorsque la mère divorcée a la garde des enfants (Décret de 1958 fixant
les conditions d’attribution des prestations familiales aux fonctionnaires, personnel militaire et agents de
l’État)
Le régime des pensions civiles régi par la Loi de 1971 telle que modifiée et complétée par le Dahir de 1989
introduit une discrimination à l’égard des femmes qui ne perçoivent la pension de veuve que si le mariage a
été contracté deux ans au moins avant le décès du mari ou la date de cessation d’activité et à la condition
que l’accident ou la maladie ayant entraîné l’invalidité soit imputable au service ou si un ou plusieurs enfants
sont issus de ce mariage (ce dernier critère fait tomber la condition de délai) 15.

4.3. Les quatre pages pour les épouses dans le livret d’état civil

Alors que le nouveau code de la famille va dans le sens de la restriction de la polygamie de façon à la
rendre impossible, le nouveau livret de famille prévoit quatre pages pour les épouses.

4.4. Les limites de la dernière révision du Code du travail

Malgré les changements intervenus, le nouveau code du travail présente encore plusieurs limites et
lacunes :
– L’insuffisance des dispositions juridiques pour mettre en œuvre la non-discrimination et la lutte contre le
harcèlement sexuel.
– L’égalité en matière des salaires n’est pas garantie.
– Certaines catégories de travailleuses, notamment les employées de maison dont un grand nombre est
constitué par des petites filles, ne sont pas protégées par les dispositions du nouveau Code. C’est donc
un vide juridique à combler.

4.5. Les discriminations subsistant dans le Code pénal

– Le Code pénal définit le viol comme étant toute relation sexuelle normale imposée par un homme à
une femme. Les tribunaux considèrent qu’en cas de viol avec violence physique, surtout visible, le
consentement n’existe pas mais dans la pratique, les tribunaux n’acceptent pas facilement de prendre
en considération la violence morale. La réalité montre que les femmes violées ont souvent le plus grand
mal à le prouver, d’une part du fait que l’infraction se déroule généralement sans témoin, d’autre part
parce que, pour les juges, la preuve de l’absence de consentement est souvent confondue avec la
preuve d’une bonne moralité ou d’un comportement irréprochable à leurs yeux. Or, si l’absence de
consentement n’est pas établie, le viol ne l’est pas non plus. 16
– La notion de viol conjugal n’existe pas dans la législation pénale pour la simple raison que le corps de la
femme mariée est censé appartenir à son époux.
– Les poursuites pénales à l’encontre du violeur cessent automatiquement si ce dernier accepte d’épou-
ser sa victime mineure et nubile. Cette disposition humiliante et dégradante est souvent défendue sous

137
prétexte que c’est la solution qui sauvegarde le mieux l’honneur de la fille et de sa famille. Cette disposi-
tion est souvent utilisée dans les cas de viols pour annuler les poursuites à l’encontre du violeur.
– Le maintien de la défloraison comme circonstance aggravante du viol fait des femmes, dans la pra-
tique, une marchandise.
– Les dispositions relatives à l’enlèvement de la femme mariée, franchement dégradantes, ont été
maintenues. En vertu de l’article 496 du Code pénal est puni de l’emprisonnement de 2 à 5 ans et d’une
amende quiconque « sciemment cache ou soustrait aux recherches une femme mariée qui se dérobe à
l’autorité à laquelle elle est légalement soumise » Ceci signifie que, lorsqu’une femme mariée quitte le
domicile conjugal sans le consentement de son mari, ceux qui l’hébergent, sachant qu’elle a fui le domi-
cile conjugal, tombent sous le coup de cette loi, abstraction faite du motif ayant conduit la femme à quit-
ter le domicile conjugal. Cette disposition constitue, dans la pratique, une entrave légale qui n’encourage
pas les ONG à procéder à l’ouverture de foyers d’accueil permettant d’héberger des femmes victimes
de violences en attendant qu’une solution soit négociée.
– Le maintien des poursuites pénales en cas de relations sexuelles hors mariage entre deux per-
sonnes de sexes différents a pour conséquence de conduire les femmes célibataires enceintes à aban-
donner leurs enfants (dans la rue, les hôpitaux) et même à des infanticides.
– L’interdiction de l’avortement autre que thérapeutique sanctionne les jeunes femmes appartenant
aux catégories sociales les plus démunies et les condamnent à l’exclusion sociale et au recours, par
manque de moyens financiers et par ignorance, à la pratique de l’avortement dans des conditions dange-
reuses pour leur santé.

4.6. Les limites du nouveau Code de la famille

Eu égard aux dispositions de l’article 16 de la CEDAW, malgré les progrès enregistrés en matière du statut
des femmes dans la famille, plusieurs limites sont à signaler, parmi lesquelles :
– La polygamie est maintenue même si elle a fait l’objet de réelles restrictions.
– La procédure de divorce unilatéral de la part du mari (répudiation) est également maintenue même
si elle a fait l’objet d’une réglementation visant à limiter les abus pouvant découler de cette prérogative
donnée au mari.
– La procédure du divorce par compensation a été maintenue avec une modification destinée à per-
mettre au juge de prononcer le divorce dans un délai déterminé si les époux n’arrivent pas à se mettre
d’accord sur le montant de la compensation à verser par l’épouse.
– La répartition des biens acquis durant le mariage reste problématique dans le cadre du nouveau pro-
jet. En effet, le contrat reste optionnel alors que le mouvement des femmes demande à ce que les
adouls chargés d’enregistrer le mariage puissent poser la question d’une façon explicite aux époux au
moment de sa conclusion.

Par ailleurs, la contribution des femmes sous la forme du travail domestique et des soins aux enfants et
aux personnes âgées et malades de la famille n’est pas prise en considération :
– La mère peut perdre la garde de ses enfants âgés de plus de 7 ans au motif de son remariage.
– La mère ne peut accéder à la tutelle légale sur ses enfants mineurs qu’en cas d’absence du père
(décès, incapacité juridique). En effet, l’article 231 du code de la famille énumère ainsi les tuteurs : le
père majeur, la mère majeure en cas de décès du père ou de son incapacité, le tuteur testamentaire
désigné par le père, le tuteur testamentaire désigné par la mère, le juge, le tuteur datif.

138
Par ailleurs, cette disposition introduit une certaine ambiguïté dans la mesure où le père a le droit de dési-
gner un tuteur testamentaire ce qui peut laisser supposer deux possibilités :
– le tuteur désigné par le père ne peut acquérir cette qualité qu’en cas de décès ou d’incapacité de la
mère ;
– le père à le droit de désigner un tuteur même en cas de présence de la mère puisque l’article 238 du
même code prévoit que si le père défunt a désigné un tuteur testamentaire à son fils, la mère peut révo-
quer cette tutelle testamentaire.

Enfin, en cas de divorce, le père reste toujours le tuteur légal des enfants même lorsque la garde de ces
derniers est confiée à la mère.
– L’inégalité en matière d’héritage est maintenue : Le principe structurant la législation sur l’héritage
est basé sur l’inégalité entre les descendants. Les enfants de sexe masculin héritent du double de la
part de celle du sexe féminin. En l’absence de descendants de sexe masculin, les descendantes de sexe
féminin n’héritent pas de la totalité de la succession dont une partie est dévolue aux collatéraux du
défunt.

4.7. Le Code de la nationalité (Dahir de 1958)

La principale caractéristique de la nationalité est qu’elle est une relation individuelle et non collective entre
l’État et ses citoyens et citoyennes et à ce titre, elle ne devrait obéir à aucune restriction liée à l’appartenance
religieuse, politique ou ethnique. Or, le code de la nationalité marocain est doublement discriminatoire à
l’égard des femmes :
– en tant que mères : elles ne transmettent pas automatiquement, comme c’est le cas pour les pères, leur
nationalité à leurs enfants. En vertu des articles 6, 7 et 9 du Code de la nationalité, l’enfant ne peut
prendre la nationalité de sa mère que s’il est né au Maroc d’un père inconnu ou apatride ou à condition
qu’il réside au Maroc et déclare, 2 ans avant sa majorité, vouloir l’acquérir. Le déni du droit des femmes
de transmettre leur nationalité à leurs enfants constitue, en réalité, une restriction à leur liberté du choix
de leurs conjoints et prive leurs enfants de leurs droits civils et socio-économiques les plus élé-
mentaires. En définitive, les Marocaines ayant épousé des étrangers sont sanctionnées et cette sanc-
tion s’étend à leurs enfants ;
– en tant qu’épouses : la femme étrangère mariée à un marocain bénéficie d’une procédure spécifique
d’acquisition de la nationalité de son mari (article 10) 17 alors que l’époux étranger de la Marocaine n’a pas
le même droit : il doit résider au Maroc, disposer d’un revenu régulier, parler la langue arabe et introduire
une demande de naturalisation (procédure longue, incertaine et relevant non pas du Ministre de la Jus-
tice mais du Conseil des Ministres).

4.8. La non-institutionnalisation de la participation publique et politique


des femmes

Le recours à des actions positives permettant de combler les écarts enregistrés au niveau de la participa-
tion des femmes à la sphère de la prise de la décision politique et administrative n’est pas institutionnalisé.

139
Les progrès enregistrés lors des élections législatives précédentes (2002) restent tributaires de la conjonc-
ture partisane et politique et de la bonne volonté des formations politiques. En effet, les élections locales de
2003 ont enregistré une nette baisse des candidatures féminines par rapport aux législatives précédentes et,
surtout, du nombre des sièges remportés par les femmes qui ne représentent que 0,55 % du total des élus.
Le mouvement des femmes n’a pas cessé de demander que le choix du scrutin de liste soit assorti de méca-
nismes garantissant la représentativité effective des femmes parmi les candidats et les élus (notamment par
le biais d’incitations ou des sanctions financières à envisager dans le cadre de la loi sur les partis politiques
qui sera présentée prochainement au parlement) 18.
Dans la sphère administrative, des stratégies diverses sont mobilisées pour entraver l’accès des femmes
aux postes de la prise de la décision. Des mesures positives transitoires peuvent êtres mises en place pour
veiller à ce que l’administration marocaine soit plus équitable et plus transparente dans ce domaine.

4.9. La vulnérabilité des statuts de certaines catégories de femmes

L’absence de protection juridique et sociale participe à augmenter la vulnérabilité de plusieurs catégories


sociales à la pauvreté et à l’exclusion, plus particulièrement :
Les mères célibataires et leurs enfants sont les principales victimes de la conjonction d’une loi discrimina-
toire et de l’hypocrisie sociale. Ce sont généralement des jeunes filles issues des milieux les plus défavori-
sées qui n’ont pas de possibilité de recours (avortement clandestin coûteux, accès à l’information
contraceptive, etc.) 19 En dépit du fait que le code pénal sanctionne les relations sexuelles hors mariage pour
les deux sexes, 20 dans la pratique, quand elle est enceinte, la mère célibataire n’est pas admise à prouver qui
est le père de son enfant et peut être condamnée pour relations sexuelles hors mariage vu que son état le
prouve. Pour l’homme, la preuve est beaucoup plus difficile, même si la mère le dénonce 21.
La situation des femmes domestiques, et surtout, les mineures d’entre elles, très nombreuses, reste pré-
occupante au Maroc à un moment où aucune loi ne réglemente leur statut et leurs conditions de travail. La
pauvreté pousse les parents à faire travailler leurs fillettes dés leur jeune âge en tant que domestique pour
des salaires de misère et dans des conditions qui peuvent constituer des menaces pour leur santé mentale
et physique. La réglementation du travail (y compris l’âge d’accès au travail 22) ne s’appliquant pas au travail
domestique et le travail dans l’artisanat traditionnel, il devient urgent de mettre en application les dispositions
de l’article 4 du nouveau code du travail qui dispose que « Les conditions d’emploi et de travail des employés
de maison qui sont liés au maître de maison par une relation de travail sont fixées par une loi spéciale. Une loi
spéciale détermine les relations entre employeurs et salariés et les conditions de travail dans les secteurs à
caractère purement traditionnel. »

4.10. Le maintien des réserves et la non-ratification de certaines


conventions internationales relatives aux droits des femmes

Lors de la ratification de la CEDAW, le gouvernement marocain a émis des réserves qui, par leur nature et
leur ampleur, font de cette ratification un simple acte destiné à améliorer l’image du pays à l’étranger. En
dépit des demandes incessantes du mouvement des femmes et des droits de l’Homme et des progrès enre-
gistrés dans le domaine législatif, le Maroc n’a pas encore exprimé publiquement sa volonté de lever les
réserves sur la CEDAW et d’adhérer à son protocole facultatif 23.

140
De plus, les juges ne se sentent pas tenus de se référer à la CEDAW pour plusieurs raisons :
– silence de la Constitution sur la hiérarchie des normes ;
– lacunes dans la formation des juges.

Par ailleurs, le Maroc n’a pas encore adhéré aux mécanismes de surveillance des traités relatifs aux droits
de l’Homme et notamment le protocole facultatif au CEDAW qui reconnaît au Comité CEDAW le droit de
recevoir des pétitions soumises par des femmes ou des groupes de femmes qui ont épuisé tous les autres
recours nationaux. Le Protocole facultatif accorde également au Comité le droit de mener des enquêtes sur
des violations graves ou systématiques au chef des dispositions de la Convention.

Enfin, le Maroc n’a pas encore ratifié les Conventions des Nations Unies suivantes :
– La Convention sur la nationalité de la femme mariée (1954) ;
– La Convention internationale sur le consentement au mariage, l’âge du mariage et l’enregistrement des
mariages (1962).

Conclusion

Les progrès accomplis depuis 2002 dans le domaine législatif placent le Maroc, d’une façon incontestable,
parmi les pays arabes qui ont le plus avancé en matière de lutte contre les discriminations à l’égard des
femmes. La volonté politique – au plus haut niveau – de mettre fin aux inégalités les plus criantes et aux
humiliations dont sont victimes les femmes ouvre des perspectives importantes pour continuer les mobilisa-
tions sur le chemin de l’égalité entre les hommes et les femmes.
L’ignorance quasi générale des rares dispositions légales favorables aux femmes, les procédures légales,
contradictoires et complexes, un environnement social et judiciaire qui n’est pas toujours favorable aux
femmes comme, par exemple, la réticence des juges à recourir aux conventions internationales dûment rati-
fiées et publiées ainsi que les faibles capacités des femmes, participent à renforcer les impacts négatifs des
écarts entre les deux sexes dans tous les domaines y compris dans le domaine juridique.
Les femmes marocaines ont obtenu plusieurs droits politiques, économiques et civils après des luttes
acharnées alors que d’autres sont encore à conquérir. Parmi ces derniers, le droit de transmission de la natio-
nalité à leurs enfants qui est confisqué. Or, le droit d’acquérir et de transmettre sa nationalité devrait être
considéré comme l’une des premières conditions d’accès à la citoyenneté car cette dernière est basée sur la
notion de l’appartenance à une communauté et à une nation ; notion qui fonde les droits et les obligations du
citoyen.
Si la législation a évolué vers une moindre discrimination entre les hommes et les femmes et vers une
meilleure protection des droits de l’Homme et des libertés publiques, les politiques et programmes gouver-
nementaux, devenus un peu plus sensibles aux besoins des femmes et fillettes, ne sont pas encore à la
mesure des retards et des écarts enregistrés entre les hommes et les femmes dans plusieurs domaines et
qui sont, pour l’essentiel, à l’origine de la faible performance du Maroc en matière d’indicateurs de déve-
loppement humain.

Il reste beaucoup d’efforts à fournir pour permettre aux femmes d’exercer pleinement les droits acquis,
surtout, au niveau de l’alphabétisation – notamment les rurales, de scolarisation des filles et à leur main-

141
tien au moins pendant 9 ans dans le système éducatif (durée réglementaire), de santé reproductive (surtout
la mortalité maternelle et les maladies sexuellement transmissibles), de l’accès des femmes au marché du
travail, d’amélioration de leurs statuts professionnels et de réduction des écarts de salaires entre les
hommes et les femmes), de sensibilisation et d’éducation à l’égalité et de lutte contre les violences à l’égard
des femmes.
Ces défis nécessitent une vision volontariste qui se décline en deux approches nécessitant la mobilisation
de plusieurs mécanismes :
– Une approche transversale consistant en la prise en compte de la situation, des besoins et des intérêts
des femmes et fillettes dans l’ensemble des politiques publiques et dans tous les secteurs de la vie
économique, sociale et politique.
– Une approche spécifique centrée sur l’identification des mesures et interventions destinées à résorber
les écarts et les retards enregistrés dans l’accès et dans l’exercice par les femmes des droits qui leurs
sont reconnus. Ceci suppose la mise en place de mesures positives (affirmatives) en faveur : i) des
femmes les plus vulnérables à la pauvreté et à la violence, ii) dans les secteurs où les résistances sont
les plus fortes (accès égal au marché de l’emploi, accès à la prise de la décision dans l’administration,
participation politique, etc.).

La réalisation de ces objectifs devrait pouvoir se baser sur une stratégie en deux composantes :
– soutenir le rythme des réformes juridiques pour conformer le statut des femmes marocaines aux enga-
gements internationaux du Maroc et notamment avec la CEDAW en levant les réserves sur cette der-
nière et en ratifiant les conventions qui ne le sont pas encore ;
– mettre en place un Plan d’action pour l’égalité sur le court et le moyen terme décliné en un volet poli-
tique qui explicite les choix et les priorités du Maroc en la matière et en un deuxième volet relatif aux
mesures institutionnelles à mettre en place pour concrétiser ces choix.

En fin de compte, la principale leçon politique à tirer de l’expérience des réformes et plus particulièrement
celle de la Moudawana, est que lorsque les droits des femmes progressent, c’est le Maroc tout entier qui
avance.

Notes et références

1. Suad Joseph, « Gender and citizenship in the Arab Region », Concept paper, Maroc 2020, UNDP,
IDRC, 2003.
2. Abderrazak Moulay Rachid, « La Moudawana en question, » In Femmes, culture et société au Mag-
hreb, Tome II, Femmes, Pouvoir politique et développement, sous la direction de R. Bourqia, M. Cher-
rad, N. Gallagher, Afrique Orient, 2000, p. 61.
3. Mais en réalité, ce droit deviendra réellement effectif après la suppression de l’obligation d’obéissance
de la femme à son mari lors de la révision de la Moudawana (2004).
4. Les réserves du Maroc concernent : Art. 2 ; Art. 9, para. 2 ; Art. 15, para. 14 ; Art. 16 et Art. 29.
5. L’article 28, para. 2 de cette convention stipule qu’aucune réserve incompatible avec l’objet et le but
de la convention ne sera autorisée.
6. Loi no 22-01 relative à la procédure pénale, promulguée par dahir no 1-02-255 du 3 octobre 2002, B.O.
no 5078 du 30 janvier 2003 (publié uniquement en langue arabe), entrée en vigueur le 1er octobre 2003.

142
7. Citons, notamment : l’établissement d’un juge d’application des peines spécialisé pour les mineurs ;
d’un officier de police judiciaire chargé des mineurs ; la garde à vue des mineurs a été remplacée par
une mesure de rétention ; obligation d’aviser les parents ou tuteurs du mineur dés son interpellation ;
assistance juridique procurée au mineur, etc.
8. Adopté par le parlement en juin 2003, publié le 8 décembre 2003, entré en vigueur le 8 juin 2004.
9. L’objectif de cette mesure est d’harmoniser la législation du travail avec les dispositions de la Conven-
tion no 111 de l’OIT relative à la non-discrimination dans l’emploi et la profession (1958) ratifiée par le
Maroc en 1963.
10. Le terme « répudiation » est employé pour désigner le droit inaliénable du mari de divorcer et celui de
l’épouse si l’époux a consenti à ce droit d’option dans le contrat de mariage.
11. Le nouveau projet du Code de la famille soumet la répudiation à l’autorisation préalable du tribunal et
exige l’acquittement par le mari de tous les droits dus à la femme et aux enfants.
12. Dans l’ancien Code du Statut Personnel, le garçon pouvait choisir le parent gardien à l’âge de 12 ans et
la fille à l’âge de 15 ans.
13. Il s’agit de l’article 14 de la CDE relatif au respect du droit de l’enfant à la liberté de pensée, de
conscience et de religion.
14. Conformément au Traité de Vienne relatif au droit des traités.
15. Association Démocratique des Femmes du Maroc, Convention CEDAW, Rapport parallèle, Rabat,
2001.
16. Michèle Zirari, Les discriminations à l’égard des femmes dans la législation pénale marocaine, Associa-
tion Démocratique des Femmes du Maroc, Éd. Le Fennec, 2001.
17. Après une résidence régulière de deux ans au Maroc et sur introduction d’une demande au Ministre
de la Justice.
18. L’État accorde aux partis politiques des subventions destinées à financer leurs campagnes électorales.
19. Selon une étude réalisée par l’ONG « Terre des Hommes » à Casablanca (Maroc, 1996), la grande
majorité des mères célibataires sont des domestiques de maison.
20. D’après le code pénal, l’adultère et les relations sexuelles hors mariage ne peuvent être prouvées que
par flagrant délit ou aveu (article 493).
21. Michèle Zirari, ADFM, op. cité, p. 37.
22. Le Code du travail interdit le travail des enfants âgés de moins de 15 ans.
23. Les réserves émises par le Maroc à la CEDAW ont été justifiées par leur incompatibilité avec la « cha-
riaa » ce qui rend problématique la levée des réserves suite à la promulgation du nouveau Code de la
famille. D’autres pays arabes ont justifié les réserves par leur incompatibilité avec les lois internes et
non pas avec la « Chariaa. »

143
Le mouvement des femmes au Maroc

Introduction ........................................................................................................... 147


1. L’historique de l’émergence du mouvement des femmes......................... 148
1.1. Durant la période coloniale : le statut des femmes entre
traditions et réformisme ........................................................................... 148
1.2. La période post-indépendance : une émancipation définie
par les hommes .......................................................................................... 149
1.3. La moitié de la décennie 1970 : les prémices
de l’ouverture politique............................................................................. 150
1.4. À partir de la décennie 1980 : l’émergence des organisations
féministes .................................................................................................... 151
2. Le mouvement des femmes et la participation à la transition
démocratique ................................................................................................... 154
2.1. Le mouvement des femmes et l’élargissement
de la citoyenneté ....................................................................................... 155
2.2. La contribution au renouvellement et à la clarification
du débat politique ...................................................................................... 155
2.3. L’inscription du statut des femmes dans la conflictualité
démocratique ............................................................................................. 156
2.4. L’élargissement de la participation citoyenne...................................... 157
2.5. La contribution à l’émergence de la culture démocratique............... 157
3. Enjeux et défis actuels .................................................................................... 159
3.1. Clarification et élargissement de la vision............................................ 159
3.2. Nouvelles stratégies de mobilisation et de participation................... 159

Conclusion ............................................................................................................. 161


Notes et références ............................................................................................. 161

RABÉA NACIRI

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GT2-6 145 22/12/05, 11:36:42


146

GT2-6 146 22/12/05, 11:36:43


Introduction

Le mouvement des femmes au Maroc est en train de se positionner comme un nouvel acteur doté d’un
projet politique et social cohérent et ambitieux à savoir celui de rétablir les femmes dans leurs droits et dans
leur dignité et, par conséquent, contribuer à transformer les structures familiales et sociales du pays.
L’évolution de ce mouvement est intimement liée aux débats sur le statut et la condition des femmes. Pro-
duit moderne d’un long cheminement de l’histoire politique, économique et sociale du Maroc, la naissance
de ce mouvement n’est pas liée à un événement ou à un facteur ponctuel ou isolé. Elle est le fruit d’une
maturation, mais qui va, progressivement, se consolider pour refléter les principaux changements sociaux et
politiques intervenus depuis l’indépendance.
Depuis cinq décennies, de grands efforts ont été consentis par les pouvoirs publics et par les familles en
matière d’éducation et de formation des femmes en dépit des écarts qui subsistent encore entre les
urbaines et les rurales et entre les hommes et les femmes. Cet effort a rendu possible l’émergence d’une
élite instruite et économiquement active qui se positionnera, à partir de la moitié de la décennie 80, en tant
que groupes revendiquant l’égalité entre hommes et femmes dans toutes les sphères et, plus particulière-
ment, dans la sphère familiale.
Avant de présenter une vue synthétique et évolutive de ce mouvement, il s’agit de définir dans un premier
temps les concepts : mouvement pour les droits des femmes, mouvement féministe et enfin, le concept de
mouvement social.
Par mouvement pour les droits des femmes, nous entendons l’ensemble des organisations et individuali-
tés masculines et féminines ayant inscrit, depuis la période coloniale à ce jour, l’amélioration de la condition
et du statut des femmes dans leur agenda.
Le concept de mouvement féministe, renvoie, quant à lui, à une position politique qui consiste à voir les
grandes questions qui interpellent la société à travers les intérêts stratégiques des femmes. C’est aussi une
option pour la transformation (par la réflexion, la production artistique ou intellectuelle et par l’action organi-
sée) de la société dans le sens de l’égalité entre les hommes et les femmes. C’est donc un choix de progrès
qui ne se limite pas au domaine des relations hommes femmes mais qui englobe des prises de position par
rapport aux questions de l’égalité, du respect des droits de l’homme et de la démocratie. Le féminisme
marocain se veut à la fois une vision progressiste de la société et une approche qui tend à transformer la
société et à agir sur elle en conformité avec cette vision 1.
Selon Alain Touraine, 2 le mouvement social est défini comme étant la conjonction de trois caractéristiques
qui sont : l’identité, la totalité et l’opposition. L’identité du groupe revendicateur étant la mission du groupe,
l’opposition constitue la raison d’être de ce groupe et la totalité suppose que le mouvement social se déploie
et fonctionne selon un système de valeurs et de principes partagés par ses membres. La force et l’efficacité
d’un mouvement social peuvent être mesurées à l’aune de l’interdépendance et la cohésion entre les trois
principes précédemment cités.
Tel que défini, le mouvement marocain pour les droits des femmes a accompagné le XXe siècle sous la
forme floue, diffuse et épisodique d’une réalité fragmentée 3 pour cristalliser sous de nouvelles formes orga-
nisées à partir des années 80. Ces élites se sont, pour certaines, constituées en associations féministes
revendiquant l’égalité entre les hommes et les femmes constituant le noyau dur de ce mouvement, d’autres

147
militent et s’engagent dans la mouvance politique de gauche (syndicats, partis politiques) ou dans des organi-
sations de la société civile (associations de défense des droits de l’homme). Cette mouvance s’étend égale-
ment à d’autres groupes plus larges et parfois diffus (écrivains, journalistes, organisations de la société civile,
syndicalistes, intellectuels et artistes, etc.).
– La première partie de l’étude, sera consacrée une brève revue historique de l’évolution du mouvement
pour les droits des femmes avant l’indépendance, durant la période post-indépendance et sous sa forme
actuelle
– La deuxième partie sera consacrée à l’analyse de la contribution de ce mouvement aussi bien à l’apport
de ce mouvement à l’amélioration de la condition et des statuts des femmes qu’à la transition politique
actuelle
– La troisième partie reviendra brièvement sur les principaux défis et enjeux que le mouvement féministe
doit confronter dans le but de promouvoir à la fois les droits des femmes et de contribuer à l’émergence
d’un État de droit au Maroc.

1. L’historique de l’émergence du mouvement des femmes

La question du statut des femmes a traversé le XXe siècle d’une façon épisodique presque toujours en
termes de confrontation et d’affrontements entre les courants conservateurs, nationalistes et modernistes
qui, par question féminine interposée, ont tenté d’imposer leur visibilité et présence politique. Ce débat s’est
caractérisé par une grande permanence même si ses termes, ses modalités et son intensité ont évolué
depuis la période coloniale en liaison, en particulier, avec l’apparition des associations féministes à partir de la
moitié de la décennie 80.

1.1. Durant la période coloniale :


le statut des femmes entre traditions et réformisme

Le discours et l’idéologie réformistes ont accompagné le mouvement marocain pour les droits des
femmes des origines (début du siècle) à ce jour 4. Il s’agit de l’ensemble de l’œuvre développée en faveur des
femmes dans le cadre de l’optique réformiste accumulant un grand nombre de déclarations et d’écrits, dont,
tout particulièrement, l’œuvre de al-Hajoui et de Allal al-Fassi, influencée par l’idéologie réformiste du Mag-
hreb et du Moyen Orient. 5
Le fqih réformiste Mohamed al-Hajoui fut l’un des premiers oulémas à défendre la cause de l’éducation de
la fille 6 mais cette dernière devait, selon lui, se déployer dans le cadre arabe et islamique et veiller à ne pas
« dévoyer » les filles de leur vocation première qui est d’assurer leur rôle reproducteur et familial. À partir des
années trente, le mouvement prendra plus d’ampleur avec l’influence croissante des « idées réformistes du
salafisme oriental que le mouvement nationaliste marocain avait adopté comme idéologie politique ». 7
En effet, la section féminine du parti de l’Istiqlal crée en 1944, l’Union des Femmes du Maroc (liée au parti
communiste, 1944) et l’association des sœurs de la pureté proche du Parti Démocratique
de l’Indépendance (PDI), représentent les premières expressions et formes d’organisations féminines durant
cette période caractérisée par la montée de la revendication de l’indépendance du pays. Ces organisations,
crées par des partis politiques influencés par le courant réformiste ou par le courant marxiste ont donné la
priorité à la revendication de l’indépendance (censée être à même de régler tous les problèmes du pays y

148
compris celui de la condition des femmes) et ont tenté de cantonner l’engagement de leurs militantes dans
le travail social et caritatif.
Toutefois, l’expérience de l’association « akhawaât assafâ » (Sœurs de la pureté) est exceptionnelle dans
la mesure où elle a brisé le cadre protecteur et étroit, tracé par l’idéologie réformiste, dans lequel devait se
déployer l’émancipation des femmes. Cette dernière association, qui avait pris la princesse Lalla Aicha 8
comme exemple pour la femme marocaine, adopta une véritable charte de réforme de la condition de cette
dernière.
L’hebdomadaire « Démocratie » qui était l’organe du PDI, constituait une véritable tribune pour le débat
autour de la question du statut des femmes. Fait sans précédent, c’est sur les colonnes de ce journal qu’un
groupe de femmes a interpellé les oulémas dans les termes suivants : Si l’islam comme vous le dites, a insti-
tué une constitution des droits de la femme pour toutes les époques et toutes les sociétés et l’a placée sur
un plan social très élevé, faisant d’elle l’égale de l’homme, pourquoi donc, sur les points qui vont suivre,
constate-t-on une discrimination entre l’homme et la femme et une situation privilégiée de l’homme :
– Pourquoi en droit musulman, le témoignage de la femme ne compte-t-il que pour moitié par rapport à
celui de l’homme, et, dans certains cas, est-il nul ?
– (....)
– Pourquoi l’islam n’a-t-il pas autorisé la femme à assister aux manifestations religieuses au même titre
que l’homme ?
– (....)
– (....)
– Pourquoi l’islam, donne-t-il à l’homme seul le droit de répudier sa femme, et prive-t-il la femme de ce
droit ?
– Pourquoi insulte-t-on la dignité de la femme par ce hadith : « Les femmes sont peu religieuses et peu
intelligentes » ? 9

Subversives pour l’époque, certaines questions posées par cet appel seront reprises quelques années plus
tard par Allal al-Fassi dans son livre « An-Naqd ad-datti » (L’autocritique, 1952) et resteront d’actualité bien
après l’indépendance dans la mesure où elles seront relayées, reformulées et enrichies par les différentes
générations du mouvement des femmes à ce jour.

