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Claude Tresmontant

Introduction à la
Théologie chrétienne
2

INTRODUCTION

Le christianisme est une doctrine, parmi d'autres, qui sont actuellement vivantes sur notre
planète: le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, le judaïsme, l'islam, le marxisme, et quelques
autres.
Comme toute doctrine, le christianisme a un contenu, ce qu'on peut appeler, dans le langage
moderne, un contenu d'information, qui est susceptible d'être communiqué, enseigné, expliqué aussi.
Nous nous proposons, dans le présent ouvrage, d'introduire à la connaissance de cette doctrine
des lecteurs qui ne la connaîtraient pas, qui désireraient savoir en quoi elle consiste, et qui ne se
refusent pas à priori à fournir un effort pour comprendre des notions techniques, effort analogue à celui
qui est requis pour s'initier aux mathématiques modernes, à la physique, à la biologie ou à toute autre
discipline scientifique.

Une maladie qui sévit parmi les chrétiens, aujourd'hui, — nous aurons souvent l'occasion de le
vérifier — consiste dans le refus de prendre en considération le contenu de la doctrine chrétienne, et de
se donner la peine de l'étudier. Ils répugnent obstinément à faire l'effort nécessaire pour comprendre
des notions théologiques qui sont de caractère technique, ou, disons mieux, scientifique. La maladie
généralisée parmi les chrétiens en cette seconde moitié du xxe siècle, c'est qu'ils confondent le
christianisme avec une certaine forme d'affectivité, ou de sentiment, d'ailleurs assez mièvre. Pour
échapper à cette sentimentalité, ils se précipitent aujourd'hui dans l'action politique. Mais ils veulent
absolument ignorer que le christianisme est d'abord une science, une connaissance certaine, bien
fondée, justifiée, et que, comme toute science, celle-ci peut s'enseigner et s'apprendre. Il suffit de faire
l'effort nécessaire.
Eh bien non ! Les chrétiens d'aujourd'hui veulent bien apprendre toutes les sciences, depuis les
mathématiques et la physique jusqu'aux sciences dites humaines. Mais la théologie chrétienne, ils ne
veulent pas l'apprendre. Ils contestent même qu'elle soit une science. Ce n'est pas d'ailleurs qu'ils y
soient allés voir. Mais cela se dit, et donc cela se répète, depuis un siècle. A la suite du positivisme et du
néopositivisme, à la suite du kantisme et du néokantisme, il est entendu parmi les chrétiens instruits que
la théologie n'est pas une science. Il n'y a donc rien à apprendre. Le christianisme concerne le " cœur "
et non pas la raison.
C'est là que se trouve l'erreur de base.
Le christianisme est aujourd'hui entouré, enveloppé par une haie de malentendus et de contresens.
La haie des malentendus et des contresens, des quiproquos, est si haute et si touffue, que pratiquement,
avec la meilleure volonté du monde, un esprit formé aujourd'hui aux sciences positives ne peut plus
comprendre ce qu'est le christianisme. Il ne peut plus entrer dans l'intelligence du christianisme, à
moins qu'on ne lui explique terme à terme, concept par concept, ce que signifient les principales
propositions qui constituent le corps de la doctrine chrétienne.
C'est à ce travail tout à fait élémentaire que nous voulons essayer de nous appliquer.

Le christianisme est une doctrine apparentée au judaïsme et à l'islam.


Nous n'avons pas à exposer ici ce que sont le judaïsme et l'islam : des spécialistes s'en chargent.
Il faut simplement que le lecteur, ignorant en ces domaines, sache que le judaïsme actuel, le
christianisme actuel, et l'islam, dérivent d'un tronc commun, qui est le monothéisme hébreu, lequel
apparaît dans l'histoire, à notre connaissance, avec cette migration qui s'est effectuée vers le xix e ou
3

xviiie siècle avant notre ère, et qui nous est connue par le nom d’Abraham1.
Le judaïsme actuel, le christianisme et l'islam sont trois espèces de monothéisme, qui dérivent
d'une souche commune.
Le judaïsme, le christianisme et l'islam comportent des éléments communs, un fonds commun, qui
s'explique par leur origine commune : le monothéisme hébreu.
Dans la première partie de notre ouvrage, nous exposerons brièvement ce qui est commun au
judaïsme, au christianisme et à l'islam : la doctrine de Dieu, la doctrine de la création, la doctrine de la
révélation.
Dans la seconde partie et les suivantes nous exposerons ce qui est propre au christianisme : la
doctrine de l'incarnation, la théologie trinitaire, etc.
Le christianisme est une doctrine qui se définit elle-même :
I. Par la bibliothèque hébraïque2 des livres considérés comme inspirés par le judaïsme et par le
christianisme. Le christianisme a donc en commun avec le judaïsme cette bibliothèque qui est l'œuvre
des prophètes, des historiens et des sages hébreux. Elle remonte, pour ce qui est de la tradition orale,
jusqu'à Abraham, et, pour ce qui est de la mise par écrit, sans doute aux alentours du Xe siècle avant
notre ère. Elle achève de se constituer vers le ive siècle avant notre ère.
2. Une bibliothèque qui est propre aux chrétiens : les livres rassemblés, réunis, dans cet ensemble
que l'on appelle aujourd'hui " nouveau testament3 ".
C'est là, c'est dans ces deux bibliothèques, que se trouve inscrite " l’information " qui constitue
l'essence, la substance et la nature du christianisme. C'est à ces deux bibliothèques que les docteurs
chrétiens, à travers les siècles, et les assemblées de docteurs chrétiens, se réfèrent pour établir, pour
définir, pour formuler ce qu'ils pensent.
Si le christianisme, pour nos contemporains, est de plus en plus inintelligible, cela s'explique
d'abord par une raison simple. La bibliothèque hébraïque, qui est pour les chrétiens comme pour les
juifs une bibliothèque dans laquelle on peut trouver un enseignement qui vient de Dieu même, cette
bibliothèque est l'œuvre de gens qui pensaient et s'exprimaient évidemment en hébreu.

Cette bibliothèque a d'abord été traduite en grec, vers les III e et IIe siècles avant notre ère, à
Alexandrie, et c'est ainsi qu'elle a été lue, en traduction grecque, pendant des siècles, sur tout le
pourtour de la Méditerranée.
Puis elle a été traduite du grec en latin. Cette traduction a été ensuite revue et corrigée sur
l'hébreu. Les églises de langue latine ont lu cette traduction latine de la traduction grecque d'une
bibliothèque pensée et écrite en hébreu. Enfin on a traduit, d'abord à partir du latin, puis directement à
partir de l'hébreu, les livres de cette bibliothèque, dans la langue de chaque nation moderne.
Dans toutes ces traductions, de l'information s'est perdue, ou a été bloquée.
Le fondateur du christianisme, le rabbi juif Ieschoua de Nazareth, pensait et s'exprimait dans un
dialecte araméen galiléen. Son enseignement a été pensé et communiqué d'abord dans ce dialecte. Puis
cet enseignement a été traduit en grec, le grec populaire des colonies grecques qui parsemaient le
1
Sur les origines du monothéisme hébreu qui est le tronc commun du judaïsme, du christianisme et de l'islam, voir
maintenant le grand livre de R. DE VAUX, Histoire ancienne d'Israël, Paris, 1971, éd. Gabalda.
2
Cette bibliothèque est appelée par tout le monde aujourd'hui, " la Bible ". L'expression française " la Bible " est un
décalque du latin biblia, qui est lui-même un décalque du grec ta biblia, qui signifie les livres, ou les rouleaux. Donc,
l'expression française " la Bible " signifie : les livres, les rouleaux. C'est un terme qui désigne une collection, ou un
ensemble, et non un seul livre. C'est pourquoi nous dirons constamment " la bibliothèque " hébraïque, pour rappeler qu'il ne
s'agit pas d'un seul livre, mais d'un ensemble de livres écrits à des époques différentes par des auteurs différents. Un peu
comme si l'on rassemblait dans un seul volume les grandes œuvres de la littérature française, après avoir pris soin de les
brasser, de les mêler, afin que l'ordre historique de composition ne soît pas respecté.
3
Nous expliquerons cette expression plus loin, p. 146 (ici p. 93).
4

pourtour de la Méditerranée. Puis les livres écrits en grec, qui contenaient l'expression de sa doctrine,
ont été traduits en latin. Puis du latin en français, et dans les autres langues des nations. On est revenu
au texte grec pour traduire directement à partir du grec. Mais on n'a pas de documents suffisants pour
reconstituer ce qu'a été l'enseignement du rabbi Ieschoua en araméen galiléen.
Là encore, de l'information a été perdue, et bloquée, dans les transmissions.
Il nous faudra donc faire un effort constant de traduction, pour que l'information passe de
nouveau, autant que cela est possible, depuis les textes originels jusqu'à nous, sans trop de déformation,
sans trop de " bruit " comme disent les théoriciens actuels de l'information.
Le fait est que la plupart des termes fondamentaux qui constituent et caractérisent la langue de la
théologie chrétienne, et que les prédicateurs continuent imperturbablement d'employer, sont du " bruit "
pour nos contemporains. Ils ne contiennent plus aucune " information ", aucune signification, tout
simplement parce qu'ils ne sont pas traduits dans une langue intelligible pour nos contemporains. Les
langues se modifient au cours du temps, elles se déforment constamment dans le temps et dans l'espace.
C'est peut-être regrettable, mais c'est ainsi. Si donc on ne repense pas constamment, pour les ré-
exprimer dans les nouvelles formes de langue, les notions que l'on a reçues, héritées, exprimées dans
les langues anciennes, il est évident que les notions du passé ne pourront plus véhiculer et transmettre
l'information qu'elles contiennent.
La théologie chrétienne dans les premiers siècles a été pensée et exprimée d'abord en grec, puis
en latin. Pour comprendre la signification des concepts fondamentaux de la théologie chrétienne, il faut
se référer, se rapporter, à ce que signifiaient certains concepts, chez ceux qui les ont élaborés, dans les
premiers siècles de notre ère, en langue grecque et en langue latine. Nous verrons quelles difficultés
cela représente.
D'autant plus que ces concepts techniques, formulés en langue grecque puis latine, recouvraient
des notions qui étaient d'origine biblique, c'est-à-dire hébraïque et araméenne.
Il nous faudra donc constamment remonter à la racine hébraïque de ces notions pour les
comprendre. La source de l'information, pour la théologie chrétienne orthodoxe, est en hébreu et en
araméen.

La culture grecque et latine a subi, à travers les siècles, bien des catastrophes; par exemple
l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie, le sac de Rome par les Ostrogoths, la prise de
Constantinople par les Turcs, etc.
En automne 1968, en France, une " réforme " de l'enseignement a tué pratiquement, et sans doute
pour toujours, la connaissance de la langue grecque chez les enfants de ce pays. Dans quelques années,
les personnes capables de lire un texte grec seront aussi rares que celles qui, aujourd'hui, sont en
mesure de déchiffrer un texte sanscrit.
On ne peut donc plus supposer, aujourd'hui, lorsqu'on rédige un ouvrage technique, que le lecteur
connaît la langue grecque. Il nous faudra donc traduire, constamment, du français hellénisé en français
populaire, les termes techniques de la théologie chrétienne qui sont, le plus souvent, de simples
décalques d'un mot grec sous-jacent.
Lorsque nous ne parviendrons pas à traduire un terme technique de langue grecque par un seul
mot français, nous utiliserons la méthode des vieux traducteurs : nous utiliserons deux ou trois mots
français, pour rendre le contenu du terme à traduire.
Il ne faut d'ailleurs pas se faire d'illusion : ces tentatives de traduction sont toujours des
approximations, plus ou moins imparfaites. Le passage d'une langue à l'autre ne s'opère pas sans perte
d'information, ou sans déformation du contenu d'information transmise.
Le problème n'est d'ailleurs pas propre à la théologie. Bientôt les étudiants en biologie, en
zoologie, en paléontologie et en médecine, appartenant à la nouvelle génération qui ne connaît plus la
5

langue grecque, vont se trouver, et se trouvent déjà, en présence de difficultés analogues. Car comme
chacun sait, la langue technique de ces disciplines, c'est le grec.
La difficulté est cependant moindre qu'en théologie, car en biologie, comme en biochimie et en
zoologie, les termes techniques tirés du grec désignent le plus souvent des choses, des réalités physiques,
ou des êtres, ou des organes, ou des maladies. Tandis qu'en théologie, des termes techniques sont
utilisés pour désigner des notions abstraites, par exemple nature, ou personne, ou hypostase ou
substance.
Dans nos traductions des textes hébreux de la bible hébraïque, des textes grecs du nouveau
testament, des textes grecs et latins des documents théologiques composés par les pères et les conciles,
nous nous efforcerons toujours de serrer les textes d'aussi près qu'il est possible, de suivre le
mouvement de la phrase. Nous essaierons de rendre la substance même du texte, son suc. Ainsi
obtiendrons-nous des traductions souvent rocailleuses et parfois pénibles à lire. Mais nous avons voulu
avant tout que le lecteur français, qui n'a pas accès directement aux textes originaux, puisse prendre un
contact personnel avec eux, et goûter la saveur de ces textes antiques, nus et crus, dans leur ingénuité,
dans leur intense poésie. L'esthétique des écrivains hébreux n'était pas celle des architectes qui ont
construit le palais et le parc de Versailles. Leur langue n'était pas celle de nos écrivains classiques du xvii e
siècle. Les livres du* nouveau testament ont été écrits par des gens qui pensaient en hébreu ou en
araméen, et qui parfois, comme c'est par exemple le cas pour l'auteur de l’Apocalypse, connaissaient
très mal la langue grecque.
Il y a deux méthodes, lorsqu'on se propose d'exposer le contenu d'une discipline quelconque. Ou
bien l'on peut augmenter la quantité de galimatias régnant, en s'efforçant de dire dans un vocabulaire
calqué sur le grec ancien ce qu'on pourrait tout aussi bien dire en français. C'est la méthode
qu'affectionnent comme on sait, les médecins. Pour vous dire que vous avez mal à la tête, mal aux
nerfs, ou mal au foie, ils vous traduisent l'expression française en vieux grec. — Ou bien au contraire
on s'efforce de communiquer l'information contenue et véhiculée dans des termes techniques empruntés
aux langues anciennes, et on démystifie quelques notions qui n'ont l'air rébarbatives que parce qu'elles
sont dites en grec ancien. Nous utiliserons cette seconde voie. Bon nombre de théologiens, aujourd'hui,
protestants et catholiques allemands d'abord puis protestants et catholiques français, se sont pris
d'affection pour la première. Us préfèrent dire en grec ancien ce qu'il serait trop simple de dire en
langue populaire. Nous suivrons donc exactement le chemin inverse.
Aujourd'hui, le comble du galimatias est atteint dans la littérature théologique et dans les
prédications, parce que non seulement on préfère dire en grec ancien ce qu'on pourrait fort bien dire en
français, — mais de plus, en France, parmi les prédicateurs, protestants d'abord et catholiques ensuite,
le bon ton est de parler allemand ! On décalquera donc les termes employés dans la littérature
théologique allemande. Le résultat dépasse toute espérance. Il est proprement burlesque.
Malheureusement Molière n'est plus là pour écrire une comédie sur les philosophes et les théologiens
comme il en écrivit sur les médecins et les cuistres de son temps.
L'organisme de la pensée chrétienne orthodoxe comporte des sous-ensembles, des dispositifs
organiques, qui sont tout à fait comparables à ce que sont, dans les systèmes vivants, les organes.
L'organisme de la pensée chrétienne orthodoxe comporte quelques grandes " fondions, " qui se sont
développées petit à petit, et qui se sont structurées autour de ce qu'on appelle les " dogmes 4 ".
Il est légitime, semble-t-il, d'étudier à part, l'un après l'autre, les grands " systèmes biologiques "
qui constituent l'organisme de la dogmatique chrétienne. On ne peut d'ailleurs pas faire autrement. On
ne peut pas étudier tous les dogmes à la fois, simultanément.
Certes, ces systèmes vivants que sont les dogmes ne sont pas séparés les uns des autres. Bien au

4
Nous expliquerons le sens de ce mot plus loin, cf. p. 156 (p. 99).
6

contraire, ils communiquent les uns avec les autres, ils sont en relation vitale les uns avec les autres, en
connexion organique.
Mais le physiologiste lui aussi étudie les grands systèmes biologiques qui constituent l'organisme
l'un après l'autre, l'un à part de l'autre, car on ne peut pas faire autrement, tout en sachant que ces
systèmes sont reliés entre eux d'une manière organique.
Nous étudierons donc les principaux dispositifs organiques qui constituent la théologie chrétienne
orthodoxe l'un après l'autre, et dans un certain ordre, l'ordre qui nous a paru logique, mais qui n'est pas
l'ordre du développement historique. Les développements des grands sous-ensembles organiques de la
pensée chrétienne se sont opérés dans des temps différents, à des époques variées, et non pas
simultanément. Nous prendrons les choses dans un ordre logique, et non pas dans l'ordre historique.
Expliquons-nous sur ce point.
Nous avions le choix entre deux méthodes.
Ou bien suivre l'ordre de l'histoire, de l'histoire de l'église, c'est-à-dire l'histoire des dogmes,
l'histoire des conciles. Cet ordre comporte quantité d'avantages, et d'abord bien évidemment d'être
précisément l'ordre dans lequel les choses se sont faites au cours du temps. On avance pas à pas, en
commençant par le commencement, on suit le déroulement des événements historiques et théologiques.
Mais cela a déjà été fait. C'est ce qu'on appelle l'histoire des dogmes. Il en existe d'excellentes.
C'est aussi l'ordre de l'histoire des conciles et c'est l'ordre de l'histoire de l'église. Il existe d'excellentes
histoires des conciles et de multiples histoires de l’église5.
Notre propos est autre. Nous voulons initier à la doctrine chrétienne quelqu'un qui ne la connaît
aucunement. Pour ce faire, nous ne pouvons pas suivre l'ordre historique du développement
dogmatique, mais nous devons suivre un ordre méthodique, systématique, logique, qui est différent de
l'ordre de l'histoire des conciles.
Cet ordre, que nous avons choisi finalement, ne va pas sans inconvénients.
Les grandes crises doctrinales qui ont conduit l'orthodoxie à formuler explicitement et
conceptuellement sa propre pensée, sont comparables aux grandes étapes du développement
embryogénétique, ou, peut-être mieux, aux étapes du développement zoologique, c'est-à-dire à ces
étapes caractérisées par l'invention, la mise au point, de systèmes biologiques nouveaux, au cours de
l'évolution biologique.
C'est à ce titre qu'il convient d'étudier de près ces grandes crises doctrinales provoquées par
Arius, Nestorius, Pélage, Luther, et d'autres, — afin de saisir sur le vif comment l'orthodoxie se
comprend elle-même, comment elle réagit aux doctrines et aux interprétations proposées par ces
théologiens, comment, en réagissant, elle prend explicitement conscience de sa propre pensée, et
comment elle la formule. Étudier l'histoire de ces crises, c'est, nous semble-t-il, la meilleure manière, en
tout cas la plus vivante, d'étudier le développement dogmatique, et c'est la meilleure manière d'entrer
dans l'intelligence de ce que signifient les dogmes et les définitions conciliaires, qui ont été formulées
concrètement à propos d'une crise précise, dans un contexte historique précis.
De même qu'en biologie on ne comprend les structures actuelles, l'anatomie et la physiologie d'un
organisme, que si l'on a étudié les genèses, de même en théologie, on ne comprend la signification
exacte d'un dogme que si l'on a pris en considération la manière dont il s'est historiquement défini. Que

5
Si le lecteur n'a encore jamais lu une histoire de l'église, nous nous permettons de lui conseiller la plus belle, la plus alerte,
la plus savoureuse, pour une première initiation : celle écrite dans la langue de Voltaire, de Renan et d'Anatole France, par
Mgr Léon DUCHESNE, au début de ce siècle : Histoire ancienne de l'église. Malheureusement, cette histoire de l'église est
aujourd'hui introuvable, épuisée depuis longtemps. Il faut donc demander à quelque éditeur de la réimprimer en livre de
poche. Léon Duchesne n'avait pas pour cette vénérable discipline qu'est la théologie toute la considération que l'on pourrait
souhaiter. Mais pour ce qui est de raconter les événements, les faits et les hommes, il est pour l'instant le plus vivant et
agréable à lire.
7

l'on ne puisse comprendre le contenu et la signification des structures qu'en étudiant leurs genèses, c'est
ce que disait déjà il y a vingt-cinq siècles le vieil Aristote : " Si quelqu'un prend en considération les
choses depuis le commencement et dans leur genèse, dans leur devenir, c'est de cette manière qu'il les
connaîtra le mieux6. "
La différence entre le développement organique, l'embryogenèse, et le développement
dogmatique, c'est que le développement embryonnaire ne se réalise pas d'une manière dialectique,
violente, dans la guerre, dans le conflit, dans la controverse, dans l'opposition des thèses ; tandis que le
développement dogmatique, lui, s'effectue dans une crise, ou dans des crises, qui ne vont pas sans
controverses, luttes violentes, oppositions des personnes.
Le développement dogmatique est à cet égard plus proche du développement zoologique, c'est-à-
dire évolutif, selon les perspectives de Lamarck. L'évolution biologique, selon la philosophie
zoologique de Lamarck, ne s'effectue que si le milieu, en se modifiant, suscite de la part de l'organisme
vivant une réaction qui le conduit à se modifier et à transmettre ces modifications qu'il a acquises lui-
même.
Dans l'histoire du développement dogmatique, la prise de conscience explicite, par l'orthodoxie,
de ce qu'elle pense, de ce qu'elle est, s*effe6tue parce qu'un docteur professe et expose des doctrines,
des interprétations, qui semblent à l'orthodoxie incompatibles avec son propre contenu. C'est en somme
l'hérésie qui prend l'initiative, comme, dans la philosophie zoologique de Lamarck, c'est le milieu qui
en se modifiant prend l'initiative, c'est-à-dire provoque une réaction de la part du vivant.
C'est en ce sens que l'on peut dire, à la suite de saint Paul : Il faut qu'il y ait des hérésies. Les
hérésies sont les doctrines erronées par lesquelles l'orthodoxie a pris conscience explicitement et
réflexivement de ce qu'elle est. Les hérésies ont permis à l'orthodoxie, dialectiquement, de prendre
conscience d'elle-même et de se formuler conceptuellement.
On peut aussi comparer le développement dogmatique à ce qui se passe lorsqu'un organisme
vivant est soumis à l'action, à l'infection, de germes pathogènes. Il réagit en élaborant des anticorps qui
vont à la rencontre des germes pathogènes ou des substances toxiques. L'hérésie suscite de la part de
l'orthodoxie une réaction vitale qui est analogue. Tout comme les germes pathogènes, une hérésie, c'est
une certaine information. L'orthodoxie, comme un organisme vivant, réagit en élaborant à son tour une
certaine information qui permet de neutraliser l'infection.
Dans le cas du développement dogmatique, comme nous le verrons, il n'y a pas création
d'information, comme c'est le cas au cours de l'évolution biologique. Il n'y a pas plus d'information
aujourd'hui qu'aux premiers temps de l'église. Mais le contenu de l'information qui était communiqué
dès le commencement est mieux connu. Il est explicité. L'analyse en est plus fine. Il s'est exprimé.
Sur ce point, donc, le développement dogmatique n'est pas analogue au développement
biologique.
Ces analogies entre les choses de la nature, les réalités biologiques, et les choses de la théologie,
le développement dogmatique, peuvent choquer maints théologiens, surtout ceux qui n'ont pas la
pratique des sciences expérimentales, mais elles sont fondées en théologie orthodoxe, tout simplement
parce que Dieu qui se révèle et qui opère dans l'histoire de l'église, dans le développement et la
formation de la pensée de l'église, est aussi Dieu qui opère dans la nature. Il est donc normal que l'on
trouve des analogies entre ce qui se passe dans son œuvre créatrice aux divers niveaux de cette œuvre.
Ces analogies biologiques sont d'ailleurs utilisées par quelqu'un qui a quelque autorité en ce
domaine : Ieschoua lui-même, qui se sert tout spécialement des analogies germinales et naturelles pour
enseigner et expliquer comment s'opère la genèse du royaume de Dieu.
Si nous avions suivi l'ordre historique des conciles, c'est-à-dire l'histoire de l'église, il nous aurait

6
ARISTOTE, Politique, I, II, i, 1252 a.
8

fallu commencer par le premier concile œcuménique, qui s'est tenu à Nicée en 325, et donc commencer
par exposer ce que fut la crise arienne et ce que furent les controverses concernant la théologie
trinitaire, — avant d'exposer la doctrine de Dieu, et avant d'exposer la doctrine de l'incarnation, qui sera
définie plus tard aux conciles d'Éphèse et de Chalcédoine.
Nous avons choisi un ordre qui nous paraît rationnel pour une initiation, mais, cela va sans dire,
le lecteur a la liberté de commencer sa lecture comme il l'entend, et de suivre l'ordre qui lui plaît. Nous
devrons tenir compte de cette liberté lors de la rédaction de notre travail. Il faut que chaque partie soit
relativement indépendante des autres.
Si nous ne pouvons pas, pour l'ensemble, suivre l'ordre historique du développement dogmatique,
parce que nous sommes tenus, pour le but que nous nous proposons, de suivre un ordre logique, par
contre, à l'intérieur de chacune de nos parties, à l'intérieur de chacun des sous-ensembles, nous
utiliserons une méthode génétique pour l'exposition du dogme. C'est-à-dire que nous essaierons de
montrer comment il s'est formé, quelle a été son " embryogenèse ". Pour comprendre ce qu'est un
dogme et ce qu'il signifie, il faut considérer comment il s'est formé, et pourquoi.
La question que nous nous posons est celle-ci : comment une intelligence moderne, formée par
les sciences positives, peut-elle penser le christianisme ? Notre point de vue est donc très différent de
celui de l'historien. Notre point de vue est résolument actuel. L'historien se demande comment le
christianisme s'insère dans le judaïsme, dans le contexte de l'Orient ancien, comment il naît du
judaïsme du premier siècle de notre ère. Nous nous demandons comment le christianisme sera
intelligible à la fin du xxe siècle et au commencement du xxie siècle. Ce sont deux points de vue
différents.
La considération de l'avenir a un intérêt. Elle pose le problème du développement. Au
commencement, aux origines du christianisme, la graine, ou le jeune bourgeon, était enveloppé. Tout
était impliqué en lui. Après vingt siècles, il s'est développé. Des enveloppes sont tombées. Des virtualités
inaperçues au commencement se sont manifestées. Nous voyons plus clairement aujourd'hui qu'à la fin
du premier siècle, ce qu'est le christianisme, ce qu'il signifie, ce qu'il contient.
Il n'est pas question, cela va sans dire, de nous engager ici dans la rédaction d'un traité de
théologie complet. Un traité de théologie, tout comme un traité de physique, de chimie, de biochimie, de
biologie, de zoologie, de paléontologie ou de médecine, — requiert aujourd'hui, au xxe siècle, la
coopération d'une équipe de spécialistes compétents chacun dans un domaine particulier, et un bon
nombre de volumes.
Ce que nous voulons ici, c'est simplement, comme le titre du présent ouvrage l'indique, introduire
à la théologie chrétienne orthodoxe, en nous arrêtant devant quelques malentendus fondamentaux,
aujourd'hui dominants, pour les dissiper. Un travail d'initiation donc, et tout à fait élémentaire, disons :
pour grands débutants !
Nous ferons le plus possible, dans notre texte et dans nos traductions, l'économie des majuscules.
Si on se laissait aller, dans ce domaine théologique, les majuscules finiraient par hérisser le texte d'une
manière constante. Nous conserverons les majuscules seulement pour les noms propres. Les majuscules
n'ajoutent rien à la signification d'un mot. Elles sont simplement emphatiques. Nous revenons ainsi à la
vieille tradition des manuscrits grecs, qui ignoraient les majuscules. Une cure d'amaigrissement, en ce
domaine comme en d'autres, n'est pas inutile. Du point de vue de la pensée elle-même, comme nous le
verrons, l'abus des majuscules, par exemple en ce qui concerne la théologie trinitaire, peut finir par
fausser les notions7.

7
Nous laisserons toutes les majuscules lorsque nous citerons des textes français, dont les auteurs ont voulu qu'il en soit
ainsi, ou dans les quelques cas où nous citerons des traductions françaises faites par d'autres.
9

PREMIÈRE PARTIE

DIEU, LA CRÉATION, LA RÉVÉLATION


10

CHAPITRE I

DIEU

Nous procédons donc de l'ensemble aux sous-ensembles, et des sous-ensembles aux éléments.
Nous commençons par ce qui est le plus général, ce qui est commun au judaïsme, au christianisme et à
l'islam. Puis nous allons de ce qui est commun à ce qui est particulier, propre au christianisme : la doctrine
de l'incarnation, et ce qui s'ensuit.
Dans cette première partie de notre travail, consacrée à la doctrine de Dieu, de la création, de la
révélation, nous serons aussi brefs que possible, puisque nous avons développé les questions concernant
la connaissance de Dieu, la création et la révélation dans des ouvrages antérieurs. Nous nous
contentons donc de rappeler, à l'intention du lecteur nouveau, les éléments qui sont nécessaires pour
entrer dans la théologie chrétienne orthodoxe.

Le christianisme est un monothéisme, ou l'une des formes du monothéisme. Il est un sous-


ensemble dans l'ensemble des doctrines monothéistes, ou une espèce dans le genre monothéiste.
Le christianisme est au départ une secte juive, une branche issue du monothéisme juif, ou, si l'on
préfère, un bourgeon qui s'est développé à partir de l'arbre que constitue la grande tradition du
monothéisme hébreu.
Le monothéisme est une doctrine qui professe qu'il existe un être, que l'on peut appeler " dieu ",
qui est distinct du monde, créateur du monde, et unique.
Le monothéisme s'oppose aux doctrines qui professent qu'il existe une pluralité de divinités, ou
bien que c'est la nature elle-même qui est divine.
Le monothéisme s'oppose aujourd'hui aux doctrines qui professent qu'il n'y a pas de dieu du tout,
c'est-à-dire à l'athéisme.
Il existe en somme, sur notre planète, aussi haut que nous remontions dans l'histoire de la pensée
humaine, quelques métaphysiques, qui ne sont pas, heureusement, en nombre indéfini.
Il existe d'une part le grand courant que l'on peut appeler moniste, et dont les racines les plus
anciennes connues se trouvent dans l'antique pensée de l'Inde : l'Être est un; la vérité, c'est que l'Être est
unique. La multiplicité des êtres est une apparence, une illusion. Notre propre existence personnelle est
donc une apparence, une illusion. La sagesse consiste à reconnaître cette illusion, et à retourner à l'unité
de l'être dont nous procédons. L'existence individuelle, personnelle, n'a pas de consistance ontologique.
Ce courant de pensée se développe depuis l'antique pensée de l'Inde, jusqu'à Plotin au 111 e siècle
de notre ère, jusqu'à Spinoza, au xviie siècle, et le philosophe allemand Fichte, au xixe.
La difficulté première de ce système moniste, c'est que l'on ne comprend pas pourquoi l'Être, qui
est un, n'est pas resté tranquillement dans son unité. Pourquoi cette multiplicité d'êtres, qui se croient, à
tort, distincts les uns des autres ? Pourquoi cette illusion de l'existence multiple, individuelle,
personnelle ? Faut-il admettre une chute au sein de l'Un ? Une catastrophe ? Une aliénation ? Comment
et pourquoi l'Un est-il livré au cauchemar de l'existence multiple, individuelle ? Car ces êtres multiples
qui s'imaginent à tort être multiples, distincts les uns des autres, ces êtres, qui s'imaginent qu'ils sont
des substances individuelles, et qui souffrent l'illusion de la naissance et de la mort, ces êtres en réalité
sont l'Être unique. C'est donc l'Être unique qui, en réalité, souffre en eux cette existence multiple
illusoire. Pourquoi l'Un est-il condamné au cauchemar ?
De plus, ces métaphysiques de l'Un sont en contradiction avec les données de l'expérience. Pour
professer l'unité absolue de l'Être, elles sont obligées de récuser l'enseignement de l'expérience, qui est
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manifestement la multiplicité des êtres distincts les uns des autres, et leur devenir, leur histoire. Les
métaphysiques de l'Un sont des métaphysiques de l'immobile. Pourquoi nous faudrait-il choisir ces
métaphysiques plutôt que l'expérience, l'enseignement de ces métaphysiques contre l'enseignement de
l'expérience ?
Un second type de métaphysique, possible et historiquement réel, c'est l'athéisme pur. La seule
réalité, originelle, première, et donc éternelle, c'est la matière, ce que le physicien aujourd'hui appelle
matière. Le monde physique est le seul être. Il est l'Être purement et simplement. Alors que dans les
métaphysiques moniales, l'Être absolu c'est l'Esprit, ici, l'Être absolu, c'est le multiple, la matière
qu'étudie le physicien, les atomes, les molécules.
Puisque le monde physique est le seul être, il doit être éternel, car il est impossible que la totalité
de l’être ne soit sortie de rien. Aussi le matérialisme athée enseigne-t-il, depuis qu'il existe, l'éternité du
monde physique, en vertu du principe : rien ne peut sortir de rien.
Puisque le monde physique, matériel, est l'être, et qu'il n'y en a pas d'autre, il faut admettre aussi
que le monde physique est inusable, impérissable, incorruptible. Car l'Être ne peut pas périr. Puisque le
monde physique, c'est l'Être, il ne peut pas périr. Car si le monde physique était ainsi construit qu'il soit
en train de s'user, de s'épuiser, de se corrompre, puisque par ailleurs nous avons admis qu'il devait être
éternel, il devrait être usé, épuisé, depuis une éternité. Or ce n'est pas le cas. Donc il n'est pas construit
pour s'user, — si nous admettons, encore une fois, qu'il existe depuis une éternité.
Dans cet univers physique, nous sommes obligés aujourd'hui de constater une évolution. Nous
sommes obligés de constater qu'il y a une dizaine de milliards d'années, l'univers était constitué
principalement d'hydrogène, avec un peu d'hélium, et quelques autres éléments. La vie est apparue,
dans notre système solaire, il y a environ trois milliards d'années. Elle est apparue sous la forme de
monocellulaires. Puis s'est opérée une évolution biologique, qui a vu apparaître des organismes
pluricellulaires, de plus en plus complexes, différenciés. Nous assistons, au cours du temps, à
l'invention de systèmes biologiques nouveaux, inédits. Enfin, nous assistons à l'apparition de l'homme,
un être capable de pensée réfléchie, de parole, de science, de mémoire, d'activité autonome et
personnelle.
Puisque nous avons posé en principe que la matière existe seule, au commencement, ou plutôt de
toute éternité, nous sommes bien obligés de dire que la matière a produit tout cela, tout ce que nous
constatons, par ses ressources propres, toute seule.
Il faut donc dire que l'invention des grands systèmes biologiques de millions d'espèces
différentes, est l'œuvre de la matière aveugle. Puisque, par définition, il n'y a pas d'intelligence
opératrice dans la matière éternelle, c'est que la composition des organismes vivants est l'œuvre de la
matière seule qui s'arrange par hasard.
Les êtres capables de pensée sont produits, par hasard, par une matière privée de pensée.
L'univers physique, qui existe nécessairement depuis une éternité, a attendu une éternité pour
produire ces êtres capables de pensée. Demain, ils retourneront au néant d'où ils viennent. La pensée, la
conscience, produites par hasard par une matière privée éternellement de pensée, n'aura duré qu'un
instant entre deux éternités. Lorsque notre soleil aura suffisamment épuisé son Stock d'hydrogène, c'en sera
fini de toute vie dans notre système solaire. La fête sera terminée. La conscience s'éteindra pour toujours. A
moins que, par le plus grand des hasards de nouveau, ailleurs, la matière privée de pensée ne reproduise
des êtres pensants.
Nous avons examiné ailleurs les difficultés de l'athéisme, et nous n'y reviendrons pas ici. En réalité,
chacune des assertions, des affirmations, des thèses de l'athéisme, est impensable, et impensée. Chacune est
une pétition de principe. Si l'univers physique est l'être absolu, alors il ne doit pas comporter de
commencement, car l'être absolu ne saurait commencer. L'ennui, pour l'athéisme, c'est que
l'astrophysique nous conduit aujourd'hui à reconnaître le commencement de cet univers physique. Il
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faut donc choisir, entre le raisonnement qui part du principe, de la pétition de principe, que l'univers est
le seul être, et l'expérience. Si l'univers est le seul être, ou l'être purement et simplement, alors il doit
être éternel. Or l'univers physique comporte un commencement. Donc il n'est: pas le seul être, ni l'être
purement et simplement. Il est un être, ou quelque être.
Si l'univers est le seul être, ou l'être pris absolument, il doit être inusable. Car l'Être ne peut s'user.
S'il le pouvait, puisqu'il est éternel, ce serait déjà fait, depuis une éternité.
Or la physique cosmique nous enseigne que l'univers est un système qui s'use d'une manière
irréversible. Nous ne trouvons nulle part, dans l'expérience, ces cycles éternels de régénération dont
nous parlent les théoriciens de l'athéisme. Ces cycles éternels de la matière en transformation, ce sont de
purs romans, conçus pour justifier la thèse posée à priori : l'univers physique est le seul être.
Si l'univers physique est originellement, éternellement, l'être premier, le seul être, la matière doit
avoir produit, par ses seules ressources, les êtres vivants, les êtres pensants.
Or l'assertion n'a aucune signification, qui pose : une matière totalement privée de pensée a
produit, seule, des êtres pensants. Ce n'est pas une assertion, c'est du bruit, une apparence de parole. Si
la matière est éternellement privée de pensée, et si elle est le seul être, elle ne produira jamais un être
capable de pensée. De même que, de rien, rien ne peut sortir, de même, d'une matière totalement privée
de pensée, si elle est le seul être, jamais la pensée ne pourra sortir, même si vous lui accordez un temps
éternel et toutes les chances que vous voudrez. Aucun arrangement d'atomes, aussi complexe soit-il, ne
peut produire le moindre psychisme, la moindre pensée, si ces atomes sont de la matière brute, et si cette
matière brute est le seul être, c'est-à-dire si l'athéisme est vrai.
Ce n'est pas moi qui le dis. C'est Diderot qui le disait.
L'athéisme pur a donc pour premier inconvénient d'être une philosophie totalement impensable,
sur toute la ligne.
Il reste une troisième métaphysique, celle qui s'est développée à partir du tronc commun de la
pensée hébraïque.
Elle professe que le monde est un être, parfaitement réel; que la multiplicité des êtres est réelle.
Mais que le monde physique n'est pas le seul être; ni l'être absolu, ni l'être pris purement et simplement.
Le monde est un être, mais il n'est pas l'être absolu. L'être absolu est autre que le monde.
La métaphysique de type moniste, qui professe que l'être absolu est un, et le matérialisme athée,
qui professe que la matière physique est originellement, éternellement, le seul être, ces deux
métaphysiques, ces deux ontologies, sont d'accord sur un point, qui est fondamental : il existe une seule
sorte d'être. Pour les métaphysiques monistes de type idéaliste, cet être est esprit. Pour les monismes de
type matérialiste, l'être est matière. Mais dans les deux cas on est d'accord pour dire qu'il n'y a qu'une
seule sorte d'être, esprit, ou matière. La difficulté, dans le premier cas, est de comprendre comment la
matière dérive de l'esprit. Dans le second cas, comment l'esprit dérive de la matière. Matérialisme
athée, ou idéalisme absolu, sont tous les deux des monismes. Ils professent l'un et l'autre le monisme de
la substance.
La pensée qui s'est développée à partir des racines hébraïques professe au contraire qu'il n'existe
pas une seule sorte d'être, mais deux : l'être du monde, et l'être de l'Absolu.
Reste à savoir qui a raison. C'est ce que nous avons essayé d'examiner ailleurs, et nous n'y
reviendrons pas non plus ici.
Nous notons que la pensée, la tradition de pensée, de type hébraïque ou biblique, professe une
espérance de type personnel. La personne humaine n'est pas une illusion, une apparence. Elle a une
consistance ontologique. Elle n'est pas appelée à se résorber dans l'unité originelle de l'être. Elle est
appelée à subsister, dans une communauté.
La personne humaine pensante n'est pas le fruit d'une matière aveugle, privée de pensée. La
pensée créée est l'œuvre voulue de la pensée incréée. La personne humaine n'a pas pour avenir de
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s'annihiler pour toujours, après avoir lui une seconde entre deux éternités. La personne humaine a pour
destinée l'être, la vie, un avenir personnel, si elle le veut.
Voilà donc, schématiquement rappelés, les traits principaux de ces trois grandes métaphysiques
qui se partagent aujourd'hui l'humanité.
Une chose est digne de remarque : si l'on cherche bien, dans l'histoire de la pensée humaine, on
ne trouve que ces trois types principaux, ces trois structures fondamentales de pensée. Du moins n'en
avons-nous pas, pour notre part, trouvé une quatrième. N'en existerait-il qu'un si petit nombre ? Existe-
t-il un si petit nombre de métaphysiques possibles ? Nous laissons la question ouverte.
En poussant encore plus avant la simplification, on pourrait même soutenir qu'il n'existe que deux
types principaux : un type moniste, qui professe qu'il n'existe qu'une seule sorte d'être, sous deux
formes, l'une idéaliste l'autre matérialiste; et un type d'ontologie qui professe que l'être n'est pas un
concept univoque, mais analogue, c'est-à-dire qu'il existe deux sortes d'être : l'être créé et l'être incréé.
Le matérialisme absolu professe qu'il n'existe qu'une seule sorte d'être, la matière, qui est incréée,
puisqu'il n'y a pas de dieu créateur. L'idéalisme absolu professe qu'il n'y a qu'une seule sorte d'être,
l'esprit absolu, qui n'est pas créateur, mais duquel émanent les êtres multiples, qui en sont les
modifications éternelles.
Il n'y a aucun doute qu'à ces grands types de métaphysiques correspondent des types
psychologiques, c'est-à-dire que certains préfèrent le monisme de type idéaliste, de type brahmanique,
ou plotinien, ou spinoziste ou fichtéen, tandis que d'autres préfèrent le monisme de type matérialiste,
par exemple de type marxiste. D'autres préfèrent le personnalisme juif et chrétien. D'où proviennent ces
préférences, et à quoi correspondent-elles ? C'est ce qui n'a pas été, jusqu'à présent, pleinement analysé.
Il reste à faire une analyse des préférences en matière de métaphysique c'est-à-dire une psychologie des
métaphysiques.
Que l'on préfère tel ou tel type de métaphysique, ne constitue aucunement un argument
philosophique, rationnel, en faveur de telle ou telle métaphysique. Une préférence n'est pas un
argument. Il faut donc rechercher un critère de choix, qui soit moins subjectif. Nous n'en voyons qu'un
seul : c'est l'expérience elle-même. Mais précisément, nous dira-t-on aussitôt, certaines métaphysiques
récusent l'enseignement de l'expérience. Dans ce cas, pensons-nous, il est difficile de poursuivre une
analyse philosophique en commun. La discussion devient difficile, pour ne pas dire impossible. Car
pour qu'une discussion rationnelle soit possible, encore faut-il que les interlocuteurs s'accordent sur la
valeur de l'analyse rationnelle, et sur son seul point de départ possible : l'expérience objective.

LE MOT « DIEU »

Le mot " dieu " n'est pas un nom propre. Il existe une multitude de " dieux ", autant que de "
religions ". Quant aux " religions ", elles sont multiples elles aussi, et nul ne sait aujourd'hui s'il existe
quelque chose de commun entre elles toutes.
Il y a les dieux des religions égyptiennes antiques, des religions assyro-babyloniennes,
phéniciennes, helléniques, indiennes, chinoises, précolombiennes, les dieux de la Gaule ancienne, de la
Germanie, et ainsi de suite. Il faut tenir compte aussi des dieux des philosophes, c'est-à-dire de la
divinité, telle que les philosophes la comprennent : le dieu de Platon, ou la divinité selon Platon, la
divinité selon Aristote, selon Plotin; le dieu de Spinoza, le dieu de Hegel et de Schelling...
La question est de savoir si ces multiples" dieux ", ces multiples conceptions, ou représentations,
de la divinité, ou des divinités, ont quelque chose de commun, ou non; s'il existe un plus petit commun
dénominateur à toutes ces conceptions ou représentations de la divinité.
Ce qui est en tout cas certain, c'est que le mot " dieu " n'est pas univoque. Il ne signifie pas
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toujours la même chose. Le contenu de la représentation n'est pas le même, loin de là.
Cela est d'autant plus frappant, si l'on aborde et si l'on considère le " dieu " des Hébreux. Non
seulement la représentation, la conception, alors, n'est pas la même que précédemment, mais, bien plus,
sur nombre de points, sinon tous, il y a opposition, antinomie, contradiction.
Ainsi les dieux des religions égyptiennes, assyro-babyloniennes, cananéennes, naissent et
s'engendrent progressivement à partir du chaos originel. Le dieu des Hébreux ne naît pas, il n'est pas
engendré. Il ne devient pas.
Les divinités des diverses religions sont multiples. Le dieu des Hébreux est unique. Les divinités
des religions de l'Orient ancien s'engendrent, se querellent et se font la guerre mutuellement, se
massacrent entre elles, se châtrent. Rien de tel, pas de théogonie ni de théomachie dans la théologie
hébraïque. Les divinités des nations sont manifestement représentées à l'image et à la ressemblance de
l'homme, de ses mœurs, de ses passions et de ses vices : ainsi les dieux de l'Olympe. Le dieu des
Hébreux n'est pas anthropomorphique. Il n'est pas comme l'homme. Il n'est pas conçu à l'image et à la
ressemblance de l'homme. Il est bien plutôt en conflit constant avec les mœurs de l'humanité et ses
tendances. Il n'est pas imitation de l'homme mais signe de contradiction.
Les divinités des diverses religions anciennes connues sont issues du chaos originel, mais elles ne
sont pas créatrices. Parfois, comme c'est le cas pour le démiurge du limée de Platon, elles ordonnent le
chaos originel. Mais elles ne créent pas l'être, de l'être. Le dieu des Hébreux est le créateur du ciel et de
la terre, de tous les êtres.
Mêmes différences fondamentales si l'on considère le contenu des diverses " religions ". Les
religions de l'Orient ancien, du paganisme ancien, sont des religions sacrificielles. Elles pratiquaient les
sacrifices humains, aussi bien les antiques religions sémitiques, que les cultes cananéens, et les
religions helléniques antiques. Elles s'efforçaient de capter la bienveillance des forces naturelles par des
sacrifices humains. Elles étaient mêlées de magie et d'astrologie.
La théologie hébraïque a rejeté avec horreur la pratique des sacrifices humains. Elle a tendu à
éliminer de plus en plus, sous l'influence des grands prophètes d'Israël, la pratique des sacrifices
d'animaux. Elle rejette la magie et l'astrologie. Elle ne considère pas les forces naturelles comme des
divinités.
On se demande, dans ces conditions, pourquoi désigner par le même mot, le même nom, " dieu ",
les dieux des religions de l'Égypte, d'Assur et de Babylone, de Canaan, de la Grèce antique, de l'Inde
ancienne, de la Chine, et d'autres, — et le dieu d'Abraham, des patriarches, le dieu du monothéisme
hébreu ? Car enfin, s'il n'y a rien de commun dans la représentation, dans la signification, pourquoi
utiliser le même nom ? Et si l'on y regarde de près, plus on y regarde de près, moins on voit ce qu'il
peut y avoir de commun entre le dieu d'Amos, d'Isaïe, de Jérémie, et celui des religions avoisinantes,
des religions antérieures, ou des religions qui se sont développées ultérieurement dans d'autres
contrées, hors de l'influence chrétienne, par exemple en Germanie.
S'il ne s'agit pas du tout de la même chose, pourquoi employer le même nom ?
La théologie hébraïque a repris le vieux mot sémitique el, elohim, pour désigner sa propre
divinité. Elle a repris un terme païen, celui qui désigne aussi les divinités païennes contre lesquelles elle
s'est formée, pour désigner son propre dieu. Elle a opposé, aux dieux des nations, son propre dieu : les
dieux des nations sont les œuvres des mains de l'homme, de l'imagination de l'homme; ils sont
fabriqués par l'homme, et c'est pourquoi ils sont anthropomorphes. Tandis que le dieu d'Israël, lui, il a
créé le ciel et la terre, l'univers entier. Ce n'est pas nous qui avons fabriqué dieu, ce dieu-là, avec notre
imagination ou notre pensée. C'est lui qui nous a créés. Ce n'est pas nous qui lui avons donné l'être,
d'une manière imaginaire, à ce dieu. C'est lui qui, d'une manière réelle, nous a donné l'existence. — La
critique de " la religion ", dans les temps modernes, consistera toujours à prétendre que la pensée ou
l'imagination humaines ont inventé, créé de toutes pièces, le dieu d'Israël, tout comme les prophètes
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d'Israël nous disaient que la pensée et l'imagination des hommes ont inventé les divinités des religions
païennes.
Autrement dit, la critique moderne de " la religion " consiste à assimiler le dieu d'Abraham aux
dieux des nations, à les identifier, à dire que c'est la même chose, et donc à assurer que la" religion "
des Hébreux est pour le fond identique aux autres religions, en sorte que l'on peut légitimement parler
de " la religion ", d'une manière univoque.
C'est justement ce qui est contestable du point de vue scientifique. Nous ne savons pas s'il y a au
fond quelque chose de commun entre la " religion " d'Israël et celles des nations. Et plus nous la
suivons dans son développement, plus nous voyons les ressemblances extérieures disparaître, et les
différences de fond devenir éclatantes.
Le mensonge premier de la critique moderne de" la religion ", c'est de laisser entendre que le mot
" religion " est univoque, que le concept de " dieu " est univoque. C'est de fourrer dans le même sac la
théologie hébraïque, juive et chrétienne, avec les autres religions.
C'est là sa méthode constante.
C'est la raison pour laquelle nous n'utiliserons pas le terme de " religion " pour désigner le
christianisme. Parce que le terme est équivoque au plus haut point. On met, sous ce terme, n'importe
quoi, le pire, le plus souvent, avec le meilleur : aussi bien les sacrifices humains des religions
archaïques, les prostitutions sacrées, l'idolâtrie, la magie, l'astrologie, les mutilations, et,
pourquoi pas, les congrès nationaux-socialistes de Nuremberg, le culte de la race et de la nation, les
cultes des Césars, — dans le même sac, toutes ces horreurs, avec saint Jean de la Croix ou Catherine de
Sienne.
C'est ce qu'on appelle, dans le langage de la police, la méthode de l'amalgame. Elle est très
vieille, mais elle reste efficace.
Il ne suffit donc pas, pour nos contemporains, de dire : " dieu ". Il faut préciser : le dieu de quoi,
le dieu de qui. Le dieu des religions helléniques ? Des religions égyptiennes ? Assyro-babyloniennes ?
Chinoises ? Indiennes ? Germaniques ? — Ou le dieu d'Abraham ?
Car Hitler aussi invoquait" dieu ", un dieu, le sien.

LE TÉTRAGRAMME

En plus du nom commun, el et elohim qui signifie " dieu " en général, et s'applique aussi bien au
dieu des nations païennes, la théologie hébraïque utilise, à partir d'un certain moment de son
développement, un nom propre, pour désigner le dieu d'Abraham, le dieu des pères, le dieu d'Israël.
C'est le tétragramme : YHWH. Des travaux nombreux s'ajoutent les uns aux autres pour déterminer la
signification exacte de ce nom, son étymologie. Ces travaux, qui se multiplient, ne parviennent pas à
s'accorder entre eux. Pour nous, il nous suffira ici de constater qu'à partir d'un certain moment de son
développement, la théologie hébraïque a cru pouvoir et devoir faire dériver le tétragramme, YHWH, du
verbe être en ouest-sémitique. Ainsi dans le texte célèbre de l’Exode, au chapitre 3, Moïse demande à
Dieu qui lui parle dans le buisson en flammes : " Voici que je vais aller vers les enfants d'Israël et je
leur dirai : le dieu de vos pères m'a envoyé vers vous. Et alors ils me diront : quel est son nom ? Qu'est-
ce que je leur dirai ? Dieu répondit à Moïse : Je suis — celui qui — je suis. Il dit encore : Ainsi tu
parleras aux enfants d'Israël : Je suis m'envoie vers vous. Dieu dit encore à Moïse : Ainsi tu parleras aux
enfants d'Israël : YHWH (= Il est), le dieu de vos pères, le dieu d'Abraham, le dieu d'Isaac et le dieu de
Jacob m'a envoyé vers vous, c'est mon nom pour toujours... "
On a discuté, et on continue de discuter, sur la traduction du membre de phrase : " Je suis — celui
qui — je suis. " Est-ce que cela signifie : " Je suis ce que je suis " — c'est-à-dire : est-ce que Dieu, dans
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cette réplique, refuse de dire à Moïse qui il est ? Est-ce qu'il faut comprendre, comme les traducteurs
juifs de la bible hébraïque en langue grecque : " Je suis celui qui est ", egô eimi ho ôn, ego sum qui
sum, en traduction latine ?
Quoi qu'il en soit de cette discussion inachevée, ce qui est certain c'est qu'au verset suivant Dieu
dit à Moïse : " Je suis m'envoie vers vous... " C'est donc le nom propre de Dieu. Et plus loin, le
théologien, ou l'école de théologiens qui a composé ce texte, a rapproché le verbe être du tétragramme
qui est ainsi compris comme la troisième personne du verbe être : IL EST.
Que telle ne soit pas l’étymologie originelle de l'hébreu YHWH, c'est possible. Mais à un
moment de son développement, la théologie hébraïque comprend le nom propre du dieu d'Israël comme
signifiant : celui qui est, seul, capable de dire de lui-même : Je suis celui qui suis. Ou encore, celui dont
le nom propre est : Je suis. Il est, tel est son nom pour toujours.
Non seulement il est, par lui-même, pleinement, sans recevoir l'être de qui que ce soit, non
seulement il est le premier et le dernier, l’alpha et l’omega, le principe et la fin, mais il est aussi celui
qui, seul, donne l'être. Il est le créateur.
Après le retour de l'exil de Babylone, au vi e siècle, dans les siècles qui ont précédé notre ère, on a
progressivement cessé, dans le judaïsme, de prononcer le tétragramme YHWH, qui est utilisé plusieurs
milliers de fois dans les livres de la bibliothèque hébraïque. Au lieu de lire le tétragramme, lorsqu'on le
rencontrait dans le texte hébreu, on lisait : adônaï, le seigneur, mon seigneur.
Les juifs qui ont traduit la Bible hébraïque en langue grecque, aux troisième et second siècles
avant notre ère, ont régulièrement traduit, chaque fois qu'ils l'ont rencontré, le tétragramme YHWH par
le mot grec kurios.
Dans les livres grecs du nouveau testament, le mot kurios désigne, lorsqu'il est question de Dieu,
celui que les livres hébreux appelaient YHWH.
Les traductions latines de la bible hébraïque d'abord traduite en grec ont rendu kurios par
dominas. De même, les traductions latines du nouveau testament grec.
Lorsqu'on a traduit la bible latine en français, partout où l'on lisait : dominus, on a traduit : " le
seigneur ". Dans la traduction des psaumes, en particulier, chaque fois qu'il y avait en hébreu le
tétragramme Y H W H, on lit dans les traductions latines : dominai. Et est ainsi que dans la liturgie
latine, dominas désigne celui qu'en hébreu on appelait Yahweh.
En langue française, le mot seigneur; d'après Littré, signifie : celui qui a l'autorité féodale sur
certaines personnes ou sur certaines propriétés. Le mot seigneur vient du latin senior, qui est le
comparatif de senex, qui signifie : vieux. Au substantif, c'est le vieillard. Les seniores sont les
vieillards. — En somme, quand on appelle aujourd'hui quelqu'un : " Mon seigneur ", ou : " Monsieur ",
cela revient à dire qu'on l'appelle : " Mon vieux8. "
Quoi qu'il en soit de ce dernier point, ce qui est certain, c'est que pour un enfant qui sort des
écoles, le seigneur, c'est un despote féodal; cela évoque les " seigneurs " de son livre d'histoire de
France.
Lorsque, dans la sainte liturgie, et dans les prédications, et dans les livres de piété, dans les
catéchismes, l'enfant entend et lit que constamment Dieu est appelé seigneur, il associe inévitablement
les représentations issues de son livre d'histoire, associées au mot seigneur, et ce que son curé lui dit de
Dieu. La féodalité et le catéchisme se trouvent ainsi associés dans ce terme de seigneur.
C'est évidemment d'une insigne maladresse. Et cela n'a aucune raison d'être, puisque finalement,
si dans la sainte liturgie nous lisons constamment le mot latin dominas, que nous traduisons par
seigneur, c'est simplement parce que les Juifs au retour de la captivité n'ont plus voulu prononcer le
tétragramme Yahweh, dont la prononciation exacte n'est d'ailleurs plus connue.

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Plus précisément : mon plus vieux...
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Partout, dans les textes liturgiques, où nous lisons dominus, seigneur, nous devrions lire :
Yahweh.
Ou bien donc l'on traduit de nouveau le latin dominas par Yahweh ou bien, si l'on ne veut pas
nommer Yahweh, nom propre dont la signification et la prononciation restent obscures, que l'on
traduise tout simplement par " Dieu ".
A la fin du premier siècle de notre ère, l'auteur de Y Apocalypse, qui était juif et qui connaissait
l'hébreu, a traduit en grec le tétragramme Y H W H tel qu'il le comprenait à la suite d'une longue
tradition qui rattachait le tétragramme au verbe être, et il fait précéder sa traduction du mot grec kurios,
qui traduit l’adonaï hébreu, lequel s'est substitué à la lecture du tétragramme : " Moi je suis l’alpha (la
première lettre de l'alphabet grec) et l’omega (la dernière lettre) dit le kurios, le " seigneur " Dieu, —
celui qui est et qui était et qui sera, le tout-puissant " (Ap. i, 8).
En hébreu, les conjugaisons du verbe s'effectuent dans un univers de pensée, selon des catégories,
qui rie sont pas celles dans lesquelles se déploient les conjugaisons des verbes dans les langues
occidentales. Dans notre système de référence, auquel nous sommes habitués, il y a le passé, le présent, et
le futur. En hébreu, la manière de penser est différente. Il y a les formes du verbe qui indiquent que
l'action est achevée, accomplie, — dans le passé, dans le présent ou dans l'avenir. Et les formes du verbe
qui indiquent que l'action est en train de s'effectuer, — autrefois, maintenant ou dans l'avenir. En sorte
qu'un verbe qui se trouve à " l'accompli " peut être traduit en français par un passé, un présent ou un
futur.
Exemple : " Je le vois, mais non pour maintenant; je le contemple, mais non de près : un astre est
sorti de Jacob et un sceptre a surgi d'Israël... " (Nb 24, 17). On peut traduire, légitimement : il est sorti,
dans le passé; il sort, dans le présent; il sera sorti, dans l'avenir.
Cela est si vrai qu'en l'occurrence ce verbe qui indique une action " accomplie ", et qui est traduit en
français par un verbe au passé, désigne un événement futur.
Il en va de même pour les verbes qui sont conjugués à 1' " inaccompli " ou à 1'" inachevé ".Ils
peuvent désigner une action qui était en train de s'effectuer, dans le passé, qui est en train de s'effectuer, dans
le présent, qui sera en train de s'effectuer, dans l'avenir.
L'inaccompli, c'est la forme verbale " bergsonienne ", celle qui indique l'action en train de se
faire...
L'auteur de l’Apocalypse, pour traduire complètement, pour faire comprendre parfaitement à ses
lecteurs de langue grecque la signification du tétragramme Yahweh, telle qu'il le comprend, a cru
devoir décomposer le spectre des significations du verbe hébreu que nous traduisons par " Il est ", mais
dont la signification est plus riche, puisqu'il peut signifier : il était, il est, et il sera. Appliqué à Yahweh,
le verbe être prend l'intégralité de ses significations. Yahweh, c'est celui qui était, qui est et qui sera. Il
est la plénitude de l'être, dans le passé, le présent et l'avenir, car il est celui qui crée le monde, dont le
temps n'est qu'un des caractères.
Pour traduire complètement Yahweh, si on le comprend comme étant la troisième personne du
verbe être, il fallait décomposer et conjuguer le verbe être, dans une langue occidentale, au passé, au
présent et au futur.
Le mot grec kurios est d'abord un adjectif. Il signifie : qui a autorité, plein pouvoir, qui est maître
de, qui a droit de vie et de mort. Pris en un sens substantif, ho kurios signifie : le maître, le souverain.
Le mot grec kuros signifie : autorité souveraine. Le verbe kuroô signifie : donner force de loi,
décider d'une manière souveraine. L'adverbe kuriôs signifie : en maître, avec autorité.
Le kurios, c'était donc le souverain absolu. L'empereur à Rome était appelé kurios.
Le grec kurios, employé dans le nouveau testament grec pour désigner Ieschoua, traduit
l'araméen mar, et mari, seigneur, mon seigneur. Ce mot araméen, nous pouvons encore le Tire à la fin
de la première lettre de Paul aux chrétiens de Corinthe :
18

marana tha (i Co 16, 22) : " Notre seigneur, viens !"


On trouve la même formule, traduite en grec, dans l’Apocalypse : " Amen, viens seigneur Jésus !
" (Ap 22, 20).
Lorsque les chrétiens étaient persécutés, dans les premiers siècles de notre ère, les empereurs
romains se faisaient appeler : kurios, et cela allait très loin : le césar était le souverain absolu, il était
divinisé.
Alors les chrétiens avaient du mérite à dire : Non, pour nous, le césar n'est pas kurios, il n'est, pas
le souverain absolu, divin. Nous n'avons qu'un seul kurios, c'est Dieu. Alors l'emploi de kurios appliqué
à Ieschoua lui-même avait une haute signification, dans le contexte historique de l'époque.
Pour nous, aujourd'hui, qui n'avons plus d'empereur, le problème s'est déplacé. Être chrétien, c'est
reconnaître, penser, et vivre, que seul Dieu est l'absolu. L'État ou la nation ne sont pas l'absolu. Les
conflits que les chrétiens des premières générations rencontraient dans leurs relations avec les césars,
ils les retrouvent aujourd'hui, avec leur État. Il reste légitime et nécessaire de dire que Ieschoua est le
seul kurios, si l’on explique ce que cela veut dire : il est le seul absolu, la seule norme souveraine, et
au-dessus d'elle il n'y en a pas d'autre.
Ieschoua, pour sa part, n'avait pas l'habitude d'appeler Dieu " seigneur " (araméen : mara).
L'expression préférée de Ieschoua pour appeler Dieu était " père " (araméen : abba), " votre père "
(araméen : aboukôn, prononcer avoukôn), " notre père qui est dans les cieux " (abouna dibischmaïa).
Qu'est-ce donc que Dieu, pour le judaïsme, le christianisme et l'islam ?
C'est un être. Non seulement, c'est un être, mais c'est l'être qui seul mérite pleinement,
premièrement, le titre d'être, car l'être il l'est par lui-même, il ne l'a pas reçu, il l'est de toute éternité, et
sans limitation.
Cet être est distinct: du monde, et tout ce qui se trouve dans le monde provient de lui. Il n'y a rien
qui ne provienne de lui, rien d'autre que lui qui existe par soi. Aucun être dans le monde ne peut dire de
lui-même : je suis celui qui suis.
C'est celui sans lequel le monde est impensable, celui qui donne l'être, celui qui crée le monde et
tout ce qu'il renferme, celui qui continue de créer dans le monde, dans la nature et dans l'histoire. Si l'on
dit qu'il est la source du monde sensible on risque de se laisser déporter par une image classique,
séculaire, mais ambivalente. Car la substance qui jaillit et qui résulte de la source est de même nature
que la source elle-même. Tandis que selon le monothéisme juif et chrétien, le monde n'est pas
consubstantiel à Dieu qui est son origine. Le monde est plutôt à Dieu quelque chose d'analogue à ce
que la composition musicale est au compositeur, ou le roman au romancier : une œuvre libre, mais plus
indépendante dans le cas de la création divine, en ce sens que les personnages vivent leur vie propre et
autonome, et peuvent se retourner contre leur auteur.

LE PREMIER MALENTENDU

Le premier malentendu concernant le christianisme commence ici. La plupart de nos


contemporains pensent que la question de savoir s'il existe un dieu ou non, si le monde est le seul être
ou non, est une question qui relève de la" foi ", c'est-à-dire, dans leur pensée, d'une option libre et
gratuite, arbitraire, d'une préférence, plus ou moins affective, mais en tout cas pas de l'analyse rationnelle.
Le christianisme orthodoxe pense, contrairement à cette opinion universellement répandue et bien
établie, que la question de l'existence ou de la non-existence de Dieu relève de l'analyse rationnelle. La
proposition : Dieu existe, distinct du monde, et créateur, est connaissable par l'intelligence qui s'exerce
normalement en s'appuyant sur l'expérience.
Voilà ce que pense le christianisme orthodoxe, à la suite du judaïsme orthodoxe. Nous disons : le
19

christianisme orthodoxe, c'est-à-dire celui qui se développe chez les pères grecs, à la suite du nouveau
testament grec, chez les pères latins, chez les grands docteurs du moyen âge, chez plusieurs
philosophes du XVIIe siècle, et à travers les conciles œcuméniques.
Une branche du christianisme, la branche issue de la Réforme, n'admet pas ce point de vue.
Depuis Martin Luther jusqu'à Karl Barth, cette branche du christianisme estime qu'il n'y a pas de
connaissance de Dieu par l'intelligence humaine à partir de la nature et de tout ce que le monde
contient. L'existence de Dieu, dans cette perspective, relève exclusivement de la " foi ", au sens où
l'entendent nos contemporains, et c'est dans cette branche réformée du christianisme que nos
contemporains ont trouvé cette idée que l'existence de Dieu n'était pas une question relevant de
l'analyse rationnelle.
Sur ce point donc, schisme entre deux types de christianisme.
Selon le christianisme orthodoxe donc, l'existence de l'être absolu, distinct du monde, créateur du
monde, est une vérité accessible en droit à l'intelligence humaine, une vérité vérifiable, et non pas un
postulat relevant de la croyance.
C'est là, nous le disions, un point de vue qui est celui de la tradition biblique, du judaïsme, du
rabbin Schaoul, le pharisien converti au christianisme sur le chemin de Damas. C'est le monde, c'est la
nature, c'est l'histoire, qui enseignent l'existence de Dieu.
Nous avons, dans des ouvrages antérieurs, essayé de montrer comment, en cette fin du xx e siècle,
l'intelligence humaine peut reprendre la démarche séculaire qui la conduit, de l'existence empirique du
monde et de tout ce qu'il contient, à l'existence de celui qui n'est pas le monde, mais qui opère dans le
monde. Nous n'y reviendrons donc pas ici9.
Dans un autre ouvrage, nous avons montré que ce n'est pas seulement le monde ou la nature qui
enseignent Dieu, mais aussi l'histoire humaine, et tout particulièrement, à l'intérieur de l'histoire
humaine, l'histoire d'Israël, ce peuple dans lequel Dieu est en train, depuis bientôt quarante siècles, de
créer une humanité nouvelle 10.
L'analyse rationnelle, peut établir par une réflexion sur le monde, sur la nature, que le monde
n'est pas seul. Par une analyse inductive l'intelligence humaine peut remonter jusqu'à celui qui est
constamment à l'origine du monde, de tout ce qu'il contient, et de tout ce qui apparaît dans le monde.
A partir du moment où l'intelligence humaine a établi que le monde est un poème, un ensemble
de poèmes subsistants qui sont les êtres, il est possible de savoir quelque chose de Dieu le poète à partir
de ses œuvres.
En ce sens, la meilleure introduction à la connaissance de Dieu, c'est l'étude de l'univers, de la
nature et de tout ce qu'ils contiennent. Les sciences de l'univers et de la nature sont l'introduction
normale à la vie contemplative. Contrairement à ce que répètent volontiers aujourd'hui les clercs qui se
veulent d'avant-garde et qui ne font en réalité que remâcher le vieux positivisme d'Auguste Comte, ce
que dit le vieux psaume est toujours vrai, ou, plus exactement, plus vrai que jamais. Plus la science
progresse et plus cela est vrai : " Les cieux (c'est-à-dire l'univers entier) énumèrent la gloire de Dieu, et
la voûte du ciel annonce l'œuvre de ses mains. Le jour au jour en dit une parole et la nuit à la nuit en
donne connaissance. Pas de parole, pas de mots, on n'entend pas leur voix. Dans toute la terre leur
norme est perçue et ce qu'ils disent jusqu'au bout du monde... " (Ps 19, 1). Plus les sciences de la nature
progressent, plus le savant connaît la pensée opératrice dans l'univers et dans la nature. Les sciences de
la nature sont une introduction, l'introduction à la connaissance du logos opérant dans la création.
Une expérience est particulièrement importante, du point de vue métaphysique, pour ce qui est de
la connaissance de Dieu, c'est l'expérience de la beauté. Les pères grecs, nourris de philosophie grecque

9
Comment se pose aujourd'hui le problème del’existence de Dieu, nouvelle édition augmentée, éd. du Seuil, 1971.
10
Le Problème de la révélation, éd. du Seuil, 1969.
20

et particulièrement de la philosophie de Platon, appelaient Dieu " la Beauté ". Ils avaient raison.
L'expérience de la beauté, particulièrement la beauté du visage de l'homme, lorsqu'il n'est pas abîmé, de
la femme, de l'enfant, cette expérience est l'une des meilleures introductions à la connaissance de ce
qu'est Dieu. C'est une expérience qui n'est pas monnayable, et qui ne peut pas être traitée par l'analyse
logique. Il faut l'avoir. Personne ne peut, par le langage ou l'analyse, la communiquer à personne. Il
faut avoir vu la beauté dans un visage. Mais il est certain, comme l'enseigna Platon, que cette
expérience de la beauté a une signification, une portée métaphysiques. Elle conduit l'homme jusqu'à la
connaissance de ce qui est premier dans l'être, avant l'enlaidissement, la connaissance de celui qui est le
premier. C'est à cause de cette doctrine de la beauté, de sa signification, et de la connaissance de Dieu
par la beauté, que le platonisme a fasciné, à juste titre, les théologiens monothéistes. Il a fallu corriger
ce qui, dans le platonisme, était incompatible avec la théologie hébraïque et chrétienne. Il a fallu
introduire l'idée de création, relever la dignité et la consistance ontologique de l'ordre sensible, corriger
la doctrine du mal et l'anthropologie. Mais une idée, une doctrine, une intuition platonicienne subsiste
dans la théologie chrétienne : la beauté du monde, des êtres du monde, est enseignement de Dieu. Elle
est l'une des voies qui conduit à la connaissance de Dieu.

L'orthodoxie a toujours pensé, et affirmé, que l'existence de Dieu est connaissable, avec certitude,
par l'intelligence humaine, qui réfléchit sur le monde, qui s'efforce de penser le monde, la nature et tout
ce qu'ils contiennent.
C'est la doctrine de la bibliothèque hébraïque : Dieu est connu par son œuvre, sa création. Les
deux et la terre enseignent la gloire de Dieu. Le monde est, à nos yeux, la manifestation de Dieu.
L'intelligence humaine peut et doit, à partir de cette manifestation, remonter jusqu'à celui qui est son
poète.
C'est la doctrine de saint Paul.
L'apôtre Paul, lorsqu'il passa à Lystre, aux confins de la Lycaonie et de l’Isaurie, en Asie
mineure, entre les années 44 et 47, expliqua, aux hommes qui voulaient lui rendre un culte, parce qu'il
avait guéri un infirme : Dieu, dans les générations passées, a laissé toutes les nations suivre leurs voies.
Et cependant il ne s'est pas laissé lui-même sans témoignage, car il faisait le bien, il donnait les pluies,
les fruits de la terre, il remplissait les cœurs des hommes de nourriture et de joie11.
Dieu est connu par le don qu'il fait de l’existence, et par tous les dons qui constituent l'existence
humaine. Il est essentiellement celui qui donne, celui qui donne le premier.
Paul, au début de sa lettre adressée à la communauté chrétienne de Rome (vers 57-58), écrit :
" La colère de Dieu se manifeste (...) sur toute impiété et injustice des hommes qui maintiennent
la vérité prisonnière dans l'injustice. Car ce qui est connaissable de Dieu est manifeste en eux. Car Dieu
le leur a manifesté. Car ses propriétés invisibles, à partir de la création du monde, par ses œuvres, sont
visibles pour l'intelligence : sa puissance éternelle et sa divinité, en sorte qu'ils sont inexcusables. Car
ayant connu Dieu ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu ni ne lui ont rendu grâces, mais ils sont devenus
vains dans leurs raisonnements et leur cœur sans intelligence s'est enténébré.
Prétendant être sages, ils sont devenus idiots, et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible
pour la semblance d'une image corruptible d'homme, et d'oiseaux, et de quadrupèdes et de reptiles.
" C'est pourquoi Dieu les a livrés aux passions de leurs cœurs, pour l'impureté... Eux qui ont
changé la vérité de Dieu pour le mensonge, qui ont servi et adoré le créé au lieu du créateur, qui est
béni dans tous les siècles... " (Rm I, 18).
Que Dieu soit connaissable par l'intelligence humaine, que son existence et nombre de ses
attributs soient connus par la pensée à partir du monde créé qui le manifeste, c'est ce que, après saint

11
Ac 14, 15 et s.
21

Paul, les pères, aussi bien grecs que latins ont toujours pensé. Il est en effet absurde de demander à
quelqu'un de croire en un être s'il ne sait pas d'abord qu'il existe. On ne peut pas se fier en quelqu'un,
s'en remettre à lui, le prier, si on ne sait pas d'abord avec certitude qu'il existe.
C'est pourquoi par exemple saint Basile, évêque de Césarée, au ive siècle, lorsque l'un de ses
correspondants lui demande : Qu'est-ce qui est premier, la connaissance (gnôsis) ou la foi (pistis) ? —
saint Basile répond : la connaissance, évidemment. Dans les disciplines profanes, écrit-il, il en va peut-
être autrement. La foi y précède peut-être la connaissance. Mais dans l'étude qui se fait chez nous, en
théologie chrétienne, la connaissance précède la foi. " Lorsqu'il s'agit de la foi qui concerne Dieu, ce
qui marche en avant, ce qui précède, c'est la pensée, la conception qui porte sur l'existence de Dieu, sur
le fait que Dieu existe. Cette connaissance-là nous la formons à partir des œuvres de Dieu. Nous
parvenons à la connaissance de Dieu sage, et puissant et bon, et de toutes ses propriétés invisibles, par
un acte d'intelligence qui procède à partir de la création du monde... Une telle connaissance, la foi la
suit, et une telle foi, l’adoration12. "
Grégoire de Nazianze, au ive siècle, dans les années 379 à 381, tout comme Thomas d'Aquin au
e
xiii siècle, dans la Somme contre les Gentils, commence son grand enseignement théologique, à
Constantinople, par des analyses qui relèvent de la théologie naturelle, c'est-à-dire de la simple analyse
philosophique portant sur l'existence de Dieu et les attributs de Dieu connaissables par cette analyse 13.
" Que Dieu existe, cause créatrice et organisatrice de tous les êtres, la vue nous l'enseigne, et la
loi de la nature... La loi naturelle, à partir des réalités qui sont visibles et ordonnées, nous permet
d'induire par le raisonnement l'existence de celui qui est la cause première. Car comment subsisterait-il,
cet univers, et comment serait-il unifié d'une manière cohérente, si Dieu ne donnait l'être à tout et ne lé
contenait ?... Ainsi pour nous le créateur est évident, celui qui meut et qui garde les êtres créés, même si
par la pensée nous ne pouvons pas l'embrasser et le comprendre d'une manière totale14. "
C'est la doctrine constante des pères grecs et latins. C'est la pensée de saint Augustin, et, au viii e
siècle, de Jean Damascène qui résume et récapitule tout l'enseignement des pères grecs. C'est au xiie siècle
la doctrine de Moïse Maïmonide. Au xiiie siècle, c'est l'enseignement d'Albert le Grand, de Thomas
d'Aquin, de Bonaventure. Au début du xiv e siècle, c'est l'enseignement de Jean Duns Scot. Au xvii e
siècle, c'est ce que professent à leur manière des philosophes comme Descartes et Leibniz.
L'avis contraire, à savoir que l'existence de Dieu n'est pas connaissable d'une manière certaine par
l'intelligence humaine à partir du monde et indépendamment de la révélation, se développe semble-t-il
à partir du xive siècle chez certains théologiens.
Cela devient un dogme en Europe à partir de Kant et d'Auguste Comte.

AU XIXe SIÈCLE

Dès 1835 et 1840, Louis Eugène Bautain (1796-1867) professeur à l'université de" Strasbourg et
directeur du séminaire diocésain, dut souscrire aux propositions suivantes sur la demande de l'évêque de
Strasbourg :
" 1. Le raisonnement peut prouver avec certitude l'existence de Dieu et l'infinité de ses
perfections. La foi, don du ciel présuppose (elle est postérieure à) la révélation; elle ne peut donc pas
convenablement être alléguée vis-à-vis d'un athée en preuve de l'existence de Dieu.
2. La divinité de la révélation mosaïque se prouve avec certitude par la tradition orale et écrite de
la synagogue et du christianisme.
12
BASILE DE CÉSARÉE, Lettre 235, 1.
13
Cf. GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 28, 6 et s.
14
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 28, 6; PG 36, 32-33.
22

3. La preuve de la révélation chrétienne tirée des miracles de Jésus-Christ, sensible et


frappante pour des témoins oculaires, n'a point perdu sa force et son éclat vis-à-vis des générations
subséquentes. Nous trouvons cette preuve en toute certitude dans l'authenticité du Nouveau Testament,
dans la tradition orale et écrite de tous les chrétiens. C'est par cette double tradition que nous devons la
démontrer à l'incrédule qui la rejette (à ceux qui la rejettent) ou à ceux qui, sans l'admettre encore, la
désirent.
4. On n'a pas le droit d'attendre d'un incrédule qu'il admette la résurrection de notre divin
sauveur, avant de lui en avoir administré les preuves certaines ; et ces preuves sont déduites de la même
tradition par le raisonnement.
5. Sur ces questions diverses, la raison précède la foi et doit nous y conduire (l'usage de la
raison précède la foi et y conduit l'homme par la révélation et la grâce).
6. Quelque faible et obscure que soit devenue la raison par le péché originel, il lui reste assez
de clarté et de force pour nous guider avec certitude à l'existence de Dieu, à la révélation faite aux Juifs
par Moïse, et aux chrétiens par notre adorable Homme-Dieu (la raison peut prouver avec certitude
l'authenticité de la révélation faite aux Juifs par Moïse et aux chrétiens par Jésus-Christ)15. "

En 1844, Louis Eugène Bautain signa, sur la demande de la congrégation des évêques,
l'engagement suivant : " Nous promettons aujourd'hui et pour l'avenir :
1. de ne jamais enseigner que, avec les seules lumières de la droite raison, abstraction faite de
la révélation divine, on ne puisse donner une véritable démonstration de l'existence de Dieu;
2. qu'avec la raison seule on ne puisse démontrer la spiritualité et l'immortalité de l'âme, ou
toute autre vérité purement naturelle, rationnelle ou morale;
3. qu'avec la raison seule on ne puisse avoir la science des principes ou de la métaphysique,
ainsi que des vérités qui en dépendent, comme science tout à fait distincte de la théologie surnaturelle
qui se fonde sur la révélation divine;
4. que la raison ne puisse acquérir une vraie et pleine certitude des motifs de crédibilité, c'est-
à-dire de ces motifs qui rendent la révélation divine évidemment croyable, tels que sont spécialement
les miracles et les prophéties, et particulièrement la résurrection de Jésus-Christ;
5. que la religion chrétienne ne puisse s'adapter à toute forme légitime de gouvernement
politique, tout en restant la même religion chrétienne et catholique complètement indifférente à toutes
les formes de régime politique, ne favorisant pas l'une plus que l'autre, et n'en excluant aucune 16. "

En 1855, Augustin Bonetty (1798-1879), dut signer à la demande de plusieurs évêques les
propositions suivantes :
1. Même si la foi est au-dessus de la raison, aucune dissension cependant, aucune dissidence ne
peut jamais être trouvée entre elles, puisque les deux tiennent leur origine d'une seule et même source
immuable de vérité, Dieu très bon et très grand, et qu'ainsi elles s'apportent mutuellement secours.
2. Le raisonnement peut prouver avec certitude l'existence de Dieu, la spiritualité de l'âme, la
liberté de l'homme. La foi est postérieure à la révélation, et par conséquent, pour prouver l'existence de
Dieu contre l'athée, pour prouver la spiritualité de l'âme rationnelle et la liberté contre le partisan du
naturalisme et du fatalisme, elle ne peut être alléguée d'une manière convenable.
3. L'usage de la raison précède la foi, et conduit l'homme à la foi par l'œuvre de la révélation
et de la grâce17. "

15
ES 2751 et s. Entre parenthèses se trouvent les formules de 1835.
16
ES 2765 et s.
17
Décret de la congrégation de l'index, 15 juin 1855; Ef 2811 et s.
23

En 1869, le cardinal Deschamps, archevêque de Malines, l'un des rédacteurs de la constitution de


fide au premier concile du Vatican, écrivait :
" L'infaillibilité de l'Église enseignante, dans la conservation du dépôt de la foi, n'est pas la seule
qui soit méconnue de nos jours, et dont le Concile devra prendre la défense. L'infaillibilité surnaturelle
qui garde fidèlement au monde, selon les promesses de Jésus-Christ, la vérité divinement révélée
présuppose l'infaillibilité naturelle ou l'autorité certaine de la raison dans les choses de sa compétence.
Chez l'homme qui jouit de l'usage de la raison, l'ignorance invincible et le doute légitime n'existent pas
sur les premiers principes... La raison, dès que son attention est éveillée, adhère infailliblement, ou avec
une pleine certitude, au simple énoncé des premiers principes de la raison elle-même et de la
conscience... C'est à l'infaillibilité naturelle de la raison que l'on donne le nom de sens commun, parce
que le bon sens est commun à tous les hommes...
" Eh bien ! c'est la certitude ou l'infaillibilité naturelle de la raison qui est misérablement niée
aujourd'hui dans son domaine principal, dans la sphère de l'ordre moral18. "

Premier concile dit Vatican (1870).

Nous aurions aimé, nous l'avons dit, suivre dans notre exposé l'ordre historique des grands
conciles. Mais ce n'est pas possible. Ce qui, dans un exposé d'initiation, doit être expliqué d'abord, à
savoir : comment l'intelligence humaine accède à la connaissance de l'existence de Dieu, — cela a été
défini, formulé explicitement par un concile œcuménique seulement en 1870, quoique, ce qu'elle a dit
là, l'orthodoxie l'ait toujours pensé, depuis le début. La lettre de Paul qui l'exprime date sans doute de
57 ou 58, et c'était, bien avant Paul, la pensée du judaïsme, la doctrine biblique elle-même. Ce sera la
doctrine constante des pères grecs et latins, des grands docteurs du moyen âge. L'orthodoxie ne l'a
formulée solennellement qu'à la fin du xixe siècle parce que l'avis contraire avait commencé de
prévaloir sous les influences de Kant et d'Auguste Comte. On voit donc, par cet exemple, que
l'orthodoxie peut formuler et exprimer très tard ce qu'elle pense depuis le commencement. U ordre
d'explicitation on de formulation des dogmes n'est pas l'ordre d'existence. Ils existent depuis le début,
mais ils ne sont dits que si les circonstances extérieures l'imposent.
Le premier concile du Vatican, en 1870, définit solennellement ce que l'église pense de Dieu.
Ce qu'elle définit là solennellement, elle le savait depuis toujours, depuis le commencement. C'est
la doctrine des apôtres, c'est la doctrine de Ieschoua. C'était même, bien avant, la doctrine du judaïsme.
Tous les docteurs et tous les pères, l'avaient professée.
Pourquoi l'église attend-elle 1870 pour définir ce qu'elle pense depuis toujours et ce que le
judaïsme, dont elle hérite, pensait avant elle ?
Tout simplement parce que, au xiiie et au xixe siècles, des philosophes allemands avaient proposé
une théorie de Dieu, ou de l’"Absolu " comme ils disent, qui est totalement incompatible avec l'essence
même du monothéisme juif et chrétien.
" La sainte église catholique, apostolique, romaine, croit et professe qu'il existe un seul Dieu
véritable et vivant, créateur et seigneur du ciel et de la terre, tout-puissant, éternel, immense, qui ne
peut pas être compris d'une manière exhaustive, infini en intelligence et volonté, et en toute perfection.
" Il est une substance spirituelle unique, singulière, absolument simple et non susceptible de
changement. Il doit donc être enseigné publiquement distinct du monde, en réalité et par son essence. Il
est en lui-même et par lui-même, bienheureux au plus haut point. Il est au-dessus de tous les êtres qui
sont à part lui et qui peuvent être conçus, élevé d'une manière indicible.

18
CARDINAL DESCHAMPS, L'Infaillibilité et le Concile général, publié par E. CECCONI, Histoire du Concile du Vatican
d'après les documents originaux, t. IV, trad. fr., Paris, 1887, P- 43
24

" Ce seul véritable Dieu, par sa bonté et par sa toute-puissance, non pas pour augmenter son
bonheur, ni pour l'acquérir, mais pour manifester sa perfection par les biens qu'il communique en
partage aux êtres créés, par une décision absolument libre de son conseil, a constitué simultanément dès
le commencement du temps et de rien l'une et l'autre créature, la spirituelle et la corporelle, c'est-à-dire
bien évidemment l'angélique et la mondaine, et enfin l'humaine, qui est constituée par la communauté
de l'esprit et du corps.
" L'universalité des êtres qu'il a fondée, Dieu la protège et la gouverne19. "
Lorsque le concile du Vatican définit Dieu : " une substance spirituelle unique et singulière,
absolument simple et non susceptible de changement ", — il précise d'une manière univoque le sens du
mot grec ousia, qui, nous le verrons plus loin, a été utilisé dès le premier concile œcuménique, à Nicée,
en 325, pour désigner Dieu. Mais, nous le verrons, en grec le mot ousia peut avoir deux sens. La
définition de Vatican 1 précise de quel sens il s'agit. L'orthodoxie l'avait toujours compris ainsi, mais il
était bon de lever toute équivoque possible à cet égard.
Pourquoi l'église, pourquoi l'orthodoxie attend-elle la fin du xixe siècle pour définir ce qu'elle
pense de Dieu, de sa distinction du monde, de la liberté de la création, alors qu'elle l'a toujours pensé, et
que c'est même, nous l'avons vu, la doctrine plus ancienne du judaïsme, l'essence même, peut-on dire,
du monothéisme hébreu ? La théologie hébraïque s'est formée, s'est constituée, contre les mythologies
que le document du premier concile du Vatican condamne ici, et qu'il va condamner encore plus
nettement plus loin.
C'est tout simplement parce que, comme nous l'avons dit, des philosophes, principalement
allemands, ont enseigné justement ce que le concile du Vatican rejette.
C'est une vieille, très vieille histoire, qui remonte très haut dans le temps. Il faut remonter
jusqu'au théosophe allemand Jacob Boehme (né en 1575) et plus haut encore, jusqu'aux systèmes
gnostiques des premiers siècles de notre ère, pour trouver les racines de cette doctrine que va exprimer
Jacob Boehme et que vont reprendre les philosophes allemands : Schelling et Hegel.
L'idée de base de cette théosophie, c'est que Dieu n'est pas éternellement réalisé. Il est en genèse,
en devenir. Il se fait progressivement. Il s'engendre lui-même. L'Absolu n'est pas tout fait, parfait, il se
fait sans cesse. Et cette genèse, selon les théosophes allemands, est tragique. Elle est essentiellement
tragique, c'est-à-dire que la tragédie est nécessaire au développement de Dieu, à son
autodéveloppement. Le satanique est immanent et essentiel à l'essence divine. Sans le satanique, la vie
de l'Absolu serait platitude et ennui. C'est la puissance du négatif en Dieu qui le conduit à se déchirer, à
se diviser, à s'aliéner lui-même. Cette première aliénation, c'est la création du monde. La création du
monde est nécessaire au développement de Dieu. C'est-à-dire que la cosmogonie est nécessaire à la
théogonie. Dieu prend conscience de soi et devient " l'Esprit absolu " en se divisant, en se déchirant, en
s'aliénant, et cette aliénation de la substance divine, c'est la création du monde. Le monde ou la nature
ne sont donc pas d'une essence, d'une substance ou d'une nature différente de Dieu. Le monde ou la
nature, c'est Dieu lui-même aliéné, exilé. La nature physique, c'est la divinité pétrifiée, solidifiée.
Dieu a besoin de ce processus historique pour parvenir à la conscience de soi, pour devenir Dieu.
Faute de quoi, et avant quoi, il reste dans un état germinal indifférencié, comme un embryon qui ne
s'est pas développé.
Comme on le voit, il s'agit d'une forme de panthéisme, puisque la nature n'est rien d'autre que la
substance de Dieu aliénée. Mais d'un panthéisme évolutif, génétique, c'est-à-dire que la divinité elle-
même est en genèse tragique dans l'histoire de la nature et dans l'histoire de l'homme. Autrement dit,
nous sommes en présence d'une authentique théogonie.

19
Concile du Vatican I, Constitution dogmatique de la foi catholique, chap. I, " De Dieu créateur de tous les êtres "; texte latin
dans COD p. 781; ES 3001.
25

C'est justement cette mythologie théogonique que les plus anciens théologiens hébreux avaient
rejetée. C'est celle que reprendront certains gnostiques des premiers siècles de notre ère, puis les maîtres
de l'idéalisme allemand.
" La même sainte mère, l'église, tient et enseigne que Dieu, qui est principe et fin de tous les êtres,
peut être connu par la lumière naturelle de la raison humaine, à partir des êtres créés, d'une manière
certaine20. "
Et le texte conciliaire cite le passage que nous avons traduit de la lettre de Paul aux Romains.
Contre qui cette affirmation est-elle dirigée ? Bien entendu contre ceux qui disaient le contraire, c'est-
à-dire Emmanuel Kant, Auguste Comte et leurs disciples.
Nous l'avons vu : l'orthodoxie a toujours pensé que l'existence du monde21 est connaissable d'une
manière certaine à partir de la création, à partir du monde et de la nature, pour l'intelligence qui réfléchit
sur le monde et sur la nature. C'est la doctrine de l'apôtre Paul. C'est la doctrine des pères grecs et latins.
C'est la doctrine des grands docteurs du moyen âge : Albert le Grand, Bonaventure, Thomas d'Aquin,
Jean Duns Scot.
C'était, bien avant le christianisme, la doctrine des théologiens hébreux qui sont les auteurs de la
bibliothèque hébraïque inspirée.
Il a fallu attendre Guillaume d'Occam, au xive siècle, pour voir cette doctrine constante mise en
question, puis rejetée par ses disciples indirects, comme Martin Luther, et un disciple de Luther,
Emmanuel Kant.
L'orthodoxie a donc dû dire, définir, expliciter ce qu'elle avait toujours pensé, mais qu'elle n'avait
pas cru utile de préciser, puisque personne ne mettait en doute ce qu'elle pensait, avec d'ailleurs
quelques philosophes païens, comme par exemple Aristote : l'intelligence en travaillant sur le monde peut
arriver à connaître l'existence de celui qui le premier fournit l'information, la source première de
l'information. Aristote y était parvenu sans la révélation.
Le premier concile du Vatican, après l'exposé de la doctrine dans les " chapitres ", fait suivre cet
exposé d'un certain nombre de " cations " qui rejettent la doctrine opposée.
Ainsi la doctrine est exposée deux fois. Une fois d'une manière positive : l'église dit ce qu'elle
pense. Une seconde fois d'une manière négative ou apophatique : l'église dit ce qu'elle ne pense pas, ce
qu'elle rejette, ce qu'elle repousse. Ainsi il n'y aura pas d'hésitation possible sur le contenu et la
signification de sa pensée.
Le mot latin canon, que nous avons laissé en français tel quel, est le décalque du grec kanôn qui
signifie : tige de roseau, puis : tige de bois, barre de bois. D'où, au figuré : règle, modèle. Puis : Hâte,
table, catalogue. En somme, le grec kanôn a pris le sens de critère et de norme, de règle qui a force de
loi.
Vers le ive siècle, il a été appliqué aux livres que les chrétiens considéraient comme faisant partie
de l'ensemble des écrits inspirés. Athanase, évêque d'Alexandrie au iv e siècle, distingue les livres qui
sont ta kanonizomena, ceux qui sont reçus comme ayant autorité, parce que inspirés, et les livres ou
kanonizomena, ceux qui n'entrent pas dans cet ensemble. Le " canon " des livres saints, c'est donc le
catalogue reconnu par l'église des livres inspirés, que l'on appellera alors les livres " canoniques ".
Plus tard, les Syriens, les Latins et les Grecs ont donné au mot grec kanôn le sens de règle. La
bible entière est kanôna tès alètheias : règle de vérité.
Les Latins, en transcrivant tout simplement le mot grec kanôn lui donnent aussi le sens de règle,
règle de foi, règle de vérité.
C'est en ce sens que l'expression kanôn ou, en latin, canon, est utilisée par les conciles, depuis le

20
Concile du Vatican I, Constitution dogmatique de la foi catholique, chap.ii ; COD, p. 782 ; ES 3004.
21
N.B. Tresmontant veut sans doute ici parler plutôt de «l’existence de Dieu»
26

concile de Nicée en 325.

Concile du Vatican I, Canons, I. Au sujet de Dieu créateur de tous les êtres.


" 1. Si quelqu'un niait un seul véritable Dieu, créateur des êtres visibles et invisibles : qu'il soit
anathème.
" 2. Si quelqu'un n'avait pas honte d'affirmer qu'à part la matière rien n'existe : qu'il soit
anathème.
" 3. Si quelqu'un disait qu'unique et la même est la substance ou l'essence de Dieu et de tous
les êtres : qu'il soit anathème.
" 4. Si quelqu'un disait que les êtres finis, aussi bien les corporels que les spirituels, ou seulement
les spirituels, proviennent de la substance divine par émanation,
— ou que l'essence divine par sa propre manifestation ou par son évolution, devient toutes
choses;
— ou enfin que Dieu, c'est l'étant universel ou indéterminé qui, en se déterminant, constitue
l'universalité des choses, distincte en genres, espèces et individus : qu'il soit anathème.
" 5. Si quelqu'un ne reconnaissait pas que le monde et toutes les choses qui sont contenues en lui,
les spirituelles et les matérielles, du point de vue de la totalité de leur substance, ont été produites par
Dieu de rien;
—- ou bien disait que Dieu n'a pas créé par sa volonté, libre de toute nécessité, mais qu'il a créé
d'une manière aussi nécessaire que nécessairement il s'aime lui-même;
— ou niait que le monde a été fondé pour la gloire de Dieu : qu'il soit anathème22. "
Suivent des " canons " concernant la raison et la révélation. Lisons le premier :
" I. Si quelqu'un disait que Dieu unique et véritable, créateur et notre seigneur, par l'intermédiaire
des choses qui sont créées, par la lumière naturelle de la raison humaine, ne peut pas être connu d'une
manière certaine : qu'il soit anathème23. "

L'expression française : " qu'il soit anathème " traduit le latin : anathema sit.
Le mot latin anathema est un simple décalque du grec anathèma ou anathéma : ce qu'on place
par-dessus, ce qu'on offre en outre. Anathèma vient du verbe grec ana-tithèmi qui signifie : enlever et
poser sur, attribuer quelque chose à quelqu'un. L''anathema en est venu à signifier l'offrande religieuse,
l'offrande votive. D'où le sens de : consacré. L’anathèma, c'est ce qui est consacré à la divinité.
Le mot grec anathèma traduit, dans la traduction grecque de la bible hébraïque dite des "
Septante " (LXX) le mot hébreu herem.
Exemples : " Tout herem, toute chose consacrée, qu'un homme consacrera (iacharim) à Yahweh,
de tout ce qui est à lui, depuis l'homme (meadam) et le bétail, depuis le champ qu'il a acquis — cela ne
sera ni vendu ni racheté. Tout ce qui est consacré (herem) est saint des saints pour Yahweh... " (Lv 27,
28).
" Le Cananéen, roi d'Arad, qui habitait le Négeb, entendit qu'Israël arrivait par le chemin des
Atarim et il combattit contre Israël, il lui fit des prisonniers. Alors Israël voua son vœu à Yahweh, il
dit : si tu daignes livrer ce peuple à ma main, j'offrirai ces villes, j'en ferai un herem, wehacharameti. Et
Yahweh écouta la voix d'Israël et il donna les Cananéens. Et on fit d'eux un herem, eux et leurs villes...
" (Nb 21, 1 et s.).
" Vous brûlerez par le feu les idoles de leurs dieux, tu ne convoiteras ni l'argent ni l'or qui est sur
elles, et tu ne les prendras pas pour toi, de peur que par lui tu ne sois pris au piège, car c'est une

22
Concile du Vatican I, Constitution dogmatique de la foi catholique, Canons; COD, p. 785; ES 3021 et s.
23
Concile du Vatican I, Constitution dogmatique de la foi catholique, chap. ii, Canons; COD, p. 786; ES 3026.
27

abomination pour Yahweh ton Dieu et tu ne dois pas faire entrer l'abomination dans ta maison, car tu
serais comme elle herem; tu dois l'avoir en horreur et tu dois l'avoir en abomination, car c'est un herem
" (Dt 7, 25-26).
Le mot hébreu herem (c'est un h dur, de sorte qu'on peut aussi transcrire : cherem à condition, de
prononcer le ch comme en allemand, ou comme h. jota espagnole, qui dérive d'ailleurs de l'arabe)
provient du verbe haram (même prononciation du h) qui signifie : vouer à la destruction, consacrer à
Dieu; d'où excommunier.
Exemple : " Celui qui fait des sacrifices aux dieux sera herem, exclu de la communauté d'Israël "
(Ex 22, 19).
C'est dans le sens du mot hébreu herem, traduit en grec par les rabbins anathema, que le nouveau
testament grec emploie ce mot :
Les Actes des Apôtres racontent que des Juifs adversaires de Paul l’anathématisent eux-mêmes,
c'est-à-dire font un vœu, en disant qu'ils ne mangeraient pas et ne boiraient pas, tant qu'ils n'auraient
pas tué Paul (Ac 23, 12). Us dirent: " Nous nous vouons nous-mêmes, nous prononçons un herem sur
nous-mêmes en jurant de ne rien goûter tant que nous n'aurons pas tué Paul " (Ibid. 23, 14).
Paul lui-même, dans la lettre qu'il écrit aux chrétiens de Rome, vers 57 ou 58, écrit :
" Je dis la vérité dans le christ, je ne mens pas, ma conscience me rend témoignage dans l'esprit
saint : mon chagrin est grand et c'est une constante torture en mon cœur. Je voudrais être anathema
(=herem) moi-même, apo tou christou, séparé du christ, pour (ou : en faveur de) mes frères, ceux de
ma race, selon la chair, eux qui sont Israélites, à qui appartient l'adoption filiale et la gloire et les
alliances et la législation et le culte et les promesses, eux qui ont les pères et de qui est issu le christ, du
point de vue de la chair, lui qui est Dieu au-dessus de tous les êtres... " (Rm 9, 1 s.).
Herem, traduit en grec par anathema, signifie ici, on le voit, à la fois " maudit " et " séparé de ".
Dans la première lettre qu'il écrivit aux chrétiens de Corinthe, (vers 57) Paul dit, à propos des
dons de l'esprit saint : " Personne, parlant dans l'esprit de Dieu, ne dit : anathéma Jèsous (—herem
Ieschoua). Et personne ne peut dire : il est kurios, Jèsous, si ce n'est dans l'esprit saint " (1 Co 12, 3).
Dans la lettre enfin qu'il écrivit aux chrétiens de Galatie (vers 5 7 aussi), Paul dit à ceux qu'il a
enseignés : " Si même un messager venant du ciel vous enseignait une autre annonce que celle que je
vous ai enseignée, qu'il soit anathema " (Ga 1, 8).
C’est cette expression qui a été reprise par les pères dans les conciles de langue grecque, comme
nous le verrons à partir du concile de Nicée, puis par les pères latins dans les conciles dont les actes ont
été formulés en langue latine. L'expression signifie : qu'il soit exclu de la communauté. Il n'appartient
plus au corps que constitue l'église. Il est hors de sa doctrine et donc de la vie qui passe en elle et par
elle.
Le terme et la pratique du hère m a subsisté aussi dans le judaïsme. On se souvient que le 27
juillet 1656 le herem est prononcé contre Baruch Spinoza.
Il est inutile de se scandaliser, ou de feindre de se scandaliser, de ce que l'église s'exprime de
cette manière. Nous allons le voir tout au long de ce travail : l'église est un corps, un organisme
spirituel, un corps de pensée. Elle a sa propre pensée, sa norme constitutive, elle a sa raison immanente
et informante, son logos immanent. Ce logos immanent et informant, c'est celui de Dieu même. Comme
tout organisme vivant qui se développe, cet organisme spirituel qui s'appelle l'église assimile et élimine
ce qui est incompatible avec sa propre substance, avec sa propre loi immanente de développement. Elle
ne peut pas plus garder en elle des éléments incompatibles avec sa propre substance, qu'un organisme
vivant ne peut garder en soi des substances qui lui sont étrangères et qui l'empoisonnent. Lorsque
l'église rencontre sur son chemin une doctrine qui est incompatible avec sa propre nature ou essence,
elle le dit, et elle fait bien de le dire. Elle élimine ainsi une doctrine qui est incompatible avec sa propre
norme constituante. Elle ne peut pas faire autrement. Lorsque quelqu'un soutient une thèse qui est
28

incompatible avec le monothéisme chrétien, l'église dit : cette doctrine est incompatible avec le
christianisme; elle est étrangère au christianisme. Cela ne porte pas forcément condamnation contre les
hommes, contre les personnes. Mais cela élimine une doctrine, une thèse, qui de fait est incompatible
avec l'organisme spirituel de la pensée chrétienne. Demander à l'église d'assimiler n'importe quoi, et y
compris ce qui est incompatible avec ce qu'elle est et ce qu'elle pense, ce qui est en contradiction avec
ses thèses fondamentales, c'est tout simplement absurde. On ne demande pas au matérialisme athée de
professer l'existence de Dieu tout en restant ce qu'il est. De même, on ne peut pas demander au
monothéisme chrétien de devenir hégélien ou kantien, car il y a contradiction flagrante entre les
affirmations de part et d'autre.

THÉORIE DE LA CONNAISSANCE

L'orthodoxie pense donc, et elle a toujours pensé, que l'intelligence humaine est capable,
indépendamment de la révélation, de connaître l'existence de Dieu créateur, distinct du monde,
transcendant. L'existence de Dieu n'est pas une question de " croyance " ou de " foi " au sens moderne
de ce mot. C'est une question de connaissance, d'analyse rationnelle, d'intelligence.
En affirmant cela, l'orthodoxie affirmait quelque chose au sujet de l'intelligence humaine et de ses
capacités. L'église chrétienne universelle, orthodoxe, affirmait que l'intelligence humaine est capable de
connaître avec certitude l'existence de Celui qui n'est pas visible par nos yeux, ni tangible par notre
toucher. Elle prenait donc parti dans une querelle philosophique : le problème de la connaissance.
Comme on le sait, plusieurs écoles, ou tendances, se sont partagé la pensée humaine, depuis plus
de vingt-cinq siècles, en ce qui concerne ce problème de la connaissance.
Certains pensent que la seule connaissance possible, c'est celle qui est fournie par nos sens : la
vue, le toucher, l'odorat. On ne peut pas aller plus loin. Il faut s'en tenir là.
D'autres au contraire pensent que l'intelligence ou la raison humaine peut aller plus loin.
Mais ceux-ci se partagent à leur tour en deux camps, I. Ceux qui pensent que la raison humaine
peut procéder sans partir de l'expérience concrète, en suivant sa propre logique, ou ce qui lui paraît tel,
sans se confronter constamment à l'expérience, sans demander à l'expérience la vérification de ses
inductions. 2. Ceux qui pensent que le rationalisme authentique est un rationalisme expérimental, c'est-
à-dire que l'analyse rationnelle doit partir de l'expérience et se confronter constamment à l'expérience,
au donné objectif.
Aujourd'hui, en cette fin du xxe siècle, la plus grande partie de l'humanité savante pense que
l'intelligence humaine peut constater ce qui est donné dans l'expérience, décrire la Structure du monde,
de la nature, et de tous les êtres qu'ils contiennent, analyser leur comportement, leur histoire, leur
évolution, mais rien de plus. La plupart des savants et des philosophes, aujourd'hui, pensent que
l'intelligence humaine ne peut pas aller au-delà, qu'elle ne peut pas répondre aux questions
fondamentales qu'elle se pose, concernant l'origine du monde, son existence, sa finalité, l'origine, le but
et le sens de la destinée humaine. C'est-à-dire que la majorité des savants et des philosophes,
aujourd'hui, pense que l'intelligence humaine ne peut pas faire de métaphysique, du moins d'une
manière légitime. La métaphysique est considérée soit comme un agréable divertissement, soit comme
une occupation dérisoire. Elle relève, nous dit-on, des options, des préférences, des sentiments. Elle
n'est pas une connaissance objective, de caractère rationnel, et donc scientifique.
Tel est aujourd'hui l'avis de la majorité.
L'église catholique, totalement à contre-courant sur ce point comme sur d'autres, pense au
contraire que l'intelligence humaine est capable de connaissance métaphysique en procédant à partir de
l'expérience, à partir du donné objectif. L'intelligence humaine peut répondre d'une manière positive,
29

rationnelle, certaine, à la question de savoir ce qui est vrai : l'athéisme ou le monothéisme. Elle peut
décider sur ce point. Ce n'est pas une question de sentiment, ni de préférence. Ce n'est pas une option.
C'est une connaissance rationnelle certaine fondée dans l'expérience.
L'église catholique pense que la métaphysique est possible comme science, science éminente.
Elle pense donc qu'il n'existe pas un seul type de science : les sciences expérimentales. Elle pense que
la métaphysique aussi est une science, et, nous le verrons, la théologie également.
Le christianisme orthodoxe implique donc une certaine théorie de la connaissance, puisqu'il
pense, fermement, que l'intelligence humaine est capable, à partir de la réalité objective, d'entreprendre
et de réussir une analyse rationnelle qui la conduise jusqu'à la connaissance de l'<existence de Dieu.
Oui, nous le verrons, le christianisme orthodoxe implique et comporte une certaine théorie de la
connaissance, qui est liée à une certaine anthropologie. Il implique, il comporte une certaine théorie de
la raison, de la capacité, de la puissance de la raison. Le christianisme orthodoxe est à cette heure, avec
le judaïsme orthodoxe, le seul rationalisme intégral, puisqu'il est la seule " philosophie " qui pense que
la raison peut répondre aux questions qu'elle se pose et aller jusqu'au bout des analyses qu'elle désire
entreprendre. — On ne peut pas appeler " rationalisme " ce plat positivisme scientiste qui règne
aujourd'hui, et qui professe que la raison humaine est incapable de répondre aux questions qu'elle se
pose.
On appelle " fidéisme ", dans le langage théologique, une doctrine ou une théorie de la foi selon
laquelle celle-ci est dissociée de l'intelligence et dé la raison.
Selon l'orthodoxie, nous le verrons lorsque nous aborderons pour elle-même la doctrine de la foi,
la foi est un acte de l'intelligence. C'en est même l'acte le plus haut. La foi est l'assentiment de
l'intelligence à la vérité elle-même.
Selon ce qu'on appelle le fidéisme, la foi n'est pas un acte ou un assentiment de l'intelligence.
C'est un assentiment de la volonté, ou du cœur, ou du sentiment. En tout cas, c'est un assentiment
aveugle. Ce n'est pas un assentiment rationnel.
Aujourd'hui, au xxe siècle, le mot foi signifie normalement, à l'oreille de nos contemporains, ce
que le fidéisme entend par là.
En sorte que lorsqu'on parle de la foi, ou lorsqu'on lit un texte théologique orthodoxe où il est
question de la foi, le texte est forcément compris de travers, puisqu'on entend aujourd'hui par " foi "
autre chose que ce que les auteurs du nouveau testament grec, les pères grecs, les pères latins, les
grands docteurs du moyen âge, les conciles, entendaient par là. On a conservé le même mot, mais le
sens est différent.

ATHÉISME

Le monothéiste est excentré sur un être qui est différent de lui-même et du monde. Il pense qu'un
autre est plus important que lui-même, plus riche, infiniment, un autre qui est source de toute richesse
et de tout être. Le monothéiste, normalement, n'est pas centré sur lui-même, ni sur le monde ou sur la
nature. Il pense que le monde ou la nature sont l'expression ou la manifestation de l'être qu'il appelle "
dieu ".
Là est la première différence entre le monothéisme et l'athéisme. Nous sommes, nous vivons dans
une symphonie en train d'être composée. Le monothéiste reconnaît cette symphonie comme expression
ou manifestation. Par elle, il reconnaît celui qui la compose. L'athée pense que cette symphonie est là,
ou même qu'elle est en train de se composer, mais seule, elle n'a pas de compositeur. L'athée est centré
sur lui-même, l'être le plus important à ses yeux, ou sur la nature, le seul être à ses yeux. La différence
psychologique entre les deux ontologies est donc considérable. Le monothéiste s'appuie sur un autre.
30

L'athée ne peut s'appuyer que sur lui-même. Le monothéiste espère en un autre. L'athée ne peut espérer
en personne. Le monothéiste attend tout d'un autre que lui-même. L'athée n'attend rien.
Nous retrouverons ces problèmes lorsque nous aborderons l'ontologie de l'espérance, l'une des "
vertus " constitutives du monothéiste, juif, chrétien ou musulman. Nous verrons que l'espérance a un
fondement ontologique. Sans l'ontologie qui est celle du monothéisme, l'espérance n'a aucun sens ni
aucune raison d'être.
Le monothéiste attend un avenir. L'athée sait que lorsque notre soleil aura fini de transformer
encore une partie de sa masse d'hydrogène en hélium, aucune vie ne sera plus possible sur notre terre.
Physiquement parlant, l'humanité n'a pas devant elle un grand avenir.
On sait que les philosophies modernes ont mis en relief l'angoisse fondamentale de l'être qui se
sait un " être-pour-la-mort ", la mort étant comprise comme annihilation. En effet, si l'athéisme est vrai,
si l'homme résulte d'une succession de hasards hautement improbables, si à l'origine de l'existence
personnelle il n'y a qu'une matière aveugle, si notre existence est un accident, si l'existence personnelle
luit d'une manière incompréhensible entre deux éternités de néant, alors en effet il y a de quoi ressentir
une angoisse profonde dans son existence. Notre existence est impensable, et chaque battement de notre
cœur est un miracle incompréhensible, dont il faut se demander à chaque seconde s'il va se renouveler à
la seconde suivante. L'acte de vivre, Pacte de penser, sont, dans cette perspective, totalement
incompréhensibles.
Selon l'athéisme, l'intelligence humaine est, dans l'Univers, la première intelligence absolument.
Aucune intelligence ne la précède. L'intelligence humaine sort ou procède d'une matière qui n'était pas
elle-même intelligente et qui n'était informée par aucune intelligence organisatrice. L'intelligence sort
de ce qui n'est pas intelligence, la pensée de ce qui n'est pas pensée. C'est dire qu'une forme d'être,
éminente, sort de l'absence de cette forme d'être, que de l'être sort du non-être ou du néant.
Cette proposition est absurde, impensable, et personne ne l'a jamais pensée. On peut la dire, la
proclamer, mais non la penser. Il est impossible que de l'être sorte de rien, absolument rien. Et ce
principe, l'athéisme l'admet depuis plus de vingt-cinq siècles. Il se trouve chez les plus anciens
théoriciens de l'athéisme, qui ne l'avaient pas inventé : ex nihilo nihil.
De ce principe, que tout le monde admet, l'athéisme ancien concluait que le monde ne pouvait pas
avoir été créé, puisqu'il posait en principe — ce qui est l'athéisme même — que le monde est le seul
être. Le seul être ne peut provenir de rien. Mais l'athéisme semble avoir oublié le principe auquel il se
réfère lorsqu'il admet que l'intelligence peut sortir de l'absence d'intelligence.
Quoi qu'il en soit de ce point que nous avons abordé ailleurs 24, remarquons, du point de vue
psychologique, quelle angoisse, quel sentiment de vertige, produit à la conscience humaine cette idée :
je suis la première conscience, avant moi il n'y en avait pas, après moi il n'y en aura pas, et je sors de ce
qui n'est pas conscience. La conscience, du point de vue de l'athéisme, apparaît en trop dans le monde.
Qu'est-ce que cela signifie exactement : " être athée " ? Cela ne signifie pas que l'on soit sans
Dieu, que l'on existe sans Dieu, car personne ne peut se passer de Dieu pour exister, personne ne peut
exister sans Dieu. Dieu peut se passer de nous ; il pourrait à la rigueur être ananthropos. Mais nous,
nous ne pouvons pas être a-thées.
L'expression " être athée " signifie donc tout simplement que l'on proclame, que l'on déclare : " il
n'y a pas de dieu ". C'est une déclaration, c'est une profession de foi, mais ce n'est pas de l'être.
Reste à savoir quel est le niveau de profondeur de cette proclamation dans la conscience de celui
qui la profère, et quel degré de sincérité. Jusqu'où va l'affirmation qu'il n'y a pas de dieu dans la
conscience de celui qui le dit ?
Cela dépend des cas, et nous ne sommes pas en mesure de sonder les cœurs et les reins.

24
Les Problèmes de l'athéisme, éd. du Seuil, 1972.
31

Reste à savoir ensuite s'il s'agit d'une affirmation affective, ou d'une affirmation intellectuelle, et
dans quelle mesure se fait la combinaison entre la part de l'affectivité et la part de la pensée rationnelle.
Reste à savoir encore si l'affirmation qu'il n'y a pas de dieu peut être rationnelle, au sens plein et
fort du terme, c'est-à-dire en tenant compte de la réalité objective, de l'expérience. Nous avons montré
dans une étude antérieure qu'il n'en était rien. L'athéisme n'a jamais été rationnel et il ne peut pas l'être.
Sur ce point nous avions l'honneur d'être d'accord avec Voltaire.
L'athéisme consiste donc à se couper par la pensée, ou plutôt par la parole, de celui qui donne
constamment l'être, de Dieu, mais non réellement, car pendant que l'athée professe l'inexistence de
Dieu, il reçoit l'être de Dieu, la vie, la pensée, la possibilité d'agir. Le don de Dieu, les multiples dons
de Dieu, continuent d'opérer dans celui qui se dit athée. L'athéisme est en réalité purement verbal,
comme nous l'avons vu dans un ouvrage antérieur, puisque l'athéisme n'est jamais pensé, car il ne peut
pas l'être, il est impensable. Tout au plus pourrait-on dire qu'il est voulu, ou souhaité. Mais cela même
n'est pas certain. Car il faut distinguer ici, comme le faisait Maurice Blondel, entre volonté voulante et
volonté voulue. L'athée peut vouloir, ou préférer, par une partie de lui-même, qu'il n'y ait pas de dieu.
Par sa volonté voulante, qui est la plus profonde, voluntas ut natura, il ne veut pas cet athéisme qu'il
veut par ailleurs. C'est dire que dans l'ordre de la volonté aussi, comme dans celui de la pensée
rationnelle, il y a contradiction à professer l'athéisme. L'athéisme est une velléité, mais non une
volonté.
La psychologie joue un rôle considérable, décisif, dans la genèse de l'athéisme contemporain.
Nous n'avons pas à reprendre ici l'analyse des causes intellectuelles, psychologiques, affectives, et
politiques de l'athéisme moderne, que nous avons exposées ailleurs25. Il nous suffit de remarquer ici
que dans cette affaire, il faut distinguer deux ordres de problèmes, deux ordres de considérations :
i. Les problèmes rationnels, objectifs, qui portent sur l'existence de Dieu, le fait hébreu et le fait
de la révélation, le fait chrétien et le contenu de la théologie chrétienne, etc.
2. Les problèmes affectifs, psychologiques, qui tiennent aux relations subjectives qui existent
entre tel ou tel individu et P " objet " juif ou chrétien tel qu'il se le représente, avec tous les
malentendus et tous les quiproquos dont cet objet est enveloppé.
Notre travail ne porte que sur la première série de problèmes, et nous laissons aux psychologues
de métier le soin de nous donner une psychologie de l'athéisme.
Notons simplement que l'analyse rationnelle elle-même est fortement entravée par toutes les
interférences et tous les parasites qui proviennent des psychologies et des affectivités. Dans ce domaine
plus que dans tout autre il faut être libre pour pousser l'analyse rationnelle jusqu'au bout.
L'athéisme moderne est si peu libre qu'il ne tente jamais l'analyse rationnelle du problème. Il en a
même horreur.

CONNAISSANCE NATURELLE DE DIEU ET RÉVÉLATION

Par la réflexion, par l'analyse rationnelle qui procède à partir de la réalité objective, le monde ou
la nature, l'intelligence humaine peut parvenir à la connaissance de l'existence de celui qu'on appelle "
dieu ", et elle peut aussi parvenir à la connaissance de plusieurs des caractères de cet être, toujours à
partir du monde qui est son œuvre et donc sa manifestation.
La création est la première révélation de Dieu. Nous le verrons plus loin, la révélation est une
création authentique d'une humanité nouvelle. Création et révélation ne sont pas disjointes.
Mais l'intelligence humaine, lorsqu'elle procède ainsi à une analyse inductive partant du monde

25
Les Problèmes de l’athéisme, Paris, éd. du Seuil, 1972, 2e partie.
32

pour accéder jusqu'à la connaissance de celui sans lequel le monde est impensable, l'intelligence
humaine alors n'atteint pas une expérience, elle n'atteint pas une vue. Elle atteint une conclusion
rationnelle certaine. Elle est dans la situation où se trouvait Le Verrier en 1846, lorsqu'il établit par
l'analyse inductive l'existence d'une planète que personne n'avait jamais encore vue, et sa situation
précise, avant que l'astronome allemand Galle, à l'observatoire de Berlin, ne pointe son télescope à
l'endroit indiqué par Le Verrier, et ne la voie. Ou encore dans la situation d'un physicien qui au début
de ce siècle découvrait l'existence d'un corps physique qui manquait dans le tableau périodique des
éléments de Mendelejeff, ainsi que ses propriétés physiques et chimiques, par induction, sans l'avoir
vu, et avant qu'on ne l'ait rencontré dans l'expérience. Ou encore dans la situation de Félix d'Hérelle
découvrant au début de ce siècle par induction toujours, l'existence du bactériophage, par une analyse
du donné dont il disposait, et sans l'avoir vu : on ne le verra qu'avec l'invention du microscope
électronique.
On dira : dans tous ces cas cités, il s'agit du passage d'une réalité physique à une autre réalité
physique. — Cela est vrai. Lorsque l'intelligence humaine découvre par l'analyse l'existence de Dieu, ce
n'est plus le passage d'une réalité physique à une autre réalité physique, mais le passage d'une réalité
physique, le monde ou la nature, à un être qui n'est pas susceptible d'être expérimenté physiquement.
Et cependant, il existe une expérience de Dieu, qui n'est pas physique, mais spirituelle, et aussi
historique.
L'intelligence parvient par l'analyse à découvrir l'existence de Dieu et plusieurs de ses caractères
ou propriétés. Mais l'intelligence humaine ne reste pas à vide avec sa découverte. Une expérience vient
répondre à son induction bien faite. C'est Dieu qui répond, qui se manifeste, qui vient vers l'homme, à la
rencontre de l'homme. C'est cela que l'on appelle la révélation.
Nous y reviendrons plus loin.
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CHAPITRE II

LA CRÉATION

Dieu, auquel l'intelligence humaine parvient en tâtonnant par l'analyse du monde et de la nature,
ce n'est pas le monde, ce n'est pas la " Nature " hypostasiée. Si Dieu n'était qu'un mot pour désigner le
monde ou la nature, il ne serait pas nécessaire de se fatiguer pour procéder à une analyse métaphysique
qui permet de découvrir l'existence de Dieu. L'expérience sensible suffirait. Or Dieu n'est: pas objet
d'expérience sensible.
Dieu, auquel atteint l'intelligence humaine dans son acte le plus haut, est distinct du monde. Il est
personnel, c'est-à-dire qu'il est quelqu'un, et non pas quelque chose, ou un ensemble de choses, fût-il
infini.
C'est par le même acte de l'intelligence que l'on parvient à la connaissance de l'existence de Dieu,
et à la connaissance de cette relation qui existe entre Dieu et le monde : la création.
La création n'est pas une histoire. Ce n'est pas un conte de nourrice que l'on renvoie dans un passé
fabuleux. La création est une relation actuelle de dépendance ontologique de l'ensemble de la réalité
physique, le monde ou la nature, par rapport à celui qui est l'être lui-même et par lui-même, et qui ne
dépend d'aucun autre. L'idée de création signifie que le monde ne se suffit pas, lorsqu'on l'analyse, dans
son être, dans son devenir, dans son évolution irréversible, dans son enrichissement constant, dans tout
ce qu'il est. Il ne se suffit absolument pas, mais il est. Il reçoit constamment de nouvelles richesses, de
l'information nouvelle, un enrichissement d'être. Il devient, au cours du temps, au cours de son histoire,
de plus en plus riche en être. Il y a dix ou douze milliards d'années, il était nué d'hydrogène. Aujourd'hui
il porte en lui des êtres vivants et pensants. Cet enrichissement constant d'être, le monde tout seul n'a
pas pu se le donner, car il ne le possédait pas. C'est donc que le monde, ou la nature, a constamment reçu
de l'être nouveau. Le passé du monde est bien incapable de rendre compte de son avenir, car l'avenir est
toujours, dans l'histoire du monde, plus riche que le passé. Cette réception constante d'être,
d'information, de richesse nouvelle, c'est cela que nous appelons la création. Le monde ne se suffit pas.
Il reçoit. Il est comme un poème ou un ensemble de poèmes en train d'être composé.

ONTOLOGIE

Nous l'avons vu déjà, le christianisme implique, il est une certaine ontologie, distincte de
l'ontologie de Parménide, de Spinoza, de Marx et de bien d'autres. Le christianisme professe que le
monde est un être, contre l'idéalisme, mais non pas l'être purement et simplement, la totalité de l'être,
l'être absolu. Le christianisme, avec le judaïsme, professe que le monde est un être, mais qu'il n'est pas
l'être absolu. L'être absolu est autre que le monde.
C'est une doctrine de l'être, donc une ontologie. La question de savoir si cette ontologie est vraie
ou fausse relève de l'analyse rationnelle, philosophique, procédant à partir de l'expérience.

COSMOLOGIE

Le christianisme implique aussi, nous le voyons, une cosmologie. En professant que l'univers existe
objectivement, en lui-même, indépendamment de la connaissance que l'homme en prend, qu'il existe
avant l'homme, le judaïsme et le christianisme, s'opposent à l'idéalisme. En professant que le monde est
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un être, un ensemble d'êtres, mais non la totalité de l'être, ni l'être absolu, le judaïsme et le
christianisme s'opposent à une ontologie qui va depuis Parménide jusqu'au matérialisme moderne.
Le judaïsme et le christianisme disent donc quelque chose au sujet de l'univers. Ils comportent
donc une cosmologie, qui n'est pas quelconque.
La question de savoir si cette cosmologie est vraie, ou fausse, relève de nouveau de l'analyse
rationnelle, philosophique, procédant à partir de l'expérience. Mais on ne peut nier que le judaïsme et le
christianisme ne comportent une cosmologie précise, quelque jugement que l'on porte sur la valeur de
cette cosmologie.

COMMENCEMENT

Parce qu'ils professent que l'univers n'est pas l'être absolu, mais qu'il est créé par celui qui est
l'être absolu, le judaïsme et le christianisme professent que l'univers comporte un commencement, et ils
semblent professer aussi l'idée que l'univers finira par s'user, comme un tapis, et qu'il passera. " Le ciel
et la terre passeront... "
Cela encore est une doctrine qui relève de la cosmologie. En professant que l'univers a commencé,
et qu'il finira sans doute, les Juifs et les chrétiens affirment au sujet de l'univers le contraire de ce qu'en
disaient Parménide, Aristote, Plotin, et puis dans les temps modernes Marx, Engels, Lénine. On peut
donc discuter la valeur et la véracité de leur cosmologie, mais on ne peut pas nier le fait qu'ils en aient
une.
L'astrophysique nous dira — et elle nous dit déjà — qui a raison, de ceux qui enseignaient et qui
enseignent encore que l'univers est éternel, impérissable, inusable, et de ceux, les Juifs et les chrétiens,
qui enseignent que l'univers a commencé et qu'il s'use d'une manière irréversible et irréparable.

CRÉATION ET COMMENCEMENT

La tradition biblique, hébraïque, puis chrétienne, enseigne que le monde est créé.
L'analyse philosophique parvient à retrouver, par ses propres forces, ses propres analyses, qu'en
effet l'univers ne peut pas être l'être absolu, le seul être, ou l'être pris absolument. Forcément, l'univers
dans son être, sa genèse et son développement dépend d'un autre, qui lui communique l'être, la vie, et,
aux êtres pensants, la pensée.
C'est cela l'idée de création : le monde, la nature et tous les êtres qui les remplissent, reçoivent
l'être, la vie, la capacité d'action, d'un autre, qui est celui qui, seul, peut dire de lui-même : je suis celui
qui suis.
La tradition biblique professe de plus que le monde comporte un commencement.
La tradition chrétienne a repris cette doctrine.
Dans les premiers siècles de notre ère, puis au XIIIC siècle, puis dans les siècles suivants, jusqu'au
e
xx siècle, cette doctrine du commencement du monde a fait difficulté, car la philosophie grecque, le
platonisme et l'aristotélisme professaient que le monde est éternel.
La pensée grecque professait que le monde est éternel, parce qu'elle professait qu'il est divin.
Puisqu'il est l'être pris absolument, ou l'être absolu, alors il est incréé. Puisqu'il est incréé, il est éternel.
Dans les premiers siècles de notre ère, au xiii e siècle, au temps de saint Thomas d'Aquin, puis
dans les siècles suivants, au xviiie siècle, le siècle de Kant, on n'avait pas de moyen philosophique de
décider si le monde a commencé ou non. On n'avait pas de base expérimentale, physique, pour traiter
ce problème.
35

Au xiiie siècle, une controverse fameuse a mis aux prises deux grands docteurs : Thomas d'Aquin
et le cardinal Bonaventure.
Thomas d'Aquin soutenait que même si le monde est éternel, cela ne l'empêche pas d'être créé.
Dire que le monde est éternel, ce n'est pas dire qu'il est incréé. Car il pourrait être créé de toute éternité.
Saint Thomas pense donc que la notion de commencement et la notion de création sont formellement
distinctes, et il a raison.
Mais saint Bonaventure pensait qu'en réalité il n'est pas possible qu'un être créé n'ait pas
commencé, et soit éternel. En réalité, tout être créé doit avoir commencé. Saint Bonaventure pensait
donc qu'au fond commencement et création sont indissociables. Et peut-être n'a-t-il pas tort.
Dire que le monde est éternel, ce n'est pas dire qu'il soit incréé. Car il pourrait être éternel et créé,
— si toutefois une réalité éternelle peut subsister, physiquement. Si toutefois une réalité matérielle peut
être éternelle, ce qui n'est pas sûr.
Au temps de Kant, le problème n'a guère avancé. Kant pense qu'on peut démontrer à la fois,
simultanément, et d'une manière contradictoire, que le monde a eu un commencement, et qu'il est
éternel. Puisque la raison est capable d'une telle démonstration de deux thèses contradictoires, cela
prouve qu'elle s'est égarée hors de son champ d'exercice normal.
Thomas d'Aquin pensait que l'analyse rationnelle, philosophique, ne peut démontrer ni que le
monde est éternel, ni qu'il a commencé. Il faut, pensait saint Thomas, s'en remettre, sur ce point, à la
révélation. Kant pense exactement le contraire : à savoir que la raison peut démontrer et que le monde
comporte un commencement, et qu'il est éternel, ce qui prouve qu'elle s'est égarée.
En cette fin du xxe siècle, le problème est radicalement transformé. Nous ne savons plus ce que
pourrait signifier, physiquement\ l'idée d'une éternité de telle étoile, de telle galaxie, de tel noyau
atomique. Si le soleil était éternel, il aurait transformé, depuis une éternité, son stock d'hydrogène en
hélium, et il n'y aurait plus de soleil, depuis une éternité. La galaxie est un ensemble de soleils : si la
galaxie était éternelle, elle aurait transformé, depuis une éternité, le stock d'hydrogène des milliards
d'étoiles qui la constituent en hélium, et il n'y aurait plus de galaxie, depuis une éternité. Nous
connaissons aujourd'hui l'histoire de la genèse, de la formation des noyaux qu'étudie la physique. Ils
ont une date de naissance. L'univers est un ensemble, constitué de sous-ensembles qui sont les galaxies,
qui sont constituées d'éléments, les étoiles. Les éléments et les sous-ensembles ont un âge. Comment
l'ensemble n'aurait-il pas d'âge ?
Physiquement, en cette fin du xxe siècle, nous ne savons plus ce que pourrait bien signifier l'idée
d'une éternité de la matière, et d'une éternité de l'univers.
La situation s'est retournée, totalement. C'est à ceux qui professent l'éternité de l'univers et de la
matière de nous dire comment ils font pour penser cela physiquement.
Le problème du commencement du monde n'est plus un problème métaphysique, mais un
problème physique, un problème qui relève de l'astrophysique et de l'astrophysique nucléaire.
Une seule hypothèse pourrait permettre de maintenir la vieille doctrine de l'éternité de l'univers,
c'est l'hypothèse proposée il y a quelque vingt ans par Hoyle, Gold et Bondi, l'hypothèse d'une création
continue de matière. Puisque l'univers est un système qui s'use constamment, et d'une manière
irréversible, il pourrait être éternel, si de la matière nouvelle, de l'énergie fraîche, est constamment
créée et introduite dans le système pour le régénérer.
Nous n'avons pas à nous engager ici dans l'examen de cette hypothèse, à laquelle ses auteurs ont
d'ailleurs renoncé. Mais remarquons que, du point de vue théologique, elle ne comporte pas
d'inconvénient majeur.
Là aussi, nous semble-t-il, la situation est retournée. Au treizième siècle, saint Thomas disait :
l'analyse rationnelle, la philosophie, ne peuvent pas déterminer si le monde est éternel, ou s'il a
commencé... Mais la révélation enseigne qu'il a commencé. C'est la théologie qui impose l'idée de
36

commencement du monde.
Aujourd'hui, au xxe siècle, c'est la physique qui décide, qui répond à la question posée :
physiquement, cet univers ne peut pas être éternel. Il ne pourrait être éternel que s'il était éternellement
renouvelé par l'apport d'énergie fraîche.
Mais du point de vue théologique, il ne nous semble pas qu'il y ait inconvénient absolu à admettre
que l'univers soit éternellement renouvelé. Si l'univers était constamment renouvelé, nous ne voyons
pas, pour notre part, en quoi cela serait contraire au monothéisme juif, musulman et chrétien. L'univers,
éternellement recréé, ou créé nouveau serait ce que Bergson a appelé une machine à faire des dieux.
Absolument parlant, nous ne voyons pas ce que le monothéisme pourrait avoir à objecter à une telle
vision du monde. Origène d'Alexandrie, d'ailleurs, admettait cette hypothèse. Cet univers-ci a un
commencement, mais éternellement, disait-il, le créateur crée des mondes nouveaux. La question reste
donc, nous semble-t-il, ouverte.

LE TEMPS

Nous avons vu ailleurs 26 que le judaïsme et le christianisme comportent une certaine doctrine, au
moins implicite, du temps, qui est originale. Le judaïsme et le christianisme pensent que l'univers est un
processus historique, que l'histoire de la création, du monde et de l'homme, est un processus qui
comporte un commencement, qui comporte une direction, un sens, et qui comportera un terme, un
achèvement.
En cela les Juifs et les chrétiens s'opposent à tous ceux qui, depuis des millénaires, jusqu'à
Nietzsche, enseignent l'éternel retour.
La question de savoir qui a raison, de ceux qui enseignent l'éternel retour, et de ceux qui professent
une durée irréversible et orientée, relève, là encore, de l'analyse inductive procédant à partir de
l'expérience. Mais on ne peut nier que les Juifs et les chrétiens n'aient une certaine idée du temps et de
la temporalité, idée qui est originale.

CRÉATION ET ÉVOLUTION

L'idée de création a été formulée par les anciens théologiens hébreux dans le cadre de leur vision
du monde et plus précisément, en ce qui concerne le récitatif de la création qui ouvre la bible
hébraïque, dans le schéma de la semaine liturgique juive. La création y est présentée comme une œuvre
progressive, s'opérant par étapes, allant du cosmos physique à l'homme. Dans l'ensemble, la perspective
est correcte.
Nous savons aujourd'hui, au xxe siècle, que le monde s'est composé progressivement, durant
plusieurs milliards d'années. L'idée d'évolution, au plan scientifique, signifie ce développement
progressif, cette invention progressive de formes, de Structures, d'êtres nouveaux. La connaissance que
nous avons du monde et de son évolution, au xxe siècle, nous permet de mieux connaître comment en
fait la création s'est réalisée. Du point de vue métaphysique, l'enseignement de la théologie hébraïque
subsiste : le monde n'est pas l'être absolu et suffisant, il est une œuvre composée par quelqu'un. Mais
nous connaissons mieux que les anciens Hébreux l'histoire de cette composition.
L'idée de création et l'idée d'évolution ne s'opposent donc en aucune manière, contrairement à ce
qu'ont pensé plusieurs auteurs au xixe siècle et encore au début du xxe. L'idée de création et l'idée

26
La Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne, Paris, éd. du Seuil, 1962.
37

d'évolution ne s'opposent nullement, parce qu'elles ne sont pas situées sur le même plan. L'idée
d'évolution, cosmique, physique, biologique, signifie que les réalités apparaissent petit à petit,
progressivement et non d'un seul coup; pat filiation, c'est-à-dire qu'un ordre de réalité procède
physiquement d'un ordre antérieur, qui est plus pauvre que lui. C'est dire que l'ordre antérieur, disons
l'état antérieur de la nature, ne suffit pas à expliquer l'ordre ultérieur, puisque l'ultérieur est plus riche
que celui qui précède.
L'idée d'évolution ne répond ni par oui ni par non à la question de savoir si le monde se suffit ou
non, s'il est créé ou non. Elle nous dit seulement comment les choses se font, progressivement, dans un
certain ordre.
L'idée de création est une affirmation ontologique sur l'ensemble du réel. Elle signifie, nous
l'avons vu, que le réel objectif, le monde, la nature, ne se suffit pas, mais qu'il dépend d'un autre.
• Que la réalité objective ait été faite d'un seul coup, en une semaine, ou qu'elle se fasse en des
milliards d'années, cela ne change rien pour le fond de l'idée de création, qui signifie l'insuffisance
radicale du réel objectif, et sa dépendance constante.
Ce que l'idée d'évolution a appris aux métaphysiciens (il en reste très peu, mais cependant
quelques-uns27) et aux théologiens, c'est que de fait la création s'est effectuée et continue de s'effectuer
progressivement. C'est une composition qui est en train de s'effectuer, et nous sommes dedans.
Bien plus, et bien mieux, la découverte du fait de l'évolution cosmique, physique et biologique,
complète au xxe siècle, a permis à l'intelligence humaine de comprendre mieux qu'elle ne l'avait jamais
fait que décidément l'athéisme est absolument impensable, précisément parce que le monde est un
système en train de se composer, en train d'être enrichi, depuis des milliards d'années, et que jamais le
passé du monde ne suffit à rendre compte de la richesse nouvelle qui survient en lui d'âge en âge.
L'avenir est toujours plus riche que le passé.
C'est précisément parce que nous avons découvert cela que l'athéisme, au xxe siècle, pour les gens
un peu instruits, est totalement impensable et impensé. Il existe certes des savants athées, et en grand
nombre, mais c'est qu'ils n'ont pas fait l'analyse rationnelle, philosophique, de ce fait : l'univers est un
système qui s'enrichit au cours du temps, un système en train d'être composé.
Bien loin de s'opposer l'une à l'autre, l'idée d'évolution et l'idée de création se complètent l'une
l'autre, se confortent l'une l'autre, et c'est la découverte du fait que l'univers est en évolution, qui vient
apporter la preuve qu'il est en régime de création continuée, depuis des milliards d'années, jusqu'à ce
jour.
C'est ce que le grand Bergson, au début de ce siècle, avait déjà entrevu : l'évolution, c'est la
création en train de se faire.
Il y a si peu opposition entre création et évolution, que c'est la même réalité qui est vue et pensée
de deux points de vue différents : le point de vue expérimental, pour ce qui est de l'idée d'évolution; le
point de vue de l'analyse métaphysique, pour ce qui est de l'idée de création.
Nous l'avons déjà vu dans des études antérieures, et nous allons le vérifier de nouveau dans le
présent travail : ce que le judaïsme et le christianisme ont apporté à l'humanité pensante, entre autres,
c'est une vision génétique du monde, ce que Maurice Blondel a appelé une " ontologie génétique ".
Nous verrons que rien n'est intelligible dans le christianisme en dehors de cette vue génétique. Tout
doit être pensé dans cette perspective génétique et progressive, y compris (nous le verrons dans un
appendice) le problème du mal.
C'est dire à quel point la vision moderne du monde, qui est évolutive, bien loin d'être opposée à
ce qui est le plus fondamental dans le judaïsme et le christianisme, y répond très exactement, infiniment
mieux que l'ancienne représentation du monde, qui a sévi jusqu'au xixe siècle, et qui était fixiste.

27
Et d'ailleurs il n'est pas nécessaire qu'il y en ait beaucoup...
38

Cela, celui qui l'a vu le mieux, le plus profondément, et qui l'a dit dans une langue superbe, c'est
le paléontologiste français Pierre Teilhard de Chardin.
Le christianisme tout entier doit être repensé dans une perspective génétique, car au fond, et
depuis ses origines bibliques, cette perspective a toujours été la sienne.

DIEU SEUL CRÉATEUR

Dieu est proprement le créateur. C'est en tant que créateur qu'il est d'abord connu de nous, à
partir d'une réflexion sur le monde, sur la nature, son œuvre.
Nous l'avons vu ailleurs : le monde ou la nature sont comparables à une symphonie en train d'être
composée depuis des milliards d'années, une symphonie en régime de genèse. La réalité objective, ainsi
connue, par les sciences de la nature, est impensable si l'on ne reconnaît pas l'existence et l'action
créatrice de quelqu'un qui est au monde ce que le poète est au poème, le compositeur à la symphonie.
Cette création, nous l'avons vu, elle se continue lors de l'invention de chaque espèce nouvelle, de
chaque être nouveau. Car chacun d'entre nous est un hapax legomenon, un poème inédit, exclusif,
irremplaçable.
Quelqu'un opère dans la nature depuis des milliards d'années, et ce quelqu'un est intelligent, car
tout dans la nature a été pensé. Ce quelqu'un est au moins aussi personnel que les êtres les plus
personnels qui sont inventés au terme actuel de cette histoire de la création.
Quelqu'un d'autre que Dieu peut-il être dit à proprement parler créateur ?
L'homme fabrique des objecte divers, à partir d'une matière, d'un matériau préexistants. Il ne crée
pas le marbre, le bois, le fer avec lesquels il fait un objet. Il leur donne une forme, mais une forme
purement extérieure, et non pas immanente ni subsistante.
La différence ontologique qui existe entre un être de la nature (qui est créé) et un objet fabriqué
par l'homme, avait été vue par Aristote, quoique celui-ci n'ait pas accédé à l'idée de création.
L'homme engendre aussi, comme le Mon, comme tous les animaux. Mais la génération n'est pas
une création, de la part de l'homme du moins. Lorsque l'homme, comme le lion, engendre, il
communique à la femme, comme le lion à la lionne, un message génétique qu'il n'a pas lui-même créé.
Une création s'effectue lors de la jonction du message génétique communiqué par l'homme et du
message génétique communiqué par la femme : mais ce ne sont pas l'homme et la femme qui créent cet
être nouveau, irremplaçable, qui va être conçu à partir de cette jonction.
L'homme et la femme, lors de l'acte de procréation, coopèrent à l'œuvre de la création, mais ils ne
sont pas eux-mêmes les créateurs de l'enfant qui va être conçu. Ils communiquent les messages qui ont
été créés en eux, sans eux. L'union de deux messages génétiques va donner naissance à une personne,
créée pour l'éternité.
L'homme détruit la création, il l'enlaidit, il l'abîme. Mais il ne crée jamais de l'être.
Peut-être crée-t-il des formes, dans le cas de l'œuvre d'art ?
Ce qui semble le plus rapprocher l'homme de l'œuvre proprement créatrice, c'est en effet la
composition du poème, la composition d'une œuvre musicale. Là encore, l'homme trouve, comme dans
le cas de la fabrication, une matière préexistante : le son. Mais il compose des formes, il énonce des
significations. Avec la matière dont il dispose, le peintre peut créer des univers spirituels inédits, tout
comme le musicien.
Mais là encore, nous le remarquons, dans le cas de la composition musicale, le créateur humain
ne crée pas des êtres, des substances, encore moins des personnes. Il crée des formes, il exprime des
significations.
Et l'œuvre d'art s'apparente pour une part à la génération, en ce sens que l'artiste exprime ce qui
39

est en lui, ce qu'il porte en lui sans le savoir et sans l'avoir créé, ce qui a été créé par un autre.
Le savant ne crée pas à proprement parler. Il découvre, dans l'univers, dans la matière, dans les
êtres vivants, des Structures, des compositions, des relations, des dispositions, qui y étaient déjà, et qu'il
n'a pas créées. Il découvre les formes qui ont été créées bien avant lui. S'il découvre la structure d'une
galaxie, la structure d'un atome, la composition d'une molécule géante, la constitution d'un organisme,
il découvre l'information qui s'y trouvait avant lui. Il enrichit par là la pensée humaine, il lui
communique les informations qui se trouvaient dans l'univers et dans la nature. Il la fait croître et se
développer. Mais il n'a pas créé cette information qu'il a découverte dans la nature.
Lorsque l'homme consent à coopérer à l'œuvre créatrice de Dieu, en laissant la place en lui-même
à cette action créatrice qui désire se continuer en lui, il peut devenir co-ouvrier de Dieu, comme le dit
Paul, theou sunergos. Mais il sait bien qu'il est comme le jardinier qui plante, qui arrose, qui émonde,
qui veille sur la croissance. Il n'est pas le créateur de l'être nouveau, le créateur de la substance. Cela est
propre à Dieu. C'est pourquoi il est appelé proprement le créateur, et ce nom lui convient uniquement,
et à nul autre.
La raison pour laquelle l'idée hébraïque, juive et chrétienne de création est si difficile à penser,
c'est précisément parce que nous ne sommes pas nous-mêmes à proprement parler créateurs d'être.
Nous composons, nous fabriquons, nous ne créons pas de l'être ou de la substance. Cela est réservé à
Dieu. Nous n'avons donc pas l'expérience personnelle de l'acte de créer.
C'est dire que le dieu d'Israël, contrairement à ce qu'on a si souvent affirmé, n'est pas du tout
anthropomorphique; il n'est pas du tout conçu à l'image et à la ressemblance de l'homme; car il est un
être qui sait faire ce que l'homme ne sait pas faire.
Faut-il donc dire que nous n'avons aucune expérience de la création ? Pas du tout. Nous n'avons
aucune expérience subjective de la création, aucune expérience fondée sur l'agir humain. Mais nous
avons une expérience objective, cosmique, de la création. Nous constatons qu'au cours du temps,
constamment, des êtres nouveaux qui ne préexistaient d'aucune façon commencent d'exister. C'est cela
l'expérience objective de la création. Elle est la plus universelle des expériences, et il est étonnant que
les philosophes, avant Bergson, ne l'aient pas vue, qu'ils l'aient méconnue et même repoussée
lorsqu'elle s'imposait à eux de la manière la plus évidente: dans le cas de la naissance des êtres
nouveaux.
Pour repousser cette expérience constante d'une naissance d'un être nouveau, les philosophies les
plus anciennes ont professé la préexistence éternelle des êtres. C'est ce qu'enseignent les antiques
traditions de l'Inde et de la Grèce.