1.2. La période post-indépendance :


une émancipation définie par les hommes

Le réformisme masculin durant la période coloniale a délimité d’une façon très étroite le cadre dans lequel
devait se déployer l’émancipation des femmes. Il a donné la priorité à la revendication de l’indépendance,
censée être à même de régler tous les problèmes sociaux y compris celui de la condition des femmes. Après
l’indépendance, cette idéologie continuera à être prégnante durant des décennies dans un contexte marqué
par de nouveaux enjeux politiques, économiques et sociaux.
En effet, la dynamique de la rupture produite par l’indépendance et les résistances à cette dynamique au
nom de la religion ou de la coutume/tradition ou des deux ont contribué à produire des situations diverses et,
souvent, contradictoires. Face à ce nouveau contexte, les responsables politiques ont adopté des choix
consistant à transformer les sociétés par le biais de l’instruction et de l’activité féminine et, en même temps,
agir de telle façon à minimiser les impacts sociaux et économiques de ces changements.
L’État post-indépendance s’est attribué le rôle d’initiateur du changement et de porteur d’un projet moder-
nisateur de la société sans pour autant assumer et développer des stratégies destinées à légitimer les boule-

149
versements sociaux et économiques qui découlaient de ce projet volontariste se soustrayant ainsi à
assumer, ce que Balandier appelle « le coût social du progrès » 10 Dominant la société, l’État a renoncé, dans
ce domaine, à jouer le rôle d’éducateur et d’innovateur en promulguant en 1957/58 un code du Statut person-
nel (moudawana) inégalitaire et basé sur une interprétation très orthodoxe du rite malékite qui maintient le
principe de l’obéissance de la femme à son époux, la polygamie et la répudiation, etc. 11
L’État marocain a fortement contribué à la construction des identités du genre et à l’établissement et la
surveillance des frontières entre sphères publique et privée 12 (Le système éducatif, les lois, les normes, les
structures, les pratiques des institutions et la symbolique du pouvoir masculin).
Dans ce contexte, les femmes qui avaient participé à l’action politique et à la résistance contre les colons
sont rentrées chez elles pour accomplir « la noble tâche » qui leur était assignée par leurs compagnons d’hier
à savoir, éduquer les futurs citoyens et citoyennes 13. Celles parmi elles qui ont décidé, malgré tout, de conti-
nuer, se sont investies dans le travail social et caritatif
La seule expérience originale a été celle de l’Union Progressiste des femmes marocaines, créée en 1962
dans le cadre du Syndicat Union Marocaine du Travail (UMT) dans le but de renforcer l’adhésion des
ouvrières au travail syndical.
À partir de 1965, le Maroc a connu une période de troubles sociaux (manifestations populaires à Casa-
blanca et dans les principales villes marocaines) et une tendance à la restriction des libertés. L’État a procédé
à la création de l’Union Nationale des Femmes Marocaines (UNFM, 1969) en tant que structure officielle
ayant pour but de représenter l’ensemble des femmes marocaines. Cette Union a été soutenue par les pou-
voirs publics pour lui permettre de couvrir l’ensemble du territoire national. En 1971, l’Association Marocaine
de Planning Familial (AMPF) a été créée dans le but d’appuyer la politique de l’État en matière de planification
familiale.
Ces structures officielles étaient destinées à canaliser les femmes dans un cadre contrôlé et orienté par
l’autorité masculine. Les femmes qui souhaitaient participer à la sphère publique n’étaient « autorisées » à le
faire que dans les structures féminines officielles ou partisanes (comme c’est le cas pour les associations
« al –mouassat » et l’Association pour la Protection de la famille, proches du Parti de l’Istiqlal).

1.3. La moitié de la décennie 1970 :


les prémices de l’ouverture politique

Cette période peut être considérée comme une étape déterminante dans l’histoire du Maroc indépendant.
En effet, à partir de 1975/76, le climat politique a enregistré une ouverture relative et une plus grande liberté
d’expression ayant permis aux partis politiques de l’opposition de reprendre leurs activités y compris en inci-
tant les militantes à s’organiser en sections féminines dans leurs partis respectifs dans le but de renforcer
leur audience au sein des femmes.
Malgré ou à cause de la conjoncture politique et sociale difficile, les élites féminines ont donné la priorité à
la lutte politique pour la démocratie et non pas à la revendication de l’égalité en investissant les partis de
gauche, notamment, l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP), le Parti du Progrès et Socialisme (PPS)
et l’Organisation de l’Action Démocratique et Populaire (OADP). Mais la présence la plus remarquable des
femmes à l’époque se déployait essentiellement dans le cadre de l’Union Nationale des Étudiants du Maroc
(UNEM), syndicat puissant et très implanté dans les universités qui constituait alors une véritable école de
formation politique pour les jeunes étudiants et de recrutement pour les partis et les groupes politiques
appartenant à la mouvance de la gauche.
Au départ, les actions sociales (surtout l’alphabétisation) et de conscientisation politique des femmes
(cercles de discussion au sein des universités) ont été privilégiées ; mais très vite, la question du statut juri-

150
dique et de la représentation des femmes dans les postes de la prise de décision dans les instances parti-
sanes ont été posées. D’une façon générale, la question de l’éducation, de la participation politique et de
l’activité des femmes faisaient l’unanimité ; par contre, la question de la révision de la moudawana a bénéfi-
cié d’un traitement spécial et assez ambigu de la part des directions des partis nationaux et ceux d’obédience
de gauche.

Ce nouveau contexte a été favorable à :


– l’aboutissement d’un lent processus de réflexion au sein des élites sur la contradiction entre la condition
infériorisée de l’immense majorité des femmes marocaines et le projet politique d’émancipation des
peuples dominés par la colonisation ;
– l’apparition de nouvelles associations féminines, notamment des associations socioprofessionnelles
comme la Ligue des femmes fonctionnaires du secteur public et semi-public; l’Association des femmes
juristes ; l’Association des femmes de carrière libérale, etc. Au même moment, composés essentielle-
ment par d’anciennes militantes de l’Union Nationale des Étudiants du Maroc et par des activistes des
mouvances de l’extrême gauche, des clubs féminins informels ont vu le jour et ont pu s’activer à partir
des maisons de jeunes.

Cette période d’ouverture politique au Maroc a également coïncidé avec la décennie de la femme décrétée
par les Nations Unies (1976-1985) et avec la promulgation de la Convention pour la lutte contre toutes les
formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) en 1979. Ces événements ont constitué égale-
ment des opportunités pour les femmes pour intensifier les débats au sein des structures partisanes sur les
positions et les engagements de leurs partis par rapport à la question des femmes, plus particulièrement par
rapport à la question de la révision de la Moudawana.

1.4. À partir de la décennie 1980 :


l’émergence des organisations féministes

L’élan donné par l’indépendance à l’ouverture des portes de l’instruction et du travail pour les femmes est
l’aboutissement d’un lent processus de réflexion au sein des élites politiques sur la contradiction entre la
condition infériorisée de l’immense majorité des femmes marocaines et le projet politique d’émancipation
des peuples dominés par la colonisation ; il traduit ensuite la volonté de mobiliser au maximum les forces pro-
ductives d’une jeune nation engagée dans la bataille pour le développement.
Les années quatre vingt et quatre vingt dix sont celles de la prolifération des écrits sur la question fémi-
nine. Cette période se caractérise par le fait que ce sont des femmes qui ont commencé à réfléchir et à
dénoncer la condition féminine alors que la période précédente a été dominée par l’écriture masculine..
La prolifération d’études sur les femmes et par des femmes avec une conception différente de la féminité,
est « le signe d’une prise de conscience de soi et de son environnement ainsi que du rapport que ces deux
parties entretiennent. Ce processus est lui-même l’issue de mutations, de transformations sociales qui ont
permis l’émergence de l’individualité féminine, de son émergence au monde de la connaissance et du
savoir » 14
L’œuvre de la sociologue et écrivain Fatima Mernissi, a permis, durant une première étape, de rompre
avec l’écriture et le discours normatif usité sur les femmes dans la mesure où elle met à nu, à partir
d’enquêtes 15 sur le terrain, la réalité des vécus des femmes. Cette tendance sera suivie par d’autres sociolo-
giques marocains qui aborderont des thématiques aussi diversifiées que centrales non seulement pour le
statut et la condition des femmes mais pour la société entière 16.

151
Après les années 80, la thèse d’État de A. My Rchid sur la condition féminine au Maroc (1985) a constitué
une véritable rupture avec les écrits passés et a ouvert la voie à la recherche juridique universitaire sur la
question.
Les livres de Fatima Mernissi, en particulier, Le Harem politique, le Prophète et les femmes, publié en
1987 vont inaugurer un véritable courant, identifié comme étant celui du féminisme réformiste : 17 c’est une
tentative de relecture de l’histoire de l’islam à partir d’une perspective féministe mettant en valeur la tradition
progressiste et égalitaire du Prophète. Cette démarche qui se place dans la logique des penseurs réformistes
aura une grande influence sur d’autres penseurs et écrivains ainsi que sur le mouvement des femmes aussi
bien au Maroc que dans l’ensemble du monde musulman.
Par ailleurs, à l’initiative de plusieurs chercheurs et intellectuels, des groupes de recherche, comme « le
groupe universitaire de recherche sur la femme et la famille » (1983) ont vu le jour au Maroc.
En plus de la dimension nationale, la dimension régionale maghrébine constitue la principale nouveauté
durant cette période, notamment par les collections sur les femmes 18 et à travers les ateliers maghrébins
d’écriture. 19 À ces ateliers furent associées plusieurs activistes féministes des trois pays permettant ainsi la
production d’un grand nombre d’ouvrages sur des thématiques très variées.
Cette production très riche aura un impact important sur la prise de conscience de la réalité des vécus
féminins au Maroc et sur l’apparition des organisations féministes structurées. Avec l’émergence des asso-
ciations féministes, une réflexion plus orientée vers les besoins de l’action a vu le jour sous la forme de plu-
sieurs publications. Parmi les réseaux les plus prolifiques dans le domaine de la réflexion et de l’écriture le
Collectif 95 Maghreb Égalité qui a publié plusieurs ouvrages dans les trois langues (arabe, français et
anglais) 20.
Des revues féministes on également fait leur apparition, notamment la revue « Kalimat » 21 dont la durée
de vie n’a pas dépassé deux ans et demi (entre 1986 et 1989) mais qui a joué un rôle très important dans
l’émergence de la conscience féministe au Maroc. Le mensuel 8 Mars (paru à partir de 1983) a également
joué un rôle très important dans le même sens. 22 D’autres publications ont pris le relais un peu plus tard sous
la forme de magazines féministes qui allient avec succès engagement militant et exigences commerciales
comme le magazine Femmes du Maroc et Citadine en langue française et Nissaa mina al Maghrib, en langue
arabe. 23
Il est important de signaler que la production intellectuelle féministe post-indépendance a été essentielle-
ment francophone. La principale mutation intervenue à partir de la décennie 80 est l’émergence d’une littéra-
ture arabophone. 24 Ce changement a eu des impacts importants en termes d’une plus grande ouverture de
la réflexion féministe marocaine sur celle du Moyen- Orient et vice-versa. Il ne manquera pas d’avoir, sur le
moyen terme, une influence grandissante sur les jeunes générations qui sont, contrairement aux générations
précédentes, de plus en plus arabophones.
L’apparition, à partir de la moitié de la décennie 80, des associations féministes en tant que structures
organisationnelles et idéologiques autonomes constitue un moment privilégié d’incarnation vivante du mou-
vement par ses propres actrices : des femmes évoluant à la fois sur le terrain du politique, du culturel et du
social. 25 En effet, les nouvelles organisations féministes ont introduit une double rupture par rapport au
passé : c’est un féminisme incarné par des femmes en tant que groupe social et c’est ensuite, le premier
mouvement social ayant fait de la question de l’émancipation des femmes la priorité et la finalité de son
combat rompant ainsi avec des décennies de relativisation et de dépendance.

L’émergence du mouvement féministe organisé est le résultat de la conjonction de quatre principaux fac-
teurs :
– l’idéologie réformiste masculine au sein de l’État qui, durant la période coloniale et post-indépendance,
était considérée comme subversive, s’est transformée en un obstacle à l’émancipation des femmes 26

152
en relation avec l’apparition d’une élite féminine citadine et avec les politiques volontaristes menées par
l’État en faveur de l’instruction des femmes, d’un début de maîtrise de leur fécondité par le biais de la
diffusion des méthodes contraceptives et de leur investissement des espaces publics alors que leur sta-
tut juridique est resté infériorisé par une sorte de refus de légitimer ces changements et de les traduire
dans des lois égalitaires ;
– les fondatrices des organisations féministes sont venues des structures politiques et syndicales apparte-
nant à la sensibilité de gauche pour la plupart. Or, ces formations continuaient à parler de la révolution
prolétarienne et du socialisme qui vont émanciper les femmes et refusaient de prendre en compte la
spécificité de la question ;
– la crise du modèle de développement adopté à partir de la décennie 80 ayant été à l’origine des émeutes
populaires périodiques ont amené l’État à concéder plus de libertés aux acteurs sociaux (liberté
d’expression et d’organisation, etc.) ;
– le contexte international de la décennie 80 (année et décennie internationales de la femme) marqué par
l’effondrement des régimes communistes dans de nombreuses régions du monde et par l’essor consi-
dérable enregistré par les questions des droits de l’homme et de la démocratie.

Cette émergence a été sous-tendue par l’aspiration des militantes à l’autonomie de la revendication, de la
parole et de l’organisation par rapport aux secteurs féminins des organisations politiques et syndicales dans
lesquels leurs demandes spécifiques en tant que femmes étaient ignorées.

La décision de créer des structures autonomes était basée sur l’idée que la société était traversée par une
double contradiction : de classe et de sexe et que l’une n’était pas réductible à l’autre. Cette position du pro-
blème sous-tendait deux implications 27 :
– que les femmes devaient elles-mêmes prendre en charge le changement de leur condition qui ne se fera
pas mécaniquement par l’accomplissement du fait révolutionnaire ;
– que les femmes, indépendamment de leur appartenance de classe, partagent une même condition de
subordination dans la sphère privée et publique.

La déclaration d’autonomie est révolutionnaire compte tenu du fait que le projet féministe était et reste
surdéterminé par la politique qui pèse sur lui de toutes parts. 28 L’apparition et la consolidation d’un mouve-
ment autonome constituent les prémices d’une rupture avec le passé et un indicateur privilégié de la forma-
tion de la société civile car exprimant des demandes significatives d’une nouvelle configuration sociale. 29
La première association féministe ayant vu le jour est l’Association Démocratique des Femmes du Maroc
(ADFM, 1985) suivie par l’Union de l’Action Féminine (UAF, 1987), l’Association Marocaine des Droits des
Femmes (AMDF, 1992), la Ligue Démocratique des Droits des Femmes (LDDF, 1993) et par Joussour,
Forum des Femmes Marocaines (1995). À partir de la deuxième moitié de la décennie 90 et grâce, notam-
ment, aux débats sur le Plan d’Action pour l’Intégration des Femmes au Développement (PANIFD, 1999/
2000), plusieurs autres organisations féministes ont été créées participant ainsi au pluralisme du mouve-
ment, à sa diversité, à sa spécialisation selon plusieurs domaines d’intervention, à une meilleure et plus large
implantation géographique et, enfin, à son autonomisation progressive.
En effet, ces associations ont appris à diversifier leurs domaines d’activités et à élaborer des programmes
d’égalité hommes-femmes qui définissent la façon dont elles appréhendent la situation, les objectifs qu’elles
espèrent atteindre et les moyens qu’elles comptent utiliser. Progressivement aussi, elles ont rompu avec la
culture exclusive de la dénonciation et de l’indignation pour inscrire leur action dans le plaidoyer se trans-
formant en une force positive et de proposition.

153
Par ailleurs, ces organisations ont réussi à mettre en œuvre de nouvelles formes d’expression et de mobili-
sations :
– élaboration en 1997 et en 2003 des rapports parallèles aux rapports gouvernementaux sur la mise en
œuvre de la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes
(CEDAW :1997 et 2003). Ces rapports alternatifs ont réuni plusieurs organisations féministes et des
droits humains pour sortir avec une analyse et des recommandations communes. Ces associations ne
se sont pas contentées d’élaborer ces rapports mais ont développé plusieurs actions pour les défendre
et les faire adopter par le Comité CEDAW lors de l’examen du rapport du gouvernement marocain et
auprès de l’opinion publique et par l’organisation de conférences de presse avant et après le déroule-
ment des sessions ;
– développement de nouvelles formes d’occupation de l’espace public par l’organisation de manifesta-
tions comme celle de mars 2000 réunissant des dizaines de milliers de femmes et d’hommes pour
dénoncer l’abandon par le gouvernement du Plan d’action pour l’intégration des femmes au développe-
ment et par l’organisation de marche et de sit-in de protestation devant le parlement (mars 2001, 2002
et 2003) et à l’occasion du 1er mai ;
– organisation de grandes campagnes de communications notamment par le « Printemps de l’égalité » fai-
sant appel aux mass-médias « spots radiophoniques et télévisuels », marches dans les grandes artères
et distribution de documents et flyers dans les gares, à la sortie des administrations, des établissements
scolaires, etc.

Les grandes mobilisations pour le changement du Code du Statut Personnel (notamment depuis les
débats sur le Plan d’action pour l’intégration des femmes au développement) ; la création et la multiplication
des centres d’écoute, d’information et d’assistance juridique pour les femmes les plus démunies, l’organisa-
tion de campagnes de sensibilisation à l’égalité, à la lutte contre la violence, la promotion des droits humains,
la tolérance, la citoyenneté ont pris une ampleur plus importante notamment grâce à l’importante couverture
de ces activités par les médias.

2. Le mouvement des femmes et la participation à la transition


démocratique

En tant qu’expression politique et sociale, le mouvement des femmes est le produit à la fois de l’ouverture
démocratique actuelle et l’un des acteurs ayant fortement contribué à son avènement au moins à trois
niveaux :
1. Le mouvement des femmes a réussi à focaliser l’attention et l’intérêt des décideurs et de l’opinion
publique sur les conditions de vie des femmes les plus démunies et les plus vulnérables à la pauvreté et
à la violence. Il a participé d’une façon indéniable à l’émergence d’un début de reconnaissance des
femmes en tant qu’individus sujets de droits et non plus seulement comme investies de l’identité de la
nation ou de l’honneur des hommes (épouses, filles et sœurs).
2. Il a également contribué à la clarification idéologique et politique au Maroc et à une gestion plus démo-
cratique des conflits et de la différence.
3. Il a, enfin, contribué au renouvellement du dialogue politique et à l’élargissement de la participation
citoyenne et civique.

154
2.1. Le mouvement des femmes et l’élargissement de la citoyenneté

Le rôle des organisations féministes et du mouvement pour les droits des femmes a été déterminant dans
l’insertion des droits et conditions des femmes dans l’agenda politique et social au Maroc. En effet, le patriar-
cat ayant de tout temps et partout fait remplir à la femme (surtout) une fonction identitaire de reconnaissance
du groupe, de la famille et la communauté, les mobilisations de ces dernières années ont eu pour principal
effet de faire émerger l’individu femme en tant que citoyenne à part entière.
Les impacts concrets des mobilisations de ces dernières années se sont traduits par une amélioration sen-
sible du statut et des conditions de vie des Marocaines qui sont, socialement, les plus vulnérables aux discri-
minations. La promulgation du nouveau Code de la famille (2004), le Code du travail (2003) et les réformes
ayant concerné le Code pénal et de procédure pénale (2003 et 2002), le livret de famille (2002), le Code du
commerce et des obligations et contrats (1995) ont été basés, pour l’essentiel, sur les propositions présen-
tées par des collectifs et réseaux constitués par plusieurs associations féministes soutenues, souvent, par
d’autres organisations et individualités de la société civile.
Par ailleurs, les organisations de femmes ont été à l’origine des avancées en matière de participation poli-
tiques des femmes (35 députées actuellement au parlement au lieu de deux dans la législature précédente)
et en matière d’une plus grande prise en compte des femmes dans les politiques et programmes publics
(éducation et alphabétisation, éducation à l’égalité, santé maternelle et reproductive, statut du travail domes-
tique, participation politique et publique des femmes et lutte contre les violences à leur encontre, etc.)

2.2. La contribution au renouvellement et à la clarification du débat


politique

L’une des contributions les plus remarquables du mouvement pour les droits des femmes est d’avoir fait
de certains sujets, considérés dans le passé comme des tabous ou faisant partie de la sphère privée, des
questions éminemment politiques comme, à titre d’exemple, le statut des mères célibataires, le travail
domestique des petites filles, la violence à l’égard des femmes et plus particulièrement, la violence conjugale
et le harcèlement sexuel qui viennent d’être incriminés par le nouveau Code du travail et par le Code pénal
lors de la révision partielle dont il a fait l’objet (2003). L’introduction de questions puisées dans le vécu des
citoyens et citoyennes dans le champ du débat public a favorisé une plus grande emprise du réel sur le débat
public et politique.
La question des droits des femmes a toujours été abordée en relation avec la tradition, la culture et très
peu comme un enjeu impliquant les acteurs politiques (État, partis politiques, etc.) De ce point de vue, les
associations féministes et le mouvement des femmes ont fortement contribué à clarifier les débats politique
en poussant les acteurs politiques et sociaux à se définir non plus seulement en fonction des chapelles parti-
sanes et en fonction de leur appartenance à la mouvance de la gauche ou de la droite mais surtout par rap-
port à des questions récurrentes et déterminantes qui sont relatives à l’égalité hommes/femmes et la place
des femmes dans leur projet de société respectif.
Ainsi, durant les débats et conflits autour du Plan d’Action pour l’Intégration des Femmes au Développe-
ment (PANIFD, 1999/2000), le clivage au sujet de la question du statut des femmes dans la famille « n’était
plus le clivage classique entre droite et gauche mais un clivage reflétant des projets de société différents et
des valeurs opposées. Les deux manifestations organisées simultanément le 12 mars 2000 par deux cou-
rants diamétralement opposés sur la question donne l’ampleur de la rupture qui traversait la société et qui
opposait le courant moderniste au courant traditionaliste ». 30 En effet, le courant mobilisé contre les revendi-
cations du mouvement des femmes était composé à la fois des formations politiques islamistes (notamment
le Parti de la Justice et du Développement et l’Association Justice et Bienfaisance), des représentants de

155
l’islam officiel (oulémas soutenus par le Ministre des Habous et des Affaires Islamiques dans le gouverne-
ment Youssoufi), de personnalités connues pour appartenir à la mouvance de gauche et même de dirigeants
de certains partis de la gauche.
Ces débats ont favorisé l’émergence sur la scène politique marocaine d’un autre débat qui est sous-jacent,
à savoir la place de la religion dans le champ politique et dans les visions et projets de société de différents
acteurs politiques marocains.
Les mobilisations de la mouvance politique traditionaliste et conservatrice contre les demandes et les
revendications du mouvement des femmes ont, paradoxalement, eu comme impact de clarifier et de cristalli-
ser le débat public et politique sur la condition de la femme au Maroc ce qui largement servi les stratégies du
mouvement des femmes et la cause des femmes d’une façon plus générale. En effet, contrairement aux
luttes antérieures des femmes (pour l’indépendance et pour la démocratie, etc.), qui mettaient au deuxième
plan les revendications pour l’égalité, la lutte pour l’égalité dans la famille et en matière de droits civils a per-
mis de placer cette question au centre des enjeux de l’ensemble des acteurs politiques.
De cette façon, la présence sur le terrain politique du mouvement pour les droits des femmes d’une part et
de l’islamisme politique a permis de généraliser le débat sur la condition des femmes en faisant de telle sorte
que la revendication islamiste « ... loin de renforcer l’État patriarcal ou ouvrir la voie à un État islamiste, peut
servir de support à des stratégies complexes qui vont dans le sens d’une autonomisation des acteurs
sociaux » 31.
En définitive, dans un pays où la peur de la confrontation politique a toujours été sous-jacente, le mouve-
ment des femmes, dans son acceptation la plus large, a réussi à faire du débat sur les conditions des
femmes un puissant levier pour la clarification idéologique et politique participant à l’élargissement des
espaces de débats car, en fin de compte, la démocratie est plus un processus que des prises des positions
idéologiques ou politiques.

2.3. L’inscription du statut des femmes dans la conflictualité


démocratique

La gestion du dossier de la réforme de la moudawana montre que la controverse et les conflits autour du
statut des femmes dans la famille, loin d’affaiblir et de menacer l’unité et la stabilité du pays ont, tout au
contraire, permis d’illustrer le caractère conflictuel, mais non antinomique, de deux systèmes de référence :
le référentiel universel d’un côté et la vision inspirée de la religion de l’autre.
Les avancées récentes en matière de gestion démocratique du conflit sont à mesurer et à apprécier dans
un contexte caractérisé, dans un passé récent, par une gestion violente des conflits, la crainte de la confron-
tation des idées et par un unanimisme inhibiteur. De cette façon, la gestion créative du conflit autour de la
réforme de la moudawana et les percées réalisées en dépit des résistances, comportent des éléments extrê-
mement positifs qui débordent largement le cadre marocain pour concerner l’ensemble du monde arabe et
musulman.
En effet, cette expérience constitue un point d’ancrage potentiel important de concertation et de coopéra-
tion entre les acteurs et actrices de la lutte pour les droits des femmes dans ces différents contextes. L’origi-
nalité de l’expérience marocaine en matière d’émancipation des femmes dans le contexte arabe et
maghrébin consiste dans le fait que les acquis de ces dernières années ont été possibles grâce aux luttes
des plusieurs composantes de la société marocaine et plus particulièrement celles du mouvement des
femmes. Ces mobilisations et la façon dont les réponses et solutions ont été apportées aux revendications et
demandes contribuent, d’une façon significative, au renforcement du processus démocratique actuel.

156
2.4. L’élargissement de la participation citoyenne

Étant intimement liée à la société qui l’a créée, développée et fait vivre, la démocratie est l’œuvre des
hommes et des femmes qui en font un instrument et un idéal de vie commun. 32 En effet, la démocratie ne
peut être réduite uniquement à des élections libres et transparentes mais suppose et requiert d’autres élé-
ments comme le rôle de la loi, le respect des libertés individuelles et publiques, l’existence d’une société
civile et d’un secteur associatif fort qui jouent le rôle d’intermédiaire et de médiation entre l’État et l’individu.
La transition démocratique actuelle au Maroc est manifeste, pour l’essentiel, dans l’engagement de plus
en plus important des Marocains et Marocaines à plusieurs niveaux de la vie politique et sociale du pays. Or,
lorsque les associations ont des capacités de plaider, elles peuvent offrir des canaux pour les citoyens leur
permettant de faire entendre leur voix et de prendre en compte leurs intérêts.
La fonction intégrative et éducative du mouvement des femmes a été également déterminante dans
l’émergence de nouvelles élites féminines qui sont dotées de compétences et savoir –faire permettant ainsi
l’élargissement de la participation des femmes, en tant que citoyennes, aux questions et défis que le Maroc
confronte actuellement et à la prise de la décision dans la sphère publique et politique. En effet, l’efficacité
des institutions représentatives, aussi démocratiques soient-elles, est conditionnée par le niveau de partici-
pation des citoyens aux différents espaces de sociabilité et sous diverses formes.
L’activisme, la solidarité et la forte présence des organisations de femmes au sein des différentes struc-
tures de la société civile ont eu des impacts non négligeables sur les partis islamistes. Ces derniers ont été
amenés, dans le souci de concurrencer les ONG féministes et afin de promouvoir leurs objectifs, d’adopter
une stratégie de mobilisation et d’intégration des femmes dans l’espace politique et public. Pour ce faire, ces
groupes ont fait sortir les femmes dans la rue les ont fait participer à des manifestations publiques leur fai-
sant ainsi acquérir une visibilité sociale et politique. Cet élément est potentiellement porteur d’une dyna-
mique positive par la contradiction, féconde à moyen terme, entre le renforcement de l’implication de la
femme dans l’espace politique et la volonté de la maintenir dans une position juridique infériorisée au sein de
la famille.
La capacité des groupes islamistes à mobiliser et à faire adhérer des femmes est basée sur une valorisa-
tion des femmes dans le cadre de la complémentarité des rôles des genres alors que le projet développe-
mentaliste de l’État-post-colonial n’offrait pas de perspectives sécurisantes pour des jeunes femmes vivant
la crise économique et sociale, d’une part et la dévalorisation quotidienne au sein de la famille, dans le travail
et dans la rue, d’autre part.
Toutefois, les femmes qui adhèrent à l’activisme politique islamiste ne sont pas toujours soumises car
elles revendiquent, de plus en plus, le droit au travail et à l’éducation et même un rôle politique et le droit à la
parole. Certains chercheurs parlent même de l’émergence d’un féminisme islamique qui devrait être pris en
compte dans les années à venir.

2.5. La contribution à l’émergence de la culture démocratique

Les organisations féministes et, d’une façon plus large, le mouvement pour les droits des femmes, ont for-
tement participé à l’émergence d’une nouvelle culture de l’acceptation de la différence dans le travail collectif
par la création, lors des grandes mobilisations, de réseaux qui ont des objectifs précis et une durée de vie
déterminée en fonction des résultats à atteindre. En effet, l’une des principales stratégies du mouvement
des femmes au Maroc est de construire des coalitions pour faire aboutir ses revendications. Ces coalitions
s’étendent généralement à d’autres organisations de la société civile comme c’est le cas pour le Réseau
d’appui au plan d’action pour l’intégration des femmes au développement (créée en 1999 et réunissant plus
de 200 ONG). Tout à fait récemment, la coalition « Printemps de l’égalité », créée en 2001 par 9 organisa-

157
tions féministes dans le but de faire le suivi des travaux de la commission chargée de la réforme de la mou-
dawana, s’est étendue, par la suite, à près de 26 associations travaillant dans le champ du développement
démocratique et réparties sur l’ensemble du territoire national. D’autres coalitions entre associations et mili-
tantes des partis politiques ont permis de faire aboutir, en septembre 2002, la revendication de réserver la
liste nationale (30 sièges) pour les élections des députés à la candidature exclusive des femmes.
Une autre particularité du mouvement des femmes marocain (par rapport au Maghreb et au monde arabe)
est qu’il a réussi à ne pas s’enfermer dans un ghetto car ses militantes ont compris l’intérêt d’investir plu-
sieurs structures à la fois : partis politiques, ONG de développement, des droits de l’homme, syndicats, asso-
ciations socio-professionnelles, corps organisés (journalistes, avocats, magistrats etc.). Elles ont tissé des
liens au sein des sphères de la décision, des administrations publiques leur permettant d’avoir des soutiens
de l’intérieur.
L’affirmation de l’autonomie ainsi que le besoin de ne pas s’isoler a poussé le mouvement des femmes à
re-questionner ses relations et liens avec les formations politiques d’abord de la mouvance de gauche. L’évo-
lution de sa réflexion et de son action l’a incité à étendre et à élargir son plaidoyer à d’autres acteurs comme
les partis identifiés comme appartenant à la droite, aux syndicats, etc. L’approche adoptée se veut désormais
plus large et plus pro-active ne tenant compte que des intérêts des femmes : avancer ses buts sans se renier
pour négocier des alliances avec des risques minimes de récupérations ou de perte d’identité 33.
De cette façon, les débats au sein des organisations féministes et lors des coordinations, sont de moins en
moins déterminés par l’appartenance aux différentes chapelles partisanes et deviennent actuellement plus
ouverts aux idées et aux stratégies. Les alliances sont construites sur la base des causes à défendre et non
plus sur des bases purement idéologiques/partisanes ou sur les enjeux du leadership.
L’autonomisation progressive de plusieurs composantes du mouvement féminin et le renforcement de
l’identité féministe aux dépens de la seule identité partisane ont constitué des facteurs très positifs dans le
processus d’autonomisation des acteurs et des organisations de la société civile au Maroc. En effet, la
réflexion et les pratiques mises en œuvre par un certain nombre d’associations de femmes dans ce domaine
ont fortement influencé d’autres composantes de la société civile.
Les organisations féministes ont su innover et développer de nouvelles formes de protestation et
d’expression de leurs demandes. Plusieurs moyens ont été mobilisés à cet effet conférant une grande visibi-
lité politique à leurs revendications : pétitions, rassemblements, marches sit-in dans les espaces et les lieux
publics, investissement la rue avec les mots d’ordre, les chants et les cris des femmes. L’utilisation de la
radio et de la télévision et le développement d’alliés au sein de la presse ont constitué un grand soutien et un
relais important. L’interpellation du gouvernement et du parlement par le biais de pétitions, des lettres
ouvertes, des lettres individualisées, rencontres avec les décideurs, responsables politiques et parle-
mentaires sont autant de nouvelles formes d’expression et de mobilisation que le mouvement pour les droits
des femmes a fortement contribué à développer au Maroc.