CRÉATION ET FABRICATION; CRÉATION ET GÉNÉRATION

Nous avons longuement exposé, dans des ouvrages antérieurs 28 comment la pensée chrétienne,
dans les premiers siècles de son développement, puis lors de la grande crise du xiii e siècle 29 a pris
progressivement conscience de ce que contenait et de ce que signifiait l'idée de création, ce qu'est la
création et ce qu'elle n'est pas.
La création n'est pas analogue à la fabrication humaine. L'homme fabrique, c'est-à-dire qu'il
façonne ou compose un objet à partir d'un matériau préexistant. Cet objet fabriqué par l'homme ne sera
jamais une substance, un être subsistant. L'objet fabriqué n'a pas de durée propre. Il n'assimile pas, il
n'évolue pas. Il est une association d'éléments externes les uns aux autres. L'œuvre de création ne

28
La Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne, Paris, éd. du Seuil, 1962.
29
La Métaphysique du christianisme et la Crise du XIIIe siècle, Paris, éd. du Seuil, 1964.
40

procède pas ainsi. Elle ne procède pas à partir d'un matériau préexistant. Elle ne présuppose pas une
matière antérieure. Elle ne procède pas par arrangement d'éléments préexistants mais par information
interne, immanente à l'être qu'elle constitue.
Nous retrouvons, pris par l'autre bout, ce que nous avons remarqué précédemment lorsque nous
nous demandions si l'homme peut être dit à proprement parler créateur.
La différence qui existe entre la création et la fabrication est analogue et correspondante à la
différence qui existe entre les êtres de la nature et les objets fabriqués par l'homme, ou, en d'autres
termes, entre l'organisation et la fabrication ou l'industrie humaine.
Cela, les plus grands métaphysiciens l'ont vu : Aristote au iv e siècle avant notre ère, Bergson en
notre siècle. C'est une erreur fatale que de confondre les êtres organisés, les êtres de la nature, avec les
objets fabriqués par l'homme, les machines, et d'assimiler les êtres de la nature à des machines : c'est
l'erreur cartésienne.
La création n'est pas comparable non plus à la génération. La génération, nous le savons
aujourd'hui mieux que les anciens, c'est la communication d'un message génétique. L'homme ne crée
pas le message génétique qu'il communique à la femme, et la femme ne crée pas le message génétique
qu'elle offre lors de la fécondation. L'homme et la femme ne font que transmettre ce qu'ils ont reçu.
L'être qui est engendré, le petit lion ou le petit d'homme, est de la même substance, ou essence,
ou nature que celui qui engendre. Il est de la même espèce.
Dans le cas de la création, il n'en va pas de même. La création n'est pas une génération. Le
monde, la nature, tous les êtres qui la constituent et la remplissent, ne sont pas issus de la nature de
Dieu, de la substance de Dieu. Ils ne sont pas de la même nature, ou substance, ou essence que Dieu le
créateur. Dieu ne se divise pas, ne s'exile pas, ne s'aliène pas dans la création, parce que l'être créé n'est
pas une parcelle de la substance divine.
C'est une confusion constante dans les grands systèmes panthéistes que celle entre création du
monde et génération. En particulier, c'est la confusion fondamentale qui caractérise les grands systèmes
de l'idéalisme allemand. Us identifient, ils assimilent la création du monde à ce qui, dans la théologie
orthodoxe, est propre à la génération du verbe. Us confondent la création du monde et la génération du
verbe. Us attribuent à la création du monde les caractères et les propriétés que l'orthodoxie réserve à la
génération du verbe.
Le monde a commencé. Le monde n'est pas consubstantiel à Dieu, il n'est pas issu de la substance
divine. La création n'est pas coéternelle à Dieu. — La génération du verbe est éternelle. Elle n'a pas de
commencement. Le logos de Dieu est consubstantiel à Dieu.
L'orthodoxie a établi, dans les premiers siècles, contre les gnostiques (les théosophes de l'époque)
et contre les manichéens, que la création du monde n'est pas assimilable à une génération. Le monde
n'est pas engendré par Dieu.
Elle a établi, contre Arius, nous le verrons, que la génération du logos n'est pas une création. Le
logos de Dieu n'est pas créé par Dieu.
Les pères aussi bien grecs que latins, des premiers siècles, ont fort bien vu que la création est un
acte libre de Dieu, et non pas une nécessité ni une contrainte. Dieu ne crée pas par nécessité, par
besoin, par manque. Il n'a pas besoin du monde pour être ou pour se développer ou pour prendre
conscience de soi. Il ne produit pas non plus le monde par une nécessité inhérente à sa nature, comme
le soleil produit la lumière qu'il émet.
Il a fallu dégager la pensée chrétienne des thèmes gnostiques, théosophiques et néoplatoniciens
qui régnaient dans les premiers siècles du développement de la pensée chrétienne, afin de laisser la
place à ce qui est essentiel à la pensée chrétienne : si la création ne résulte pas d'un besoin, d'une
nécessité inhérente à la nature de Dieu, c'est qu'elle est un don.
Tout cela, nous l'avons vu longuement dans ces travaux anciens. Nous avons exposé les
41

controverses des théologiens chrétiens contre les philosophes, contre les gnostiques, nous avons traduit
et cité les documents. Nous n'y reviendrons donc pas ici.

LA CRÉATION COMME DON

Contrairement à ce que chantent les mythologies gnostiques reprises avec tant de complaisance
par les philosophes allemands du xixe siècle, à la suite de Jacob Boehme, il n'y a pas de tragédie en
Dieu, et nous ne sommes pas la conséquence, en même temps que les victimes, d'une tragédie
originelle nécessaire à la vie, au développement, au déploiement de Dieu. Il n'y a pas de genèse en
Dieu, et Dieu n'a pas besoin de la création pour se réaliser. C'est justement parce que Dieu n'a pas
besoin de la création pour se réaliser, que 1a création peut être, et qu'elle est, un don, un don libéral,
analogue au don libre et voulu de la paternité.

L’EXISTENCE COMME DON

Selon l'ontologie chrétienne, il y a à l'origine de l'être, à l'origine de notre être, un don délibéré,
conscient, voulu, un don aimant pour cet être que nous sommes, et qui n'est pas encore achevé, qui se
développe lentement, progressivement, comme un embryon.
La reconnaissance de ce don à l'origine de l'être exclut bien entendu toute crainte. Chacun de nos
cheveux est compté. C'est en cela que la métaphysique chrétienne, et juive, se différencie radicalement, non
seulement du point de vue ontologique, mais aussi du point de vue existentiel, du point de vue de notre
existence concrète, de toutes les autres philosophies, anciennes et modernes.
Reconnaître l'existence comme don : c'est le point de départ de l'existence juive et chrétienne.
Comme on le sait, une lettre de Jean contient la formule ultime de l'ontologie chrétienne : ho theos
agapê estin, Dieu est agapê (I Jn 4, 8). Il est difficile de traduire le mot grec agapê, parce que le mot " amour
", dans la langue française d'aujourd'hui, signifie beaucoup de choses diverses30.
Que signifie cette formule ? Elle signifie d'abord qu'à l'origine de l'être que nous connaissons, l'être du
monde, de la nature, et notre propre existence, il n'y a pas une matière aveugle, ni un chaos tumultueux,
comme le professaient les plus antiques cosmogonies, ni un brassage fortuit d'atomes comme le pensait le
matérialisme antique, ni une tragédie, comme l'enseignaient les vieilles théogonies tragiques, et les
mythologies gnostiques. Nous ne surgissons pas du néant par hasard ni par suite d'une tragédie antérieure.
Notre existence, notre " être-là " comme disent les Allemands, n'est pas absurde. Elle n'est pas en trop. Elle
n'est pas impensable.
Si la création est don, si notre création est don, alors nous avons été voulus pour nous-mêmes, chacun
dans son originalité irréductible. Nous avons été aimés comme le poète aime son œuvre. Plus : car nous
sommes des poèmes subsistants.

LA MATIÈRE

Plusieurs métaphysiques du passé ont professé que la matière est mauvaise, et qu'elle est cause du mal.
Le judaïsme et le christianisme pensent que la matière, comme toute chose, est créée, et qu'en
conséquence elle est très bonne. Ce n'est pas elle qui est responsable du mal qui sévit dans l'histoire humaine.

30
Nous y reviendrons, cf. p. 509 (p. 320).
42

Le problème du mal, dans le christianisme, est donc traité autrement qu'il ne l'est par Platon et par la
tradition néoplatonicienne.
Ce n'est pas la matière qui est responsable du mal que l'homme commet. C'est l'homme. Nous
retrouverons ce problème plus loin lorsque nous aborderons la question du " péché " et du " péché originel ".

L’HOMME

Le judaïsme et le christianisme ont une certaine idée de l'homme. Us ne pensent pas que l'âme
humaine soit originellement une substance divine, ils ne pensent pas que l'âme humaine ait préexisté au sein
de l'essence divine. Ils ne pensent pas que l'âme humaine, préexistante, soit descendue, ou tombée, dans le
corps, à cause d'un péché commis dans une existence antérieure. Ils ne pensent pas que l'homme soit
constitué par une âme, d'essence divine, et d'un corps, plus ou moins mauvais par nature. Us rejettent l'idée
d'une transmigration des âmes de corps en corps. Us ne pensent pas que l'ensemble de l'univers soit animé.
Quoi qu'on pense de la doctrine hébraïque, juive et chrétienne de l'homme, quel que soit le jugement
que l'on porte sur elle, on ne peut nier que le judaïsme et le christianisme ne comportent une certaine doctrine
de l'homme, c'est-à-dire une anthropologie.
Nous la retrouverons plus loin aussi.

LA CRÉATION PAR LA PAROLE

La doctrine de la création par la parole se trouve longuement exposée dès la première page de la bible
hébraïque, Genèse I, que la critique biblique attribue à une école de théologiens contemporains du prophète
Ézéchiel et du prophète anonyme dont les oracles ont été joints à ceux du prophète Isaïe du viiie siècle avant
notre ère, —|les chapitres 40 et suivants du rouleau d'Isaïe. En 597 avant notre ère, Nabuchodonosor
s'empare de Jérusalem. C'est la première déportation à Babylone. En 5 87, c'est la seconde déportation à
Babylone. Parmi les déportés en Babylonie se trouve le prophète Ézéchiel et le prophète anonyme auteur clés
chapitres 40 et suivants du rouleau d'Isaïe.
Quels que soient les auteurs de la première page de la bible hébraïque, elle doit beaucoup,
manifestement, à la pensée et au style d'Ézéchiel ainsi qu'à la pensée du prophète anonyme, qui annonce le
retour d'Israël. En 539, c'est la prise de Babylone par Cyrus et en 538 Cyrus met fin à la captivité des Juifs.
Dans ce chapitre qui a été placé ultérieurement en tête de la bibliothèque sacrée des Hébreux, l'auteur
ou les auteurs écrivent, comme chacun sait :
" En un commencement Dieu créa les cieux et la terre... Et Dieu dit : que soit la lumière ! Et il y eut de
la lumière... Et Dieu dit : que soit une surface solide au milieu des eaux ! Et il y eut une séparation entre les
eaux et les eaux... Et Dieu dit : quelles se rassemblent, les eaux de dessous les cieux, en un lieu unique 1 Et
alors apparut la terre sèche... Et Dieu dit : qu'elle fasse surgir de la verdure, la terre, de l'herbe, des plantes
vertes parsemant de la semence, de l'arbre à fruit produisant du fruit selon son espèce, sa semence en lui, sur
la terre ! Et il en fut ainsi. Elle fit sortir, la terre, de l'herbe, des plantes vertes parsemant semence selon leur
espèce et de l'arbre produisant du fruit, sa semence en lui, selon son espèce... Et il dit, Dieu : que soient les
luminaires dans la voûte solide des cieux pour séparer entre le jour et entre la nuit... Et il dit, Dieu : qu'elles
pullulent, qu'elles foisonnent, les eaux d'un pullulement (d'un foisonnement) d'âmes vivantes; que l'oiseau
vole au-dessus de la terre, sur la face de la surface solide du ciel ! Et il créa, Dieu, les grands monstres marins
et toute âme vivante qui rampe, que les eaux ont fait pulluler, selon leur espèce, et tout oiseau qui bat des
ailes, selon son espèce, et il vit, Dieu, que c'était beau. Et il les bénit, Dieu, en disant : fructifiez et multipliez,
et remplissez les eaux dans les mers et que l'oiseau se multiplie sur la terre ! (...) Et il dit, Dieu : qu'elle fasse
43

sortir, la terre, de l'âme vivante selon son espèce, du bétail, et du rampant et de la bête sauvage de la terre,
selon son espèce ! Et il en fut ainsi... Et il dit, Dieu : faisons de l'homme (adam) à notre image, comme notre
ressemblance, et qu'ils règnent (au pluriel en hébreu) sur le poisson de la mer et sur l'oiseau des cieux et sur
le bétail et sur toute la terre et sur tout rampant qui rampe sur la terre !
" Et il créa, Dieu, l'homme (haadam) à son image.
" A l'image de Dieu il le créa. Mâle et femelle il les créa. Et il les bénit, Dieu, et il leur dit, Dieu :
fructifiez, et multipliez et remplissez la terre, et dominez-la, et régnez sur le poisson de la mer et sur l'oiseau
des cieux et sur toute bête vivante qui rampe sur la terre ! Et il dit, Dieu : voici, je vous ai donné toute plante
parsemant semence qui est sur la face de toute la terre et tout arbre dans lequel il y a du fruit d'arbre,
parsemant semence : pour vous cela sera pour nourriture " (Gn i, 1-29) !
D'autres textes, dans la bibliothèque hébraïque, enseignent que le monde a été créé par la parole de
Dieu. Ainsi le Psaume 33 :
" Par la parole de Yahweh les deux ont été faits et par le souffle de sa bouche toute son armée " (Ps 33,
6).
Le mot hébreu employé pour désigner la parole, c'est dabar (prononcer : davar).
Dans la traduction grecque de la bible hébraïque, traduction faite par des Juifs alexandrins aux
troisième et second siècles avant notre ère, le mot hébreu dabar est traduit, dans l'immense majorité des cas,
par le mot grec logos.
C'est le terme qu'emploiera l'auteur du quatrième évangile, au début de son livre, commentant le
premier chapitre de la bible hébraïque : " Au commencement était la parole, ho logos " (Jn 1, 1).
Un prophète inconnu du temps de l'exil à Babylone, et dont les oracles ont été joints à ceux du
prophète Isaïe, décrit ainsi action de la parole de Dieu :
" De même que la pluie et la neige tombent des cieux et ne retournent pas là-bas sans avoir abreuvé la
terre, sans l'avoir fait enfanter et donner des pousses, en sorte qu'elle fournisse la semence au semeur et le
pain à celui qui mange, ainsi en est-il de ma parole qui sort de ma bouche : elle ne retourne pas à moi sans
effet, sans avoir accompli ce que je voulais et réalisé ce pour quoi je l'avais envoyée " (Is 55, 10).
A partir du moment où les Juifs installés en Palestine ont cessé de parler l'hébreu, il a fallu traduire la
Torah, les livres des prophètes et des sages d'Israël dans la langue du peuple. Le rabbi traduit le texte sacré
dans la langue araméenne, et, en le traduisant, le commente, l'interprète. Le targum (prononcer targoum) est
le résultat de ce travail31.
Le targum palestinien est particulièrement intéressant pour comprendre le lien qui unit le judaïsme au
christianisme. Les targumim nous fournissent une idée du développement de la pensée théologique juive,
entre la fin de la constitution de la bible hébraïque, et les origines chrétiennes. Ils nous donnent le chaînon
intermédiaire entre le judaïsme et le christianisme.
Dans le targum palestinien, la " parole de Dieu " prend une place considérable. Dans le targum de la
Genèse, c'est la parole de Dieu qui est créatrice :
" Dès le commencement, le Fils de Yahvé, avec sagesse, acheva les cieux et la terre...
" La Parole de Yahvé dit : " Qu'il y ait de la lumière ! " et il y eut de la lumière selon l'ordre de sa
Parole. Et il apparut devant Yahvé que la lumière était bonne et la Parole de Yahvé sépara la lumière des
ténèbres.
" La Parole de Yahvé appela la lumière " jour ", et les ténèbres, il (les) appela" nuit "...
" La Parole de Yahvé dit : " Qu'il y ait le firmament au milieu des eaux... "
" Et Yahvé créa le firmament... Et il en fut ainsi selon sa Parole.
" La Parole de Yahvé appela le firmament " cieux "...

31
Cf. R. Le Déaut, Introduction à la littérature targumique, Rome, 1966. Martin McNamara, The New Testament and tbe
Palestinian Targum to tbe Pentateuch, Rome, 1966.
44

" La Parole de Yahvé dit : " Que les eaux qui sont au-dessous des cieux se réunissent en un seul lieu et
qu'apparaisse la terre sèche !" Et il en fut ainsi selon sa Parole...
" La Parole de Yahvé dit : " Que la terre produise des pousses d'herbe... "
" Yahvé dit : " Qu'il y ait des luminaires... "
" La Parole de Yahvé dit : " Que les eaux pullulent d'un pullulement d'êtres vivants... "
" La Parole de Yahvé les bénit, en disant : " Croissez et multipliez-vous... "
" La Parole de Yahvé dit : " Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce... "
" Et la Parole de Yahvé créa les bêtes sauvages selon leur espèce...
" Yahvé dit : " Créons le fils de l'homme à notre ressemblance... "
" La Parole de Yahvé créa le fils de l'homme à sa ressemblance...
" La Gloire de Yahvé les bénit et la Parole de Yahvé leur dit : " Croissez et multipliez-vous32. "

Que le monde, que tout dans la nature soit créé par la parole, cela est enseigné par la théologie
hébraïque, par le judaïsme et par le christianisme.
Mais cela est enseigné aussi, aujourd'hui, par les sciences de la nature.
Celles-ci nous ont appris que toute création dans la nature s'effectue par communication d'un message.
Toute création d'une espèce vivante nouvelle est d'abord création d'un message génétique. Toute création
nouvelle dans la nature est communication d'un message nouveau.
Mais nous savons aussi, par l'analyse du processus de la communication de l'information, que celui qui
enseigne une science, et communique un message, ne perd pas lui-même la science qu'il enseigne, le
message qu'il communique. La science reste avec le savant, auprès du savant, même s'il la communique aux
autres, même s'il enrichit les autres en la leur communiquant. Le savant ne s'appauvrit pas en enseignant sa
science.
Il en va de même pour Dieu. Lorsqu'il communique sa science, dans l'œuvre de la création, il ne perd
pas pour autant la science qu'il communique. Sa science reste auprès de lui. Sa sagesse, qui est opérante dans
la nature, reste auprès de lui. Elle n'est pas exilée, ni aliénée, dans l'œuvre de la création, contrairement à ce
que chantent les spéculations gnostiques, depuis les origines chrétiennes jusqu'à Hegel.
En langage moderne, en langage de la théorie de l'information, on pourrait donc dire ceci :
Dieu, c'est l'origine radicale de l'information. Le logos, c'est l'information créatrice elle-même.
Utiliser ce langage moderne de la théorie de l'information n'est pas plus absurde que l'utilisation, dans
les siècles passés, d'autres langages : celui du platonisme, de la gnose, du néoplatonisme, puis de
l'aristotélisme. Au xiiie siècle, les docteurs chrétiens se sont beaucoup servis, pour penser la dogmatique
chrétienne, de l'analyse aristotélicienne qui distingue la forme et la matière. La théorie moderne de
l'information comporte des relations précises avec l'analyse aristotélicienne. Et saint Thomas d'Aquin
emploie à maintes reprises le verbe informare.
La théorie moderne de l'information est l'un des instruments dont nous disposons pour repenser la
doctrine juive et chrétienne de la création, et c'est un instrument intellectuel qui a l'avantage d'être dérivé non
pas de spéculations purement imaginaires, mais d'une analyse expérimentale de la communication des
messages, dans les sociétés humaines, et dans la nature avant l'homme. C'est donc un instrument qui est
particulièrement précieux pour repenser la doctrine hébraïque de la création, puisqu'il dérive lui-même du
créé. D'ailleurs la preuve de l'existence de Dieu, que l'on appelle la prima via, qui remonte à Aristote et que
l'on retrouve au début de la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin, est une démonstration qui aboutit
à découvrir l'origine radicale, ou la source première de l'information créatrice. Il est donc parfaitement
normal d'appeler " information créatrice " ce que les Hébreux appelaient la parole de Dieu. Car nous

32
Alejandro Diez Macho, Neophyti I, Targum palestinense m s de la Biblioteca Vaticana, tomo I, Genesis, trad. fr. R. le Déaut, p.
353, Madrid-Barcelona 1968. Nous respectons la transcription choisie par le traducteur pour Y H W H.
45

constatons en effet dans l'expérience que toute création s'opère par communication d'un message. Reste à
savoir quelle est l'origine des messages, et qui communique les messages génétiques. C'est cela le problème
de Dieu. Dire que des messages sont là, dans la nature, qui n'ont été communiqués par personne, créés par
personne, c'est l'affirmation de l'athéisme contemporain. C'est aussi une affirmation totalement arbitraire et
absolument inintelligible, car c'est dire que les messages créateurs sortent tous du néant : ce qui est l'absurdité
même. Absurdité que l'athéisme matérialiste a lui-même de tout temps et à juste titre condamnée, lorsqu'il a
professé que de rien, du néant absolu, rien ne peut naître.
Nous l'avons vu : la création est une manifestation de Dieu, et cela d'autant plus que toute œuvre créée
est l'expression d'un message, d'une parole, qui vient de Dieu. C'est-à-dire que tout ce qui se trouve dans la
nature est intelligible, langage, pensée subsistante. Tout dans la nature a été pensé, et pour nous est objet de
pensée, nourriture pour notre pensée. C'est pourquoi, comme nous le disions, les sciences de la nature sont
une introduction à la théologie, puisque la création est l'introduction à la connaissance de Dieu, et que les
sciences de la nature nous font connaître la création.
Mais, nous allons le voir maintenant, Dieu se fait connaître aussi dans l'histoire humaine, autrement
que par sa création physique : en créant une humanité nouvelle dans laquelle il enseigne ce qu'il est, à
laquelle il se communique, qu'il informe du dedans. Cette humanité nouvelle, elle commence par une
véritable mutation : avec Abraham, au xixe siècle avant notre ère.
46

CHAPITRE III

LA RÉVÉLATION

Le mot français révélation est un simple décalque du latin revelatio, qui se rattache au verbe revelo,
revelare, lequel signifie : ôter le voile, le vélum, découvrir.
Ce mot latin revelatio traduit le grec apokalypsis qui signifie : action de découvrir, et se rattache au
verbe apokalyptô, qui signifie : découvrir, dévoiler. En grec, le kalymma, c'est ce qui sert à couvrir, le voile,
l'écorce. Kalyptô signifie : couvrir, envelopper, cacher. Apokalyptô, le contraire.
Le verbe grec apokalyptô, dans la version grecque de la bibliothèque hébraïque, traduit, dans
l'immensité des cas, le verbe hébreu galah, qui signifie aussi : découvrir, dévoiler.
Voici ce que disait le prophète Amos au viiie siècle avant notre ère :
" Il ne fait rien, le seigneur YHWH, il ne fait aucune chose sans qu'il révèle (galah) son secret (sôdô) à
ses serviteurs les prophètes " (Amos, 3, 7).
Il existe, inscrite dans la bibliothèque sacrée des Hébreux, ce qu'on a parfaitement le droit d'appeler
une philosophie de l'histoire 33 ; il n'y a aucune raison de réserver cette expression aux auteurs du xixe siècle.
Selon la pensée biblique, l'histoire humaine, c'est en fait la création qui se continue, dans l'homme et
avec l'homme.
La création de l'homme est une étape dans l'histoire de la création.
Et cette création de l'homme n'est pas achevée dès le commencement. L'histoire humaine est celle
d'une genèse orientée vers un terme. Ce terme visé, nous verrons plus loin en quoi il consiste.
Dans l'histoire de la création de l'humanité, il existe un moment, selon la philosophie de l'histoire du
prophétisme hébreu, qui constitue une étape nouvelle dans cette genèse, c'est la création d'un peuple qui a
une fonction germinale pour l'ensemble de l'humanité à venir. Israël n'est pas un peuple choisi parmi d'autres
peuples préexistants. Israël est le commencement, le germe d'une humanité nouvelle.
Précisons ici que lorsque dans le présent ouvrage nous parlerons d' " Israël ", nous entendons par là
non pas, bien évidemment, l'État d'Israël fondé au xx e siècle de notre ère, mais cette réalité historique qui a
résulté au xixe siècle avant notre ère de cette mutation qui commence par la migration d'Abraham. Nous
considérons cette réalité historique depuis ses origines jusqu'au premier siècle de notre ère.
On peut parfaitement, si on le veut, poursuivre l'analyse pour les siècles ultérieurs. Mais nous n'avons
pas, pour notre part, compétence pour le faire.
Ce que nous entendons ici par " Israël ", synonyme de " peuple hébreu ", est donc une réalité historique
qui a un contenu théologique. C'est le tronc commun au judaïsme actuel, au christianisme et à l'islam. C'est
une réalité objective qui peut être étudiée par un théologien musulman, tout autant que par un théologien
chrétien ou juif.
Ce peuple, ou cette portion de l'humanité, est constitué dans son originalité, sa spécificité, par la
communication d'une science qui est aussi une norme, en hébreu : torah.
La création d'une humanité nouvelle commence par la création d'un germe qui contient en lui une
science, qui porte en lui une sagesse, qui est destinée à l'humanité entière.
Ce peuple, ou cette portion d'humanité, n'a pas été créé pour s'enclore en lui-même, se fermer sur lui-
même. Il a été constitué pour porter et communiquer à l'humanité entière la science qui est insérée ici dans
l'humanité.
Ce peuple est donc essentiellement un peuple prophétique — s'il reste fidèle à ce qui l'a constitué au
départ, à ce qui fut sa raison d'être initiale.
Qu'est-ce que la révélation ? — C'est la communication par Dieu, à l'homme, d'une connaissance,

33
Nous l'avons examinée et exposée avec quelque détail dans le Problème de la Révélation, Paris, éd. du Seuil, 1969.
47

d'une science, d'une intelligence, par l'intermédiaire d'un homme qu'en hébreu on appelle nabi, ce que les
traducteurs juifs alexandrins de la bible hébraïque ont traduit en grec par le mot prophètes, que les latins ont
rendu par propheta, et nous, en français, par prophète. Le mot grec prophètes vient du verbe prophèmi, qui
signifie : dire, ou annoncer d'avance. Le prophètès, dans la langue grecque classique, c'est l'interprète d'un
dieu, celui qui transmet ou explique la volonté des dieux. C'est aussi l'interprète des paroles d'un oracle ou
d'un devin, l'interprète d'une doctrine. C'est enfin celui qui annonce l'avenir.
Dans la tradition hébraïque, le nabi est l'homme par lequel Dieu communique son message.
Sur quoi porte la révélation ? — Elle porte sur ce que l'homme, par ses seuls moyens, par la seule
analyse fondée sur l'expérience, ne pouvait pas découvrir et connaître. Elle porte essentiellement sur la
signification de l'œuvre créatrice de Dieu, sur sa finalité ultime. Seul l'auteur du poème, le compositeur de la
symphonie, sait quel est le terme qu'il vise dans son œuvre, et celui à qui il communique son secret. La
révélation, c'est la communication du secret de Dieu, de ses intentions.
Nous avons vu l'importance de la parole de Dieu dans la doctrine hébraïque de la création. La création
est l'œuvre de la parole de Dieu, et c'est pourquoi tout, dans le monde et dans la nature, est intelligible et
signifiant, porteur de message.
L'importance de la parole de Dieu dans la doctrine de la révélation n'est pas moindre. La révélation,
c'est la communication par Dieu à l'homme d'une science, d'une connaissance, d'une intelligence. Le message
communiqué c'est cela que les auteurs hébreux appellent la parole de Dieu : c'est le contenu du message, sa
substance.

LE NABI

Le prophète, le nabi, c'est celui qui reçoit la parole de Dieu, afin de la communiquer.
Ainsi Amos, au temps d'Ozias roi de Juda (environ 780 à 746 avant notre ère) et aux jours de
Jéroboam roi d'Israël (environ 780 à 740).
" Ainsi a parlé Yahweh... " (Am 1, 3 ; 1, 6; 1, 9; 1, 11; 1, 13; 2, 1; 2, 4, 6). " Écoutez cette parole qu'a
dite Yahweh... "(3, 1). " Ainsi a parlé le seigneur Yahweh... " (3, 11). " Ainsi a parlé Yahweh... " (3, 12; 5, 3;
5, 4; 5, 16).
Le livre du prophète Osée, aux jours d'Ozias, d'Ézéchias rois de Juda et de Jéroboam roi d'Israël,
s'exprime de la même manière :
" La parole de Yahweh qui fut sur Hoschea... " (Os 1, 1). " Commencement de la parole de Yahweh
par l'intermédiaire de (ou : dans) Hoschea. Et il dit, Yahweh, à Hoschea... " (Os i, 2). " Yahweh me dit
encore... " (3, 1)." Écoutez la parole de Yahweh, ô fils d'Israël... " (4, 1).
Le livre, ou rouleau du prophète Isaïe (milieu du vine siècle avant notre ère) commence par ces mots :
" Vision d'Ischaïahou fils d'Amotz qu'il a vue au sujet de Juda et de Jérusalem aux jours d'Ozias, de
Jotham, d'Achaz et d'Ézéchias, rois de Juda.
" Écoutez, cieux, et prête l'oreille, terre, car Yahweh a parlé... " (Is 1, 1). " Yahweh me dit... " (8, 1). "
Voici ce que m'a dit Yahweh... " (8, 11).
Commencement du livre du prophète Michée (fin du viii e siècle avant notre ère, environ 720-692) : "
Parole de Yahweh qui fut adressée à Mikah de Morésheth, aux jours de Jotham, Achaz, Ézéchias, rois de
Juda... " (Mi 1, 1). " C'est pourquoi ainsi a parlé Yahweh... " (2, 3). " Écoutez donc ce que dit Yahweh... " (6,
1).
Jérémie a commencé à communiquer la parole que Dieu lui avait adressée en la treizième année du
règne de Josias, qui a régné depuis 640 jusqu'à 609 avant notre ère, donc aux environs de 627-628.
" Paroles d'Iremyahou, fils de Hilquiyahou... A lui fut adressée la parole de Yahweh aux jours de
Josias, roi de Juda... Elle fut, la parole de Yahweh, à moi, pour dire... " (Jr 1, 1-4). " Elle fut, la parole de
48

Yahweh, à moi pour dire... " (1, 11; 1, 13; 2, 1). " Écoutez la parole de Yahweh, maison de Jacob et vous
toutes, familles de la maison d'Israël : ainsi a parlé Yahweh... " (2, 4). " Yahweh me dit aux jours du roi
Josias... " (3, 6). " Ainsi a parlé Yahweh... " (6, 6; 6, 9; 6, 16). " La parole qui fut adressée à Jérémie de la part
de Yahweh, pour dire... " (7, 1). " Écoutez la parole que Yahweh a dite sur vous, maison d'Israël. Ainsi a
parlé Yahweh... " (10, 1). " La parole qui fut adressée à Jérémie de la part de Yahweh pour dire; entendez les
paroles de cette alliance, vous les direz aux hommes de Juda et aux habitants de Jérusalem... " (11, 1). "
Parole de Yahweh qui fut adressée à Jérémie... (14, 1). " La parole de Yahweh me fut adressée pour dire... "
(16, 1).
Le psaume 119 est un hymne à la parole de Dieu : " Je n'oublie pas ta parole " (Ps 119, 16). " Pour
toujours Yahweh, ta parole subsiste dans les cieux " (Ps 119, 89). " Mes yeux ont devancé les veilles pour
méditer sur ta parole " (Ps 119, 148). " Le commencement (ou le principe, la tête) de ta parole est la vérité "
(Ps 119, 160). " Je prends plaisir à ta parole " (Ps 119, 162).
Ces quelques textes suffisent sans doute pour permettre au lecteur d'apercevoir l'importance de la
parole de Dieu dans la doctrine de la révélation, comme dans celle de la création.

L’ESPRIT DE DIEU

Non moins importante est, dans la bible hébraïque, pour comprendre ce qu'est la révélation, la doctrine
de l'esprit de Dieu, ruach, traduit en grec par pneuma.
Dans le livre de la Genèse, il nous est raconté que lorsque Joseph, le prisonnier, eut interprété le songe
de Pharaon, celui-ci dit à ses serviteurs : " Se trouvera-t-il un homme comme celui-ci qui ait en lui l'esprit de
Dieu, ruach elohim ? " (Gn 41, 38).
Dans toute la bibliothèque hébraïque, c'est l'esprit de Dieu qui donne l'intelligence.
Lorsque les fils d'Israël, après la sortie Égypte, campèrent dans les steppes de Moab au-delà du
Jourdain, face à Jéricho, le roi Balaq eut peur. Il envoya des messagers à Balaam en disant : " Voici qu'un
peuple est sorti Égypte Voici qu'il a couvert la face du pays et qu'il est installé vis-à-vis de moi. Maintenant
donc, viens, je te prie, maudis ce peuple pour moi, car il est plus puissant que moi... " (Nb 22, 1 s.). Au lieu
de maudire Israël, Balaam le bénit. " Balaam vit que c'était bien, aux yeux de Yahweh, de bénir Israël... Il
tourna sa face vers le désert. Et Balaam leva les yeux, il vit Israël installé par tribus et l'esprit de Dieu fut sur
lui, ruach elohim. Alors il éleva son mâschâl, son poème, sa comparaison (en grec parabole), et il dit : Oracle
de Balaam fils de Beor, oracle de l'homme qui voit le mystère, oracle de celui qui entend les paroles de Dieu,
qui voit la vision de Shaddaï... Qu'elles sont belles tes tentes, ô Jacob... " (Nb 24, 1 s.).
Le premier livre de Samuel raconte comment le prophète Samuel a oint Saül : " Alors Samuel prit la
fiole d'huile et en versa sur sa tête, puis il le baisa et dit : N'est-ce pas Yahweh qui t'a oint comme chef sur
son peuple, Israël ? Et c'est toi qui gouverneras le peuple de Yahweh, toi qui le sauveras de la main de ses
ennemis d'alentour... Alors fondra sur toi l'esprit de Yahweh, ruach YHWH, tu prophétiseras... et tu seras
changé en un autre homme... L'esprit de Dieu, ruach elohim, fondit sur lui et il prophétisa... " (1 S 10, 1 s.)
On saisit la relation entre l'onction, l'esprit de Dieu et le prophétisme.
Plus loin, le même livre de Samuel raconte comment le prophète Samuel a oint David : " Yahweh dit à
Samuel : Jusques à quand t'affligeras-tu à cause de Saul, alors que c'est moi qui l'ai rejeté pour qu'il ne soit
plus roi sur Israël ? Emplis ta corne d'huile et va ! Je t'envoie vers Isaïe de Bethléem, car je me suis choisi un
roi parmi ses fils... Tu oindras pour moi celui que je te dirai. Samuel fit ce qu'avait dit Yahweh... " Lorsque
Samuel voit David, Yahweh lui dit : " lève-toi, oins-le, car c'est lui ! Alors Samuel prit la corne d'huile et il
l'oignit au milieu de ses frères, et l'esprit de Yahweh fondit sur David à partir de ce jour et dans la suite...
L'esprit de Yahweh se retira de Saül... " (i S 16, i s.).
Le livre des Juges raconte ce qui s'est passé après la mort de Josué (Iehoschoua). " Les fils d'Israël
49

firent donc ce qui est mal aux yeux de Yahweh ; ils oublièrent Yahweh leur Dieu, ils servirent les Baals et les
Ashéras. La colère de Yahweh s'enflamma contre Israël et il les vendit à la main (...) du roi d'Aram-
Naharaïm... Puis les fils d'Israël crièrent vers Yahweh et Yahweh suscita pour les fils d'Israël un sauveur qui
les sauva : Othniël... L’esprit de Yahweh fut sur lui et il jugea Israël... " (Jg 3, 7 s.).
" L’esprit de Yahweh revêtit Gédéon... " (Jg 6, 34). " L’esprit de Yahweh fut sur Jephté... " (Jg 11, 29).
" U esprit de Yahweh fondit sur Gédéon... " (Jg 14, 6).
Le second livre de Samuel met dans la bouche du roi David le psaume suivant : " Et voici les dernières
paroles de David : Oracle de David, fils d'Isaïe... oint (meschiach) du Dieu de Jacob... L’esprit de Yahweh
parle par moi et son parler est sur ma langue... " (2 S 23, 1 s.).
Le psaume 51 attribué à David demande : " Aie pitié de moi, Dieu, selon ta grâce... Un cœur pur, crée
pour moi, Dieu, et un esprit ferme renouvelle en mon intérieur. Ne me rejette pas de devant ta face, et ton
esprit de sainteté, ruach qadescheka, ne le retire pas de moi... " (Ps 51, 12-13).
Le prophète Isaïe, au viii e siècle avant notre ère, décrit le descendant du roi David qu'il voit dans
l'avenir :
" Sort un rameau de la souche d'Isaïe, un rejeton issu de ses racines fructifie. Et repose sur lui l'esprit
de Yahweh, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de
crainte de Yahweh... Il jugera dans la justice les faibles et il rendra sentence en droiture pour les pauvres du
pays... " (Is 11, 1 s.).
Osée définit le prophète : " l'homme de l'esprit ", hannabi isch haruach (Os 9, 7).
Michée de Moréshet était prophète au temps du roi Ézéchias (environ 720-692). On peut lire dans les
oracles qui nous ont été conservés du prophète Michée : " Moi je suis rempli de force, par l'esprit de
Yahweh, et de jugement et de bravoure pour dénoncer à Jacob son forfait et à Israël son péché... " (Mi 3, 8).
Le livre de Job dont l'auteur et la date de composition sont inconnus, semble postérieur à l'exil, peut-
être ve siècle avant notre ère. L'auteur de Job pense que c'est l'esprit de Dieu qui communique à l'homme
l'intelligence : " C'est un esprit (ruach) dans l'homme et une insufflation (nischemat) de Shaddaï qui rend
intelligent " (Jb 32, 8). L'esprit de Dieu est créateur : " L'esprit de Dieu, ruach-el, m'a fait et l'insufflation de
Shaddaï m'a vivifié " (Jb 33, 4).
D'un prophète inconnu postérieur à l'exil, et dont les oracles ont été joints à ceux du prophète Isaïe du
e
viii siècle avant notre ère, on peut lire :
" L'esprit du seigneur Yahweh est sur moi, parce qu'il m'a oint (maschach), Yahweh. Pour annoncer
une heureuse nouvelle aux pauvres il m'a envoyé, pour panser ceux qui ont le cœur blessé, pour proclamer la
libération aux déportés et aux captifs le retour à la lumière... " (Is 61, 1 s.).
On saisit de nouveau la relation entre l'infusion de l'esprit et l'onction.
Un oracle du prophète anonyme du temps de l'exil à Babylone annonçait : " Voici mon serviteur, mon
élu en qui mon âme se complaît. J'ai donné mon esprit sur lui. Il fera connaître aux nations un jugement... "
(Is 42, 1). Un peu plus loin, le même prophète écrit : " Ainsi a parlé le Dieu, Yahweh, lui qui a créé les
deux..., qui a tassé la terre..., qui a donné ... l'esprit (ruach) à ceux qui marchent sur elle... " (Is 42, 5).
Du même prophète sans doute : " Et maintenant écoute Jacob mon serviteur et Israël que j'ai élu. Ainsi
parle Yahweh qui t'a fait et qui t'a formé dès le sein... Je répandrai mon esprit sur ta semence... " (Is 44, 1 s.).
Le prophète confirme lui-même que c'est Dieu, l'esprit de Dieu qui l'a envoyé : " C'est le seigneur
Yahweh qui m'a envoyé, et son esprit " (Is 48, 16).
Un autre prophète au retour de l'exil décrit ainsi l'alliance entre Dieu et le peuple : " Et moi, voici mon
alliance avec eux, a dit Yahweh : mon esprit, qui est sur toi, et mes paroles que j'ai placées dans ta bouche, ne
s'éloigneront pas de ta bouche, ni de la bouche de ta semence, ni de la bouche de la semence de ta semence, a
dit Yahweh, depuis maintenant et pour toujours " (Is 59, 21). Lorsque le prophète rappelle l'histoire d'Israël :
" Il se souvint des jours de la durée passée (iemei-olam), de Moïse.... Où est celui qui les fit monter de la mer,
et le pasteur de son troupeau. Où est celui qui plaça au milieu de lui son esprit saint, et-ruach qadeschô ? "
50

(Is 63,11).
Un prophète, du ve siècle avant notre ère, donc postérieur à l'exil, Joël, annonce ainsi l'effusion de
l'esprit sur l'humanité entière :
" Et il arrivera après cela, je répandrai mon esprit sur toute chair, et ils prophétiseront, vos fils et vos
filles... Même sur les esclaves et sur les servantes, en ces jours-là, je répandrai mon esprit... " (Jl 3, 1).
On aperçoit de nouveau dans ce texte, la liaison entre l'effusion de l'esprit et le prophétisme.
Le livre de Daniel a été composé au 11e siècle avant notre ère. Nabuchodonosor a eu un songe qui
l'effraya. Il fait venir tous les sages de Babylone pour lui faire connaître l'explication du songe, mais ils furent
incapables d'expliquer le songe. Alors vint en sa présence Daniel " qui a en lui l'esprit de Dieu saint ", ruach
elahin qadischin (en araméen), ou, dans la version grecque : " qui a en lui l'esprit saint de Dieu ", pneuma
theou agion (Dn 4, 5). Nabuchodonosor lui dit : " Toi qui, je le sais, possèdes en toi l'esprit du Dieu saint... "
Version grecque : " l'esprit saint de Dieu est en toi ". (Dn 4, 6).
Dans le même livre de Daniel, le roi Balthasar fait un grand festin. Il voit sur le mur les doigts d'une
main d'homme qui écrivent. Les magiciens, les Ghaldéens, les astrologues sont incapables de lire ce qui est
écrit. Alors la reine dit à Balthasar : " Il y a dans ton royaume un homme; l'esprit du Dieu saint est en lui "
(version araméenne). Texte grec : " en qui se trouve l'esprit de Dieu ". " Pendant les jours de ton père, une
lumière, un discernement et une sagesse comme la sagesse des dieux furent trouvés en lui... " (Dn 5, 11).

La théologie hébraïque, dans son développement historique, connaît donc un seul Dieu, créateur du
ciel et de la terre; et la parole de Dieu, qui est créatrice, qui est communiquée aux prophètes ; et l'esprit de
Dieu, qui vient dans l'homme pour lui donner la sagesse et l'intelligence.
Il est bien évident que dans la théologie hébraïque, Dieu, la parole de Dieu, et l'esprit de Dieu, cela ne
fait pas trois dieux. C'est un seul Dieu.
Il en est exactement de même, nous le verrons, dans la théologie chrétienne orthodoxe qui connaît, tout
comme le judaïsme, un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre, la parole de Dieu, créatrice et enseignante,
l'esprit de Dieu communiqué aux prophètes et aux saints.
Il ne s'agit pas de trois dieux, mais d'un seul Dieu. Dieu, la parole de Dieu, l'esprit de Dieu, ne sont pas
trois substances distinctes trois êtres comportant trois volontés, trois libertés, trois autonomies. Il s'agit d'une
seule et unique substance individuelle, comme le définit le premier concile du Vatican.
Nous retrouverons cela en étudiant la théologie trinitaire.
Pas plus dans le christianisme orthodoxe que dans le judaïsme, Dieu, la parole créatrice de Dieu, et
l'esprit saint de Dieu, ne sont trois substances distinctes ou trois êtres. Cela, c'est l'hérésie trithéiste.
Dieu, la parole de Dieu, l'esprit de Dieu, sont trois objets qui s'imposent à la pensée théologique, à
cause de la révélation la plus ancienne dans le peuple de Dieu. Ce sont trois objets distincts, qui ne doivent
pas être confondus, puisque l'écriture sainte les distingue. Mais ce ne sont pas trois substances, ni trois êtres,
mais un seul être.
La différence entre le judaïsme et le christianisme ne porte donc pas sur ce point. Elle ne porte pas,
contrairement à ce qu'on dit ou écrit constamment, sur la doctrine trinitaire. Le judaïsme n'est pas plus
monothéiste que le christianisme. Le christianisme n'est pas moins monothéiste que le judaïsme. Le
christianisme orthodoxe ne professe pas trois dieux. Tout comme le judaïsme, le christianisme connaît trois
objets qui s'imposent à la pensée théologique : Dieu, la parole créatrice de Dieu, communiquée aux
prophètes, et l'esprit de Dieu, communiqué aussi aux prophètes. Cela ne fait pas trois dieux, mais un seul
Dieu. Cette triade d'objets, on l'appelle, en latin, trinitas.
Elle existe, elle est enseignée, dans la bibliothèque sacrée des Hébreux. Ce n'est pas une invention du
christianisme.
La différence entre le judaïsme et le christianisme ne porte pas sur ce point, mais sur la doctrine de
l'incarnation : le christianisme professe que la parole créatrice de Dieu, 'c'est-à-dire Dieu lui-même a assumé
51

la nature humaine dans l'unité d'une personne, celle de Ieschoua de Nazareth.


Cela, le judaïsme ne l'accepte pas.
Le judaïsme et le christianisme pensent, nous l'avons vu, que l'existence de Dieu est connaissable, par
une réflexion de l'intelligence qui procède à partir de la réalité objective, le monde, la nature, reconnus
comme création de Dieu. La création de Dieu le manifeste, le fait connaître, comme le poème ou la
composition musicale font connaître le poète ou le compositeur.
A partir de la création, l'intelligence humaine peut, indépendamment de la révélation, non seulement
connaître avec certitude l'existence de Dieu, mais elle peut, de plus, connaître beaucoup de choses au sujet de
Dieu, précisément parce que sa création le manifeste. Par induction à partir de la création nous pouvons
entrevoir plusieurs choses au sujet de son auteur.
Mais de plus le judaïsme et le christianisme, et l'islam aussi, professent que Dieu s'est manifesté dans
l'histoire humaine, qu'il s'est révélé historiquement.
Le judaïsme, le christianisme et l'islam pensent que Dieu s'est manifesté depuis Abraham et les
patriarches jusqu'aux derniers des prophètes d'Israël. Sur ce point, les trois branches du monothéisme issu
d'Abraham sont d'accord.
Le christianisme professe de plus qu'en la personne de Ieschoua de Nazareth, Dieu s'est révélé
pleinement, personnellement, en sorte que Ieschoua est non seulement un prophète éminent, mais Dieu lui-
même se manifestant à nous.
Cela, le judaïsme et l'islam ne l'acceptent pas, quoique l'islam accepte que Ieschoua ait été un prophète
authentique.
Sur un point donc le judaïsme, le christianisme et l'islam sont d'accord : à savoir que Dieu s'est révélé,
manifesté, à Abraham, aux patriarches, à Moïse, aux prophètes d'Israël.
Si Dieu ne s'était pas manifesté historiquement et personnellement à Abraham, aux patriarches, à
Moïse, aux prophètes, notre intelligence, par induction, parviendrait donc jusqu'à la connaissance de
l'existence de Dieu et de certains de ses attributs, dont la personnalité. Mais nous pourrions nous demander
alors pourquoi Dieu ainsi deviné par une analyse qui procède à partir de la création, pourquoi Dieu ne se
manifeste pas à nous, pourquoi il joue à cache-cache avec nous.
De fait, à l'analyse inductive procédant à partir de la réalité objective, à partir de la création, répond
cette manifestation personnelle de Dieu dans l'histoire d'Israël.

RÉVÉLATION PROGRESSIVE

Il faut savoir que cette révélation, cette manifestation de Dieu à l'homme en Israël a été quelque chose
de progressif, comme la création elle-même, et non d'instantané. C'est progressivement que Dieu s'est fait
connaître en Israël. Il a fallu, progressivement, modifier les mentalités, réformer des idées reçues, éliminer
des vieilles pratiques religieuses. C'est sur ce point que le judaïsme et le christianisme divergent. Le judaïsme
orthodoxe professe que la plénitude, la totalité de la révélation, écrite et orale, a été donnée à Moïse sur le
mont Sinaï. Le christianisme pense que la révélation de Dieu a été communiquée progressivement, dans un
certain ordre, et qu'elle s'est; achevée lorsque Dieu s'est manifesté lui-même, directement et sans
intermédiaire, en la personne de celui qui fut appelé Ieschoua. Sur ce point, le travail de la critique biblique,
depuis plus d'un siècle, est venu apporter des éléments nouveaux d'information et de discussion. La critique
biblique, les études d'archéologie et d'histoire ont établi, d'une manière certaine et incontestable, qu'il faut
reconnaître dans la théologie hébraïque un développement, une succession d'étapes, que la révélation
biblique n'est pas un bloc monolithique donné d'un seul coup, de même que la création du monde et de la
nature n'est pas instantanée.
Le judaïsme orthodoxe, aujourd'hui, en 1973, n'accepte pas, ou accepte mal, les résultats les plus
52

certains de la critique biblique. Le judaïsme orthodoxe contemporain ne semble pas avoir assimilé ce travail
de la critique biblique. Lorsqu'il l'aura assimilé, le judaïsme en viendra à reconnaître un développement
historique dans la révélation. Alors se posera, en termes plus clairs, le problème des rapports entre le
judaïsme et le christianisme. Car si le judaïsme et le christianisme sont compris comme deux blocs,
intemporels l'un et l'autre, alors le problème de leurs rapports est difficilement traitable autrement qu'en
termes d'opposition. Mais si au contraire on reconnaît, comme il faut le faire aujourd'hui, un développement
historique dans le processus de la révélation, alors le problème des rapports entre le judaïsme et le
christianisme se pose en des termes nouveaux : en termes et en langage génétiques, et non plus statiques;
comme deux moments ou étapes de l'unique révélation de Dieu, et non comme deux blocs qui s'opposent.
Pour qu'une discussion sérieuse soit possible en cette fin du xxe siècle, entre théologiens juifs et
théologiens chrétiens, il faut d'abord que les uns et les autres admettent les résultats les plus certains de la
critique biblique, de même que, pour qu'une discussion fructueuse puisse être envisagée entre philosophes
athées et philosophes monothéistes, il faut d'abord que les uns et les autres aient connu et donc accepté les
résultats les plus certains des sciences expérimentales, depuis l'astrophysique jusqu'à la biologie. Une
discussion entre un philosophe qui prend son point de départ pour son analyse, dans l'expérience
scientifiquement connue, et un philosophe qui n'accepte pas ce point de départ, n'est pas possible.
De même, pour que théologiens juifs et théologiens chrétiens puissent discuter fructueusement entre
eux, il faut que les uns et les autres admettent la méthode scientifique pour l'examen et l'étude des écritures
que les uns et les autres considèrent comme inspirées.
Tant que ce préalable scientifique n'est pas acquis, une discussion théologique n'est pas possible.

CRITIQUE BIBLIQUE ET THÉOLOGIE

En ce qui concerne la critique biblique, c'est-à-dire la lecture scientifique de la bibliothèque inspirée


des Hébreux, et de la bibliothèque que les chrétiens appellent le " nouveau testament 34 ", un problème s'est
posé, qui est analogue à celui que nous avons évoqué à propos de l'idée d'évolution et de l'idée de création.
Lorsque la critique biblique a commencé son œuvre d'analyse historique, il s'est trouvé des théologiens
qui ont pensé que l'œuvre de la critique biblique était destructrice, qu'elle abolissait l'idée théologique
d'inspiration.
Il n'en est rien. La critique biblique nous dit comment ces œuvres que nous pouvons lire en hébreu, en
araméen ou en grec, dans les deux bibliothèques, ont été composées, dans quelles circonstances historiques,
dans quel contexte, par qui, si nous pouvons parvenir à le savoir, dans quel but.
La critique biblique en tant que telle ne répond ni par oui ni par non à la question de savoir si les
auteurs de ces livres hébreux, araméens et grecs, ont été inspirés, c'est-à-dire si Dieu lui-même les a
enseignés, éclairés, instruits. Cela ne relève pas de son domaine, ni de sa compétence.
Seule une analyse ultérieure permet de répondre à la question de savoir si l'homme suffit pour rendre
compte de cette science et de cette sagesse qui ont été communiquées aux prophètes d'Israël, ou bien si
l'homme ne suffit pas.
Il s'agit donc d'une analyse analogue à celle que nous avons indiquée à propos de l'idée de création : le
monde se suffit-il ? Là encore, à propos du peuple hébreu et de la longue tradition des prophètes hébreux, il
s'agit de voir si l'humanité suffit, par elle-même et seule, à rendre compte de cet enrichissement qui est venu
en elle par les prophètes hébreux, ou bien si elle ne suffit pas. Si elle ne suffit pas, c'est qu'elle a reçu une
science, une intelligence, une information.
Il y a donc une analogie profonde entre l'idée d'inspiration et l'idée de création. Dans les deux cas il

34
Nous expliquerons cette expression plus loin, p. 146 (p. 92).
53

s'agit de la communication par Dieu d'un message, d'une science, et dans les deux cas Dieu communique sa
science par sa parole.
L'analogie va si loin et si profond, qu'en réalité la révélation, c'est-à-dire la communication par Dieu à
l'homme d'une science, d'une sagesse, d'une intelligence qui porte sur Dieu même et sur la signification de la
création et sa finalité ultime, cette révélation constitue et crée un peuple nouveau, une humanité nouvelle.
Elle constitue le germe d'une humanité nouvelle. Et ce germe, ou cet embryon, contient en lui la science de
Dieu destinée à l'humanité entière.
Toute création dans la nature, nous l'avons dit, s'effectue par la communication d'un message. Mais ici,
en communiquant ses messages, Dieu se crée une humanité nouvelle qui est informée, au sens fort de ce
terme, par cette science qui lui est communiquée.
Création et révélation ne sont donc pas dissociables.

UN MALENTENDU

Un malentendu a gêné au xixe siècle l'analyse de ce problème de l'inspiration et des rapports entre la
critique biblique, qui est une science comme une autre, et la théologie; ce malentendu est le suivant : on
s'imaginait plus ou moins que l'inspiration divine se substituait à l'intelligence du prophète, que le prophète
était totalement passif et inerte sous l'inspiration, comme une secrétaire de nos jours, à qui son patron dicte
son courrier. Mais non. Il suffit d'étudier de près les grands prophètes hébreux, Amos, Osée, Isaïe, Jérémie,
Ézéchiel et d'autres, pour se rendre compte que les prophètes hébreux sont actifs, éminemment, dans l'œuvre
prophétique. Ils opèrent, avec leur intelligence, leur courage, leur sainteté, leur tempérament. Le prophétisme
hébreu est l'œuvre conjointe de Dieu et de l'homme. Dieu ne se substitue pas à l'homme. Il l'enseigne, il
l'instruit, il l'éclairé, il l'informe du dedans. Il le recrée. Il le prépare du dedans. Voici ce que nous dit le livre
de Jérémie (viie siècle avant notre ère) :
" La parole de Y H W H fut sur moi pour me dire : « Avant même que je te forme dans le ventre (de ta
mère) je te connaissais, et avant que tu sortes de la matrice je t'avais consacré, je t'avais sanctifié. Prophète
(nabi) pour les nations je t'ai placé ! " (Jr i, 4).
Le prophète est préadapté à cette fonction qui va être la sienne : communiquer à l'humanité la science
qui vient de Dieu. Il est humainement préparé à cette œuvre, et cela se voit, dans son caractère, lorsqu'on
étudie son œuvre de près.
Au xixe siècle, et encore au xxe, des savants s'imaginaient que, ou bien c'est Dieu qui enseigne dans
cette bibliothèque que l'on appelle" la Bible ", ou bien c'est l'homme. Or, la science que constitue la critique
biblique montre que ce sont manifestement des hommes qui s'expriment, avec les idées de leur temps, leur
tempérament, leurs défauts même. Donc ce n'est pas Dieu.
C'était le sophisme de Renan.
L'erreur de base, c'était de s'imaginer qu'il fallait admettre le présupposé : ou bien... ou bien. En réalité,
il n'y a pas alternative, il n'y a pas exclusive. Ce n'est pas ou bien Dieu ou bien l'homme, mais c'est Dieu avec
l'homme et l'homme avec Dieu.
Ayant abordé ces problèmes dans une étude antérieure, nous n'insistons pas35.
Nous verrons tout au long du présent ouvrage que ce genre de sophisme dans la position même des
problèmes va se retrouver dans divers secteurs de la théologie. Ou bien Ieschoua est homme, ou bien il est
Dieu. Or il est homme, donc il n'est pas Dieu : c'est un paralogisme que nous allons retrouver plus loin, à
propos de la doctrine de l'incarnation.

35
Le Problème de la Révélation, Paris, éd. du Seuil, 1969.
54

LE FAIT DE LA RÉVÉLATION

Comment savons-nous que, de fait et certainement, Dieu s'est manifesté en Israël ?


Par une analyse inductive et rationnelle à partir de l'histoire d'Israël et de tout ce qu'elle contient.
Il n'est pas question d'admettre le fait de la révélation comme cela, sans raison, sans motif rationnel,
par un " acte de foi " comme on disait naguère. Il importe d'examiner les raisons que nous avons de penser
qu'en effet en Israël, pendant une succession de siècles, Dieu s'est manifesté.
Nous l'avons étudié précédemment36. Nous n'y reviendrons donc pas ici.
Dans une lettre encyclique du 9 novembre 1846, le pape Pie IX écrivait au sujet de la révélation :
" La raison humaine, afin de ne pas être trompée dans une affaire d'une si grande importance, et de ne
pas errer, il faut qu'elle fasse une enquête (inquirat) soigneusement au sujet du fait de la révélation divine,
divinae revelationis factum, afin qu'avec certitude (certo) il soit établi pour elle que c'est Dieu qui a parlé, et
qu'elle lui rende, comme avec beaucoup de sagesse l'enseigne l'apôtre, un " culte rationnel " (logikèn latreian
dans le texte grec de Paul, Rm 12, 1). Qui, en effet, ignore ou peut ignorer qu'il faut avoir une foi totale en
Dieu qui parle, et que rien n'est plus conforme à la raison elle-même que d'acquiescer et d'adhérer fermement
à ce qui aura été établi, que cela a été révélé par Dieu qui ne peut ni se tromper ni tromper 37 ? "
Dans un document que nous avons déjà eu l'occasion de citer à propos de la valeur de la raison, le
cardinal Deschamps, archevêque de Malines, l'un des rédacteurs de la constitution de fide au premier concile
du Vatican, écrivait à propos de la révélation :
" C'est la raison (...) qui appelle la révélation, et c'est à la raison que la révélation s'adresse. C'est à la
raison que Dieu parle, c'est à la raison qu'il demande la foi, et il ne la lui demande qu'après lui avoir fait voir
que c'est bien lui qui parle. La raison qui demande le témoignage de Dieu sur les réalités de la vie future
n'adhère donc à ce témoignage avec la certitude surnaturelle de la foi, qu'après avoir vu de ses propres yeux,
c'est-à-dire vérifié par sa propre lumière et avec la certitude naturelle qui lui est propre, le fait divin de la
révélation.
" Or, Dieu ne se manifeste pas moins clairement à la raison dans le grand fait de la révélation que dans
le grand fait de la nature... "
On peut donc, poursuit le cardinal Deschamps, " reconnaître l'infaillible certitude naturelle avec
laquelle la raison saisit l'infaillible certitude surnaturelle de la foi 38 ".
On ne peut pas partir de la " Parole de Dieu ", en admettant qu'elle est parole de Dieu, sans l'avoir
préalablement établi, comme le fait Karl Barth et beaucoup d'autres après lui, — car c'est admettre ce qui est
en question, à savoir qu'il existe un Dieu, et qu'il a parlé. Cette pétition de principe ne peut convaincre
personne.
On peut faire de la théologie en partant du principe qu'elle repose sur la parole de Dieu, mais encore
faut-il établir que parole de Dieu il y a, faute de quoi toute la théologie repose sur une option qui reste
arbitraire tant qu'elle n'est pas justifiée en raison.
Un christianisme qui repose sur de telles pétitions de principes ne peut pas s'étendre dans un monde de
plus en plus formé, heureusement, aux méthodes des sciences expérimentales et rationnelles.
La théologie est une science bien fondée, épistémologiquement parlant. Elle n'est pas fondée sur une
pétition de principe. Elle est fondée sur un fait : le fait de la révélation. Et c'est l'intelligence humaine qui,
préalablement, établit qu'en effet révélation il y a, que Dieu a parlé, qu'il s'est exprimé, qu'il a enseigné en
cette portion de l'humanité qui s'appelle Israël, depuis Abraham jusqu'à Ieschoua de Nazareth.
Il y a donc deux sources de la connaissance. L'une est l'expérience analysée par l'homme. Et l'autre la
36
Le Problème de la Révélation, Paris, éd. du Seuil, 1969.
37
Pie IX, Lettre encyclique " Qui pluribus ", 9 novembre 1846; ES 2778.
38
Cardinal Deschamps, op. cit., p. 49.
55

connaissance que Dieu communique à l'homme par l'intermédiaire de son serviteur le prophète.
La première est le point de départ des sciences expérimentales et de la philosophie. La seconde, de
cette science qui s'appelle la théologie.
C'est ce qu'exprime en 1870 le premier concile du Vatican :
" C'est un consensus perpétuel de l'église catholique, elle a toujours tenu et elle tient qu'il existe deux
ordres de la connaissance, distincts non seulement par leur principe, mais par leur objet.
" Par leur principe (= leur point de départ) parce que dans l'un nous connaissons par la raison naturelle,
dans l'autre par la foi divine.
" Par leur objet, parce qu'en plus (à côté) des vérités auxquelles la raison naturelle peut atteindre, nous
sont proposés à croire des mystères 39 cachés en Dieu, qui, s'ils n'étaient pas révélés divinement, ne
pourraient pas être connus40. "
C’est donc, nous le voyons de nouveau, un rationalisme intégral que professe, seule, l'orthodoxie. La
philosophie première ou métaphysique est une science authentique, fondée dans l'expérience, qui permet par
analyse inductive d'accéder à la connaissance de Celui sans lequel le monde n'est pas pensable.
L'intelligence établit qu'en Israël le créateur des galaxies s'est manifesté, a enseigné, a opéré. La
science qui est contenue dans la révélation, l'intelligence humaine en prend connaissance progressivement,
d'une manière scientifique aussi. Ainsi la théologie est-elle une science et la science la plus haute, celle qui
connaît le sens général et ultime de la création, sa finalité ultime, que l'analyse philosophique ne permettait
pas de dégager. Seul le compositeur, seul le poète, peut dire vers quoi s'oriente l'œuvre qu'il est en train de
composer. " Le Seigneur Yahweh ne fait rien sans qu'il révèle son secret à ses serviteurs les prophètes " (Am
3,7). A côté de ce rationalisme intégral que constitue l'orthodoxie chrétienne, combien plats, pauvres,
maigres et indigents, et mal nommés, sont les " rationalismes " qui règnent aujourd'hui parmi quelques
philosophes encore, et quelques savants. Ce sont des " rationalismes " qui ont désespéré depuis longtemps
des pouvoirs de la raison, qui ont amputé du domaine de la raison des territoires entiers, qui refusent à la
raison de traiter jusqu'au bout les problèmes qu'elle se pose inévitablement, qui refoulent le désir le plus
profond, le plus naturel de la raison. Ce ne sont pas des rationalismes, mais simplement des formes diverses
du scientisme et du positivisme.

PHILOSOPHIE ET THÉOLOGIE

Personne, aujourd'hui, surtout parmi ceux qui sont chargés de l'enseigner, n'est d'accord avec personne
sur la question de savoir ce que c'est que la philosophie, quel est son point de départ, sa méthode, son objet,
ni même sur la question de savoir si elle existe ou si elle a droit à l'existence. La majorité de ceux qui
l'enseignent semblent en tout cas d'accord pour dire que ce n'est pas une connaissance, que ce n'est pas une
science. Il n'y a donc rien à enseigner, si ce n'est son histoire passée, au temps où il existait des philosophes
qui pensaient que la philosophie a pour but la connaissance de ce qui est...
Étant donné le chaos général des idées à ce sujet, et pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté dans notre
exposé, nous dirons donc ce que, pour notre part, nous entendons par philosophie.
Nous entendons par philosophie : une analyse rationnelle, procédant à partir de l'expérience, si possible
scientifiquement explorée, et qui a pour but de traiter certains problèmes qui s'imposent à l'intelligence
humaine, à partir de l'expérience, problèmes que les sciences expérimentales en tant que telles sont
incapables de traiter.
Nous prendrons quelques exemples pour illustrer cette définition.
39
Sur la signification de ce mot " mystère " dans le langage de la théologie chrétienne orthodoxe, cf. p. 528.
40
Concile du Vatican I, Constitution dogmatique de la foi catholique, chap. iv; COD p. 784; ES 3015.
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L'astrophysique étudie la Structure de l'univers et son évolution, la structure des galaxies et leur
évolution, la Structure des systèmes planétaires et leur évolution, la composition chimique des astres, des
ensembles d'astres que sont les galaxies, l'histoire de l'univers.
Mais il y a une question que l'astrophysique en tant que telle ne pose pas, ne traite pas, et qui pourtant
s'impose à l'intelligence humaine depuis qu'elle s'est éveillée à la pensée : comment comprendre l'existence
même de l'univers ?
Cette question, l'humanité se la pose depuis des millénaires, et elle y a répondu de plusieurs manières,
qui sont en petit nombre. Les uns disent que le monde physique n'est qu'une apparence, ou une illusion, un
songe : c'est la grande tradition idéaliste qui prend ses racines, à notre connaissance, dans l'Inde au x e siècle
avant notre ère. Les autres disent que l'univers, c'est l'être, l'être absolu, le seul être, et qu'il n'y en a pas
d'autre : c'est la grande tradition matérialiste dont nous voyons les principes fondés au vi e siècle avant notre
ère par les philosophes de langue grecque. D'autres disent que l'univers est un être, bien réel, nullement
apparent, qu'il est quelque être mais qu'il n'est pas l'Être pris absolument, qu'il n'est pas le seul être, ni l'être
absolu. C'est la tradition de pensée qui prend ses origines dans la mutation que constitue la pensée hébraïque,
vers le xixe siècle avant notre ère, avec Abraham.
Tout le monde répond quelque chose à la question posée à l'intelligence humaine, qu'elle le veuille ou
non, par l'être de l'univers. Tout le monde répond quelque chose, implicitement ou explicitement. Celui qui
professe l'athéisme, par exemple, dit quelque chose au sujet de l'être de l'univers. Il dit que l'être de l'univers
est le seul être, et qu'il n'y en a pas d'autre. Il dit que l'univers est le seul être, et donc l'être absolu, puisque
absolu provient du latin absolutus qui signifie : " délié de"... En l'occurrence, délié de toute relation de
dépendance.
Il dit en conséquence que l'univers ne peut pas avoir commencé, et qu'il ne peut pas s'user, car l'être
absolu ne peut pas commencer ni finir. Il dit par conséquent quelque chose concernant la physique de
l'univers. Il déduit de son athéisme, il doit déduire de son athéisme, des propriétés physiques.
Il existe aujourd'hui de par le monde une armée de savants et de philosophes qui disent : le problème
de l'être ne se pose pas, nous le laissons de côté, nous ne le traitons pas, nous le laissons entre parenthèses,
définitivement; d'ailleurs ce problème n'a aucun sens, car il n'est pas susceptible d'être traité par une
expérience physique.
Certes, le problème posé par l'être du monde ne peut pas être traité par une expérimentation physique.
Mais, il peut être traité par analyse rationnelle. Il s'impose à l'humanité entière, et que certains veuillent le
refouler, avec, si nécessaire, quelque ricanement à l'appui, cela ne change rien, n'enlève rien, à son existence.
Le positivisme, et le néopositivisme aujourd'hui régnant, est simplement une tentative pour refouler une
question qui se pose inévitablement à l'intelligence humaine, à partir du monde.
On est très sévère, aujourd'hui, pour le refoulement des instincts de procréation. Mais on professe par
ailleurs le refoulement de l'instinct de la connaissance, le refoulement du désir de la connaissance. On fait
même, dans certains milieux, de ce refoulement une loi. On l'impose.
Deuxième exemple. La biologie fondamentale étudie la structure et la composition du vivant, sa
composition moléculaire, la composition des molécules géantes qui entrent dans sa construction. La biologie
étudie la composition du vivant et sa physiologie, sa manière de se comporter, son " économie " pour utiliser
un terme que nous* allons retrouver en théologie. Elle étudie la manière dont le vivant existe en renouvelant
constamment la matière qu'il intègre, comment le vivant assimile et élimine, se développe, communique son
information génétique. Elle nous a montré que dans le noyau de la cellule, une bibliothèque contenait
l'information génétique nécessaire pour commander à la construction du vivant, à son développement, à sa
physiologie, et même à ses instincts. Tout cela est programmé dans le noyau de la cellule.
Mais la biologie en tant que telle ne peut répondre à la question très simple, évidente et fondamentale :
quelle est l'origine de cette information génétique ? Puisque le vivant n'existait pas dans l'univers auparavant,
comment comprendre l'existence, le commencement d'existence de cette information génétique qui va
57

commander à la construction, à la vie, au développement du vivant ?


Cela, comme précédemment la question posée par l'être de l'univers, c'est une question philosophique;
une question relevant de la philosophie première, ou, comme on a dit plus tard, de la métaphysique.
Tout le monde voit la question. Il y a quelques réponses possibles. Les uns disent que l'univers avait
déjà en lui la vie nécessaire pour communiquer la vie au vivant; que la matière contenait déjà en elle-même
la vie. D'autres disent que l'univers était totalement dépourvu de vie, que la matière était totalement
dépourvue de vie, mais qu'en s'arrangeant, par hasard, au hasard, les atomes ont constitué des compositions
qui ont produit la vie. D'autres disent que les deux assertions précédentes sont absurdes et ne correspondent à
rien dans la réalité objective et que l'information génétique est quelque chose de nouveau dans l'univers, et
qui ne saurait venir de lui.
Quoi qu'il en soit de la réponse qu'il faudra apporter à cette question, ce qui est certain, c'est que la
question existe. Les gens compétents la voient. Elle se pose à partir de l'expérience. La biologie en tant que
telle n'est pas habilitée pour la traiter. Il y faut une analyse d'un autre type, qui est l'analyse philosophique.
Certains ne voient pas la question, ou s'efforcent, comme précédemment, de la refouler. Mais ne pas
voir une question, ou la refouler, cela n'empêche pas son existence.
Troisième exemple : l'évolution biologique. Au cours du temps, l'information génétique augmente, en
quantité et en qualité de gènes. Donc des organismes de plus en plus complexes sont constitués. L'évolution
suit objectivement une direction qui est celle de complexification croissante.
Les sciences positives en tant que telles, la zoologie, la paléontologie, la biochimie, etc., nous font
connaître l'histoire de l'apparition des espèces vivantes sur des centaines de millions d'années. Elles nous
montrent de mieux en mieux comment la complexification du génotype correspond à la complexification du
phénotype. Bref, on nous fait connaître de mieux en mieux le fait de l'évolution biologique.
Mais une question subsiste : comment comprendre l'existence de ce fait, à savoir qu'au cours du temps
l'information génétique augmente en quantité et en qualité, et que nous allions du monocellulaire à l'homme
dont le cerveau comporte quatorze milliards de cellules nerveuses ?
Pour interpréter l'existence de ce fait, qui s'impose aujourd'hui à tout le monde, les controverses
recommencent. Les uns disent que cette croissance de l'information génétique au cours du temps s'explique
fort bien par le hasard. Les autres disent que cette explication est absurde, aussi bien du point de vue de
l'analyse mathématique, que du point de vue de l'expérience du zoologiste et du paléontologiste. D'ailleurs ce
sont le plus souvent des gens qui ne connaissent rien à la zoologie ni à la paléontologie qui soutiennent cette
thèse qui remonte à Démocrite. Or, pour faire la théorie rationnelle de l'évolution, encore faut-il la connaître.
Il ne suffit pas d'avoir passé sa vie sur les bactériophages et les colibacilles pour être compétent en cette
matière.
Quoi qu'il en soit encore de cette question, ce qui est certain, c'est que la question se pose. C'est en
dernier ressort et au fond une question ontologique : comment comprendre l'apparition du nouveau dans
l'univers ? Comment comprendre que l'univers soit un système évolutif, épigénétique, à information
croissante ?
Dernier exemple : l'apparition de la pensée réfléchie dans le monde. Cette pensée existait-elle dans
l'univers auparavant, cachée, bien cachée ? Ou bien, comme il semble, est-elle, constitue-t-elle, quelque
chose de nouveau ? Comment comprendre l'existence de ce nouveau ? L'univers physique qui précède suffit-
il à rendre compte de cette nouveauté surprenante : l'existence de Mozart dans le monde ? Ou bien ne suffit-il
pas ?
C'est encore une question métaphysique qui s'impose à l'intelligence humaine. On peut bien entendu
s'efforcer de la refouler. Mais cela ne changera rien à son existence.
Comme on le voit, les questions philosophiques portent sur l'existence, Pacte d'exister, ou le fait
d'exister. La philosophie consiste à porter l'intelligence jusqu'au plus profond des problèmes, jusqu'à la
racine, jusqu'au fond des choses, à aller jusqu'au problème de l'être. Ne pas philosopher, c'est simplement
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empêcher l'intelligence d'aller jusqu'au bout d'elle-même, l'empêcher d'aller là où elle veut aller. C'est
réprimer l'exigence rationnelle, l'exigence rationaliste.
La philosophie, c'est simplement l'effort de l'intelligence humaine pour traiter jusqu'au bout les
questions qui s'imposent à elle* à partir de l'expérience.
Le positivisme, ou le néopositivisme, c'est une entreprise pour refouler et inhiber cette tendance
naturelle de l'intelligence humaine à traiter les problèmes qui s'imposent à elle.
Quels sont donc, selon l'orthodoxie chrétienne, les rapports entre la philosophie et la théologie ?
La philosophie procède à partir de l'expérience ; elle l'analyse, après que les sciences positives et
expérimentales l'ont explorée dans toutes ses dimensions. Et par l'analyse inductive, la philosophie permet de
discerner ce que l'expérience, le monde, la nature, impliquent et pré requièrent. L'analyse philosophique porte
sur tout ce qui existe dans le domaine de notre expérience : le monde, la nature dans son histoire et son
développement, la vie, l'homme, l'histoire humaine, et, dans cette histoire, le fait Israël41, fait entre les faits.
Une fois que l'intelligence a établi que dans cette portion de l'humanité qui s'appelle Israël, Dieu s'est
manifesté, qu'il a communiqué un savoir, une science, la théologie procède à partir de ce donné, qui est la
science communiquée par Dieu à l'homme, et elle en explore le contenu.
La théologie et la philosophie ne sont donc pas des sciences en contradiction l'une avec l'autre, mais
deux sciences complémentaires.
La philosophie porte sur ce qui est donné dans notre expérience sensible, passée et présente. Mais elle
ne peut prévoir l'avenir, elle ne peut seule discerner le sens ultime de cette création qui est à l'œuvre. La
théologie, fondée sur l'enseignement que Dieu a communiqué à l'homme, discerne quel est le sens ultime de
la création, sa finalité dernière : la création d'une humanité capable de prendre part à la vie divine.
Bien évidemment, si l'on décide à priori d'appeler " science " exclusivement les sciences
expérimentales que l'on pratique en laboratoire, alors la métaphysique ne sera pas une science, et la théologie
non plus.
Si l'on décide d'appeler " science " seulement la physique mathématique, alors la biologie ne sera pas
une science, la zoologie non plus, ni la paléontologie. Certains sont allés jusque-là.
Mais si l'on convient d'appeler " science " une connaissance rationnelle, bien fondée, fondée dans
l'expérience, alors la physique, la biologie, la zoologie, la paléontologie, la psychologie, sont des sciences, à
des titres divers, et avec des méthodes diverses ; la métaphysique est aussi une science, si elle est une
connaissance rationnelle, bien fondée, dans l'expérience, et la théologie aussi est une science, quoique le
travail et la méthode de la métaphysique ne soient pas ceux de la physique mathématique ni plus
généralement des sciences de laboratoire.
C’est dire qu'il n'est pas légitime d'entendre le mot " science " en un sens purement univoque, car si
cela était, il n'y aurait qu'une seule science, par exemple la physique mathématique, et les autres disciplines
n'auraient pas droit à ce titre. C'est totalement arbitraire. Il faut reconnaître qu'il existe non pas une seule
science, mais une pluralité de sciences, ayant chacune leur objet propre, leur méthode, leurs instruments de
travail.
Refuser à la métaphysique le titre de science, c'est le présupposé positiviste et néopositiviste. Tout
dépend de ce qu'on entend par métaphysique. Si l'on entend par ce terme une spéculation sans fondement
dans l'expérience, totalement imaginaire, alors en effet ce n'est pas une science. Mais si c'est une analyse
rationnelle qui, procédant à partir de l'expérience scientifiquement explorée, aboutit à des conclusions
certaines et communicables, alors c'est une science. De même pour la théologie. Si elle est un ensemble
d'affirmations sans fondement, un ensemble de " croyances " alors elle n'est pas une science. Mais si elle est
fondée dans une expérience authentique et bien établie, si elle procède à partir de cette expérience par
analyse rationnelle, alors elle est une science authentique.

41
Au sens où nous l'avons défini précédemment, p. 83 (p. 54).
59

Le point de départ de la théologie, ce n'est pas la spéculation, ce n'est pas la construction à priori. C'est,
exactement comme en sciences, l'expérience : l'expérience historique, le fait Israël, le fait constitué par
l'histoire du peuple hébreu, le fait que constitue le prophétisme hébreu, le fait que constitue la naissance, la
vie, la mort, la résurrection du rabbi galiléen Ieschoua de Nazareth.
C'est de là que part la théologie. C'est de là qu'elle procède. Elle ne procède pas à priori, pas plus
qu'aucune science expérimentale, elle procède à posteriori, et par induction, à partir d'un donné, qui a été un
donné expérimental : la vie, l'enseignement, action, la mort, la résurrection de Ieschoua.
Il est frappant de constater que l'orthodoxie s'est toujours méfiée de la spéculation en ce domaine. Elle
s'en est toujours référée au donné primitif, à l'expérience faite par les témoins de la vie de Ieschoua, et
transmise par eux. Les hérésies sont régulièrement venues de spéculations arbitraires, " métaphysiques " au
mauvais sens de ce mot. Et l'église de Rome, qui a gardé d'une manière particulièrement jalouse la fidélité au
message primitif, a constamment été très méfiante à l'égard des spéculations, qu'elles viennent d'Alexandrie,
avec Origène, Arius, ou d'ailleurs. Elle évite d'intercaler, entre l'expérience originelle communiquée,
transmise par les documents évangéliques et nous, l'intermédiaire que constitue la spéculation. La
spéculation hasardeuse, sans fondement dans l'expérience évangélique, a été aussi dangereuse et funeste en
théologie trinitaire qu'en christologie. La théologie est une science expérimentale. Elle est orthodoxe si elle
s'appuie sur l'expérience primitive, et si elle reste sobre.

Jusqu'à présent nous avons exposé ce qui est commun au judaïsme, au christianisme et à l'islam : la
doctrine de Dieu, la doctrine de la création, la doctrine de la révélation. Il n'y a, sur ces points, aucune
différence fondamentale entre le judaïsme orthodoxe, le christianisme orthodoxe, et l'islam.
Pour savoir d'ailleurs en quoi consiste l'orthodoxie dans le christianisme en ce qui concerne ces
problèmes, il suffit de considérer ce qui est commun aux trois branches du monothéisme hébreu, ce qui se
trouvait déjà dans le tronc commun, c'est-à-dire ce qui est enseigné dans la bibliothèque hébraïque que le
judaïsme, le christianisme et l'islam considèrent tous trois comme inspirée par Dieu, et réservoir d'une
science communiquée par Dieu.
Ce qui est hérétique, en ce qui concerne Dieu, la création, la révélation, c'est ce qui est contraire aux
enseignements contenus dans la bibliothèque hébraïque possédée en commun par les trois branches du
monothéisme hébreu.
C'est ainsi d'ailleurs que les pères de l'église chrétienne réfutaient les hérétiques, les gnostiques, les
dualistes, les manichéens, les origénistes : au nom de l'enseignement contenu dans la bibliothèque sacrée des
Hébreux. Cela, nous l'avons montré ailleurs, et nous n'y reviendrons donc pas ici42.
La différence fondamentale entre le christianisme et le judaïsme c'est que, selon le christianisme, la
révélation s'est continuée, elle s'est achevée en la personne du dernier des prophètes d'Israël. Le judaïsme
professe que la révélation complète a été donnée à Moïse sur le mont Sinaï. Le christianisme pense que la
révélation est progressive dans l'histoire du peuple hébreu et qu'elle ne s'achève que par manifestation
personnelle de Dieu.
Le conflit fondamental entre le judaïsme et le christianisme se situe ici.

42
Cf. la Métaphysique du christianisme et la Naissance de là philosophie chrétienne, Paris, éd. du Seuil, 1962.
60

DEUXIÈME PARTIE

L'INCARNATION
61

Nous allons examiner, dans cette seconde partie, ce qu'est, selon le christianisme orthodoxe, "
l'incarnation ", ce que le christianisme orthodoxe entend par là. Les contresens, les confusions, les
malentendus, sont innombrables, à ce sujet comme sur les autres points fondamentaux du christianisme.

Nous allons voir comment le christianisme orthodoxe, progressivement, s'est formulé à lui-même
sa propre pensée, d'une manière de plus en plus précise et technique, en écartant des interprétations qui
lui sont apparues incompatibles avec ce qu'il pense, avec ce qu'il est.

Nous utiliserons donc, pour exposer ce qu'est le dogme de l'incarnation, comme nous l'avons
annoncé, la méthode génétique. Nous allons voir comment ce dogme s'est formé. C'est la meilleure
manière, et peut-être la seule, pour comprendre exactement ce qu'il est.
62

CHAPITRE I

PRÉLIMINAIRES

IESCHOUA

Le nom français " Jésus " est la transcription du latin Jésus, qui se prononçait Iesouss. Le latin
Jésus cet la transcription du grec Ièsous. Le grec Ièsous est la transcription de l'hébreu Iehoschoua,
utilisé avant l'exil des Hébreux à Babylone (vie siècle avant notre ère) puis de l'hébreu Ieschoua.
Ce sont les traducteurs juifs de la bibliothèque hébraïque en langue grecque (les " Septante ") qui
ont transcrit l'hébreu Ieschoua en la forme grecque Ièsous, ainsi utilisée par les auteurs du nouveau
testament grec.
Jusqu'au commencement du second siècle après notre ère, le nom propre Ieschoua était très
répandu parmi les Juifs. A partir du second siècle, Ieschoua n'est plus utilisé comme nom propre dans
les communautés juives.
La forme complète du nom, Iehoschoua, utilisée. par exemple dans le livre de l'Exode 17, 9 et s.,
Nb 11,28 et s., Dt 1, 38, et s. est un nom composé du tétragramme YHWH, le nom propre du Dieu
d'Israël, et du verbe iascha, qui, à la forme " hiphil ", hôschia, signifie : sauver, délivrer. Iescha signifie
: l'aide, le salut, la délivrance, Ieschoua dérive du verbe précédent et signifie : l'aide, le salut, le
bonheur.
Le nom propre Ieschoua signifie donc aussi : le salut.
L'auteur, ou les auteurs, du premier évangile, dit de " Matthieu" expriment ainsi la relation entre
le nom propre de l'enfant qui va naître et la signification de ce nom :
" Ne crains pas de prendre Mariam ta femme; car ce qui est engendre en elle (to gennèthen) vient
de l'esprit saint (c'est-à-dire de l'esprit de Dieu, c'est-à-dire de Dieu). Elle enfantera un fils, et tu
appelleras son nom Ieschoua car lui il sauvera (en hébreu : iôschia) son peuple de ses péchés " (Mt 1,
21).
Si l'on traduit en français : " tu appelleras son nom Jésus, car lui il sauvera son peuple... ", cela ne
dit rien, cela n'a aucun sens pour une oreille française, pas plus d'ailleurs que le texte grec de Matthieu
pour une oreille grecque. Seul le substrat araméen et à la rigueur l'hébreu permettent de comprendre la
signification du " car " dans la phrase en question, c'est-à-dire la signification du nom propre et sa
relation avec le verbe qui signifie sauver et délivrer.
Pour une oreille palestinienne entendant l'araméen, au premier siècle de notre ère, donc, le nom
propre de Jésus, Ieschoua, avait un sens, comme tous les noms propres d'ailleurs en hébreu.
Pour un petit Français aujourd'hui, le nom propre " Jésus " n'a aucun sens. C'est un nom propre
scellé, un son, qui ne correspond même pas au son authentique par lequel le peuple de Galilée et de
Jérusalem, avant les années 30 de notre ère, appelait le prophète guérisseur.
Nous laisserons, pour notre part, le plus souvent, à Jésus son nom authentique, araméen,
Ieschoua, tout simplement parce que c'est son nom, et qu'il n'y a pas de raison de l'appeler aujourd'hui
avec la transcription française de la transcription latine de la transcription grecque de son nom araméen.

CHRIST

Le mot français christ est un décalque du latin christus qui est lui-même un décalque du grec
christos.
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Le mot grec christos est un adjectif, qui signifie : oint, enduit, graissé.
Christos vient du verbe grec chriô qui signifie : frotter, oindre, enduire. On trouve chez Homère
l'expression : enduire avec de l'huile, ou s'enduire.
Dans la traduction grecque de la bible hébraïque, le verbe grec chriô traduit le verbe hébreu
maschach 43 et l'adjectif grec christos traduit adjectif hébreu meschiach44.
Le livre de la Genèse nous raconte que Jacob, après sa vision nocturne, se leva de bon matin, prit
la pierre qu'il avait mise à son chevet, la plaça en stèle et versa de l'huile au sommet, littéralement : "
sur sa tête " (Gn 28, 18). Il appela ce lieu du nom de Bethel, " la maison de Dieu ". Dieu le lui rappelle
plus tard : " Moi je suis le Dieu de Bethel : là tu as oint (maschachta) une stèle... " (Gn 31, 13). Le livre
de l'Exode demande aux fils d'Israël un prélèvement de baumes pour l'huile d'onction, schemen
hamischecha (Ex 25,6). Le même livre de l'Exode prescrit : " Tu les revêtiras, Aaron, ton frère, et ses
fils avec lui, tu les oindras (maschachta) et tu rempliras leur main, tu les consacreras et ils seront
prêtres pour moi " (Ex 28, 41). Un peu plus loin, le livre de l'Exode précise comment doit se faire
l'onction : " Tu prendras l'huile d'onction, et schemen hamischecha et tu la verseras sur sa tête, tu
l'oindras, maschachta " (Ex 29, 7). Plus loin encore : " Yahweh parla à Moïse en disant : Et toi,
procure-toi des baumes de première qualité : de la myrrhe fluide..., du cinnamome embaumé, de la
cannelle embaumée, de la casse..., et de l'huile d'olive... Tu en feras l'huile d'onction de sainteté,
schemen mischechat qodesch, parfum de parfumerie... Ce sera l'huile d'onction de sainteté. Tu en
oindras la tente du rendez-vous et l'arche du témoignage, la table et tous les ustensiles, le candélabre et
ses accessoires, l'autel de l'encens, l'autel de l'holocauste et tous les ustensiles, la cuve et son support.
Tu les consacreras et ils seront saint des saints... Aaron et ses fils, tu les oindras et les consacreras pour
qu'ils soient mes prêtres. Puis aux fils d'Israël tu parleras en disant : ceci est pour moi l'huile d'onction
de sainteté suivant vos générations. Sur chair d'homme (al basar adam) elle ne sera pas répandue... "
(Ex 30, 22 s).
Dans le livre du Lévitique, Moïse dit à Aaron et à ses fils : " l'huile d'onction de Yahweh est sur
vous, schemen mischechat YHWH aleichem " (Lv 10, 7).
Le livre des Nombres parle " du grand prêtre qu'on aura oint de l'huile de sainteté " (Nb 35, 25).
Le livre des Juges nous raconte comment Jotham propose aux habitants de Sichem une
parabole : parabole est la traduction du mot hébreu mâschâl qui signifie : comparaison, analogie.
Jotham dit : " les arbres s'en sont allés pour oindre un roi sur eux. Ils dirent à l'olivier : règne donc sur
nous ! Et l'olivier leur dit : est-ce que je vais renoncer à mon huile... " (Jg 9, 8).
Le premier livre de Samuel nous raconte comment le prophète Samuel a oint Saül : " Samuel prit
une fiole d'huile et en versa sur sa tête, puis il le baisa et dit : N'est-ce pas Yahweh qui t'a oint comme
chef sur son peuple, Israël ? Et c'est toi qui gouverneras le peuple de Yahweh, toi qui le sauveras de la
main de ses ennemis d'alentour... " (1 S 10, 1). " Dès qu'il eut tourné le dos pour s'en aller d'auprès de
Samuel, il arriva que Dieu lui changea le cœur... L'esprit de Dieu fondit sur lui et il prophétisa... " (ibid.
10, 9).
Le même livre de Samuel nous raconte comment, plus tard, le prophète Samuel a oint le jeune
David : " Yahwéh dit à Samuel : Jusques à quand t'affligeras-tu à cause de Saül, alors que c'est moi qui
l'ai rejeté pour qu'il ne soit plus roi sur Israël ! Emplis ta corne d'huile et va ! Je t'envoie vers Isaïe de
Bethléem, car je me suis choisi un roi parmi ses fils... " (i S 16, i).
David était roux, il avait de beaux yeux... Yahwéh dit : Lève-toi, oins-le, car c'est lui ! Alors
Samuel prit la corne d'huile et il l'oignit au milieu de ses frères, et l'esprit de Yahwéh fondit sur David à
partir de ce jour et dans la suite... " (i S 16, 12).

43
Prononcer toujours le ch dur à l’allemande.
44
Prononcer toujours le ch dur à l’allemande.
64

On remarquera la relation entre l'onction et l'effusion de l'esprit de Dieu. Nous l'avons déjà
soulignée.
Quand le roi David fut devenu vieux et qu'il se fut " avancé en jours ", il fit appeler le prêtre
Sadoc et le prophète Nathan, et il leur dit : " Vous ferez monter mon fils Salomon sur ma propre mule...
Le prêtre Sadoc et le prophète Nathan l'oindront comme roi sur Israël... " " Le prêtre Sadoc prit dans la
tente la corne d'huile et il oignit Salomon ... " (1 R 1, 28 s).
Dans le premier livre des Rois, il nous est raconté comment Yahwéh dit au prophète Élie : " Va :
Retourne par ton chemin à travers le désert vers Damas. Tu y entreras et tu oindras Hazaël comme roi
sur Aram, puis tu oindras Jéhu, fils de Nimshi, comme roi sur Israël et tu oindras Élisée... comme
prophète à ta place " (1 R 19, 15).
Le deuxième livre des Rois nous raconte comment Élisée le prophète appela l'un des " fils " de
prophète (c'est-à-dire un apprenti, un disciple : celui qui reçoit l'information) et lui dit: " Ceins tes reins
et prends dans ta main cette fiole d'huile, pars pour Ramoth de Galaad. Quand tu y seras arrivé,
reconnais Jéhu, fils de Josaphat. Tu le conduiras dans une chambre haute. Tu prendras alors la fiole
d'huile, tu la verseras sur sa tête et tu diras : Ainsi a parlé Yahwéh : je t'ai oint comme roi sur Israël.
Puis tu ouvriras la porte et tu t'enfuiras, sans plus attendre... " (2 R 9, 1 s).
Comme on le voit par ces quelques exemples, l'onction a une portée, une signification, et une
efficacité, à la fois prophétique, sacerdotale et royale. L'huile sainte de l'onction, c'est ce par quoi Dieu
consacre un prophète, un prêtre, un roi. C'est le signe sensible et efficace de la communication de
l'esprit. Les Hébreux considéraient que les éléments sensibles, l'eau, la terre, le pain, le vin, l'huile, le
sel, sont porteurs de signification. Ils ne dissociaient pas l'intelligible et le sensible. Les éléments
sensibles aussi, pour eux, sont des paroles. Toute la doctrine chrétienne de ce qu'on appellera les "
sacrements " (nous expliquerons le mot plus loin 45) a sa racine dans la doctrine hébraïque des éléments-
signes.
Puisque l'onction est la communication de l'esprit, on conçoit en quel respect et vénération les
Hébreux tenaient celui qui avait été oint.
Le premier livre de Samuel met dans la bouche d'Anne un psaume qui se termine par ces mots : "
Yahweh jugera les confins de la terre, il donnera la puissance à son roi et il élèvera la corne de son oint,
meschicho " (i S 2, 10).
Dans le même livre de Samuel il est raconté comment un homme de Dieu vint vers Élie, le prêtre,
et lui dit : " Ainsi a parlé Yahweh... Je susciterai pour moi un prêtre fidèle : il agira suivant ce qui est en
mon cœur et dans mon âme, je lui bâtirai une maison durable et il marchera en présence de mon oint
(meschicho) tous les jours... " (1 S 2, 35).
Lorsque David découvre l'endroit où le roi Saül est couché dans son camp, Abisaï dit à David : "
Dieu a livré aujourd'hui ton ennemi à ta main... " Mais David répond : " Ne le fais pas périr, car qui
pourrait porter sa main sur l'oint de Yahweh... ? " (1 S 26,9). Puis David se tient debout sur le sommet
de la montagne, il appelle les hommes du camp de Saül et il leur crie : " Vous êtes clignes de mort,
vous qui n'avez pas gardé votre seigneur, l'oint de Yahweh " (T S 26, 16). Lorsque le roi Saül est tué à
la guerre contre les Philistins, un homme vient raconter à David qu'il a tué le roi Saül. David lui répond
: " Comment n'as-tu pas craint d'étendre ta main pour faire périr l'oint de Yahweh ? " (2 S 1, 14).
Le second livre de Samuel nous a conservé un psaume qui commence par ces mots : " Voici les
dernières paroles de David : oracle de David fils Isaïe... l'oint du Dieu de Jacob, meschiach elohei
iaakob (dans la traduction grecque : christon theou iakôb), et chantre des psaumes d'Israël. L'esprit de
Yahweh parle en moi et sa parole est sur ma langue. Le Dieu d'Israël a dit, le rocher d'Israël m'a parlé...
" (2 S 23, 1 s.).

45
Cf. p. 528 (p. 331).
65

Les psaumes utilisent la même expression :


" Les rois de la terre se dressent et les souverains complotent ensemble contre Yahweh et contre
son oint " (dans la trad. grecque : christos) (Ps 2, 2). " Maintenant je sais que Yahweh sauve son oint "
(meschicho en hébreu, christos en grec) (Ps 20, 7). " Yahweh est un refuge de salut pour son oint " (Ps
28, 8). " Ton trône, Dieu, pour toujours... Tu as aimé la justice et tu as haï le mal, c'est pourquoi il l'a
oint, Dieu, ton Dieu, d'une huile de joie, plus que tes compagnons... " (Ps 45, 7 s.). " J'ai trouvé David,
mon serviteur, je l'ai oint de mon huile sainte " (Ps 89, 21).
Lorsque le Cantique des Cantiques dit : " Qu'il me baise des baisers de sa bouche... Tes baisers
sont meilleurs que le vin, tes parfums sont agréables à respirer, ton nom est une huile qui se répand "
(Ct 1, 1-3), il est vraisemblable que cette dernière expression fait allusion au mot hébreu meschiach :
celui qui a reçu l'onction de l'huile aux aromates.
Un prophète inconnu du temps de l'exil ou postérieur à l'exil écrit : " L'esprit du seigneur Yahweh
est sur moi, parce que Yahweh m'a oint. Pour annoncer d'heureuses nouvelles aux pauvres il m'a
envoyé, pour panser ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer la libération aux déportés et aux captifs
le retour à la lumière... " (Is 61, 1 s.).
Dans ce texte prophétique tardif, de nouveau, nous saisissons la relation qui existe, dans la pensée
hébraïque, entre l'onction et la communication de l'esprit de Dieu. L'onction est le signe sensible de la
communication de l'esprit.
Lorsque les auteurs des livres qui constituent le nouveau testament grec utilisent l'adjectif grec
christos, ils savent évidemment ce que ce terme signifie, puisqu'ils ont eux-mêmes été formés dans le
judaïsme. Ils savent quel mot hébreu. christos traduit. Ils savent à quoi cela se rapporte, à quoi cela se
réfère, à quoi ce terme fait allusion. Toute l'histoire d'Israël peut revenir à leur mémoire en prononçant
ce mot.
A une époque où l'on comprenait encore ce que signifie l'adjectif christos, oint, on pouvait
l'employer, et l'expliquer, comme le fait Grégoire de Nazianze au ive siècle :
" II. est christos, à cause de sa divinité. Cette divinité est l'onction de son humanité, qu'elle ne
sanctifie pas seulement par opération (energeia) comme les autres christs (oints), mais par la présence
(parousia) de la totalité de celui qui donne l’onction46. "
Un chrétien de langue grecque, aujourd'hui encore, lorsqu'il entend le mot christos, sait ce que
cela veut dire. Il sait que le mot christos provient du verbe chriô qui signifie : oindre.
Dans le judaïsme, après le retour de l'exil de Babylone, une attente s'est développée, exprimée de
diverses façons, dans des textes multiples : celle d'un roi, d'un prince, d'un libérateur, oint par Dieu
pour cette mission, comme les rois d'Israël et de Juda avaient été oints pour libérer le peuple et pour
régner sur lui.
Nous n'avons pas à exposer ici les diverses formes qu'a prises cette attente, au cours des siècles
qui ont précédé la naissance de Ieschoua Au temps de Ieschoua, plusieurs formes d'attente messianique
(messie est une autre traduction de l'hébreu maschiach, et donc strictement synonyme de christos)
semblent avoir coexisté dans le judaïsme.
Ieschoua, d'après les documents qui nous restent, semble avoir pris ses distances à l'égard de ces
diverses formes d'attente messianique, surtout à l'égard des formes de type militaire 47. La personne de
Ieschoua, sa mission, sa perspective, dépassaient, transcendaient infiniment toutes les représentations
messianiques diverses qui s'exprimaient alors48. Il ne tient manifestement pas à ce que sa personne et sa
mission soient identifiées à aucune d'entre elles, si ce n'est, peut-être, à celle qu'avait formulée le
prophète inconnu du temps de l'exil, dont les oracles ont été joints à ceux du prophète Isaïe du viii e
46
Grégoire de Nazianze, Oratio 30, 21; PG 36, 132; trad. fr., P. Gallay, modifiée
47
Sur cette question, cf. O. CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament, Neucbâtel-Paris, 1958, p. 98 et s.
48
O. CULLMANN les a résumées dans l'ouvrage cité.
66

siècle (Is 40-55).


Quoi qu'il en soit de ce point, plusieurs choses sont certaines. D'abord, christ n'est pas un nom
propre. Christ, nous l'avons vu, est un adjectif décalqué du grec, qui traduit lui-même un mot hébreu, et
dont presque personne, en France, ne connaît plus le sens. Si même on explique que christos signifie
oint, il faut encore faire l'histoire de l'emploi de ce terme dans la tradition hébraïque, dans l'histoire
d'Israël, pour faire comprendre à l'un de nos contemporains ce que peut bien signifier cette expression.
En réalité, seuls des gens appartenant au judaïsme, et instruits des traditions juives, comprennent
aujourd'hui ce que signifie le terme de maschiach, ou messie, ou christ, et en quoi a consisté l'attente
messianique, si diverse à travers les temps et les lieux.
Aujourd'hui, si vous dites à un paysan chinois, à un docker américain, à un ingénieur soviétique,
ou à un ouvrier français — ou à un professeur français — que Jésus est le christ, cela n'a strictement
aucune signification, aucune portée, pour eux.
Il nous semble donc bien inutile d'accoler constamment au nom propre de " Jésus " le qualificatif
de christ que presque personne ne comprend plus, d'autant plus que, comme nous l'avons dit, la
personne, la mission, l'œuvre de Ieschoua dépassent infiniment toute représentation, toute attente
messianique. Dire que Ieschoua, c'est Dieu qui est venu vivre parmi nous, pour nous enseigner Dieu et
nous communiquer la vie de Dieu, c'est beaucoup plus que de dire qu'il est celui que l'on attendait sous
le nom de messie ou de christ. L'incarnation dépasse infiniment l'attente messianique. C'est donc
réduire la personne et l'œuvre de Ieschoua que de ne le considérer que comme un christ.
Ieschoua, qui ne s'appelait jamais lui-même maschiach, se désignait par contre par le terme de
bar enâschâ, fils d'homme, ou enfant d'homme, qui correspond à l'hébreu ben adam, qui signifie la
même chose, et que le nouveau testament grec traduit par l'expression : huions tou anthrôpou. En
araméen comme en hébreu, l'expression en question signifie en pratique tout simplement : l'homme.
L'enfant d'homme, c'est l’homme49.
Voilà donc l'expression par laquelle Ieschoua se désignait lui-même.
Pour être fidèle à notre méthode, qui consiste à traduire les mots hébreux, grecs ou latins, afin
que les gens d'aujourd'hui puissent comprendre ce qu'ils signifient, nous devrions toujours, dans les
pages qui suivent, chaque fois que nous rencontrons, dans les documents des premiers siècles, le mot
grec christos, le traduire par le mot français oint.
Mais comme en français il se trouve que le mot oint n'est pas gracieux, nous ne pouvons donc pas
l'utiliser, et nous y renonçons. Comme tout le monde, nous laisserons donc le mot chri.fi dans nos
traductions, mais pour rappeler au lecteur qu'il s'agit d'un adjectif, et non d'un nom propre, nous
l'écrirons sans majuscule.

C'est à Antioche, nous dit le livre des Actes (n, 26) que les disciples de Ieschoua furent d'abord
appelés chrétiens, christianous : les gens du " oint ", les disciples du " oint ". C'était peut-être un
sobriquet, ou un terme méprisant, inventé par leurs adversaires.

CHRISTOLOGIE

L'astrophysique étudie la structure et l'évolution de l'univers, la structure et l'évolution des


galaxies, etc. La physique étudie ce que, dans le langage d'aujourd'hui, on appelle la matière, ses lois,
ses propriétés, ses compositions et ses décompositions, ses genèses et ses corruptions, les structures
atomiques et moléculaires, etc. La chimie et la biochimie étudient les compositions complexes de la

49
Sur cette question, cf. le livre magistral de J. JEREMIAS, Neutestamentliche Theologie, 1, p. 245 et s.
67

matière : les molécules, les macromolécules, leurs propriétés, leurs lois, leur formation, leurs
transformations. La biologie étudie la structure, la composition, la genèse et l'évolution des êtres
vivants. La zoologie et la paléontologie étudient l'histoire naturelle des êtres vivants, des espèces de
vivants. L'anthropologie étudie la genèse et la nature de l'homme : biologie humaine, anatomie
humaine, physiologie humaine, biochimie humaine, neurophysiologie humaine, psychologie humaine,
etc.
Il existe une science qui étudie un objet supérieur à tous ces objets, un objet éminent, qui est
apparu, qui s'est présenté dans l'histoire de la création tardivement : cet être qui est Dieu se manifestant
à l'homme en assumant, en s'unissant la nature humaine. Cette science s'appelle la christologie. Elle
s'est développée, comme toute science, à partir d'un donné expérimental, historique : Ieschoua de
Nazareth, sa vie, son action, son enseignement, sa mort, sa résurrection, son œuvre. Elle s'est
développée, comme toute science, d'une manière tâtonnante, par approximations successives, par
formulations successives.
Elle est une partie, un sous-ensemble de cette science qui est la théologie.
C'est de cette science que nous allons aborder l'étude.
La question des origines a toujours un immense intérêt : origine de l'univers, origine de la vie,
origine de l'homme. Avec Ieschoua, nous sommes en présence d'une origine : celle de l'humanité
nouvelle et sainte, conforme au dessein créateur de Dieu.
Les compagnons et disciples de Ieschoua sont parvenus petit à petit à discerner qui est Ieschoua,
ce qu'il est éternellement. On peut encore discerner, dans les livres de cette bibliothèque que nous
appelons le " nouveau testament ", les traces de ces approximations successives par lesquelles les
compagnons de Ieschoua sont parvenus à discerner qui il était50.
Ce que nos contemporains doivent apprendre et comprendre, c'est qu'ils n'ont pas affirmé que
Ieschoua était serviteur de Dieu 51, maschiach, fils de Dieu, parole et sagesse de Dieu, et finalement
Dieu lui-même se manifestant à nous, d'une manière arbitraire, par caprice, ou sans raison. Ils sont
parvenus à voir, à penser et à dire cela par une intelligence progressive de ce qu'est Ieschoua Et cette
intelligence, cette connaissance, est fondée sur une expérience.
Aussi paradoxal que cela puisse sonner aux oreilles de nos contemporains, il faut le dire : la
christologie, c'est-à-dire la science du christ, est une science expérimentale, fondée sur une expérience
analysée. Cette expérience concrète et sensible, ce fut la personne, la vie, les actes, l'enseignement, la
mort et les manifestations après la mort de Ieschoua de Nazareth. Les compagnons de Ieschoua sont
partis de cette expérience, et toute la christologie ultérieure reposera, comme nous le verrons, sur cette
expérience qui fut la leur.
C'est dire que la connaissance de ce qu'est Ieschoua a été acquise d'une manière inductive, à partir
d'une expérience concrète.
Comme l'on sait, lorsqu'il s'agit de comprendre une réalité expérimentale concrète, deux choses
entrent en jeu : d'une part l'expérience elle-même, le donné objectif; et d'autre part, l'activité de
l'intelligence qui interprète, qui lit, qui discerne, qui voit ou qui ne voit pas.
Cette activité de l'intelligence est indispensable, en toute science, pour connaître, pour
comprendre, un donné quel qu'il soit.
Nous verrons plus tard comment l'intelligence de ce qu'est Ieschoua, intelligence qui est une
activité de l'homme, est aidée, informée, guidée du dedans, par Dieu lui-même.
L'expérience est ce qu'elle est, le donné objectif est ce qu'il est. Mais l'intelligence de ce donné
dépend de l'activité intellectuelle de celui qui l'observe, et cette activité elle-même dépend des
50
On trouvera dans le beau livre d'Oscar CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament, Neuchâtel, 1958, l'étude de ces
approximations successives.
51
En hébreu : ebed Y H WH.
68

dispositions de l'observateur. Nous verrons plus tard comment Dieu opère dans l'intelligence de
l'homme pour que celui-ci parvienne à la science, à l'intelligence, à la connaissance exacte de ce donné
objectif qui est Ieschoua, sa vie, son enseignement, sa mort, sa résurrection.
Les compagnons, les apprentis, les écoliers de Ieschoua, ceux qu'on appelle dans notre langue
inadéquate les " disciples 52 ", sont donc partis de l'expérience concrète, de ce qu'ils voyaient et de ce
qu'ils entendaient. C'est d'ailleurs ce que dit une lettre de l'un d'entre eux : " Ce que nous avons
entendu, ce que nous avons vu avec nos propres yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains
ont tâté, palpé, au sujet du logos de la vie — et la vie s'est manifestée, et nous l'avons vue, et nous en
sommes témoins, et nous vous annonçons la vie éternelle qui était en présence du père et elle s'est
manifestée à nous — ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, à vous aussi, afin que
vous aussi vous ayez communauté avec nous... " (i Jn i, i).
Les compagnons de Ieschoua sont partis d'une expérience concrète, qu'ils ont interprétée petit à
petit, pénétrée, dont ils ont acquis progressivement l'intelligence. On peut suivre à la trace, dans les
documents qui nous restent, notamment dans les évangiles dits " synoptiques " (parce qu'on peut les
mettre l'un à côté de l'autre et les comparer paragraphe par paragraphe), on peut suivre à la piste
l'intelligence progressive que les compagnons de Ieschoua acquièrent progressivement de ce qu'il est,
en son fond.
Heureusement, heureusement pour nous, les compagnons-apprentis de Ieschoua n'étaient pas ce
qu'on appelle aujourd'hui, d'une expression d'ailleurs passablement ridicule, des " intellectuels ". Les
compagnons qui apprenaient de Ieschoua étaient des hommes de la terre, des paysans, des marins, des
artisans, des hommes habitués aux réalités concrètes, physiques, tangibles, sensibles. Ce n'est pas à des
hommes de cette sorte que l'on fait avaler des " mythes " ni des " allégories ". Ieschoua parlait leur
langue, la langue des éléments concrets et physiques, des réalités naturelles, organiques, sensibles,
vivantes.
Les compagnons instruits par Ieschoua ont été lents à comprendre qui était Ieschoua, et c'est
heureux pour nous. Cela nous permet, à nous, de mieux comprendre qui il est. Ils ont vérifié, ils ont
palpé, ils ont vu, et ce n'étaient pas de ces hommes qui confondent le réel et l'irréel. C'étaient pour la
plupart des analphabètes, agrammatoi, comme l'ont souligné leurs contemporains et adversaires (Ac 4,
13). Et c'est très bien ainsi. Des gens de la terre, habitués aux réalités concrètes et physiques, sont
moins sujets que d'autres aux illusions et aux fantasmagories. Ce sont ces hommes qui avaient
éminemment ce que les psychologues du début de ce siècle appelaient " la fonction du réel ", ce sont
ces hommes-là qui ont été les témoins, martyres, de la vie, de la mort et de la résurrection de Ieschoua.
C'est sur eux qu'est fondée toute la théologie chrétienne. Et c'est en effet du rocher, en araméen : kêphâ.
La christologie postérieure, c'est-à-dire la science du christ, la science qui a le christ pour objet,
va se fonder sur cette expérience fondamentale des compagnons de Ieschoua qui ont été les témoins de
sa vie, de son enseignement, de ses actes, de sa mort, de sa résurrection.
Comme nous le verrons longuement, constamment, dans les discussions qui vont remplir les
premiers siècles de notre ère, les théologiens chrétiens qui ont fait la théologie, se réfèrent à cette
expérience primordiale. C'est elle le critère de l'orthodoxie.
C'est dire, comme nous l'annoncions, que la théologie orthodoxe est une science expérimentale,
aussi paradoxal que cela puisse paraître aux oreilles de nos contemporains.
Ce n'est: pas une spéculation arbitraire, gratuite, comme le pensent ceux qui ne l'ont jamais
étudiée de près. C'est l'analyse d'un contenu expérimental. L'expérience a été faite par les
contemporains, par les témoins oculaires. La théologie postérieure dégage le contenu de cette
expérience.

52
C’est-à-dire ceux qui reçoivent l’enseignement.
69

Les compagnons de Ieschoua ont donc procédé, si l'on peut dire, de bas en haut : à partir de
l'expérience sensible jusqu'au secret qu'elle recèle, du sensible à l'intelligible, de l'apparence à ce que
contient ce qui apparaît. Leur méthode, leur démarche, a été inductive.
Mais dans la bibliothèque qui constitue ce qu'on appelle le nouveau testament, on trouve
quelques textes qui procèdent en sens inverse, qui partent de ce à quoi les compagnons sont parvenus
progressivement, qui procèdent de haut en bas, non plus par voie de découverte progressive, mais en
sens inverse : depuis ce qui est éternel, jusqu'à ce qui est advenu dans l'histoire concrète.
Parmi ces textes célèbres, d'abord le commencement du quatrième évangile, dont l'auteur a été un
théologien juif qui connaissait bien les choses du temple, la liturgie juive, la théologie juive en général,
qui pensait en hébreu, ou en araméen, et dont le texte a été traduit en grec, par lui-même ou par un
autre, à Éphèse sans doute, vers la fin du premier siècle. Peut-être s'appelait-il Iochannan 53, ce qui a été
transcrit en grec par Iôannès, en latin par Joannis, en français par Jean. De quel Jean s'agit-il ? C'est ce
dont les spécialistes discutent.

" Au commencement était la parole,


et la parole était en présence de Dieu,
et elle était Dieu, la parole.
" Elle était, celle-ci, au commencement en présence de Dieu.
" Tout a été créé par elle, et sans elle rien n'a été créé, de ce qui a été créé.
" En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes...
" Et la parole est devenue chair, et elle a campé parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire,
une gloire comme celle de celui qui est l'unique engendré venant de Dieu, plein de gloire et de vérité54."
Nous avons rappelé l'importance dans la tradition théologique d'Israël de la doctrine de la parole
de Dieu, la parole communiquée à l'homme par l'intermédiaire du prophète, mais aussi et d'abord la
parole créatrice. Nous avons rappelé comment le targum, c'est-à-dire la traduction - paraphrase en
araméen de la bibliothèque hébraïque, avait fait, aux alentours des débuts de notre ère, de la parole une
" hypostase 55 ".
Nous avons vu précédemment comment le mot hébreu dabar, qui signifie : la parole, a été traduit
en araméen dans le targum par le mot : memra.
Nous avons vu aussi comment les traducteurs juifs alexandrins de la bible hébraïque ont traduit
l'hébreu dabar par le grec logos.
C'est ce mot logos que l'on peut lire aujourd'hui dans le texte grec actuel du quatrième évangile.
Mais cet évangile a été pensé d'abord en hébreu ou en araméen par un théologien juif. Sous le mot grec
logos il y a donc le mot hébreu dabar et le mot araméen memra.
Il est donc tout à fait inutile d'aller chercher dans la littérature grecque des textes parlant du logos
pour comprendre ce que signifiait ce terme dans la pensée de l'auteur juif du quatrième évangile. Ce
terme grec est purement et simplement une traduction d'un terme araméen et d'un terme hébreu. C'est
donc du côté de la tradition hébraïque et juive qu'il faut en chercher les racines et les significations.
Le mot grec logos a été traduit ultérieurement, dans les versions latines de la bible, par le mot
latin verbum, qui signifie : le mot, la parole.
Le latin verbum a été traduit, dans les bibles françaises, par le mot verbe, qui n'est d'ailleurs pas
une traduction, mais une simple transcription.
L'ennui, c'est que pour l'enfant des écoles, et donc pour le Français moyen, le " verbe ", ce n'est
pas ce que les Hébreux entendaient par dabar et Jean par logos, mais c'est cette espèce de mot qui se
53
Prononcer toujours le ch dur à l'allemande.
54
Jn I, i s.
55
Nous expliquerons la signification de ce mot plus loin, cf. p. 375 (p. 234) .
70

conjugue. C'est un terme de grammaire.


Or, la doctrine hébraïque de la parole créatrice, et la doctrine chrétienne de l'incarnation de cette
parole, n'ont rien à voir avec les conjugaisons...
Faisant exception à notre méthode constante de traduire le plus possible les termes fondamentaux
de la langue chrétienne, nous serons obligés de laisser le plus souvent le mot logos en grec, et d'utiliser
parfois le décalque du mot latin, malgré notre répugnance, tout simplement parce que la traduction
exacte de l'hébreu dabar et de l'araméen memra, c'est " la parole ", et qu'en langue française cette
expression est au féminin. En ce qui concerne la doctrine de l'incarnation, cela tombe mal.
Dans d'autres langues modernes, on ne rencontrera pas cette difficulté.
Nous demandons donc à notre lecteur de bien vouloir retenir la signification d'un mot grec et d'un
mot latin que nous aurons constamment à utiliser.

Un autre texte célèbre, qui procède aussi " de haut en bas ", c'est-à-dire de Dieu vers l'homme, est
celui que l'on peut lire dans une lettre de Paul adressée aux chrétiens de Philippes, en Macédoine :
" Que chacun ne regarde pas seulement ce qui le concerne lui-même, mais que chacun regarde
aussi ce qui concerne les autres.
" Ayez en vous les pensées, les sentiments, qui étaient aussi dans le christ Jésus, dans le
maschiach Ieschoua.
" Lui qui est en condition de Dieu (en morphe theou), il n'a pas estimé devoir retenir comme une
proie (harpagmon56) le fait d'être égal à Dieu.
" Mais il s'est dépouillé lui-même 57, en prenant la condition d'esclave, étant devenu à la
ressemblance des hommes.
" Par la forme, la figure, la manière d'être (schèmati) il a été trouvé comme un homme.
"' Il s'est abaissé lui-même, devenant obéissant jusqu'à la mort, la mort par la croix.
" C'est pourquoi aussi Dieu l'a élevé au-dessus de tout (hyperypsôsen) et lui a accordé le nom qui
est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Ieschoua tout genou fléchisse parmi les êtres qui sont
dans le ciel, et ceux qui sont sur la terre, et sous la terre, et que toute langue reconnaisse qu'il est
seigneur (kurios), Jésus christ, à la gloire de Dieu père58. "
On pense généralement que ce texte, que l'on peut lire dans la lettre de Paul aux chrétiens de
Philippes, est un hymne bien antérieur. Paul ne ferait que le citer.
Si cet hymne a été pensé et composé d'abord en araméen, i! faudrait reconstituer ce substrat
araméen pour déterminer la signification exacte du texte, dont nous n'aurions alors que la traduction
grecque.

Un troisième document nous expose la doctrine chrétienne du fils de Dieu en partant d'en haut, en
partant de Dieu, c'est la lettre aux Hébreux, dont l'auteur fut sans conteste un théologien juif très savant
dans les choses du judaïsme, de la liturgie, de la théologie juive, tout comme l'auteur du quatrième
évangile.
La lettre aux Hébreux, dont nous avons seulement le texte grec, commence ainsi :
" A diverses reprises et de plusieurs manières, autrefois Dieu a parlé à nos pères dans les
prophètes. A la fin des jours (ces jours que nous vivons), il nous a parlé dans le fils, qu'il a établi
héritier de tous les êtres (de l'univers) et par lequel aussi il a créé les durées cosmiques " (He i, i).
L'expression que nous traduisons par : les durées cosmiques, c'est le grec tous aiônas.
56
Harpagmos signifie : le rapt, le vol. Harpagma, l'objet qui est vole, le butin. Le verbe harpazô signifie : enlever de force.
Harpagè, c'est la rapacité, l'avidité, la rapine, le rapt, le pillage, le butin.
57
Ekenôsen, du verbe kenoô, qui signifie : vider, évacuer, épuiser. L'adjectif kenos signifie : vide, privé de.
58
Ph. 2, 4 s.
71

Le mot grec aiôn signifie : le temps, la durée de la vie, la vie, l'éternité, l'âge, la génération, le
monde. Il traduit, dans la version grecque de la bible hébraïque, le mot hébreu olam.
Le mot olam signifie : le temps qui précède, le temps du passé; le temps de l'avenir; l'éternité
considérée dans le passé ou dans l'avenir; enfin : le monde, la durée cosmique, c'est-à-dire le cosmos
lui-même, qui dure.
Dans le nouveau testament grec, le mot aiôn qui traduit l'hébreu olam peut signifier : le monde
(par ex. Me 4, 10; Mt 13, 22).
C'est tardivement, dans la littérature hébraïque, que olam en est venu à signifier : le monde.
Dans la littérature araméenne, le mot hébreu olam est traduit par : alema. Le targum de la Genèse
nous dit que par la parole, memra Dieu a créé le monde, alema.
Le pluriel employé par l'auteur de la lettre aux Hébreux est analogue au pluriel utilisé en hébreu
pour désigner le ciel, haschamaïm. Il est utilisé aussi par les rabbins pour parler du monde, ou des
mondes, ôlemôt. C'est l'araméen ôlemôt, ou l'hébreu olamim, qui est traduit ici par l'auteur de la lettre
aux Hébreux par le grec tom aiônas.
Les latins ont traduit le grec aiôn et donc l'hébreu olam par saeculum.
Les traducteurs français ont rendu saeculum par " siècle ", qui, en français d'aujourd'hui, ne
signifie plus du tout ce que signifiait olam en hébreu.
Et c'est ainsi que nous avons droit, dans les traductions françaises, aux expressions : les siècles
des siècles, ou " le siècle " (au sens de " monde "), qui ne signifie plus rien pour nos contemporains.
Les documents qui insistent le plus sur la divinité de Ieschoua, c'est-à-dire sur le fait que
Ieschoua, c'est Dieu se manifestant à nous, sont aussi ceux qui insistent le plus sur la pleine et entière
humanité de Ieschoua
Par exemple la lettre aux Hébreux :
" Car nous n'avons pas un grand prêtre incapable de souffrir avec nous de nos faiblesses. Car il a
été éprouvé en toutes choses, selon sa ressemblance (avec nous), sauf le péché... " (Me 4, 15).
En toutes choses, Ieschoua a éprouvé, ressenti, ce que nous ressentons, et il a été mis en situation
humaine.
" Lui qui aux jours de sa chair, a présenté des prières et des supplications à celui qui pouvait le
sauver de la mort, avec un cri puissant et des larmes... " (He 5, 7).
L'auteur de la lettre aux Hébreux tient donc les deux bouts de la chaîne, et fermement : la pleine
divinité de Ieschoua, qu'il appelle lui-même fils de Dieu, et à qui il s'adresse comme au créateur du
monde, et sa pleine humanité.

ÉLÉMENTS DE CHRISTOLOGIE

Ieschoua, c'est Dieu lui-même venant habiter parmi nous afin de se faire connaître plus
personnellement que par le passé, afin de nous communiquer la science requise pour achever
l'humanité et pour la conduire à son terme visé depuis le commencement : la participation à la vie
divine, sans confusion des natures ni des personnes, l'adoption, la divinisation.
Ieschoua, c'est Dieu lui-même. Ce n'est fias un autre dieu que Dieu, ce n'est pas un dieu second
ou secondaire. C'est Dieu lui-même et personnellement, qui se manifeste à nous dans sa discrétion et sa
simplicité.
Pour se manifester à nous, pour venir vivre et mourir parmi nous, Dieu s'est fait homme, il est
devenu homme, sans cesser bien entendu d'être Dieu. C'est-à-dire qu'il a assumé une anatomie
humaine, une physiologie humaine, une psychologie humaine, tout ce qui constitue la nature humaine
complète. Il est devenu vraiment homme, sans cesser d'être Dieu. Il n'a pas triché, il n'a pas fait
72

semblant d'être homme, il n'a pas pris, comme l'ont pensé certains docteurs des premiers siècles, un
corps sans âme, ce qui n'a aucun sens. Il est devenu pleinement et totalement homme, tout en restant
pleinement et totalement Dieu. L'incarnation n'est donc pas une aliénation, contrairement à ce que
chantait Hegel, ni une modification, ni une altération de la substance divine. C'est une union de la
nature humaine à la nature divine, en la personne de Ieschoua, mais non une altération de la nature
divine. La nature humaine est assumée, surélevée, informée par le verbe de Dieu. La nature humaine et
la nature divine restent distinctes dans l'unique personne du verbe incarné, sans être séparées,
puisqu'elles sont unies.
Lorsque l'humanité eut atteint un degré suffisant de maturité, il convenait que Dieu se manifestât
lui-même, personnellement, afin de communiquer à l'humanité en genèse la science nécessaire à son
achèvement. D'autant plus qu'il ne s'agit pas seulement d'achever l'humanité physiquement,
intellectuellement, moralement, mais, bien plus, de la conduire à sa fin ultime, visée dès le
commencement par la création : la participation personnelle à la vie divine.
L'incarnation du verbe a pour but premier, pour raison première, de communiquer à l'humanité la
science de Dieu et du dessein créateur, afin que l'humanité puisse s'achever et parvenir à la
participation à la vie divine.
L'humanité étant malade, de toutes les manières, le verbe incarné guérit l'humanité, dans tous les
ordres. C'est son action " rédemptrice 59 ". Mais pendant qu'il guérit l'humanité, et répare ce qui a été
abîmé, dans tous les domaines, il continue aussi de créer l'humanité du dedans, et il opère sa
divinisation réelle, sans confusion des natures ni des personnes.
La fonction du verbe incarné, son action, c'est donc de continuer à créer l'humanité en lui
communiquant la science nécessaire pour qu'elle s'achève, de la guérir, de la libérer, de la régénérer là
où elle est dégénérée, et enfin de la conduire à la vie divine, de lui donner la vie divine, de la rendre
participante de la nature divine. Le verbe incarné reste créateur pendant qu'il répare, guérit et régénère,
et il divinise pendant qu'il crée et guérit. Ce qu'on appelle la " rédemption " inclut tout cela : création
continuée, guérison et divinisation.
Le rabbi Ieschoua de Nazareth était manifestement et évidemment un homme. Anatomiquement,
physiologiquement, psychologiquement, intellectuellement, c'était un homme, que ses contemporains
ont pu voir, toucher, entendre. Nous savons aujourd'hui qu'il est absurde d'imaginer une dissociation
entre l'ordre physiologique et l'ordre psychologique. Il n'existe pas dans la nature de vivant qui ne soit
un psychisme. Le terme de psychisme n'est pas univoque, ni équivoque, mais analogique. Il existe
différentes sortes de psychisme. Le psychisme de l'amibe n'est pas le psychisme de l'abeille, qui n'est
pas le psychisme du lion, de l'éléphant ou du gorille. Il existe un psychisme animal, qui est corrélatif du
développement neurophysiologique. Il existe un psychisme humain, qui est corrélatif lui aussi du
développement neurophysiologique, tout particulièrement du développement du cerveau. Il était donc
absurde d'imaginer que Ieschoua pouvait être un corps, un organisme vivant, sans être aussi un
psychisme humain.
Ieschoua est donc un homme, pleinement, et rien de ce qui est humain ne lui fait défaut.
Mais Ieschoua a manifesté aussi, établi aux yeux de tous, démontré, qu'il avait en lui,
personnellement, la puissance de Dieu, la science de Dieu la sagesse de Dieu. Il guérit les malades,
c'est-à-dire qu'il régénère les organismes dégénérés, il réinforme ce qui était déformé, il recrée ce qui
était abîmé. C'est là l'œuvre propre de Dieu le créateur. Seul Dieu le créateur est capable de reprendre
et de refaire ce qu'il a fait et qui a été abîmé. Seul il est capable de recréer du dedans ce qui était
dégénéré. Seul, nous l'avons vu, il est à proprement parler capable de créer. Seul il est capable de
recréer, de régénérer, de guérir.

59
Explication de ce mot, cf. p. 628 (p. 393).
73

Ieschoua a en lui ce pouvoir. Cela n'a d'ailleurs pas été contesté par ses adversaires. Ceux-ci ont
simplement émis l'hypothèse que ce pouvoir de guérir ne lui venait pas de Dieu, mais de l'adversaire,
hasatan.
Ieschoua a en lui une science, une sagesse, qui sont celles du créateur. Il communique, il enseigne
la science de la vie, la science par laquelle l'humanité peut parvenir à la vie. Il communique la science
de la création. Il n'enseigne pas comme les scribes qui scrutent les écritures du passé, ni même comme
les prophètes qui reçoivent, parfois, l'enseignement qui vient de l'esprit de Dieu. Il enseigne de son
propre fond, de source, avec autorité. Il dit que, ce qu'il enseigne, il le tient directement de Dieu, qu'il
appelle son " père ".
Une difficulté, concernant l'incarnation, c'est-à-dire la filiation divine de Ieschoua, pour certains
de ses contemporains, de ses proches, de ceux qui ont vécu avec lui — mais non de tous — provenait
de ce que justement ils connaissaient Ieschoua depuis son enfance, de ce qu'ils connaissaient sa mère,
son père et ses frères. Autrement dit, la difficulté concernant l'incarnation, ou la filiation divine de
Ieschoua, provenait, pour ceux-là, de ce que Ieschoua était pleinement homme, fils de l'homme né
parmi les hommes, né de la femme. C'est, semble-t-il, la première difficulté qui a surgi concernant
l'incarnation. Elle s'exprime dans plusieurs textes.
Mt 13, 53 : " Ieschoua vint dans sa patrie, et il les enseigna dans leur synagogue, en sorte qu'ils
étaient Stupéfaits. Ils disaient : D'où lui vient cette sagesse, et cette puissance ? Cet homme n'est-il pas
le fils du charpentier ? Sa mère ne s'appelle-t-elle pas Maria et ses frères Jacob, Joseph, Simon, Jude ?
Ses sœurs ne vivent-elles pas toutes parmi nous ? D'où lui viennent donc toutes ces capacités ? Et ils
s'achoppaient (ils butaient) sur cette difficulté qu'ils rencontraient en lui. "
Mc 6,1 : " Il vint dans sa patrie, et ses disciples l'accompagnaient. Vint le jour du sabbat. Il
commença à enseigner dans la synagogue, et beaucoup de ceux qui l'entendaient étaient Stupéfaits. Ils
disaient : D'où lui vient tout cela ? Quelle est donc cette sagesse qui lui est donnée, à cet homme, en
sorte que des œuvres de puissance s'opèrent par ses mains ? Cet homme n'est-il pas le charpentier, le
fils de Maria, le frère de Jacob, de Joseph, de Juda et de Simon ? Ses sœurs ne sont-elles pas ici avec
nous ? — Et ils s'achoppaient, ils butaient, sur cette difficulté qu'ils trouvaient en lui. "
Jn 7, 15 : " Ieschoua monta dans le temple et il enseigna. Les juifs s'étonnaient et ils disaient :
Comment celui-ci connaît-il les lettres, puisqu'il n'a pas fait d'études ? "
Jn 6, 42 : " Ils disaient : Cet homme n'est-il pas Ieschoua le fils de Joseph. Nous connaissons son
père et sa mère. Comment peut-il dire : Je suis descendu du ciel ? "
Jn 7, 25 : "Certains, parmi les gens de Jérusalem, disaient : N'est-ce pas celui qu'ils cherchaient à
tuer ? Et voici qu'il parle en public et on ne lui dit rien ! Est-ce que les chefs auraient vraiment reconnu
que cet homme-là est le maschiach (le christ) ? Mais cet homme, nous savons d'où il vient. Tandis que
le christ, lorsqu'il viendra, personne ne saura d'où il vient. "
La difficulté est donc claire : cet homme, Ieschoua de Nazareth, il est né parmi les hommes. Il est
pleinement homme, ce que l'orthodoxie a toujours professé. Comment peut-il avoir en lui une sagesse
qui dépasse ce dont l'homme est capable, et une puissance, la puissance de guérir, qui est réservée à
Dieu ? Comment concilier ces deux aspects de sa personne ? Comment concilier sa pleine humanité
avec sa pleine divinité ?
Tout le monde, dans son milieu et dans son entourage, n'a pas buté sur cette difficulté, puisque
Simon fils de Jonas, celui que Ieschoua a surnommé Kêphâ, le " Rocher ", et puis les fils de Zébédée, et
puis tous les autres, sont parvenus à discerner qui était Ieschoua, malgré cette ascendance
manifestement humaine.
Les difficultés que certains des contemporains de Ieschoua ont ressenties en présence de ce
paradoxe que constituait Ieschoua pour leur mentalité, ces difficultés sont précieuses pour nous, car
elles attestent l'historicité des deux termes, des deux faces du paradoxe : la pleine insertion de Ieschoua
74

dans l'humanité la plus quotidienne, sa filiation humaine, et sa dimension surhumaine. C'est justement
l'existence simultanée de ces deux aspects qui faisait difficulté pour un bon nombre de ses
contemporains. Et que cette difficulté ait été notée, qu'elle ait été enregistrée dans les archives que sont
les premiers documents chrétiens, cela ne peut pas être une invention tardive, postérieure. C'est du
vivant qui a été noté là. Cela fait partie de ce genre de choses qui ne s'inventent pas, lorsqu'on compose
un mythe ou une légende. On ne souligne pas les difficultés, les obstacles à l'intelligence du fait
historique concret que l'on expose. Les difficultés éprouvées par les contemporains de Ieschoua
constituent une réfutation, entre mille, de la thèse soutenue encore par quelques attardés, d'ailleurs
incompétents, et qui ne considèrent la figure de Ieschoua que comme un mythe construit de toutes
pièces.
La difficulté ressentie par plusieurs parmi les contemporains de Ieschoua reste vivante pour
plusieurs d'entre nos contemporains. Comment l'Absolu, comment Dieu, peut-il naître parmi les
hommes ? Comment Maria peut-elle être vraiment mère de celui qui est Dieu personnellement ?
Pourquoi Dieu, s'il veut se manifester à nous, n'utilise-t-il pas des moyens plus spectaculaires, plus
conformes à l'idée que nous nous faisons de sa dignité ? Car enfin, une naissance, cela est commun.
Pourquoi pas une parousie spectaculaire ? Une manifestation fulgurante ? Une démonstration éclatante,
tonitruante, de la puissance divine ? Pourquoi cette naissance dans l'humanité ?
Nous l'avons vu ailleurs : l'esthétique du dieu d'Israël n'est manifestement pas l'esthétique du type
" pompier ", ou du style impérial. La méthode du dieu d'Israël a toujours été, il suffit de lire les archives
d'Israël pour s'en convaincre, cette méthode paradoxale, la méthode discrète : la manifestation de la
puissance de Dieu par l'intermédiaire des voies les plus simples, par les moyens les plus modestes, par
les commencements les plus infimes. Il existe une esthétique biblique, une esthétique de Dieu. C'est
celle-là : le triomphe de la faiblesse sur la force, de David enfant contre le géant Goliath.
Ieschoua est un être. Il est un. Il n'est pas une association de deux personnes. Ceux qui l'ont vu,
entendu, ceux qui l'ont fréquenté, qui ont reçu son enseignement, qui l'ont vu vivre, ont eu l'expérience
d'un être qui était à la fois homme et à la fois Dieu lui-même, mais un, et non pas deux personnes.
Pendant plusieurs siècles, il a donc fallu à la pensée chrétienne faire l'effort requis pour dire
correctement, sans ambiguïté, qui est Ieschoua Il est un homme, pleinement homme. Il n'est pas une
apparence d'homme. Il est Dieu, pleinement Dieu, la puissance et la sagesse de Dieu habitent en lui. Il
est un, il est une seule personne, et non pas deux personnes.
Au terme d'un long travail, qui a pris plusieurs siècles, travail auquel ont coopéré les plus saints,
les plus savants des penseurs chrétiens de l'époque, à travers des controverses violentes, et malgré les
grandes difficultés qui provenaient des différences de langues, la pensée chrétienne, s'appuyant sur les
documents que sont les quatre évangiles, et sur les lettres de Paul, et sur les Alites des Apôtres, est
parvenue à exprimer comment elle comprenait cet être appelé Ieschoua de Nazareth : une seule
personne, qui est divine; deux natures, non confondues, non mélangées, non séparées : la nature divine
incréée, impérissable, impassible; la nature humaine créée. Nous lirons quelques-uns des textes dans
lesquels la pensée chrétienne orthodoxe a exprimé ce qu'elle est. Ce sont de véritables poèmes
théologiques et métaphysiques.
Qu'est-ce que la pensée chrétienne orthodoxe a écarté, repoussé, rejeté, au cours de son
développement historique ? Elle s'est développée en écartant des doctrines, des interprétations, qu'elle
estimait incompatibles avec le contenu de l'information inscrite dans les livres du nouveau testament.
C'est ainsi que les diverses hérésies ont joué un rôle dans son développement, un rôle dialectique,
puisqu'elles ont suscité, provoqué, une réaction de la part de l'orthodoxie, et qu'ainsi l'orthodoxie a pris
occasion pour se définir, se formuler elle-même à elle-même.
L'orthodoxie, dans son développement, a écarté la thèse selon laquelle Ieschoua ne serait qu'un
homme, un homme éminent, saint, sage, ayant en lui l'esprit de Dieu, assisté par Dieu, adopté par Dieu,
75

un prophète éminent.
C'est en somme la tendance actuellement régnante chez beaucoup de chrétiens, catholiques et
surtout protestants.
Ieschoua n'est pas simplement un homme, adopté par Dieu, investi par Dieu d'une mission et d'un
pouvoir.
L'orthodoxie a écarté l'erreur inverse : Ieschoua est Dieu, mais il n'est pas un homme. Il a revêtu
une apparence d'homme. Il n'a pas été vraiment un homme comme nous. Il n'a pas souffert comme
nous. Son existence humaine fut fantomatique, ou seulement apparente.
Cette hérésie est appelée docète, du grec dokein, qui signifie sembler, paraître.
Elle consiste à nier la réalité de l'incarnation.
L'orthodoxie a rejeté l'idée que le logos, le verbe, ait assumé un corps humain, pourvu des
fonctions physiologiques et végétatives, mais non une âme humaine capable d'intelligence et de
volonté. C'est le verbe divin qui jouerait, dans cet être concret appelé Ieschoua, le rôle que joue l'âme
dans le composé humain.
Cette christologie-là, que la tradition prête à Apollinaire de Laodicée, présuppose une
anthropologie selon laquelle le corps humain pourrait subsister sans une âme humaine. Nous savons,
par analyse philosophique, que cette anthropologie est fausse. Si Ieschoua était physiologiquement
pleinement un homme, alors il était aussi psychologiquement pleinement un homme.
L'orthodoxie a rejeté l'idée que Ieschoua n'aurait pas une volonté humaine, distincte de sa volonté
divine. S'il n'y a pas en Ieschoua une volonté humaine, alors Ieschoua n'est pas pleinement un homme.
Cette hérésie, appelée monothélite (du grec thelô : vouloir) méconnaît encore une fois la réalité et la
plénitude de l'incarnation. Si Ieschoua est pleinement et réellement un homme, alors il a une conscience
psychologique humaine, une intelligence humaine, une volonté humaine. Puisqu'il est Dieu, il faut donc
reconnaître en lut deux volontés distinctes, la volonté divine et la volonté humaine, librement
conjointes.
Les philosophes, du moins certains philosophes, par exemple à la fin du xix e siècle le philosophe
français Maurice Blondel, avaient vu que dans l'homme on peut distinguer deux volontés : une volonté
profonde, la plus profonde, inscrite dans la nature même de l'homme, que les scolastiques appelaient
voluntas ut natura, que Maurice Blondel a appelée volonté voulante; — et une volonté personnelle,
propre au sujet qui l'exerce, et capable de s'opposer à la volonté voulante.
Qu'est-ce que cette voluntas ut natura, cette volonté voulante ? C'est la volonté, ou le vouloir,
inscrit dans l'être par création, dans l'acte de création. Ainsi l'instinct est une volonté naturelle inscrite
dans tel être concret par création. L'instinct est inscrit dans le message génétique qui constitue tel être,
appartenant à telle espèce vivante. La volonté créatrice a inscrit un certain vouloir au plus profond des
êtres vivants. De ce vouloir nous pouvons parfaitement devenir conscients. Il suffit d'examiner ce qui
est voulu au plus profond de nous-mêmes. Ce vouloir le plus profond manifeste le dessein créateur en
nous, dessein créateur qui veut se poursuivre en nous, avec nous. C'est cela que Maurice Blondel a
appelé volonté voulante.
La volonté propre du sujet personnel peut s'opposer, du moins chez l'homme, à cette volonté
voulante, inscrite dans notre nature par création. Ainsi, la volonté voulante immanente à notre nature,
constitutive de notre nature, nous appelle à procréer. La sexualité, biologiquement considérée, vise
cette finalité qui est la procréation. Mais nous pouvons parfaitement détourner la sexualité de cette fin
qui lui est naturelle. Dans ce cas, notre volonté propre entre en conflit avec la volonté naturelle,
instinctive, de l'homme. Nous faisons, nous voulons faire, ce que, au plus profond de nous-mêmes,
nous ne voulons pas.
Dans le christ, il faut distinguer la volonté instinctive, qui exprime et manifeste le dessein
créateur dans l'homme, la volonté propre, qui, dans le cas du christ est parfaitement accordée à la
76

volonté créatrice opérante dans l'homme, et la volonté divine, la volonté de Dieu. La volonté voulante,
la volontas ut natura, c'est déjà l'expression de la volonté divine, une volonté qui est créée et finalisée
par Dieu créateur.
Puisque le christ est pleinement Dieu et pleinement homme, il faut reconnaître en lui,
conformément à l'enseignement de ceux qui furent les témoins de sa vie, une volonté proprement
humaine, distincte de la volonté divine, quoique librement unie à elle.
Puisque l'incarnation n'implique aucune passion, aucune diminution, aucune aliénation de la part
de Dieu, le christ, qui est Dieu assumant et s'unissant la nature humaine créée, a aussi en lui la volonté
divine. La volonté divine n'est pas abolie dans l'incarnation.
Il faut donc reconnaître dans le christ deux volontés, l'une divine, l'autre humaine.
L'orthodoxie a rejeté l'idée que Ieschoua le meschiach serait constitué par deux personnes
distinctes : une personne humaine, portée et enfantée par Maria, et une personne divine, qui lui aurait
été adjointe, associée. Conformément à l'expérience transmise par les écrits du nouveau testament,
l'orthodoxie pense que Ieschoua n'est pas l'association de deux personnes, mais qu'il est une seule
personne.
Cette personne est divine; elle est Dieu. Le centre de gravité, en Ieschoua, du point de vue de la
personne, est en Dieu. Ieschoua est un sujet, et ce sujet est Dieu lui-même.
Il n'y a pas, en Ieschoua le meschiach, une personnalité humaine enclose sur elle-même, centrée
sur elle-même et en elle-même. La nature humaine, en Ieschoua, ou, pour parler un autre langage,
l'homme, en Ieschoua, est surélevé et assumé par Dieu le verbe, en sorte que la personne de Ieschoua,
le sujet, celui qui dit " Je ", est réellement humain et divin, mais humain parce que la nature humaine
est assumée (en un autre langage : parce que l'homme est assumé, assumptus borna), divin, parce que
celui qui assume, c'est Dieu le créateur incréé et éternel. Celui qui assume, c'est Dieu. L'unité de
personne tient à cette priorité ontologique absolue. Dieu assume, et l'homme est assumé, en sorte que
l'humanité de Ieschoua bien loin de se fermer ou de s'enclore sur elle-même, s'ouvre sur celui qui
l'assume et qui constitue premièrement sa personnalité.
C'est pourquoi il est légitime de dire que Maria est mère de Dieu, thermos, puisque l'enfant
qu'elle a porté en elle pendant neuf mois, et qu'elle a enfanté, était, dès sa conception, un être qui
unissait en lui la nature divine et la nature humaine, fils de Dieu et fils de l'homme.
Cependant, l'orthodoxie a maintenu aussi ce que l'expérience de ceux qui avaient vécu avec
Ieschoua avait enregistré et noté : à savoir que cet être, qui était un être, une personne, il était composé
en lui-même. Il faut distinguer en lui ce qui est attribuable à sa divinité, et ce qui est attribuable à son
humanité. On distingue en lui la nature divine, et la nature humaine.
L'orthodoxie a rejeté l'idée que l'unité de personne, en Ieschoua, impliquerait ou entraînerait
l'unité de nature. Non, Ieschoua n'est pas constitué d'une seule nature, qui résulterait du mélange des
deux natures, la divine et l'humaine. Ieschoua est une seule personne, qui assume la nature humaine, et
qui l'unit à la nature divine incréée.
Cette relation, entre la nature humaine assumée et Dieu qui assume, cette relation d'union par
laquelle Dieu s'unit la nature humaine créée, elle a un commencement, dans l'histoire du monde, dans
l'histoire de la création, dans l'histoire de l'humanité. Elle a une date initiale : le jour où un messager a
annoncé à Maria qu'elle allait concevoir de l'esprit saint.
Mais elle n'aura pas de fin, puisque l'union de la nature humaine assumée et de la nature divine,
dans l'unique personne du verbe incarné, n'aura pas de fin. Elle n'a pas été rompue par la mort. A la
mort du christ, l'âme humaine créée du christ a cessé d'informer la matière, les molécules biochimiques
avec lesquelles elle constituait l'organisme vivant et animé qui est le corps du christ. Mais l'union de
l'âme créée du christ au verbe incréé n'a pas cessé. Comme la création, l'incarnation a eu un
commencement dans le temps, mais elle n'aura pas de fin.
77

Plusieurs docteurs de l'église ancienne ont comparé l'union de la nature divine et de la nature
humaine dans l'unique personne du verbe incarné, à l'union, en nous tous et en Ieschoua, de l'âme et du
corps.
A la réflexion, cette comparaison n'est pas heureuse. Car dans le composé humain, ce qui est uni,
c'est un principe subsistant et informant, organisateur, que l'on appelle " âme ", et une matière
multiple : carbone, hydrogène, oxygène, azote, fer, etc. L'âme qui informe une matière physique
multiple, constitue avec cette matière un corps organisé. Il ne faut donc pas parler de l'union de l'âme et
du corps, mais de l'union de l'âme avec une matière pour constituer un corps.
Dans le cas de l'incarnation, Dieu s'unit la nature humaine, en un individu singulier, ou, en un
autre langage, utilisé par certains pères de l'église et certains docteurs au moyen âge (par exemple Jean
Duns Scot), il s'unit un homme. C'est la doctrine de l'assumptus homo.
Dans le cas du composé humain, nous avons affaire à l'union de l'âme et d'une matière multiple.
Dans le cas de l'incarnation, nous avons affaire à l'union de Dieu et d'une âme humaine créée, qui
informe une matière pour constituer un organisme. Dans l'incarnation, Dieu assume une nature
humaine complète : âme, intelligence humaine, volonté humaine.
Il ne faut pas croire que l'étude de la Structure, ou de la composition métaphysique du verbe
incarné, ce qu'on peut appeler l'ontologie du verbe incarné, soit purement spéculative, et sans rapport
avec notre propre destinée. Au contraire, elle nous intéresse directement, car dans le christ se trouve
préfiguré, anticipé, et ébauché, ce qui nous concerne directement, à savoir notre propre avenir : car
nous aussi nous sommes appelés à prendre part à la vie divine, à devenir participants de la nature
divine, sans que les natures, la divine et l'humaine, soient confondues, tout comme dans le christ. Sans
que les personnes soient confondues, — contrairement à ce qu'enseigne la grande tradition monite qui
remonte aux textes sacrés de l'Inde, qui se poursuit chez Plotin, se retrouve chez Spinoza, puis chez
Fichte. Selon la doctrine chrétienne orthodoxe, les personnes ne seront pas confondues entre elles, et
elles ne seront pas confondues avec l'unique substance divine, personnelle elle aussi. Car s'il y avait
confusion des natures et des personnes, si tous les êtres par nature et originellement n'en faisaient
qu'un, à savoir l'Absolu lui-même, comme le professe cette grande tradition moniste, alors il n'y aurait
pas d'amour entre les êtres; ni d'amour entre l'Être absolu, incréé et créateur, et les êtres créés. C'est
justement ce qu'écrit Spinoza : " Il ne peut y avoir d'amour proprement dit de Dieu pour autre chose,
puisque tout ce qui est ne forme qu'une seule chose, à savoir Dieu lui-même 60. "
Le christianisme orthodoxe, tout comme le judaïsme orthodoxe, est précisément aux antipodes de
la métaphysique moniste dont Spinoza fournit une splendide expression. Le christianisme est une
métaphysique de l'agapê, c'est pourquoi il est une métaphysique de la création, et donc de la distinction
des substances, des natures, des personnes. Car sans cette distinction, il n'y a pas d'amour.
Du côté du judaïsme, comme du côté de l'islam, l'objection principale à l'encontre de la notion
chrétienne d'incarnation provenait, et provient encore, de ce qu'on s'imaginait que, pour le christianisme
orthodoxe, incarnation implique altération, modification, aliénation de la substance divine. Ce qui n'est
pas le cas. D'autre part, on s'imaginait, et on s'imagine encore que, selon le christianisme, l'incarnation
revient à professer deux dieux, que la distinction du " père ", du " fils ", de l'esprit saint, revient à
professer trois dieux : c'est un autre malentendu, que nous retrouverons plus loin à propos de la
théologie trinitaire.
Un argument de l'islam à l'encontre de la doctrine chrétienne de l'incarnation, c'est que Dieu ne
peut pas avoir de fils, puisqu'il n'engendre pas : il n'a pas de femme.
Nous verrons plus loin, principalement en abordant la théologie trinitaire, ce que signifie le terme
de " fils " appliqué à Ieschoua de Nazareth : une relation particulière, unique, entre Dieu et lui.

60
SPINOZA, Court traité, chap. 24 (3).
78

Ieschoua est issu de Dieu, il vient de Dieu, il est l'expression, la manifestation de Dieu. Il est Dieu se
manifestant à nous. Pour désigner cette relation particulière et unique entre Ieschoua e Dieu, les
témoins de la vie de Ieschoua ont utilisé ce terme de " fils ", l'expression " fils de Dieu ". Elle
n'implique aucunement que Dieu " engendre " d'une manière biologique. C'est une analogie, c'est une
manière de parler pour désigner la relation unique qui existe entre Dieu et Ieschoua
Nous verrons aussi, en abordant la théologie trinitaire, les difficultés qui sont nées de ce qu'à
partir d'un certain moment on a appelé " fils " non pas Ieschoua de Nazareth pris concrètement, mais le
logos de Dieu, sa pensée, sa sagesse, sa parole, et " filiation " la relation qui existe entre la parole de
Dieu et Dieu, " génération " la relation qui existe entre Dieu et sa propre pensée. On voit que dans ce
cas l'objection des théologiens musulmans tombe d'elle-même, puisque les expressions " génération " et
" filiation " ont une signification métaphysique très éloignée de l'expérience biologique.
Les métaphysiciens platoniciens et néoplatoniciens repoussaient l'idée chrétienne d'incarnation
parce qu'ils professaient que la matière est mauvaise, impure, que le corps est mauvais, et que la
divinité se souillerait en descendant dans l'existence sensible et empirique, qui est le lieu du devenir.
De plus, ils ignoraient l'idée, qui est propre au monothéisme hébreu, selon laquelle la divinité,
outre qu'elle est unique, est aussi personnelle, et aime les êtres qu'elle a créés librement et
volontairement.
Pour ces diverses raisons, l'idée chrétienne d'incarnation était inintelligible pour un philosophe
platonicien et néoplatonicien.
Il faut ajouter, par ailleurs, que dans les premiers siècles de notre ère, les philosophes appartenant
à la tradition platonicienne et néoplatonicienne n'ont pas fait grand effort pour connaître et comprendre
exactement ce que signifiait la doctrine chrétienne. Ils avaient trop de mépris pour ces gens du peuple
qui prétendaient avoir une doctrine, une théorie, plus transcendante que celle du grand Platon. Ils
trouvaient insupportable que des artisans, des cockers, des paysans et des esclaves puissent prétendre
avoir une théorie, une métaphysique, une théologie.
Ni du point de vue philosophique et rationnel, ni du point de vue du monothéisme hébreu le plus
stricte, l'incarnation ne comporte en réalité aucune difficulté insurmontable, aucune objection valable.
C'est une question de fait. Dieu, l'absolu, l'unique créateur, a consenti à se manifester personnellement
en venant parmi nous, avec nous, afin de nous communiquer sa propre pensée, sa propre sagesse
créatrice, sa propre vie. Il n'y a pas d'objection à priori à opposer à ce fait.
Si les théologiens juifs et musulmans, depuis des siècles et aujourd'hui, se refusent à admettre ce
fait, ce n'est pas qu'ils aient des objections valables et décisives à lui opposer, soit du point de vue
philosophique soit du point de vue du monothéisme hébreu le plus Strict. C'est parce que la
signification métaphysique et théologique de ce fait n'est pas comprise correctement. Nous sommes
toujours dans le malentendu. Et si elle n'est pas comprise, connue pour ce qu'elle est, c'est tout
simplement parce qu'elle n'est pas étudiée.
Chacun d'entre nous est né dans un sous-ensemble humain, et chacun d'entre nous préfère, sauf
exception, se tenir là où il est né. Chacun pense que le sous-ensemble auquel il appartient par naissance
est certainement celui qui possède la vérité. Or les divers sous-ensembles qui constituent l'humanité
professent des doctrines opposées sur certains points. Il n'est donc pas possible que tout le monde ait
raison. Peut-être tout le monde a-t-il tort. Mais il n'est certainement pas possible que tout le monde ait
raison. Et il n'y a pas de raison suffisante pour que le sous-ensemble dans lequel nous sommes nés soit
le bon. Il faut donc, en bonne méthode philosophique, d'abord examiner les diverses doctrines, et puis
choisir en fonction d'une analyse rationnelle.
C'est ce que très peu de gens consentent à faire.
79

UNE DISTINCTION

L'incarnation signifie que Dieu lui-même s'est uni la nature humaine, ou, comme s'exprimaient
certains pères de l'église et plus tard certains théologiens, s'est uni un homme (assumptus homo). Ce qui
compte, ce qui importe, dans la notion d'incarnation, c'est que Ieschoua de Nazareth, c'est Dieu lui-
même, se manifestant à nous, venant vivre parmi nous, en étant devenu homme, tout en restant Dieu,
c'est-à-dire en s'unissant l'humanité.
La divinité du christ est ontologiquement, théologiquement distincte et indépendante de la
question de la conception virginale du christ, exactement comme la résurrection est ontologiquement,
théologiquement indépendante de la question du tombeau vide.
La tradition enseigne que l'esprit saint est venu sur Maria et que par l'esprit saint, c'est-à-dire par
l'esprit de Dieu, c'est-à-dire par Dieu, elle a conçu en elle-même un être qui est le verbe de Dieu, Dieu
lui-même. Elle peut donc à juste titre être appelée mère de Dieu, theotokos, puisqu'elle a porté pendant
neuf mois, et enfanté celui qui est pleinement Dieu et homme.
Cela est fondamental. Mais cela est ontologiquement distinct de la question de savoir si Maria a
été seule à fournir les gènes nécessaires pour la conception humaine de cet enfant, qui est pleinement
un enfant d'homme, en même temps qu'il est pleinement la parole créatrice de Dieu venue parmi nous.
L'orthodoxie enseigne que Ieschoua est pleinement Dieu, et pleinement homme.
Quelle que soit la manière dont l'homme a été conçu, cela ne change rien à la présence du verbe
qui s'unit en Maria cette humanité, ou cet homme, conçu en elle.
La tradition enseigne que Maria a communiqué seule le message génétique requis pour la
conception de l'homme qui est uni au verbe incréé dans l'unité d'une personne.
Pour notre part, nous n'avons aucune difficulté à admettre cela, parce que nous pensons que Dieu
créateur est libre de faire comme il l'entend avec la nature qu'il a créée. Il peut modifier, si cela lui plaît,
les lois habituelles de la nature. Il n'est pas soumis à l'obéissance à ses propres lois naturelles. Nous ne
voyons donc, ontologiquement, aucune difficulté à accepter que Maria ait seule fourni un message
génétique pour la conception de l'homme qui, en elle, est uni au verbe incréé en unité de personne.
Mais si quelqu'un a des difficultés insurmontables à ce sujet, si quelqu'un estime que c'est
biologiquement impossible, si quelqu'un ne peut admettre que Dieu modifie les lois naturelles qu'il a
créées, nous lui disons : la question de la divinité du christ, c'est-à-dire la vérité de l'incarnation,
l'ontologie du verbe incarné, pleinement Dieu, pleinement homme, est distincte de la question de la
conception virginale. La présence réelle du verbe incréé en Maria, l'union réelle, physique, en Maria,
d'un homme au verbe incréé, en unité de personne, est ontologiquement distincte de la question de
savoir si Maria a fourni seule un message génétique, ou non. La pleine et totale divinité du Christ est
parfaitement compatible avec les deux hypothèses.
En ce qui concerne la conception virginale de Ieschoua en tant qu'homme, deux hypothèses
semblent se présenter.
— Ou bien c'est la communauté chrétienne, ou quelque communauté chrétienne, qui a voulu
protéger par cette idée d'une conception virginale la doctrine fondamentale de la divinité du christ, dans
un milieu sociologique et à une époque où les gens auraient été incapables de comprendre que la pleine
divinité du christ est parfaitement compatible avec une conception humaine habituelle. Pour enseigner
que Dieu lui-même est le père de Ieschoua, que la parole créatrice de Dieu s'est uni l'humanité en la
personne de Ieschoua, que Dieu lui-même s'est uni un homme créé dans le ventre de Maria, — pour
enseigner cela, peut-être a-t-il fallu, en un temps donné, en un lieu donné, enseigner que l'homme n'est
pas intervenu dans la conception de l'enfant Ieschoua. Le raisonnement sous-jacent auquel il aurait fallu
répondre aurait été le suivant : ou bien c'est Dieu qui est le père de Ieschoua, ou bien c'est un homme, le
mari de Maria. Puisque c'est Dieu, ce n'est pas un homme.
80

Ce raisonnement, que nous supposons dans la conscience chrétienne primitive, nous le trouvons,
pour notre part, incorrect. Nous pensons que la paternité divine de Ieschoua est éternelle en tant que
Ieschoua est le verbe même de Dieu. Qu'elle est temporelle en tant que le verbe s'unit en Maria un
homme créé. Mais que cette paternité divine n'exclut aucunement une paternité humaine. Nous ne"
voyons pour notre part aucun inconvénient à ce que Ieschoua soit " fils " de Dieu, parce qu'il est le
verbe de Dieu qui s'est uni en Maria un homme créé, — et fils de l'homme, fils d'un homme, en même
temps que d'une femme, parce qu'il est une âme humaine créée.
C'est donc une première hypothèse.
— Une seconde hypothèse, qui à énormément de poids, c'est que la doctrine de la conception
virginale de Ieschoua remonte à Maria elle-même. Dans ce cas, la question est réglée absolument et
définitivement en faveur de la tradition. Si cette tradition est fondée sur le témoignage de Maria, dans
ce cas il faut juger que Dieu a jugé plus convenable, plus opportun, de procéder selon cette modalité,
c'est-à-dire en demandant à Maria seule de communiquer le message génétique qui est requis pour
concevoir un enfant d'homme.
Nous disons qu'ontologiquement la question de la divinité du christ est distincte de la question de
la virginité de Maria, parce que en toute hypothèse, pour qu'il y ait incarnation, il faut que Dieu vienne
personnellement habiter en Maria, pour naître d'elle, sans préjudice porté à la transcendance éternelle
de Dieu, et ceci aussi bien si Maria a seule fourni le message génétique nécessaire pour la constitution
d'un organisme humain, animé comme tout organisme, ou si un message génétique paternel est venu
s'unir au message génétique maternel.
Dans tous les cas, il faut que Dieu soit présent, personnellement, pour qu'il naisse de Maria
theotokos, mais cette présence réelle n'est pas exclusive d'un message génétique paternel uni au
message génétique maternel. Si même un message génétique paternel avait été communiqué, cela
n'empêcherait pas Ieschoua d'être, en toute vérité, conçu du saint esprit, en tant qu'il est Dieu. La
filiation divine de Ieschoua dérive forcément de Dieu qui est esprit, en Maria. Elle n'exclut pas
nécessairement, nous semble-t-il, que pour la genèse de l'organisme animé assumé par le verbe, deux
messages génétiques, l'un paternel l'autre maternel, soient intervenus, comme c'est le cas pour toute
conception humaine ordinaire. Si même Dieu avait fait l'économie de ce miracle, il nous semble que
l'incarnation serait ontologiquement la même.
Encore une fois, pour notre part, nous ne voyons aucun inconvénient ni aucune difficulté à ce que
Dieu ait procédé à la création de l'âme humaine de Ieschoua, et donc de son organisme humain,
simplement à partir du message génétique fourni par Maria. Pour nous, cela ne fait aucune difficulté.
Nous disons simplement que les deux problèmes sont distincts, parce que cela nous paraît
métaphysiquement et théologiquement vrai, et parce que cela peut libérer des intelligences qui
aujourd'hui butent sur ce problème. Nous avons voulu enlever cet obstacle sous leurs pieds. Si même
elles ne parviennent pas à admettre que la conception de l'homme, en Ieschoua, ait été hors des voies
ordinaires, cela ne constitue pas une raison suffisante pour écarter ou rejeter la divinité de Ieschoua, car
les deux problèmes ne sont pas intrinsèquement liés. Ils sont distincts.
L'évangile de Marc, le quatrième évangile (celui de Jean) et l'apôtre Paul, professent que
Ieschoua est fils de Dieu, parole de Dieu, Dieu lui-même se manifestant à nous, sans faire entrer en jeu
la question de la conception virginale de Ieschoua Ils pensent, ils affirment la divinité de Ieschoua, sans
exposer de quelle manière Ieschoua a été conçu humainement dans le sein de Maria.
C'est donc bien que, sans doute, les deux questions sont distinctes, et indépendantes l'une de
l'autre. Ieschoua pourrait, humainement parlant, avoir été conçu comme tout homme, cela ne
l'empêcherait pas d'être " fils " de Dieu, Dieu lui-même se manifestant à nous, puisque l'incarnation,
comme nous allons le voir longuement, est l'union d'une nature humaine concrète, d'une âme humaine
créée, à Dieu. Quelle que soit la manière dont la nature humaine concrète, l'âme humaine de Ieschoua,
81

a été créée, cela ne change rien à cette union.


Ce sont les évangiles de Matthieu et de Luc qui enseignent la conception virginale de Ieschoua61.
Personne ne sait aujourd'hui, en ce dernier tiers du xx e siècle, comment deux messages
génétiques, l'un fourni par la femme, l'autre par l'homme, donnent une personne, un être autonome
capable de dire : je, moi. Le biologiste constate que lorsque le spermatozoïde pénètre dans l'ovule, ce
que l'on appelle la fécondation, l'œuf se développe : on assiste au développement embryonnaire. Mais
personne ne sait, personne ne comprend à cette heure comment deux messages génétiques peuvent
donner naissance à une personne autonome. Le mystère est entier pour l'instant à ce sujet. Peut-être
dans les années ou les siècles qui viennent, les progrès de la science et de l'analyse philosophique
permettront-ils de comprendre cette genèse d'une personne à partir de deux messages.
Dans le cas du christ, un second mystère s'ajoute à celui qui est commun à toute génération
humaine. C'est celui de l'union de Dieu lui-même à un organisme humain, ou, ce qui revient au même,
à une âme humaine qui, informant une matière, constitue un organisme humain animé.
Nous ne savons pas non plus comment cela se fait. Dans le cas de la génération simplement
humaine, nous constatons que par l'union de deux messages génétiques, un enfant vient au monde, qui
est une personne.
Dans le cas du christ, nous constatons aussi que cet enfant d'homme a en lui la science, la
sagesse, et le pouvoir de Dieu lui-même, et la sainteté de Dieu.

LA VIEILLE INCRÉDULITÉ

La vieille incrédulité en ce qui concerne le christ, l'incarnation du verbe, c'est l'incrédulité


générale et foncière en ce qui concerne le nouveau. Dans le christ, par le christ, Dieu opère quelque
chose de nouveau : l'union de l'humanité à la divinité, la participation de l'homme à la nature divine.
C'est quelque chose de nouveau, d'inédit, d'inouï. C'est, dans le plan créateur et divinisateur, une étape,
la dernière. On ne voit pas au nom de quoi on pourrait récuser comme irrationnelle cette étape ultime,
si ce n'est parce que c'est quelque chose de tout à fait nouveau, et qu'une vieille habitude nous fait
constamment confondre le rationnel et l'ancien. Certains esprits sont tellement endurcis dans cette
habitude, que si, par impossible, on leur avait demandé, avant l'apparition de l'homme : est-il possible
maintenant que surgisse, à partir de ces populations de singes anthropoïdes, un. être capable de pensée
réfléchie, de liberté, d'autonomie, un être capable de faire de la musique, de s'interroger sur les
problèmes métaphysiques, d'aimer la beauté pour elle-même ? — Ils auraient répondu certainement :
Non ! C'est impossible. Les " lois de la nature " ne permettent pas cette innovation.
En effet, les lois de la nature, il y a deux ou trois millions d'années, ne comportaient pas
l'existence d'un être pourvu de quatorze milliards de neurones, et capable de pensée réfléchie. Mais il
fallait être capable d'admettre que de nouvelles lois naturelles pouvaient commencer d'agir. C'est ce
qu'un certain rationalisme, qui confond rationalité et fixisme, ne peut admettre.
— Les mêmes esprits, si on leur avait demandé, il y a quatre milliards d'années, avant l'apparition
des premiers vivants, alors que la terre était brûlante encore, et seulement minérale : Est-il possible que
surgissent bientôt des êtres vivants, inédits, inouïs, que personne n'a encore jamais vus, quelque chose
de tout à fait nouveau : des organismes capables de faire leur propre synthèse, de se développer,
d'assimiler, d'éliminer, de se reproduire, de s'adapter ? — Les mêmes auraient répondu : Non 1 C'est
impossible. Cela ne s'est jamais vu dans l'univers. L'univers est un système seulement physique. Il n'y a
pas d'êtres vivants dans l'univers. Il n'y en a jamais eu. Donc il n'y en aura jamais. Les lois naturelles de

61
Cf. sur cette question l'exposé très équilibré et serein d'Oscar CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament, p. 255 et s.
82

l'univers, ce sont les seules lois physiques. Les êtres dont vous parlez, ce sont de pures fantasmagories,
des inventions mystiques, ou métaphysiques. Ils sont impossibles en vertu des lois de la nature qui
caractérisent l'univers depuis qu'il existe. Cette nouveauté dont vous parlez, les êtres vivants, c'est
impossible, car il n'y en a jamais eu. Cela violerait les lois naturelles.
Comme l'a dit un père : ils n'auraient pas cru à leur propre création.
Pour ce genre d'esprits, l'ancien toujours fait autorité. Seul l'ancien est rationnel, raisonnable,
logique. Mais lorsque cet ancien était nouveau, ces mêmes esprits l'auraient récusé comme irrationnel,
parce que nouveau. Ils ne croient pas à la création. En langage bergsonien, ils ne croient pas à ce qui
est en train de se faire. Ils ne croient qu'au tout-fait, parce qu'ils ne peuvent pas le récuser, puisqu'il est
là.
Ce sont les mêmes qui nous disent aujourd'hui : l'incarnation du verbe ? La divinisation de
l'homme ? Une destinée surnaturelle de l'homme ? La participation à la vie divine ? Impossible. Cela
n'était pas dans le passé. Donc cela est impossible dans l'avenir. Cela ne sera pas. Seul le passé est vrai.
Seule l'ancienne création est incontestable. Nous aurions bien aimé la contester, car cela nous ennuie
qu'il y ait eu du nouveau, de la création. Mais nous ne pouvons nier le fait qu'il y ait un monde, une
évolution cosmique, une évolution biologique. Mais maintenant c'est fini. Nous admettons le passé, car
nous ne pouvons pas faire autrement. Mais nous n'admettons pas l'avenir. Qui pourra nous contraindre
à admettre l'avenir et le nouveau ?
— Personne, en effet, ne peut les contraindre. Et il n'en est pas question. Mais on peut constater
que ce rationalisme-là est malade. Il est atteint d'une maladie, qui consiste à n'admettre que l'ancien et
le tout-fait, alors que manifestement, depuis des milliards d'années, le monde est un système qui est en
train de se faire et constamment d'innover. Ce rationalisme-là n'est pas apparié au réel, qui est genèse,
et, comme disait encore Bergson, invention géniale d'imprévisible nouveauté. Le vrai rationalisme,
c'est celui qui est capable de penser la réalité dans sa genèse et sa puissance d'innovation. Cela, c'est le
rationalisme bergsonien. C'est aussi le rationalisme chrétien.
La seule objection, finalement et au fond, que l'on ait, que l'on puisse avoir à l'encontre de
l'incarnation du verbe, c'est que c'est quelque chose de nouveau, de radicalement nouveau. Cela
entraîne pour l'humanité une espérance d'une destinée nouvelle.
L'absence de foi, on peut le constater, c'est aussi l'absence d'espérance, et c'est l'absence de vie.
Seule une pensée vivante peut penser la vie. Une intelligence morte n'a plus assez de force pour penser
la vie et ses puissances d'innovation. Elle n'a de force que pour penser des choses, ce qui a été fait, ce
qui a été créé, l'ancien, mais non pas le nouveau ni l'avenir. La pensée morte est rétrospective. Comme
la femme de Loth qui regardait en arrière, elle s'est pétrifiée. — Cela encore est bergsonien.
Pour penser le christ vivant, il faut passer de la mort à la vie. Seul Dieu le créateur peut donner à
l'intelligence humaine la vie nécessaire pour la rendre capable de penser la vie.
Finalement, le rationalisme mort, de régression en régression, irait jusqu'à formuler son secret, le
secret qui l'habite, et qui commande toute sa dialectique : seul le néant est rationnel. L'être est en trop.
L'être est absurde, impensable. L'existence du monde, de la nature, tout ce que contiennent le monde et
la nature, tout cela est en trop. Toute innovation est absurde, impossible, puisque jamais l'ancien ne
suffit à expliquer le nouveau, puisque le nouveau est toujours, dans l'histoire du monde et de la nature,
irréductible à l'ancien. De recul en recul, il nous faut bien l'admettre : seul le néant est vraiment
satisfaisant pour la raison humaine, ainsi comprise.
Le néant est le ver qui ronge du dedans ce rationalisme-là.

LA PLURALITÉ DES MONDES HABITÉS


83

L'univers est un ensemble, constitué par des milliards de galaxies. Chaque galaxie comporte des
milliards d'étoiles, et donc probablement des milliards de systèmes solaires analogues au nôtre. Notre
galaxie à elle seule comporte environ cent milliards de soleils.
Il est donc à priori hautement improbable que la vie soit apparue seulement dans notre système
solaire. On ne voit vraiment pas pourquoi la vie serait apparue seulement dans un système solaire, le
nôtre, sur des milliards de milliards.
Il faut nous préparer à cette rencontre avec un univers plus grand, et peut-être peuplé. Du point de
vue théologique, il n'y a aucun inconvénient à cela, bien au contraire. Plus l'univers est grand, plus la
création est riche, et mieux cela vaut, du point de vue théologique. L'incarnation, nous le verrons, avec
les plus grands docteurs, dont saint Thomas d'Aquin, c'est l'union de la nature humaine à la nature
divine, dans l'unité d'une personne. Du point de vue de la théologie la plus classique, il n'y a aucun
inconvénient à admettre que cette assomption de la nature humaine, ou d'une nature humaine créée, se
soit produite partout où la vie a été portée jusqu'à la constitution d'êtres capables de pensée réfléchie et
de liberté.

Nous allons examiner maintenant comment, progressivement à travers des crises et des
controverses parfois terribles, mais toujours fécondes, la pensée chrétienne a pris conscience
explicitement et formulé conceptuellement ce qu'elle pense de Ieschoua de Nazareth, de l'incarnation,
comment elle comprend l'incarnation, ce qu'elle rejette et ce qu'elle affirme.
C'est cela que nous avons appelé, dans notre introduction, 1' " embryogenèse " d'un dogme. Elle a
un immense intérêt, car elle nous permet de voir comment un dogme se forme, comment il se formule
petit à petit, et donc ce que signifie sa formulation actuelle.

Mais avant de poursuivre, il peut être utile, il est même absolument nécessaire, d'indiquer la
signification, c'est-à-dire en fait la traduction, de quelques mots, que tout le monde utilise, dès lors
qu'on parle des choses de l'église et du christianisme, mais que presque personne ne comprend plus,
puisque pour les comprendre, il faut remonter du français au latin, du latin au grec, et du grec à
l'hébreu.
84

INTERMÈDE

PETIT VOCABULAIRE

ÉVANGILE

Tout le monde, ou presque, sait que le mot français évangile provient du latin evangelium qui
vient lui-même du grec euaggelion. Euaggelion dérive du verbe euaggelizô, qui signifie : annoncer une
bonne nouvelle. YJ euaggelion, en grec classique, c'est d'abord la récompense, l'action de grâces ou le
sacrifice offert pour une bonne nouvelle. Puis, par extension, la bonne nouvelle.
En grec, le verbe aggelô signifie : porter un message, une nouvelle, faire office de messager;
annoncer, faire savoir, déclarer, proclamer. L’aggelos, c'est celui qui apporte une nouvelle, le messager.
Le mot grec aggelos a été traduit, si l'on peut dire, en latin par angélus, et rendu en français par ange.
Personne, ou presque, ne sait plus ce que signifie ce mot, mais il avait un sens en grec.
Le verbe grec euaggelizein traduit, dans la version grecque de la bible hébraïque, le verbe hébreu
basar, à la forme intensive basar qui signifie : réjouir quelqu'un par une bonne nouvelle, annoncer
quelque chose d'heureux. Les mots grecs euaggelia et euaggelion traduisent le mot hébreu besôrah :
l'heureuse nouvelle, la bonne nouvelle.
La traduction hébraïque du mot français évangile, c'est donc besôrah.
La différence, c'est qu'un hébreu entendant le mot besôrah et un grec entendant le mot
euaggelion comprenaient ce que cela signifiait; tandis que l'enfant de France ne sait pas ce que veut
dire le mot évangile. Le mot est fermé pour lui. On s'est contenté de décalquer. On n'a pas traduit.
Pour comprendre la résonance que pouvait avoir à l'oreille d'un homme ou d'une femme
entendant l'hébreu le mot besôrah, il faut lire les textes de la bibliothèque hébraïque où ce mot, ou ceux
de sa famille, sont employés.
Par exemple ce texte d'un prophète inconnu, anonyme, du vie siècle qui a connu l'exil de
Babylone, et dont les oracles ont été joints à ceux du prophète Isaïe, le prophète du viiie siècle :
" Qu'ils sont beaux sur les montagnes les pieds de celui qui annonce l'heureuse nouvelle
(mebasser), qui proclame la paix (schâlôm), qui annonce (mebasser) quelque chose de bon, qui
proclame le salut (ieschoua), qui dit à Sion : il règne, ton Dieu 62 ! "
Ou encore le psaume 96 : " Chantez à Yahweh un chant nouveau, chantez à Yahweh toute la
terre; chantez à Yahweh, bénissez son nom. Annoncez (basserou) de jour en jour la bonne nouvelle de
son salut (ieschouatô). Racontez parmi les nations sa gloire, et parmi tous les peuples ses merveilles. "
Ou encore l'oracle d'un autre prophète anonyme, que la critique biblique appelle, faute de mieux,
le " trito-Isaïe " :
" L'esprit du seigneur Yahweh est sur moi, parce que Yahweh m'a oint (maschach). Il m'a envoyé
pour annoncer (lebasser) d'heureuses nouvelles aux pauvres, panser ceux qui ont le cœur brisé,
proclamer la libération aux déportés et aux captifs le retour à la lumière63. "

TESTAMENT

Le mot français testament vient du latin testamentum. En français, selon Littré, le mot testament

62
Is 52, 7.
63
Is 61, I.
85

signifie : acte authentique par lequel ou déclare ses dernières volontés.


Le latin testamentum vient du verbe testor: déposer comme témoin, témoigner, prendre à témoin,
attester, tester, faire son testament. Le dérivé de testor, testamentum, a pris le sens de testament,
proprement " prise à témoin ", le testament étant d'abord une déclaration orale faite avec l'assemblée du
peuple pour témoin64.
Le latin testamentum a servi à traduire, dans la langue de l'église, le mot grec diathèkè, et ceci " à
contresens " nous disent A. Ernout et A. Meillet65.
Le mot grec diathèkè signifie d'abord : disposition, arrangement. Puis : dispositions écrites, d'où :
testament.
Mais le mot grec diathèkè, que l'on a traduit en latin par testamentum et en français par testament,
traduit lui-même dans la traduction grecque de la bible hébraïque dite des " Septante ", un mot hébreu,
qui est berit.
Berit signifie : alliance. Exemples : " En ce jour-là, Yahwéh conclut une alliance (berit) avec
Abram, en disant : A ta postérité j'ai donné ce pays depuis le fleuve Égypte jusqu'au Grand Fleuve, le
fleuve d'Euphrate... " (Gn 15, 18).
" Comme Abram était âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, Yahwéh apparut à Abram et lui dit : Je
suis El-Shaddaï ! Marche en ma présence et sois parfait ! Je vais disposer mon alliance entre toi et moi,
je te multiplierai beaucoup, beaucoup " (Gn 17, 1). " Abram tomba sur la face et Dieu parla avec lui en
disant : Voici que mon alliance est avec toi et tu deviendras père d'une multitude de nations. On ne
t'appellera plus du nom d'Abram, mais ton nom sera Abraham, car je te rendrai père d'une multitude de
nations. Je te ferai fructifier beaucoup, beaucoup; je te ferai devenir des nations, des rois sortiront de
toi. J'établirai mon alliance entre toi et moi, et ta postérité après toi, suivant les générations, pour une
alliance perpétuelle (berit olam), afin que je sois Dieu pour toi et pour ta descendance après toi... Dieu
dit à Abraham : tu garderas mon alliance... " (Gn 17, 1 et s.).
" Les enfants d'Israël gémirent depuis leur servitude, et ils crièrent, et leur clameur monta vers
Dieu, depuis leur esclavage. Et Dieu entendit leur gémissement, et Dieu se souvint de son alliance
(berit) avec Abraham, avec Isaac, avec Jacob " (Ex 2, 23).
" Dieu parla à Moïse et il lui dit : Moi je suis Yahweh ! Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à
Jacob comme Dieu Shaddaï et par mon nom de Yahweh je n'ai pas été connu d'eux. Et de plus j'ai
établi mon alliance (berit) avec eux pour leur donner la terre de Canaan, la terre où ils ont voyagé en
étrangers. Et moi j'ai entendu le gémissement des enfants d'Israël que les Égyptiens réduisent en
servitude, et je me suis souvenu de mon alliance... " (Ex 6, 3).
" Yahweh ton Dieu est un Dieu de compassion, il ne te délaissera pas et il ne te détruira pas, il
n'oubliera pas l'alliance avec tes pères, celle qu'il leur a jurée " (Dt 4, 31).
" Il arrivera que, parce que vous aurez écouté ces sentences, parce que vous les aurez gardées et
pratiquées, Yahweh, ton Dieu, te gardera l'alliance et la grâce qu'il a promises par serment à tes pères, il
t'aimera, te bénira, te multipliera, il bénira le fruit de ton ventre et le fruit de ton sol, ton froment, ton
moût et ton huile... " (Dt 7, 12).
Le prophète Jérémie, au viie siècle avant notre ère, publie un oracle qui porte sur l'avenir d'Israël :
" En ce temps-là — oracle de Yahweh — je serai Dieu pour toutes les familles d'Israël, et elles,
elles seront pour moi un peuple. Ainsi a parlé Yahweh : Il a trouvé grâce dans le désert le peuple des
réchappes du glaive... De loin Yahweh m'est apparu : d'un amour éternel je t'ai aimée... Je te rebâtirai et
tu seras rebâtie, vierge d'Israël !...
" Entendez la parole de Yahweh, ô nations, et annoncez-la dans les îles au loin. Dites : Celui qui a

64
A. ERNOUT et A. MEILLET, Disionnaire étymologique de la langue latine, au mot testis, p. 689.
65
Ibid.
86

dispersé Israël le rassemblera et il le gardera comme un pasteur garde son troupeau. Car Yahweh a
racheté Jacob et il l'a délivré de la main d'un plus fort que lui...
" Voici que des jours viennent — oracle de Yahweh — où je conclurai avec la maison d'Israël et
avec la maison de Juda une alliance nouvelle, berit chadaschah66, non pas comme l'alliance que j'ai
conclue avec leurs pères, au jour où je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays Égypte —
alliance qu'ils ont rompue, et pourtant j'étais leur maître, oracle de Yahweh. — Car voici l'alliance que
je conclurai avec la maison d'Israël, après ces jours-là —- oracle de Yahweh : je mettrai mon
instruction (torah) au-dedans d'eux, et sur leurs cœurs je l'écrirai, et je serai Dieu pour eux et eux ils
seront mon peuple. Ils n'instruiront plus chacun son compagnon, chacun son frère, en disant :
Connaissez Yahweh ! Car tous ils me connaîtront, depuis les plus petits jusqu'aux plus grands... " (Jr
31).
L'expression hébraïque berit chadaschah, alliance nouvelle, a été traduite en grec, par les rabbins
qui, à Alexandrie, aux troisième et second siècles avant notre ère, ont traduit la bible hébraïque en grec,
par l'expression grecque : diathékè kainè.
C'est cette expression qui a été traduite en latin par novum testamentum, et en français par :
nouveau testament.
Pour un enfant qui sort de l'école, un testament, c'est ce que dit le dictionnaire de Littré : un acte
authentique par lequel on déclare ses dernières volontés. Un enfant sait qu'un vieux monsieur ou une
vieille dame font leur " testament ". Si l'on est près de mourir, on fait son testament.
Par une succession de traductions, de l'hébreu en grec, du grec en latin, du latin en français, le
mot hébreu qui signifie alliance est rendu en français par un mot qui signifie tout autre chose.
Dans le nouveau testament grec, c'est-à-dire dans les livres, ou les actes, de la nouvelle alliance,
le mot grec diathèkè est toujours pris dans son sens biblique, hébreu.
Dans le livre de l'Exode, on peut lire : " Moïse prit le livre de l'alliance et le lut aux oreilles du
peuple. Us dirent : Tout ce qu'a dit Yahweh, nous le ferons et l'écouterons ! Alors Moïse prit le sang et
en aspergea le peuple. Il dit : Voici le sang de l'alliance que Yahweh a conclue avec vous d'après toutes
ces paroles ! " (Ex 24,7).
La veille du jour où il fut livré à la police de l'occupant romain, le rabbi Ieschoua de Nazareth
mangea la Pâque avec ses compagnons. " Pendant qu'ils mangeaient, Ieschoua prit du pain et ayant
prononcé la bénédiction il le brisa et le donna à ses disciples... Il prit la coupe, il la leur donna et il dit :
Buvez tous de cette coupe, ceci est mon sang, de l'alliance, diatèkès, qui est versé pour un grand
nombre... " (Mt 26, 26 s.). L'évangile de Luc précise : " Cette coupe, c'est l'alliance nouvelle, kainè
diathèkè, dans mon sang, qui est versé pour vous " (Le 22, 20). C'est ainsi que Paul, dans une de ses
lettres adressées aux chrétiens de Corinthe, rappelle le dernier repas de Ieschoua : " Il dit : cette coupe,
c'est la nouvelle alliance dans mon sang " (1 Co 11, 25).
En conclusion, plutôt que de continuer à parler d' " ancien testament " et de " nouveau testament
", si toutefois l'on désire être compris de ceux à qui l'on parle, — si toutefois l'on sait soi-même de quoi
l'on parle... — on ferait mieux de traduire correctement Je mot grec sous-jacent, et de dire : les livres de
la première alliance, les livres de la nouvelle alliance.
Ainsi les enfants des écoles pourraient comprendre quelque chose à ce qu'on leur dit.

ÉGLISE

Le mot français église vient du latin ecclesia.

66
Prononcez le ch du début du mot comme le ch allemand.
87

Le mot latin ecclesia signifie : assemblée, assemblée du peuple. Il traduit, ou plutôt décalque, le
grec ekklèsia qui signifie : assemblée par convocation, l'assemblée du peuple ou des guerriers.
Le grec ekklèsia vient du verbe ek-kaleô qui signifie : appeler au-dehors. Il traduit l'hébreu qahal,
qui signifie : le rassemblement, l'assemblée. Il est utilisé pour désigner l'assemblée d'Israël, la
communauté d'Israël.
Lorsque donc, dans le nouveau testament grec, ou dans la littérature grecque des auteurs
chrétiens, on trouve le mot ekklèsia, on ferait mieux, au lieu de traduire en français par église, ce qui est
ne pas traduire du tout, mais laisser le grec en français, — de donner le sens : assemblée. L'église est un
ensemble, ou une assemblée, d'hommes, de femmes et d'enfants, qui ont reçu l'enseignement et la vie
qui vient du verbe incarné, et dont la communauté est actuellement informée par le verbe incarné.
L'église est donc composée de deux constituants : l'ensemble des hommes, des femmes et des
enfants, d'une part, et le verbe incarné, d'autre part.
Le mot grec ekklèsia est utilisé par les traducteurs juifs de la bible hébraïque pour traduire, le plus
souvent, le mot hébreu qahal.
Le mot hébreu qahal vient lui-même du verbe qahal qui, à la forme passive (niphal) signifie : se
rassembler; et, à la forme hiphil (faire faire) signifie : faire se rassembler, rassembler.
Qahal, c'est donc un rassemblement, une assemblée, un ensemble d'hommes et de femmes.
Exemples : " Et ils sauront, toute cette assemblée (kôl haqahal haze) que ce n'est pas par l'épée
(littéralement : dans l'épée) ni par la lance qu'il sauve, Yahweh, car à Yahweh le combat et il vous
livrera entre nos mains " (i S 17, 47).
" Puis se levèrent des hommes d'entre les anciens du pays, et ils dirent à toute l'assemblée (qahal)
du peuple... " (Jr 26, 17).
" Toutes les femmes qui tenaient une grande assemblée, qahal gadôl... " (Jr 44, 15).
" Car voici que moi je suscite et je fais monter contre Babel une assemblée de peuples grands,
qehal-goïm gedolim... " (Jr 50, 9).
" Isaac appela Jacob et le bénit... et il lui dit... Que Dieu (...) te bénisse et qu'il te fasse fructifier et
qu'il te multiplie et que tu deviennes une assemblée (ou : un ensemble) de peuples, qehal ammim... "
(Gn 28, 3).
" Dieu lui dit (à Jacob) : fructifie, multiplie-toi, une nation, une assemblée de nations (qehal
goïm) sera à partir de toi et des rois sortiront de tes reins " (Gn 35, 11).
" Jacob dit à Joseph : Dieu... m'est apparu à Louz au pays de Canaan et il me bénit. Il me dit :
voici que je te ferai fructifier et je te multiplierai et: je ferai de toi une assemblée de peuples (liqehal
ammim) " (Gn 48, 4).
Le prophète Michée appelle Israël et Juda " l'assemblée de Yahweh ", qehal yhwh (Mi 2, 5).
Cette expression se retrouve ailleurs dans la bibliothèque hébraïque inspirée.
" Coré (et d'autres) se dressèrent en face de Moïse, avec deux cent cinquante hommes des fils
d'Israël... Ils se rassemblèrent contre Moïse et contre Aaron et ils leur dirent : C'en est assez avec vous !
Puisque toute la communauté, ce sont tous des saints et que Yahweh est au milieu d'eux, pourquoi donc
vous élevez-vous au-dessus de l'assemblée de Yahweh, al qehal-yhwh ? " (Nb 16, i et s.).
Le psaume 149 appelle, Israël " l'assemblée des saints " : " Chantez à Yahweh un chant nouveau,
sa louange dans l'assemblée des saints, biqehal chassidim. Que se réjouisse Israël en celui qui l'a fait...
" (Ps 149, 1).
Ces quelques exemples doivent suffire pour permettre d'apercevoir ce que signifie le mot français
église qui, par l'intermédiaire du grec ekklèsia, traduit l'hébreu qahal.
L'église, c'est l'ensemble, ou l'assemblée, appartenant à tous les peuples, de ceux qui sont recréés
par Dieu, c'est la communauté des hommes, des femmes et des enfants qui entrent dans l'économie de
la pensée et du dessein et de la vie de Dieu, ce qui est la définition même d'Israël. C'est dire
88

qu'ontologiquement, ce que nous appelons en français Y église continue ce qui. était le qehal Yahweh,
l'assemblée de Yahweh.
Puisque le mot français église signifie cela pourquoi ne pas le traduire et en donner la
signification, au lieu de parler aux gens un langage chiffré dont seuls quelques lettrés peuvent discerner
le sens ?

CATHOLIQUE

Rappelons, pour ceux qui l'ignoreraient, s'il en existe, que le mot français catholique traduit le
latin catholicus, qui traduit le grec katholikon. L'adjectif grec katholikos signifie : général, universel.
On le trouve par exemple chez Aristote.
L'adjectif katholikos dérive de katholou, qui est un adverbe, et qui signifie : d'ensemble, en
général d'une manière générale. C'est aussi un terme philosophique qui signifie : le général, l'idéal, par
opposition à : to kata meros : le particulier.
L'église catholique, c'est donc l'assemblée universelle des chrétiens.
On ferait mieux de traduire le mot grec puis latin en français, au lieu de le laisser purement et
simplement sous la forme de décalque. Cela permettrait aux enfants et aux petites gens de savoir ce que
ce terme signifie.
Si on laisse le mot " catholique " en français, sans le traduire, sans faire connaître sa signification
à ceux qui n'ont pas étudié la langue grecque, que se passera-t-il, — que s'est-il passé, que se passe-t-il?
Les gens ne connaissent plus la signification de l'adjectif " catholique ". Mais le mot prend un
sens, qui n'est plus du tout le même. Le terme ayant perdu sa signification propre, il va collecter, attirer,
des images, des impressions, des associations; il va se charger affectivement. Demandez à quelqu'un
qui est hors de l'église universelle ce qu'est, à ses yeux un " catholique ". Vous verrez apparaître
certains schémas. Un mot dont on n'a pas communiqué la signification en prend d'autres, qui sont
parasites, et qui l'envahissent jusqu'à l'étouffer, comme du lierre.

APÔTRE

Le mot français apôtre vient du latin apostolus. Le latin apostolus est le décalque du mot grec
apostolos, qui signifie : envoyé au loin (adjectif); et au sens substantif : l'envoyé, le député.
Apostolos vient du verbe apostellô qui signifie : envoyer. Le verbe grec apostellô, apostellein, est
utilisé plusieurs centaines de fois (plus de 700) dans la traduction grecque de la bible hébraïque, dite
des " Septante ". Il traduit l'hébreu schalach (prononcer toujours le ch à l'allemande), qui signifie:
envoyer. Le verbe schalach est souvent employé avec son complément maleach : le messager.
Maleach a été traduit en grec par aggelos, qui signifie aussi : messager, — en latin par angelus, et
en français par ange !
Dans la conscience populaire, en France du moins, le mot ange évoque un enfant joufflu ou un
adolescent muni d'ailes. Notons donc en passant que ange signifie : messager.
Vers le début du rouleau du prophète Isaïe (viiie siècle avant notre ère), on lit :
" J'entendis la voix du Seigneur qui disait : qui enverrai-je ? (et mi eschelach) et qui ira pour
nous?
Et je dis : me voici ! Envoie-moi (schelacheni) " (Is 6, 8).
Dans le nouveau testament grec, le verbe grec apostellein est employé dans le même sens que
l'hébreu schalach. Ieschoua envoie les douze (Mt 10, 5). Il les envoie pour annoncer (Me 3, 14 ; Le 9,
89

2). Il les envoie deux par deux (Me 6, 7). Le quatrième évangile utilise le verbe apostellein d'une
manière particulièrement importante. Dieu a envoyé le fils (Jn 3, 7). " Le père m'a envoyé " (Jn, 5, 36).
"De même que tu m'as envoyé dans le monde, de même moi aussi je les envoie dans le monde " (Jn 17,
18).
L’apostolos, c'est l'envoyé, celui qui est chargé par Dieu de communiquer aux hommes
l'information créatrice, la science de la vie éternelle, l'heureuse annonce de la promesse, de l'invitation
adressée par le Créateur à l'humanité entière.
Pour une oreille grecque, apostolos avait un sens; ce sens était compris. Pour un enfant de France,
le mot apôtre n'a pas de signification, pas de contenu, pas de " compréhension " comme on dit dans les
traités de logique. Il s'applique, simplement, à douze bonshommes dont il est question au catéchisme ou
dans les peintures que l'on peut voir dans les musées.
L'auteur de l'épître aux Hébreux appelle Ieschoua apostolos:
" C'est pourquoi, frères saints, vous qui prenez part à l'appel céleste, efforcez-vous de comprendre
l'envoyé et le grand prêtre de la foi que nous professons, Ieschoua... " (He 3, 1).

ÉVÊQUE

Le mot français évêque provient du latin episcopus. Le mot latin episcopus est le décalque du
grec episkopos : celui qui observe, qui veille sur, d'où : le gardien, le protecteur d'une cité; par suite :
relui qui dirige.
Episkopos vient du verbe episkeptomai : aller examiner, ou visiter; examiner, observer.
Le grec episkopos, dans la traduction grecque de la bible hébraïque traduit l'hébreu paqid, du
verbe paqad, qui signifie : visiter, examiner, surveiller.
Dans le nouveau testament grec, dans une lettre attribuée à Pierre, Ieschoua lui-même est appelé
episkopos : " Vous étiez comme des brebis errantes, mais vous vous êtes tournés, maintenant, vers le
berger et vers l'épiskopos de vos âmes, — celui qui veille sur vos âmes " (i P 2,25).
D'après le livre des Actes (20, 17), Paul, de Milet, envoie à Éphèse des messagers pour faire venir
les anciens de la communauté chrétienne. Lorsqu'ils furent réunis auprès de lui, il leur dit :
" Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur lequel l'esprit saint vous a établis
episkopous, gardiens, afin de faire paître la communauté (ekklèsia) de Dieu, qu'il s'est acquise par son
propre sang " (Ac 20, 28). Ceux qui étaient appelés presbuteroi, les " anciens ", sont appelés
maintenant episkopoi, surveillants, gardiens.
L’episkopos, c'est celui qui veille sur une communauté chrétienne, qui en a la charge, la
responsabilité.
Pour une oreille grecque, le mot episkopos avait un sens. Pour un enfant de France, au xx e siècle,
le mot évêque n'en a pas. Il désigne un monsieur qui porte un chapeau bizarre les jours de fête, et qui
tient une crosse à la main. Une image a remplacé le concept.

PRÊTRE

Le mot français prêtre provient du latin presbyter. Le latin presbyter est le décalque du grec
presbuteros. Le grec presbuteros est le comparatif de l'adjectif presbus, qui signifie : vieux, âgé, ancien.
Au pluriel, les presbeis sont les anciens, d'où : les chefs. Les presbuteroi sont aussi les " anciens ".
Presbuteroi traduit l'hébreu : bazeqenim, les anciens. Exemples : " Les disciples décidèrent
d'envoyer, chacun selon ses moyens, un secours pour les frères qui habitaient la Judée; ce qu’ils firent
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en expédiant (les offrandes) aux anciens (presbuterous) par la main de Barnabas et de Saül " (Ac 11,
29). " Certains, descendus de la Judée, enseignaient aux frères ceci : si vous n'êtes pas circoncis selon la
coutume de Moïse, vous ne pouvez pas être sauvés. Il en résulta une dissension et une discussion qui ne
fut pas petite entre Paul, Barnabas et eux. On décida que Paul, Barnabas et quelques autres d'entre eux
monteraient vers les " apôtres " (apostolous) et les anciens (presbuterous) à Jérusalem, au sujet de cette
difficulté " (Ac 15, 1 s). " Arrivés à Jérusalem, ils furent reçus par la communauté (ekklèsia), les
envoyés (apostolôn) et les anciens (presbuterôn)... Les envoyés et les anciens se rassemblèrent pour
examiner cette affaire. " (Ac 15, 6 s.).
Mais le mot français prêtre traduit aussi le grec iereus, qui est utilisé en ce sens en grec classique,
par exemple dans l'Iliade et l'Odyssée.
Le grec iereus traduit l'hébreu koben, que nous traduisons en français par " prêtre ".
Pour savoir ce qu'a été le prêtre dans l'histoire d'Israël, il faut se reporter aux nombreux textes de
la bible hébraïque qui définissent ses fondions. Il n'entre pas dans nos intentions de nous engager ici
dans un tel exposé.
Dans l'idée, ou du moins l'obscure représentation que nos contemporains se font du " prêtre ",
entrent donc deux lignées, deux sources : l'une, très simple, remonte à ce que dans les communautés
chrétiennes des premières générations on appelait " les anciens ", que nous appellerions aujourd'hui les
" responsables " des communautés. L'autre, plus ancienne et plus complexe, remonte aux formes
diverses du sacerdoce dans l'histoire d'Israël.
C'est en fonction de cette antique tradition que, dans l'épître aux Hébreux, Ieschoua est appelé"
grand prêtre " (He 10, 21).

PAPE

Le mot français pape vient du latin papa ou pappa, qui a lui-même une double origine : un ancien
mot latin, de formation semblable à mamma, et désignant, dans le langage familier et enfantin, le père;
et d'autre part la transcription d'un mot grec passé dans le vocabulaire du latin chrétien 67. Dans le latin
chrétien, papa signifie donc" père " mais avec une nuance familière. C'était le titre donné aux évêques.
A partir du vie siècle, il sera en général réservé à l'évêque de Rome, mais avec de nombreuses
exceptions68.
Le mot grec pappas est le terme enfantin pour désigner le père, tout comme le français papa.
C'est ce terme qui était utilisé dans les églises de langue grecque pour désigner l'évêque.

CONCILE

Le mot français concile vient du latin concilium qui signifie : union, réunion, assemblage,
assemblée, assemblée délibérante, conseil. Concilium vient du verbe concilio, conciliare, qui signifie :
assembler, unir.
Le latin concilium traduit le grec synodos, qui signifie : réunion, puis assemblée.
Synodos vient de syn qui signifie : avec, et odos, le chemin.
Un concile d'évêques, c'est donc une réunion, une assemblée des responsables des églises, c'est-à-
dire des collectivités chrétiennes.

67
A. ERNOUT et A. MEILLET, Millionnaire étymologique de la langue latine, au mot pappa.
68
A. BLAISE, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, au mot papa.
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ŒCUMÉNIQUE

Le mot français œcuménique vient du latin œcumenicus qui dérive lui-même du grec oikoumenè,
qui vient du verbe oikeô, lequel signifie : vivre dans sa maison, habiter. He oikoumenè (sous-entendu :
gê), c'est la terre habitée.
Un concile œcuménique, c'est une assemblée qui réunit les responsables de toutes les églises
existant sur la terre habitée.

DOGME

Le mot français dogme vient du latin dogma. Le latin dogma est un terme philosophique, que l'on
trouve chez Cicéron, et qui signifie : opinion, théorie, croyance. Le latin dogma provient du grec
dogma qui signifie littéralement : ce qui paraît bon. D'où : opinion. On le trouve par exemple chez
Platon. Il en vient à signifier particulièrement : opinion philosophique, doctrine philosophique. Puis :
décision, décret.
Le mot dogma vient du verbe dokeô, qui signifie d'abord : sembler, paraître. Puis : paraître après
réflexion, paraître bon, décider. Les dedogmena sont les décisions. Par suite, dokeô en vient à signifier
penser, juger, estimer bon et vrai.
Les dogmes de l'église, ce sont donc les opinions, les thèses qu'elle professe, ce qu'elle estime
être vraie. En langage moderne, c'est le contenu de l'information qu'elle estime devoir communiquer au
monde.
Depuis plusieurs générations, le mot dogme a très mauvaise réputation. Être dogmatique est
considéré comme une tare. Or tout le monde professe des opinions, c'est-à-dire des dogmes. Ceux qui
ne professent aucun dogme, c'est-à-dire aucune opinion, sont ceux, s'il en existe, qui suspendent
constamment leur jugement.

HÉRÉSIE

Le mot français hérésie vient du latin haeresis. Le latin haeresis signifie : opinion, système,
doctrine On le trouve chez Cicéron. Il provient du grec airesis qui signifie d'abord : l'action de prendre,
par exemple une ville. Puis : le choix, en particulier le choix par un vote, l'élection. Par suite, il
signifie : préférence, inclination, goût particulier. Il en vient ainsi à signifier : recherche de quelque
chose, par exemple du pouvoir. D'où : dessein, projet. Il signifie aussi : étude particulière, puis :
préférence pour une doctrine. D'où : école philosophique, école littéraire, école médicale.
Il signifie en somme quelque chose d'analogue à ce que nous appelons aujourd'hui : un parti, et
un parti pris.
Airesis vient du verbe aireô qui signifie : prendre dans ses mains, saisir, capturer.
Les hérésies sont des doctrines que l'orthodoxie a estimées être incompatible avec sa nature, avec
son essence, avec ce qu'elle est, avec la vérité objective.
Bien entendu, chaque église chrétienne estime que l'autre, ou les autres, sont hérétiques.
Il faut donc dégager un critère pour déterminer ce qui est orthodoxe, et ce qui est hérétique.
92

ORTHODOXIE

Le mot français orthodoxie vient du grec orthodoxia, qui dérive du verbe orthodoxeô, qui signifie
: penser juste, avoir une opinion saine. On le trouve chez; Aristote.
Orthos, en grec, signifie : droit. La doxa, c'est l'opinion, le jugement, l'avis.
Le terme d'orthodoxie ne se trouve pas seulement dans le langage théologique. Au xxe siècle, à
propos de la grande crise de la physique qui s'est développée après la découverte des quanta et de la
mécanique ondulatoire, il a été question, dans les discussions, d'une interprétation orthodoxe de l'idée
d'indéterminisme fondamental dans les phénomènes de la microphysique. En biologie, aujourd'hui, il
existe une orthodoxie, qui est le néo-darwinisme, et un dogme, qui est fortement mis en question. Cette
orthodoxie s'oppose à ce qu'elle estime elle-même être une erreur : le lamarckisme. On trouve aussi
mention d'une orthodoxie dans l'école freudienne : il existe, disent les uns, une interprétation orthodoxe
de la pensée de Freud. La notion d'orthodoxie se retrouve enfin dans le marxisme : la question est de
savoir qui, parmi les successeurs de Marx, de Engels, de Lénine, respecte la doctrine des pères du
marxisme, quelle branche est fidèle au tronc commun, quel développement du marxisme est correct,
fidèle à l'inspiration initiale.
On trouve donc dans le processus historique qui s'appelle le marxisme un problème, qui est
analogue au problème qui se pose en théologie : le problème du développement. Comment discerner si
un développement est fidèle au germe initial ? C'est cette question, nous y reviendrons, qu'a traitée, en
ce qui concerne le développement dogmatique, le cardinal John Henri Newman, au xixe siècle.
(Le marxisme n'a pas encore produit son Newman pour déterminer d'après quels critères on peut
décider quel développement est orthodoxe.)
Aujourd'hui, beaucoup de bons esprits pensent que tout dogme et toute orthodoxie sont
détestables. Seul le scepticisme serait de bon aloi. — C'est une position confortable. Mais personne ne
s'y tient. Car tout un chacun pense que quelque chose est vrai, et que quelque chose est faux.
On a vite fait de déclarer que partout où il y a des dogmes et une orthodoxie — donc des hérésies
—, on est dans l'ordre du " religieux ", et donc de la mentalité archaïque. En fait, en sciences, en
médecine, dès lors que l'on pense que quelque chose est certainement vrai, on l'enseigne, et donc on
professe des dogmes.
La seule question, en médecine comme ailleurs, en cosmologie, en physique ou en biologie, est
de savoir si on ne s'est pas trompé, si on ne se trompe pas en enseignant comme certainement vrai ce
qui est faux.
C'est donc finalement l'erreur qui est détestable, mais non pas de penser quelque chose et de
l'enseigner.
93

CHAPITRE II

APOLLINAIRE DE LAODICÉE. LA CRISE APOLLINARISTE

Le quatrième évangile nous l'avons vu, commence par ces mots : " Au commencement était le
logos et le logos était en présence de Dieu, et il était Dieu, le logos. C'est lui qui était au
commencement en présence de Dieu. Toutes choses sont venues à l'être par lui, et sans lui rien n'est
venu à l'être... En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes... " (Jn I, I).
Nous avons vu que le mot grec logos traduit l'hébreu dabar et l'araméen memra, qui signifient : la
parole.
Plus loin, l'auteur du quatrième évangile poursuit : " et le cosmos, l'univers, est venu à l'être par
lui... " (I, 10).
Puis il ajoute : " lit le logos est devenu chair, et il a campé parmi nous, et nous avons contemplé
sa gloire, gloire comme de l'unique engendré de la part du père, plein de grâce et de vérité... " (I, 14).
Le mot que nous avons traduit par " chair ", comme tout le monde, c'est, en grec, le mot sarx.
Le mot grec sarx, dans la traduction grecque de la bible hébraïque (les Septante), traduit l'hébreu
basar, en araméen besar ou bisra. Or le mot basar, en hébreu, ne signifie pas ce que signifie en
français moderne le mot " chair ". C'est-à-dire que si l'on traduit, comme nous l'avons fait, après tout le
monde, la formule du quatrième évangile : " le logos est devenu sarx ", par : " le logos est devenu chair
", nous obtenons un contresens, malgré la correction philologique apparente de la traduction.
En hébreu, basar désigne et signifie l'homme vivant tout entier, et même, plus généralement, tout
vivant, même l'animal. L'expression hébraïque : kol basar, que l'on traduit par : " toute chair ",
signifie : tous les êtres vivants, et en particulier : tous les hommes. Exemples : " Il vit, Dieu, la terre, et
voici elle était corrompue, car toute chair, kol basar, avait corrompu sa voie sur la terre. Et Dieu dit à
Noé : la fin de toute chair est venue devant ma face, car la terre s'est remplie de violence devant leur
face et voici, ils ont corrompu la terre... " (Gn 6, 12-13).
" Il donne du pain à toute chair... " (Ps 136, 25).
" Dieu dit à Noé : voici le signe de l'alliance que j'ai établie entre moi et entre toute chair qui est
sur la terre... " (Gn 9, 17).
" Elle se révélera, la gloire de Yahweh, et ils la verront (sic, au pluriel), toute chair, à la fois, car
la bouche de Yahweh a parlé... " (Is 40, 5 ; Deutéro-Isaïe).
" Ils connaîtront, toute chair, que moi je suis Yahweh ton sauveur... " (Is 49, 26).
" Ils viendront, toute chair, se prosterner devant ma face, a dit Yahweh... " (Is 66, 24; Trito-Isaïe).
" Il y a un procès, pour Yahweh, avec les nations, il entre en jugement avec toute chair... " (Jr 25,
31).
" La parole de Yahweh fut (adressée) à Jérémie en disant : voici, moi, je suis Yahweh, Dieu de
toute chair... " (Jr 32, 26), — c'est-à-dire de tous les êtres vivants, plus spécialement des hommes.
" Voici que je fais venir le malheur sur toute chair... " (Jr 45,5).
" La parole de Yahweh sur moi pour dire : fils de l'homme, dirige ta face vers le midi... Tu diras à
la forêt du midi : écoute la parole de Yahweh ! Ainsi a dit le seigneur Yahweh : voici que moi j'allume
en toi un feu qui dévorera en toi tout arbre vert et tout arbre sec; la flamme ardente ne s'éteindra pas...
Et ils verront, toute chair, que moi Yahweh je l'ai allumée... " (Éz 21, 1-4).
" S'il ramène à lui son souffle et retire à lui son esprit, toute chair expire à la fois et l'homme
(adam) retourne à la poussière " (Jb 34, 14-15).
L'expression : kol basar, toute chair est synonyme de : kol adam, tout homme, ou kol ha-adam,
tout le monde, tous les hommes. Basar est synonyme de adam, l'homme. L'expression kol-basar, toute
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chair, est aussi synonyme de kol-ha-nephesch, toute âme, tout être vivant; quoique l'expression kol-ha-
nephesch désigne tous les êtres pris dans leur singularité, tandis que kol-basar désigne tous les êtres
vivants pris dans leur collectivité.
Il arrive que l'hébreu distingue et oppose " la chair " basar, à l'esprit, ruach. Mais regardons bien
en quel sens :
" Les Égyptiens sont homme (adam, au singulier) et non dieu (el), et leurs chevaux sont chair
(basar) non esprit (ruach) " (Is 31,3).
" En Dieu je me suis confié, je n'ai pas peur; que me fera basar, une chair ? " " En Dieu j'ai
confiance, je n'ai pas peur : que peut me faire un homme (adam)? " (Ps 56, 5-12). On voit par ce texte
l'équivalence entre basar et adam.
Basar, la chair, ne s'oppose pas à l'esprit comme une partie, dans le composé humain, à une autre
partie, mais comme la totalité humaine créée, à Dieu.
Le nouveau testament grec emploie le mot sarx de la même manière et dans le même sens que la
bibliothèque hébraïque.
" Il y aura une grande tribulation... Et si ces jours n'étaient pas abrégés, ne serait pas sauvée toute
chair... " (Mt 24, 22). Expression typiquement hébraïque traduite en grec : " aucune chair ne serait
sauvée ", c'est-à-dire : " aucun être vivant ne serait sauvé ".
Luc traduit en grec le texte d'Isaïe que nous avons lu en hébreu : " ... et toute chair, posa sarx,
verra le salut de Dieu... " (Le 3, 6).
Paul, dans sa lettre aux chrétiens de Rome, traduit ou cite de mémoire un passage d'un psaume
qui dit :
" Yahweh... n'entre pas en jugement avec ton serviteur, car n'est pas juste devant ta face tout
vivant, kol-haï... " (Ps 143, 2). Les Septante avaient traduit littéralement pâs zôn, tout vivant. Paul
traduit : "... ne sera pas justifiée devant lui toute chair, posa sarx " (Rm 3, 20), c'est-à-dire, toujours
selon le mode d'expression hébreu : aucune chair ne sera justifiée. Pour Paul, " toute chair " est donc
synonyme de " tout vivant ".
Dans la langue française d'aujourd'hui, le mot " chair " désigne, chez l'être vivant, les muscles et
le reste, tout ce qui n'est pas les os (les chairs d'un beau bébé, d'une femme, etc.), et, si la bête est
morte, la viande.
Dans la langue française d'aujourd'hui, et sous l'influence d'une longue tradition anthropologique
qui remonte à Descartes et puis, bien au-delà, à Platon, on distingue la chair et l'âme. La chair et l'âme
sont distinctes à peu près comme le corps et l'âme. C'est-à-dire qu'en français, corps et chair sont à peu
près synonymes.
Le mot chair désigne soit la chair vivante soit la chair morte (la viande), mais en tout cas il
n'inclut pas l'âme et encore moins l'esprit.
C'est-à-dire que dans le français d'aujourd'hui, le mot chair, comme le mot corps, désigne une
partie du composé humain. L'autre partie, c'est l'âme, si l'on croit à son existence, ce qui n'est pas le cas
de tout le monde.
En hébreu, le mot basar, qui a été traduit en grec par sarx, en latin par caro, et en français par "
chair ", ne désigne pas une partie du composé humain. Il désigne la totalité humaine, ce que nous
appellerions aujourd'hui la totalité psychosomatique ou la totalité psychophysiologique. Il n'exclut pas
l'idée d'âme, mais il l'inclut.
Là est la différence entre la signification du mot hébreu basar et la signification du mot français "
chair ". C'est pourquoi nous disions que si l'on traduit basar ou sarx dans le nouveau testament grec,
par " chair ", le philologue, le grammairien, ne nous fera pas de reproche, mais néanmoins nous
commettrons un énorme contresens. L'idée qui se trouve contenue dans le mot hébreu basar n'est pas
communiquée. En utilisant le mot français " chair ", on communique une autre idée, d'autres
95

associations. En fait on communique des associations d'idées et on évoque des représentations qui sont
de type gnostique : la chair à la fois désirable et coupable. Voir sur ce point les romanciers du xixe et du
xxe. Le système de référence n'est plus le même.
Le théologien juif, nourri de la bible hébraïque, et disciple de Ieschoua, qui a écrit : " Le logos est
devenu chair ", l'entendait bien évidemment au sens biblique, et dans le système de référence biblique :
" Le memra, la parole créatrice de Dieu, est devenue homme. " Homme complet, et non pas comme
dans le système de référence d'une anthropologie dualisée, une partie seulement.
Et c'est bien ainsi, nous allons le voir, que l'orthodoxie l'a compris, malgré la pression écrasante
du milieu intellectuel ambiant, la pression des philosophies, des habitudes intellectuelles et
linguistiques.
En effet, pour un homme cultivé du IIIe, du ive, du ve siècle de notre ère, pour un homme qui a fait
ses études à Alexandrie, à Athènes ou à Rome, l'anthropologie qui s'impose, qui semble aller de soi, qui
est véhiculée par le langage, c'est celle de Platon et de ses disciples, celle de Plotin et de ses disciples.
L'homme est composé d'une âme (psyché) et d'un corps (sôma). La psyché est d'essence divine.
Elle est descendue ou tombée dans un corps qui l'exile. Il importe de séparer l'âme du corps
Tout naturellement, pour un intellectuel nourri de culture hellénique et qui lisait le nouveau
testament en grec, lorsque l'auteur du quatrième évangile parle de sarx, la chair, on comprenait : sôma,
le corps.
C'est-à-dire que l'on identifiait la notion hébraïque et biblique de " chair " avec la notion
platonicienne et néoplatonicienne de corps. C'était à peu près inévitable. C'était irrésistible. Toute la,
culture ambiante poussait à commettre cette identification. Or, nous l'avons vu, c'était un contresens,
énorme.
Pour Platon et Plotin, le corps est une partie du composé humain, et une partie méprisable et
coupable, la moins bonne des deux en tout cas. Dans le langage biblique, la chair n'est pas une partie du
composé humain : c'est la totalité.
En sorte que, lorsqu'un intellectuel formé dans la culture grecque lisait le début de l'évangile de
Jean et la phrase que nous sommes en train d'expliquer : " Le logos est devenu chair ", —- il
comprenait tout naturellement : le logos est devenu corps. Corps, mais non pas âme, puisque dans
l'anthropologie alors régnante, le corps est justement ce qui se distingue de l'âme. Ce contresens quasi
inévitable a donné lieu à une hérésie, et cette hérésie porte un nom dans l'histoire des premiers siècles :
Apollinaire évêque de Laodicée.
Le père d'Apollinaire l'évêque s'appelait lui-même Apollinaire» Il fut, au iv° siècle, grammairien
à Béryte puis à Laodicée, en Syrie. Il fut prêtre de l'église de Laodicée, et défendit l'orthodoxie, avec
Athanase au concile de Nicée. En 362, l'empereur Julien interdit aux chrétiens d'enseigner les poètes et
les philosophes grecs. Apollinaire et son fils entreprirent alors de créer une littérature de langue
grecque et de fonds biblique. Ils traduisirent le pentateuque, les cinq premiers livres de la bible
hébraïque, en hexamètres, composèrent un poème épique sur le thème du livre des Rois, écrivirent des
tragédies chrétiennes : en somme, des siècles à l'avance, ils essayèrent ce que Jean Racine réussit avec
Esther et Athalie.
Apollinaire le fils devint évêque de Laodicée en 362 et il mourut après 390. Il essaya de mettre le
contenu du nouveau testament grec en dialogues, à la manière de Platon. D'après saint Jérôme,
Apollinaire fut un exégète éminent. Comme son père, Apollinaire fut un défenseur de l'orthodoxie de
Nicée, et l'ami d'Athanase.
Le père d'Apollinaire venait d'Alexandrie. Il est vraisemblable que c'est la culture philosophique
alexandrine qu'il a communiquée à son fils, et donc l'anthropologie qui régnait à Alexandrie dans les
milieux cultivés : anthropologie de type néoplatonicien, telle qu'elle se retrouve chez Origène.
Apollinaire est soucieux de maintenir l'unité du christ. Il n'est pas possible, pense Apollinaire, de
96

concevoir cette unité si le logos assume une humanité complète, corps et âme dans l'anthropologie
platonicienne. Deux êtres complets, achevés, ne peuvent devenir un. Si Dieu parfait s'unit à un homme
parfait, alors on obtient deux fils de Dieu : l'un par nature, et l'autre par adoption. On verse alors dans
l'erreur de ceux qui pensent qu'en Jésus, Dieu est quelqu'un d'autre que l'homme. On a en somme deux
êtres associés.
Le logos ne pouvait assumer un homme complet. Le logos a pris une chair, c'est-à-dire un corps,
mais non une âme. C'est le logos, en Jésus, qui tenait lieu d'âme, qui faisait fonction d'âme. Le christ
n'avait donc pas d'âme humaine. Le temple de Salomon est, selon Apollinaire, une bonne analogie du
corps de Jésus : ce temple, pris en lui-même, n'avait ni âme, ni raison, ni volonté propre.
Plus tard, Apollinaire modifia sa première interprétation, et proposa le schéma suivant : Jésus le
christ a bien un corps (sôma) et une âme (psyché) mais cette âme est purement animale, végétative. Ce
n'est pas une âme intelligente comme la nôtre. C'est le logos, en Jésus, qui tient lieu, qui exerce la
fonction de ce qui est chez nous la partie intelligente et spirituelle, le nous et le pneuma. Le logos ne
s'est donc pas uni à une âme humaine.
En somme, le mot sarx du quatrième évangile est entendu, compris par Apollinaire, à travers le
système optique que constitue l'anthropologie platonicienne. La formule de l'incarnation n'est plus : le
logos est devenu homme, — mais : le logos est devenu corps.
L'union de Dieu et de l'humanité, dans cette perspective est analogue à ce qu'est, dans
l'anthropologie platonicienne, l'union de l'âme et du corps. C'est la divinité qui joue le rôle de l'âme.
L'activité et la volonté sont le fait du logos. La chair, comprise comme l'entend Apollinaire, n'est
qu'un organe, organon.
En 362, après la mort de l'empereur Constance, des évêques se rassemblent à Alexandrie. Parmi
eux, Athanase, évoque d'Alexandrie, et des représentants d'Apollinaire de Laodicée. Les évêques
rédigent un document, que nous retrouverons plus loin à propos de la doctrine trinitaire. Dans ce
document nous lisons :
" Mais aussi en ce qui concerne la manière d'être, la disposition, 1' " économie " (oikonousia) du
sauveur selon la chair, puisque certains semblaient se disputer aussi à ce sujet, nous avons interrogé les
uns et les autres. Ce que les uns professaient, les autres en étaient d'accord. C'est-à-dire : ce n'est pas
comme lorsque la parole du seigneur (ho logos kuriou) venait dans les prophètes; ce n'est pas ainsi
qu'elle est venue aussi dans un homme saint habiter à la fin des siècles. Mais la parole elle-même est
devenue chair. Étant en condition de Dieu, elle a pris la condition d'esclave. De Mariam, du point de
vue de la chair (ou : en ce qui concerne la chair) il 69 est devenu homme à cause de nous. Et ainsi c'est
d'une manière parfaite et complète que le genre humain a été libéré du péché, en lui, et vivifié d'entre
les morts : il a accès au royaume des cieux.
" Ils se sont mis d'accord aussi sur ceci : ce n'est pas un corps sans âme, ni sans sensibilité, ni sans
intelligence qu'avait le sauveur.
Car il n'était pas possible, dès lors que le seigneur à cause de nous devenait homme, que son
corps soit sans intelligence. Et ce n'est pas seulement du corps, mais aussi de l'âme qu'en lui, le logos,
le salut est advenu. Étant véritablement fils de Dieu, il est devenu aussi fils de l'homme. Étant l'unique
engendré fils de Dieu il est devenu, le même, aussi le premier-né parmi une multitude de frères. Et c'est
pourquoi ce n'est pas un autre celui qui était avant Abraham le fils de Dieu, et un autre celui qui vivait
après Abraham. Ce n'est pas un autre celui qui ressuscitait Lazare, et un autre celui qui interrogeait à
son sujet. Mais c'était le même qui, d'une manière humaine, disait : où se trouve Lazare ? — et qui
divinement le ressuscitait. C'était le même qui, corporellement, comme un homme, a craché, et qui,
divinement, comme fils de Dieu, a ouvert les yeux de l'aveugle de naissance; qui a souffert par la chair,

69
C'est-à-dire le logos.
97

comme l'a dit Pierre, et qui divinement a ouvert les tombeaux et a relevé les morts.
" D'où il résulte que, comprenant de cette manière tout ce qui se trouve dans l'évangile, ils ont
affirmé fortement qu'ils pensaient la même chose au sujet de l'incarnation (sarkôsis) et de
l'inhumanisation (enanthrôpèsis) du logos70."
On le remarque : les pères réunis à Alexandrie en 362 considèrent comme synonymes les deux
termes : incarnation et inhumanisation. L'incarnation, ce n'est pas pour le logos le fait de prendre
seulement un corps, mais c'est le fait de devenir homme, pleinement.
Puisque l'anthropologie hellénique régnante distinguait dans l'homme au moins deux choses, ou
deux substances, l'âme et le corps, il fallait, pour exprimer correctement et complètement la doctrine
formulée par le quatrième évangile, dire à ceux qui professaient cette anthropologie : pour nous le
logos a pris tout l'homme, la totalité de l'homme. Puisque vous estimez que l'homme est composé d'une
âme et d'un corps, nous disons : le logos a pris l'âme et le corps, et l'intelligence et l'esprit.
En 374, dans une lettre adressée aux évêques d'Orient, que nous retrouverons plus loin à propos
de la doctrine trinitaire, l'évêque de Rome, le pape Damase, écrit :
" Frères, nous affirmons que le fils de Dieu est Dieu parfait et qu'il a assumé l'homme complet,
hominem suscepisse perfectum71. "
Dans la même lettre, ou dans une autre de la même époque, le pape Damase écrit encore :
" Nous nous étonnons de ce qu'on dit de certains d'entre nous : quoiqu'ils semblent avoir au sujet
de la trinité une saine intelligence, ils ne pensent pas correctement au sujet du mystère 72
(sacramentum) de notre salut.
" On assure en effet qu'ils disent que notre seigneur et sauveur a pris de Maria un homme
incomplet (imperfectum) c'est-à-dire sans sensibilité (sine sensu). Hélas ! Combien cette doctrine est
voisine de celle des disciples d'Arius ! Ceux-ci disent qu'une divinité imparfaite est dans le fils de Dieu.
Ceux-là affirment mensongèrement qu'une humanité imparfaite est dans le fils de l'homme.
" Car si un homme incomplet a été assumé, incomplet est le don de Dieu, incomplet notre salut,
car ce n'est pas l'homme tout entier qui a été sauvé. Et alors, où sera ce qui a été dit par le seigneur : " le
fils de l'homme est verni sauver ce qui était perdu " ? Tout entier, c'est-à-dire en son âme et en son
corps, dans sa capacité de sentir, de percevoir (in sensu) et dans toute la nature de sa substance. Si donc
l'homme tout entier, en ce que nous venons de dire, était perdu, il fut nécessaire que ce qui. était perdu
fût sauvé. Mais s'il est sauvé sans sa capacité de sentir, alors, à l'encontre de la foi de l'évangile, il se
trouve que ce n'est pas la totalité de ce qui était perdu, qui est sauvée...
"Quant à nous, qui savons que nous sommes sauvés intégralement et complètement,
conformément à ce que professe l'église catholique, nous professons que Dieu parfait a assumé
l'homme complet73. "
En 375 le pape Damase écrit à Paulin évêque d'Antioche :
" Il faut déraciner cette hérésie dont on dit qu'elle a pullulé en Orient. C'est-à-dire qu'il faut
reconnaître et professer que lui-même, qui est la sagesse, la parole, le fils de Dieu, a assumé un corps
humain, une âme humaine, une capacité de sentir humaine, c'est-à-dire l'Adam intégral et, pour
m'exprimer plus précisément, le vieil homme tout entier que nous étions, sans le péché.
" De même que, en reconnaissant qu'il a pris un corps humain, nous ne lui attribuons pas aussitôt
les passions humaines des vices, de même, en disant qu'il a pris une âme humaine et une capacité
humaine de connaître, nous ne disons pas aussitôt qu'il a été soumis au péché des pensées humaines.
" Si quelqu'un disait que le logos a pris, dans la chair du seigneur, la place de la capacité humaine
70
Tomus ad.Antiochenos, 362 ; texte grec clans Cavallera, p. 357.
71
ES 144.
72
Pour l'explication de ce mot, cf. plus loin, p. 528.
73
ES 146.
98

de connaître, l'église catholique le considère comme hors de son corps (anathematizat), et aussi bien
ceux qui professent deux fils dans le sauveur, c'est-à-dire un autre avant l'incarnation, et un autre après
l'assomption de la chair de la vierge, et qui ne professent pas que c'est le même fils de Dieu et avant et
après74. "
Épiphane, évêque de Salamine, dans l'île de Chypre qui se trouve presque en face d'Antioche,
dans son grand traité consacré aux hérésies connues de son temps, et qu'il appela" panarion " (la huche,
le fourre-tout), écrit vers 375 :
" Certains disent que le christ, notre seigneur, a pris une chair en venant, mais qu'il n'a pas pris
une âme, ni une intelligence, c'est-à-dire un homme accompli75.
" C'est Apollinaire de Laodicée, qui nous a toujours été très cher, ainsi qu'au bienheureux pape
Athanase, et à tous les orthodoxes, c'est Apollinaire de Laodicée qui au commencement a conçu cette
doctrine et qui l'a avancée76.
" Au début, entendant cette doctrine de la bouche de ses disciples, nous n'avons pas cru qu'un
homme tel qu'Apollinaire pût avoir enseigné cela. Nous disions à ses disciples qui venaient à nous
qu'ils n'avaient pas bien compris les profondeurs de ce qu'enseignait leur maître. Certains d'entre eux
niaient que le christ ait assumé une âme 77 "
Épiphane cite ensuite une longue lettre d'Athanase, évêque d'Alexandrie, dans laquelle Athanase
écrit entre autres choses :
" Le logos est devenu chair... Cela ne signifie pas que le logos se soit transformé en chair. Mais
cela signifie qu'il a pris, assumé, la chair, pour nous, et qu'il est devenu homme. Car, dire: le logos est
devenu chair, c'est égal à : il est devenu homme. Conformément à ce qui est dit dans le livre de Joël : "
Je répandrai de mon esprit sur toute chair. " La promesse n'a pas été adressée à des êtres privés
d'intelligence, mais à des hommes. Et c'est pourquoi le seigneur est devenu homme78. "
Il est bien évident que pour Épiphane, comme pour la plupart des pères de langue grecque, au
premier abord, le mot grec sarx, utilisé dans le nouveau testament, est synonyme de sôma, utilisé par
les philosophes grecs. Lorsque Épiphane parle du composé humain, il emploie l'expression : " ceux qui
sont faits d'une âme (psychè) et d'une chair (sarx) 79 » ; " ceux qui sont constitués de chair, de sang et
d'âme 80 ".
C'était l'anthropologie dominante, l'anthropologie régnante, celle qui allait de soi, qui semblait
évidente, et que personne ne contestait.
Les pères de langue grecque ont eu d'autant plus de mérite à voir et à tenir que, dans la pensée
hébraïque et dans la langue du nouveau testament grec, ce n'est pas le même système d'expression.
Sarx, la chair, n'y signifie pas une partie du composé humain, mais la totalité humaine, à la fois l'âme et
le corps.
Lorsque plus loin Épiphane parle de l'incarnation, il dit : enanthrôpèsen81 : il est devenu
anthrôpos, homme. Ils voyaient donc clairement la synonymie, dans le système linguistique de l'hébreu
et du nouveau testament grec, de sarx, la chair, et d’anthrôpos, l'homme.
Un peu plus loin encore Épiphane dit : enanthrôpèsis82 : le fait de devenir homme, d'entrer dans
la condition humaine, d'entrer dans l'homme, ou dans l'humanité.
74
Ep. " Per filium meum " ad Paulinum episc. Antiochenum, 375; ES 148.
75
Épiphane, Adversus Haereses, 77; PG 42, 641.
76
Ibid., 641-644.
77
Ibid., 644.
78
Ibid., 655.
79
ÉPIPHANE, Panarion, haer. 77; PG 42, 661.
80
Ibid., 664.
81
Ibid.., 665.
82
Ibid., 668.
99

Épiphane raconte 83 que les disciples d'Apollinaire, lorsqu'on les interroge, ne répondent pas de la
même manière. Certains d'entre eux disent : le seigneur n'a pas pris, n'a pas assumé, une humanisation
complète, parfaite, mè teleian eilèphenai ton kurion enanthrôpèsin. Il n'est pas devenu un homme
complet, accompli, parfait : mède teleion auton gegonenai anthrôpon.
Épiphane s'est rendu à Antioche : il lui suffisait de traverser la mer. Il a interrogé Paulinos,
l'évêque d'Antioche, et Vitalios, un disciple d'Apollinaire. Paulinos lui a remis une profession de foi
orthodoxe dans laquelle on lit notamment, en ce qui concerne l'incarnation :
" En ce qui concerne l'in-humanisation (enantbrôpèsis) du logos du père, qui a eu lieu pour nous,
voici comment je pense : comme l'écrit Jean : le logos est devenu chair. Non pas, comme le prétendent
les impies qui disent : le logos a subi une transformation. Mais je pense que, pour nous, il est devenu
homme, de la sainte vierge et du saint esprit. Le sauveur n'avait pas un corps (sôma) privé d'âme
(apsychon), ni privé de sensibilité (anaisthèton), ni privé d'intelligence (anoèton). Car il n'était pas
possible que le corps du seigneur devenu homme pour nous fût privé d'intelligence (anoèton)84. "
Après quoi Épiphane demande à Vitalios et à ceux qui étaient avec lui : et vous, qu'est-ce que
vous dites ? Les adversaires présents de Vitalios, disciple d'Apollinaire, répondent. Ils n'admettent pas
que le christ est devenu un homme complet, parfait 85. Vitalios intervient : Si, nous professons, nous
reconnaissons que le christ a assumé un homme complet. Tout le monde est très étonné, et l'on se
réjouit. Épiphane interroge alors Vitalios et lui demande : est-ce que tu reconnais que le christ a assumé
une chair naturelle ? Vitalios répond : oui ! — A-t-il aussi assumé une âme ? — Vitalios là encore
exprime son accord : il ne faut pas penser autrement86.
Vitalios reconnaît donc que le logos a pris une âme humaine. Vitalios avait dit : Oui, le christ
était un homme complet, parfait, teleios.
Alors Épiphane demande à Vitalios : est-ce que le christ, lorsqu'il est venu, a pris une
intelligence, nous ?
Et aussitôt Vitalios le nia, en disant : Non !
Épiphane alors s'adresse à Vitalios et lui dit : comment peux-tu dire qu'il est devenu un homme
complet, parfait ?
Vitalios, nous raconte Épiphane, dévoila le fond de sa pensée en ces termes : nous disons qu'il y a
homme accompli, complet, parfait (teleios), si nous mettons la divinité à la place de l'intelligence
humaine, à la place du nous. En sorte qu'il est un homme complet, constitué de chair, et d'âme, et de
divinité, à la place de l'intelligence, du nous87.

Profession de foi de l'église de Salamine.

D'Épiphane, évêque de Salamine, il nous reste deux symboles, deux résumes de la doctrine
chrétienne. Un résumé bref, que nous lirons plus loin à propos de la doctrine trinitaire. Et un exposé un
peu plus long :
" Parce que, écrit Épiphane, de nos jours, dans notre génération, d'autres hérésies sont survenues
depuis le résumé de la doctrine chrétienne formulé par les pères de Nicée, nous demandons à ceux qui
se préparent au saint baptême qu'ils s'expriment ainsi :
" Nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, créateur de tous les êtres visibles et
83
Panarion, III, haer. 77, 20; PG 42, 669.
84
Épiphane, ibid., 26; PG 42, 672.
85
Ibid., 22, 672.
86
Ibid., 22, 673.
87
Panarion, iii, haer. 77, 23; PG 42, 673.
100

invisibles.
" Et en un seul seigneur Jésus christ (oint), le fils de Dieu, engendré de Dieu père, unique
engendré, c'est-à-dire de la substance du père, Dieu issu de Dieu, lumière de la lumière, Dieu véritable
de Dieu véritable; engendré, non créé, consubstantiel au père; par qui toutes choses sont venues à l'être,
celles qui sont clans les deux et celles qui sont sur la terre, les visibles et les invisibles.
" Lui qui, pour nous les hommes et pour notre salut, est descendu et s'est incarné, c'est-à-dire qu'il
a été engendré d'une manière parfaite (complète : teleiôs) de la sainte Maria toujours vierge, par l'esprit
saint. Il est devenu homme, c'est-à-dire qu'il a pris un homme complet (ou : parfait : teleion), une âme
et un corps et une intelligence et tout ce qui constitue l'homme, sauf le péché. Non pas par une semence
d'homme ni dans un homme. Mais il s'est formé, pour lui-même, une chair en une seule sainte unité.
Non pas comme, dans les prophètes, il avait communiqué son esprit (enepneuse), il avait parlé, il avait
opéré. Mais parfaitement, complètement il est entré dans la condition humaine (enanthrôpèsanta). —
Car " le logos cet devenu chair " : il n'a subi aucune modification, et il n'a pas transformé sa propre
divinité en humanité. — Il s'est uni (l'humanité) en une seule — la sienne — sainte perfection et
divinité.
" Car un est le seigneur Jésus christ, et non pas deux. C'est le même qui est Dieu, c'est le même
qui est seigneur, c'est le même qui est roi.
u
C'est le même qui a souffert dans la chair, et qui est ressuscité, qui est monté aux cieux dans son
corps même. Il siège à la droite du père, en gloire. Il viendra, dans son corps même, en gloire, juger les
vivants et les morts.
" De sa royauté il n'y aura pas de fin.
" Et dans le saint esprit nous croyons, lui qui a parlé dans la loi (la torah), qui a annoncé dans les
prophètes, qui est descendu au Jourdain. Il a parlé dans les apôtres (les envoyés : apostoloi). Il habite
dans les saints. C'est ainsi que nous croyons en lui : il est l'esprit saint, l'esprit de Dieu, l'esprit parfait,
l'esprit qui interprète (paraklèton), incréé. Du père il provient (ekporeuomenon), et du fils il est reçu
(par nous) et cru.
" Nous croyons en une seule universelle et apostolique église, et en un seul baptême de la
repentance, et en la relevée des morts et au jugement juste des âmes et des corps, et au royaume des
cieux, et en la vie éternelle.
" Quant à ceux qui disent : il fut un temps où il n'existait pas, le fils ou l'esprit saint ; ou bien : il
est venu à l'être à partir de rien, ou d'une autre hypostase ou substance; ceux qui prétendent qu'il est:
susceptible de changement ou d'altération, le fils de Dieu ou l'esprit saint, — ceux-là, elle les considère
comme hors de son corps (anathematizei), l'universelle et apostolique église, votre mère et notre mère.
Et en plus nous considérons comme hors du corps de l'église ceux qui ne reconnaissent pas une
résurrection des morts, et toutes les hérésies qui ne sont pas de cette foi droite88. "

CONCILE DE ROME (382)

En 382, un concile se réunit à Rome. Le concile rejette la doctrine d'Apollinaire :


" Nous considérons comme hors du corps de l'église (anathematizamus) ceux qui disent que, à la
place de l'âme rationnelle et intelligente de l'homme, le verbe (latin verbum qui traduit le grec logos) de
Dieu se trouve dans la chair humaine, alors qu'en réalité le fils même et le logos de Dieu a non pas été
dans son corps à la place de l'âme rationnelle, mais il a assumé et sauvé notre âme, c'est-à-dire l'âme

88
Es 44.
101

rationnelle et intelligente, — sans le péché 89. "


Lorsque aujourd'hui, au xxe siècle, on traduit, pour les catholiques français, l'article du credo : et
incarnatus est de spiritu sancto ex Maria virgine, par : " il a pris chair du sein de la vierge ", —
puisqu'en français moderne le mot " chair " ne signifie pas ce que signifiait basar en hébreu, et sarx
pour l'auteur du quatrième évangile, mais signifie autre chose que l'âme rationnelle et intelligente, on
reconduit, par cette traduction, le catholique français d'aujourd'hui, par la main, à l'hérésie d'Apollinaire
de Laodicée.

89
Concile de Rome, 382. " Tomus Damasi" seu Confessio fidei ad Paulinum ep. Antioch. ; ES 159.
102

CHAPITRE III

LÉPORIUS ET AUGUSTIN

Dans les premières années du ve siècle, un moine gaulois, appelé Léporius, qui avait peut-être été
moine à Marseille, inquiéta les évêques de Marseille et d'autres villes du sud de la Gaule. Léporius alla
voir Augustin en Afrique et accepta de corriger ses erreurs en matière de christologie. Cela se passait
autour des années 420. Plusieurs évêques d'Afrique, parmi lesquels Augustin lui-même, et Aurélius,
évêque de Carthage, demandent à Léporius de souscrire à un exposé de la doctrine de l'incarnation. Cet
exposé synthétique a été expédié en Gaule. Ce document présente donc pour nous l'intérêt de nous
laisser voir comment au début du v° siècle les évêques de langue latine pensaient la doctrine de
l'incarnation, avant la grande crise qui va être provoquée quelques années plus tard par Nestorius
évêque de Constantinople. Comme l'écrivait au début de notre siècle un théologien français, cette
synthèse " montre au théologien à quel point d'exactitude était parvenue en ce début du. v° siècle la
christologie des latins, quelles formules elle saurait opposer aux hérésies qui allaient pulluler en Orient.
La profession du moine gaulois est le premier crayon du fameux tome à Flavien. On la rappellera
souvent dans les luttes théologiques subséquentes90. "
C'est à ce titre que nous allons lire quelques passages de la profession de foi que les évêques
d'Afrique ont demandé à Léporius de signer.
" Nous reconnaissons et professons 91 que notre seigneur et notre Dieu Jésus christ, fils unique de
Dieu, qui avant les siècles est né du père, à la fin des temps, du saint esprit et de Maria toujours vierge
a été fait homme : Dieu est né.
" Nous reconnaissons et professons l'une et l'autre substance (utramque substantiam92) celle de la
chair et celle du verbe. Nous recevons par un pieux assentiment de la foi, un seul même être qui est
Dieu et homme, inséparable. Depuis le temps où la chair a été assumée, nous disons ainsi que tout ce
qui était de Dieu est passé dans l'homme, afin que tout ce qui était de l'homme vienne en Dieu. C'est de
cette manière que nous comprenons : le logos (en latin : verbum) a été fait chair. Non pas qu'il ait
commencé d'être, par une transformation ou une mutation, ce qu'il n'était pas. Mais de telle manière que
par la puissance de la disposition prise par Dieu (dispensatio, qui traduit le grec oikonousia), le logos
du père, jamais séparé, jamais dissocié du père, devienne proprement homme...
" Et ainsi, de même que le Dieu logos (Deus verbum) lui-même, assumant tout ce qui est de
l'homme, est homme, de même aussi l'homme assumé (assumptus homo93) en recevant tout ce qui est
de Dieu, ne peut pas être autre chose que Dieu.
" Mais parce qu'il est dit incarné et mêlé à, de l'intérieur (immixtus), il n'y a pas lieu pour autant
d'admettre une diminution de la substance. Dieu a su se mêler (à la substance humaine) sans corruption
de lui-même, et cependant se mêler en vérité. Il a su assumer, prendre en lui (la substance humaine) en
sorte qu'il n'en résulte en lui aucune augmentation, lui qui a su se communiquer (infundere) soi-même
tout entier de telle manière qu'aucune perte n'en advienne. Par conséquent, pour comprendre cela, en
90
E. AMANN, DTC, article " Léporius ", col. 439.
91
Contrairement à nos collègues traducteurs, nous ne traduisons pas confiteor, confitemur, par " je confesse ", " nous
confessons ", parce que le verbe " confesser " et " se confesser " pour l'enfant des écoles, aujourd'hui, signifie : aller se
mettre à genoux dans le meuble destiné à cet usage pour racontera monsieur le cure les bêtises qu'on a faites. Le latin
confiteor traduit le grec homologeô, qui signifie : être d'accord avec quelqu'un pour dire quelque chose, dire quelque chose
en accord avec quelqu'un, reconnaître ensemble. Nous sommes loin du sens actuel du mot français " confesser ".
92
Plus tard, on dira : nature.
93
Voici donc cette expression assumptus homo, que Cyrille d'Alexandrie, nous le verrons, n'acceptera pas, et qui va susciter
des discussions jusqu'aujourd'hui.
103

notre faiblesse, il ne faut pas aller chercher des analogies dans les réalités expérimentales et visibles; il
ne faut pas faire des conjectures sur des réalités créées qui se pénètrent l'une l'autre. Il ne faut pas
penser que c'est de cette manière que Dieu et l'homme sont mêlés. Il ne faut pas s'imaginer que par un
tel mélange de la chair et du verbe soit constitué quelque chose d'analogue à un corps. Loin de nous de
penser que par une sorte de fusion les deux natures aient été amenées à constituer une seule substance.
Car un mélange de ce genre est une corruption de l'un et de l'autre élément qui entre dans le mélange.
Mais Dieu, lui, il peut prendre, il ne peut pas être pris; il pénètre, il ne peut pas être pénétré; il emplit, il
ne peut pas être empli. Lui qui est partout, simultanément, tout entier, et qui partout est répandu par
l'infusion de sa puissance, d'une manière miséricordieuse il s'est mêlé à la nature humaine. Mais ce n'est
pas la nature humaine qui a été mêlée à la nature divine. Par conséquent la chair s'avance vers le verbe ;
mais ce n'est pas le verbe qui s'avance vers la chair. Et pourtant, de la manière la plus véritable, le verbe
s'est fait chair...
" Il naît par conséquent pour nous, au sens propre du terme, de l'esprit saint et de Maria toujours
vierge, Dieu homme Jésus christ fils de Dieu, et ainsi le verbe et la chair deviennent une seule chose
(unum) de telle sorte que chaque substance (la divine et l'humaine) demeure naturellement dans sa
perfection sans qu'aucune des deux ne subisse aucun préjudice, et que les choses divines se
communiquent à l'humanité et que les choses humaines prennent part à la divinité.
" Dieu n'est pas un autre, et l'homme un autre, mais le même, lui-même, il est Dieu, celui qui est
aussi homme, et inversement le même, lui-même il est homme, celui qui est Dieu, Jésus christ, unique
fils de Dieu. Il est ainsi appelé et il l'est véritablement.
" Et par conséquent il nous faut toujours agir et croire de la manière suivante : notre seigneur
Jésus christ fils de Dieu, Dieu véritable, celui que nous reconnaissons et professons avec le père
toujours et égal au père, nous ne nions pas que le même, depuis le temps où il a pris la chair, il a été fait
Dieu-homme. Non pas qu'il ait comme par degrés et d'une manière temporelle progressé vers Dieu.
Non pas que son statut ait été autre avant la résurrection, autre après la résurrection : ce n'est pas cela
que nous croyons. Mais il a toujours été dans la même plénitude et puissance.
" Et parce qu'il a porté toutes nos infirmités, c'est-à-dire celles de notre nature, et que
véritablement du point de vue de la chair (selon la chair, secundum carnem) il a assumé en lui nos
affections (ce que nous ressentons, affectus nostros), en preuve qu'il est vraiment homme; parce que
notre mortalité parcourt en lui son cours (currente in eodem cursu nostrae mortalitate), c'est par un acte
de sa puissance, et non par nécessité qu'il a progressé, comme le dit l'évangéliste, en âge et en sagesse,
qu'il a eu faim, qu'il a eu soif, qu'il a été fatigué, qu'il a été flagellé, qu'il a été crucifie, qu'il est mort,
qu'il est ressuscité. Par conséquent il n'a pas été changé de sa nature divine. Déjà plus haut nous avons
professé qu'elle est intransformable et immuable et impassible, la nature de la divinité. Mais parce que
le Dieu verbe (le Dieu logos) est descendu en l'homme en assumant l'homme, et parce que en prenant
part à Dieu l'homme est monté vers le Dieu verbe, tout entier le Dieu verbe a été fait tout entier
homme...
" C'est pourquoi nous n'avons pas peur de dire que de l'homme Dieu est né, et que, en tant
qu'homme, Dieu a souffert, Dieu est mort. Mais nous nous glorifions de dire que Dieu est né et que le
même Dieu, en tant qu'homme, a souffert...
" Notre foi consiste principalement en ceci : nous croyons que l'unique fils de Dieu, non pas fils
adoptif, mais fils au sens propre, non pas fantastique (irréel, imaginaire) mais véritable, non pas fils
temporaire, mais fils éternel, pour nous a souffert, selon la chair, toutes choses ; il n'a pas agonisé pour
lui-même, pour soi, mais pour nous; non à cause de soi, mais à cause de nous94. "

94
LEPORIUS, Libellus satisfactionis, PL. 31, 1221 s.; Cavallera, p. 361.
104

UN TEXTE DE SAINT AUGUSTIN

Avant d'aborder la grande crise provoquée par Nestorios, et les controverses entre Nestorios et
Cyrille d'Alexandrie, lisons un texte de saint Augustin, dans un ouvrage composé tout à fait à la fin de
sa vie, au moment où la controverse Nestorios-Cyrille battait son plein.
Il s'agit d'examiner comment Augustin parle de cet être concret qui est Ieschoua de Nazareth, qui
est appelé fils de Dieu par les écrits du nouveau testament, qui est le logos de Dieu venu vivre parmi
nous, selon le début du quatrième évangile.
Dans un ouvrage qui est une réponse à des lettres qui lui avaient été écrites par Prosper
d'Aquitaine et par Hilaire, Augustin traite du problème de la prédestination des saints. Voici ce qu'il dit
du christ lui-même :
" Nous avons un autre exemple, et merveilleusement lumineux, de prédestination et de grâce,
notre sauveur lui-même, le médiateur lui-même entre Dieu et l'homme (littéralement : le médiateur lui-
même de Dieu et des hommes, ipse mediator Dei et hominum), l'homme christ Jésus (homo christus
Iesus). Pour être cela (qui ut hoc esset), par quels mérites préalables, qu'il s'agisse des mérites des
œuvres ou de ceux de la foi, la nature humaine qui est en lui a-t-elle obtenu une pareille dignité ? Qu'on
réponde, je le demande, à ma question : par quoi cet homme (ille homo) a-t-il mérité d'être assumé en
unité de personne par le verbe coéternel au père, pour être le fils unique de Dieu ? Quel bien, de
quelque nature qu'on le conçoive, a précédé en lui cette union ? Par quelle œuvre antérieure, par quel
acte de foi, par quelle prière a-t-il atteint à cette ineffable grandeur ? Est-ce que, par la puissance du
verbe qui le créait et l'assumait en même temps, cet homme (ipse homo) n'a pas commencé d'être le fils
de Dieu dès l'instant où il a commencé d'exister ? N'est-ce pas le fils unique de Dieu que cette femme
en qui résidait-la plénitude de la grâce, a conçu ?... Fût-il à craindre qu'en grandissant en âge, cet
homme (homo ille) péchât par libre choix de sa volonté ?... Certainement, tous ces dons
particulièrement admirables, et tous ceux encore dont on peut dire en toute vérité qu'ils lui sont propres,
sa nature humaine, la nôtre, les a reçus par privilège particulier et sans les avoir auparavant mérités,
singulariter in illo accepit humana, hoc est, nostra natura, nullis suis praecedentibus meritis95. "
Comme on le voit, dans ce texte, Augustin appelle " cet homme ", ille homo, il désigne par cette
expression l'homme qui est assumé par le verbe coéternel au père dans l'unité d'une personne. Plus loin,
Augustin appelle ille homo celui dont on peut se demander si, avec l'âge, il peut pécher, c'est-à-dire
l'homme distinct du verbe qui l'assume. C'est ce qu'on appelle la théologie de l'assumptus homo, que
Cyrille évêque d'Alexandrie n'acceptera pas.
La question reste ouverte aujourd'hui au xxe siècle de savoir si cette manière de parler est
compatible avec l'orthodoxie, ou si elle ne l'est pas. S'il est possible de l'utiliser, sans verser dans une
interprétation que l'orthodoxie a rejetée, et qui fut celle de Nestorios archevêque de Constantinople.

95
AUGUSTIN, De praedestinatione sanctorum, XV, 30; éd. et trad. J. Chéné et J. Pintard, modifiée
105

CHAPITRE IV

NESTORIUS. LA CRISE NESTORIENNE. LE CONCILE D'ÉPHÈSE

Nestorius 96 est né en Syrie, du côté de l'Euphrate, vers la fin du iv e siècle. Il fit des études à
Antioche et se fit moine.
L'évêque de Constantinople, Sisinnius, était mort en 427. L'empereur Théodose II, en présence
des intrigues et des rivalités pour l'élection du nouvel évêque, fit appel à quelqu'un d'étranger à
Constantinople : Nestorius.
Nestorius fut sacré évêque de Constantinople le 10 avril 428.
Nestorius avait emmené avec lui, d'Antioche, un de ses amis, le prêtre Anastase. Vers la fin de
428, Anastase prêche dans l'église en présence de l'évêque Nestorius. Il dit : " Que personne n'appelle
Maria mère de Dieu, theotokon. Car Maria était un être humain (anthrôpos, au sens spécifique : elle
faisait partie de l'espèce humaine). Que d'un être humain Dieu soit enfanté, cela est impossible 97 ".
Anastase et Nestorius n'étaient pas les premiers à penser et à s'exprimer ainsi.
Théodore, qui avait été le condisciple de Jean Chrysostome, devenait évêque de Mopsueste en
392. Il meurt aux environs de 428. " C'est une folie, avait écrit Théodore, de dire que Dieu est né de la
vierge. Celui qui est né de la vierge est celui qui est de la substance de la vierge. Mais Dieu le verbe
n'est pas né de Maria. "
Nous n'avons pas à nous embarquer ici pour un exposé de la pensée de Nestorius, prise en elle-
même et pour elle-même. Cela a été tenté par d'autres, qui ne sont d'ailleurs pas d'accord entre eux. Ce
qui nous intéresse ici, ce n'est pas ce que pensait Nestorius dans son for interne, dans le secret de sa
conscience, où personne d'ailleurs n'a accès. Ce qui nous intéresse, c'est la manière dont l'orthodoxie a
réagi à ce qu'elle a cru comprendre de la doctrine de Nestorius ; ainsi elle s'est formée, elle s'est
explicitée, elle s'est formulée plus clairement elle-même à elle-même ce qu'elle pense en ce qui
concerne la doctrine fondamentale du christianisme, l'incarnation.
Nous laissons donc de côté ici les débats savants portant sur la question de savoir si Nestorius
était vraiment nestorien...
Le problème théologique soulevé est le suivant.
L'incarnation, nous l'avons vu, c'est l'insertion de Dieu lui-même dans son œuvre, l'humanité, afin
de la guérir, d'achever de la créer, et de lui communiquer la vie divine. Cette insertion de Dieu dans
l'humanité, dans l'histoire humaine, dans l'existence humaine, s'opère et se réalise par et dans la
personne de Ieschoua de Nazareth.
Ieschoua, c'est Dieu parmi nous, avec nous, immanu-el. Ieschoua, c'est Dieu lui-même. Ce n'est
pas un autre dieu que Dieu. Il n'y a pas d'autre dieu que Dieu, car Dieu est unique. Mais Ieschoua est
aussi pleinement homme.
Il y a donc deux " choses " ou deux " réalités " dans cet être concret qui est Ieschoua de Nazareth.
Comme nous allons le voir, l'orthodoxie, finira par dire : " deux natures «, la divine et l'humaine.
Mais nous n'en sommes pas encore là. Pour l'instant, il s'agit de reconnaître que Ieschoua, c'est
Dieu se manifestant à nous — contre les disciples d'Arius qui, nous le verrons plus loin, considèrent le
logos incarné comme un dieu second.
Il faut reconnaître aussi que Ieschoua est pleinement et intégralement homme et non pas une
apparence d'homme, un fantôme d'homme, — cela contre les docètes, les gnostiques et même contre

96
On peut prononcer Nestorius, à la manière latine. Ou Nestorios, à la grecque.
97
Propos conservé par SOCRATE, Hist. eccl., VII, 32.
106

Apollinaire qui ne reconnaît pas dans l'homme assume par le verbe la plénitude des caractères de
l'humanité, puisqu'il n'y reconnaît pas une âme rationnelle.
Ensuite il faut comprendre comment ces deux " choses ", ces deux " réalités ", que l'on appellera
plus tard des " natures " peuvent coexister dans le même être. Comment Ieschoua est-il à la fois et
pleinement Dieu lui-même et homme, un homme ? Comment se composent en lui ces deux réalités, la
divine et l'humaine ?
Tel est le problème posé.
Notons avant toutes choses que lorsqu'il s'agit de penser les réalités naturelles les plus
universelles, les plus constantes, nous avons déjà les plus grandes difficultés, pour ne pas dire plus.
Un message génétique communiqué par le spermatozoïde, s'unissant à un message génétique
communiqué par l'ovule, provoque le développement de l'œuf, et le processus de l'embryogenèse. Au
terme de ce développement, dans le cas de l'homme, une personne sera constituée, capable de pensée,
de décision, de volonté, de mémoire, un être un.
Comment deux messages, fournis l'un par le père et l'autre par la mère, peuvent-ils donner
naissance à une substance, à un être qui est une personne, un sujet conscient et libre ?
C'est ce que personne ne sait ni expliquer ni même penser aujourd'hui. Personne ne comprend
cela. Nous le constatons, et nous sommes bien obligés de le constater, puisque le fait de la fécondation
est l'un des plus universels. Nous le constatons, mais nous sommes absolument incapables, pour
l'instant, de le comprendre, de le penser. Nous sommes réduits à décrire le fait, à décrire ce qui se passe
au commencement du processus, ce qui se passe tout au long du processus de l'embryogenèse, et ce qui
advient au terme du processus : un être capable de dire : " Je pense... "
Si, pour penser cette réalité naturelle la plus universelle et la plus constante, nous sommes pour
instant complètement désarmés, il ne faut pas s'étonner de ce que pour penser la composition de la
divinité et de l'humanité en un seul être, Ieschoua, nous ayons quelques difficultés...
S'il nous est difficile de penser les moindres réalités naturelles, — nous avons pris l'exemple de la
fécondation —, combien plus nous sera-t-il difficile de penser cette composition exclusive, unique,
entre la divinité et l'humanité dans la personne de Ieschoua
Il n'y a pas lieu de s'étonner que la pensée tâtonne dans son effort pour dire, le moins
maladroitement possible, qui est Ieschoua, et comment il est à la fois Dieu pleinement, et pleinement
homme, sans être deux.
L'orthodoxie va procéder principalement en écartant des interprétations qui lui semblent
inexactes : ce n'est pas ceci, ce n'est pas cela... Qu'est-ce que c'est ? L'orthodoxie protège ce qu'elle
pense que cela est, en écartant des doctrines, des interprétations qui sont incompatibles avec ce qu'elle
pense.
Nestorius, à la suite de Théodore de Mopsueste, enseigne : il est absurde de dire que Maria est "
mère de Dieu ".
Notons tout d'abord ceci : dire que Maria est mère de Dieu, ce n'est pas dire que Maria est
créatrice de Dieu. Il serait tout à fait absurde de dire que Maria a été créatrice de Dieu, puisque Maria
est une femme, créée comme toutes les femmes, et que Dieu est incréé, qu'il existe de toute éternité,
antérieurement donc à Maria. Maria ne peut pas avoir créé celui qui la précède de toute éternité.
Mais, encore une fois, dire que Maria est " mère de Dieu ", ce n'est pas dire qu'elle soit créatrice
de Dieu.
D'ailleurs, nous l'avons déjà noté, aucune mère n'est créatrice de son enfant. Une femme reçoit
d'un homme un message génétique, qui, associé au message génétique qu'elle fournit par l'ovule,
provoque ce qu'on appelle la fécondation puis le développement de la cellule initiale. Un enfant naîtra
de ce développement, s'il n'a pas été tué entre-temps. Ni l'homme ni la femme ne sont à proprement
parler créateurs de l'enfant qui va naître. L'homme et la femme communiquent un message génétique,
107

qu'ils n'ont pas créé, mais qu'ils ont reçu. L'homme et la femme transmettent un message génétique.
L'union de deux messages génétiques donne naissance à un enfant d'homme, personne ne sait, ne
comprend comment. La femme porte l'enfant qui se développe en elle pendant neuf mois. Ni l'homme
ni la femme ne sont à proprement parler créateurs. Ce qu'il faut dire, pour être exact, c'est qu'une
création, la création d'un enfant d'homme, d'un être qui ne préexistait d'aucune façon, s'effectue lors de
l'union des deux messages génétiques. Mais cette création, ce n'est ni l'homme ni la femme qui en sont
les auteurs. Ils en sont bien incapables, car ils ne savent même pas comprendre après coup, comment
deux messages peuvent donner naissance à un être. L'homme et la femme, librement ou non,
consciemment ou instinctivement, coopèrent à une création qu'un autre, heureusement, effectue dans la
femme. Donc aucune femme n'est à proprement parler " créatrice " de l'enfant qu'elle porte.
Maria n'était pas non plus créatrice de l'enfant qu'elle portait en elle et qu'elle a enfanté. A plus
forte raison n'était-elle pas créatrice de la divinité qui est venue habiter en elle, la divinité incréée et
éternelle, qui k précède de toute éternité, et qui a créé Maria.
Maria n'est pas créatrice de Dieu, c'est évident. Mais l'orthodoxie n'a jamais dit non plus que
Maria fût créatrice de Dieu. Elle a dit que Maria est mère de Dieu, théotokos, c'est-à-dire que l'enfant
que Maria portait en elle, pendant neuf mois, et qu'elle a enfanté, c'était Dieu lui-même, uni à notre
humanité qu'il a prise de Maria, qu'il a créée.
L'enfant que Maria a porté pendant neuf mois, et qu'elle a enfanté, ce n'était pas seulement un
petit d'homme, un enfant d'homme; c'était aussi Dieu avec nous, immanu-el.
Si donc l'on nie que Maria ait été mère de Dieu, on nie que l'enfant qu'elle a porté ait été" Dieu
avec nous ". C'est-à-dire que l'on nie l'incarnation.
Les chrétiens de Constantinople qui, en ce temps-là, prenaient au sérieux la doctrine à laquelle ils
avaient donné leur assentiment raisonnable, et qui se préoccupaient de savoir quel est exactement son
contenu, ne manquèrent pas de remarquer que si l'on nie que ! Maria est mère de Dieu, on nie que
l'enfant qu'elle portait était y Dieu lui-même avec nous.
Et c'est pourquoi, après la prédication du prêtre Anastase, ce fut un véritable soulèvement. Les
chrétiens de Constantinople se divisèrent en deux camps. Les uns acceptaient l'enseignement de leur
évêque et de son prêtre. Les autres protestèrent vigoureusement.
Nestorius, dans un livre qu'il a composé à la fin de sa vie, en exil en Égypte, nous raconte lui-
même comment il proposa, au lieu de l'expression " mère de Dieu ", de dire, en parlant de Maria, "
mère du christ " :
'" Les factions du peuple qui combattaient à ce sujet vinrent ensemble au palais épiscopal; ils
avaient besoin de la solution de leur dispute et d'arriver à la concorde. Ils appelaient" manichéens "
ceux qui donnaient le nom de mère de Dieu à la bienheureuse Maria, et " photiniens " ceux qui
l'appelaient mère de l'homme. Lorsque je les interrogeai, les premiers ne niaient pas l'humanité ni les
seconds la divinité, ils confessaient ces deux points de la même manière et n'étaient divisés que par les
noms. Les partisans d'Apollinaire acceptaient " mère de Dieu ", et, ceux de Photin, «  mère de l'homme
", mais, lorsque j'ai su qu'ils ne se disputaient pas selon le sens des hérétiques, j'ai dit que ceux-ci
n'étaient pas hérétiques ni ceux-là non plus... Je les ai ramenés de cette controverse et de cette dispute
en disant : " Si, de manière indivisible, sans suppression ni négation de la divinité et de l'humanité, on
accepte ce qui est dit (...) on ne pèche pas; sinon servons-nous de ce qui est le plus sûr, par exemple de
la parole de l'évangile : le christ est né... Nous confessons que le christ est Dieu et homme... Lorsque
vous l'appelez" mère du christ " dans l'union et sans diviser, vous désignez celui-ci et celui-là dans la
filiation. Servez-vous de ce qui n'est pas condamné par l'évangile et bannissez cette controverse d'entre
vous, en vous servant de paroles qui puissent recueillir l'unanimité. "Quand ils entendirent ces paroles
108

ils dirent: " Notre question a été résolue devant Dieu98. "
" Mère du christ ", christotokos : telle était la solution simple proposée par Nestorius.
Simple, oui, apparemment. Complète, certainement pas. Car toute la question est de savoir ce que
l'on entend par " christ ". Nous l'avons vu, christ est un adjectif qui signifie " oint ". Il y a beaucoup de
christs dans les livres hébreux de l'ancienne alliance. Dire que Maria a été la mère de l'un d'entre eux ne
suffit pas à déterminer ce qu'est le christianisme.
Dans une série de prédications, Nestorius combat à la fois l'expression" mère de Dieu " et" mère
de l'homme ". Un des amis de Nestorius, Dorothée, évêque de Marcianopolis, dit dans l'église, en
présence de Nestorius : " Que celui qui appelle Maria theotokos soit anathème99. "
Des copies des prédications de Nestorius parviennent à Rome. D'autre part, Nestorius écrit au
pape de Rome, Célestin. Il lui fait connaître la controverse qui sévit à Constantinople, et il expose au
pape Célestin sa propre doctrine.
Des copies des prédications de Nestorius parviennent aussi jusqu'en Égypte et circulent parmi les
moines du désert.
L'évêque d'Alexandrie, Cyrille, dès l'homélie pascale de 429, prend position contre
l'interprétation qui lui parvient de Constantinople, et réaffirme que Maria est mère de Dieu, miter
theou, puisqu'en elle le logos de Dieu est devenu chair, c'est-à-dire homme, et que l'être qu'elle a porté,
c'est la parole créatrice même de Dieu, parole qui n'est pas un autre dieu que Dieu.
Cyrille écrit une lettre aux moines d'Égypte. Certains d'entre vous, écrit-il, se demandent s'il faut
appeler la sainte vierge mère de Dieu, theotokos, ou non100.
" Je m'étonne, ajoute Cyrille, de ce que certains mettent en doute la question de savoir si l'on
peut, oui ou non, appeler mère de Dieu la sainte vierge. Car enfin, s'il est Dieu, notre seigneur Jésus
christ, comment n'est-elle pas mère de Dieu, theotokos, la vierge qui l'a enfanté ? C'est cela la foi que
nous ont transmise les disciples, même s'ils n'ont pas fait mention de cette expression. C'est ainsi que
nous avons appris à penser, de la part des saints pères, par exemple notre père Athanase qui a, pendant
quarante-six ans, été l'évêque de l'église d'Alexandrie. Athanase, dans les livres qu'il a consacrés à la
sainte et consubstantielle triade, appelle theotokos, mère de Dieu, la sainte vierge. Cyrille cite Athanase
: " Le but et la caractéristique de l'écriture sainte, c'est un double enseignement au sujet du sauveur.
Éternellement, il fut Dieu et fils, puisqu'il est la parole et la splendeur et la sagesse du père. Et puis
ultérieurement, pour nous, il a pris chair de la vierge, la mère de Dieu, Maria, et il est devenu
homme101. "
Cyrille poursuit :
" L'écriture inspirée par Dieu dit que le logos issu de Dieu est devenu chair, c'est-à-dire qu'il s'est
uni à une chair qui avait l'âme rationnelle. Suivant les enseignements des évangiles, le saint et grand
concile (de Nicée) dit que lui-même, l'unique engendré né de la substance de celui qui est Dieu et père,
celui par lequel toutes choses ont été faites et en qui toutes subsistent, pour nous les hommes et pour
notre salut, il s'est incarné et il est entré dans la condition humaine (enanthrôpèsai), il a souffert et il est
ressuscité. Le saint concile a nommé le logos issu de Dieu, l'unique seigneur Jésus christ.
" Mais quelqu'un dira peut-être : ce nom de christ, nous l'avons trouvé appliqué non seulement à
l'Emmanuel, mais à d'autres. Par exemple, le psaume 105 nous dit, de la part de Dieu : " Ne touchez pas
à mes oints et à mes prophètes ne faites pas de mal ! " David, oint pour la royauté par Dieu, par
l'intermédiaire de Samuel, appelle Saül le oint de Dieu. Ce nom christ ne convient pas seulement ni en
98
NESTORIUS, Le livre d'Héraclide de Damas, trad. fr. par F. Nau, Paris, 1910, p. 91.
99
Propos conserve par CYRILLE D'ALEXANDRIE, Lettre 11 ; PG 77, 81 B.
100
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Epist. ad monochos Aegypti, PG 77, 12; R. Schwartz ACO, (Concilium universale Ephesenum,
p. 11).
101
ATHANASE D'ALEXANDRIE, Oratio contra arianos, III, 29; PG 26, 385.
109

propre à L’Emmanuel, mais à tous ceux, quels qu'ils soient, qui ont été oints par la grâce du saint
esprit102. "
Mais il y a une grande différence répond Cyrille, entre les christs dont il est question dans les
livres de l'ancienne alliance, et celui que nous appelons le christ. Seul il est Dieu véritable,
L’Emmanuel, le " Dieu-avec-nous ".
— Ici Cyrille fait allusion au célèbre texte du prophète Isaïe : " Yahweh continua de parler à
Achaz en disant : demande-toi un signe de la part de Yahweh ton Dieu... Achaz dit : je ne demanderai
pas, et je ne tenterai pas Yahweh. Et il (le prophète) dit : Écoutez donc, maison de David ; est-ce trop
peu pour vous de lasser les hommes, que vous lassiez même mon Dieu ? C'est pourquoi le seigneur,
lui-même, vous donnera un signe : voici, la jeune fille est enceinte, et elle est en train d'enfanter un fils,
et elle appellera son nom immanouel, " avec nous-Dieu " (Is 7, 10 s.).
Celui donc, poursuit Cyrille, qui voudrait appeler les mères des autres oints " mères de christs ",
christotokoi, celui-là n'aurait pas tort. Mais il ne peut pas les appeler aussi " mères de Dieu ", theotokoi.
Seule, parmi elles toutes, la sainte vierge peut être pensée et appelée mère du christ (christotokoi) et
mère de Dieu (theotokos).
Car celui qu'elle a enfanté n'est pas seulement un homme, un homme purement et simplement,
mais c'est le logos issu de Dieu le père, qui s'est incarné et qui est entré dans la condition humaine.
Nous aussi, par grâce, nous sommes appelés " dieux ". Mais ce n'est; pas ainsi qu'il était Dieu, le
fils ; car il l'était par nature et en vérité, même s'il est devenu chair103.
Mais alors, quelqu'un dira peut-être : ainsi donc, la vierge est devenue mère de la divinité ?
Réponse de Cyrille : de la substance même de Dieu, et père, a été engendré son logos vivant, qui
est une réalité objective (enupostatos). Il tient son existence, sa subsistance, sans commencement du
point de vue du temps. Il subsiste éternellement avec celui qui l'a engendré. En lui et avec lui il coexiste
et il est pensé avec lui. Dans les derniers temps, il est devenu chair, c'est-à-dire qu'il s'est uni à une
chair qui a l'âme rationnelle. Il est donc dit avoir été engendré aussi charnellement par une femme104.
Dans la première lettre qu'il écrivit à Nestorius, Cyrille explique pourquoi la question soulevée
par Nestorius lui-même est tellement importante. Il y a des gens, écrit Cyrille, qui en sont venus
presque à ne plus supporter de reconnaître que le christ est Dieu. Ils préfèrent plutôt considérer le christ
comme un instrument, un outil de la divinité, un homme qui porte Dieu (anthrôpos théophores)105.
Dans une seconde lettre adressée à Nestorius en janvier ou février 430, Cyrille expose comment il
comprend l'incarnation : " La sainte et grande assemblée (synodos) (de Nicée) a dit ceci : c'est lui-
même, le fils, l'unique engendré, né de Dieu père selon la nature, le Dieu véritable issu de Dieu
véritable, la lumière issue de la lumière, celui par lequel le père a tout créé, c'est lui qui est descendu,
qui a été incarné, in-humanisé (enanthrôpèsai), qui a souffert, qui s'est relevé le troisième jour et est
monté aux cieux.
" A ces paroles et ces enseignements, il nous faut, nous aussi, nous attacher, en pensant à ce que
signifie le fait qu'il se soit incarné et in-humanisé, le logos issu de Dieu.
" Car nous ne disons pas que la nature du logos est devenue chair en se transformant. Mais nous
ne disons pas non plus qu'elle a été changée en un homme complet, l'homme constitué d'âme et de
corps. Mais nous disons bien plutôt ceci : le logos s'est uni une chair animée du dedans par une âme
rationnelle, en sorte qu'il constitue vraiment un seul être (ou : d'une manière substantielle, d'une
102
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Lettre aux moines d'Égppte, PG 77, 17 s. ; Schwartz ACO, éd. cit., p. 13 s.
103
CYRILLE D'ALEXANDRIE, lettre aux moines d'Égypte, PG 77, 20-21; Schwartz, éd. cit., p. 14.
104
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Lettre aux moines d'Égypte, PG 77, 21; Schwartz, éd. cit. p. 15. Nous écrivons subsistence avec
un e, parce qu'il s'agit de l'acte de subsister, et non de ce par quoi l'on subsiste, la nourriture, qui s'écrit subsistance avec un
a.
105
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Première lettre a Nestorius, PG 77, 41; Schwartz, éd. cit. p. 24.
110

manière effective; ainsi essayons-nous de traduire : kath’ hypostasin). Et d'une manière que l'on ne peut
pas dire, ni cerner par la pensée, il est devenu homme et il a pris le titre de fils de l'homme.
" Ce n'est pas seulement une question de volonté ou de bienveillance. Ce n'est pas non plus qu'il
ait seulement accepté de jouer un rôle, d'assumer un personnage (ainsi essayons-nous de traduire : hôs
en proslèpsei prosôpou monou).
" Elles sont différentes les natures qui ont été portées à l'unité, la vraie.
" Unique est le christ et le fils qui résulte des deux. Ce n'est pas que la différence des natures soit
abolie par l'union. Mais elles constituent bien plutôt pour nous l'unique seigneur et christ et fils, la
divinité et l'humanité par leur conjonction (convergence, rencontre : syndromè, Faction de courir
ensemble vers un même but) indicible et secrète vers l'unité.
" Avant les siècles il a l'existence et il est engendré du père. Et cependant il est dit être engendré
aussi du point de vue de la chair, d'une femme.
" Non pas que sa nature divine prenne un commencement d'être dans la sainte vierge, ni qu'elle
ait besoin d'une manière nécessaire, par la vierge, d'une seconde génération après celle par laquelle il
est issu du père...
" car il est absurde et stupide de dire que celui qui existe avant tous les siècles et qui est coéternel
au père a besoin d'un second commencement d'existence.
" Mais pour nous et pour notre salut il s'est uni d'une manière substantielle (kath’ hypostasin) ce
qui appartient à l'homme (l'humain : to anthrôpinon). Il est issu d'une femme. C'est par elle qu'il est dit
être engendré charnellement (sarkikôs).
" Car il n'y a pas eu d'abord un homme ordinaire engendré de la sainte vierge, et puis ensuite le
logos serait descendu sur lui. Non.
" Mais depuis la matrice elle-même, il s'est uni, et il est dit avoir pris sur soi une génération
charnelle, en tant qu'il s'est approprié la génération de sa propre chair.
" C'est ainsi que nous disons qu'il a souffert et qu'il s'est relevé (de la mort), non pas en ce sens
que le logos aurait souffert,
" non pas comme si le logos de Dieu avait souffert dans sa propre nature les coups ou les
perforations des clous ou les autres blessures — car ce qui est divin n'est pas susceptible de souffrir,
puisqu'il est incorporel,
" — Mais parce que ce qui est devenu son corps propre a souffert cela, c'est la raison pour
laquelle, encore une fois, il est dit avoir souffert pour nous.
" Car celui qui n'est pas susceptible de souffrir était dans le corps souffrant.
" De la même manière nous pensons au sujet du fait qu'il est X mort. Car il est immortel par sa
nature, et incorruptible, il est vie, il est vivifiant, le logos de Dieu. Mais parce que, de nouveau, son
propre corps, par la grâce de Dieu, comme le dit Paul, pour tout homme, a goûté de la mort, à cause de
cela il est dit avoir souffert, lui-même, la mort pour nous.
" Non pas qu'il en soit venu à faire l'expérience de la mort en ce qui concerne sa propre nature : il
faudrait être fou pour dire ou penser cela. "
" Mais parce que, comme je le disais à l'instant, sa chair a goûté la mort.
" De même, lorsque sa chair s'est relevée, de nouveau on parle de sa propre relevée ("
résurrection " : anastasis). Non pas comme s'il était tombé dans la corruption — loin de nous cette idée
— mais parce que son propre corps s'est relevé.
" C'est ainsi que nous reconnaissons un seul christ et seigneur.
" Non pas comme si nous adorions un homme avec le logos. Car il ne faut pas introduire
l'imagination d'une séparation en employant l'expression avec.
" Mais nous l'adorons comme étant un et le même, car il ne lui est pas étranger, au logos, son
propre corps, avec lequel il siège avec " le père lui-même.
111

" Et ce n'est pas, de nouveau, comme s'il y avait deux fils qui siègent avec, mais c'est un seul, à
cause de l'union avec sa propre chair.
" Mais si, cette union réelle et substantielle (kath’ hypostasin), nous cherchons à l'écarter, soit que
nous la jugions inaccessible, soit que nous ne la trouvions pas à notre goût, nous tombons dans la
nécessité de dire : deux fils. Il faut alors, de toute nécessité, séparer, et dire, d'une part, l'homme pris en
lui-même, séparément, qui a été honoré de l'appellation de " fils ", et, d'autre part pour lui-même et
séparément, le logos issu de Dieu, lui qui possède par nature (physikôs : naturellement) le nom et la
réalité de la filiation.
" Il ne faut donc pas séparer en deux fils l'unique seigneur Jésus christ.
" Cela ne serait d'aucun avantage à l'authentique contenu de la foi, même si certains croient bien
faire en parlant d'union des rôles, des fonctions, des personnages (prosôpôn enôsin).
" Car l'écriture n'a pas dit que le logos s'est uni une figure, un visage, un masque, un rôle
(prosôpon) d'homme, mais elle dit qu'il est devenu chair.
« Le fait, pour le logos, de devenir chair, ce n'est rien d'autre que ceci : semblablement à nous, il a
pris part au sang et à la chair ; il a fait sien notre corps, et il s'est avancé, homme, hors de la femme.
Mais il n'a pas rejeté, il n'a pas perdu le fait d'être Dieu, et le fait d'avoir été engendré de Dieu père.
Mais, en prenant, en assumant la chair, il est resté ce qu'il était.
" Voilà ce que professe, partout, la parole de l'exacte foi. C'est ainsi que nous trouverons que les
saints pères ont pensé. C'est ainsi qu'ils ont osé dire, hardiment, qu'elle est mère de Dieu (theotokon), la
sainte vierge; non pas comme si la nature du logos, ou sa divinité, avait pris le principe de son exister
de la sainte vierge, mais en ce sens qu'il a été engendré d'elle, le saint corps animé d'une âme
rationnelle. A ce corps le logos s'est uni d'une manière substantielle (kath’hypostasin). Et c'est pourquoi
il est: dit avoir été engendré selon la chair.
" Ce que j'écris là, cela provient de l'amour qui est dans le christ; je t'exhorte comme un frère; je
te conjure en présence du christ et de ses messagers élus de penser et d'enseigner cela avec nous, afin
qu'elle soit sauvée la paix des églises, et que le lien de la communauté de pensée et de l'amour demeure
non-brisé pour les prêtres de Dieu.
" Salue la fraternité (= l'ensemble des frères) qui est auprès de toi. Elle te salue celle qui est avec
nous dans le christ106. "

En juin 430, Nestorius répond à la lettre de Cyrille que nous venons de lire. " Les excès, à notre
encontre, que contiennent tes étonnantes lettres, je les laisse : ils relèvent d'une patiente médecine. La
réponse viendra des faits eux-mêmes, en leur temps... "
Ensuite, Nestorius aborde le fond des questions. Il cite d'abord ces lignes de la lettre de Cyrille :
" La sainte et grande assemblée (de Nicée) dit que c'est le fils lui-même, l'unique engendré,
engendré, de Dieu père selon la nature (d'une manière " physique " : kata phusin), le Dieu véritable issu
du Dieu véritable, la lumière issue de la lumière, celui par lequel il a créé toutes choses, qui est
descendu, s'est incarné in-humanisé, a souffert, est ressuscité... "
Puis Nestorius ajoute : " Ces paroles de ta piété, tu les reconnais sans doute : ce sont les tiennes.
Écoute maintenant à ton tour les paroles qui viennent de nous, notre exhortation fraternelle... "
" Tu as lu d'une manière superficielle, écrit Nestorius à Cyrille, la tradition des saints que tu cites.
Tu l'as méconnue, et ton ignorance est excusable. Car tu as pensé que les pères ont dit que le logos
coéternel au père est susceptible de souffrir.
" Penche-toi, si cela te paraît bon, d'une manière plus exacte sur leurs paroles, et tu trouveras que
106
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Lettre à Nestorius, PG 77, 45 s.; Schwartz, éd. cit., p. 26 et s. On peut lire une traduction
complète de cette lettre dans P. TH. CAMELOT, Épbèse et Chalcédoine, Histoire des conciles œcuméniques, Paris, 1962, p. 190
et s. Nous avons retraduit la partie que nous citons ici.
112

ce divin chœur des pères n'a pas dit que la divinité consubstantielle est susceptible de souffrir, ni qu'elle
a été engendrée récemment, elle qui est coéternelle au père, ni qu'elle est ressuscitée, elle qui a relevé le
temple qui avait été détruit107. "
Cyrille n'a jamais dit que le logos de Dieu est susceptible de souffrir. Cyrille n'a pas dit non plus
que la divinité a été engendrée récemment, ni que la divinité, prise en elle-même, a été ressuscitée.
Cyrille avait dit tout justement le contraire. Mais poursuivons la lecture de la lettre de Nestorius.
Nestorius poursuit :
" Je crois donc, disent-ils (les pères de Nicée), aussi en notre seigneur Jésus christ, son fils, son
unique engendré.
" Observe bien, dit Nestorius à Cyrille, comment les pères de Nicée posent d'abord " seigneur ", "
Jésus ", " christ ", " unique engendré ", c'est-à-dire les noms qui désignent une communauté de la
divinité et de l'humanité, comme des fondements, comme des fondations, et puis ensuite ils
construisent là-dessus la doctrine traditionnelle de l'inhumanisation (ou : in-hominisation) et de la
résurrection et de la souffrance, afin qu'en mettant en avant les noms qui signifient en commun l'une et
l'autre nature, ce qui concerne la filiation et le fait d'être seigneur ne soit pas coupé, scindé, et que ce
qui concerne les natures ne coure pas le risque de disparaître dans la confusion de l'unité de la filiation
108
.
" En cela Paul avait été leur maître. Lorsqu'il fait mention de l'inhumanisation de la divinité,
lorsqu'il va introduire ce qui concerne la souffrance, il pose d'abord le nom du christ, qui est un nom
commun, comme je l'ai dit un peu auparavant, aux (deux) natures, et il continue son discours en sorte
qu'il convienne aux deux natures.
" Que dit-il, en effet ?
" Ayez en vous la pensée qui est aussi dans le christ Jésus, lui qui, étant dans la condition de
Dieu, n'a pas estimé comme une proie (arpagmos : ce qu'on arrache de force) le fait d'être égal à Dieu.
Mais il s'est: dépouillé lui-même, prenant la condition d'esclave, devenu à la ressemblance des
hommes...
" Mais — pour ne pas tout citer — il fut obéissant, jusqu'à la mort, la mort par la croix " (Ph 2, 5).
" Lorsqu'il dut faire mention de la mort, pour que personne ne comprenne, à partir de là, que Dieu
logos est susceptible de souffrir, il pose le christ, comme une appellation (une dénomination :
prosègoria) qui signifie à la fois l'impassible substance et la passible, dans une unique figure, dans un
unique personnage, dans un rôle unique (en monadikô prosôpô), en sorte que le christ puisse être
appelé impassible et passible sans danger, impassible par la divinité, et passible par la nature du corps
109
".
" J'aurais beaucoup de choses à dire à ce propos, et d'abord qu'ils ne parlent jamais de génération
(gennèsis) lorsqu'il s'agit de la disposition divine (oikonousia), mais d'inhumanisation (enanthrôpèsis),
les saints pères... "
Nestorius aborde maintenant le second chapitre de la lettre de Cyrille.
" Dans ce second chapitre, écrit Nestorius, j'ai loué, j'ai approuvé la séparation (diairesis) des
natures conformément au concept de l'humanité et de la divinité, et leur réunion, leur conjonction
(synapheia) dans (la synthèse) d'un seul personnage (prosôpou) ; et puis ce que tu dis : que le Dieu
logos n'a pas eu besoin d'une seconde génération à partir de la femme, et qu'il est inadmissible,
irrecevable, de professer que la divinité a souffert.
" Oui, tout cela est orthodoxe vraiment et contraire aux mauvaises opinions de toutes les hérésies
concernant les natures du maître.
107
NESTORIUS, Lettre à Cyrille, PG 77, 49; Schwartz, éd. cit., p. 29.
108
Nestorius, Lettre à Cyrille, PG 77, 49; Schwartz, éd. cit., p. 29
109
Ibid., PG 77, 52; Schwartz, éd. cit., p. 30.
113

" Quant au reste, à ce qui suit, si cela introduit une sagesse cachée, incompréhensible,
insaisissable, pour les oreilles de ceux qui lisent, c'est à ta pénétration de le savoir. Pour ma part, cela
me paraît renverser tout ce qui précède, ce que tu as dit d'abord.
" Car celui qui avait été proclamé impassible, au commencement de ta lettre, et ne pouvant
recevoir une seconde génération, on nous dit maintenant de nouveau qu'il est susceptible de souffrir et
qu'il vient d'être créé récemment (neoktiston), je ne sais pas comment : comme si les caractères qui
s'attachent par nature au Dieu logos étaient détruits par l'union avec le temple (= le corps du christ)110.
" Le seigneur a dit aux Juifs : " Détruisez ce temple et en trois jours je le relèverai. " Il n'a pas
dit : " détruisez ma divinité, et en trois jours elle se relèvera '
" Partout dans la divine écriture, lorsqu'elle fait mention de la disposition (oikonousia) du
seigneur, la génération et la souffrance nous sont transmises comme étant le fait non de la divinité,
mais de l'humanité du christ.
" En sorte qu'elle est appelée d'une dénomination plus exacte, la sainte vierge, mère du christ
(christotokon), et non mère de Dieu (theotokon)....
" Mille paroles (de l'écriture sainte) attestent qu'il ne faut pas penser que la divinité du fils est
récente ou capable de souffrance corporelle, mais la chair qui est unie à la nature de la divinité...
" Que le corps soit le temple de la divinité du fils, et que le temple lui ait été uni selon une
conjonction suprême et divine, en sorte que la nature de la divinité s'approprie ce qui est de ce corps-
temple, — le reconnaître et le professer est bien, et digne des traditions évangéliques.
" Mais lui attribuer (à la divinité du fils) par le nom d'appropriation, aussi les propriétés de la
chair qui lui est unie, je veux dire la génération, et la souffrance et la mort, — c'est, frère, ou bien le fait
d'une pensée égarée à la manière des Grecs, ou bien souffrant de la maladie de ces fous d'Apollinaire et
Arius, et des autres hérésies, et de quelque chose de plus grave encore.
" Car il est fatal que ceux qui sont ainsi entraînés par le terme d' " appropriation " considèrent le
Dieu logos comme prenant part aussi à l'allaitement, qu'ils le rendent participant de la croissance
progressive, et de la peur, au moment de la souffrance... Et je ne parle pas de la circoncision (...), des
sueurs, de la faim...
' Tout cela est attaché à la chair; il l'a subi pour nous; cela est digne d'adoration.
" Mais attribuer cela à la divinité, c'est une erreur mensongère, et cela pourrait être pour nous une
cause justifiée pour nous accuser de calomnie.
" Voilà ce que sont les traditions des saints pères. Voilà ce que sont les enseignements des
écritures divines. C'est de cette manière que le théologien doit parler de l'amour divin pour l'homme et
de son absolue souveraineté111. "
A la fin de l'année 429 et au commencement de l'année 430, Cyrille compose plusieurs lettres.
L'une est adressée à l'empereur Théodose. Une seconde lettre est adressée à Pulchérie, la sœur aînée de
l'empereur, et à Eudoxie, la femme de l'empereur. Une troisième lettre est; adressée aux deux jeunes
sœurs de Pulchérie, Arcadie et Marine112.
Au cours de l'été de l'année 430, Cyrille écrit à l'évêque de Rome, Célestin. " Au père très saint et
très aimé de Dieu, Célestin, Cyrille, salut dans le seigneur. Si, dans les affaires aussi sérieuses et aussi
importantes que celles où il s'agit de la vraie foi, que certains esprits veulent corrompre, il eût été
permis de se taire et qu'on eût pu, sans devoir être accusé d'indolence et de paresse, cacher à votre
sainteté les agitations et les troubles où nous avons été plongés jusqu'à présent, je me serais dit à moi-
110
NESTORIUS, Lettre à Cyrille, PG 77, 52-53; Schwattz, éd. cit., p. 50.
111
NESTORIUS, Lettre à Cyrille d'Alexandrie, PG 77, 58; Schwartz, éd. cit., p. 32, On trouvera la traduction française
complète de cette lettre dans P. Th. CAMELOT, op. cit., p. 194 s. Nous avons retraduit les fragments que nous citons.
112
Lettre à l'empereur, Schwartz, ACO, 1, 1, 1, p. 42-72; PG 76, 1133 s. A Pulchérie et Eudoxie, ACO, I, 1, 5, p. 26-62; PG
76, 1336 s. A Arcadie et Marine, ACO, ibid., p. 62-118; PG 76, 1201 s.
114

même : ce silence est une bonne chose, et on ne court aucun risque à le garder. Mais parce que Dieu
veut que dans ces occasions nous agissions avec prudence, et que c'est l'usage ancien des églises de
communiquer ces sortes de choses à votre sainteté, je ne puis me dispenser de lui en écrire...
" Il s'est trouvé à Constantinople un évêque nommé Dorothée qui professe les mêmes sentiments
que Nestorius... Un jour que Nestorius célébrait la messe solennelle dans sa cathédrale, Dorothée se
leva et eut l'insolence de dire à haute voix : si quelqu'un appelle Maria mère de Dieu, qu'il soit
anathème. Aussitôt le peuple jeta un grand cri et se précipita hors de l'église...
" Afin que votre sainteté sache bien les sentiments de Nestorius et ceux des saints pères qui nous
ont précédés, j'envoie quelques écrits dans lesquels j'ai rassemblé des passages qui renferment la
doctrine des uns et des autres, et je les ai fait mettre en latin... J'ai aussi donné à Posidonius des
exemplaires de toutes les lettres que j'ai écrites à ce sujet, en lui enjoignant expressément de les
présenter à votre sainteté113. "
A la lettre de Cyrille au pape de Rome, Célestin, était jointe une note qui résumait les doctrines
de Nestorius, telles que Cyrille les avait comprises :
" La foi de Nestorius — ou plutôt sa funeste opinion — voici quelle est sa puissance (dunamin).
Il dit que le Dieu logos, ayant connu à l'avance que celui qui est né de la sainte vierge, sera grand et
saint, à cause de cela (pour cela) il l'a élu; il a préparé les choses en sorte qu'il soit engendré, sans
homme, de la vierge ; il lui a fait la grâce d'être appelé des noms qui sont ceux du logos ; et il le
ressuscita. En sorte que, lorsqu'on dit : le logos unique engendré de Dieu est entré dans l'humanité
(enanthrôpèsas), c'est parce qu'il était toujours avec lui, en tant qu'il était un homme saint, celui qui
était né de la vierge. C'est pourquoi on dit que le logos est entré dans la condition humaine. Comme le
logos était avec les prophètes, ainsi, dit Nestorius, avec celui-ci, selon une certaine conjonction
(synapheian). C'est pourquoi Nestorius évite toujours de dire : union (enôsin) ; mais il l'appelle
conjonction (synapheian ; du verbe synaptô : attacher ensemble ; cf. français synapse). Ce terme de "
conjonction " s'applique à quelque chose d'extrinsèque, d'externe (exôthen). Par exemple Dieu dit à
Josué : " Comme j'ai été avec Moïse, ainsi serai-je avec toi " (Jos i, 5). Mais cachant son impiété,
Nestorius dit que le logos était avec lui (Jésus) dès la matrice.
" C'est la raison pour laquelle, il dit qu'il n'est pas Dieu véritable, mais que c'est par le
consentement, la complaisance, la condescendance (eudokia) de Dieu (parce que Dieu l'a jugé bon
ainsi), qu'il est ainsi appelé. Et s'il est nommé seigneur (kurios), Nestorius veut qu'il soit seigneur en ce
sens que Dieu logos lui a fait la grâce d'être appelé ainsi.
" Nestorius ne dit pas ce que nous disons : qu'il est mort pour nous, le fils de Dieu, et qu'il est
ressuscité. (Pour Nestorius) c'est l'homme (ho anthrôpos) qui est mort; c'est l'homme qui est ressuscité.
Et en rien cela ne concerne le logos de Dieu.
" Nous aussi nous professons qu'il est immortel, le logos de Dieu, et qu'il est vie. Mais nous
croyons qu'il est devenu chair, c'est-à-dire qu'il s'est uni à soi-même la chair avec une âme rationnelle;
qu'il a souffert par la chair, conformément aux écritures. Et puisque son corps a souffert, on dit qu'il a
lui-même souffert, quoiqu'il soit impassible quant à sa nature (de logos). Et puisque son corps est
ressuscité — sa chair n'a pas connu la corruption — on dit que lui-même est ressuscité des morts pour
nous.
" A lui (Nestorius) il ne semble pas en être ainsi. Mais il dit que la souffrance a été le fait de
l'homme, et de l'homme aussi la résurrection ; et que dans les " mystères " (c'est-à-dire la consécration
et la communion) c'est un corps d'homme qui est offert.
" Mais nous nous croyons que c'est au logos qu'appartient la chair qui a la puissance de vivifier

113
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Lettre au pape Célestin, PG 77, 80 s. trad. fr. H. Leclercq, apud J. HEFELE, Histoire des
conciles, trad. fr., t. II, 1, p. 256.
115

parce qu'elle est devenue la chair et le sang du logos qui vivifie toutes choses114. "
On voit clairement par ce document où se situe la divergence entre Nestorius évêque de
Constantinople, et Cyrille évêque d'Alexandrie. Pour Nestorius, l'union entre le logos de Dieu et
l'homme reste extrinsèque, externe; c'est une juxtaposition aussi serrée qu'on le voudra, mais non pas
une union proprement dite. Pour Cyrille, l'incarnation, l'inhumanisation, est une union, enôsis, qui
respecte la distinction des natures, mais une union telle qu'on a le droit d'attribuer au logos ce que
l'homme vit et souffre. On a le droit d'attribuer à l'homme ce qui est propre au logos. Car Jésus de
Nazareth n'est pas deux êtres associés l'un à l'autre, mais il est un seul être, pleinement Dieu et
pleinement homme. Ce que l'orthodoxie entend par incarnation, c'est une union de la divinité et de
l'humanité qui va jusque-là, et qui ne reste pas extrinsèque.
En août 430, le pape Célestin réunit un concile à Rome. On y lut le dossier envoyé par Cyrille et
aussi les lettres et les documents que Nestorius lui-même avait adressés entre-temps au pape Célestin.
Les actes de ce concile ne nous sont pas parvenus, mais nous savons que le pape Célestin a
envoyé le 11 août 430 quatre lettres : une à Nestorius, une au clergé et au peuple de Constantinople,
une à Cyrille et la dernière adressée à Jean évêque d'Antioche, Juvénal évêque de Jérusalem, et aux
évêques de Thessalonique et de Philippes.
A Nestorius, le pape Célestin écrit : " Sache d'une manière claire que telle est notre sentence : si
au sujet du christ notre Dieu tu n'enseignes pas ce que pense l'église de Rome, l'église d'Alexandrie, et
toute l'église catholique, comme l'église de Constantinople aussi l'a tenu au mieux, jusqu'à toi,
conformément à la foi exposée au concile de Nicée; et cette nouveauté qui pervertit la foi (hanc
perfidem novitatem) par laquelle, ce que l'écriture vénérable unit, tu t'efforces de le séparer, si tu ne la
laisses pas tomber, et si tu ne la condamnes pas, par une profession de foi publique et écrite, dans les
dix jours à compter de celui où l'on t'aura remis le présent protocole d'accord, — sache que tu es déchu
de la communion de l'église universelle (catholique), et que tu n'es plus apte à aucune fonction
sacerdotale quelconque 115. "
Au clergé de Constantinople, le pape Célestin écrit que Nestorius dissocie (discutit : il fend, il
brise) la nature humaine, dans le christ, et la nature divine. Tantôt il ne considère que l'homme seul,
solum hominem, tantôt il lui attribue la société de Dieu, sotietaiem Dei. Nestorius l'évêque enseigne au
sujet de l'enfantement de la vierge et au sujet de la divinité du christ Dieu notre sauveur, des doctrines
impies...
Chargé par le pape Célestin de régler l'affaire de Nestorius, investi par Rome des pleins pouvoirs,
Cyrille réunit à Alexandrie, en novembre 430, une assemblée d'évêques égyptiens. Une lettre,
composée par Cyrille, est expédiée à Nestorius qui ne la recevra à Constantinople que le 30 novembre
430.
" Au très religieux et très aimé de Dieu, au collègue en le service divin, à Nestorius, — Cyrille et
l'assemblée réunie à Alexandrie, de la région Égypte, salut dans le seigneur...
" ... Voici donc qu'avec la sainte assemblée (synodô) qui s'est réunie dans la grande Rome, sous la
présidence du très saint et très dévoué à Dieu, notre frère et collègue dans le service divin, l'évêque
Célestin, par cette troisième lettre nous te conjurons, nous te conseillons de te séparer de ces doctrines
si funestes et tordues que tu penses et que tu enseignes et de choisir à la place la foi droite, qui a été
transmise aux églises dès le commencement par les saints apôtres et ceux qui transmettaient l'heureuse
nouvelle, eux qui avaient vu de leurs propres yeux et qui avaient été les compagnons (litt. : les hommes
d'équipage) du logos.
" Et si ta piété ne le fait pas dans le délai fixé dans les lettres de (...) notre frère et collègue
114
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Commonitorium confié à Posidonius; PG 77, 85 s. Schwartz, ACO, Concile d’Éphèse,
collectiones minores, collectio atheniensis, p. 171.
115
PL 50, 483.
116

l'évêque de l'église des Romains, Célestin, sache que tu n'as plus aucune part avec nous, ni place, ni
raison parmi les prêtres de Dieu et les évêques.
" Car il n'est pas admissible que nous regardions avec indifférence les églises ainsi bouleversées,
les peuples butant sur cet obstacle (skandalisthentas), la foi droite rejetée, déchirés par toi les
troupeaux, toi qui aurais dû les sauver, si toutefois tu avais été comme nous de la droite doctrine
(orthès doxès : orthodoxie) l'amant passionné, suivant à la piste la piété des saints pères...
" Il ne suffira pas à ta piété de professer en accord avec nous seulement le résumé de la foi
produit en son temps, dans le saint esprit, de la part de la grande et sainte assemblée (synodos) réunie à
Nicée.
" Car tu l'as compris et tu en as fait une interprétation d'une manière qui n'est pas droite, mais en
le tordant bien au contraire, même si tu professes avec la voix le texte que tu lis.
" Mais il résulte de tout cela que tu dois reconnaître par écrit et sous serment que tu anathématises
(rejettes) tes doctrines souillées et impures.
" Tu penseras et tu enseigneras, ce que nous aussi, tous, nous pensons et enseignons : nous les
évêques (" chargés de veiller sur... "), enseignants, conducteurs des peuples, de l'occident et de
l'orient...
" Voici donc la foi de l'église universelle (katholikès) des apôtres (des " envoyés " : apostolikès),
foi avec laquelle sont d'accord tous les évêques du couchant et du levant :
" Nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, créateur de tous les êtres visibles et
invisibles.
" Et en un seul seigneur Jésus christ, le fils de Dieu, l'unique engendré du père, c'est-à-dire de la
substance du père. Dieu issu de Dieu, lumière issue de la lumière, Dieu véritable issu de Dieu véritable.
Engendré, non créé, consubstantiel au père. Par qui toutes choses sont venues à l'être, celles qui sont
dans le ciel, et celles qui sont sur la terre. Qui pour nous les hommes, et pour notre salut, est descendu,
s'est incarné, s'est in-hominisé. Il a souffert et il est ressuscité le troisième jour. Il est monté aux cieux.
Il viendra juger les vivants et les morts.
" Et en l'esprit saint.
" Ceux qui disent : " Il fut un temps où il n'était pas ", et : " avant d'être engendré, il n'était pas ",
et qu' " il est venu à l'être à partir du néant " ou qui prétendent qu'il est d'une autre réalité subsistante
(hypostaseôs) ou substance (ousias), et qu'il est susceptible de changement et d'altération, le fils de
Dieu, ceux-là elle les considère hors de son corps (anathematizei), l'universelle et apostolique église. "
" Nous attachant à suivre en toutes choses les formules par lesquelles les saints pères se sont mis
d'accord (homologia), les formules qu'ils se sont faites, le saint esprit parlant en eux, et suivant à la
piste le but des pensées qui étaient en eux (on dirait aujourd'hui : leur visée, leur intentionnalité), et
allant comme sur une voie royale, nous disons que :
" Lui-même l'unique engendré, le logos de Dieu, qui a été engendré de la substance même du
père, qui, issu de Dieu véritable, est Dieu véritable, lumière issue de la lumière, celui par lequel toutes
choses sont venues à l'être, dans le ciel et sur la terre, à cause de notre salut il est descendu, il s'est
abaissé lui-même jusqu'au dépouillement (kenôsin), il s'est incarné, il s'est in-humanisé, c'est-à-dire : il
a pris chair de la sainte vierge, il l'a faite sienne dès la matrice, il a enduré la même génération que
nous, et il est sorti (proèlthen) homme issu de la femme. Il n'a pas rejeté, il n'a pas perdu ce qu'il était.
Mais même s'il est né en prenant pour soi en plus la chair et le sang, même ainsi il est resté ce qu'il
était, c'est-à-dire Dieu bien évidemment, par nature et en vérité.
" Nous ne disons pas que la chair a été changée en la nature de la divinité, ni que dans la nature
de la chair se soit transformée la nature secrète du logos de Dieu. Car il n'est pas sujet au changement et
il est inaltérable de toute manière celui qui est toujours le même, comme le disent les écritures.
Lorsqu'on le voyait nouveau-né et dans les langes, et même dans le ventre de la vierge qui le portait, il
117

remplissait la création tout entière, en tant que Dieu, et il trônait avec celui qui l'a engendré. Car ce qui
est divin est sans quantité et sans mesure et ne reçoit pas de limites qui puissent l'enfermer.
" Nous reconnaissons que le logos s'est uni à la chair d'une manière substantielle
(kath’hypostasin). Nous adorons un seul fils et seigneur Jésus christ. Nous ne posons pas à part et nous
ne séparons pas l'homme et Dieu comme s'ils étaient attachés l'un à l'autre par l'unité de la dignité et du
pouvoir : cela, c'est une parole vide de sens, et rien d'autre.
" Nous n'appelons pas " christ ", à part, le logos issu de Dieu, et semblablement, nous n'appelons
pas à part " christ " un autre, celui qui est issu de la femme.
" Mais nous ne connaissons qu'un seul christ, le logos issu de Dieu père, avec sa propre chair.
" Alors il est oint d'une manière humaine (anthrôpinôs, selon la nature humaine) avec nous,
quoique, à ceux qui sont dignes de le recevoir, il donne lui-même l'esprit, et cela d'une manière
surabondante, comme le dit le bienheureux messager de l'heureuse nouvelle (euaggelistès) Jean.
" Mais nous ne disons pas non plus ceci : que le logos issu de Dieu est venu habiter comme dans
un homme ordinaire en celui qui a été engendré de la sainte vierge. Il ne faut pas que le christ soit
compris comme étant un homme porteur de Dieu (theophoros anthrôpos).