Les luttes et mobilisations des organisations féministes et du mouvement pour les droits des femmes ont
fortement influencé et renforcé la transition politique actuelle en contribuant à :
– l’émergence de nouveaux espaces politiques et de citoyenneté et à la recomposition de la relation entre
le citoyen et l’État, actuellement en cours ;
– la réhabilitation à la fois du dialogue politique sur le statut des femmes et sur la place de la religion dans
l’espace politique et à faire de ce débat une question centrale par rapport à laquelle l’ensemble des
acteurs politiques et civils auront dorénavant à se déterminer.

158
3. Enjeux et défis actuels

Malgré son expérience et ses acquis, le mouvement des femmes reste confronté à des difficultés qui sont
autant de défis à relever pour enraciner sa vision et ses stratégies d’action dans la perspective d’un déve-
loppement démocratique tenant compte des besoins et intérêts des Marocains et Marocaines.

3.1. Clarification et élargissement de la vision

Les luttes des femmes au Maroc se situent dans un contexte piégé par des enjeux culturels et politiques
qui instrumentalisent la question des droits des femmes pour réaliser des gains et/ou asseoir des légitimités
politiques. Devant cette situation, la question de l’argumentaire de l’égalité s’est posée, très tôt, aux mili-
tantes. Comment faire pour que leurs idées soient comprises et reprises par toutes les femmes et, si pos-
sible, par toute la société ?
La voie choisie par les Marocaines a consisté en une appropriation des textes religieux fondateurs par le
biais d’une nouvelle lecture destinée à légitimer la dénonciation du patriarcat et la revendication de l’égalité.
Les travaux réalisés dans ce sens par des écrivains et chercheurs universitaires comme Fatéma Mernissi,
Abderrazak Moulay Rchid, Farida Bennani et Zineb Maadi ont ouvert la voie aux organisations féministes leur
permettant de mieux argumenter leurs revendications de l’égalité
Ce choix a suscité, et continue à le faire, de grands débats avec les autres organisations similaires du Mag-
hreb pour lesquelles l’islam en tant que religion d’État ne peut permettre une égalité telle que stipulée dans
le référentiel onusien et plus particulièrement dans la déclaration universelle des Droits de l’Homme et dans
la CEDAW. En réalité, les divergences ne portent pas tant sur le fond mais plus sur les stratégies d’action 34
et le débat reste ouvert par rapport à la question de savoir si le mouvement des femmes doit devenir un pôle
de savoir du religieux ou plutôt opter pour l’élargissement des alliances avec les savants religieux.
Le choix fait par le mouvement des femmes en faveur d’une approche pragmatique lui a permis de franchir
une étape qui est celle de la révision de plusieurs dispositions légales les plus inégalitaires. Toutefois,
d’autres questions se posent dans de nouveaux termes : comment faire pour que la loi soit respectée par
ceux qui ont la responsabilité de l’appliquer ? Quelles stratégies adopter pour renforcer les capacités des
femmes, surtout les plus marginalisées et les amener à revendiquer l’application de ces lois ? En réalité, suite
aux réformes récentes dans le statut des femmes, le danger qui menace le plus les droits des femmes est
l’idée, largement répandue, que « l’égalité est atteinte et qu’il ne reste plus rien à faire ; c’est aux femmes de
montrer maintenant qu’elles méritent les droits qu’elles ont acquis ».
Par ailleurs, un autre défi s’impose au mouvement qui est celui d’élargir sa réflexion à l’ensemble des
questions qui traversent la société ? Faut-il prendre position sur toutes les questions au risque de diluer les
luttes et de disperser les énergies ou, plutôt, focaliser sur les questions spécifiques aux femmes au risque
de se couper des autres acteurs sociaux et politiques ?
Le mouvement des femmes ne peut jouer un rôle politique réel pour contribuer à la fois à consolider la
transition politique actuelle et faire de l’égalité entre les hommes et les femmes une réalité dans l’ensemble
des domaines sans une vision prospective et des stratégies claires pour l’avenir et surtout pour l’étape après
la réforme de la moudawana et la promulgation du nouveau Code de la famille.

3.2. Nouvelles stratégies de mobilisation et de participation

S’il est reconnu aujourd’hui que le mouvement des femmes a eu un apport important au mouvement asso-
ciatif tant au niveau des stratégies et des moyens mobilisés sur les manières de travailler sur le plaidoyer et

159
surtout sur le réseautage qui est une pratique hautement démocratique, il n’en demeure pas moins qu’il
reste confronté compte tenu de son domaine d’intervention, au défi de repenser et d’innover les formes et
moyens de mobilisation ainsi que sa stratégie d’élargissement des alliances.
La ligne de conduite à adopter pour sauvegarder l’autonomie par rapport à l’État est encore à ce jour sujet à
débats et à polémique au sein du mouvement. Plus sollicitées par l’État et ses institutions depuis leur
reconnaissance légale, plusieurs associations se posent la question de savoir si la position minoritaire au sein
des institutions de l’État est une caution de sa politique et si elle est viable. 35 La situation de référence qui
est sous-jacente à ce débat est celle dans laquelle se trouvent plusieurs partis de la gauche qui, loin de béné-
ficier de l’ouverture politique actuelle et de leur participation au gouvernement, vivent, tout au contraire, de
grandes difficultés tant au niveau de leur organisation interne qu’au niveau de leur projet politique.
Toutefois, la maturation du mouvement et la prise de conscience que le rapport entre l’État et les relations
de genre est toujours dialectique et dynamique 36 lui donne plus d’assurance pour établir des conventions de
partenariat avec de nombreux départements gouvernementaux. Il est encore prématuré d’évaluer ce parte-
nariat, néanmoins, certaines composantes du mouvement s’interrogent déjà sur les risques d’être réduites,
dans ce cadre, à des simples instruments d’exécution des programmes gouvernementaux et sur les meil-
leurs moyens de rendre les pouvoirs publics plus responsables, plus transparents et plus redevables en
matière de prise en compte des besoins et intérêts des femmes.
Cependant, malgré l’expérience et le savoir-faire développé par le mouvement des femmes, le jeu des dif-
férents acteurs politiques- qui se fait généralement aux dépens des droits des femmes- constitue toujours
une menace telle l’épée de Damoclès, au-dessus de leur tête. Pour cette raison, ce mouvement est appelé à
réfléchir sur l’élargissement de ses alliances et sur les meilleures stratégies à mobiliser pour consolider et
élargir son influence politique et sociale.

Cette réflexion devrait s’étendre aux moyens de :


– développer ses capacités de mobilisation au sein de nouvelles catégories sociales (dans le rural, auprès
des femmes les plus pauvres et auprès des jeunes). Le mouvement des femmes capitalise une grande
expérience dans le domaine du plaidoyer. Mais ce plaidoyer est resté tourné vers l’État sans être réelle-
ment alimenté et enraciné au niveau des populations les plus défavorisées et les plus exclues. Le défi à
relever serait de mettre à profit l’expérience acquise pour mieux faire entendre la voix de ces catégories
pour sortir de l’enferment actuel et le face à face entre ce mouvement et l’État.
– renforcer l’identité du mouvement, sa solidarité et sa capacité à travailler dans la complémentarité au
lieu de la duplication et de concurrence et d’opérer une plus grande ouverture sur le mouvement des
femmes, tant au niveau régional qu’au niveau international, pour mieux contribuer au mouvement fémi-
niste international ;
– développer ses alliances et ses stratégies partenariales de façon à renforcer son influence et faire de
telle sorte que son agenda soit pris en compte et défendu par le plus grand nombre d’individualités et
d’organisations sociales, économiques et politiques ;
– continuer à inscrire la question de la démocratie interne et du renouvellement du leadership associatif
(encore traversé par la subsistance des anciennes pratiques du leadership à vie) comme priorité organi-
sationnelle des associations des femmes pour que leurs pratiques soient réellement transformatives et
porteuses d’un réel changement.

160
Conclusion

Cinq décennies après l’indépendance, le Maroc a enregistré des bouleversements sociaux, économiques
et politiques très importants. Il est aujourd’hui dans une dynamique de changements dont la rapidité et la
complexité préviennent toute certitude quant à l’avenir. Mais les femmes marocaines ont, réussi à jeter les
bases pour l’émergence d’un mouvement féministe autonome et ouvert sur les autres dynamiques sociales
et politiques. Ayant participé, de façon remarquable, à développer la culture en faveur de l’égalité entre les
hommes et les femmes et à asseoir une culture civique et associative, ce mouvement a contribué au ren-
forcement de l’autonomie de plusieurs composantes du secteur associatif.
Les progrès enregistrés récemment sont un puissant stimulant pour « faire accélérer le temps et le rythme
du changement social » afin de faire de telle sorte que la question de l’égalité soit à la fois au cœur et le
moteur de la concrétisation du projet démocratique et moderniste du Maroc.

Notes et références

1. Voir, dans ce sens, le livre publié par le Collectif 95 Maghreb Égalité Mouvement des femmes au Mag-
hreb, auto-portrait qui développe une réflexion très intéressante sur le mouvement associatif féministe
au Maghreb durant les deux dernières décennies. Cette réflexion développée par les actrices du mou-
vement dans les trois pays du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie).
2. Alain Touraine, La voix et le Regard, éd, seuil, Paris, 1978, p. 104.
3. Ilham Marzouki, Le mouvement des femmes en Tunisie au XXe siècle, éds. Cérès Production, Enjeux,
Tunis, 1993. p. 11
4. Il s’agit d’écrits qui ont fait date pour avoir développé une idéologie réformiste revendiquant le droit
des femmes à l’éducation et à certains droits civils et politiques. Il faut citer notamment le livre de
tahar Hadad (Notre femme dans la Chariaa islamique et dans la société (1930), et celui de allal al-Fassi
(l’auto-critique, 1952)
5. Pour en savoir plus sur le mouvement réformiste au Maghreb voir l’excellente synthèse qui en est
faite dans le livre de Zakia Daoud, Féminisme et politique au Maghreb, Soixante ans de lutte, eds.
EDDIF, ACCT, 1993
6. Voir Said Bensaid al-Alaoui, : « L’image de la femme dans la pensée réformiste moderniste au Maroc »
(en arabe), In : Les femmes et l’islam, Collection Approches, Casablanca : Le FENNEC, 1998, pp. 31-
45 ; Voir aussi Assia Benadada : « La femme dans le discours réformiste du fqih al-Hajoui », en arabe,
in Monaww’ât Mohamed Hijji, Beyrouth : Dar al – Gharb al-Islami, 1998, pp. 479-487.
7. Mohamed El Ayadi, in : La réforme du droit de la famille, cinquante années de débats, Études et ana-
lyses, Prologues, Revue maghrébine du livre, hors série, no 3, 2002, p. 10.
8. La princesse Lalla Aicha, fille du roi Mohamed V a symbolisé durant la période coloniale l’émancipation
des femmes par le fait qu’elle était instruite, qu’elle a été la première marocaine à paraître dévoilée en
public et par ses multiples actions en faveur de l’instruction et de la participation des femmes à
l’espace public.
9. Cité par M. Ayadi, In : La femme dans le débat intellectuel au Maroc, op.cité, p. 11.
10. R. Bourqia, M.Charrad et N. Gallagher, Femmes au Maghreb : perspectives et questions, in : Femmes
culture et société au Maghreb T. II, eds Afrique Orient, 2000, p. 14.
11. Voir My Rchid, femmes et lois au Maroc,

161
12. Genre et politique, débats et perspectives, op.cit., p. 24.
13. Zakia Daoud, op.cit..
14. Ilham Marzouki, Le mouvement des femmes en Tunisie au XXe siècle, op.cité, p. 9.
15. Citons, notamment son livre Le Maroc raconté par ses femmes, SMER, Rabat, 1983.
16. Il s’agit notamment de : Malika Belghiti (femmes rurales), Soumaya Naamane Guessouss et Abd Essa-
mad Dyalmi (questions relatives à la sexualité) ; Rahma Bourqia (pratiques et perceptions des femmes
par rapport à la reproduction).
17. Voir dans ce sens M. Ayadi, La femme dans le débat intellectuel au Maroc, in : La réforme du droit de
la famille, cinquante années de débats, Études et analyses, Prologues, Revue maghrébine du livre,
hors série, no 3, 2002, p. 24
18. La collection « Approches », crée par Fatima Mernissi, Aicha Belarbi et Omar Azzimane a publié de
1987 à 1998 huit ouvrages sur les femmes.
19. Créées à l’initiative de F. Mernissi qui va les encadrer durant plusieurs années.
20. Il s’agit notamment de : Cent mesures et dispositions pour une codification égalitaire du statut des
femmes et des relations familiales : 1995) ; des rapport sur les violations et violences flagrantes à
l’encontre des femmes au Maghreb 5 1997/98 et 1999 ; du Mouvement des femmes au Maghreb,
auto-portrait et enfin du Dalil pour l’égalité dans la famille au Maghreb (2003)
21. Cette revue a abordé des sujets considérés auparavant comme tabous comme la question de la virgi-
nité, les relations sexuelles hors mariage, la prostitution féminine et masculine, etc. De ce fait, elle a
fait, souvent, l’objet de censure de la part des autorités marocaines.
22. Le journal 8 Mars a été publié à l’initiative d’un groupe informel de féministes qui s’est constitué plus
tard (1987), en association de promotion des droits des femmes qui est l’Union de l’action féminine
(UAF).
23. Ces Magazines mensuels font l’objet d’une grande diffusion leur permettant de jouer rôle important
dans la diffusion des idées féministes et faire connaître les organisations féministe auprès des
couches sociales moyennes et supérieures
24. Au Maroc, les représentants de cette nouvelle tendance sont, pour l’essentiel, Farida Bennani, Zineb
Miadi et Fatéma Zohra Zryouel.
25. Ilham Marzouki, Le mouvement des femmes en Tunisie au XXe siècle, op.cité, p. 11.
26. Idem. op.cit., p. 14
27. Collectif 95 Maghreb Égalité, Rapport de l’atelier de réflexion sur le mouvement féministe tunisien,
Ronéotypé.
28. Idem.
29. Ilhem Marzouki, Femmes d’ordre ou désordre de femmes, NOIR sur BLANC éditions, collection
ÉCLAIRAGES ; 1999, p. 11
30. Mohamed Ayyadi, op.cit., p. 13.
31. Baduel Pierre Robert, « État moderne, nationalismes et islamismes, » Éditorial, p. 8.
32. Alami M’chichi Houria, La féminisation du politique, in : Femmes et Sciences sociales au Maghreb,
traditions, mutations, aspirations, Revue Prologues, no 9 /mai 1997, p. 7
33. Collectif 95 Maghreb Égalité, Auto-portrait d’un mouvement, les femmes pour l’égalité au Maghreb,
Éd. Al Maarif, Rabat, janvier 2003.
34. Dans ce sens, le Collectif 95 Maghreb Égalité a élaboré en 1995 un code du statut personnel égalitaire
appelé « Cent mesures et dispositions ». Ce réseau vient de publier dernièrement (Mai, 2003) un Dalil

162
pour l’égalité dans la famille, basé à la fois sur un argumentaire sociologique, d’éthique universelle et
religieuse.
35. Collectif 95 Maghreb Égalité, Auto- portrait d’un mouvement, op.cité,
36. Genre et politique, débats et perspectives, op.cité

163
Évolution des conditions de vie
des femmes au Maroc

Introduction .............................................................................................................. 167

I. Évolution des femmes de l’indépendance à aujourd’hui ............................... 167


1. L’éducation ....................................................................................................... 168
1.1. L’analphabétisme ....................................................................................... .168
1.2. Scolarisation ............................................................................................... .170
2. La fécondité ....................................................................................................... 172
2.1. La contraception......................................................................................... 173
2.2. Taux de mortalité maternelle .................................................................... 175
3. Conclusion.......................................................................................................... 176
4. L’activité économique des femmes................................................................ 176
4.1. Le taux d’activité des femmes ................................................................. 177
4.2. Le chômage des femmes diplômées ...................................................... 179
4.3. Pauvreté et exclusion féminine ............................................................... 180
5. Participation politique ...................................................................................... 182
II. Politiques en faveur de la promotion des conditions des femmes ............. 185
1. Contexte international et national.................................................................. 185
2. Quelques programmes significatifs ............................................................... 186
2.1. Les programmes sociaux de lutte contre la pauvreté.......................... 187
2.2. Le Plan de l’intégration de la femme au développement..................... 187
2.3. Protection des femmes contre la violence ............................................ 188
III. Les changements significatifs ......................................................................... 190
1. Éléments de synthèse ...................................................................................... 190
2. Changement social et juridique..................................................................... .190
3. Conclusion.......................................................................................................... 192

Bibliographie ............................................................................................................193

HAYAT ZIRARI

165

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166

gt2-7 166 2/03/06, 12:09:55


Introduction

L’objectif de la présente contribution consiste à mettre en évidence les contours des changements et de
l’évolution des rôles et conditions de vie des femmes au cours de la dernière moitié du vingtième siècle.
Il s’agira notamment de pointer, de manière sommaire, les moments significatifs de cette évolution qui
auront déterminé l’évolution, même si une analyse approfondie reste nécessaire et serait à encourager,
notamment par la formation d’équipes pluridisciplinaires de recherche dédiées aux études genre.
La présente contribution va tenter d’éclairer cette connaissance par l’examen de quatre domaines retenus
pour leur importance dans le développement des conditions et du statut des femmes. Il s’agit de l’éducation,
de la santé reproductive, de l’emploi et de la participation politique. L’accès des femmes marocaines – à des
degrés divers – à la scolarisation, à la contraception, à la participation politique et à l’emploi rémunéré a,
certes, constitué une avancée significative. Elle reste, cependant, insuffisante au regard de l’étendue des dis-
criminations persistantes et des défis à relever dans le monde d’aujourd’hui.
Il s’agira, d’une certaine manière, d’élucider une partie de l’histoire du Maroc au féminin, sans prétention
d’exhaustivité dans l’analyse et dans l’exploitation des références documentaires.

Dans ce cadre, la contribution comportera les parties suivantes :


– Une présentation quantitative et qualitative de l’évolution des femmes, de l’indépendance à aujourd’hui ;
– Une analyse synthétique des principaux changements qualitatifs survenus ;
– Une présentation sommaire des grandes orientations politiques en matière de promotion des conditions
des femmes,
– Enfin, une synthèse conclusive sur les défis et les enjeux d’avenir,

L’intérêt premier de ce travail étant de questionner l’évolution des conditions des femmes durant les cin-
quante dernières années, sur divers plans, l’analyse globale de ces derniers est susceptible d’apporter l’éclai-
rage nécessaire à une réflexion qualitative ouverte sur l’avenir.

I. Évolution des femmes de l’indépendance à aujourd’hui

Le rapport 2002 sur le développement humain dans les pays arabes 1 dresse un tableau particulièrement
morose de la situation dans les 22 pays concernés par l’évaluation. Les données publiées montrent que les
pays arabes disposent du plus faible indice de liberté dans le monde (indicateurs : droits politiques, libertés
civiles, processus électoraux ou politiques, indépendance des médias). Par ailleurs, les femmes y disposent

1. Rapport sur le développement humain dans les pays arabes : Créer des opportunité pour les générations futures 2002.

167
d’un statut inférieur qui place les pays arabes au bas de l’échelle du niveau de DH : faible participation poli-
tique, faible taux de scolarisation, taux d’illettrisme élevé (sur les 280 millions d’Arabes, 65 millions sont illet-
trés, dont les deux tiers sont des femmes : p. 3 et 28).
Dans ce contexte, la situation du Maroc est marquée par un classement fortement défavorable en réfé-
rence aux indicateurs du développement humain (125 sur les trois plans retenus par l’indice de développe-
ment humain).
Cependant, en intégrant l’indice de degré de liberté, sa position dénote positivement par rapport à ces
autres facteurs, puisque les évolutions politiques et institutionnelles – marquées par le renforcement de la
liberté d’expression, des réformes importantes en cours et l’émergence d’une société civile dynamique et
grandissante – lui procurent une position plus avancée en termes de progression dans le sens de l’établisse-
ment d’une société moderne, attribuant un rôle grandissant aux femmes dans la société.
En intégrant, dans son approche de la pauvreté, des mesures autres que les mesures habituelles, l’approche
du développement humain a procédé à la prise en compte des processus qui conduisent aux situations d’iné-
galité, d’exclusion et de vulnérabilité, ce qui permet d’intégrer les rôles des acteurs et des institutions 1.
L’intégration de l’approche genre au niveau des programmes et objectifs du développement humain et
social s’inscrit dans la perspective de la réduction des inégalités, du renforcement des capacités des femmes
et de leur accès aux ressources.
De manière générale, les conditions matérielles de vie des femmes marocaines ont connu, durant la pé-
riode concernée, des changements manifestes tels que l’accès à l’école, la baisse de la natalité, l’accès gran-
dissant à l’activité économique rémunérée. Une brève présentation et analyse de ces changements permet
de dégager un éclairage qualitatif sur les évolutions survenues.

1. L’Éducation

Le droit à l’enseignement est inscrit dans la constitution. Il a été promulgué par dahir le 13 novembre 1963. Ce dernier a
rendu pour la première fois l’enseignement obligatoire pour les enfants de 7 à 13 ans.

1.1. L’analphabétisme

Pour comprendre les évolutions survenues dans ce domaine, certaines données quantitatives sont parti-
culièrement édifiantes.
La première donnée à observer est, qu’à l’aube de l’indépendance du Maroc, la population marocaine ne
dépassait guère les onze millions, dont 80 % de ruraux. La scolarisation, quant à elle, ne touchait que 15 %
de la population.

1. Le prix Nobel d’économie de l’année 1998, Amartya Sen, a amorcé un pas qualitatif dans la réflexion sur le développement en tant que
liberté. La dimension économique n’étant pas l’indicateur principal de pauvreté, d’autres indicateurs doivent être, selon lui, pris en compte dont
celui la liberté.
La notion de droit s’intègre ainsi à la réflexion menée autour du développement et de la pauvreté, l’expression de la liberté étant, selon Amartya
Sen, « une fin et un moyen principal de développement », Amaryta Sen, 1999, Un nouveau modèle économique, développement, justice, liberté,
Paris : Odile Jacob.

168
En 1960, environ neuf personnes sur dix ne savaient ni lire ni écrire, pour une proportion 96 % de femmes.
Le recensement de 1971 a enregistré une baisse du taux d’analphabétisme de 10 % pour l’ensemble de la
population, baisse qui s’est poursuivie dans les deux décades suivantes.
En 2004, ce taux est passé à 43 % pour l’ensemble de la population et à 55 % pour les femmes.

Tableau 1 : Taux d’analphabétisme par sexe

1960 1971 1982 1994 2004


Sexe
Masculin 78 63 51 41 31
Féminin 96 87 78 67 55
Ensemble 87 75 65 55 43

Source : Recensements 1994 et 2004

Ce dernier recensement a encore confirmé le déficit du Maroc en terme de scolarisation. Si l’analphabé-


tisme touche sévèrement les populations nées avant 1994 – comme le souligne ce recensement – les jeunes
générations connaissent des taux d’analphabétisme important (36 % pour les 10 à 14 et 42 % pour les 15 à
24 ans). Ces taux sont encore plus aggravés pour les populations féminines, puisqu’il est presque de deux
fois supérieur chez les filles que chez les garçons.
Les disparités sont encore plus fortes pour les populations féminines rurales et/ou appartenant à des
couches sociales pauvres. Les fillettes non scolarisées sont exposées aux risques du mariage précoce
comme celui de maternité précoce ou aux travaux pénibles dans des conditions difficiles (travaux domes-
tiques, placement chez les familles en ville comme petites « bonnes »...).
L’analphabétisme a constitué, et constitue toujours, un handicap majeur de développement du Maroc
indépendant. Aujourd’hui, Dix millions de personnes environ sont analphabètes, dont presque la moitié
(49 %) est âgée de plus de 15 ans. L’écart entre femmes et hommes analphabètes est estimé à trois mil-
lions, le plus grand nombre se retrouvant en milieu rural.

« Dans tous les espaces régionaux, l’homme surclasse la femme et ce, aussi bien en milieu urbain que rural. [...]Le rang
le plus bas – qui correspond ici à celui des pays les moins avancés dans le monde (entre les 140e et 150e rangs) – est
occupé par les femmes rurales. Les hommes ruraux réalisent un développement humain équivalent à celui des 15 der-
niers pays à développement humain moyen (entre les 125e et 139e et qui sont généralement sur-classés par la
moyenne nationale au Maroc, RDH 2003. »
Gouvernance et accélération du Développement humain, P. 25).

169
1.2. Scolarisation

« Ma grand mère me disait : après l’indépendance, tu pourras enlever ton voile, car la femme va se libérer, mais il faut
faire des études pour devenir les égales des hommes », raconta Fatima Hassar, l’une des premières marocaines à obte-
nir son baccalauréat en 1949.
Entretien, Kalima, 1987

À l’aube de l’indépendance, la scolarisation des filles est restée un phénomène citadin touchant une élite
qui, imprégnée des idées salafistes, avait comme priorité, dans ses programmes de réforme, le renforce-
ment de la scolarisation des filles, le progrès de la nation étant intimement lié à l’éducation des filles 1.
Le monde rural n’a pas enregistré la même tendance progressive, surtout, en ce qui concerne les filles.
Une nette avancée a été observée dans les années soixante et soixante-dix, pour enregistrer un ralentisse-
ment manifeste durant les années quatre-vingt. La courbe ne se redressera que vers la fin des années
quatre-vingt-dix avec le lancement de plusieurs programmes œuvrant dans ce sens.

Tableau 2 : Évolution des taux nets de scolarisation : enfants âgés de 6 à 11 ans

1997-1998 1998-1999 1999-2000 2000-2001 2001-2002 2003-2004


National 68,6 % 73,7 % 79,1 % 84,6 % 90,0 % 92,0 %
Milieu rural 55,4 % 62,5 % 69,5 % 76,7 % 83,8 % 87,8 %
Fille 61,8 % 68,0 % 74,2 % 80,6 % 86,6 % 89,2 %
Fille (rural) 44,6 % 53,6 % 62,1 % 70,4 % 78,7 % 83,1 %

Source : Les indicateurs sociaux, Direction de la statistique, 2002 et RGPH 2004.

Entre la fin des années quatre vingt dix et l’année 2004, le pourcentage des filles fréquentant l’école pri-
maire a connu une forte progression en passant de 61,8 % à 89,2 %.
Si les progrès enregistrés depuis l’indépendance restent considérables, l’important écart entre l’urbain et
le rural persiste, illustrant l’existence d’une grande disparité géographique, sociale et de genre.
Certes, l’État consacre actuellement une part importante de son budget à la scolarisation. Les effectifs des
filles scolarisés sont, quantitativement, 25 fois plus nombreux qu’en 1960 2. Mais ceci n’a pas permis de dépas-
ser des décennies de marginalité des femmes et du monde rural. Les écarts entre les filles et les garçons,
entre l’urbain et le rural, témoignent d’une longue discrimination dont sont victimes les enfants ruraux, en géné-
ral, et les filles en particulier. Sur 10 filles âgées de 8 à 13 ans, 3 sont scolarisées en milieu rural contre 8 pour
10 pour les citadines. Les garçons ruraux de cette tranche d’âge comptent, quant à eux, 6 scolarisés sur 10.

1. La première école pour les filles musulmanes a vu le jour en 1931 à Salé et était destinée aux filles de notables. Les années quarante ont
permis de consolider l’initiative par la création d’autres écoles. La scolarisation était perçue alors comme étant un levier de développement du
pays, grâce à une élite instruite, engagée et porteuse d’un projet de société pour le Maroc et où les femmes auraient un rôle essentiel à jouer. La
résistance des orthodoxes, exprimée à diverses occasions n’a pas eu d’effet sur l’émergence d’une élite citadine minoritaire mais consciente du
rôle social et politique à jouer. Voir Abderrazak Moulay r’chid, 1985 (1981), La condition de la femme au Maroc », Universtié Mohamed V, Faculté
des sciences juridiques, économiques et sociales de Rabat.
2. ADFM (Association Démocratique de défense des Doits des femmes), 2001, Convention CEDAW, Rapport parallèle des ONGs, Publication
DFM, Rabat, p. 90.

170
Cette pénalisation des filles rurales s’accentue dès que l’on avance vers les niveaux scolaires supérieurs 1,
posant de manière urgente et cruciale la question de la persistance de la rétention des filles rurales à la fin du
cycle fondamental. Le résultat est qu’une fille seulement sur dix atteint le secondaire (5 sur 10 pour les cita-
dines). En 1992, le taux de scolarisation des filles rurales pour les 13-15 ans (2e cycle de l’enseignement) était
de 15,7 % contre 69,3 pour les filles urbaines. Ce taux s’est amélioré dans la dernière décennie sans pour
autant éliminer les disparités existantes.
Plusieurs contraintes majeures à cette scolarisation sont à relever : pauvreté, éloignement géographique et
accessibilité des collèges, priorisation des garçons sur les filles, analphabétisme des mères, le mariage pré-
coce des filles, absence de conditions appropriées de séjour des filles dans les agglomérations où sont situés
les collèges, contrôle social des filles et limitations des déplacements en dehors du foyer familial.
Par ailleurs, il a été établi par plusieurs études 2 que l’analphabétisme des mères influe de manière signifi-
cative sur l’accès des filles à l’école et leur maintien au sein de cette institution.
Il est important de souligner que des efforts considérables ont été consentis à travers divers programmes
en termes de solarisation et d’éducation non formelle. Ces efforts n’ont pas été suffisants pour réduire signi-
ficativement les écarts persistants entre hommes et femmes, surtout en milieu rural, et ce, aussi bien en
matière d’alphabétisation que de scolarisation.
L’objectif de la généralisation du premier cycle de l’Enseignement Fondamental à l’horizon 2010 a favorisé
la mise en œuvre de plusieurs mesures, notamment en faveur de la scolarisation des filles en milieu rural et
de la rétention des petites fillettes en vue d’augmenter leur nombre et multiplier les alternatives s’opposant à
l’exclusion scolaire.
Cet ensemble de données appelle à plusieurs observations essentielles.
La première est que l’accès à l’éducation constitue un moment clé dans l’histoire des femmes maro-
caines, aussi bien au niveau de l’investissement du savoir que celui de l’accès à l’espace extérieur, réservé
jusqu’alors aux hommes.
L’accès au savoir a favorisé des changements dans les modes de vie d’une catégorie de femmes qui, en
quelques années, ont vu leur existence se transformer. Les changements observés illustrent une remise en
cause, du fait, des rôles traditionnels assignés aux femmes. L’école publique aura constitué, ainsi, un levier
important d’investissement de l’espace public.
Parce que l’école est un espace de socialisation où se joue l’élaboration de référentiels de la féminité et de
la masculinité, elle constitue un enjeu déterminant dans la construction de l’identité des personnes. L’élabo-
ration de l’image de soi, comme celle de l’autre, est influencée aussi bien par l’école que par la famille.
Cependant. Si cette dernière forge l’identité sociale et sexuelle de base, l’école l’entérine à travers les sup-
ports pédagogiques, le contenu et la qualité des programmes (manuels scolaires, relation éducative, modes
d’apprentissage et d’évaluation, système d’orientation).
Plusieurs recherches ont été menées à ce propos et confirment l’existence de stéréotypes sexistes,
d’images négatives 3, réduisant les femmes au rôle de reproductrice, limitant ainsi leurs champs de déve-

1. Pour la période 1993-1995, le taux de scolarisation dans le premier cycle du fondamental se situe à 94,7 % en milieu urbain, et à peine
62,4 % dans le milieu rural.
En 1998-99, le taux de scolarisation brut dans le premier cycle fondamental était de 70,5 % en niveau national, de 86,1 % en milieu urbain et de
57 % en milieu rural (de 47 % dans le cas de la fille rurale).
2. Voir notamment, Ministère de l’Éducation Nationale,Direction de la planification, 1993. Analyse des déterminants de la scolarisation en
zones rurales (sept régions du pays).
CERED, 1989, Éducation et changements démographiques au Maroc.
3. Voir notamment : Ministère des Droits de l’Homme et Ministère de l’Éducation nationale, Projet « promotion de l’éducation aux droits de
l’homme » : analyse de manuels scolaires de 5 disciplines, à savoir : l’arabe, le français, l’instruction islamique, la philosophie et l’histoire-
géographie, 1997.
El AYADI, « la jeunesse et l’islam. Tentative d’analyse d’un habitus social », In R. bourqia, M. El Ayadi et M. El harras, Les jeunes et les valeurs
religieuses, Casa, Eddif, 2000.