«Car si le logos a campé parmi nous (Jn i, 14), il est dit aussi que dans le christ habite toute la
plénitude de la divinité corporellement (Col 2, 9). Comprenons donc que devenu chair, ce n'est pas de
la même manière qu'il est dit avoir habité dans les saints. De la même manière aussi en lui nous
distinguons la modalité de l'inhabitation. S'étant uni quant à la nature (ou : selon la nature : kata
physin), et ne s'étant pas changé en chair, il a réalisé cette inhabitation que l'on pourrait comparer à
celle de l'âme de l'homme par rapport à son propre corps116.
" Par conséquent, il est un le christ, le fils, le seigneur. Il ne s'agit pas seulement d'une réunion,
d'une association, d'un rapprochement, d'une conjonction (synapheia, du verbe syn-aptô, qui a donné en
français synapse; c'est le mot qu'employait Nestorius), comme celle que pourrait avoir un homme avec
Dieu, dans l'unité de la dignité ou de l’autorité 117. Car l'égalité d'honneur ou de dignité n'unit pas les
natures. Car Pierre et Jean ont une égale dignité l'un par rapport à l'autre, dans la mesure où ils sont
également envoyés (apostoloi) et disciples saints : et pourtant, ils ne sont pas un seul être, eux deux.
" Ce n'est pas selon la juxtaposition (parathesin) que nous pensons le mode (tropon) de la
conjonction (synapheias). Car cela ne suffit pas pour l'union physique, pros enôsin physikèn118. Ni selon
une participation par relation : comme nous aussi, attachés au seigneur, selon ce qui est écrit, nous
sommes un seul esprit avec lui. Bien plus, nous écartons le terme de synapheia (conjonction) comme
n'étant pas suffisant pour signifier l'union (enôsis).
" Mais nous ne le nommons pas non plus Dieu ou seigneur du christ, le logos issu de Dieu père,
afin que nous ne coupions pas de nouveau manifestement en deux l'unique christ et fils et seigneur, et
afin que nous ne tombions pas sous l'accusation de parler mal en le faisant Dieu et seigneur de lui-
même.
" Car il s'est uni, comme nous l'avons déjà dit auparavant, le logos de Dieu, à la chair, d'une
manière substantielle, kath’hypostasin119, il est Dieu de tous les êtres. Il est maître de l'univers. Mais il
116
En langage moderne, cela donne : la nature humaine, dans le chrtét, a été informée, ou ré-informéc intimement par le
logos de Dieu. C'est une ré-information et donc une transformation. L'union est physique et non pas seulement juridique ou
extrinsèque.
117
Il ne s'agit pas simplement d'une union juridique, et extrinsèque, nominale, mais d'une union physique, c’est-à-dire réelle.
Toute la question est là. Au lieu de " physique ", on peut dire aujourd'hui : ontologique. C'est ce que voulait dire Cyrille.
118
C'est-à-dire ce que nous appellerions aujourd'hui une union réelle ou ontologique.
119
C'est-à-dire d'une manière ontologiquement réelle, et non extrinsèque ou simplement juridique. Nous expliquerons plus
loin, dans notre chapitre consacré à la théologie trinitairc, les sens du mot grec bypostasis, qui n'a pas exactement le même
sens ici, dans l'analyse du problème de l'incarnation, qu'il a ailleurs, lorsqu'il s'agit de la trinité. Il signifie en tout cas
118

n'est pas lui-même de lui-même l'esclave ni le maître. Il est sot, bien plus, il est impie, de penser ou de
s'exprimer ainsi. Car il a dit qu'il était Dieu, son père, quoiqu'il soit Dieu (lui-même) et issu de sa
substance. Mais nous n'avons pas ignoré qu'outre qu'il était Dieu il est devenu homme.
" Nous refusons de dire au sujet du christ : " à cause de celui qui porte, je vénère celui qui est
porté; à cause de celui qui est invisible j'adore celui qui est visible ". Il est horrifiant de dire : " celui qui
est assumé est appelé du nom de Dieu en commun avec celui qui assume 120. " Car celui qui dit cela
opère de nouveau un découpage, une dichotomie en deux christs : il pose l'homme à part, d'un côté, et
de même Dieu. Il nie ainsi de l'aveu de tous l'union, cette union selon laquelle ce n'est pas comme un
autre avec un autre qu'il est adoré, et ce n'est pas par une communauté de dénomination qu'il est appelé
" Dieu ", — mais c'est un (un seul être, eis) qu'il est compris, le christ Jésus, fils unique engendre, c'est
d'une seule adoration qu'il est honoré avec sa propre chair.
" Nous reconnaissons que lui-même, le fils engendré de Dieu père, Dieu unique engendré,
quoique par sa nature propre il soit impassible, il a souffert par la chair pour nous, conformément aux
écritures, il était dans son corps crucifié. Il s'est uni intimement, il s'est approprié sans souffrance les
souffrances de sa propre chair.
Par la grâce de Dieu et pour tout homme il a goûté de la mort (He 2, 9), lui donnant son propre
corps, quoique par nature il soit vie et qu'il soit lui-même la résurrection.
" Nécessairement nous devrons ajouter ceci. Lorsque nous annonçons la mort selon la chair du
fils unique engendré de Dieu, c'est-à-dire de Jésus christ, et lorsque nous professons sa ré-vivification,
sa remontée à la vie (anabiôsin) d'entre les morts et son ascension aux cieux, nous accomplissons dans
les églises le culte non sanglant. Nous nous approchons ainsi des paroles de bénédictions qui
concernent les mystères (mustikais eulogiais121). Nous sommes sanctifiés parce que nous prenons part à
la chair sainte et au précieux sang du christ qui est notre sauveur à nous tous. Nous ne la recevons pas
comme de la chair commune — loin de nous cette pensée ! — ni comme la chair d'un homme sanctifié
et conjoint au logos selon l'unité de la dignité, ou d'un homme qui aurait reçu l'inhabitation de Dieu.
Mais comme quelque chose qui véritablement est vivifiant, et comme la propre chair du logos. Car il
est vie, par nature, en tant que Dieu. Puisqu'il est devenu une seule chose (hen) avec sa propre chair, il
en a fait manifestement quelque chose de vivifiant: En sorte que, lorsqu'il dit en s'adressant à nous : "
vrai, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du fils de l'homme et si vous ne buvez pas son
sang... " (Jn 6, 53), nous ne devons pas en conclure que cette chair est comme celle d'un homme, l'un
d'entre nous (comment en effet la chair de l'homme sera-t-elle vivifiante de par sa propre nature ?) —
mais parce qu'elle est devenue véritablement la propre chair de celui qui pour nous est devenu fils de
l'homme et qui a été ainsi appelé122.
" Quant aux paroles de notre sauveur que l'on trouve dans les évangiles 123 nous ne les divisons
pas, nous ne les distribuons pas, nous ne les répartissons pas entre deux réalités subsistantes
(hypostasesi124) ni entre deux personnages (propôsa125). Car il n'est pas double (diplous) l'unique et seul
christ, même s'il est pensé constitué de deux choses (ou : réalités : pragmatôn) différentes126,

quelque chose d'objectivement réel, par opposition à ce qui est factice ou purement nominal.
120
Ce sont des formules de Nestorius, que Cyrille avait trouvées dans les textes des prédications de Nestorius.
121
On voit par ce texte comment Cyrille et les évêques du concile d'Alexandrie associent le problème de l'incarnation et le
problème de l'eucharistie. C'est en effet fondamentalement le même problème, et si l'on ne comprend pas bien ce que
signifie l'incarnation, on ne peut pas non plus comprendre correctement ce que signifie la présence réelle. C'est la question
de la signification exacte du mot " chair " qui est de nouveau posée.
122
Nous expliquons plus loin, cf. p. 528 (p. 331), la signification du mot grec mystèrion
123
Voir p. 145 (p. 92), la signification de ce mot.
124
Cf. plus loin la signification du mot grec hypostasis p.375 (p. 228).
125
Cf. plus loin, p. 326 (p. 208), la signification du mot grec prosôpon.
126
Plus tard, nous le verrons bientôt, ces deux " choses " différentes, à savoir son humanité et sa divinité, seront appelées
119

rassemblées dans une unité indivisible, de la même manière que l'homme aussi est certes pensé comme
constitué d'une âme et d'un corps, mais pourtant il n'est pas davantage double : il est un seul être
constitué de l'une et de l'autre. Mais les paroles humaines et les divines, nous estimons qu'elles sont
dites par un seul, et c'est penser droit.
" Et puisque c'est Dieu uni à la chair d'une manière réelle et substantielle (kath’hypostasin) que la
sainte vierge a enfanté d'une manière charnelle, c'est la raison pour laquelle nous disons aussi qu'elle est
mère de Dieu (theotokon), non pas comme si l'existence de la nature du logos avait eu son principe de
la chair (car il était au commencement et il était Dieu, le logos, et le logos était en présence de Dieu, et
il est, lui, le créateur des durées cosmiques (aiôniôn), coéternel au père et organisateur de tous les êtres)
— mais, comme nous l'avons déjà dit précédemment, parce que d'une manière réelle et substantielle
(kath’hypostasin) il s'est uni à lui-même ce qui est humain (to anthrôpinon) et puisqu'il a subi depuis la
matrice même une génération charnelle. Ce n'est pas qu'il ait eu besoin d'une manière nécessaire ou à
cause de sa propre nature, d'une génération dans le temps et dans les derniers moments de la durée.
Mais c'était pour bénir le principe de notre propre existence...
" Voilà ce que nous avons appris à penser de la part des saints apôtres 127 et messagers de la bonne
nouvelle, et de toute l'écriture inspirée et de la profession de foi véridique des bienheureux pères (de
Nicée)128. "

A la suite de cette longue lettre, Cyrille et les évêques réunis à Alexandrie énoncent une série de
propositions qu'ils demandent à Nestorius de bien vouloir rejeter.
Ainsi, nous l'avons déjà vu, la pensée théologique de l'église procède positivement, en affirmant
ce qu'elle pense, et négativement, en formulant ce qu'elle rejette. Ainsi, ce que pense l'église, se trouve
enserré entre une série d'affirmations et une série de négations.
Voici donc les propositions que Cyrille et ses collègues égyptiens demandent à Nestorius de
condamner, pour s'assurer qu'il est bien d'accord avec eux :
" 1. Si quelqu'un ne reconnaît pas qu'il est Dieu selon la vérité, l'Emmanuel 129 et qu'à cause de
cela elle est mère de Dieu (theotokon) la sainte vierge (car elle a engendré charnellement le logos issu
de Dieu et devenu chair), — qu'il soit exclu du corps de la pensée de l'église (anathema estô).
" 2. Si quelqu'un ne reconnaît pas qu'il s'est uni à une chair d'une manière substantielle
(kath'hypostasin), le logos issu de Dieu père, et qu'il est un, le christ, avec sa propre chair, le même,
bien évidemment, Dieu et en même temps homme, — qu'il soit exclu (anathéma).
" 3. Si quelqu'un, à propos du christ qui est un, sépare les réalités subsistantes (tas hypostaseis)
après l'union, s'il les associe (synaptôn) seulement par une association (synapheia) qui est selon la
dignité, le pouvoir absolu, la domination, et non pas bien plutôt par une réunion (synodos) qui constitue
une union physique (kath'henôsin physikèn130), — qu'il soit exclu.
" 4. Si quelqu'un partage, distribue et répartit (dianemei) entre deux personnes (prosôpois) ou
deux êtres subsistants (hypostasesin) les paroles qui se trouvent dans les écrits évangéliques et ceux des
apôtres, ou bien celles qui ont été dites au sujet du christ par les saints, ou bien par le christ lui-même à
deux " natures ". Cyrille ne méconnaît donc pas cette dualité des natures. Il la nomme autrement.
127
Cf. la signification de ce mot p. 152 (p. 127).
128
Cyrille D’Alexandrie, Troisième Lettre à Nestorius, texte, grec, PG 77, 105s. ; Schwartz, éd. cit., p. 33 s. On peut lire la
traduction française complète de cettelettre dans P. Th. CAMELOT, op. cit., p. 198 s. Nous avons traduit les textes que nous
citons.
129
Nous avons vu le sens de ce nom hébreu précédemment, p. 183 (p. 116).
130
C'est-à-dire, nous l'avons vu, une union réelle, ontologiquement réelle, par opposition à une association purement
juridique, extrinsèque et nominale. Par union " physique ", henôsis physikè, Cyrille n'entend pas une union en une seule
nature, henôsis eis mian physin, mais une union réelle, qui aboutit à un être un.
120

son propre sujet, et s'il les applique, ces expressions, les unes comme si c'était à un homme pensé à part
du logos issu de Dieu, les autres, en tant que dignes de Dieu, au seul logos qui est issu de Dieu père, —
qu'il soit exclu.
" 5. Si quelqu'un ose dire que le christ est un homme porte-Dieu (ou porteur de Dieu :
theophoron) et non pas bien plutôt qu'il est Dieu selon la vérité, en tant qu'il est fils, un, et par nature,
selon qu'il est devenu chair, le logos, et a pris part en commun avec et comme nous au sang et à la
chair, — qu'il soit exclu.
" 6. Si quelqu'un dit qu'il est Dieu et maître du christ131, le logos issu de Dieu père, et s'il ne
reconnaît pas bien plutôt que c'est le même qui est Dieu et en même temps homme, en tant que le logos
est devenu chair, conformément aux écritures, — qu'il soit exclu.
" 7. Si quelqu'un dit que Jésus reçoit en lui, comme un homme, l'opération qui lui est
communiquée par le logos de Dieu, et que la gloire de l'unique engendré lui a été attachée (qu'il en a été
couronné), comme à un autre existant à côté de lui, — qu'il soit exclu.
" 8. Si quelqu'un ose dire que l'homme assumé doit être adoré avec le Dieu logos, et glorifié avec,
et être appelé " Dieu avec ", comme un autre avec un autre (car le mot avec qui est toujours adjoint
oblige à penser ainsi), et s'il n'honore pas bien plutôt, d'une seule adoration, l'Emmanuel, et ne lui
attache pas une seule glorification, parce qu'il s'est fait chair, le logos, — qu'il soit exclu de la
communauté.
" 9. Si quelqu'un dit que l'unique seigneur Jésus christ a été glorifié par l'esprit, que comme d'une
puissance étrangère il se sert de la puissance qui provient de l'esprit, et qu'il reçoit de lui le pouvoir
d'opérer contre les esprits impurs et d'accomplir pour les hommes les signes divins, et s'il ne dit pas
plutôt qu'il lui est propre, l'esprit par lequel il a aussi opéré les signes divins, — qu'il soit exclu de la
communauté.
" 11. Si quelqu'un ne reconnaît pas que la chair du seigneur est vivifiante et qu'elle est la chair
propre du logos lui-même qui est issu de Dieu père, mais (s'il prétend qu' ) elle est comme celle d'un
autre que lui, un autre qui lui est lié par la dignité ou du moins comme portant la seule inhabitation
divine, — et s'il ne dit pas bien plutôt qu'elle est quelque chose de vivifiant, comme nous l'avons dit,
parce qu'elle est devenue la chair propre du logos qui a la force de produire des êtres vivants (de rendre
vivant, de faire vivre, zôogoneô), — qu'il soit exclu de la communauté.
" 12. Si quelqu'un ne reconnaît pas que le logos de Dieu a souffert par la chair, qu'il a été crucifié
par la chair, qu'il a goûté à la mort par la chair, qu'il est devenu le premier-né d'entre les morts, parce
qu'il est vie et créateur de vie (zôopoios) en tant que Dieu, — qu'il soit exclu de la communauté 132. "
C'est fin novembre ou début décembre 430 que les quatre évêques envoyés par Cyrille
apportaient à Constantinople le dossier qui comprenait la lettre de Cyrille et des évêques Égypte, ainsi
que les formules que Cyrille demandait à Nestorius de rejeter. Les quatre évêques portèrent ces
documents à Nestorius, en l'église sainte Sophie. Quelques jours plus tard, Nestorius prononçait un
discours théologique qui nous est parvenu en traduction latine. Il y affirmait notamment : " Je n'ai pas
dit: autre est le fils, autre est le verbe divin, mais bien : par nature le verbe est une réalité et par nature
le temple en est une autre; mais il n'y a qu'un fils par l'union des deux 133. " Le lendemain, Nestorius

131
Nestorius avait dit dans l'une de ses prédications, en parlant du christ enfant : " Il était à la fois enfant, et seigneur de
l'enfant " (LOOFS, Nestoriana, p. 292).
132
Le texte grec des anathématismes proposes par Cyrille et les évèques rassemblés à Alexandrie au début novembre 430, a
Nestorius, se trouve dans : PG, 77, 120; Schwartz, ACO, éd. Cit., p. 40 s.; COD p. 47 s.; E.S 252; Hefele, Histoire des
Conciles, trad. fr., II, 1, p. 269. On peut lire une traduction française de ces anathématismes dans P. TH. CAMELOT, op. cit.,
p. 206, et HEFELE-LECLERCQ, op. cit., p. 269 et s. Nous avons traduit les textes que nous citons.
133
Non dixi alterum fïlium aut alterum Deum verbum, sed dixi Deum verbum naturaliter et templum naturaliter aliud, fïlium
conjunctione unum. LOOFS, Nestoriana, p. 308.
121

ajoutait : " Maintenant je le proclame plus clairement et à haute voix : la sainte vierge est mère de Dieu
et de l'homme, theotokos et anthrôpotokos. Elle est mère de Dieu parce que le temple qui a été créé en
elle de par le saint esprit, a été uni à la divinité. Mère de l'homme parce que Dieu a pris d'elle les
prémices de notre nature134. "
Le lecteur se dira sans doute : mais alors, la question était réglée ? — C'est loin d'être évident.
Nestorius, dans ces textes, comme auparavant, parle constamment du " temple ". L'humanité de Jésus
est assimilée à un " temple " dans lequel la divinité vient habiter.
La conception qu'a Cyrille de l'union entre Dieu et l'humanité dans le christ est très différente.
C'est une union organique, beaucoup plus intime, ce n'est pas une inhabitation, c'est une réinformation
de l'humanité par la divinité. C'est une union amoureuse, et non extrinsèque.
Quoi qu'il en soit de ce point, l'empereur Théodose Il avait, le 19 novembre 430, appelé les
évêques de l'église universelle à se réunir à Éphèse pour la fête de la Pentecôte de l'année 431. Cyrille
recevait en particulier une lettre extrêmement sévère de l'empereur. C'est vraisemblablement Nestorius
lui-même qui avait suggéré à l'empereur de convoquer ce concile.
Dans l'histoire du développement de la pensée chrétienne, du point de vue théologique comme du
point de vue métaphysique lors de chaque crise dans ce développement, une ou plusieurs grandes
personnalités ont joué un rôle décisif, constructeur. La pensée de l'église universelle est une pensée
collective, c'est la pensée d'un corps, d'un corps informé, travaillé du dedans par Dieu lui-même, qui est
esprit. Mais dans le développement de ce corps de pensée, de ce corps spirituel, certains êtres ont joué
un rôle particulièrement actif et créateur. Ils ont, dans la crise, vu le problème en toute sa profondeur,
en ses racines, ils ont formulé le problème et trouvé la formule que l'église retiendra pour exprimer sa
propre pensée. Ils ont fait la théologie. Ce fut, nous le verrons, le cas pour Athanase lors de la grande
crise provoquée par Arius. Ce fut, quelques années plus tard, dans les prolongements de la crise
arienne, le cas de Basile de Césarée, et de Grégoire de Nazianze. C'est le cas d'Augustin dans la grande
polémique contre le manichéisme, puis contre Pélage. C'est le cas de Cyrille, dans la grande crise
suscitée par Nestorius. Les historiens, depuis un siècle, se permettent de porter des jugements, et de
nous faire part de leurs appréciations, concernant le caractère de Cyrille évêque d'Alexandrie. Le
caractère de Cyrille nous est ici tout à fait indifférent. Ce qui nous intéresse, c'est la question de savoir
ce que signifie exactement le dogme de l'incarnation. Or, dans la controverse avec Nestorius, Cyrille a
précisé, mieux qu'on ne l'avait fait auparavant, en quoi consiste, ce qu'est l'incarnation, et ce qu'elle
n'est pas. L'église a retenu ses formules. Elle les a aussi améliorées, précisées, comme nous le verrons.
C'est ce qui nous importe ici.

CONCILE D'ÉPHÈSE (431)

Nous n'avons pas à retracer ici, après tant d'autres, l'histoire du concile d'Éphèse et ses péripéties.
Le lecteur trouvera, si cela l'intéresse, l'exposé de ces péripéties dans toute histoire de l'église
suffisamment savante, et dans toute histoire des conciles135.
134
LOOFS, Nestoriana, p. 314 s.
135
Par exemple dans l'histoire de l'Église publiée sous la direction de A. Fliche et V. Martin, t. 4, par G. Bardy, ou bien dans
le petit livre, déjà ancien d'A. D'ALES, Le dogme d'Éphèse, Paris, 1931; dans le. livre plus récent de P. TH. CAMELOT,
Éphèse et Chalcédoine, Paris, 1962; ou dans la grande Histoire des Conciles de HEFELE.
122

Le 22 juin 431, environ 160 évêques se réunissent à la demande de" Cyrille dans l'église d'Éphèse
consacrée à Marie. Nestorius avait été invité, mais avait refusé de venir. On lit d'abord le symbole
formulé au concile de Nicée en 325136. Puis on lit la grande lettre doctrinale écrite par Cyrille à
Nestorius en janvier ou février 430, et dont nous avons traduit plus haut les passages principaux 137, avec
la réponse de Nestorius. Cyrille demande si l'exposé qu'il a fait dans cette lettre de la doctrine de
l'incarnation, paraît aux évêques présents être en accord avec la pensée des pères de Nicée, avec la
pensée de l'église universelle, avec la leur. Les évêques présents répondent que la doctrine exposée par
Cyrille dans cette lettre est conforme à la pensée de l'église. Puis les mêmes évêques condamnent la
doctrine de Nestorius. " Que celui qui n'anathématise pas Nestorius soit lui-même anathème : car il est
anathématisé par la vraie foi et par le saint concile. Nous tous, nous anathématisons la lettre et la
doctrine de Nestorius... "
On lit ensuite la lettre du pape Célestin à Nestorius, la troisième lettre de Cyrille à Nestorius, que
nous venons de traduire, et les formules que Cyrille demandait à Nestorius de rejeter. On lit ensuite un
dossier de textes de pères de l'église : Athanase d'Alexandrie, Jules évêque de Rome, Félix de Rome,
Théophile d'Alexandrie, Cyprien de Carthage, Ambroise de Milan, Grégoire de Nazianze, Basile de
Césarée, Grégoire de Nysse.
Après lecture de tous ces documents, les pères du concile condamnent solennellement la doctrine
de Nestorius ; " Puisque Nestorius n'a pas voulu obéir à notre invitation, puisqu'il n'a pas reçu les
évêques (...) que nous lui avions envoyés, nous avons donc nécessairement dû faire l'examen de ses
doctrines... Nous avons dû en venir, en pleurant beaucoup de larmes, à cette sentence : celui qui a été
blasphémé par lui, notre seigneur Jésus christ, a décidé, par cette très sainte présente assemblée
(synodos) que le même Nestorius est étranger à la dignité d’évêque138. "

Ce que les adversaires de Cyrille lui reprochaient, c'était de ne pas sauver d'une manière
suffisante par ses formules la pleine consistance, la pleine réalité de l'homme en Jésus de Nazareth, de
tendre à une doctrine du christ; qui ressemblait trop, pensaient-ils, à celle d'Apollinaire de Laodicée. "
Il ne fait jamais mention, écrit l'un d'eux, de ce que la chair du christ est une chair intelligente, pen-
sante. Il ne reconnaît pas que celui qui a été assumé est un homme complet, anthrôpon teleion, mais
partout il parle de " la chair ". Il insinue l'idée d'un mélange, krasis, des deux natures, la divine et
l'humaine, dans le christ. Il enseigne en somme qu'elle était sans âme, apsychon, la chair du seigneur.
En effet, il dit dans l'une des formules qu'il demande à Nestorius de signer : " Si quelqu'un dit que la
chair du seigneur n'est pas la chair propre du logos, lui-même issu de Dieu père, mais qu'elle est celle
d'un autre distinct de lui, qu'il soit anathème. " De ces formules il résulte manifestement qu'il n'a pas
reconnu que le Dieu logos a assumé une âme, mais seulement une chair, et il résulte que Cyrille
professe que le logos a pris la place de l'âme, que le logos se substitue à l'âme, pour la chair du christ139.
"
Cyrille proteste. Si Théodoret veut accuser Cyrille à cause de l'emploi du mot " chair ",
Théodoret peut aussi accuser d'hérésie apollinariste l'évangéliste Jean, qui écrit : " Le logos est devenu
chair. " Jean non plus, dans sa formule, n'a pas fait mention de l'âme pensante du seigneur. Jésus lui-
même s'exprime dans ce langage : " Si vous ne mangez pas la chair du fils de l'homme... " L'évangile
de Jean dans tous ces textes parle de la chair seulement, et ne fait nulle part mention de l'âme pensante.
Mais si tu étais savant et compétent, tu n'ignorerais pas que l'expression " la chair " seule signifie le
136
Que nous allons étudier plus loin, cf. p. 367.
137
Cf p. 184 (p. 117).
138
ES 264
139
THÉODORET DE CYR, apud CYRILLE D'ALEXANDRIE, Apologeticus contra Theodoretum pro XII capitibus, PG 77, 445-
448.
123

vivant constitué d'âme et de corps, c'est-à-dire l'homme. Il est écrit en effet : " Toute chair verra le salut
de Dieu. " Lorsque Jean dit que le logos est devenu chair, Jean n'a pas ignoré qu'il faisait par là même
mention de l'âme pensante.
Cependant, ajoute Cyrille, les pères n'ont pas pensé, ils n'ont pas dit qu'un homme avait été
assumé par Dieu. Mais ils disent bien plutôt que le logos lui-même, qui est issu de Dieu, est devenu
homme, s'étant uni une chair, qui avait une âme pensante. Ainsi l'union, enôsis, est sans confusion, sans
mélange, et libre de toute transformation, de tout changement. Car le logos de Dieu n'est pas
susceptible de changement. C'est ainsi que nous aussi nous croyons140.
La question de savoir si l'on peut dire, ou non, en parlant du christ : " Un homme a été assumé ",
reste ouverte et discutée jusqu'aujourd'hui au xxe siècle.
Le problème est en effet le suivant :
Si l'on dit : " Un homme a été assumé ", on risque de verser dans la perspective ouverte justement
par Nestorius, et de faire de " l'homme " assumé un être à part, conjoint au logos de Dieu. Et il reste à
comprendre comment le christ peut être un, et comment c'est Dieu lui-même qui se manifeste à nous et
qui nous parle, qui nous enseigne, lorsque le christ nous enseigne.
Mais d'autre part, l’orthodoxie, qui s'est définie contre Apollinaire, a formulé que l'humanité
assumée par le logos n'est pas incomplète. Ce n'est pas seulement une " chair ", privée d'âme, de
pensée, et, nous le verrons, de volonté propre et de liberté.
S'il en est ainsi, si Jésus de Nazareth est pleinement homme, en même temps qu'il est pleinement
Dieu, pourquoi ne pourrait-on pas dire que l'incarnation, c'est : un homme complet assumé par Dieu ?
Le problème est là, et il ne nous semble pas, à ce jour, pleinement élucidé.
Certains théologiens estiment, aujourd'hui, au xxe siècle, qu'il est possible, légitime et même
souhaitable, d'employer l'expression : « Un homme a été assumé ", sans pour autant tomber dans la
perspective de Nestorius.
D'autres sont d'un avis contraire141.
Nous n'entrerons pas non plus dans l'exposé des péripéties qui ont suivi le concile d'Éphèse. On
les trouvera dans toute histoire de l'église et dans toute histoire des conciles.
Ce qui nous intéresse ici, par contre, c'est la conclusion d'une longue controverse entre Cyrille
d'Alexandrie et Jean, évêque d'Antioche.
En 433 Jean d'Antioche écrit à Cyrille une lettre dont le contenu théologique était élaboré
antérieurement, et qui résumait la manière dont l'école théologique d'Antioche pensait l'incarnation.

Lettre de Jean évêque d'Antioche à Cyrille d'Alexandrie.

" Voici l'exposé que nous avons fait en commun au sujet de l'inhumanisation (enanthrôpèsis) de
notre seigneur Jésus christ...
" Au sujet de la vierge mère de Dieu, comment nous pensons et nous disons, et au sujet du mode
de l'inhumanisation (enanthrôpèsis) du fils unique engendré de Dieu, nous le dirons en peu de mots, en
nous en tenant à ce qui est nécessaire, sans ajouter rien d'accessoire, mais dans la forme de la plénitude
de ce qui est certain, comme nous l'avons en possession, pour l'avoir reçu depuis le commencement,
des écritures divines et de la tradition des saints pères. Nous n'ajouterons rien, au total, à la foi exposée
(exprimée, produite) des saints pères qui étaient à Nicée. Comme nous nous sommes déjà hâtés de le
dire, elle suffit et pour toute la connaissance de la piété et pour écarter publiquement toute opinion
140
CYRILLE D'ALEXANDRIF, Apologeticus contra Theodoretum pro XII capitibus, PG 77, 448-449.
141
Sur ce point, cf. les controverses entre F. DÉODAT DE BASLY, L’assumptus Homo, Le Moi de Jésus-Christ, et H. M.
DIEPEN, La Théologie de l'Emmanuel, Paris, 1960. Sur ce problème considérable, voir aussi P. GALTIER, L'unité du christ,
Paris, 1939.
124

mauvaise et hérétique. Nous parlerons, non que nous ayons l'audace de nous attaquer à ce qui est
inaccessible, mais en fermant la bouche, par la reconnaissance de notre faiblesse, à ceux qui veulent
s'en prendre à nous parce que nous examinons à fond ce qui dépasse l'homme.
" Nous reconnaissons donc et professons d'un commun accord (homologoûmen) que notre
seigneur Jésus le christ, le fils de Dieu, l'unique engendré, est Dieu pleinement (teleion) et homme
pleinement, constitué d'une âme raisonnable et d'un corps, engendré du père avant les durées cosmiques
(pro aiônôn) du point de vue de la divinité (quant à la divinité), mais à la fin des jours, lui, le même,
pour nous et pour notre salut, de Maria la vierge, du point de vue de l'humanité (quant à l'humanité).
Consubstantiel au père, lui, le même, du point de vue de la divinité (quant à la divinité), et
consubstantiel à nous quant à l'humanité. Car de deux natures il. y a eu union. Et c'est pourquoi nous
reconnaissons, nous professons, un seul christ, un seul fils, un seul seigneur.
" Conformément à cette conception (ou : à cette notion, ennoia) d'une union sans mélange, nous
reconnaissons et professons d'un commun accord que la sainte vierge est mère de Dieu par le fait que le
logos de Dieu est devenu chair, est entré dans la condition humaine (enanthrôpèsai) et que dès même la
conception il s'est uni le temple qu'il a pris de Maria.
" Quant aux expressions que l'on trouve dans les évangiles et chez les apôtres au sujet du
seigneur, nous savons que les hommes qui sont théologiens les considèrent, les unes, communes,
comme se rapportant à une seule personne (prosôpou); ils distinguent les autres, comme se rapportant à
deux natures : les unes qui conviennent à Dieu, ils les accordent, ils les rapportent à la divinité du
christ, les expressions humbles à son humanité142. "

Réponse de Cyrille.

Au printemps de 433, Cyrille répondait à Jean évêque d'Antioche par une lettre devenue célèbre :
" Que se réjouissent les cieux et qu'exulte la terre (Ps 96, 11). Il est détruit le mur de séparation
(cf. Ep 2, 14). Ce qui nous chagrinait a cessé. Toute division de pensée a été abolie. Le sauveur de nous
tous, le christ, a accordé la paix à ses églises... "
Puis Cyrille recopie dans sa propre lettre ce que Jean d'Antioche lui écrivait, et que nous venons
de traduire. Et il poursuit :
" Nous avons lu ces saintes paroles qui viennent de vous. Nous avons trouvé que nous-mêmes
aussi nous pensons de cette manière (car il est un le seigneur, une est la foi, unique le baptême). Nous
avons glorifié Dieu le sauveur de tous les êtres, nous nous réjouissons les uns avec les autres, parce que
nous avons une foi qui s'accorde aux écritures inspirées par Dieu et à la tradition de nos saints pères... "
Cyrille ajoute :
" Le Dieu logos s'est dépouillé lui-même, prenant la condition d'esclave (Ph 2, 7). Il a pris le titre
de fils de l'homme, en même temps qu'il demeurait ce qu'il était, c'est-à-dire Dieu. Car il est, par nature,
non susceptible de changement ni d'altération... Il est parfait en divinité, et parfait, le même, en
humanité et il est pensé comme en un seul personnage, hôs en eni prosôpô nooumenos. Car il est un le
seigneur Jésus christ, même si l'on ne méconnaît pas la différence des natures, à partir desquelles nous
disons que s'est réalisée l'union secrète. Quant à ceux qui disent qu'il y a eu un mélange, une
confusion143, une mixture du logos de Dieu avec la chair, que ta sainteté daigne leur fermer la bouche...
Je suis tellement loin d'avoir pensé quoi que ce soit de tel, que je pense qu'ils sont fous furieux ceux qui
142
JEAN D'ANTIOCHE à Cyrille, PG 77, 169 s.; ACO, Éphèse, collection vaticana, p. 7 et s. Le système de pagination de cette
savante édition est d'une complication inextricable. On peut lire une traduction française de cette lettre dans P. Th.
CAMELOT, Op. cit., p. 109 s. Nous avons traduit les passages que nous avons cités.
143
Le mot grec sygchysis, que traduit littéralement le mot français confusion, est plus concret et donc plus parlant car il vient
du verbe syn-cheô : verser ensemble, mélanger.
125

pensent qu'il a pu arriver l'ombre d'un changement à la nature divine du logos. Car il demeure ce qu'il
est, toujours, et il n'est pas changé (il ne devient pas autre). Jamais elle ne saurait être altérée, et jamais
elle ne sera susceptible de recevoir un changement.
" De plus, que le logos de Dieu soit impassible, tous nous le reconnaissons et le professons,
même si organisant lui-même en toute sagesse le mystifions144 (de son incarnation) il s'attribue à lui-
même, il prend sur soi (prosnemôn) à la vue de tous les souffrances qui sont advenues à sa propre chair.
C'est pourquoi le tout-sage Pierre dit que le christ a souffert par la chair (i P 4, 1), pour nous, et non par
la nature de la divinité secrète. Et pour que l'on croie qu'il est lui-même le sauveur de tous les êtres, il
rapporte à soi-même, comme je l'ai dit, selon une appropriation qui tient à l'organisation même du
mystère de l'incarnation, les souffrances de sa propre chair145. "

Comme on peut le constater, le développement de la pensée de l'église, l'explicitation progressive


et technique de plus en plus précise de ce qu'elle pense, est dialectique en ce sens aussi que les pères
qui ont fait la théologie se corrigent mutuellement, se complètent, rectifient telle formule qui n'est pas
adéquate, mettent en relief tel point de vue qu'un autre de leurs collègues n'avait pas suffisamment
souligné. Ainsi ce développement s'opère par retouches successives, comme un peintre ou un sculpteur
qui serre de plus en plus près la figure qu'il veut rendre.

144
Nous expliquons ce mot plus loin, p. 528 (p. 331).
145
CYRILLE D'ALEXANDRIE, à Jean d'Antioche, PG 77, 1R1 s.; ACO, Éphèse, collectio vaticana, p. 15 s. On peut lire une
traduction complète de cette lettre dans P. TH. CAMELOT, op. cil., p. 211 s. Nous avons traduit ce que nous citons.
126

CHAPITRE V

EUTYCHÈS. LE CONCILE DE CHALCÉDOINE

Eutychès était un vieux moine. En 448, il affirmait que depuis soixante-dix ans il était consacré à
la vie monastique. Il était supérieur d'un couvent qui comptait environ trois cents moines, près de
Constantinople. Il exerçait une certaine influence sur l'empereur Théodose. En 448 Eutychès fut accusé
de professer au sujet de l'incarnation des doctrines qui n'étaient pas orthodoxes. Entre autres choses,
Eutychès professait ceci :
" Je reconnais, je professe (homologô) que c'est de deux natures (ek dyo pbjseôn) qu'il est
engendré, le seigneur, avant l'union. Mais après l'union, je ne reconnais qu'une seule nature (mian
physin). "
Si Eutychès voulait dire, par là, qu'avant l'union, il y avait Dieu, et donc la nature divine, et puis
l'humanité en général, et donc la nature humaine, la première partie de la proposition était correcte.
Mais s'il entendait qu'avant l'union existait déjà la nature humaine concrète du christ, c'était affirmer
que cette nature humaine concrète préexistait à l'union. L'orthodoxie a toujours pensé que la nature
humaine concrète, ou l'âme humaine du christ, qui informant une matière, constituait un corps vivant,
animé, une chair, —- l'orthodoxie a toujours pensé que cette nature humaine concrète, cette âme
vivante, a été créée à la conception, comme pour chacun d'entre nous, et ne préexistait pas à cette
conception.
Mais ce n'est pas sur ce point qu'a porté la bataille. Eutychès affirmait qu'après l'union, il ne
reconnaissait plus, dans le christ, qu'une seule nature.
Cyrille d'Alexandrie avait écrit plusieurs fois, contre Nestorius, à propos du christ : " unique est la
nature de Dieu logos incarnée " (mia physis ton theou logou sesarkômenè).
Cette expression, cette formule, Cyrille la croyait d'Athanase, l'illustre évêque d'Alexandrie qui
l'avait précédé, et qui avait été le champion de l'orthodoxie lors de la crise arienne — que nous allons
aborder plus tard.
En fait, cette expression était d'Apollinaire de Laodicée146.
Mais ce n'est pas là le principal. La question principale est de savoir ce que Cyrille entendait
exactement par le mot grec physis, que nous traduisons par " nature ".
Nous entrons ici — et nous sommes en fait entrés depuis longtemps déjà — dans des problèmes
de langage.
Comme chacun le sait, il existe beaucoup de langues sur la terre.
Il se trouve que Dieu s'est manifesté personnellement, s'est communiqué historiquement, s'est fait
connaître d'abord dans une portion de l'humanité qui parlait hébreu, puis, au retour de l'exil de
Babylone, à partir du Ve siècle avant notre ère, araméen. Ieschoua de Nazareth parlait une langue, qui
était un dialecte araméen galiléen. L'enseignement chrétien s'est d'abord communiqué en cette langue.
Puis, rapidement, il s'est communiqué dans la langue grecque qui était parlée sur tout le pourtour de la
Méditerranée, et qu'on appelle la koinè, la langue grecque commune, populaire. Paul écrit dans cette
langue. Aux conciles de Nicée, d'Éphèse, de Chalcédoine, la plupart des évoques parlaient, lisaient et
écrivaient la langue grecque. C'est la traduction grecque de la bibliothèque hébraïque qui était lue par
146
L'expression se trouve dans un écrit attribué longtemps à Athanase, mais en fait d'Apollinaire, l'epistula ad
Jovinianum, éd. Lietzmann, Apollinaris von Laodicea und seine Schule, Tübingen, 1904, p. 250-251 : " Nous reconnaissons...
non pas deux natures pour l'unique fils, une qui est adorée et une qui est humaine; mais une seule nature du Dieu logos
incarnée, et adorée avec la chair en un seul acte d'adoration. "
127

les pères de langue grecque. Une grande partie des œuvres théologiques les plus importantes des
premiers siècles était écrite en grec.
— C'est l'une des raisons qui permettent de penser qu'il est utile, aujourd'hui encore, d'apprendre
la langue grecque : pour lire non seulement les anciens philosophes grecs, puis Platon, Aristote, les
Stoïciens, Plotin, pour lire non seulement les grandes œuvres poétiques et tragiques des Grecs, mais
pour lire, aussi, les livres du nouveau testament grec, et les œuvres des pères de langue grecque.
A partir de Tertullien surtout, des œuvres théologiques en langue latine se forment et se
développent. L'église de Rome s'exprimait en grec et en latin jusqu'au iii e siècle. A partir du ive siècle,
elle va penser et s'exprimer en latin seulement.
Une première série de difficultés va donc résulter de ce que plusieurs langues entrent en jeu dans
l'élaboration de la pensée de l'église : l'hébreu, l'araméen, le grec, le latin.
Nous verrons plus loin, à propos de la formation et du développement de la théologie trinitaire,
les difficultés qui vont résulte* de cette situation.
Mais ce n'est pas tout. Et peut-être n'est-ce pas le principal.
A l'intérieur d'une langue, comme la langue grecque par exemple, la signification de certains
termes techniques, abstraits, philosophiques, comme ceux qui désignent, en grec, la substance,
l'essence, a nature, la personne, etc., n'est pas fixée. Elle est variable, fluctuante, non seulement d'un
auteur à l'autre, mais à l'intérieur d'une même œuvre, comme par exemple celle d'Aristote. Les mots ne
sont pas Stables à leur place. Ils bougent. Us évoluent. Us se déforment. Leur signification se déplace,
dans l'espace et dans le temps.
Lorsqu'il s'agit de dire : un chou, une carotte, un pommier, un lion, un éléphant, un homme, et
toutes les réalités concrètes, physiques, tangibles, visibles, cela va encore. On peut traduire sans
difficulté le mot hébreu qui désigne l'eau, la terre, le vin, l'huile, en d'autres langues : il n'y a pas
d'équivoque, — sauf que le vin du mont Carmel n'a pas la même qualité que le vin que l'on vend
aujourd'hui dans les épiceries, en sorte qu'on ne parle pas tout à fait de la même chose en utilisant le
même terme...
Mais lorsqu'il s'agit de mots, de termes, qui désignent des abstractions, par exemple le mot"
nature ", ou le mot" substance ", ou le mot" personne ", alors les choses se compliquent.
Il importe de déterminer exactement, chez tel auteur, et dans tel texte, quelle est la signification
du mot employé. Cela ne peut se faire, comme chacun sait, qu'en fonction du contexte. Un mot seul,
isolé, séparé de son contexte, a une signification indéterminée. Il faut voir, dans chaque cas concret,
comment tel auteur entend tel terme. Et cela peut être variable, selon les textes, selon les contextes,
selon les problèmes envisagés, selon le temps aussi : un auteur peut modifier son système linguistique
au cours du temps.
Lorsque donc Cyrille d'Alexandrie emploie l'expression qui a fait tant couler d'encre : " une seule
nature de Dieu logos incarnée ", il ne veut pas dire que dans Jésus de Nazareth, le christ, il n'y ait
qu'une seule nature, la nature divine, ou la nature humaine. Il sait bien, il enseigne expressément que
dans l'unique Jésus de Nazareth, il y a la divinité, et puis l'humanité. Mais il veut dire que la divinité et
l'humanité sont si intimement unies, qu'il en résulte un seul être concret. Jésus de Nazareth n'est pas
l'association extrinsèque de Dieu et d'un homme. Jésus de Nazareth est un être un. Mais il sait, et il le
dit, que dans Jésus de Nazareth, il y a union de deux " choses " (pragmatôn), de deux réalités objectives
(hypostaseôn)147 ; que Jésus de Nazareth est un, constitué en deux " choses " (pragmatoin) : " Nous
reconnaissons et professons qu'il est un et le même, nous reconnaissons et professons un seul et même
fils, constitué de deux " choses " (ek duoin pragmatôn)148. "

147
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Apologeticus contra Theodoretum pro XII capitibus, PG 76, 396.
148
CYRILLE D'ALEXANDRIE, De recta fide ad Theodosium imperatorem, PG 76, 1200.
128

Ce que Cyrille appelle ici des "choses", pragmata, c'est ce que dans le langage ultérieur la
théologie orthodoxe appellera des" natures ".
Lorsque Cyrille écrit que le logos incarné est mia physis, une seule nature, il veut dire que c'est
un être concret unique et non pas l'association de deux êtres. Autrement dit, Cyrille entend physis en un
sens concret, et ce terme est dans sa langue souvent synonyme d'hypostasis, qui signifie réalité
subsistante concrète.
Pour un Français, en cette fin du xxe siècle, que signifie le mot " nature ", par lequel nous
traduisons, comme tout le monde, le grec physis ?
Dans le langage français commun, en ce moment, " la nature " désigne " la campagne ", et de
préférence la campagne non travaillée par l'homme. La nature, c'est ce qui s'oppose à la ville. La nature,
c'est l'état de choses qui précédait l'œuvre civilisatrice et dévastatrice de l'homme. C'est ce qui reste,
dans les rares endroits où l'homme n'a pas encore sévi. Le retour à la nature, c'est le retour à la
condition qui précède les œuvres de l'homme. La nature, c'est en somme, en un sens, l'ensemble des
réalités que l'homme n'a pas faites : les bois, les sources, les animaux sauvages, puis, par extension, le
monde tout entier. Lorsqu'on se demande ce qu'était l'homme " à l'état de nature ", on se demande ce
qu'il était avant qu'il ne se civilise. Pour un Français, le mot " nature " évoque plus ou moins vivement
les thèmes de Jean-Jacques Rousseau.
Par extension, lé mot nature en vient à signifier le monde. Le monde, ou la nature : cela se dit
parmi les philosophes. Ceux qui sont davantage frottés de philosophie savent que par " nature " on
entend aussi l'essence abstraite : par exemple, la nature de l'homme, la nature humaine, c'est ce qu'il est,
c'est ce que les parents transmettent en communiquant un message génétique, c'est ce qui est inscrit
dans ce message génétique. Il se trouve des philosophes, comme Jean-Paul Sartre, qui disent qu'il
n'existe pas de" nature humaine ". Cette proposition fait tomber à la renverse, lorsqu'elle parvient à
leurs oreilles, les biologistes, les zoologistes, les paléontologistes. Pour un biologiste, bien entendu, la
nature humaine, ou la nature de l'homme, c'est l'ensemble des caractères qui définissent l'homme, et qui
le distinguent des autres espèces animales. La nature humaine, c'est l'ensemble des caractères
anatomiques, physiologiques, biochimiques, neurophysiologiques, psychologiques, etc., qui définissent
l'homme et qui permettent de le distinguer des autres animaux. Dire qu'il n'y a pas de nature humaine,
c'est dire que ces caractères n'existent pas. C'est-à-dire que c'est bruiter une apparence de parole.
Il existe une nature humaine qui est commune aux milliards d'individus qui constituent l'espèce
humaine, tout comme il existe une nature du lion, de l'éléphant ou de la girafe, commune aux animaux
de chaque espèce. Encore une fois, cette nature est inscrite dans le message génétique de chaque
espèce.
Mais il existe aussi une nature singulière de chaque être. Chaque être humain est un hapax
legomenon, quelque chose qui n'a été dit qu'une seule fois, un message unique, une composition
exclusive et originale. Dans le message génétique qui constitue un enfant d'homme, il y a la part de
l'espèce, ce qui est commun à tous les individus de la même espèce, mais il y a aussi la part singulière,
unique, irremplaçable.
On peut aussi appeler " nature " d'un être ce en quoi il est unique. Le mot " nature " désigne en
tout cas ce qu'est un être. Il est donc à peu près équivalent du mot essence, qui désigne aussi " ce que
c'est ", qui répond à la question : qu'est-ce que c'est ? Nous verrons plus loin qu'en grec ancien, le mot
que nous traduisons par " essence ", c'est, dans l'une de ses significations, le mot ousia.
Mais, encore une fois, l'emploi de ces termes abstraits n'est pas fixe. Il n'est pas fixé. Il est
fluctuant. Et les philosophes ont pour spécialité, entre autres, de se constituer chacun sa langue propre.
A l'intérieur de chaque système de référence, les mots ont un sens particulier, propre au système.
Ainsi, il existe une langue de Platon, une langue d'Aristote, une langue de Descartes, une langue
de Kant, une de Marx, une de Heidegger, et j'en passe.
129

Si l'on prend par exemple le mot " matière ", il change de sens selon que l'on passe d'un système
de référence à un autre. Ce qu'Aristote appelle " matière ", hylè, c'est une fonction, une relation; ce n'est
pas une chose. Ce que Descartes appelle matière, c'est l'étendue. Ce que dans le langage marxiste on
appelle matière, c'est ce que, dans un autre langage, on appelle la réalité objective, l'être. En sorte que
ce que les marxistes appellent" matérialisme " ressemble souvent comme deux gouttes d'eau à ce que
d'autres appellent " réalisme ".
Si l'on ne prête pas attention à ces modifications radicales du sens des mots, dans les traductions
ou dans les controverses, alors c'est vraiment la tour de Babel, c'est-à-dire de confusion.
La signification des termes abstraits, des termes philosophiques, dépend d'une convention : or
cette convention n'existe pas. Les hommes ne se sont pas réunis pour convenir et décider qu'ils
entendront désormais d'un commun accord telle notion par tel terme. Chaque fois qu'on lit un auteur ou
que l'on écoute un interlocuteur, il faut donc se demander dans quel système de référence il s'exprime,
et ce que signifient les termes qu'il emploie dans le système de référence qui est le sien.
Ainsi, dans le problème qui nous occupe, Cyrille traite à peu près comme synonymes physis, que
nous traduisons par nature, et hypostasis, que nous retrouverons plus loin à propos de la théologie
trinitaire, et que nous traduisons, faute de mieux, par : " réalité concrète objective et subsistante ". C'est
long, mais nous ne savons pas faire plus court.
Or, comme nous le verrons, dans un autre système de référence que celui de Cyrille, physis ne va
pas signifier : un être concret, — mais : mie nature abstraite, c'est-à-dire la réponse à la question :
qu'est-ce que c'est ?
Dans cet autre système de référence, physis va signifier " la nature " au sens de : l'essence, ce que
c'est, ce qu'est un être.
Eutychès professait donc : " Après l'union, une seule nature ". En quel sens l'entendait-il ? Au
sens où l'entendait Cyrille : un seul être ? — Ou bien au sens suivant : dans le christ Jésus, il n'y a pas,
après l'union, deux natures, au sens abstrait du mot nature, mais une seule nature. C'est cette seconde
assertion, en tout cas, que va repousser l'orthodoxie.

En mars 449, l'empereur Théodose convoque un concile général, qui doit se réunir à Éphèse, pour
régler cette nouvelle crise doctrinale.
En juin 449, l’évêque de Rome, le pape Léon, écrit à Flavien, l'évêque de Constantinople, une
lettre dans laquelle le pape exprime la doctrine latine de l'incarnation, nourrie de la pensée de Tertullien
et d'Augustin.
Nous passons de nouveau sur les diverses péripéties qui ont suivi la crise ouverte par le moine
Eutychès; elles sont exposées dans toutes les histoires de l'église et toutes les histoires des conciles.
Nous nous en tenons aux documents principaux par lesquels l'orthodoxie s'est exprimée elle-même, a
explicité sa pensée. La lettre de Léon à Flavien est l'un de ces documents.
Nous passons donc ici et maintenant de la langue grecque à la langue latine.

Lettre de Léon à Flavien.

" Il ne savait pas (Eutychès) ce qu'il devait penser au sujet de l'incarnation du logos (verbum) de
Dieu. Il ne voulait pas, pour mériter la lumière de l'intelligence, travailler dans l'étendue des écritures
saintes. Mais cette profession commune et sans séparation, il aurait pu au moins la recevoir en écoutant
avec attention celle par laquelle l'universalité des croyants professe : qu'elle croit en Dieu le père tout-
puissant et en Jésus christ son fils unique, notre seigneur, qui est né de l'esprit saint et de Maria la
vierge.
" Par ces trois propositions, de presque tous les hérétiques les machines (machinae) sont
130

détruites.
" En effet, lorsque Dieu est cru tout-puissant et père, il est démontré que le fils lui est coéternel ;
il ne diffère en rien du père, car il est Dieu de Dieu, tout-puissant (issu) du tout-puissant; de l'éternel il
est né coéternel. Il n'est pas postérieur par le temps. Il n'est pas inférieur par la puissance. Il n'est pas
dissemblable par la gloire. Il n'est pas divisé par l'essence. Lui, le même, de l'engendrant éternel
l'unique engendré éternel, il est né de l'esprit saint et de Maria la vierge.
" Cette nativité-ci, temporelle (cette naissance-ci, temporelle) n'a rien ôté à cette nativité-là,
divine et éternelle. Elle ne lui a rien apporté. Mais elle s'emploie tout entière à réparer l'homme, qui
avait été trompé149. "
Jusque-là, le pape Léon rappelle ce qui avait été acquis dans le développement passé de la pensée
chrétienne. Il formule maintenant la manière dont il comprend l'incarnation :
" Elle est sauve, la propriété de l'une et l'autre nature et substance (ce qui est propre à l'une et
l'autre nature et substance est sauf). Elles se réunissent en une seule personne150. "
Le mot latin proprietas traduit ici le mot grec que nous avons rencontré souvent, idiotès, que nous
avons traduit aussi par» propriété «. Idiotès vient de idios qui signifie : ce qui appartient en propre à
quelqu'un. La « propriété «, dans ce langage, ce n'est donc pas ce qu'on a, ce qu'on possède, mais ce
qu'on est. Léon enseigne donc que les propriétés de la nature divine, et les propriétés de la nature
humaine, restent ce qu'elles sont, intactes.
Le mot latin naturel, que nous avons traduit, comme tout le monde, par « nature «, recouvre le grec
physis. Mais, bien entendu, ici, le mot» nature « n'a pas le sens qu'il a dans la langue de Cyrille. Il ne
signifie pas une nature concrète, un être concret, mais une nature au sens abstrait : ce qu'est un être,
c'est-à-dire son essence.
Le mot latin substantia, que nous avons traduit par substance signifie ici, non pas la substance
individuelle ou singulière concrète, mais l'essence universelle abstraite, ce qu'est un être. C'est-à-dire
que, dans ce texte, natura et substantia sont à peu près synonymes. Substantia est ici synonyme
d'essentia.
Ces deux natures, la divine et l'humaine, se réunissent en une seule « personne «. Nous avons traduit
ainsi, comme cela était à peu près fatal, le latin persona. Mais toute la question est de savoir ce que
Léon entend exactement par persona.
Le mot latin persona signifie d'abord le masque de l'acteur. Le verbe persono, personare signifie :
résonner de toute part, retentir; faire du bruit, crier à voix retentissante, faire retentir la trompette, etc.
La persona, c'est le masque de l'acteur à travers lequel retentit sa voix.
En un deuxième sens, persona signifie le rôle, le caractère, le personnage. Puis la personnalité.
Faut-il aller plus loin avec le texte du pape Léon ? Faut-il rechercher une signification plus
métaphysique ? C'est ce qu'il nous paraît difficile d'établir.
En français, aujourd'hui au xxe siècle, le mot personne ne désigne plus le masque de l'acteur. Il a un
sens proprement philosophique. Il désigne un être pourvu de pensée, de conscience, de liberté, de
volonté, d'autonomie. On n'appelle pas « personne « une amibe, une éponge, ni aucun animal. En
somme, dans la langue française d'aujourd'hui, le mot « personne « est réservé aux individualités
humaines, libres, conscientes et responsables.
Lorsqu'on traduit le latin persona par notre français personne on prend donc un risque : on attribue
aux auteurs latins l'idée de personne qui est la nôtre.
Le pape Léon poursuit :
« Ce qui est près de la terre (humilitas) a été pris en charge par la majesté; la faiblesse par la

149
PL 54, 755 s.; Cavallera, p. 365 s.; A. HAHN, Bibliothek der Symbole und Glaubensregeln der allai Kirche, p. 321 s.
150
Ibid.,chap. 3.
131

puissance; la mortalité par l'éternité. Et pour délier la dette inhérente à notre constitution, la nature qui
ne peut subir de violence a été unie à la nature qui est capable de souffrir, en sorte que — cela
convenait aux remèdes dont nous avions besoin — l'unique et même médiateur de Dieu et des hommes,
l'homme Jésus christ, il pouvait mourir de par l'une de ces natures, et il ne pouvait pas mourir, de par
l'autre.
« Par conséquent dans une intégrale et complète nature d'homme véritable, Dieu véritable est né :
tout entier dans ce qui lui appartient, tout entier, dans ce qui est nôtre.
« Nous appelons nôtre, ce qu'en nous, dès le commencement, le créateur a constitué, et ce qu’il a pris
en charge pour le réparer.
« Car ces caractères que le trompeur a introduits et que l'homme trompé a laissé venir en lui, ils n'ont
laissé aucune trace (aucune empreinte, vestigium) dans le sauveur.
« Et ce n'est pas parce qu'il a supporté la communauté des faiblesses humaines, que pour autant il a
été participant de nos crimes. Il a pris pour lui la forme d'esclave, sans l'ordure (la crasse, sordes) du
péché. Il a augmenté ce qui est de l'homme. Il n'a pas diminué ce qui est de Dieu. Car cette action par
laquelle il s'est comme vidé, anéanti lui-même (exinanitio, qui traduit le grec kenôsis), — ce
dépouillement par lequel, d'invisible, il s'est présenté visible, et par lequel, lui le créateur et le maître de
toutes choses, il a voulu être l'un des êtres mortels, ce fut un acte par lequel il s'est penché, un acte de
compassion, mais non pas une déficience de sa puissance.
« Ainsi donc, celui qui demeure dans la condition de Dieu, et qui a fait l'homme, lui-même, le même,
dans la condition d'esclave il a été fait homme.
« Car chacune des deux natures maintient sans défection ce qui lui est propre. De même que la
condition de Dieu ne supprime pas la condition d'esclave, de même la condition d'esclave ne diminue
pas la condition de Dieu.
« Il entre donc, le fils de Dieu, dans ce qu'il y a de plus bas dans le monde. Il descend de son trône du
ciel. Il ne s'éloigne pas, il ne se retire pas de la gloire du père. En un nouvel ordre, par une nouvelle
naissance, il est engendré. En un nouvel ordre, parce que celui qui est invisible en ce qui lui est propre,
a été fait visible en ce qui est nôtre. Celui qui ne peut pas être embrassé d'une manière exhaustive par la
pensée (incomprehensibilis), il a voulu être saisi. Celui qui demeure avant les temps, il a commencé
d'être dans le temps. Lui qui est maître de l'univers, il a pris pour lui la condition d'esclave : il a
recouvert d'ombre l'immensité de sa majesté. Lui, Dieu non susceptible de souffrir, il n'a pas dédaigné
d'être un homme capable de souffrir. Immortel, il n'a pas dédaigné de se soumettre aux lois de la mort...
Ce qui a été assumé de la mère du seigneur, c'est la nature, non la faute. Et dans le seigneur Jésus
christ, engendré de la matrice de la vierge, de ce que la nativité est admirable, il ne s'ensuit pas que sa
nature soit dissemblable à la nôtre. Lui qui est Dieu véritable, le même est homme véritable. Et il n'y a,
dans cette unité, aucun mensonge : le caractère terrestre (humilitas) de l'homme et l'élévation de la
divinité y sont présents dans une relation réciproque (invicem). De même que Dieu n'est pas changé par
le fait qu'il a pitié, ainsi l'homme n'est pas consumé par la dignité. Chaque nature (ici : forma) opère, en
communion avec l'autre, ce qui lui est propre : le logos (verbum) opère ce qui est du logos, la chair
réalise ce qui est de la chair. L'une de ces réalités (unum horum) étincelle, brille, par les miracle s;
l'autre tombe sous le coup des injustices qui lui sont faites. De même que le logos n'a pas reculé, ne
s'est pas éloigné de l'égalité de la gloire du père, ainsi la chair n'a pas abandonné la nature de notre
genre humain. Il est unique, c'est le même — il faut le répéter souvent — véritablement fils de Dieu, et
véritablement fils de l'homme. Dieu, par cela que : « au commencement était le logos, et le logos était
auprès de Dieu, et il était Dieu, le logos «. Homme par le fait que : « le logos a été fait chair et il a
habité parmi nous «. Dieu, par le fait que : « par lui toutes choses ont été créées, et sans lui rien n'a été
créé «. Homme par ce qu'il a été « fait de la femme «, « constitué sous la loi «. La naissance de la chair
est la manifestation de la nature humaine. L'enfantement de la vierge est l'indice de la puissance divine.
132

« Quoique dans le seigneur Jésus christ, de Dieu et de l'homme unique soit la personne (persona),
autre chose (aliud) est cependant ce par quoi il reçoit l'outrage commun qui porte contre l'un et l'autre,
autre chose ce dont il tire la gloire commune. De notre condition, il tient l'humanité par laquelle il est
inférieur au père. Du père il tient l'égale divinité avec le père.
« A cause donc de cette unité de personne qu'il faut comprendre dans l'une et l'autre nature, on dit
aussi bien que le fils de l'homme est descendu du ciel, lorsque le fils de Dieu a assumé la chair de cette
vierge de laquelle il est né; et inversement on dit que le fils de Dieu a été crucifié, et enseveli, alors
qu'il a souffert cela non pas dans sa divinité elle-même, divinité par laquelle il est Tunique
engendré coéternel et consubstantiel au père, — mais dans la faiblesse de la nature humaine. C'est la
raison pour laquelle, que l'unique engendré fils de Dieu ait été crucifié et enseveli, tous, même dans le
résumé officiel de notre foi (symbolo, décalque du grec symbolon), nous le reconnaissons d'un commun
accord et nous le professons.
« C'est à juste titre que (Pierre) fut appelé « heureux « par le seigneur, et que de la pierre originaire il
a tiré la solidité de la puissance et du nom, lui qui, grâce à la révélation communiquée par le père, a
reconnu et professé que le même est fils de Dieu et christ. Car recevoir l'un des deux sans l'autre ne
servait à rien pour le salut. Et c'était un péril égal que de croire le seigneur Jésus christ ou bien Dieu
seulement, sans l'homme, ou bien un homme seul, sans Dieu.
« Après la résurrection du seigneur qui fut celle d'un corps véritable (ou d'un homme véritable 151),
car il n'est pas autre celui qui est ressuscité que celui qui avait été crucifié et qui était mort, — qu'a-t-il
fait d'autre pendant quarante jours si ce n'est de purifier l'intégrité de notre foi de toute obscurité ? (...)
Afin que l'on reconnaisse qu'en lui ce qui est propre à la nature divine, et ce qui est propre à la nature
humaine, subsistent inséparables, et afin qu'ainsi nous sachions que le logos n'est pas cela qu'est la
chair, et que nous reconnaissions et professions qu'il est un le fils de Dieu : logos et chair.
« Lorsqu'il a été interrogé et examiné par vous, Eutychès a répondu : « Je professe qu'il a été de deux
natures, notre seigneur, avant l'union. Mais après l'union, je ne professe qu'une seule nature. »
« Je m'étonne que cette profession de foi, la sienne, tellement absurde et tellement pervertie, je
m'étonne qu'elle n'ait été critiquée par aucun blâme des juges présents et qu'on ait laissé passer un
discours déraisonnable à l'excès et à l'excès impie, comme si l'on n'avait rien entendu qui pût choquer.
Alors qu'il est aussi impie de dire qu'avant l'incarnation le fils unique de Dieu a été constitué de deux
natures, qu'il est néfaste d'affirmer que, après que le logos s'est fait chair, il n'y a en lui qu'une seule
nature152. »
On remarque que dans ce texte, le pape Léon désigne par le mot persona, que nous avons traduit,
comme tout le monde, par le français « personne «, Jésus le christ pris concrètement, l'individu
singulier que je peux désigner du doigt et que ses contemporains appelaient Ieschoua. Cet être-là est un.
Il est une personne, et non pas l'association de deux personnes.
Souvenons-nous de cela. Nous verrons plus loin que, dans les discussions concernant la théologie
trinitaire, les théologiens ont parfois, souvent, entendu par persona (en grec : prosôpon) non pas
Ieschoua le maschiach pris concrètement, mais le logos lui-même avant son incarnation.
Cela change tout. Cela change la problématique. Nous verrons quelles difficultés vont surgir de ce
déplacement.
Nous verrons aussi que, dans les professions de foi solennelles, l'église appelle toujours « fils «, non
pas le logos de Dieu pris en lui-même et avant: l'incarnation, mais Ieschoua pris concrètement. En sorte
que ce que le pape Léon désigne ici du terme de persona, c'est le fils, c'est-à-dire Ieschoua de Nazareth
151
Une variante, à la place de corporis, donne : hominis, de l'homme.
152
Lettre du pape Léon à Flavien évêque de Constantinople, PL 54, 755 s.; Hahn, p. 321 s.; Cavallera, p. 365 s.; ES, 290
(partiel). On peut lire une traduction française intégrale de cette lettre dans P. TH. CAMELOT, op. cit., p. 216 s. Nous avons
traduit les passages que nous citons.
133

pris concrètement.
Nous verrons qu'on peut entendre le terme de « fils « de deux manières, tout comme le terme de
persona :
Ou bien concrètement : le « fils « alors c'est Jésus de Nazareth.
Ou bien abstraitement : le « fils « alors c'est le logos avant son incarnation, ou indépendamment de
l'incarnation.
Nous allons retrouver ces problèmes, ces difficultés, ces déplacements du langage, de la
terminologie, dans notre partie suivante consacrée à la théologie trinitaire.
On voit, par la seconde partie de la lettre de Léon à Flavien, s'exprimer une doctrine que nous avons
déjà vue exprimée par Cyrille d'Alexandrie : puisque le christ est un, un seul être, ou, dans le langage
du pape Léon, une seule « personne «, puisque l'incarnation n'est pas seulement une association
extrinsèque de deux personnages, le logos de Dieu et l'homme assumé, mais, bien au contraire, une
union intime, réelle, effective, Cyrille disait : « physique «, nous dirions plutôt aujourd'hui : «
ontologique «, — il en résulte que l'on peut dire du logos de Dieu tout ce qui advient à l'homme assumé
: la naissance, la souffrance, la mort, la résurrection. On peut dire, correctement, que Dieu est né, qu'il a
souffert, qu'il est mort.
— Non pas, comme le précise inlassablement Cyrille, que la nature divine puisse naître, souffrir,
mourir. Mais parce que c'est le même sujet, Jésus de Nazareth, qui est Dieu, qui est né, qui a souffert et
qui est mort.
De même et inversement, on peut dire de l'homme ce qui appartient en propre à Dieu, à cause de
cette même union intime, ontologique, entre la divinité et l'humanité dans l'unique seigneur Jésus.
Que Ton puisse dire de l'homme ce qui est de Dieu, dans ce cas exceptionnel, et qu'on puisse dire de
Dieu ce qui est de l'homme, c'est ce qu'on appelle la communication, à l'intérieur de cet être qui est
Jésus de Nazareth, des « propriétés « : les propriétés de la nature divine, les propriétés de la nature
humaine, communiquent. Elles sont bien distinctes. Mais à cause de l'unité du sujet qui les assume, on
peut dire de lui tout ce qui appartient en propre à la divinité, et tout ce qui appartient en propre à
l'humanité.
C'est une conséquence de la doctrine de l'incarnation.
C'est de cette communication des propriétés que Nestorius ne voulait pas.
Les « propriétés «, dans la langue grecque, nous l'avons vu, cela se dit : les idiomata. C'est la raison
pour laquelle, les théologiens, qui savent le grec, et qui supposent que tout le monde le connaît, disent :
« la communication des idiomes «.
Notons en passant que cette doctrine des deux « natures « que formule le pape Léon, n'est pas
spécialement « grecque «. Plusieurs savants exégètes protestants 153 opposent la christologie des pères
et des conciles à la christologie du nouveau testament. Ils reprochent à la christologie du pape Léon
d'être philosophique, parce qu'elle parle de « natures «. Mais toute la dogmatique a procédé ainsi par
analyse et explicitation de ce qui était contenu implicitement dans les écrits du nouveau testament. Les
savants exégètes protestants préféreraient-ils que l'on parlât de deux « choses « en Ieschoua, pour
désigner son humanité et sa divinité ? En quoi cela serait-il plus conforme au langage des écrits du
nouveau testament ? Il faut bien des mots, techniques, pour dire qu'en Ieschoua nous discernons la
pleine divinité et la pleine humanité. Le terme de « nature « est nouveau, mais ce qu'il désigne, ce qu'il
signifie est ancien, cela se trouve dans les écrits du nouveau testament, cela se trouve dans l'expérience
des témoins qui ont vécu avec Ieschoua. Pourquoi refuser l'utilisation de termes techniques lorsque la
nécessité se présente d'expliciter la pensée de l'église d'une manière précise ?

153
Par exemple O. CULLMANN, dans son beau livre déjà cité Christologie du Nouveau Testament, qui le répète cent fois.
134

CONCILE DE CHALCÉDOINE (451)

En mai 451, l'empereur Marcien, successeur de Théodose 11, convoque un concile pour que les
évêques puissent se mettre d'accord au sujet de cette doctrine de l'incarnation. Ce concile devait se
réunir en septembre 451 à Nicée. Plus tard, l'empereur Marcien fit transférer le concile à Chalcédoine,
qui se trouve juste en face de Constantinople, sur l'autre rive du Bosphore.
Nous laissons, comme toujours, le lecteur consulter les histoires de l'église et les histoires des
conciles, pour ce qui concerne les péripéties du concile de Chalcédoine.
Nous nous arrêterons à la grande formule qui fut élaborée par le concile de Chalcédoine et acclamée
lors de la cinquième session, fin octobre 451.
Les pères de Chalcédoine commencent par lire la formule, ou le « symbole » élaboré à Nicée en 325
par les « 318 » pères :
« Nous croyons en un seul Dieu père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre... »
Cette formule, ce « symbole «, nous allons l'aborder plus loin, en étudiant la théologie trinitaire 154.
Puis les pères de Chalcédoine lisent le « symbole « proclamé par les « 150 « pères réunis à
Constantinople en 381.
Nous lirons aussi ce texte plus tard, toujours dans la partie que nous consacrons à la théologie
trinitaire155.
Après la lecture de ces deux documents vénérables, les pères poursuivent :
« Il suffirait peur la connaissance complète et pour la consolidation de la piété, ce sage et salvateur «
symbole « de la grâce divine. En effet, au sujet du père et du fils et du saint-esprit il enseigne ce qui est
parfait (une doctrine accomplie), et l'inhominisation du seigneur, il la présente à ceux qui la reçoivent
d'une manière fidèle.
« Mais parce que certains ont entrepris de rejeter la proclamation de la vérité : par leurs préférences
(airesis) propres ils ont enfanté des paroles vides de sens,
« — les uns osent corrompre le mystère 156 de la disposition (oikonousia157) du seigneur pour nous et
refusent l'expression de « mère de Dieu « (theotokos) pour la vierge,
« — les autres introduisent une confusion (synchysin : le fait de verser ensemble deux liquides) et un
mélange (krasin158). Ils imaginent d'une manière absurde qu'elle est unique la nature (physis) de la chair
et de la divinité. Ils enseignent cette monstruosité : qu'elle est capable de souffrir, la nature divine de
l'unique engendré, de par la confusion (des natures).
« — C'est la raison pour laquelle voulant exclure toutes leurs machinations contre la vérité,
l'assemblée (synodos) ici présente maintenant, sainte, grande et regroupant les évêques de la terre
habitée (oikoumenikè), qui enseigne ce qui est inébranlable dans la proclamation depuis le
commencement, a déterminé tout d'abord que la foi des 318 pères demeure hors de toute contestation.
Elle ratifie, elle donne force de loi à l'enseignement qui a été transmis au sujet de la substance de
l'esprit, dans des temps ultérieurs, par les 150 pères réunis dans la ville impériale (Constantinople), à
cause de ceux qui combattaient contre l'esprit saint. Cet enseignement, ils (les pères réunis à
Constantinople) l'ont fait connaître à tous, non pour introduire du nouveau, non pour introduire quelque
chose de plus qui aurait manqué à ceux qui étaient auparavant, mais ils ont voulu rendre claire leur
propre pensée au sujet du saint esprit, contre ceux qui tentaient de rejeter, de repousser sa souveraineté,

154
Cf. p. 367 (p. 231).
155
Cf. p. 420 (p.264).
156
Voir la signification de ce terme, p. 528 (p. 331).
157
Voir la signification de ce terme, p. 533 (p.335).
158
Krasi est, en grec moderne, le mot qui désigne le vin.
135

par les témoignages des écritures159. »


On voit par ce paragraphe comment les pères entendent ce que nous appelons le « développement «
dogmatique. Ils ne tiennent pas à « développer «. Ils résistent le plus possible à ceux qui les poussent à
élaborer une nouvelle formule, une nouvelle expression de ce qu'ils pensent. Ils veulent s'en tenir à ce
qui a été défini à Nicée. Et à Nicée il y a eu, comme nous le verrons, des difficultés parce qu'on utilisait
un langage qui ne se trouvait pas dans l'écriture. Les pères pensent ne rien dire de nouveau. Ils pensent
que les définitions précédentes suffisent. Mais parce que les hérétiques formulent leur pensée, leur
interprétation du christianisme, d'une manière qui paraît impossible aux pères orthodoxes, d'une
manière qui leur semble incompatible avec l'enseignement des écritures inspirées, et avec la manière
dont, jusqu'alors, le christianisme a été pensé, alors ils le disent, ils s'expriment plus clairement, ils
définissent ce qu'ils pensent.
Ainsi, toute» l'information» est bien contenue dans le germe, dans l'œuf fécondé, tout comme dans le
développement embryonnaire : le germe, l'œuf fécondé, ici, c'est le nouveau testament. Il n'y a pas plus
d' « information « au terme du développement qu'au commencement.
Mais d'autre part, sous l'influence, sous la provocation des hérésies, les pères explicitent au fur et à
mesure ce qu'ils pensent. Us le disent. Tout comme dans l'évolution biologique, telle que Lamarck la
comprend, ce n'est pas le vivant qui prend l'initiative. C'est le milieu qui, en se modifiant, provoque de
la part du vivant une réaction créatrice de riposte, par laquelle il se modifie.
Ici, en théologie, ce n'est pas le milieu qui se modifie. Ce sont les hérésies qui provoquent de la part
de l'orthodoxie une réaction de défense et d'adaptation, qui va conduire à ce que nous appelons, depuis
le cardinal Newman, un « développement « dogmatique. L'orthodoxie ne prend pas l'initiative d'opérer
ce développement. Elle y répugne. Elle se fait tirer, traîner. Ce sont les hérésies qui prennent l'initiative.
L'orthodoxie réagit alors à cette provocation, et s'exprime, se formule, manifeste explicitement sa
pensée.
Le développement dogmatique est donc un processus dialectique en ce sens précis qu'il s'effectue
sous l'action des hérésies, en réaction contre les hérésies. Les hérésies jouent donc un rôle moteur
manifeste dans le développement dialectique. Paul écrivait déjà aux chrétiens de Corinthe : « Il faut
qu'il y ait des hérésies parmi vous « (i Co II, 19). On pourrait presque ajouter, comme la liturgie de la
pâque : felix culpa... Car s'il n'y avait pas eu Arius, nous n'aurions pas aujourd'hui ce diamant précieux
qu'est la définition de Nicée. S'il n'y avait pas eu Nestorius, nous n'aurions pas les merveilleuses lettres
de Cyrille. S'il n'y avait pas eu Eutychès, nous n'aurions pas la lettre de Léon à Flavien, et nous
n'aurions pas la formule du concile de Chalcédoine que nous allons traduire et lire maintenant.
« A cause de ceux qui entreprennent de corrompre le mystère 160 de la disposition divine (c'est-à-dire
de l'incarnation, oikonousia) et qui n'ont pas honte de raconter cette ineptie : qu'il est seulement un
homme, celui qui a été enfanté de la sainte vierge Maria, elle (l'assemblée qui est ici présente, sainte,
grande et rassemblant les évêques de toute la terre habitée) a reçu les lettres, émanées des réunions
conciliaires (synodiques), du bienheureux Cyrille qui a été le berger de la communauté (ekklèsia)
d'Alexandrie, adressées à Nestorius et à ceux de l'Orient, parce que ces lettres sont bien adaptées pour
réfuter la théorie délirante de Nestorius et pour interpréter, pour expliquer (ermèneia) à ceux qui
désirent avoir l'intelligence du résumé salvateur de la foi (sôtèriou symbolou) avec un zèle pieux.
« A ces lettres, l'assemblée ici présente a joint aussi la lettre de celui qui siège à la première place de
la très grande et très ancienne Rome, le bienheureux et très saint archevêque 161 Léon, lettre écrite pour
l'archevêque Flavien, qui est (maintenant) parmi les saints 162, pour la réfutation de la doctrine mauvaise
159
Chalcédoine, ACO, éd. Schwartz, Chalcédoine, p. 128; COD, p. 60; ES 300.
160
Voir le sens de ce mot, p. 528 (p. 331).
161
Archiepiskopos ; le chef des évêques. Voir la signification du mot « évêque », p.153 (p. 97).
162
C'est-à-dire mort.
136

d'Eutychès. Elle concorde en effet avec la profession de foi du grand Pierre. Elle constitue un bloc
dressé (une stèle, stèlèn) commun contre ceux qui ont des opinions mauvaises. L'assemblée l'a jointe
pour la confirmation des doctrines droites.
« Quant à ceux qui entreprennent de séparer violemment, de dissocier, en une dualité de fils le
mystère de la disposition divine (oikonousias ; c'est-à-dire l'incarnation), l'assemblée ici présente se
range en bataille contre eux, fait front contre eux. Ceux qui osent dire qu'elle est susceptible de souffrir,
la divinité de l'unique engendré, l'assemblée les écarte du collège des prêtres (de la communauté des
prêtres). A ceux qui imaginent un mélange (krasis) ou une confusion (synchysis) en ce qui concerne les
deux natures du christ, l'assemblée s'oppose. Ceux qui déraisonnent en imaginant qu'elle est céleste, ou
constituée d'une autre substance, la forme d'esclave qu'il a prise de nous, pour lui : l'assemblée les
expulse. Ceux qui inventent le mythe des deux natures, avant l'union, du seigneur et qui imaginent une
seule nature après l'union, l'assemblée les considère comme étant hors du corps de la communauté
chrétienne (anathematizei)163. »
Après ces propositions négatives, par lesquelles il dit ce qu'il ne pense pas, ce qu'il rejette, ce qu'il
repousse, ce qu'il exclut, le concile de Chalcédoine passe à l'expression positive de sa pensée :
« Nous attachant à suivre les saints pères, à reconnaître et professer qu'il est un seul et même fils,
notre seigneur Jésus christ, en chœur et d'une seule voix (symphônôs), tous nous l'enseignons :
intégral164, le même, en divinité, et intégral, le même, en humanité. Dieu véritablement, et homme
véritablement, le même, constitué d'une âme pensante et d'un corps. Consubstantiel au père selon la
divinité, et consubstantiel à nous selon l'humanité. En toutes choses semblables à nous, à part le péché.
Avant les durées cosmiques, du père il a été engendré, selon la divinité.
« Aux derniers jours, le même, pour nous et pour notre salut de Maria la vierge, la mère de Dieu
(theotokou), selon l'humanité. Un seul et le même christ, fils, seigneur, unique engendré, reconnu en
deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation.
« D'aucune manière la différence des natures n'est abolie, supprimée, par l'union. Mais bien au
contraire il est sauvé l'ensemble des propriétés de chacune des deux natures. Elles convergent dans un
seul personnage (prosôpon)165 et dans une seule réalité objective subsistante (hypostasis)166.
« Non pas divisé ou séparé en deux personnages (prosôpa), mais un seul et le même : fils, unique
engendré, Dieu, logos, seigneur, Jésus christ».
« Comme autrefois les prophètes à son sujet, et comme lui-même Jésus christ nous a instruits, et
comme le résumé solennel (symbolon) des pères nous l'a transmis167. »

MONOPHYSITES

On a appelé « monophysites « (monos, un seul, physis nature), les théologiens, les évêques, les
communautés chrétiennes, qui n'ont pas accepté les définitions du concile de Chalcédoine.
163
Chalcédoine, ACO éd. cit. p. 129; COD p. 61; ES 300.
164
En grec : teleion, qui signifie : terminé, achevé, accompli, a qui rien ne manque, complet. Le grec teleion a été traduit en
latin par perfectum. Et c'est la raison pour laquelle les traducteurs français mettent : « parfait «. Mais le mot « parfait « en
français moderne, évoque une perfection morale ou esthétique. Or ce n'est pas ici la question. Les pères de Chalcédoine ne
veulent pas dire que Jésus est: Dieu parfait et un homme parfait, mais ils veulent dire qu'il est complètement, intégralement,
Dieu et homme.
165
Sur l'incertitude inhérente à la traduction du terme grec prosôpon, voit p. 326 (p. 204), et p. 274 (p.172).
166
Pour ce terme, voir p. 375 (p.236).
167
Concile de Chalcédoine, cinquième session, 22 octobre 451. ACO, éd. Schwartz, Concile de Chalcédoine, action V, p.
128 et s.; COD, p. 60 et s.; ES 300. On peut lire une traduction française complète de la définition dogmatique de
Chalcédoine dans P. TH. CAMELOT, op. cit., p. 224 et s. Nous avons traduit les passages que nous citons.
137

Les monophysites, de leur côté, ont appelé dyophysites (dyo, deux) les chrétiens qui ont admis la
définition de Chalcédoine, selon laquelle, dans le christ, il y a deux natures.
Mais comme au sujet du mot physis, que nous traduisons par nature, il y avait ambiguïté : les uns,
comme Cyrille, prenaient physis en un sens concret, qui était équivalent à celui de substance concrète,
hypostasies ; les autres, comme le pape Léon, l'entendaient au sens abstrait de nature divine, nature
humaine, — il en est résulté que les adversaires de Chalcédoine ont cru que les défenseurs de
Chalcédoine professaient une christologie analogue à celle de Nestorius, c'est-à-dire deux substances
individuelles concrètes, ou personnes, dans le christ.
Il convient de distinguer, dans l'histoire des monophysites, qui va se prolonger pendant des siècles :
1. D'une part les véritables monophysites, qui professent une fusion, une confusion complète entre
l'humanité et la divinité dans le christ, une véritable absorption de l'humanité par la divinité, ou au
contraire une transformation du logos en la chair, qui est l'humanité. Ils ne reconnaissaient pas
l'existence actuelle de deux natures distinctes dans le christ.
2. D'autres, au contraire, reconnaissent que dans le christ la divinité et l'humanité sont distinctes, et
subsistent distinctes dans l'union, sans mélange, sans confusion. Mais ces deux « choses «, la divinité et
l'humanité, ils ne les appellent pas « natures «, parce qu'ils entendent « nature « au sens où Cyrille
entendait ce terme, au sens concret de substance individuelle. Ceux-là ne sont séparés des
communautés qui acceptent Chalcédoine que par une question de mots, un malentendu.

CONSTANTINOPLE (553)

Au milieu du vie siècle, plus précisément en 553, l'empereur Justinien réunit un concile à
Constantinople. Nous passons comme d'habitude sur les événements qui ont précédé accompagné et
suivi ce concile.
Retenons certaines formulations qui n'apportent pas grand-chose de neuf, mais qui reprennent ce qui
avait été défini précédemment.
Lors de la huitième et dernière session, le concile réuni à Constantinople (qui comptait environ 160
évêques), formula les propositions suivantes :
« i. Si quelqu'un ne reconnaît et ne professe pas que du père, et du fils, et du saint esprit, il n'y a
qu'une seule nature (physis) ou substance (ousia), une seule puissance (dynamis) et autorité : triade
consubstantielle, une seule divinité adorée en trois « réalités objectives et subsistantes « (hypostasesin
168
) ou personnages (prosopis 169, — qu'il soit exclu du corps de la communauté chrétienne (anathema
esto). Car il est unique, Dieu qui est aussi père, de qui sont (issus) tous les êtres. Unique le seigneur
Jésus christ, par qui sont (constitués) tous les êtres. Et unique l'esprit saint, en qui sont tous les êtres.
« 2. Si quelqu'un ne reconnaît et ne professe pas que du Dieu logos il y a les deux générations : l'une
avant les temps, du père, intemporelle et incorporelle; l'autre aux derniers jours; le même descendant
des deux, et devenant chair de la sainte, glorieuse, mère de Dieu, toujours vierge, Maria; et qu'il a été
engendré d'elle, — qu'un tel soit exclu (anathema).
« 3. Si quelqu'un dit qu'il est autre le logos de Dieu qui a fait des miracle s, et autre le christ qui a
souffert; ou bien dit que le Dieu logos est-avec le christ né de la femme; ou bien qu'il (Je logos) est en
lui (le christ) comme un autre dans un autre ; mais que ce n'est pas l'unique et le même, notre seigneur,
168
Bien entendu, cette traduction lourde du mot grec hypostasis peut parfaitement être critiquée et discutée. La véritable
difficulté, c'est de trouver une traduction qui ne soit pas trop infidèle à ce que les pères de Constantinople voulaient signifier
par hypostasis.
169
Nous n'osons pas traduire le mot grec prosôpon par le mot français moderne personne, pour les raisons que nous avons
déjà dites, et que nous retrouverons plus abondamment plus loin, à propos de la théologie trinitaire.
138

Jésus christ, le logos de Dieu, qui s'est incarné et in hominisé; s'il nie qu'ils soient du même les miracle
s et les souffrances, que volontairement il a supportées dans sa chair, ~ qu'un tel soit exclu de la
communauté chrétienne.
« 4. Si quelqu'un dit : c'est par grâce, ou bien selon l'opération, ou bien selon l'égalité d'honneur, ou
selon l'autorité, ou selon une attribution 170, ou une manière d'être 171 ou une puissance (dynamis) qu'elle
a été faite, l'union du Dieu logos à (pros) l'homme ; ou bien selon une simple bienveillance, en ce sens
que le Dieu logos s'est complu en l'homme, parce que l'homme pensait bien de lui (le logos), comme le
dit Théodore 172; ou bien selon une simple similitude de nom (homônymian) : par cette similitude de
nom, les nestoriens appellent le Dieu logos Jésus et christ; et l'homme, d'une manière séparée, ils
l'appellent christ et fils; manifestement, ils disent deux personnages (dyo prosôpa)...
« Et si quelqu'un ne reconnaît et ne professe pas que l'union (henôsin) du Dieu logos à (pros) la chair
animée du dedans par une âme raisonnable et pensante s'est réalisée par synthèse (kata synthesin) ou
bien d'une manière substantielle (kath’hypostasin), comme l'ont enseigné les saints pères; et qu'à cause
de cela elle est une la réalité subsistante (hypostasin) : c'est le seigneur Jésus christ, l'un de la sainte
triade,
« — un tel (qui dit cela) est exclu de la communauté173. »

170
Anaphora : du verbe anapherô, porter en haut, faire monter, transporter, amener en haut, porter en arrière, rapporter,
l'anaphora est donc d'abord l'action de s'élever de se relever; puis l'attribution, le rapport à, l'action d'en référer à, la
référence.
171
Schesis, manière d'être, disposition naturelle, mais aussi relation, rapport. De l'infinitif schein, du verbe écho, porter,
tenir, avoir.
172
Théodore, évêque de Mopsueste, en Cilicie, à partir de 392. Mort en 428.
173
Concile de Constantinople II, session VIII, 2 juin 553; ES 421 s.; COD, p. 90 s.; Cavallera, p. 384; HEFELE, III, 1, p.
107 s.
139

CHAPITRE VI

UNE SEULE OU DEUX OPÉRATIONS. UNE SEULE OU DEUX VOLONTÉS DANS LE


CHRIST

Au début du viie siècle, l'empire byzantin est menacé de toutes parts : par les Perses, et bientôt, à
partir de 634, par les Arabes.
L'empereur s'appelait Héraclius. L'évêque patriarche de Constantinople était Sergius.
L'empire, pour se défendre contre les menaces des envahisseurs, avait besoin de retrouver son unité
politique, et donc l'unité des églises, divisées, depuis le concile de Chalcédoine : une partie des églises
d'Orient, nous l'avons vu, n'acceptait pas la définition de Chalcédoine.
Le patriarche de Constantinople, Sergius, propose à l'empereur Héraclius une formule théologique
qui, pensait-il, pouvait rallier les églises restées fidèles à la formule de Cyrille d'Alexandrie : une seule
nature du Logos incarnée.
Cette formule portait sur le problème des activités, ou opérations, dans le christ.
En grec, le verbe energeô signifie : agir, produire, accomplir. Energès signifie : agissant, actif.
L’energeia, c'est la force en action (par opposition à dynamis, la force en puissance), l'activité, l'action.
Energos signifie : qui est au travail, en action, agissant, actif. C'est un mot composé (en- et ergon).
Ergon signifie : l'action, par opposition à l'inaction (a-ergia, inactivité, paresse). L'a-ergos, c'est celui
qui ne travaille pas, l'oisif, le paresseux. Le verbe ergazomai signifie : exercer un métier, travailler,
produire, accomplir. L'ergasia, c'est le travail, la force active. L'ergastèrion, c'est l'endroit où l'on
travaille.
Le problème posé était de savoir si, dans le christ, il faut reconnaître une seule energeia, mia
energeia, ou deux « énergies «, deux actions, deux opérations.
Il nous semble difficile, pour notre part, de traduire le mot grec energeia par le mot français énergie,
parce que le mot français énergie, au xxe siècle, sous l'influence de la physique moderne, a pris un sens
particulier, technique, qui n'est pas celui qu'entendaient les théologiens grecs du vu 8 siècle lorsqu'ils
discutaient de cette question de savoir s'il faut reconnaître dans le christ une energeia ou deux.
Nous traduirons le mot grec energeia par : action, activité, opération.
Le problème posé est donc de savoir s'il y a dans le christ une seule action, une seule activité, une
seule opération, ou bien deux actions, deux activités, deux opérations.
Le problème est particulièrement difficile puisque, comme nous l'avons vu, l'orthodoxie a défini au
concile d'Éphèse, en 431, contre Nestorius, que Jésus le christ est un seul être, et non l'association de
deux êtres; une seule personne, et non l'association de deux personnes; un seul sujet, et non deux sujets
associés.
D'autre part, le concile de Chalcédoine a défini, en 451, contre Eutychès, que dans le christ il faut
reconnaître deux natures complètes, intégrales, sans confusion ni mélange.
La question est donc de savoir si, dans l'unique personne du christ, il existe deux activités, qui
dépendent des deux natures, la divine et l'humaine, ou s'il n'y a en lui qu'une seule activité, qui tient à
l'unité de sa personne.
Pour des raisons politiques, et pour rallier les partisans d'une seule nature (les « monophysites «) le
patriarche Sergius lance donc une campagne visant à faire admettre que dans le christ il n'y a qu'une
seule energeia.
En 631, l'empereur Héraclius fait nommer Cyrus de Phasiques évoque patriarche d'Alexandrie. Cyrus
entreprend de réunir les communautés chrétiennes divisées à propos de la question des deux natures du
christ définies au concile de Chalcédoine. Il réunit un concile durant l'été de 633 et rédige une formule
140

d'union, une formule d'accord, pour rassembler les communautés chrétiennes dispersées. Voici
quelques passages de cette formule d'union :

Formule d'union de Cyrus d’Alexandrie (633).

« 1. Si quelqu'un ne reconnaît et ne professe pas le père, le fils et le saint esprit, triade


consubstantielle, une seule divinité en trois réalités objectives subsistantes (hypostasesin174), qu'il soit
exclu de la communauté chrétienne (anathema estô).
« 2. Si quelqu'un ne reconnaît pas l'un de la sainte triade, le Dieu logos, lui qui avant les durées
cosmiques, d'une manière intemporelle avait été engendré du père, qui est descendu des cieux, qui s'est
incarné de l'esprit saint et de notre dame, la sainte glorieuse mère de Dieu et toujours vierge Maria; qui
s'est in hominisé (enanthrôpèsanta) ; qui a souffert par sa propre chair; est mort; a été enseveli; est
ressuscité le troisième jour, conformément aux écritures, — qu'il soit exclu... »
La formule d'union énumère les propositions qui avaient été définies au cours du développement
dogmatique antérieur, en donnant la préférence aux perspectives de Cyrille, puis, dans la septième
proposition, elle ajoute :
« 7. Si quelqu'un, en disant qu'il faut reconnaître qu'il est en deux natures, ne reconnaît pas que notre
unique seigneur Jésus christ est, le même, l'un de la sainte triade, qui éternellement a été engendré du.
père, Dieu logos ; mais à la fin des temps, le même, s'est incarné, a été enfanté de la toute-sainte notre
dame mère de Dieu et toujours vierge Maria; —mais si au contraire il estime qu'il est autre celui-ci, et
autre celui-là, et non pas un seul et le même, conformément à l'enseignement du très sage Cyrille; — si
quelqu'un ne reconnaît pas qu'il est intégral (teleion) en divinité, et intégral en humanité, le même, et en
cela seulement considéré comme étant en deux natures...
« — et si quelqu'un ne reconnaît pas que le même, l'unique christ et fils a opéré (energounta, du
verbe energein) les choses qui conviennent à Dieu (ta theoprepè) et les choses humaines (anthrôpina)
par une seule opération divino-humaine (mia theandrikè energeia), conformément à ce que dit Denys
qui est parmi les saints 175 qu'il soit exclu176. »

Qui était ce Denys dont l'évêque d'Alexandrie invoque l'autorité ?


Un auteur inconnu des cinq premiers siècles de notre ère, qui se fait passer pour le disciple de saint
Paul, et dont il est question dans le livre des Actes (17, 34). Lorsque Paul eut fait à la demande des
philosophes son exposé sur l'Aréopage, lorsqu'il eut dit quelques mots de Dieu, de la création, puis
prononcé le terme de résurrection des morts, le public se mit à rire. On lui dit : « Nous t'entendrons là-
dessus une autre fois. » « C'est ainsi, nous dit le texte, que Paul s'en alla du milieu d'eux. Quelques
hommes s'attachèrent à lui et crurent. Parmi eux Denys l'aréopagite et une femme du nom de Damaris
et quelques autres avec eux... »
L'auteur qui se fait passer pour ce Denys l'aréopagite connaît le philosophe grec Proclus (né en 412,
mort en 485). Il tente une synthèse entre le christianisme et le néoplatonisme. Cette synthèse va exercer
une grande influence sur la pensée chrétienne pendant des siècles, et principalement au Moyen Age,
puisqu'on croira longtemps qu'il s'agit bien d'un disciple de Paul.
Dans une lettre adressée à un certain Gaius, ce soi-disant « Denys « écrit : « Quant au reste, il (Jésus)
n'a pas opéré les choses divines en tant que Dieu (kata theon) ; il n'a pas opéré les choses humaines en
tant qu'homme (kata anthrôpon) ; mais Dieu devenu homme, il a manifesté pour nous une nouvelle

174
Nous expliquerons plus loin la signification tic ce terme. Cf. p. 375 (p. 236).
175
C'est-à-dire mort.
176
Formule d'union de Cyrus d'Alexandrie, 633, texte grec, Hahn, § 232, p. 338.
141

opération : l'opération divino-humaine, tèn theandrikèn energeian177. »


On pense généralement que l'auteur inconnu de l'œuvre qui porte le nom de Denys doit avoir vécu au
début du vie siècle, et on situe sa patrie en Syrie.
L'évêque d'Alexandrie, Cyrus, adresse à l'empereur Héraclius et au patriarche de Constantinople,
Sergius, le texte de la formule d'union. Sergius écrit à son collègue d'Alexandrie en adoptant et en
confirmant la pensée contenue dans la formule d'union : « C'est le même et unique christ qui opère les
choses qui conviennent à Dieu et les choses humaines, par une seule opération (mia energeia). Car
toute opération divine et humaine procède de l'unique et du même Logos incarné178. »
Nous avons déjà vu que, lors des grandes crises du développement de la pensée chrétienne, quelques
personnalités, une, ou deux, ou trois, jouent un rôle décisif, exercent une action personnelle qui sera
déterminante. Ainsi, nous le verrons, Athanase lors de la grande crise arienne, Basile et Grégoire de
Nazianze, plus tard, pour cette même crise, Cyrille, nous l'avons vu, lors de la crise nestorienne.
Ici et maintenant, lors de la grande crise qui prend naissance, ce sont deux moines, Sophronius et
Maxime, qui vont être les héros, et les martyrs, avec le pape Martin. L'orthodoxie, nous l'avons déjà
noté et nous le vérifierons souvent, n'est pas une question de majorité. Elle n'est pas une question de
suffrage universel. Elle ne s'établit pas en comptant les voix. Elle peut être portée par un tout petit
nombre. Elle est une question de vérité, et la vérité peut n'être reconnue que par un tout petit nombre. Il
y a même plus de chances à priori pour qu'elle soit reconnue d'abord par un tout petit nombre, plutôt
que par un grand nombre... La loi des grands nombres ne conduit pas à la vérité, mais à l'état le plus
probable, c'est-à-dire le plus dégradé, c'est-à-dire le plus proche de la poussière, la poussière de la mort,
ce qu'on appelle aujourd'hui Ventropie, c'est-à-dire l'involution.
Sophronius était originaire de Damas. Il s'était fait moine dans un monastère d'Alexandrie, puis à
Jérusalem. Il voyagea, avec un autre ascète, Jean Moschus, un moine du mont Sinaï, en Palestine, et en
Égypte.
Retiré dans un monastère de Bethléem, il apprend ce qui se passe en Égypte au sujet de cette doctrine
de l'unique opération dans le christ que l'évêque d'Alexandrie impose aux communautés chrétiennes
avec sa formule d'union. Sophronius, âgé de 80 ans, part pour Alexandrie, il adjure l'évêque
d'Alexandrie de retirer le septième anathématisme où se trouve formulée la doctrine de Tunique
opération. L'évêque d'Alexandrie passe outre. Sophronius se rend alors à Constantinople pour essayer
de persuader le patriarche de Constantinople, Sergius. Mais en vain. Sophronius retourne en Palestine.
Sophronius est alors élu patriarche de Jérusalem, vers 634. Cette année-là, les Arabes envahissaient
la Palestine.
Sophronius compose une lettre, qui est un véritable traité de théologie, et il envoie cette lettre au
pape de Rome, Honorius, et aux autres patriarches, en particulier celui de Constantinople.
De cette lettre, de ce document dont on a dit qu'il était, « sans contredit, le plus «important de tout le
conflit monothélite 179 «, nous allons traduire et lire quelques passages.

Lettre de Sophronius, évêque de Jérusalem (634).

« Je crois, comme je l'ai cru depuis l'origine, en un seul Dieu, père tout-puissant, sans principe
(anarchon) absolument et éternel, créateur de tous les êtres visibles et invisibles.
« Et en un seul seigneur Jésus christ, le fils de Dieu, l'unique engendré, qui éternellement et sans rien

177
PG 3, 1072.
178
Texte grec cite par HEFELE-LECLERCQ, Histoire des Conciles, t. III, 1, p. 342;
Tixeront, Op. Cit., III, p. 163.
179
HEFELE-LECLERCQ, Histoire des Conciles, t. III, 1, p. 367.
142

subir (apathôs) a été engendré de Dieu même, du père. Il ne connaît pas d'autre principe que le père.
Mais il ne tient pas non plus sa subsistance (tèn hyposlasin) d'ailleurs que de Dieu. Il est lumière issue
de la lumière, consubstantiel ; Dieu véritable issu de Dieu véritable, coéternel.
« En un seul esprit saint qui sort (ekporeuomenon) de Dieu père. Lui aussi il est reconnu comme
lumière et Dieu. Il est véritablement coéternel au père et au fils, consubstantiel et de la même souche
(homophylon180), de la même substance (ousias) et nature (physeôs) et également de la même divinité.
« Triade consubstantielle, méritant le même honneur, la même souveraineté (homothronon, le même
trône), congénitalement de même nature (sumphua181), de même race (suggenè), de même gloire,
récapitulée en une seule divinité, ramenée à une seule souveraineté commune, sans débordement des
personnes182, hors de tout resserrement (ou contraction, sunairesis) des « hypostases »183. Car nous
croyons la triade dans l'unité (en monadi) et l'unité, nous la glorifions dans la triade. Triade par les trois
« hypostases »184, unité par le fait que la divinité est une185.
« Cette sainte triade est nombrée (comptée, arithmètè, arithmos, le nombre) par les trois subsistances
(hypostasesin) personnelles (prosôpikais). La toute sainte unité est hors de toute numération
(arithmèsis). »
Après l'exposé de ce qui avait été acquis dans les crises des siècles précédents, et que nous allons
aborder bientôt, concernant la théologie trinitaire, Sophronius passe à la doctrine de l'incarnation, et à
ce qui fait l'objet de la crise présente :
« En ce qui concerne l'incarnation du logos de Dieu, je crois ceci : le Dieu logos le fils, unique
engendré, du père, lui qui avant tous les siècles et temps a été engendré sans subir aucune modification
(apathôs) par Dieu même, le père, il a pris compassion, et pitié, — une pitié qui tient à ce qu'il aime
l'homme (philanthrôpon eleon), — de l'effondrement de l'humanité que nous sommes. Par un acte
délibéré et libre de sa volonté, et par la volonté de Dieu qui l'a engendré, et avec le consentement
(l'assentiment) divin de l'esprit, sans se séparer des entrailles de celui qui l'a engendré, il est descendu
vers notre condition qui est basse.
« Car il est comme de la même volonté avec le père et l'esprit, et aussi de la même substance infinie,
et de la même nature qui ne peut pas être circonscrite...
« Il s'incarne, celui qui est sans chair; il prend notre forme, celui qui par essence a la forme divine... Il
devient corporel pour nous, l'incorporel. Il devient homme en vérité, celui qui est reconnu Dieu éternel.
Il se manifeste dans le ventre de sa mère, celui qui est dans le sein du père éternel. Celui qui est
intemporel (achronos) reçoit un commencement temporel. Tout cela n'a pas eu lieu d'une manière
imaginaire, comme il semble aux manichéens et aux valentiniens, mais en vérité et en fait (pragmati),
réellement... »
Après avoir résumé la doctrine classique de l'incarnation, l'évêque Sophronius en vient à ce qui est
maintenant en question : le problème des opérations dans le christ :
« Tout entier il est célébré Dieu, tout entier, le même, il est reconnu homme. Il est reconnu lieu
plénier, intégral (teleios), le même, et homme intégral, le même. Car à partir de deux natures il a obtenu
l'union de la divinité et de l'humanité, et il est reconnu être en deux natures complètes, intégrales, la
180
Phylon, en grec, c'est la race, la tribu, le genre, l'espèce. Homère parle de phylon theôn, la race des dieux (Iliade, 5, 441).
181
Du verbe sumphuô, faire croître ensemble, naître avec, croître avec ou ensemble. « Congénital « traduit à peu près ce
terme, — sauf qu'en Dieu il n'y a pas de genèse. Le verbe phuô, qui signifie : pousser, faire naître, faire croître, naître,
croître, a donné phusis : action de faire naître, d'où : nature.
182
Aneu prosôpikès anachuseôs. Anachusis, épanchement, vient du verbe anacheô : faire déborder, déborder, s'écouler dans,
se répandre sur.
183
Nous expliquerons ces termes et les problèmes auxquels ils s'appliquent plus loin, lorsque nous exposerons ce qui
concerne la théologie trinitaire.
184
C’est-à-dire, comme nous le verrons plus loin, par les «objets» que sont le père, le fils, l’esprit.
185
Littéralement : par le caractère d'unité (tô monadikô) de la divinité.
143

divinité et l'humanité. Car par l'union, aucun changement, aucun, mélange n'est intervenu. Et par la
différence et la dualité des formes ou des substances ne s'est pas introduite, après l'union, une
séparation ou une dichotomie, une coupure. Même si ceci fait de la peine à Nestorius, et cela à
Eutychès... .
« Mais il est reconnu, le même, comme un et comme deux. Il est un du point de vue de la subsistance
(hypostasin), de sa réalité objective subsistante, et du point de vue de la personne (prosôpon). Il est
deux du point de vue des natures et du point de vue de leurs propriétés naturelles...
« Il en résulte qu'il reste le même, l'unique christ et fils et unique engendré, il reste non divisé dans
chacune des deux natures. Et il opère naturellement (physikôs) les œuvres de chacune des deux
substances, conformément à la qualité essentielle qui convient à chaque nature, ou à la propriété
naturelle. S'il n'avait eu qu'une seule et unique nature, et sans avoir une nature conjointe, comme il n'a
qu'une seule subsistance objective (hypostasin) et une seule personnalité (prosôpon), il n'aurait pas pu
effectuer, réaliser, accomplir cela de cette manière. Celui qui est un et le même n'aurait pas pu réaliser,
opérer, les œuvres de l'une et l'autre nature d'une manière complète. En effet, quand donc la divinité,
sans prendre part au corps, a-t-elle pu (aurait-elle pu) effectuer, opérer naturellement les œuvres du
corps ? Ou bien, inversement, quand donc un corps privé de la divinité, a-t-il opéré les actions qui sont
reconnues comme appartenant essentiellement à la divinité ? Mais l'Emmanuel, lui, il est un. Lui en
qui, dans le même être, sont l'une et l'autre chose, c'est-à-dire Dieu et l'homme. Il a fait agir ce qui
relève de chacune des deux natures en particulier, d'une manière véritable. Il opère les actions
accomplies dans chaque cas selon qu'il est homme et selon qu'il est Dieu, (litt. : selon une autre chose
et selon une autre chose186). En tant qu'il est Dieu, lui, le même, il a fait les œuvres divines. En tant qu'il
est homme, lui, le même, il a fait les œuvres humaines. Il a voulu se manifester lui-même à tous, et
montrer comment lui, le même, il est Dieu et homme 187. Et c'est la raison pour laquelle lui, le même, il
fait les œuvres divines et les œuvres humaines. De la même manière, semblablement, il dit et il parle
(les paroles divines et humaines). Et ce n'est pas un autre qui a fait les choses étonnantes (les miracle s),
et un autre qui a fait les choses humaines et qui a souffert les souffrances, comme le veut Nestorios.
Mais c'est un seul et le même christ et fils qui a fait les choses divines et les humaines —, en tant qu'il
est autre chose et autre chose 188 (c'est-à-dire : en tant que Dieu et en tant qu'homme), ainsi que l'a
exposé le divin Cyrille, puisque dans les deux (natures), il possédait la puissance non confondue, et
cependant ce n'était pas une autre puissance : elle était indivise, non séparée (ameriston). En tant que
Dieu, lui, le même, il existait de toute éternité, il a fait les choses étonnantes, merveilleuses (ta
thaumata). En tant qu'homme, lui, le même, il s'est fait connaître récemment; il a fait les choses
humbles et les choses humaines. Car de même que dans le christ, chacune des deux natures garde,
conserve, protège sans cesse, sans défaillance, la propriété qui lui appartient, de même chaque « forme»
(morphè189) opère en communion avec l'autre ce qu'elle a en propre 190. Le logos opère ce qui relève du
logos (ou : ce qui ressortit au logos), avec la communion, bien évidemment, du corps191. Le corps
186
Nous essayons de traduire, ou plutôt de rendre, par cette lourde périphrase, le grec : kat'allo kai allo.
187
La langue grecque de ce texte nous semble celle d'un « étranger « qui ne la connaissait pas tres bien, ou bien alors le texte
qui nous est transmis est tres abîmé. Quoi qu'il en soit, il nous faut reconstituer la pensée à partir d'un texte qui,
grammaticalement, n'est pas correct.
188
Même expression que plus haut. Cf. note 186.
189
Sophronios traduit ici en grec la lettre du pape Léon à Flavien que nous avons traduite plus haut : tenet enim sine defectu
proprietatem suam utraque natura ; et sicut formam servi Dei forma non adimit... Le mot grec morphè traduit ici le latin
forma. Mais le latin forma traduisait le grec morphè de la lettre de Paul aux Philippiens (2, 6) : « lui qui était en « forme » de
Dieu, en morphè theou... ». « Forme » signifie donc ici « condition », « nature ».
190
C'est encore la traduction en grec de la lettre de Léon : agit enim utraque forma cum alterius communione quod
proprium est ; Verbo scilicet opérante quod Verbi est, et carne exsequente quod carnis est. (chap. 4).
191
Sômatos, pris ici pour sarx, la chair, avec la signification que nous avons vue, reconnue grâce à la crise apollinariste : =
144

accomplit les choses du corps, mais bien évidemment le logos est avec lui, en communauté, pour
accomplir l'action, et tout cela est reconnu comme se produisant dans un seul être subsistant (en
hypostasei mia). Nous repoussons l'abominable découpage. Car ils n'opèrent pas séparément ce qui leur
est propre, en sorte que nous ayons à soupçonner une séparation. Qu'il ne bondisse pas 192, à ce propos,
Nestorios : il se ferait des illusions, lui qui déraille (ho paraphoros). Parce que chaque « forme «
(morphè), dans l'unique christ (dans le christ qui est un) et fils, en communion avec l'autre, fait ce qui
lui appartient en propre. Une nature ne s'isole pas en elle-même et ne se sépare pas de l'autre, pour faire
ce qui lui appartient en propre. Nous ne professons pas, comme Nestorios, deux christs et deux fils qui
opèrent : l'un qui est par nature fils et christ, pour les choses extraordinaires; l'autre qui n'est fils et
christ que par grâce, pour les choses plus pauvres. Et si même nous enseignons qu'il y a deux « formes
« (= deux natures) qui opèrent en commun, chacune conformément à sa propriété naturelle, nous disons
cependant qu'il est un, et que c'est le même fils et christ qui opère les choses les plus hautes et les
pauvres (les modestes) d'une manière naturelle (physikôs) conformément à la qualité naturelle
(physikôs), essentielle, (ousiôdè), de chacune de ses deux natures. Car les natures demeurent,
subsistent, sans être changées. Elles ne sont pas confondues. Elles sont manifestement deux. Elles ne
sont pas unies par un mélange qui les confonde. Elles ne sont pas dépouillées, dépossédées. Et c'est
dans un être subsistant qui est un (en hypostasei mia) qu'elles se manifestent. Qu'ils ne bondissent pas,
Eutychès et Dioscore — ce serait vain — eux qui ont proposé l'idée d'une confusion impie. Mais, bien
au contraire, en communion avec l'autre, chacune des deux natures a agi ce qui lui est propre, en fuyant
la séparation, et en ignorant la modification, le changement; en gardant la différence par rapport à
l'autre ; en sauvant la communauté et la synthèse (synthesin) sans dissolution, et sans cassure.
« Et c'est pourquoi nous nous tenons dans la piété et dans les limites de l'orthodoxie :
« — De même que nous disons que l'unique et même christ et fils opère les deux choses (les deux
sortes d'opérations), puisqu'il est Dieu, le même, et homme, — et pourtant nous n'imaginons aucune
confusion.
« De même, nous affirmons que chaque « forme «, en communion avec l'autre, opère ce qui lui est
propre, puisque aussi bien deux « formes « ont été constituées dans l'unique et le même christ, qui
opèrent naturellement ce qui leur est propre, — et pourtant nous ne concevons absolument aucune
séparation...
« Nous savons que chacune des deux natures a son opération (energeian) particulière, je veux dire
celle qui lui est essentielle, et naturelle, qui est en rapport avec chacune. Chacune de ces opérations
procède, sans séparation, de chacune des deux substances (ex hekateras ousias) et natures,
conformément à la qualité naturelle et essentielle qui lui est congénitalement inhérente, et à la
coopération (synergeian) sans séparation et à la fois sans confusion, apportée ensemble par l'autre
substance193. »

En 638, l'empereur Héraclius publie et fait afficher dans l'église Sainte-Sophie de Constantinople un
exposé de la foi qu'il estimait orthodoxe. Cette exposition dogmatique (en grec : ekthesis) avait été
rédigée par le patriarche de Constantinople, Sergius, avec la collaboration de son successeur éphémère
au siège de Constantinople, Pyrrhus, pour répondre à la lettre de Sophronios le patriarche de Jérusalem:
« Nous savons qu'il est un notre seigneur Jésus christ, issu du père qui est sans principe et sans

l'homme. Mais il faut reconnaître que le. langage utilisé ici par l'évêque Sophronios risquait de faire glisser ses lecteurs sur
la pente qui conduit à l'hérésie d'Apollinaire.
192
De joie...
193
Lettre de Sophronios, évêque de Jérusalem, 634. Texte grec dans Hahn, § 233, p. 340. Malheureusement Hahn ne publie
pas en entier cette lettre. On trouve une analyse serrée de ce document, presque une traduction, dans HEFELE, III, 1, p. 369
et s.
145

commencement, et de la vierge mère. C'est le même qui précède les temps et qui (s'est manifesté) à la
fin des temps. Le même impassible et susceptible de souffrir, visible et invisible. Nous proclamons
qu'elle sont d'un seul et d'un même (christ) les choses admirables (les miracles) et les souffrances. Nous
attribuons, nous assignons toute opération (energeian) divine et humaine à l'unique et même logos
incarné. Nous lui offrons une seule adoration. Librement, et véritablement, pour nous, il a été crucifié
en la chair, il est ressuscité d'entre les morts, il est monté aux deux, il est assis à la droite du père, il
viendra de nouveau juger les vivants et les morts.
« Nous ne permettons à personne de dire ou d'enseigner une seule ou deux opérations au sujet de la
divine in-hominisation (enanthrôpèseôs) du seigneur. Mais bien plutôt, comme l'ont transmis les saints
et œcuméniques conciles, un unique et le même fils, seul engendré, notre seigneur Jésus christ. Il faut
reconnaître et professer qu'il a opéré (energèsai) les choses divines et les humaines. Toute opération
qui convient à Dieu et qui convient à l'homme procède de l'unique et du même logos de Dieu incarné,
sans séparation et sans confusion. Il faut la rapporter à un seul et au même.
« L'expression « une seule opération « (mias energeias) quoiqu'elle ait été employée par certains
pères, étonne par sa nouveauté et trouble les oreilles de certains. Ils supposent que cette expression est
proposée pour supprimer, pour abolir, les deux natures qui sont unies substantiellement
(kath'hypostasin) dans le christ notre Dieu.
« De même, la formule « deux opérations « scandalise beaucoup de gens, parce qu'elle n'a jamais été
prononcée par aucun des saints prêtres de l'église ayant autorité pour initier aux mystères. Mais de plus,
de cette expression (« deux opérations «) il résulte que l'on est conduit à professer aussi deux volontés
qui sont opposées l'une à l’autre194, comme si le logos de Dieu (comme si le Dieu logos) voulant
accomplir notre salut en acceptant la souffrance, son humanité s'opposait à sa volonté et y faisait
obstacle. C'est introduire deux êtres qui veulent des choses opposées. Cela est tout à fait impie et
étranger à la doctrine chrétienne.
« L'affreux Nestorios lui-même, qui pourtant divisait la divine in-hominisation du seigneur et qui
introduisait deux fils, il n'a cependant pas osé dire qu'ils avaient deux volontés. Bien au contraire il a
enseigné qu'il n'y avait qu'une seule et même volonté pour les deux personnages qu'il avait inventés.
« Comment est-il donc possible que ceux qui reconnaissent et professent la foi droite, et qui
enseignent un seul fils : notre seigneur Jésus christ le Dieu véritable, — comment est-il possible qu'ils
admettent pour lui deux volontés, et deux volontés opposées l'une à l'autre 195 ?
« C'est la raison pour laquelle, suivant les saints pères en toutes choses et en cela aussi, nous
reconnaissons et professons une seule volonté de notre seigneur Jésus christ le Dieu véritable. En sorte
que, à aucun moment la chair animée d'une âme pensante, d'une manière séparée, et de par sa propre
impulsion, à l'encontre de l'inclination du Dieu logos qui lui était uni d'une manière substantielle
(kath'hypostasin), à aucun moment elle n'a fait, elle n'a accompli son propre mouvement naturel (tèn
physikèn autès poièsasthai kinèsin), mais elle a toujours accompli ce que le Dieu logos lui-même
voulait, quand il le voulait, et comme il le voulait.
« Voilà les enseignements de la piété que nous ont transmis ceux qui, depuis le commencement, ont
été les témoins oculaires (qui ont vu de leurs propres yeux) et les serviteurs du logos, qui ont été ses
disciples et ses successeurs, les maîtres, inspirés de Dieu, de l'église qui sont venus ensuite. Voilà aussi
ce que disent les cinq saints conciles œcuméniques des bienheureux pères196. »

194
Cette conséquence logique que Sergius, l'auteur de ce texte, pense pouvoir et devoir tirer de la doctrine des deux
opérations, est: totalement inexacte. La doctrine des deux opérations implique bien deux volontés, mais non nécessairement
deux volontés opposées l'une à l’autre.
195
Même remarque. Sophronius n'avait pas dit cela.
196
« Ekthesis de l'empereur Héraclius, 638 ; Hahn, § 234, p. 343.
146

Dès 634, c'est-à-dire lorsque Sophronius avait été élu évêque de Jérusalem, et avait écrit et envoyé la
lettre dogmatique dont nous avons lu des extraits, Sergius, patriarche de Constantinople, avait écrit au
pape de Rome, Honorius. Dans cette lettre, il disait déjà ce que nous venons de lire dans la
proclamation dogmatique affichée à Sainte-Sophie de Constantinople par l'empereur Héraclius. Pour
éviter les discussions, les querelles de mots, écrit Sergius, nous avons décidé d'interdire de parler d'une
seule opération ou de deux opérations dans le christ. On se contentera d'admettre, avec les saints
conciles œcuméniques, que c'est un seul et même fils, notre seigneur Jésus christ, qui a opéré les choses
divines et les choses humaines. Toute opération (energeia), soit divine soit humaine, provient sans
séparation, sans division, d'un seul et même logos fait homme et se rapporte au seul et même logos. On
évitera donc l'expression « une seule opération «, quoique quelques pères l'aient utilisée, puisque
certains en sont choqués : ils supposent que cette expression est avancée pour détruire la doctrine des
eux natures dans le christ. Mais l'expression « deux opérations « conduit à enseigner l'existence de deux
volontés opposées, contraires, dans le christ : le logos aurait voulu supporter pour nous les souffrances,
son humanité s'y serait refusée197.
Pour éviter les malentendus, arrêtons-nous un instant sur le problème soulevé.
Tout le monde est d'accord, depuis la réaction solennelle de l'orthodoxie à la doctrine de Nestorius,
que le christ est un être un : il n'est pas l'association de deux personnes, de deux sujets. Il est une
personne, un sujet. Et cependant cette unique personne intègre deux natures : la divine et l'humaine.
L'argumentation de Sophronius évêque de Jérusalem, puis, nous allons le voir, de Maxime, c'est que
s'il y a vraiment deux natures, complètes, intégrales, et non mutilées ou amoindries, alors il y a aussi
deux types d'opérations, deux volontés, qui correspondent à ces deux natures : des opérations qui
relèvent de la nature divine, des opérations qui relèvent de la nature humaine; une volonté divine, et
une volonté humaine.
En effet, que serait une nature humaine qui ne serait pas capable d'effectuer ses opérations propres,
qui n'aurait pas sa volonté propre ?
Sergius, le patriarche de Constantinople, objecte que s'il y a deux types d'opérations, correspondant
aux deux natures, et deux volontés, l'une divine et l'autre humaine, alors forcément ces deux volontés
vont entrer en conflit : le logos de Dieu voudra quelque chose que l'humanité assumée ne voudra pas.
C'est là que se trouve l'erreur de raisonnement. De ce qu'il y a deux volontés dans le christ,
correspondant aux deux natures, la divine et l'humaine, il ne s'ensuit pas que ces deux volontés doivent
forcément entrer en conflit. De fait, bien loin d'être entrées en conflit, elles ont été convergentes,
conjointes, coopérantes, librement.
Le raisonnement du patriarche de Constantinople repose sur une fausse déduction.
Le point sur lequel tout le monde est d'accord, c'est qu'il n'y a qu'un seul opérant : Jésus, le logos
incarné. Mais la question est de savoir s'il existe deux types d'opérations, ou un seul, deux volontés, ou
une seule. Si l'on dit qu'il n'existe qu'un seul type d'opération, et une seule volonté, ou bien l'on
soutiendra que cette unique opération, cette unique volonté, est humaine : et dans ce cas on nie la
divinité du christ. Ou bien l'on soutiendra que cette unique opération, cette unique volonté qui la
commande est divine : et dans ce cas on nie la pleine humanité du christ. On vire vers l'interprétation
d'Apollinaire de Laodicée. Ou bien enfin on dit, comme le pseudo-Denys l'aréopagite qu'il s'agit d'une
opération « divino-humaine «. On compose un mixte, un mélange. Mais dans ce cas on fait ce que le
concile de Chalcédoine a expressément rejeté, refusé, contre le moine Eutychès : un mélange des deux
natures. Le concile de Chalcédoine a expressément enseigné que les deux natures, la divine et
l'humaine, subsistent dans le christ, sans confusion, sans mélange, et: aussi sans séparation. C'est une
union, enôsis comme disait Cyrille, ce n'est pas un mélange, ce n'est pas une confusion.

197
Analyse de cette lettre du patriarche Sergius au pape Honorius dans HEFELE, III, i, p. 343.
147

Pour que les amants s'unissent et qu'ils s'aiment, encore faut-il qu'ils soient deux, et qu'ils restent
deux. L'union des amants n'est pas un mélange des personnes, une confusion des moi. L'amour
implique et requiert une distinction ontologique entre les personnes.
Dans l'unique verbe incarné, les deux natures, la divine et l'humaine, sont complètes, intégrales,
sauves. Il n'y a aucune diminution ni altération d'aucune des deux natures dans l'union.
Et cependant l'union est réelle, ontologique, et non pas seulement juridique et morale comme le
laissait entendre Nestorius. L'union aboutit à la constitution d'un être, qui est un, quoiqu'il soit constitué
de deux natures. Mais si ces natures sont complètes, c'est que leurs propriétés le sont aussi. Or l'action,
la capacité, d'agir, la liberté, la spontanéité, sont propres à la nature humaine. Si donc le christ n'avait
pas eu en lui une capacité d'agir proprement humaine, il n'aurait pas été un vrai homme. L'incarnation
aurait été illusoire, purement apparente : c'est l'hérésie docète 198 qui reparaît à l'horizon.
Le bon pape Honorius lorsqu'il reçut la lettre de son collègue de Constantinople, s'est fait, comme on
dit aujourd'hui, « avoir «. L'évêque de Constantinople lui disait que pour éviter de provoquer de
nouvelles discussions, il suffisait d'interdire les deux expressions : « une seule opération «, et « deux
opérations «, et que d'ailleurs s'il y avait deux volontés dans le christ, elles seraient opposées, — ce qui
est faux, nous l'avons vu.
Le pape Honorius répond qu'il faut en effet éviter de soulever de nouvelles discussions qui vont
troubler les églises. La question de savoir s'il faut parler d'une opération ou de deux opérations ne nous
regarde pas. Laissons cela aux grammairiens qui font l'école aux enfants. Nous voulons éviter ces
nouvelles expressions. Si l'on nous entendait parler de deux opérations, on pourrait croire que nous
sommes devenus nestoriens. Si nous disions : « une seule opération «, on penserait que nous sommes
devenus disciples d'Eutychès. Nous reconnaissons simplement que notre seigneur Jésus christ est un,
c'est lui qui a agi dans la nature divine et dans la nature humaine. Laissons aux philosophes oisifs ces
discussions sur les natures. Les disciples an pêcheur (Pierre) ne se laissent pas tromper par la
philosophie. Nous vous exhortons à éviter ces nouvelles manières de parler sur une ou deux
opérations199.
Le bon pape Honorius exprimait en somme au vii e siècle le point de vue de beaucoup de chrétiens
aujourd'hui, protestants et catholiques : ne nous cassons pas la tête avec ces subtilités et ces
distinctions; ne coupons pas les cheveux en quatre ; tenons-nous-en à l'évangile...
L'ennui, c'est qu'à partir d'un certain moment, une analyse doit devenir fine, en toute science, faute de
quoi on nage dans les confusions. Il importe souverainement de savoir exactement en quoi consiste
l'incarnation. L'humanité de Ieschoua est-elle réelle ou apparente, fictive ? Si elle est réelle, alors
l'opération humaine en lui est réelle aussi. On ne peut pas plus en théologie que dans toute autre science
faire l'économie de ces analyses en profondeur. A partir d'un certain moment, la théologie devient
forcément technique.
Dans sa lettre au patriarche Sergius, le pape Honorius allait jusqu'à écrire : « nous reconnaissons et
professons une seule volonté de notre seigneur Jésus christ «.
Cette expression peut se prendre en deux sens.
En un sens concret d'abord : deux amis, qui veulent la même chose, ont une même volonté, c'est-à-
dire qu'ils veulent la même chose, parce qu'ils sont d'accord. L'objet de leur volonté est le même. Leurs
deux volontés veulent la même chose. C'est en ce sens que l'on dit : ils n'ont qu'une seule volonté.
On peut aussi dire d'un peuple entier, par exemple en cas de danger, de guerre, qu'il n'a plus qu'une
seule volonté, c'est-à-dire que tout le monde, dans ce peuple, veut la même chose, est d'accord sur le
même objet, le même but, la même fin.

198
Du verbe dokeô, dokein, sembler, paraître, être apparent.
199
Analyse-traduction de la lettre du pape Honorius dans HEFELE, III, i, p. 350.
148

— En un autre sens, plus métaphysique, dire qu'il n'y a qu'une seule volonté dans le christ, c'est dire
ou bien qu'il n'y a que la volonté humaine (donc négation de la divinité du christ) ; ou bien qu'il n'y a en
lui que la volonté divine (négation de la pleine humanité du christ); ou bien que les deux volontés, la
divine et l'humaine, se sont fondues, mélangées, pour constituer une mixture divino-humaine.
Il est très vraisemblable, sinon tout à fait certain, que le pape Honorius l'a entendu au premier sens :
en Jésus le christ il n'y avait pas conflit des volontés, il n'y avait pas deux volontés contraires,
contradictoires, opposées.
Mais le pape Honorius ne s'est pas prononcé sur le problème métaphysique qui était soulevé, la
question de savoir s'il y a dans le christ deux volontés conjointes, unies, accordées, librement
consentantes l'une à l'autre, parce que, vraisemblablement, il n'a pas vu, à ce moment-là, la question qui
était soulevée.

En 638, le patriarche de Constantinople, Sergius, convoque à Constantinople un concile local pour


faire approuver la proclamation signée par l'empereur Héraclius. Son successeur au siège de
Constantinople, Pyrrhus, fait de même approuver par les évêques présents le contenu de l'ekthesis. A
Alexandrie, le patriarche Cyrus accepte aussi le contenu de la proclamation dogmatique. A Jérusalem,
Sophronius était mort. En 640, le nouveau pape de Rome, Jean iv, réunit à Rome un concile, et rejette
la doctrine de l'unique volonté dans le christ. Après la mort de l'empereur Héraclius, le pape Jean iv
écrit aux deux jeunes empereurs qui succèdent à Héraclius une lettre. La doctrine d'une unique volonté
dans le christ est hérétique, écrit Jean iv. En effet, demandez donc à ceux qui soutiennent cette
doctrine : cette volonté unique est-elle humaine ou divine ? S'ils disent qu'elle est divine, ils nient
l'humanité véritable du christ; et versent dans le manichéisme. S'ils disent que cette unique volonté du
christ est humaine, ils nient la divinité du christ, comme Photin et les ébionites. S'ils disent que cette
unique volonté résulte d'un mélange des deux volontés divine et humaine, s'ils disent qu'il n'existe
qu'une seule volonté de la divinité du christ et de son humanité, et une seule opération (en latin :
operationem, qui traduit le grec energeian), qu'est-ce donc sinon professer qu'elle est unique la nature
du christ, conformément à la doctrine d'Eutychès 200 ?

MAXIME DIT « LE CONFESSEUR »

Maxime est né vers 580. Il appartenait à l'aristocratie byzantine. Il devint un fonctionnaire du palais
impérial, puis fut secrétaire de l'empereur Héraclius. Quelques années plus tard, il se retire dans un
monastère, à Chrysopolis, en face de Constantinople de l'autre côté du Bosphore, à côté de
Chalcédoine. Il séjourne en Afrique, fait connaissance de Sophronios, le futur patriarche de Jérusalem,
encore moine.
En 645, le patriarche de Constantinople, Pyrrhus, est chassé de son siège et de la capitale impériale.
Il se réfugie en Afrique, sans doute à Carthage.
C'est en juillet 645 qu'a lieu à Carthage une discussion publique entre Pyrrhus et le moine Maxime.
La doctrine d'une seule volonté dans le christ, dit Maxime dans cette discussion, est incompatible
avec le christianisme. Quoi de plus inconvenant que de prétendre que cette même et unique volonté, pat
laquelle tout a été créé dans l'univers, s'est trouvée dans la nécessite, de par l'incarnation, de rechercher
à manger et à boire ? Pyrrhus objecte : Si le christ est une seule personne — ce qui a été défini, en
partie grâce à Cyrille, contre Nestorios, — c'est cette unique personne qui voulait, et par conséquent il
n'y a dans le christ qu'une seule volonté. Maxime répond : Certes, il n'y a qu'un seul christ. Le christ:

200
Résumé de cette lettre dans HEFELE, III, i, p. 396.
149

est un. Il est Dieu et homme conjointement. Étant à la fois Dieu et homme, il veut comme Dieu et
comme homme. Mais aucune de ses deux natures n'a été dépouillée de sa propre volonté, de ses propres
activités. De même que les deux natures qui sont dans le christ ne le divisent pas, et ne font pas deux
christs, de même l'unique christ n'est pas divisé par les deux volontés et les deux opérations. A quoi
Pyrrhus répond : Mais l'existence de deux volontés implique l'existence de deux personnes qui veulent.
Si donc le christ a en lui deux volontés, il est donc l'association de deux personnes. Maxime fait
remarquer à Pyrrhus que dans la sainte triade, il n'y a qu'une seule volonté et une seule énergie. Or la
théologie trinitaire, dans son développement — comme nous allons le voir bientôt — a abouti à l'idée
qu'il y a en Dieu trois « prosôpa»201, en latin trois personae. Si l'on pense que « personne » et volonté
vont de pair, il faudra ou bien dire, avec Sabellios, qu'il n'y a qu'un seul prosôpon en Dieu, si l'on
maintient qu'il n'y a qu'une seule volonté et une seule énergie. Ou bien si, avec Arios et ses disciples,
on professe qu'il y a en Dieu trois sujets autonomes, il faudra dire aussi qu'il y a en Dieu trois volontés.
On ne peut donc pas associer mécaniquement, comme le fait Pyrrhus, une personne et une volonté. Il
faut distinguer. Pyrrhus reprend l'objection qui avait déjà été soulevée par son prédécesseur le
patriarche de Constantinople Sergius : s'il y a dans une unique et même personne deux volontés, elles
seront forcément en opposition l'une avec l'autre. Maxime explique à Pyrrhus que deux volontés ne
sont pas forcément en conflit, en contradiction. Dans l'homme concret et actuel, il n'y a conflit entre la
volonté de l'homme et la volonté de Dieu qu'à cause du péché, par le péché. La volonté naturelle
inscrite dans l'homme par création ne s'oppose pas à la volonté divine. Or le logos de Dieu n'a pas
assumé une nature humaine pécheresse, criminelle, mais une nature humaine telle qu'elle sort des mains
de Dieu, c'est-à-dire sainte. Il n'y a donc pas conflit, dans l'unique personne du christ, entre la volonté
divine et la volonté humaine.
Plus loin dans la discussion, le patriarche Pyrrhus reprend l'argument de base de sa thèse : Il n'y a
dans le christ qu'un seul agissant, un seul opérant, par conséquent il ne doit y avoir en lui qu'une seule
action, une seule opération, une seule energeia.
Réponse de Maxime : Le christ est un quant à la personne, il est double quant aux natures. Par
conséquent, quoique un, il faut reconnaître en lui une double action, une double opération. De la
pluralité des opérations on ne peut conclure à la pluralité des personnes. Si l'on attribue l'opération non
pas aux natures, mais à la personne, on obtient en effet une seule opération pour une seule personne.
Mais l'argument se retourne contre ses auteurs, qui admettent dans l'unique personne du christ deux
natures. Car enfin, si l'on disait : puisque le christ est une seule personne, il ne doit avoir qu'une seule
nature ? Si vous n'acceptez qu'une seule opération, dit Maxime à son adversaire, quelle est-elle ? Si elle
est divine, le christ est donc seulement Dieu. Si elle est humaine, le christ est seulement un homme.
Pyrrhus avance alors une remarque importante. Lorsque nous parlons d'une seule opération de la
divinité et de l'humanité du christ, nous n'entendons pas dire qu'elle soit à rattacher à la nature, mais
bien à l'union. Cette opération unique est celle qui résulte de l'union. Maxime lui répond qu'il faut bien
reconnaître une opération propre à Dieu, par exemple l'opération créatrice. L' « énergie « résultant de
l'union, dont parle Pyrrhus, doit être ou bien créée ou bien incréée. Si elle est incréée, c'est l'opération
de Dieu, et il n'y a plus d'opération humaine dans le christ. Si elle est créée, c'est l'opération de la nature
créée du christ, et alors il n'y a plus d'opération divine dans le christ202.
L'argument de fond de Maxime est le suivant : « Comment le logos devenu homme serait-il un
homme complet, intégral, s'il n'avait pas en lui une volonté humaine naturelle, correspondant à sa
nature humaine ? Cette volonté naturelle humaine a été divinisée par l'union à Dieu, comme toute la
nature humaine assumée par le logos. Et cependant, par cette union, par cette divinisation, la nature

201
Nous essaierons de cerner la signification exacte de cette expression.
202
Discussion entre Maxime et Pyrrhus, PG 91, 286-353; paraphrase-traduction dans HEFELE, op. cit., III, 1, p. 403 s.
150

humaine, complète, et donc la volonté humaine, n'a rien perdu de son existence, elle n'a rien perdu de
ce qui appartenait à l'essence de l'homme, de même que le fer rougi au feu ne perd rien de sa nature de
fer dans cette ignition203. »
L'erreur d'Apollinaire de Laodicée consistait à méconnaître que le christ a sa pensée humaine propre,
son âme intelligente propre, sa rationalité humaine propre. Elle consistait, nous nous en souvenons, à
substituer le logos de Dieu à l'âme intelligente créée de l'homme assumé. Elle dépouillait la nature
humaine assumée de l'un de ses caractères, de l'une de ses propriétés principales : la capacité humaine
de penser. Dieu se substituait à l'homme. Ce n'était plus une incarnation, une in-hominisation, ce n'était
plus l'union, de Dieu et de l'homme. C'était, pour une part, une substitution, dans laquelle la part de
l'homme était sacrifiée, diminuée, amputée. En somme, le logos assumait une nature humaine amputée
de ce qu'elle a de plus haut, la capacité de penser.
L'erreur soulevée avec les patriarches de Constantinople consiste à méconnaître que le christ a son
activité humaine propre, sa volonté humaine entière. Là encore, ce qui constitue la part la plus haute de
la nature humaine, l'autonomie, la liberté, la volonté, la puissance d'agir et d'opérer, se trouvait amputé,
décapité. C'est une humanité incomplète que le logos avait assumée s'il avait assumé un homme sans
vouloir propre, une nature humaine sans énergie propre, sans initiative propre, sans capacité humaine
de vouloir, et d'agir.
— Nous employons à dessein les deux expressions : l'homme assumé, la nature humaine assumée, afin
de pouvoir penser ce problème dans les deux perspectives, dans les deux problématiques, dans les deux
formulations, puisque les deux formules ont été employées, d'une manière inégale il est vrai, par les
pères, et qu'elles restent, à ce jour, légitimes toutes les deux, avec des inconvénients dans chaque cas.
La question de l'activité proprement humaine du christ, de même que celle de sa pensée proprement
humaine, est très importante, du point de vue de la théorie de l'incarnation, bien entendu, mais aussi du.
point de vue de l'anthropologie chrétienne, et du point de vue de la doctrine chrétienne orthodoxe de la
divinisation.
Cette divinisation, nous le verrons lorsque nous aborderons la crise luthérienne, ne consiste pas à
substituer à l'agir humain l'agir divin, à la liberté humaine la liberté divine, mais à régénérer, libérer,
recréer et sanctifier réellement une activité, une volonté, une énergie humaine qui librement coopère à
la grâce qui la divinise.
La doctrine de la coopération, nous le verrons, est fondamentale dans l'orthodoxie, en ce qui
concerne le salut, la sainteté, la divinisation de l'homme.
Dans l'unique personne du christ, la nature humaine complète, la pensée humaine, la liberté humaine,
la volonté humaine, la capacité humaine d'agir et d'opérer, coopèrent, librement, avec la volonté
créatrice et divinisante de Dieu. Il n'y a pas écrasement et destruction des activités humaines, mais au
contraire exaltation, divinisation de ces activités humaines, nullement sacrifiées. La grâce ne détruit pas
la nature, mais l'achève, la complète.
Entre les erreurs concernant la christologie, et que nous avons vues, et les erreurs concernant
l'anthropologie, que nous verrons, il existe des relations profondes, essentielles, intrinsèques. L'erreur
luthérienne est aussi, comme nous le verrons, une erreur christologique.
Dans le christ Jésus commence de s'opérer la divinisation réelle, non métaphorique, de l'humanité.
Cette divinisation ne s'opère pas sans le consentement, la libre coopération de la nature humaine en
toutes ses activités : intelligence, volonté, liberté. C'est pourquoi la nature humaine du christ est sainte,
éminemment, car elle consent à l'œuvre créatrice et divinisatrice de Dieu dans l'unité du logos incarné.
Il n'y a pas répulsion de la volonté humaine du christ à cette œuvre, mais consentement, jusqu'à la mort,
la mort sur la croix.

203
PG, 91, 189.
151

C'est en cela et pour cela qu'il est légitime et nécessaire de parler de mérite du christ : parce que sa
volonté humaine a consenti à la volonté de Dieu en lui, malgré le prix qu'il a fallu payer pour cela :
l'exécution par une police d'occupation, selon les moyens de torture employés alors.
Si le christ avait été seulement Dieu, s'il n'y avait pas eu dans le christ de volonté humaine, il n'y
aurait pas eu de coopération humaine à l'œuvre de la rédemption, de la sanctification, de la divinisation
de l'humanité. Nous aurions reçu, du dehors, d'une manière purement passive, le don de Dieu. Nous n'y
aurions pas coopéré. Dans l'unique personne du christ, l'humanité a coopéré librement à l'œuvre
créatrice, libératrice, rédemptrice, sanctificatrice et divinisatrice de Dieu.
La rédemption n'est pas le fait de Dieu seul, mais l'œuvre de Dieu avec l'homme qui y consent :
l'humanité, en Jésus, a consenti.
Cela se vérifiera par la suite dans l'histoire de l'église. Lorsque Dieu veut opérer une libération, une
rédemption, une guérison, une sanctification, un redressement, dans l'histoire de l'église, et donc de
l'humanité, il demande le consentement d'un homme, ou d'une femme. Il n'opère pas dans l'humanité,
dans l'histoire humaine, sans ce consentement actif, sans cette coopération. Et il demande souvent
beaucoup à cet homme ou à cette femme. Cela va souvent fort loin, jusqu'au martyre, que ce soit sous
les règnes des empereurs romains, ou sous le règne du dernier empereur germain. C'est-à-dire que la
croix est multipliée depuis des siècles par ces hommes et par ces femmes, depuis le premier siècle de
notre ère, jusqu'au xxe, avec Edith Stein, Maximilien Kolbe et beaucoup d'autres. Dieu ne s'introduit
pas dans l'humanité, dans l'histoire humaine, sans le consentement, sans la coopération, d'un homme,
ou d'une femme.
D'ailleurs, lors de l'incarnation, il ne s'est pas introduit, immiscé dans l'histoire humaine, sans le
consentement d'une femme : Mariam. Et dans l'histoire du prophétisme hébreu, il ne s'adressait à
l'humanité, en son peuple Israël, que si un homme consentait à être son porte-parole, à ses risques et
périls, à ses frais, par exemple Amos, ou Jérémie. Le consentement, la coopération de l'homme sont
toujours réclamés, et rien ne se fait sans cela.

Lettre du patriarche de Constantinople.