171
loppement de compétence. La masculinité, quant à elle, est érigée en modèle d’intelligence, de courage et
d’aventure. La valorisation de ces capacités intellectuelles et sociales tend à légitimer l’autorité des hommes
et leur supériorité 1.
L’un des enjeux actuels majeurs réside dans la dynamisation de l’espace de l’école en vue d’en faire un
véritable levier de développement de la personne à travers une éducation sensible aux concepts de la
citoyenneté, de l’égalité et de l’équité et ce, par la formation, l’information et l’amélioration de la qualité des
contenus et des programmes scolaires 2.

2. La fécondité

En comparaison avec les dernières décennies, la période des années soixante a connu la croissance démo-
graphique la plus forte. Depuis, cette croissance a connu une baisse spectaculaire, grâce notamment aux
efforts fournis en matière de planification familiale. L’indice synthétique de fécondité (ISF) est passé de
7,2 % en 1960 à 2,9 % en 2000.

Tableau 3 : Évolution de l’indice synthétique de fécondité par milieu de 1962 à 1997

Source Années Urbain Rural Maroc


EOM 1961-63 1962 7,77 6,91 7,2
CAP 66-67 6,21
ENFPF 79-80 1977 5,91
RGPH 1982 1982 4,29 6,60 5,52
ENPC 1984 5,24
ENPPS-I 1987 1985 3,17 5,86 4,84
ENDPR 86-88 1987 2,82 5,95 4,47
ENPS-II 1992 1991 2,54 5,54 4,04
RGPH 1994 1994 2,56 4,25 3,28
PANEL 1995 1994 4,50 3,31
CERED, 1997 1997 2,37 3,87 3,00
RGPH 2004 2004 2,10 3,10 2,50

Source : Situation et perspectives démographiques du Maroc, CERED, 1997.

Entre 1962 et 1997, l’indice est passé de 7,7 à 2,6 enfants par femme en milieu urbain, et de 6,9 à 4,3 en
milieu rural.

ADFM, 2002, « L’état de l’égalité dans le système éducatif au Maroc ».


1. A. Lemrini, 2002, « Éducation et formation » In, Hommes et femmes au Maroc : Analyse de la situation des écarts dans une perspective
genre, UNIFEM, Direction de la statistique, p. 20.
2. La « charte nationale de l’éducation formation » élaborée en 1999 stipule notamment que « Seront respectés, dans toutes les prestations
de services d’éducation et de formation, les principes et les droits reconnus à l’enfant, à la femme et à l’homme, en général, tels que les stipulent
les conventions et les déclarations internationales ratifiées par le Royaume du Maroc ». Charte nationale d’éducation et de formation, p. 32.

172
Une baisse de fécondité est constatée auprès des femmes de 15 à 35 ans (particulièrement accentuée
pour les groupes d’âges des 20-24 ans et 25-29 ans) 1.
Les différences urbain/rural persistent. La baisse de fécondité par âge en milieu urbain a précédé de dix
ans (début des années quatre vingt) celle du milieu rural (début des années quatre vingt dix).
Cet indicateur est à mettre en relation avec le changement de l’âge moyen de maternité.
Plusieurs facteurs démographiques peuvent être évoqués pour expliquer ces mutations au niveau de la
fécondité. Les plus récurrents, au niveau de la littérature, concernent la baisse de l’âge moyen au premier
mariage et l’utilisation de la contraception.

Tableau 4 : Âge moyen au premier mariage

1962 1982 1994 2004


National
Hommes 27,2 30 31,2
Femmes 17,3 22,3 25,8 26,3
Urbain
Hommes 28,5 31,2
Femmes 17,5 23,8 26,9
Rural
Hommes 25,6 28,3 29,5
Femmes 17,2 20,8 24,2 25,5

Source : Direction des Statistiques, Données recueillies à partir des publications sur les recensements (2001).

À l’instar de la population masculine, les marocaines se marient de plus en plus tardivement par rapport
aux premières années de l’indépendance. L’âge au 1er mariage est passé au niveau de cette population de
22,3 ans en 1982 à 25,8 en 1994 et 26,3 en 2004. Une nette différenciation persiste entre l’urbain et le rural.
Le rural a enregistré une augmentation significative allant de 20,8 en 1982 jusqu’à 25,5 en 2004.
Ces données attestent d’une évolution qualitative des rôles des femmes et de leur statut dans la société
marocaine. Les femmes sont moins soumises aux contraintes de la patrilinéarité, qui les confinaient dans un
rôle de procréatrices et de gardiennes du lignage.
Le recours à la contraception a été certainement le moment qualitatif le plus important ayant joué un rôle
déterminant dans l’accès à l’autonomie (aux ressources) et le développement des capacités des femmes.

2.1. La contraception

Juillet 1967 : Décret royal abrogeant la loi française datant de 1939 interdisant la publicité et l’utilisation contraceptive.
Le même décret a autorisé l’avortement thérapeutique.

1. Op. cit., CERED : p. 31.

173
Le recours à la contraception constitue un fait important qui a amené les femmes vers l’autonomisation et
le contrôle de leur propre corps.
Ce changement d’attitude face à la question de la procréation ne s’est pas produit sans entraves. Les diffi-
cultés rencontrées ont été multiples. Elles seront de différents ordres, dont notamment celui relatif au poli-
tique et au religieux. En effet, les hommes conservateurs religieux se sont opposés au principe de la
limitation des naissances et au recours aux contraceptifs 1. Il est intéressant de constater que les politiques
publiques de planification familiale sont restées très timides probablement contrariées par l’influence des
clercs religieux. Ce débat a traversé la classe politique au pouvoir n’a pas su donné à la planification familiale
la dimension qu’elle aurait du avoir dans les politiques démographiques et sociales.
D’autres entraves d’ordre socioculturel se sont manifestées, dont nous citerons : le mariage précoce, le
poids de la structure patriarcale et l’importance du lignage et de la descendance, et l’investissement des
enfants comme une assurance retraite.
« L’observation du cycle de vie active de la femme révèle que la vie professionnelle féminine subit non
seulement le poids d’une série de contraintes économiques et sociales mais aussi de réelles entraves fami-
liales » 2.
Aujourd’hui, la contraception est devenue une pratique intégrée dans les comportements des femmes et
des hommes 3.

Tableau 5 : Indice synthétique de fécondité, proportion de femmes célibataires à 20-24 ans et taux
de prévalence contraceptive par milieu de résidence et selon le niveau d’instruction de la femme

ISF Enfants par femme % de célibataires Prévalence


à 20-24 ans contraceptive (en %)
ENFPF PAPCHILD ENFPF PAPCHILD ENPFF PAPCHILD
(1979-80) 1997 (1979-80) 1997 (1979-80) 1997
Milieu de résidence
Urbain 4,6 2,3 53,8 69,7 53,0 65,8
Rural 7,0 4,1 23,1 51,6 14,8 51,7
Niveau d’instruction
Analphabète 6,4 3,7 26,1 24,1 55,9
Primaire 4,6 2,3 55,6 65,4 65,4
Secondaire ou plus 4,2 1,7 73,1 65,7 69,5
Ensemble 6,0 3,1 31,0 55,9 29,6 58,4

Source : Ministère de la Santé, ENFPF (1979-80) et PAPCHILD (1997).

Les femmes urbaines et instruites « s’affirment d’ores et déjà comme étant les moins exposées à des pro-
blèmes de santé liés à la reproduction » 4 alors que les femmes rurales et analphabètes sont parmi les popu-
lations les plus vulnérables.
1. D’ailleurs une loi datant du protectorat (1939), interdisant le recours aux contraceptifs, était en application jusqu’en 1967, année où elle a
été abrogée par un décret, et qui rendra légal, par la même occasion, l’avortement en cas de dangers pour la mère (CERED, Santé... : 2002). Cette
loi ne sera d’ailleurs publiée qu’en Juillet 1987.
2. Direction de la statistique (1999), Condition socio-économique de la femme au maroc. Enquête Nationale sur le Budget Temps des
Femmes (1997-98), 2 vol.
3. Il est important de souligner que le taux de prévalence contraceptive diffère selon qu’il s’agisse de femmes rurales ou urbaines et selon le
niveau de scolarisation. Voir à ce propos les diverses publications du CERED.
4. In CERED, Genre et statistiques.

174
Ceci illustre les écarts urbain/rural et les disparités entre différentes catégories sociales. De ce fait, la
couche la plus démunie au sein de la population est celle des femmes pauvres, rurales et analphabètes. Ces
dernières sont triplement pénalisées et subissent une exclusion tridimensionnelle (spatiale, sexuelle et
d’appartenance sociale).
« La baisse qui s’est opérée depuis a été nettement plus profitable aux femmes urbaines qu’aux femmes
rurales. Le recul ayant bénéficié aux premières est d’ampleur presque deux fois plus importante que celui
ayant profité aux secondes : 50 % contre 27 %. De fait, la disproportion des risques liés à la maternité est
maintenue à un niveau similaire à celui d’il y a une quinzaine d’années » 1.
Ces disparités entre milieu rural et urbain interpellent et hypothèquent sérieusement le développement du
pays, ce qui rend nécessaire la réflexion et l’appréhension du développement dans une perspective genre.
Le rapport des femmes à la santé est déterminé, en définitive, par les positions des hommes et des femmes
au sein de la société et de la famille

2.2. Taux de mortalité maternelle

Le taux de mortalité maternelle est l’un des plus élevé en Afrique. Il est de 187 pour 100 000 naissances vivantes en
ville et de 267 pour 100 000 naissances vivantes en milieu rural.

Tableau 6 : Évolution par milieu de résidence du taux de mortalité maternelle (1978-1997)


(Décès maternels pour 100 000 naissances vivantes)

ENPSII 1992 PAPCHILD 1997 RGPH 2004


1978-1984 1985-1991 1992-1997 2004
Urbain 249 284 125 187
Rural 423 362 307 267
Ensemble 359 332 228 227

Sources : ENPSII (1992) & PAPCHILD (1997)

Le taux de mortalité au niveau national n’a pas connu de changement manifeste entre 1997 et 2004 mais
on peut observer une évolution spatiale très différentiée. En milieu urbain le taux de mortalité a paradoxale-
ment augmenté alors que la tendance de cet indicateur en milieu rural a été plutôt à la baisse. Cette différen-
ciation peut s’expliquer par deux facteurs : le premier est d’ordre méthodologique tenant à l’approche
différenciée d’observation de terrain dans les enquêtes PACHILD et de recensement générale. La seconde
tiendrait au fait que la croissance urbaine et au développement des quartiers péri urbains sous équipés et
sous encadrés et ont eu pour conséquence une augmentation de la mortalité maternelle vue la dégradation
des conditions de vie des populations vulnérables.
Alors que les programmes destinés à améliorer les conditions de santé maternelle et infantile en milieu ont
probablement participé à la baisse du taux de mortalité.

1. Ibid.

175
Tableau 7 : Évolution par sexe et par milieu de résidence de l’espérance de vie à la naissance

Année 1962 1980 1987 1994 1997 2000 Gain de survie


(1980-2000)
Urbain
Hommes – 63 67,8 69,4 70,1 70,8 7,8
Femmes – 65 71,8 73,7 74,4 75,1 10,1
Total 57,0 64 69,7 71,5 72,2 72,9 8,9
Rural
Hommes – 55,4 61,1 64,0 65,0 65,9 +10,4
Femmes – 57,6 63,0 65,9 66,9 67,8 +10,2
Total 43,0 56,5 62,0 64,9 65,9 66,8 +10,3
Ensemble
Hommes – 58,1 63,7 66,3 67,1 67,8 +9,7
Femmes – 60,2 66,4 69,5 70,7 71,8 +11,4
Total 47,0 59,1 65,0 67,9 68,8 69,7 +10,6

Source : Direction de la Statistique (2001)

3. Conclusion

La fécondité féminine dans le contexte actuel a beaucoup changé en valeur symbolique par rapport au
Maroc rural et paysan des années cinquante. Le modèle de l’accumulation des richesses a changé. « La clé
de la richesse est ailleurs. D’autres moyens que cette fécondité, humaine ou animale, d’autres moyens que
la fertilité de la terre [...] se révèlent plus intéressants et plus efficaces » 1. D’autres formes de richesse
voient le jour. Le pouvoir n’est plus lié qu’à la terre et au nombre d’enfants garçons, porteurs du nom et
garant de l’honneur de la famille.
En fin de compte, le contrôle du processus de procréation constitue une étape significative permettant aux
femmes de disposer de leur corps, et d’acquérir de l’autonomie. Acquérir le droit du contrôle de leurs propre
corps constitue le premier pas vers l’autonomisation. L’assujettissement des femmes s’est établi, dans l’his-
toire de l’humanité, à travers leur maintien dans leur rôle de reproductrices. Cet élément est si important qu’il
détermine d’autres facteurs aussi cruciaux dans le processus d’émancipation des femmes tels que la scolari-
sation, l’emploi et la participation politique. « L’accès des femmes à la contraception est réellement un tour-
nant sans précédent dans l’histoire de l’humanité » 2.
Qu’en et-il alors de l’accès des femmes à l’emploi et à l’activité économique ?

4. L’activité économique des femmes

Depuis l’indépendance du pays, l’urbanisation a connu un accroissement particulièrement rapide qui allait
déterminer la configuration et la structuration du paysage urbain. Les années 1950 ont connu un exode rural

1. Camille Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes. Maternité et patriarcat au maghreb. 1985, p. 208.
2. François Héritier, p. 144.

176
très fort, la population urbaine est passée de 10 à 20 %. Les femmes investiront le marché du travail, princi-
palement en exerçant des emplois précaires et sous payés. Ainsi les statistiques de l’époque avancent-elles
qu’une femme sur 8 travaille dans les secteurs du textile, de l’agro-alimentaire ou comme domestique.
Parmi la population active, la proportion des femmes d’âge intermédiaire, entre 25 et 49 ans, a connu une
progression constante de 1960 à 2000 1. Le marché du travail a ainsi enregistré une augmentation de la parti-
cipation des femmes. L’offre de travail des femmes entre 25-49 ans a presque doublé de 1971 à 2000.
Cette progression de la participation des femmes à l’emploi au cours des dernières décennies a touché
aussi bien le milieu rural qu’urbain. Entre 1982 et 2002, le nombre des femmes travaillant a triplé dans les
zones rurales et doublé dans l’urbain. Pour la même période, la proportion des femmes sur le marché de
l’emploi est passée de 17,9 % à 24,7 % au niveau national, avec une évolution plus marquée dans les zones
rurales où ce taux est passé de 14,2 % à 28,4 %. Ce taux de participation des femmes est désormais parmi
les plus élevé dans la région MENA.
Cependant, la prise en compte des différents écarts et disparités existantes (temporelle, spatiale, secto-
rielle...) va permettre de relativiser le constat de l’augmentation de l’emploi des femmes.
Si l’on se penche sur les caractéristiques socio – démographiques de l’insertion des femmes dans le mar-
ché de travail, les inégalités ont toujours constitué le trait dominant.
L’emploi des femmes est caractérisé par le sous-emploi et la sous-qualification : dans le milieu rural les
femmes employées sont essentiellement intégrées dans l’agriculture (91,3 contre 76,4 % pour les hommes)
avec une grande majorité (84,1 %) ayant un statut d’aide familiale, alors que seule une petite minorité
(15,9 %) dispose d’un revenu soit comme salariées (4,9 %) ou comme indépendants (10,5 %).
Le milieu urbain est marqué par la présence d’une grande majorité des femmes dans les secteurs du tex-
tile (69 %) et de l’industrie alimentaire (16 %). Elles sont par contre peu présentes dans les autres branches
industrielles telles que l’industrie électrique et électronique qui n’emploie que 3 % de la main d’œuvre fémi-
nine 2.

4.1. Le taux d’activité des femmes

Le taux d’activité des femmes au niveau national est passé de 6,9 % à 8 % puis à 11,5 % et respective-
ment 23 % de 1960, 1971, 1982 et 1987.
En 1995, le milieu urbain enregistre 20,2 % des femmes actives et 27,8 % en milieu rural 3 pour atteindre
23 % urbain contre 41 % rural en 1999.
En 2001, le taux de la population féminine active totale âgée de 15 ans et plus a été estimé en 2001 à
25,2 %.
Malgré cette progression de la participation des femmes au marché de travail, plusieurs publications
révèlent la persistance d’une division sexuelle du travail et la prédominance du statut d’aide familiale (28,7 %
alors que les femmes employeurs ne représentent que 0,8 %).

1. Larabi Jaidi, Rapport GTZ, P. : 17.


2. Direction des statistiques, Enquête sur le secteur industriel, 1999.
3. CERED, Genre et développement/ Aspects sociodémographiques et culturels de la différenciation sexuelle, 1998, p. 240.

177
Tableau 8 : Emploi selon le statut professionnel en %

Statut professionnel Masculin Féminin Ensemble


Salariés du secteur privé 40,4 40,1 40,3
Salariés du secteur public 10,6 13,0 11,1
Indépendants avec local 24,5 7,0 20,6
Indépendants à domicile 0,7 6,8 2,1
Indépendants ambulants 8,7 2,6 7,4
Employeurs 2,1 0,8 1,8
Aides familiales 11,6 28,7 08
Apprentis 1,3 0,8 1,2
Total 100,0 100,0 100,0

Source : RGPH, année 2004

Les femmes sont reléguées aux emplois les moins qualifiés dans les secteurs les moins rémunérateurs,
avec peu ou pas de possibilités d’évolution et où elles subissent de multiples formes de discrimination : sala-
riale, de traitement 1 et de promotion.
Si les femmes représentent près du quart des actifs (25,50 %), un tiers des chômeurs (34 %) sont des
femmes. La féminisation de la fonction publique et l’augmentation du nombre de fonctionnaires femmes, ne
signifient pas pour autant l’existence d’une équité et égalité des chances en matière d’accès à des responsa-
bilités et des fonctions. Une majorité de femmes fonctionnaires se retrouvent-elles dans un statut moyen :
entre l’échelle cinq et l’échelle neuf.

Tableau 9 : Les postes de responsabilités par sexe : 1996

Postes de responsabilités Masculin Féminin Ensemble


Directeur 321 9 330
Chef de division 838 39 877
Chef de service 2199 163 2362

Source : DRPP, Ministère des Finances 2.

Vue sous l’angle de l’échelle des responsabilités, elles sont à peine dans le statut de directeur 2,7 % à
occuper ce niveau avancé de responsabilité. À l’échelle de chef de division on ne retrouve que 4,4 %. Les
chefs de services représentent 6,9 %.

1. Cf. en particulier Saad Belghazi, S. (1995) Emploi féminin urbain et avantage compétitif du Maroc, CERAB & UNRISD, Genève. L’estimation
de l’écart dans la discrimination salariale dans les entreprises, entre hommes et femmes, est évaluée à 41,2 %.
2. In CERED, Genre et développement, 1998, p. : 259.

178
4.2. Le chômage des femmes diplômées

La dernière décennie a été caractérisée par une baisse du taux d’activité générale, surtout en milieu urbain,
en particulier parmi les femmes et les jeunes (recul de neuf points).
Le chômage est surtout un chômage des jeunes et de femmes. Les femmes de moins de 25 à 34 ans
enregistrent un taux de chômage de 21 % contre 16 % pour les hommes. Le chômage touche plus sévère-
ment les femmes ayant un niveau d’instruction élevé : 28,6 % pour les femmes ayant un niveau d’instruction
secondaire et 40,4 % pour les femmes ayant un niveau d’instruction supérieur. Ces taux sont respective-
ment de 21,5 % et 24,2 % pour les hommes.
On observe aussi que les femmes ayant un niveau de diplôme moyen ou supérieur connaissent les
niveaux de taux de chômage (30,2 et 35,5 %) que les hommes ayant le même niveau de diplômes (22,9 et
22,6)
Le constat du lien entre le niveau scolaire des femmes et l’amélioration de leur taux d’activité devra, toute-
fois, être pondéré par un taux de chômage qui touche plus la population féminine quelque soit leur niveau
d’instruction. En tenant compte de leur proportion plus faible parmi les diplômés du supérieur, 46,5 % des
chômeurs diplômés sont des femmes. Les femmes diplômées sont plus touchées par le chômage que les
hommes diplômés 1. Autrement dit, plus le niveau scolaire des femmes est élevé, plus elles subissent une
discrimination pour accéder à l’emploi.
Un autre constat à relever concerne la baisse du taux d’activité – enregistrée depuis 1994 – des femmes
alors même que la tendance était à la hausse et que l’évolution sociale et culturelle (modernisation des
comportements, baisse fécondité, taux croissant d’accès à l’éducation) devrait conduire à une hausse du
taux d’activité.
Les changements observés dans la société marocaine n’ont pas pu réduire les divisions sexuelles du tra-
vail. Ainsi et comme ont pu l’attester plusieurs études, la femme « travaille d’abord en tant qu’aide familiale,
puis comme salariée ; les conditions de travail sont moins favorables aux femmes qu’aux hommes ; les activi-
tés informelles féminines se développent à un rythme rapide et constituent des activités de survie pour un
grand nombre de femmes. Ainsi prés de 12,7 % des emplois dans le secteur informel en 1999-2000 sont
occupés par les femmes. Ce taux atteint 30,1 % pour le secteur de l’industrie et de l’artisanat » 2 (op. cit.,
2003).
Dans le même sens l’étude innovante sur le budget temps (1997-98) démontre que, même si les femmes
travaillent plus longtemps que les hommes, leur travail est invisible, non comptabilisé (travaux domestiques,
prise en charge des enfants, des malades, des personnes âgées...) et par conséquent non rétribué 3.

1. « ... le taux de chômage des femmes citadines ayant un diplôme de niveau supérieur (baccalauréat et plus) est de 35 % contre 21,8 % pour
les actifs masculins » (Femmes et hommes en chiffre, 2003, p. : 30).
2. Op. cit., Femmes et hommes en chiffres, P. 32.
3. Op. cit., p. 32.

179
Tableau 10 : Taux de chômage selon le sexe, l’âge, le niveau d’instruction,
le niveau du diplôme et le milieu de résidence (Maroc, 2002).

Urbain Rural Ensemble


M F F/H H F F/H H F F/H
Âge
15-24 ans 33,2 37,0 11,5 7,5 2,3 i69,3 17,9 16,9 i5,8
25-34 23,9 32,9 37,7 5,4 2,9 i46,3 16,5 21,0 27,3
35-44 7,9 11,4 44,3 2,7 1,1 i59,3 6,1 6,7 9,8
45 ans et plus 3,2 3,2 0 1,4 0,4 i71,4 2,4 1,3 i45,8
Niveau d’instruction
Sans niveau 4,0 6,9 72,2 2,2 0,7 i68,2 2,7 1,9 i29,6
Fondamental 18,5 24,6 33,0 6,9 5,3 i23,2 14,2 19,9 40,1
Secondaire 22,8 28,8 26,3 12,4 23,8 91,9 21,5 28,6 33,0
Supérieur 23,3 39,9 71,2 34,3 59,8 74,3 24,5 40,4 64,9
Autre 3,6 10,6 194,4 2,4 0,0 i100,0 2,9 6,1 110,3
Niveau du diplôme
Sans diplôme 11,7 12,5 6,8 3,9 1,3 i74,4 7,2 4,2 i14,7
Niveau moyen 25,8 31,9 23,6 13,4 10,8 i19,4 22,9 30,2 31,9
Niveau supérieur 21,8 35 60,6 31,6 54 70,9 22,6 35,5 57,1
Ensemble du pays
Total 18,0 24,7 37,2 5,6 1,6 i71,4 12,5 12,5 0,0

Source : Royaume du Maroc, Direction de la statistique, Activit2 emploi et chômage 2002.

4.3. Pauvreté et exclusion féminine

Ce constat réaffirme les données statistiques qui démontrent que l’exclusion et la pauvreté ne touchent
pas de la même manière les femmes et les hommes, les urbains et les rurales. Les femmes veuves et divor-
cées le sont encore plus. Elles sont de par leur situation touchées par la pauvreté et les plus exposées à ses
risques. En milieu urbain, le taux de pauvreté des femmes veuves est deux fois plus élevé que celui des
hommes ; mais ce sont surtout les femmes veuves ou divorcées qui en souffrent le plus, d’où un taux de
pauvreté très élevée 1.

Les femmes chefs de ménages


Cela corrobore le constat de la vulnérabilité des femmes chefs de ménages. Ces dernières sont confron-
tées, en plus, à des conditions économiques difficiles, responsabilité pour laquelle elles n’étaient pas prépa-

1. Direction de la statistique, ENNVM 1998/99. Voir tableau sur le taux de la pauvreté selon le sexe, l’état matrimonial et le milieu de rési-
dence.

180
rées socialement. Ces difficultés semblent s’être renforcées par le regard social dépréciateur et suspicieux
de la société vis à vis des femmes seules.
Cette vulnérabilité est doublement pénalisante dans le cas des femmes migrantes. Le phénomène de la
migration des femmes, notamment rurales, est un fait émergeant attesté par plusieurs études 1 dont il faut
tenir compte au niveau de l’évolution des rôles et conditions des femmes. Ces études confirment la fémini-
sation de la migration récente et « autonome » de femmes (célibataires, divorcées ou veuves) 2. Ce phéno-
mène retient l’attention dans sa relation à l’urbanisation grandissante.
À cet égard il est important de souligner que la proportion des femmes chefs de ménage a connu une pro-
gression importante depuis l’indépendance. En milieu urbain, le taux des femmes chefs de ménages a connu
une progression constante depuis 1960 (11 %) jusqu’a 1998 (20,2 %) en passant 17 % en 1985. (ENNV de
1998-1999). Le taux des ménages, qui ont à leur tête une femme, est de 19,3 % dans le milieu urbain et de
12,3 % dans le milieu rural, la moyenne nationale étant de 16,4 % 3. « Le concept de “chef de ménage” reste
très ambigu. Il ne donne qu’une indication sur les ménages où la femme est seule à subvenir aux besoins
des membres de la famille. Dans le cas où un homme adulte est aussi présent, la participation de la femme
ne sera pas visible » (ibid. : 30). La catégorisation de la population selon l’âge révèle que la femme n’acquiert
ce statut qu’une fois âgé 4. Ces femmes chef de ménage se retrouvent en grande partie dans la tranche des
veuves et des divorcées (ibid., p. : 26).
Au regard de ce bref aperçu sur l’accès des femmes au travail salarié, la question cruciale qui s’impose est
la suivante : le travail des femmes a-t-il permis d’impulser un changement au niveau des rôles et des attribu-
tions féminines et masculines au sein de la famille et en termes d’égalité entre hommes et femmes ? Le fait
de percevoir un salaire, de participer au budget familial et de partager cette responsabilité favorise-t-il l’auto-
nomie, l’accès aux ressources et à leur utilisation ? Par ailleurs, les femmes participent-elles aux décisions ?
D’un point de vue sociologique, les évolutions observées dénotent d’un changement survenu en rapport
aux comportements vis-à-vis du travail, dans ce que cela implique comme redéfinition des rôles des femmes.
L’évolution de la situation économique a impulsé des changements quant aux responsabilités et rôles des
hommes et des femmes particulièrement dans le milieu urbain 5. Les distinctions entre sphères privée/
publique, d’une part, et entre la sphère de la production économique et celle de la reproduction s’amenuisent
en faveur d’autres lectures plus dynamiques 6.
Cependant, l’évolution de l’activité féminine depuis l’indépendance a connu plusieurs obstacles liés au
genre. Les facteurs les plus en vue sont liés au chômage des femmes et principalement des jeunes, au sous
emploi des femmes (d’environ 30 %), à la précarité du statut professionnel d’aide familiale non rémunérée
notamment dans les campagnes (62 % en 2002), aux conditions de travail, aux activités informelles fémi-

1. Voir notamment les Enquêtes Migration et Aménagement du Territoire (EMIAT). Direction de l’aménagement du territoire 1994, 1997,
1998.
2. Direction de l’Aménagement du territoire/INAU, 2003, Migration féminine dans la région de Marrakech tensift-Al haouz. P. : 5.
3. Direction de la statistique. Enquête nationale sur le budget temps des femmes. 1997-1998. Rapport de synthèse, Vol. I, 1999, P. 35.
4. Analyse de la population et des ménages, UNIFEM-Direction des Statistiques, P. : 25.
5. Le travail à l’extérieur du foyer conjugal et l’avènement d’un enfant n’impliquent plus – comme ce fut le cas dans les décennies pré-
cédentes – l’arrêt de l’exercice professionnel. Ce modèle sera abandonné au profit d’une autre alternative, consistant à conjuguer entre le travail
extérieur et les impératifs de la vie familiale, tout en participant à l’amélioration du niveau de vie familial. Le modèle dominant, qui s’est imposé
jusqu’à aujourd’hui, devient alors celui où les femmes cumulent activités professionnelles et obligations familiales. L’avènement des enfants
n’influence plus les attitudes des femmes de manière aussi déterminante qu’auparavant.
6. Voir à ce propos les nouvelles approches en sociologie du travail et de l’emploi, critique à l’égard de l’androcentrisme ayant dominé au
niveau des lectures classiques du rapport à l’emploi et au travail tels que : Maruani, M et Nicole, C. Au labeur des dames : métiers masculins,
emplois féminins, Syros, Paris, 1989, ou LEFEUVRE, N, 1997, « Notes théoriques et méthodologiques sur l’analyse sociologique du travail des
femmes », In Études féminines. Notes Méthodologiques. Rabat, Publication de la FLSH-Rabat, pp. :49-71. L’ouvrage collectif, Le sexe du travail,
PUG, Grenoble.

181
nines 1, à la paupérisation de catégories de femmes seules (veuves, divorcées, mères célibataires..), aux diffi-
cultés d’accès aux structures et équipements sociaux et leur insuffisante, au manque de formation continue
et d’information économique en faveur d’initiatives féminines 2...

5. Participation politique

Le droit positif adopte le principe de l’égalité des droits politiques entre les sexes.
La constitution de 1962 a accordé un ensemble de droits et libertés aux citoyens, que les constitutions suivantes (1970,
1972, 1992 et 1996) ont confirmés : « L’homme et la femme jouissent de droits politiques égaux. Sont électeurs tous
les citoyens majeurs des deux sexes jouissant de leurs droits civils et politiques » Article 8 de la constitution du 10 Mars
1972.

L’article 8 de la constitution souligne le principe de l’égalité entre femmes et hommes en matière de droits
politiques. Le discours politique tend à aller dans le même sens de la constitution. Cependant, la réalité de
l’exercice politique et décisionnel atteste du décalage entre le texte et les faits.
Le manifeste de l’indépendance, présenté par les nationalistes en 1941, n’a pas été exclusivement mas-
culin puisque parmi les signataires figure une femme lettrée Mme Malika el Fassi 3. Cette présence minori-
taire mais fort symbolique ne reflète pas la place occupée par les femmes dans la lutte pour l’indépendance
puisque leur participation fut effective, efficace dans les différents fronts dans l’engagement politiques et de
la résistance.
Les premières élections communales et municipales de 1960 ont connu une mobilisation féminine éton-
nante dans les villes de Rabat et de Fès, alors même que le droit de vote, et de candidature ne sera obtenu
pour les femmes qu’en 1963. La conscience politique et patriotique aurait devancé les lois.
Les législatives de la même année ont connu la participation de quatorze candidates. Aucune n’a été élue.
Il en sera de même pour les législatives de 1963, 1977, 1984 jusqu’en 1992. Ainsi l’enceinte du parlement
est-elle restée fermée aux femmes, depuis son établissement en 1961 jusqu’en 1992.

1. Ces activités constituent prés de 12,7 % des emplois dans le secteur informel en 1900-2000 occupés par les femmes. Ce taux atteint
30,1 % pour le secteur de l’industrie et de l’artisanat. (Femmes et hommes au Maroc, Op. cit., P. : 32).
2. Secrétariat d’État Chargé de la famille, de la solidarité et de l’Action Sociale, Rapport National Beîjing +10., Avril 2004, p. : 22.
3. Voir notamment Abderrazzak My Rachid, Op. cit., 1985.

182
Tableau 11 : Évolution des candidates et élues aux élections législatives
(Chambre des Représentants)

Date des élections Candidates Élues


Nombre % Nombre %
1993 36 1.7 2 0.6
1997 87 2.6 2 0.6
269 listes locales 0.05 5
2002 10.7
697 listes nationales – 30

Source : ADFM-Casa : Femmes et élections.

La première remarque que l’on pourrait formuler est que le champ politique est restée particulièrement
fermé aux femmes pendant des décennies. La présence formelle des femmes au niveau des institutions
législatives et exécutives a connu une lente progression, alors que les femmes ont joué un rôle important
aux différents niveaux de la vie publique et participé de manière active à la vie politique, notamment lors des
diverses élections et consultations populaires 1.

Tableau 12 : Présence des femmes dans les conseils locaux selon les mandats

Mandat électif 1992-1997 1997-2002 2003-2007


Nombre de femmes élues 77 83 127
Pourcentage 0,34 % 0,34 % 0,53 %
Taux de candidatures féminines par rapport à
l’ensemble des candidatures 1,15 % 1,77 % 5%

Source : ADFM-Casa Femmes et élections

Si le nombre des femmes élues est passé de 77 au cours de la législature de 1992-1997 à 127 dans la
législature de 2003 et qui s’achèvera à 2007. Il est navrant de constater que le pourcentage des femmes
élues est resté insignifiant et n’a pas franchi le seuil de 1,15 %.
Comment vont-elles pouvoir accéder à la représentation politique du peuple et siéger au niveau des ins-
tances de décision du pays ? C’est un sujet de débat qui a émergé une trentaine une trentaine d’année plus
tard, grâce au travail de mobilisation et de plaidoyer d’un mouvement de femmes alerte, mobilisé et
conscient de l’enjeu et de l’importance de l’accès des femmes aux postes de décision.
L’exclusion des femmes des postes de décision est un constat que le mouvement des femmes a posé sur
la scène publique, afin d’institutionnaliser le débat et de trouver ainsi les mécanismes adéquats susceptibles
de favoriser l’accès des femmes aux postes de décision et de pouvoir.
Le débat a été enclenché par les mouvement des femmes au Maroc depuis une dizaine d’années. Il a
porté, au début, sur la connaissance des réalités du terrain et l’établissement de constats objectifs émanant
d’études et de recherches portant sur l’accès des femmes aux postes de décision. Il aboutira, par la suite, à

1. Voir Tableaux sur le taux de participation des femmes, in UNIFEM et Direction de la statistique, 2004, Femmes en chiffres.

183
la mobilisation en vue de la mise en place, par les acteurs publics, de mécanismes et de mesures favorisant
la promotion des femmes à des postes de décision.
La nécessité de recourir à des mécanismes institutionnels de discrimination positive, en vue d’asseoir
l’égalité inscrite dans le texte constitutionnel, s’est imposée au regard des différentes entraves et résis-
tances observées aussi bien au niveau de la vie professionnelle que politique.

C’est dans ce contexte qu’un procédé volontariste (« La liste nationale ») a été adopté par le parlement en faveur d’une
meilleure représentativité politique des femmes. Ainsi les élections du 27 septembre 2002 ont-elles connu une liste
nationale réservée à la candidature féminine par un engagement des partis politiques.

La révision en 2002 de la loi organique de la chambre des députés (chambre haute du parlement) a intro-
duit le scrutin de listes régionales et de liste nationale portant sur 30 sièges (près de 10 % des sièges). Suite
au plaidoyer et aux mobilisations du mouvement des femmes, les partis politiques ont décidé de réserver la
liste nationale à la candidature féminine uniquement permettant, ainsi, l’accès de 35 femmes au parlement
(30 élues sur la base de la liste nationale et 5 sur la base des listes régionales). De cette façon, le Maroc se
retrouve aujourd’hui parmi les pays arabes qui ont la plus forte représentation des femmes au parlement
(10 %) (Rapport parallèle, p. : 11).
Les analyses et les études portant sur l’accès des femmes aux postes de décision et au champ politique
ont bien démontré l’importance des facteurs sociaux et culturels qui préfigurent de la nature des pratiques de
l’activité politique. Ce denier champ étant jalousement dominé par les hommes dans un contexte de partage
inégal du pouvoir, reléguant les femmes – malgré leur investissement grandissant de l’espace politique – à
des rôles subalternes. En effet, les femmes ne bénéficient pas d’une présence significative au niveau des
organes et des instances de décision politiques, économiques et religieuses. Elles sont souvent cantonnées
dans des postes d’exécution et rarement de décision, ce qui ne leur permet aucune influence palpable sur
les politiques, les décisions et les stratégies. Toutefois, La présence, même symbolique, des femmes au
niveau des postes de décision et postes politiques a permis leur intrusion dans un espace dont elles étaient
exclues.

Remarque

Dans une perspective de redistribution équitable des responsabilités, des rôles et des fonctions entre
hommes et femmes, l’attention mérite d’être portée sur la relation entre les sphères publique et privée. Les
relations à l’intérieur des ces deux espaces étant intimement liées, elles sont, de ce fait, tributaires de condi-
tions sociales et culturelles particulières ; et ne sont nullement liées aux aptitudes biologiques des hommes
et des femmes. Les compétences politiques ne sont que le fruit d’une socialisation qui les exhorte ou les
inhibe.
La relation entre l’espace public et l’espace privé devra être posée en termes de droit, d’égalité et de
citoyenneté et ce, dans la perspective de parvenir à traduire l’égalité des droits en égalité des chances entre
les hommes et les femmes au niveau du champ politique.
Dans ce sens, les mesures de discrimination positive telles que le quota ou la parité s’inscriraient dans
une stratégie de changement (qui prend en compte les relations sociales) visant à dépasser les inégalités
subies ou vécues par la catégorie sociale la plus défavorisée politiquement, à savoir les femmes.

184
« Les acquis générés par la “liste nationale” qui a permis l’accès de 30 femmes au Parlement (+ 5 élues
sur les listes régionales) sont à consolider par une politique qui fixe des objectifs à atteindre à court et moyen
terme dans le sens de faire évoluer cette participation de façon significative et durable. Un dispositif est à
mettre en place, dont :
– l’institutionnalisation des quotas ;
– l’incitation des partis politiques à mettre en œuvre le système des quotas à l’instar d’autres pays ; et à
présenter les femmes là où elles sont éligibles ;
– la mise en place, dans les administrations, de mécanismes qui veillent à la promotion des femmes »
P. 27.

II. Politiques en faveur de la promotion


des conditions des femmes

L’expression « discrimination à l’égard des femmes » vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le
sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les
femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme
et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre
domaine.
CEDAW, Art. 1

1. Contexte international et national

La question de la promotion des conditions des femmes et de l’égalité entre hommes et femmes a occupé
la scène internationale depuis 1975.
Une série de conférences mondiales, organisées sous l’égide des Nations Unis se sont ainsi succédées en
vue d’examiner la situation des femmes à travers le monde et proposer des plates formes d’action et d’étu-
dier les perspectives d’évolution et d’amélioration des conditions des femmes.
Le sommet mondial de Beijing et la plate forme d’action mondiale adoptée par cette instance ont marqué
un tournant important du fait du lien reconnu entre la promotion des conditions des femmes, le développe-
ment, la justice et la paix. L’adoption d’une approche globale du développement humain et social – afin de
trouver des solutions durables aux problèmes de marginalisation, d’insécurité et de violence que subissent
les femmes à travers le monde – a constitué un moment important.
Dix ans après la mise en œuvre de la plate forme d’action de Beijing, la mise en place des ODM 1 constitue
un pas significatif en faveur de l’accès à l’égalité.

1. La Déclaration du millénaire émane du sommet du millénaire (septembre 2000) – qui a réuni les chefs d’États ou de gouvernement – et a
adopté les objectifs qui doivent être réalisés d’ici 2015.

185
Ces objectifs du développement du millénaire constituent la « base du développement international. Ils
engagent les pays dans un partenariat mondial dont la finalité est de réduire la pauvreté, améliorer la santé,
promouvoir la paix, le respect des droits de l’homme, l’égalité des sexes et la durabilité environnementale »,
(Projet ODM, 2005 :3) 1.
Au niveau national, les années 1980 ont connu la mise en œuvre, sous l’incitation de la banque mondiale,
de la politique d’ajustement structurel, dans ce que cela a impliqué comme désengagement de l’État par rap-
port au soutien à certains secteurs de développement de base. Les conséquences ont été assez rapides à
survenir : dégradation du niveau de vie, recul au niveau des indices de développement humain (pauvreté,
analphabétisme, chômage...).
Devant l’incapacité des pouvoirs publics de répondre à l’ampleur des déficits sociaux cumulés depuis
l’indépendance en matière de besoins de base des populations, une ouverture s’est opérée en direction
d’autres acteurs dont ceux de la société civile et, particulièrement, les associations de développement,
l’objectif étant d’accélérer le processus de réponse aux attentes et à la mobilisation de ressources bénévoles
et peu coûteuses pour la réalisation des projets sociaux et éducatifs que les seuls moyens de l’état ne
peuvent assurer.
Les années quatre vingt dix ont marqué cette ouverture, qui s’est accompagnée d’un réel processus de
démocratisation donnant lieu, entre autres effets, à la mise en place d’un « gouvernement d’alternance » en
1998. L’« approche participative », les nouveaux mécanismes de « gouvernance », la « gestion de proxi-
mité », le partenariat et la concertation État/Société civile ont été introduits dans une nouvelle approche de
gestion du social et du développement de manière plus générale.
Les partenaires et institutions internationales ont participé activement à cette évolution, notamment par le
biais du financement de projets associatifs et de développement local. L’appui aux ONG a été un choix poli-
tique qui a marqué un tournant dans l’attitude de ces derniers.
Quels ont été, alors, les choix du Maroc en matière de programmes et d’orientations politiques et institu-
tionnelles visant à relever le défi la promotion des conditions des femmes dans les nombreux domaines cri-
tiques ?

2. Quelques programmes significatifs

L’attention accordée à la question des droits humains et aux engagements internationaux du Maroc en
faveur de la démocratie, la modernité et des libertés, a bénéficié aux revendications d’un mouvement de
femmes déjà 2 constitué en force de plaidoyer et de proposition.
Le Maroc a réalisé de grandes avancées en matière de droits humains en général et en droits des femmes
en particulier.
Les politiques et programmes de développement se sont inscrits dans cette nouvelle dynamique : réforme
de l’administration, nouveau concept de l’autorité, adoption d’approches nouvelles de développement,
décentralisation/déconcetration, gouvernance.
La mobilisation de la société civile, particulièrement du mouvement des femmes, conjuguée à l’existence

1. « Les objectifs du millénaire pour le développement regroupent un ensemble de cibles quantifiées, assorties d’une date de réalisation, qui
devraient permettre de résoudre les problèmes de l’extrême pauvreté [...] tout en facilitant l’avènement de l’égalité des sexes et la viabilité envi-
ronnementale », 2005 : 1.
2. Se référer à la contribution de Rabéa Naciri qui retrace l’évolution et l’émergence du mouvement des femmes au Maroc.

186
d’une volonté politique en faveur de l’équité et de l’égalité, a abouti à la réforme du code du statut person-
nel 1. Ce code a été discuté et amendé par le parlement le libérant ainsi du poids de la sacralité qui le figeait
plusieurs décennies durant.

2.1. Les programmes sociaux de lutte contre la pauvreté 2

Les programmes d’infrastructures sociales (PAJ 3, PERG 4, PNCRR 5, PAGER 6...) ont eu pour objectif de
favoriser l’accessibilité des larges populations (essentiellement rurales) aux services sociaux de base : éduca-
tion, santé de base, infrastructures... La lutte contre la pauvreté et pour la réduction des inégalités représente
une finalité logique de ces projets.
Les programmes lancés en direction des populations cibles ont eu, toutefois, un impact positif qui a aussi
concerné le processus d’exclusion des femmes, même si la dimension genre n’a pas été intégrée de
manière transversale dans les programmes sociaux.

2.2. Le Plan de l’intégration de la femme au développement

Suite à la quatrième conférence internationale sur la femme de Beijing et le sommet mondial pour le déve-
loppement social de Copenhague (1995) dont les déclarations fondées sur la dignité humaine, l’égalité des
chances et l’éradication des discriminations et la démocratie, le Maroc élabora en 1997 un projet de stratégie
pour la promotion de la femme. Cette stratégie a porté sur des volets essentiels que sont : le juridique,
l’économique et le social.
Les engagements du Maroc sur la question de la promotion des condition des femmes se sont vus concré-
tisés à travers l’élaboration d’un plan d’action pour l’intégration de la femme au développement, plan élaboré
en étroite collaboration avec la société civile et le soutien des partenaires du gouvernement marocain, dont le
fond des nations unis pour la femme.
Si les quelques changements apportés à la Moudouwana en 1992-93 ont permis d’atténuer la sacralité qui
l’entourait et lui attribuer le statut d’un texte juridique, susceptible d’être révisé à chaque moment où la
nécessité sociale s’en ressent, le débat autour du plan de l’intégration de la femme au développement
(PANAFID) a, quant à lui, posé la question de l’égalité sur la scène publique en lui rendant sa dimension poli-
tique. Ainsi « la question de l’égalité des droits et la question de l’égalité dans le droit ne sont-elles plus sépa-
rées ; elles sont, au contraire, intimement liées l’une à l’autre » 7. C’est dans cette vision de droit, basée sur
l’approche genre, que ce projet s’est inscrit, ce qui lui a valu une opposition coriace de la part des conserva-
teurs, islamistes, et même de quelques militants appartenant à la gauche démocratique et moderniste. La

1. La première Moudawana a été promulguée en 1957/8, et modifié en 1993.


2. Pour plus d’informations voir le Rapport GTZ sur L’exclusion économique selon le genre, 2004 élaboré par Larabi Jaidi, Mekki Zouaoui et
Nadira Barkalili
3. Programme sociaux prioritaires
4. Programme d’électrification rurale
5. Programme national de construction des routes rurales
6. Programme d’approvisionnement groupé en eau potable
7. Ministère chargé de la condition de la femme, la protection de la famille et de l’enfance et l’intégration des handicapés, Évaluation de la
situation de la femme au Maroc (durant les années 1998-2002), Juin 2002, p. : 41.

187
question de la femme mobilise des angoisses et des réactions fortes dépassant toute idéologie rationnelle.
Elle met en jeu des peurs touchant aux représentations profondes des hommes et des femmes qu’une ana-
lyse psycho-sociologique pourrait éclairer utilement.

À l’issue de l’avènement du gouvernement d’alternance en mars 1998, un Secrétariat d’État chargé de la


protection sociale, de la famille et de l’enfance a été crée avec pour mission la coordination des politiques en
direction des femmes et la promotion de leurs conditions 1. Depuis, un ensemble d’évènements significatifs
ont eu lieu dont on peut citer :
– Élaboration du Plan d’action pour l’intégration de la femme au développement (1998-2000) et ensuite de
la stratégie nationale de promotion de la femme (2000-2002).
– Création d’une Commission consultative chargée de la révision de la Moudawana (Code du Statut Per-
sonnel) en avril 2001,
– création d’un ministère délégué chargé de la condition féminine, de la famille, l’enfance et l’intégration
des personnes handicapées (MCF) a été crée avec à sa tête une femme.
– Création par ce ministère de points focaux genre au sein « des principaux départements ministériels
pour assurer le suivi sectoriel des politiques ciblant les femmes ».
– L’initiative du Budget genre, projet du ministère de l’Economie et des finances avec l’appui de la Banque
Mondiale et de l’UNIFEM pour établir le budget de l’État en fonction du genre, actuellement en cours.

2.3. Protection des femmes contre la violence

Les efforts prodigués par les associations de femmes ont abouti non seulement à briser le silence autour
du phénomène de la violence à l’égard des femmes, maintenues jusque là dans les sphères privées, mais
aussi à la mobilisation de l’attention des institutions de l’État sur la question.
La première « campagne nationale contre la violence à l’égard des femmes » a vu le jour en novembre
1998. Cette campagne a abouti à l’élaboration d’une « Stratégie de lutte contre la violence à l’égard des
femmes » (2002) par le Ministère Chargé de la Condition de la femme (MCF, 2000-2002) 2 en concertation
avec l’ensemble des partenaires institutionnels et associatifs 3.
Toutefois, il reste que les données aussi bien quantitatives que qualitatives ne sont pas disponibles afin de
mesurer la prévalence du phénomène 4.
Il reste à envisager des investigations plus approfondies en vue d’accéder à la compréhension approfondie,
la connaissance et le suivi des violences basées sur le genre et ce, par une inclusion systématique de la col-

1. Tout État devrait avoir un mécanisme chargé de la promotion de la femme, qui soit la principale entité de coordination des politiques natio-
nales. De tels mécanismes ont pour tâche essentielle d’appuyer l’intégration au courant dominant de la dimension de genre dans tous les sec-
teurs et dans toutes les entités de l’État (Plate forme d’action de Beijing, paragraphe 201).
2. De 1998 à 2002, le mécanisme gouvernemental chargé de la question de la condition des femmes a été le Secrétariat d’État à la Solidarité,
la Famille et l’Enfance (1998-2000). Ce secrétariat d’État a été remplacé, lors du remaniement ministériel de septembre 2000, par un Ministère
Délégué Chargé de la Condition des Femmes. À partir de novembre 2002, un Secrétariat d’État chargé de la Famille a remplacé le mécanisme pré-
cédent.
3. Voir, dans ce sens, la publication du Ministère Chargé de la Condition de la Femme, la Protection de la Famille, de l’Enfance et de l’Intégra-
tion des Handicapés : Forum national : « Ensemble contre la violence à l’égard des femmes », Rabat 6-7 mars 2002.
4. Voir aussi la première étude réalisée autour de la problématique par le Ministère de la justice Ministère de la Justice avec le soutien du
Fonds des Nations Unies pour la Population : « Violence à l’encontre de la femme, Enquête statistique pilote (Période 1/7/ 98-31/12/99) à Casa-
blanca, Publications du Ministère de la Justice, Collections des guides et études juridiques.

188
lecte d’information au niveau des grandes enquêtes nationales, régionales et locales, aussi bien pour assurer
une visibilité, une traçabilité que pour le suivi du phénomène.
Ces enquêtes pourront permettre la collecte de données statistiques, non seulement sur la violence inter-
personnelle, mais aussi sur toutes les formes de violences, afin d’en mesurer l’impact, le coût et les réper-
cussions.
Le déficit en terme de données sexo spécifiques désagrégés par sexe sur les conditions de vie, leurs acti-
vités et la spécificité du vécu de chacun est indispensable pour l’élaboration de stratégie de développement
humain à long terme.
« Les investissements consacrés aux services statistiques ne doivent pas être négligés, car il faut disposer
des données nécessaires à une bonne planification, une bonne gestion et une bonne évaluation, basées sur
les résultats, de l’équité de l’impact des programmes réalisées » 1

Toutefois, ces politiques et programmes n’ont pas pu renforcer de manière significative les capacités des
femmes les plus démunies et les plus vulnérables. Ainsi, au niveau social :
– Les disparités régionales pénalisent l’avenir et ralentissent les efforts de réforme ;
– les inégalités entre les hommes et les femmes, d’une part, et entre les différentes catégories sociales,
d’autre part, se creusent davantage.

Pour conclure, l’on peut constater, en définitive que l’approche du développement a connu une évolution
passant d’une approche centrée sur la femme et le développement vers une approche genre où les femmes
sont prises en compte en tant qu’acteurs du processus. La prise en compte du contexte de production des
rapports sociaux et économiques a fait avancer les programmes visant les catégories sociales ciblées par ces
derniers.
Ce nouveau concept d’appréhension des rapports hommes-femmes (comme rapport social susceptible
d’être changé) s’est intéressé non seulement aux manifestations des inégalités mais aux sources de ces der-
nières.
L’intervention des outils de l’approche genre en vue de répondre – de manière équitable – aux besoins
spécifiques des hommes et des femmes dans l’optique de réduire les disparités entre les deux favorise la
prise en compte d’autres niveaux d’inégalités (spatiales, économiques...).
Il est établi que les discriminations sont plus fortement ressenties dans les milieux pauvres, ruraux et
auprès des populations les plus vulnérables. L’accès aux ressources, leur rareté et leur distribution est vécu
de manière différente selon que l’on est homme ou femme.
L’inégalité homme-femme est posée en terme de droit. Dans une perspective de développement humain,
elle constitue un frein à ce développement et génère un impact négatif sur l’économique, le social, et poli-
tique. L’intégration des femmes comme agents dynamique du changement a des conséquences sur le pro-
cessus du développement du pays.

1. Rapport au secrétaire général de l’ONU, Investir dans le développement. Plan pratique pour réaliser les objectifs du millénaire pour le déve-
loppement, 2005, New York, p. : 43

189
III. Les changements significatifs

1. Éléments de synthèse

Les quelques données présentées et analysées renseignent de manière probante sur les discriminations
et les écarts considérables subsistant au quotidien sur les plans économique, social et politique dans les
conditions respectives des hommes et des femmes. Ces données renseignent aussi sur les changements
les plus importants ayant touché les rôles et les conditions des femmes, l’évolution de leur statut au sein de
la famille et de la société en général.
Les choix économiques et sociopolitiques adoptés ont engendré une évolution qui a touché l’institution la
plus réfractaire au changement à savoir la famille. Ces changements et mutations ont-elles touché les repré-
sentations des rôles assignés aux hommes et aux femmes dans notre société ? Quel est l’impact sur les
conditions de vie des femmes au niveau social, culturel, économique, politique et juridique ?
Cette évolution n’a pas effacé les soubassements d’une mentalité fondée sur la suprématie de l’homme.
Quatre faits majeurs sont à rappeler, à savoir l’accès des femmes à la planification familiale, à l’instruction, au
travail rémunéré et, partiellement, au champ politique et de décision, lesquels faits ont modifié le rapport des
femmes à elles-mêmes, à leur environnement et aux hommes.
La revue des quatre domaines a démontré l’interférence et l’interdépendance entre les différentes compo-
santes et dynamiques qui les caractérisent. Le recours à la contraception (dont la gestion revient aux
femmes) a constitué un levier capital et majeur ayant permis aux femmes de jouer un rôle important dans le
contrôle de leur corps et de la reproduction. Ainsi, des femmes rurales et analphabètes ont-elles bénéficié de
l’accès à des moyens de contraception et se sont-elles libérées quelque peu de la contrainte de la maternité
à vie.
L’éducation a favorisé l’accès à l’espace public et au travail. Elle a jeté les jalons d’une autonomisation des
femmes vis à vis de leur corps, de leur santé, de l’éducation des enfants et de leur pouvoir au sein de la
famille.
La sortie massive des femmes – même en tant que main d’œuvre sous payée et non qualifiée – sur le mar-
ché du travail leur a permis d’acquérir une place au niveau de la participation aussi bien à l’économie familiale
que nationale. Le travail des femmes est toujours invisible aux statistiques nationales, même si le travail
domestique et leurs activités informelles ne sont que très peu comptabilisées dans les chiffres officiels.

2. Changement social et juridique

Plusieurs indicateurs illustrent cette évolution :


– La culture urbaine atteste de la complexité des situations et des profondes mutations en cours. Le
contact entre les sexes favorise l’instauration de nouveaux rapports grâce notamment au développe-
ment des relations professionnelles et à l’investissement de l’espace de travail comme lieu d’épa-
nouissement, d’enrichissement, d’ouverture et de dépassement du schéma des relations hiérarchiques,
sexuées et « primaires ». La notion de couple, émergeante dans les villes s’oriente en faveur de la
construction d’un nouveau modèle familial. La nouvelle situation de couple favorise la prise de décision
autonome et une gestion plus libre de la vie privée notamment en l’absence physique de la belle-mère.

190
– L’éducation des enfants tend à échapper relativement aux contraintes d’une socialisation sexuée. Dans
ce sens, l’éducation des filles connaît des changements perceptibles.
– La ségrégation sexuelle, telle qu’elle est de mise dans les familles patriarcales élargies, tend à s’amenui-
ser quelque peu. Le contrôle social et familial s’affaiblît, du fait même de la distance vécue au quotidien
avec la famille élargie (contrôle des relations, des déplacements, de l’habillement, des projets...) et des
transformations du paysage urbain et de sa physionomie.
– Un autre élément significatif des changements en cours concerne le relâchement du lien entre sexualité
et mariage. La longévité scolaire, les mariages tardifs et l’intégration du monde du travail, semblent avoir
bouleversé le rapport à la sexualité et au mariage au Maroc depuis l’indépendance. L’exemple social le
plus parlant concerne le rite du premier mariage. La virginité, longtemps « érigée en modèle de vertus
féminines » 1, n’accompagnera pas les mutations que connaît la société marocaine et principalement
urbaine. En témoigne le décalage observé entre les exigences de la patrilinéarité et les changements
d’attitudes face à la sexualité (nombre de réfection de l’hymen, recul de la célébration publique de la
défloration).

L’analyse des changements sociologiques, démographiques et politiques du pays, sous l’angle de l’évolu-
tion de la situation des femmes, a révélé quelques leviers significatifs ayant marqué l’évolution des condi-
tions de ces dernières. Des changements de regard et de véritables mutations de la société – mutations qui
se sont effectuées à une allure plus au moins rapide et qui ont participé à une redéfinition des rôles des
hommes et des femmes tels que habituellement définis – ont fini par générer des implications au niveau des
changements des mentalités, des styles de vie et des aspirations individuelles ou collectives.
D’un point de vue sociologique, les années soixante et soixante dix ont été caractérisées par de grands
changements et mutations de la société marocaine.
Les années quatre vingt marquent la confirmation du passage vers un Maroc urbain.
La dernière décennie du vingtième siècle marquera l’histoire marocaine par la centralité occupée par la
question des femmes au niveau politico-religieux et sociétal.
Le début du nouveau siècle s’inscrira dans l’histoire pour être celui du changement du statut juridique 2.
Le choix d’un code de la famille ouvert, soutenu par une vision moderniste et ouverte sur le futur et inté-
grant et anticipant les changements sociaux, n’a pas été une préoccupation du moment. Le Maroc et les
femmes marocaines ont attendu cinquante années pour voir changer la Moudawana. Les tunisiennes, elles,
ont bénéficié du courage politique de leur président qui, en ayant le regard tourné vers l’avenir, leur a permis
d’accompagner l’essor qu’a connu leur pays et son développement.
À son accession au trône en 1999, le nouveau roi s’est engagé ouvertement pour la promotion du statut et
des droits des femmes. Cette volonté politique viendra consolider les initiatives du gouvernement d’alter-
nance (1998). Mais ni les longues mobilisations du mouvement de femmes et de l’ensemble de la société
civile, ni le décalage constaté entre l’évolution de la société et la stagnation des lois ne sont venus à bout des
résistances farouches qui se sont développés dans le but de freiner tout élan de changement. La résistance
au changement est une manifestation sociologique naturelle qui peut effectivement aboutir, ralentir ou retar-
der les processus de changement. (Le PANAFID en est un exemple des plus parlant. Ce projet n’as pas être
adopté par le gouvernement même qui l’a mis à jour).
La révision du code de statut personnel a constitué un autre moment important dans l’histoire des
réformes se rapportant aux statuts et droits des femmes.

1. Camille Lacoste-Dujardin In L’état du Maghreb sous dir. 1991


2. L’élaboration de la Moudawana à l’aube de l’indépendance a constitué une réponse aux problèmes posés au Maroc des années trente, tels
que perçus par un mouvement nationaliste, imprégné d’idées réformistes, mais qui semble avoir tourné le dos au Maroc nouveau qui était entrain
de se former à l’aube de l’indépendance M.ohammed Sghir-Janjar, 2002, p. : 93.

191
Le pas étant franchi, le défi consiste maintenant à assurer la mise en application du nouveau code de la
famille par un véritable accompagnement à même de réduire les multiples résistances nuisibles qui se for-
ment et d’instaurer les bases d’une vraie culture de justice, d’équité et d’égalité entre les hommes et les
femmes.

3. Conclusion

Le Maroc connaît des mutations profondes dont il faudra tenir compte dans l’élaboration d’une vision
sociétale pour le futur. L’accroissement de l’urbanisation, du aux migrations internes, masculines et fémi-
nines, tend à engendrer l’émergence de nouvelles configurations relationnelles entre les sexes, marquées
notamment par l’affaiblissement notable des liens de solidarité traditionnels, des changements dans l’organi-
sation sociale et culturelle, dans ce que cela implique comme changement des perceptions, des rôles, de
prérogatives et dans l’investissement de l’espace social, politique et communautaire.
La décennie qui vient de s’écouler a été marquée par l’intérêt porté au statut et rôles des femmes. La
volonté d’agir sur les inégalités et les écarts entre les sexes a mobilisé tout autant les instances inter-
nationales de développement, les pouvoirs publics, que les acteurs de la société civile, dont des ONG natio-
nales et internationales.
L’intérêt s’oriente de plus en plus, non seulement vers les manifestations des inégalités mais aussi aux
sources de ces dernières, à savoir les facteurs économiques, sociaux et culturels de la discrimination.
Les discriminations seraient plus présentes dans les milieux pauvres, ruraux et auprès des populations les
plus vulnérables, où du fait de la rareté des ressources, l’accès à ces dernières et leur répartition est vécu de
manière différente selon que l’on est homme ou femme.
Par ailleurs, les changements en cours semblent connaître une évolution contradictoire qui renseigne sur
l’acuité des défis et des enjeux auxquels est confronté le devenir du pays. Cette évolution est marquée
autant d’avancées significatives que de retards et régressions qui menacent à terme la pérennité des acquis
encore fragiles survenus durant cette dernière décennie.
Certains indicateurs confirment ce constat particulièrement problématique :
À côté d’un taux d’analphabétisme élevé et d’un chômage croissant des femmes, le taux d’activité rému-
nérée des femmes marocaines est l’un des plus forts du monde arabe, soit 26 % (2000), alors que persiste
une forte discrimination économique.
Le corollaire de cette double tendance est que l’on assiste à une évolution à plusieurs vitesses autant pour
la société globale que pour les femmes dont la situation constitue une illustration significative. D’un côte, l’on
observe une présence de plus en plus forte des femmes dans les organisations économiques modernes
(entreprises, établissements publics, institutions d’éducation et de santé, ...) avec un renforcement de la pro-
gression en direction de fonctions à responsabilités ; alors que, de l’autre côté, nous assistons à un reflux
quantitatifs du salariat féminin en comparaison avec celui des hommes, avec un renforcement de la pauvreté
chez la population féminine.
Par ailleurs, l’accentuation des inégalités sociales s’est accompagnée d’un renforcement des libertés
publiques, ce qui a donné lieu ces dernières années à l’émergence d’un mouvement associatif dynamique,
dont une composante importante est constituée d’association de femmes occupant actuellement un rôle lea-
der dans le mouvement des femmes dans le monde arabe.
Cette évolution politique positive a généré l’existence d’un mouvement de plaidoyer fort et efficace, qui a
pu influer sur l’évolution des conditions des femmes et favoriser les mesures politiques récentes, dont les
plus importantes concernent le nouveau code de la famille.