En 647, le nouveau patriarche de Constantinople, Paul, écrit au nouveau pape de Rome, qui était
alors Théodore.
« Quant à nous, nous reconnaissons et professons que l'un de la triade qui est au-delà de l'essence
(hyperousiou 204) et principe de vie, le fils et le logos de l'engendrant sans principe, le seigneur Jésus
christ, notre Dieu véritable, incarné, sans altération, de l'esprit saint et de la mère de Dieu toujours
vierge Maria, nous professons qu'il est intégral (teleion), le même, en divinité, et intégral en humanité :
un seul personnage (hen prosôpon205), un seul être subsistant (mian hypostasin) composé d'une manière
synthétique (syntheton) en deux natures qui sont proclamées même après l'union. Nous reconnaissons
la différence de chacune des deux natures, selon leurs propriétés.
« Car nous ne pensons pas du tout qu'il y ait une séparation entre elles, ni une modification, ni un
changement de l'une en l'autre, ni un mélange ni une confusion.
« Mais dans l'unique christ, elles sont sauvées, chacune des deux natures : de la divinité et de
l'humanité; et dans les limites propres de la substance (ousias), dans la réunion (convergence, synodô)
204
C'est le langage du pseudo-Denys qui apparaît. Par-delà Proclus et Plotin, il faut remonter jusqu'à Platon pour trouver
l'origine de cette expression. Cf. République, VI, 509 b : « Le Bien n'est pas l'essence (ousia), mais il est encore au-delà de
l'essence, eti epekeina tès ousias, il transcende par la majesté et la puissance ».
205
Nous hésitons toujours, pour les raisons que nous avons déjà dites, et que nous exposerons davantage plus loin, à traduire
carrément le grec prosôpon par le mot français moderne « personne ». « Personnage » est peut être trop faible, « personne »
trop fort.
152

substantielle (kath'hypostasin), indicible, de l'union (henôseôs) la plus haute, elles sont conservées et
elles subsistent, elles demeurent.
« Car le logos est resté ce qu'il était, et il est devenu ce qu'il n'était pas. C'est pourquoi, toute
opération qui convient à Dieu et qui convient à l'homme, nous disons qu'elle procède de l'unique et
même logos de Dieu incarné, et qu'elle se rapporte à l'un et au même. A partir de là aucune séparation
n'est introduite, et la non confusion est sauvée.
« Qu'on en finisse donc avec la foule des hérétiques impies ! Que l'on ferme la bouche en même
temps à Nestorios, à Diodore206, à Théodore207 et à Sévère208, à Eutychès, à Apollinaire...
« De l'unique et même Dieu logos incarné nous proclamons que sont les miracle s et nous
reconnaissons les souffrances, qu'il a supportées par la chair, pour nous et volontairement. C'est la
raison pour laquelle on dit que Dieu souffre, et que le fils de l'homme est descendu du ciel : à cause de
l'union qui dépasse l'intelligence, sans séparation, et substantielle (kath’hypostasin) des deux natures.
« Et c'est pour cela que nous pensons qu'il n'y a qu'une seule volonté en notre seigneur et maître
Jésus christ, afin de ne pas attribuer une opposition, un conflit, une contradiction, ou une différence des
volontés à l'unique et même personne (prosôpô) de notre seigneur Jésus christ, de ne pas enseigner qu'il
est en guerre, lui-même avec lui-même, de ne pas introduire deux voulants.
« Ce n'est pas pour fondre ou mélanger les deux natures qui se discernent en lui que nous avançons
cette expression : « une seule volonté «, ni pour abolir l'une d'entre elles en affirmant seulement l'autre.
Mais, par cette expression, nous voulons signifier ceci : sa chair animée d'une manière rationnelle et
intelligente, de par la suprême union elle-même, a été comblée de richesses divines ; elle s'est acquis,
elle s'est approprié la volonté divine et sans différence du logos qui se l'est unie (la chair) à soi-même,
d'une manière substantielle (kath’hypostasin). Par lui (le logos) elle (la chair) est, en toutes choses,
menée, conduite et mue. En sorte que, dans aucun instant, la chair n'est séparée, et qu'à aucun moment,
de sa propre impulsion, à l'encontre de la motion du Dieu logos qui s'est uni à elle d'une manière
substantielle, à aucun moment elle n'accomplit son propre mouvement naturel, mais elle ne fait que ce
que veut le Dieu logos, quand il le veut, tel qu'il le veut, comme il le veut209. »
Comme on le voit par ce document, le nouveau patriarche de Constantinople, 'Paul, maintient les
positions de ses prédécesseurs, et réaffirme que dans le christ il n'y a et ne peut y avoir qu'une seule
volonté. Le conflit est donc patent entre l'église de Constantinople et l'église de Rome.

Décret de l'empereur.

En 648, le nouvel empereur de Constantinople, Constant II, publie un édit, un décret, une « règle de
foi », typos peri pisteôs.
Notre peuple, écrit l'empereur, est dans un grand trouble. Les uns, au sujet de « l'économie «, c'est-à-
dire de l'incarnation de Dieu, ne professent et ne reconnaissent qu'une seule volonté. Ils disent que le
christ, un et le même, opère le divin et l’humain 210. Tandis que les autres enseignent et professent deux
206
Diodore de Tarse, né vers 330, à Tarse ou Antioche. Il fonda à Antioche un monastère, vers 360. Parmi ses disciples,
Jean Chrysostome, né vers 345, et Théodore de Mopsueste, né vers 350. En 378, il est élu évêque de Tarse. Il prend part en
381 au concile de Constantinople. Il meurt vers 394.
207
Théodore de Mopsueste. Nous en avons déjà parlé, cf. p. 177 (p. 113).
208
Sévère, patriarche d'Antioche de 512 à 518, l'un des théoriciens les plus éminents de la doctrine de l'unique nature dans
le christ. Cf. TIXERONT, Histoire des dogmes, III, p. 117 s.; LEBON, Le monophysisme sévérien, Louvain 1909.
209
Lettre de Paul, patriarche de Constantinople, au pape Théodore; 647. Texte grec, Hahn, § 235, p. 344; traduction-
paraphrase dans HEFELE, III, 1, p. 450.
210
L'empereur, ou le rédacteur de ce texte, ne semble pas avoir aperçu, — ou bien feint de ne pas s'apercevoir, — que sur ce
point tout le monde est d'accord : le christ est un, et c'est lui qui opère. La question posée est de savoir s'il y a en lui des
opérations humaines et une volonté humaine en même temps que des opérations divines et une volonté divine.
153

volontés et deux énergies. Les premiers soutiennent que notre seigneur Jésus christ n'est qu'une seule
personne en deux natures non mélangées ni séparées : il veut et il opère en même temps le divin et
l'humain. L'empereur interdit désormais de discuter cette question d'une seule volonté ou de deux
volontés. On doit se conformer aux saintes écritures et aux définitions des cinq grands conciles
précédents, sans rien ajouter et sans rien retrancher211.
En bon militaire, l'empereur pense donc faire cesser une controverse simplement en interdisant de
poursuivre la discussion ! Malheureusement, — ou heureusement, — lorsqu'un problème est posé, la
discipline qui fait la force principale des armées ne suffit pas à le résoudre, et la théologie est une
question de vérité.

CONCILE DU LATRAN (649)

En 649, le nouveau pape Martin, sans se soucier des interdits du césar, convoque à Rome, dans la
basilique du Latran, un concile. Cent cinq évêques se réunirent le 5 octobre 649. Martin avait été le
légat du précédent pape, Théodore, à Constantinople. Il connaissait donc particulièrement bien la
controverse et aussi la situation politique dans la capitale de l'empire.
Sans demander l'avis de l'empereur, le pape Martin réunit donc un concile. La plupart des évêques
présents venaient d'Italie, de Sicile, de Sardaigne. Quelques-uns d'Afrique. Le pape Martin présida
l'assemblée. On lut les documents, que nous avons résumés ou traduits, des patriarches Sergius, Cyrus,
Pyrrhus, et Paul, qui défendaient l'unité d'opération et l'unité de volonté dans le christ. Le pape Martin
explique que si l'on n'admet qu'une seule opération et une seule volonté dans le christ, alors on est
conduit inévitablement à n'admettre qu'une seule nature. Car que serait une nature sans son opération
propre ? Puisque les pères ont professé qu'il y avait dans le christ deux natures, c'est qu'il y a aussi deux
opérations et deux volontés. La doctrine exposée par l'empereur dans le décret récent, le typos,
supprime dans le christ toute opération et toute volonté humaine, donc toute nature humaine réelle. Le
8 octobre, Etienne, évêque de Dor expose que si le christ est véritablement Dieu et véritablement
homme, il doit avoir en lui une volonté divine et une volonté humaine : sans cela, son humanité et sa
divinité seraient incomplètes. Celui qui admet les deux natures dans le christ, doit admettre aussi deux
volontés et deux opérations.
Dans les discussions qui suivirent, les pères réunis au Latran mettent en relief que la volonté fait
partie de la nature, et va de pair avec elle (syndromos). En Dieu, père, fils, saint esprit, il n'y a qu'une
seule nature, et donc qu'une seule opération et une seule volonté. Dans le christ, il y a deux natures, et
donc deux opérations et deux volontés. On lit les textes des pères sur ces problèmes.
Le 31 octobre 649, en sa cinquième session, le concile réuni au Latran formula ses conclusions : le
résumé synthétique de la foi professée par les pères. Ce résumé appelé aussi « symbole « est la reprise,
la répétition, la traduction en latin 212 de la définition proclamée au concile de Chalcédoine, — avec une
addition, un supplément.
« Suivant donc les saints pères, nous enseignons tous d'une seule voix» symphonique « (symphônôs)
à reconnaître et à professer un seul et même fils, notre seigneur Jésus christ : intégral, le même, en
divinité, et intégral, le même, en humanité; Dieu véritablement, et homme véritablement, le même,
constitué d'une âme rationnelle et d'un corps ; consubstantiel au père quant à la divinité, et
consubstantiel à nous, le même, quant à l'humanité, et en tout semblable à nous, sauf le péché. Avant
les siècles il a été engendré du père, quant à la divinité; en ces derniers des jours, le même, à cause de
nous et à cause de notre salut, de Maria la vierge la mère de Dieu, quant à l'humanité. Un seul et le

211
Analyse de ce décret dans HEFELE, III, 1, p. 432.
212
Nous avons aussi le texte grec de ce document.
154

même christ, fils, seigneur, unique engendré, reconnu en deux natures, sans confusion, sans
modification, sans division, sans séparation. En aucune manière la différence des natures n'est abolie
par l'union. Mais, bien au contraire, elle est sauvée, la propriété de chaque nature. Chaque nature
converge (syntrechousès : courir avec) vers (eu) un seul personnage (eh hen prosôpon) et un seul être
subsistant (mian hypostâsin). Non pas partagé ou séparé en deux personnes (eh dyo prosôpa), mais un
seul et le même fils, unique engendré, Dieu logos, le seigneur Jésus christ... »
Jusque-là, c'était la reprise par les pères réunis au Latran, de la formule élaborée et proclamée par les
pères du concile de Chalcédoine en 451.
Et voici le supplément qu'ajoutent les pères du concile du Latran le 31 octobre 649 :
« ... Et de celui-ci (de Jésus-logos), de même que nous reconnaissons et professons les deux natures,
unies sans confusion, sans division, ainsi, de même, nous reconnaissons et professons aussi les deux
volontés qui se rapportent à chaque nature (dyo ta kata physin thelèmata ; dans le texte latin : duas
naturelles volontates), la volonté divine et l'humaine; et les deux opérations naturelles, la divine et
l'humaine. Pour la confirmation complète et sans omission (sans que rien soit laissé de côté) de ceci :
qu'il est Dieu, par nature, intégral et homme intégral, véritablement, à l'exception du seul péché, le
même et l'unique seigneur et Dieu, Jésus christ, puisqu'il a voulu et opéré divinement et en même temps
humainement notre salut213. »
Ensuite de quoi venaient les « canons 214 « qui explicitaient, précisaient, en rejetant les thèses
inverses, la pensée formulée dans le paragraphe que les pères du concile du Latran avaient ajouté à la
formule élaborée au concile de Chalcédoine.
On remarque, une fois de plus, par cet exemple précis, comment procède ce qu'on a appelé, au xix e
siècle, le « développement « dogmatique.
Les pères réunis à Nicée répugnaient initialement à dire quelque chose qui ne se trouvait pas formulé
dans les écritures inspirées. Us ont été contraints de forger cette formule précieuse que nous lirons plus
loin. Les pères qui ont suivi le concile de Nicée répugnaient à ajouter quelque chose à la définition de
Nicée. Us ont été contraints par les querelles, les doctrines nouvelles, d'ajouter ce qu'on lit dans la
définition du concile de Constantinople en 381, concernant l'esprit saint : nous lirons ces textes. En
451, les pères réunis à Chalcédoine sont contraints, comme ils le disent, par ceux qui entreprennent
de corrompre l'enseignement de l'église, de préciser ce qu'ils entendent par incarnation et comment ils
comprennent l'union de Dieu et de l'humanité. En 649, les pères réunis au Latran sont obligés, à cause
des querelles qui se sont levées depuis des années, et des questions nouvelles soulevées, d'ajouter un
paragraphe à la définition de Chalcédoine.
C'est ainsi que s'opère le développement dogmatique. Comme nous le disions, en proposant une
comparaison avec ce qui se passe dans l'ordre de l'évolution biologique : le vivant ne prend pas
l'initiative. C'est le milieu, en se modifiant, qui provoque de la part du vivant une réaction, qui est
créatrice, qui constitue un développement. Ici, en théologie, ce sont les hérésies qui provoquent de la
part de la pensée de l'église une réaction qui conduit l'église à formuler plus clairement qu'elle ne l'avait
fait auparavant, ce qu'elle pense, sur le point, sur la question qui sont soulevés.
Heureuse faute qui a permis un tel développement... Car s'il n'y avait pas eu les hérésies, il n'y aurait
pas eu non plus le développement. La pensée de l'église se développe donc d'une manière dialectique,
sous la provocation suscitée par les doctrines hérétiques. La pensée de l'orthodoxie est provoquée à se
développer, à s'expliciter, à se formuler et se dire elle-même. La pensée de l'église progresse dans les
crises. Et l'histoire montre que lorsqu'il n'y a pas de crise, il n'y a pas non plus de progrès. C'est tin peu
ce qu'enseigne par ailleurs, pour l'histoire des civilisations, l'historien anglais Arnold Toynbee.

213
Textes grec et latin, ES 500.
214
Nous avons expliqué ta signification de ce terme p. 49 (p. 34).
155

Les « canons 215 « formulés par les pères réunis au Latran précisaient, développaient leur pensée, en
rejetant comme d'habitude les thèses adverses.
« 1. Si quelqu'un ne reconnaît et ne professe pas, conformément aux saints pères, à proprement parler
et véritablement, le père, le fils» et l'esprit saint, trinité dans l'unité et unité dans la trinité, c'est-à-dire :
un seul Dieu en trois subsistances (subsistentiis ; subsistentia est la traduction latine du grec
hypostasis), consubstantielles et d'égale gloire; — des trois (pour les trois) une seule et même déité
(divinité), nature, substance, puissance, autorité, royauté, volonté, opération; — incréée, sans
commencement, sans principe, sans limites, qui ne peut pas être comprise d'une manière exhaustive,
immuable, créatrice de tous les êtres et protectrice, — qu'il soit condamné.
«2. Si quelqu'un, conformément aux saints pères, ne reconnaît et ne professe pas, à proprement parler
et selon la vérité, que lui-même, l'un de la sainte et consubstantielle et vénérée trinité, Dieu logos, est
descendu du ciel, s'est incarné de l'esprit saint et de Maria toujours vierge; qu'il s'est fait homme, qu'il a
été crucifié en la chair, à cause de nous et volontairement (sponte, hekousiôs), qu'il a souffert, a été
enseveli, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, est assis à la droite du père, et viendra de
nouveau avec la gloire du père, avec la chair assumée par lui, animée d'une âme intelligente, pour juger
les vivants et les morts, — qu'il soit condamné.
« 3. Si quelqu'un, conformément aux saints pères, ne reconnaît et ne professe pas, à proprement
parler et selon la vérité, la mère de Dieu, sainte et toujours vierge, vu qu'elle a conçu véritablement le
Dieu logos lui-même...
« 4. Si quelqu'un... ne reconnaît pas que de notre même et unique seigneur Jésus christ, il y a deux
nativités (deux naissances, nativitates en grec gennèseis), l'une avant les siècles, de Dieu et père, d'une
manière non corporelle et éternelle, l'autre de la sainte vierge mère de Dieu, Maria... »
Dans le 10e « canon «, les pères réunis au concile du Latran disaient ceci :
« 10. Si quelqu'un ne reconnaît pas, conformément aux saints pères, en toute propriété de langage, en
termes propres, (proprie, en grec kuriôs, au sens propre) et en vérité, qu'elles sont deux les volontés du
même et unique christ notre Dieu, unies d'une manière congénitale 216, la divine et l'humaine, puisque
c'est par chacune de ses deux natures qu'il a voulu être, lui, le même, l'opérateur de notre salut, — qu'il
soit condamné.
« 11. Si quelqu'un ne reconnaît pas, conformément aux saints pères, en propres termes et en vérité,
qu'elles sont deux les opérations (energeias) du même et unique christ de Dieu, unies d'une manière
congénitale, la divine et l'humaine, par le fait que c'est par chacune de ses natures qu'il est l'opérateur,
lui, le même, de notre salut, — qu'il soit condamné.
« 12. Si quelqu'un, conformément aux hérétiques criminels, professe qu'elle est unique la volonté du
christ notre Dieu, et unique l'opération, ce qui revient à détruire la doctrine des pères, et à renier
l'économie de l'incarnation de notre sauveur, — qu'il soit condamné.
«15. Si quelqu'un... comprend que l'opération divino-humaine (deivirilem), que les Grecs appellent
theandrikèn217, est une seule opération, et ne reconnaît pas qu'elle est double (duplicem), conformément
aux saints pères, c'est-à-dire divine et humaine..., — qu'il soit condamné218. »

Avant la fin du concile de 649, l'empereur tente de faire arrêter le pape. L'entreprise échoue. Mais en
653 elle réussit. Le pape Martin est déporté à Constantinople, jugé pour haute trahison, dépouillé de ses
vêtements, exposé sur la place publique, puis, chargé de chaînes, il est jeté en prison, condamné à mort.
215
Nous avons expliqué, p. 49, la signification de ce terme (p. 34).
216
Dans le texte grec : sumphuôs, du verbe sum-phuô : faire croître ensemble, naître avec, croître avec ou ensemble. La
sumphusis est l'action de naître ou de croître ensemble. Sumphutos : né avec, inné, naturel à, qui croît ou qui pousse avec.
217
C'est l'expression du pseudo-Denys que nous avons vue plus haut.
218
Canons du concile du Latran, 649; ES 501 s.
156

Comme le plus souvent dans ces cas-là, le pouvoir, ne voulant pas aborder la véritable question, qui
était théologique, fait dériver l'accusation dans le sens politique. Le pape Martin est finalement déporté
en Crimée et meurt le 16 septembre 655, abandonné de tous.
Le moine Maxime qui vivait alors à Rome dans un monastère est arrêté à peu près en même temps
que le pape Martin, transporté à Constantinople, jeté en prison. On tente de lui faire un procès
politique. On essaie, en prison, de le faire adhérer à la doctrine formulée par l'empereur dans son typos
décrété en 648. Maxime s'y refuse. Maxime est déporté. On tente de nouveau d'obtenir de lui son
accord avec le typos de l'empereur et avec le patriarche de Constantinople. Maxime refuse de nouveau.
Il est battu, exilé de nouveau, en 65 s. Six ans plus tard, on le ramène une fois encore à Constantinople
pour un nouvel interrogatoire. Il est alors exilé dans le Caucase, avec deux de ses disciples. Selon
certains documents, il aurait eu la langue arrachée et la main droite coupée. Maxime était alors âgé de
plus de quatre-vingts ans. Il meurt en 662. *
En 678, le nouvel empereur régnant à Constantinople, Constantin IV Pogonat écrit au pape de Rome,
une lettre dans laquelle il appelle celui-ci oikoumenikos papas, et lui propose d'envoyer à
Constantinople des représentants pour une conférence qui aurait pour but de régler le problème
théologique soulevé depuis le début du siècle. Lorsque la lettre parvient à Rome, en 679, le nouveau
pape était Agathon.
Le pape Agathon voulait; que les évêques de l'Occident soient consultés, en particulier ceux qui se
trouvaient chez les « barbare » : les Slaves, les Francs, les Goths, les Bretons. Il réunit à Rome des
évêques de tous les pays. Il suscite des réunions dans les diverses provinces. En 680, l'archevêque de
Cantorbery convoque les évêques anglais pour un concile dans le Sussex. Après avoir réuni les évêques
d'Italie, le pape envoie à Constantinople des documents qui contiennent un résumé, une synthèse de ce
que pensaient l'église de Rome et les églises d'Italie.

Lettre du pape Agathon.

Le premier document est une lettre personnelle écrite par le pape Agathon à l'empereur et à ses deux
frères qu'il avait associés à l'empire.
«
Voici, écrit le pape, quel est l'état (status) de la foi évangélique et apostolique, et de la tradition
régulière : Nous professons une trinité sainte et inséparable, c'est-à-dire père et fils et esprit saint : elle
est d'une seule déité, d'une seule nature et substance, ou essence. Nous proclamons qu'elle est d'une
seule volonté naturelle, puissance, opération, domination, majesté, pouvoir et gloire. Et tout ce qui est
dit de cette même sainte trinité d'une manière essentielle, nous le comprenons au singulier (singulari
numéro) comme se rapportant à l'unique nature des trois consubstantiels219.
« Lorsque nous faisons profession de reconnaître ce qui concerne l'un (sic : de uno) de ces trois
mêmes personnes de la sainte trinité elle-même, le fils de Dieu, le Dieu verbe, et le mystère de son
économie (de son incarnation) adorable selon la chair, nous affirmons tout ce qui est double en l'unique
et même seigneur, notre sauveur Jésus christ, selon la tradition évangélique, c'est-à-dire que nous
enseignons deux natures, la divine et l'humaine, desquelles et en lesquelles, même après son admirable
et inséparable union, il subsiste. Et nous professons que chacune de ces deux natures possède sa
propriété naturelle : la nature divine a tout ce qui est divin, et l'humaine tout ce qui est humain,
exception faite de tout péché. Et chacune de ces deux natures de l'unique et même Dieu verbe incarné,
c'est-à-dire humanisé (id est humanati), nous reconnaissons qu'elles sont sans confusion, d'une manière
inséparable, d'une manière immuable : seule l’intelligence discerne ce qui est uni. Cela dit à cause de
l'erreur (qui consiste à affirmer) la confusion. Car nous détestons également le blasphème qui consiste à

219
Nous expliquerons tout cela plus loin, dans la partie que nous consacrons à la théologie trinitaire.
157

affirmer la division, et le blasphème qui consiste à affirmer le mélange.


« Lorsque nous professons deux natures, deux volontés naturelles et deux opérations naturelles dans
l'unique seigneur Jésus christ, nous ne disons pas qu'elles sont contraires ni qu'elles sont opposées l'une
à l'autre. Nous ne disons pas non plus qu'elles sont comme séparées en deux personnes ou subsistances
Mais nous disons que le même, notre seigneur Jésus christ, de même qu'il a deux natures, de même il a
aussi en lui deux volontés naturelles et deux opérations naturelles, la divine et l'humaine. Il possède sa
volonté divine et son opération divine de toute éternité, commune avec le père qui est de même essence
que lui. Quant à la volonté humaine et à l'opération humaine, il la possède d'une manière temporelle, il
l'a reçue de nous; il l'a assumée avec notre nature.
« L'église apostolique (des apôtres) du christ 220 reconnaît, à partir des propriétés naturelles, que
chacune de ces deux natures du christ est complète, intégrale (perfectam = le grec teleios). Tout ce qui
concerne les propriétés des natures, toutes ces choses-là elle les professe doubles, car notre seigneur
Jésus christ lui-même est Dieu intégral (perfectus) et homme intégral. Il est de deux natures et en deux
natures. En conséquence de quoi, conformément à la norme (régulant) de la sainte, catholique et
apostolique église du christ, elle professe et enseigne aussi qu'il y a en lui deux volontés naturelles et
deux opérations naturelles.
« Car si quelqu'un estime que la volonté est personnelle (qu'elle relève de la personne), puisque l'on
dit que dans la sainte trinité il y a trois « personnes «, il faudrait dire aussi qu'il y a en elle trois volontés
personnelles et trois opérations personnelles — ce qui est absurde et impie au plus haut point. Mais si,
ce qu'implique la vérité de la foi chrétienne, la volonté est naturelle (c. à d. qu'elle relève de la nature),
là où elle est dite une, cette nature de la sainte et indissociable trinité, il en résulte par conséquent qu'il
faut comprendre aussi qu'il n'y a qu'une seule volonté naturelle et une seule opération naturelle.
« Mais dans l'unique personne de notre seigneur Jésus christ, médiateur de Dieu et des hommes, nous
professons deux natures, c'est-à-dire la divine et l'humaine. En ces deux natures, il subsiste même après
l'admirable union. Par conséquent, de même que nous professons deux natures de Tunique et même
(seigneur), de même nous professons d'une manière cohérente deux volontés naturelles et deux
opérations naturelles.
« Pour que l'intelligence de cette profession véridique soit claire clans vos esprits, à partir de
l'enseignement des livres de l'ancienne alliance et de la nouvelle alliance, notre seigneur Jésus christ
lui-même, dans les saints évangiles, atteste qu'il manifeste, dans certains cas les choses humaines, dans
d'autres cas les choses divines, dans d'autres cas encore les deux à la fois, afin d'instruire ses fidèles à
croire et à enseigner qu'il est vrai Dieu et vrai homme. Il prie le père, comme homme, pour qu'il lui
épargne le calice de la passion, car en lui la nature de notre humanité est complète, totale, intégrale
(perfecta), exception faite du seul péché. » Père, dit-il, si cela est possible, que cette coupe passe loin
de moi. Mais cependant, non pas comme moi je veux, mais comme toi (tu veux) « (Mt 26, 39). Et dans
un autre endroit : « Père, si tu le veux, que cette coupe passe loin de moi. Cependant, que non pas ma
volonté, mais la tienne advienne « (Le 22, 42). (...) Et le texte : « L'esprit (en grec pneuma, en latin
spiritus) est bien disposé, mais la chair (grec sarx, araméen bisra) est faible « (Mt 26, 41) montre qu'il
existe deux volontés, l'une qui est humaine, celle de la chair, l'autre divine 221»

Lettre du concile.

Le deuxième document que le pape Agathon fit porter à Constantinople était aussi adressé à

220
Nous avons expliqué ces trois mots, église, apôtre, christ, p. 149 (p. 940), 152 (p. 96), 110 (p. 70).
221
Lettre du pape Agathon aux empereurs, 27 mars 680, texte latin partiel, ES 542 s.; Hahn, § 236, p. 346.
158

l'empereur Constantin Pogonat et à ses frères, mais il était signé par le pape Agathon et cent vingt-cinq
évêques.
Dans cette lettre de l'assemblée des évêques réunis à Rome en 680, se trouve une profession de foi,
un résumé, une synthèse de ce que pensent les évêques réunis à Rome autour du pape Agathon. Nous
lirons quelques fragments de cette profession de foi.
« Nous croyons en Dieu père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de tous les êtres visibles et
invisibles. Et en son fils unique, qui avant tous les siècles est né de lui, Dieu véritable de Dieu
véritable, lumière (issue) de la lumière, né, mais non pas fait, consubstantiel au père c'est-à-dire de la
même substance avec le père; par qui tout a été créé, les êtres qui sont dans le ciel et ceux qui sont sur
la terre. Et en l'esprit saint, seigneur et vivifiant, qui procède du père, qu'il faut adorer avec le père et le
fils, et glorifier avec eux. Trinité dans l'unité et unité dans la trinité. Unité d'essence, trinité de
personnes ou de subsistances En professant Dieu père, Dieu fils, Dieu esprit saint, nous ne professons
pas trois dieux, mais un seul Dieu, père et fils et esprit saint; non pas la subsistance de trois noms, mais
l'unique substance de trois subsistances ; dont unique est l'essence ou la substance ou la nature, c'est-à-
dire unique la divinité, unique l'éternité, unique la puissance, unique l'empire, unique la gloire, unique
l'adoration, unique la volonté et l'opération essentielle de la même sainte et indissociable trinité,
volonté et opération qui a fondé toutes choses, qui régit, organise toutes choses et qui les maintient.
« Nous professons que l'un de cette même sainte et coessentielle trinité, Dieu verbe, qui avant les «
siècles « est né du père, dans les derniers temps des durées cosmiques 222 pour nous et pour notre salut
est descendu des deux; il s'est incarné de l'esprit saint et de la sainte, sans tache et toujours vierge
glorieuse Maria, notre dame, véritablement et au sens propre mère de Dieu; selon la chair il est né d'elle
et véritablement il a été fait homme. Le même, Dieu véritable; le même, homme véritable. Dieu de par
Dieu père, homme de par la vierge mère. Il s'est incarné d'elle en une chair qui possède une âme
rationnelle et intellectuelle. Il est, le même, consubstantiel à Dieu père selon la divinité, et
consubstantiel à nous, lui-même, le même, selon l'humanité, et en tout semblable à nous, sauf le seul
péché. Crucifié pour nous sous Ponce Pilote, il a souffert, il a été enseveli, il est ressuscité, il est monté
aux cieux, il est assis à la droite du père et de nouveau il viendra juger les vivants et les morts; son
règne n'aura pas de fin.
« Un unique et le même seigneur, notre seigneur Jésus christ, fils de Dieu, unique engendré, de deux
substances et en deux substances (ex duabus et in duabus substantiis), sans confusion, sans mutation,
sans division, sans séparation : nous le savons subsister sans que jamais ni nulle part elle soit supprimée
la différence des natures, à cause de l'union; bien plutôt elle est sauve la propriété de chacune des
deux natures : elles concourent (convergent : concurrente, courir vers un même but) dans une seule
personne et une seule subsistance Il n'est pas partagé en une dualité de personnes, ni écartelé. Il n'est
pas mélangé dans une seule nature composée. Mais il est un seul et même fils unique, Dieu verbe, notre
seigneur Jésus christ. Il n'est pas un autre dans un autre (alium in alio), ni un autre et un autre (alium et
alium). Mais il est le même, lui-même, en deux natures c'est-à-dire en la divinité et en l'humanité,
même après l'union substantielle (post subsistentialem adunationem223) : c'est ainsi que nous le
connaissons. Car ni le logos (verbum) n'a été changé en la nature de la chair, ni la chair n'a été
transformée en la nature du logos. Car chacune des deux réalités est restée ce qu'elle était par nature. La
différence des natures qui ont été unies en lui, nous la discernons seulement par le regard de notre
contemplation, ces natures dont il est composé sans confusion, sans séparation, sans mutation. Il est un
à partir de (ex) chacune des deux natures, et chaque nature existe par celui qui est un. Car elles
coexistent ensemble, simultanées, et l'altitude de la divinité et l'humilité de la chair. Chaque nature

222
Saeculorum ; pour l'explication de ce mot, cf. p. 422 (p. 266).
223
C'est donc ainsi que les Latins traduisent l'énôsis pbysikè et l’enôsis kath'hypostasin de Cyrille et. de ses successeurs.
159

conserve, même après l'union, sans défaillance, sa propriété. Chaque» forme « (forma224) opère, en
communion avec l'autre, ce qu'elle a de propre. Le verbe opère ce qui est du verbe, la chair exécutant ce
qui est de la chair. L'un brille par l'éclat des miracle s. L'autre succombe aux injures.
« D'où il résulte ceci : De même que nous professons qu'il a véritablement deux natures ou
substances, c'est-à-dire la divinité et l'humanité, sans confusion, sans division, sans mutation, —-de
même aussi nous professons qu'il a deux volontés naturelles et deux opérations naturelles. La norme de
la piété nous instruit qu'il est Dieu intégral et homme intégral, l'unique et même seigneur Jésus
christ ...225»

CONCILE DE CONSTANTINOPLE (681)

En septembre 680, l'empereur Constantin ordonna au patriarche de Constantinople de réunir les


évêques qui dépendaient de son autorité afin d'examiner la doctrine de l'unique énergie et de l'unique
volonté dans le christ. Il convoque aussi les évêques du patriarcat d'Antioche. Le concile se réunit en
novembre. Les représentants du pape étaient présents, et un représentant de Jérusalem. En tout
quarante-trois évêques. La réunion convoquée par l'empereur s'était transformée en concile général. Les
actes de la dix-huitième session portent cent soixante-quatorze signatures.
Dès la première session, les représentants du pape demandèrent aux évêques qui étaient sous
l'autorité du patriarche de Constantinople de s'expliquer au sujet de la doctrine de Tunique opération
dans le christ professée par le patriarche Sergius.

Profession de Macaire d'Antioche.

Lors de la huitième session du concile de Constantinople, le 7 mars 681, Macaire, patriarche


d'Antioche, lut sa propre profession de foi. Il professe une seule opération et une seule volonté dans le
christ :
« Nous ne disons pas que la chair a été changée en la nature de la divinité, ni que la nature indicible
de Dieu logos a été déportée dans la nature de la chair, comme l'ont dit, en déraisonnant, Apollinaire,
Eutychès et Sévère les impies. En aucune manière, par l'union, la différence des natures n'a été
anéantie. Bien au contraire, elle est sauvée la propriété de chacune des deux natures dans une seule
personne et dans un seul être subsistant (hypostasei mia). Car nous professons que le logos s'est uni à la
chair d'une manière substantielle (kath'hypostasin). Nous l'adorons, lui, l'unique fils, Dieu véritable, le
seigneur Jésus christ reconnu en deux natures, sans confusion, sans séparation. Nous ne plaçons pas ici
l'homme, là Dieu. Nous ne dissocions pas l'homme et Dieu. Car ce n'est pas l'un qui a fait les miracle s,
et l'autre qui a souffert les choses humaines, comme le disent Théodore et Nestorios qui séparent. Mais
c'est un seul et le même que nous reconnaissons et professons Dieu et homme intégral, consubstantiel
au père selon la divinité, et consubstantiel à nous, le même, selon l'humanité. Du même nous
annonçons les deux générations, l'une avant les siècles, du père, selon la divinité; et puis l'autre, aux
derniers jours, de Maria la vierge, la mère de Dieu, selon l'humanité. C'est au même qu'appartient, c'est
du même que sont les miracle s et les souffrances. Et toute opération (pasan energeian) qui concerne
Dieu et qui concerne l'homme, nous croyons purement et simplement qu'elle procède du même et
unique christ de Dieu. Car les œuvres divines ne sont pas à rapporter à Dieu, ni les humaines à
l'homme. Mais, s'étant in hominisé, le Dieu logos â manifesté une nouvelle opération, une certaine
opération divino-humaine (kainèn tina tèn theandrikèn energeian), et celle-ci est tout entière vivifiante,

224
C'est une citation de la lettre du pape Léon, cf. p. 217.
225
Lettre du synode romain aux empereurs, 27 mars 680, ES 546; Hahn, § 184, p. 250.
160

même si cela paraît étrange et si cela trouble les oreilles de certains. Ils comprennent que cette
expression, nous l'avançons pour détruire les deux natures qui sont unies dans le christ notre Dieu sans
confusion et d'une manière substantielle. Or il n'en est rien, loin de là ! Nous disons qu'un seul et le
même a opéré, c'est-à-dire qu'il a accompli l'œuvre admirable de notre salut, et le même a souffert en sa
propre chair et a supporté véritablement toutes les souffrances salutaires. C'était le même qui disait des
choses admirables. La souffrance appartient à la chair, mais elle n'est pas séparée de la divinité, même
si ce n'était pas le fait de la divinité que de souffrir. L'opération est de Dieu, même si elle s'effectue par
l'intermédiaire de son humanité, c'est-à-dire de toute notre complexion 226. Cette opération, il l'a
accomplie par l'unique et seule volonté divine : il n'y a pas en lui une autre volonté qui s'oppose, qui
résiste à sa volonté divine et puissante. Car il est impossible que dans l'unique et même christ notre
Dieu subsistent deux volontés en même temps, opposées sur le même point ou même semblables. La
salutaire doctrine des pères qui nous portent Dieu enseigne d'une manière claire que jamais la chair du
seigneur, animée d'une âme pensante, n'opère son propre mouvement naturel d'une manière séparée et
de sa propre impulsion, à l'encontre de l'inclination du Dieu logos qui lui est uni d'une manière
substantielle (kath'hypostasin). Mais elle opère son mouvement, la chair, lorsque, et tel que et pour
autant que l'a voulu le Dieu logos lui-même. Ils le disent clairement : de la même manière que notre
propre corps est gouverné et orné et disposé par notre âme pensante et rationnelle, ainsi en est-il de
notre seigneur le christ : tout son composé humain, conduit toujours et en toutes choses par la divinité
du logos lui-même, ce composé humain était mû par Dieu (theokinèton), comme le dit Grégoire de
Nysse227. »

On voit clairement par cette profession de foi du patriarche d'Antioche que ce qu'il veut éviter à tout
prix, c'est le dualisme nestorien, la dichotomie nestorienne entre Dieu et l'homme en Jésus de Nazareth.
Il veut à tout prix maintenir l'unité du christ. En quoi il est parfaitement orthodoxe.
Certes, la chair, ou, pour mieux dire, l'humanité, n'est pas séparée, dans le christ, de la divinité,
puisque précisément elle constitue avec la divinité une unité substantielle et subsistante : le christ lui-
même.
Mais on voit aussi dans ce texte que Macaire méconnaît la consistance propre de l'humanité assumée.
Macaire reconnaît à la « chair « assumée la pensée, l'intelligence, — contre Apollinaire. Mais il ne lui
reconnaît pas l'initiative propre, l'opération propre, la volonté propre. La « chair « est mue par Dieu,
comme un instrument dans la main de celui qui le manie. C'est donc un apollinarisme de la volonté et
de l'opération.
Certes la volonté humaine dans le christ ne fait pas opposition à la volonté divine. Mais il n'est pas
nécessaire, s'il y a une volonté humaine dans le christ, qu'elle soit en contradiction avec la volonté
divine. En fait, nous l'avons vu, cette volonté humaine est sainte parce qu'elle consent librement à la
volonté divine.
L'humanité du christ, dans le système christologique de Macaire patriarche d'Antioche, est décapitée,
tronquée, mutilée. Elle n'est pas complète, elle n'est pas intégrale.

Formule du Concile de Constantinople (681).

Lors de la dix-huitième et dernière session, le 16 septembre 681, fut lue, proclamée et signée la

226
Phurama : masse pétrie, pâte de farine pétrie, composition. Phuraô : mouiller la pâte, la terre, pétrir.
227
MACAIRE D'ANTIOCHE, profession de foi, Hahn, § 237, p. 348.
161

formule sur laquelle les évêques présents s'étaient mis d'accord : cent soixante-quatorze signatures.
« De Dieu père, le fils unique engendré et le logos, qui est devenu homme, semblable à nous en
toutes choses exception faite du péché, le christ, notre Dieu véritable, a proclamé : « Je suis la lumière
du monde. Celui qui me suit ne marchera plus dans l'obscurité, mais il possède la lumière de la vie «
(Jn 8, 12)... »
Les pères du concile expriment d'abord leur accord avec les cinq conciles précédents : Nicée (325),
contre Arius et ses disciples; Constantinople (381), contre ceux qui niaient la divinité de l'esprit saint 228;
Éphèse (431), contre Nestorios; Chalcédoine (451), contre Eutychès; le cinquième concile œcuménique
réuni contre les œuvres et la pensée de Théodore de Mopsueste, d'Origène, de Didyme, etc.
(Constantinople 553).
Les pères lisent le symbole de Nicée : « Nous croyons en un seul Dieu 229... »
Puis ils poursuivent :
« Il suffisait certes, pour la connaissance parfaite de la foi orthodoxe et pour sa confirmation, ce
symbole pieux et orthodoxe de la foi divine.
« Mais puisqu'il n'a pas cessé depuis le commencement, l'inventeur du mal..., il s'est trouvé
maintenant aussi des instruments (organa) pour accomplir sa volonté... Il n'a pas cessé, par eux
(Sergius, Pyrrhus, Cyrus, etc.) de susciter les pièges, les obstacles (ta skandala) de l'erreur, à la
plénitude de l'église. Il a ensemencé dans le peuple orthodoxe en faisant entendre des nouveautés,
l'hérésie d'une seule volonté et d'une seule opération pour les deux natures de l'un de la sainte triade, le
christ, notre Dieu véritable230. Cette hérésie est en consonance, en harmonie, avec la doctrine
d'Apollinaire et de Sévère. Elle détruit la plénitude, la perfection (to teleion) de in-hominisation de
l'unique seigneur Jésus christ, notre Dieu. Cette hérésie introduit l'idée qu'elle est sans volonté et sans
opération, la chair du christ qui est animée d'une âme intelligente...
« Le présent concile, saint et universel, reçoit fidèlement et accueille avec empressement, les mains
levées, la lettre du très saint et bienheureux pape de l'antique Rome, Agathon, adressée à notre très
pieux et très fidèle empereur Constantin. Cette lettre rejette en les nommant ceux qui ont proclamé et
enseigné une seule volonté et une seule opération dans l'économie du christ incarné, notre Dieu
véritable. Le présent concile reçoit aussi l'autre lettre conciliaire, adressée par le sacré concile des cent
vingt-cinq évêques aimés de Dieu, sous le même très saint pape, à sa sérénité remplie de la sagesse de
Dieu, car ces lettres sont en accord avec le saint concile de Chalcédoine et avec le livre du très saint et
bienheureux pape de la même antique Rome, Léon, volume adressé à Flavien 231 qui est parmi les
saints. Le même concile (de Chalcédoine) l'appelle (Léon) : « colonne de l'orthodoxie «. D'accord aussi
avec les lettres conciliaires écrites par le bienheureux Cyrille contre Nestorios l'impie et celles
adressées aux évêques d’Orient232.
« Suivant les saints et universels cinq conciles et les saints pères, le présent concile définit en accord
avec eux, reconnaît et professe :
« Notre seigneur Jésus christ, Dieu véritable, notre Dieu, l'un de la sainte, consubstantielle triade,
source de vie (zôarchichès : principe de vie), intégral en divinité et intégral, le même, en humanité.
Dieu véritablement et homme véritablement, le même, constitué d'une âme intelligente et d'un corps.
Consubstantiel au père selon la divinité, et consubstantiel à nous, le même, selon l'humanité. En tout

228
Nous allons aborder l'étude de ces deux conciles plus loin, cf. p. 367 (p.231) et 420 (p. 264).
229
Dont nous donnons la traduction plus loin, cf. p. 367 (p. 231).
230
On voit que pour les pères réunis à ConStantinople l'hérésie c§l quelque chose de nouveau. L'orthodoxie, c'est ce que
l'église a toujours pensé, depuis le début, même si elle ne l'a pas dit d'une manière explicite. C'est-à-dire, en langage
moderne, que l'orthodoxie est contenue dans l'information originelle.
231
Nous l'avons traduit, p. 217 (p. 137).
232
Cf. p. 184 (p. 117).
162

semblable à nous, sauf le péché. Avant les siècles, du père, il a été engendré selon la divinité (quant à la
divinité) ; aux derniers jours, le même, à cause de nous, et à cause de notre salut, de l'esprit saint et de
Maria la vierge, qui est au sens propre et selon la vérité mère de Dieu, — quant à l'humanité. Un seul et
le même christ, fils, seigneur, unique engendré, en deux natures, sans confusion, sans modification,
sans séparation, sans division : tel il est reconnu. En aucun cas la différence des natures n'est abolie par
l'union. Mais bien au contraire elle est sauvée, la propriété de chaque nature, et elle converge en une
seule personne et en un seul être subsistant (mian hypostasin). Il n'est pas partagé ou divisé en deux
personnes, mais il est un seul et le même fils unique engendré, logos de Dieu, le seigneur Jésus christ,
comme autrefois les prophètes l'ont enseigné et comme Jésus le christ nous l'a enseigné lui-même, et
comme nous l'a transmis le « symbole « des saints pères.
« Et de même nous proclamons deux volontés naturelles, ou vouloirs 233, en lui, et deux opérations
naturelles, sans division, sans changement, sans partage, sans confusion, conformément à
l'enseignement des saints pères.
« Ces deux volontés naturelles ne sont pas opposées l'une à l'autre — loin de là ! — contrairement à
ce que disent les impies hérétiques234. Mais sa volonté humaine suit (accompagne, s'attache à, est
d'accord avec), elle ne s'oppose pas, elle n'entre pas en lutte, mais bien plutôt elle est soumise à sa
volonté divine toute-puissante. Car il fallait que la volonté de la chair soit mue, et soit soumise au
vouloir divin, selon ce que dit le très sage Athanase.
« De même que sa chair est dite la chair du Dieu logos, et elle l'est, de même, la volonté naturelle de
sa chair est dite la volonté propre de Dieu logos, et elle l'est, comme il le dit lui-même : « Je suis
descendu du ciel, non pas pour que je fasse ma volonté propre, mais la volonté de celui qui m'a envoyé
« (Jn 6, 38). Il appelle sa volonté propre la volonté de la chair, puisque aussi bien la chair lui est
devenue propre.
« De la même manière que sa toute sainte et impeccable chair animée a été divinisée et n'a pas été
abolie, mais elle est restée dans ses limites propres et dans son propre concept (logô235), — de même sa
volonté humaine, divinisée, n'a pas été abolie, mais elle a bien plutôt été sauvée, conformément à ce
que dit Grégoire le théologien 236 : « Car son vouloir — il s'agit du sauveur — n'est pas opposé à Dieu,
il est totalement divinisé237. »
« Nous affirmons deux opérations naturelles, sans division, sans changement, sans séparation, sans
confusion dans le même seigneur Jésus christ notre Dieu véritable, c'est-à-dire une opération divine et
une opération humaine, comme le dit Léon qui parle divinement et d'une manière parfaitement claire :
« Chaque « forme « opère, en communion avec l'autre, ce qui lui est propre. Le verbe opère ce qui est
du verbe, et la chair exécute ce qui est de la chair238. »
« Nous n'accorderons pas qu'il n'y ait qu'une seule opération naturelle de Dieu et de l'être créé, afin
de ne pas élever le créé jusqu'à la substance divine, et de ne pas rabaisser l'excellence de la nature
divine jusqu'au lieu qui convient aux êtres qui sont engendrés.
« Nous reconnaissons que les œuvres merveilleuses et les souffrances sont d'un seul et du même,
selon les réalités différentes des natures dont il est constitué et en lesquelles il a son être, comme l'a dit
le divin Cyrille.

233
Les pères de ConStantinople utilisent deux mots : thelèsis et thelèma. Les deux mots viennent du verbe thelo, ethelô,
vouloir, consentir à, désirer. Thelèsis indique plutôt l'action de vouloir; thelêma suggère plutôt la volonté accomplie.
234
Ils disaient que nous orthodoxes nous le pensions, c'est-à-dire que si nous admettions deux volontés, nous étions
contraints de les concevoir opposées l'une à l'autre.
235
C'est-à-dire qu'elle cet restée chair, c'est-à-dire humanité, ou homme; elle est restée ce qu'elle était, quoique divinisée.
236
Grégoire de Nazianze, cf. p. 403.
237
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 30, 12; PG 36, 117.
238
Cf. p. 217 (p. 137).
163

« Nous conservons toujours la non confusion et la non séparation. Nous proclamons le tout en une
formule concise : l'un de la sainte triade, après l'incarnation notre seigneur Jésus christ, nous croyons
qu'il est notre Dieu. Nous disons qu'elles sont deux, ses natures qui resplendissent, irradient, dans son
unique subsistance (hypostasei). En celle-ci il a manifesté ses œuvres merveilleuses et ses souffrances,
tout au long de son séjour qu'il a disposé parmi nous (oikonomikès anastrophès), non pas d'une manière
imaginaire, fantastique, mais véritablement. La différence naturelle (= la différence de nature) dans
cette unique subsistance se reconnaît par le fait que chaque nature veut et opère ce qui lui est propre en
communion avec l'autre. Et c'est selon cette conception que nous affirmons deux volontés naturelles et
deux opérations qui concourent mutuellement au salut du genre humain239. »

Tel était le résultat auquel était parvenu, à la fin du viie siècle, la théologie de l'incarnation.
Avec le vie concile œcuménique, Constantinople 680-681, « l'embryogenèse « du dogme de
l'incarnation est parvenue à un stade que, depuis, il n'a guère dépassé, c'est-à-dire que la Structure du
dogme christologique, tel qu'il s'est formé dans ces sept premiers siècles, est encore la nôtre. Nous
n'avons guère fait de progrès depuis. Cela ne signifie pas que, dans l'avenir, la pensée de l'église ne fera
pas des progrès dans l'intelligence de ce qu'est l'incarnation. Mais de fait, et en gros, le dogme
christologique, tel qu'il était formé à la fin du vii e siècle, est resté jusqu'aujourd'hui ce qu'il était.
L'ontologie du verbe incarné a pris à la fin du viie siècle sa structure actuelle.
Bien entendu, si l'on considère ce que l'on nous sert aujourd'hui, le plus souvent, dans les
prédications et dans les publications, en guise de christologie, aussi bien du côté catholique que — et
encore plus — du côté protestant, on peut sans peine constater que ce que l'on nous propose est une
bouillie informe, sans consistance, sans Structure, sans dynamisme, sans contenu. Tout le travail des
premiers siècles de notre ère semble avoir été oublié par nos modernes parleurs des choses de Dieu.
C'est une véritable régression : avant le développement. L'hérésie actuellement dominante, c'est la plus
archaïque, et elle est même en deçà de ce que les anciens ont pu inventer de plus faible et de plus plat :
Jésus, un homme éminent, qui nous indique la voie à suivre, pour réaliser la justice sur la terre et le
bonheur sur la planète. Un plat millénarisme, sentimental, qui n'a même pas la dignité de tel ou tel
humanisme païen révolutionnaire.
La connaissance exacte de la christologie orthodoxe est indispensable pour comprendre ce que nous
allons aborder plus loin : quel est le sens, quel est le but de la création, selon le dessein de Dieu ? Nous
verrons que c'est la divinisation de l'homme créé, sans confusion des natures ni des personnes. Cette
divinisation, elle est entreprise, réalisée, par le christ, dans le christ, pour l'humanité. C'est ainsi que le
christ est la cellule-mère de l'humanité nouvelle, celle qui se développe en ce moment, depuis bientôt
vingt siècles, et qui s'appelle l'église : l'humanité en régime de divinisation, de transformation, de ré
information par Dieu, pour la conduire au terme visé : la participation personnelle à la vie divine.
On ne comprend rien au christianisme si l'on ne connaît pas ce qu'est la christologie chrétienne
orthodoxe, et quel est le but de la création que le christianisme reconnaît. Ce but s'accomplit par le
christ et dans le christ.
Dans la christologie orthodoxe, nous l'avons vu, l'humanité du christ, ou, si l'on préfère, l'homme,
n'est pas écrasé, sous ou par la divinité. Aucune des puissances naturelles créées de l'homme n'est
abolie ni amoindrie, ni la raison, ni la volonté, ni la puissance d'agir, ni la liberté. Non seulement
aucune des puissances naturelles de l'homme n'est amoindrie, mais, bien au contraire, par l'incarnation,
c'est-à-dire par l'union de l'homme à Dieu, toutes les puissances naturelles sont développées, exaltées,
achevées, et divinisées, sans confusion des natures.
Cela se retrouvera, comme nous le verrons, dans la doctrine chrétienne orthodoxe de la

239
Concile de Constantinople, III, 680-681; texte grec : COD, p. 100 s.; Hahn, § 149, p. 172 s.; ES 553 s.
164

sanctification, ou justification, ou divinisation. L'homme n'est pas passif sous l'initiative et l'opération
de la grâce : il coopère. Son intelligence, sa raison, ne sont pas annihilées, diminuées, écrasées, par la
connaissance qui est la foi, mais bien au contraire exaltées, développées, achevées. Sa volonté, sa
capacité d'action, son initiative, sa fécondité propre, sa liberté, ne sont pas annihilées, écrasées, par la
grâce, mais bien au contraire régénérées, réactivées, suscitées, invitées à l'achèvement.
Les erreurs luthériennes portent sur ces points, comme nous le verrons. Elles se rattachent
fondamentalement, en leur racine, à des erreurs christologiques, c'est-à-dire à une christologie de type
apollinariste et monophysite, et monothélite.
Thomas d'Aquin au xiiie siècle, Maurice Blondel au xxe siècle, vont souligner l'efficacité propre des
êtres créés, leur dignité d'être causes, contre toute forme d'occasionalisme : doctrine qui professe que
Dieu seul est cause efficace, et que l'homme n'est cause qu'apparemment, et d'une manière
métaphorique, conception docète de la causalité humaine, et donc conception docète de la création.
Qu'est-ce qu'un être qui serait incapable d'action propre ? C'est ce que développera Maurice Blondel
dans sa grande trilogie sur la Pensée, l'Être et l'Action, au xxe siècle. C'est déjà la question que posaient
les pères grecs à propos de la nature humaine du christ, contre ceux qui assuraient que cette nature
humaine du christ ne comportait pas de volonté propre ni de capacité propre d'agir.
On le voit : les problèmes d'anthropologie et les problèmes de christologie sont liés intimement.

En christologie, nous l'avons vu, le concept de « personne « est pris dans un sens concret : la
personne est un être concret, une substance concrète, que je peux désigner du doigt, un individu concret
qui existe, subsiste, d'une manière distincte des autres, indépendant des autres, et qui est doué
d'intelligence, de pensée consciente et réfléchie, de liberté, d'autonomie, de volonté, de capacité
d'action.
C'est à peu près la signification que nous donnons aujourd'hui au mot « personne ».
C'était déjà la signification que Jean de Damas donnait au mot grec hypostasis au viiie siècle240.
Or, pour Jean de Damas, qui récapitule des siècles de travail antérieur, hypostasis, que nous
traduisons par «substance individuelle concrète » ou « être concret subsistant » et prosôpon, que l'on
traduit en latin par persona, et que nous traduisons soit par « visage », soit par « personnage », soit par
« personne », et atomon, l'individu, ce qui est indivisible, — ces trois termes sont synonymes. C'est ce
qu'il dit lui-même, en son propre nom et au nom des pères qui l'ont précédé :
« Il faut savoir que les saints pères ont utilisé les mots hypostasis, et prosôpon et atomon pour
désigner la même chose241. »
Nous allons voir dans notre partie suivante quelles difficultés vont résulter de cette terminologie
lorsqu'on l'utilise en théologie trinitaire. Nous verrons que le mot hypostasis que nous avons traduit
jusqu'à présent par " être singulier concret subsistant ", ou " substance individuelle concrète " ne peut
plus signifier exactement la même chose lorsqu'on l'applique aux trois de la sainte triade. Et le mot
prosôpon que nous pouvions traduire jusqu'à présent à propos du christ en le prenant au sens concret de
substance individuelle pensante et libre, donc synonyme d'hypostasis, ne peut plus conserver ce sens en
théologie trinitaire, appliqué aux trois de la sainte triade, car si on le transportait tel quel, avec cette
signification, en théologie trinitaire, on obtiendrait : trois substances individuelles concrètes, trois sujets
de pensée et d'action, trois autonomies, trois individus existants, libres, — c'est-à-dire trois dieux.
On obtiendrait donc, si l'on transportait le vocabulaire que nous avons utilisé jusqu'à présent, qui
a été utilisé par les pères grecs, si l'on transportait ce vocabulaire tel quel du domaine de la christologie
au domaine de la théologie trinitaire, la pire de toutes les hérésies : l'hérésie trithéiste.

240
JEAN DAMASCÈNE, Pègè gnôseôs, La source de science, Dialectica, chap. 44; PG 94, 916.
241
Ibid., chap. 43; PG 94, 613.
165

Il faut donc bien reconnaître que les mots, les termes techniques utilisés en christologie, n'ont pas
exactement le même sens que les mêmes mots, les mêmes termes, utilisés en théologie trinitaire.
C'est un fait déplorable, infiniment regrettable, mais c'est un fait historique, qui tient aux
conditions dans lesquelles s'est développée la théologie dans les premiers siècles de notre ère, en langue
grecque, dans un milieu donné, dans une culture donnée, dans le système d'une certaine langue,
laquelle était travaillée par certaines influences philosophiques diverses.
Le mot prosôpon, qui se traduit en latin par persona, et qui a été traduit en français par personne,
va prendre un autre sens en théologie trinitaire que celui qu'il avait en christologie. En christologie il
avait un sens concret, à peu près le sens philosophique actuel du mot français " personne ". En
théologie trinitaire il va prendre un sens abstrait, très abstrait, que nous allons voir petit à petit se
dégager des luttes, des polémiques, des discussions, des controverses autour du problème trinitaire.
Le lecteur doit donc se préparer à devoir changer de registre pour comprendre la nouvelle
signification du mot " personne " qui va se dégager petit à petit en théologie trinitaire.
Nous essaierons de montrer comment et pourquoi on est passé d'un sens concret du mot personne
à un sens abstrait, si abstrait qu'il n'a quasiment plus de rapport avec ce que, dans la langue
philosophique moderne, nous appelons une personne.
On pourrait sans doute échapper à cette difficulté de langage, qui crée aujourd'hui des confusions
quasi inextricables, en adoptant une autre manière de parler, en appelant, autrement qu'avec le mot "
personne " les trois de la sainte triade. C'est peut-être cette solution que devra adopter la pensée de
l'église dans les siècles qui viennent pour éviter les malentendus.
On peut employer les termes hypostasis et prosôpon en théologie trinitaire, si on les applique au
verbe incarné, c'est-à-dire à Jésus de Nazareth pris concrètement : c'est justement ce que fait la
christologie, le langage de la christologie, comme nous l'avons vu.
Mais la difficulté commence lorsqu'on veut utiliser ces mêmes termes d'hypostasis et de
prosôpon pour désigner non plus Jésus de Nazareth pris concrètement, ou le verbe incarné, mais le
logos de Dieu avant l'incarnation, c'est-à-dire la parole créatrice de Dieu prise en elle-même, avant
qu'elle n'ait assumé la nature humaine.
Dans ce cas on s'engage dans des difficultés que nous allons voir surgir, et cela d'autant plus que
l'on voudra appliquer les mêmes termes d''hypostasis et de prosôpon aux trois de la sainte triade.
Nous allons examiner auparavant comment quelques théologiens, à travers les siècles qui ont
suivi, ont pensé la doctrine orthodoxe de l'incarnation.
166

CHAPITRE VII

THOMAS D'AQUIN ET JEAN DUNS SCOT

THOMAS D'AQUTN

Thomas est né en 1225 au château-fort, de Rocca-Secca dans le comté d'Aquino, qui appartenait
au royaume de Sicile. En 1239, il commence ses études à la faculté des arts de l'Université de Naples.
Vers 1244, Thomas demande à entrer dans l'ordre des religieux fondé par saint Dominique en 1206. Sa
famille s'y oppose. Finalement elle cède devant son obstination. Thomas commence des études de
philosophie et de théologie à Paris, au couvent Saint-Jacques, en 124z, puis à Cologne. Il est l'étudiant
de maître Albert, lin 1252, Thomas revient à Paris. Il poursuit ses études de théologie. En 1256, il
commence à enseigner à Paris. Entre 1259 cl I2z9 '1 retourne en Italie et y enseigne. En 1269, il revient à
Paris pour y enseigner de nouveau, lin 1272 il retourne en Italie, lin 1274 il se met en route pour le
concile général de Lyon. Il meurt le 7 mars 1274.
La Somme théologique a été composée entre 1266, ou 1267, et 1272 ou 1273. Thomas d'Aquin
avait donc 41 ans lorsqu'il la commença, et 47 ans lorsqu'il s'arrêta : l'œuvre n'est pas complètement
achevée.
L'objet de la Somme théologique est, comme son titre actuel l'indique, un exposé d'ensemble de la
doctrine chrétienne, et comme l'écrit Thomas dès les premières lignes de son ouvrage : " Nous nous
proposons, dans cet ouvrage, de communiquer ce qui concerne la religion chrétienne, de cette manière
qui convient pour l'instruction de ceux qui commencent242. "
Il s'agit donc d'un exposé élémentaire de la doctrine chrétienne. A peu près au sens où l'on
trouverait aujourd'hui des exposés " élémentaires " des mathématiques, des " éléments " de
mathématique rédigés par un citoyen polycéphale appelé Nicolas Bourbaki...
A l'article 4 de la question z de la troisième partie de la Somme théologique, Thomas se demande
si la personne du christ est composée, utrum persona christi sit composita. Il se fait à lui-même tout
d'abord l'objection suivante : la personne du christ, ce n'est rien d'autre que la personne du verbe, du
logos, c'est-à-dire de la parole de Dieu; ou encore de l’hypostasis — Thomas cite ce terme en grec —
du verbe, du logos. Nous avons vu qu'en christologie, hypostasis signifie la substance individuelle
concrète. Comme l'écrit, à l'article précédent, Thomas lui-même : la personne n'ajoute à l’hypostasis
qu'une détermination : à savoir d'être une substance rationnelle243.
Or, poursuit Thomas, dans le verbe, dans le logos, dans la parole de Dieu, la personne n'est pas
autre chose que la nature. La personne du logos est la nature de Dieu, c'est-à-dire que le logos de Dieu,
la parole de Dieu, c'est Dieu s'exprimant, Dieu parlant. Ce n'est pas un autre dieu que Dieu, — comme
nous le verrons plus loin en étudiant la théologie trinitaire.
Puisque la nature du logos de Dieu est simple, comme Dieu lui-même est absolument simple, il
semble donc impossible de dire que la personne du christ soit composée.
A cette objection, qu'il s'adresse à lui-même, Thomas oppose un texte de Jean de Damas, le
théologien du viiie siècle 244, tiré du chef-d'œuvre de Jean de Damas, la Source de la connaissance,
Pègè gnôseôs, dans la partie qui s'appelle exposition précise de la foi orthodoxe.
Au troisième livre de cette Exposition, au chapitre 4, Jean de Damas écrit ceci :
242
THOMAS D'AQUIN, Summa theologica, I, prologus.
243
Sum. theol., III, q. 2, a. 3, resp. : primo ex hoc quod persona super hypostasim non addit mui seterminatam naturam,
scilicet rationalem.
244
Né à Damas autour de 675, mort autour de 749.
167

" En ce qui concerne notre seigneur Jésus christ, nous reconnaissons deux natures (dyo tas
pbyseis), mais une seule hypostasis composée à partir des deux, ou, plus simplement : des deux (mian
tèn hypostasin ex amphôterôn syntheton). Lorsque nous considérons les natures, nous nommons la
divinité et l'humanité. Lorsque nous considérons l’hypostasin, la réalité substantielle concrète,
composée (syntetheisan : qui résulte d'une synthèse) des (deux) natures, alors, tantôt nous appelons
ainsi le christ qui est (constitué) des deux, Dieu et homme, Dieu incarné, — tantôt, en nous plaçant au
point de vue d'une seule des parties (du composé) (nous désignons ainsi) Dieu seul, et le fils de Dieu, et
l'homme seul, et le fils de l'homme 245. "
L'expression mian hypostasin syntheton, une seule substance individuelle concrète composée, se
trouvait dans un ouvrage que l'on peut lire aujourd'hui à la suite des œuvres de Cyrille d'Alexandrie,
ouvrage intitulé dans nos éditions : De la sainte trinité. Cet ouvrage n'est pas de Cyrille d'Alexandrie.
Personne, à ma connaissance, ne sait qui en est l'auteur. Ce qui est sûr, c'est que Jean de Damas l'a
recopié presque mot pour mot dans son grand traité, Exposition de la foi orthodoxe.
Cet auteur inconnu écrivait donc : " Nous professons une seule hypostasis composée du christ,
composée (syntetheimenèn) de deux natures, de la divinité, bien évidemment, et de l'humanité, unies
l'une à l'autre selon Hypostasis même du logos. Et c'est pourquoi, cette union, nous l'appelons
substantielle, kath’hypostasin. Car une seule hypostasis des (= parmi les) trois hypostases de la divinité,
celle du fils, a uni les deux natures l'une à l'autre, sans confusion, en elle-même et conformément à elle-
même (kai kath'hautèn = kath'hypostasin246). "
C'est ici que les choses se compliquent. Comme nous l'avons vu récemment, il faut s'entendre sur
le sens et l'application, la portée, des mots que l'on emploie.
Si l'on entend par hypostasis une substance individuelle concrète, je peux dire alors que tel arbre,
tel lion, tel éléphant, tel homme, est une hypostasis.
Si je réserve le terme de personne, en latin persona, en grec prosôpon247, à une substance
individuelle concrète pourvue de pensée, de conscience, de liberté, de volonté, alors je peux et je dois
dire que Jésus de Nazareth est une personne. Je peux dire aussi qu'il est une hypostasis, étant entendu
que je dis un peu moins en disant hypostasis qu'en disant personne. Comme le remarque Thomas,
personne ajoute les idées de pensée, de volonté, de liberté, etc., tout ce qui caractérise la personne
humaine.
Contre Nestorios, Cyrille et le concile d'Éphèse ont établi que le christ n'est pas l'association de
deux personnages, de deux personnes : Dieu, — et un homme subsistant à part, — mais l'union réelle,
effective, aussi intime que possible, sans confusion des natures, ni des volontés, de Dieu et de l'homme,
en sorte que Jésus le christ est un, ontologiquement, un seul sujet, ce que nous appelons aujourd'hui :
une personne.
Cette personne est composée de deux natures.
Cette personne, c'est Dieu lui-même, qui guérit les malades, c'est-à-dire qui régénère les
organismes abîmés, qui recrée : Dieu seul peut recréer. C'est Dieu lui-même qui enseigne la science de
la vie : Dieu seul peut communiquer cette science. C'est Dieu même qui est maître des lois de la nature,
et des forces de la nature.
Cependant, cet être concret que je désigne du doigt, Jésus de Nazareth, il est aussi pleinement
245
JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa, III, chap. 4; PC 94, 997.
246
Ps. CYRILLE, De sacrosancta trinitate, PG, 77, 1157.
Sur ce texte, cf. J. DE GUIHERT, " Une source de saint Jean Damascène ", Recherches de science religieuse, 3, 1912, p. 356-
368; B. FRAIGNEAU-JULIEN, " Un traité anonyme de la sainte Trinité attribué à saint Cyrille d'Alexandrie ", Recherches de
science religieuse, 49, 1961, p. 188-211 et 386-405. Cet auteur pense que le traité en question doit dater de la seconde
moitié du viie siècle. Il a été copié par Jean de Damas entre 750 et 735.
247
Avec les réserves que nous ferons plus loin.
168

homme, et il se distingue lui-même de " son père ".


Il y a donc une distinction en lui, entre Dieu créateur et l'homme. C'est la distinction des natures.
Mais il est un seul être, et non pas l'association de Dieu et d'un homme qui aurait existé à part, ou
qui aurait pu exister à part.
On peut donc appliquer le mot hypostasis, qui signifie substance individuelle concrète, et le mot "
personne ", à Jésus de Nazareth.
Mais on a utilisé aussi, — et c'est précisément ce que fait l'auteur inconnu que recopie Jean de
Damas, — le mot hypostasis pour désigner le logos de Dieu, la parole de Dieu, avant l'incarnation, et,
par la même occasion, on utilisera le mot hypostasis pour désigner aussi " le père " et " l'esprit ". Nous
retrouverons tout cela plus loin, et les problèmes que cela soulève.
Dans ce cas-là, on a deux significations du mot hypostasis :
1. hypostasis désigne Jésus de Nazareth pris concrètement, c'est-à-dire le logos incarne, c'est-à-
dire l'union substantielle, kath’hypostasin, de Dieu et de l'homme.
2. hypostasis peut désigner aussi le logos avant l'incarnation, et donc sans l'homme uni à lui.
Et cela est légitime, puisque Jésus de Nazareth, c'est le logos de Dieu qui a assumé la nature
humaine et qui se l'est unie d'une manière substantielle.
Mais on voit que, dans ce cas-là, on est passé à un autre registre.
Tantôt on appelle " hypostasis " et " personne " cet être concret que je peux désigner du doigt,
Ieschoua de Nazareth. C'est une première signification.
Tantôt on appelle aussi " hypostasis " et même " personne ", prosôpon et persona, le logos lui-
même, avant l'incarnation, indépendamment de l'incarnation.
Même difficulté, même glissement, pour l'emploi du mot " fils ", dans l'expression " fils de
Dieu":
Tantôt on appelle " fils " Ieschoua de Nazareth pris concrètement : c'est l'usage des grandes
professions de foi des premiers siècles. C'était l'usage des écrits du nouveau testament.
Tantôt on appelle " fils " le logos de Dieu pris en lui-même, considéré en lui-même, avant
l'incarnation, indépendamment de l'incarnation.
Les deux manières de s'exprimer sont sans doute légitimes. La difficulté, c'est que l'on oscille
entre ces deux emplois, ces deux registres, qui ne sont pas identiques, qui ne coïncident pas. Il nous
semble qu'une grande part des difficultés inhérentes aux exposés concernant la théologie trinitaire
provient de là.
Nous allons retrouver tout cela plus loin, et bientôt, lorsque nous allons exposer la théologie
trinitaire.
En somme les difficultés inhérentes à l'exposé de la théologie trinitaire sont analogues aux
difficultés que la pensée européenne a rencontrées lorsqu'elle a voulu traiter des rapports entre " l'âme "
et " le corps ".
Tantôt le mot " corps " signifiait cette réalité concrète que je désigne du doigt, et que l'on peut
aussi appeler organisme vivant ; et dans ce cas, le concept de corps vivant implique, inclut, comprend le
concept d'âme, ou d'animation, ou d'information, puisqu'un corps vivant est toujours un corps animé, et
que, s'il n'y a pas d'animation, il n'y a pas non plus de corps, mais il reste seulement un cadavre.
Tantôt le mot " corps " désigne la matière qui est informée, intégrée, dans l'organisme, par l'âme :
et dans ce cas, bien entendu, le concept de corps n'implique plus en lui le concept d'âme, mais l'exclut :
la matière informée est autre chose que le principe qui informe.
Les difficultés concernant ce problème de " l'âme " et du " corps" proviennent, nous semble-t-il,
dans l'histoire de la pensée européenne, de ce qu'on a oscillé constamment entre ces deux registres, ces
deux plans, dans lesquels le mot " corps " n'a pas le même sens. Tantôt il est la totalité constituée (par
la matière et l'âme qui l'informe); tantôt il est l'un des éléments constituants (la matière seule).
169

Nous retrouverons ce problème plus loin, lorsque nous allons aborder le problème de la
résurrection, celui de la résurrection du christ, et la nôtre.
Ce sont en fait des problèmes extrêmement simples, mais encore faut-il regarder de près la
manière dont On utilise les termes, et ne pas changer sans prévenir.

Thomas d'Aquin cite donc ce texte de Jean de Damas : " Dans notre seigneur Jésus christ, nous
reconnaissons deux natures, mais une seule hypostasis composée de l'une et l'autre nature ", — texte
que Jean de Damas a emprunté à l'auteur inconnu.
Et Thomas poursuit : " Il faut dire que la " personne " ou F " hypostasis " du christ peuvent se
considérer de deux manières.
" Première manière : en tant qu'il est en lui-même (= indépendamment de l'incarnation, avant
l'incarnation). Et ainsi, il est absolument simple, tout comme la nature du logos absolument simple.
" L'autre manière : selon la raison de la personne ou de l'hypostasis à qui il incombe, à qui il
revient, de subsister dans une nature. Et, de cette manière, la personne du christ subsiste en deux
natures... lit ainsi elle est appelée une personne composée248. "
On est passé, historiquement, de la personne concrète de Jésus le christ à l'idée que ce qui
préexistait en lui, c'était déjà cette même personne. Ce qui est vrai, puisque Jésus de Nazareth, c'est
Dieu se manifestant à nous dans l'histoire. Dieu préexiste à l'histoire.
On a donc deux sens du mot personne, ou hypostase : la personne concrète que je désigne du
doigt, Jésus de Nazareth, et la même personne préexistante, avant son incarnation, ou bien prise et
pensée indépendamment de l'incarnation.
C'est dans ce passage d'un registre à l'autre que vont surgir les difficultés concernant la théologie
trinitaire, lorsqu'on va essayer de penser qu'en Dieu il y a trois hypostases ou " personnes ", dans une
unique substance individuelle, simple, absolument simple, ayant une seule volonté, une seule opération,
une seule liberté.
Mais nous n'en sommes pas encore là.
Si l'on entend le mot " personne " ou " hypostasis " au sens concret, j'ai le droit de dire : cette
personne concrète que je désigne du doigt, Jésus de Nazareth, est composée de deux natures, la divine
et 1 humaine.
Si j'entends ces mêmes mots en un sens abstrait, ou plus exactement avant l'incarnation, ou
indépendamment de l'incarnation, alors je n'ai plus le droit de dire que la personne du logos éternel de
Dieu est composée.
A l'article 6 de la question 2 de la troisième partie de la Somme théologique, Thomas rappelle ou
enseigne à ses lecteurs ce que nous avons vu précédemment :
" En ce qui concerne le mystère de l'union des deux natures dans le christ, deux hérésies se sont
levées.
" — L'une, de ceux qui confondaient les natures : par exemple Eutychès et Dioscore, qui ont posé
qu'à partir de deux natures a été constituée une seule nature. En sorte qu'ils professaient que le christ est
de deux natures (issu de deux natures, ex duabus naturis), qui étaient comme distinctes avant l'union,
mais non pas qu'il est en deux natures (in duabus naturis), comme si la distinction des natures cessait
après l'union.
" — L'autre hérésie fut celle de Nestorius et de Théodore de Mopsueste, qui séparaient les
personnes. Ils ont posé, en effet qu'autre est la personne du fils de Dieu, et autre celle du fils de
l'homme. Ils disaient que ces personnes sont unies l'une à l'autre : 1° Selon l'inhabitation, pour autant
que le logos de Dieu a habité dans cet homme-là comme dans un temple. 2° Selon l'unité de

248
Sum. theol. III, q. 2, a. 4, resp.
170

disposition, c'est-à-dire pour autant que la volonté de cet homme est toujours conforme à la volonté du
logos de Dieu. 3° Selon l'opération, dans la mesure où ils disaient que cet homme était l'instrument du
logos de Dieu. 4° Selon la dignité de l'honneur, dans la mesure où tout honneur qui est accordé au fils
de Dieu est accordé aussi, en même temps, au fils de l'homme, à cause de sa conjonction au fils de
Dieu. 5° Selon l'équivocité, c'est-à-dire la communication des noms, dans la mesure où nous disons que
cet homme est Dieu et fils de Dieu.
" Or, conclut maître Thomas, il est manifeste que tous ces modes comportent, impliquent, une
union accidentelle249. "
Expliquons le 5°. Nous avons vu, lorsque nous avons examiné la controverse entre Nestorios et
Cyrille d'Alexandrie, que ce qui séparait et opposait le patriarche de Constantinople et le patriarche
d'Alexandrie, c'était fondamentalement l'idée qu'ils se faisaient l'un et l'autre du mode d'union de Dieu
et de l'homme dans le verbe incarné. Pour Nestorios, c'était l'union du logos de Dieu et d'un homme,
union qui était une association très étroite, mais qui ne permettait pas de dire que Maria est mère de
Dieu : elle est mère, dans cette perspective, de l'homme qui est oint par Dieu, c'est-à-dire du christ.
Pour Cyrille d'Alexandrie, au contraire, l'union est si intime, si profonde, entre Dieu et l'homme,
— c'est une union ontologique, que Cyrille appelle physique — cette union est si intime, que Cyrille
répugne à dire : Dieu s'est uni à l'homme, ou à un homme. Cyrille préfère dire : Dieu s'est uni la nature
humaine. Car il n'y a jamais eu un homme existant à part, même pas une seconde, et qui ensuite ait été
uni au logos de Dieu. Dès le premier instant de la conception Dieu a été uni à l'humanité, que Cyrille
appelle, en son sens biblique, " la chair ", dans la matrice de Maria. L'enfant que portait Maria pendant
neuf mois, l'enfant qu'elle a mis au monde, ce n'est pas un homme seulement, un homme qui ensuite a
été uni au logos de Dieu. L'enfant que Maria a porté et mis au monde, c'est le logos de Dieu uni à notre
humanité, que Cyrille appelle notre " chair ".
Cet homme que je désigne du doigt, qui parcourt les routes de Galilée, c'est Dieu lui-même venu
vivre parmi nous, immanu-el. J'ai donc le droit de dire : Dieu est né de Maria. De même, cet homme
qui souffre sur la croix élevée par l'armée romaine d'occupation, c'est le logos de Dieu lui-même. J'ai
donc le droit de dire : Dieu a souffert sur la croix, quoique la nature divine soit absolument impassible.
Mais c'est à cause de l'union réelle, que Cyrille appelle physique, substantielle, qu'il appelle
kath’hypostasin, entre Dieu et l'humanité, en cet être concret qui est Jésus de Nazareth, que j'ai le droit
d'appliquer à cet être concret les noms à la fois de Dieu et de l'homme. Cela est normal et légitime dans
ce cas. J'ai le droit de dire que Dieu est né, et j'ai le droit de dire, inversement : cet être concret que je
désigne du doigt, et qui est un homme, Jésus de Nazareth, il préexiste de toute éternité. D'ailleurs, il l'a
dit lui-même : " Avant qu'Abraham ne devint, je suis." C'est-à-dire que Ieschoua s'identifie, ou
manifeste son identité, par rapport à Yahweh, dont le nom propre est : Je suis.
Cela, Nestorios ne l'acceptait pas. Il pensait, à cause du mode extrinsèque d'union qu'il avait
conçu, que cette manière de parler, qui consiste à appliquer à Dieu ce qui est à l'homme, et à l'homme
ce qui est de Dieu, il pensait que cette manière de parler était défectueuse, illégitime, " équivoque "
comme le dit maître Thomas.
Ce mode d'union que concevait Nestorios, et que nous avons appelé extrinsèque, Thomas
l'appelle : accidentel.

Puis maître Thomas poursuit :


" Certains maîtres postérieurs, pensant éviter ces hérésies, sont cependant tombés en elles par
ignorance.
" Certains d'entre eux ont concédé qu'il n'existe qu'une seule personne du christ (imam christi

249
Sum. theol., III, q. 2, a. 6, resp.
171

personam), mais ils ont posé deux hypostase, ou deux sujets. Ils disent qu'un certain homme, hominem
quemdam, composé de corps et d'âme, dès le commencement de sa conception, a été assumé par le
verbe de Dieu250. "
La première question à poser à propos de ce texte, est de nouveau une question de langue.
Les pères grecs, lorsqu'ils traitaient de christologie, ont fini par identifier, comme le souligne
Jean Damascène, prosôpon, que nous traduisons, à tort ou à raison, par " personne ", et hypostasis, que
nous ne savons pas traduire par un seul mot français, mais que nous rendons tant bien que mal —
lorsqu'il s'agit de christologie — par : substance individuelle concrète.
Les maîtres dont parle Thomas, après Pierre Lombard, semblent avoir distingué persona, qui
traduit le grec prosôpon, et hypostasis, qu'ils laissent en grec.
Le résultat c'est que leur christologie donne ceci, que maître Thomas explique :
" C'est tomber dans l'hérésie de Nestorius. Car c'est la même chose de poser deux hypostases ou
deux sujets, que de poser deux personnes251. "

A l'article 7 de la même question, Thomas écrit ceci :


" L'union dont nous parlons (il s'agit de l'incarnation) est une certaine relation, qui est considérée
entre la nature divine et la nature humaine, selon qu'elles (= ces deux natures) convergent, concourent,
se réunissent (conveniunt) dans l'unique personne du fils de Dieu.
" Mais, comme nous l'avons dit dans la première partie 252, toute relation qui est considérée entre
Dieu et la créature, est réellement, certes, dans la créature, par la mutation de laquelle une telle relation
prend naissance. Mais elle n'est pas réellement en Dieu, mais seulement selon la raison (du point de vue
de la raison, secundum rationem tantum) : car elle ne prend pas naissance (cette relation) selon une
mutation de Dieu.
" Ainsi donc il faut dire que cette union dont nous parlons (c. à d. l'union de Dieu à l'homme, c.
à d. l'incarnation) n'est pas en Dieu réellement, realiter, mais seulement selon la raison (ou : du point:
de vue de la raison, secundum rationem tantum).
" Mais dans la nature humaine, qui est une certaine créature (qui est une réalité créée), elle est
réellement, realiter. "
Et Thomas répète, dans sa réponse aux objections :
" Cette union n'est pas en Dieu réellement, realiter, mais seulement selon la raison, secundum
rationem tantum. En effet, Dieu est dit uni à la créature, parce que la créature lui est unie, sans aucune
modification de Dieu, absque Dei mutatione253. "
Essayons d'expliquer ce texte, qui est capital pour comprendre la doctrine thomiste de
l'incarnation.
Supposons une belle femme qui remonte le boulevard Saint-Michel254. Dix hommes, assis à la
terrasse d'un café, la regardent. Ils la trouvent belle. Ils désireraient faire sa connaissance.
Supposons que cette femme ne sache pas, ne s'aperçoive pas qu'elle est regardée, admirée et
désirée.
Dix relations sont établies entre ces dix hommes et cette femme. Mais, prise, du côté de l'homme
qui regarde, chaque relation est une relation réelle. Prise du côté de la femme qui est regardée, cette
même relation est une relation de pure raison, une relation abstraite, purement logique, que nous
établissons en considérant les choses, mais qui ne modifie en réalité aucunement la femme qui est
250
Sum. theol., III, q. 2, a. 6, resp
251
Ibid.
252
De la Somme théologique,q. 13, a. 7.
253
Sum. theol., III, q. 2, a. 7, resp.
254
Paris, 5e, du moins pour ce qui est du " bon " trottoir.
172

regardée et désirée. Mille, cent mille, des millions de relations de ce type peuvent s'établir entre des
millions d'hommes et une actrice célèbre : si celte actrice ne connaît aucun de ces hommes qui
l'admirent, ces millions de relations sont réelles, prises du côté des hommes qui sont modifiés, altérés,
par cette relation; elles sont de pure raison, prises du côté de la femme qui ne connaît même pas les
Hommes qui soupirent pour elle.
Par contre, si parvenue en haut du boulevard Saint-Michel, la femme y trouve celui qu'elle aime,
alors une double relation réelle existe entre elle et lui : réelle des deux côtés. Elle aime et elle est aimée.

Thomas d'Aquin a établi dans la première partie de la Somme théologique que la création est une
pure relation de dépendance de l'être créé par rapport à Dieu qui donne librement l'être. Mais, nous dit
saint Thomas, cette relation ontologique de dépendance, prise du côté de l'être créé, est une relation
réelle : il reçoit l'être. Prise du côté de Dieu, la relation de création est une relation de pute raison. Dieu
n'est aucunement modifié.
— Cette doctrine est très importante. Elle s'oppose exactement à la doctrine gnostique, reprise par
Hegel, et selon laquelle la création serait une aliénation de Dieu, impliquerait une modification de
Dieu.
Cette doctrine sauve la transcendance absolue de Dieu.
Elle comporte aussi, nous semble-t-il, quelques difficultés. Car enfin, si Dieu aime les êtres qu'il
crée, comme l'enseignent le judaïsme et le christianisme, cela ne constitue-t-il pas une relation réelle
entre Dieu créateur et les êtres créés ? Cette relation qui est l'aimer n'implique aucune modification,
aucune altération, aucune " passion " en Dieu, aucune aliénation. Mais ne constitue-t-elle pas cependant
une relation réelle ?
Nous nous contentons de poser la question.

Quoi qu'il en soit de cette question que nous posons, Thomas estime que cette doctrine de la
relation qu'il a utilisée pour comprendre ce qu'est la création, s'applique aussi pour comprendre cette
union qui est l'incarnation : l'union de Dieu et de l'homme, plus précisément de la nature humaine à la
nature divine.
Thomas enseigne : cette union est une relation. Cette relation, prise du côté de la nature humaine
assumée, est une relation réelle. En effet, la nature humaine assumée est modifiée par cette union. Elle
est tellement modifiée que les pères grecs nous disaient, nous nous en souvenons : elle est divinisée,
sans confusion des natures divine et humaine. — Prise du côté de Dieu, cette relation est de pure
raison, car elle ne comporte, elle n'implique, aucune modification en Dieu, quia non innascitur
secundum mutationem Dei.
Aucune modification en Dieu de par l'incarnation.
— Cela va droit à l'encontre de la conception gnostique et théosophique de l'incarnation, reprise
par Hegel, et selon laquelle l'incarnation serait une aliénation, un exil, un déchirement, de la substance
divine, de la nature divine.
Rien de tel dans la théologie orthodoxe.
Nous avons vu d'ailleurs que les pères grecs ont toujours professé — Cyrille d'Alexandrie en tête
— que la nature divine est totalement, absolument, impassible; que la nature divine dans le christ
souffrant est totalement, absolument impassible; que le logos de Dieu en tant que tel est absolument
impassible.
Cela va à l'encontre des spéculations gnostiques et théosophiques dont nos prédicants, aussi bien
catholiques que protestants, sont aujourd'hui si friands.
En effet, faute de théologie, on remplace la pensée par le pathos.
Cette doctrine constante des pères préserve l'absolue transcendance de Dieu dans l'incarnation
173

même, dans l'union la plus intime qui soit : celle de la nature humaine à la nature divine dans l'unique
personne du logos incarné.
Thomas d'Aquin pousse dans cette voie aussi loin, aussi haut qu'il est possible d'aller : aucune
modification en Dieu de par l'incarnation. La relation d'union qui est l'incarnation est, prise du côté de
Dieu, une pure relation de raison, qui n'entraîne en lui aucune modification quelle qu'elle soit. La
transcendance de Dieu est absolue. L'incarnation, contrairement à ce que chantera Hegel, n'est
aucunement une aliénation de la substance divine.
Cette doctrine n'est pas exceptionnelle chez saint Thomas. Elle n'est pas neuve dans la Somme
théologique. Elle se trouve dans les travaux antérieurs du maître, dans ses travaux de jeunesse.
Dès le commentaire du livre des Sentences de Pierre Lombard (commentaire qui date des années
1254-1256; Thomas avait la trentaine), frère Thomas écrivait :
" Cette union est une certaine relation, qui existe réellement dans la créature assumée255. "
" L'union est une certaine relation temporelle, qui est certes réellement dans la nature assumée
elle-même, mais, dans la personne qui assume, selon la raison seulement, comme pour les autres
relations qui sont dites de Dieu à partir d'un certain temps (qui impliquent un commencement dans le
temps, un commencement temporel, comme la création et l'incarnation)256. "
" Étant donné que dans l'incarnation il n'y a pas eu une mutation effectuée dans la nature divine,
mais dans l'humaine, qui a été tirée, entraînée à l'unité dans une personne divine, — cette relation, c'est-
à-dire l'union, sera réelle (secundum rem) dans la nature humaine, mais, dans la divine, selon la raison
seulement257. ".
Dans d'autres textes encore, saint Thomas revient sut ce problème :
" Lorsque nous disons que Dieu est devenu homme, que personne n'estime qu'il faut comprendre
cela comme si Dieu se transformait en homme... Car la nature divine est immuable258. "
Ce que Thomas protège par sa doctrine, c'est l'absolue transcendance de Dieu. Ce qu'il élimine,
c'est toute interprétation gnostique, théosophique, c'est-à-dire finalement anthropomorphique de Dieu et
de son œuvre.
Par l'incarnation, l'homme est élevé jusqu'à la vie divine, jusqu'à la nature divine, il devient
participant de la nature divine. Mais Dieu n'est pas aliéné, exilé, dans la nature, dans le monde. Il n'est
pas modifié par l'incarnation pas plus que par la création.
Maître Thomas revient sur ce point encore une fois, plus loin dans la Somme théologique :
" Lorsqu'on dit : Dieu a été fait homme, il n'y a pas à comprendre une mutation de la part de
Dieu, mais seulement de la part de la nature humaine259. "
On voit que la doctrine thomiste de l'incarnation, ramenée à être une relation réelle prise du côté
de la nature humaine assumée, de pure raison ou purement logique prise du côté de Dieu qui assume,
est d'une extraordinaire audace. Elle élimine absolument tout pathos dans la doctrine de l'incarnation.
Elle élimine toute tragédie en Dieu. Elle élimine tout romantisme. Elle est exactement aux antipodes de
la doctrine gnostique et hégélienne de l'incarnation, pour laquelle des théologiens d'aujourd'hui ont tant
d'affection. Elle est pure de toute affectivité. Elle est hardie au plus haut point. C'est une doctrine
métaphysique de l'incarnation. Elle respecte absolument l'absolue transcendance de Dieu. Elle écarte
toutes les objections que l'on peut faire, du côté juif comme du côté musulman, à la doctrine chrétienne
orthodoxe de l'incarnation.
255
1 Sent., d. 30, q. 1, a. 2, ad. 4.
256
3 Sent., d. 2, q. 2, a. 2.
257
3 Sent., d. 5, q. 1, a. i, sol. 1. Si quelque lecteur s'intéresse à ce problème, à cette doctrine des relations chez S. Thomas, il
peut lire avec profit le livre de A. KREMPEL, La Doctrine de la relation chez saint Thomas, Paris, éd. Vrin, 1952.
258
De rationibus fidei, chap. 6; ce texte est daté de 1264
259
Sum. theol., III, q. 16, a. 6, ad. 2.
174

L'union des deux natures dans le christ, écrit saint Thomas est l'union la plus grande qui soit. Car
l'unité de la personne divine en laquelle sont unies les deux natures, est la plus grande, maxima260.
C'est dire que maître Thomas va aux antipodes de Nestorius et suit la voie de Cyrille
d'Alexandrie.
Cette union qui est l'incarnation, est opérée par grâce. La nature humaine a besoin du don gratuit
de Dieu pour être élevée à Dieu, puisque cela est au-delà du pouvoir de sa nature propre.
La nature humaine est élevée à Dieu de deux manières. Une première manière : par l'opération
grâce à laquelle les saints connaissent et aiment Dieu. L'autre manière : par l'être personnel. Cette
modalité-là est propre au christ. C'est un cas singulier. Car dans le christ la nature humaine a été
assumée pour être la nature (humaine) de la personne du fils de Dieu 261. Aucun mérite antérieur n'a
précédé cette union. Car nous ne posons pas qu'avant cette union il ait existé un homme, pur homme,
pur m homo, qui ensuite, par le mérite d'une bonne vie, ait obtenu d'être le fils de Dieu, comme l'a
prétendu Photin. Mais nous posons que, dès le commencement de sa conception, cet homme-là fut le
fils de Dieu. Et par conséquent toute opération de cet homme-là est postérieure à l'union. D'où il résulte
qu'aucune opération de cet homme n'a pu constituer un mérite pour l’union262.
Ieschoua n'a pas d'abord été un homme, puis élevé à la dignité de fils de Dieu, par adoption, ou
union au verbe incréé. Dès qu'il a été conçu, Ieschoua était pleinement homme, et pleinement Dieu. La
conception de l'homme n'a pas précédé l'incarnation. La conception de l'homme, et l'union au verbe
incréé, ont été simultanées263.
Bien entendu, maître Thomas pense et enseigne que le logos de Dieu — ou, ce qui revient au
même dans son langage, le fils de Dieu, — a assumé une âme en même temps qu'un corps.
Thomas écrit : " Comme le dit Augustin, dans son livre Des hérésies, ce fut l'opinion, d'abord
d'Arius, puis d'Apollinaire, que le fils de Dieu a assumé la seule chair, sans âme. Ils posaient que le
logos a été uni à la chair à la place de l'âme, qu'il a tenu lieu d'âme. D'où il résultait que dans le christ il
n'y avait pas deux natures, mais une seule seulement...
" Mais, ajoute maître Thomas, cette position ne peut pas tenir... "
D'abord parce qu'elle est contraire à l'enseignement de l'écriture, dans laquelle le seigneur fait
mention de son âme : " Mon âme est triste jusqu'à la mort... " Les évangélistes racontent que Jésus a
admiré, qu'il s'est mis en colère, qu'il a été attristé, qu'il a eu faim. Tout cela prouve qu'il a eu une âme
véritable.
Et Thomas ajoute, à la suite de toute la tradition antérieure :
" Lorsqu'il est dit : " Le logos a été fait chair ", la " chair " est posée pour l'homme tout entier.
C'est comme s'il était dit : " Le logos a été fait homme. " Ainsi l'homme tout entier est signifié par la "
chair ". Comme il est dit en Isaïe, 40, 5 : " toute chair verra le salut de dieu «264. "
De même le fils de Dieu a assumé une intelligence humaine265.
Il en résulte qu'il y avait dans le christ une science distincte de la science divine, une science
créée, une science proprement humaine.
En effet le fils de Dieu a assumé une nature humaine intégrale (integram, ce qui traduit le grec
teleion) : c'est-à-dire non pas seulement le corps, mais aussi l'âme; non seulement l'âme sensitive, mais
aussi l'âme rationnelle. Et par conséquent il faut qu'il ait eu en lui une science créée. D'abord à cause de

260
Sum. theol., III, q. 2, a. 9, resp.
261
Sum. theol., III, q. 2, a. 10.
262
Sum. theol., III, q. 2, a. 11, resp.
263
Sum. theol., III, q. 2, a. 11, resp. : Non enim ponimus quod ante fuerit purus homo, et postea per meritum bonae vitae
obtinuerit esse Filius Dei, sicut posuit Photinus; sed ponimus quod a principio suae conceptionis ille homo fuerit Filius Dei.
264
Sum. theol., III, q. 5, a. 3, resp. et ad. 1.
265
Sum. theol., III, q. 5, a. 4.
175

la perfection de l'âme, qui se réalise par la science. Il faut donc que l'âme du christ ait été perfectionnée
par quelque science qui était sa propre opération. Il faut donc qu'il y ait eu dans le christ quelque
science distincte de la science divine266.
Il faut même ajouter que dans le christ il y avait une science expérimentale, qui est une science
acquise. " Science acquise que certains appellent expérimentale. "
« Quoique ailleurs j'en ai écrit autrement, dit maître Thomas, il faut dire que dans le christ il y
avait une science acquise. Qui est proprement une science selon le mode humain267. "
A l'article 4 de la question 16, troisième partie toujours, Thomas se pose la question, que nous
avons déjà abordée plusieurs fois : est-ce que les choses qui sont de la nature humaine (ce qui relève de
la nature humaine) peuvent être dites de Dieu ?
Et Thomas répond : Au sujet de cette question, il y a eu divergence entre les nestoriens et les
catholiques. Les nestoriens voulaient que les expressions qui sont dites du christ soient divisées en deux
classes, en sorte que celles qui se rapportaient à la nature humaine ne soient pas dites de Dieu. Et
inversement, que celles qui se rapportent à la nature divine ne soient pas dites de l'homme.
Tandis que les catholiques ont posé que ce qui est dit du christ, soit selon la nature divine, soit
selon la nature humaine, peut être dit aussi bien de Dieu que de l'homme. Thomas cite la lettre de
Cyrille à Nestorius à ce sujet. La raison en est, explique Thomas : puisque le sujet subsistant
(hypostasis, cité en grec par Thomas) est le même pour l'une et l'autre nature, c'est le même être qui est
sujet subsistant de l'une et l'autre nature, il est normal que ce même sujet subsistant reçoive les noms,
les appellations, qui se rapportent à l'une et l'autre nature. Et c'est pourquoi, à propos de l'homme, on
peut dire ce qui relève de la nature divine, et de Dieu on peut dire ce qui relève de la nature humaine268.
Par contre, il est absolument impossible de dire de l'une des deux natures, ce qui relève de
l'autre269. On ne peut pas dire que la nature divine est engendrée, on ne peut pas dire non plus que la
nature divine a souffert270.
Le théologien inconnu de la fin du vii e siècle que Jean de Damas recopie au viii e siècle, et que
maître Thomas cite en croyant citer Jean de Damas, le disait déjà :
" En ce qui concerne notre seigneur Jésus christ, puisque nous reconnaissons qu'elles sont deux
les natures, (nous reconnaissons aussi) qu'elle est unique l'hypostasis composée (syntheton) à partir des
deux (natures)271. Lorsque nous considérons les deux natures, nous les appelons : divinité et humanité.
Lorsque nous considérons l’hypostasis qui est constituée d'une manière synthétique (suntetheisan) à
partir des deux natures, tantôt nous nommons le christ qui est (constitué) de l'une et de l'autre nature,
Dieu et l'homme qui ne font plus qu'un seul être (kata tauton). Dieu incarné. Tantôt nous nommons
ainsi l'une des parts seulement, Dieu seul, le fils de Dieu; ou .bien l'homme seul et le fils de l'homme.
Tantôt nous le désignons à partir seulement de ses caractères transcendants; tantôt seulement en partant
de ce qui est humble en lui... Lorsque nous nommons la divinité, nous ne lui appliquons pas les
propriétés (ta idiômata) de l'humanité. Car nous ne disons pas que la divinité est susceptible de souffrir,
ou créée. Nous n'attribuons pas non plus à la chair ou à l'humanité les propriétés de la divinité. Car
nous ne disons pas que la chair, ou l'humanité, est incréée. Mais nous imposons les propriétés des deux
natures à l’hypostasis (= à la réalité objective subsistante qui est le christ concret), que nous la
nommions, soit par les deux natures, soit par l'une des parties. Car le christ, qui est la réunion des deux,

266
Sum. theol., III, q. 9, a. 1, resp.
267
Sum. theol., III, q. 9, a. 4. Il est très rare que maître Thomas se corrige ainsi lui-même et le souligne.
268
Sum. theol., III, q. 16, a. 4, resp.
269
Sum. theol., III, q. 16, a. 5.
270
Ibid., ad. i.
271
Dans cette phrase, hypostasis désigne donc la réalité concrète, objectivement subsistante, composée des deux natures, la
divine et l'humaine.
176

il est dit Dieu et homme, il est dit créé et incréé, et impassible et passible. Et lorsqu'il est nommé, en
nous plaçant à l'un des deux points de vue, fils de Dieu et Dieu, il reçoit, il admet les propriétés (ta
idiômata) de la nature qui lui est unie d'une manière congénitale, c'est-à-dire de la chair, en sorte que
nous pouvons parler de Dieu qui souffre, et nous pouvons dire : le seigneur de la gloire a été crucifié.
Non pas en tant que Dieu, mais en tant qu'il est, lui, le même, homme aussi. Et lorsqu'il est nommé
homme et fils de l'homme il reçoit, il admet les propriétés de la divine substance et ses prérogatives. On
peut donc parler à son propos d'un enfant qui précède les siècles, et d'un homme qui n'a pas de
commencement. Non pas en tant qu'enfant ni en tant qu'homme, mais en tant que Dieu, qui existe avant
les durées cosmiques, et qui à la fin des jours est devenu un enfant d'homme.
" Et c'est cela le mode de la communication (des propriétés), ho tropos tes antidoseôs : chacune
des deux natures communique à l'autre ce qui lui est propre, à cause de l'identité de la réalité concrète
subsistante constituée dans le christ (hipostaseôs), et à cause que ces propriétés s'enveloppent
mutuellement (perichôrèsin). C'est la raison pour laquelle nous pouvons dire au sujet du christ : Celui-
ci, notre Dieu, il s'est manifesté sur la terre, et il a conversé avec les hommes. Et nous pouvons dire
aussi : Cet homme, il est incréé, il est impassible, et nous ne pouvons pas l'enfermer dans nos
conceptions272. "
Cette doctrine selon laquelle on peut dire de l'unique réalité concrète qui est le christ ce qu'on
peut dire de chacune des deux natures qui le constituent et qu'il intègre dans l'unité d'une personne, en
grec cela s'appelle antidosis ton idiômatôn : la communication réciproque des propriétés 273. On a
traduit cette expression en latin par : communicatio idiômatôn. Et en français par : communication des
idiomes. Pour ceux qui connaissaient la langue grecque, c'était pratique... Mais pour les autres ?

Maître Thomas se demande si l'expression : " Dieu a été fait homme " est correcte.
Il est vrai de dire, répond Thomas, il est vrai de dire au sujet de Dieu qu'il est homme, — dans le
cas du logos incarné. Or Dieu n'est pas homme de toute éternité. Mais cela a commencé à un moment
donné, par l'assomption de la nature humaine. Et par conséquent, elle est vraie cette expression : " Dieu
s'est fait homme. "
Mais il faut faire attention que cela n'implique aucun devenir en Dieu. On dit que Dieu s'est fait
homme, simplement parce que la nature humaine a commencé à être dans le sujet de la nature divine
qui existe de toute éternité. Et par conséquent, dire que Dieu est devenu homme, ce n'est pas dire,
purement et simplement, qu'il est devenu, qu'il y a du devenir en lui.
Lorsqu'un homme se trouve à côté d'un autre homme, si le second, qui se trouve à la droite du
premier, opère un mouvement tournant, le premier n'a pas bougé, et cependant la relation " être à la
gauche de... ", s'est transformée en : " Être à la droite de ... ", sans mutation du premier.
Nous avons vu que, pour Dieu, être homme, c'est une sorte d'union. Cette union est une certaine
relation. Le fait d'être homme, est dit de Dieu d'une manière nouvelle, à partir du moment de
l'incarnation, sans qu'il y ait aucune mutation, aucune modification en Dieu. Il y a mutation,
modification de la nature humaine, qui est assumée dans une personne divine. Et par conséquent,
lorsque l'on dit : " Dieu s'est fait homme ", cela ne signifie aucunement une mutation, une modification,
de la part de Dieu, mais seulement de la part de la nature humaine274.

En ce qui concerne la question de la composition des natures en une seule personne, en une seule
substance individuelle concrète, pensante, en un seul sujet subsistant, nous pouvons constater et
272
Ps. CYRILLE, De sacrosancta trinitate, PG 77, 1172.
273
On la trouve déjà chez Léonce de Byzanze, PG 86, 1289 C, 1941 A, 1305 C.
274
Sum. theol., III, q. 16, a. 6, resp.
177

vérifier, au xxe siècle, ce que les anciens, depuis longtemps, avaient déjà remarqué. Un homme
quelconque, vivant, est une personne, une substance spirituelle, et il est composé : il est composé de ce
que le physicien appelle aujourd'hui matière, — des atomes, des molécules, des macromolécules, — et
d'un principe qui informe cette matière multiple pour constituer l'unité d'un organisme. Ce principe
d'information, c'est ce qu'Aristote appelait la forme, ou l'âme. Nous constatons que ce principe
informant subsiste, alors que la matière intégrée est constamment renouvelée. Il y a donc bien une
composition dans l'homme vivant concret, entre deux choses, dont l'une n'est pas une chose : une
matière multiple, d'une part, et un principe informant, subsistant, substantiel, qui est l'âme ou le
psychisme. Ce psychisme, chez l'homme, est capable de conscience réfléchie.
On peut donc dire que l'homme est composé de deux" natures " la nature qu'étudie le physicien,
et qu'aujourd'hui il a coutume d'appeler la " matière "; la nature qu'étudie le psychologue, et qu'il
appelle " psychisme ". Cette même nature, le métaphysicien, — quand il s'en trouve un, ce qui devient
de plus en plus rare, — fait remarquer qu'elle est authentiquement une substance, au sens métaphysique
et fort du terme, et il l'appelle " âme ".
Composition entre " l'âme ", qui est substance, et la matière, pour constituer un corps.
Composition entre deux natures, pour constituer une seule personne concrète.
Nous remarquons que cette analogie est précisément celle que les anciens, par exemple Cyrille
d'Alexandrie, après d'autres, avaient déjà faite. Mais avec une différence. Les anciens comparaient
l'union de la nature divine avec la nature humaine, à l'union entre l'âme et le corps.
Pour notre part, nous ne comparons pas l'union de la nature divine avec la nature humaine dans le
christ à l'union entre l'âme et le corps.
Nous faisons simplement constater qu'il existe dans tout homme concret vivant une composition,
non pas entre l'âme et le corps, mais entre l'âme et la matière, pour constituer un corps vivant et animé,
informé.
Cette composition donne naissance à un homme vivant, que nous appelons aussi une personne
humaine vivante.
On peut donc dire, dans cette perspective, qu'une personne humaine vivante est composée, tout
comme l'inconnu que recopie Jean Damascène, et que citait Thomas d'Aquin, le disait de la personne
du christ.
Lorsque l'homme meurt, son âme cesse d'informer une matière, et il cesse donc de constituer un
corps vivant, ou un organisme vivant.
Il ne cesse pas d'être pour autant. Il cesse d'informer, ce qui est très différent. Il reste une âme
individuelle et personnelle. Dans notre langage qui n'est pas celui de Thomas d'Aquin, il reste une "
personne ", une substance individuelle pensante. Mais, sans informer de matière, cette substance
individuelle cesse de constituer un corps.
Le mot personne, dans cette perspective, a donc de nouveau deux significations légèrement
différentes : tantôt elle peut signifier, ou désigner, cet homme vivant concret que je désigne du doigt, et
qui est composé de l'âme qu'il est, de la substance spirituelle qu'il est, et de la matière qu'il informe,
pour constituer ce corps vivant qu'il est.
— Tantôt le mot personne peut désigner la substance spirituelle seule, alors même qu'elle
n'exerce plus la fonction d'information par laquelle elle constitue un corps organisé vivant.
Saint Thomas d'Aquin n'accepterait sans doute pas cette manière de parler, car il réserve le mot
personne pour désigner l'homme concret et composé. Il n'appelle pas " personne " l'âme séparée.
Et pourtant, par ailleurs, il accepte d'appeler " personne " Jésus de Nazareth pris concrètement :
c'est la personne composée. Et il appelle aussi " personne " le logos de Dieu pris en lui-même, avant
l'incarnation, et indépendamment de l'incarnation. C'est la personne qui n'est plus composée.
Dans le cas de l'incarnation, une nouvelle composition se présente dans l'expérience entre Dieu et
178

l'homme, ou Dieu et l'humanité. Le résultat de cette composition, c'est cet être concret, individuel,
subsistant, que ses contemporains pouvaient désigner du doigt, Jésus de Nazareth.
En un sens concret, ses contemporains et nous-mêmes nous pouvons dire : cet homme est une
personne. Cet être que je désigne du doigt, c'est un homme. Cet être que je désigne du doigt, c'est Dieu
lui-même qui se manifeste à nous, qui vient vivre parmi nous, qui vient nous enseigner la vie même de
Dieu. Cet être n'est pas deux personnes associées l'une à l'autre, un homme et Dieu, il est un. Mais
puisqu'il est composé de deux natures, la divine et l'humaine, je peux dire : cet être que je désigne du
doigt, cette personne vivante, est composée.
C'est ce que disait l'inconnu que recopie Jean de Damas, et que cite saint Thomas.
Mais Thomas remarque, nous l'avons vu, que le mot" personne " appliqué au christ, peut désigner
tantôt ce composé que je désigne du doigt, cet être concret, vivant physiquement organiquement
humainement parmi nous, et composé de la nature divine et de la nature humaine. Et tantôt la substance
seule de Dieu logos, qui est absolument simple.
Thomas d'Aquin n'accepte pas d'appeler " personne " l'âme séparée, il réserve ce terme de "
personne " au composé. Mais il accepte d'appeler hypostasis ou " personne " le logos de Dieu seul,
considéré à part de sa composition avec la nature humaine...
Nous constatons que, dans la nature, tout est composition.
Ce que le physicien du xxe siècle appelle " matière ", c'est une composition, un ensemble de
compositions. Il n'y a que des compositions dans la nature. Il n'y a pas de réalité non-informée dans la
nature si ce n'est la poussière, qui résulte d'une décomposition. Il n'y a que des formes. Cela ne veut pas
dire qu'il n'y ait pas de substances. Bien au contraire, car ce sont les formes qui sont substances ! Un
atome est une forme, une structure, une composition. Les éléments dont sont constitués les atomes ne
sont pas des " choses " au sens où le comprend notre perception macroscopique. Ce sont des grains
d'énergie, et l'énergie n'est pas une chose. Les molécules sont des compositions d'atomes, donc des
compositions de compositions. Les molécules géantes qu'utilisent les êtres vivants sont des
compositions de compositions de compositions. Et les vivants monocellulaires sont des compositions
complexes et subsistantes constituées à l'aide de ces éléments que sont les molécules géantes. Les
pluricellulaires sont des compositions subsistantes constituées avec des milliards de cellules
diversifiées.
Au terme de l'évolution, l'homme individuel concret et vivant est une composition subsistante
constituée par tout ce qui a été préparé avant lui dans l'univers : les compositions physiques, les
compositions chimiques, biochimiques, les compositions biologiques. Mais, malgré cette multiplicité
qu'il intègre, il est une composition subsistante, c'est-à-dire qu'il subsiste quatre-vingts ans ou plus, s'il
est sage, s'il sait vivre275, quoiqu'il renouvelle incessamment les atomes et les molécules et les cellules
qu'il organise. Quelque chose subsiste en lui, que l'on pourra appeler comme on voudra, mais
qu'Aristote appelait l'âme. Ce mot en vaut un autre.
L'incarnation est la dernière des compositions réalisées dans l'histoire de la création, à la fin des
temps. C'est la composition entre Dieu et l'homme, qui est lui-même composé en un sens, quoiqu'il, soit
simple en un autre sens, envisagé en tant que substance spirituelle.
Cette composition entre Dieu et l'homme, c'est celui que nous appelons le christ, celui qui s'est
oint lui-même, celui qui, étant Dieu, a oint sa propre humanité, c'est-à-dire qu'il l'a divinisée, sans
confusion des natures.
Les compositions précédentes, les compositions antérieures, sont très difficiles à penser. Et
jusqu'à ce jour, personne n'est capable, à notre connaissance, de penser cette composition, que nous
constatons réalisée en des milliards d'exemplaires, entre le psychisme et ce que le physicien appelle la

275
Et si on le laisse vivre...
179

matière. Autrement dit, nous constatons le fait de l'information de la matière dans ces Structures
vivantes que nous appelons les organismes, et qui sont des psychismes. Nous constatons le fait, mais
nous sommes bien incapables de penser, de comprendre comment s'opère cette information qui aboutit
à constituer des organismes vivants.
Il ne s'agit pas du problème de l'union de l'âme et du corps, qui est un problème mal posé. Il s'agit
du problème de l'union de l'âme et de la matière pour constituer un corps vivant organisé, c'est-à-dire le
problème de l'information. Nous constatons le fait de l'information. Nous sommes bien incapables de le
penser, de le comprendre. Nous ne savons pas comment cela se fait.
En ce qui concerne cette composition ultime qui a été réalisée entre Dieu et l'homme dans
l'unique personne concrète qui est appelée Jésus le christ, nous constatons aussi le fait de cette
composition. Les témoins de la vie de Ieschoua ont pu constater qu'il était un homme, pleinement. Et
ils ont pu constater aussi qu'il avait en lui la puissance, la science, la sagesse et la sainteté de Dieu.
Deux " choses " donc, qui ne sont pas des choses. Deux " éléments ". C'est ce qu'on a appelé par la
suite les deux" natures".
Les témoins ont constaté le fait de la composition. Personne ne sait dire comment les choses se
sont faites, comment s'opère cette union de la divinité et de l'humanité en une seule personne concrète.
C'est ce que veulent dire les théologiens lorsqu'ils soulignent que cette union est un " mystère
276
« . Nous constatons le fait. Nous n'en connaissons pas les modalités.
En employant le langage des théologiens, il faut dire aussitôt que la composition de la matière
dans l'unité d'un organisme vivant, l'information d'une matière pour constituer un organisme vivant, est
aussi un " mystère " : nous constatons le fait. Nous sommes bien incapables de le " comprendre ".

Après cette digression revenons à saint Thomas d'Aquin.


En assumant la nature humaine, en assumant l'homme, le verbe de Dieu assumait tout ce qui est
de l'homme, tout ce qui est dans l'homme, par nature, par constitution. Il assumait donc aussi tout ce
qui est animal en l'homme. Comme l'écrit saint Thomas d'Aquin à ce propos : " Dans la nature
humaine est incluse aussi la nature animale, comme dans l'espèce est inclus le genre 277. " Et c'est
pourquoi, poursuit Thomas, le verbe a assumé, avec la nature humaine, tout ce qui constitue et
concerne la perfection de la nature animale278.
En langage moderne, nous dirions : le verbe, en assumant l'humanité, l'homme, a assumé tout ce
qui est inscrit dans le message génétique spécifique de l'homme. Or nous savons que dans ce message
génétique spécifique sont inscrites des programmations qui remontent fort haut dans l'histoire de
l'évolution des espèces vivantes. L'homme, dans son message génétique actuel, garde le souvenir et des
traces, des chapitres entiers, de programmations génétiques très anciennes. Dans son vieux cerveau, le
paléo cortex, l'homme garde les programmations très archaïques qui remontent parfois jusqu'au
Secondaire, l'ère reptilienne. C'est ainsi que l'homme actuel récapitule d'une certaine manière toute
l'évolution biologique, zoologique, antérieure. En assumant l'homme, le verbe de Dieu assumait tout ce
travail antérieur de la création, dont il est l'auteur. Il assumait toute la création récapitulée dans
l'homme. En assumant la nature psychologique et physique de l'homme, on peut dire que le verbe
assumait toute la préparation cosmique, physique, biologique et psychologique qui avait abouti à
l'homme. C'est: ainsi qu'en effet le christ récapitule toute la création, en l'achevant, en la conduisant à
276
Nous verrons le sens de ce mot plus loin cf. p. 528 (p. 331).
277
S. THOMAS, Sum. Theol., III, q. 18,a. 2, resp. " Filius Dei humanam naturam assumpsit cum omnibus quae pertinent ad
perfectionem ipsius naturae humanae. In humana autem natura includitur etiam natura animalis, sicut in sptecie includitur
genus. Unde oportet quod Filius Dei assumpserit cum humana natura etiam ea quae pertinent ad perfectionem naturae
animalis. Et ideo oportet diceri quod in Christo fuit sensualis appetitus sive sensualitas. "
278
Ibid.
180

sa fin surnaturelle.

LE BUT DE L'INCARNATION

En ce qui concerne l'incarnation du verbe, une question se pose : quel est le but, quelle est la
finalité de l'incarnation ?
A quoi nous répondons pour notre part, en cette fin du xx e siècle : le but de l'incarnation, c'est
d'abord d'achever l'œuvre de la création, d'achever l'homme, en lui communiquant la science de Dieu,
afin qu'il parvienne à la taille, à la plénitude de la taille que Dieu, de toute éternité, avait en vue pour
lui. Deuxièmement, le but de l'incarnation, c'est de conduire l'homme à sa fin surnaturelle, c'est-à-dire
au terme visé par Dieu créateur. Dieu ne veut pas que l'homme reste un être de pure nature — et
d'ailleurs de fait il ne l'a jamais été. Ce que Dieu vise — et nous le savons par l'incarnation — c'est de
conduire l'homme à une destinée proprement surnaturelle : la participation personnelle et éternelle à la
vie divine. C'est-à-dire que l'homme est appelé, invité, à ce que les pères grecs et latins ont appelé la
divinisation, theiôsis ou theopoièsis.
C'est dans le christ que cette divinisation réelle de l'humanité est entreprise, réalisée en germe.
Elle se continue dans l'église qui est le corps du christ.
Telles sont les fins ultimes de l'incarnation : élever l'homme jusqu'à Dieu. C'est ce que répètent
constamment les pères : Dieu s'est fait homme afin que l'homme fût fait dieu.
Entre-temps, et puisque de fait l'humanité est malade, de toutes les manières, puisque l'humanité
est abîmée, pour la conduire à sa fin surnaturelle, pour la conduire même à son achèvement naturel, il
faut d'abord la réparer, la guérir, la restaurer dans sa nature qui a été abîmée.
C'est la partie proprement réparatrice de la rédemption279.
Plusieurs œuvres sont donc effectuées et réalisées par l'incarnation : guérison, régénération de
l'humanité abîmée et malade, restauration, libération, et puis achèvement de l'humanité inachevée, et
divinisation de l'humanité.
Les pères et les grands docteurs du passé ont accentué diversement ces diverses parts de l'œuvre
effectuée pat l'incarnation. Les uns ont insisté davantage sur la part ou l'aspect réparation, restauration,
guérison, rédemption; les autres ont regardé plus directement l'avenir, l'achèvement et la divinisation de
l'homme. Les uns ont été plus sensibles à l'aspect de réparation, regardant en arrière : comment
l'humanité s'est abîmée. Les autres ont regardé davantage en avant : ce qui est visé par Dieu au terme
de son œuvre, ce qu'il veut au sujet de l'homme, de toute éternité : l'homme divinisé, capable de
prendre part à sa propre vie éternelle.
Selon qu'ils envisageaient les choses dans une perspective ou dans une autre, les pères et les
grands docteurs du passé répondaient d'une manière différente à la question : si l'homme n'avait pas
péché, le verbe se serait-il incarné ?
Ceux qui accentuaient davantage l'aspect. ou la part rédemptrice de l'incarnation, ceux qui
voyaient davantage la fonction réparatrice du verbe incarné, ont répondu : non, si l'homme n'avait pas
péché, Dieu ne se serait pas incarné. Dieu aurait opéré son œuvre sans l'incarnation.
Les pères et les docteurs qui sont plus sensibles à la vision prospective des choses, au dessein
éternel de Dieu sur l'homme, à la fin ultime qui est visée, ont répondu : si l'homme n'avait pas péché,
Dieu se serait quand même incarné, il serait quand même venu parmi nous, car sa venue parmi nous
nous était en toute hypothèse nécessaire pour achever l'humanité et pour la conduire à sa fin

279
Explication de ce terme, cf. p. 628 (p. 393).
181

surnaturelle, c'est-à-dire pour diviniser l'homme.


Pour saint Thomas d'Aquin, l'œuvre de l'incarnation est principalement ordonnée à la réparation
de la nature humaine par l'abolition du péché280.
Une autre perspective nous semble plus riche. L'incarnation, la venue parmi nous du verbe
incarné, de l'Emmanuel, a bien entendu pour but de guérir l'humanité. Mais elle a d'abord, et
indépendamment, pour but d'achever une humanité qui n'est pas achevée, et de la conduire à sa destinée
surnaturelle : la participation à la vie divine.
Voici ce que dit saint Thomas d'Aquin à ce propos :
" Si l'homme n'avait pas péché, est-ce que Dieu se serait néanmoins incarné ?
" Réponse : Il faut dire qu'à ce sujet certains ont pensé de diverses manières.
" — Certains disent que, même si l'homme n'avait pas péché, le fils de Dieu se serait incarné.
" — D'autres affirment le contraire. Il semble qu'il faille donner son assentiment plutôt à
l'assertion de ces derniers. Car ce qui provient de la seule volonté de Dieu, et qui est au-delà de tout ce
qui est dû à l'être créé, cela ne peut pas nous être connu si ce n'est parce que, et dans la mesure où, cela
nous est enseigné dans la sainte écriture. Par elle, la volonté divine nous est connue. Or, dans la sainte
écriture, toujours, et partout, la raison de l'incarnation est assignée à partir du péché de l'homme. Par
conséquent, il est plus convenable de dire que l'œuvre de l'incarnation est ordonnée par Dieu, finalisée
par Dieu, pour être remède au péché. En sorte que, si le péché n'existait pas, l'incarnation n'aurait pas
eu lieu.
" Quoique la puissance de Dieu ne soit pas limitée à cela. Il aurait pu aussi, même si le péché
n'existait pas, s'incarner281. "
On voit que saint Thomas est très prudent, et qu'il ne ferme pas la porte à l'autre perspective, qui
va être développée, après sa mort, par Jean Duns Scot.
Thomas d'Aquin, quoiqu'il soit nourri de Jean Damascène, comme on le voit tout
particulièrement dans cette troisième partie de la Somme théologique, Jean Damascène qui récapitule
une grande part de la théologie grecque antérieure, — saint Thomas se situe cependant davantage dans
la tradition latine, qui dépend de Tertullien et d'Augustin. La part juridique est plus forte dans cette
tradition à laquelle appartient saint Thomas, que dans la tradition grecque, où les choses sont pensées
davantage en un langage vital.
Nous verrons plus loin comment Jean Duns Scot voit les choses.
Cependant, saint Thomas pense, avec Jean Duns Scot, que l'incarnation du verbe n'est pas un
accident historique. L'incarnation du verbe est préordonnée de toute éternité par Dieu 282. Elle entre dans
le dessein éternel de Dieu. Simplement, la différence entre saint Thomas et Jean Duns Scot, c'est que
pour saint Thomas l'incarnation du verbe est rattachée plus directement au péché de l'homme, lequel
doit donc, dans cette perspective, avoir été prévu aussi de toute éternité. Tandis que, pour Jean Duns
Scot, l'incarnation du verbe est préordonnée indépendamment du péché de l'homme.

Cependant, même chez saint Thomas, qui pense que la raison ou la finalité première de
l'incarnation, c'est la réparation de l'humaine nature, l'autre aspect, l'autre finalité apparaît parfois : à

280
S. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., III, q. i, a. 5, resp. " Dicendum quod, cum opus incarnationis principaliter ordinetur ad
reparationem humanae naturae per peccati abolitionem..."
281
Sum. theol., III, q. i, a. 3, resp.
282
S. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol, III, q. 24, a. 1, resp.; Praedestinatio proprie accepta est quaedam divina praeordinatio
ab aeterno de his quae per gratiam Dei sunt fienda in tempore. Est antem hoc in tempore factum per gratiam unionis a
Deo, ut homo esset Deus et Deus esset homo. Non potest dici quod Deus ab aeterno non praeordinaverit hoc se facturum in
tempore : quia sequeretur quod divinae menti aliquid de novo accideret. Et ideo oportet dicere quod ipsa unio naturarum
in persona Christi cadat sub aeterna Dei praedestinatione. "
182

savoir l'achèvement de l'homme283.


Saint Thomas d'Aquin lui-même, lorsqu'il recherche et expose Je but de l'incarnation, sa finalité,
ne met pas toujours l'accent principal sur la réparation. Ainsi, dans tel texte, saint Thomas expose la
finalité de l'incarnation dans un ordre qui met au premier plan la manifestation de la vérité divine : " La
manière de vivre du christ dut être telle qu'elle convînt à la fin (au but) de l'incarnation, par laquelle il
est venu dans le monde. Or il est venu dans le monde, — premièrement, certes, pour manifester la
vérité ; comme il le dit lui-même (Jn 18, 37) : Je suis né, et je suis venu dans le monde, afin de rendre
témoignage à la vérité. — Deuxièmement, il est venu pour libérer les hommes du péché...—
Troisièmement, il est venu afin que par lui nous ayons accès à Dieu284. Manifestation de la vérité,
enseignement de la vérité, libération de l'homme, libération totale de tout ce qui l'entrave, et entrave
son développement, et ouverture du chemin qui conduit à la vie divine : telle est bien en effet la triple
finalité de l'incarnation.

Une autre question se pose à propos de l'incarnation.


La venue de Dieu parmi nous, immanu-el, a été une œuvre libre de la part de Dieu. Mais Dieu qui
est liberté ne fait pas contrainte à l'égard de l'homme. Toute l'histoire d'Israël le montre : le Dieu
d'Israël est un Dieu de liberté qui respecte les libertés. La liberté humaine est son œuvre, voulue et
bénie. Il n'est pas question de l'écraser ou de l'annihiler. Dieu ne fait pas violence.
La venue de Dieu parmi nous, pour vivre notre vie et mourir notre mort, n'était possible que si
Dieu naissait parmi nous.
Pour naître homme parmi les hommes, il fallait une femme. Et puisque Dieu est un Dieu de
liberté, il ne pouvait pas venir habiter en une femme sans le consentement de celle-ci. L'annonciation
signifie que Dieu demande à une femme son consentement pour venir dans l'humanité. Pour que cette
femme consente à la venue de Dieu parmi nous, il fallait qu'elle soit sainte, éminemment. Il fallait
qu'elle soit sanctifiée, présanctifiée, afin de consentir librement à la venue en elle du logos éternel de
Dieu.
Thomas d'Aquin développe ce point dans la troisième partie de la Somme /biologique, dans la
partie consacrée à l'incarnation du verbe.
La bienheureuse vierge a été sainte, écrit-il, en sa naissance même, dès sa naissance. Elle a donc
été sanctifiée dans l'utérus, fuit ergo in utero sanctificata.
Il faut dire, ajoute-t-il, que, au sujet de la sanctification de la bienheureuse Marie, — c'est-à-dire
qu'elle a été sanctifiée dans l'utérus, — rien n'est transmis à ce sujet dans l'écriture canonique. L'écriture
ne fait pas non plus mention de sa naissance.
Et Thomas compare très justement le cas de Maria au cas du prophète Jérémie, vii e siècle avant
notre ère.
Au début du livre du prophète Jérémie, nous pouvons lire :
" La parole de Yahweh me fut adressée pour dire : avant même que je te forme dans le ventre, je
te connaissais, et avant que tu sortes du sein, je t'avais consacré, je t'avais placé comme prophète pour
les nations ! " (Jr i, 4).
Celui que Dieu prépare pour être nabi, c'est-à-dire pour communiquer à l'humanité
l'enseignement même qui vient de Dieu, celui-là Dieu le crée tout spécialement, résistant, courageux, et
saint, pour accomplir cet office terrible. Car cela se paie très cher, comme le montre toute l'histoire du
283
Cf. par ex. Sum. theol. III, q. 3, a. 8, resp.: «Ad consummatam homini perfectionem, conveniens fuit ut ipsum Verbum
Dei humane naturae personaliter uniretur.»
284
S. THOMAS D'AQUIN, SUM. THEOL., III, q. 40, a. i, resp. : " Dicendum quod conversatio Christi talis debuit esse ut conveniret
fini Incarnationis, secundum quam venii in mundum. Venit autem in mundum : —primo quidem, ad manifestandum veritatem...
— Secundo, venit ad hoc ut homines a peccato liberaret... — Tertio, venit ut per ipsum habeamus accessum ad Deum,.."
183

prophétisme.
Dieu se prépare, dès le ventre de la mère, un homme capable d'assumer cette tâche redoutable.
C'est-à-dire que le prophète est pré-adapté, par le Créateur lui-même, pour cette mission, qui est de
recevoir la parole de Dieu, afin de la communiquer aux hommes, coûte que coûte. Le prophète est
présanctifié pour exercer cette fonction.
Maria a été invitée à recevoir en elle la parole de Dieu elle-même, subsistante, en personne. Pour
consentir à cette venue en elle de la parole de Dieu, elle a été préparée, pré-adaptée, présanctifiée. C'est
ce que dit saint Thomas : dès le ventre de sa mère, Maria a été sanctifiée pour cette destinée.
C'est pourquoi, conclut Thomas, il est raisonnable de croire que la bienheureuse vierge a été
sanctifiée avant de naître de la matrice285.
C'est, comme on le voit, une induction. Le théologien dégage, explicite, ce qui lui semble contenu
d'une manière implicite dans la révélation. Il est de fait que Dieu est venu parmi nous, en personne. Il
est de fait que cette venue ne pouvait être que et a été une naissance de Dieu parmi nous. Pour que Dieu
naisse homme parmi nous, il faut qu'une femme le porte. Or Dieu ne fait pas violence. Dans toute son
œuvre, nous constatons qu'il demande toujours le consentement et la coopération de l'homme, ou de la
femme, pour réaliser ses desseins. Le fait est, la révélation nous l'enseigne, que la conception de
Ieschoua dans le ventre de Maria a été annoncée à Maria, et que celle-ci y a consenti : Fiat I
Le fait est, l'histoire, de l'ancien prophétisme nous l'enseigne, que Dieu se prépare son serviteur le
prophète dès le ventre de sa mère. Or la venue du verbe en Maria est beaucoup plus que la
communication intermittente de la parole de Dieu au prophète. Pour que Maria ait consenti à la venue
en elle de la parole de Dieu, il a fallu qu'elle soit sainte, éminemment sainte, qu'elle ait été
présanctifiée, préparée, dès sa conception, tout comme le prophète Jérémie, plus que le prophète
Jérémie.
C'est cette préparation, cette préadaptation, cette pré-sanctification, que dans le jargon de la
théologie ultérieure on a appelé " l'immaculée conception " de Maria.
Comme le dit saint Thomas, l'incarnation est un mariage spirituel entre Dieu et l'humanité. Un
mariage authentique exige un consentement libre. C'est Maria, pour l'humanité entière, qui a donné son
consentement à l'incarnation :
" Était-il nécessaire qu'à la vierge Marie soit annoncé ce qui allait se produire en elle ?
" Réponse : Oui, pour montrer qu'il y avait un certain mariage spirituel entre le fils de Dieu et la
nature humaine. Par annonciation était attendu un consentement de la vierge à la place de toute la
nature humaine286. "
Dans la bibliothèque hébraïque, plusieurs siècles avant notre ère, un mariage était enseigné,
annoncé, entre Dieu et l'humanité, un mariage d'amour, dont parlent les prophètes hébreux depuis le
viiie siècle avant notre ère. L'incarnation est ce mariage, cet hymen, plus intime que ne l'est le mariage
entre l'homme et la femme. L'homme et la femme restent deux personnes dans l'union. Dans cette
union qui est l'incarnation, des deux natures, la divine et l'humaine, résulte une seule personne. Ou plus
exactement, une seule personne précède de toute éternité cette union, qui est faite dans l'unité de la
personne qu'elle est.
Les anciens docteurs, docteurs en théologie bien entendu, et en particulier saint Thomas d'Aquin,
pensaient que dans le processus de la génération, de la conception, la femme fournit seulement la "
matière ", tandis que l'homme fournit le principe actif, le principe formel, l’information 287. C'est
285
Sun. theol., III, q. 27, a. 1.
286
Sum. theol., III, q. 30, a. 1, resp.
287
Cf. par exemple S. THOMAS, Sum. theol. III, q. 31, a. 5 resp. : " Habet autem hoc naturalis conditio, quod in génératione
animalis femina materiam ministret, ex parte autem maris sit principium activum in generatione ; sicut probat Philosophus, in
libro I De generatione animalium. "
184

pourquoi, nous dit encore saint Thomas, la matière du corps du christ a été prise d'une femme 288. Dans
le même article, Thomas expose que " la chair " du fils de Dieu a été prise de la femme 289. — Il est
assez grave, philosophiquement parlant, que l'on passe de la question de la " matière " à celle de la
chair. Car la chair, ce n'est pas seulement de la matière. C'est de la matière informée, c'est-à-dire
animée.
Nous savons aujourd'hui, de science certaine, que la génération est l'œuvre, au même titre, de
l'homme et de la femme. La femme, tout comme l'homme, fournit un message génétique, c'est-à-dire
quelque chose qu'en langage aristotélicien on appellerait principe formel.
Lorsque, plus haut, à l'article I de la même question, saint Thomas se demande si la chair du
christ dérive de celle d'Adam, il répond : il fut convenable que le christ prît chair de la matière dérivée
d’Adam290. Or pour nous, en cette fin du xx e siècle, la dérivation biologique, ou la descendance, ne
provient pas de la matière, mais bien de la lignée génétique, c'est-à-dire de la succession des messages
génétiques, de la transmission de l'information.
Sans doute à cause des idées régnantes en son temps au sujet de la génération et de la conception,
saint Thomas pense que Maria n'a apporté aucun principe actif lors de la conception du christ, mais
seulement une matière291.
Nous sommes portés à penser aujourd'hui que bien entendu Maria a communiqué le message
génétique à partir duquel s'est opérée la création de l'âme du christ.

Si l'analyse proposée .par Thomas d'Aquin, au XIIIC siècle, est exacte, et si les sciences de
l'univers, demain, nous conduisent à penser que partout, dans l'univers, dans d'autres galaxies, dans
d'autres systèmes solaires, la vie est apparue, et au terme de chaque évolution biologique, des êtres
pensants, — alors il n'y aura aucune difficulté, ni philosophique ni théologique, à penser que Dieu
destine ces " humanités " diverses à la fin qu'il nous propose, à nous ici, la participation personnelle et
libre à la vie divine, et qu'il a mis en œuvre et disposé (oikonousia) pour cette fin, le même moyen
qu'ici sur notre planète : l'union de l'humanité créée à Dieu incréé, dans l'unité d'une personne concrète.
C'est-à-dire, dans cette perspective, que Dieu aurait multiplié l'incarnation. Il y aurait autant de christs
qu'il y a de mondes habités. Si l'incarnation est, comme le pense Thomas, une union, il n'y a aucun
inconvénient et aucune difficulté à admettre une pluralité d'incarnations dans une pluralité d'univers,
puisque l'union qui est incarnation n'altère pas l'unique substance divine et ne la modifie pas. C'est, pris
du côté de Dieu, une relation de pure raison.

JEAN DUNS SCOT

Jean Duns Scot, est né sans doute en Écosse, à moins que ce ne soit en Irlande. Il est né vers
1265, ou 1266. Il avait donc à peu près neuf ans lorsque maître Thomas est mort. Il est entré sans doute
vers 1278 dans l'ordre fondé par François d'Assise. Il a d'abord séjourné à Oxford, puis à Paris, de 1293
à 1296. Il retourna à Oxford et composa un commentaire des Sentences de Pierre Lombard, tout comme
Thomas d'Aquin dans sa jeunesse, et saint Bonaventure. Ce commentaire est un cours de théologie, qui
part d'un texte classique, l'ouvrage de Pierre Lombard (théologien du xiie siècle. Le livre des Sentences,
288
S. THOMAS, Sum. theol., q. 31, a. 4 : "Utrum materia corporis Christi debuerit esse assumpta de femina. "
289
Ibid., resp. : " de femina carnem acciperet ".
290
Ibid., q. 31, a. 1, resp : " conveniens fuit ut carnem sumeret ex materia ab Adam dérivata ".
291
Ibid., III, q. 32, a. 4; resp. : " Dicendum est quod in ipsa conceptione Christi Beata Virgo nihil active operata est ; sed
solam materiam ministravit. »
185

a été achevé vers 1150. En 1159, il fut nommé évêque de Paris).


Jean Duns Scot commente donc, comme ses prédécesseurs ce " manuel " de théologie, et élabore
sa propre doctrine en partant de ce texte classique. Ce commentaire du livre de Pierre Lombard
développé à Oxford porte simplement le titre de : Œuvre d'Oxford, opus oxoniense. Il s'appelait
primitivement Ordinatio oxoniensis. C'est le titre que lui ont redonné les éditeurs les plus récents. En
1302, Jean revient à Paris, et commente de nouveau l'ouvrage classique de Pierre Lombard. En 1303, il
est exile de Paris pour avoir pris le parti du pape contre le roi Philippe le Bel. Il enseigne de nouveau à
Oxford en 1303-1304. Il revient en 1304 à Paris. Il est envoyé à Cologne en 1307. Il meurt à Cologne
en 1308, âgé d'environ 42-44 ans.
Lorsqu'il aborde la question de la finalité de l'incarnation, Jean Duns Scot pose la question que
maître Thomas avait posée, nous l'avons vu : si l'homme n'avait pas péché, est-ce que Dieu se serait
incarné ? Autrement dit, la raison d'être de l'incarnation, est-ce d'abord et principalement la réparation
du péché de l'homme ?
Jean Duns Scot connaît l'argumentation de maître Thomas, et il en fait état.
Mais lorsqu'il en vient à donner son opinion, voici ce qu'il dit :
" Si la faute d'Adam avait été la cause de la venue du christ, en sorte que, s'il n'avait pas péché, le
verbe n'aurait pas assumé la chair; — si cela était, alors l'œuvre suprême de Dieu, summum Dei opus,
aurait été purement, seulement, occasionnelle; le résultat, la conséquence d'une occasion,
occasionatum. Elle n'aurait pas été visée par une intention qui porte sur elle-même; elle n'aurait pas été
voulue pour elle-même, non per se intentum. Ce qui semble éminemment irrationnel, quod videtur
valde irrationabile. Car la gloire du christ est plus grande, en intensité, que la gloire de tous les autres
bienheureux. Par conséquent il est invraisemblable, inverisimile est, bien plus il semble absurde, imo
ahsurdum videtur, que Dieu alors aurait omis de réaliser l'œuvre qui de loin est la plus excellente, à
cause qu'Adam aurait fait le bien, c'est-à-dire qu'il aurait observé les commandements de Dieu et leur
aurait obéi; — absurde que Dieu ait réalisé son œuvre la plus excellente parce que Adam a péché.
" Il faut dire, poursuit maître Jean l'Écossais, que l'incarnation du christ n'a pas été voulue d'une
manière occasionnelle, mais elle a été voulue pour elle-même, parce qu'elle était au mieux adaptée à la
fin (que Dieu visait). En sorte que, qu'Adam ait péché, ou qu'il n'ait pas. péché, de toutes manières le
christ serait venu. "
Et maître Jean prouve la thèse qu'il avance :
" Tout être qui veut, d'une manière ordonnée (c'est-à-dire consciente et rationnelle), d'abord veut
la fin (qu'il vise), ensuite, et immédiatement, il veut les moyens qui sont au mieux adaptés à cette fin.
Mais Dieu est l'être qui veut de la manière la plus ordonnée qui soit. Par conséquent, il faut penser qu'il
a voulu toutes choses (tout ce qu'il a fait), dans cet ordre (qui est le mieux pensé qu'il est possible).
« Mais, parmi tous les êtres qui sont hors de Dieu (c'est-à-dire distincts de lui, c'est-à-dire créés),
l'être qui est le plus proche de Dieu, sans aucun intermédiaire (immediatissima), c'est l'âme du christ.
C'est pourquoi avant tout mérite quel qu'il soit, ou tout démérite, il a voulu s'unir à lui-même la nature
humaine du christ dans l'unité de la substance individuelle concrète (in unitate suppositi, qui traduit ici
hypostasis)... »
Ensuite, deuxième argument : Dieu ordonne d'abord les élus à la gloire et à la grâce, avant que ne
soient prévus en eux le péché et la condamnation. Par conséquent, l'élection d'Adam pour la gloire était
prévue avant (que ne soit prévue) sa chute. Et par conséquent, cela est encore beaucoup plus vrai de
cette âme qui était prédestinée à la gloire suprême et à la grâce suprême. Cela était prévu, elle était
prévue, avant le péché d'Adam. Cette âme n'était pas seulement prévue comme possible, mais comme
future, de même qu'elle était prévue en priorité comme future, la gloire et la grâce d'Adam, par rapport
à sa chute.
Enfin, dernier argument : Si l'homme n'avait pas péché, il n'y aurait pas eu de rédemption à faire.
186

Mais ce n'est pas pour cette seule cause-là (c'est-à-dire pour la rédemption) que Dieu a, semble-t-il,
préordonné l'âme du christ pour une telle gloire.
" Par conséquent, même si l'homme n'avait pas péché, il y aurait eu cependant l'incarnation du
verbe292. "
La perspective de Jean Duns Scot est donc la suivante. De toute éternité, ce que Dieu le créateur
vise, c'est l'homme participant à la vie divine, uni à la nature divine, sans confusion des natures. De
toute éternité, ce que Dieu vise, c'est ce qu'il y a de plus haut dans ses œuvres : Dieu, lui-même, uni à
l'humanité créée, c'est-à-dire le christ.
Le but de la création, le sens et la fin de toute l'œuvre créatrice, c'est cette union ultime de la
liberté divine incréée et de la liberté humaine créée. Le terme et le but de la création, visé de toute
éternité, c'est cette union.
L'âme humaine créée du christ est ce qu'il y a de plus élevé dans l'ordre de la création. C'est dans
l'humanité du christ que Dieu s'unit, pour l'éternité, l'humanité créée.
Tel est le but ultime de la création, selon le christianisme orthodoxe, tel est son sens, telle est sa
seule raison d'être.
Si l'humanité, ici, dans notre minuscule système solaire, n'avait pas été criminelle, cette œuvre se
serait accomplie sans le sang, sans les larmes, sans les cris des suppliciés, depuis le début de l'histoire
humaine, jusqu'à hier et aujourd'hui, dans les salles de police d'Allemagne, de France, de Grèce,
d'Amérique du Sud ou d'ailleurs.
C'est-à-dire que la divinisation de l'humanité, l'œuvre ultime visée par Dieu, se serait opérée sans
la croix.
Il y aurait eu divinisation, mais il n'y aurait pas eu besoin de rédemption, si toutefois on entend
par rédemption seulement la réparation de ce qui a été abîmé.
C'est-à-dire que l'on peut concevoir une incarnation sans la croix.
Et il faut espérer que, dans d'autres systèmes solaires, dans cette galaxie où nous sommes, ou
dans d'autres galaxies, l'humanité n'a pas été atteinte de cette folie qui la porte à se préparer avec tant de
zèle à se détruire elle-même, avec la bénédiction de tous les ministres des armées de toutes les nations.
Dans cette perspective qui est celle de Jean Duns Scot, l'incarnation n'est pas un accident, qui
résulte, par occasion, de cet autre fait contingent, et non nécessaire : l'humanité est devenue criminelle,
ô combien, et elle s'est corrompue.
Car si l'on fait dériver l'incarnation seulement de la nécessité de réparer cet état criminel de
l'humanité, on obtient ce résultat absurde, comme le dit Jean Écosse : ce qu'il y a de plus élevé dans
l'ordre des œuvres de Dieu, le christ Jésus, n'aurait pas été voulu pour lui-même de toute éternité, mais
serait la conséquence indirecte de quelque chose qui n'était pas nécessaire : à savoir que l'humanité
devienne criminelle.
Le meilleur serait le résultat du pire.
L'incarnation n'est pas un accident. Elle est le sommet du plan, du dessein créateur et divinisateur
de Dieu. Elle est la clef de voûte de toute l'œuvre de Dieu.
Maître Thomas disait qu'en ce domaine il faut s'en tenir à ce que nous dit l'écriture.
A quoi Jean Duns Scot répond d'abord qu'il existe de multiples vérités nécessaires qui ne sont pas
exprimées dans l'écriture sainte, si ce n'est d'une manière implicite. Ces vérités sont contenues dans
l'écriture d'une manière virtuelle, comme les conclusions sont contenues dans les principes. Et pour les
trouver, ces conclusions qui sont impliquées dans ce que l'écriture nous enseigne, le travail des
théologiens a été utile.
Donc, quoique ne soit pas contenu d'une manière explicite dans l'écriture sainte un autre motif de

292
JEAN DUNS SCOT, Oxon. 3. d. 7, q. 3, n. 5.
187

l'incarnation que celui qu'avance maître Thomas : la réparation du péché de l'homme ; puisque par
ailleurs l'écriture sainte ne dit pas qu'il n'y a pas eu un autre motif; il est donc utile de rechercher, et il
est rationnel d'affirmer que le mystère de l'incarnation a eu un autre but, une autre fin, et une raison
d'être beaucoup plus sublime que le péché de l'homme. Il n'est pas vraisemblable que l'œuvre qui est de
loin la plus excellente n'ait été visée, voulue, l'objet de l'intention de Dieu, qu'à l'occasion du péché de
l’homme293.
De plus, ajoute Jean Duns Scot, l'écriture sainte enseigne explicitement que le mystère de
l'incarnation a été voulu pour lui-même, indépendamment du péché d'Adam. Jean Duns Scot renvoie
aux lettres de Paul adressées aux Colossiens et aux Éphiésiens. De fait, si on lit ces lettres, on voit bien
que la perspective de Paul, ici, est très différente de la perspective purement juridique et réparatrice qui
a été privilégiée par les grands docteurs latins des premiers siècles, en particulier Tertullien et
Augustin.

Avec Thomas d'Aquin et Jean Duns Scot, nous ne disons pas que la christologie, la science qui a
le christ pour objet, est achevée, loin de nous cette pensée ! Mais depuis ces deux maîtres du passé, elle
ne semble pas avoir accompli des progrès considérables. Nous arrêterons donc ici, provisoirement,
notre exposé.