192
Décalage, fractures, opposition, absence d’homogénéisation, absence de socle commun : telles sont les
défaillances majeures de ce Maroc du début du troisième millénaire. Génèreront-elles des confrontations
internes, politiques, sociales, idéologiques au point de menacer les capitalisations et les efforts en cours ? La
question est posée et trouve sa réponse la plus claire dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités dont la
plus déterminante pour notre avenir commun reste celle persistante entre les hommes et les femmes.
Le nouveau code de la famille constitue la première réponse significative à ce défi, encore faudrait-il
l’accompagner par un projet aussi ambitieux de lutte contre la pauvreté et toutes les formes d’exclusion.
Car, en définitive, la question des femmes cristallise l’ensemble de la crise de la société, une société en
crise structurante d’accès à la modernité.

Ce projet moderniste se confronte à des défis majeurs que sont :


– l’accès à une éducation de qualité, au sens large, pour les plus larges couches de la population,
– l’accès aux ressources et infrastructures de base,
– le renforcement de la liberté citoyenne et de l’équité, principalement entre les genres,
– la meilleure répartition des ressources par l’accès au travail et l’amélioration des revenus des catégories
les plus faibles de la société.

La question des femmes est au cœur de ces défis, puisque sa contribution est déterminante dans la prépa-
ration du futur.

Bibliographie

Abderrazak Moulay R’chid, 1991, La femme et la loi au Maroc, Casa, éd. Le Fennec,
Annuaire statistique du Maroc, Direction de la Statistique, 2001.
Royaume du Maroc, Étude du suivi de l’initiative 20/20, Rapport National sur la situation des Services Sociaux
Essentiels, septembre 2000.
CERED, 1995, L’enquête Famille au Maroc, les réseaux de solidarité familiale,
Direction de la statistique, 1990/91 ; 1998/99 : les Enquêtes Niveau de vie des ménages.
CERED, 1997, Les populations vulnérables, profil socio-démographique et répartition spatiale.
Direction de la statistique, 1997, Enquête nationale sur le budget temps des femmes.
Direction de la statistique 1999, L’enquête niveau de vie des ménages (ENVM),
Rabéa Naciri : Genre, pouvoir et prise de la décision au Maroc, In : « Disparités en Genre et culture en Afrique
du Nord. Questions et défis », Commission Économique pour l’Afrique (UNCEA), Nations Unies,
Direction de la Statistique, Ministère de la prévision économique et du plan., Les Emplois du temps de la
femme au Maroc, Enquête nationale sur le budget temps des femmes 1997/98,
Ministère de la Prévision Economique et du Plan, Délégation régionale du grand Casablanca, Enquête statis-
tique sur les filles domestiques âgées de moins de 18 ans dans la wilaya de Casablanca, Avec le soutien
de l’UNICEF et du FNUAP.
Royaume du Maroc, Ministère de la Justice avec le soutien du Fonds des Nations Unies pour la Population :
« Violence à l’encontre de la femme, Enquête statistique pilote (Période 1/7/ 98-31/12/99) à Casablanca,
Publications du Ministère de la Justice, Collections des guides et études juridiques.
PNUD ; Direction de la Statistique, UNIFEM : Statistiques de genre : Domaines prioritaires, État des lieux et
stratégie nationale pour leur production, dissémination et utilisation, Rabat, décembre, 2001.

193
Ministère Chargé de la Condition de la Femme, la Protection de la Famille, de l’Enfance et de l’Intégration
des Handicapés : Forum national : « Ensemble contre la violence à l’égard des femmes », Rabat 6-7 mars
2002
Royaume du Maroc, Étude de suivi de l’initiative 20/20 Rapport national sur la situation des services sociaux
essentiels, 2000.

194
Jeunesse et changement social

1. La catégorie jeunesse ....................................................................................197


2. L’accès à l’emploi ............................................................................................200
Conclusion .........................................................................................................204
3. Rapports à la famille et au mariage .............................................................207
Conclusion .........................................................................................................210
4. Jeunes et politique ..........................................................................................213
Conclusion .........................................................................................................215
5. Rapports à la religion ......................................................................................215
Conclusion .........................................................................................................219

bibliographiques .................................................................................................219

HASSAN RACHIK

195

gt2-8 195 2/03/06, 11:58:47


196

gt2-8 196 2/03/06, 11:58:48


1. La catégorie jeunesse

1.1. Les différents recensements de l’administration coloniale française de 1921, 1931 et 1936 répartis-
saient la population marocaine selon trois groupes : les enfants, les adultes et les vieillards. La première
répartition par sexe et par groupe d’âge quinquennal date du recensement de 1940 pour la zone nord et de
1951-1952 pour la zone sud 1. Officiellement, les « jeunes » ne constituaient pas une catégorie sociale. Socia-
lement et politiquement, le mot « jeune », ou son équivalent arabe « chabab », était utilisé depuis les
années 1930 par les jeunes nationalistes (chabab watani) et bien avant (1924-1925) par le Résident Général
Lyautey pour prévenir les difficultés qu’allaient poser les jeunes Marocains scolarisés.
L’idée que la jeunesse est un phénomène récent que les sociétés traditionnelles ignorent est devenue un
sens commun. Il était courant de penser que l’enfant marocain passait directement de l’enfance à l’âge
adulte. La circoncision serait un rite de passage où le garçon (entre 3 et 7 ans en général) est arraché au
monde féminin pour entrer dans celui des hommes. Pour la fille, les premiers signes de puberté l’ éloignent
du monde asexué des enfants et la rapprochent du monde des femmes. On affirmait qu’il y avait peu de dif-
férence entre la psychologie de l’enfant et celle de l’adulte. Très tôt, l’esprit de l’enfant Marocain est façonné
à l’image du groupe. Très tôt, il découvre le monde du travail dans sa propre famille ou à l’extérieur en tant
qu’apprenti. Les exemples ne manquaient pas : « Pour exprimer que son fils devient un homme, le citadin
vous dira : « Il jeûne cette année le Ramadan » et le montagnard : « Mon fils commence cette année à mon-
ter à cheval » 2. La précocité du travail des enfants, qui ne favorise pas l’existence pratique de la jeunesse,
serait commune à d’autres sociétés traditionnelles. En France, les fils des paysans et des ouvriers qui
découvrent tôt le travail ne connaissaient ni l’adolescence ni la jeunesse. C’est grâce à l’école qu’une bonne
partie de jeunes découvriraient cette étape d’irresponsabilité provisoire, ce statut temporaire « ni enfant ni
adulte » 3.
A croire cette vision de la société traditionnelle, la jeunesse, ou toute notion équivalente, serait récente au
Maroc et serait un trait caractéristique du Maroc moderne. Avant, il suffirait à un garçon de jeûner, de monter
à cheval, de porter un fusil, pour devenir un homme. L’idée que l’enfant était (ou serait encore en milieu rural)
très tôt mêlé aux adultes doit être nuancée. Le travail en tant que critère permettant à l’enfant l’accès au sta-
tut d’adulte est vague. S’il est vrai que l’enfant travaille très tôt, les tâches qui lui sont confiés ne sont pas for-
cément celles attribuées, souvent exclusivement, aux adultes. Certaines tâches sont réservées aux femmes
et aux hommes mariés ou d’un certain âge. En milieu traditionnel, la classification des étapes de la vie est
plus compliquée que ne laisse croire une division simple en enfance, âge adulte et vieillesse. Plusieurs mots
et faits (différents selon les régions) indiquent qu’entre l’enfant et l’adulte, le Maroc connaissait des étapes
de vie intermédiaires plus ou moins longues. La plus fréquente est celle qui réfère à la notion d’un « jeune en
puissance du mariage » (cazri, acezri, ; fém. cazriya, Tacezrit) ou à celle de la « dépendance » (cayel, cayla). Elles
sont nettement distinguées des mots qui réfèrent à l’enfance (darri, thfel, arradh, ahechmi, fém. darriya ; tha-
fla, tarradht, tahechmite, etc.) 4. Ces étapes ont subi des changements significatifs liés à la généralisation de
l’enseignement et à l’accès à l’emploi.

1. Division des statistiques Résultat du recensement de 1960, vol 3, 1972, vol. I, p. 35.
2. Hardy, Georges et Brunot, Louis, L’enfant Marocain Essai d’ethnographie scolaire, Éd. Bulletin de l’Enseignement Public du Maroc, Jan-
vier 1925 No 63, p. 7-8; Hardy, Georges, L’âme marocaine, Librairie Larose, paris, 1926, p. 83
3. Galland, Olivier, Sociologie de la jeunesse, Armand Colin, 1991, 9-15; Bourdieu, Pierre, « La jeunesse n’est qu’un mot », in Questions de
sociologie, Cérés Éditions, Tunis, 1993, 146.
4. Rachik, « Jeunesse et groupes d’âge en milieu rural », Collectif, Jeunesse et société dans les pays du Maghreb, 1991, Faculté des
Sciences de l’éducation, Rabat. D’autres étapes intermédiaires sont observés selon les régions pour désigner le jeune marié habitant avec son
père, ou un jeune marié disposant d’un logement indépendant de celui du père.

197
L’introduction de l’école moderne et les changements qui l’ont affectée (généralisation, prolongement des
études, dépréciation des diplômes) ont eu des effets significatifs sur la définition, la durée et la nature de la
jeunesse. Dire, par exemple, aux années 60 d’une personne âgée de 26 ans qu’elle est jeune aurait été inap-
proprié et perçu comme un affront.
Le second changement significatif est l’accès progressif des jeunes à des emplois qui ne dépendent plus
de leur famille d’origine. Au Maroc rural, la règle était le travail dans l’exploitation du père (ou sous l’autorité
du père lorsque celui-ci n’en possédait pas). C’est la ville et notamment les grandes villes qui donneront aux
jeunes émigrés la possibilité de travailler loin de l’autorité du père. Ce n’est pas par hasard que le mot « zou-
fri », une altération du mot français « ouvrier », était devenue, à partir des années 1950, synonyme de « céli-
bataire autonome » (habitant seul ou avec d’autres célibataires). L’accès à l’école et à l’emploi sont deux
conditions dont les changements affectent directement la durée et le contenu de la jeunesse.

1.2. L’étude sociologique des jeunes bute sur des obstacles d’ordre théorique et empirique. Les jeunes
constituent une catégorie sociale tellement hétérogène que certains sociologues ont même douté de son
existence. Que partage un jeune rural, analphabète et marié avec un jeune citadin, universitaire et céliba-
taire ? Toutefois, si on se limite aux conditions et aux indicateurs socio-économiques, toutes les catégories
sociales seraient hétérogènes (les femmes, les salariés, les paysans, les enseignants universitaires, etc.)
Tenant compte des conditions sociales et culturelles qui séparent les jeunes, nous supposons que ces der-
niers constituent une source de contestation et de changement. Les enquêtes, en milieu rural ou urbain,
montrent que les jeunes cherchent à se démarquer, sur plusieurs aspects de la vie sociale, de la génération
de leurs parents.
Les critères implicites ou explicites qui servent à identifier la population des jeunes sont équivoques. Nous
avons deux manières de définir un jeune. La première fait coïncider la jeunesse avec une tranche d’âge : 15-
24 ans (Nations Unies, Ligue Arabe), 12-30 ans, 16-30 ans 1, 12-19 2 ans, etc. La seconde recourt à des cri-
tères qualitatifs. Ce sont ces critères qui commandent le groupe d’âge à choisir. Pascon et Bentahar écrivent
que « les 296 jeunes que nous avons interrogés dont l’âge est compris entre celui du carême et du mariage
ont de 12 à 30 ans ». Ce sont des critères socioculturels qui sont invoqués : la capacité d’accomplir le jeûne
et le statut matrimonial. Le critère de l’âge devient même secondaire ; des individus dont l’âge est inférieur à
30 ans ne sont pas retenus parce qu’ils sont mariés. L’entrée aussi bien que la sortie sont claires : « On entre
dans la catégorie de jeunes par l’âge, on en sort par le mariage » 3. La capacité de faire le jeûne, elle-même
déterminée par un changement physiologique demeure un critère général pour définir la sortie de l’enfance. 4
Selon la règle dite « hadd sayem », pratiqué dans plusieurs régions du Maroc, tous les garçons qui ont la
capacité de jeûner doivent, sous peine d’amende décidée par l’assemblée, participer aux travaux collectifs.
Partant de cette définition, l’enquête assimile les jeunes aux célibataires. Nous pensons que le mariage
constitue la fin d’une étape, le célibat, mais n’implique pas automatiquement l’accès au statut d’adulte. Quel
que soit leur statut matrimonial, des jeunes peuvent partager les mêmes valeurs, les mêmes loisirs, etc.
parce qu’ils appartiennent à une même génération voire à une même cohorte.

1. Bennani-Chraïbi (Mounia), Soumis et rebelles Les jeunes au Maroc, Paris, Éd. du CNRS, 1994.
2. Suleiman, Michael W., – Morocco in the Arab and Muslim World : Attitudes of Moroccan youth », The Maghreb Review, Londres, 1-2,
1989, 16.
3. Ibid.
4. Selon la Convention des droits de l’enfant : « ... un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est
atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable »

198
L’idéal serait de combiner les groupes d’âge quinquennaux allant de 15 à 34 ans avec les trois principaux
critères qui définiraient l’entrée progressive dans la vie adulte : le mariage, l’accès à un emploi et l’accès à un
logement autonome. 1
Les contraintes d’ordre empiriques sont plus tenaces et dépassent les efforts individuels d’un chercheur.
Nous disposons de deux sources principales d’information sur la jeunesse marocaine, les enquêtes offi-
cielles et les études à caractère académique. Concernant les sources officielles, les enquêtes portant parti-
culièrement sur les jeunes sont très rares, notamment avant les années 1990. Cependant, souvent les
informations sur les jeunes sont à rechercher dans des enquêtes nationales portant sur des questions impli-
quant la population en général (emploi, mariage...), la population active urbaine ou rurale etc. C’est avec le
CNJA que des données spécifiques aux jeunes ont été produites de façon régulière. La comparaison des
résultats des Recensements Nationaux, des enquêtes de la Direction de la Statistique, du CNJA etc. et
d’autres sources statistiques doit s’effectuer avec précaution. Car les données ne sont pas toujours obser-
vées, mesurées et analysées de la même façon.
Les recherches à caractère académique sur les jeunes basées sur des enquêtes sont, à l’image des
sciences sociales au Maroc, très rares. L’enquête la plus ancienne fut réalisé par André Adam en 1962. Elle a
concerné un échantillon constitué de 418 jeunes lycéens musulmans (61 % des garçons et 39 % des filles)
habitant Casablanca (70 %) et Fès (30 %). La seconde enquête fut menée en 1969 par Pascon et Bentaher
qui ont interviewé 296 jeunes ruraux. Exceptée l’enquête de Mohamed Tozy qui eut lieu en 1982-83 et qui a
touché 400 étudiants, le reste des enquêtes fut conduit durant les années 1990. L’étude de Mounia Bennani-
Chraïbi a concerné 157 jeunes de statuts sociaux différents. Deux autres études, conduites par deux équipes
de sociologues, ont porté essentiellement sur les valeurs sociales et religieuses chez les étudiants de Rabat
(voir tableau ci dessous).

Ces études présentent les traits suivants :


– Elles portent davantage sur les jeunes urbains et parmi eux les lycéens et les étudiants sont privilégiés. Il
n’y a guère d’enquêtes dédiées à la jeunesse rurale.
– Ce sont les enquêtes par questionnaire qui dominent. Celles qui recourent à la technique de l’entretien
sont plus rares.
– Elles ne traitent pas d’une question précise mais d’une série de questions. Toute enquête sur les jeunes
se veut exploratoire. Cela est dû à la rareté des enquêtes qui poussent les chercheurs à se poser un
maximum de questions.
– Les questions sur les valeurs, les représentations des jeunes que des chercheurs viennent d’entamer ne
sont guère prises en charge par les enquêtes officielles centrées sur des données en rapport avec les
politiques publiques (emploi, chômage, habitat, éducation,...).

Traiter de façon exhaustive de la jeunesse exige la prise en compte de tous les aspects de la vie sociale
(emploi, scolarisation, émigration, conformisme et déviation, politique publique, famille, religion, loisirs, etc.)
Notre choix est d’abord guidé par les questions traitées par les études existantes. Sur certains aspects,
importants pour la connaissance de la jeunesse, les données sont non seulement rares mais souvent
lacunaires. Pour le présent rapport, nous nous limiterons aux changements significatifs qui ont affecté la jeu-
nesse marocaine dans ses rapports au travail, à la politique, au religieux et à la famille. Il ne s’agit donc pas de
donner un aperçu sur les différents aspects de la jeunesse mais de saisir des mutations sociales qui ont eu
lieu durant les cinq dernières décennies.

1. Il est aussi préférable de faire ressortir dans les enquêtes à venir les jeunes qui ont plus de 18 ans, âge légal du vote.

199
Tableau 1 : Enquêtes sur les jeunes

Auteur Année Enquêtes Lieu Échantillon Outil


Adam 1961 Lycéens Casablanca Fès 418 Questionnaire
Pascon et Bentahar 1968 Jeunes ruraux 4 villages 296 Entretien
Tozy 1984 Étudiants Casablanca 400 Questionnaire
Suleiman 1989 Élèves Casablanca, Rabat, Marrakech 1269 Questionnaire
Bourqia, Bensaid et Elharras 1992 étudiants Rabat 500 Questionnaire

2. L’accès à l’emploi

2.1. Commençons par le travail qui constitue l’un des seuils principaux de la vie adulte. La formation du
jeune est traditionnellement accomplie au sein de la famille. Il s’agit plutôt d’un savoir-faire lié aux activités
agricoles, pastorales et artisanales. Avec la généralisation de l’enseignement, l’école est devenue le lieu de
l’acquisition de connaissances et de compétences générales ou spécialisées qui devrait déboucher sur un
emploi.
Au lendemain de son indépendance, le Maroc connaissait un taux d’analphabétisme très élevé (87 %). Ce
taux était plus accentué chez les femmes de plus de 25 ans (99 %) mais aussi chez les jeunes femmes de 10
à 24 ans (90 %). En dépit de sa régression, le taux d’analphabétisme reste élevé. En 1994, 55 % de la popula-
tion est encore analphabète. Le taux demeure élevé pour les jeunes femmes : 67 % pour le groupe d’âge
25-34 contre 40 % pour les jeunes hommes du même groupe d’âge. Il est aussi inégal selon le milieu : 37 %
en milieu urbain et 75 % en milieu rural. Chez les femmes rurales, le taux est plus élevé (89 %) que celui
enregistré pour l’ensemble de la population au lendemain de l’indépendance (87 %). Suivant une enquête
nationale réalisée en 1993, 34 % des jeunes n’ont pas accès à l’école. Ce taux est de 60 % en milieu rural et
de 15 % en milieu urbain. Il est de 50 % pour les filles contre 18 % pour les garçons. Les moins touchés sont
les garçons qui vivent en ville (5 %) et les plus touchées sont les filles qui vivent en campagne (80 %) 1. Dans
ces conditions, même les mots inégalité, discrimination deviennent un euphémisme. Il y a donc une partie de
la jeunesse qui subit les effets d’une double discrimination. La féminité et la ruralité conjuguées constituent
deux handicaps à surmonter pour atténuer l’inégalité des chances entre les jeunes. Le problème se
complique lorsqu’on prend en compte l’interruption des études. 58 % des enfants scolarisés quittent l’école
avant d’obtenir le CEP. 2

2.2. L’inégalité des chances devant l’école se manifeste plus tard devant l’emploi. En 1994, 16 % de la
population active était en chômage contre 10,7 % en 1982 et 8,8 % en 1971. 3 En deux décennies, le taux de
chômage a presque doublé. Celui-ci est nettement plus élevé en milieu urbain (20,3 %) qu’en milieu rural

1. CNJA, Enquête nationale auprès des jeunes Analyse des résultats, vol 2, 1993, 2.
2. CNJA, ibid., 10.
3. Le taux de chômage est défini comme le rapport entre la population en chômage et la population active totale.

200
(10,8 %). Il touche davantage les jeunes : huit chômeurs sur dix sont âgés de moins de 30 ans. La majorité
(80 %) des jeunes chômeurs est à la recherche d’un premier emploi. La catégorie d’âge la plus atteinte est
celle de 15-24 ans qui connaît un taux de chômage supérieur à 30 %.
Chez les jeunes femmes, le taux de chômage a doublé en une décennie ; il est passé de 10,7 % en 1982 à
23,1 % en 1994. En 1982, le taux de chômage était un peu plus élevé chez les jeunes hommes que chez les
jeunes femmes. En 1994, on assiste à une augmentation du taux de chômage chez les jeunes femmes. Pour
les différents groupes d’âge, l’écart varie entre 7 et 14 points. Cette tendance est confirmée en 2002. Pour
les différents groupes d’âge, la proportion des femmes à la recherche d’un emploi est nettement plus élevée
que celle observée chez les hommes. Ceci traduirait un changement remarquable dans les attitudes sociales
à l’égard du travail de la jeune femme en dehors du foyer. D’autres études – plus localisées – confirment les
mêmes processus. Elles montrent qu’entre 1985 et 1992, le chômage urbain concerne plus les jeunes que
les adultes et parmi les jeunes, ce sont les 20-24 ans qui sont les plus touchés. Elles montrent aussi que le
chômage touche les femmes plus que les hommes et les jeunes filles plus que les jeunes hommes. Les taux
les plus élevés du chômage féminin sont observés dans les villes situées dans des régions à vocation agri-
cole comme celles de Kénitra, Safi et Marrakech. 1

2.3. Waterbury notait déjà en 1970, à un moment où l’Université Mohamed V de Rabat comprenait moins
de 8000 étudiants, que ni le gouvernement ni le secteur privé ne pourront longtemps encore récupérer les
jeunes qui commençaient à former « un prolétariat intellectuel ». 2 Une quinzaine d’années plus tard, la ques-
tion des diplômés chômeurs (titulaires d’un baccalauréat ou d’un diplôme supérieur) est posée de façon insis-
tante. Le chômage des diplômés augmentait annuellement de 15,5 % en moyenne. Leur effectif est passé
de 22 636 en 1985 à 113 508 personnes en 1991 (CNJA, 1991). En 1992, leur nombre était de 99 220. 3 Il
dépasse actuellement 200 000.
La question du chômage des diplômés trouva rapidement sa place dans l’agenda politique. A l’occasion de
la fête de la jeunesse célébrée le 9 juillet 1990, le Roi Hassan II annonce le projet de création du CNJA. Quel-
ques mois plus tard (20 février 1991), le CNJA vit le jour. Sa création témoigne de la gravité et de l’impor-
tance de la jeunesse notamment celle des diplômés chômeurs. Elle témoigne aussi des limites de l’action
gouvernementale en ce domaine. Entre temps, l’ANDC (Association nationale de diplômés chômeurs) est
créée (octobre 1991). A peine constitué, le CNJA entreprend (février mars 1991) une enquête nationale, en
collaboration avec le Ministère de l’Intérieur, sur le chômage des jeunes diplômés. 100 374 jeunes diplômés
en chômage ont été recensés. Leur âge moyen est de 28,3 ans, 13 % sont mariés et 90 % vivent avec leurs
parents.
Le problème crucial n’est pas tant le chômage que l’ancienneté dans la recherche de l’emploi. Plus de la
moitié (55 %) recherchaient un emploi depuis 2 ans et 38 % depuis 3 ans. Il est souvent reproché aux diplô-
més de poser des conditions quant à la nature (préférence pour la fonction publique notamment) et au lieu de
l’emploi (grandes villes). L’étude révèle cependant que 71 % des diplômés chômeurs sont prêts à travailler
n’importe où et dans n’importe quel secteur. 4 Le chômage ne se pose pas pour tous avec la même acuité.
82,6 % des détenteurs d’un diplôme supérieur sont actifs contre 32,2 % pour les détenteurs du baccalau-

1. Direction de la Statistique, 1995, 62-64, 97.


2. Waterbury, John, Le commandeur des croyants, La monarchie marocaine et son élite, Paris, Presses Universitaires Françaises, 1975,
pp. 345-347, 354-364.
3. Direction de la Statistique, 1995, 74.
4. CNJA, 1992, op. cit., 11-14

201
réat. Le taux d’activité reste inférieur pour les détenteurs d’un certificat d’études secondaires (36,5 %) ou pri-
maire (40,5 %) et les sans diplômes (46,6 %). 1
La répartition géographique des diplômés en chômage révèle un autre type de discrimination. L’inégalité
devant l’emploi est aggravée par l’inégalité régionale. Les jeunes habitant les régions défavorisés souffrent
doublement : les deux régions du centre et du nord-ouest regroupent respectivement 31,83 % et 25,17 %
des diplômés en chômage. Pour le reste des régions, le taux varie entre 6 et 11 %.
Les intéressés indiquent aussi des différences d’ordre sociologique. Voici ce que dit un jeune issu de Mis-
sour (région steppique défavorisée) « Au centre du Maroc, la situation économique est un peu moins diffi-
cile,... c’est l’enfer dans ce genre de région. Quelqu’un qui vit à Casablanca ou à Meknès ne souffre pas du
chômage comme à Missour, à Bouarfa ou Ain Bni Mathar, etc. »
Analphabète ou diplômée, la fille n’échappe pas aux contraintes supplémentaires liées à son statut de
femme. Voici deux témoignages de deux filles vivant à Missour : « Même au sein de l’association des chô-
meurs, il y avait des pratiques déplorables à l’égard des filles diplômées. Certains garçons percevaient leur
entrée sur le marché du travail comme une cause du chômage. Les femmes ne se battent pas seulement
pour l’emploi, mais aussi contre ces pratiques machistes des hommes qui sont dans la même situation
qu’elles » (titulaire d’une licence, 34 ans). « Avant, la femme attendait que le mari vienne chez elle la deman-
der en mariage, maintenant les choses ont changé, c’est la femme qui doit sortir à sa recherche en quelque
sorte et donc multiplier les occasions pour le rencontrer. Seulement, à Missour, les choses sont beaucoup
plus compliquées. Les filles, pour échapper à l’enfermement dans la maison, acceptent de travailler parfois
avec des salaires dérisoires et dans des conditions inacceptables, mais au moins elles sentent qu’elles ont
une utilité. C’est la seule possibilité pour rentrer en contact avec le monde extérieur » (32 ans, licenciée) 2.

2.4. Concernant les représentations et les valeurs, des changements significatifs sont observés. Le premier
qui a été observé durant la dernière décennie concerne les préférences en matière d’emploi. En 1991, 87 %
des jeunes diplômés en chômage préféraient travailler dans le secteur public dont 30 % au Ministère de
l’intérieur. Seuls 2 % optaient pour le secteur privé. 3 Cette attitude paraît conservatrice, cependant elle
semble appropriée, pour ne pas dire rationnelle, si on prend en compte la représentation du secteur privé
comme un secteur fragile et peu sûr. Avec la persistance du chômage, les jeunes commencent à changer
leurs attitudes en optant de plus en plus pour des initiatives privées. 4 L’enquête de 1992 montre que la pro-
portion des étudiants qui souhaitent travailler dans la fonction publique est relativement basse (36 %). Ceux
qui optent pour le secteur privé, les professions libérales sont de plus en plus nombreux, respectivement
21,8 % et 16,8 %. Il faut aussi remarquer que 9 % souhaitent créer leurs propres entreprises. 5
Le second changement est relatif à la valeur accordée au diplôme. La question de l’interruption des études
supérieures voire leur abandon en faveur d’un emploi est de plus en plus posée. La valorisation de la pour-
suite des études, de l’obtention d’un diplôme est remise en cause. 43 % des jeunes pensent qu’obtenir un
emploi est plus important qu’obtenir un diplôme et 36 % pensent le contraire. 6 A la question de savoir si on

1. Direction de la Statistique, 1995, 54.


2. Chattou, Zoubir « Le chômage des diplômés et les dynamiques locales », in M. Mahdi (ed), Mutations sociales et réorganisation des
espaces steppiques, Annajah al jadida, Casablanca, 2003, 149.
3. CNJA, 1992, 15
4. Chattou, op. cit., 152-160
5. Bourqia, Rahma, L’étudiant et les valeurs, in. Bourqia, R., El Harras, M. et Bensaid, D. Jeunesse estudiantine marocaine Valeurs et straté-
gies, Publications de la Faculté des Lettres et des sciences Humaines de Rabat, 1995, 127.
6. CNJA, 1993, vol. 2, op. cit., 13.

202
est prêt à abandonner ses études supérieures si une occasion d’emploi est offerte, 56,4 % seulement des
étudiants et étudiantes interrogées en 1992 affirment leur attachement aux études. A cet égard, la différence
entre étudiants et étudiantes n’est pas significative (respectivement 52 et 48 %) 1.
D’autres attitudes et représentations indiquent la dépréciation du diplôme. Même les diplômes de l’ensei-
gnement supérieur sont de moins en moins valorisés puisqu’ils ne conduisent guère systématiquement à un
emploi. Les filières sont valorisées suivant qu’elles mènent où non à l’emploi. Les différents enquêtés
trouvent que le diplôme, aussi valorisé soit-il, est insuffisant. C’est devenu un sens commun d’invoquer
l’importance du piston, de la corruption, du réseau personnel dans l’obtention d’un emploi. 2 Selon les résul-
tats de l’enquête de 1992, 37 % des étudiants trouvent que le piston est l’atout principal pour trouver du tra-
vail, et 33,4 % pensent que c’est le diplôme. Le réseau familial et la corruption sont cités par 5 % des
enquêtés. Selon la même enquête, la disposition de la majorité des étudiants à émigrer (59,8 %) traduit aussi
le désespoir des jeunes. 3
En milieu rural, c’est le travail rémunéré qui est de plus en plus valorisé au détriment des échanges tradi-
tionnels de services. L’entraide collective (touiza, tiwizi), tant vantée comme forme et symbole de solidarité
entre les foyers, est perçue par les jeunes comme une corvée imposée par les chefs de famille. Des jeunes
reprochent à ces deniers de manger et de boire du thé en groupe pendant qu’eux travaillent les champs des
membres du village. Le principe de l’entraide est maintenu. Chaque foyer contribue à l’action collective, mais
ce sont les jeunes qui effectuent le travail. Ceux-ci ne veulent plus travailler gratuitement et cherchent du tra-
vail temporaire, des fois à des centaines de km de leurs villages (cueillette d’olives, moissons à 60 ou 70 DH
par jour). La situation est présentée comme tragique par les chefs de famille qui trouvent insolite d’embau-
cher de la main d’œuvre alors que leurs fils travaillent pour leur compte. Les jeunes, mariés ou non,
cherchent l’autonomie grâce au travail rémunéré. Pour la majorité, cette autonomie demeure lâche à défaut
d’une source régulière de revenu.

Déjà en 1969, Pascon et Bentahar mentionnent ce changement chez les jeunes ruraux qui s’emploient
chez des tiers en délaissant le travail familial : « Il n’est pas rare de voir des moissonneurs adolescents fai-
sant des travaux à quelques kilomètres de l’exploitation familiale alors que leur père a dû engager des mois-
sonneurs salariés ». Les attitudes des jeunes changent à l’égard du travail au sein de leur famille. Celui-ci ne
permet pas aux jeunes d’accéder à l’argent. 46 % des jeunes interviewés préfèrent travailler pour un
employeur. Ils invoquent la liberté et l’argent. Parmi les arguments avancés :
– « Moi je veux un travail propre, bien rémunéré, qui finit à telle heure et après on est libre d’aller où on
veut dépenser son argent »
– « Le travail sans argent n’a aucun sens »
– « Si mon père veut me payer,j’accepte bien de travailler pour lui ».

Les jeunes (56 %) qui sont pour le travail dans l’exploitation familiale justifient leurs attitudes par le mau-
vais traitement en dehors de la famille et le fait de travailler une terre qui leur reviendra un jour. 4
En milieu rural, les structures familiales changent à mesure que les jeunes disposent de sources de reve-
nus indépendantes de l’exploitation familiale. Ces sources de revenus liées à l’activité agricole (ouvriers agri-
coles), à l’émigration et aux activités de service (tourisme rural, en montagne, dans les oasis et le désert) se
développent en milieu rural. 5

1. Bourqia, 1995, op. cit., 123.


2. cf, Bennani-Chraïbi, 1994, op. cit. 137-150.
3. Bourqia, 1995, op. cit. 128, 132, 136.
4. Pascon et Bentahar, op. cit., 185, 195-96.
5. Rachik, Hassan, Le sultan des autres, rituel et politique dans le Haut Atlas. Casablanca : Afrique Orient. 1992, p. 129-150.

203
Conclusion
i. Le chômage concerne plus les jeunes que les adultes et parmi les jeunes ce sont les jeunes filles qui
sont les plus touchées. L’augmentation du taux du chômage chez les jeunes femmes à partir des
années 1980 est l’une des mutations structurelles les plus significatives dont il faut prévoir les consé-
quences sociales.
ii. Deux discriminations relatives au genre et au milieu de résidence pèsent sur une grande partie de la jeu-
nesse. Les jeunes femmes rurales qui sont le symbole de cette double discrimination méritent un traite-
ment privilégié quant à la scolarisation et la lutte contre l’analphabétisme.
iii. La majorité des jeunes chômeurs n’ont jamais travaillé. L’obstacle majeur consiste à trouver un premier
emploi.
iv. L’arrivée des diplômés chômeurs constitue une autre mutation qui a ébranlé le rapport de la jeunesse
estudiantine au diplôme, à l’enseignement et au travail. Elle montre que les solutions et les avancées
réalisées en matière de généralisation de l’enseignement peuvent produire des effets pervers. Aussi, la
lutte contre l’analphabétisme, la scolarisation de la fille rurale ne sauraient être des fins en soi. L’accès
de la jeune fille rurale à l’école et au marché de l’emploi peut générer ou accélérer des phénomènes
sociaux nouveaux comme l’émigration autonome (en dehors du cadre familial) des jeunes filles de la
campagne vers la ville. 1
v. Avec la croissance du taux des diplômés chômeurs, la dépréciation subjective (de la part des intéressés
eux-mêmes) et objective (déterminée par le marché de l’emploi), on assiste depuis les années 90 à un
autre changement structurel de la jeunesse. Sur le plan sociologique, la frustration est d’autant plus
importante que ceux qui vivent des inégalités sociales ont les moyens intellectuels d’en être conscients
et de les exprimer. Pour la première fois au Maroc, des jeunes expriment de façon organisée et conti-
nue leurs frustrations quant à la recherche d’un emploi.
vi. En milieu rural, la valorisation du travail rémunérée conduirait les jeunes à l’adoption d’attitudes qui
rompent avec les structures et les valeurs « traditionnelles ». L’autorité du père fondée d’abord sur la
dépendance des enfants est de plus en pus fragilisée par les nouvelles opportunités du travail occasion-
nel ou permanent offerts aux jeunes. L’image de la famille rurale où tous ses membres travaillent dans
une même exploitation est en train d’être brisée par les jeunes ruraux.

Tableau 2.1. : Taux d’alphabétisme par groupe d’âge et par sexe


(1960, 1982, 1971, 1994)

1960 1994
Groupes d’âge Masculin Fémimin Ensemble Masculin Féminin Ensemble
15-19 30,6 08,9 20,1 71,6 47,6 59,5
20-24 24,6 03,3 12,7 71,1 44,2 57,3
25-29 21,1 01,6 10,5 64,0 37,9 50,2

Source, CERED, septembre, 1996, 23.

1. Voir Bourqia, Rahma et Rachik, Hassan, Migration féminine dans la région Marrakech-Tensift-El Haouz, Direction de l’aménagement du ter-
ritoire, 2003.

204
Tableau 2.2. : Taux d’alphabétisme chez les jeunes hommes par groupe d’âge
et selon milieu de résidence (1960, 1982, 1971, 1994)

1960 1994
Groupes d’âge Urbains Ruraux Urbains Ruraux
15-19 61.9 17,7 88,8 54,7
20-24 49,6 14,6 86,5 52,3
25-29 39,5 13,9 81,2 39,0

Source, CERED, septembre, 1996, 22

Tableau 2.3. :Taux d’alphabétisme chez les jeunes femmes par groupe d’âge
et selon le milieu de résidence (1960, 1982, 1971, 1994)

1960 1994
Groupes d’âge Urbains Ruraux Urbains Ruraux
15-19 61.9 17,7 88,8 54,7
20-24 49,6 17,6 86,5 52,3
25-29 39,5 13,9 81,2 39,0

Source, CERED, septembre, 1996, 22

Tableau 2.4. : Niveau d’instruction des jeunes (15-34 ans)


selon le sexe et le milieu de résidence

Urbain Rural Masculin Féminin Ensemble


Aucun 15 60 18 50 34
Primaire 24 27 32 19 26
Secondaire 45 11 37 25 30
Supérieur 12 1 8 5 7
Autres 4 1 5 1 2
Total 100 100 100 100 100

Source : CNJA, 1993, vol., 3, 12

205
Tableau 2.5. : Taux de chômage des jeunes selon l’âge et le sexe en 1982 et 1994

1982 1994
Groupes d’âge Masculin Féminin Ensemble Masculin Féminin Ensemble
15-19 33,3 18,9 23,4 31,0 35,5 32,2
20-24 18,2 16,7 17,9 23,7 39,6 30,7
25-29 11,0 12,1 11,2 16,5 33,4 24,1
30-34 7,5 8,6 7,7 7,6 19,40 16,6

Source : Direction de la Statistique, 1982, 42; DS, janvier 1996, 81.

Tableau 2.6. : Évolution du taux de chômage selon le sexe le milieu de résidence (1971-1994)

Urbain Rural Ens


Masc. Fém. Ens. Masc. Fém. Ens. Masc. Fém. Ens.
1971 14,4 19,1 15,0 5,2 5,3 5,2 8,2 12,1 8,8
1982 11,7 14,2 12,3 10,0 6,5 9,5 10,7 10,7 10,7
1994 17,1 29,6 20,3 10,9 10,5 10,8 14,1 23,1 16

Source : RGPH, 1994.

Tableau 2.7. Taux de chômage selon l’âge et le sexe et le milieu en 1982

1960 1994
Masculin Féminin Ensemble Masculin Féminin Ensemble
15-19 30,9 21,1 27,2 22,4 16,4 21,2
20-24 20,9 19,6 20,5 16,2 10,9 15,5

Source : Direction de la Statistique, 1982, 45

Tableau 2.8. Taux de chômage selon l’âge et le sexe et le milieu en 2002.

Urbain Rural
Masculin Féminin Ensemble Masculin Féminin Ensemble
15-19 33,2 37,0 34,2 7,5 2,3 6,2
20-24 23,9 32,9 26,2 5,4 2,9 4,7

Source : Direction de la Statistique, Annuaire Statistique, 2003, p. 500, 501.

206
Tableau 2.9. : Chômage et diplôme obtenu (1984, 1992)

1984 1992
Sans niveau scolaire 27,1 13,3
Niveau Primaire 40,1 28,7
Niveau Secondaire 27,6 46,8
Niveau Supérieur 2,8 10,5

Source : Direction de la Statistique, 1995, 74.

Tableau 2.10. : Demandes d’emploi par types de diplômes

Demandes d’emploi par types de diplômes Effectifs Pourcentage


Diplômes universitaires 1247 1,2
Diplômes universitaires supérieurs 1234 1,2
Diplômes des grandes écoles 21 698 21,6
Titulaire d’une licence 5 109 5,1
Titulaires du DEUG 20 854 20,8
Techniciens 49 49,6
Bacheliers 788 0,5
Autres 444
Totaux 100 347 100

Source : CNJA, 1992, 12.

3. Rapports à la famille et au mariage

3.1. En 1994, 21,6 % des chefs de ménage étaient jeunes et 2,74 % étaient des femmes résidant presque
toutes en milieu urbain. Concernant les jeunes hommes, on comptait également plus de chefs de ménage en
ville (10,56 %) qu’en campagne (7,86 %).
Par rapport à l’ensemble des mariés, les jeunes représentent 36,32 %. Cependant, les deux tiers
(24,16 %) sont des femmes. Les jeunes hommes ne représentent que 12,16 %. Il n’existe guère de dif-
férence quant au milieu de résidence, presque les mêmes proportions sont observées aussi bien pour les
hommes (5,78 % en ville et 6,38 % en campagne ) que pour les femmes (12,29 % en ville et 11,87 % en
campagne). Si on prend en compte les groupes d’âge, les taux les plus élevés sont enregistrés chez les
25-29 ans (48,7 %) et les 30-34 ans (70,5 %). Pour ces deux groupes d’âge, le taux du mariage a connu, par
rapport à 1982, une nette régression, respectivement de 16 et de 13 points.
Le recul de l’âge du mariage tendrait à faire coïncider de façon non équivoque la jeunesse avec le célibat.
La majorité des jeunes valorisent la famille, mais sont, paradoxalement, de plus en plus dans l’impossibilité
de la fonder. En 1994, 38,5 % de la population âgée de 15 ans et plus sont célibataires. La proportion des
célibataires est plus élevée chez les 15-19 ans (93 %) et les 20-24 ans (72 %). Elle diminue pour les 25-29
(48,5 %) mais reste supérieure au taux enregistré à l’échelle nationale (38,5 %).Elle n’est que de 25,3 % pour

207
les 30-34 ans. Les hommes sont plus concernés que les femmes, respectivement 45,4 % et 31,9 %. Si on
prend les 25-29 ans et les 30-34 ans, nous remarquons que la proportion de jeunes hommes célibataires
représente presque le double de celles des jeunes femmes (respectivement 63,5 % contre 35,1 % et
33,3 % contre 18,3 %).
Selon une enquête du CNJA, 75 % des jeunes vivent avec leurs parents. 21 % (dont les jeunes femmes
mariées vivant avec leurs époux) habitent chez eux. Les jeunes hommes qui vivent en dehors de la famille
d’origine ne représentent que 11 %. (CNJA, 1993, vol. 1, op. cit. p. 8-9).
Le taux du célibat ne cesse d’augmenter. Il n’était que de 15,1 % en 1960. Le changement est plus remar-
quable chez les femmes : le taux du célibat est passé de 6,7 % en 1960 à 31,9 % en 1994 (chez les
hommes, de 23,9 % à 45,4 %). Même si le taux des femmes célibataires reste relativement inférieur, il est
en lui-même « dramatique ». Le célibat est normalement vécu par les jeunes filles comme un drame. Le fait
que 35,1 % des femmes âgées de 25-29 ans soient célibataires est un fait démographique et sociologique
qui mérite plus d’attention. On ne peut l’attribuer à la prolongation des études qui reste faible pour les
femmes de cet âge.
Les jeunes ruraux sont aussi, et de plus en plus, touchés par le célibat. En 1994, 35 % des jeunes ruraux
sont célibataires alors qu’ils ne représentaient que 14,2 % en 1960. L’un des changements significatifs qui
mérite d’être noté réside dans le fait que, relativement au célibat, la différence entre l’urbain et le rural a ten-
dance à s’estomper. L’écart était d’abord faible, il n’était que de 3,3 points en 1960 (17,5 % en milieu urbain
contre 14,2 % en milieu rural), il s’est élevé à 8,7 points en 1971 (30,5 % contre 21,8 %) et à 11,9 % en 1982
(39,6 % contre 27,7 %) pour chuter à 6,4 % en 1994 (41,4 % contre 35 %).
Le mariage est représenté comme une condition essentielle pour l’ accès au statut d’adulte. Mis à part les
jeunes contraints de vivre avec leurs parents, le mariage doit être en principe précédé par la recherche d’un
emploi. Mariage et emploi sont deux conditions majeures pour l’accès au statut d’adulte. Cependant, ces
conditions ne sont pas représentées de la même façon selon qu’on est garçon ou fille. Avec la persistance du
chômage, des filles diplômées optent pour les stratégies « traditionnelles » : « trouver un homme prêt »
(entendre qui a un emploi, une maison etc.) et devenir adulte seulement grâce au mariage.
L’âge moyen au premier mariage renseigne également sur l’importance accrue du célibat des jeunes. La
première remarque est qu’il ne cesse d’augmenter. De 1960 à 1994, il est passé pour les jeunes hommes de
24 à 28 ans (soit un allongement de 4 ans) et pour les jeunes filles de 17 à 25 ans (soit un allongement de
8 ans). Le changement le plus remarquable à cet égard concerne les filles en milieu urbain dont l’âge au pre-
mier mariage a augmenté de 9 ans mais aussi les jeunes filles rurales dont l’allongement a été de 7 ans.
Autre changement remarquable : la diminution de l’écart d’âge au premier mariage entre hommes et
femmes. Il est passé de 6,63 ans en 1960 à 4,2 ans en 1994. A cet égard la différence entre les sexes a ten-
dance à s’estomper.
A la campagne comme en ville, on observe la même tendance. Pour la même période, l’âge moyen au pre-
mier mariage a augmenté de 4 ans en milieu rural et de 7 ans en milieu urbain. En 1960, la différence entre
milieu rural (17 ans pour les femmes et 24 ans pour les hommes) et urbain (17 ans pour les femmes et
24 ans pour les hommes) était quasi inexistante. En 1994, l’écart entre la campagne et la ville est resté
presque le même (2,7 ans pour les femmes et de 2,9 ans pour les hommes).

208
3.2. Plusieurs enquêtes révèlent que la famille demeure l’institution refuge et l’institution la plus valorisée
par les jeunes. 80 % des étudiants enquêtés déclarent que la famille est l’institution qui leur inspire le plus
confiance contre 2 % qui citent l’État ou les partis politiques. 1 Selon une enquête du CNJA (1993), 70 % des
jeunes considèrent la famille comme un appui (peu de différence entre l’urbain et le rural, respectivement
66 % et 71 % et entre masculin et féminin respectivement 68 % et 71 % ). Seuls 7 % des jeunes consi-
dèrent la famille comme un handicap. 2
Considérer la famille comme un appui est en grande partie un jugement de fait (et non seulement un juge-
ment de valeur). Les manifestations du soutien familial sont nombreuses (entretien financier, « intervention »
pour obtenir un service etc.) 3
Cependant, en dépit de cette valorisation constante de la famille, qu’on trouve aussi dans les pays occiden-
taux où la famille est sujette à des transformations structurelles profondes, on observe un changement d’atti-
tude chez les jeunes notamment à l’égard des relations familiales. Concernant le choix du conjoint où les
parents devraient jouer un rôle décisif sinon exclusif, l’autonomie du jeune est de plus en plus confirmée.
Dans les années 1960, plus de 75 % des élèves garçons et plus de 55 % des élèves filles considèrent le
mariage comme une affaire personnelle (Adam, 83). Chez les jeunes ruraux enquêtés en 1969, 40 % affir-
ment que c’est à eux de choisir le conjoint, 38 % pensent que c’est le père ou la mère qui doit le faire. 4 Les
jeunes ruraux seraient plus soumis à l’autorité des parents, cependant la proportion des jeunes qui pensent
que le choix du conjoint est leur affaire est considérable.
Les enquêtes sur le choix du conjoint montrent que l’influence des parents est encore grande notamment
pour les filles. Selon une enquête nationale, 65 % des mariages des Marocaines sont arrangés par les
parents. Seuls 16 % des femmes déclarent avoir choisi elles-mêmes leur premier conjoint et 2,5 % sous
l’influence d’une amie. Cette proportion varie selon l’instruction des femmes. L’autonomie de la femme à cet
égard augmente : 63 % des femmes ayant le niveau secondaire ou plus ont choisi elles-mêmes leur conjoint
contre seulement 12 % chez les femmes analphabètes (CERED, 1997, 49-54).
En milieu urbain, et particulièrement chez les étudiants, les rapports d’autorité au sein de la famille sont
moins valorisées. Concernant le rapport au père, 31 % des étudiants trouvent qu’il est caractérisé par l’obéis-
sance, 48 % par l’entente. Quant à la communication avec les parents, 7,4 % seulement déclarent n’aborder
aucun sujet avec leurs parents. 5 Cependant, il existe des domaines où la famille est disqualifiée. Pour le
choix des études universitaires, 60 % des étudiants n’ont consulté personne, 22 % un membre de la famille
(père, mère, frère ou sœur), 9,2 % des amis. 6 C’est dans le domaine sentimental que la famille reste un
cadre inapproprié, elle vient largement après les amis : 16 % consultent les parents et 41 % leurs amis.
Concernant d’autres aspects de la famille, les étudiants adoptent des conceptions « modernes ». 88 % sont
pour la contraception et le planning familial, 83 % sont pour le travail de la femme à l’extérieur, 49 % esti-
ment que le nombre idéal des enfants ne doit pas dépasser deux. 7

1. Bourqia et al, 1995, op. cit., 134.


2. CNJA, 1993, vol 3, op. cit., 53.
3. cf. Bennani-Chraïbi, 1994, op.cit., 163-180.
4. Pascon et Bentahar, op.cit. 256-57.
5. El Harras, Mokhtar, L’étudiant et la famille, in. Bourqia, Rahma, El Harras, Mokhtar et Bensaid, Driss, Jeunesse estudiantine marocaine
Valeurs et stratégies, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, 1995, 58-60, 126.
6. El Harras, Mokhtar, L’étudiant et la famille, in. Bourqia, Rahma, El Harras, Mokhtar et Bensaid, Driss, Jeunesse estudiantine marocaine
Valeurs et stratégies, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat, 1995, 50, 58-65, 124, 126.
7. El Ayadi, M. « La jeunesse et l’islam Tentative d’analyse d’un habitus religieux cultivé », in Bourqia, R, El Ayadi, M, El Harras, M., Rachik H.,
Jeunes et valeurs religieuses, Casablanca : Eddif, 2000, 98-103.

209
Conclusion
i. Le taux du mariage connaît une nette régression chez les jeunes. L’âge du jeune célibataire augmente.
Le mariage précoce est presque un souvenir du passé. De nouvelles attentes, notamment en matière de
logement et de loisirs, seront exprimées par des jeunes qui souhaitent vivre loin des parents.
ii. Il faut prendre en compte l’apparition de jeunes femmes chefs de ménage qui étaient en 1994 au
nombre de 121 600. Ce genre de phénomènes dont l’importance est souvent cachée par leur faible taux
est le premier signe des nouvelles mutations familiales, et de ce fait méritent d’ores et déjà l’attention à
la fois des chercheurs et des responsables politiques.

Tableau 3.1. : Proportions des jeunes chefs de ménage (15-34 ans)


selon le sexe et le milieu de résidence (1994)

Masculin Féminin Ensemble


Urbain 10,56 2,08 12,64
Rural 7,86 0,66 8,52
Ensemble 18,42 2,74 21,16

Source : Taux calculé (par l’auteur) à partir des effectifs des chefs de ménage, Direction de la Statistique, janvier 1996, 273-275.

Tableau 3.2. : Proportions des jeunes chefs de ménage selon le groupe d’âge et le sexe (1994)

Groupes d’âge Masculin Féminin Ensemble


15-19 0,6 0,6 0,6
20-24 2,7 2,9 2,8
25-29 6,4 5,6 6,3
30-34 12,0 8,8 11,5

Source : Direction de la Statistique, janvier 1996, 101

Tableau 3.3. : Proportions des jeunes mariés (15-34 ans) selon le sexe et le milieu de résidence (1994)

Masculin Féminin Ensemble


Urbain 5,8 12,29 18,07
Rural 6,38 11,87 18,25
Ensemble 12,16 24,16 36,32

Source : Taux calculé (par l’auteur) par rapport à l’effectif total des mariés (8 735 086),
à partir de la répartition de la population selon l’État matrimonial, Direction de la Statistique, janvier 1996, 141-148)

210
Tableau 3.4. : Proportions des jeunes mariés selon le sexe en 1982 et 1994

1982 1994
Groupes d’âge Masculin Féminin Ensemble Masculin Féminin Ensemble
15-19 2,0 16,9 9,5 1,0 12,1 6,7
20-24 18,5 54,7 36,6 10,6 41,4 26,4
25-29 53,3 76,6 64,8 35,6 60,3 48,7
30-34 81,4 86,3 83,8 65,3 75,1 70,5

Source : Direction de la Statistique, 1982, p. 18; Direction de la Statistique, janvier 1996.

Tableau 3.5. : Évolution du taux du célibat (1960, 1971, 1982, 1994)

1960 1971 1982 1994


Femmes 6,7 17,0 25,6 31,9
Hommes 23,9 33,2 41,0 45,5
Rural 14,2 21,8 27,7 35,0
Urbain 17,5 30,5 39,6 41,4
Ensemble 15,1 25,0 33,2 38,5

Source : CERED, septembre, 1996, 10, 12, 17.

Tableau 3.6. Proportion des jeunes célibataires par groupe d’âge et par sexe

1960 1982 1971 1994


Groupes Masc. Fém. Ens. Masc. Fém. Ens. Masc. Fém. Ens. Masc. Fém. Ens.
d’âge
15-19 95,5 41,9 69,2 96,9 70,2 84,0 97,9 81,5 89,6 98,9 87,2 93,0
20-24 58,4 06,1 29,4 71,3 20,4 44,7 80,5 40,5 60,5 89,0 55,9 72,0
25-29 21,9 02,3 11,2 30,6 06,6 17,0 44,8 17,0 31,1 63,5 35,1 48,5

Source : CERED, septembre, 1996, 22.

211
Tableau 3.7. Proportion des jeunes célibataires par groupe d’âge
et par milieu de résidence (1960, 1982, 1971, 1994)

1960 1971 1982 1994


Groupes d’âge Urb. Rur. Urb. Rur. Urb. Rur. Urb. Rur.
15-19 69,8 69,0 89,0 80,7 93,2 86,3 94,6 91,4
20-24 32,3 28,2 56,0 37,9 71,1 49,9 77,4 65,4
25-29 13,1 10,5 23,4 13,7 41,4 20,7 56,0 37,5

Source : CERED, septembre, 1996, 22.

Tableau 3.8. Proportion des jeunes hommes célibataires par groupe d’âge
et selon le milieu de résidence (1960, 1982, 1971, 1994)

1960 1971 1982 1994


Groupes d’âge Urb. Rur. Urb. Rur. Urb. Rur. Urb. Rur.
15-19 96,8 94,2 98,1 96,2 98,9 96,9 99,4 98,3
20-24 63,4 56,3 81,5 65,3 89,0 71,9 93,0 84,2
25-29 25,2 20,7 39,6 25,9 56,5 32,7 72,2 50,9

Source, CERED, septembre, 1996, 22

Tableau 3.9. Proportion des jeunes filles célibataires par groupe d’âge et selon le milieu de
résidence (1960, 1982, 1971, 1994)

1960 1971 1982 1994


Groupes d’âge Urb. Rur. Urb. Rur. Urb. Rur. Urb. Rur.
15-19 44,2 40,7 80,5 62,8 87,7 75,9 89,9 84,5
20-24 07,5 05,5 33,3 12,4 52,8 28,5 92,6 74,8
25-29 02,6 02,2 09,9 04,0 25,3 09,2 41,7 25,6

Source, CERED, septembre, 1996, 22

Tableau 3.10. Age moyen au premier mariage par sexe


et selon le milieu de résidence (1960, 1982, 1971, 1994)

1960 1971
Urbain Rural Ensemble Urbain Rural Ensemble
Masculin 24,4 23,9 23,9 26,7 24,8 25,6
Feminin 17,5 17,2 17,27 20,8 18,7 19,55

212
1960 1971
Urbain Rural Ensemble Urbain Rural Ensemble
Masculin 28,5 25,6 27,6 30,9 28,1 30,0
Feminin 23,7 20,8 22,23 26,4 23,7 25,8

CERED, Atlas démographique, 1990, 51-72; CERED, septembre, 1996, 36.

4. Jeunes et politique

C’est devenu un lieu commun que d’affirmer l’indifférence croissante des jeunes à la politique. En plus de
cette indifférence, affirmée plus que confirmée, d’autres types de rapport positifs à la politique peuvent être
distingués : celui où les jeunes sont encadrés dans des organisations politiques ou à caractère politique et
celui où le rapport à la politique se fait en dehors de toute agence politique. On peut aussi ajouter les nou-
velles formes d’actions collectives qui s’inscrivent dans le cadre de la société civile et qui sont souvent pré-
sentées comme un palliatif à l’action politique (officielle ou partisane) 1.

4.1. Concernant l’adhésion des jeunes aux partis politiques, on n’a pas pu obtenir des statistiques. On ne
connaît pas, faute d’enquêtes nationales, le nombre des jeunes adhérants à des partis politiques. L’enquête
de 1992 montre que le taux des adhérents parmi les étudiants ne dépasse pas 7 %. 2 D’après une autre
enquête menée à l’échelle nationale, 32,1 % des jeunes enquêtés savent ce qu’est une association (48 % en
urbain et 10 % en rural), 4 % adhèrent à une association (0,7 % en rural) dont 80 % à des associations spor-
tives, culturelles et éducatives et 18 % à des associations à caractère politique. 3 La question est de savoir
quelle est la proportion de jeunes (ou de la population en général) qui manifeste un intérêt à la politique,
adhère à des organisations politiques pour qu’on puisse parler de politisation ou dépolitisation ?
Le recrutement politique de la jeunesse fut un grand enjeu au lendemain de l’indépendance. La première
organisation créée est la Jeunesse istiqlalienne qui a tenu son premier congrès entre le 25 et le 29 mars
1956 à Fès (indépendance proclamée le 2 mars 1956). Quelques mois plus tard (1er novembre 1956), le parti
concurrent du parti l’Istiqlal, le PDI créa « l’Union de la jeunesse démocratique » et l’UMT la « Jeunesse
ouvrière marocaine ». La création de l’UNEM (Union nationale des étudiants marocains) en 1956 et son
action, notamment durant les années 1960 et 1970, témoigne de l’intérêt de la jeunesse estudiantine à la
politique et à l’activisme politique.

1. Voir, Mounia Bennani-Chraïbi, « Parcours, Cercles et médiations à Casablanca », Tous les chemins mènent à l’action associative de quartier,
in Mounia Bennani-Chraïbi et Olivier Fillieule, Résistance et protestation dans le monde musulman, Paris, Presse de Sciences Po, 2003, 293-251.
2. Bourqia, 1995, op. cit., 133.
3. CNJA, 1993, vol, 3, op. cit., 51-66

213
Tableau 4.1. : Organisations de jeunesse des partis
et des syndicats Organisations

Organisations Date Organisations Date


Jeunesse istiqlalienne 1956 Jeunesse USFP 1975
Jeunesse démocratique 1956 Jeunesse PPs 1976
Jeunesse UMT 1956 Jeunesse UC 1987
Jeunesse UNFP 1959 Jeunesse CDT 1978
Jeunesse MP 1960

La question de la dépendance ou de l’autonomie politique des jeunes au sein de ces organisations


dépasse le cadre de ce rapport. Il faut simplement souligner que durant les dernières années, des leaders
des organisations de jeunesse ont manifesté leur désaccord par rapport à l’orientation politique de leurs par-
tis.
La création d’associations où les jeunes ne défendent pas les orientations générales des partis politiques,
mais des intérêts qui leur sont spécifiques constitue un changement dans le rapport des jeunes à l’action
politique organisée. La création d’associations de jeunes chômeurs en est une illustration. L’action collective
des jeunes chômeurs est marquée par le « mouvement de Salé » qui débuta en juillet 1991. Cette action
était conduite par plus de 300 diplômés en chômage qui ont organisé pendant plus de 5 mois des marches et
des grèves de faim. Pour la majorité (90 %) qui n’a aucun contact avec les organisations politiques, il s’agit
d’une première expérience politique. La nouveauté de ce mouvement, dans un contexte où l’action des
jeunes était caractérisée par la spontanéité et la violence est qu’ils instaurent un rapport organisé, et donc
moins spontané, à la politique. Ils ont adopté un nouveau style d’action collective, une nouvelle culture poli-
tique de la revendication (marche, sit-in, négociation avec les autorités, slogans scandés, chants photocopiés
et distribués...) Il faut aussi noter à cet égard que plus de 53 % des jeunes protestataires était de sexe fémi-
nin. 1

4.2. En milieu rural, on assiste à l’émergence de nouveau leaders, les jeunes instruits. L’usage du terme
chabab par les ruraux semble devenir fréquent et politiquement significatif à partir des années 1990. La dyna-
mique créée autour de l’idée de la société civile conjuguée avec le retour souvent forcé de jeunes instruits
dans leur milieu d’origine a créé un contexte favorable au changement politique en milieu rural. Ce change-
ment concerne notamment le leadership et le rapport entre les jeunes et les « vieux » du groupe social
jmâa.). Plusieurs villages se sont organisés en associations (ONG) afin d’introduire des biens collectifs
« modernes » (électrification, eau courante, dispensaires, routes, etc.) Ce sont les jeunes instruits du village
qui gèrent l’association. La création et le fonctionnement de celle-ci exige un savoir-faire qui fait défaut aux
anciens notables. Ceux-ci sont contraints de compter sur la compétence des jeunes instruits pour créer une
association, rédiger des rapports, tenir une comptabilité, gérer des équipements électriques, etc. La nature
des projets collectifs favorise une nouvelle structure de pouvoir et une nouvelle division du travail qui aug-
mente le pouvoir des jeunes instruits. Le leadership des communautés rurales n’est plus le monopole des
« anciens » ; à côté sont créées de nouvelles structures politiques dominées par les jeunes qui sont en train
de créer de nouveaux fondements du pouvoir (savoir technique et juridique, relations avec les bailleurs de

1. Bennani-Chraïbi, 1994, op. cit., 287-315.

214
fonds...) et une nouvelle culture politique référant à la citoyenneté, à la démocratie, au développement
durable, à l’écologie etc. 1
Les changements économiques et politiques permettent aux jeunes ruraux de dépendre de moins en
moins de l’exploitation du père, aux jeunes instruits de faire valoir leur savoir et leur capital social et ainsi de
créer des domaines de leadership que les « porteurs de turbans », comme des jeunes se plaisent à désigner
la génération de leurs pères, sont incapables de maîtriser. En milieu rural, la gérontocratie, l’ordre politique
traditionnel jugé discriminatoire, est de plus en plus dépassé, critiqué et rejeté par les jeunes. Là aussi la
thèse des « fellahs, des notables défenseurs du trône » (R. Leveau) est entrain d’être dépassée par les faits.
La perception de la politique comme une cascade de commandements où le jeune est le dernier maillon de la
chaîne qui subit l’autorité cadre moins avec les aspirations des jeunes ruraux instruits.
Grâce aux actions destinées aux femmes rurales (alphabétisation, promotion des activités génératrices de
revenus, prise en charge de maladie de l’enfant), quelques associations ont fait place aux jeunes filles
souvent en tant qu’animatrices auprès des femmes. Des fois, c’était à l’issue de conflit ouvert que des
jeunes ont imposé que des filles accédèrent au bureau des associations villageoises. C’est une nouvelle
brèche qui est ouverte car traditionnellement les femmes sont exclues de l’espace public en milieu rural.

Conclusion
i. L’encadrement politique des jeunes par les partis reste un processus mystérieux. L’établissement de
données statistiques et leur publication relèvent d’une culture politique qui fait de la mobilisation collec-
tive (et non des tractations secrètes) un enjeu central.
ii. Les enquêtes d’opinion qui permettent de saisir l’évolution du rapport des jeunes à la politique font
défaut. Aussi, sommes-nous acculés à une grande prudence en utilisant des données partielles.
iii. Les jeunes diplômés ont instauré une nouvelle culture politique de la revendication, qui rompt avec les
actions violentes et spontanées.
iv. Les critères d’accès à la notabilité sont en train de changer en milieu rural. L’image du notable riche et
analphabète est sérieusement concurrencée par celle du jeune instruit, diplômé et sachant tisser des
relations, non (pas seulement) de clientèle, mais professionnelles avec l’administration, les bailleurs de
fond étrangers et le réseau associatif.