293
Oxon. Prolog, q. 2. n. 15.
188

TROISIÈME PARTIE

LA TRINITÉ
189

CHAPITRE I

PRÉLIMINAIRES

Nous abordons maintenant la troisième partie de notre travail, l'exposé de la théologie trinitaire.
Qu'est-ce que la trinité pour le christianisme orthodoxe ? Qu'est-ce que cela n'est pas ? C'est ce que
nous allons essayer de voir aussi clairement que possible.
Sur cette question, les malentendus, les contresens, les confusions, sont encore plus nombreux
peut-être et si possible qu'à propos de l'incarnation. La vérité c'est que sur ce point, pour la plupart des
chrétiens aujourd'hui, c'est la nuit noire. Pire encore : les chrétiens se font de la trinité une idée fausse,
qui revient à professer trois dieux. C'est-à-dire qu'en pratique la conscience chrétienne non instruite,
non informée, n'est plus monothéiste. C'est de ce côté que penche en ce moment la barque : vers une
forme plus ou moins avouée de trithéisme.
Nous ne pensons pas, pour notre part — à tort ou à raison — que la doctrine trinitaire soit
aujourd'hui parfaitement au clair avec elle-même. Il est trop facile d'invoquer constamment le " mystère
" pour masquer en fait une insuffisance d'analyse. Il nous semble, à tort ou à raison, comme nous allons
le voir, que le vocabulaire technique de la théologie trinitaire n'est pas encore parfaitement au point. Il
est encore flottant. Il n'est pas encore fixé. Il oscille entre des perspectives qui sont différentes. D'où les
difficultés.
Comme toujours, nous utiliserons la méthode génétique. Nous allons voir comment, par quelles
crises redoutables, la pensée chrétienne orthodoxe est passée, et s'est formée, formulée à elle-même. La
philosophie, la terminologie philosophique, entrent en jeu, en cette affaire, plus peut-être que dans les
problèmes qui concernent La christologie. En christologie, nous l'avons vu, se sont dégagées et
imposées, nécessaires pour l'analyse technique, des notions comme celle de nature, de personne,
d'hypostase.
Nous allons retrouver des concepts de nature, de personne, hypostase, et d'autres, en théologie
trinitaire, mais — c'est ici que les difficultés commencent — il n'est pas évident que ces concepts aient
exactement le même sens dans un champ de bataille et dans l'autre, dans l'ordre des problèmes
concernant la christologie, et dans l'ordre des problèmes concernant la théologie trinitaire.
Les deux développements dogmatiques, celui de la christologie et celui de la théologie trinitaire,
ont été relativement indépendants l'un de l'autre. Fît il nous semble — à tort ou à raison encore une fois
— que les vocabulaires techniques ne sont pas bien unifiés.
C'est donc une tâche pour l'avenir, pour les théologiens qui viennent.
Le mot français trinité, qui apparaît vers 1050294, provient du latin trinitas.
Le latin trinitas signifie : la réunion de trois, le nombre trois, un groupe de trois. Trini signifie :
au nombre de trois.
De même que unus, un, a donné unitas, l'unité, trini a donné trinitas. C'est donc un terme abstrait
qui signifie le fait d'être trois.
Le latin trinitas traduit le grec trias qui signifie : le nombre trois, un groupe de trois. Trias dérive
de treis, tria, qui signifient : trois.
La trinité, c'est un ensemble de trois. De trois quoi ? quid très ? comme demandait saint
Augustin. C'est, ce que nous aurons à examiner.
Les grandes crises du développement de la théologie trinitaire ont commencé avant les grandes

294
O. Bloch et W. VON WARTBURG, Dictionnaire étymologique de la langue française, au mot trinité.
190

crises du développement de la christologie, que nous avons examinées dans notre seconde partie.
Dans ces conditions, pourquoi avons-nous commencé par exposer la christologie, et les crises de
croissance de la pensée chrétienne portant sur la christologie, avant d'aborder le développement de la
théologie trinitaire ?
Nous avons entrevu précédemment, à propos de la christologie, que certains termes, certains
concepts, étaient employés, en christologie, d'une manière concrète; ils désignent un être concret. Ce
sont les termes d'hypostasis, et de personne (prosôpon en grec, persona en latin). Us désignent
Ieschoua de Nazareth pris concrètement, celui que ses contemporains pouvaient désigner du doigt.
Les siècles de travail du développement christologique ont établi et mis au clair que dans cet être
concret il faut distinguer deux " natures " complètes, la nature divine et la nature humaine. L'union de
ces deux natures est si intime, que le christ est un. Il est ' une seule hypostasis, une seule " personne ",
et non pas l'association de deux " personnes ".
C'est la manière concrète de penser et de parler. Mais l'on peut aussi utiliser les termes
d'hypostasis et de personne pour désigner, non plus Ieschoua de Nazareth pris concrètement, "
personne composée " comme disait l'inconnu que recopie Jean de Damas et que cite Thomas d'Aquin,
— mais le logos de Dieu pris en lui-même, avant Vincarnation et indépendamment de l'incarnation.
Et l'on dira que Ieschoua de Nazareth, c'est l'hypostasis du verbe, la personne du verbe...
Comme on le voit, dans ce cas, le problème s'est déplacé. La manière de s'exprimer s'est
déplacée, et des problèmes vont naître à partir de là.

PÈRE

Il en va de même pour le terme de " père ". Lui aussi a vu son champ d'application, sa portée, se
déplacer.
Le terme de " père " appliqué à Dieu, signifie d'abord dans la langue de la bible hébraïque et du
nouveau testament grec, Dieu en tant qu'il est créateur, plus spécialement créateur de l'homme.
Dans le cantique que le livre du Deutéronome met dans la bouche de Moïse, on peut lire :
" Le nom de Y H W H, je l'invoque. Rendez hommage à notre Dieu. Il est le rocher, elles sont
parfaites ses œuvres. Car toutes ses voies sont justice. Dieu de vérité et non d'injustice. Il est juste et
droit, lui... Est-ce que ce n'est pas lui ton père, avika, qui t'a fondé ? " (Dt 32, 3 s.; prononcer : avika).
Le prophète Jérémie, au viie siècle avant notre ère, met dans la bouche de Dieu les paroles
suivantes :
" Or moi j'avais dit : comment te placerai-je parmi les fils ? Je te donnerai une terre délicieuse,
l'héritage le plus splendide d'entre les nations. Et je me disais : vous m'appellerez " mon père ", abi " (Jr
3, 19). Au chapitre 31 du même livre de Jérémie, on peut lire les grands textes où Dieu exprime
comment il comprend ses relations avec son peuple : " En ce temps-là — oracle de YIIW H — je
deviendrai le Dieu pour toutes les familles d'Israël, et elles, elles seront pour moi un peuple... D'un
amour éternel je t'ai aimée... Je te rebâtirai et tu seras rebâtie, vierge d'Israël... Voici que moi, je les fais
venir du pays du nord et je les rassemble des confins de la terre... Car je suis devenu pour Israël un
père, leab, et Éphraïm, c'est mon premier-né... " (Jr 31, 1-9; prononcer : leav.)
Un prophète du temps de l'exil dont les oracles ont été joints à ceux du prophète Isaïe, dit en
s'adressant à Dieu lui-même : " Car c'est toi notre père, abinu. Car Abraham ne nous connaît pas et
Israël ne peut nous connaître. C'est toi, Y H W H, notre père, abinu (prononcer avinou), notre
rédempteur 295 depuis toujours, gôalenu meolam, c'est ton nom " (Is 63, 16).

295
Nous expliquerons la signification de ce terme plus loin, cf. p. 628 (p. 393).
191

Le psaume 68 dit : " Le père des orphelins, le justicier des veuves, c'est Dieu (elohim) en sa
demeure de sainteté " (Ps 68, 6). Le psaume 89 : " Tu es mon père, mon Dieu, et le rocher de mon salut
" (Ps 89, 27). Le livre dit de " Malachie " (" mon messager "), qui doit dater du milieu du v e siècle avant
notre ère, s'exprime ainsi : " Est-ce qu'il n'y a pas un seul père pour nous tous ? N'est-ce pas un seul
Dieu qui nous a créés ? " (Ml 2, 10).
D'après les documents qui nous ont été conservés en grec dans cette bibliothèque qu'est le
nouveau testament, plus précisément d'après les évangiles, qui ne font que nous transcrire en langue
grecque un enseignement qui a été donné en araméen, nous pouvons constater que Ieschoua désignait
Dieu par le terme de " père " " le père ", " votre père ", " ton père ", " notre père qui (es) aux deux ",
abuna di bischemaïa (prononcer : avouna...), " mon père ". D'après Jn (8, 41) dans les discussions
violentes entre Ieschoua et certains de ses interlocuteurs, ils lui disent : " Nous n'avons qu'un seul père :
Dieu. "
Le rabbin Schaoul de Tarse, Paul de son surnom romain, devenu disciple de Ieschoua, appelle
aussi Dieu " père " : (par exemple Rm 1, 7; 1 Co 1,3, etc.). Dans la première lettre qui nous ait été
conservée parmi celles qu'il a écrites aux chrétiens de Corinthe, Paul écrit : " Mais pour nous, à nous, il
n'y a qu'un seul Dieu, le père, ho patèr, d'où proviennent toutes choses, et nous, nous sommes pour
(dirigés vers, eis) lui; et un seul seigneur Jésus christ, par lequel (di’ou) toutes choses (ont été faites), et
nous par lui... " (1 Co 8, 6).
Dans la lettre aux chrétiens d'Éphèse, Paul écrit : " Un seul Dieu et père de tous les êtres, qui est
au-dessus de tous les êtres, et à travers (dia) tous les êtres et dans tous les êtres " (Ép 4, 6).
Dans ce premier emploi, dans ce premier sens, le terme de " père " est donc utilisé pour désigner
Dieu en tant qu'il est le créateur, celui qui donne l'être, qui donne la vie, qui donne de quoi vivre. La
paternité de Dieu signifie le don libre de l'être.
Ieschoua emploie le mot " père " d'une manière plus précise pour désigner sa propre relation avec
Dieu : " Celui qui fait la volonté de mon père qui est dans les cieux... " (Mt 7, 21).
" Ce n'est pas tout homme qui me dira : seigneur ! seigneur ! (en araméen : mari, mari) qui
entrera dans le royaume des deux. Mais c'est celui qui fait la volonté de mon père qui est dans les
deux..." (Mt 7, 21).
" Tout homme qui me reconnaîtra à la face des hommes, je le reconnaîtrai moi aussi à la face de
mon père qui est dans les deux. Tout homme qui me reniera à la face des hommes, je le renierai moi
aussi devant la face de mon pire qui est dans les deux " (Mt 10, 32).

On remarque en passant 296 la manière rythmée dont Ieschoua enseigne : par balancements de
propositions. Sur ce point, l'anthropologiste français Marcel Jousse a insisté toute sa vie durant dans ses
travaux d'anthropologie gestuelle.

" Celui qui fait la volonté de mon pire qui est dans les deux, c'est celui-là qui est mon frère et ma
sœur et ma mère " (Mt 12, 50).

" Alors que Ieschoua allait dans la région de Césarée de Philippe, il interrogea ceux qui
apprenaient de lui, en disant : les gens, qui disent-ils qu'il est, le fils de l'homme (en araméen : bar
enascha) ? — Alors eux, les disciples, disent : Les uns disent que tu es Iochannan le baptiste, d'autres,
que tu es Élie, d'autres Jérémie, ou l'un des prophètes. Ieschoua leur demande : Et vous, qui dites-vous
que je suis ? Simon Pierre répond : Toi tu es le maschiach, le fils du Dieu vivant. Et Ieschoua lui
répond : Tu es heureux, Simon bariôna (fils de Iônas), car ce n'est pas la chair et le sang (expression

296
Malgré les traductions de l'araméen en grec et du grec en français...
192

hébraïque : basar we dam) qui t'a révélé cela, mais mon pire qui est dans les cieux " (Mt 16, 13-16).
" Voyez à ne pas mépriser un seul de ces petits. Car je vous le dis, leurs messagers 297 dans les
cieux constamment voient la face, le visage (to prosôpon298) de mon père qui est dans les cieux " (Mt
18, 10). " Si deux se mettent d'accord parmi vous sur la terre, au sujet de toute chose qu'ils
demanderont, cela leur sera donné de la part de mon père qui est dans les cieux " (Mt 18, 19).
Lorsque Ieschoua s'adresse à Dieu, d'après les documents qui nous ont été conservés, il lui dit : "
père " :
" J'exprime mon accord avec toi (exomologoûmai soï), père, seigneur du ciel et de la terre, parce
que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et que tu les as révélées aux petits enfants. Oui,
père, parce qu'ainsi il t'a paru bon... " (Mt 11, 25).
A la suite de ce texte, toujours dans Matthieu, nous pouvons lire :
" Toutes choses m'ont été données, remises, par mon père, et personne ne connaît le fils si ce n'est
le père; personne ne connaît le père, si ce n'est le fils, et celui auquel le fils veut le révéler " (Mt 11,
27).
" Toute plante que n'a pas plantée mon père qui est dans les cieux sera déracinée et arrachée " (Mt
15, 13).
L'évangile de Marc, et Paul, nous ont conservé le mot araméen qu'employait Ieschoua lorsqu'il
s'adressait à Dieu, qu'il appelait père :
" Il dit : abba, père, tout est possible pour toi... " (Me 14, 36)299.
Paul appelle Dieu dans de multiples textes : " Dieu, le père de notre seigneur Jésus le christ "
(Rm 15, 6). " Grâce sur vous, pour vous, et paix de la part de Dieu, le père de nous et du seigneur Jésus
le christ " (2 Co 1,3). " Dieu, le père du seigneur Ieschoua le sait, lui qui est béni pour les durées
cosmiques... " (2 Co 11, 31). " Grâce sur vous, pour vous (humin) et paix de la part de Dieu, notre père,
et le père de Ieschoua le christ " (Ép 1,2). " Nous rendons grâces à Dieu, le père de notre seigneur
Ieschoua le christ... " (Col 1, 3)
Paul appelle Dieu " le père " de Ieschoua, puisque Ieschoua lui-même appelait Dieu son père, son
propre père.
La première lettre de Pierre s'exprime de même : " Béni soit Dieu, le père de notre seigneur
(araméen mari) Ieschoua le christ... " (1 P 1, 3).
Voilà donc de quelle manière les livres de l'ancienne alliance et de la nouvelle alliance emploient
le terme de " père " appliqué à Dieu : d'une manière concrète bien entendu, puisque ces livres
s'adressent à des gens simples, habitués au concret, et non pas à des philosophes habitués à l'abstrait.
Mais, nous allons le voir, à partir d'un certain moment, peut-être à partir de la crise arienne, que
nous allons étudier, le vocabulaire se déplace, et le mot " père ", appliqué à Dieu, ne signifie plus, ne
297
En grec : aggeloi ; aggelos c'est: celui qui apporte une nouvelle, le messager. Le verbe aggelô signifie : faire office de
messager, porter un message, une nouvelle. Aggelia c'est l'annonce, la nouvelle, le message. Euaggelia, la bonne nouvelle.
Euaggelizô, annoncer une bonne nouvelle. Le mot grec aggelos, dans la version grecque de la bible hébraïque, traduit
l'hébreu maleak, qui signifie : le messager, plus spécialement : le messager de Dieu. Le grec aggelos a été traduit, si l'on
peut dire, en latin par angélus, et le latin angélus a été rendu en français par " ange ". Mais lorsqu'un Juif parlant hébreu ou
araméen entendait le mot : maleak, il comprenait que cela signifiait : messager. Lorsqu'un Grec entendait aggelos, il
comprenait aussi ce que cela signifiait. Lorsqu'un enfant de France aujourd'hui entend le mot " ange ", il ne comprend rien
du tout. Il se représente une image. C'est pourquoi lorsqu'on traduit le texte de Matthieu, ou d'autres, en utilisant le mot
français " ange ", on ne traduit pas du tout. On masque le texte. Que signifie ce texte de Matthieu ? Que les enfants qui
viennent de naître, et qui ne sont pas encore abîmés, sortent des mains de Dieu. Ils sont encore tels que Dieu les a faits.
298
Nous allons bientôt retrouver le terme grec prosôpon, et il nous donnera du fil à retordre... Notons comment il est
employé ici dans la langue du nouveau testament grec.
299
Sur cette question, sur l'emploi par Ieschoua du terme araméen abba, qui signifie " père " en un sens familier, voir les
beaux travaux de JOACHIM Jeremias, Abba, Studien zur Neutestamentlichen Theologie und Zeitgescbichte, Göttingen, 1966;
trad. fr. partielle, Abba, Jésus et son père, Paris, éd. du Seuil, 1972.
193

désigne plus une relation entre Dieu et Ieschoua de Nazareth pris concrètement, c'est-à-dire le verbe
incarné, — mais elle en vient à désigner une relation éternelle entre Dieu et son propre logos. Le logos
de Dieu est alors appelé fils de Dieu. Le terme de fils et celui de logos deviennent alors synonymes, ce
qu'ils n'étaient pas dans la langue du nouveau testament grec.

FILS DE DIEU

Nous avons rappelé déjà, au début de notre premier chapitre consacré à la christologie, que
Ieschoua s'appelait lui-même, ou se désignait lui-même, par l'expression : " fils de l'homme ", en
araméen : bar enascha.
Ieschoua est appelé par d'autres : " fils de Dieu ".
Si l'on examine maintenant l'emploi de l'expression " fils de Dieu " dans le nouveau testament
grec, dans le livre des Actes des apôtres, dans les lettres de Paul, dans l'épître aux Hébreux, on peut
constater que l'expression " fils de Dieu " s'applique à Ieschoua pris concrètement.
Exemples : " Dans les synagogues, il (Paul) proclamait Ieschoua, que c'est lui le fils de Dieu "
(Ac 9, 20).
" Paul, serviteur du christ Ieschoua, appelé pour être envoyé (apostolos), mis à part pour
l'heureuse annonce (euaggelion) de Dieu — qu'il avait promise à l'avance par l'intermédiaire de ses
(serviteurs les) prophètes, dans des écritures saintes, au sujet de son fils, né de la semence de David
selon la chair 300 (...) Jésus christ notre seigneur... " (Rm 1,1).
" Car le fils de Dieu, Ieschoua le christ, qui parmi vous, par nous a été annoncé... " (2 Co 1,19).
L'épître aux Hébreux s'exprime de même : " Ayant donc un grand prêtre... Ieschoua le fils de
Dieu..." (Hé 4, 14).
Dans tous les écrits du nouveau testament grec, " fils ", " fils de Dieu " sont pris en un sens
concret, et s'appliquent à Ieschoua pris concrètement.
C'est de la même manière que s'exprimeront les professions de foi ultérieures, comme on peut le
vérifier en les lisant les unes après les autres dans l’Enchiridion Symbolorum, et comme nous pouvons
le vérifier ici, dans le présent travail chaque fois que nous citons ces professions de foi solennelles.
Dans un premier temps, donc, dans un premier langage, celui du nouveau testament grec et celui
des grandes professions de foi solennelles des églises, on appelle " fils " et " fils de Dieu " Ieschoua de
Nazareth pris concrètement, tel qu'il a vécu dans l'histoire concrète des hommes, tel qu'il est vivant
aujourd'hui, " personne composée ".
Dans un deuxième temps, et plus tard, sans doute à partir du 111 e et iv° siècle, certains
théologiens en sont venus à appeler " fils " et " fils de Dieu ", non pas Ieschoua de Nazareth pris
concrètement, — mais le logos de Dieu considéré en lui-même, avant l'incarnation, indépendamment de
l'incarnation !
On a donc plusieurs types de relations, qui ne coïncident pas :
1. Un premier type de relations, entre Dieu le créateur, appelé " père " parce que créateur, et
l'ensemble des êtres créés conscients de l'être. L'analogie de la paternité sert à désigner cette relation, et
donc aussi l'analogie de la filiation.
2. Un deuxième type de relations, entre Dieu et Ieschoua de Nazareth pris concrètement, dans
son existence humaine. Cette relation, prise du côté de Dieu, est désignée par Ieschoua comme une
relation de paternité, mais elle est différente de la précédente, Ieschoua appelle Dieu " mon père ", mais
on a remarqué qu'il ne dit jamais en se mettant lui-même dans le même ensemble que ceux à qui il

300
En langage moderne : du point de vue biologique ou physique.
194

s'adresse : " notre père ". C'est donc que la relation qui existe entre lui et Dieu son " père " est
particulière. Prise du côté de Ieschoua, cette même relation est désignée par l'analogie de la filiation.
Ieschoua est donc appelé le " fils de Dieu ", en un sens particulier, privilégié.
3. Un troisième type de relations, analysées par les théologiens à partir du iv° siècle : entre
Dieu et son propre logos, envisagé avant l'incarnation, indépendamment de l'incarnation.
On appellera aussi paternité la relation qui va de Dieu à son propre logos. Et on appellera filiation
la relation qui va du logos de Dieu à Dieu qui n'a jamais été sans son propre logos. Logos devient alors
synonyme de " fils ".
On voit bien que ces diverses relations ne coïncident pas.
Il nous semble que c'est dans ce déplacement des terminologies et donc des problématiques, que
les choses se sont embrouillées dans l'histoire de la théologie trinitaire. Il fallait choisir une
problématique, ou l'autre, un système de relations, ou l'autre, et s'y tenir, mais ne pas passer de l'un à
l'autre...
Le problème est analogue, — nous l'avons déjà dit, et nous y reviendrons plus longuement plus
loin, à propos de la résurrection, — il est analogue à celui qui s'est posé en ce qui concerne les rapports
entre " l'âme " et " le corps ". Là encore on s'est embrouillé dans les concepts, et donc dans les relations
entre les termes, parce qu'on ne s’est pas tenu à une signification précise du mot " corps ". On a changé de
sens selon les cas. C'est devenu, bien entendu, inextricable301.
Si l'on estime que la théologie trinitaire, c'est avant tout l'analyse des relations qui existent de
toute éternité, avant la création et avant l'incarnation, entre Dieu et sa propre pensée, ou sa propre
parole ou sa propre sagesse, et aussi son propre esprit, — alors bien entendu il est plus raisonnable de
traiter de la théologie trinitaire aussitôt après avoir traité de l'existence de Dieu et de ce que nous
pouvons savoir de Dieu à partir du monde, avant de traiter de la création et de l'incarnation.
C'est la perspective de saint Thomas d'Aquin.
Si l'on pense que la théologie trinitaire ce fut d'abord l'analyse des rapports, des relations, qui
existent entre Dieu, Ieschoua de Nazareth, et l'esprit saint opérant dans les églises, alors il vaut mieux
peut-être, traiter de la création et de l'incarnation avant de traiter de la théologie trinitaire.
C'est la perspective que nous avons adoptée.
Les deux perspectives ne sont pas exclusives l'une de l'autre, ni antinomiques. Mais elles ne
coïncident cependant pas.
En adoptant la seconde perspective, nous ne prétendons pas que Dieu n'a pas eu, de toute éternité,
son propre verbe, sa propre sagesse, son propre esprit. Nous pensons bien au contraire que de toute
éternité Dieu n'est pas sans logos et sans sagesse, comme disent les pères, et sans son esprit.
Mais la question est de savoir comment s'est formée historiquement la théologie trinitaire, dans
les premières générations chrétiennes, et ce qu'elle signifiait au début.
Il nous a semblé que la seconde perspective était plus proche des origines. Elle nous semble aussi
plus claire aujourd'hui, et susciter moins de difficultés que la première. La seconde est plus historique.
La première est plus métaphysique.
Si l'on adopte la manière concrète de penser et de s'exprimer, comme l'ont fait les communautés
chrétiennes primitives, l'exposé de la théologie trinitaire ne comporte pas de difficultés. D'ailleurs, nous
n'avons pas trace qu'elle ait fait difficulté pour les chrétiens des premières générations :
Ieschoua de Nazareth, c'est quelqu'un de bien concret, un être existant concret que ses
compagnons ont vu, touché, entendu, ce que nous appelons aujourd'hui une " personne ".
Dieu, c'est quelqu'un. Il est connu par la création, par la révélation en Israël. On sait par les actes
de l'histoire d'Israël qu'il a même un " caractère " : il y a des choses qu'il aime, et d'autres qu'il n'aime

301
Cf. p. 650 (p. 407).
195

pas; il a ses méthodes, ses goûts, son Style, son esthétique, ses paradoxes. Ce n'est pas une abstraction,
c'est un être invisible, mais cependant singulier, et personnel.
L'esprit saint se manifeste dans les communautés chrétiennes, d'une manière concrète, ses effets/s
sont presque sensibles : le don de prophétie, etc. L'esprit saint a parlé par les prophètes hébreux du
passé. C'est l'esprit de Dieu.
Voilà donc trois réalités objectives. Ces trois réalités objectives, ce ne sont pas trois dieux, c'est
un seul et même Dieu, car Dieu est unique. Ieschoua de Nazareth, c'est le " fils " de Dieu, c'est-à-dire
Dieu se manifestant à nous en devenant homme. L'esprit saint, c'est l'esprit de Dieu, c'est-à-dire Dieu
travaillant, opérant dans les âmes, dans les intelligences, dans les volontés des hommes.
Les trois : Dieu, Ieschoua, l'esprit saint, sont un seul et même Dieu. Et cependant il y a trois
"objets" pour la pensée.
Voilà un exposé de la théologie trinitaire qui est simple, et qui nous semble correspondre à la
manière dont les communautés chrétiennes des premières générations pensaient le problème.
Maintenant si au lieu de considérer Ieschoua pris concrètement, vous considérez le logos de Dieu,
la parole de Dieu, la sagesse de Dieu, pris en eux-mêmes, avant l'incarnation, indépendamment de
l'incarnation, et si vous vous demandez quelles sont les relations qui existent entre Dieu et son propre
logos, sa propre sagesse, sa propre pensée créatrice, alors vous passez à un autre plan, beaucoup plus
abstrait et " métaphysique " comme on dit aujourd'hui.
L'orthodoxie a répondu à cette seconde question, après la crise arienne : le logos de Dieu n'est pas
un autre dieu que Dieu. C'est Dieu qui parle; Dieu parlant. Les relations qui existent en Dieu entre Dieu
et sa pensée, sa parole, sa sagesse, sont analogues (je ne dis pas identiques) à celles qui existent en
nous entre le " moi ", le sujet pensant, et sa propre pensée, sa propre sagesse ou science, sa propre
parole.
Si donc l'on entend par " fils ", " fils de Dieu ", Ieschoua de Nazareth pris concrètement, qu'est-ce
que cela signifie ? Cela signifie que Ieschoua est par rapport à Dieu dans une relation particulière, que
les pères du concile de Nicée ont dégagée : en tant qu'il est Dieu, il n'est pas créé. Ce qui est créé en lui,
c'est ce que les pères ont appelé sa " nature " humaine, ou son âme humaine.
Si l'on entend par " fils ", " fils de Dieu ", le logos lui-même, avant l'incarnation,
indépendamment de l'incarnation, que veut-on dire parla ? —Que le logos de Dieu est à Dieu ce que
notre propre pensée, notre propre conception, notre propre sagesse est à nous-mêmes, à notre propre
moi. Le logos de Dieu n'est pas quelque chose d'autre que Dieu. Ce n'est pas un être créé. C'est Dieu
s'exprimant. C'est la pensée de Dieu issue de Dieu par nature.
On a désigné cette seconde relation par le terme de " génération ". Le logos est " engendré ", il
n'est pas créé.
En langage de la théorie de l'information, nous l'avons dit dès la première partie de ce travail,
Dieu est la source, l'origine première, radicale, de l'information. Ce que les anciens appelaient le logos
de Dieu, c'est l'information créatrice, ou le message créateur. Il y a bien consubstantialité entre
l'information et sa source, son origine. Il y a bien aussi une certaine distinction objective. Et l'on
conçoit que celui qui est l'information créatrice de Dieu venue parmi nous puisse dire : " le père est en
moi, et moi je suis en lui " (Jn 17, 21).
Dans le milieu ethnique palestinien du temps de Ieschoua, comme l'a montré Marcel Jousse 302 le
" fils " ce n'est pas seulement celui qui descend génétiquement d'un autre, c'est aussi celui qui reçoit In
science : celui que nous appelons " le disciple ". Et le père n'est pas seulement celui qui engendre, mais
aussi celui qui enseigne, le rabbi.
En langage moderne, et avec ce que nous savons aujourd'hui, nous pouvons dire : il y a deux

302
MARCEL JOUSSE, Père, Fils et Paraclet dans le milieu ethnique palestinien, Paris, Librairie orientaliste Geuthner, 1941.
196

sortes de génération. Il y a la transmission d'une information génétique, la génération physique, lit puis
la transmission d'une information, d'une science, qui engendre aussi quelque chose dans l'âme de celui
qui reçoit la science. C'est à ce titre que celui qui communique la science de vie mérite le titre de " père
", au moins autant que celui qui engendre.
" Le père ", absolument parlant, c'est celui qui est à l'origine de toute création, de toute
génération, de toute science et de toute vie.

PERSONNE

Revenons maintenant à la notion de personne.


Si l'on entend par " personne " Ieschoua de Nazareth pris concrètement, si l'on applique à
Ieschoua de Nazareth pris concrètement le terme de " personne ", si on dit qu'il est " une personne ", il
n'y a pas de difficulté. Dans ce cas, le mot personne appliqué à Ieschoua a à peu près le même sens que
dans notre langue philosophique actuelle.
Mais si l'on applique le terme de " personne " au logos de Dieu pris à part, avant l'incarnation et
indépendamment de l'incarnation, que peut bien signifier le mot " personne " ?
Il ne peut certainement plus signifier la même chose que précédemment, car si par malheur vous
l'appliquiez aux " trois " de la sainte triade au sens précédent, actuel du terme, au sens moderne, vous
obtiendriez : trois dieux.
Il convient de rappeler ici, au cas où quelqu'un l'ignorerait, que le terme de personne, dans la
langue française contemporaine, désigne un être pourvu de conscience, de liberté, d'autonomie, d'agir
propre et indépendant. Nous réservons le terme de " personne " aux hommes et aux femmes pourvus de
ces caractères. Nous le refusons aux individualités purement biologiques, comme par exemple une
plante, une amibe, ou un ver de terre ou même un animal évolué. Il convient donc de distinguer la
notion de psychisme et la notion de personne. Tout: être vivant, dans la nature, est un psychisme. Il est
impossible de dissocier biologie et psychisme. Il n'existe pas d'être vivant clans la nature qui ne soit
aussi un psychisme. Le terme de psychisme, appliqué aux diverses espèces animales, et à l'homme,
n'est pas univoque, ni purement équivoque, mais analogique.
Tandis que nous réservons le terme de " personne " aux psychismes humains, et encore avons-
nous tendance à le réserver aux psychismes humains conscients, autonomes, libres, sujets de leurs
actions, responsables de leurs décisions.
Nous avons rencontré plusieurs fois déjà le terme grec de prosôpon en christologie. Nous l'avons
traduit, selon les cas, par " personnage ", " rôle ", ou " personne ". Il désignait un être concret : Ieschoua
de Nazareth.
Nous avons rencontré aussi, en christologie, le mot latin persona, par exemple dans la lettre du
pape Léon à Flavien303. Nous l'avons traduit par " personne ".
Maintenant nous retrouvons ces termes, mais, comme nous l'annoncions, ils se sont déplacés. Ils
ne visent plus, ils ne cherchent plus à désigner, dans nombre de textes, Ieschoua de Nazareth pris
concrètement, mais le logos de Dieu considéré avant son incarnation, indépendamment de son
incarnation, et l'esprit de Dieu en son éternité.
Lorsqu'un Grec entendait le mot prosôpon, un ensemble d'associations se présentait à son esprit,
car il entendait, il percevait la racine, il décomposait le mot : pros, suivi de l'accusatif : vers, dans la
direction de... ôps: la vue, d'où: le visage. Chez Homère, eis ôpa idesthai, eis ôpa tinos idesthai :
regarder quelqu'un en face. Le pros-ôpon, c'est ce que l'on regarde, ce que l'on avise, ce que l'on

303
Cf. p. 217 (p. 139).
197

envisage : la face, la figure. Blepein tina ek prosôpon, chez Euripide, signifie : regarder quelqu'un en
face.
Par analogie et extension, prosôpon signifie : la face ou le front d'une armée, l'avant d'un navire,
le devant ou la frontière d'un pays ou d'une ville. Puis : une figure artificielle, et en particulier : le
masque de théâtre. Par suite : le rôle, le personnage de théâtre. C'est ainsi qu'on en est venu au sens de
personne...
Dans le nouveau testament grec, prosôpon signifie : le visage. Exemples : Mt 6, 16-17 :" Lorsque
vous jeûnez, ne faites pas comme les gens qui jouent la comédie, prennent un air maussade : ils se font
des visages (prosôpa) sombres afin d'avoir l'air de jeûner auprès des gens... Toi, lorsque tu jeûnes,
parfume-toi la tête et lave-toi la figure (prosôpon). "
Mt 18, 10 : " Veillez à ne pas mépriser l'un de ces petits. Car je vous le dis : leurs messagers dans
les deux, continuellement voient la face (prosôpon) de mon père, qui est dans les cieux. "
Ac 20, 25 : " Et maintenant, voici, je sais que vous ne reverrez plus jamais mon visage
(prosôpon), vous tous parmi lesquels je suis passé, annonçant le royaume. "
Col 2, 1.- " Je veux que vous sachiez quel combat j'ai eu pour vous et pour ceux de Laodicée et
aussi pour ceux qui n'ont pas vu ma face dans la chair... "
Ap 4, 7 : " Le premier vivant était semblable à un lion..., le troisième avait un visage comme celui
d'un homme... "
L'emploi du mot prosôpon dans le nouveau testament grec, est le même que dans la traduction
grecque de la bible hébraïque. Dans cette traduction, dite des " Septante ", le mot grec prosôpon traduit
le plus souvent l'hébreu panim, qui signifie : la face, la figure. C'est un mot qui est toujours au pluriel.
Panim dérive du verbe panah, qui signifie : tourner, se tourner, se tourner vers, se détourner de,
s'approcher de. Le visage, la face, panim, c'est ce que l'on tourne vers.
Exemples : " Les enfants d'Israël virent la face, le visage de Moïse (et-penei Môsché), que sa
peau rayonnait. Alors Moïse ramenait le voile sur son visage (al-panaiô)... " (Ex 34, 35).
Le prophète Ézéchiel, alors qu'il était au milieu des déportés, au bord du fleuve Kebar, voit une
vision. Il voit quatre êtres, qui avaient une forme humaine. Chacun avait quatre faces (panim). (Éz 1, 1
s).
Jacob voit la figure, le visage (penei) de Laban, et voici, il n'était plus comme auparavant (Gn 31,
2).
Lorsque Jacob eut lutté avec un inconnu jusqu'à l'aurore, il dit : " J'ai vu Dieu face à (ace, panim
el-panim. " (Gn 32, 31). Dans la traduction grecque : prosôpon pros prosôpon.
Il est évident qu'un auditeur ou un lecteur grec, lisant le nouveau testament grec, et la traduction
grecque de la bible hébraïque, entendait prosôpon au sens habituel : le visage, la face, la figure, et non
au sens moderne de " personne ".
Un auditeur ou un lecteur de langue latine, entendant ou lisant le mot persona, n'évoque pas les
mêmes associations qu'un Grec entendant ou lisant prosôpon.
En latin, persona évoque le verbe persono, personare : résonner, retentir, faire du bruit, crier à
voix retentissante. L'adjectif personus signifie : qui résonne, qui retentit. Persona, c'est le masque de
l'acteur, à travers lequel passe le son, le cri. Puis, par dérivation, le rôle, le caractère, le personnage.
C'est ainsi que persona rejoint prosôpon, et c'est pour cela que persona traduit prosôpon, comme
prosôpon traduit persona. Mais le sens primitif n'est pas le même. Et persona n'a jamais le sens de "
face ", " figure ", " front ", que le mot prosôpon a en grec304.
Le mot hébreu panim a été traduit en grec par prosôpon, qui a été traduit en latin par persona, qui
a été traduit en français par personne. Mais le mot français personne ne signifie pas ce que signifiait

304
A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, au mot persona.
198

l'hébreu panim...

UNE EXPRESSION ÉTRANGEMENT TRADUITE

Les confusions, les contresens, et même les non-sens qui résultent de cette transformation des
significations à travers cette série de traductions, apparaissent dans une expression que l'on trouve dans
les traductions françaises de la bible :
" Dieu ne fait pas acception de personne. " Dt 10, 77 : " Car Yahweh votre Dieu, c'est lui le Dieu
des dieux, et le Seigneur des seigneurs. Il est le Dieu grand, brave et terrible, qui ne relève pas les faces
et qui ne reçoit pas de gratifications, qui fait droit à l'orphelin et à la veuve, qui aime l'étranger au point
de lui donner le pain et le vêtement. Vous aimerez l'étranger car vous avez été étrangers au pays Égypte
"
L'expression que nous avons traduite littéralement : " il ne relève pas les faces ", lô issa panim, se
retrouve avec des variations dans de nombreux textes de la bible hébraïque. Ainsi Dt 1, 16 : " En ce
temps-là, je donnai ordre à vos juges en disant : Vous écouterez ce qu'il y a entre vos frères et vous
jugerez justice entre un homme et entre son frère et entre l'étranger. Vous ne reconnaîtrez pas les
visages (panim) dans le jugement. Comme le petit, ainsi le grand vous entendrez. Vous n'aurez peur de
nul homme, car c'est à Dieu qu'appartient le jugement. "
Dt 16, 18 : " Tu te donneras des juges et des scribes dans toutes tes portes que te donne Yahweh,
ton Dieu, pour tes tribus. Ils jugeront le peuple d'un jugement de justice. Tu ne feras pas fléchir le
jugement, tu ne reconnaîtras pas les visages (panim) (on peut traduire encore : tu ne tiendras pas
compte des faces, des têtes), tu n'accepteras pas de gratification, car la gratification aveugle les yeux
des sages et pervertit les paroles des justes. La justice, la justice, voilà ce que tu rechercheras, afin que
tu vives et que tu conquières le pays que Yahweh ton Dieu te donne. "
Dr 28, 49 : " Yahweh lèvera contre toi une nation venue de loin, du bout de la terre, comme un
aigle qui plane, une nation dont tu ne comprendras pas la langue, une nation au visage dur qui ne
relèvera pas le visage du vieillard et n'aura pas pitié de l'adolescent...
Ps 82, 2 : " Jusques à quand jugerez-vous iniquement, et relèverez-vous la face des méchants ? "
L'expression avait un sens dans le milieu ethnique de l'Orient ancien. Pour saluer une
personnalité révérée, on se prosternait, la face jusqu'à terre. La personne qui était ainsi saluée, pouvait
relever la face de celui qui s'était prosterné. Elle lui rendait ainsi sa dignité. Elle le reconnaissait sinon
pour égal du moins pour quelqu'un d'estimable.
Lorsqu'un juge tenait compte de la face, de la figure, de l'apparence, de celui qu'il jugeait, il ne
jugeait donc pas en vérité. Le juge juste est celui qui ne tient pas compte des figures, des têtes, lorsqu'il
juge.
Le verbe hébreu nasa, qui signifie : soulever, relever, a, dans nombre de textes, été traduit en grec
par lambanein, qui signifie : prendre.
L'hébreu " relever la face " a donc été traduit, dans nombre de textes, clans la version grecque des
Septante, par lambanein prosôpon, ce qui signifie : " prendre la face ou la figure ".
Et les traducteurs latins de la version grecque de la bible hébraïque ont traduit le texte grec qu'ils
avaient sous les yeux par : accipere personam. Ce que les traducteurs français de la version latine ont
traduit par : " faite acception de personne " ! Ce qui ne signifie plus rien du tout.
On est donc passé de l'hébreu : " relever la face ", à l'expression française : "faire acception de
personne "...
Cela doit faire rêver le lecteur français...
Le texte Dt 10, 17, qui donne en hébreu : " qui ne relève pas les faces ", a été traduit dans la
version grecque des Septante par : ou thaumazei prosôpon, " il n'admire pas le visage ". Et la version
199

latine, dite " Vulgate " nous donne : qui personam non accipit. Ce qui a été traduit en français par : "
qui ne fait pas acception de personne ".
Le psaume 82 " jusqu'à quand relèverez-vous la face des méchants " ?, a été traduit en grec par :
prosôpa hamartôlôn lambanete, "jusqu'à quand prendrez-vous les faces des pécheurs ? " Et en latin :
usquequo... facies impiorum suscipitis, " jusques à quand prendez-vous la face des impies ? "
Dans le nouveau testament grec, la même expression hébraïque se retrouve sous les traductions
grecques :
Mc 12, 13 : " Quelques-uns d'entre les Pharisiens et les Hérodiens envoyèrent des émissaires vers
Ieschoua afin de le prendre au piège par quelque parole. Ils arrivèrent et ils lui dirent : Rabbi, nous
savons que tu es un homme véritable, et que tu ne t'occupes pas, tu ne te soucies pas de plaire ou de
déplaire à qui que ce soit. Car /// ne regardes pas à la face, an image, de l'homme, mais c'est dans la vérité
que tu enseignes la voie de Dieu. Est-il permis de donner l'impôt à César, ou non ? "
Mt 22, 16, a la même expression : " tu ne regardes pas au visage, à la face, à la figure (prosôpon)
de l'homme ".
Cette expression traduit exactement l'hébreu.
Mais Luc traduit : ou lambaneis prosôpon; littéralement : " tu ne prends pas le visage ". (Le 20,
21).
Ce texte de Luc a été traduit en latin par : non accipis personam. Et en français par : " tu ne fais
pas acception de personne. "
L'expression grecque lambanein prosôpon : " prendre le visage " est donc tout simplement une
traduction fautive de l'expression hébraïque nasa panim qui signifie : " relever la face ".
Mais l'expression grecque elle-même, à cause de sa traduction latine, accipere personam, a été
comprise de travers, et a donné naissance à l'absurde expression française; " faire acception de
personne ", qui ne signifie rien.
L'expression grecque, héritée de la traduction grecque de la bible hébraïque, et utilisée dans le
nouveau testament grec, a donné naissance tout d'abord à deux termes : prosôpolèptès et
prosôpolèpsia.
On trouve prosôpolèptes dans les Actes des Apôtres, 10, 34. C'est, la traduction en grec du
discours de Pierre : " Pierre ouvrit la bouche et dit : En vérité, je comprends que Dieu n'est pas
prosôpolèptès, mais que dans tout peuple, celui qui le craint et qui fait la justice lui est agréable, est
reçu par lui. "
Prosôpolèptès est bien entendu la traduction de l'expression hébraïque que nous avons vue : Dieu
ne regarde pas aux faces, aux visages, il juge dans la vérité, il connaît le secret des cœurs; il juge l'être
et non l'apparence, la figure.
Cette expression a été traduite du grec en latin, par la bible latine, dite " Vulgate " : In veritate
comperi quia non est personarum acceptor Deus.
Et en français : " Je me rends compte que Dieu ne fait point acception de personne. "
L'expression grecque prosôpolèpsia se trouve plusieurs fois dans les lettres de Paul.
Km 2, y et s. : " Tribulation et angoisse sur toute âme d'homme qui opère le mal, d'abord du Juif,
puis du Grec. Gloire, honneur et paix à tout homme qui opère le bien, d'abord au Juif, puis au Grec. Car
il n'y a pas de prosôpolèpsia auprès de Dieu. Car ceux qui ont péché sans la loi, mourront aussi sans la
loi... "
Là encore, l'expression prosôpolèpsia traduit l'expression hébraïque que nous avons vue : Dieu ne
regarde pas aux visages.
Le passage que nous venons de lire en grec a été traduit en latin par : non enim est acceptio
personarum apud Deum. Et en français : " Car Dieu ne fait pas acception des personnes. "
Dans la lettre de Jacques qui nous est conservée, on peut lire (Jacques 2, 1) : " Frères, n'ayez pas
200

en prosôpolèpsiais la foi 305 de notre seigneur Jésus christ de la gloire. Car, si entre dans votre
assemblée un homme portant des anneaux d'or, dans un habit splendide, et si entre un pauvre avec un
habit en loques, si vous vous tournez vers celui qui porte l'habit splendide et vous lui dites : Toi,
assieds-toi ici, où c'est beau; et au pauvre, vous dites : Toi, tiens-toi là debout, ou bien : assieds-toi ici
au bas de mon marchepied, — est-ce que dans ce cas vous ne faites pas des discriminations parmi vous,
et est-ce que vous ne devenez pas des juges aux pensées mauvaises ?
C'est encore l'expression hébraïque nasa panim qui se trouve sous le mot grec prosôpolèpsia. Le
sens est donc très clair : ne regardez pas à l'apparence extérieure, à la figure des gens.
La Vulgate latine a traduit : Nolite in personarum acceptione habere fidem... Ce qui donne de
nouveau dans les traductions françaises : acception de personnes.
Ce simple exemple montre comment une série de traductions, en apparence correctes, peut
aboutir à un contresens radical, plus exactement à un non-sens total. On est passé de l'expression
hébraïque : " relever la face de quelqu'un ", à l'expression française : " faire acception de personne ",
qui n'a plus aucun sens.
Cet exemple doit donner à réfléchir, car il n'est pas seul dans son cas, loin de là. Et quantité
d'obscurités en théologie proviennent de ce qu'une série de termes, traduits les uns des autres, donne en
langue française actuelle un mot ou une expression dépourvue de toute signification, ou de signification
totalement étrangère à ce qui avait été pensé et dit primitivement.

CONCLUSIONS

Il résulte de tout cela avec certitude qu'en hébreu le mot panim signifie la face, la figure. Il a été
traduit en grec pat prosôpon qui signifie la même chose. Lorsque donc des chrétiens de langue grecque,
nourris de la traduction grecque de la bible hébraïque et du nouveau testament grec, entendaient le mot
prosôpon, ils pensaient : face, visage, et non ce que nous entendons aujourd'hui par " personne ".
Lorsque les chrétiens de langue grecque ont appris que leurs frères de langue latine disaient : il y
a en Dieu trois personne, les chrétiens de langue grecque traduisaient tout naturellement : trois visages,
ou trois faces.
Et ils se demandaient comment leurs frères de langue latine pouvaient être assez simples et assez
rustres pour s'imaginer que Dieu a " trois visages ". En tout cas, ils n'entendaient pas par cette
expression : il y a en Dieu trois " personnes ".
C'est nous qui sommes assez simples pour nous imaginer que le mot latin persona avait le même
sens que le mot français moderne personne; que le mot grec prosôpon qui, de fait, a traduit le latin
persona, signifiait ce que signifie dans nos cours de philosophie le français " personne "...
Pour un théologien grec du ive siècle, il ne suffisait donc pas de dire : en Dieu il y a trois
prosôpa, car cela signifiait : trois visages, ou trois aspects, ce qui pouvait être interprété en un sens
sabellien 306 : Dieu est un seul être, qui se présente successivement, selon les circonstances, sous trois
aspects ou figures différentes.
Les théologiens grecs tenaient à marquer une distinction plus forte entre le père, le fils, et l'esprit,
tout en maintenant l'unité parfaite de la divinité, et en évitant toute modification en Dieu.
Le terme latin persona, et le terme grec prosôpon, appliqués aux trois qui constituent un seul
Dieu, ne signifient pas, et ne peuvent pas signifier ce que désigne le mot français moderne personne.
Si vous transposez purement et simplement, si vous décalquez purement et simplement le mot

305
La foi en, la foi qui porte sur...
306
Nous allons voit plus loin ce qu'est la doctrine dite sabellienne.
201

latin persona, qui traduit le grec prosôpon, vous obtenez le français personne. Mais personne ne
signifie pas aujourd'hui, dans le français du xxe siècle, ce que signifiait persona et prosôpon pour les
théologiens latins et grecs des premiers siècles de notre ère qui ont fait la théologie trinitaire.
En Dieu il n'y a pas trois sujets d'activité, trois autonomies, trois volontés, trois énergies, trois
opérations, trois activités, trois libertés distinctes. Cela, c'est l'hérésie trithéiste, repoussée constamment
par l'orthodoxie.
Si vous prenez le sens moderne de " personne ", et que sans y prendre garde, sans précaution,
vous le transportiez au quatrième, au cinquième siècle, ou même au treizième, pour le glisser sous le
latin persona, sous le grec prosôpon, vous obtenez l'hérésie trithéiste : trois " personnes ", au sens
moderne du terme, c'est-à-dire trois dieux en un.
C'est malheureusement ainsi qu'un grand nombre de chrétiens, pour ne pas dire le plus grand
nombre, comprend la théologie trinitaire, tout simplement parce qu'on ne leur a pas expliqué que le mot
" personne " a changé de sens.
Si vous enseignez à un enfant qui sort de l'école : " Dieu est un seul être en trois personnes ",
vous pouvez avoir l'illusion de répéter fidèlement l'enseignement de l'église, mais en fait vous induisez
cet enfant dans une absurdité et dans une hérésie, qui est l'une des pires hérésies possibles, le
trithéisme, puisqu'en français moderne le mot " personne " signifie : une substance individuelle,
pourvue de conscience, de liberté, d'autonomie.
Si vous transposez cette définition, si vous la transportez pour l'appliquer au dogme trinitaire,
vous obtenez :
Dieu est une seule substance singulière, constituée par trois substances spirituelles, libres,
autonomes, chacune sujet de ses activités, chacune pourvue d'une volonté propre, d'une liberté propre,
d'une conscience propre, c'est-à-dire trois dieux.
Si les pères grecs et latins entendaient cela, si de là-haut Augustin et Grégoire de Nazianze voient
et entendent que nous enseignons cela, ils doivent s'arracher métaphoriquement les cheveux de
désespoir, car ils ont tout justement et constamment enseigné le contraire, comme nous allons le voir.
Si vous allez voir un vénérable père de famille et que vous lui déclariez : " Monsieur, j'ai
l'honneur de demander l'aînée (ou la plus jeune...) de vos garces en mariage... ", vous risquez quelques
ennuis. Vous aurez beau lui expliquer qu'au xiie siècle, le mot garce était simplement le féminin de
garçon, et signifiait ce que signifie aujourd'hui le mot fille, il vous objectera que la signification des
mots a changé.
Il en va de même pour le mot personne, pour le mot chair, pour le mot substance, pour le terme
de matière, et pour beaucoup d'autres, qui jouent un rôle très important en théologie.
Il ne sert apparemment de rien de vouloir maintenir ces termes archaïques dont la signification a
changé profondément. Les théologiens de métier qui les utilisent aujourd'hui en connaissent le sens
originel, mais non le peuple chrétien à qui l'on impose des formules qu'il est contraint de comprendre
de travers, puisque la signification des termes a changé.

ÉLÉMENTS DE THÉOLOGIE TRINITATRE

Les chrétiens connaissaient, ils avaient reçu du judaïsme, la doctrine de la parole créatrice de
Dieu, la doctrine de l'esprit de Dieu communiqué aux prophètes. Ils savaient que Dieu, la parole de
Dieu, et l'esprit de Dieu, ce ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu, qui crée par sa parole, qui
communique sa parole à l'homme pour continuer de le créer, qui communique son esprit saint pour
enseigner l'homme du dedans.
Les chrétiens sont partis d'une expérience. Ieschoua de Nazareth s'est manifesté comme la
202

puissance de Dieu, la sagesse de Dieu, l'enseignement créateur de Dieu, l'information créatrice de Dieu.
Dieu, créateur du ciel et de la terre, Ieschoua de Nazareth, parole de Dieu, sagesse de Dieu, fils de
Dieu, et l'esprit saint qui a opéré dans les premières communautés chrétiennes, ce ne sont pas trois
dieux, c'est un seul et même et unique Dieu.
La théologie, nous l'avons dit, est une science inductive qui procède à partir d'un donné. Ce
donné, c'est la révélation : la communication, par Dieu, à l'homme, d'une certaine connaissance de Dieu
et de son dessein créateur et divinisateur.
La théologie n'est pas une construction à priori.
Dieu, nous l'avons vu, est connaissable, quant à son existence, et partiellement aussi quant à ce
qu'il est, à partir de la création, son œuvre, qui le manifeste, comme le poème manifeste le poète, la
composition musicale le compositeur.
Dieu est connaissable à partir du monde, et il est en plus connaissable par l'histoire d'Israël, dans
laquelle il a opéré, à l'intérieur de laquelle il a parlé et enseigné, dans laquelle il s'est manifesté par des
signes de puissance.
La révélation contenue dans les livres hébraïques nous enseigne que la création est l'œuvre de la
parole de Dieu. Nous l'avons vu : les sciences de la nature aussi nous enseignent que le monde, la
nature et tout ce qu'ils contiennent, sont l'œuvre d'une pensée. Tout ce qui est créé est pensé, a été
pensé, est l'œuvre d'une pensée. Celte pensée créatrice se retrouve dans la structure des êtres créés, et
dans l'économie de leur organisation, de leur fonctionnement, de leur vie. Toute création, dans la
nature, s'opère par communication d'une information, d'un message. Une nouvelle espèce vivante créée,
c'est d'abord un nouveau message génétique, qui n'existait pas auparavant, et qui constitue une
invention au sens fort du terme.
Dieu, chez les prophètes d'Israël, se communique par son esprit, qui est immanent au prophète,
quoique sa source soit transcendante et surnaturelle, puisqu'il s'agit de l'esprit de Dieu.
ha bibliothèque sacrée des Hébreux connaît donc Dieu, le créateur du ciel et de la terre, la parole
de Dieu, par laquelle tout cet créé, et l'esprit de Dieu, qui communique la science et l'intelligence à
l'esprit des prophètes.
Ces trois, Dieu, la parole, et l'esprit, ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu, qui opère par sa
parole et par l'esprit.
Les chrétiens partent d'un fait nouveau, Ieschoua de Nazareth. Par une méditation sur sa
naissance, sa vie, sa mort, sa résurrection, son enseignement, sa puissance créatrice et recréatrice, sa
sainteté, ils sont parvenus, grâce à l'intelligence donnée par l'esprit même de Dieu, à reconnaître que
Ieschoua, c'est Dieu lui-même, venu habiter parmi nous, afin de se faire connaître, et de nous enseigner
la science de la vie éternelle.
Ieschoua, nous dit le quatrième évangile, c'est lui la parole créatrice de Dieu ; tout a été créé par
elle, et rien n'a été créé sans elle.
Les chrétiens ont eu de plus l'expérience de l'esprit de Dieu, dans les communautés chrétiennes :
l'esprit qui illumine, qui donne l'intelligence, par exemple et d'abord l'intelligence de ce qu'est Ieschoua,
l'intelligence de qui est Ieschoua, à savoir qu'il est celui que les écritures hébraïques appellent Y H W
H.—L'esprit qui donne l'intelligence de l'avenir, l'esprit prophétique, par exemple celui qui enseigne
Jean à Patmos. — L'esprit qui sanctifie, qui renouvelle l'homme du dedans, qui le recrée, qui fait de lui
une créature nouvelle, l'esprit qui nous suggère de prier Dieu en l'appelant : abba, " père " en un sens
familier.
Ces trois, Dieu, Ieschoua la Parole, et l'esprit, ne sont pas trois dieux. Us sont un seul et même
Dieu. Us sont Dieu qui se manifeste par la création du monde, en la personne de Ieschoua, par l'action
de l'esprit saint, qui est l'esprit de Dieu, et donc l'esprit de Ieschoua.
Le saint-esprit, c'est Dieu en nous, opérant dans l'intelligence humaine, dans le cœur de l'homme,
203

dans sa conscience et dans son inconscient. Le saint-esprit n'est pas un autre dieu que Dieu. Il est Dieu
immanent à l'homme, tout en restant transcendant.
Le saint-esprit ne se manifeste pas dans les pierres, dans les minéraux, dans les plantes ni dans les
animaux. Il se manifeste, il opère, il agit, il illumine, il dirige, il conseille, il fortifie, dans les
intelligences des hommes. Il est Dieu opérant dans la création, continuant son œuvre créatrice, dans
l'intelligence des hommes et leur volonté.
Nous connaissons Dieu trois fois, ou par trois voies. Nous connaissons Dieu à partir du monde, sa
création. Nous le connaissons alors comme le créateur, père de toutes choses.
Nous connaissons Dieu par Ieschoua de Nazareth, qui est Dieu assumant la nature humaine afin
de se manifester à nous, afin de nous enseigner la voie qui conduit à la vie divine.
Nous connaissons Dieu par l'illumination du saint esprit en nous, par l'intelligence spirituelle
donnée par l'esprit qui habite et opère dans les prophètes et les saints.
Ces trois accès, ces trois voies, ne nous conduisent pas à trois dieux, mais à un seul Dieu,
connaissable par trois voies ou de trois manières.
En première approximation donc, et d'une manière concrète, pour les premières générations
chrétiennes, il y avait lieu de distinguer :
i. Dieu, créateur du ciel et de la terre, appelé aussi le père de toutes choses, parce que son œuvre
créatrice était libre, voulue, consciente, et qu'il aime les êtres créés, qu'il veille sur eux. Dieu est connu
par la création, il est connu aussi par la révélation effectuée en Israël.
2. Ieschoua de Nazareth, qui appelle Dieu son père, et qui se considère comme le fils de Dieu par
nature, parce qu'il est avec Dieu dans une relation spéciale, unique, la relation de filiation. Ieschoua a
en lui, par nature, de plein droit, la puissance de Dieu, qu'il manifeste en guérissant, la sagesse et la
science de Dieu, qu'il manifeste en enseignant.
3. L'esprit saint, ou esprit de Dieu, qui s'est manifesté en enseignant, en illuminant, les prophètes,
qui continue de se manifester dans les communautés chrétiennes en donnant la science, l'intelligence, la
force, l'amour, la foi, l'espérance, la prophétie.
Concrètement, voilà les " trois " que les communautés chrétiennes connaissaient. Et ces trois, ce
ne sont pas trois dieux, mais un seul et unique Dieu, qui est père, fils, esprit saint.
Lorsque Ieschoua de Nazareth parcourait les routes de Judée, de Galilée et de Samarie, lorsqu'il
mangeait, dormait, lorsqu'il souffrit sur la croix plantée sur l'ordre de l'armée romaine d'occupation,
Dieu restait transcendant. Dieu n'est pas exilé, aliéné, dans l'incarnation. Dieu reste Dieu, impassible,
immortel.
Contre l'hérésie professée par Noët, Praxeas et Sabellius, l'orthodoxie a maintenu cette distinction
entre Dieu le père, et Ieschoua de Nazareth, le fils, afin d'écarter l'idée que Dieu le père lui-même aurait
souffert sur la croix et serait mort.
La transcendance de Dieu, lors de l'incarnation et de la passion, exige une certaine distinction
entre Dieu, désigné par le terme de " père ", et Ieschoua, appelé " fils ", fils de Dieu et fils de l'homme.
L'autre hérésie, ou l'autre écueil, exactement inverse, consiste à penser et à dire que les trois "
personnes " sont trois dieux, ayant chacun son autonomie, trois sujets, trois libertés, trois autonomies,
trois volontés, trois énergies.
Contre cette hérésie, qui est l'hérésie trithéiste, et qui est la destruction du monothéisme,
l'orthodoxie a constamment enseigné et maintenu que Dieu est absolument unique, absolument simple.
En lui, il n'y a qu'un seul sujet d'action et d'opération, une seule autonomie, une seule volonté, une seule
énergie. Dieu tout entier est tout entier présent dans chacune des trois " personnes ". Il n'y a pas moins
dans une seule " personne " que clans la trinité tout entière. Il n'y a pas plus ni autre chose dans la
trinité tout entière que dans chacune des " personnes " considérées à part. Lorsque le saint esprit habite
une âme humaine, c'est Dieu tout entier, père, fils et saint esprit, qui l'habite. L'unique substance de la
204

trinité n'est pas divisée en trois fragments.


L'autre écueil, c'est donc le trithéisme : se représenter trois dieux intimement associés, une
famille de trois " personnes ", au sens moderne du terme, trois sujets ayant chacun sa volonté propre,
son énergie propre, sa conscience autonome, trois dieux enracinés dans la même substance.
La pensée chrétienne orthodoxe s'est toujours méfiée des spéculations gnostiques et des
théosophies. Et ceci pour plusieurs raisons.
D'abord à cause de leur contenu. Les spéculations gnostiques, et les théosophies, depuis Simon le
Mage et Valentin, jusqu'à Jacob Boehme, Schelling et Hegel, professent qu'il existe en Dieu une
tragédie, que Dieu s'engendre dans la tragédie, que la vie divine est une tragédie. Le christianisme
orthodoxe enseigne, avec le judaïsme orthodoxe, qu'il n'y a pas de genèse en Dieu, ni de tragédie.
Comme le disait saint Irénée de Lyon, la gnose est une mythologie tragique.
Deuxièmement à cause de la méthode. Le christianisme orthodoxe pense qu'on peut connaître
Dieu à partir de la création, qui le manifeste, et à partir de ce que Dieu a fait connaître de lui-même,
dans sa révélation. A partir de la création, et à partir de la révélation, la métaphysique chrétienne et la
théologie procèdent d'une manière inductive et avec la plus grande prudence et sobriété, pour nous faire
connaître, autant que cela est humainement possible, qui est Dieu. La gnose et la théosophie prétendent
avoir des renseignements sur la vie intime de Dieu, sans nous dire d'où viennent ces renseignements.
Elles sont des spéculations imaginaires, et ces imaginations sont morbides. Elles prétendent nous
renseigner sur la vie intime de Dieu avant la création, et ces spéculations ne reposent pas sur la
révélation que Dieu a donnée de lui-même.
Enfin le christianisme n'est pas une doctrine initiatique, l'église chrétienne n'est pas une société
secrète. La christianisme orthodoxe réalise ce paradoxe de mettre tout ce qui est connaissable de Dieu,
par la création et par la révélation, à la portée des plus petits, des plus simples. Elle ne cache pas de
secrets. Elle ne réserve pas de secrets à une caste d'initiés.
En ce qui concerne la théologie trinitaire, il faut tenir compte de ces remarques. La théologie
trinitaire chrétienne orthodoxe est sobre. Elle repose sur le fait que Dieu s'est manifesté par sa création,
qu'il s'est fait connaître par le verbe incarne, qu'il se fait connaître à l'intelligence par l'esprit saint qui
est répandu dans nos cœurs. La théologie trinitaire chrétienne n'est pas dialectique. Elle n'est pas
tragique. Elle n'est pas hégélienne.
Dès qu'une spéculation trinitaire devient dialectique, dès qu'elle implique qu'il existerait en Dieu
un. développement, une genèse, une aliénation, des moments et des phases, on peut être sûr qu'elle n'est
pas orthodoxe. Le Dieu du judaïsme orthodoxe et du christianisme est paix. L'incarnation n'est pas une
tragédie au sein de la vie divine.
Il n'y a pas de pathos dans la théologie trinitaire orthodoxe. Quelques grandes crises ont secoué la
pensée chrétienne dans les premiers siècles de son développement. Il est nécessaire de connaître ces
grandes crises, et de ne pas les oublier, car elles sont au développement de la pensée chrétienne ce que
sont les étapes du développement embryonnaire à l'organisme vivant. Ce furent des crises de
croissance, des moments décisifs dans le développement du corps de la pensée chrétienne orthodoxe.
Si l'on oublie aujourd'hui ces crises, et ces moments décisifs du développement de la pensée
chrétienne, alors on risque de retomber en-deçà de ce développement, et de recommencer les erreurs
que la pensée chrétienne orthodoxe a écartées. Si l'on perd la mémoire de ces étapes du développement
de la pensée chrétienne, tout sera à recommencer.
La théologie est une science dérivée de cette expérience qui a été celle des témoins de l'existence
et de la personne de Ieschoua de Nazareth. Cette expérience a été notée, dans les écrits du nouveau
testament. En présence d'une doctrine comme celle de Noêtos, de Praxeas, de Sabellius, ou au contraire
en présence de la doctrine d'Arius, puis de Nestorius, les pères de l'église, nourris d'écriture sainte, la
connaissant à peu près par cœur, disent : Non, la doctrine que vous proposez ne correspond pas à
205

l'expérience qui est enregistrée dans les écrits du nouveau testament. C'est toujours à partir de l'écriture
que s'opère la réfutation des hérétiques, s'ils reçoivent les écritures.
206

CHAPITRE II

NOÊTOS, PRAXÉAS, SABELLIOS. LA CRISE « MODALISTE »

On appelle " modalisme " une interprétation de la théologie trinitaire, selon laquelle " père ", "
(ils " et " esprit saint " ne seraient que des dénominations extrinsèques prises de notre part pour
désigner le même et unique Dieu, la même et unique réalité en Dieu. Dieu serait dit " père " en tant
qu'il est créateur, " fils " en tant qu'il est incarné, " esprit " en tant qu'il nous est immanent. Mais les
trois noms " père ", " fils " et " saint esprit " désigneraient exactement la même réalité qui nous
apparaît, qui se présente à nous sous trois modalités différentes.
" Père ", " fils " et " saint esprit ", dans cette perspective, sont donc seulement trois noms, trois
mots, auxquels rien ne correspond en réalité dans la substance divine. C'est donc une interprétation "
nominaliste " de la trinité. (Rappelons que l'on appelle " nominalisme ", en théorie du concept, la
doctrine selon laquelle au concept ne correspond rien dans la réalité objective ou dans la nature.)
L'orthodoxie a pensé, au contraire, qu'aux termes, aux noms de " père ", " fils " et " saint-esprit "
correspond quelque chose de réel en Dieu, c'est-à-dire qu'il existe une distinction réelle du " père ", du "
fils " et du " saint esprit ". Cette distinction réelle n'enlève rien à l'absolue unité et à l'absolue simplicité
de Dieu.
Comment cela est-il possible ? C'est ce que nous allons examiner dans cette troisième partie de
notre travail.
Au début du iiie siècle, un certain Hippolyte 307 qui était prêtre, compose un ouvrage polémique
contre les hérésies qu'il connaissait. De cet ouvrage, il nous reste un fragment, dans lequel il est
question
i. Nous n'entrerons pas ici, bien entendu, dans la discussion érudite concernant la question de
savoir qui est cet Hippolyte, quelles sont ses œuvres, etc. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir en quoi
consiste cette doctrine que l'église a rejetée, et qu'on appelle, faute de mieux, " modalisme ". Ce qui
nous intéresserait surtout, c'est de savoir avec précision pourquoi l'église a rejeté cette doctrine Cela ne
nous paraît pas tout à fait clair à cette heure d'un certain Noêtos, que les traducteurs français appellent
plus volontiers Noët :
" D'autres introduisent une autre doctrine. (2e sont les disciples d'un certain Noêtos, qui était
originaire de Smyrne. Il vivait il n'y a pas longtemps... Il disait que le christ, c'est le père lui-même, et
que le père lui-même est né, qu'il a souffert, et qu'il est mort....
" Les anciens le convoquèrent et réfutèrent son erreur. Lui, il riposta en disant : "Qu'est-ce que je
fais de mal ? je glorifie un seul Dieu, le christ, et il n'y en a pas d'autre que lui (Dt 4, 3 5). Il est né, il a
souffert, il est mort. "
" Les anciens lui répondirent : " Nous aussi nous glorifions un seul Dieu, mais comme nous
savons, et nous tenons le christ, mais comme nous savons : fils de Dieu, il a souffert comme il a
souffert, il est mort comme il est mort, et il est ressuscité le troisième jour, il est monté au ciel, il est à
la droite de Dieu, il viendra juger les vivants et les morts. Et ce que nous disons, c'est ce que nous
avons appris.
" Ils prouvèrent son erreur, et le firent sortir de l'assemblée.
" Ils (les disciples de Noêtos) veulent établir une démonstration en faveur de leur doctrine en
307
Nous n'entrerons pas ici, bien entendu, dans la discussion érudite concernant la question de savoir qui est cet Hippolyte,
quelles sont ses œuvres, etc. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir en quoi consiste cette doctrine que l'église a rejetée, et
qu'on appelle, faute de mieux, " modalisme ". Ce qui nous intéresserait surtout, c'est de savoir avec précision pourquoi
l'église a rejeté cette doctrine Cela ne nous paraît pas tout à fait clair à cette heure.
207

disant : " H (c'est-à-dire Dieu) a dit, dans la Loi : " Moi je suis le dieu de vos pères; vous n'aurez pas
d'autres dieux à part moi ". Et de nouveau dans un autre endroit : " Je suis le premier et je suis le
dernier, hormis moi, pas de dieu ! " (Is 44,6).
" C'est ainsi qu'ils pensent prouver qu'il existe un seul Dieu.
" Et (lorsqu'on discute avec eux), ils répondent en ces fermes : " Si je suis d'accord que le christ
est Dieu, il est donc le père lui-même. Car Dieu est unique. D'autre part le christ a souffert, lui qui est
Dieu même. Par conséquent le père a souffert, car il était le père lui-même.
" Mais en réalité, il n'en est pas ainsi. Car ne n'est pas ainsi que les écritures exposent les choses.
" Ils font appel encore à d'autres témoignages (scripturaires, pour établir qu'il n'existe qu'un seul
Dieu)... Et ils disent : " Tu vois donc que celui-ci, c'est lui le Dieu qui est unique. Ultérieurement il s'est
fait voir, et il a vécu avec les hommes... "
Après avoir cité un autre texte biblique (Is 45, 14 : " C'est seulement chez toi qu'est Dieu, il n'en
est pas d'autres...) l'interlocuteur, disciple de Noêtos, ou Noêtos lui-même, poursuit :
" Tu vois, dit-il, comment les écritures annoncent un seul Dieu. C'est lui qui s'est fait voir en se
rendant visible. "
" Puisque ces textes l'attestent, je suis dans la nécessité, dit-il, puisqu'un seul Dieu est reconnu, de
le soumettre à la souffrance.
Car le christ était Dieu, et il a souffert pour nous, lui qui était le père lui-même, afin de pouvoir
nous sauver. Et nous ne pouvons pas dire autre chose. Car l'apôtre (Paul) lui aussi professe l'existence,
d'un seul Dieu, lorsqu'il dit : "... Mes frères, ceux de ma race, selon la chair, eux qui sont les enfants
d'Israël... Ils ont les pères et le christ: est issu d'eux, en ce qui concerne la chair, lui qui est, au-dessus
de tous les êtres, Dieu béni pour les siècles... "
" Et voilà comment ils veulent exposer ces choses. Ils se servent des textes d'une manière
unilatérale308, tout à fait comme Théodote qui (en un sens exactement contraire) a voulu prouver que (le
christ) était seulement un homme.
" Mais ni ceux-ci n'ont rien pensé de vrai, ni ceux-là. Les écritures elles-mêmes prouvent leur
ignorance, elles qui rendent témoignage à la vérité.
" Vous voyez, frères, comment ils ont introduit une doctrine téméraire et pleine d'audace, eux qui
osent dire, sans en avoir honte : " Le père lui-même est le christ; c'est lui qui est le fils; c'est lui qui est
né; c'est lui qui a souffert; c'est lui qui s'est lui-même ressuscité. "
" Mais en réalité, il n'en est pas ainsi. Les écritures, qui enseignent la droite doctrine, disent tout
autre chose. Si toutefois Noêtos est capable d'en avoir la notion 309. Mais si Noêtos n'en acquiert pas la
notion, les écritures n'en sont pas pour autant à rejeter.
"Qui, en effet, ne dira pas qu'il n'existe qu'un seul Dieu ? Mais on ne supprimera pas pour autant
les dispositions internes qui sont en Dieu 310...
" Il faut exposer en détail que, pour nous, il n'y a qu'un seul Dieu, le père, dont toutes choses sont
issues, et nous, nous sommes pour lui; et il n'y a qu'un seul seigneur, Jésus le christ, par lequel toutes
choses ont été créées, et nous aussi nous avons été faits en lui (i Co 8, 6; la fin du verset de Paul est
modifiée dans la citation d'Hippolyte) 311. "
On voit, par ce document, ce qui pouvait paraître abominable aux chrétiens du 111e siècle dans la

308
Monokôlos signifie : qui n'a qu'un seul membre, une seule jambe.
309
Jeu de mot sur Noêtos et le verbe grec noein ; comprendre, se mettre dans l'esprit.
310
Nous essayons de traduire ainsi, par cette périphrase, l'unique mot grec oikonomia, qui signifie littéralement la direction
d'une maison, l'administration des affaires d'une maison, l'arrangement, l'ordonnance, la distribution. Le terme deviendra
célèbre en théologie, et les traducteurs se contentent le plus souvent de le rendre en français par économie, ce qui n'est pas
compromettant, mais n'est pas non plus tres éclairant pour le lecteur non-helléniste.
311
HIPPOLYTE, Contre les Hérésies, fragment (les Noëtiens), éd. P. Nautin, Paris, 1949. Nous avons refait la traduction.
208

doctrine proposée par Noêtos et ses disciples. Si le christ, c'est Dieu le père, alors Dieu le père est né, il
a souffert et il est mort.
Ce qui est compromis, dans la doctrine de Noêtos, c'est la transcendance de Dieu. Dieu n'est pas
soumis à la naissance, ni à la souffrance, ni à la mort. Il n'est pas possible que Dieu s'aliène dans notre
existence sensible.
Dire que Dieu lui-même est mort, c'est là un langage avec lequel nous sommes familiers, et
combien ! depuis Luther, Hegel, et Nietzsche. Mais les chrétiens orthodoxes des premiers siècles
avaient un sens suffisamment aigu de la transcendance de Dieu pour ne pas se complaire, comme c'est
le cas de nombre de nos contemporains, dans cette mythologie tragique.
C'est pour préserver l'absolue transcendance de Dieu que l'orthodoxie a maintenu contre Noêtos,
puis contre Praxeas et Sabellius, la distinction entre Dieu et le christ, quoiqu'elle affirme que le christ,
c'est Dieu lui-même, qui se manifeste à nous. Mais tandis que le christ Ieschoua parcourt les routes de
Galilée, pendant qu'il mange, qu'il dort, pendant qu'il souffre sur la croix et qu'il meurt, Dieu n'en reste
pas moins absolument transcendant, impassible et bien entendu immortel. Dans le christ même, dans
l'unique personne du christ, la divinité est impassible. Ce que l'orthodoxie a voulu sauver, en s'opposant
aux spéculations de Noêtos et de ses successeurs, c'est la transcendance de Dieu, c'est-à-dire la divinité
de Dieu.
Le raisonnement de Noêtos était simple. Il n'existe qu'un seul Dieu. Les écritures en témoignent.
Ce Dieu est aussi appelé père. Or le christ, c'est Dieu. Donc le christ, c'est le père. Puisque le christ a
souffert, c'est donc que Dieu, ou le père, a souffert.
Il n'y a qu'un seul Dieu. Lorsqu'il s'est manifesté à nous, à la fin des temps, lorsqu'il s'est rendu
visible, lorsqu'il est venu habiter parmi nous, il est appelé " fils "...
L'orthodoxie, ultérieurement, dégagera 312 le fait que, lorsque le christ a souffert, c'est l'homme en
lui, qui a souffert. La divinité en lui ne peut pas souffrir. La divinité est impassible. Dieu reste
transcendant lors de l'incarnation. Dieu ne descend pas, ne s'aliène pas dans l'incarnation. C'est cela que
la doctrine de Noêtos compromet. Il faut absolument maintenir l'absolue transcendance de Dieu, et par
conséquent une certaine distinction entre le christ et Dieu. Cette distinction va se retrouver dans le
christ lui-même : entre sa nature humaine et sa nature divine. Du point de vue de la nature, qui est
divine, la nature divine du verbe incarné et la nature divine de Dieu sont une seule et même nature. Sur
ce point, donc, Noêtos avait raison, et l'orthodoxie ne le conteste pas. Elle affirme qu'il n'existe qu'un
seul Dieu, une seule divinité, et que la nature divine est la même pour Dieu père et pour Dieu incarné.
Mais elle maintient aussi qu'il existe une distinction objective entre le christ et Dieu. C'est bien ce que
dit, plus loin, lors de la réfutation de la doctrine de Noêtos, l'auteur de notre fragment :
" Il est donc obligé, même s'il ne le veut pas, de reconnaître le père, Dieu tout-puissant, et le
christ Jésus, le fils de Dieu, Dieu devenu homme, à qui le père a tout soumis sauf lui-même, et l'esprit
saint. Et ceux-là sont réellement trois. S'il veut apprendre comment on démontre qu'il n'existe qu'un
seul Dieu, qu'il sache qu'il n'y a qu'une seule puissance de Dieu, et qu'en ce qui concerne la puissance,
Dieu est unique. Mais en ce qui concerne la disposition (oikonamia) il est en trois (trichès)...
" Ces deux affirmations, frères, sont en accord l'une avec l'autre. Unique est en effet Dieu, en qui
il faut croire, mais inengendré, impassible, immortel, faisant tout ce qu'il veut, comme il le veut,
lorsqu'il le veut313. "
Au fond, ce que Noêtos méconnaissait, en méconnaissant la distinction du père et du fils, c'était
la distinction, dans le christ, des deux natures : la nature divine, identique à celle de Dieu le père, et la
nature humaine, qui lui était associée, unie.

312
Nous l'avons vu dans notre seconde partie consacrée à la christologie.
313
HIPPOLYTE, op. cit., éd. cit., p. 249; nous avons refait la traduction.
209

L'auteur, quel qu'il soit, de l'Elenchos ou Réfutation de toutes les hérésies, attribuée jadis et
naguère à Hippolyte de Rome 314, pense que la doctrine de Noêt dépend de principes philosophiques qui
sont ceux d'Héraclite :
" Sans doute ne peut-on pas dire que les intelligents successeurs de Noêtos, les chefs de sa secte,
aient été les auditeurs d'Héraclite. Néanmoins n'est-il pas évident pour tous que, en adoptant les
doctrines de Noêtos, ils professent ouvertement les principes Héraclite ? Ne disent-ils pas en effet que
c'est un seul et même Dieu qui est le créateur et le père de l'univers, et qu'il lui a plu, bien qu'étant
invisible, de se manifester aux anciens justes ? Quand il ne se laisse pas voir, il est invisible, et visible
quand il se laisse voir; infini quand il ne veut pas être limité, fini quand il souffre des limites. Il est
encore, d'après la même manière de voir, insaisissable et saisissable, non engendré et engendré,
immortel et mortel... Il enseigne aussi, personne ne l'ignore, l'identité du Père et du Fils. Voici
comment il s'explique à ce sujet : avant d'être né, le Père portait à bon droit le nom de père; mais, quand
il lui plut de se soumettre à la génération, il devint, par cette génération même, son propre Fils, non
celui d'un autre. Il croit resserrer par là la monarchie : le Père et le Fils, déclare-t-il, sont, sous deux
noms différents, un seul et même être; l'un ne vient pas de l'autre, mais de lui-même. Il est appelé
successivement Père et Fils; mais c'est un seul et même être qui s'est manifesté, qui a daigné naître
d'une vierge, qui a vécu en homme parmi les hommes; avouant à ceux qui le voyaient qu'il était Fils,
puisqu'il était né, mais ne cachant pas, aux hommes capables de le comprendre, qu'il était également le
Père. C'est lui qui a souffert, qui a été cloué sur la croix, qui s'est rendu à lui-même son propre esprit,
qui est mort et n'est pas mort, qui s'est ressuscité lui-même le troisième jour... C'est celui-là même qui
serait le Dieu et père de l'univers, si l'on en croit Cléomène et sa suite315. "
L'auteur, quel qu'il soit, de l’Elenchos s'en prend ensuite violemment à Calliste, qui fut évêque de
Rome entre 217 et 222. L'auteur de l'Elenchos nous apprend que le pape Calliste le traitait de dithéiste,
c'est-à-dire l'accusait de professer deux dieux, à cause de la théorie du logos que prônait l'auteur de
l'Elenchos.
Celui-ci poursuit en exposant, telle qu'il l'a comprise, la doctrine de Calliste :
" Il imagina donc l'hérésie que voici : le Verbe, disait-il, est Fils; il est en même temps Père; il est
ainsi appelé de noms différents, mais il est un seul et même Esprit invisible; le Père n'est pas une chose
et le Fils une autre chose, mais ils sont un seul et même être. L'univers entier, en haut, en bas, est
rempli de l'Esprit divin; l'Esprit incarné dans la Vierge n'est pas un être à part, différent du Père, mais il
est avec lui une seule et même chose... Ce que l'on voit, c'est-à-dire l'homme, c'est le Fils; et l'Esprit
contenu dans le Fils, c'est le Père : car, déclarait-il, " je ne dirai jamais qu'il y a deux dieux, le Père et le
Fils, mais un seul. " Le Père, en effet, étant venu résider dans le Fils et s'étant associé la chair, la
divinisa en l'unissant à lui-même et la fit une seule et même chose que lui, si bien que le Dieu unique
est appelé Père et Fils et qu'étant une seule personne il ne peut en faire deux. Voilà comment le Père a
compati au Fils. Car Calliste ne consent pas à dire que le Père a souffert et qu'il n'y a qu'une seule
personne, pensant éviter ainsi le blasphème contre le Père. L'insensé et le fourbe ! Il va semant partout
des blasphèmes... et il ne rougit pas de verser tantôt dans la doctrine de Sabellius, tantôt dans celle de
Théodote316. "
Tertullien, dans son traité contre Praxéas, expose, pour la critiquer, une doctrine qui ressemble
beaucoup à celle que l'auteur de l'Elenchos attribue à Noêtos et à ses disciples.
" Le diable, écrit Tertullien, a eu des manières diverses d'imiter la vérité. Il lui est! arrivé de
feindre de la défendre pour mieux l'attaquer. Il se pose en vengeur d'un seigneur unique, tout-puissant
314
Bien entendu, nous n'avons pas à entrer ici dans la discussion épique concernant l'auteur de l'Élenchos.
315
Ps. HIPPOLYTE, Élenchos, livre IX, trad. fr. " A. Siouville ", Paris, 1928, p. 184. Nous mettons le nom du traducteur entre
guillemets, car il s'agit d'un pseudonyme.
316
Ps. HIPPOLYTE, Élenchos, livre IX, trad. cit., p. 192.
210

et créateur du monde, pour, de cette unicité même, tirer une hérésie. C'est le père lui-même, dit-il, qui
est descendu dans la vierge; c'est lui qui est né d'elle, c'est lui qui a souffert, et enfin c'est lui qui est
Jésus christ317. "
" Ainsi, après un temps, le père est né, le père a souffert 318. " Les disciples de Praxeas disaient :
Nous tenons, nous nous en tenons à la monarchie (c'est-à-dire à la doctrine selon laquelle il existe une
seule arche, un seul principe)319. " Les simples, écrit Tertullien, pour ne pas dire les gens incultes et peu
instruits, qui constituent toujours la plus grande partie de ceux qui croient, — parce que la règle de foi
elle-même nous a détournés des dieux multiples du monde, pour nous conduire vers le Dieu unique et
véritable, ne comprennent pas que Dieu est certes unique mais qu'il faut croire qu'il l'est avec son
oikonousia... " Tertullien cite ici ce mot grec, l'oikonousia, dont nous avons vu qu'il est difficile à
traduire; si on le rend par " organisation ", ou " disposition " interne, cela convient certes pour un
organisme, qui dans son unité comporte une pluralité d'organes liés entre eux, mais cela ne convient
pas pour Dieu qui est absolument simple. " Les simples, écrit Tertullien, sont épouvantés lorsqu'on leur
parle à'oikonomia. Ils craignent qu'en introduisant le nombre et une disposition trinitaire, nous ne
divisions l'unité, alors qu'en réalité l'unité, de laquelle dérive la trinité, n'est pas détruite par elle, mais
administrée. Et c'est pourquoi ils crient que nous enseignons deux et même trois dieux, tandis qu'eux-
mêmes estiment qu'ils sont les adorateurs d'un seul Dieu... Nous tenons, nous nous en tenons à la
monarchie320. "
Plus loin, Tertullien livre ce qui nous paraît être le fond du problème, et la raison pour laquelle il
ne peut pas admettre la doctrine proposée par Praxeas :
" Nous définissons qu'ils sont deux, le père et le fils, et même trois avec l'esprit saint, selon la
conception de l'oikonousia, afin d'éviter de croire ce que votre perversité induit : que le père lui-même
est né, et qu'il a souffert, ce qu'il n'est pas permis de croire, car ce n'est pas ainsi que la doctrine
chrétienne a été transmise321. "
" Ce sont, ajoute pour conclure Tertullien, ce sont des antichrists, ceux qui nient le père et le fils.
Us nient en effet le père, puisqu'ils disent que le père est le même que le fils, et ils nient le fils,
puisqu'ils croient qu'il est le même que le père : ils donnent à l'un et à l'autre ce qui ne leur appartient
pas, et ils leur enlèvent ce qui leur est propre322. "

Les théologiens enseignent que le modalisme, la doctrine de Noêtos, de Praxeas et de Sabellios,


est hérétique. Certes. Mais la question est de savoir : qu'est-ce qui est hérétique, exactement, dans cette
doctrine ? Est-ce la doctrine de la monarchie, la doctrine selon laquelle il n'existe qu'une seule arche,
un seul principe absolu à l'origine de tout ? Certes non ! Car c'est la doctrine de l'orthodoxie, c'est le
monothéisme. Est-ce la doctrine selon laquelle Dieu est unique, et absolument simple ? Non encore, car
c'est encore la doctrine constante de l'orthodoxie. Qu'est-ce donc exactement qui est hérétique dans la
doctrine de Noêtos, de Praxeas et de Sabellios ?
Aucun concile œcuménique ne s'est réuni pour condamner Noêtos, Praxeas et Sabellios et pour
expliquer pour quelles raisons exactement l'orthodoxie rejette leur interprétation de la théologie
trinitaire. Pour nous permettre de comprendre pour quelles raisons l'orthodoxie a rejeté les thèses
d'Anus et de ses amis, nous disposons, nous le verrons plus loin, des ouvrages d'Athanase et des
grandes œuvres polémiques qui ont suivi. Le concile de Nicée s'est exprime avec précision sur ce point.
317
TERTULLIEN, Adversus Praxean, III, i Tertulliani Opeta, II, Corpus Christianorum, p. 1159.
318
Ibid.,II, 1.
319
ibid.,III, 2.
320
TERTULLIEN, Adversus Praxean, III, i.
321
Ibid., XIII, 5; éd. cit., p. 1175.
322
Ibid., XXXI, 3.
211

Pour comprendre pourquoi l'orthodoxie a repoussé les interprétations de Nestorios, nous avons Cyrille
et le concile d'Éphèse. Pour Pélage, nous avons Augustin et les conciles de Carthage et d'Orange, puis
de Trente.
Ici, à propos de ce mouvement de pensée que les historiens appellent d'une manière plus ou
moins adéquate " le modalisme ", nous ne disposons pas de ces discussions solennelles ni d'une
définition conciliaire qui l'exclut en disant pourquoi. Nous disposons du traité de Tertullien contre
Praxeas, mais ce n'est pas l'église elle-même qui s'est exprimée, et il n'est pas évident que le traité de
Tertullien représente exactement la pensée de l'église.
Notre interprétation du " modalisme ", ou si l'on préfère notre hypothèse de travail concernant la
raison de fond pour laquelle l'orthodoxie a rejeté le " modalisme ", est donc la suivante :
Le modalisme implique une doctrine de l'aliénation de Dieu lors de l'incarnation, une doctrine de
type gnostique selon laquelle Dieu aurait souffert en lui-même sur la croix. L'orthodoxie ne veut pas de
cette doctrine selon laquelle Dieu lui-même, en lui-même, aurait souffert sur la croix. C'est la raison
pour laquelle elle tient absolument à maintenir une distinction objective, réelle, entre " le père ", qui
reste transcendant lors de l'incarnation, et " le fils " qui est incarné, et qui a souffert.
Il nous semble — et c'est la seconde partie de notre hypothèse — que ce que l'orthodoxie veut
préserver, dans la polémique anti-sabellienne, c'est l'absolue transcendance de Dieu, lors même de
l'incarnation, l'absolue impassibilité de Dieu lors même de la crucifixion.
Autrement dit, il nous semble que ce que l'orthodoxie veut protéger dans la polémique anti-
sabellienne, c'est la même chose que ce qu'elle a protégé lorsque, au cours du développement du dogme
christologique, elle a maintenu absolument que le logos de Dieu, en tant que tel, est absolument
impassible, qu'il est absolument transcendant, lors même qu'il s'unit la nature humaine dans le sein de
Maria, absolument impassible le vendredi saint.
Quoique, par ailleurs, nous l'avons vu, il soit légitime de dire que Dieu est né de Maria, et qu'il a
souffert sur la croix.
Mais ce n'est pas la nature divine en tant que telle qui a été engendrée de Maria, et ce n'est pas la
nature divine en tant que telle qui a souffert sur la croix, car la nature divine en tant que telle est
ingénérable et impassible et immortelle.
Autrement dit, la distinction anti-modaliste entre " le père " et " le fils " nous semble rejoindre, en
christologie, la distinction entre la nature divine du verbe incarné, et sa nature humaine, et lui
correspondre.
Avant le développement du dogme christologique, la controverse anti-sabellienne aurait donc eu
pour finalité de préserver ce que la distinction des deux natures préservera un peu plus tard : l'absolue
transcendance et impassibilité de Dieu.
Cette hypothèse de travail est-elle exacte ? C'est ce que les historiens du dogme nous diront, s'ils
le veulent.
Pourquoi l'orthodoxie a-t-elle rejeté le modalisme de Sabellios ? Mais parce que Ieschoua de
Nazareth est une réalité objective distincte de Dieu, qu'on appelle le père; une réalité concrète, visible,
sensible, distincte de Dieu qui est invisible. Ieschoua de Nazareth, c'est un homme concret que je peux
désigner du doigt. Cet homme, il est Dieu se manifestant à nous parce qu'il a assumé une nature
humaine concrète, dans l'unité d'une personne. Il y a donc bien une distinction objective entre Ieschoua
de Nazareth et Dieu, par le fait que Ieschoua est Dieu et homme, qu'en lui la nature divine est distincte
de la nature humaine.
Nous verrons plus clairement plus loin, en lisant des textes des pères du iv e siècle, Basile de
Césarée, Grégoire de Nazianze, non pas ce qu'ont pensé dans leur for interne Noêtos, Praxeas et
Sabellios (cela, c'est le travail des historiens, et il n'est pas sûr que cela puisse être élucidé avec les
documents dont nous disposons), mais comment les pères, par la suite, ont compris la doctrine mise
212

sous le nom de Sabellios, et ce qu'ils ont rejeté dans cette doctrine, pourquoi ils l'ont rejetée.
213

CHAPITRE III

LA CRISE ARIENNE. LE CONCILE DE NICÉE 325

ORIGÈNE

Origène d'Alexandrie est ne vers 185, probablement à Alexandrie. Âgé de dix-huit ans, Origène
est chargé par son évêque d'enseigner le christianisme à l'école chrétienne d'Alexandrie. Sa science
philosophique et exégétique était immense. Son prestige extraordinaire. Vers 212, il alla à Rome, parce
qu'il " désirait voir la très ancienne église des Romains ". Il rencontra sans doute Hippolyte, qui était
l'un des théologiens les plus célèbres de son temps, et qui professait une doctrine du logos qu'il estimait
orthodoxe, mais que le pape de Rome soupçonnait de conduire à une forme de dithéisme. Ensuite,
Origène se rend en Arabie, puis à Antioche, puis en Palestine. Les évêques de Césarée, de Jérusalem et
d'autres villes lui demandent d'expliquer les écritures saintes dans les communautés chrétiennes323.
Dans une page célèbre de son Commentaire sur P évangile de Jean, Origène écrit :
" C'est avec une grande attention et non comme un homme ignorant la précision rigoureuse de la
langue grecque que Jean utilise l'article dans certains cas et le passe sous silence dans d'autres : devant
le logos, il place " le " et, devant le mot " Dieu ", tantôt il le met, tantôt il le supprime. Il met l'article
lorsque le nom de " Dieu " désigne l'inengendré, cause de l'univers. Il le passe sous silence lorsque le
logos est appelé " dieu ". Est-ce que la différence qui se trouve en ces passages entre " le Dieu " et " un
dieu " ne se retrouve pas également entre " le logos " et " un logos " ? Car de même que le Dieu qui est
au-dessus de toutes choses c'est " le Dieu " et non pas simplement " un dieu ", de même la source du
logos qui se trouve en chacun des êtres raisonnables c'est " le logos ", tandis que le logos qui est en
chacun de nous ne saurait, comme le premier logos être nommé et appelé au sens premier et
fondamental (kuriôs) " le logos ".
" Voici qui trouble beaucoup de gens qui désirent être amis de Dieu. Par crainte de reconnaître
deux dieux, ils tombent dans des opinions erronées et impies. Ou bien ils nient que la propriété
(idiotèta) du fils soit autre que celle du père; ils reconnaissent comme dieu celui qu'ils appellent " fils
"... Ou bien ils nient la divinité du fils ; ils posent que ce qui lui est propre et sa substance sont autres
que celle du père. On peut résoudre cette difficulté de la manière suivante :
" Il faut leur dire que " le Dieu ", c'est Dieu lui-même... Tout ce qui existe à part de Dieu en soi
est divinisé par participation de sa divinité. Il faudrait l'appeler non pas " le Dieu " mais " dieu ", (ou : "
un dieu ")324. "

Dans ce texte, le passage que nous avons annoncé est opéré entre deux perspectives et donc deux
manières différentes de s'exprimer.
Dans la langue du nouveau testament grec, et dans la langue des professions de foi des églises,
nous l'avons vu, on appelle " fils " Ieschoua de Nazareth pris concrètement, c'est-à-dire le logos
incarné.
Ici, avec Origène, dans ce texte, c'est le logos lui-même qui est appelé " fils ", indépendamment
de son incarnation.
323
Dans un ouvrage antérieur, la Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne. Paris, éd. du
Seuil, 1962, nous avons analysé une œuvre célèbre d'Origène, le péri archôn, le " traité des principes ".
324
ORIGÈNE, Commentaire de l’évangile de Jean, II, § 13 et s. Nous avons utilisé, parfois, la traduction de Cécile Blanc, S.
C.
214

Dieu est ici appelé " père " non pas directement en tant qu'il est créateur (langue du nouveau
testament), mais en tant qu'il est le principe de son propre logos.
Nous avons changé de registre. Les difficultés vont commencer.
Nous n'avons pas à nous embarquer ici dans un exposé des sources philosophiques de cette
nouvelle perspective. Il y faudrait un gros travail, fort technique.
Contentons-nous d'indiquer ici qu'un philosophe comme Numénius d'Apamée, qui vivait dans la
seconde moitié du 11e siècle, qui a inspiré Plotin, et Origène lui-même, —Numénius distinguait le "
premier dieu ", et le " second dieu ", deutheros theos. Le dieu premier demeure en lui-même. Il est
simple. Il est entièrement concentré en lui-même. Le dieu second pénètre dans la matière 325. Il n'est pas
nécessaire que le dieu premier crée. Il faut regarder le dieu premier comme le père, patera, du dieu
démiurge326.
Le voilà le passage d'une langue, celle du nouveau testament, à une autre, celle des philosophes
platoniciens : Numénius d'Apamée nous le dit : le dieu premier est le père du dieu second.
Et Origène d'Alexandrie a été un lecteur fervent de Numénius.
Le premier dieu, écrit encore Numénius, est Stable; le second dieu est en mouvement. Le premier
dieu s'occupe des intelligibles; le second dieu s'occupe des intelligibles et des sensibles327.
Quelle tentation pour un chrétien nourri de philosophie grecque, comme c'était le cas d'Origène,
quelle tentation d'assimiler le logos du quatrième évangile au " dieu second " de ces spéculations
platoniciennes !
Ce n'est pas non plus un hasard si Eusèbe, l'évêque de Césarée, l'historien de l'église, grâce à qui
nous pouvons lire aujourd'hui quelques fragments du philosophe Numénius, ce n'est pas un hasard s'il a
été lui-même tenté de considérer le logos de Dieu comme un dieu second. Il appelle le logos de Dieu "
seconde hypostase ". C'est l'intermédiaire entre Dieu lui-même, qui est inengendré, et le monde du
devenir et de la création. Ce n'est pas un hasard si Eusèbe de Césarée a eu tant de sympathie pour la
pensée d'Arius.
Quoi qu'il en soit de la pensée personnelle d'Origène et de son orthodoxie — question toujours
disputée — ce qui est certain, c'est que l'orthodoxie n'entend pas que le verbe incarné soit un dieu
distinct: de Dieu, un dieu second, un autre dieu que le Dieu unique. Selon l'orthodoxie, Ieschoua de
Nazareth, c'est Dieu lui-même qui se manifeste à nous, qui vient vivre parmi nous, Immanu-el. Ce n'est
pas un autre dieu que Dieu.
L'orthodoxie, cela est particulièrement frappant dans la tradition de l'église de Rome, a toujours
eu horreur de ces spéculations sur le logos qui tendent, ou qui risquent de faire tendre à considérer la
parole de Dieu comme un autre dieu que Dieu, le Dieu unique, ce qui est virer vers, ou verser dans, le
dithéisme.
A cet égard, l'orthodoxie chrétienne a gardé la pensée d'Israël telle qu'elle se trouve exprimée
dans la bibliothèque hébraïque : la parole de Dieu n'est pas un autre dieu que Dieu. Ce n’est! pas une
substance distincte de Dieu.
C'est une tendance constante de cette école ou tradition de philosophes qui dépendent de Platon et
d'autres courants aussi, que de considérer que le passage de l'Un au multiple ne peut être qu'une
descente, une dégradation, une chute. Ce qu'ils appellent " la matière " est le terme extrême de la
dégradation. Dès que l'on s'éloigne de l'Un, on descend vers le multiple. La chute commence. Le " dieu
second ", dans cette philosophie, la " seconde hypostase " est forcément moindre que le dieu premier, la
première hypostase.
C'est là un schéma, une tendance, ou un " geste " qui est profondément enraciné dans toute cette
325
Fragment II, éd. E. des Places, p. 53.
326
Fragment 12, éd. cit., p. 54.
327
Fragment 15, éd. cit., p. 56.
215

tradition philosophique. On le retrouvera encore lorsque les philosophes arabes, comme Avicenne,
nous décriront le passage de l'Un au multiple comme une succession, ou une cascade, d'intermédiaires
dont chacun est inférieur à celui qui le précède.
C'est pour avoir été fasciné par ce " geste " néoplatonicien, que certains théologiens chrétiens se
sont laissé aller à poser que le logos de Dieu dont parle le théologien juif auteur du quatrième évangile,
est forcément moindre que Dieu. La génération du verbe serait nécessairement soumise à la loi
formulée par Plotin : tout ce qui s'écarte de l'Un descend inévitablement.
C'était penser la doctrine hébraïque et chrétienne de la parole de Dieu à travers un système
optique, celui du néoplatonisme, qui dénaturait radicalement le monothéisme hébreu, juif et chrétien.
C'est sur ce point que va porter la bataille que l'orthodoxie va mener pendant de longues années.
L'arianisme, à notre avis, c'est le néoplatonisme transporté en théologie trinitaire, ou encore la
confusion entre la doctrine hébraïque de Dieu, de la parole de Dieu, de l'esprit de Dieu, et les
philosophies néoplatoniciennes qui comportaient bien une triade, mais une triade de type descendant :
trois hypostases dont chacune est inférieure à celle qui la précède.
En somme, on s'est laissé prendre, d'une manière assez futile, au fait que de part et d'autre, dans
l'univers de la théologie hébraïque, juive et chrétienne d'une part, dans l'univers de pensée de la
tradition néoplatonicienne d'autre part, on avait trois " quelque chose ". On s'est laissé prendre à cet
aspect; très extérieur des choses, à cette ressemblance tout à fait superficielle, et on a voulu à tout prix
identifier les trois de la théologie hébraïque aux trois des spéculations du platonisme tardif, la triade
hébraïque et la triade du moyen-platonisme et du néo-platonisme, sans voir les différences
fondamentales.
La première différence, c'est que dans le cas des trois de la théologie hébraïque, il ne s'agit pas de
trois êtres, de trois substances, et qu'en conséquence il est absurde de penser que l'un de ces trois soit
inférieur à l'autre.

GRÉGOIRE DIT «  LE THAUMATURGE »

De la fin du 111e siècle, nous avons une formule de foi dans laquelle on peut discerner encore le
glissement que nous avons annoncé dans la signification et l'emploi des termes de " père " et de " fils ".
Ici, dans la profession de foi de Grégoire dit le Thaumaturge, Dieu est appelé " père " de son propre
logos, de sa propre parole, de sa propre sagesse :

Symbole de Grégoire le Thaumaturge (autour de 160-270).

" Un seul Dieu, père du logos vivant, qui est la sagesse subsistante et la puissance, l'empreinte
éternelle. Générateur parfait du parfait, père du fils unique engendré.
" Un seul seigneur, unique issu de l'unique, Dieu issu de Dieu, empreinte et image de la divinité,
logos opérant, sagesse qui embrasse la composition de l'univers, et puissance poétique de toute la
création. Fils véritable du père véritable, invisible (issue de) l'invisible, incorruptible (issu de)
l'incorruptible, immortel de l'immortel, éternel de l'éternel.
" Et un seul esprit saint, qui tient son existence de Dieu, et par le fils manifesté aux hommes.
Image du fils, parfaite issue du parfait, vie cause des vivants, source sainte, sainteté dispensatrice de
sanctification, en qui se manifeste Dieu le père qui est au-dessus de tous et en tous, et Dieu le fils qui
est à travers tous les êtres.
" Triade parfaite, qui n'est pas divisée par la gloire, l'éternité, le règne, et qui n'est pas aliénée. Il
n'y a donc rien de créé, il n'y a pas de serviteur dans la triade, ni rien qui soit introduit du dehors,
216

comme n'ayant pas existé auparavant, mais survenant par la suite. Jamais donc le fils n'a manqué au
père, ni, au fils, l'esprit. Mais sans changement et sans altération, la même triade toujours328. "

Lettre du pape Denys.

Vers 260, le pape de Rome, qui s'appelait Denys, écrit une lettre, devenue célèbre, à l'évêque
d'Alexandrie, qui s'appelait aussi Denys. Nous trouvons dans cette lettre la première expression des
craintes de l'église de Rome en ce qui concerne les spéculations qui se développent à Alexandrie et
ailleurs autour de la doctrine du " logos ", qui tend à devenir une divinité distincte de Dieu et seconde :
" Ensuite, je dois m'adresser à ceux qui divisent, qui séparent, qui suppriment le dogme le plus
vénérable de l'église de Dieu, la monarchie, en trois puissances ou hypostases séparées et en trois
divinités. Car j'ai appris que, parmi ceux qui chez vous sont catéchises et maîtres de la doctrine divine,
il en est qui introduisent cette opinion, qui sont, pour ainsi dire, diamétralement opposés à la pensée de
Sabellius. Son blasphème, à lui, c'est de dire que le fils est le père, et réciproquement ; mais eux
prêchent en quelque façon trois dieux, divisant la sainte unité en trois hypostases étrangères entre elles,
entièrement séparées. Car il est nécessaire que le verbe divin soit uni au Dieu de l'univers ; et il faut que
l'esprit saint ait en Dieu son séjour et son habitation. Et il faut de toute façon que la sainte trinité soit
récapitulée et ramenée à un seul comme à son sommet, je veux dire le Dieu tout-puissant de l'univers;
car couper et diviser la monarchie en trois principes, c'est l'enseignement de Marcion l'insensé, c'est
une doctrine diabolique et non de ceux qui sont vraiment disciples du christ et qui se complaisent dans
les enseignements du sauveur. Car ceux-là connaissent bien la triade proclamée par l'Écriture divine,
mais ils savent que ni les livres de l'ancienne alliance ni ceux de la nouvelle n'annoncent trois dieux.
" Il faut reprendre pareillement ceux qui enseignent que le fils est une œuvre créée (poiêma), que
le seigneur a été produit, comme s'il était une des choses produites, alors que les oracles divins lui
attribuent la génération qui lui est propre et qui lui convient et non pas une création ou une production.
C'est donc un blasphème, non pas quelconque, mais énorme, de dire que le seigneur est en quelque
façon l'œuvre des mains. Car s'il est devenu fils, il y eut un temps où il n'était pas. Or il était toujours
puisqu'il est dans le père, comme lui-même le dit, et puisque le christ est parole et sagesse et puissance.
Car les écritures divines disent que le christ est tout cela, comme vous le savez. Or cela, ce sont les
puissances de Dieu.
" Si donc le fils est devenu (s'il a été produit), il y eut donc un temps où cela (= ces puissances)
n'était pas. Il y eut donc un moment où Dieu était sans ces puissances.
" C'est complètement absurde.
" Et pourquoi discuter plus longuement de tout cela avec vous, avec des hommes qui portent en
eux l'esprit de Dieu et qui voient clairement à quelles absurdités on est entraîné si l'on dit que le fils est
une œuvre créée ? Je crois que ceux-là n'y ont pas réfléchi, qui ont enseigné cette opinion...
" Il ne faut donc pas partager en trois divinités l'admirable et divine unité, ni abaisser par l'idée de
production la dignité et la grandeur excellente du seigneur. Mais il faut croire en Dieu le père tout-
puissant, et en le christ Jésus son fils et en l'esprit saint. Le logos est uni au Dieu de l'univers. " Car
moi, dit-il, et le père, nous sommes un. " Et aussi : " Moi je suis dans le père, et le père est en moi. "
" C'est ainsi que la divine triade et la sainte proclamation de la monarchie pourront être
sauvées329."
328
PG 10, 984; HAHN, Bibliothek der Symbole und Glaubensregeln der alten Kirche, p. 253; Enchiridion Patristicum,
611.
329
Cette lettre a été conservée partiellement par SAINT ATHANASE dans De decretis Nicaenae synodi, chap. 26. On trouvera
le texte grec soit dans les œuvres d'Athanase, soit dans Enchiridion Symbolorum, n° 112. Nous avons utilisé et modifié la
217

Nous constatons, par ce texte, que l'église de Rome donne un coup de barre dans le sens d'un
retour au strict monothéisme. L'église de Rome, au cours des siècles, cela est frappant, a toujours donné
le coup de barre dans le sens du strict monothéisme.

Lettre de saint Basile de Césarée à Maxime le philosophe au sujet de Denys d'Alexandrie.

Au sujet du même Denys, évêque d'Alexandrie, il nous reste aussi une lettre de Basile, qui sera
évêque de Césarée, et dont nous reparlerons bientôt. Basile s'oppose vivement à la doctrine de l'évêque
d'Alexandrie :
" Les écrits de Denys que tu demandes nous sont bien parvenus et en très grand nombre... Quant
à notre opinion, la voici. Nous n'admirons pas tout en cet homme. Il y a même des choses (qu'il a
écrites) et que nous biffons absolument d'un trait. Cette impiété que l'on colporte maintenant partout, je
veux dire celle qui dit que le logos est dissemblable, c'est ce personnage, autant du moins que nous
pouvons le savoir, qui, le premier, en a presque fourni les semences aux hommes. La cause, je pense,
n'est pas une perversité de pensée, mais la ferme volonté de s'opposer à Sabellius. Pour ma part, je
recours d'habitude à la comparaison avec un jardinier qui tâche de redresser un jeune arbre tordu, et
qui, parce qu'il tire d'une manière excessive dans le sens opposé, s'écarte du juste milieu et amène
l'arbuste à la position contraire. Nous avons trouvé que quelque chose de tel était arrivé à cet homme
(Denys). Dans sa lutte énergique contre l'impiété du Libyen 330, il a été entraîné à son insu dans le mal
contraire par son goût excessif de l'honneur. Alors qu'il lui suffisait de montrer que le père et le fils ne
sont pas la même chose par le sujet (hypokeimenô), et qu'il tenait ainsi le prix de la victoire contre le
blasphème, cet homme, pour remporter un succès éclatant et plus que complet, ne pose pas seulement
la distinction des hypostases, mais aussi une différence de substance (ousia), des degrés dans la
puissance et une disparité de gloire. Aussi, par suite de cette erreur lui est-il arrivé de changer un mal
pour un mal et de s'écarter de la rectitude de la doctrine331. "

ARIUS

Arius était prêtre d'Alexandrie, au début du iv° siècle, dans le quartier du port, à Baucalis. Vers
318 ou 320, Arius entre en conflit avec l'évêque d'Alexandrie, qui s'appelait alors Alexandre. " Arius,
écrit Sozomène, avait osé déclarer en pleine église que le fils de Dieu avait été créé du néant, qu'il y
avait eu un temps où il n'était pas, qu'il était capable à volonté de vice et de vertu, qu'il était une
créature et un ouvrage332. "
La controverse entre Arius, prêtre de l'église de Baucalis, et son évêque Alexandre, éclata vers
318 ou peut-être plus tard. L'historien Socrate raconte comment la querelle a commencé 333. L'évêque
Alexandre parla un jour, en présence de tout le clergé, du mystère de la trinité et il insista
particulièrement sur l'unité dans la trinité, philosophant sur ce grave sujet et pensant recueillir quelque
honneur de son argumentation. Mais Arius crut découvrir l'hérésie de Sabellius dans la doctrine de
l'évêque. Il le contredit vivement et prétendit que si le père avait engendré le fils, l'être de celui qui était

trad. J. LEBRETON, Histoire de l'Église, t. II, p. 328.


330
Sabellius était Libyen.
331
SAINT BASILE, lettre n° 9; trad. fr., Y. Courtonne, modifiée, éd. Les Belles Lettres, t.1, p. 38. Écrite vers 361 ou 362.
332
SOZOMÈNE, Hist. eccl., I, 15; PG 67, 905.
333
SOCRATE, Hist. eccles. I, 5; PG 67, 41.
218

engendré avait eu un commencement, et qu'il y avait eu par conséquent un moment où il n'était pas. Il
s'ensuivait donc que le fils tenait son être du néant.
Au sujet de la grande crise et controverse provoquée par Arius, nous disposons d'un certain
nombre de documents qui exposent les points de vue adverses. Nous en lirons quelques-uns.
Voici d'abord une lettre d'Alexandre, évêque d'Alexandrie.

Lettre d'Alexandre, évêque d'Alexandrie, à tous les évêques (autour de 319).

" Aux collègues dans l'épiscopat, aimés et honorés, qui sont partout clans l'église catholique,
Alexandre, salut dans le seigneur !
" Un est le corps de l'église catholique; et c'est dans les écritures divines qu'est le précepte de
conserver le lien de la concorde et de la paix...
" Dans notre diocèse, voilà que des hommes iniques et hostiles au christ ont maintenant surgi, qui
enseignent une apostasie telle qu'on pourrait à bon droit la présumer et l'appeler un signe précurseur de
l'anti christ....
" Voici donc ceux qui sont apostats : Arius, Achillas, etc.
" Et voici ce qu'ils imaginent de dire contrairement aux écritures :
" Dieu ne fut pas toujours père, mais il fut un temps où Dieu n'était pas père. Le logos de Dieu n'a
pas toujours existé, mais il est venu à l'être à partir de rien. Car le Dieu qui existe a créé celui qui
n'existait pas, à partir de rien. Et c'est pourquoi il fut un temps où celui-ci n'existait pas. Car le fils est
un être créé et une œuvre. Il n'est pas semblable au père quant à la substance, et il n'est pas le véritable
et naturel logos du père (logos du père par nature). Il n'est pas non plus sa véritable sagesse. Mais il est
l'un des êtres créés qui sont venus à l'être. C'est d'une manière abusive qu'il est dit logos et sagesse,
puisque lui aussi est venu à l'être par la propre parole de Dieu et par la sagesse qui est en Dieu, sagesse
dans laquelle Dieu a créé toutes choses, et aussi le logos. C'est pourquoi il est sujet au changement et à
l'altération, par nature, comme tous les êtres pourvus de raison. Le logos est un étranger, il est autre et
tout à fait séparé de la substance de Dieu. Le père est invisible au fils. Le logos ne connaît pas
parfaitement ni exactement le père et il ne peut pas le voir parfaitement. Et d'ailleurs, sa propre
substance, le fils ne la connaît pas, comme elle est (ou : comme il est). Car c'est à cause de nous qu'il a
été créé, afin que Dieu nous crée par lui comme par un instrument. Et il n'existerait pas, si Dieu n'avait
pas voulu nous créer. Quelqu'un leur a demandé si le logos de Dieu pouvait être changé, comme le
diable a été changé. Ils n'ont pas craint de le dire : Oui, il le peut. Car il est de nature changeante,
puisqu'il est venu à l'être et créé.
" Voilà ce que disent les partisans d’Arius334. "

On voit qu'avec la crise arienne, le langage et la problématique se sont totalement déplacés. On


n'appelle plus " fils " Ieschoua de Nazareth pris concrètement, dans son existence humaine, mais le
logos de Dieu considéré en lui-même, indépendamment de l'incarnation. En conséquence, le mot " père
" appliqué à Dieu ne signifie plus directement, comme dans le langage biblique, la relation de Dieu au
monde créé, aux hommes, ni même à Ieschoua pris concrètement, mais la relation qui existe entre Dieu
et son propre logos.
Avec Arius, nous sommes partis dans la spéculation pure. L'orthodoxie va réagir dans le bon
sens, mais elle a été entraînée, sur ce terrain.
334
Texte grec édité par H. G. OPITZ, Athanasius Werke, Urkunde 4 b; on peut lire une traduction intégrale de cette lettre par
G. DUMEIGE dans L. ORTIZ DE URBINA, Nicée et Constantinople, apud Histoire des Conciles œcuméniques, I, p. 249 et s.
Nous avons retraduit le passage que nous citons.
219

Voici maintenant l'autre point de vue, l'autre " son de cloche " exprimé par Arius lui-même.

Lettre d'Arius à Eusèbe de Nicomédie (autour de 318).

" A mon seigneur très aimable, homme de Dieu fidèle, orthodoxe, Eusèbe, — Arius injustement
persécuté par le pape Alexandre, à cause de la vérité qui triomphe de tout, dont, toi aussi, tu prends la
défense, dans le Seigneur salut !
"... Car il nous maltraite et nous persécute grandement et met tout en mouvement contre nous, cet
évêque, au point de nous avoir chassés de la ville comme des hommes sans Dieu, parce que nous ne
sommes pas d'accord avec lui lorsqu'il dit publiquement :
" Toujours Dieu (a existé). Toujours le fils. En même temps le père (existe). En même temps le
/ils. Le fils coexiste avec Dieu sans être engendré. Le fils est éternellement engendré. Il est ainsi à la
fois inengendré et engendré. Ni du point de vue de la pensée, ni d'un seul instant, Dieu ne précède (en
existence) le fils. Dieu a toujours existé. Le fils existe toujours. C'est de Dieu même que vient le fils. "
" Et parce que Eusèbe, ton frère, qui est (évêque) à Césarée, et Théodote, et Paulin... et tous ceux
d'Orient, disent que Dieu préexiste au fils, parce qu'il n'a pas de principe, les voilà devenus anathèmes...
" Et nous, que disons-nous ? Que pensons-nous ? Qu'avons-nous enseigné ? Qu'enseignons-nous?
"Que le fils n'est pas inengendré. Il n'est pas une partie de l'Inengendré, et cela d'aucune manière,
ni tiré d'un substrat préexistant.
" Mais que par la volonté (de Dieu) et par sa décision délibérée il a existé avant les temps et avant
les siècles, plein de grâce et de vérité, dieu, unique engendré, non susceptible de changement.
" Et avant qu'il ait été engendré, ou créé, ou déterminé, ou fondé, il n'existait pas. Car il n'était pas
inengendré.
" Nous sommes persécutés, parce que nous avons dit : le fils a un principe (ou : un
commencement; en grec, arche signifie à la fois principe et commencement). Tandis que Dieu est sans
principe (sans commencement). Nous sommes persécutés aussi parce que nous disons : il est (le fils)
issu de rien, du non-être.
" Nous le disons en ce sens qu'il n'est pas parcelle de Dieu, ni tiré d'un substrat préexistant. Voilà
pourquoi nous sommes persécutés335. "
On voit par ce document, s'il exprime correctement la pensée des deux partis en présence 336, qu'en
effet l'évêque Alexandre formulait la pensée de l'orthodoxie : le " fils ", c'est le logos de Dieu. Dieu n'a
jamais été sans son logos. En conséquence, comme Dieu est éternel, ainsi son logos, ou son fils, est
aussi éternel. Le fils, ou logos, est engendré, en ce sens qu'il est issu de Dieu, mais n'est pas créé. C'est
pourquoi il n'a pas de commencement. Jamais Dieu n'a préexisté d'un seul instant à son propre logos ou
fils, pris en ce sens.
Tandis qu'Arius pense, et écrit, que le logos, ou fils, est l'œuvre d'une décision, d'un acte de
volonté. Il associe génération et création. Si le logos ou fils est l'œuvre d'un acte de la volonté de Dieu,
alors en effet, avant d'avoir été engendré en ce sens, ou créé, il n'existait pas. Alors il s'apparente à
l'ordre du créé.
335
Texte grec dans H. G. OPITZ, Atbanasius Werke Urkunde i. Traductions françaises complètes dans A. D'ALES, Le
Dogme de Nicée, Paris, 1926, p. 54 E, Boularand, L'Hérésie d'Arius et la « foi», de Nicée, Paris, 1972, p. 43. Nous
avons risqué notre propre traduction.
336
Certains savants, historiens et philologues, ont estimé que le texte avait été interpolé. D'autres estiment qu'il n'en est rien.
Pour notre part, nous cherchons dans le présent travail à dégager ce que pense l'orthodoxie au sujet du logos de Dieu. Ce qui
nous importe, c'est donc l'ensemble des documents par lesquels cette pensée s'exprime, et la convergence de cet ensemble.
220

Ce que l'orthodoxie va définir, c'est que le verbe n'est pas l'œuvre d'une décision de la volonté
divine, comme c'est le cas pour l'être créé. Le logos de Dieu est l'expression de son être éternel. Il
existe en Dieu par nature, de toute éternité. Il ne commence pas d'exister par un acte de la volonté
divine.
Lorsque Arius ajoute : " Nous sommes persécutés parce que nous avons dit : le fils a un principe,
tandis que Dieu est sans principe ", — il se pourrait qu'il y ait un jeu de mots, car, comme nous l'avons
indiqué entre parenthèses, en grec le mot utilisé ici par Arius est arche, qui signifie à la fois principe, et
commencement. Dire que le logos ou fils a un principe, cela peut s'entendre en un sens orthodoxe, en
ce sens que le logos est bien le logos de Dieu, de même que notre pensée ou notre conception ou notre
parole ont un sujet, un principe, qui sont notre moi. Mais cela ne signifie pas pour autant que le logos
de Dieu ait un commencement. Car, encore une fois, et comme les pères le répètent, Dieu n'a jamais été
sans logos, sans pensée, sans sagesse, sans raison, sans intelligence. Il faut donc savoir en quel sens on
entend le mot grec arche : s'agit-il d'un commencement ? Dieu est-il le principe de son logos comme
un créateur est principe de son poème ? Ou bien Dieu est-il principe comme notre moi est principe de
notre pensée ? S'agit-il d'une création, ou d'une génération ?
Eusèbe, évêque de Nicomédie, prend parti pour Arius et le défend, dans une lettre dont il nous
reste un fragment. Dieu est unique, l'inengendré est unique. En conséquence, écrit Eusèbe le logos de
Dieu ne peut faire partie de la sphère divine. Il est forcément autre que Dieu, il est une production de
Dieu :

Lettre d'Eusèbe évêque de Nicomédie à Paulin de Tyr (autour de 320-321).

" Nous n'avons pas appris à connaître deux inengendrés, ni un seul être divisé en deux. Nous
n'avons pas appris que Dieu ait souffert quelque chose corporellement. Ce n'est pas ainsi que nous
avons cru.
" Mais unique est l'inengendré. Unique est celui qui a été véritablement produit par lui, et non de
sa substance. Il ne participe pas à la nature de l'inengendré. Il n'est pas issu de sa substance. Mais il a
été fait totalement autre par la nature et par la puissance, quoiqu'il soit devenu à la parfaite
ressemblance de l'état et de la puissance de celui qui l'a fait337. "

Il nous reste une profession de foi d'Arius et de ses compagnons, adressée à Alexandre, évêque
d'Alexandrie :

Profession de foi d'Arius et de ses compagnons à Alexandre, évêque d'Alexandrie (autour de 320).

" A notre bienheureux père et évêque Alexandre, les prêtres et les diacres, salut dans le christ !
" La foi qui nous vient de nos pères, et que nous avons aussi apprise de toi, ô bienheureux père,
c'est celle-ci :
" Nous connaissons un seul Dieu. Lui seul est inengendré, lui seul est éternel, seul il est sans
principe, seul véritable, seul il possède l'immortalité. Seul il est sage, seul il est bon, seul puissant. Il est
juge de tous les êtres, gouverneur, administrateur, immuable et invariable, juste et bon, le Dieu de la loi
et des prophètes et de la nouvelle alliance. Il a engendré son fils, unique engendré, avant les temps
éternels. C'est par lui (son fils338) qu'il a créé les durées cosmiques et toutes choses. Il l'a engendré, non
pas en apparence, mais en vérité. Il l'a fait exister par sa propre volonté, immuable et invariable, être

337
Lettre d'Eusèbe de Nicomédie à Paulin de Tyr, éd. OPITZ, Urkunde, 8, p. 16.
338
" Fils " est identifié ici à Logos.
221

créé par Dieu, parfait, mais non pas comme l'un d'entre les êtres créés ; être produit, mais non pas
comme l'un des êtres produits. Ce produit du père n'est pas une émission comme Valentin l'a enseigné,
ni, comme Manichée l'a expliqué, une portion consubstantielle du père, ni, comme Sabellius qui divise
l'unité l'a dit, un " fils-père ". Ce n'est pas non plus, comme le croit Hiéracas, un flambeau allumé à
partir d'un autre flambeau ou comme une lampe qui se divise en deux. Il ne faut pas dire non plus qu'il
a d'abord existé et qu'ensuite il est devenu ou qu'il a été fait fils, comme toi-même, bienheureux père,
au beau milieu de l'église et dans le conseil, tu l'as souvent expliqué contre ceux qui introduisaient cette
interprétation.
" Mais, comme nous le disons, il a été créé par la volonté de Dieu avant les temps et avant les
siècles. Il a reçu du père le vivre et l'être et les gloires. Le père l'a fait subsister avec lui.
" Car le père, en lui donnant l'héritage de toutes choses, ne s'est pas privé lui-même de toutes les
richesses qu'il a en lui-même sans génération. Car il est la source de toutes choses.
" En sorte qu'il existe trois hypostases. D'abord Dieu : il est la cause de tous les êtres. Il est
absolument seul sans principe... Et puis il y a le fils, engendré d'une manière intemporelle par le père,
créé avant les siècles, et fondé. Il n'existait pas avant d'être engendré, mais il a été engendré d'une
manière intemporelle avant toutes choses. Seul, par le père, il est venu à l'existence.
" Car il n'est pas éternel ni coéternel ni co-inengendré avec le père. Il n'a pas l'être en même
temps que le père, comme certains disent que c'est le cas pour les êtres relatifs : ils introduisent ainsi
deux principes inengendrés.
" Mais, comme la monade et le principe de toutes choses, ainsi Dieu existe avant toutes choses.
Et c'est pourquoi il existe aussi avant le fils, comme nous l'avons appris de toi aussi lorsque tu
proclamais au milieu de l'église.
" Selon donc qu'il tient de Dieu l'être et les gloires et le vivre, selon que toutes choses lui ont été
données, c'est en cela que Dieu est son principe. Dieu est son chef en tant qu'il est son Dieu et parce
qu'il existait avant lui339. "

Saint Athanase, l'adversaire d'Arius, et le défenseur de l'orthodoxie définie à Nicée, nous dit : "
Arius, après avoir été chassé d'Alexandrie, se retira chez les partisans d'Eusèbe. Il mit son hérésie sur le
papier, et comme dans une thalie, n'imitant aucun homme sensé... il écrivit beaucoup de choses340. "
Une thalia, en grec, c'était une fête, un banquet, puis, par dérivation, une chanson à boire.
Arius écrivit donc ce poème théologique baptisé thalie lorsqu'il était réfugié auprès d'Eusèbe
évêque de Nicomédie. Saint Athanase nous a conservé le début de cette thalie:
" Selon la foi des élus de Dieu, qui comprennent Dieu, des enfants saints, orthodoxes, qui ont
reçu le saint esprit de Dieu, voici ce que j'ai appris de ceux qui possèdent la sagesse, des gens bien
élevés, instruits par Dieu, habiles en toutes choses. C'est sur leur trace que je marche, moi, que je
marche comme eux, moi dont on parle tant, qui ai tant souffert pour la gloire de Dieu, qui ai reçu de
Dieu la sagesse et la science que je possède341. "
Athanase nous a conservé de nombreux fragments du poème théologique d'Arius. Voici par
exemple un passage de la Thalie :
" Dieu ne fut pas toujours père. Mais il fut un temps où Dieu était seul, et il n'était pas encore
père. Ce n'est qu'ultérieurement qu'il devint père.
339
Texte grec dans OPITZ, op. cit., Urkunde 6; trad. françaises d'Alès, op. cit., p. 58; G. DUMEIGE, apud ORTIZ DE URBINA,
Nicée et Constantinople, p. 252 et s. BOULARAND, op. cit., p. 49. Nous avons refait une traduction.
340
ATHANASE, De Synodis, 15 ; PG 26, 705 C.
341
ATHANASE, Oratio I contra Arianos, 5 ; PG 26, 20 C. trad. fr. L. DUCHESNE, Histoire ancienne de l'Église, II, p. 137.
Pour ce qui est de l'œuvre d'Arius, de ce qui nous en reste, de la Thalie en particulier, on se reportera à : G. BARDY,
Recherches sur Saint Lucien d'Antioche, Paris, 1936. E. BOULARAND, L'hérésie d'Arius, op. cit.
222

" Le fils n'a pas toujours existé.


" Car tous les êtres sont venus à l'être à partir du non-être. Tous les êtres sont créés et ont été
faits.
" Lui aussi, le logos de Dieu, est venu à l'être à partir du non-être, et il fut un temps où il n'existait
pas.
" Et il n'existait pas avant de venir à l'être, mais il a eu, lui aussi, un principe à partir duquel il fut
créé.
" Car Dieu était seul, et le logos, ou la sagesse, n'existait pas encore.
" Ensuite il voulut nous fabriquer. C'est alors qu'il a créé un certain être, et il l'appela logos, et
sagesse, et fils, afin, par lui, de nous fabriquer342. "

Dans un autre ouvrage, Athanase cite d'autres fragments de la Thalie :


" Le père est étranger au fils quant à la substance, parce qu'il est sans principe...
" Comprends ceci : il y avait la monade (l'unité). La dyade (la dualité) n'existait pas, avant de
venir à l'existence.
" Alors que le fils n'existe pas encore, le père est Dieu.
" La sagesse vint à l'existence par la sagesse, par la volonté du .Dieu sage343. "

Pour Sabellius, le " fils " n'est rien d'autre que le " père ", mais désigné par un autre nom, celui de
fils. La distinction entre le fils et le père est purement nominale.
Pour Arius au contraire, le fils ou logos est: tout autre que le père, puisqu'il a été créé par le père,
et qu'il fut un temps où le fils n'existait pas. Par conséquent, en ce temps-là, Dieu était Dieu mais n'était
pas père. Il est devenu père en créant le logos, appelé son fils.
L'orthodoxie pense que la distinction entre le père et le fils n'est pas seulement nominale. Elle est
réelle. Mais en quel sens ? En ce sens que nous aurions affaire à deux dieux ? Non, pas du tout. Comme
Sabellius, et comme Arius, l'orthodoxie pense que Dieu est un, et simple. Mais contre Sabellius elle
pense que Ieschoua de Nazareth, qui est appelé fils par le nouveau testament, est distinct de son père,
puisqu'il s'adresse à lui, puisqu'il le prie. Contre Arius, l'orthodoxie pense que le logos ou le fils pris en
un autre sens n'est pas un être créé, mais Dieu lui-même, la pensée, la sagesse, la parole éternelle de
Dieu. Cette parole, cette sagesse, cette pensée, n'est pas créée par Dieu, puisqu'elle est sa parole, sa
sagesse, sa pensée. Pour exprimer la relation qui existe entre cette parole, cette sagesse incréée, cette
pensée éternelle, et Dieu qui en est le sujet, elle a utilisé le terme de généra/ion, en prenant bien soin de
distinguer cette génération divine des générations biologiques ou animales. La seule analogie, c'est que
dans le cas de la génération, ce qui est engendré est de la même substance que le générateur.

Lettre d'Alexandre d'Alexandrie (324).

Dans la lettre qu'il écrivit vers 324 à Alexandre, évêque de Thessalonique, Alexandre, l'évêque
d'Alexandrie, rappelle ce qu'il pense pour sa part :
" A ce sujet, voici ce que nous croyons, tout à fait comme il semble vrai à l'église des apôtres :
"En un seul père inengendré, qui n'a aucune cause de son exister, immuable, inaltérable, qui se
trouve toujours dans le même état et de la même manière, ne recevant ni progrès ni diminution, le
donateur de la loi et des prophètes et des évangiles, le seigneur des patriarches et des apôtres et de tous
les saints.
342
Apud ATHANASE, Oratio I contra Arianos, 5, PG 26, 20 C; trad. fr. D'ALÈS, op. cit., p. 44; DUMEIGE, op. cit., p. 254;
BOULARAND, op. cit., p. 57. Nous avons retraduit le texte.
343
Apud ATHANASE, De Synodis, 15; éd. OPITZ, Athanasius Werke ; trad. fr. Boularand, Op. Cit., p. 58.
223

" Et en un seul seigneur, Jésus le christ, le fils de Dieu, unique engendré, engendré non pas à
partir du non-être, mais du père existant, non pas selon les analogies corporelles par des coupures ou
des écoulements provenant de divisions, comme le pensent Sabellius et Valentin, mais d'une manière
que nous ne pouvons pas dire ni raconter344. "
On voit dans ce document que l'évêque d'Alexandrie parle de nouveau la langue ancienne, celle
du nouveau testament : c'est Ieschoua le christ qui est appelé " fils de Dieu ". Nous revenons à
l'ancienne problématique.

En 325, l'empereur Constantin convoque un concile à Nicée, non loin de Constantinople, dans
l'actuelle Turquie.
On trouvera dans toutes les histoires de l'église et les diverses histoires des conciles, l'histoire
politique et humaine du concile de Nicée345.
Le concile s'ouvrit en mai ou juin 325. Deux cent soixante évêques ou plus prenaient part à cette
assemblée solennelle. Parmi les évêques, un bon nombre étaient partisans d'Arius. On lut au concile
plusieurs fragments de la Thalie. Après de longues discussions, on parvint à cette synthèse, cette
formule que nous avons vue citée par les pères des conciles ultérieurs, avec vénération :

Formule ou symbole de Nicée (325).

" Nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, de tous les êtres visibles et invisibles le
créateur.
" Et en un seul seigneur, Ieschoua christ, le fils de Dieu; engendré du père, unique engendré,
c'est-à-dire de la substance (ousias) du père ; Dieu issu de Dieu, lumière issue de la lumière, Dieu
véritable issu de Dieu véritable; engendré et non créé; consubstantiel au père; par lui toutes choses sont
venues à l'être, celles qui sont dans le ciel et celles qui sont sur la terre.
" Lui qui pour nous les hommes et pour notre salut est descendu ; il s'est incarné, in humanisé, il
a souffert, il est ressuscité le troisième jour, il est. monté aux cieux, il viendra juger les vivants et les
morts.
" Et en le saint esprit.
" Quant à ceux qui disent : " Il fut un temps où il n'était pas ", et : " avant d'être engendré, il
n'était pas ", et qu'il est venu à l'être à partir du néant, ou bien qu'il est issu d'une autre réalité
(hypostaseôs) ou substance (ousias), qui prétendent qu'il peut changer ou s'altérer le fils de Dieu, —
ceux-là elle les rejette hors de son corps (anathematizei) l'église (= l'assemblée) catholique =
universelle) et apostolique (= des apôtres = des envoyés) 346. "

Dans ce texte, l'expression initiale : " Nous croyons en... " ne doit pas être comprise à travers la
grille de notre système moderne de référence. Nous avons, à cause de Luther, de Pascal, de Descartes,
de Kant, de Kierkegaard et d'autres, une certaine idée de la " foi ", qui n'est justement pas celle des
auteurs du nouveau testament grec ni celle des pères de Nicée. Nous reviendrons sur ce point plus loin,
dans le paragraphe que nous consacrerons à la notion de " foi ". La foi, chez les pères de Nicée, comme
chez les auteurs du nouveau testament grec, n'est dissociée ni de l'intelligence ni de la raison. C'en est
au contraire l'expression la plus haute. La foi est l'assentiment de l'intelligence à la vérité. Il faudrait
344
Texte grec clans OPITZ, op. cit., Urkunde 14, p. 26. trad. partielle dans Boularand, Op. Cit., p. 46.
345
Une étude récente, déjà citée, nous apporte le dernier état de la recherche à ce propos; c'est l'étude d’Ephrem
BOULARAND, L'Hérésie d'Arius et la "foi" de Nicée, Paris, 1972.
346
ES 125; COD p. 4; textes légèrement différents. L'appréciation des variantes n'a pas été la même.
224

donc peut-être traduire, pour ne pas induire le lecteur moderne en erreur : " Nous professons comme
vrai, nous considérons comme vrai. "
La première phrase, " nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, créateur de toutes choses
visibles et invisibles ", — cette première phrase n'est pas dirigée contre les athées, les gens qui pensent,
comme c'est le cas aujourd'hui pour une partie de l'humanité, qu'il n'y a pas de dieu. Mais elle est
dirigée contre ceux qui, dans les premiers siècles de notre ère, pensaient qu'il existe deux dieux, ou si
l'on préfère, deux principes également absolus, incréés, éternels l'un et l'autre, dont l'un était bon,
créateur à la rigueur des choses invisibles, les âmes, et l'autre mauvais, créateur des choses visibles, les
corps, la matière, le monde physique.
Les théoriciens dualistes qui professaient l'existence de deux principes incréés, absolus l'un et
l'autre, et indépendants l'un de l'autre, pensaient et enseignaient que le mauvais principe, celui qui est
l'auteur des choses visibles, les corps et la matière, c'est le dieu d'Israël, le dieu des patriarches et des
prophètes hébreux, le dieu du judaïsme, qu'ils opposaient au dieu " bon ", le dieu de Jésus et du
nouveau testament.
C'est contre cette doctrine dualiste que les pères de Nicée professent l'existence d’un seul Dieu,
qui est créateur à la fois des choses visibles, les corps, et des choses invisibles, les âmes. Us prennent
parti et position contre le dualisme.
On remarque que, dès la première proposition, Dieu est appelé " père " tout-puissant, et créateur
de tous les êtres visibles et invisibles. Il est " père " en tant qu'il est créateur, parce qu'il est créateur.
C'est donc le vieux langage biblique que parlent ici les évêques réunis à Nicée.
Dans la phrase suivante, c'est Ieschoua pris concrètement qui est appelé " le fils de Dieu " : c'est
encore l'ancien langage.
De Ieschoua de Nazareth pris concrètement, il est dit qu'il est fils de Dieu, qu'il a été engendré du
père, c'est-à-dire de la substance du père.
Il n'est pas dit dans ce texte que le " logos " de Dieu a été engendré de toute éternité par Dieu
considéré alors comme " père " de son propre logos.
Mais il est dit que Ieschoua, le fils de Dieu, c'est par lui que tout a été créé : c'est-à-dire que les
pères de Nicée rappellent l'identification reconnue par le quatrième évangile entre Ieschoua et la
parole créatrice de Dieu.
Lorsque les pères de Nicée disent que Ieschoua le christ est " fils " de Dieu, et qu'il est " engendré
", il faut l'entendre bien entendu en un sens analogique, et non pas au sens physique, physiologique, tiré
de notre expérience. Dieu n'a pas " engendré " un fils comme le lion engendre un petit lion ou comme
l'homme engendre un enfant d'homme. On appelle Ieschoua " fils ", on dit de lui qu'il est " unique
engendré ", justement parce qu'il est issu de la substance de Dieu, et consubstantiel à Dieu, c'est-à-dire
qu'il n'est pas créé. Il est Dieu véritablement.

Le mot grec que nous avons traduit par " substance ", ousia, signifiait dans la langue grecque
ancienne, plus précisément dans la langue philosophique, plus particulièrement encore dans la langue
philosophique d'Aristote, deux choses distinctes :

1. ousia peut signifier et signifie d'abord la substance concrète, que je peux désigner du doigt : cet
homme, ce cheval, ce lion, cet arbre. Cette substance concrète est, selon l'analyse aristotélicienne que
l'analyse philosophique peut aisément retrouver aujourd'hui, composée.
Par exemple, cet homme que je désigne du doigt est composé ou constitué d'une part par une
multiplicité d'éléments physicochimiques, atomes et molécules : carbone, hydrogène, oxygène, azote,
fer, manganèse, etc. On peut appeler cela la " matière " de l'homme, ce dont il est composé ou
225

constitué.
Mais lorsqu'on a fait l'analyse de cette matière, analyse chimique, on n'a pas encore dit tout ce
dont l'homme vivant est constitué. On a bien plutôt fait l'analyse chimique du cadavre.
Qu'est-ce qui distingue l'homme vivant du cadavre ? C'est que l'homme vivant est une forme, une
Structure, un sujet, qui subsiste, pendant quatre-vingts ans ou plus, alors que constamment la matière
intégrée est renouvelée. On peut, avec Aristote, appeler " âme " cette forme qui subsiste et qui est sujet,
psychisme.
L'homme vivant est donc composé d'une " matière " constituée par une multiplicité d'éléments
physico-chimiques, et d'une " forme ", ou structure subsistante, ou âme, qui informe cette matière, et
constitue ainsi un corps organisé, vivant, ou encore un organisme.
Une substance concrète, ousia en grec, est donc composée d'une " matière " et d'un principe "
formel " ou encore " forme ". Dans le cas du vivant, cette forme est appelée âme.
Dans le cas du vivant, il est évident que le principe d'information, ou âme, est ce qui constitue
l'organisme, ce qui fait que l'organisme existe en fait ou en acte. Car s'il n'y a plus d'information, alors
il ne reste pas un corps, mais la matière qui avait été informée, et qu'on appelle le cadavre.
Nous retrouverons ces simples remarques ultérieurement, lorsque nous aborderons les problèmes
concernant l'anthropologie et les problèmes de la résurrection.
Pour instant, notons que ousia, en grec philosophique, signifiait d'abord la substance individuelle
concrète. Dans le cas des êtres composés, c'est-à-dire des êtres que notre expérience sensible atteint, il
faut reconnaître dans ces êtres une composition : matière informée, et principe qui informe. Ce principe
qui informe est substance à un titre tout particulier, kuriôs dit Aristote, puisqu'il exerce une action
d'information et que, dans le cas du vivant, il subsiste, et il est sujet.

2. Mais il existe un deuxième sens du mot ousia.


Ousia peut signifier aussi l'essence, c'est-à-dire ce qu'est un être. Par exemple, dans le cas de
l'homme, l'essence, qui est aussi la nature humaine, ou l'humanité, c'est l'ensemble des déterminations
qui permettent de distinguer un homme d'un autre animal. Ainsi un homme est un animal, un vertébré,
un mammifère, un bipède. Il appartient à un groupe zoologique qui est celui des anthropoïdes. Il est
anatomiquement et physiologiquement parent avec les grands singes supérieurs, orangs-outangs,
gorilles, chimpanzés. Mais il a un cerveau plus développé que le leur. L'homme moderne est un animal
qui a quatorze milliards de neurones environ. Son anatomie, sa physiologie, sa biochimie, sa
psychologie, permettent de le distinguer des autres animaux. On appelle " nature humaine ", ou "
essence " de l'homme, l'ensemble des caractères spécifiques qui permettent de définir ce qu'est
l'homme, et de le distinguer des animaux qui ne sont pas des hommes. Ces déterminations, ces
caractères spécifiques, sont dégagés progressivement par les diverses sciences de l'homme : l'anatomie
humaine, la physiologie humaine, la biochimie humaine, la neurophysiologie humaine, la psychologie,
etc. C'est-à-dire que nous connaissons de mieux en mieux ce que c'est que l'homme, ou, dans une autre
langue, qui revient au même, ce qu'est la nature humaine, l'essence de l'homme, ou encore l'humanité.
C'est par abstraction à partir de la réalité sensible et concrète que sont dégagés ces caractères
spécifiques qui permettent de définir l'homme et de le distinguer des autres animaux.
Il est de mode, aujourd'hui, parmi les philosophes, de proclamer qu'il n'y a pas de nature
humaine. Ce genre d'affirmation, aux yeux du biologiste, de l'anatomiste, du physiologiste, du
zoologiste, est un bruit dépourvu de toute signification. Le biologiste sait ce que c'est que l'homme,
quoiqu'il le sache incomplètement. Le concept d'homme, c'est-à-dire l'ensemble des déterminations
positives qui caractérisent l'homme, est à ses yeux quelque chose d'objectif. Ce n'est pas seulement un
mot. Le concept d'homme s'applique à un ensemble d'individus, aujourd'hui environ trois milliards
actuellement vivants, et il se vérifie dans chacun de ces individus. Car il existe une anatomie, une
226

physiologie, une biochimie, une neurophysiologie, qui est commune à trois milliards d'individus, et qui
est propre à l'espèce humaine.
C'est en ce deuxième sens qu'Aristote parlait d’ousia, pour désigner l'essence universelle ou
la nature, de l'homme, ou du lion, ou de tout être : ce qui est commun à tous ces êtres, ce qui les
distingue des autres êtres, ce qui les définit. La définition nous permet de connaître ce qu'est un être,
c'est-à-dire son essence, son ousia en ce deuxième sens.
Voici d'ailleurs ce que dit Aristote lui-même à ce sujet :
" La substance (ousia), au sens le plus fondamental (kuriôs), premier et principal du terme, c'est
ce qui n'est ni affirmé d'un sujet, ni dans un sujet : par exemple, l'homme individuel ou le cheval
individuel. Mais on appelle substances secondes les espèces dans lesquelles les substances prises au
sens premier sont contenues, et aux espèces il faut ajouter les genres de ces espèces : par exemple,
l'homme individuel rentre dans une espèce, qui est l'homme, et le genre de cette espèce est l'animal. On
désigne donc du nom de secondes ces dernières substances, à savoir l'homme et l’animal347. "
En quel sens les pères de Nicée ont-ils entendu le mot grec ousia, que nous avons traduit par "
substance " ? Ce n'est bien entendu pas dans le deuxième sens (essence universelle abstraite), mais dans
le premier : substance individuelle concrète.
Lorsqu'ils disent que le fils, Ieschoua le christ, est consubstantiel au père, de la même substance
que le père, ils ne veulent pas dire seulement que le fils est de la même essence que le père, que le fils
est d'essence divine, au sens où tous les êtres appartenant à la même espèce ont la même nature ou
essence : car cela est compatible avec le polythéisme. Toutes les divinités du panthéon sémitique ou
grec sont d'essence divine.
Mais ils veulent dire, plus précisément, que Ieschoua est de la même substance individuelle et
concrète que Dieu, c'est-à-dire que Ieschoua est «Dieu. Ce n'est pas un autre dieu que Dieu, ce n'est pas
un dieu second, car il n'y a qu'un seul Dieu. Cela signifie que Ieschoua, c'est Dieu qui se manifeste à
nous. Il est lumière issue de la lumière, c'est-à-dire lumière manifestée à nous.
Il n'y a qu'une seule ousia de Dieu, Dieu est une ousia ou substance singulière, unique. Ce n'est
pas une essence universelle partagée par une multitude de divinités.
L'ousia de Dieu est unique, et simple : c'est ce que toute la théologie ultérieure va affirmer
constamment.
Que l'orthodoxie entende bien le mot grec ousia au sens de substance individuelle, singulière,
c'est ce que nous avons déjà vu, dès notre première partie, lorsque nous avons lu la définition de Dieu
par le premier concile du Vatican, en 1870 :
" La sainte, catholique, apostolique église romaine croit et professe qu'il existe un seul Dieu
véritable et vivant, créateur et seigneur du ciel et de la terre... Lui qui est une seule et singulière et
absolument simple et immuable substance spirituelle, una singularis, simplex omnino et
incommutabilis substantia spiritualis348. "
Ce que les pères du premier concile du Vatican ont traduit, après des siècles de travail
théologique, par substantia, c'est ce que les pères de Nicée appelaient en grec ousia.
S'il s'agit bien d'un seul Dieu, et non d'une pluralité de dieux appartenant à la même essence
divine, il reste alors à comprendre comment et pourquoi le " fils " se distingue du " père ", puisqu'ils
sont, à eux deux, une seule ousia concrète, une seule substance, et avec le saint esprit, ils ne constituent
qu'une seule substance vivante, un seul Dieu, absolument simple.
Les formules que les pères de Nicée condamnent et rejettent à la fin, ce sont les formules
d'Arius : " Il fut un temps où il n'existait pas ", " avant d'avoir été engendré, il n'existait pas ". Les pères

347
ARISTOTE, Catégories, 5 ; trad. J. Tricot, p. 7.
348
ES 3001.
227

de Nicée rejettent l'idée que le logos de Dieu ait été produit ou créé par Dieu.
Nous remarquons que dans la phrase finale : "Quant à ceux qui disent... qu'il est issu (ou tiré)
d'une autre hypostase ou substance (ousia) ", — les mots hypostasis et ousia sont pris pour
synonymes.
Hypostasis, lorsqu'il est utilisé en christologie, nous l'avons vu, désigne la substance individuelle
concrète ou la réalité concrète subsistante, qui est Ieschoua de Nazareth. On dit que Ieschoua est une
hypostasis, et non pas l'association de deux hypostases, pour signifier qu'il est un, c'est-à-dire que
l'incarnation est une union véritable, kath’hypostasin, une union substantielle, et non pas une
association purement extrinsèque ou seulement juridique, ou morale, ou nominale.
Et dans ce cas, le terme grec hypostasis est en effet synonyme du terme grec ousia, lorsque celui-
ci signifie une substance individuelle concrète.
Nous l'avons vu précédemment : c'est ainsi que s'exprime Cyrille évêque d'Alexandrie, dans sa
polémique contre Nestorios, autour des années 430.
Et le mot grec prosôpon, le mot latin persona, désignent aussi Ieschoua de Nazareth pris
concrètement.
Nous avons vu que pour Jean de Damas, au viii e siècle, hypostasis, prosôpon, " la personne ", et
atomon, l'individu singulier, sont des termes synonymes349.
Or, nous allons le voir, dans les controverses portant sur la théologie trinitaire, dans les
discussions qui s'efforcent de dégager une manière de parler précise, les termes grecs d’hypostasis et
d’ousia vont s'écarter, s'éloigner l'un de l'autre, jusqu'à signifier des choses différentes. On va même les
distinguer si fort qu'on va les opposer l'un à l'autre, — en théologie trinitaire.
On va réserver le terme grec d'ousia pour désigner l'unique substance de Dieu, qui est commune
au " père ", au " fils " et à " l'esprit saint ". On va utiliser le terme d hypostasis pour désigner ce qui est
propre à chacun d'eux.
Nous le disions : les deux développements dogmatiques, le développement portant sur le dogme
christologique, et le développement portant sur la théologie trinitaire, ont été relativement indépendants
l'un de l'autre.
Le développement portant sur la théologie trinitaire a commencé avant celui qui a porté sur la
christologie, c'est-à-dire que les grandes crises mettant en question la conception orthodoxe de la trinité
ont commencé avant les grandes crises mettant en question la conception orthodoxe de l'incarnation :
Arius, 319. Apollinaire, évêque de Laodicée en 362. Nestorius évêque de Constantinople en 428.
Les deux développements ont été relativement indépendants l'un de l'autre, et les vocabulaires
techniques, qui utilisaient pourtant des termes communs, n'ont pas été unifiés. Ils ne sont pas
homogènes.
Notons dès maintenant, pour y revenir d'ailleurs plus tard — il le faudra — que le mot grec
ousia, qui peut avoir, nous l'avons vu, deux significations, peut être traduit en latin soit par le mot
substantia : il désigne alors plutôt ce que nous appelons aujourd'hui en français la substance
individuelle concrète; — soit par le mot essentia, et il désigne alors plutôt ce que nous appelons
l'essence ou la nature d'un être, ce qu'il est.
Mais, — catastrophe ! — le mot grec hypostasis se traduit aussi littéralement, et conformément à
l'étymologie, par le mot latin substantia.
Lorsque donc hypostasis et ousia vont diverger, en théologie trinitaire, et aller chacun son
chemin, ces deux mots divergents pourront être traduits l'un et l'autre par le même mot latin
substantia...
Le lecteur peut donc se préparer à des moments difficiles.

349
Cf. p. 274.
228

Le mot grec hypostasis qui a donné le français hypostase, ce qui ne comportait pas un grand
risque, vient du verbe grec hyphistèmi, qui signifie : dresser sous, placer sous. Par exemple : poser un
fondement, placer la main sous quelque chose. D'où : poser comme fondement. A la voix moyenne,
hyphistami signifie également : mettre sous, poser comme fondement, supposer. Par exemple : établir
des hypothèses, faire des suppositions. En un sens intransitif, il signifie : se mettre sous, se glisser sous,
se charger de, prendre sur soi, aller au fond, se cacher sous; et aussi : se lever de dessous, paraître au
jour, par extension : exister, être, subsister.
L''hypostasis est d'abord l'action de se placer dessous, d'où : action de supporter. Puis : ce que l'on
place dessous, ce qui est au fond, la base, le fondement, le dépôt, le sédiment, la matière épaissie, l'eau
Stagnante; abstraitement : la substance, la matière. Hypostasis signifie aussi le fondement ou le sujet
d'un ouvrage, d'un discours, le point de départ, le commencement. Dans le langage philosophique, il
signifie la substance, c'est-à-dire la réalité, par opposition à phantasma ou à phantasia350.
Enupostatos signifie : doué d'existence.
On trouve déjà l'expression" trois hypostases " chez Origène. Par exemple :
"Quant à nous, nous sommes persuadés qu'il y a trois " réalités qui existent objectivement "
(hypostaseis), le père et le fils et le saint esprit. Et nous croyons que nui autre que le père n'est
inengendré351."
Athanase d'Alexandrie, dans un traité composé avant 343, utilise aussi le terme hypostase :
" La triade universellement célébrée, vénérée, adorée, est unique, indissociable et sans figure.
Elle est conjointe sans mélange, de même que l'unité est distinguée sans séparation. C'est pourquoi dans
la vision du prophète Isaïe (6,3) les animaux profèrent trois fois la glorification, en disant : " saint,
saint, saint. " Ils désignent par là les trois hypostases parfaites, de même qu'en disant : " le Seigneur ",
ils manifestent qu'unique est la substance (ousia)352. "
On retrouve encore ailleurs chez; Athanase l'expression : les hypostases.
" Lorsque les séraphins rendent gloire à Dieu en disant : " saint, saint, saint est le seigneur des
armées ", ils glorifient le père et le fils et le saint esprit. Et ainsi, de même que nous sommes baptisés
au nom du père et du fils, ainsi aussi au nom du saint esprit, et nous devenons fils de Dieu, et non pas
des dieux. Car le père et le fils et le saint esprit, c'est le seigneur des armées. Car elle est unique la
divinité, unique est Dieu en trois hypostases353. "
Nous avons souligné déjà que l'auteur du quatrième évangile, dans la première page de son livre,
faisait bien évidemment un commentaire de la première page de la Genèse hébraïque. Dans cette page
initiale de la Genèse, Dieu dit, et les êtres sont créés. Nous avons vu aussi que le Targoum palestinien
avait hypostasié la parole créatrice de Dieu. Mais il est bien évident que pour un théologien juif,
monothéiste, la parole créatrice de Dieu, dont il est par exemple question dans le Targoum, ce n'est pas
un autre dieu que Dieu, ce n'est pas un être créé, ce n'est pas une créature distincte de Dieu. C'est Dieu
lui-même, en sa parole.
C'est-à-dire qu'objectivement, et d'un point de vue scientifique moderne, Arius s'est trompé dans
son interprétation de ce qu'était, de ce que signifiait, pour le théologien juif et chrétien auteur du 4 e
évangile, le logos, qui ne fait que traduire ce qu'en araméen on appelait Memra. En faisant du logos une
créature éminente, un intermédiaire, un dieu second ou créé, Arius s'éloignait de la pensée juive, de la
pensée de l'auteur du 4e évangile.
L'orthodoxie, en définissant que le logos de Dieu n'est pas un autre dieu que Dieu, que le logos de
Dieu est issu de Dieu, de toute éternité, et qu'il ne fait qu'une seule substance avec lui, l'orthodoxie,
350
Cf. A. Bailly, Dictionnaire grec-français, sub verbo.
351
ORIGÈNE, Commentaire de l'Évangile de Jean, II, 75.
352
ATHANASE, In illud, omnia mihi tradita sunt..., PG 25, 220.
353
ATHANASE, De incarnatione et contra arianos, 10; PG 26, 1000.
229

objectivement, respectait la pensée de l'auteur du 4e évangile.


Comme l'ont remarqué les pères, et en particulier saint Athanase, les spéculations d'Arius sur le
logos ressemblaient quelque peu aux spéculations théosophiques de l'époque, qui multipliaient les
intermédiaires entre Dieu et le monde.
L'orthodoxie pensait, et a continué à penser, que le logos dont parle l'évangile de Jean, c'est la
parole créatrice de Dieu, identifiée à la sagesse de Dieu, à son intelligence, à sa raison. L'écriture sainte
nous dit que Dieu a tout créé dans la sagesse et dans l'intelligence. L'orthodoxie comprenait que Dieu a
tout créé dans son propre logos qui est sa sagesse.
Arius, et ses amis, ont pensé que le logos était un être créé, à l'origine des temps, une créature
éminente, transcendante, mais appartenant cependant à l'ordre du créé, à l'ordre des êtres qui ont
commencé d'exister.
La crise arienne intéresse bien entendu aussi bien la christologie, la théologie de l'incarnation,
que la théologie trinitaire. La question posée est : Qui s'incarne ? Qui devient homme ? Qui s'unit une
nature humaine ? Dieu lui-même, ou bien un intermédiaire transcendant mais créé ?
L'hérésie d'Arius, au ive siècle, portait à la fois sur la christologie, et sur la théologie trinitaire.
Arius professait que ce qui, ou celui qui, assume la nature humaine, le sujet de l'incarnation, ce
n'est pas Dieu lui-même, mais un être intermédiaire, un être éminent, quasi divin, ou divin en un sens
analogique, mais divin d'une manière seconde, inférieure. Arius enseignait que le logos qui s'est incarné
n'est pas le logos éternel et incréé de Dieu, mais une production de Dieu, un être engendré par lui dans
le temps. En sorte que Dieu n'a pas toujours été père. Il n'est devenu père que lorsqu'il a engendré le
verbe, son fils. Et celui-ci n'a pas toujours existé. Il fut un temps où il n'était pas.
Il nous semble vraisemblable que, dans cette théorie de la production d'un être intermédiaire
éminent, c'est ainsi qu'Arius entend le logos, les spéculations gnostiques de l'époque ont dû jouer un
grand rôle. Les théoriciens gnostiques affectionnaient ces productions et ces générations d'êtres
intermédiaires engendrés par la divinité dans son histoire tragique. L'orthodoxie, elle, a toujours eu la
plus grande répugnance à l'égard de ces romans théosophiques, que saint Irénée de Lyon appelait des "
mythologies tragiques ".
On voit que si l'arianisme avait triomphé, au ive siècle ou plus tard, c'en était fait du
christianisme. Le christianisme orthodoxe professe que Dieu lui-même a assumé la nature humaine,
qu'il se l'est unie, aussi intimement que possible, dans l'unique personne du verbe incarné. C'est un
véritable hymen entre la nature divine et la nature humaine, et Paul dit qu'en effet, l'amour entre
l'homme et la femme est un grand mystèrion, une réalité ontologique pleine de signification, car elle est
le meilleur signe de l'union de Dieu et de l'humanité, dans la personne du verbe incarné, puis dans
l'église. Cet hymen entre Dieu et l'humanité créée et sanctifiée, c'était déjà l'enseignement des anciens
prophètes d'Israël, et c'est l'enseignement du Cantique des Cantiques. C'est pourquoi le judaïsme ne
peut pas dire que la doctrine chrétienne orthodoxe, et bien comprise, de l'incarnation, soit en dehors de
la ligne de sa visée propre.
Pour le christianisme orthodoxe, donc, l'incarnation, c'est l'union de la nature humaine à Dieu lui-
même.
Pour Arius, prêtre d'Alexandrie, l'incarnation c'est l'union de l'humanité à un être intermédiaire,
éminent, divin en un certain sens, mais qui n'est pas Dieu lui-même en la singularité de sa substance
unique et incréée.
Si l'incarnation, ce n'est que l'union d'un être intermédiaire avec l'humanité, le don est moindre, et
de beaucoup. L’agapê de Dieu pour nous est de beaucoup diminuée dans cette perspective. Ce n'est
plus l'amour direct et sans intermédiaire entre Dieu et l'humanité créée.
230

CHAPITRE IV

LA CRISE ARIENNE APRÈS LE CONCILE DE NICÉE

ATHANASE D'ALEXANDRIE

Nous l'avons dit déjà : dans l'histoire du développement dogmatique du christianisme, certaines
grandes figures, certaines personnalités ont joué un rôle décisif. Ces hommes ont été en quelque sorte
les accoucheurs du dogme. Ce furent de grands combattants. Ils ont lutté pour l'orthodoxie, ils ont
travaillé pour exprimer la pensée de l'église, non sans mal ni sans tâtonnements.
Pour permettre au lecteur de situer dans le temps ces hommes qui ont fait la théologie, nous
indiquons très brièvement leur place dans l'histoire.
Athanase d'Alexandrie est l'un de ces très grands qui ont fait la théologie. C'est une figure d'une
extrême beauté.
Athanase est né à la fin du nie siècle, vers 295, probablement à Alexandrie. En 312, il est ordonné
lecteur. En 318, l'évêque d'Alexandrie, Alexandre, prend Athanase comme secrétaire. Au concile de
Nicée, en 325, Athanase est encore diacre. Il assiste son évêque. En 328, donc à l'âge de 33 ans
environ, Athanase est ordonné évêque d'Alexandrie. Une vie de tribulations, de persécutions, d'exils,
commence, que nous n'entreprendrons pas d'évoquer ici, car elle est trop riche, trop belle, trop
importante pour être résumée. On peut lire, sur Athanase, l'ancien livre de Môhler, Athanase le Grand,
et, plus récent, celui de G. Bardy.
Athanase meurt en 373.
Voici comment Athanase d'Alexandrie comprend la théologie trinitaire. On verra que le
monothéisme est absolument préservé.
Dans son quatrième " discours " contre les Ariens, Athanase le grand écrit :
" Le logos est Dieu issu de Dieu.... Puisqu'il est Dieu issu de Dieu, puisque le christ est le logos
de Dieu, sa sagesse, son fils, et sa puissance, c'est donc qu'un seul Dieu est annoncé dans la sainte
écriture.
Le logos est le fils de l'unique Dieu. Il se rapporte donc à celui dont il est (le logos). En sorte
qu'ils sont deux, le père et le fils, mais l'unité de la divinité n'est pas dissociée ; il n'y a pas de schisme
en elle, elle n'est pas séparée. Il faut donc dire qu'il y a ainsi un seul principe (;» arche) de la divinité, et
non pas deux principes (dyo archaï). D'où il résulte que c'est bien la monarchie (monarchia, l'unité de
principe) qui est absolument, kuriôs. De ce principe même, le logos, par nature, est fils, non pas comme
un principe différent subsistant par lui-même, ni comme un principe produit hors du premier principe,
afin que, de l'hétérogénéité, il ne résulte pas une dualité de principes (dyarchia) et une multiplicité de
principes (polyarchia). Mais, de l'unique principe, il est le propre fils, la propre sagesse, la propre
parole (logos), issu du principe unique354. "
Athanase a donc adopté la nouvelle manière de s'exprimer : le terme de " fils " est appliqué au
logos lui-même, indépendamment de l'incarnation. Il en résulte que le terme de" père " va désigner
maintenant une relation entre celui qui est l'origine radicale de la divinité, et son propre verbe, sa
propre pensée; en langage moderne : entre l'origine radicale de l'information, et l'information elle-
même.
C'est cette perspective métaphysique qui va être celle des grands docteurs des siècles suivants.
Mais, fait remarquable, les professions de foi solennelles élaborées et formulées par les conciles

354
ATHANASE, Oratio IV contra Arianos, i ; PG 26, 468.
231

continueront de parler l'ancien langage, le langage biblique. Elles continueront d'appeler " fils "
Ieschoua le christ pris concrètement, c'est-à-dire le logos incarné.
Il existe donc une certaine disparité entre le langage des grands théologiens que nous allons lire,
et le langage des professions de foi solennelles proclamées par les églises.
En 362, après la mort de l'empereur Constance, des évêques catholiques, parmi lesquels Athanase
alors évêque d'Alexandrie, se rassemblent à Alexandrie. Ils écrivent aux évêques orthodoxes
rassemblés à Antioche. Cette lettre synodale est appelée Tome aux Antiochiens. Nous allons en lire
quelques passages qui intéressent notre propos.
" Il y a des gens que d'autres blâment parce qu'ils disent qu'il existe trois hypostases (treis
hypostaseis). Ils les blâment, parce que ces expressions ne sont pas dans l'écriture sainte et sont par
conséquent suspectes.
" A ces gens-là, nous avons jugé juste de ne rien leur demander de plus que la confession du
symbole de Nicée.
" Mais puisqu'il y avait eu dispute, nous les avons interrogés pour savoir si ces " hypostases "
sont étrangères les unes aux autres, comme le disent les fanatiques d'Arius; si chacune est d'une
substance différente des autres, et si chaque" hypostase " est en elle-même séparée des autres, comme
c'est le cas pour les autres êtres, qui sont créés, et pour les choses fabriquées par l'homme. — Ou bien
s'ils veulent parler de différentes substances, comme c'est le cas pour de l'or, ou de l'argent, ou du
bronze. — Ou bien encore, comme d'autres hérétiques disent qu'il existe trois principes et trois dieux,
est-ce ainsi qu'eux-mêmes pensent lorsqu'ils parlent de trois " hypostases " ?
" Ils ont affirmé énergiquement que ce n'était pas là leur langage et qu'ils n'avaient jamais pensé
ainsi.
" Nous leur avons alors demandé : En quel sens entendez-vous ce que vous dites et pourquoi
utilisez-vous ces expressions ?
" Ils nous ont répondu : Parce que nous croyons en la sainte triade, qui n'est pas triade seulement
par le nom, mais qui l'est réellement, et subsistante. Le père existe véritablement et il subsiste. Le fils
est une véritable substance et il subsiste. Et l'esprit saint subsiste et existe. Voilà ceux que nous
connaissons. Mais jamais nous n'avons dit " trois dieux " ni " trois principes ", et nous ne tolérons
absolument pas ceux qui s'expriment ainsi ou pensent ainsi. Mais nous connaissons une sainte triade,
une seule divinité, un seul principe, et le fils consubstantiel au père, comme l'ont dit les pères. Le saint
esprit n'est pas quelque chose de créé, ni une réalité étrangère, mais propre et inséparable de la
substance du fils et du père355. "
On saisit sur le vif, dans ce texte, par la réponse des pères qu’Athanase avait interrogés, pour
quelle raison ceux-ci veulent parler de trois" hypostases " à propos du père, du fils, de l'esprit : parce
qu'à leurs yeux, la sainte triade n'est pas quelque chose de purement nominal. La distinction du père, du
fils, de l'esprit, ce n'est pas seulement une question de mots. Père, fils et esprit ne sont pas seulement
des mots ou des noms appliqués à l'unique divinité. Ces trois mots, ces trois noms : père, fils, esprit,
correspondent à quelque chose de réel, à une distinction réelle, objective. Il y a trois " objets " qui
s'imposent à la pensée chrétienne : Dieu le père, créateur du ciel et de la terre : Jésus le fils de Dieu ; et
l'esprit saint qui opère dans les communautés.
Mais les pères interrogés par Athanase le disent : il n'est pas question de professer trois dieux, ni
trois principes. Unique est la sainte triade, unique la divinité. Il existe un seul principe. Et cependant le
père, le fils, l'esprit saint, sont des réalités distincte.
Père, fils, et esprit saint, sont-ils seulement des termes qui désignent trois manifestations de Dieu

355
Tomus ad Antiochenos, 5; PG 26, 801. Trad. fr. G. Dumeige, apud ORTIZ DE URBINA, op. cit. Nous avons refait notre
traduction.
232

dans l'histoire ? Dieu en tant que créateur, Dieu en tant que présent et vivant parmi nous par
l'incarnation, Dieu opérant dans les intelligences et les volontés humaines ? Ou bien est-ce que c'est
quelque chose de plus, est-ce qu'en Dieu même, quelque chose correspond à ces trois termes, une
distinction objective qui n'est pas seulement nominale ?
Il semble bien que les pères qu'interroge Athanase, Athanase lui-même, et les pères grecs dont
nous allons lire quelques textes, aient pensé qu'en Dieu quelque chose correspond à ces trois termes. Ce
n'est pas seulement une question de manifestation.

Lisons la suite du Tome aux Antiochiens :


" Après avoir admis et compris l'interprétation que ces gens proposaient de leurs propres
expressions et leur justification, nous avons interrogé ceux qui étaient accusés par eux parce qu'ils
disaient : " une seule, hypostase ! " — Est-ce que, conformément à la doctrine de Sabellius, eux aussi
s'expriment ainsi pour la destruction du fils et du saint esprit ? Le fils est-il privé de substance, le saint
esprit est-il sans subsistance ?
" Et alors, ces gens-là, eux aussi, ont affirmé avec énergie qu'ils ne disaient pas cela du tout et
qu'ils n'avaient jamais pensé ainsi.
" Nous disons " hypostase " parce que nous pensions que c'est la même chose de dire " hypostase
" et " substance " (ousia). Et nous pensons : " une seule hypostase ", parce que le fils est issu de la
substance du père et à cause de l'identité de nature. Car nous croyons qu'unique est la divinité et
qu'unique est sa nature (physis), et que la nature du père n'est pas autre, que celle du fils ne lui est pas
étrangère, ni celle du saint esprit. "
" Et assurément, ceux qui avaient été accusés parce qu'ils disaient : " trois hypostases " furent
d'accord avec ceux qui disaient : " une seule hypostase ". Et ceux qui disaient : " une seule substance "
exprimèrent leur accord avec ce que disaient les autres, tel qu'ils l'expliquaient. Des deux côtés on
prononça l'anathème sur Arius, comme ennemi du christ, sur Sabellius et Paul de Samosate comme
impies, sur Valentin et Basilide comme étrangers à la vérité, sur Manichée comme inventeur de
maux356. "
Nous avons lu antérieurement 357 la suite de ce document mémorable : la partie qui est consacrée
à l'incarnation du logos et dans laquelle on voit poindre l'hérésie d'Apollinaire de Laodicée.

SAINT JÉRÔME

Nous passons maintenant du côté latin. Les choses vont se compliquer encore, à cause du passage
d'une langue à l'autre.
Eusebius Hieronymus, que nous appelons Jérôme, est né vers 345. Il fit ses études à Rome :
études classiques, littéraires. Il mène à Rome une vie d'étudiant, avec ses distractions : les thermes, le
cirque, le théâtre. Par ailleurs, né d'une famille chrétienne, il fréquente à Rome les églises catholiques.
Il est baptisé vers 365.
Vers 374, Jérôme quitte Rome pour l'Orient. Par Constantinople, le Pont, la Cappadoce, la
Galatie, il se rend en Syrie, à Antioche. Puis il se retire à l'est d'Antioche dans le désert de Chalcis. Il
étudie le grec, l'hébreu. Il est accusé par les moines déverser dans l'hérésie de Sabellios, parce qu'il
disait, à propos des trois, le père, le fils et l'esprit, tria prosôpa, ce qui est la traduction du latin : très
personae, que nous traduisons en français, imprudemment, par : trois personnes.

356
Tomus ad Antiochenos, PG 26, 801.
357
Cf. p. 164.
233

Nous allons le voir, toute la question est de savoir ce qu'on entend par " personne ".
Pour un chrétien de langue grecque, dire : trois prosôpa, cela signifie : trois visages.
Jérôme refusait de dire : treis hypostaseis, parce que en latin cela se traduisait par : très
substantiae, trois substances, ce qui revient à professer trois dieux.
Le mot latin substantia vient du verbe substo, substare, qui signifie : se tenir dessous (snb-stare).
La substantia, c'est ce qui se tient dessous, la réalité, ce qui donne consistance à la chose que l'on
voit, ce qui se trouve sous l'apparence.
Le latin substantia a traduit le grec ousia, que nous traduisons en français soit par substance, soit
par essence, selon les cas.
Mais le latin substantia traduit aussi, littéralement, le grec hypostasis, puisque hypostasis
signifie : ce qui se tient dessous.
En sorte que l'expression grecque : une seule substance, trois hypostases, mia ousia, très
hypostaseis, se traduit en latin par : una substantia, très substantiae. Ce qui donne en français : une
substance, trois substances.
On imagine les confusions qu'ont provoquées ces passages d'une langue à l'autre, du grec en latin,
du latin en grec, de terminologies techniques.
Vers 375, Jérôme se plaint de la confusion extrême des langues en ce qui concerne la théologie
trinitaire :

Lettre de saint Jérôme au pape Damase (vers 375).

" Voici, hélas ! Les faits. Après la profession de foi de Nicée, après le décret d'Alexandrie, pris
d'accord avec l'Occident, une progéniture d'Ariens, les " campagnards ", exige de moi, le Romain, un
mot tout nouveau : " les trois hypostases ". Quels apôtres, je te prie, auraient établi cette tradition ?
Quel nouveau Paul, docteur des Gentils, aurait enseigné cette doctrine ? Nous les interrogeons : " A
votre idée, comment peut-on comprendre les trois hypostases ? " — " Trois personnes subsistantes ",
disent-ils. Nous répondons : " ainsi croyons-nous ". Le sens ne leur suffit pas, c'est le mot lui-même
qu'ils exigent, parce qu'on ne sait quel poison se cache sous les syllabes. Nous crions : " Si quelqu'un ne
confesse pas les trois hypostases comme trois enupostata, c'est-à-dire trois personnes subsistantes, qu'il
soit anathème ! " Et parce que nous n'articulons pas les mêmes termes qu'eux, on nous juge hérétiques.
Or, si quelqu'un comprend hypostase dans le sens de substance (ousia) et ne dit pas qu'en trois
personnes il n'y a qu'une seule hypostase, il est étranger au christ...
" Décidez, je vous prie. Si cela vous plaît, je ne redouterai pas de parler de trois hypostases; si
vous l'ordonnez, qu'on rédige une nouvelle formule de foi après celle de Nicée, et nous autres les
orthodoxes professons notre croyance avec les mêmes mots que les Ariens. En son entier, l'école
littéraire profane ne connaît aucune différence entre hypostasis et ousia. Or, je vous prie, quelle bouche
sacrilège oserait prêcher trois substances, très substantias ? Unique est la seule nature de Dieu qui
existe vraiment. Pour subsister, elle n'a pas besoin de quelque chose qui vienne d'ailleurs. L'exister lui
est propre. Les autres êtres, qui sont créés, quoiqu'ils paraissent exister, ne sont pas, car il fut un temps
où ils n'existaient pas. Et cela peut de nouveau ne pas exister, qui, un jour, ne fut pas. Dieu seul, qui est
éternel, c'est-à-dire qui n'a pas d'origine, possède en vérité le nom de l'existence. C'est pourquoi il parle
ainsi à Moïse, depuis le buisson : " Moi je suis celui qui suis ", et encore : " Celui qui est m'a envoyé...
" Et pourtant existaient alors les anges, le ciel, la terre et les mers : comment donc, ce nom commun
d'existence, Dieu peut-il le revendiquer comme étant son nom propre ? Mais parce que c'est là l'unique
nature incréée, et qu'en trois personnes une seule divinité subsiste qui est véritablement. C'est une
unique nature. Quiconque dit qu'il existe trois choses, c'est-à-dire trois hypostases, s'efforce, sous le
nom de la piété, d'affirmer l'existence de trois natures. Et s'il en est ainsi, pourquoi sommes-nous
234

séparés d'Arius par des murailles, puisque nous sommes en fait associés dans la corruption de la foi ?
(...)
" Qu'il nous suffise de dire : une substance, trois personnes subsistantes et parfaites, égales,
coéternelles. Que l'on taise les trois hypostases, s'il te plaît, et que l'on s'en tienne à une seule358. "

Revenons en territoire parlant grec avec Basile, puis avec Grégoire de Nazianze.
Avec Basile, nous allons voir la notion d'ousia et celle d'hypostasis s'écarter l'une de l'autre, pour
signifier des choses différentes.

BASILE DE CÉSARÉE

Basile est né à Césarée, capitale de la Cappadoce, dans les années 329-331. Il fait ses études à
Césarée, puis à Constantinople, puis à Athènes, où il fait connaissance avec Grégoire de Nazianze, et
aussi Julien, qui deviendra empereur. De retour dans sa patrie, il enseigne d'abord la rhétorique. Il
reçoit le baptême. Entre 357 et 358, il visite les couvents Égypte, de Palestine, de Syrie, de
Mésopotamie. Il vit lui-même en moine. Il est ordonne prêtre en 364, et élu évêque de Césarée en 370.
Il meurt en 379.

Lettre de Basile de Césarée à son frère Grégoire de Nysse, au sujet de la différence entre ousia et
hypostasis (vers 369-370).

" Beaucoup de gens ne distinguent pas ce qui est commun, la substance (ousia)359, à propos des
dogmes mystiques, — du concept (ou de la notion) des hypostases. Ils pensent que cela revient au
même, ils entendent par ces deux notions la même chose, et ils pensent qu'il n'y a aucune différence à
dire ousia, substance, ou hypostase. Il en est résulté que certains, qui admettent de telles confusions
sans examen critique, ont cru bon, tout comme ils disent : une seule ousia, une seule substance, de dite
aussi : une seule hypostase. Et inversement, ceux qui ont l'habitude de dire : trois hypostase, ceux-là
pensent qu'il faut poser en dogme la division des substances (ousiôn) selon le même nombre (c'est-à-
dire poser trois substances), à cause de cette confusion (entre le sens de ousia et celui hypostasis).
" Et c'est pourquoi, pour que toi tu ne subisses pas les mêmes inconvénients (résultant de cette
confusion), nous avons fait un mémoire, pour toi, brièvement, consacré à cette question. Voici donc,
pour l'expliquer en peu de mots, la signification des termes en question.
" Parmi tous les noms, les uns s'appliquent à des choses plus nombreuses, qui diffèrent par le
nombre. Ils ont une signification plus universelle. Par exemple, le mot " homme ". Celui qui prononce
ce mot, il désigne, par ce nom, la nature commune (de l'homme). Il ne circonscrit pas, par cette parole,
un homme particulier qui serait désigné par le nom d'une manière propre. Car Pierre n'est pas plus
homme qu'André ou Jean ou Jacques. Par conséquent la communauté de ce qui est signifié, qui s'étend
pareillement sur tous les êtres qui sont rangés sous le même nom, a besoin de la sous-division par
laquelle nous accédons à la connaissance non de l'homme pris d'une manière universelle, mais de
Pierre ou de Jean.
358
S. JÉRÔME, Lettres, XV, A Damase, trad. J. Labourt, modifiée. Nous avons en particulier, dans ce texte, traduit le latin
essentiae, lorsqu'il s'agit du passage d'Exode 5, 14, par " existence ". Nomen essentiae, dans ce passage de Jérôme, signifie,
nous semble-t-il : le nom qui signifie ou désigne l'esse, c'est-à-dire l'exister, le fait d'être. Essential est composé à partir
d'esse et Jérôme devait être plus sensible que nous à cette dérivation.
359
On pourrait traduire aussi : " Ce qui est commun, et signifié par le mot substance, ousia... "
235

" Les autres noms ont une capacité de désigner qui est plus particulière. Par elle, ce n'est plus la
communauté de nature qui est visée dans ce qui est signifié, mais c'est la détermination d'une chose
particulière, qui n'a aucune communauté avec ce qui est de même sorte qu'elle, pour autant que cela lui
est propre, par exemple Paul ou Timothée. Car un tel mot ne se rapporte plus à ce qui est commun dans
la nature (à la communauté de nature), mais, séparant de la signification collective une claire notion de
certains objets définis, il la présente à l'aide des noms. Lorsque donc deux hommes, ou plus, sont
ensemble, par exemple Paul, Silvain et Timothée, et que l'on recherche la définition, le concept (logos)
de l'essence (ousias) des hommes, personne ne donnera une définition différente de l'essence pour Paul,
autre pour Silvain, autre encore pour Timothée. Mais les termes par lesquels l'essence (ousia) de Paul
est désignée conviendront aussi pour les autres. Ils sont de même essence (homoousioi) les êtres qui
sont désignés par la même définition de l'essence. Lorsque donc quelqu'un, qui connaît ce qui est
commun (à plusieurs êtres) tourne son attention vers les caractères propres par lesquels chacun de ces
êtres se distingue des autres, la définition qui fait connaître un être particulier ne s'accordera plus en
toutes choses avec la définition qui nous fait connaître un autre être particulier, même si pour certains
caractères elle a quelque chose de commun.
" Et voici ce que nous disons : ce qui est dit en propre, cela est signifié par le terme d’hypostase."
Basile, donc, adopte un système qui est clair et simple : ousia désigne ce qui est commun aux
trois, le père, le fils et l'esprit; hypostasis désigne ce qui est particulier, ce qui est propre à chacun d'eux,
ce qui est individuel.
Malheureusement, les explications proposées par Basile ne nous paraissent pas pleinement
satisfaisantes. Car elles comportent un risque. Elles risquent d'entraîner son lecteur dans l'idée que
Vousia divine est une essence universelle, et non une substance singulière, et les trois hypostases, trois
individus.
Ce qui n'était pas la pensée des pères de Nicée, et ce qui conduit, plus ou moins, vers l'idée qu'en
Dieu il y aurait trois individualités, ou trois individus, ce qui n'est plus orthodoxe.
Voyons d'autres textes de Basile.
Dans une autre lettre, adressée à des religieuses, au début de son épiscopat, donc peu après 370,
Basile défend le terme homoousios utilisé par les pères du concile de Nicée. Ce terme, nous dit Basile,
a l'avantage de manifester que les trois hypostases ne sont pas identiques. En effet, dit Basile, il est
absurde de dire que A est consubstantiel à A. Si donc les pères de Nicée proclament la consubstantialité
du fils et du père, c'est: qu'il existe une certaine distinction entre eux.

Saint Basile, lettre 52, à des religieuses.

" Nous n'avons qu'une même conception de la foi, puisque nous sommes les héritiers des mêmes
pères, ceux qui, jadis, à Nicée, firent entendre la grande proclamation de la piété... Le mot
consubstantiel (homoomios) a été mal accueilli par certains, et il y en a qui n'ont pas encore voulu
l'admettre. Il est bien vrai, en effet, que ceux qui s'étaient réunis à cause de Paul de Samosate
attaquèrent l'expression comme obscure. Ils dirent que le mot consubstantiel désigne l'idée de substance
(ousia) et aussi ce qui provient de la substance; si bien que la substance, une fois divisée, fournit
l'appellation de consubstantiel aux éléments dans lesquels elle a été divisée. Cette conception se
justifie, dans une certaine mesure, pour le bronze et les monnaies qui en sont faites, mais en Dieu le
père et en Dieu le fils la substance n'est pas plus ancienne qu'eux, et on ne peut la considérer comme
placée au-dessus de l'un et de l'autre... Que pourrait-il en effet y avoir de plus ancien que l'inengendré
(tou agenmètou) ?
" Parce qu'il y en avait encore à ce moment qui disaient que le fils a été amené du non-être à
l'être, afin d'éliminer aussi cette impiété les pères ont ajouté consubstantiel. Car elle est intemporelle et
236

sans interruption l'union du fils au père... Après avoir dit : " lumière issue de la lumière " et affirmé que
le fils a été engendré de la substance du père, et non pas créé, ils ont joint à ces déclarations le mot "
consubstantiel "...
" Ce mot corrige aussi le mal provoqué par Sabellios. Car ce mot supprime l'identité de
l'hypostase et introduit une notion parfaite des « personnes» (tôn prosôpôn). En effet il n'y a rien qui,
pris en lui-même, soit consubstantiel à soi-même, mais une chose l'est à une autre... Aussi ce mot est-il
bien choisi et conforme à la piété, parce qu'à la fois il définit la propriété des hypostases (tôn
hypostaseôn tèn idiotèta) et fait voir qu'il n'y a aucune différence dans la nature.
" Mais quand on nous enseignera que le fils est issu de la substance du père, qu'il est engendré, et
non créé, n'allons pas tomber dans les représentations corporelles des réalités susceptibles de passion.
Car elle n'a pas été divisée, la substance, du père au fils, et ce n'est pas en s'écoulant qu'elle a engendré,
ni en produisant, comme les plantes produisent des fruits, mais le mode de la génération divine ne peut
pas être dit et nous ne parvenons pas à le concevoir avec nos raisonnements d’hommes360. "

En 373, Basile rédigea un document qu'il fit signer par Eustate, évêque de Sébaste :
" Ceux qui se sont d'abord laissé prendre par une profession de foi différente et qui veulent passer
à l'union de l'orthodoxie, ou même ceux qui maintenant pour la première fois désirent avoir part à
l'enseignement de la doctrine de la vérité, doivent être instruits de la profession de foi qui fut écrite par
les bienheureux pères au concile qui se réunit jadis à Nicée... "
Basile s'en prend à " quelques-uns, qui sont partisans de l'impiété de Sabellios le Libyen : ils
pensent que l'hypostasis et la substance (ousian), c'est la même chose. Us tirent prétexte pour construire
leur blasphème de ce qu'il est écrit dans la profession de foi (de Nicée) : Si quelqu'un dit que le fils est
issu d'une autre substance (ousias) ou hypostase, l'église catholique et apostolique le rejette... "
Contre l'évidence, Basile maintient que dans ce texte ousia et hypostasis ne sont pas synonymes.
" En effet, écrit Basile, si ces mots exprimaient une seule et même idée, quel besoin avait-il de l'un et
de l'autre ? "
Basile poursuit :
" Il faut donc reconnaître et professer (homologein) que le fils est consubstantiel (homoousin) au
père, comme il est écrit. Mais il faut reconnaître aussi que le père est dans une subsistance propre (en
idia hypostasei), le fils dans une subsistance propre, l'esprit saint dans une subsistance propre, comme
eux-mêmes (les pères de Nicée) l'ont clairement exposé. Car d'une manière suffisante et claire ils l'ont
montré en disant : " Lumière issue de lumière ". Cela prouve bien qu'autre chose est la lumière qui
engendre, autre chose la lumière qui est engendrée. Et cependant, ils disent " lumière et lumière : en
sorte qu'il est unique et le même le concept de la substance (ton tès ousias logon) 361 ".
Lorsque Basile écrit en 375 aux " clercs de Néocésarée ", à la fin de sa lettre : " Ne rejetez pas les
hypostases. Ne reniez pas le nom du christ 362 " cela signifie, si nous comprenons bien ce texte :
Si vous rejetez la distinction des hypostases, alors vous reniez le nom du christ. C'est-à-dire que
vous ne reconnaissez plus l'existence objective, propre, personnelle, du christ, distinct de Dieu. Et donc
vous professez un monothéisme qui est identique au judaïsme. Vous ne professez plus la divinité du
christ, ou bien vous absorbez le christ en Dieu de telle sorte qu'il n'ait plus d'existence objective propre.
Tel nous paraît être le sens de cette phrase de Basile.

Que telle soit peut-être bien la pensée de saint Basile, c'est ce que semble confirmer une lettre
360
BASILE DE CÉSARÉE, Lettre 52; trad. fr. Y. Courtonne, modifiée.
361
BASILE DE CÉSARÉË, Lettre 12/ ; éd. et trad. Y. Courtonne, modifiée.
362
BASILE, Lettre 207, éd. cit., II, p. 188.
237

adressée en 375 " aux premiers citoyens " de Néocésarée :


" On s'exerce chez vous à distordre la foi, par haine pour les doctrines des apôtres et des
évangiles, par haine pour la tradition du grand Grégoire (il s'agit de Grégoire dit le thaumaturge) et de
ses successeurs... Le mal de Sabellios, qui s'était propagé jadis, et qui avait été éteint par les pères, ils
entreprennent maintenant de le renouveler, ces gens qui (...) forgent des songes contre nous... Le
sabellianisme, c'est le judaïsme, et il s'introduit sous une apparence de christianisme dans la
proclamation de l'heureuse nouvelle (euaggelikô kèrygmati). Car celui qui dit que le père et le fils et le
saint esprit, c'est une seule chose (ben pragma) à plusieurs faces (ou plusieurs visages :
polyprosôpon363) et qui professe qu'unique est l’hypostasis (la subsistance objective) des trois, — que
fait-il d'autre, sinon de nier la préexistence éternelle de l'unique engendré (tèn proaiônion tou
monogenous hyparxin) ? Il renie aussi son séjour qui a une fonction (oikonomikèn : c'est-à-dire son
incarnation) parmi les hommes, sa descente aux enfers, sa résurrection, et le jugement (qu'il doit
rendre). Il nie aussi les opérations propres de l'esprit, tas idiazousas tou pneumatos energeias364. »
Saint Basile poursuit :
" D'un côté, c'est le partisan de la dissemblance (ho anomoios) qui nous déchire; de l'autre,
comme il apparaît, c'est Sabellios. Mais, je vous en prie, ne prêtez pas attention à ces sophismes
infâmes (...) et sachez que le nom du christ, qui est au-dessus de tout nom, c'est l'appellation même du
fils de Dieu qu'on lui donne... S'il a été dit : " Allez, baptisez au nom du père et du fils et du saint esprit
", il ne faut pas penser qu'un seul nom nous a été transmis. En effet, celui qui dit : Paul et Silvain et
Timothée, — celui-là prononce trois noms; il les a liés les uns aux autres par la syllabe (" et "). De
même, celui qui dit : " le nom du père et du fils et du saint esprit ", celui-là, disant trois choses, les a
attachées ensemble par la conjonction. Il nous enseigne par là que sous chaque nom se trouve un
signifié propre. Car les noms signifient des choses. Les choses ont une existence propre et
indépendante : personne n'en doute, même parmi ceux qui n'ont que de faibles capacités intellectuelles.
" Du père, et du fils et du saint esprit, la nature est la même et la divinité est unique. Mais leurs
noms sont différents et ils proposent à nos esprits des notions bien circonscrites (définies) et exactes.
" Car il n'y a pas moyen, si l'intelligence n'est pas parvenue à distinguer les propriétés de chacun,
sans confusion, de pouvoir accomplir la glorification due au père, et au fils et au saint esprit365. "

On voit, par ce texte, que ce que saint Basile rejette dans l'interprétation proposée par Sabellius,
c'est le nominalisme, qui consiste à ne considérer les noms de père, fils et saint esprit, que comme des
noms, qui ne désignent pas des réalités objectives.
Basile poursuit :
" Ils prétendent que Grégoire (il s'agit de Grégoire dit le Thaumaturge) a dit dans une exposition
de la foi que le père et le fils sont bien deux par la pensée (du point de vue de notre pensée, ou pour
notre pensée), mais un par l’hypostase366. "
363
Nous avons traduit polyprosôpon par : " à plusieurs faces, à plusieurs visages ", et non, comme M. Y. Courtonne, par : "
en plusieurs personnes ", parce que précisément ce que niaient les Sabelliens, c'était l'existence personnelle des trois
hypostases, le père, le fils et l'esprit. En traduisant polyprosôpon par " en plusieurs personnes ", on leur fait donc dire tout
juste le contraire de ce qu'ils pensent. Ce que Basile leur reproche, c'est justement de ne pas admettre que les trois soient
trois " personnes ", trois subsistcnces. Pour les Sabelliens, les trois n'étaient que trois manifestations, ou manières de se
présenter, trois figures de la divinité, ou trois aspects : ce qui est le sens de prosôpon. En traduisant par " personne ", on
surimpose au mot grec le sens moderne en français du mot personne.
364
Ici, une énorme difficulté. Nous lirons plus loin la lettre 189 attribuée à saint Basile, où celui-ci dit exactement le
contraire de ce qu'il écrit ici : il n'y a pas d'opération propre à chaque hypostase. Et c'est cette seconde proposition qui est
orthodoxe.
365
S. BASILE, lettre 210, 4; trad. Y. Courtonne, modifiée.
366
BASILE, ibid., 5; trad. cit.
238

C'est-à-dire que la distinction entre le père, le fils et le saint esprit, serait purement et simplement
une distinction de raison, mais non une distinction réelle, autrement dit une distinction pour nous, pour
notre raison, mais non pas en Dieu, ou en réalité.
" Il faut bien le savoir, continue Basile : de même que celui qui ne reconnaît pas la communauté
de la substance (ce qui est commun de la substance : to koinon tès ousias) tombe dans le polythéisme,
de même celui qui n'accorde pas ce qu'il y a de propre aux hypostases (to idiazon tôn hypostaseôn) est
entraîné vers le judaïsme. (...) Si nous n'avons pas compris la paternité (tèn patrotèta) et si nous ne
nous sommes pas mis dans l'esprit à qui cette propriété (idiôma) est réservée, comment sera-t-il
possible de recevoir la conception (tèn ennoian) de Dieu père ? Il ne suffit pas de faire le compte des
différences des manifestations, des aspects (prosôpon367) mais il faut reconnaître aussi que chaque
aspect ou manifestation (prosôpon) subsiste dans une véritable subsistence (hypostasei).
" Car cette fiction sans subsistence (anypostaton) des visages ou des aspects (prosôpon),
Sabellios non plus ne l'a pas rejetée, lui qui disait que le même Dieu, unique par ce qui subsiste (tô
hypokeimenô), se transforme selon les besoins qui se présentent : maintenant comme père, une autre
fois comme fils, une autre fois encore comme esprit saint.
" Cette erreur, qui était depuis longtemps éteinte, est maintenant renouvelée par les inventeurs de
cette hérésie anonyme, ces gens qui rejettent les hypostases et qui renient le nom du fils de Dieu368. "
Ce que veut saint Basile, c'est qu'aux noms de père, fils et saint esprit, corresponde quelque chose
de bien réel. Ce ne sont pas trois noms pour désigner la même chose. S'il y a trois noms, il doit y avoir
une raison pour cela. Cette raison, c'est qu'il existe en Dieu une distinction réelle à laquelle
correspondent les noms de père, de fils et de saint esprit.

Basile de Césarée, lettre au comte Térence (375).

" Considère que les falsificateurs de la vérité, qui introduisent le schisme arien dans la saine foi
des pères, n'allèguent pas d'autre cause à leur refus d'admettre le pieux dogme des pères que la notion
de consubstantiel (homoousiou), qu'ils interprètent eux-mêmes d'une façon perverse et pour calomnier
la foi : ils prétendent que nous disons que le fils est consubstantiel selon l'hypostase (kata ten
hypostasin)... Or quelle calomnie pourrait être plus pénible et plus capable de secouer les foules, que
celle qui se déchaînerait, si certains d'entre nous disaient ouvertement que pour le père, le fils et le saint
esprit il n'y a qu'une seule hypostase (mian hypostasin) ? Même s'ils enseignent avec la dernière clarté
la différence des visages (to tôn prosôpôn diaphoron), il restera toujours que cette même doctrine a été
soutenue d'abord par Sabellios. Celui-ci disait en effet : Dieu est un par l'hypostase, mais il est
représenté par l'écriture sous des aspects différents369, selon le caractère particulier du besoin qui se
rencontre chaque fois. Dieu s'attribue tantôt les mots paternels, quand c'est le moment de la
manifestation 370 du père, tantôt ceux qui conviennent au fils, quand il descend pour prendre soin de
nous ou pour telles autres activités de sa mission; tantôt il revêt le personnage 371 de l'esprit, quand

367
Dans ce texte, de nouveau, nous n'avons pas traduit, comme M. Y. Courtonne, prosôpon par le français " personne ", car
si on le fait, on fait dire aux Sabelliens tout juste le contraire de ce qu'ils pensaient; on leur fait dire ce que Basile leur
reproche de ne pas penser, et on ne voit plus pourquoi Basile leur adresse des reproches. Tout simplement parce que dans
ces textes prosôpon ne signifie pas ce que signifie notre mot français " personne ", mais il signifie ce qu'on entendait par là
au ive siècle : ce qu'on envisage, l'aspect, la figure, la face. Les Sabelliens admettent bien que l'on dise que Dieu se présente
à nous sous plusieurs aspects (prosôpa) mais non pas qu'il y ait en lui trois " personnes " subsistantes.
368
BASILE DE CÉSARÉE, Lettre 210, éd. et trad. cit., modifiée.
369
Prosôpopoiesthai diaphorôs.
370
Kairos tou prosôpôu.
371
Prosôpôn.
239

l'occasion demande les mots qu'on attend d'un tel personnage 372. Si donc, même chez nous, certains
disent ouvertement que le père, le fils et le saint esprit sont un par le substrat (ta hypokeimenô), tout en
reconnaissant trois figures parfaites (tria prosôpa teleia), comment ne sembleront-ils pas fournir une
preuve claire et irréfutable de la vérité des propos que l'on tient sur nous ?
" Qu’hypostase et substance (ousia), ce ne soit pas la même chose, les frères de l'Occident eux-
mêmes, à ce que je crois, l'ont laissé entendre, quand, redoutant la raideur de leur langue, ils ont
transmis en grec 373 le nom de la substance ousia, afin que, s'il y avait quelque différence dans l'idée,
elle fût conservée dans la distinction claire et nette des noms. S'il faut que nous exprimions brièvement
notre sentiment, nous dirons que le rapport qui existe entre le commun (to koinon) et le particulier (ou
le propre : to idion), est le même que celui qui existe entre la substance (ousia) et l'hypostase. Chacun
d'entre nous participe à l'être par la raison commune de la substance, et il est un tel ou un tel par ses
caractères propres. De même ici la raison de la substance est commune, comme la bonté, la divinité et
tous les autres attributs qu'on peut imaginer; mais l’hypostase est considérée dans le caractère propre
(ou la propriété) de la paternité, ou de la filiation ou de la puissance sanctificatrice. Si donc ils disent
que les personnages (prosôpa) sont privés d'hypostase (ou ne subsistent pas), c'est là un discours
absurde en soi-même; et s'ils accordent qu'ils sont dans une hypostase véritable (une véritable
subsistance), ce qu'ils reconnaissent, qu'ils en fassent le compte aussi, pour que tout ensemble la raison
du consubstantiel soit conservée dans l'unité de la divinité, et que la connaissance que la piété donne du
père, du fils et du saint esprit soit prêchée dans l'hypostase (la subsistance) parfaite et entière de chacun
de ceux qui sont nommés 374. "

Basile de Césarée souligne dans l'une de ses lettres le fait que la formule baptismale est décisive
en ce qui concerne le contenu de la foi :
" Comme nous avons reçu du seigneur, ainsi nous sommes baptisés. Nous croyons comme nous
sommes baptisés. Comme nous croyons, ainsi nous rendons gloire à Dieu. Nous ne séparons pas, du
père et du fils, le saint esprit. Nous ne le plaçons pas avant le père. Nous ne disons pas que l'esprit est
plus ancien que le fils... Mais nous ne disons pas non plus que l'esprit est quelque chose de créé, lui qui
a été placé avec le père et le fils375. »

Vers 376, Basile écrit à son collègue Amphiloque, évêque comme lui, et il précise de nouveau la
signification des termes d'ousia et d’hypostasis :
" La substance (ousia) et L’hypostase ont cette différence qui existe entre ce qui est commun et le
particulier, par exemple le vivant par rapport à tel homme particulier. C'est la raison pour laquelle nous
professons une seule substance (mian ousian) pour la divinité, en sorte qu'on ne peut pas donner un
concept différent en ce qui concerne l'être même (de Dieu). Tandis que l’hypostase c'est la particularité,
afin que nous puissions avoir, sans confusion et d'une manière claire une idée concernant le père et le
fils et l'esprit saint. En effet, si nous ne parvenons pas à penser les caractères qui ont été définis pour
chacun, tels que la paternité, la filiation et la sanctification, mais si nous professons Dieu seulement à
partir de la conception commune de l'être, il nous est impossible de rendre compte d'une manière saine
de la foi. Il faut par conséquent joindre à ce qui est commun ce qui est particulier, et professer ainsi la
foi : ce qui est commun, c'est la divinité; ce qui est particulier, c'est la paternité. Il faut réunir ces
propositions et dire : je crois en Dieu père. De nouveau, dans la profession qui concerne le fils il faut
faire la même chose, réunir à ce qui est commun ce qui est propre et dire : je crois en Dieu fils. De
372
Prosôpou.
373
C'est-à-dire qu'ils ont laissé le mot grec dans les textes latins.
374
BASILE DE CÉSARÉE, Lettre 214, au comte Térence ; trad. fr. Y. Courtonne, modifiée.
375
Lettre 251; éd. Courtonne, III, p. 92.
240

même encore en ce qui concerne l'esprit saint, il faut conformer ses expressions à la suite logique des
idées et dire : je crois aussi au divin esprit saint. Ainsi l'unité sera complètement sauvegardée dans la
reconnaissance de l'unique divinité, et ce qui est propre à chaque " figure " (to ton prosôpôn idiazon)
sera reconnu dans la distinction des propriétés particulières que la pensée attribue à chacune. Ceux qui
disent que substance et hypostase sont la même chose sont obligés de professer seulement des visages,
des aspects (prosôpa) différents, et par le fait même qu'ils évitent de dire " trois hypostases " ils se
trouvent dans l'incapacité de fuir le mal de Sabellios. Car Sabellios lui aussi, quoiqu'il confonde
souvent les notions entreprend de distinguer les prosôpa, les aspects extérieurs, les " faces "; il dit en
effet que la même hypostase change de forme selon le besoin qui se présente à chaque occasion376. "

De ces divers documents, il résulte, nous semble-t-il, ceci : pour Basile, évêque de Césarée, le
père, le fils et l'esprit saint sont des réalités objectives, subsistantes. Ce ne sont pas seulement des noms
divers appliqués au Dieu unique, et qui ne correspondraient à rien. Au contraire, pour Basile, à ces
noms correspond objectivement quelque chose de réel en Dieu. Ils ne désignent pas seulement des "
modes ", des " modalités " ou des " aspects " passagers que prendrait la divinité selon les
circonstances : père, puis fils puis esprit. Il n'y a en Dieu aucune modification. Ce ne sont pas
seulement des " figures " que prend la divinité à nos yeux qui l'observent. Ce sont des termes qui
désignent des réalités objectives en Dieu.
Et c'est la raison pour laquelle nous pensons que, peut-être, la traduction la moins mauvaise, dans
l'état actuel des choses, du mot grec hypostasis, ce pourrait être : réalité objective, subsistante. C'est-à-
dire le contraire de : fiction377.
C'est: une approximation, comme toute traduction de ces termes techniques, mais, pour l'instant,
nous n'en avons pas trouvé de meilleure.
Mais ces trois réalités objectives subsistantes ne constituent pas trois êtres distincts l'un de l'autre.
Dieu est un seul être absolument un et absolument simple. Il faudra donc concilier la doctrine de cette
objectivité des distinctions, en Dieu, de la paternité, de la filiation et de la procession de l'esprit, avec la
doctrine fondamentale de l'unité absolue de Dieu.
Ce sera le travail des successeurs de Basile, comme nous allons le voir.

Une seule opération en Dieu.

Basile n'est certes pas trithéiste. Il insiste, avec la plus grande énergie, — si la lettre que nous
allons lire est bien de lui — sur le fait que Dieu est un, car son opération (en grec energeia) est une. En
Dieu, il n'y a qu'une seule opération, et donc une seule nature, car la nature est connue par nous à partir
de l'opération. Le père, le fils, et l'esprit, n'opèrent pas trois opérations différentes, mais une seule
opération :

Lettre de Basile de Césarée à Eusthate.

376
S. BASILE, Lettre 236, 6, à Amphiloque, évêque ; trad. fr. Y Courtonne, modifiée.
Nous avons de nouveau traduit ici prosôpôn par son premier sens : face, figure, aspect extérieur, et non pas par " personne "
comme le savant traducteur de l'édition citée. Car en traduisant ici prosôpôn par " personne ", on fait dire et penser aux
adversaires de saint Basile le contraire de ce qu'ils pensent : à savoir qu'il existe des personnes différentes, au sens où nous
l'entendons aujourd'hui.
377
C'est bien ainsi qu'Aristote l'entendait : parmi les météores, écrit-il, il faut distinguer ceux qui ne sont que des apparences,
kath’ emphasin, et ceux qui existent réellement, kath' hypostasin. Themistius distingue, les choses qui sont distinctes par la
raison seulement, tô logô chôrista, et celles qui sont distinctes en réalité, hypostasei.
241

" Ils nous objectent une innovation, et, s'ils machinent ainsi leur accusation contre nous, c'est
parce que nous reconnaissons trois hypostases, treis hypostaseis.
" Us nous accusent de dire : une seule bonté, et une seule puissance et une seule divinité.
" Leur propos ne s'écarte pas de la vérité : nous le disons en effet. Mais en nous accusant ils font
cette objection, que cette façon de parler est étrangère à la coutume et que l'Écriture y contredit... Que
l'Écriture inspirée soit notre arbitre : ceux chez qui l'on trouvera les dogmes en accord avec les paroles
divines auront pour eux le suffrage de la vérité.
" Quel est donc notre crime ? On nous a reproché en même temps deux choses dans l'accusation
portée contre nous : la première, de diviser les hypostases, diairein tas hypostaseis; la seconde, de ne
plus mettre au pluriel aucun des noms qui conviennent à Dieu, et, comme on l'a dit, de parler au
singulier et de proclamer une la bonté, la puissance, la divinité et toutes les perfections du même ordre.
" Pour ce qui est de la division des hypostases, ils ne sauraient y être étrangers ceux qui décrètent
la diversité des substances (tèn heterotèta tôn ousiôn) dans la divine nature (epi tès theias pbyseôs). En
effet il n'est pas vraisemblable que ceux qui parlent de trois substances (treis legontas ousias) ne
parlent pas aussi de trois hypostases (treis hypostaseis). Donc, l'accusation porte uniquement sur ce
fait, que nous prononçons au singulier les noms qui sont attribués à la divine nature.
" Nous pouvons opposer ici une raison toute prête et évidente. L'homme qui condamne ceux qui
disent une seule divinité (mian theotèta) sera nécessairement d'accord avec celui qui dit plusieurs, ou
avec celui qui dit aucune...
" Si donc multiplier le nombre des divinités est le fait de ceux-là seuls qui ont été atteints par le
mal de l'erreur polythéiste, et si nier absolument la divinité peut être celui des athées, quelle est la
raison qui nous fait accuser parce que nous reconnaissons une seule divinité...
" Mais nos adversaires découvrent plus ouvertement le but de leur discours : pour le père, ils
admettent qu'il est Dieu, et le fils, ils consentent également à ce qu'il soit honoré du nom de la divinité;
quant à l'esprit, qui est compté avec le père et le fils, ils ne veulent plus qu'il soit compris aussi dans la
conception de la divinité, et ils excluent ainsi de la gloire divine la nature de l’esprit378. "
Plus loin, Basile en vient au fond de son argumentation :
" S'il était possible de considérer seule et en elle-même la divine nature, et de découvrir, à l'aide
des évidences, ce qui lui est propre aussi bien que ce qui lui est étranger, nous n'aurions pas du tout
besoin de mots ni d'autres signes pour saisir ce que nous cherchons ; mais puisque cette nature est trop
haute pour être comprise par ceux qui cherchent à l'atteindre, et que nous raisonnons d'après certains
indices sur les choses qui échappent à notre connaissance, il est de toute nécessité que nous soyons
conduits comme par la main, à travers les activités divines, à la recherche de la divine nature.
" Donc, si nous voyons que les actes (energeias) qui sont accomplis par le père, le fils et le saint
esprit, diffèrent les uns des autres, nous conjecturons que les natures (physeis) qui agissent sont
différentes aussi, d'après la différence des actes.
" Il n'est pas possible, en effet, que les êtres qui diffèrent à l'égard de la nature s'accordent entre
eux pour le caractère spécifique des actes. Ni le feu ne refroidit, ni la glace ne réchauffe, mais, avec la
différence des natures, les activités qui en émanent se séparent aussi les unes des autres.
" Si nous concevons comme unique l'énergie (ou l'opération : energeia) du père, et du fils et de
l'esprit saint, ne différant en rien, sans aucune variation, il est nécessaire, de par l'identité de l'énergie
opérante, de déduire l'unité de la nature.
" Il sanctifie, il vivifie, il illumine et il console, et toutes choses de cette sorte, semblablement, le
père, et le fils et l'esprit saint. Et que personne n'attribue spécialement à l'action de l'esprit le pouvoir de
sanctifier, après avoir entendu le sauveur dans l'évangile dire à son père au sujet des disciples : " Père,

378
BASILE DE CÉSARÉE, Lettre 189, à Eusthate ; éd. et trad. Y. Courtonne, modifiée.
242

sanctifie-les dans ton nom " (Jn 17, 17). De même manière toutes les autres œuvres sont opérées
également de la part du père et du fils et du saint esprit : toute grâce et puissance, la direction
spirituelle, la vie, la consolation, la transformation qui conduit à l'immortalité, la modification qui
conduit à la liberté, et tout autre bien qui parvient jusqu'à nous. L'économie (oikonomia) qui nous
transcende, aussi bien dans la création spirituelle et dans la création sensible, — s'il faut, à l'aide de ce
que nous connaissons, faire quelques conjectures sur ce qui nous transcende — cette économie ne s'est
pas disposée en dehors de l'énergie et de la puissance du saint esprit. "
" Si donc la divinité est un nom qui désigne une énergie, de même que nous disons qu'il n'y a
qu'une seule énergie du père, du fils et de l'esprit saint, de même nous disons aussi qu'il n'existe qu'une
seule divinité. Et si, comme le pensent la plupart, le nom de la divinité indique la nature, puisqu'on ne
trouve dans la nature aucune différence ; nous n'avons pas tort d'affirmer nettement que la sainte triade
ne forme qu'une seule divinité379. "

C'est là une doctrine constante chez les pères orthodoxes. Il n'y a pas en Dieu trois opérations,
une opération propre au père, une opération propre au fils, une opération propre à l'esprit saint, mais
une seule opération, mia energeia, et donc une seule nature, mia physis, et une seule divinité, mia
theotès.
Et c'est pourquoi Basile, lorsqu'il parle de l'opérai ion de Dieu, met le sujet au singulier : " Il
sanctifie, il vivifie, il illumine, il console — et de même pour toutes les choses de ce genre —, le père
et le fils et l'esprit saint. "
Basile ne dit pas : " Ils sanctifient, ils vivifient, etc. " Le sujet de l'opération est au singulier.
C'est-à-dire que les trois, le père, le fils et l'esprit, ne sont pas trois sujets d'action, trois autonomies
distinctes. C'est-à-dire qu'ils ne sont pas trois " personnes " au sens moderne de ce terme dans la langue
française.
Comme nous l'annoncions, si vous dites : " trois personnes ", en l'entendant comme l'entendent
aujourd'hui en France au xxe siècle les professeurs de philosophie, vous faites du père, du fils et de
l'esprit saint trois sujets autonomes d'action, trois libertés, et donc trois dieux. Vous avez quitté le
monothéisme juif et chrétien. Vous êtes trithéiste.
Basile ne l'est pas, ni les pères qui l'ont suivi.

GRÉGOIRE DE NYSSE

Voici par exemple ce que dit le frère de Basile, Grégoire de Nysse : " Chez les hommes,
puisqu'elle est distincte l'opération (energeia') de chacun d'entre eux, c'est donc à proprement parler
qu'ils sont nommés plusieurs...
" Mais lorsqu'il s'agit de la nature divine, nous n'avons pas appris qu'il en soit ainsi. Nous n'avons
pas appris que le père fait quelque chose à part, pour lui-même (kath'heauton), à quoi le fils ne mette
pas la main avec lui (synephaptomai). Nous n'avons pas appris que le fils opère quelque chose d'une
manière isolée, singulière, à part (idiazontôs), séparément de l'esprit (chôris tou pneumatos).
" Mais toute opération (pasa energeia) qui provient de Dieu (theothen) et qui se répand sur la
création, nommée selon les conceptions multiples que nous en prenons, jaillit du père, s'avance par le
fils et s'achève dans l'esprit saint.
" Et ainsi, le nom de l'opération n'est pas divisé de par la pluralité de ceux qui opèrent, car il n'y a
pas de tâche particulière assignée à chacun et propre à l'un ou l'autre pour telle ou telle chose. Mais,

379
S. BASILE, Lettre 189, 6-7: trad. fr. Y. Courtonne, modifiée.
243

bien au contraire, tout ce qui se fait concernant soit la providence qui s'exerce sur nous, soit
l'administration (oikonomia) de l'univers et son organisation, tout cela est l'œuvre des trois, mais il n'y a
pas trois actions.
" Tâchons de comprendre ce qui vient d'être dit, en l'appliquant à une chose particulière. Partons
de ce don capital qui nous a été accordé, dont participent tous les autres dons : la vie. Si nous
recherchons d'où nous vient ce bien, nous trouvons, grâce à ce guide qui est l'Écriture, que ce don vient
du père et du fils et de l'esprit saint. Mais, de ce que nous posons trois prosôpa (visages ? figures ?
personnages ? En quel sens exactement Grégoire entend-il prosôpon ? et trois noms (onomata), il n'en
résulte pas que nous en concluions que trois vies nous soient données, une vie par chacun des trois en
particulier. Mais c'est la même vie qui est opérée par le père, qui est disposée par le fils, qui dépend de
la volonté de l'esprit.
" Ainsi donc, à la ressemblance, selon l'analogie de ce qui vient d'être dit, toute opération, ce n'est
pas d'une manière séparée que l'opère, selon le nombre des hypostases, la sainte triade, mais c'est un
seul mouvement qui s'opère de la volonté bonne (la volonté de Dieu), et une seule mise en ordre, une
seule disposition (diakosmèsis) : elle va du père, par le fils vers l'esprit.
" De même que nous ne disons pas " trois vivifiants ", ceux qui opèrent l'unique vie, de même
nous ne disons pas non plus " trois bons " ceux qui sont contemplés dans la même bonté, et nous
n'annonçons pas au pluriel toutes les autres choses.
" Et ainsi nous ne pouvons pas nommer trois dieux ceux qui opèrent cette puissance divine et
cette opération d'une manière conjointe et sans séparation en notre faveur et pour la création tout
entière 380-. "
Plus loin, Grégoire revient sur cette " unité de l'opération ", tès kata tèn energeian henotètos :
" Puisque c'est un seul être qui opère, il n'est pas possible de diviser en une multiplicité le nom de
l'opération. Elle est unique la notion de la puissance divine, dans le père et le fils et l'esprit saint,
comme il a été dit plus haut... Elle n'est pas séparée, dissociée, en aucune manière, l'opération, selon les
hypostases, comme si une opération s'accomplissait à part chez chacune d'elles, selon une répartition où
chacune serait séparée des autres. Mais, bien au contraire, toute providence, toute sollicitude, toute
direction de l'univers, aussi bien en ce qui concerne la création sensible que la nature qui transcende
l'univers (...) est une, et non pas triple. Elle est dirigée par la sainte triade, et elle n'est pas découpée
selon le nombre des " personnes " (prosôpôn) contemplées dans la foi, comme si chacune des
opérations, considérée en elle-même, était le fait du père seul, ou bien de l'unique engendré à part, ou
bien effectuée par le saint esprit séparément381. "

CYRILLE D’ALEXANDRIE

Cyrille d'Alexandrie dit la même chose dans une controverse à l'encontre de Nestorius :
" Il renverse la gloire du mystère (de la sainte triade) et il la réduit à rien, celui qui partage, divise
(merizôn) l'opération de la sainte triade, en attribuant à chacune des hypostases en propre, en
particulier, quelque chose que l'autre hypostase ne ferait pas... C'est du délire sans mesure. Si tout
advient du père (para tou patros) par le fils (di uiou) dans l'esprit (en pneumati)... comment ne serait-il
pas fou à lier celui qui partage et distribue en propre, en particulier, aux hypostases les opérations de
l'unique divinité 382 ?
" Distribuer tour à tour les opérations à chacune des hypostases en propre, ce n'est rien d'autre
que d'enseigner trois dieux, treis theous, absolument séparés les uns des autres. La conception d'une
380
GRÉGOIRE DE NYSSE, Quod non sint tres dii, PG 45, 125 s.
381
GRÉGOIRE DE NYSSE., Quod non sint tres dii, col. 128.
382
CYRILLE D'ALEXANDRIE, Adversus Nestorium, IV, cap. 3, PG 76, 177 D-180 A.
244

unité de nature dans la sainte triade fait apparaître l'unité du mouvement en toutes ses œuvres. Si nous
disions que l'une des hypostases se met en mouvement pour une œuvre, tandis que les deux autres sont
inactives, comment ne serait-ce pas introduire un énorme découpage... ?
" Elle est unique la nature de la divinité, conçue dans la sainte et consubstantielle triade383. "

CONCILE DU LATRAN (649)

Qu'en Dieu la puissance, la volonté, l'opération soit unique, et non partagée en trois, c'est ce que
rappellera en 649 le concile réuni au Latran et présidé par le pape Martin :
" Can. I : Si quelqu'un, conformément aux saints pères, ne reconnaît et ne professe pas en propres
termes et véritablement le père et le fils et l'esprit saint, trinité dans l'unité et unité dans la trinité, c'est-
à-dire : un seul Dieu en trois subsistances (subsistentiis qui traduit ici le grec hypostaseis)
consubstantielles et d'égale gloire; une seule et la même divinité des trois; une seule nature (natura
dans le texte latin, physis dans la version grecque); une seule substance (substantia, ousia) ; une seule
puissance (virtutem, exousian) ; une seule volonté (voluntatem, thelèsin) ; une seule opération
(opérationem, energeian); un seul règne; un seul empire; incréée (au singulier bien entendu,
inconditam, aktiston) ; sans principe (sine initio, anarchon) ; qui ne peut pas être embrassée et
comprise d'une manière exhaustive (en latin : incomprehensibilem ; en grec : apeiron), immuable
(immutabilem, analloiôton) ; créatrice des êtres (creatricem, dèmiourgikèn) et protectrice, providente
(protectricem, pronoètikèn), — qu'il soit condamné384. "
Tout cela est dit au singulier et non pas au pluriel. Il existe un seul Dieu, et non pas trois dieux
associés. C'est, nous le verrons, la doctrine de saint Augustin.
C'est dire, encore une fois, que ce que les pères de langue grecque désignaient par le terme
d'hypostasis et les pères de langue latine par le mot persona, ne peut pas être identique à ce que nous
appelons aujourd'hui, au xxe siècle, des " personnes ".
Le mot français " personne " recouvre le son du latin persona, mais non pas le sens, en théologie
du moins.

DAMASE

Mais revenons en arrière, à la fin du ive siècle.


En 372 l'évêque de Rome, le pape Damase, adressait à Basile un document écrit en latin, la lettre
synodale rédigée par un concile tenu à Rome en 369. On peut y lire :
" Le père, le fils et l'esprit saint sont d'une seule déité, d'une seule figure (unius figurae), d'une
seule substance385. "
En 374, le pape Damase écrivait à Basile et aux évêques d'Orient une lettre dans laquelle on peut
lire :
" Tous, d'une seule bouche, nous disons que la trinité est d'une seule puissance, d'une seule
divinité, d'une seule ousia 386, en sorte que nous affirmons que la puissance est indissociable, mais qu'il
y a trois " personnes " (très personas)... L'esprit saint est incréé, il est d'une seule et unique majesté,
d'une seule et unique ousia, d'une seule et unique puissance avec Dieu le père et notre seigneur Jésus
christ387. "
383
Ibid., 180 C-D.
384
ES 501. Cf. p. 255.
385
PL 13, 348.
386
Le texte latin porte la transcription en lettres latines du mot grec ousia.
387
ES 144; PL 13, 350.
245

C'est peut-être à cette lettre que Basile fait allusion lorsqu'il écrit que les frères d'Occident, à
cause de la dureté de leur langue, sont obligés de nommer Y ousia en utilisant le mot grec !

GRÉGOIRE DE NAZIANZE

Grégoire est né en 329 ou 330 à Nazianze, ou à Arianze, en Cappadoce. Son père s'appelait
Grégoire lui aussi; il se convertit au christianisme vers 45 ans et devint évêque de Nazianze. Le jeune
Grégoire, son fils, se décida très tôt à consacrer sa vie à la contemplation. Il fit des études à Césarée de
Cappadoce, à Césarée de Palestine, à Alexandrie, et puis à Athènes. Il fut étudiant à Athènes avec
Basile. En 362, Grégoire l'ancien, l'évêque de Nazianze, ordonna son fils prêtre. Entre 362 et 372
Grégoire le fils reste avec son père et l'aide. En 372 Grégoire est sacré évêque d'une minuscule
bourgade, Sasimes, un peu malgré lui. Grégoire s'enfuit dans les montagnes, puis revient à Nazianze
aider de nouveau son père. En 374, à la mort de son père, Grégoire accepte de diriger l'église de
Nazianze. Puis il se retire dans une solitude. En 379, sur la demande des communautés catholiques de
Constantinople, Grégoire accepte d'y venir. Il réunit les chrétiens orthodoxes dans une maison
particulière, qu'il appela anastasias, la résurrection. En 380, Grégoire est installé dans la basilique des
Apôtres. En 381, Grégoire demande à se retirer dans sa solitude. En 382 il reprend la direction de
l'église de Nazianze. Il meurt en 390.
Voici comment, vers 379 sans doute, à Constantinople, Grégoire expose la doctrine de la sainte
triade :
" Nous adorons donc le père, et le fils, et le saint esprit, distinguant les propriétés, mais ramenant
à l'unité la divinité. Nous ne mélangeons pas les trois pour n'en faire qu'un, afin de ne pas être malades
de la maladie de Sabellios. Et nous ne séparons pas en trois réalités hétérogènes et étrangères l'une à
l'autre, afin de ne pas délirer en professant les théories d'Arius.
" A quoi bon effet, si une plante est tordue d'un côté, dans un sens, la tordre en sens inverse, et
corriger une distorsion par une autre distorsion ? Ce qu'il faut, c'est la rectifier en allant entre les deux
erreurs inverses, et se tenir ainsi dans les limites de la droite vénération de Dieu.
" Lorsque je parle de voie médiane, c'est la vérité que je dis. C'est vers elle qu'il faut regarder.
Nous repoussons aussi bien la déplorable contraction que l'absurde séparation. Nous ne resserrons pas,
nous ne restreignons pas à une seule hypostase, par crainte du polythéisme, en sorte qu'il ne nous reste
plus que de purs noms, si nous supposons que le père, le fils et l'esprit saint sont le même...
" Et nous ne séparons pas en trois substances étrangères l'une à l'autre, dissemblables, séparées
violemment l'une de l'autre, arrachées l'une à l'autre, selon ce qui a été justement appelé la folie d'Arius;
trois dieux sans principes, sans ordre et pour ainsi dire opposés l'un à l'autre.
" La première erreur consiste à se laisser enfermer dans l'étroitesse de vue du judaïsme, si nous
limitons la divinité au seul Inengendré. L'autre erreur va juste en sens opposé, mais c'est tomber dans
un mal aussi grand, si nous posons l'existence de trois Principes, c'est-à-dire trois dieux. C'est encore
plus absurde que l'erreur précédente388. "

Dans l'éloge qu'il fit d'Athanase, à Constantinople, sans doute aussi vers 379, Grégoire reprend le
problème trinitaire :
Les disciples d'Arius " ont circonscrit et attribué d'une manière exclusive, la divinité à
l'Inengendré. Ils ont chassé hors des frontières de la divinité non seulement l'engendré (= le fils), mais
aussi celui qui procède (— l'esprit). Ils ont honoré la triade seulement du nom de « communauté », et
ils ne lui gardèrent même plus ce nom.

388
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 20, 5-6; PG 35, 1072.
246

« Mais ce n'est pas ainsi que pensait le bienheureux Athanase. Il était véritablement homme de
Dieu. Il était la grande trompette de la vérité. Il vit que, d'une part, resserrer les trois dans le nombre un,
c'était de l'impiété, c'était l'innovation de Sabellios qui, le premier, conçut cette contraction de la
divinité. Mais que d'autre part, diviser les trois quant aux natures, c'était une monstrueuse division de la
divinité. Il garda comme il faut l'unité, du point de vue de la divinité. Et il enseigna pieusement les
trois, du point de vue des propriétés. Il n'a pas confondu les trois dans l'unité, il n'a pas séparé l'unité
par les trois. Mais il est resté à l'intérieur des frontières de la piété. Il a fui ce qui est démesuré de
chaque côté. Il a évité de basculer d'un côté comme de l'autre, son antithèse389. "
" Nous, nous disons une seule substance (ousia) et trois hypostases. La substance désigne la
nature de la divinité, hypostase désigne les propriétés des trois. Les Italiens pensent de même. Mais ils
sont incapables, à cause de l'étroitesse de leur langue et de la pauvreté du vocabulaire, de distinguer la
substance (ousia) et l’hypostase Et c'est la raison pour laquelle ils ont introduit à la place l'expression :
" les personnes " (ta prosôpa390) pour ne pas admettre trois substances (ousiai). — Qu'est-il arrivé ? Ce
serait tout à fait ridicule si ce n'était pitoyable. On a cru à une différence de foi là où il n'y avait qu'une
chicane sur un son. On a voulu voir le sabellianisme dans les trois prosôpa, l'arianisme dans les trois
hypostases.
" Le bienheureux Athanase voyait et entendait tout cela. Et comme il était vraiment un homme de
Dieu, et un grand administrateur d'âmes, il ne crut pas devoir admettre une aussi illogique division de la
doctrine du logos... Ayant convoqué les deux partis avec bonté et douceur, il examina avec soin la
pensée qu'ils exprimaient par leurs formules, et ayant trouvé parfaite conformité dans leur foi, il leur
laissa les mots et les lia ensemble par les choses391. "
On remarque de nouveau que, pour les contemporains d'Athanase, et ceux de Grégoire, dire trois
prosôpa392, c'est donner l'impression que l'on professe le sabellianisme. Ce qui prouve bien, comme
nous l'avons déjà vu à propos de Basile, que prosôpon, au ive siècle, ne signifiait pas ce que signifie
pour nous aujourd'hui le mot " personne ", à savoir une substance individuelle concrète pourvue de
conscience et de liberté, mais simplement : la face, la figure, l'aspect. Professer trois prosôpa, c'était
professer que l'unique divinité prend successivement trois figures, trois aspects, l’aspect du père,
l'aspect du fils, l'aspect du saint esprit. C'était du modalisme, et les pères du iv e siècle n'y
reconnaissaient pas ce qui leur paraissait vrai, à savoir qu'objectivement il y a, aux yeux de la pensée
théologique, trois objets : Dieu le père, Dieu le fils, Dieu l'esprit, qui sont distincts réellement, quoique
la divinité soit une.
Prosôpon, dans le grec du ive siècle, était trop faible pour marquer la distinction des trois objets
qui s'imposent à la pensée théologique : le père, le fils, l'esprit. C'est pourquoi les Grecs préféraient le
mot hypostase.
Au contraire, le mot français personne, en son sens moderne, est trop fort pour désigner le père,
le fils et l'esprit. Si l'on avait transporté notre mot " personne " dans le grec du iv e siècle, si nous avions
pu faire comprendre aux théologiens grecs orthodoxes ce que nous entendons aujourd'hui par "
personne ", et si nous leur avions dit : " Nous professons un seul Dieu en trois personnes ", — ils se
seraient écriés : Horreur ! Vous êtes trithéistes !
En sorte que nous ne pouvons pas traduire leur prosôpon par notre personne. Si du point de vue
philologique la traduction semble correcte, du point de vue du sens, c'est une altération très grave.

389
Grégoire de Nazianze, Oratio 21, en l’honneur d'Athanase, 13; PG 35, 1096.
390
Qui traduit le latin personne.
391
GRÉGOIREE NAZIANZE, Oratio 21, In Laudem Athanasii, 35; PG 35, 1124-1125. Grégoire fait ici allusion au document du
concile d'Alexandrie de 362 appelé " Tome aux Antiochiens", et que nous avons lu p. 380.
392
Qu'à tort certains traducteurs rendent en français par " trois personnes ".
247

A Constantinople, dans les années 379 à 381, Grégoire donne un cours complet de théologie
fondamentale, un cours sur Dieu393.
Dans le deuxième de ce qu'on a l'habitude d'appeler ses " discours théologiques ", Grégoire pose
d'abord les bases : l'existence de Dieu, connue par l'analyse de ce que nous voyons dans le monde, et
les attributs de Dieu qui sont connaissables pour l'intelligence humaine à partir de la création.
Dans le troisième de ses cours, il aborde la théologie trinitaire.
" Il y a eu autrefois, dit-il, trois opinions sur Dieu : l'absence de principe (l'anarchie, en grec
anarchia), la multiplicité des principes (polyarchia) et l'unité de principe (monarchia). Les deux
premières conceptions ont amusé les enfants des Grecs. Qu'ils continuent à s'en amuser ! Si l'on
professe l'absence de principe (anarchon), c'est l'incohérence, le désordre. Si l'on professe la
multiplicité des principes, c'est la guerre, et ainsi cela revient à dire qu'il n'y a pas de principe, et donc
le désordre. Voilà où conduisent ces deux opinions : l'incohérence...
" Quant à nous, c'est l'unité de principe (monarchia) que nous honorons.
" Mais unité de principe, principe unique, que ne circonscrit pas un unique visage (prosôpon),
(...) mais que constitue une égale dignité de nature, l'accord de pensée, l'identité de mouvement, la
convergence vers l'unité de ce qui procède de l'unité (...) en sorte que s'il y a une différence par le
nombre, l'unité n'est pas coupée...
" Voilà ce qu'est pour nous le père, le fils et le saint esprit. Le père est celui qui engendre et qui
produit, je précise : sans passion, d'une manière intemporelle et incorporelle. Quant aux autres, l'un est
l'engendré, l'autre ce qui est produit, ou bien alors je ne sais pas comment on pourrait les appeler, en se
libérant de toute analogie avec les choses visibles. Car nous n'aurons certes pas l'audace de parler d'un
débordement de la bonté. L'un de ceux qui philosophent parmi les Grecs a osé le dire : " Comme un
cratère qui déborde... " Il s'exprime ainsi lorsqu'il philosophe au sujet de la première cause et de la
deuxième. Mais nous, jamais nous n'admettrons que la génération soit involontaire, comme une
sécrétion physique difficile à contenir qui ne convient pas du tout aux idées que nous pouvons avoir de
la divinité394. "
Quand cela a-t-il eu lieu ? demande ensuite Grégoire. Quand ont eu lieu cette génération, cette
procession ? Grégoire répond : cela a eu lieu au-delà du " quand ", ou bien, s'il faut s'avancer d'une
manière plus audacieuse, on peut répondre : quand le père, lorsque le père exista, c'est-à-dire toujours.
En effet, quand exista-t-il, le père ? Il n'y eut jamais de temps où il n'existait pas. Il en va de même pour
le fils et pour le saint esprit.
— Cela dit contre Arius, qui enseignait, nous nous en souvenons : il fut un temps où le fils
n'existait pas.
Si l'on me demande, poursuit Grégoire, si l'on me demande : quand le fils a-t-il été engendré ? Je
répondrai : Lorsque, en même temps que le père n'a pas été engendré. Quand l'esprit est-il issu, a-t-il
procédé ? Lorsque, en même temps que le fils n'a pas procédé, mais a été engendré d'une manière
intemporelle.
Mais comment le fils et l'esprit ne sont-ils pas, comme le père, avec le père, sans principe,
dépourvus de principe, puisqu'ils sont, avec le père, coéternels ? C'est qu'ils viennent de lui, ils sont
issus de lui, quoique ce ne soit pas après lui. Ce qui est sans principe est éternel. Mais tout ce qui est
éternel n'est pas sans principe, pour autant qu'il se rapporte à un principe, qui est le père. Ils ne sont
donc pas prives de principe, du point de vue de la cause. Mais il est évident qu'ici la cause n'est pas plus
ancienne que ceux dont elle est cause. Le soleil n'est pas non plus ancien que la lumière. Mais ils sont
393
Le lecteur français peut lire ces cours de théologie, d'une extrême beauté, en traduction française : GRÉGOIRE DE
NAZIANZE, Les discours théologiques, traduits par Paul Gallay, éd. Emmanuel Vitte, Lyon Paris 1942. Nous retraduirons les
textes que nous citons ici.
394
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 29, 2; PG 36, 76. Les dernières lignes sont dirigées contre Plotin et ses disciples.
248

cependant sans commencement. Car ils ne sont pas soumis au temps, eux dont provient le temps395.
La difficulté, pour un auditeur grec de Grégoire, c'est que le mot grec arche signifie à la fois le
principe et le commencement. Il fallait donc expliquer que le fils et l'esprit ont leur principe dans le
père, sans avoir de commencement.
Comment cette génération du fils n'a-t-elle pas entraîné une modification, une passion, en Dieu ?
Parce qu'elle est incorporelle. Une génération corporelle, physique, implique une modification. Mais
une génération incorporelle n'implique pas de modification.
Parce que Dieu n'est pas un être créé, comme nous, ce qui en lui est génération n'est pas
génération comme chez les êtres créés396.
Les êtres qui commencent d'exister, ceux-là commencent aussi d'être" pères ". Tandis que Dieu
n'est pas devenu père ultérieurement. Car il n'a pas commencé.
Il est père d'une manière principale, et absolument, parce qu'il n'est pas aussi fils. De même le fils
l'est principalement, d'une manière éminente, parce qu'il n'est pas père.
Chez nous, les êtres créés, être père et être fils ne sont pas d'une manière absolue, principale, car
nous sommes les deux : à la fois " pères " et " fils ". Et nous ne sommes pas cela plus que ceci, " père "
plus que " fils ". Et nous sommes issus de deux êtres, notre père et notre mère, et non d'un seul.
Mais l'expression : " il a engendré ", et l'expression : " il est engendré ", n'introduisent-elles pas
l'idée d'un principe, et d'un commencement, de la génération ? Réponse de Grégoire : Il était engendré
depuis l'origine, et ce n'est pas une origine temporelle397.
Grégoire énonce une objection de ses adversaires : l'inengendré et l'engendré ne sont pas la même
chose. Si cela est vrai, alors le fils n'est pas identique au père. Manifestement, cet argument chasse le
fils hors de la divinité. Car si le fait d'être inengendré est la substance même de Dieu, ce qui est
engendré n'appartient donc pas à cette substance. S'il est substance de Dieu, il n'est pas engendré. S'il
est engendré, il n'est pas substance de Dieu.
Réponse de Grégoire : Si tu dis que ce qui n'est pas créé et ce qui est créé ne sont pas de même
substance, alors moi aussi j'accepte cette opposition. Car ce qui est sans principe n'est pas identique par
nature à ce qui est créé.
Mais si tu prétends que celui qui a engendré, et l'être qui est engendré, ne sont pas identiques en
substance et en nature, tu te trompes. Car justement ils sont identiques en substance et en nature, de
toute nécessité. Car elle est la même, la nature de celui qui engendre et celle de celui qui est engendré.
Ce qui est engendré est identique à celui qui engendre, du point de vue de la nature398.
Mais si le fils est identique au père quant à la substance, puisque le père est inengendré, le fils le
sera aussi ?
Réponse de Grégoire : Ce serait fort bien dit, si la substance de Dieu, c'était d'être inengendré.
Mais en réalité, la différence est extérieure à la substance. Être inengendré, et être Dieu, ce n'est pas la
même chose399.
Pour le cheval, pour le bœuf, pour l'homme, pour tous les êtres qui sont inclus dans la même
espèce, il n'y a qu'une seule définition, un seul concept. Ainsi, à propos de Dieu, il n'y a qu'une seule
substance, une seule nature, une seule appellation, quoique des noms divers répondent à des saisies
intellectuelles de Dieu qui sont diverses. Ce qui est dit de lui principalement, c'est cela qui est Dieu. Ce
qui est dit conformément à sa nature, cela est dit d'une manière véridique. Car la vérité, pour nous, ne
395
GRÉGOIRE DE NAZIANZE-, Oratio 29, 3; PG 36, 77. Nous traduisons librement, et abrégeons et donc nous ne mettons pas
de guillemets.
396
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, ibid., 4; PG 36, 77.
397
Grégoire de Nazianze, Oratio 29, 5 ; PG 36, 80.
398
Ibid., 10; PG 36, 85-88.
399
Ibid., 12; PG 36, 89.
249

réside pas dans les noms, mais dans les réalités elles-mêmes400.
Grégoire relève l'objection de ceux qui disent : " Le père ", c'est un nom ou bien de substance, ou
bien d'action.
— Ils croient ainsi nous tenir des deux côtés. Si nous disons que c'est un nom qui désigne la
substance, nous accordons que le fils est d'une substance différente, puisque unique est la substance de
Dieu, et que le père la possède par priorité. Si le nom de" père " désigne une action, nous reconnaissons
évidemment que le fils est une œuvre créée, mais non un engendré. Et ils s'étonnent en demandant
comment ce qui est fait peut être identique à celui qui fait.
Votre distinction, répond Grégoire, serait décisive s'il fallait nécessairement choisir l'un des
termes de l'alternative. Or il n'en est rien, car on peut écarter l'une et l'autre hypothèse.
Car le nom de " père " n'est ni un nom désignant la substance, ni un nom désignant l'action.
C'est un nom qui désigne une manière d'être (schesis), et qui répond à la question : comment le
père est-il par rapport au fils ? Ou bien : comment le fils est-il par rapport au père ?
De même que chez nous, les êtres créés, ces noms de " père " et" fils " font connaître ce qui
provient de la naissance, la filiation, et ce qui est parent, de même, là-bas, en Dieu, ils signifient
l'identité d'origine et de nature de l'engendré par rapport à celui qui engendre 401.
Il n'y a jamais eu de temps où Dieu était sans logos ; il n'y a jamais eu de temps où il n'était pas "
père ", où il n'était pas véritable, où il n'était pas sage, où il était sans puissance, privé de vie, de
splendeur, de bonté402.
C'est la différence de manifestation pour ainsi dire, ou la différence de manière d'être de l'un par
rapport aux autres, la différence de manière d'être mutuelle, qui a créé aussi la différence de leurs
appellations. Au fils, il ne manque rien pour être le père, car la filiation n'est pas une déficience, mais il
n'est pas, pour autant, le père. Parce que, sinon, il manquerait aussi quelque chose au père pour être le
fils. Car le père n'est pas le fils. Mais la filiation et la paternité ne sont pas des déficiences, ni une
dégradation du point de vue de la substance.
C'est le : " ne pas être engendré " lui-même, et le : " être engendré " et le : " procéder "; ce sont ces
trois expressions qui nous permettent d'appeler, de designer le père, le fils, l'esprit saint. Afin que ce qui
ne doit pas être confondu, des trois hypostases, soit sauvegardé, dans l'unique nature et dans l'unique
dignité de la divinité.
En effet, le fils n'est pas le père, car le père est unique, mais il est ce qu'est le père.
Et l'esprit n'est pas le fils, parce qu'il vient de Dieu, — car unique est celui qui est seul engendré.
Mais il est ce qu'est le fils.
Ils sont un, les trois, par la divinité, et le un est trois par les propriétés.
Afin que l'unité ne soit pas celle de Sabellios, ni les trois ceux de cette division, de cette
séparation détestable qui règne en ce moment403.
Grégoire évoque l'objection classique : s'il y a Dieu, et Dieu, et Dieu, comment n'y aura-t-il pas
trois dieux ? Vous êtes trithéistes.
Réponse de Grégoire : Pour nous, il n'y a qu'un seul Dieu, Dieu est unique, parce que la divinité
est unique. A l'unité se réfèrent ceux qui sont issus de l'unité, même s'ils sont trois.
En effet, l'un n'est pas plus Dieu, et l'autre moins Dieu. L'un n'est pas Dieu antérieurement, et
l'autre ultérieurement.
Ni par la volonté, Dieu n'est divisé, ni par la puissance Dieu n'est partagé. Rien de ce qui se
trouve dans les êtres divisés ne peut se trouver là, dans la divinité.
400
Ibid., 13; PG 36, 92.
401
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 29, 16; PG 36, 93-96.
402
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, IBID., 17; PG 36, 97.
403
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 31, 9; PG 36, 141-144.
250

Mais, pour tout dire en un mot, la divinité existe d'une manière indivisible dans chacun des trois.
C'est comme si trois soleils se possédaient mutuellement : unique serait la synthèse de la lumière.
Lorsque donc nous regardons vers la divinité, la cause première et l'unité de principe, c'est l'unité
qui est représentée en nous.
Mais lorsque nous regardons vers ceux en qui se trouve la divinité, ceux qui sont issus de la cause
première d'une manière intemporelle, et à gloire égale, ils sont trois ceux que nous adorons404.

Grégoire soulève alors une objection que nous avons déjà rencontrée. Dire que les trois sont de la
même ousia, cela peut s'entendre qu'ils sont de même essence, comme les divinités multiples du
panthéon grec sont toutes d'essence divine, comme tous les hommes sont d'essence humaine. Est-ce
ainsi que nous l'entendons lorsque nous disons que les trois de la sainte triade sont de même ousia ?
Je laisse la parole à Grégoire :
Est-ce que chez les Grecs, nous dira-t-on, il n'y a pas aussi une seule divinité, comme l'ont
enseigné leurs meilleurs philosophes ? Et chez nous, n'y a-t-il pas une seule humanité, toute l'espèce
humaine ? Et pourtant cela n'empêche pas que, pour les Grecs, il y a plusieurs dieux, et non pas un seul
dieu. Et de même, un grand nombre d'hommes, et non pas un seul homme.
Mais dans ce cas-là, répond Grégoire, la communauté n'a d'unité que d'une manière spéculative,
pour l'intelligence, elle est seulement conçue par la pensée. Tandis que les individus particuliers sont
distincts les uns des autres, par le temps, par ce qu'ils subissent et par la puissance.
Mais dans le cas de la théologie qui est la nôtre, il n'en va pas de même.
Chacun des trois possède l'unité par rapport à celui auquel il s'unit, non moins que par rapport à
lui-même, à cause de l'identité de la substance et de la puissance405.
Il faut, écrit Grégoire, vénérer Dieu le père, Dieu le fils, Dieu l'esprit saint, trois propriétés, une
seule divinité, qui n'est divisée ni par la gloire, ni par l'honneur, ni par la substance, ni par la
souveraineté... Car si l'esprit ne doit pas être adoré, comment me divinise-t-il par le baptême 406 ?
L'esprit saint nous déifie, il est theopoioun407. Il ne faut pas admettre trois principes, treis archai, ce qui
est professer le polythéisme. C'est une égale impiété de confondre, comme le fait Sabellios, et de
séparer, comme le fait Arius. L'un confond par le prosôpon, la figure, l'autre sépare en ce qui concerne
les natures408.
Grégoire conclut ce cinquième cours de théologie consacré à la trinité en disant :
" J'ai, pour ma part, longuement réfléchi, en m'appliquant avec toute ma curiosité, et en
envisageant la question sous toutes ses faces, pour chercher une image (eikona) de cette chose si
grande; et je n'ai pu découvrir à quoi ici-bas il faut comparer la nature divine. A peine ai-je trouvé
quelque ressemblance partielle, je sens aussitôt que la plus grande partie m'échappe et je reste au-
dessous de ma tâche dans l'exemple que je choisis. Je me suis représenté, comme d'autres l'ont fait, une
source, un ruisseau et un fleuve, et j'ai cherché une analogie entre le père et la source, entre le fils et le
ruisseau... Ces choses ne sont pas en effet, divisées par le temps, ni séparées l'une de l'autre puisqu'elles
sont continues; néanmoins elles semblent se distinguer en quelque sorte par leurs propriétés. Mais j'ai
craint d'abord que cet exemple ne fît admettre je ne sais quel écoulement de la divinité, qui exclurait la
Stabilité. J'ai craint aussi qu'on ne se représentât, par cette comparaison, une unité numérique, car la
source, le ruisseau et le fleuve sont une seule chose par le nombre, qui se présente sous des aspects
divers. J'ai songé alors au soleil, au rayon et à la lumière. Mais cette comparaison n'est pas non plus
404
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, ibid., 31, 13; PG 36, 148-149.
405
GRÉGOIRE DE NAZIANZE., Oratio 31, 15; PG 36, 149-152.
406
lbid., 31, 28; PG 36, 164-165.
407
lbid., 29; PG 36, 168.
408
lbid., 30; PG 36, 168-169.
251

sans danger : si l'on prend cet exemple du soleil et de ses propriétés, on risque d'imaginer je ne sais
quelle composition dans la nature parfaitement simple. On peut être tenté aussi d'attribuer toute la
substance au père et de croire que les autres n'en sont que des accidents, qu'ils sont des puissances qui
existent en Dieu, mais qui ne subsistent pas par elles-mêmes409. "
Grégoire conclut finalement : " En somme, je ne trouve aucune image qui me donne pleine
satisfaction... Il faudrait que l'on ait assez de sagesse pour n'emprunter à l'exemple choisi que certains
traits et rejeter le reste. Aussi ai-je fini par me dire que le mieux était d'envoyer promener les images et
les ombres, qui sont trompeuses et qui demeurent très loin de la vérité... Il vaut mieux s'en tenir à peu
de mots, sous la direction de l'esprit. Il est mon compagnon, mon familier, et je traverse cette vie en
persuadant aux autres, autant que je le peux, d'adorer le père, et le fils, et l'esprit saint, l'unique
divinité et puissance410. "
Nous avons dit en commençant cette troisième partie de notre travail, qu'un langage pouvait être
utilisé aujourd'hui, qui est peut-être précieux pour repenser la doctrine trinitaire : c'est le langage de la
théorie de l'information. Dieu le père est la source, l'origine radicale de l'information créatrice. Ce que
les anciens appelaient le logos, ou le fils, c'est sa science même, sa sagesse, comme les anciens le
pensaient déjà. Celui qui communique sa science ne la perd pas. Cette science qui est en Dieu, et qui se
manifeste pour nous dans la nature, est bien évidemment consubstantielle à Dieu. Et cependant on peut
reconnaître une certaine distinction objective entre un sujet, un esprit, et la science qui est la sienne,
qu'il peut garder pour soi ou communiquer sans la perdre : elle reste avec lui, même s'il la
communique.
Les images de la source, que Grégoire rejette finalement parce qu'elles sont physiques,
matérielles, se trouvent corrigées d'elles-mêmes si l'on pense non plus à une source physique, mais à la
source ou à l'origine radicale de l'information, ou de la science.
A la fin de l'homélie prononcée en 3 80 à Constantinople contre les disciples d'Arius, Grégoire
conclut :
" Eux (les orthodoxes) ils adorent le père, et le fils et le saint esprit, une seule divinité. Il est Dieu,
le père, Dieu, le fils, Dieu, l'esprit saint, une seule nature (physis) dans trois propriétés (idiotèsi),
intelligentes, parfaites, subsistantes en elles-mêmes, distinguées par le nombre, mais non séparées par
la divinité411. "

Le 6 janvier 381, sans doute, Grégoire prononce à Constantinople une homélie : " sur les saintes
lumières ". On y voit Grégoire accepter l'équivalence des termes hypostases et prosôpa, que nous avons
traduit ici par" personne ", pour sacrifier à la coutume :
" Lorsque je parle de Dieu vous êtes illuminés par une lumière unique, et par trois. Par trois, du
point de vue des propriétés, ou bien quant aux hypostases, si quelqu'un préfère dire ainsi, ou bien
encore quant aux" personnes " (prosôpa). Car nous ne nous battrons pas entre compagnons pour des
questions de mots, tant que les syllabes conduiront à la même idée, à la même conception. Par une
seule lumière, si l'on se rapporte à l'idée de la substance, ou de la divinité.
" Car il y a en Dieu une distinction qui n'est pas une séparation, et il est conjoint d'une manière
qui préserve les distinctions. Car elle est une en trois, la divinité, et les trois sont un. Les trois dans
lesquels est; la divinité, ou, pour parler plus exactement, les trois qui sont la divinité.
" Quant aux excès et aux déficiences, laissons-les de côté. Ne faisons pas de l'unité un mélange,
et ne faisons pas de la distinction une hétérogénéité. Que s'éloignent de nous, également, et le
resserrement de Sabellius, et la séparation d'Arius : ce sont des maux qui sont diamétralement opposés,
409
GRÉGOIRE DK NAZIANZE, Oratio 31, 31; PG 36, 169; trad. Paul Gallay, op. cit., modifiée.
410
Ibid., 33; PG 36, 172; trad. fr. P. Gallay, modifiée.
411
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 33, 16; PG 36, 236.
252

mais qui valent autant du point de vue dé l’impiété412. "


" Mais pour nous, poursuit Grégoire, citant l'apôtre Paul413, il n'y a qu'un seul Dieu, le père, de qui
tout provient, et un seul seigneur, Jésus christ, par qui toutes choses ont été faites, et, ajoute Grégoire,
un seul esprit saint, en qui sont toutes choses.
" Les expressions " de qui ", " par qui ", " en qui " ne découpent pas des natures, mais elles
caractérisent les propriétés (idiotètas) d'une seule et unique nature non confondue...
'Le père est père, et il est sans principe (anarchos)414. Car il ne provient pas de quelqu'un. Le fils
est fils, et il n'est pas sans principe. Car il vient du père. Si tu prends le mot principe, arche, au sens de
commencement, alors le fils est sans principe aussi, c'est-à-dire sans commencement. Car il est créateur
des temps. Il n'est donc pas soumis aux temps.
" L'esprit saint est véritablement esprit. Il s'avance issu du père, mais non pas comme un fils. Car
il n'est pas engendré. Mais d'une manière que l'on pourrait caractériser par l'expression : en sortant de
(ekporeutôs) s'il faut ouvrir une nouvelle tranchée, innover, du point de vue des mots, du vocabulaire,
en vue de la clarté... Dieu est donc unique, en trois, et les trois choses sont un, comme nous l'avons
dit415. "

PROCESSION

L'adverbe que Grégoire invente, et qu'il propose comme une innovation, c'est ekporeutôs, qui est
formé à partir du verbe ekporeutôs, qui signifie : faire sortir.
Nous devons nous arrêter un instant sur ce verbe, car il a fourni un terme technique pour désigner
ce que dans les traductions françaises on appelle la procession du saint esprit.
Le mot français procéder vient du verbe latin procedere. Le français procession vient du latin
processio.
Le verbe latin procedo, procedere signifie d'abord : aller en avant, s'avancer. S'avancer hors du
retranchement, dit César, ou encore sortir du camp. Puis : aller en avant, faire des progrès ; par exemple
: aller plus avant dans la carrière des magistratures ; faire des progrès dans la vertu.
La processio, du verbe procedo, c'est l'action de s'avancer, d'aller en avant, la sortie.
Le latin procedere, chez les auteurs chrétiens des premiers siècles, traduit le verbe grec :
ekporeuesthai.
Le verbe grec ekporeuô signifie : faire sortir, emmener. A la voix moyenne, il signifie : s'éloigner
de, sortir de.
Du verbe ekporeuô dérive le terme abstrait ekporeusis, qui signifie : action de sortir. Il a été
traduit en latin par processio, et cela a donné en français : procession.
Le verbe grec ekporeuô, à la forme moyenne ekporeuesthai, se trouve un bon nombre de fois
dans la langue du nouveau testament grec. Exemples :
" Alors sortit (exeporeueto) vers lui (Jean le baptiste), Jérusalem et toute la Judée, et toute la
région du Jourdain " (Mt 3, 5).
" L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort (ekporeuomenô) de la bouche de
Dieu " (Mt 4, 4).
C'est la traduction de Dt 8,3 : " Tu te rappelleras tout le chemin que Yahweh, ton Dieu, t'a fait
parcourir, pendant ces quarante ans, dans le désert... Il t'a fait avoir faim, puis il t'a fait manger la
manne, que tu ne connaissais pas et que n'avaient pas connue tes pètes, afin de te faire savoir que
412
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, In sancta lumina, Oratio 39, 11; PG 36, 345-348.
413
I. Co 8, 6.
414
Dieu seul peut être dit vraiment et littéralement anarchiste, sans archè.
415
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 39, 12; PG 36, 348.
253

l'homme (haadam) ne vit pas seulement de pain, mais que l'homme (bandant) vit de tout ce qui sort
(môtza) de la bouche de Yahweh. "
Môtza vient du verbe hébreu : iatza, qui signifie : sortir, venir dehors. A la forme hiphil, il
signifie : faire sortir, conduire dehors.
Dans la traduction grecque de la bible hébraïque, le plus souvent le verbe grec ekporeuesthai
traduit le verbe hébreu iatza. Par exemple Gn 2, 10 : " Un fleuve sortait d'Éden... " Gn 24, 13 :" Me
voici debout près de la source d'eau et les filles des gens de la ville sortent pour puiser de l'eau. " Gn
24,15 : " Et voici Rebecca qui sortait... " Ex 5, 20 : " Us sortaient de chez Pharaon... "
Mais revenons au nouveau testament, qui emploie la langue grecque de la traduction grecque de
la bible hébraïque, et qui traduit donc aussi par ekporeuesthai le verbe hébreu sous-jacent iatza.
" Ce n'est pas, dit le rabbi Ieschoua, ce qui entre dans la bouche de l'homme qui souille l'homme,
mais ce qui sort (to ekporeuomenon) de la bouche, c'est cela qui souille l'homme " (Mt 15, 11).
Lc 4, 22 : " Et tous lui rendaient témoignage et s'étonnaient avec admiration au sujet des paroles
de grâce qui sortaient (ekporeuomenois) de sa bouche...
Ap 1, 16 : " De sa bouche sortait (ekporeuomenè) une épée à double tranchant, aiguisée... "
Et voici le texte décisif, qui a commandé l'emploi par les théologiens de langue grecque du verbe
ekporeuesthai pour désigner la sortie de l'esprit :
" Lorsque viendra l'interprète (ho paraklètos) que je vous enverrai de la part du père, l'esprit de
vérité qui sort (ekporeuetai) du père, lui il rendra témoignage à mon sujet... " (Jn 15, 26).
Notons en passant que ho paraklètos est le décalque grec du mot araméen qu'employait
Ieschoua : paraklita, qui lui-même est le décalque d'un mot grec, dans la langue des rabbins, le mot
paraklètos. Mais paraklita dans la langue des rabbins ne signifie pas : " consolateur ", mais : interprète,
celui qui parle au nom de quelqu'un, pour quelqu’un416.
Lorsque aujourd'hui un théologien ou un prédicateur parle du " Paraclet ", pour faire bon effet,
c'est évidemment très éclairant pour les gens qui l'écoutent ou le lisent, et qui n'ont pas fait les études
très spéciales qui sont requises pour savoir que Paraclet est le décalque de l'araméen paraklita, et pour
savoir surtout ce que les rabbins palestiniens au temps de Ieschoua entendaient par là...
En résumé et en conclusion, puisque les mots français procéder et procession viennent du latin
procedere, et processio, qui traduisent eux-mêmes le grec ekporeuesthai et ekporeusis, qui traduisent
l'hébreu iatza, qui signifie : sortir de, — il en résulte que, dans la langue théologique chrétienne,
procéder signifie tout simplement : sortir de, et procession : la sortie hors de.
Dire que l'esprit saint procède du père, cela signifie qu'il sort du père. La procession de l'esprit,
c'est sa sortie.
D'ailleurs la version latine du nouveau testament grec traduit le texte de Jean que nous venons de
lire :
" Cum autem venerit Paraclitus, quem ego mittam vobis a Pâtre, Spiritum veritatis, qui a Pâtre
procedit... "
Le mot procession, aujourd'hui, dans la tête d'un Français quelconque, n'évoque plus un concept,
une idée, l'idée de sortir, mais une image : celle des processions populaires. Lorsque donc on parle aux
gens, aujourd'hui, de la procession du saint esprit, ou lorsqu'on leur dit que l'esprit saint procède du
père, que croit-on qu'il se passe dans leurs esprits ?

En juin 381 Grégoire adresse aux évêques réunis à Constantinople pour le concile œcuménique
un discours d'adieux. Dans ce discours, il revient sur le problème trinitaire :
" Pour les trois, une seule nature. C'est: Dieu...

416
Cf. Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, au mot paraklètos.
254

" Ne faisons pas comme Sabellios en appuyant sur l'unité aux dépens des trois, supprimant la
distinction par une mauvaise contraction. Ne faisons pas comme Arius, ne prenons pas parti pour les
trois contre l'unité, en faisant chavirer l'unité par une funeste séparation. Car ce que nous cherchons, ce
n'est pas changer un mal pour un mal, mais c'est de ne pas manquer ce qui est bien... Quant à nous,
nous suivons la voie médiane, qui est la voie royale... Nous croyons dans le père, le fils et l'esprit saint,
qui sont de même substance et dignes de la même gloire. C'est en eux que le baptême a son
accomplissement, dans les noms et dans les réalités (tu le sais, toi qui as été initié aux mystères). C'est
le rejet de l'athéisme, l'assentiment à la divinité... L'unité, nous la connaissons par la substance (ousia),
et par l'indivisibilité de l'adoration que nous lui portons. Les trois, par les hypostases, ou les " personnes
", prosôpois, comme il plaît à certains de dire. Il est inconvenant de continuer à se quereller à ce sujet,
comme si notre piété se trouvait dans les mots, et non dans les choses.
" En effet, que dites-vous, vous qui introduisez l'expression : trois hypostases " ? Est-ce que vous
dites cela parce que vous concevez trois substances ? J'en suis certain, vous pousseriez des cris
d'horreur à l'encontre de ceux qui le comprendraient ainsi. Car vous professez l'opinion qu'elle est
unique, et la même, substance des trois.
" Et vous, qui introduisez l'expression : " les visages ", ta prosôpa ? Est-ce que vous vous figurez
l'unité comme quelque chose de composé, et ayant trois visages, triprosôpon, ou totalement
anthropomorphe ?
" Allons donc ! Vous aussi vous pousseriez des cris d'horreur : le visage de Dieu, quel qu'il soit,
que nul ne le voie, qui pense ainsi !
" Alors, que veulent dire pour nous les hypostases et pour vous les " visages v, prosôpa ? Je vous
le demande.
" Cela signifie ceci : Ils sont trois à être distingués, non pas par les natures, mais par les
propriétés. — Fort bien ! Est-il possible d'être davantage d'accord, de dire davantage la même chose, de
tenir la même opinion, même si l'on diffère par les syllabes que l'on utilise 417 ? "

ÉPIPHANE DE SALAMINE

D'Épiphane, évêque de Salamine, dans l'île de Chypre, nous avons deux symboles, deux résumés
de la doctrine chrétienne. Une forme brève, qui a, peut-être ou sans doute, été la base du symbole
proclamé au concile de Constantinople en 381 :
" Nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de tous les êtres
visibles et invisibles.
" Et en un seul seigneur, Jésus cbri.fi (oint), le fils de Dieu, l'unique engendré, qui est engendré
du père avant tous les siècles, c'est-à-dire de la substance du père, lumière issue de la lumière, Dieu
véritable issu de Dieu véritable, engendré et non créé, consubstantiel au père. Par lequel toutes choses
sont venues à l'être, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre.
" Lui qui, pour nous les hommes et pour notre salut est descendu des cieux et s'est incarné du
saint esprit et de Maria la vierge, et est devenu homme. Il a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate. Il
a souffert, il a été enseveli. Il est ressuscité le troisième jour, conformément aux écritures. Il est monté
aux cieux. Il est assis à la droite du père. Et il viendra de nouveau avec gloire juger les vivants et les
morts. Sa royauté n'aura pas de fin.
" Et en l'esprit saint, le seigneur, et le vivifiant, lui qui procède du père, lui qui, avec le père et le
fils est co-adoré et co-glorifié, qui a parlé par l'intermédiaire des prophètes.
" En une seule sainte universelle et apostolique église.

417
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 42, 15-16; PG 36, 476-477.
255

" Nous reconnaissons un seul baptême pour la rémission des péchés. Nous attendons la relevée
des morts et la vie du monde qui vient. Amen.
" Quant à ceux qui disent : " il fut un temps où il n'était pas " et : " avant d'avoir été engendre, il
n'était pas ", qui prétendent qu'il est venu à l'être à partir de rien ou à partir d'une autre hypostase ou
substance, ou qu'il est un écoulement ou une altération, le fils de Dieu, — ceux-là elle les considère
comme hors de son corps (anathematizei), l'église universelle et apostolique418. '

On remarque de nouveau que, dans cette profession de foi solennelle de l'église de Salamine, c'est
Ieschoua le maschiach pris concrètement qui est appelé " fils de Dieu ", et non le logos avant son
incarnation, ou indépendamment de l'incarnation.
Nous revenons donc, avec cette profession de foi que l'on faisait lire aux candidats au baptême,
au langage concret de la première génération. C'est, nous l'avons dit, le langage que parleront les
professions de foi solennelles des églises.
Nous relevons donc, une fois de plus, la distinction entre deux plans de réflexion théologique et
d'analyse : le plan concret du langage du nouveau testament, et le plan plus spéculatif, où c'est le logos
de Dieu pris en lui-même qui est appelé " fils ", et où l'on médite sur les relations qui existent, en Dieu,
entre Dieu et son propre logos.
C'est ce plan spéculatif qui sera, nous le verrons, celui d'Augustin et de Thomas d'Aquin.

LE PREMIER CONCILE DE CONSTANTINOPLE (381)

Le premier concile de Constantinople fut convoqué par l'empereur Théodose en 381. Cent
cinquante évêques d'Orient se réunirent. Parmi eux, Grégoire de Nazianze, charge pratiquement de la
communauté orthodoxe de Constantinople, et qui fera ses adieux aux chrétiens de Constantinople et
aux évêques réunis pour le concile pendant ce concile même.
Du point de vue dogmatique, l'intérêt de ce concile est qu'il a défini d'une manière explicite,
contre ceux qui la niaient, la divinité de l'esprit saint419.
Voici le symbole formulé par les pères du concile de Constantinople. Ce symbole reprend et
intègre des formulations antérieures : le symbole de Nicée, celui de l'église de Salamine, dont l'évêque
était Épiphane, et d'autres encore. Voici la traduction de ce symbole :

Symbole de Constantinople.

" Nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de tous les êtres
visibles et invisibles.
" Et en un seul seigneur Jésus christ, le fils de Dieu, l'unique engendré, qui a été engendré du père
avant tous les siècles, lumière issue de la lumière, Dieu véritable issu du Dieu véritable, engendré et
non créé, consubstantiel au père, et par qui toutes choses ont été faites.
" Qui, pour nous les hommes et pour notre salut est descendu des deux, est devenu chair de par
l'esprit saint et Maria la vierge, est devenu homme. Il a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate. Il a
souffert, il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour conformément aux écritures. Il est monté aux
cieux, il est assis à la droite du père, et il reviendra de nouveau avec gloire juger les vivants et les
418
ES 42.
419
Pour l'histoire du concile de Constantinople, on peut lire, outre les diverses histoires de l'église, l'ouvrage de I. ORTIZ DE
URBINA, Nicée et Constantinople, Paris, éd. de l'Orantc, " Histoire des conciles œcuméniques " publiée sous la direction de
G. Dumeige.
256

morts. Son royaume n'aura pas de fin.


" Et dans l'esprit saint, qui est seigneur et qui vivifie, qui provient du père. Avec le père et le fils
il est co-adoré et co-glorifié. Il a parlé par la bouche des prophètes.
" En une seule, sainte, catholique et apostolique église.
" Nous reconnaissons un seul baptême pour la rémission des péchés.
" Nous attendons la relevée des morts et la vie de la durée qui vient. Amen420. "

Nous avons traduit anastasis nekrôn par " relevée des morts ", parce que le mot grec anastasis
vient du verbe anistèmi qui signifie faire se lever, relever. Ana indique ici la direction vers le haut. En
un sens intransitif, il signifie : se lever, sortir du lit, s'élever, se relever.
L'anastasis, c'est l'action de se lever après le sommeil, après une maladie, et, ici, après la mort.
Les morts sont couchés dans les tombeaux, ils se relèveront, c'est-à-dire qu'ils vivront.
Le lettré sait que le latin resurrectio qui traduit le grec anastasis, vient du verbe resurgo,
resurgere, qui signifie, tout comme le mot grec correspondant, se relever. Le mot français résurrection,
qui apparaît au xiie siècle, n'est que le décalque du latin resurrectio, qui traduit anastasis. Il signifie
donc : l'action de se relever.
Tout cela, le lettré le sait sans doute. Mais l'enfant des écoles ne le sait pas. Pour lui, le mot "
résurrection " est un terme qui appartient au jargon du catéchisme et dont la signification n'est pas
claire, tant qu'on ne la lui a pas expliquée. En fait, le plus simple, c'est de traduire le mot grec
anastasis, ce que nous faisons, au lieu de donner un décalque du mot latin qui traduit le mot grec.
Nous avons traduit l'expression grecque : zôèn tou mellontos aiônos par : la vie de la durée qui
vient. Nous aurions pu tout aussi bien traduire : la vie du monde qui vient. Nous avons déjà rencontré
cette expression. Arrêtons-nous encore une fois à la considérer de plus près.
Aiôn, en grec classique, signifie : le temps, la durée de la vie, puis l'éternité, et aussi : l'âge, la
génération, et le monde.
Le mot grec aiôn, dans la traduction grecque de la bible hébraïque, dite des " Septante ", traduit le
plus souvent le mot hébreu : olam.
Olam, en hébreu, a une signification qu'il est difficile de rendre dans nos langues occidentales. Il
signifie d'abord la durée, la durée passée, d'un lointain passé, puis la durée à venir, puis la durée à venir
éternelle. Chouqat olam (prononcer le ch à l'allemande), c'est une loi qui est valable pour toujours dans
l'avenir. Ahavat olam, un amour éternel. Meolam wead olam signifie : depuis toujours, dans le passé,
jusqu'à toujours, dans l'avenir. Leolam signifie : pour toujours.
Tardivement, olam a pris la signification de : monde. En araméen : alema. Olam, c'est la durée
cosmique, et donc le monde, qui dure, qui est durée.
Les livres du nouveau testament grec emploient le mot grec aiôn comme le faisaient les
traducteurs grecs de la bibliothèque hébraïque, et comme les rabbins du premier siècle de notre ère.
Aiôn peut donc signifier la durée passée, les " siècles " passés, ou l'avenir, la durée à venir. Les rabbins
opposaient olam hazeh, cette durée-ci cette durée présente, ce monde-ci, à olam habah, la durée qui
vient, le monde à venir. De même l'évangile selon Mathieu écrit : » Celui qui dira quelque chose, une
parole, contre le fils de l'homme, cela lui sera remis. Mais celui qui dira contre l'esprit saint, cela ne lui
sera pas remis, ni dans cette durée-ci, en toutô aiôni, ni dans celle qui vient " (Mt 12, 32).
Dans sa lettre aux chrétiens d'Éphèse, Paul écrit au sujet du christ : « il est au-dessus de tout nom
nommé non seulement dans cette durée-ci (ou : ce monde-ci) mais aussi dans la durée (ou le monde)
qui vient " (Ep 1, 21). Et quelques lignes plus loin, Paul écrit aux chrétiens d'Éphèse qui étaient païens
et qui se sont convertis : " Vous étiez morts par vos péchés et vos fautes, dans lesquelles vous

420
ES 150.
257

marchiez, autrefois, selon, ou conformément à la durée de ce monde-ci... " (Ep 2, 2). Paul traduit ici
complètement en langue grecque la signification du mot hébreu olam qui signifie, nous l'avons vu, à la
fois la durée et le monde.
Le mot grec aiôn, du nouveau testament, a été traduit en latin par saeculum, qui, en latin
classique signifie : la génération, la race, la durée d'une génération humaine, l'âge, l'époque, le siècle.
C'est la raison pour laquelle, les traducteurs français, lorsqu'ils ont rencontré dans le nouveau
testament grec le mot aiôn, l'ont traduit, le plus souvent, par le mot français " siècle ". Et dans la finale
du symbole de Constantinople, les traducteurs français donnent : " et la vie du siècle à venir ".
L'ennui, c’est que le mot " siècle ", en français, au xxe " siècle ", signifie, comme le dit Littré : un
espace de cent années. Le mot français " siècle " ne répond donc pas à la signification du mot hébreu
olam, ni du mot grec aiôn tel qu'il est employé dans le nouveau testament grec.
C'est pourquoi il est absurde de traduire aiôn par " siècle ". Encore un terme du vocabulaire
ecclésiastique qui fait que celui-ci s'est transformé en un jargon totalement incompréhensible pour
l'honnête homme au xxe siècle 421...

Le dernier mot du symbole de Constantinople, amen, est un mot hébreu, que les pères du concile
ont mis à la fin de leur texte grec, sans le traduire, parce qu'ils en connaissaient le sens.
En effet, amen se lit plusieurs fois dans la bibliothèque hébraïque. Il était utilisé dans la liturgie
juive synagogale. La communauté chrétienne naissante l'utilisait, parce que Ieschoua l'avait utilisé.
Le mot hébreu amen vient du verbe aman à la forme passive (neeman) : être ferme, être solide,
être sûr, durable, fidèle, véridique ou véritable. A la forme dite hip-hop (sens causatif : faire faire)
heemin signifie : faire confiance, croire, tenir pour vrai, tenir pour certain. Il est traduit en grec par
pisteuein. De là dérive le mot emounah qui signifie : la fermeté, la solidité, la certitude, la sécurité, la
véracité, la fidélité. C'est ce mot qui a été traduit en grec par pistis, en latin par fides, et en français par
" foi "... Lequel ne signifie plus ce que signifiait en hébreu emounah. Nous retrouverons ce terme, avec
ses contresens, les distorsions qu'il a subies au cours des siècles, lorsque nous aborderons la doctrine
orthodoxe de la " foi ".
Revenons au mot hébreu amen. Il signifie une affirmation, une confirmai ion, un supplément de
certitude, une garantie de vérité. Exemples : " Benayahou... répondit au roi et dit : Amen ! Ainsi parle
Yahweh, Dieu de mon seigneur le roi. Comme Yahweh a été avec mon seigneur le roi, puisse-t-il être
de même avec Salomon et rendre son trône plus grand que le trône de mon seigneur le roi David ! " (i
R 1,36). " La parole qui fut adressée à Jérémie, de la part de Yahweh, pour dire : Entendez les paroles
de cette alliance, vous les direz aux hommes de Juda... Écoutez ma voix et pratiquez ces choses, selon
tout ce que je vous prescris, ainsi vous deviendrez mon peuple et moi je deviendrai votre Dieu... Je
répondis et dis : Amen, Yahweh... " (Jr 11, 1-5).
" Il advint en cette année, au début du règne de Sédécias, roi de Juda... que Hananiah... le
prophète qui était de Gabaon me parla dans la maison de Yahweh, aux yeux des prêtres et de tout le
peuple, en disant : Ainsi a parlé Yahweh, Dieu d'Israël, en disant : J'ai brisé le joug du roi de Babel.
Encore deux ans jour pour jour et je ferai revenir en ce lieu les objets de la maison de Yahweh qu'a pris
de ce lieu Nabuchodonosor roi de Babel... Mais Jérémie le prophète parla à Hananiah, le prophète, (...)
et Jérémie le prophète dit : Amen ! Ainsi fasse Yahweh ! Que Yahweh réalise tes paroles que tu as
prophétisées... " (Jr 28, 1-6).
Ces quelques exemples suffisent pour montrer au lecteur français en quel sens est pris le mot
hébreu amen dans la bible hébraïque.

421
Les théologiens à la mode, par exemple Rudolf Bultmann et ses disciples, rendent le grec aiôn par ion ! Voilà qui éclaire
les esprits...
258

Le rabbi Ieschoua l'employait dans ce même sens, pour confirmer un enseignement. Le rabbin
Schaoul de Tarse, Paul de son surnom romain, l'employait de la même manière. L'auteur de
1''Apocalypse l'emploie dans le même sens d'affirmation, et il lui donne son correspondant grec : nai,
qu'il fait précéder de l'hébreu : amen. Nai, dans le grec de l'époque comme dans celui d'aujourd'hui
signifie : oui ! Et l'auteur va jusqu'à faire de cet amen, de ce " Oui ", une personne : " Voici ce que dit Y
Amen, le témoin le fidèle et véritable, le principe de la création de Dieu... " (Ap 3, 14). Le lecteur
remarque que dans ce texte, le mot hébreu amen, utilisé pour désigner une personne, le christ, est suivi
de sa traduction en grec, conformément aux significations des mots de la famille du verbe hébreu aman
: être fidèle et véridique.
A partir de là, amen sera utilisé dans la liturgie chrétienne. Au début, dans les premiers siècles,
les chrétiens savaient encore ce que ce mot voulait dire. Aujourd'hui, pour la plupart, ils ne le savent
plus.

CONCILE DE ROME (382)

En 382, un concile se tint à Rome. L'évêque de Rome était alors Damase, celui auquel saint
Jérôme écrivait la lettre que nous avons lue. Ce concile rejette les erreurs qui continuaient à se
développer concernant le fils et l'esprit saint :
" Si quelqu'un ne dit pas que le père a créé toutes choses par son fils et son esprit saint, toutes
choses c'est-à-dire les visibles et les invisibles : il est hérétique.
" Nous considérons comme hors de la communauté chrétienne ceux qui ne proclament pas en
toute liberté que l'esprit saint est avec le père et le fils, d'une seule puissance et d'une seule substance.
" Nous considérons comme hors de la communauté chrétienne ceux qui suivent l'erreur de
Sabellius, et qui disent : le père est le même que le fils.
" Nous considérons comme étant hors de la communauté chrétienne Arius et Eunomius qui, avec
une égale impiété quoique avec des paroles différentes, affirment que le fils et l'esprit saint sont des
êtres créés. (...)
" Si quelqu'un ne dit pas que toujours le père, toujours le fils toujours l'esprit saint existent : il est
hérétique.
" Si quelqu'un ne dit pas que le fils est né du père, c'est-à-dire de la substance divine même : il est
hérétique.
" Si quelqu'un ne dit pas qu'il est Dieu véritable, le fils de Dieu, comme est Dieu véritable le père;
qu'il peut tout, qu'il connaît tout, qu'il est égal au père : il est hérétique.
" Si quelqu'un dit que lorsqu'il était constitué dans la chair sur la terre, il n'était pas aux cieux
avec le père : il est hérétique.
" Si quelqu'un dit que dans la souffrance de la croix Dieu a senti la douleur, et non la chair avec
l'âme qu'il avait revêtue — la forme d'esclave qu'il avait acceptée pour lui-même, comme le dit
l'écriture — le fils de Dieu christ : il ne juge pas correctement...
" Si quelqu'un ne dit pas que l'esprit saint est du père véritablement et proprement, comme le fils;
de la substance divine et Dieu véritable : il est hérétique.
" Si quelqu'un ne dit pas qu'il peut tout, l'esprit saint, qu'il sait tout et qu'il est partout, comme le
fils et le père : il est hérétique.
" Si quelqu'un dit que l'esprit saint est une créature, ou qu'il a été fait par le fils : il est hérétique.
" Si quelqu'un ne dit pas que du père et du fils et de l'esprit saint unique est la divinité, unique le
pouvoir, la majesté, la puissance, unique la gloire, la domination, unique le règne, et unique aussi la
volonté et la vérité : il est hérétique.
" Si quelqu'un ne dit pas trois " personnes " véritables du père et du fils et de l'esprit saint, égales,
259

toujours vivantes, contenant toutes choses, les visibles et les invisibles, pouvant toutes choses, jugeant
toutes choses, vivifiant toutes choses, créant toutes choses, sauvant toutes choses : il est hérétique.
" Si quelqu'un ne dit pas qu'il doit être adoré, le saint esprit, par toute créature, comme le fils et le
père : il est hérétique422. "

CONCILE DE CONSTANTINOPLE (382)

En 382, un second synode se réunit à Constantinople. Les pères réunis à Constantinople écrivent
au pape Damase et à plusieurs évêques d'Occident, pour leur expliquer les raisons qui les empêchent de
prendre part au concile de Rome de 382. Ils envoient cependant trois d'entre eux à Rome. Ils ajoutent :
" Quant à nous, nous avons supporté des persécutions, des oppressions, des menaces royales, les
cruautés des princes, et encore bien d'autres épreuves de la part des hérétiques, pour la foi évangélique
qui a été fixée avec une autorité souveraine à Nicée de Bithynie par les trois cent dix-huit pères.
" Cette foi, à vous, à nous et à tous ceux qui ne tordent pas la parole de la foi véritable, elle doit
nous convenir à tous ensemble, puisqu'elle est plus ancienne, elle est la conséquence du baptême, elle
est homogène à notre baptême. Elle nous enseigne à croire au nom du père et du fils et du saint esprit,
étant bien entendu, évidemment, que la divinité, et la puissance et la substance est unique, du père et du
fils et du saint esprit; de même prix la dignité, coéternelle la royauté, en trois hypostases très parfaites,
ou encore en trois parfaites figures (visages, prosôpois). En sorte que la maladie de Sabellios ne trouve
pas place : les hypostases sont confondues, les propriétés sont détruites. Le blasphème des disciples
d'Eunomius, et d'Arios et de ceux qui combattent contre l'esprit saint ne trouvent pas de force : dans
leur doctrine, la substance ou la nature ou la divinité est découpée, et à l'incréée, consubstantielle et
coéternelle triade est rapportée une nature née ultérieurement ou créée ou d'une autre substance.
" Quant à la doctrine de l'inhumanisation (enanthrôpèsis) du seigneur, nous la gardons sauve,
sans la tordre. Nous n'admettons pas que l'économie de la chair ait été privée d'âme, ni privée
d'intelligence, ni imparfaite. Car nous savons que Dieu le verbe était parfait avant les durées, il est
devenu un homme parfait à la fin des jours à cause de notre salut423. "

L'esprit saint, c'est Dieu lui-même, qui est esprit, opérant, travaillant, créant dans le cœur, la
volonté, l'âme, l'intelligence de l'homme, suscitant des initiatives de sainteté, d'action, de création, de
connaissance, de science, de sagesse, d'intelligence, dans l'homme.
Ce n'est pas un autre dieu que Dieu, qui est unique. Ce n'est pas un dieu second ou secondaire. Ce
n'est pas une créature. C'est Dieu lui-même opérant dans l'homme, et dont nous pouvons avoir
l'expérience, non pas physique, ni physiologique, ni psychologique, mais spirituelle, chez les autres, et
en nous-mêmes.

Ces quelques documents nous permettent de nous faire une idée de la manière dont les pères du
e
iv siècle ont compris l'orthodoxie, en ce qui concerne la sainte triade.
Voyons maintenant comment Augustin, évêque d'Hippone, a compris, au ve siècle, la théologie
trinitaire.
Puis nous examinerons comment un théologien du xiii e siècle, Thomas d'Aquin, a pensé la
422
Concile de Rome, 382. " Tome de Damase "; ES 152 et s.
423
Lettre des évêques d'Orient réunis à Constantinople en 382 et adressée aux évêques réunis à Rome pour le concile,
Damase, Ambroise, etc. Texte grec conservé par Théodoret, Histoire ecclésiastique, V, 9; PG 82, 1212 et s.; F. CAVALLERA,
Thésaurus doctrinae catholicae, p. 310. Une traduction étendue en langue française de cette lettre se trouve dans I. ORTIZ
DE URBINA, Nicée et Constantinople, p. 286; elle est l'œuvre du P. Dumeige. Nous avons retraduit à partir du grec le
passage que nous citons.
260

doctrine orthodoxe de la trinité.


261

CHAPITRE V

LA TRINITÉ PENSÉE PAR SAINT AUGUSTIN

Augustin est né en 354 à Thagaste, aujourd'hui Souk Ahras en Algérie. Il fait ses études à
Madaure, puis à Carthage. Il devient professeur à Thagaste puis à Carthage. En 383 il part enseigner à
Rome, puis à Milan. Après avoir passé plusieurs années dans la secte manichéenne, il entre dans
l'église chrétienne par le baptême en 387. En 391 il est ordonné prêtre à Hippone. En 395 il est
consacré évêque coadjuteur, et en 396 il devient l'évêque d'Hippone. Il meurt en 430, dans la ville dont
il est l'évêque, alors que les Vandales menacent la ville424.
Augustin a commencé la composition de son grand traité consacré à la trinité, vers 399. Il l'a
achevé vers 419 : vingt ans de travail. Il écrit à Aurelius, évêque de Carthage : " Au sujet de la trinité,
qui est le Dieu suprême et véritable, j'ai commencé, lorsque j'étais jeune, des livres, je les ai édités
lorsque je fus devenu vieux... C'est une œuvre qui m'a demandé beaucoup de travail425. "
Augustin, au début de son traité consacré à la trinité, commence par remarquer :
" Tous ceux que j'ai pu lire, et qui ont écrit avant moi au sujet de la trinité, qui est Dieu, tous ceux
qui ont traité des livres divins, les anciens et les nouveaux, et qui sont catholiques, tous ont tendu à
enseigner, conformément aux Écritures, que le père, et le fils et l'esprit saint sont d'une seule et même
substance, d'une égalité indissociable : ils constituent ainsi l'unité divine. En sorte qu'ils ne sont pas
trois dieux, mais un seul Dieu. Quoique le père ait engendré le fils, et ainsi le fils n'est pas celui qui est
le père. Le fils est engendré par le père, et ainsi le père n'est pas celui qui est le fils. L'esprit saint n'est
pas le père, ni le fils, mais il est seulement l'esprit du père et du fils. Il est co-égal au père et au fils. Il
appartient à l'unité de la trinité. Et cependant, ce n'est pas cette même trinité qui est née de la vierge
Maria, qui a été crucifiée sous Ponce Pilate, qui a été ensevelie, qui est ressuscitée le troisième jour,
mais seulement le fils. Ce n'est pas non plus cette même trinité qui est descendue, sous les apparences
d'une colombe, sur Jésus baptisé. Ou bien qui, le jour de la Pentecôte, après l'ascension du seigneur,
(...) se posa en langues de feu distinctes sur chacun d'entre eux. Ce n'est pas non plus la trinité qui a dit,
du ciel : Tu es mon fils (...), soit lorsqu'il fut baptisé par Jean, soit sur la montagne, lorsque avec lui se
trouvaient trois disciples. Ou encore lorsque retentit une voix qui disait : Je l'ai glorifié, et je le
glorifierai encore. Mais c'est seulement la voix du père qui a été adressée au fils. Quoique le père, et le
fils et l'esprit saint, de même qu'ils sont d'une manière inséparable, de même ils agissent d'une manière
inséparable.
" Cela, c'est ma foi à moi aussi, puisque c'est la foi catholique426. "

Plus loin, Augustin rappelle une doctrine fondamentale que nous avons vue formulée par les
pères de langue grecque : les " personnes" de la sainte triade n'ont pas chacune leur opération propre :
ce serait du trithéisme. L'opération de la trinité, c'est l'opération de Dieu, cette opération est une, et non
partagée, distribuée, entre les trois " personnes ". Toute œuvre au dehors est l'œuvre de Dieu trinité : la
création, la divinisation des hommes.
" Mais, dans cette affaire, il y a des gens qui sont profondément troublés lorsqu'ils entendent
424
Pour connaître la vie et la personne d'un des géants de la pensée chrétienne, le lecteur français peut commencer par :
GUSTAVE. BARDY, Saint Augustin, l'homme et l'oeuvre, Paris, 1940. / PETER BROWN, La Vie de saint Augustin, trad. fr.
Paris, éd. du Seuil, 1971.
425
AUGUSTIN, Lettre 174. Il existe, pour le lecteur de langue française, une édition bilingue du grand traité d'Augustin sur la
trinité, dans la " Bibliothèque augustienne ", éd. Desclée de Brouwer.
426
AUGUSTIN, De Trinitate, I, 4, 7.
262

dire : Il est Dieu, le père; Dieu, le fils, et Dieu, le saint esprit. Et cependant, cette trinité, ce n'est pas
trois dieux, mais un seul Dieu. Comment comprendre cela, voilà ce qu'ils cherchent. Surtout lorsqu'on
leur dit : c'est d'une manière inséparable qu'opère la trinité en toute chose que Dieu opère. Et pourtant
(...) celui qui est né, qui a souffert, et qui est ressuscité, et qui est monté au ciel, ce n'est personne
d'autre que le fils (...). Us veulent comprendre comment (...) cette chair, dans laquelle personne d'autre
que le fils n'est né de la vierge, c'est cette même trinité qui l'a créée... Sinon, la trinité n'opère pas d'une
manière inséparable, mais le père fait certaines choses, le fils d'autres choses, et le saint esprit d'autres
choses encore. Ou bien, s'ils font certaines choses en même temps, et certaines choses à part, alors la
trinité n'est donc pas inséparable427. "
Au cinquième livre de son traité De la trinité, Augustin reprend l'analyse des notions
fondamentales que nous avons déjà rencontrées chez Basile et Grégoire de Nazianze. Cette fois-ci, c'est
un docteur latin qui essaie d'y voir clair dans ces notions, et de préciser le sens des termes. Il le fait en
tenant compte de ce que signifient les termes grecs correspondants, pour autant qu'ils correspondent.
Augustin commence en notant que " sans aucun doute Dieu est une substance, latin substantia, ou
bien, si l'on préfère, une essence, essentia, ce que les Grecs appellent ousia. De même en effet que du
verbe latin sapere dérive le mot sapientia (la sapience, la sagesse), de même que du mot connaître
dérive le mot connaissance, de même du mot latin esse (qui signifie : être, exister) dérive essentia428. "
L'essentia signifie : ce qu'est un être, sa nature ou son essence. Peut-être aussi : le fait d'exister.
Nous remarquons que le mot grec ousia, qui, rappelons-le, signifie la substance individuelle
concrète, et aussi l'essence universelle, dérive ici, dans sa traduction latine essentia, vers la deuxième
signification.
Augustin relève un argument des théologiens ariens : " Parmi les nombreux arguments que les
Ariens ont l'habitude d'opposer à la foi catholique, celui-ci constitue à leurs yeux la machine la plus
puissante : Tout ce qui est dit de Dieu, tout ce qui est compris au sujet de Dieu, tout cela est dit, non du
point de vue de l'accident, mais du point de vue de la substance. C'est pourquoi, être inengendré, pour
le père, cela concerne sa substance. Et être engendré, pour le fils, cela concerne aussi sa substance. Or,
ce n'est pas la même chose que d'être inengendré et engendré. Par conséquent la substance du père est
différente de la substance du fils429. "
Si " inengendré " est un nom qui désigne la substance, une substance, et si " engendré " désigne
aussi une substance, alors, forcément, l'inengendré et l'engendré ne seront pas la même substance. Ce
seront deux substances distinctes.
Augustin, après Grégoire de Nazianze, répond : mais les termes " inengendré " et " engendré " ne
désignent pas des substances. Ils ne visent pas la substance en tant que telle. Ils désignent des relations
à l'intérieur de l'unique substance divine.
" En Dieu, certes, rien n'est dit du point de vue de l'accident, car rien, en Dieu, n'est muable. Et
pourtant, tout ce qui est dit de Dieu n'est pas dit du point de vue de la substance. Car il y a des choses
qui sont dites par rapport à d'autres. Par exemple, le père est dit père par rapport au fils; le fils, par
rapport au père. Cela ne constitue pas un " accident ". Car l'un est éternellement père, et l'autre
éternellement fils... Éternellement en ce sens que le fils est né éternellement et qu'il n'a jamais
commencé à être fils.
" Si l'expression de " père " était dite par rapport à lui-même, et non par rapport au fils; si
l'expression de " fils " était dite par rapport à lui-même, le fils, et non par rapport au père; alors ce serait
du point de vue de la substance que l'un serait appelé " père " et l'autre " fils ".
" Mais puisque le père n'est appelé " père " que par le fait qu'il lui existe un fils; puisque le fils
427
AUGUSTIN, De Trinitate, I, 5, 8.
428
AUGUSTIN, De Trinitate, V, 2, 3.
429
AUGUSTIN, De Trinitate, V, 3, 4.
263

n'est ainsi appelé que par le fait qu'il a un père, cela prouve bien que ces expressions de " père " et de "
fils " ne sont pas dites selon la substance, du point de vue de la substance. Car chacun d'eux, le père et
le fils, n'est pas appelé ainsi par rapport à soi-même, mais par rapport à l'autre, et réciproquement...
" C'est la raison pour laquelle, quoique ce soit différent d'être père et d'être fils, cependant ce ne
sont pas des substances différentes. Car ces appellations de " père " et de " fils " ne sont pas dites du
point de vue de la substance, en vue de signifier la substance, mais en un sens relatif, en vue de
signifier une relation430. "
La paternité n'est pas un terme qui désigne la substance, une substance, mais un terme qui
désigne une certaine relation. De même pour la filiation : " être fils de... " ne désigne pas la substance
d'un être, mais une certaine relation par rapport à celui qui est son père.
De même les expressions : voisin, ami, client, ennemi, etc. Elles désignent toutes, non pas des
substances, mais des relations. On peut, en restant la même substance, le même être, cesser d'être le
voisin d'un tel, devenir l'ami, ou cesser d'être l'ami d'un autre, être un bon client ou un mauvais client,
et ainsi de suite.
Eh bien, de même, ou plutôt d'une manière analogue, en Dieu, la paternité et la filiation sont des
relations, qui n'altèrent aucunement l'unité, la simplicité absolue de la substance.
Si les termes : paternité, maternité, filiation, — et donc père, mère, fils, voisin, ami, ennemi,
client, etc., —désignaient des substances, des êtres, nous verrions, à chaque paternité, maternité, amitié
nouvelle, ou inimitié nouvelle, notre propre substance s'accroître d'une nouvelle substance! Nous
serions composés d'une pluralité de substances, et nous perdrions des substances dès lors que nous
cesserions d'être un bon client, ou le voisin d'un tel, ou l'ennemi d'un autre...
" C'est pourquoi, continue Augustin, tenons surtout bien ceci : tout ce qui est dit par rapport à lui-
même, de Dieu, cela est dit d'une manière substantielle. Ce qui est dit par rapport à quelque chose, cela
n'est pas dit d'une manière substantielle, mais relative. Si puissante est l'identité de substance dans le
père et le fils et l'esprit saint, que tout ce qui est dit de chacun d'eux, comme se rapportant à eux-
mêmes, cela n'est pas dit d'une manière plurale, au pluriel, et on ne peut pas en faire la somme. Cela est
dit au singulier. Le père est Dieu, le fils est Dieu, l'esprit saint est Dieu. Cela est dit selon la substance,
du point de vue de la substance, personne n'en cloute. Et cependant nous ne disons pas trois dieux, mais
nous disons qu'elle est un seul Dieu, l'éminente trinité. Ainsi le père est grand, grand est le fils, grand
l'esprit saint : et pourtant ce ne sont pas trois " grands ", mais un seul grand. Ce n'est pas seulement au
sujet du père, comme le pensent certains, à tort, mais c'est du père et du fils et de l'esprit saint qu'il est
écrit : " Tu es grand, toi, seul Dieu " (Ps 86, 10). Et le père est bon, bon le fils, bon l'esprit saint : cela
ne fait pas trois " bons ", mais un seul bon... Lorsqu'on prononce le nom de " père ", c'est le père pris en
lui-même qui est désigné. Lorsqu'on prononce le nom de " Dieu ", c'est lui, le père, et le fils et l'esprit
saint qui sont nommés, car le Dieu unique est trinité431. "
" Tout-puissant est le père, tout-puissant le fils, tout-puissant l'esprit saint : et pourtant cela ne fait
pas trois " tout-puissants ", mais un seul et unique tout-puissant, duquel toutes choses, par qui toutes
choses, en qui toutes choses (Rm n, 36). Tout ce qui est dit Dieu et qui se rapporte à lui-même, même si
cela est dit des " personnes " singulières, est dit au singulier, c'est-à-dire du père, et du fils et de l'esprit
saint, et simultanément de la trinité elle-même, non pas au pluriel, mais au singulier432. "
Nous avons lu précédemment comment, dans la lettre 189 adressée à Eusthate, Basile écrit, en
mettant le sujet et le verbe au singulier : " Il sanctifie, il vivifie, il illumine, il console, et toutes choses
semblablement, le père et le fils et l'esprit saint... " Nous avons vu qu'on le lui reprochait, et qu'il s'en
expliquait. L'opération de Dieu est unique, unique est sa nature, unique sa volonté. Les trois de la sainte
430
AUGUSTIN, De Trinitate, V, 5, 6.
431
AUGUSTIN, De Trinitate, V, 8, 9.
432
Ibid.
264

triade ne sont pas trois sujets d'opération.


Augustin, ici, expose exactement la même doctrine, qui est la doctrine de l'orthodoxie. Les "
personnes " de la sainte triade n'ont pas chacune son action propre : ce serait diviser la sainte triade.
Nous avons vu précédemment aussi comment Basile le Grand distingue entre ousia, la substance,
et l’hypostase. Nous avons vu aussi que son analyse n'est pas pleinement satisfaisante, parce qu'il tend
à comprendre ousia dans le sens de : essence universelle.
Nous avons vu aussi comment Basile, puis Grégoire de Nazianze, écrivaient à leurs
correspondants : ces pauvres Italiens, avec la grossièreté de leur langue, l'indigence de leur vocabulaire,
ils sont incapables de désigner avec la précision suffisante les termes techniques nécessaires à la sainte
théologie ! Nous autres Grecs, nous avons le vocabulaire requis...
Nous avons vu déjà comment un Latin, Jérôme, se fait du souci pour faire correspondre les deux
systèmes linguistiques.
Voici maintenant Augustin affronté avec le même problème, examinant les mêmes difficultés,
qu'il regarde du côté latin :
" J'appelle essence, essentiel, ce qui en grec est appelé ousia, et que, d'une manière plus usuelle,
nous appelons substance, substantia.
" Les Grecs disent aussi hypostasis. Mais je ne sais pas quelle différence ils font entre ousia et
hypostasis. Car la plupart de ceux des nôtres (catholiques) qui traitent de ces questions en langue
grecque, ont eu l'habitude de dire : mia ousia, treis hypostaseis, une seule ousia ou substance, et trois
hypostases. En latin, cela donne : une seule essence, trois substances.
" Mais parce que nos habitudes de langage font que, lorsque nous disons : essentia, essence, nous
comprenons la même chose que lorsque nous disons substance, substantia, — pour cette raison, nous
n'osons pas dire : une seule essence, trois substances. Mais nous disons : une seule essence ou
substance, et trois personnes, personas.
C'est de cette manière que se sont exprimés beaucoup de Latins, qui traitaient de ces questions, et
tout à fait dignes de confiance, ayant autorité, tout simplement parce qu'ils n'ont pas trouvé une autre
manière, plus adéquate, pour exprimer avec des mots ce qu'ils comprenaient sans mots.
" En effet, puisque le père n'est pas le fils, puisque le fils n'est pas le père, et puisque l'esprit saint
qui est aussi appelé " don de Dieu " n'est ni le père ni le fils, ils sont donc trois. Et c'est pourquoi il est
dit au pluriel : " Moi et mon père nous sommes un" (Jn 10, 30). Il ne dit pas : Il est un; c'est ainsi que
l'entendent les disciples de Sabellius. Mais il est écrit : " Nous sommes un. "
" Et cependant, lorsqu'on se demande : que sont les trois ? ou : trois quoi ? C'est d'une grande
indigence que souffre le langage humain.
" On dit cependant : trois personnes, très personae. Ce n'est pas tellement pour dire cela, mais
c'est pour ne pas rester sans rien dire433. "

Ce qui est beau, et grand et noble, et éclairant, chez saint Augustin, c'est la candeur avec laquelle
il aborde les problèmes. Ainsi dans la discussion d'un problème qui l'a préoccupé toute sa vie : celui de
l'origine de l'âme, avec saint Jérôme 434. Ainsi pour ce problème trinitaire. Saint Augustin ne fait pas
semblant d'avoir compris lorsqu'il n'a pas bien compris. Lorsqu'il y a une difficulté, il ne la dissimule
pas.
Ici il nous dit : voilà, il y a trois objets, manifestement distincts : Dieu, le verbe incarné, et l'esprit
saint. Ces trois-là ne sont pas trois dieux. Us sont un seul Dieu. Pour dire ce que sont ces trois, on

433
AUGUSTIN, De Trinitate, V, 8, 10-9.
434
Nous l'avons expose dans notre ouvrage : la Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie
chrétienne, p. 577 et s.
265

emploie un mot, le mot persona (qui n'avait pas encore en latin, au temps d'Augustin, le sens fort qu'il a
aujourd'hui). Si nous employons ce mot, ce n'est pas tellement qu'il soit satisfaisant, ni que nous
sachions très exactement ce que nous devons mettre dessous. Mais c'est que, lorsqu'on nous demande :
et alors, trois quoi ? — il faut bien répondre quelque chose, pour ne pas rester muet !
Ce texte de saint Augustin, pour notre part, nous paraît plus éclairant, pour l'intelligence de la
théologie trinitaire, que beaucoup d'auteurs contemporains, qui mettent sous le mot personne le sens
actuel de ce terme, qui font de chaque " personne ", en Dieu, un sujet autonome, ce qui conduit
inévitablement la pensée de nos contemporains vers l'hérésie trithéiste.
Souvenons-nous de ce que dit ici saint Augustin : si nous employons le mot " personne " pour
désigner le père, le fils et l'esprit saint, ce n'est pas que nous ayons une idée très claire ni très distincte
de ce qu'il faut entendre ici par " personne ".
En tout cas, une chose est sûre, c'est que " père ", " fils " et " esprit saint " ne désignent pas trois
êtres distincts, trois sujets d'action et d'opération. Ils désignent des relations dans l'être unique qui est
Dieu, absolument un et simple.
C'est la raison pour laquelle, pour notre part, nous avons préféré ne pas écrire les trois termes "
père ", " fils " et " esprit saint " avec des majuscules, comme c'est la coutume en France : pour ne pas
suggérer au lecteur français qu'il s'agirait de trois êtres. Il ne s'agit pas de trois êtres mais de relations
dans l'être de celui dont le nom propre est " Je suis ".
Augustin développe cette doctrine des relations :
" Le nom de " père " est donc dit d'une manière relative. C'est d'une manière relative que le père
est appelé " père ". Et c'est d'une manière relative aussi qu'il est appelé " principe "... " Père " est dit tel
par rapport au fils. Il est dit " principe " par rapport à tous les êtres qui existent par lui. De même, c'est
d'une manière relative que le fils est appelé " fils ", et c'est d'une manière relative aussi qu'il est appelé "
parole " et " image ". Dans tous ces termes, on se réfère au père. Car aucun d'entre eux ne peut être
appelé " père "... Le créateur est dit tel d'une manière relative, par rapport à l'être créé, de même que le
terme de " maître " est dit relativement à l'esclave.
" Et ainsi, lorsque nous disons que le père est principe, et que le fils est principe, nous ne disons
pas qu'il existe deux principes de l'être créé. Car le père et le fils, simultanément, par rapport à l'être
créé, c'est un seul principe, unum principium est, tout comme il n'y a qu'un seul créateur, un seul
Dieu... Nous ne pouvons pas nier que l'esprit saint, lui aussi, peut être appelé à juste titre " principe ",
car nous ne le séparons pas de celui qui est appelé " créateur "... Car si nous sommes interrogés au sujet
de l'esprit saint, nous répondons, en toute vérité : Il est Dieu. Et c'est avec le père et le fils qu'il est
simultanément un seul et unique Dieu. C'est donc un seul principe, par rapport à l'être créé, qui est
appelé Dieu, et non pas deux ou trois principes435. "
De même que Dieu est un seul sujet d'action et d'opération, et qu'il n'est pas question de distribuer
les opérations entre les trois " hypostases " ou, en langage latin, " personnes ", de même il n'est pas
question de considérer, ou d'imaginer, qu'une seule hypostase ou personne soit moins que les trois
ensemble. Il n'est pas question de faire cette comptabilité, qui est valable pour les choses, pour les
êtres, mais non pas, dans l'être unique qui est Dieu, pour les relations :
" Ce n'est pas parce que Dieu est trinité, qu'il faut penser pour autant qu'il soit triple. Car si cela
était, le père seul, ou le fils seul, serait moindre que le père et le fils ensemble. Du reste, on ne voit pas
comment le père pourrait être dit seul, ou le fils seul, étant donné que toujours et d'une manière
inséparable, celui-là, le père, est avec le fils, et celui-ci, le fils, avec le père. Non pas que les deux
soient père, ou les deux fils, mais parce qu'ils sont toujours l'un par rapport à l'autre. Jamais ni l'un ni
l'autre n'est seul... C'est le père seul que nous appelons " père ", non pas qu'il soit séparé du fils, mais

435
AUGUSTIN, De Trinitate, V, 13, 14.
266

parce que les deux ne sont pas à la fois père.