5. Rapports à la religion

La question est de savoir quelle place occupe la religion chez les jeunes ainsi que les changements dans
leurs attitudes et valeurs, comparées avec celles de la génération des parents. Les jeunes disposent de deux
possibilités majeures pour se démarquer de la génération précédente : transgresser les normes (ne pas prier,
ne pas jeûner etc.) ou les réinterpréter en pratiquant différemment la religion. Ces possibilités dépendent
moins des jeunes que du contexte social, du marché des valeurs religieuses existant, c’est à dire ce qui est
offert aux jeunes à travers les mass-media, l’école, la mosquée, le livre, le marché informel des cassettes
vidéo et audio, et tout récemment la « toile » (le web). Les jeunes n’inventent ni l’athéisme, ni l’agnosti-
cisme, ni le voile, ni les nouvelles manières de prier, ni l’extrémisme religieux. Dans notre cas, comprendre

1. Voir Chattou, op. cit., 160-161. Mernissi, Fatima, Les Aït Débrouille, Le Fennec, Casablanca, 1997.

215
les jeunes, c’est aussi comprendre les changements que connaît ce marché des valeurs où sont diffusées
de « nouvelles » manières de penser, de sentir et d’agir que les jeunes rejettent ou adoptent. Le rapport
des jeunes à la religion doit tenir compte de la structure du marché des valeurs religieuses et de ses
transformations.

5.1. Parmi les élèves enquêtés par A. Adam en 1961, seuls 5 % des enquêtés estimaient que la religion
tenait une place plus grande que dans la génération précédente. La majorité (80 %) affirmait l’étiolement de
la religion. Parmi les constatations recueillies : « les jeunes se détachent de la religion », « il y a un sur mille
qui pratique », « plus de 50 % ne font ni ramadan ni prière », « autrefois un musulman était renié par sa
famille s’il épousait une chrétienne, aujourd’hui non », « la religion est l’opium du peuple », « les questions
économiques sont plus importantes 1 ».
Doit-on conclure au recul de la religion chez les élèves marocains d’après l’indépendance ? En tout cas,
quel que soit le rapport des élèves à la religion, les questions prioritaires de leur époque étaient politiques,
économiques et sociales. La question de la sécularisation progressive des sociétés, du recul de la religion,
doit être nuancée. Les processus de changement ne sont ni linéaires ni irréversibles. Les recherches
récentes sur le rapport des jeunes à la religion vont dans ce sens.
Si on considère la pratique de la prière, on peut (même si les enquêtes dont nous disposons ne sont pas
comparables) supposer une intensification de la pratique chez les étudiants (qu’on ne peut transposer aux
jeunes en général). Selon une enquête menée par M. Tozy au début des années 1980, seuls 8 % font la
prière régulièrement, 26 % occasionnellement et 49 % ne la font pas. L’enquête de 1992 révèle que 54 %
des étudiants font la prière. Alors faut-il conclure à l’absence du religieux lorsque seuls 8 % des étudiants
font régulièrement la prière et au retour du religieux lorsque la proportion des pratiquants « augmente » ? Ni
l’un ni l’autre. Nous avons dit que le retour du religieux (si cette expression a un sens) n’est pas un processus
irréversible. S’agissant toujours de la pratique de la prière, l’enquête de 1996 enregistre une « diminution »
de 10 points par rapport à celle de 1992. De plus, les attitudes religieuses ne sont guère absentes même
lorsque la pratique de la prière est défaillante. Selon l’enquête de Tozy où seuls 8 % pratiquent régulièrement
la prière, 75 % considèrent la prière comme une condition nécessaire pour être musulman et 83 % ont déjà
prié. Les mêmes étudiants furent invités à choisir entre plusieurs définitions répondant à la question « Qu’est
ce que être musulman ? » 5 % répondent qu’il suffit « d’être né musulman », 11 % estiment qu’il faut « être
croyant », 15 % qu’il faut « être croyant et militant dans une organisation islamique pour faire appliquer la
vraie religion par tous les musulmans » et 49 % affirment qu’il faut « être croyant et pratiquant ». Les conclu-
sions deviennent moins simples lorsqu’on prend en considération d’autres indicateurs des croyances et pra-
tiques religieuses. Il faut noter aussi cette discordance entre la pratique et les opinions : 15 % déclarent avoir
de la sympathie pour les organisations islamistes alors que 8 % seulement font régulièrement la prière. En
comparant plusieurs items (opinion personnelle, vécu quotidien, valeurs) Tozy remarque l’incohérence, voire
le caractère contradictoire des réponses : 85 % des enquêtés avaient un rapport ambigu à la religion. 2 Ceci
montre qu’il est difficile de partir d’un seul aspect de la religion (la prière, le port du voile etc.) et d’affirmer
soit la sécularisation soit le retour du religieux. 3

1. Adam, op. cit., 27-130.


2. Tozy, 1984, 241-261.
3. Sur le rapport des jeunes à la prière, voir Bennani-Chraïbi, 1994, op. cit., 87-93.

216
Tableau 5.1. : Pratique de la prière par les jeunes étudiants

Pratique de la prière 1984 1992 1996


Régulière 8 54,4 44,74
Occasionnelle 26 27,4 46,02
Ne prient pas 49 17,2 8,90
Sans réponse 17 1,0 0,34
Total 100 100 100

Source : Tozy, 1984; Bourqia et al., 1995, 2000.

Ces résultats, aussi fragmentaires soient-ils, ne confortent pas le lieu devenu commun de la réislamisation
des jeunes qui a succédé au court intermède où des mouvements de gauche, issus du mouvement nationa-
liste, ont marginalisé toute référence religieuse. La réislamisation est illustrée en sélectionnant quelques
repères simples qui marquent des ruptures chronologiques dans l’histoire complexe des rapports entre le
politique et le religieux. Avant les années 1970, le domaine politique semblait avoir conquis son autonomie
par rapport au religieux ; les années 1970 constituent une décennie charnière d’un processus de réislamisa-
tion qui s’est confirmé notamment à partir du milieu des années 1980. 1
Ce qu’on appelle retour du religieux ou réislamisation de la société simplifie les processus sociaux. Le pay-
sage religieux est tellement diversifié qu’il est réducteur de le ramener à un seul processus (quel que soit le
nom qu’on lui applique : réislamisation, réveil religieux, sahwa (...) On met dans le même sac les pratiques
individuelles de piété, les nouvelles conceptions alternatives de l’« islam politique » qui a la particularité
d’exagérer sa visibilité, les associations religieuses et des confréries qui se contentent des aspects rituels et
moraux. Il serait fallacieux de mettre dans une même catégorie les processus qui ont amené des jeunes à se
convertir au militantisme « islamique » avec d’autres qui aboutissent soit au recrutement dans des associa-
tions religieuses de jeunes analphabètes ou ayant un niveau d’instruction modeste, soit simplement à la pra-
tique de la prière indépendamment de toute agence religieuse. 2
Concernant la participation active, et plus précisément la question de savoir quelles sont les organisations
qui méritent qu’on y adhère, 6,6 % ont cité les partis politiques, 10,6 % les mouvements islamistes et
50,8 % les associations à caractère social et humanitaire. 3 Remarquons que, relativement aux années 1970,
où les islamistes étaient presque absents de la scène universitaire, la proportion des « sympathisants » des
mouvements islamistes reste limitée.

5.2. La seconde pratique qui a été aussi rapidement et unilatéralement interprétée est relative au port du
voile. Il y a plusieurs modes de porter le voile. Les femmes traditionnelles citadines portaient traditionnelle-
ment un « hayek » (vaste pièce de cotonnade blanche dans laquelle la femme se drapait pour sortir) qui
cachait le corps et le visage. A partir des années 1950, le hayek commence à être sérieusement concurrencé
avant d’être supplanté, dans plusieurs villes du Maroc, par la « jellaba » porté avec un voile dit « ngab » « ou

1. Voir Gile Keppel, La revanche de Dieu, Paris, Seuil, 1991, pp. 13-14, 31-56., Bruno Etienne et Mohamed Tozy, – Le glissement des obliga-
tions islamiques vers le phénomène associatif », Annuaire de l’Afrique du Nord, 1979, pp. 244-257.
2. Rachik, Hassan, « Jeunesse et tolérance » in R. Bourqia, M. El Ayadi et M. El Harras, Rachik H., Jeunes et valeurs religieuses, Casablanca :
Eddif, 2000, 217-25.
3. Bourqia, 1995, op. cit., 129, 133.

217
ltame ». Dans les années 1960 et 1970, le clivage passait entre vêtement traditionnel beldi et vêtement à
l’européenne roumi : 63 % des élèves interrogés en 1961 souhaitaient que leurs femmes soient habillées à
l’européenne, 15 % à la mode traditionnelle sans ltame et 11 % avec ltame. 1 Sur un plan strictement reli-
gieux, la mode ancienne de se couvrir le corps et le visage est considérée conforme aux normes religieuses.
Elle est cependant abandonnée par les jeunes filles.
Sur le plan vestimentaire, le clivage n’est plus d’ordre séculier (traditionnel vs occidental). Depuis les
années 1980, il s’inscrit dans un cadre idéologico religieux. Le nouveau voile hijab est un symbole religieux
dont les usages dépassent le domaine religieux. Pour les jeunes filles instruites, il est aussi une manière de
se distinguer de la génération des mères. Là aussi, le schème est le même : celui de manifester le clivage
entre générations, mais les moyens utilisés par les jeunes dépendent de l’offre du marché : avant c’était ôter
le ltame ou le ngab, abandonner la jellaba ou la porter sans capuchon et sans ltame. De nos jours, une nou-
velle possibilité est offerte : porter le voile mais autrement que la génération précédente. Le plus important à
retenir est que la décision est souvent liée par les intéressées elles-mêmes à l’instruction. Une fille instruite
ne doit pas se voiler comme les femmes analphabètes. Au ngab et au ltame associés à la « petite tradition »
(coutumes marocaines), les jeunes filles adoptent le « hijab » associé à la « grande tradition » (l’islam) 2.
Les jeunes filles qui portent le hijab ne sont pas nécessairement attachées à la « grande tradition » dans
toutes ses manifestations. Celles interviewés par Bennani-Chraïbi aspirent à faire carrière dans des métiers
prestigieux (juge, médecin dentiste, professeur universitaire...) Elles refusent la place subalterne qui leur est
imposée en tant que femmes. Libération de la femme et respect de la religion sont tantôt perçus comme
complémentaires tantôt comme antinomiques. Les jeunes qui rejettent le hijab soulignent le caractère inté-
rieur de la foi qui n’a pas à être exhibée. La foi n’a rien à voir avec les vêtements. Ils voient aussi dans le hijab
un facteur de division de la communauté musulmane. 3
Ce qu’il faut souligner dans les différentes enquêtes, c’est le manque d’une cohérence dans les attitudes.
En 1961, 63 % des élèves souhaitent que leurs femmes soient habillées à l’occidentale, et seulement 45 %
acceptent que leurs épouses travaillent à l’extérieur. En 1996, la moitié des étudiants et étudiantes pra-
tiquent la prière, sont pour le hijab, et se prononcent à 90 % pour la mixité à l’école et au travail. Les attitudes
religieuses règlent certes des aspects de la vie des jeunes mais non pas tous les aspects. 4
La polygamie est l’une des questions où l’argumentation sociale l’emporte sur celle religieuse. C’est un
cas où les chiffres se démarquent nettement de la norme. La polygamie est autorisée sur le plan religieux
mais non désirée sur le plan social par les jeunes. En 1961, 1 % des élèves était pour la polygamie, 26 % des
jeunes ruraux interrogés à ce sujet en 1969 étaient contre. Les raisons invoquées sont toutes d’ordre social :
« Il y a du dégât à réunir plusieurs femmes », « le mariage avec plusieurs femmes conduit aux disputes »
etc. 5 Les enquêtes les plus récentes (1992 et 1996) révèlent aussi que ceux qui défendent la polygamie sont
minoritaires (respectivement 15 % et 21 %) ; Là aussi, étudiants et étudiantes sont presque unanimes à ne
pas invoquer la religion, mais des raisons sociales et culturelles. La polygamie est présentée comme une
relique du passé, un symbole de l’archaïsme, du patriarcat. Elle est ressentie comme une injustice, comme
une menace pour les relations conjugales. 6

1. Adam, op. cit., 94.


2. Bourqia, 2000, op. cit., 52-62.
3. Bennani-Chraïbi, op. cit., 99-100.
4. Bourqia, 2000, op. cit. 73.
5. Adam, op. cit., 95; Pascon et Bentahar, op. cit., 263.
6. Bourqia, 1995, op. cit., 93-94; El Ayadi, op. cit., 100.

218
Conclusion
i. Les attitudes des jeunes ne révèlent ni une sécularisation ni un raz-de-marée religieux. Ce qui est sou-
lignée par différentes enquêtes c’est l’ambiguïté, l’ambivalence, l’incohérence dans les attitudes et les
comportements à l’égard de la religion.
ii. Les jeunes puisent leurs attitudes et valeurs dans leurs contextes. La source d’information en matière
religieuse se situe moins dans les relations personnelles (famille, école) que dans des relations ano-
nymes (marché, satellites...)
iii. Plus l’offre est diversifiée, plus les jeunes seraient moins enclins à s’embrigader dans une seule voie.
Une politique publique devrait agir sur le contexte socioreligieux et notamment sur le marché des
objets religieux (livres, cassettes...) pour le diversifier et l’améliorer.
iv. Entre la version officielle de la religion, qui est moins captivante pour les jeunes, et la version contesta-
taire extrémiste, il faut développer plusieurs sphères de débat (société civile, manuels simples sur l’his-
toire des religions, de l’islam etc.)

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et de Rabat.

220
Protection de l’enfance : Les textes

Introduction ..............................................................................................................223

1. L’enfant dans sa famille ....................................................................................223


2. L’enfant privé de famille ....................................................................................224
3. L’identité de l’enfant ..........................................................................................224
4. Éducation-Scolarisation ...................................................................................224
5. L’enfant et le travail ...........................................................................................225
6. L’enfant victime de mauvais traitements .......................................................225
7. L’enfant en situation précaire ..........................................................................226
8. L’enfant délinquant ............................................................................................227

Conclusion ................................................................................................................227

MICHÈLE ZIRARI

221

gt2-9 221 2/03/06, 12:00:44


222

gt2-9 222 2/03/06, 12:00:45


Introduction

Au moment de l’Indépendance, la législation relative à la protection de l’enfance était rare voire quasiment
inexistante.
Les quelques mesures existant concernaient essentiellement l’enfance délinquante. Des règles spéci-
fiques organisaient le déroulement des procès concernant les mineurs devant les tribunaux modernes
(compétents pour juger les étrangers) ; il n’en allait pas de même pour les tribunaux de droit commun dont
relevaient les Marocains. Pour ces derniers, le code pénal de 1953 prévoyait l’irresponsabilité pénale des
mineurs de 13 ans. Il fixait la majorité pénale à 16 ans et imposait une diminution des sanctions pour les
mineurs de 13 à 16 ans. Mais, il n’existait pas de tribunaux spécifiques aux mineurs. Une circulaire recom-
mandait seulement de les regrouper dans des audiences spéciales.
Le code de procédure pénale de 1959 a donc représenté une grande avancée. Il prévoyait l’irresponsabilité
pénale des mineurs de 12 ans, fixait la majorité pénale à 16 ans tout en permettant l’application de mesures
spéciales pour les jeunes adultes de 16 à 18 ans. Ce code créait des juridictions propres aux mineurs, organi-
sait une procédure spécifique pour leur jugement, prévoyait l’application de mesures d’observation et de
mesures de rééducation, ces dernières pouvant exceptionnellement être remplacées par une peine allégée.
Cette législation se montrait très soucieuse de l’intérêt des mineurs délinquants mais force est de constater
qu’elle était en avance sur les possibilités matérielles de la justice et que toutes ses dispositions n’ont pu
être effectivement appliquées, tant s’en faut.
La réforme judiciaire de 1974 a marqué dans ce domaine une très nette régression puisqu’elle a supprimé
les juridictions spécialisées pour les mineurs, dont le jugement était désormais assuré par les tribunaux de
droit commun. Les mesures spécifiques n’étaient certes pas supprimées mais la nouvelle organisation les
rendait encore plus difficiles à appliquer, en particulier pour les infractions les moins graves (délits).
Le dispositif législatif de protection de l’enfance n’a pas connu de changement avant la décennie 90.
La ratification de la convention relative aux droits de l’enfant le 21 juillet 1993, (publication au B.O. du
19 décembre 1996, p. 897) va marquer un tournant dans le domaine. La production législative concernant
l’enfance a été, depuis, et spécialement ces dernières années, relativement abondante et on peut la qualifier
de réelle remise à niveau.
Pour la clarté du propos seront traités successivement les grandes rubriques relatives à l’enfant : l’enfant
dans sans famille, l’enfant privé de famille, l’identité, l’éducation et la scolarisation, le travail, l’enfant en situa-
tion précaire et l’enfant délinquant.

1. L’enfant dans sa famille

Le nouveau code de la famille apporte, en ce qui concerne les droits de l’enfant, des innovations impor-
tantes consacrant la prise en compte des grands principes posés par la convention relative aux droits de
l’enfant.

223
Alors que l’ancienne Moudawana ne traitait pas des droits de l’enfant, exception faite des dispositions rela-
tives à la pension alimentaire, le nouveau code de la famille consacre un long article (article 54) aux droits des
enfants à l’égard de leurs parents : protection de la vie, de la santé, inscription à l’état civil, respect de l’iden-
tité, du nom et de la nationalité, filiation, garde, pension alimentaire, éducation et formation.
Le code se réfère au principe de la recherche de l’intérêt supérieur de l’enfant affirmé par la convention
relative aux droits de l’enfant, notamment en ce qui concerne la garde en cas de dissolution du mariage.
L’opinion de l’enfant est également prise en considération dans cette dernière hypothèse, obligatoirement si
l’enfant atteint l’âge de quinze ans.

2. L’enfant privé de famille

L’enfant privé de famille est, le plus souvent confié à un établissement. L’éducation dans une famille étant,
de loin, plus souhaitable pour l’équilibre de l’orphelin, en 1993 un dahir portant loi a organisé la kafala des
enfants abandonnés. Ce texte qui prévoyait la prise en charge des enfants abandonnés par des familles ou, à
défaut, des établissements 1, avait fait l’objet de critiques. Un texte d’application a vu le jour pour donner
effectivité à la loi. 2 Cette nouvelle loi sur la kafala apporte de réelles améliorations par rapport au dahir portant
loi qu’elle remplace. Elle organise la procédure de prise en charge qui relève du tribunal, et fixe clairement les
droits et devoirs des personnes qui recueillent l’enfant d’une part, et de l’enfant recueilli d’autre part. Cepen-
dant, à ce jour, les textes d’application n’ont pas été publiés.

3. L’identité de l’enfant

La loi no 37-99 relative à l’état civil 3 a apporté un progrès réel, notamment en rendant obligatoire la déclara-
tion de naissance qui ne l’était pas jusque là et en réglant le problème du nom et de l’état civil de l’enfant
naturel. L’enfant de père inconnu est déclaré par la mère ou par la personne en tenant lieu ; elle lui choisit un
prénom et un prénom de père comprenant l’épithète « Abd » ainsi qu’un nom de famille qui lui est propre.
En ce qui concerne l’enfant totalement abandonné, le procureur du Roi procède à la déclaration de nais-
sance. Un nom et un prénom sont choisis pour l’enfant et l’officier d’état civil indique en marge de l’acte de
naissance que les noms et prénom des parents lui ont été choisis conformément à la loi.

4. Éducation-Scolarisation

Le nouveau code de la famille insiste sur le devoir d’éducation des parents qui doivent fournir à leurs
enfants « l’orientation religieuse et l’éducation à la bonne conduite et aux valeurs d’honnêteté dans l’acte et
la parole... ». Les parents sont également tenus de réunir pour leurs enfants « dans la mesure du possible,

1. Dahir portant loi no 1-93-165 du 22 rabii 1414 (10 septembre 1993) relatif aux enfants abandonnés, B.O. du 15 septembre 1993, p. 479.
2. Promulguée par dahir no 1-02-172 du 13 juin 2002 (1er rabii II 1423), B.O. du 5 septembre 2002, p. 9. Le premier décret d’application a été
publié le 1er juillet 2004 (Il fixe la composition de la commission chargée des enquêtes).
3. Promulguée par dahir no 1-02-239 du 3 octobre 2002 (25 rejeb 1423), B.O. 7 novembre 2002, p. 1193).

224
les conditions adéquates pour la poursuite de leurs études selon leurs dispositions intellectuelles et phy-
siques ». L’enfant handicapé doit bénéficier d’une « protection spéciale... notamment la qualification et l’édu-
cation adaptée à son handicap, en vue de favoriser son insertion sociale ». Toujours selon le code de la
famille, l’État est responsable, et doit prendre les mesures nécessaires à la protection des enfants et la
garantie de la préservation de leurs droits.
Depuis l’année 2000, la scolarité est obligatoire jusqu’à quinze ans révolus 1.

5. L’enfant et le travail

Jusqu’à la promulgation récente du nouveau code du travail, l’âge d’accès au travail était fixé à douze ans
révolus.
Le nouveau code 2 élève cet âge à quinze ans : « Les mineurs ne peuvent être employés ni être admis dans
les entreprises ou chez les employeurs avant l’âge de quinze ans révolus ». Il harmonise ainsi la législation
marocaine avec la convention no 138 concernant l’âge minimum d’admission à l’emploi, ratifiée par le Maroc
le 6 janvier 2000 3. Il harmonise également les textes législatifs entre eux puisque, depuis 2000, on vient de
le voir, la scolarité est obligatoire jusqu’à 15 ans révolus.
L’employeur qui ferait travailler un enfant n’ayant pas atteint cet âge est passible d’une amende de 25.000
à 30.000 dirhams. En cas de récidive l’amende est doublée et une condamnation à l’emprisonnement pour
une durée de six jours à trois mois peut être prononcée.
Mais cet article 146, figurant dans le code du travail, ne s’applique que dans les secteurs couverts par ce
code. En conséquence, ne sont pas concernés les enfants travaillant dans l’artisanat traditionnel ainsi que
ceux que l’on appelle les « gens de maison » c’est à dire les personnes qui effectuent chez des particuliers,
moyennant rémunération, des travaux domestiques, deux secteurs où sont occupés, voire exploités, de
nombreux enfants. Pour toutes ces personnes les relations de travail (âge de l’engagement, horaires, repos,
congé salaire) dépendent exclusivement de la volonté de l’employeur.
Les travaux pénibles ou dangereux sont interdits aux mineurs de 18 ans sous peine de sanctions pour
l’employeur. Le code assure ainsi la conformité du droit à la convention de l’OIT no 182 sur les pires formes
de travail des enfants 4.

6. L’enfant victime de mauvais traitements

Le code pénal de 1963 (toujours en vigueur) organisait, dès sa promulgation, la protection des mineurs,
soit en fixant une peine aggravée en cas de victime mineure (viol, attentat à la pudeur par exemple), soit en
prévoyant des infractions spécifiques (diverses formes d’abandons, enlèvements, coups et blessures...). Ces
dispositions figurent toujours dans le code mais une récente modification 5 a étendu la période pendant

1. Loi no 04-00 promulguée par dahir no 1-00-200 du 19 mai 2000 (15 safar 1421) modifiant le dahir no 1-63-071 du 13 novembre 1963 (25 jou-
mada II 1383) relatif à l’obligation de l’enseignement fondamental, B.O. no 4800 du 1er juin 2000, p. 483.
2. Loi no 65-99 promulguée par dahir no 1-03-194 du 11 septembre 2003, B.O. no 5210 du 16 mai 2004, p. 600.
3. Bulletin officiel du 20 juillet 2000, p. 681.
4. Ratifiée par le Maroc le 26 janvier 2001, publiée au B.O. du 4 décembre 2003, p. 1319, en même temps que la recommandation no 190
concernant l’interdiction des pires formes de travail des enfants et l’action immédiate en vue de leur élimination, p. 1324.
5. Loi no 24-03 promulguée par dahir no 1-03-207 du 11 novembre 2003 (16 ramadan 1424), Bulletin officiel no 5178 du 15 janvier 2004, p. 114.

225
laquelle l’enfant doit être considéré comme mineur pour l’application de ces textes. Par exemple, il est passé
de douze à quinze ans pour les coups, blessures et privations de soins ou d’aliments, de quinze à dix huit ans
pour les attentats à la pudeur et le viol. Certaines des sanctions aux infractions commises sur des mineurs
ont été également aggravées.
La même modification a introduit de nouvelles infractions destinées à améliorer la protection des enfants
contre les mauvais traitements et l’exploitation. Il s’agit de la vente et de l’achat d’enfants (emprisonnement
de deux à dix ans et amende), du travail forcé des enfants (emprisonnement d’un à trois ans et amende) et
de la pornographie mettant en scène des enfants (emprisonnement d’un à cinq ans et amende).
Cette modification toute récente du code pénal harmonise la législation avec les engagements inter-
nationaux du Maroc en particulier avec la convention relative aux droits de l’enfant (article 19 : protection
contre les mauvais traitements, article 34 : protection contre l’exploitation sexuelle, article 35 : protection
contre l’enlèvement, la vente ou la traite), et avec le protocole facultatif à la convention relative aux droits de
l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des
enfants 1.
Toujours dans le domaine de la protection contre les mauvais traitements, en 1999 2, une modification du
code pénal autorise les médecins, sans les y obliger, à dénoncer aux autorités judiciaires ou administratives
compétentes les faits délictueux et actes de mauvais traitements ou de privations perpétrés contre des
mineurs de moins de 18 ans et dont ils ont eu connaissance à l’occasion de l’exercice de leur profession.
Le code pénal prévoit, à titre de mesure de sûreté, la possibilité pour le juge, de prononcer la déchéance
de puissance paternelle d’un ascendant condamné pour crime ou délit sur la personne d’un de ses enfants
mineurs, dans le cas où le comportement habituel du condamné met ses enfants en danger.
L’enfant est également protégé de manière spécifique en ce qui concerne le prélèvement d’organes. La loi
no 16-98 relative au don, au prélèvement et à la transplantation d’organes et de tissus humains prévoit dans
son article 11 qu’aucun prélèvement en vue d’une transplantation ne peut avoir lieu sur une personne vivante
mineure.

7. L’enfant en situation précaire

Les articles 512 à 517 du nouveau code de procédure pénale 3 sont consacrés à la protection des enfants
en situation précaire. C’est donc une innovation de ce code. Jusque là, le juge ne pouvait intervenir que
lorsque l’enfant était victime d’une infraction qualifiée crime ou délit ou auteur d’une infraction. Dorénavant,
la justice pourra intervenir plus tôt, dès lors que l’enfant est en danger.
Ces articles permettent une intervention judiciaire pour l’enfant qui a des fréquentations le mettant en dan-
ger physique, psychologique ou moral, qui refuse de se soumettre à l’autorité de ses parents ou des per-
sonnes qui en ont la garde, qui fait habituellement des fugues ou qui quitte le domicile où il devrait résider ou
n’a pas de domicile. Dans ces hypothèses, le juge des mineurs auprès du tribunal de première instance peut,
sur réquisition du ministère public, appliquer au mineur une mesure de placement ou de rééducation.
L’insuffisance des structures sociales d’accueil risque de paralyser l’application de ces dispositions.

1. Ratifié le 2 octobre 2001, Bulletin officiel no 5192 du 4 mars 2004, p. 340.


2. Loi no 11-99 promulguée par dahir no 1-99-18 du 5 février 1999 (18 chaoual 1419), Bulletin officiel du 15 mars 1999, p. 201.
3. Loi no 22-01 relative à la procédure pénale, promulguée par dahir no 1-02-255 du 3 octobre 2002, B.O. no 5078 du 30 janvier 2003 (publié
uniquement en langue arabe, il est entré en vigueur le 1er octobre 2003).

226
8. L’enfant délinquant

Le nouveau code de procédure pénale porte l’âge de la majorité pénale de 16 à 18 ans. Le mineur de
douze ans est totalement irresponsable et ne peut faire l’objet que de mesures de protection. De douze à dix
huit, le mineur peut faire l’objet d’une mesure de protection ou de rééducation ou, exceptionnellement d’une
peine atténuée.
Le code réinstaure les tribunaux spécialisés pour les enfants mineurs supprimés en 1974. Il prévoit des
règles spécifiques pour le déroulement des procès où sont impliqués des mineurs, prévoit des mesures
d’observation et de rééducation spécifiques, Ces règles sont tout à fait conformes aux règles minima des
Nations Unies concernant l’administration de la justice pour mineur (règles de Beijing, Résolution du
29 novembre 1985).
Si le mineur est condamné à une peine, la loi no 23-98 relative à l’organisation et au fonctionnement des
établissements pénitentiaires 1, impose à tout établissement recevant des détenus mineurs au sens pénal,
ou des personnes dont l’âge n’excède pas vingt ans, de disposer d’un quartier indépendant, ou tout au moins
d’un local complètement séparé pour chacune des catégories.
Parmi les établissements destinés à recevoir des condamnés, les centres de réforme et d’éducation sont
des unités spécialisées dans la prise en charge des mineurs et des personnes condamnées dont l’âge
n’excède pas vingt ans en vue de leur réinsertion sociale.
Le décret du 3 novembre 2000 fixant les modalités d’application de la loi relative à l’organisation et au fonc-
tionnement des établissements pénitentiaires, consacre une section aux détenus mineurs et aux personnes
âgées de moins de vingt ans (articles 146 à 153). Ceux-ci, selon le texte, sont soumis à un régime particulier
faisant une large place à l’éducation et à l’occupation du temps libre ; ce régime s’applique aussi bien aux
détenus préventifs qu’aux condamnés.

Conclusion

Ce rapide inventaire législatif témoigne d’un souci réel de protection de l’enfance. Ces dix dernières
années le Maroc a ratifié un nombre important de conventions internationales. Après celle de la convention
relative aux droits de l’enfant on constate la ratification de :
– la convention de l’OIT no 138 concernant l’âge minimum d’admission à l’emploi (2000),
– la convention de l’OIT no 182 sur les pires formes de travail des enfants (2001),
– le protocole facultatif à la convention internationale des droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants,
la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, (2001),
– le protocole facultatif se rapportant à la convention internationale des droits de l’enfant, concernant
l’implication d’enfants dans les conflits armés (2002).

Dans le même temps, des ajouts et modifications législatives sont intervenus, destinés à harmoniser la
législation avec le contenu de ces instruments internationaux.
Cependant la législation comporte encore des lacunes préoccupantes. On a déjà souligné l’absence de
réglementation du travail des enfants dans l’artisanat traditionnel ainsi que du travail des enfants dans les

1. Promulguée par dahir no 1-99-200 du 25 août 1999 (13 joumada I 1420), B.O. du 16 septembre 1999, p. 715.

227
familles en qualité de domestiques. On peut également constater que les institutions pour enfants ne sont
soumises à aucune législation, qu’il s’agisse des normes de construction et de sécurité, des conditions
d’encadrement (formation du personnel, méthodes éducatives adoptées...), ou du contrôle des établisse-
ments. Ce vide législatif constitue une grave lacune, laissant sans protection les catégories d’enfants les plus
exposées.
Un autre problème très important réside dans le fait que trop fréquemment, comme dans bien d’autres
domaines, la loi n’est pas effectivement appliquée. Les exemples abondent : mauvais traitements infligés
aux enfants non poursuivis, travail de très jeunes enfants, naissance non déclarées, enfants non scolarisés
malgré l’obligation législative, enfants des rues abandonnés malgré des dispositions législatives qui permet-
traient une intervention, etc.
La non-application ou l’application insuffisante de la loi est une donnée qui hypothèque une réelle protec-
tion de l’enfant. Lorsque toutes les lacunes législatives seront comblées, tous les correctifs apportés, la
condition de l’enfant ne sera réellement améliorée que dans la mesure où la loi sera appliquée.

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