" Puisque donc il est aussi grand, le père seul, ou le seul fils, ou le seul esprit saint, que l'est le
père, et le fils et l'esprit saint ensemble. Dieu ne peut être dit d'aucune manière triple436. "
Au livre Vil de son grand traité consacré à la trinité, Augustin revient sur les problèmes de
vocabulaire, de langage, sur le passage entre la langue grecque et la langue latine. Il explique de
nouveau pourquoi il a bien fallu trouver un nom, un mot, qui désigne, en commun, les trois " objets "
de la pensée théologique. Ce mot qui les désigne, c'est le mot latin persona :
" Four parler de ce qui est indicible, pour que nous puissions dire d'une certaine manière ce qui ne
peut d'aucune manière être exprimé, les Grecs qui sont des nôtres (= chrétiens) ont dit : une essence,
trois substances, una essentia, très substantiae437. Les Latins ont dit : une essence, ou substance, trois
personnes. Car, comme nous l'avons déjà dit, dans notre langue, c'est-à-dire en latin, essence et
substance ont le même sens. Et pour autant que l'on comprenne d'une manière analogique 438 ce qui est
dit ainsi, on a trouvé bon de s'exprimer ainsi lorsqu'on se demandait : que sont les trois ? Car la foi
authentique annonce ouvertement que ces trois existent, puisqu'elle ne dit pas que le père est le fils, et
puisque l'esprit saint, qui est le don de Dieu, elle dit qu'il n'est pas le père ni le fils.
" Lorsque donc on se demande : trois quoi ? Ou : que sont-ils, ces trois ? — nous sommes
convenus de trouver un terme spécial, un nom général, par lequel puissent être englobées ces trois
choses. Mais aucun terme ne se présente à l'esprit, parce que la suréminence de la divinité excède la
capacité du langage usuel.
" Car Dieu est pensé d'une manière plus vraie qu'il n'est dit, et il est d'une manière plus vraie qu'il
n'est pensé.
" Lorsque nous disons que Jacob n'est pas le même qu'Abraham, qu'Isaac n'est ni Abraham ni
Jacob, nous reconnaissons qu'ils sont trois. Mais si l'on nous demande : trois quoi ? Nous répondons :
trois hommes. Nous les appelons alors d'un terme spécial, au pluriel. Nous utilisons un terme général,
si nous disons : trois êtres animés439.
" Le père, donc, et le fils et l'esprit saint, puisqu'ils sont trois, nous nous demandons : trois quoi ?
et : qu'ont-ils de commun ?
" Ce qui leur est commun, ce n'est pas ce qu'est le père : ils seraient pères réciproquement l'un
pour l'autre. Comme des amis, puisque le terme d'ami est dit relativement à chacun d'entre eux, peuvent
être dits : trois amis.
" Ici, il n'en va pas de même, car seul le père, ici, est père. Et il n'est pas père de deux, mais
seulement d'un unique fils. Et il n'y a pas trois fils, car le père, là, n'est pas fils, ni l'esprit saint. Et il n'y
a pas non plus trois esprits saints, car l'esprit saint, en sa signification propre par laquelle il est dit
aussi : don de Dieu, n'est pas le père ni le fils. Quoi donc, ces trois ? Si nous disons : trois personnes,
alors leur est commun cela qui est la personne. C'est donc un nom spécial, ou général pour eux, si nous
observons les habitudes du langage. Mais là où il n'y a aucune différence de nature, certaines
attributions peuvent être énoncées d'une manière si générale, qu'elles peuvent aussi être énoncées d'une
manière spéciale.
" C'est une différence de nature qui fait que le laurier, le myrte et l'olivier, ou encore le cheval, le
bœuf et le chien, ne peuvent pas être désignés par un nom spécial. On ne peut pas dire : ce sont trois
lauriers. Ou : trois chiens. Mais on est obligé d'utiliser un terme général : trois arbres, trois animaux.
" Mais ici, là où il n'y a aucune diversité d'essence, il importe qu'ils aient un nom spécial, ces
trois. Et ce nom, on ne le trouve pas.
436
AUGUSTIN, De Trinitate, VI, 7, 9-8.
437
Augustin traduit ainsi en latin, nous nous en souvenons, l'expression grecque : mia ousia, tres hypostaseis.
438
Allusion à 1 Co 13, 12 : " Nous voyons maintenant à travers un miroir, en comparaison, en analogie, en allusion ".
439
AUGUSTIN, De Trinitate, VII, 4, 7.
267

" Car le terme de " personne " est un nom général, si bien que l'homme aussi peut être dit " une
personne ", alors qu'une si grande différence existe entre l'homme et Dieu440. "
Mais alors " pourquoi ne disons-nous pas : trois dieux ? Puisque le père est une personne, le fils
une personne, et l'esprit saint une personne, il y a donc trois personnes. Mais puisque le père est Dieu,
le fils est Dieu, et l'esprit saint est Dieu, pourquoi n'y a-t-il pas trois dieux ?
" Ou bien au contraire, puisque ces trois, par une indicible union, sont un seul Dieu, pourquoi ne
disons-nous pas : une seule personne ? En sorte que nous ne pourrions pas dire : trois personnes,
quoique chacune d'entre elles, nous l'appelions personne ; de la même manière que nous ne pouvons
pas dire : trois dieux, quoique, chacun d'entre eux nous l'appelions Dieu, le père, le fils ou l'esprit saint?
" Est-ce parce que l'Écriture ne dit pas : trois dieux ?
" Mais nous n'avons trouvé nulle part non plus dans l'Écriture la mention de trois personnes...
" Si l'essence est un nom spécial commun aux trois, pourquoi ne les dit-on pas : trois essences,
comme on dit qu'Abraham, Isaac et Jacob sont trois hommes, parce que le mot homme est un nom qui
désigne l'espèce et qui est commun à tous les hommes 441 ? "
" Les Grecs disent : trois substances 442, une seule essence443, comme nous nous disons : trois
personnes, une seule essence ou substance.
" Que reste-t-il de tout cela, si ce n'est que nous devons reconnaître que ces vocables ont été
enfantés par la nécessité de parler, en un temps où il fallait se livrer à de copieuses discussions contre
les pièges ou les erreurs des hérétiques ?... On a craint de dire : " trois essences ", afin de ne pas laisser
à entendre que, dans cette suprême égalité qui est propre à Dieu, il y ait quelque diversité.

" Inversement, on ne pouvait pas dire qu'il n'y avait pas trois quelque chose444. Sabellius l'avait
dit, et c'est pour cela qu'il est tombé dans l'hérésie.
" A partir des écritures, on connaît d'une manière absolument certaine ce qu'il faut croire
pieusement, et cela est aperçu d'une manière indubitable par l'esprit : le père existe, et le fils, et l'esprit
saint; et le fils n'est pas le même que le père, et l'esprit saint n'est pas le même que le père et le fils.
" On s'est demandé comment nommer ces trois objets 445, et on a dit : " substances 446 ", ou : "
personnes ". Par ces noms, on n'a pas voulu signifier une diversité, mais on n'a pas voulu non plus de la
singularité. En sorte que non seulement, par là, on a laissé entendre qu'il y avait une unité, par le fait
que l'on disait : une seule essence; mais de plus on faisait comprendre qu'il y avait une trinité, par le fait
que l'on disait : trois substances 447 ou personnes.
" Car si, pour Dieu, être c'est subsister, dans ce cas il ne fallait pas dire : trois substances, de
même qu'on ne dit pas : trois essences. De même que pour Dieu, être c'est être sage : c'est pourquoi,
comme nous ne disons pas : trois essences, —- nous ne disons pas non plus : trois sagesses. Ainsi,

440
AUGUSTIN, De Trinitate, VII, 4, 7.
441
AUGUSTIN, De Trinitate, VII, 4, 8.
442
Tres substantias ; Augustin traduit ainsi en latin, nous l'avons vu, le grec treis hypostaseis, qui ne signifie pas, pour les
pères de langue grecque, trois substances, au sens où nous l'entendons, nous, aujourd'hui. Pour dire ce que nous appelons
substance, ils ont le mot ousia.
443
Unam essentiam ; Augustin traduit ainsi le grec mian ousian, qui signifie une seule substance, individuelle et concrète, et
non pas une seule essence universelle abstraite, Pour Augustin, essentia et substantia sont à peu près synonymes, nous
l'avons vu.
444
Non esse tria quaedam.
445
Quaesivit quid tria diceret.
446
Et dixit substantias ; de nouveau Augustin traduit ainsi l'expression grecque hypostaseis.
447
Tres substantiae vel personae ; même remarque que précédemment. En traduisant le grec hypostasis par le latin
substantia, puisque par ailleurs hypostasis correspond à ce que les latins appelaient, eux, persona, il en résulte que
substantia et persona dans cette traduction, deviennent synonymes !
268

puisque pour lui être Dieu, c'est être, il n'est pas permis de dire : trois essences, pas plus que : trois
dieux 448. "
" Les Grecs, s'ils le voulaient, comme ils disent : trois substances (= trois hypostases), pourraient
dire : trois personnes (= trois prosôpa). Mais ils ont préféré la première expression, qui est peut-être
plus conforme aux habitudes de leur langue.
" Car c'est la même idée qui se trouve dans l'expression : les personnes. Pour Dieu, être n'est pas
autre chose qu'être une personne, mais c'est tout à fait la même chose.
" Car si : être, se dit par rapport à Dieu lui-même, " personne " se dit dans un sens relatif. Nous
disons : trois personnes, le père et le fils et l'esprit saint, comme on dit : trois amis, ou trois parents, ou
trois voisins, parce qu'ils sont tels les uns par rapport aux autres, et non pas parce que chacun d'entre
eux l'est pour soi-même. C'est pourquoi, l'un quelconque de ces amis, l'est des deux autres; de même
pour un proche parent, ou un voisin, car ces noms ont une signification relative...
" Dans la trinité, lorsque nous nommons la personne du père, nom ne disons pas antre chose que
la substance du père.
" De même que la substance du père, c'est le père lui-même, non pas en tant qu'il est père, mais
en tant qu'il est; ainsi la personne du père n'est pas autre chose que le père lui-même449.
" Pourquoi donc ne disons-nous pas que ces trois objets (haec tria) sont ensemble une seule
personne, unam personam, comme nous disons une seule essence, unam essentiam, et un seul Dieu ?
Pourquoi disons-nous " trois personnes ", très personas, alors que nous ne disons pas trois dieux ou
trois essences, pourquoi, si ce n'est parce que nous voulons avoir un seul terme pour désigner ce que
signifie la trinité, afin de ne pas rester complètement muets lorsqu'on nous interroge, lorsqu'on nous
demande: trois quoi? ---puisque nous professons qu'il y a trois450. "
En commençant le huitième livre de son traité de la trinité, Augustin résume les conclusions de
ses analyses précédentes :
" Nous l'avons dit ailleurs; sont dites proprement concerner, dans la trinité, les personnes
singulières, les affirmations qui sont dites d'une manière relative l'une par rapport à l'autre, par exemple
père et fils, et le don, par l'un et l'autre, de l'esprit saint. En effet, le père n'est pas la trinité; le fils n'est
pas la trinité; le don n'est pas la trinité. Par contre, lorsqu'on exprime ce que sont les personnes
considérées chacune en elle-même, on ne parle plus de trois au pluriel, mais d'une seule réalité : la
trinité même. Ainsi, le père est Dieu; il est Dieu le fils; Dieu l'esprit saint. Il est bon, le père, bon le fils,
bon l'esprit saint. Tout-puissant le père, tout-puissant le fils, tout-puissant l'esprit saint. Et cependant, il
n'y a pas trois dieux, ou trois bons, ou trois tout-puissants. Mais un seul Dieu, bon, tout-puissant : la
trinité elle-même.
" Et il en va de même de tout autre attribut, quel qu'il soit, qui ne se dit pas des personnes
considérées dans leurs relations mutuelles, mais de chaque personne considérée en elle-même. Car tous
ces attributs se rapportent à l'essence...
" Si l'on parle de trois personnes ou de trois " substances 451 ", ce n'est pas pour faire entendre une
diversité d'essence, mais c'est pour essayer de répondre d'un seul mot à cette question : Que sont les
trois ? ou : que sont ces trois objets ?
" Si grande est l'égalité dans la trinité, que non seulement le père n'est pas plus grand que le fils,
en ce qui concerne la divinité, mais que, bien plus, le père et le fils ensemble ne sont pas quelque chose
de plus grand que l'esprit saint, et qu'aucune des trois personnes n'est une réalité moindre que la trinité

448
AUGUSTIN, De Trinitate, VII, 4, 9.
449
AUGUSTIN, DE TRINITATE, VII, 6, II.
450
Ibid.
451
Tres substantias : traduction latine du grec treis hypostaseis, qui ne signifie pas trois substances.
269

elle-même452. "
" Nous disons donc que dans cette trinité, deux ou trois personnes ne sont pas quelque chose de
plus qu'une seule d'entre elles453. "
Le bilan de ces analyses est donc clair : ce que saint Augustin appelait, en Dieu, des " personnes
", latin personne, ce n'est pas ce que nous aujourd'hui, au xx e siècle, nous appelons des personnes, à
savoir : des substances individuelles spirituelles, rationnelles, libres, autonomes, etc., ou encore des
êtres pourvus de raison et de liberté, sujets d'action. Ce n'est pas cela, mais c'est autre chose. Ce
qu'Augustin appelle des " personnes ", ce sont, en Dieu, les relations de paternité, de filiation, de
procession.
Il n'est pas possible de forcer la langue d'une époque. Si, au xx e siècle, on entend, par tel mot,
telle chose, il n'est pas possible de contraindre les gens à entendre, par ce même mot, autre chose. Pour
nous, aujourd'hui, au xxe siècle, le mot personne ne signifie pas une relation, mais une substance, un
être. C'est bien pourquoi, comme nous l'annoncions dès le début de cette partie consacrée à la trinité, si
nous disons, aujourd'hui, au xxe« siècle : " trois personnes ", — les gens comprennent : trois êtres.
C'est-à-dire que, par la main, nous les conduisons au trithéisme. On peut déplorer que les mots aient
changé de sens, mais nous n'avons pas la puissance de changer le fait.
C'est donc, nous semble-t-il, plutôt au théologien à s'adapter à ces modifications du langage, et à
dire, dans une autre langue, dans la langue nouvelle que parlent les gens, ce qu'il veut dire.
Quelques personnes aujourd'hui de par le monde savent que dans le latin des théologiens persona
ne désigne pas une substance, un être, mais une relation.
Il n'est pas possible, dans les traductions des ouvrages de théologie, ou dans la catéchèse, de
continuer à supposer que ce langage est connu, compris, alors qu'il ne l'est pas.

Une lettre du pape Léon.

Le 21 juillet 447 le pape Léon I, dit Léon le Grand, écrit à un évêque espagnol à propos des
doctrines de Priscillien. Priscillien était un théologien chrétien qui vers les années 370-375 enseigna
une doctrine qui rappelait à plusieurs égards le manichéisme. C'était en tout cas une sorte de gnose.
Priscillien fut cependant élu évêque d'Avila. Ses idées furent condamnées par le concile de Saragosse
en 380, puis à Bordeaux en 384. Priscillien fit appel à l'empereur. Celui-ci, Maxime, le condamna à être
décapité, malgré l'intervention de saint Martin de Tours (385-386).
Parmi les doctrines attribuées à la secte de Priscillien, les pères relèvent fréquemment une
doctrine trinitaire qui leur rappelle celle de Sabellius. Un paragraphe de la lettre de Léon le Grand est
consacré à cette résurgence de l'hérésie sabellienne. Elle nous permet de saisir une fois de plus ce que
l'orthodoxie rejette dans l’interprétation par Sabellius du dogme trinitaire.
Voici ce qu'écrit le pape Léon :
" … Quelle opinion impie ont de la divine trinité ceux qui affirment que, du père et du fils et de
l'esprit saint, unique et identique est la personne, comme si le même Dieu était nommé maintenant père,
maintenant fils, maintenant esprit saint; et que ce n'était pas un autre qui a engendré, un autre qui a été
engendré, un autre qui procède de l'un et de l'autre; mais que l'unité singulière pouvait être acceptée en
trois termes (trois mots : vocalises), certes, mais non en trois personnes.
" Ce genre de blasphème, ils l'ont pris à la doctrine de Sabellius, dont les disciples sont appelés à
juste titre : " ceux qui font souffrir le pire ". Car si le fils est le même que le père, la croix du fils est la
souffrance du père. Et tout ce que dans la condition d'esclave le fils a supporté en obéissant au père,

452
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, 1. Nous avons utilisé, pour plusieurs phrases, la traduction française du P. Agaësse, éd. cit.
453
AUGUSTIN, De Trinitate, VIII, 1, 2.
270

tout cela le père lui-même l'a assumé en lui-même.


" Cela est contraire sans ambiguïté à la foi catholique, qui professe que la trinité de la divinité est
consubstantielle en ce sens que le père et le fils et l'esprit saint sont indivisés, sans confusion, éternels
sans temporalité, égaux sans différence. Ainsi croit-elle.
Car l'unité dans la trinité, ce n'est pas la même personne, mais la même essence qui l’accomplit454.
"
Nous l'avons vu dès que nous avons abordé les doctrines de Noët, de Praxeas et de Sabellius : si
l'on n'admet pas une distinction réelle entre le père et le fils, il n'est pas possible d'échapper à une
doctrine gnostique de Y aliénation de la substance divine dans l'incarnation et la crucifixion. C'est
justement cette doctrine de l'aliénation que l'orthodoxie a toujours rejetée. Lorsque Jésus le christ
parcourait les routes de Galilée, lorsque le christ est mort, Dieu reste transcendant et il n'est pas soumis
à la douleur. L'incarnation n'est aucunement une aliénation de la substance divine. Elle ne compromet
aucunement l'absolue et éternelle transcendance de Dieu. Elle est communication de la vie divine à
l'homme, mais non tragédie en Dieu.
Ce n'est pas un hasard si la doctrine de Priscillien, qui appartient à la grande famille des systèmes
gnostiques, a repris cette doctrine de l'aliénation et de la passion de la substance divine, que l'on trouve
dans le système manichéen.
Ce n'est pas non plus un hasard, si, au xix e siècle, la théosophie de Hegel a interprété de nouveau
d'une manière typiquement gnostique l'incarnation, a identifié celle-ci à une aliénation de la substance
divine, et a voulu réintroduire en Dieu la tragédie455.
Reste à savoir en quoi exactement consiste la distinction objective entre le " fils " et le " père ".
Nous l'avons vu dès le début de cette partie : si l'on entend par " fils ", et " fils de Dieu ",
Ieschoua de Nazareth pris concrètement, la distinction entre le pète et le fils correspond à la distinction
qui existe entre Dieu, pris en lui-même, d'une part, et Dieu uni à l'humanité qu'il assume, d'autre part.
En Ieschoua de Nazareth, qui est Dieu assumant la nature humaine dans l'unité d'une personne (au sens
concret, cette fois-ci, du terme), il faut distinguer deux natures, la divine et l'humaine. En sorte qu'il est
permis de dire, à cause de l'unité de personne, à cause de l'union, que Dieu est né, que Dieu a souffert
sur la croix, et que Dieu est mort. C'est ce qu'on appelle, nous l'avons vu, la communication des
propriétés (idiômatôn). Mais on n'a pas le droit de dire que la divinité est née, que la divinité a souffert;
il est absurde de dire que la divinité est morte. C'est-à-dire que, dans l'unique personne qui est
Ieschoua de Nazareth, la nature divine, en tant que telle, reste absolument impassible et
transcendante lors de l'incarnation. Elle est tellement impassible que, nous l'avons vu, pour saint
Thomas d'Aquin, l'incarnation est une union, cette union est une relation, et cette relation est réelle,
prise du côté de la nature humaine assumée, mais de pure raison, ou logique, prise du côté de Dieu qui
assume. Le logos de Dieu, qui est Dieu, n'est aucunement altéré, ni affecté, par l'incarnation. La
transcendance de Dieu est absolue.
Nous l'avons dit en examinant le modalisme : notre hypothèse de travail, en ce qui concerne le
modalisme, est celle-ci : ce que l'orthodoxie a rejeté dans la doctrine de Noêtos, de Praxeas et de
Sabellios, ce n'est certes pas le monothéisme absolu qui est celui de l'orthodoxie, c'est la doctrine, que
l'on retrouve chez le théosophe Priscillien, et selon laquelle Dieu aurait souffert sur la croix.
L'incarnation serait une aliénation, un exil de la substance divine.
Cela, l'orthodoxie ne le veut pas. Et c'est pourquoi elle tient à maintenir absolument la distinction
entre le père et le fils.
Mais cette distinction, à son tour, ne correspond-elle pas, au fond, à la distinction qui existe, clans
454
LEON I, " Quam laudabiliter " ; ES 284.
455
Nous avons donné quelques références et quelques textes dans notre appendice consacré à la théosophie germanique, la
Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne, p. 734 et s.
271

Jésus de Nazareth pris concrètement, entre la nature divine et la nature humaine ? Le père n'a pas
souffert sur la croix. Mais le logos de Dieu, en tant que tel, la nature divine du christ, n'a pas souffert
non plus sur la croix.
La distinction entre le père et le fils, que souligne le pape Léon, est-elle la distinction entre Dieu
et son propre logos, ou bien la distinction objective qui existe entre Dieu et Jésus de Nazareth, qui est le
logos de Dieu incarné ?
Le problème soulevé est toujours celui des deux langages : le langage concret, celui des
professions de foi solennelles, qui appelle " fils " Jésus de Nazareth; et le langage abstrait, spéculatif,
métaphysique, qui appelle " fils " le logos de Dieu pris en lui-même.

Une formule de foi du Ve siècle.

Une formule de foi apparaît vers la fin du ve siècle. Elle avait été attribuée au pape Damase, et à
saint Jérôme. Les spécialistes pensent aujourd'hui qu'elle doit être issue de la Gaule méridionale plutôt
que de l'Espagne.
Nous croyons en un seul Dieu, père tout-puissant, et en notre seul seigneur Jésus christ fils de
Dieu, et en un seul esprit saint (qui est) Dieu.
" Ce ne sont pas trois dieux que nous honorons et professons, mais le père et le fils et l'esprit
saint, c'est un seul Dieu que nous honorons et professons.
" Il n'est pas un seul Dieu, comme s'il était solitaire, et ce n'est pas le même, celui qui pour lui-
même est père, et celui qui est fils. Mais le père, c'est celui qui a engendré, et le fils, c'est celui qui a été
engendré, et l'esprit saint n'est pas engendré ni inengendré, il n'est pas créé, il n'est pas fait, mais il
provient du père (et du fils). Il est coéternel au père et au fils, et co-égal, et co-opérateur...
" Par conséquent, au nom du père et du fils et de l'esprit saint, c'est un seul Dieu que nous
professons, car " dieu " est un nom qui désigne la puissance, non la propriété.
" Le propre nom du père, c'est " père "; le propre nom du fils, c'est" fils "; le propre nom de
l'esprit saint, c'est" esprit saint ".
" Et dans cette trinité, c'est un seul Dieu que nous croyons 456 ".
La même formule de foi, jadis attribuée au pape Damase, exprime ce que l'on pense de
l'incarnation :
" Le fils, à la fin du temps, pour nous sauver et accomplir les écritures, est descendu du père. Et
cependant, il n'a jamais cessé d'être avec le père. Il a été conçu de l'esprit saint, il est né de Maria la
vierge. Il a pris, assumé (suscepit) la chair, l'âme, la capacité de sentir, c'est-à-dire l'homme complet. Et
il n'a pas perdu ce qu'il était, mais il a commencé d'être ce qu'il n'était pas.
" Car lui qui était Dieu, il est né homme, et lui qui était né homme, il opère comme Dieu. Et lui
qui opère comme Dieu, il meurt comme un homme. Et lui qui meurt comme un homme, comme Dieu il
resurgit457. "

Une formule du Ve ou VIe siècle.

Un symbole issu de la Gaule méridionale au ve ou au vie siècle :


" La clémente trinité est une seule divinité. Par conséquent le père et le fils et l'esprit saint, c'est

456
Formula "Fides Damasi " nuncupata, ES 71.
457
Formula " Fides Damasi " nuncupata, ES 72.
272

une seule source, une seule force, une seule puissance. Le père est Dieu, le fils est Dieu, l'esprit saint
est Dieu. Mais nous ne disons pas trois dieux, mais nous professons un seul Dieu d'une manière très
pieuse.
" Car en nommant trois personnes, nous professons qu'unique est la substance, par la voix
catholique et apostolique.
" Ainsi donc il y a le père, et le fils et l'esprit saint, et les trois sont un.
" Trois, qui ne sont pas confondus, ni séparés, mais conjoints d'une manière distincte, et distincts
tout en étant conjoints. Unis par la substance, mais distingués par les noms; conjoints par la nature,
distincts par les personnes. Égaux par la divinité, assemblables par la majesté, unis de cœur par la
trinité458. "

Symbole " Quicumque " dit " d'Athanase ".

On pense que le symbole dit d'Athanase provient de la Gaule méridionale, peut-être de la


province d'Arles. Il date de la seconde moitié du v e siècle. Son auteur est inconnu. Petit à petit il a
acquis une autorité considérable aussi bien en Occident qu'en Orient.
" Quiconque veut être sauvé, avant toute chose il est nécessaire qu'il tienne la foi de l'église
universelle. Cette foi, si quelqu'un ne la garde pas entière et sans lui faire violence, sans aucun doute il
s'en va à sa destruction pour l'éternité.
" La foi de l'église universelle, la voici :
" Nous vénérons un seul Dieu dans la trinité, et la trinité dans l'unité. Nous ne confondons pas les
personnes, et nous ne séparons pas la substance. Autre est en effet la personne du père, autre celle du
fils, autre celle de l'esprit saint. Mais du père et du fils et de l'esprit saint, unique est la divinité, égale la
gloire coéternelle, la majesté.
" Tel le père, tel le fils, tel l'esprit saint : incréé le père, incréé, le fils, incréé l'esprit saint; sans
limites le père, sans limites le fils, sans limites l'esprit saint; éternel le père, éternel le fils, éternel
l'esprit saint. Et pourtant, il n'y a pas trois éternels, mais un seul et unique éternel; de même qu'il n'y a
pas trois incréés, ni trois sans limites, mais un seul incréé et un seul sans limites.
" D'une manière semblable, tout-puissant est le père, tout puissant le fils, tout-puissant l'esprit
saint; et cependant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul et unique tout-puissant.
" Ainsi, il est Dieu, le père, Dieu, le fils, Dieu, l'esprit saint; et cependant, il n'y a pas trois dieux,
mais un seul Dieu.
" Ainsi, il est seigneur, le pète, seigneur, le fils, seigneur, l'esprit saint. Et cependant il n'y a pas
trois seigneurs, mais un seul seigneur.
" Car, de même que nous sommes poussés par la vérité chrétienne à reconnaître que chaque
personne prise à part est Dieu et seigneur, ainsi, dire trois dieux ou trois seigneurs, la doctrine de
l'église universelle nous l'interdit.
" Le père n'a été fait par personne, ni créé, ni engendré.
" Le fils est du père seul. Il n'a pas été fait, ni créé, mais engendré.
" L'esprit saint est du père et du fils. Il n'a pas été fait, ni créé, ni engendré. Mais il s'avance
(procèdent).
" Unique est donc le père, il n'y a pas trois pères. Unique le fils, il n'y a pas trois fils. Unique
l'esprit saint, et non pas trois esprits saints.
" Et dans cette trinité, il n'y a rien d'antérieur ou de postérieur, rien de plus grand ou de plus petit,
mais toutes les trois personnes sont coéternelles l'une à l'autre et co-égales.

458
Symbolum " Clemens Trinitas", ES 73.
273

" En sorte que par toutes choses, comme cela a déjà été dit plus haut, l'unité doit être vénérée
dans la trinité, et la trinité dans l'unité.
" Que celui, donc, qui veut être sauvé, pense ainsi au sujet de la trinité.
" Mais il est nécessaire au salut éternel qu'il croie aussi d'une manière fidèle l'incarnation de notre
seigneur Jésus christ. La foi droite, c'est que nous croyions et professions ceci : que notre seigneur
Jésus christ fils de Dieu est Dieu et homme. Il est Dieu, engendré de la substance du père avant les
siècles, et il est homme né de la substance de sa mère dans le siècle.
" Dieu parfait, homme parfait, constitué d'une âme rationnelle et d'une chair humaine.
" Égal au père selon la divinité, moindre que le père selon l'humanité.
" Qui, quoiqu'il soit Dieu et homme, n'est pas cependant deux, mais il est un seul christ.
" Un non pas par la transformation de la divinité en chair, mais par l'assomption de l'humanité en
Dieu.
" Un absolument, non pas par la confusion de la substance, mais par l'unité de la personne.
" Car, de même que l'âme rationnelle et la chair, cela est en seul homme, ainsi Dieu et l'homme,
c'est un seul christ.
" Qui a souffert pour notre salut, est descendu aux enfers; le troisième jour est ressuscité des
morts, est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu, d'où il viendra juger les vivants et les morts.
" A sa venue tous les hommes ont à ressusciter avec leurs corps, et ils devront rendre compte de
leurs actes propres. Ceux qui ont fait le bien iront dans la vie éternelle. Ceux qui ont fait le mal au feu
éternel.
" Voilà ce qu'est la foi de l'église universelle. Si quelqu'un ne lui accorde pas sa foi fidèlement et
fermement, il ne pourra pas être sauvé459. "

Lettre du pape Hormisdas.

Dans une lettre adressée à l'empereur Justinien, le 26 mars 521, le pape Hormisdas écrit :
" Car si Dieu est trinité, c'est-à-dire père et fils et esprit saint, Dieu est un, comme le dit tout
spécialement le Législateur (Moïse) : " Écoute Israël, le seigneur (Yhwh dans le texte hébreu) notre
Dieu est un seul seigneur (Yhwh)... " (Dt 6, 4).
" Celui qui comprend les choses autrement (celui qui pense autrement), il est nécessaire que, ou
bien il divise la divinité en une multiplicité (en plusieurs), ou bien qu'il impose la passion (la souffrance
de la croix) à l'essence même de la trinité. Cela revient, ou bien à introduire une pluralité de dieux, à la
manière du paganisme, ou bien à attribuer une peine sensible à cette nature qui est étrangère à toute
passion.
" C'est une seule chose, la sainte trinité; elle n'est pas multipliée par le nombre ; elle ne croît pas
par quelque augmentation460. "

Par ce document du pape Hormisdas, nous constatons une fois de plus que ce que l'orthodoxie
abhorre dans l'interprétation de type sabellien, c'est qu'elle revient à attribuer à Dieu, à la nature divine,
à l'essence divine, la souffrance de la croix. Elle conduit à une doctrine de type gnostique selon laquelle
la divinité serait soumise à la douleur, serait aliénée ou exilée dans le monde et l'histoire humaine. C'est
pour préserver la transcendance absolue de Dieu, qui est impassible, que l'orthodoxie enseigne la
distinction objective entre le " fils ", qui est le verbe incarné, et le père, qui n'est pas incarné.

459
Symbolum" Quicumque " pseudo-Athanasium, ES 75-76.
460
Ep. " Inter ea quae" ad Iustinum imperatorem, 26 mars 521; ES 367. ,
274

Concile de Braga.

En 563, un concile tenu à Braga et dirigé tout spécialement contre les doctrines des disciples de
Priscillien, définit de nouveau la distinction des personnes :
" Si quelqu'un ne reconnaît pas que le père, le fils et l'esprit saint sont trois personnes d'une seule
substance et puissance et pouvoir, comme l'enseigne l'église catholique et apostolique, mais dit qu'il n'y
a qu'une seule personne, et solitaire, en sorte que le père lui-même c'est le fils, qu'il est aussi l'esprit "
interprète " (paraclitus), comme l'ont dit Sabellius et Priscillien, — qu'il soit anathème 461. "

Conciles de Tolède.

Le premier concile de Tolède, en 400 ou 405, a produit un symbole, dit" Symbole de Tolède 1 "
qui comporte une expression importante de la doctrine trinitaire462.
Le troisième concile de Tolède a produit aussi une formule de foi trinitaire 463. Le quatrième
concile de Tolède en 633 nous donne encore une formule trinitaire464.
Le sixième concile de Tolède a eu lieu en 638. Nous lui devons un long exposé de la trinité, de
l'incarnation et de la rédemption465. Nous lirons quelques fragments de l'exposé de la foi proposé par le
xie concile de Tolède, en 67 5. Il récapitule le travail antérieur :

XIe Concile de Tolède (675).

" Nous professons et nous croyons que la sainte et ineffable trinité, père et fils et esprit saint est
un seul Dieu par nature, d'une seule substance, d'une seule nature, et aussi d'une seule majesté et
puissance.
" Le père n'est pas engendré, il n'est pas créé, mais il est incréé : nous le professons. Lui ne tient
son origine d'aucun être. De lui le fils a reçu naissance et l'esprit saint, procession. Par conséquent il
est, lui, la source et l'origine de toute la divinité. Il est aussi le père de son essence, lui qui, de sa
substance ineffable, a engendré d'une manière indicible le fils, et cependant n'a pas engendré autre
chose que ce qu'il est lui-même : Dieu a engendré Dieu, la lumière a engendré la lumière; de lui
provient donc " toute paternité dans le ciel et sur la terre " (Ép 3, 15).
" Le fils est né de la substance du père, sans commencement, avant les siècles, et cependant il n'a
pas été fait ; nous le reconnaissons aussi466. Car le père n'a jamais existé sans le fils, ni le fils sans le
père. Et cependant, si le fils est issu du père, le père n'est pas issu du fils, car ce n'est pas le père qui a
reçu du fils, mais c'est le fils qui a reçu du père, la génération. Le fils est donc Dieu issu du père, tandis
que le père est Dieu, mais non issu du fils. Il est certes père du fils, mais il n'est pas Dieu issu du fils.
Celui-ci, il est le fils du père, et Dieu issu du père. Et cependant, il est l'égal en toutes choses, le fils, à
Dieu père : car il n'a pas commencé à naître à un moment donné, et il n'a pas cessé. Celui-ci est d'une
seule substance avec le père. On le croit ainsi, et c'est pourquoi il est dit homoousios au père, c'est-à-
dire de la même substance avec le père. Homos, en effet, en grec, c'est " un seul '; ousia, c'est ce qu'on
appelle la substance; les deux mots conjoints, cela donne : " une seule substance ".
" Car ce n'est pas du néant, ni de quelque autre substance, mais de l'intérieur (utero) même de
461
Concile, de Braga, 563; ES 451.
462
Cf ES 188.
463
ES 470.
464
ES 485.
465
ES 490 et s.
466
Ici, le "fils ", c'est le logos éternel de Dieu.
275

Dieu, c'est-à-dire de sa substance, que ce même fils a été engendré ou est né : il faut le croire ainsi.
" Par conséquent, éternel est le père, éternel aussi le fils. Car si le père a toujours été, il a toujours
eu un fils, pour qui il était père. Et c'est pourquoi nous professons que le fils est né sans
commencement.
" Ce même fils de Dieu, de ce qu'il est engendré du père, nous ne l'appelons pas pour autant une
petite portion de la nature (divine) découpée; mais nous affirmons que le père parfait a engendré le fils
parfait sans diminution ni découpage, car il est propre à la seule divinité de ne pas avoir un fils inégal.
" Ce fils de Dieu est fils par nature, non pat adoption. Dieu père ne l'a engendré, ni par volonté ni
par nécessité. Il faut le croire ainsi. Car aucune nécessité n'a de place en Dieu, et la volonté ne précède
pas la sagesse.
" L'esprit saint, qui est la troisième personne dans la trinité, nous croyons qu'il est un seul et
même Dieu, égal, avec Dieu père et fils, d'une seule et même substance, d'une seule et même nature
aussi. Il n'est cependant pas engendré, ou créé, mais il procède des deux. Il est l'esprit des deux.
" Cet esprit saint, il n'est ni inengendré ni engendré : afin d'éviter que, si nous le disions
inengendré, nous ne disions : deux pères; ou bien si nous le disions engendré, que nous n'ayons l'air
d'enseigner deux fils.
" Celui-ci n'est pas dit seulement esprit du père, ni seulement du fils, mais il est dit simultanément
esprit du père et du fils.
" En effet, il ne procède pas du père dans le fils. Ce n'est pas non plus du fils (seul) qu'il procède
pour sanctifier la créature. Mais il fait voir qu'il procède simultanément des deux. Car il est reconnu
comme étant l'amour ou la sainteté des deux.
" Cet esprit saint est donc envoyé par les deux, comme le fils est envoyé (par le père) : nous le
croyons ainsi. Mais il n'est pas tenu pour moindre que le père et le fils, comme le fils, à cause de la
chair assumée, atteste qu'il est lui-même inférieur au père et à l'esprit saint467.
" Voilà donc l'exposé de la sainte trinité tel qu'il nous a été transmis. Elle ne doit pas être dite
triple, mais elle doit être dite et crue trinité. Et il n'est pas possible de dire correctement qu'« un seul
Dieu il y a une trinité, mais il faut dire : la trinité est un seul Dieu.
" Dans les noms de personnes, qui signifient des relations, le père se rapporte au fils, le fils au
père, l'esprit saint à tous les deux. Ces trois personnes, parce qu'elles sont dites en un sens relatif (d'une
manière relative), il en résulte qu'une seule nature ou substance est cependant crue. Et nous
n'enseignons pas trois substances, comme nous enseignons trois personnes, mais une seule substance,
et trois personnes.
" Ce que le père est, en effet, il ne l'est pas par rapport à soi-même, mais par rapport au fils ; et ce
que le fils est, il ne l'est pas par rapport à soi-même, mais il l'est par rapport au père. Semblablement
aussi, l'esprit saint ne se rapporte pas à soi-même, mais il se rapporte d'une manière relative au père et
au fils : par le fait qu'il est enseigné esprit du père et du fils.
" De même, lorsque nous disons : Dieu, cela n'est pas dit par rapport à quelque chose, comme
père est dit par rapport au fils, ou fils par rapport au père, ou esprit saint par rapport au père et au fils,
— mais c'est par rapport à soi-même (pour soi-même) spécialement qu'il est dit Dieu.
" Car si nous sommes interrogés au sujet de chacune des personnes en particulier, il est nécessaire
que nous reconnaissions qu'elle est Dieu. Il est donc Dieu, le père; il est Dieu, le fils; Dieu, l'esprit saint
: chacun l'est dit ainsi au singulier; non pas trois dieux, mais unique est Dieu.
" De même aussi le père est tout-puissant, et le fils est tout-puissant, et l'esprit saint est tout-
puissant : cela est dit au singulier; et cependant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-
puissant, de même qu'une seule lumière, un seul principe est enseigné.

467
Ici, le " fils ", c'est le logos incarné, c'est-à-dire Jésus pris concrètement.
276

" C'est donc au singulier que chaque personne est Dieu pleinement, et toutes les trois personnes,
c'est un seul Dieu; ainsi est-il reconnu et cru. Pour elles, une seule et unique, ou indivise, et égale déité,
majesté ou puissance : elle n'est pas diminuée dans chacune d'entre elles prise en particulier, et elle
n'est pas augmentée dans les trois (à la fois). Car elle n'a pas quelque chose de moins lorsque chaque
personne est appelée Dieu au singulier, ni quelque chose de plus, lorsque toutes les trois personnes sont
appelées un seul Dieu.
" Cette sainte trinité, donc, qui est un seul et véritable Dieu, ne s'écarte pas du nombre, et elle
n'est pas saisie par un nombre. Car c'est dans la relation des personnes que le nombre est discerné; mais
dans la substance de la divinité, on ne voit pas ce qui pourrait être nombre. Donc, en cela seulement
elles introduisent le nombre, en ce qu'elles sont en relations mutuelles les unes par rapport aux autres;
et en cela elles sont dépourvues de nombre, en ce qu'elles sont pour elles-mêmes (ad se). Car à cette
sainte trinité un nom de nature convient de telle sorte que, dans les trois personnes, il ne peut pas être
pluriel... Mais, parce que nous avons dit que ces trois personnes sont un seul Dieu, nous ne pourrons
pas dire pour autant que le père est le même que le fils, ou que le fils est celui qui est le père, ou que
celui qui est l'esprit saint est soit le père soit le fils. En effet, celui qui est le père n'est pas le fils, et le
fils n'est pas celui qui est père, et l'esprit saint n'est pas celui qui est soit le père soit le fils. Et cependant
le père est cela même qu'est le fils, le fils est cela même qu'est le père, le père et le fils cela même
qu'est l'esprit saint : c'est-à-dire, par nature, un seul Dieu.
" Lorsque donc nous disons que le père n'est pas celui-là même qui est le fils, on se réfère à la
distinction des personnes. Mais lorsque nous disons que le père est cela même qu'est le fils, le fils cela
même qu'est le père, l'esprit saint cela même qu'est le père et le fils, — on montre par là que cela
concerne la nature par laquelle Dieu est, ou la substance, car par la substance ils sont une seule chose.
En effet nous distinguons les personnes, mais nous ne séparons pas la divinité.
" Nous reconnaissons donc une trinité dans la distinction des personnes; nous professons l'unité à
cause de la nature ou de la substance. Ces trois choses sont donc un, par la nature, non par la personne.
Et cependant il ne faut pas estimer que ces trois personnes soient séparables, puisque aucune d'entre
elles avant l'autre, aucune après l'autre, aucune sans l'autre n'a jamais ni existé ni opéré quoi que ce soit.
Elles se trouvent donc inséparables et en ce qu'elles sont et en ce qu'elles font ; car, entre le père qui
engendre et le fils qui est engendré ou l'esprit saint qui procède nous ne croyons pas qu'il y ait jamais
eu un intervalle de temps, par lequel ou bien celui qui engendre aurait précédé l'engendré, ou l'engendré
aurait manqué à celui qui engendre, ou l'esprit qui procède serait apparu postérieurement au père ou au
fils.
" C'est pourquoi, par conséquent, inséparable et sans confusion, est enseignée et crue par nous
cette trinité. Trois personnes sont donc nommées. Elles sont dites trois, ces personnes, à propos de quoi
les anciens ont défini que c'était pour qu'elles soient reconnues, non pour être séparées... De même que
nous voyons que la splendeur est inhérente à la lumière d'une manière inséparable, de même nous
reconnaissons que le fils ne peut pas être séparé du père. Ces trois personnes d'une seule et inséparable
nature, de même que nous ne les confondons pas, ainsi en aucun cas nous ne les enseignons séparables.
" La trinité elle-même a si bien voulu nous montrer cela d'une manière évidente, que même dans
ces noms, par lesquels elle a voulu que les personnes soient reconnues chacune en particulier, elle ne
permet pas qu'une personne soit pensée sans l'autre : car Je père n'est pas connu sans le fils, et sans le
père le fils n'est pas trouvé. La relation même du vocable qui désigne la personne, interdit que les
personnes soient séparées. Ces personnes, tandis qu'elle ne les nomme pas simultanément,
simultanément elle les introduit dans la pensée. Personne ne peut entendre chacun de ces noms, sans
que par là même il soit contraint de penser aussi l'autre.
" Tandis que, par conséquent, ces trois objets sont un, et l'un est ces trois, cependant, à chaque
personne sa propriété demeure.
277

En effet, le pète a l'éternité sans naissance, le fils l'éternité avec une naissance, l'esprit saint une
procession sans naissance, avec l’éternité468. "

Le même xie concile de Tolède a exposé comment il comprend l'incarnation. De cet exposé, nous
lirons quelques passages :
" De ces trois personnes, seule la personne du fils, pour la libération du genre humain, a assumé
un homme véritable (hominem verum), sans péché, de la sainte et immaculée Maria la vierge...
" Et cependant le verbe lui-même n'a pas été transformé et changé en chair, en sorte qu'il cessât
d'être Dieu, lui qui avait voulu être homme. Mais le verbe s'est fait chair de telle sorte que, là, il n'y a
pas seulement le verbe (— logos) de Dieu et la chair de l'homme, mais aussi l'âme rationnelle de
l’homme469. Et ce tout (cette totalité, hoc totum) est appelé Dieu à cause de Dieu et homme à cause de
l'homme.
" Dans ce fils de Dieu, nous croyons qu'il existe deux natures : l'une, de la divinité; l'autre, de
l'humanité. Ces natures, l'unique personne du christ les a unies en soi de telle sorte que ni la divinité ne
peut être jamais disjointe de l'humanité, ni l'humanité de la divinité. Il en résulte qu'il est Dieu intégral
(perfectus) et aussi homme intégral, dans l'unité de la personne, un seul christ. Et, parce que nous
disons qu'il y a dans le fils 470 deux natures, nous ne causons cependant pas en lui deux personnes... Car
Dieu verbe (-— Dieu logos) n'a pas pris une personne d'homme (ou : la personne d'un homme,
personam hominis), mais la nature (ou : une nature, naturam), et, dans la personne éternelle de la
divinité, il a reçu la substance temporelle de la chair471.
" Lorsque nous croyons qu'il est d'une seule et unique substance, le père et le fils et le saint esprit,
nous ne disons cependant pas que Maria la vierge ait engendré l'unité de cette trinité. Elle a engendré
seulement le fils qui seul a assumé notre nature dans l'unité de sa personne.
" L'incarnation de ce fils de Dieu, c'est la trinité tout entière qui l'a opérée, car elles sont
inséparables les œuvres de la trinité.
" Cependant, seul le fils a pris la forme (ou la condition, traduction du grec morphè, Ph 2, 7)
d'esclave, dans la singularité d'une personne, et non dans l'unité de la nature divine; dans ce qui est
propre au fils et non dans ce qui est commun à la trinité. Cette forme a été conjointe à lui (/'///) pour
l'unité de la personne (ad unitatem personae), c'est-à-dire en sorte que le fils de Dieu et le fils de
l'homme, c'est un seul christ472.
" Ce même christ, dans ces deux natures, existe en trois substances (tribus exstat substantiis) :
celle du verbe, qu'il faut rapporter à l'essence de Dieu seul; celle du corps et de l’âme 473, ce qui ressortit
à l'homme véritable.
" Il a donc en lui la double substance de sa divinité et de notre humanité...
" En tant qu'il est Dieu, il a créé Maria; en tant qu'il est homme, il a été créé par Maria (creatus
est a Maria)474.
468
Symbole du XIe Concile de Tolède, ES 525 et s.
469
Contre Apollinaire, cf. p. 159.
470
Dans cette proposition, " fils " est donc compris en son sens concret : logos incarné.
471
C'est-à-dire de l'humanité.
472
Contre Nestorius, cf. p. 177.
473
Dans cette formule, le concile de Tolède entend donc par " corps " ce que nous appelons aujourd'hui la matière, et non
pas ce corps concret, ou cet organisme vivant, que je peux designer du doigt, et qui est, lui, composé de matière et d'âme.
Cf. plus loin, p. 650 (p.407).
474
En tant qu'il est Dieu, il a créé Maria, cela est certain. Mais que Maria l'ait " créé " en tant qu'il est homme, cela peut se
discuter. Car aucune femme ne " crée " à proprement parler l'enfant qu'elle porte. Dieu seul est créateur. C'est donc Dieu qui
a créé l'âme humaine du christ en Maria. Maria est mère de Dieu parce qu'elle a porté et enfanté cet être qui est Dieu uni à
l'homme, mais non parce qu'elle aurait créé l'enfant.
278

" Par le fait qu'il est Dieu, il est égal au père. Par le fait qu'il est homme, il est moindre que le
père. "
" De même il est plus grand et plus petit que lui-même. En effet, dans la forme de Dieu, le fils
lui-même est plus grand que lui-même, à cause de l'humanité assumée : la divinité lui est supérieure.
Mais dans la forme d'esclave, il est plus petit que lui-même, c'est-à-dire par l'humanité, qui est
inférieure à la divinité...
" Le fils a été envoyé (missus) non seulement par le père mais aussi par l'esprit saint... Il a été
envoyé aussi par lui-même (a seipso) : par le fait qu'elle est indivisible (inseparabilis), non seulement
la volonté, mais l'opération de toute la trinité 475... "

Dans ce document mémorable, les deux grands développements dogmatiques, le développement


trinitaire, et le développement christologique, se sont donc rejoints, ont conflué. Reste à savoir si les
vocabulaires sont parfaitement homogènes, si l'emploi des termes " fils ", " personne ", utilisés dans les
deux développements, trouve ici son unité cohérente. Cela ne nous semble pas évident. Il nous semble
que l'on oscille toujours entre deux manières d'employer, de comprendre, les termes de " fils " et de ! "
personne " : la manière concrète, utilisée en christologie, la manière abstraite, utilisée en théologie
trinitaire.

Joachim de Flore et le quatrième concile du Latran (1215).

Joachim de Flore est né autour des années 1130, en Calabre. Après avoir vécu quelque temps à la
cour du roi de Sicile, après un voyage à Constantinople puis en Terre sainte, à Jérusalem, il revient en
Sicile, puis en Calabre, entre au monastère cistercien de Corazzo. Il est élu abbé de ce monastère (vers
1177). Il écrit, entre autres, un commentaire de l’Apocalypse. Vers 1191 il quitte son abbaye, et fonde
un monastère à San-Giovanni in Fiore. Il meurt entre 1201 et 1202.
Nous n'avons pas, bien entendu, à. exposer ici la doctrine de Joachim de Flore. Qu'il suffise
d'indiquer qu'il proposa une théorie des âges de l'histoire, selon laquelle un premier âge, c'est l'âge du
Père, un second, l'âge du Fils, et un troisième, celui qu'il ouvre, l'âge de l'Esprit 476. Ainsi la doctrine
trinitaire se trouvait-elle développée dans le temps. On va du moins parfait, l'âge du Père, au plus
parfait : l'âge de l'Esprit.
Ce thème s'était déjà trouvé exposé auparavant, et il se retrouvera plus tard. Pour Hegel, lui aussi,
il faut distinguer l'âge du Père (l'âge du judaïsme, de la négativité, du malheur de la conscience : Dieu
est à l'homme ce que le maître est à l'esclave), l'âge du Fils (celui de la " religion " instituée, telle que
Hegel la comprenait...), et l'âge de l'Esprit : celui qu'ouvre la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel...
L'âge où Dieu revient à lui-même après le déchirement, l'aliénation, et parvient enfin à la conscience de
soi, devenant l'Esprit absolu. A la " religion " instituée, au christianisme de l'Église, succédera la
Gnose, la connaissance, et l'adoration en esprit et en vérité.
Le quatrième concile du Latran, en 1215, rappelle d'abord la doctrine du monothéisme chrétien
contre les Albigeois et les Cathares :
" Fermement nous croyons et simplement nous professons qu'unique et seul est le véritable Dieu,
immense, non susceptible de changement, que la raison ne peut comprendre d'une manière exhaustive,
tout-puissant, ineffable, père, et fils et esprit saint. Trois personnes certes, mais une seule essence,
substance ou nature absolument simple : le père ne provient d'aucun être, le fils du père seul, et l'esprit
saint pareillement des deux. Sans commencement, toujours et sans fin : le père engendrant, le fils
475
XIe concile de Tolède, ES 533 et s. On peut lire une autre traduction, intégrale, de ce document, dans G. DUMEIGE, LA Foi
catholique, Paris, éd. de l'Orante, p. 11 et s.
476
Nous laissons ici les majuscules, conformément à sa pensée.
279

naissant, et l'esprit saint procédant. Consubstantiels, et co-égaux, et co-tout-puissants et co-éternels. Un


seul principe de l'universalité des êtres, créateur de tous les êtres visibles et invisibles, les spirituels et
les corporels. Lui qui, par sa propre force toute-puissante a simultanément dès le commencement du
temps créé de rien l'une et l'autre créature, la spirituelle et la corporelle, c'est-à-dire l'angélique et la
cosmique, et puis ensuite l'humaine, qui est comme constituée dans la communauté de l'esprit et du
corps. En effet le diable et les autres démons ont été certes créés par Dieu bons par nature, mais ils se
sont faits eux-mêmes, par eux-mêmes, mauvais...
" Cette sainte trinité est; indivise selon la commune essence, mais distincte selon les propriétés
personnelles477. "
Nous notons en passant que, contre les théories dualistes qui sévissaient alors, l'orthodoxie
enseigne que si, comme tout le monde le pensait alors, existent le diable et les démons, ce ne sont pas,
comme le professaient les théoriciens dualistes, les enfants d'un Principe incréé, éternel, coéternel à
Dieu, et mauvais par nature, mais que s'ils existent, ils ont été créés bons par nature, car tout ce qui est
créé est par nature excellent. S'il existe des êtres intrinsèquement mauvais, c'est qu'ils se sont faits eux-
mêmes librement mauvais.
Ce texte ne constitue donc pas une définition solennelle de l'existence du diable et des démons :
la question reste ouverte. Ce qui est défini, c'est que s'ils existent, comme tout le monde le pensait, ils
n'étaient certainement pas mauvais par nature ou par constitution, et ils ne sont pas issus d'un Principe
du mal, qui n'existe pas.
Lorsque nous écrivons, à la manière des mathématiciens, et des logiciens : " s'ils existent...
alors... ", nous ne voulons pas dire qu'ils n'existent pas, ni qu'ils existent. Nous voulons dire et nous
disons que ce document du quatrième concile du Latran ne constitue pas une définition de l'existence
du diable, qui n'était pas en question, mais une définition de l'unité du principe créateur, et une négation
de l'existence d'un principe incréé mauvais par nature.
La question de savoir si le " démoniaque " dans l'histoire humaine est causé par un être est une
question qui reste ouverte.
Ensuite le concile du Latran rappelle la doctrine orthodoxe de l'incarnation :
" Enfin le fils de Dieu, unique engendré, Jésus christ 478 incarné par toute la trinité en commun,
conçu de Maria toujours vierge par la coopération de l'esprit saint, fait homme véritable, composé d'une
âme rationnelle et d'une chair humaine, une seule personne en deux natures, a démontré d'une manière
plus manifeste le chemin de la vie. Lui qui, alors que selon la divinité il est immortel et ne peut pas
souffrir, le même, lui-même, selon l'humanité a été fait capable de souffrir et mortel. Pour le salut du
genre humain, sur le bois de la croix, il a souffert et il est mort. Il est descendu aux enfers, il est
ressuscité des morts et il est monté au ciel. Mais il est descendu en son âme, et il est ressuscité en chair.
Il est monté pareillement dans l'une et l'autre. Il viendra à la fin des temps pour juger les vivants et les
morts, et pour rendre à chacun d'entre eux selon leurs œuvres, aussi bien aux réprouvés qu'aux élus.
Qui tous avec leurs propres corps ressusciteront, ces corps qu'ils portent maintenant, afin qu'ils
reçoivent selon leurs œuvres, qu'elles aient été bonnes ou mauvaises 479... "
Enfin le concile s'en prend aux doctrines professées par Joachim de Flore et définit de nouveau à
cette occasion la doctrine orthodoxe de la trinité :
" Nous condamnons et nous réprouvons le livre ou le traité que l'abbé Joachim a publié contre
477
Concile du Latran IV, ES 800.
478
De nouveau, c'est Jésus christ pris concrètement qui est appelé " fils de Dieu " comme dans le nouveau testament.
479
Concile du Latran IV, EV 801. En ce qui concerne cette dernière phrase, le concile s'exprime de nouveau selon le
langage et la philosophie du temps : " ces corps qu'ils portent... ". Il n'est pas nécessaire de canoniser cette philosophie qui,
dans ce texte, présente le corps comme autre chose que l'âme. Nous retrouverons et reprendrons ce problème plus loin, cf. p.
650 (p. 405).
280

maître Pierre Lombard, au sujet de l'unité ou de l'essence de la trinité. Dans ce livre, Joachim appelle
Pierre Lombard hérétique et insensé parce qu'il a dit dans ses Sentences :
" C’est une réalité suprême que le père et le fils et l'esprit saint, et cette réalité n’est pas
engendrante ni engendrée ni procédante...
" Joachim concède que le père et le fils et l'esprit saint sont une seule essence, une seule
substance, et une seule nature. Mais cette unité, il ne la reconnaît pas pour véritable et au sens propre,
mais comme l'unité d'une collectivité, et analogique, comme on dit qu’une multitude d'hommes sont un
seul peuple, et une multiplicité de fidèles une seule église...
" Quant à nous, avec l'approbation du saint concile, nous croyons et nous professons avec Pierre
Lombard qu'il existe une réalité unique et suprême, incompréhensible certes et ineffable, qui
véritablement est père et fils et esprit saint; trois personnes ensemble, et chacune d'entre elles en
particulier. Et ainsi, en Dieu, il y a seulement une trinité, et non une quaternité. Car chacune des trois
personnes est cette réalité, c'est-à-dire évidemment la substance, l'essence ou la nature divine. Elle
seule est le principe de l'universalité des êtres. En dehors d'elle il n'est pas possible d'en trouver d'autre.
Et cette réalité n'est pas engendrante, ni engendrée, ni procédante. Mais c'est le père qui engendre, et le
fils qui est engendré, et l'esprit saint qui procède : en sorte que les distinctions sont dans les personnes,
et l'unité dans la nature.
" Quoique, par conséquent, le père soit un autre, le fils un autre, et un autre l'esprit saint, ils ne
sont cependant pas quelque chose d'autre. Mais cela qu'est le père, le fils l'est aussi, et l'esprit saint, tout
à fait la même chose. En sorte que, conformément à la foi orthodoxe et catholique, ils puissent être crus
de même substance (consubstantiales). Le père en effet en engendrant le fils de toute éternité lui donne
sa propre substance... Mais on ne peut pas dire qu'il lui ait donné une partie de sa propre substance, ni
qu'il ait gardé pour lui une partie, étant donné que la substance du père est indivisible, absolument
simple. Mais il n'est pas possible de dire non plus que le père a transféré sa propre substance dans le fils
en engendrant, comme il l'avait donnée au fils de telle sorte qu'il ne l'aurait pas retenue pour lui-même.
Autrement il aurait cessé d'être une substance. Il apparaît donc évident que sans aucune diminution le
fils en naissant a reçu la substance du père, et ainsi le père et le fils ont la même substance. Et ainsi c'est
bien la même réalité, le père et le fils, et aussi l'esprit saint qui procède de l'un et de l'autre 480... "

480
Concile du Latran IV, ES 803.
281

CHAPITRE VI

THOMAS D'AQUIN. LES CONCILES DE LYON ET DE FLORENCE

THOMAS D'AQUIN 481

Thomas d'Aquin a traité plusieurs fois, dans son œuvre, de la théologie trinitaire. Nous prendrons
son exposition ultime, celle qui se trouve dans la Somme théologique.
Thomas traite de la trinité dans la première partie de la Somme théologique (rédigée en Italie
entre 1266 et 1268). Il aborde l'exposé de la théologie trinitaire après avoir expliqué ce qu'est la
théologie, qui est une science; comment l'intelligence accède, à partir du monde, à la connaissance de
l'existence de Dieu, et de ses attributs principaux, — avant de traiter de la création, et avant d'exposer
la doctrine de l'incarnation. Nous l'avons vu.
Pour Thomas d'Aquin, la théologie trinitaire, qui n'est connue que par la révélation, et non par
l'analyse philosophique, doit être, traitée avant la doctrine de la création et celle de l'incarnation parce
que Dieu est éternellement trine.
Nous avons, pour notre part, à tort ou à raison, préféré, pour aujourd'hui, au XXe siècle, un autre
ordre, parce que de fait, la théologie trinitaire s'est développée à cause de Ieschoua de Nazareth que les
écrits du nouveau testament appellent le « fils » de Dieu et qu'il nous a paru préférable, pour nos
contemporains, de leur faire suivre l'ordre des manifestations historiques de Dieu. Dieu se manifeste, se
fait connaître à nous, d'abord comme créateur, par le monde qui est sa première manifestation, puis par
l'histoire d'Israël en laquelle il opère, enseigne et se fait connaître; puis par l'incarnation du verbe. Nous
avons donc suivi cet ordre.
Mais maître Thomas en a préféré un autre, qui est plus métaphysique, et plus conforme à ce que
Dieu est en lui-même de toute éternité.
Thomas d'Aquin reprend la doctrine que nous avons vue dégagée par Grégoire de Nazianze, puis
développée par Augustin d'Hippone, puis formulée par les conciles ultérieurs : il y a en Dieu,
réellement, certaines relations482. Ce ne sont pas seulement des relations de pure raison, qui tiennent à
notre manière de comprendre la divinité, mais des relations réelles.
Selon Thomas d'Aquin, la relation de création, vue du côté de Dieu, prise du côté de Dieu, ou de
la part de Dieu, est purement une relation de raison. Dieu n'est pas altéré, ni modifié par la création.
Tandis que du côté de l'être créé, la relation de création est réelle, bien réelle : c'est une relation de
dépendance réelle de l'être créé par rapport à Dieu qui lui donne l'être.
Selon maître Thomas, nous l'avons vu déjà, l'incarnation n'est, prise du côté de Dieu, qu'une
relation de pure raison, une relation logique. L'incarnation est une union de la nature humaine créée A
la nature divine. Cette union est une relation réelle prise du côté de, de la part de la nature humaine
assumée et divinisée. Mais c'est une relation de pure raison vue du côté de Dieu qui s'unit la nature
humaine créée.
Eh bien, selon maître Thomas, il existe en Dieu des relations réelles. Ce ne sont pas des relations
de pure raison, qui tiennent simplement à notre manière de voir, à notre appréhension. Elles existent en
Dieu indépendamment de la connaissance que nous en prenons.
Or, tout ce qui est en Dieu, est son essence. La relation qui existe réellement en Dieu est la même

481
Note biographique, cf. p. 277.
482
Sum. theol., I, q. 28, a. 1, resp.
282

chose que son essence, du point de vue de la réalité divine. En Dieu, l'être de relation n'est pas autre
chose que l'être d'essence, mais une seule et même chose483.
L'idée de relation implique un rapport entre un terme et un autre, une certaine opposition relative
entre deux termes au moins. Puisqu'en Dieu il existe réellement des relations, il faut donc bien qu'il y
ait en lui une certaine opposition entre plusieurs termes. Une opposition relative implique une certaine
distinction. Il faut donc qu'en Dieu il y ait une distinction réelle. Non pas certes selon sa réalité absolue,
du point de vue de sa réalité absolue, qui est son essence ou sa substance, dans laquelle il y a la plus
grande unité et simplicité, mais selon certaines relations484.
Quelles sont en Dieu ces relations réelles ? Ce ne sont pas, nous l'avons vu, les relations de
création entre Dieu et les êtres créés.
Les relations réelles en Dieu ne peuvent donc être celles qui se rapportent aux êtres créés. Il reste
que les relations réelles en Dieu sont immanentes : la procession du verbe et la procession de l'esprit.
La procession du verbe en Dieu s'appelle " génération ", selon l'analogie avec ce qui se passe chez les
êtres vivants, analogie corrigée bien entendu, comme nous l'avons vu. Il faut donc reconnaître déjà en
Dieu une paternité, la relation qui va de celui qui engendre à celui qui est engendré. Et une filiation : la
relation de celui qui est engendré par rapport au principe qui l'engendre. Cela fait déjà deux relations
réelles : la paternité et la filiation.
La relation de l'esprit, que maître Thomas appelle aussi amour, n'a pas un nom spécial. On
l'appelle procession tout court, conformément aux habitudes de parler que nous avons vues constantes
chez les pères à cause des expressions employées dans le nouveau testament grec.
Mais du côté, du point de vue du Principe, cette relation peut s'appeler : aspiration, l'acte de
communiquer l'esprit. Prise du côté de celui qui procède, du saint esprit qui procède, cette relation
s'appelle : procession485.
A la question 29, maître Thomas aborde des questions de vocabulaire. Nous avons vu
précédemment comment et pourquoi ces problèmes de vocabulaire étaient embrouillés : on est passé de
l'hébreu au grec; le grec de la traduction de la bible est entré en communication avec le grec d'Aristote
et des philosophes; on a traduit le grec de la traduction de la bible en latin, et le grec des pères de
culture grecque en latin. Thomas d'Aquin, au xiiie siècle, a hérité de ces généalogies de termes, qui sont
hétérogènes. Nous avons vu comment pour saint Jérôme déjà le passage du grec au latin faisait
difficulté.
On imagine, ou plutôt on constate aujourd'hui, quelles difficultés résultent pour une tête française
(ou allemande, ou anglaise, ou espagnole, ou italienne, et, encore plus, russe ou chinoise...), de ces
traductions successives, de ces modifications de langage, de ces déformations des systèmes de signes,
des déformations du sens au cours du temps.
Voici ce qu'écrit maître Thomas, dans un ouvrage qui concerne les discussions, les controverses
et les désaccords avec les théologiens des églises de langue grecque :
" En ce qui concerne le devoir, la tâche, d'un bon traducteur, il lui revient, il lui incombe, lorsqu'il
veut faire passer la connaissance de la foi catholique (c'est-à-dire universelle...), qu'il conserve, qu'il
sauve le contenu de l'information, le sens, mais qu'il modifie la manière de parler selon la nature propre
de la langue dans laquelle il veut transmettre la pensée chrétienne orthodoxe.
" Car il apparaît que ces termes qui sont utilisés dans la langue latine (dans la langue
théologique), si on les transcrit, tels quels, dans les langues vulgaires, il apparaît que le résultat, c'est-à-
dire l'exposé que l'on fera, sera inconvenant; il ne conviendra pas 486... "
483
Sum. theol., I, q. 28, a. 2, rcsp.
484
Sum. tbeol., I, q. 28, a. 3, resp.
485
Sum. tbeol., 1, q. 28, a. 4, resp.
486
THOMAS D'AQUIN, Contra errores graecorum, proemium :
283

Quel dommage que les théologiens, depuis le xiiie siècle, n'aient pas gardé devant les yeux cette
règle d'or, qui est d'ailleurs l'évidence même. Il s'agit de communiquer l'information contenue dans les
termes, c'est-à-dire le sens, et non pas de décalquer le mots du grec en latin et du latin en français.
A l'article i de la question 29, Thomas cite la définition de la personne proposée par Boèce : la
personne est une substance individuelle de nature rationnelle.
Dans les substances rationnelles, ajoute Thomas, il faut reconnaître l'existence de quelque chose
de plus que dans les autres : elles ont la maîtrise de leurs propres actions; elles ne sont pas seulement
agi es, comme les autres substances, non rationnelles, mais elles agissent par elles-mêmes. Elles sont
sujets de leurs propres actions487.
Nous avons vu déjà quelles difficultés suscite cette définition de la personne si on l'applique, telle
quelle, à la doctrine trinitaire, telle qu'elle est formulée en Occident latin. On obtient : une seule
substance, Dieu, et trois substances individuelles de nature rationnelle, sujets autonomes de leur propre
action. C'est-à-dire trois dieux.
A l'article 2 de la même question, maître Thomas aborde la question de l'ousia, que l'on a traduit
en latin par essentiel ou par substantiel.
Selon Aristote, nous rappelle Thomas, substantia est dit en deux sens. En un sens, la substance,
c'est : ce qu'est la chose, ce que signifie sa définition; c'est-à-dire l'essence. Ce que les Grecs
appellent ousia, dit saint Thomas, nous l'appelons essentia. En un autre sens, la substance, c'est l'être
individuel concret qui subsiste, qui existe.
Ce que les Grecs appellent hypostasis, note encore Thomas, signifie au sens propre un individu
subsistant. De même que nous, Latins, nous disons que dans la divinité il y a trois personnes et trois
subsidences, ainsi les Grecs disent : trois hypostases.
Mais parce que le terme de substance (substantia) qui en latin correspond justement au grec
hypostasis, a plusieurs sens chez nous, — il peut signifier aussi bien l'essence universelle que la
substance singulière —, et afin qu'il n'y ait plus d'équivoque, on a préféré traduire hypostasis plutôt par
subsistence (subsistentia) que par substance488.
Voilà donc un nouveau terme technique...
Saint Thomas partait des définitions solennelles en langue latine, qui disaient, comme par
exemple Je symbole attribué à Athanase : autre est la personne du père, autre celle du fils, autre celle de
l'esprit saint.
Il adoptait par ailleurs la définition proposée par Boèce, qui, appliquée à l'expression du dogme
trinitaire, conduisait tout droit au tri théisme.
Comment va-t-il sortir de cette difficulté ? Il répond : la personne signifie ce qui est le plus
parfait dans toute la nature, c'est-à-dire ce qui subsiste en une nature rationnelle. Tout ce qui est indice
de perfection, tout ce qui comporte perfection, doit être attribué à Dieu, d'une manière plus éminente,
infiniment, que cela n'est représenté dans notre expérience, puisque l'essence de Dieu contient en elle-
même, de toute éternité, et éminemment, toute perfection Par conséquent il est convenable d'appliquer
à Dieu ce mot : personne. Mats non pas de la même manière qu'on l'applique aux êtres créés : d'une
manière plus excellente, tout comme les autres noms qui sont attribués par nous aux êtres créés, sont
attribués à Dieu mais d'une manière analogue et plus éminente489.
Oui, on comprend bien qu'on puisse et qu'on doive dire de Dieu qu'il est " personnel ", car lui, le

" Ad officium boni translatons pertinet ut ea quae sunt catholicae fidei transferens, servet sententiam, mutet autem modum
loquendi secundum proprietatem linguae in quam transfert. Apparet enim quod si ea quae in latino litteraliter dicuntur,
vulgariter exponantur, indecens erit expositio. "
487
Sum. theol., I, q. 29, a. 1, resp.
488
Sum. theol., I q. 29, a. 2, resp. et ad secundum.
489
Sum. theol, I, q. 29, a. 3, resp.
284

créateur, n'est certainement pas moins que les êtres qui de fait sont apparus dans le monde, et qui sont
des personnes. Cette propriété qui est la personnalité, qui implique la capacité de penser, la conscience,
la liberté, l'autonomie, tout cela se trouve certainement en Dieu, et d'une manière infiniment plus
excellente. Tout cela préexiste en Dieu d'une manière infiniment plus excellente. Dieu ne peut pas être
moins que personnel.
Mais comment comprendre qu'on puisse parler de trois personnes, si l'on accepte la définition
proposée par Boèce, et qui conduit droit au trithéisme ?
La solution de maître Thomas conforme au travail des siècles antérieurs est celle-ci : le mot
personne, lorsqu'il est employé en théologie trinitaire, signifie une relation et non pas une substance.
La personne, prise en son sens commun, signifie, comme nous l'avons vu, une substance
individuelle de nature rationnelle, et libre, et sujet de son activité. Mais lorsqu'il s'agit de Dieu, le terme
de personne désigne, signifie, une relation qui subsiste.
Les distinctions, en Dieu, résultent des relations d'origine, comme nous l'avons vu : le fils est issu
du père; l'esprit, du père et du fils. Mais la relation, en Dieu, n'est pas quelque chose d'extrinsèque ni
d'accidentel. La relation, en Dieu, c'est l'essence divine elle-même.
C'est pourquoi l'on dit qu'en Dieu ces relations subsistent, ou qu'elles sont subsistantes. De même
que la divinité, c'est Dieu, de même la paternité divine, c'est Dieu père, qui est une" personne " divine.
La personne signifie donc bien la relation en tant qu'elle est subsistante490.
Saint Thomas ajoute d'ailleurs : On peut dire que cette signification de ce nom : personne n'était
pas perçue avant que les hérétiques ne viennent mettre le dogme en question. Et c'est pourquoi le mot
personne, pris en ce sens, n'était pas utilisé. Il n'était utilisé que pour désigner des substances
individuelles rationnelles et libres. Mais ensuite ce nom : personne a. été accommodé, accomodatum
est, pour désigner ce qui est de l'ordre de la relation491.
Ce mot : personne, signifie, dans les choses divines, en théologie trinitaire, une relation qui est
réellement subsistante dans la nature divine. Or, nous avons vu précédemment qu'il existe plusieurs
relations réelles dans la divinité. Par conséquent il y a plusieurs personnes ", prises en ce sens, en
Dieu492.
En Dieu, il faut reconnaître trois " personnes ". On a vu que ces personnes sont des relations
subsistantes, distinctes réellement l'une par rapport à l'autre. Or une distinction réelle entre relations
divines n'est possible que par la raison d'une opposition relative.
Donc, deux relations opposées concernent deux " personnes ". S'il y a des relations qui ne sont
pas opposées, elles concernent nécessairement la même " personne ". La paternité et la filiation,
puisque ce sont des relations opposées, concernent nécessairement deux " personnes ". La paternité
subsistante, c'est la " personne " du père. La filiation subsistante, c'est la " personne " du fils. La "
spiration ", l'émission de l'esprit, convient à la " personne " du père et à la " personne " du fils. Il n'y a
donc que trois " personnes " en Dieu : le père, le fils et l'esprit saint 493. Quoiqu'il y ait quatre relations
dans l'ordre de la divinité, l'une d'entre elles, la " spiration " convient à la fois à la " personne " du père
et à celle du fils.
Ces trois relations, la paternité, la filiation et la procession, sont dites des propriétés
personnelles, en ce sens qu'elles constituent des personnes, quasi personas constituentes. Car la
paternité, c'est la " personne du père"; la filiation, la " personne " du fils; la procession, la " personne "
de l'esprit saint qui procède494.
490
Sum. theol., I, q. 29, a. 4, resp.
491
Sum. theol., I, q. 29, a. 4, ad resp.
492
Sum. theol., I, q. 30, a. 1, resp.
493
Sum. theol., I, q. 30, a. 2, resp.
494
Ibid., ad primum.
285

A la question 31, maître Thomas remarque, ce que des siècles de travail et de discussions
théologiques ont amplement vérifié : à partir de termes, ou de mots, mal choisis, inadéquats, résulte
l'hérésie. Lorsque nous parlons de la trinité, il faut procéder avec prudence et modestie. Thomas cite
Augustin : nulle part autant que dans ce domaine les erreurs ne sont plus dangereuses; nulle part autant
que dans ce domaine la recherche n'est plus laborieuse; mais nulle part autant qu'ici lorsque enfin on
trouve quelque chose, cela n'est aussi fructueux.
Il faut donc, continue maître Thomas, lorsque nous parlons de la trinité, nous garder de deux
erreurs opposées, et avancer en équilibre entre l'une et l'autre. L'une est l'erreur d'Arius qui a posé, avec
la trinité des personnes, une trinité de substances. L'autre est celle de Sabellius qui a posé, avec l'unité
de l'essence, l'unité de personne.
Pour éviter l'erreur d'Arius, nous devons éviter, dans les choses divines, le nom de diversité et
celui de différence, afin que ne soit pas supprimée l'unité d'essence. Mais nous pouvons utiliser le mot :
distinction, à cause de l'opposition relative.
Pour que ne soit pas ôtée la simplicité de l'essence divine, il faut éviter le terme de séparation et
celui de division, qui signifie la division du tout en parties.
Afin que ne soit pas supprimée l'égalité, il faut éviter le mot : disparité. Pour que ne soit pas ôtée
la similitude, il faut éviter les mots : autre, étranger, différent.
Pour éviter l'erreur de Sabellius, nous devons éviter l'expression : singularité, afin de ne pas
supprimer le fait que dans l'essence divine il existe une communication. Nous devons éviter aussi le
terme d'unicité, afin de ne pas abolir le nombre des personnes. Nous devons éviter le terme qui indique
la confusion, le mélange. Nous devons éviter le mot solitaire.
Nous pouvons garder le terme : //// antre, pris au masculin, et nous pouvons dire d'une manière
convenable : le fils est un autre que le père. Mais nous ne pouvons pas dire que le père est autre chose
que le fils495.
Par le terme neutre, autre chose, aliud, ce qui est signifié, c'est l'essence commune. Puisque dans
les choses divines la distinction est selon les personnes, mais non selon l'essence, nous disons que le
père est un autre (alius) que le fils, mais non autre chose (aliud). Et inversement nous disons qu'ils sont
une seule chose (unum) mais non un seul (unus)496.
En Dieu, l'essence n'est pas autre chose (aliud) que la personne, du point de vue de la réalité
divine elle-même, et cependant les personnes sont distinguées réellement l'une par rapport à l'autre. En
effet la personne signifie une relation pour autant qu'elle est subsistante dans la nature divine. Mais la
relation, si on la compare à l'essence, ne diffère pas en réalité, mais seulement pour la raison. Comparée
à la relation opposée elle a, par la puissance de l'opposition, une distinction réelle. Et ainsi subsiste une
seule essence et trois personnes. En Dieu les relations sont subsistantes et c'est pourquoi dans la mesure
où elles s'opposent mutuellement, elles permettent de distinguer les personnes. Mais elles ne se
distinguent pas par l'essence; car les relations elles-mêmes ne se distinguent pas l'une par rapport à
l'autre dans la mesure où, en tant que, elles sont la même chose (idem) que l’essence497.
Par toute son œuvre, maître Thomas enseigne que l'être, ou, en français moderne, l'exister, en
latin l’esse, l'acte d'être des trois personnes est un seul et même acte d’être 498. La relation divine, quant
à son exister (esse), c'est l'essence divine499. Dans le fils se trouve l'être, l'exister (l’esse) de la paternité,
car dans les choses divines il n'y a qu'un seul acte d’être 500. Les trois personnes ne se distinguent pas du
495
Sum. theol., I, q. 31, a. 2, resp.
496
Sum. theol., I, q. 31, a. 2, ad quattum.
497
Sum. theol., I, q. 39, a. 1, resp.
498
I Sent., d. 18, q. 1, a. 4 ad 2.
499
I Sent., d 20, q. i, a. i.
500
I Sent., d. 33, q. i, a. 1, ad 2.
286

point de vue de l'acte d'être (esse)501. En Dieu, l'être de la relation n'est pas autre chose que l'être de
l'essence mais une seule et la même 502. Dans les personnes divines, l'être de la personne n'est pas autre
chose que l'être de la nature503.
La nature de la divine simplicité est telle qu'il ne peut y avoir en elle qu'un seul acte d'être. Par
conséquent l'être de la paternité ne peut pas être autre chose que l'être de l’essence504.
Comme on le voit, le métaphysicien Thomas d'Aquin, depuis le début de son œuvre jusqu'à la fin,
préserve absolument l'absolue simplicité de Dieu, le monothéisme le plus pur, le moins suspect qu'il
soit possible d'imaginer d'aucune trace de trithéisme. Et cela, nous semble-t-il, mieux qu'on ne l'avait
fait jusqu'à lui.
De même qu'en christologie, nous l'avons vu, il avait sauvé l'absolue transcendance de Dieu dans
l'incarnation, par sa doctrine de la relation, de même ici, toujours par sa métaphysique des relations, il
sauve l'unité absolue de Dieu : l'acte d'exister de Dieu est unique dans les trois personnes. Aucune trace
de trithéisme, clone, chez lui.
Après saint Augustin, maître Thomas précise bien que chaque personne est autant que la trinité
tout entière. Une " personne " n'est pas une partie ou une portion de la trinité. Le père est autant que
toute la trinité505.
L'égalité des personnes divines est absolue. Nous ne pouvons pas, dans les personnes divines,
poser quelque chose de plus grand et de moins grand. S'il y avait la moindre inégalité dans les divines
personnes, il n'y aurait pas en elles une unique essence et ainsi les trois personnes* ne seraient pas un
seul Dieu. Il faut donc poser l'égalité dans les divines personnes 506. Le fils est coéternel au père. Le père
n'engendre pas le fils par une décision de sa volonté, mais par nature. La nature du père de toute
éternité a été parfaite. L'action par laquelle le père a produit le fils n'est pas successive.
Le fils a donc été lorsque le père a existé. Et ainsi le fils est coéternel au père. De même l'esprit
saint est coéternel au père et au fils507.
La même essence qui, dans le père, est paternité, dans le fils est filiation... Il ne s'ensuit pas que
l'on puisse dire : le père a la paternité, donc le fils a la paternité. Il faut distinguer deux questions. La
question : qu'est-ce que c'est ? quid ? c'est-à-dire la question qui porte sur l'essence divine. Elle est
commune aux trois. Et la question : par rapport à quoi ? en relation par rapport à qui ? (ad a H quid).
Elle est la même, en effet, l'essence et la dignité du père et du fils. Mais, dans le pète, elle est
selon la relation de celui qui donne; dans le fils, selon la relation de celui qui reçoit508.
Toutes les relations, en Dieu, sont une seule chose, unum, selon l'essence et l'exister. Toutes les
relations ensemble ne sont pas quelque chose de plus grand qu'une seule d'entre elles. Car toute la
perfection de la divine nature est dans chacune des personnes509.
Dès le grand ouvrage de sa jeunesse, la Somme contre les Gentils, frère Thomas écrivait : " Les
personnes divines ne peuvent être distinguées que par l'opposition relative selon l'origine510. "
Dès sa toute première grande œuvre, le Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, il écrivait
: " Il n'y a que quatre relations en Dieu : la paternité, la filiation, la procession et la commune

501
3 Sent., d. 1, q. 2, a. 4, ad 5.
502
Sum. theol., I, q. 28, a. 2; texte déjà cité.
503
Sum. theol., III, q. 17, a. 2 ad 3.
504
1 Sent. d. 33, q. 1, a 1.
505
Sum. theol., I, q. 30, a. 1, ad 4.
506
Sum. theol., I, q. 42, a., 1, resp.
507
Sum. theol., I, q. 42, a. 2, resp.
508
Sum. theol., I, q. 42, a. 4, ad 2.
509
Sum. theol., I, a. 42, a. 4, ad 3.
510
Summa contra Gentiles, IV, c. 24.
287

spiration511. "
Dans un autre ouvrage, ultérieur, maître Thomas précisait : " Il n'y a rien d'autre, dans la divinité,
par quoi le fils se distingue des autres personnes, si ce n'est la seule relation de filiation, qui est sa
propriété personnelle et par laquelle non seulement le fils est fils, mais est cette personne512.
Dès le Commentaire des Sentences il formulait le principe auquel il sera fidèle dans toute son
œuvre : " Rien d'autre n'est principe de distinction en Dieu si ce n'est la relation513. "
De même dans le de Potentia : " Dans la divinité il n'y a pas d'autre distinction que celle qui
résulte de la relation514. "
Et, dès le Commentaire des Sentences : " La distinction des hypostases divines est la distinction
réelle la plus petite (minima) qui puisse être515. "
Maître Thomas revient sur cette affirmation dans la Somme contre les Gentils : " La distinction
des personnes divines est la distinction la plus petite (minima) qui puisse être516. "

CONCILE DE LYON (1274)

Nous avons dit que maître Thomas est mort le 7 mars 1274, tandis qu'il se rendait au concile de
Lyon, venant d'Italie; plus précisément de Naples.
Le concile de Lyon avait été convoqué pour le 1er mai 1274, par le pape Grégoire IX.
A ce concile prirent part, entre autres, Albert le Grand, le maître de saint Thomas, et saint
Bonaventure, le général des frères mineurs (l'ordre de Saint François) nommé cardinal, qui joua dans le
concile un rôle éminent, et qui mourut pendant le concile (6 juillet 1274).
Entre autres choses, le but du concile était de régler un problème dogmatique qui faisait difficulté
entre les églises d'Orient et les églises d'Occident : la question de la procession de l'esprit saint.
Nous l'avons vu depuis le début de notre exposé : selon la doctrine des premières générations
chrétiennes, l'esprit saint, c'est Dieu en nous, Dieu opérant dans l'intelligence et la volonté humaines,
pour les éclairer, les diriger, les fortifier, Dieu présent et agissant clans les églises.
L'esprit de Dieu n'est pas un être créé, ni un dieu second. C'est Dieu lui-même. L'esprit de Dieu,
c'est l'esprit du père, et c'est l'esprit de Ieschoua, qui est Dieu présent parmi nous, manifesté d'une
manière concrète et sensible par l'incarnation.
Dieu, Ieschoua de Nazareth, et l'esprit saint, ou esprit de Dieu, cela ne fait pas trois dieux. C'est
un seul et même Dieu.
L'esprit saint est donc aussi bien l'esprit du père que l'esprit du fils, puisque le père et le fils sont
un seul et même Dieu.
Puisque l'esprit saint, qui est l'esprit de Dieu, est l'esprit du père, on peut dire aussi qu'il procède
du père. Nous avons vu quelle est la signification de ce verbe " procéder ". Puisque l'esprit saint est
aussi bien l'esprit de Ieschoua de Nazareth, qui est le fils, il est donc l'esprit du fils. On dira par
conséquent qu'il procède du fils.
Mais le père et le fils ne sont pas deux principes : ce serait du dithéisme.
En conséquence, l'esprit saint procède du père et du fils, mais il procède d'un seul principe, qui
est Dieu. Il est l'esprit de Dieu, c'est-à-dire Dieu, qui est esprit, en nous, communiqué à l'homme,
communiqué aux églises, à l'église universelle, pour diviniser l'humanité.
511
1 Sent., d. 26, q. 2, a. 3.
512
De Potentia, q. 2, a. 4.
513
1 Sent., d. 26, q. 2, a. 2.
514
De Potentia, q. 8, a. 3, ad 12.
515
1 Sent., d. 26, q. 2, a. 2, ad I.
516
Summa contra Gentiles, 4, c. 14.
288

C'est ce que va définir ce concile de Lyon.


A la seconde session du concile, le 18 mai 1274, le concile de Lyon définit :
" En une profession fidèle et fervente nous reconnaissons que l'esprit saint, éternellement,
procède du père et du fils, non pas comme à partir de deux principes, mais comme d'un seul principe,
non pas par deux spirations, mais par une unique spiration. C'est ce qu'a professé jusqu'à présent,
proclamé et enseigné, ce que tient fermement, c'est ce que proclame et enseigne la sainte église
romaine, mère de tous les fidèles et enseignante (magistra); c'est ce que contient l'immuable et
véritable doctrine des pères et des docteurs orthodoxes, aussi bien des latins que des grecs.
" Mais parce que certains, à cause de leur ignorance de la vérité irréfutable que nous venons de
dire, sont tombés dans diverses erreurs : nous, désirant fermer la route aux erreurs de ce genre, et le
saint concile l'approuvant, nous condamnons et nous réprouvons ceux qui croiraient pouvoir nier
qu'éternellement l'esprit saint procède du père et du fils; ou bien qui même oseraient affirmer d'une
manière téméraire que l'esprit saint procède du père et du fils comme de deux principes, et non comme
d'un seul517. "
Le lecteur comprend bien que ce qui est en question en cette affaire, c'est le monothéisme lui-
même. Si l'on déclare que l'esprit saint procède du père et du fils comme de deux principes, bien
évidemment nous ne sommes plus en monothéisme, puisque le père et le fils sont déclarés deux
principes : ce qui est le dualisme ontologique, et non le monothéisme.
Si l'on dit que l'esprit saint procède du père mais non également du fils, on introduit un
déséquilibre dans la théologie trinitaire; on fait du fils un être moindre que le père ou autre que lui. On
est de nouveau sur la route qui conduit à l'arianisme.
Dire que l'esprit saint procède éternellement du père et du fils comme d'un seul principe, c'est
affirmer une fois de plus, le monothéisme absolu qui est celui de l'orthodoxie.
Dans une lettre qu'il écrivit à la communauté chrétienne de Corinthe, Paul disait, nous nous en
souvenons : " Il faut qu'il y ait parmi nous des hérésies... " (i Co n, 19).
S'il ne s'était pas trouvé des gens pour affirmer que l'esprit procède du père et du fils comme de
deux principes, l'église de Rome n'aurait pas eu l'occasion d'affirmer ce qu'elle affirme au concile de
Lyon : non, l'esprit ne procède pas du père et du fils comme de deux principes, mais d'un seul principe.
En sorte que ceux qui affirmaient que l'esprit procède du père et du fils comme de deux principes,
ont permis à l'orthodoxie de faire un progrès dans l'explicitation, dans l'expression, dans la formulation
de ce qu'elle pense, de ce qu'elle a toujours pensé, mais qu'elle n'avait pas eu l'occasion de dire.
On saisit de nouveau par cet exemple ce que c'est que le développement dogmatique : une
explication, une prise de conscience explicite du contenu de l'information qui se trouve dans la
révélation.

Le pape Grégoire X avait invité au concile l'empereur grec de Constantinople Michel VIII
Paléologue. Celui-ci envoya au concile des ambassadeurs, qui, en son nom et au nom des églises
grecques d'Orient, proclamèrent leur adhésion à une profession de foi qui leur avait été communiquée
dans des négociations antérieures, entreprises par les papes Clément IV et Innocent IV. Cette
profession de foi était en substance celle qu'en 1053 le pape Léon IX avait adressée au patriarche
d'Antioche518. Son contenu remontait au ive siècle.
Voici cette profession de foi dite de Michel Paléologue :

Profession de foi de Michel Paléologue.

517
Concile de Lyon II, 1274; ES 850.
518
ES 680.
289

" Nous croyons la sainte trinité, père et fils et esprit saint, un seul Dieu tout-puissant, la divinité
tout entière dans la trinité, de même essence, de même substance, coéternelle, et co-omnipotente, d'une
seule volonté, puissance et majesté, créateur de toutes les créatures, par lequel tous les êtres, dans
lequel tous les êtres, par l’action duquel tous les êtres qui sont dans le ciel et sur la terre, les visibles, les
invisibles, les corporels et les spirituels. Nous croyons que chaque personne singulière, dans la trinité,
est l'unique véritable Dieu, au sens plein et achevé.
" Nous croyons le fils même de Dieu, le verbe de Dieu, né éternellement du père, consubstantiel,
co-omnipotent et égal en tout au père en divinité; né temporellement de l'esprit saint et de Maria
toujours vierge, avec une âme rationnelle. Il a deux nativités : l'une du père, une nativité éternelle ; une
autre de sa mère, nativité temporelle. Dieu véritable et homme véritable, au sens propre dans l'une et
l'autre nature, et achevé. Non pas (fils) adoptif, ni (homme) en un sens fantastique, en apparence; mais
un seul et unique fils de Dieu, en deux et de deux natures, c'est-à-dire bien entendu la divine et
l'humaine, dans la singularité d'une seule personne, non susceptible de souffrance et immortel pour la
divinité; mais, dans l'humanité, pour nous et pour notre salut, il a souffert d'une véritable souffrance de
la chair; il est mort et il a été enseveli; il est descendu aux enfers, et le troisième jour il est ressuscité
des morts par une véritable résurrection de la chair; le quarantième jour après sa résurrection, avec la
chair avec laquelle il est ressuscité, et son âme, il est monté au ciel et il est assis à la droite de Dieu le
père. De là il viendra juger les vivants et les morts. Il rendra à chacun selon ses œuvres, qu'elles aient
été bonnes ou mauvaises519. "
" Nous croyons aussi l'esprit saint, qui est au sens plein Dieu parfait et véritable. Il procède du
père et du fils. Il est co-égal, consubstantiel, co-tout-puissant et co-éternel en tout au père et au fils.
" Nous croyons cette sainte trinité : non pas trois dieux, mais un Dieu unique tout-puissant,
éternel et invisible et non susceptible de modification520... "

On peut constater que l'église de Rome, de langue latine, toujours depuis le commencement des
discussions concernant la trinité, a mis l'accent sur l'unité de Dieu, à l'encontre de ceux qui tendaient
dans une direction qui, si elle avait été poursuivie, aurait pu conduire au trithéisme. Cela est frappant
depuis les accusations qu'Hippolyte (ou l'auteur, quel qu'il soit, de l’Élenchos...) adresse au pape
Calliste, depuis la lettre du pape Denys à Denys l'évêque d'Alexandrie, jusqu'aujourd'hui.

CONCILE DE FLORENCE (1439)

Le 6 juillet 1439, au concile de Florence, les représentants des églises d'Orient, Eugène IV pape de
Rome, et l'ensemble des pères du concile se mettent d'accord, après de longues et difficiles discussions,
sur le texte suivant, appelé " Laetentur caeli… parce qu'il commençait par une citation du psaume 96 : "
Que se réjouissent les cieux et qu'exulte la terre... " :

Bulle " Laetentur caeli... "

" En effet Latins et Grecs, se réunissant en ce saint synode œcuménique (...), l'article qui traite de
la procession divine du saint esprit a été discuté avec grand soin et au prix d'examens prolongés.
" Après qu'on eut produit les témoignages tirés des divines écritures et de plusieurs passages des

519
ES 851.
520
ES 851 s.
290

saints docteurs tant orientaux qu'occidentaux, certains disant que le saint esprit procède du père et du
fils, d'autres qu'il procède du père par le fils, mais tous, sous des formules différentes, voulant entendre
la même chose, les Grecs ont affirmé qu'en disant que le saint esprit procède du père ils ne le font pas
avec l'intention d'exclure le fils; mais que, parce qu'il leur semblait, selon ce qu'ils disent, que les Latins
affirmaient que le saint esprit procédait du père et du fils comme de deux principes et de deux
spirations, ils se sont abstenus de dire que le saint esprit procède du père et du fils. Quant aux Latins, ils
ont affirmé qu'en disant que le saint esprit procède du père et du fils ils n'avaient pas l'intention de nier
que le père soit la source et le principe de toute la divinité, c'est-à-dire du fils et du saint esprit; qu'ils ne
voulaient pas dire que le fils ne tient pas du père le fait que le saint esprit procède du fils; qu'ils ne
posaient pas qu'il y avait deux principes et deux spirations, mais affirmaient un seul principe et une
seule et unique spiration du saint esprit, comme ils l'ont affirmé jusqu'à ce jour. Et comme de toutes ces
expressions ressort un seul et même sens qui est celui de la vérité, ils se sont enfin unanimement
entendus et mis d'accord, d'un même esprit et dans un même sens, sur la formule d'union qui suit, union
sainte et agréable à Dieu521.
" Au nom donc de la sainte trinité, du père, du fils et de l'esprit saint, ce saint et universel concile
de Florence l'approuvant, nous définissons ceci, afin que cette vérité de la foi soit crue et reçue par tous
les chrétiens, et qu'ainsi tous la professent : l'esprit saint est éternellement du père et du fils; il tient son
essence et son être subsistant du père en même temps que du fils ; il procède de l'un et de l'autre
éternellement comme d'un seul principe et par une unique spiration.
" Nous déclarons ceci : ce que disent les saints docteurs et pères, à savoir que l'esprit saint
procède du père par le fils, — vise à faire comprendre que par là est signifié ceci : le fils aussi est, selon
les Grecs, " cause522 ", mais selon les Latins, " principe 523 " delà subsistance de l'esprit saint, tout
comme le père. Et parce que tout ce qui est du père, le père lui-même l'a donné à son fils unique
engendré en l'engendrant, sauf le fait qu'il est père, — ce fait même : à savoir que l'esprit saint procède
du fils, le fils lui-même le tient éternellement du père, par lequel il a été éternellement engendré524. "

Le pape Eugène IV envoya auprès des Coptes d'Égypte et d'Abyssinie une délégation qui
rencontra au Caire le patriarche des chrétiens coptes, appelés aussi " jacobites ". L'expression " église
copie " a désigné à partir de la conquête de Égypte par les Arabes, au vii e siècle, l'église monophysite
Égypte, séparée de l'église catholique Égypte Le mot copte n'est que la déformation de l'arabe qibt ou
qoubt qui signifie : égyptien. L'église copte, c'est l'église égyptienne qui s'est séparée de l'église
universelle après le concile de Chalcédoine525. Au vie siècle, Jacques Baradaï reconstitua l'épiscopat
monophysite Égypte décimé par la persécution. D'où le nom de " jacobites " qui fut donné aux
chrétiens de l'église copte.
Des délégués de l'église copte vinrent à Florence. Les discussions théologiques aboutirent à une
formule d'union qui fut proclamée clamée à la onzième session solennelle du concile de Florence, le
4 février 1442.
On l'appelle Cantate Domino parce qu'elle commence par une citation du prophète Isaïe : "
Chantez à Yahweh, car il a fait preuve de majesté... Exulte et crie de joie, habitante de Sion, car grand
est au milieu de toi le saint d'Israël " (Is 12, 5).

521
Jusqu'ici nous citons la traduction donnée dans J. Gill, Constance et Bâle-Florence. " Histoire des Conciles œcuméniques
" 9, p. 555 et s. Maintenant nous traduisons nous-même.
522
Aitia dans le texte grec de la définition, causa dans le texte latin.
523
Principium dans le texte latin, archê dans le texte grec.
524
Bulle d'union " Latentur caeli ", 6 juillet 1439; texte complet dans Conciliorum oecumenicorum decreta, p. 499 et s.
Partiellement dans ES 1300, en latin seulement.
525
Cf. DTC article monophysite (église copte).
291

Cette formule d'union contient un résumé de la pensée de l'église universelle en ce qui concerne
la sainte triade :

Bulle d'union avec les Coptes et les Égyptiens " Cantate Domino " (4 février 1442).

" La sainte église romaine, fondée par la parole de notre seigneur et sauveur, croit fermement,
professe et enseigne un seul et véritable Dieu tout-puissant, non susceptible de changement et éternel,
père et fils et esprit saint, unique en essence, trois en personnes : le père inengendré, le fils engendré du
père, l'esprit procédant du père et du fils. Le père n'est pas le fils ou l'esprit saint. Le fils n'est pas le
père ou l'esprit saint. L'esprit saint n'est pas le père ou le fils. Mais le père et seulement le père, Je fils
est seulement le fils, l'esprit saint est seulement l'esprit saint. Seul le père de sa substance a engendré le
fils. Seul le fils, du seul père, a été engendré. Seul l'esprit saint simultanément procède du père et du
fils. Ces trois personnes sont un seul Dieu, et non pas trois dieux : car des trois n'est qu'une seule
substance, une seule essence, une seule nature, une seule divinité, une seule immensité, une seule
éternité, et toutes choses sont une seule, là où n'intervient pas l'opposition de la relation526.
A cause de cette unité le père est tout entier dans le fils, tout entier dans l'esprit saint. Le fils est
tout entier dans le père, tout entier dans l'esprit saint. L'esprit saint est tout entier dans le père, tout
entier dans le fils. Aucun ne précède l'autre en éternité, n'excède l'autre en grandeur, ne surpasse l'autre
en puissance. C'est éternellement et sans commencement que le fils existe du père. C'est éternellement
et sans commencement que l'esprit saint procède du père et du fils. Le père, tout ce qu'il est ou qu'il a, il
ne le tient pas d'un autre, mais de lui-même. Il est principe sans principe. Le fils, tout ce qu'il est ou
qu'il a, il le tient du père. Il est principe issu du principe. L'esprit saint, tout ce qu'il est ou qu'il a il le
tient du père simultanément et du fils. Mais le père et le fils ne sont pas deux principes de l'esprit saint,
mais un seul principe. De même que le père et le fils et l'esprit saint ne sont pas trois principes de la
création, mais un seul principe.
" Tous ceux donc qui pensent l'opposé et le contraire, elle (l'église romaine) les condamne, elle
les réprouve elle les " anathématise " et elle les dénonce comme étrangers au corps du christ, qui est
l'église.
" D'où il résulte qu'elle condamne Sabellius qui confond les personnes et qui abolit complètement
leur distinction réelle. Elle condamne les disciples d'Arius, d'Eunomius, (...) qui disent que seul le père
est Dieu véritable, et qui placent le fils et l'esprit saint dans l'ordre des êtres créés. Elle condamne aussi
tous les autres, quels qu'ils soient, qui établissent des degrés ou une inégalité dans la trinité.
" Avec la plus grande fermeté elle croit, elle professe et elle enseigne, que l'unique et véritable
Dieu, père et fils et esprit saint, est le créateur de tous les êtres visibles et invisibles. Lui qui, quand il le
voulut, par sa bonté, a constitué l'universalité des êtres créés aussi bien spirituels que corporels : il les a
créés bons, certes, car ils ont été faits par celui qui est suprêmement bon, mais capables de changement,
car ils ont été créés de rien. Elle affirme qu'il n'existe aucune nature du mal, car toute nature, en tant
qu'elle est une nature, est bonne527. "
" Elle professe que l'unique et le même Dieu est l'auteur du vieux et du nouveau testament, c'est-
à-dire de la Loi et des prophètes et de l'évangile : parce que les saints de l'une et l'autre alliance ont
parlé, le même esprit saint les inspirant528... "
" Elle anathématise la démence des manichéens qui ont posé deux principes premiers, l'un pour
les êtres visibles, l'autre pour les invisibles; et qui ont dit qu'autre est le dieu de la nouvelle alliance,

526
Ubi non obviat relationis oppositio.
527
Bulle d’union avec les Coptes, 4 février 1442, ES 1330. Texte complet latin et arabe dans COD, p. 543.
528
Bulla unionis Coptorum " Cantate Domino ", suite, ES 1334.
292

autre celui de l'ancienne529. "


Ensuite, le même décret d'union formule un résumé de la doctrine orthodoxe de l'incarnation :
" Elle croit fermement, elle professe et elle enseigne publiquement qu'une seule personne de la
trinité, Dieu véritable, fils de Dieu, engendré du père, consubstantiel et coéternel au père, dans la
plénitude des temps que la profondeur inscrutable du conseil divin avait disposée, pour le salut du
genre humain, a assumé la véritable et intégrale nature de l'homme de l'utérus immaculé de Maria la
vierge, et qu'il se l'est unie dans l'unité d'une personne. Cette unité est telle que tout ce qui, là, est de
Dieu, n'est pas séparé de l'homme; et tout ce qui est de l'homme, n'est pas dissocié de la divinité. Il est
un et le même, indivisé. L'une et l'autre nature demeure en ses propriétés (en ce qui lui est propre),
Dieu et l'homme, le fils de Dieu et le fils de l'homme; égal au père selon la divinité, moindre que le
père selon l'humanité. Immortel et éternel de par la nature de la divinité, susceptible de souffrir et
temporel de par la condition humaine assumée530... "

Avec le concile de Florence au milieu du xve siècle, l'orthodoxie, l'église universelle, a exprimé
aussi bien qu'elle le pouvait ce qu'elle pense de Dieu, de Jésus de Nazareth, de l'esprit saint qui, tous les
trois, sont un seul Dieu.
Je ne dis pas que le développement dogmatique concernant la sainte triade est achevé. Disons
que, depuis lors, l'orthodoxie n'a pas eu l'occasion de mieux s'exprimer, de dire quelque chose de
nouveau. Si demain quelque théologien propose une théorie nouvelle, qui paraît de nouveau à
l'orthodoxie incompatible avec ce qu'elle pense, elle le dira. Et nous aurons un nouveau développement.
Depuis Noêt, Praxeas, Sabellius, d'une part, depuis la crise provoquée par Arius d'autre part, ce
sont donc des siècles de travail qui ont été nécessaires pour aboutir aux formules proposées par le
concile de Florence. On peut dire qu'en maintenant le filioque (l'esprit procède du père et du fils),
l'orthodoxie défendait encore le monothéisme le plus strict à l'encontre des théologiens, d'origine
grecque, qui déséquilibraient l'unité de la substance divine en le rejetant. C'était donc, nous semble-t-il,
un dernier reste d'arianisme qui s'exprimait dans le refus du filioque.
Après le concile de Florence, les controverses trinitaires n'ont pas cessé. Elles ont repris au
contraire, parmi les théologiens issus de la Réforme. Luther et Calvin acceptaient en gros les
définitions des premiers conciles. Mais parmi leurs successeurs, on va retrouver les diverses doctrines,
les diverses tendances qui s'étaient déjà exprimées dans les premiers siècles.

VOLTAIRE !

Pour illustrer le renouveau de l'arianisme, et reposer le lecteur, après cette dure promenade à
travers les siècles de travail théologique, lisons une page de Voltaire :
" Il y a ici une petite secte composée d'Ecclésiastiques et de quelques Séculiers très savants, qui
ne prennent ni le nom d'Ariens ni celui de Sociniens, mais qui ne sont point du tout de l'avis de saint
Athanase sur le chapitre de la Trinité, et qui vous disent nettement que le Père est plus grand que le
Fils... Quoi qu'il en soit, le parti d'Arius commence à revivre en Angleterre, aussi bien qu'en Hollande
et en Pologne. Le grand Monsieur Newton faisait à cette opinion l'honneur de la favoriser; ce
philosophe pensait que les Unitaires raisonnaient plus géométriquement que nous. Mais le plus ferme
patron de la doctrine Arienne est l'illustre Docteur Clarke531... "
Ce que Voltaire ne dit pas, car il l'ignorait, c'est que le philosophe allemand Leibniz a défendu, en
métaphysicien et en logicien, le dogme trinitaire contre les Unitariens, dans plusieurs études.
529
Ibid., 1336.
530
Bulla unionis Coptorum " Cantate, Domino ", ES 1337.
531
VOLTAIRE, Lettres philosophiques, VIIe lettre.
293

LÉON XIII

A la fin du xixe siècle, une lettre encyclique du pape Léon XIII revient sur la formulation du
dogme trinitaire.
" Le danger, dans la foi ou dans le culte, est de confondre entre elles les personnes divines ou de
diviser leur nature unique. Car la foi catholique c'est de vénérer un seul Dieu dans la trinité et la trinité
dans l'unité. C'est pourquoi Innocent XII notre prédécesseur refusa absolument malgré de vives
instances d'autoriser une fête spéciale en l'honneur du père. Que si on fête en particulier les mystères du
verbe incarné, il n'existe aucune fête honorant uniquement la nature divine du verbe, et les solennités
de la Pentecôte elles-mêmes ont été établies dès les premiers temps, non en vue d'honorer
exclusivement l'esprit saint pour lui-même mais pour honorer sa venue parmi nous (adventus) c'est-à-
dire sa mission extérieure. Tout cela a été sagement décide, afin que la distinction des personnes
n'entraînât pas une distinction dans l'essence divine...
« Non que toutes les perfections et toutes les œuvres extérieures ne soient communes aux
personnes divines; en effet — et ici Léon XIII cite saint Augustin --- les œuvres de la trinité sont
indivisibles comme l'essence de la trinité elle-même parce que l'action des trois personnes divines est
aussi inséparable que leur essence532... "

532
LÉON XIII, Lettre encyclique " Divinum illud munus ", 9 mai 1897.
294

QUATRIÈME PARTIE

L'ANTHROPOLOGIE CHRÉTIENNE

Nous abordons maintenant la quatrième et dernière partie de notre étude. Elle sera consacrée à
quelques notions et problèmes qui relèvent de l'anthropologie chrétienne. Nous serons aussi bref que
possible. Nous nous arrêterons principalement à quelques notions et problèmes qui font difficulté
aujourd'hui : la notion de péché originel, la notion de rédemption et la notion de résurrection.
Quant au reste, nous l'avons dit, notre propos n'était pas d'écrire un traité de théologie complet : il
y faudrait une équipe de savants, et de nombreux volumes, tout comme pour un traité de physique ou
de zoologie.
On ne trouvera donc rien, ou presque rien, ici, concernant la théologie de l'église, qui a été traitée
au xxe siècle par des maîtres. On ne trouvera rien non plus dans cette introduction sur les sacrements.
Quelques mots simplement sur la signification du terme lui-même.
Nous avons vu, dès le début de ce travail, qu'il existait une ontologie chrétienne, commune avec
celle du judaïsme, une cosmologie chrétienne, une doctrine chrétienne du monde, de la matière, du
temps. Contrairement à ce que beaucoup répètent aujourd'hui, il existe aussi une anthropologie
chrétienne originale. C'est ce que nous allons examiner de plus près dans cette quatrième partie.
295

CHAPITRE I

LE SENS ET LE BUT DE LACRÉATION

LA DIVINISATION

Quel est, selon le christianisme orthodoxe, le but de la création, sa raison d'être ? Essentiellement
de susciter des êtres capables de prendre part à la vie divine, d'une manière personnelle et libre; de
créer d'autres dieux, capables de recevoir la communication de l'Incréé.
Des philosophes chrétiens ont médité sur les conditions métaphysiques, ontologiques, d'une telle
œuvre, en particulier, au xxe siècle, Maurice Blondel. Ils ont fort bien vu que cette création, par l'unique
incréé, d'êtres capables de prendre part à sa vie éternelle, suppose des conditions. Il n'est pas possible
que l'Absolu crée d'une manière immédiate d'autres êtres à son image et à sa ressemblance. Prendre part
à la vie de l'Absolu ne peut être que l'œuvre de Dieu et de la liberté humaine conjointes. On ne peut pas
créer un dieu malgré lui. Il faut donc que l'être créé pour une telle destination ait le temps et la
possibilité de ratifier le don qui lui est fait de l'existence, de coopérer à sa propre création, et de
consentir à cette destinée surnaturelle qui lui est proposée. C'est le temps de l'histoire humaine.
La création du monde et de l'homme ne se termine donc pas à la position hors de 533 Dieu d'un être
capable de conscience, d'action et de liberté, ce que nous appelons en langage moderne une " personne
". Elle s'achève dans une union personnelle, intime, sans confusion des natures ni des personnes, entre
l'homme créé et Dieu l'incréé.
La théologie dont on trouve l'expression dans les livres hébreux de la bibliothèque qui est
commune au judaïsme et au christianisme enseigne déjà cette union. Nous l'avons vu : la relation qui
existe entre Dieu et l'humanité, en Israël, est comparée par les prophètes hébreux à l'union la plus
intime qui existe dans notre expérience, celle de l'homme et de la femme qui s'aiment. C'est cette
analogie que reprendra le Cantique des Crin tiques. La mystique juive, à travers les siècles,
développera ce thème534.
Mais il semble que l'on puisse dire que le christianisme a développé et poussé jusqu'au bout cette
orientation dont on trouve l'expression dans la bibliothèque sacrée des Hébreux, en allant plus loin que
le judaïsme.
La différence, sur ce point, entre le judaïsme et le christianisme nous paraît être une différence de
degré dans un développement commun.
A vrai dire, on ne comprend le commencement, la création, que si l'on comprend le but qui est
visé, la finalité ultime, à savoir l'union et la divinisation.
Il est très frappant de constater que, dans la philosophie européenne, depuis Spinoza surtout,
l'idée hébraïque, juive et chrétienne de création, a cessé d'être comprise, dès lors qu'on a cessé de
comprendre le but qui est visé, c'est-à-dire la raison même de la création.
Les philosophes se demandent pourquoi le dieu des Juifs et des chrétiens, puisqu'il est suffisant et
parfait, crée d'autres êtres que lui-même. L'idée du don ne semble pas leur traverser l'esprit. Le seul
motif qu'ils aperçoivent c'est le besoin que Dieu aurait de créer, pour se réaliser, pour s'achever. C'est le
thème développé par Hegel, après d'autres. Nous avons vu que cette explication est justement celle que
la théologie orthodoxe a écartée dès le début. C'est justement parce que Dieu est achevé, parfait, et
suffisant, que la création ne répond pas à un besoin, mais est l'expression d'un don.

533
D'ailleurs, l'expression " hors de " est mauvaise, car en lui nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons
534
Cf. G. VAJDA., L'Amour de Dieu dans la théologie juive du Moyen Age, Paris, Librairie Vrin, 1957.
296

La doctrine de la divinisation est fondamentale chez les pères grecs : chez Clément d'Alexandrie,
Athanase d'Alexandrie, Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze, Maxime le Confesseur, Jean
Damascène, et d'autres.
A vrai dire, elle est la clef de voûte de la doctrine chrétienne. Sans elle, toute la doctrine
chrétienne s'effondrerait. La finalité même du christianisme, qui commande toute la Structure, tout le
dynamisme de la doctrine, c’est cette doctrine de la divinisation. Sans elle, rien n'a plus de sens.
Et parce qu'on n'a plus enseigné cette doctrine de la divinisation, le christianisme, dans les esprits,
s'est effondré et réduit à n'être qu'une morale : ce qui en reste se trouve dans la conception que Kant se
fait de ce qu'il appelle " la religion " : essentiellement une morale, et une morale sans fondement dans
l'expérience.
Le christianisme orthodoxe et complet ne se termine pas à la politique, contrairement à ce que
semblent penser tant de chrétiens aujourd'hui : c'est décapiter le christianisme et le dénaturer d'une
manière radicale. C'est le rendre totalement inintelligible et inutile.
Nous verrons plus loin quels rapports existent entre le christianisme et l'ordre politique.
Comment s'opère cette divinisation réelle et non métaphorique de l'homme ? Elle s'opère
précisément par l'incarnation du verbe. Dans l'unique personne de Ieschoua de Nazareth, nous l'avons
vu, Dieu s'unit la nature humaine d'une manière si intime que l'être constitué par cette union est une
personne, quoique les deux natures la divine et l'humaine, restent distinctes, non confondues, non
mélangées, ni séparées, ni diminuées, mais intégrales.
C'est donc dans le verbe incarné que s'opère la divinisation de l'homme, sans confusion des
natures. C'est en ce sens et pour cette raison que le verbe incarné est le premier-né de la création
nouvelle, de l'humanité nouvelle, qui est en train de se former depuis bientôt deux mille ans. Il est le
germe de l'humanité nouvelle, tsemach, en hébreu : c'est le nom que plusieurs prophètes hébreux
donnent à celui qu'ils attendent : " voici mon serviteur germe... "
Le motif de l'incarnation, de l'inhumanisation du logos de Dieu, selon les pères grecs, — le but, la
finalité, la raison d'être de l'incarnation, — c'est la divinisation de l'homme. Textes innombrables. En
voici quelques-uns pris au hasard.
" Le logos de Dieu est devenu homme afin que tu apprennes de l'homme comment l'homme peut
devenir dieu535. "
" Le logos est devenu chair, afin que nous aussi, recevant de son esprit, nous puissions être
divinisés536. "
" Car lui il est devenu homme (enènthrôpèsen) afin que nous soyons divinisés (hina hèmeis
theôpoièsômen537. "
" Afin qu'en lui (le logos incarné) nous puissions être renouvelés et divinisés538. "
" Le logos n'est pas du nombre des choses créées, mais il en est au contraire le créateur. C'est
ainsi qu'il a pris le corps créé et humain, afin que l'ayant comme créateur renouvelé, il le divinisât... Or
l'homme ne pouvait pas être divinisé... si le fils n'était pas vrai Dieu... L'homme n'aurait pas été divinisé
si ce n'était pas le propre logos de Dieu, vrai et issu par nature du père, qui était devenu chair. L'union
s'est faite ainsi pour que à la nature divine fût unie la nature humaine et que le salut de l'homme et sa
divinisation fussent assurés539. "
Athanase le Grand emploie aussi, au lieu de l'expression " divinisation ", une expression que nous
pourrions traduire par " verbification " : nous sommes transformés en logos :
535
CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Le Protreptique, I, 8, 4.
536
ATHANASE D'ALEXANDRIE, De Decr. Nic. Syn. 14; PG 25, 448.
537
ATHANASE D'ALEXANDRIE, Or. de Incarn. Verbi, 54, PG 25, 192.
538
ATHANASE D'ALEXANDRIE, C. Arianos, II, 47; PG 26, 248.
539
ATHANASE D'ALEXANDRIE, Or. contra Arianos, II, 70; PG 26, 296.
297

" Dans le christ, tous nous sommes vivifiés... notre chair est " verbifiée " (logôtheisès) par le
verbe de Dieu qui pour nous est devenu chair 540... "
" De même que le seigneur... est devenu homme, ainsi et de même nous les hommes nous
sommes divinisés par le logos étant assumés par l'intermédiaire de sa chair (dia tès sarkos autou)541... "
Basile de Césarée, dans son traité du saint esprit, développe la même doctrine :
" ... C'est de là que provient la connaissance anticipante (prognôsis) des choses à venir,
l'intelligence des mystères, la compréhension des choses cachées, la distribution des dons de la grâce, la
citoyenneté du ciel... et enfin le plus élevé des désirables : devenir dieu, theon genesthai542. "
Grégoire de Nazianze :
" Devenons dieux par lui, puisque lui à cause de nous il est devenu homme543. "
" Comment ne serait-il pas Dieu celui par lequel toi aussi tu deviens dieu 544 ? "
" Il est devenu homme à cause de toi (pour toi, dia se) en sorte que toi, par lui, tu deviennes dieu,
theos545. "
" Celui qui est maintenant méprisé par toi, il existait autrefois et il était au-dessus de toi. Celui qui
est maintenant un homme, il était alors non-composé. Ce qu'il était, il l'est resté. Mais ce qu'il n'était
pas, il se l'est adjoint. Au commencement, il était sans cause.
Quelle pourrait être en effet la cause de Dieu ? Mais plus tard, (...) il est devenu homme (...) afin
que je devienne dieu tout autant qu'il est devenu homme546. "
Le but de la création, selon le christianisme orthodoxe, c'est de multiplier les christs. Ce n'est pas
moi qui le dis. C'est saint Grégoire de Nazianze, celui qui a été appelé " le théologien ", dans son éloge
de saint Athanase d'Alexandrie :
" L'Écriture appelle " christs " ceux qui vivent selon le christ547. "
Quelque lecteur dira : tout cela, c'est de la mystique !
Mais certainement, c'est de la mystique. C'est même de la mystique chrétienne, car le terme de "
mystique " n'est pas univoque, loin de là. On appelle " mystique " beaucoup de choses, trop de choses,
n'importe quoi.
Au sens chrétien du mot, cela signifie que c'est quelque chose de réel, qui est intelligible,
éminemment, qui est en train de se réaliser, qui n'est pas achevé, qui est en cours, et qui n'est pas
encore manifesté. Nous portons ce trésor dans des vases de terre548.
Quelque lecteur, qui se dit rationaliste, objectera : tout cela est invraisemblable !
Nous le renvoyons aux analyses que nous lui avons déjà proposées : Avant la création du monde,
le même lecteur rationaliste aurait dit : la création du monde ? c'est incroyable, c'est impossible.
Lorsque le monde n'était que nuées d'hydrogène, le même rationaliste aurait dit : des êtres vivants dans
cet univers ? Incroyable, impossible. Lorsqu'il n'y avait sur la planète Terre que des poissons et des
reptiles du genre diplodocus, le même rationaliste aurait affirmé : l'apparition d'un être capable de
composer de la musique, de créer des formes nouvelles, de penser en métaphysicien, et d'entrer à
l'union rationaliste ? Impossible. Cela ne s'est jamais vu. Et d'ailleurs je ne crois que ce que je vois. Et
de plus les lois de la nature ne le permettent pas. Le nouveau n'a pas droit à l'existence.
Nous l'avons vu en son temps : pour ce rationalisme-là, le nouveau est toujours impossible,
540
ATHANASE D'ALEXANDRIE, Or. contra Arianos, 111, 33 ; PG 26, 396.
541
ATHANASE D'ALEXANDRIE, Or. contra Arianos, III, 34; PG 26, 397.
542
BASILE DE CÉSARÉE, Traité du saint-esprit, IX, 109 5; éd. Sources chrétiennes, p. 148.
543
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Or. 1; PG 35, 397.
544
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Or. 39, 17; PG 36, 353-356.
545
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Or. 40, 45 ; PG 36, 424.
546
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 29, 19; PG 36, 100.
547
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 21, 10; PG 35, 1092.
548
Voir un peu plus loin la signification du mot myflère dans le langage chrétien.
298

irrationnel, parce que ce rationalisme-là identifie le rationnel et l'ancien, le déjà fait, le tout fait. Il
n'admet pas que la réalité soit en régime d'innovation. Ce rationalisme-là n'est pas bergsonien. Il est
fixiste. Et d'ailleurs il a horreur de Bergson, parce que Bergson a montré ce que la réalité enseigne : la
réalité objective, le monde, la nature, ce n'est pas du tout fait, ce n'est pas fini, ce n'est pas achevé. C'est
en train de se faire.
La divinisation de l'homme, c’est ce qui est en train de se faire, si l'homme y consent. C'est du
nouveau par rapport à l'humanité ancienne. C'est déjà du réel. Il faut regarder de près pour le voir.
Que notre lecteur rationaliste regarde de près des femmes et des hommes comme Catherine de
Sienne ou Jean de la Croix : il verra que ce n'est plus de l'humanité comme celle que l'on côtoie dans la
rue. C'est déjà quelque chose de nouveau, d'inédit.
En laissant là, au repos, notre lecteur rationaliste supposé, remarquons que le diplodocus, au
secondaire, il y a quelques centaines de millions d'années, aurait trouvé tout à fait invraisemblable, s'il
avait été capable d'y penser, la création des espèces vivantes ultérieures et supérieures à lui, du point de
vue du développement neurophysiologique. L'union rationaliste fondée parmi les diplodocus aurait
certainement condamné les illuminés qui auraient prétendu que l'évolution créatrice se continue, et
qu'un être nouveau va apparaître. L'union rationaliste des diplodocus aurait condamné les diplodocus
prophètes.
Et pourtant, alors que les diplodocus et dinosaures régnaient sur la planète, de petits mammifères
nouveaux se glissaient entre leurs jambes, que les seigneurs et maîtres de l'époque reptilienne pouvaient
ne pas même apercevoir.
faisons attention, nous au xxe siècle, de ne pas faire comme ces diplodocus, et de ne pas laisser
échapper à notre vue ce qui est en train de se former, l'avenir humain, l'humanité qui a un avenir,
l'humanité qui a une raison d'être et qui mérite de subsister, Catherine de Sienne et Edith Stein, Jean de
la Croix et saint Bernard, et quelques millions d'autres de la même espèce. Car il s'agit bien d'une
espèce nouvelle d'humanité, dont il est loisible de dégager les caractères objectifs.
Nous sommes des animaux appelés, invités, à une destinée surnaturelle.
Si l'expression " animaux " paraît malsonnante, qu'on se souvienne qu' " animal " signifie
simplement " être animé ". Nous sommes des êtres animés, ou des animaux, plus développés que les
autres du point de vue neurophysiologique. Un naturaliste, un zoologiste, peut s'en tenir là. Le
christianisme prétend que nous sommes appelés à une destinée surnaturelle, la participation à la vie
divine, c'est-à-dire que nous sommes appelés à une transformation radicale qui nous rende capables de
cette destinée surnaturelle.
Autrement dit, l'homme actuel, dans la perspective chrétienne, n'est pas l'homme définitif. Il est à
l'homme à venir ce que la chrysalide est au papillon.
L'homme est un être capable d'être divinisé, capable par nature, par création, de recevoir par
grâce le don de la participation à la vie divine : telle est la définition de l'homme selon le christianisme.
Si l'homme reçoit en lui l'esprit saint, c'est le commencement en lui de cette œuvre de divinisation.
Que l'homme soit appelé, invité, à une destinée surnaturelle, la participation personnelle à la vie
de Dieu l'incréé, la divinisation réelle, c'est-à-dire une transformation si profonde, une recréation si
totale de l'intérieur, que nous devenons, selon l'expression de l'Écriture, des dieux — cela est enseigné
par la révélation. Seul le créateur pouvait savoir et enseigner à quoi il destine l'être créé, à quoi il
l'invite. L'analyse philosophique qui procède comme nous l'avons vu à partir de l'expérience, du monde
et de la nature, ne pouvait pas savoir que Dieu nous invite à une telle destinée.
Par contre, ce que l'analyse philosophique qui procède à partir de ce donné qui est l'homme
pouvait découvrir, c'est qu'il existe dans l'homme, en tout homme, et y compris en l'homme qui se dit "
athée ", un désir congénital, irrépressible, indestructible de cette destination : la divinisation.
Cela est peut-être masqué, dissimulé, chez beaucoup de nos contemporains. Mais cela s'y trouve,
299

et il suffit de creuser un peu pour l'y trouver. Le chagrin incurable qui résulte de ce qu'on ne reconnaît
pas qu'il existe un pain qui correspond à ce désir, est l'un des signes de l'existence de ce désir.
Nos contemporains qui s'intéressent tant à l'inconscient devraient aller y regarder d'un peu plus
près. L'inconscient, ce n'est pas seulement le refoulé. Ce désir constitutif s'y trouve aussi, avant le
refoulé, et plus profond que lui. Ce désir-là, c'est le dynamisme de l'être humain, et celui qui ne le
reconnaît pas expose une anthropologie tronquée.
Des philosophes, chrétiens, ont vu, et analysé, philosophiquement, ce désir qui opère en tout
homme. Ce sont saint Augustin, saint Thomas d'Aquin, et, à la fin du xix e siècle, Maurice Blondel, dans
son premier livre, l'Action, 1893. Ce que Maurice Blondel a appelé la " volonté voulante ", c'est ce
désir constitutif et congénital de la divinisation.
Encore une fois, l'analyse philosophique partant de l'homme ne peut pas, elle seule, déterminer
qu'à ce désir correspond objectivement un pain, à cette faim un objet. Seule la théologie est fondée
pour l'enseigner. Mais la philosophie est capable de nous renseigner sur l'existence de ce désir en
l'homme, et sur sa signification, sa visée.
Il en résulte que ce qu'enseigne la théologie, à savoir que l'homme est invité à une destinée
surnaturelle, à une transformation qui fera de lui un être capable de Dieu, cela ne tombe pas sur une
pierre, sur un être amorphe et qui n'attendait rien; cela ne tombe pas du dehors sur une conscience que
ne travaillait intérieurement aucun désir. Au contraire, cet enseignement vient répondre à un désir
congénital, naturel, inscrit dans la nature concrète de l'homme vivant. Cela répond à une attente. Cela
dépasse l'attente, mais il y avait cependant en l'homme quelque chose qui attendait cela, cette
invitation.
C'est-à-dire que l'homme est préparé, par création, à recevoir, par grâce, cette invitation.
L'homme est capable, par nature, de recevoir, par grâce, le don et la communication de la vie divine.
En latin, cela se dit : il est capax Dei. Et c'est parce qu'il est capable de Dieu qu'il s'intéresse si
fort aux problèmes premiers, aux problèmes ultimes, c'est parce qu'il est capax Dei qu'il est
naturellement métaphysicien, quoi qu'en disent les princes qui nous gouvernent en philosophie.
Il existe donc entre le premier don, qui est celui de la création, la première grâce, qui est le don de
l'être, et le deuxième don, qui est l'invitation à la participation à la vie divine, une corrélation. Le
premier don est préadapté au second. L'homme est préadapté, par création, au don qui lui est proposé.
Cette préadaptation peut se lire et se discerner par l'analyse philosophique de ce qu'est l'homme
aujourd'hui et concrètement.
C'est-à-dire que l'œuvre créatrice est une, le dessein créateur est un, quoique les moments et les
temps de sa réalisation soient distincts.
Comment se réalise l'œuvre de la création d'un être capable de prendre part à la vie divine, c'est
cela qu'a étudié Maurice Blondel dans sa trilogie sur l’Être, la Pensée et l’Action.
Le temps de l'histoire humaine se présente à nous comme le temps d'un apprentissage, long et
pénible, d'une humanité qui émerge progressivement de l'animalité, travaillée qu'elle est du dedans par
cette destinée à laquelle elle est invitée.
Nous savons par les sciences de la nature que dans toutes les espèces animales, comme dans
l'homme, une certaine programmation ou, dans le cas de l'homme, une série de programmations
successives sont inscrites dans son système nerveux central, dans l'encéphale, pour commander aux
conduites diverses : la chasse, la guerre, la reproduction, la défense du territoire, la domination, le
système social et politique, etc. Les psychologues spécialisés en psychologie animale nous découvrent
chaque jour l'existence de ces programmations inscrites dans les gènes avant d'être inscrites dans le
vieux cerveau.
Le christianisme, après le judaïsme, constitue une programmation nouvelle, proposée à
l'humanité pour son développement ultérieur.
300

Il existe, à n'en pas douter, certaines oppositions entre cette programmation nouvelle et les
programmations anciennes, qui étaient transmises d'espèce vivante à espèce vivante depuis des millions
d'années. Par exemple, une très vieille programmation instruit l'animal à l'agression pour la défense de
son territoire et de ses propriétés. Le christianisme naissant enseigne, par son fondateur, à renoncer à
l'usage de l'agression, de ne plus opposer l'agression à l'agression, mais d'opposer, comme Dieu lui-
même, la création à l'agression. De même, le christianisme naissant enseigne une prédilection pour la
pauvreté, le renoncement libre aux propriétés de toutes sortes.
Le christianisme apporte donc une programmation nouvelle, pour créer une humanité nouvelle,
distincte de l'humanité ancienne, dont le comportement est commandé par des programmations
biologiques qui sont communes aux animaux et à l'homme.
C'est sans doute cela qu'enseigne l'apôtre Paul dans son langage de rabbin, lorsqu'il oppose la
mentalité de " la chair 549 " à celle de " l'esprit " : il oppose deux programmations, l'une héritée de nos
ancêtres pré-humains, l'autre nouvelle, apportée et enseignée par Ieschoua
Il faut donc nous placer délibérément dans une perspective génétique pour comprendre la place
du christianisme dans l'histoire du monde, et le conflit certain entre le christianisme et le monde. Le
christianisme apporte un message génétique, créateur, nouveau, et cette nouvelle programmation
créatrice s'oppose, sur certains points, à des programmations plus anciennes, qui sont appelées à être
dépassées.
Si l'on dit que les programmations anciennes, celles qui sont inscrites dans les gènes, et dans la
neurophysiologie de l'homme comme des animaux, sont mauvaises en tant que telles, alors on est
disciple de Marcion, cet hérésiarque du deuxième siècle de notre ère, qui enseignait que le monde
physique et biologique est l'œuvre d'un dieu mauvais, qu'il identifiait d'ailleurs au dieu des Juifs, et qu'il
opposait au dieu bon, celui de Jésus.
Dans une perspective génétique, évolutive et créatrice, les programmations anciennes ne sont pas
l'œuvre d'un dieu mauvais; elles ne sont pas mauvaises en elles-mêmes; elles sont seulement dépassées,
dans le cas de l'homme. Ou plus exactement elles doivent être dépassées par l'homme afin qu'il
devienne ce qu'il est invité à devenir : un être capable de prendre part à la vie de Dieu lui-même.
Comme l'écrivait Grégoire de Nazianze, l'homme est un " animal divinisable ". Il reste beaucoup
d'animal en lui. C'est l'enseignement de Ieschoua, et l'action de l'esprit, qui doivent faire de lui un dieu.
Il est normal qu'il y ait en ce moment conflit entre l'ancien régime d'existence, et le régime nouveau
auquel l'homme est invité, entre les vieilles programmations et la nouvelle.
En ce moment, l'humanité est dans un état intermédiaire. Elle est régie, commandée, gouvernée
du dedans par ces très anciennes programmations biologiques inscrites dans les gènes. Elle est
sollicitée par la programmation évangélique, qui n'est pas inscrite dans les gènes, mais communiquée
par l'enseignement oral ou écrit. Elle est travaillée du dedans, dans une certaine mesure, informée du
dedans, d'une manière partielle et inégale, par cet enseignement évangélique qui a déjà réalisé, depuis
près de vingt siècles, un type d'humanité nouveau. C'est, selon l'expression même de Ieschoua, le levain
nouveau dans la vieille pâte.
Le levain, c'est de l'information.
Ce qu'il est indispensable de bien comprendre, pour saisir la nature et l'essence c]u christianisme,
c'est que, selon la vision chrétienne du monde et des choses, la création telle que nous la connaissons
présentement est une réalité inachevée, un commencement de création, un processus qui est en route, et
fort loin de son terme.
C'est dire que le temps réel, ce que Bergson a appelé la durée, joue un rôle fondamental dans la

549
Au sens que nous avons vu lorsque nous avons aborde Apollinaire de Laodicée et la crise apollinariste : la totalité
humaine psycho-physiologique.
301

vision chrétienne du monde.


On peut dire que c'est une différence essentielle entre le paganisme et le christianisme que cette
conception génétique de la création. Selon le paganisme d'autrefois, comme celui d'aujourd'hui, le
monde ou la nature est quelque chose de fait. L'homme y a sa place. Mais le paganisme d'autrefois
comme celui de notre temps ignore que l'homme ait un avenir qui n'est pas seulement une continuation,
mais une transformation radicale, une innovation. Reprenons notre comparaison de la chrysalide et du
papillon. Selon le christianisme, nous n'en sommes encore qu'au Stade chrysalide. Le paganisme ignore
que nous ayons une destinée ultérieure radicalement différente de celle d'aujourd'hui. C'est la
distinction des deux durées, déjà connue du judaïsme : la durée présente, olam ha-ze, et la durée qui
vient, olam ha-bab.
Ce que le christianisme peut reprocher de plus fondamental au paganisme, c'est de constituer une
fixation à un état de la création qui est réel mais provisoire, et de méconnaître l'évolution ultérieure. Le
paganisme est un fixisme. Nous avons vu dans une étude antérieure 550 que l'athéisme est au fond
incapable de penser réellement le fait de l'évolution cosmique et biologique irréversible. L'athéisme est
une fixation à un ordre de choses qu'il veut Stable, ou cyclique. L'avenir humain, sous sa forme
nouvelle, lui est inconnu.
On voit le rapport qui existe entre la vision chrétienne du monde, i qui implique une temporalité
mesurant une création innovante, et la vertu chrétienne, surnaturelle, spirituelle, qui est l'espérance.
L'espérance est la vertu qui connaît le temps ou la durée réelle. Elle ne se fixe pas à l'état présent des
choses, elle n'est pas fixiste. Elle ne regarde pas en arrière, non plus, comme la femme de Loth i qui est
devenue statue de larmes. Elle ne se complaît pas dans la recherche du temps perdu. Elle est ouverte et
tendue vers l'avenir, et elle sait que cet avenir est en réalité imprévisible. Elle accepte le fait d'une
création qui est géniale, innovante, toujours originale, et qui dépasse toute espérance. Elle accepte qu'il
y ait du nouveau. C'est cela qui est spécifiquement juif et chrétien.
L'existence chrétienne authentique, dans son ensemble, dansai sa totalité, est informée et guidée
par cette dynamique de la perspective ultime dans le processus de la création inachevée et en cours.
Tout ce qui est arrêt et interruption dans ce processus dynamique est, selon le christianisme, mauvais.
La fixation, c'est l'interruption de la création, le contentement en deçà de l'étape ultime, l'arrêt avant
l'arrivée. Le chrétien authentique est un homme en route à côté du païen qui est un homme installé. Ils
peuvent se côtoyer, mais leur différence fondamentale réside dans le dynamisme qui informe
l'existence de l'un, et le fixisme qui commande l'être et le comportement de l'autre.
L'existence chrétienne est commandée par la promesse et l'espérance de la divinisation. La
différence entre l'existence païenne et l'existence chrétienne est donc très claire. Le païen est un homme
qui vit dans le cadre limité de la durée d'une vie humaine. Il s'efforce, pour lui-même et pour les siens,
de rendre cette vie la plus heureuse possible. Il s'efforce d'écarter autant que possible les maux. Il existe
un mal, absolu à ses yeux, qu'il ne peut finalement éviter, c'est la mort, qu'il assimile à l'annihilation.
Le chrétien, s'il est fidèle à la doctrine qu'il prétend professer, s'il vit réellement la doctrine
chrétienne, oriente son existence tout autrement. Sa finalité ultime, principale, constamment directrice,
c'est la participation à la vie divine, incréée. Toute son existence doit être orientée, sans déviation, vers
cette fin qui est surnaturelle. Tout le reste prend place en fonction de cette fin. Tout le reste devient
relatif à cette fin. Les succès dans l'existence présente, et les échecs, sont relatifs à cette fin. Ce ne
peuvent être des réussites ou des échecs absolus, s'ils ne sont pas comparés à cette fin.
Si un chrétien estime qu'une réussite mondaine est une réussite absolue, s'il estime qu'un échec
dans l'existence présente est un échec absolu, sans référence à la fin ultime et principale, qui est la
participation à la vie divine, c'est qu'il a cessé, en cela, d'être chrétien. Il est devenu païen. Son système

550
Les Problèmes de l'athéisme, éd. du Seuil, 1972.
302

de référence, son système de valeurs est faussé, par rapport à la doctrine chrétienne.
C'est-à-dire que le chrétien ne peut pas s'installer dans l'existence présente. L'installation, c'est le
paganisme. Le chrétien est essentiellement un homme en voyage, un itinérant, un étranger, un homme
de l'exode, comme ses pères dans la foi, Abraham, Isaac et Jacob. Il est nomade, et toute installation est
ressentie par lui comme un danger, et même un danger mortel.
Le dynamisme propre de la doctrine chrétienne commande son existence tout entière. Il n'est pas
dans le monde comme le païen. Ce n'est pas qu'il considère ce monde comme mauvais. Au contraire, il
le considère comme très bon, à cause de l'enseignement même du monothéisme, selon lequel tout ce
qui existe est créé par le Dieu unique. Mais il considère ce monde-ci, et l'existence présente, comme
provisoires : une étape, mais non une fin.
Rien de l'existence présente n'est absolu, ni en bien ni en mal, ni les succès ni les échecs.
Selon le christianisme, le terme de l'œuvre de Dieu, de l'œuvre de la création, est reporté, non pas
à l'infini, mais très loin en avant de nous dans l'avenir. Toute la conception chrétienne du monde et de
l'histoire est finalisée par cette perspective finale. Tout est impensable en dehors de là. Le christianisme
est essentiellement prospectif. Il n'est jamais rétrospectif.
La différence entre un chrétien et un païen, c'est que le chrétien regarde en avant, très loin, dans
l'avenir, vers le terme ou l'achèvement de la création, qui seul, en définitive, importe. Le païen regarde
le présent, ou le passé, et se désespère de ce que le passé ne soit plus, et de ce que le présent soit
mauvais. Le chrétien sait, et il ne cesse d'y penser, que la figure de ce monde passe. Il n'est pas fixé au
monde présent, à l'état présent des choses. Il sait qu'il ne faut pas s'y cramponner, et encore moins le
regretter.
C'est dire que le chrétien ne peut se départir d'une certaine ironie à l'égard des choses de ce
monde et de ce siècle. Tout ce que le païen considère comme suprêmement important, tout ce à quoi il
attache une importance grave, tout ce qu'il prend suprêmement au sérieux, les titres, les réussites, les
échecs mondains, enfin tout ce qui concerne l'installation en ce monde, et qui pour le chrétien n'est que
péripétie d'un voyage, le chrétien le considère avec un sourire qui ne peut qu'irriter le païen. On l'a vu
lorsque le christianisme s'est développé durant l'empire romain, on le voit encore chaque jour
aujourd'hui : le chrétien ne peut pas prendre pour un absolu certaines institutions, certaines valeurs,
auxquelles le païen attache une importance souveraine : l'État, la Nation, les dignités, les rites de l'État,
etc. Le chrétien a le sourire du voyageur, le sourire de l'homme libéré, à l'égard de ce que le païen
prend infiniment au sérieux, comme si c'était de l'infini et de l'absolu. Le chrétien relativise tout ce qui
est mondain, et l'homme mondain n'aime pas cela. Il n'aime pas les nomades, les gitans, les
cosmopolites sans passeport, comme on disait naguère, les étrangers, les voyageurs, les apatrides, les
Juifs. Le chrétien est tout cela.
Il ne faut pas oublier que le païen est un homme religieux. Mais ses dieux ne sont pas le Dieu du
judaïsme et du christianisme, et il ne pardonne pas aux Juifs et aux chrétiens de se moquer de ses dieux,
l'État, l'Armée, l'Ordre établi, et le reste. Comme des païens illustres l'ont bien vu, et bien dit, par
rapport aux dieux du paganisme, les Juifs et les chrétiens sont des athées. C'est ainsi que l'empereur
Julien appelait les chrétiens : des athées, — et il avait raison.
Il y a chez le chrétien quelque chose de ce philosophe cynique qui, parcourant le marché, se disait
à lui-même : " Que de choses dont je me passe... " Le chrétien ironise au sujet de l'avoir, de la
propriété. Il sait librement se passer de ce dont les païens estiment avoir absolument besoin, de ce à
quoi les païens attachent tant d'importance. Il sait que rien n'est nécessaire, si ce n'est l'unique. Le
chrétien ironise sur le souci, sur le mal que se donne le païen afin d'accumuler. Il sait, comme le disait
un psalmiste juif, que Dieu en donne autant à ses bien-aimés pendant leur sommeil 551. Il ironise sur les

551
Ps. 127, 2.
303

titres et les décorations. Son rabbi lui a enseigné à n'appeler personne " maître ", ni " Monsieur le
professeur ", katbègètes (Mt 23, 10). Il ne peut pas prendre au sérieux ce que le païen prend tant au
sérieux, et le païen ne peut pas le lui pardonner.

L'attitude de l'homme chrétien en face de la réalité objective qui est le monde, n'est pas la même
que l'attitude de l'homme bouddhiste, ou de l'homme platonicien, ou de l'homme marxiste, ou de
l'homme nietzschéen. Chaque attitude en face du réel est commandée par une métaphysique, une
ontologie, explicite ou implicite. Le bouddhiste estime que la réalité sensible n'est qu'illusion, leurre, et
que l'attachement à cette réalité sensible, le désir de vivre, doit être déraciné, extirpé, du cœur de
l'homme, afin d'atteindre à la paix. Le chrétien, comme le Juif, ne pense pas du tout que le monde
sensible ne soit qu'illusion et leurre. Il pense nu contraire que la réalité objective existe bel et bien, en
vertu de la création. Le chrétien, comme le Juif, ne pense pas qu'il faille extirper du cœur de l'homme le
désir de vivre. Bien au contraire, il pense que ce désir de vivre est excellent, qu'il est en nous en vertu
de la création, et qu'il faut le déployer dans toute son extension, le développer conformément aux
exigences internes de ce désir afin de lui faire atteindre ce qu'il vise sans le savoir au plus profond de
lui-même : la participation à la vie personnelle de Dieu.
Par rapport à l'homme platonicien, l'homme chrétien se distingue en ce qu'il ne considère pas
comme mauvaise, ni illusoire, l'existence sensible. Il ne considère pas comme mauvaise l'existence
corporelle. Il ne pense pas que la matière soit la cause du mal. Il ne pense pas qu'il faille fuir cette
réalité sensible. Il pense au contraire qu'il faut l'aimer. Il ne pense pas que l'ascèse suffise pour atteindre
au salut, mais il professe que le salut est don du Dieu créateur. L'attitude en face de la réalité est donc
très différente chez l'homme chrétien et l'homme platonicien.
Par rapport à l'homme marxiste, les différences sont très claires. L'homme chrétien partage avec
l'homme marxiste le sentiment de l'existence objective du monde physique, matériel, le sentiment de la
consistance objective de la réalité physique. Comme l'homme marxiste, l'homme chrétien est opposé à
toute forme d'idéalisme. Mais l'homme chrétien ne pense pas que ce monde physique, matériel, soit
incréé, qu'il soit l'être absolu, qu'il soit éternel. L'homme chrétien partage avec l'homme marxiste le
respect, du travail humain, du travail manuel — contre le platonicien. Il repousse, avec l'homme
marxiste, la division de l'humanité en castes, les unes privilégiées par nature ou naissance, les autres
opprimées, asservies, exploitées par nature ou naissance. Mais il ne pense pas que la libération i :
économique et politique de l'homme soit la seule libération nécessaire. Il ne pense pas que l'humanité
s'achève dans la justice sociale et politique. Il professe que l'humanité a une destinée au-delà du
politique. Il a une espérance que le marxiste n'a pas.
Le paganisme, sous ses diverses formes, et principalement sous sa forme actuelle, l'athéisme, est
une vision du monde selon laquelle le monde et l'existence humaine n'ont pas de finalité, puisqu'ils
n'ont pas de principe. Le monothéisme juif et chrétien est une philosophie selon laquelle l'univers, la
création et l'existence humaine ont une finalité, car ils sont l'œuvre d'un dessein. Cette finalité modifie,
informe, le contenu tout entier de l'existence humaine, si elle est reconnue. Le Juif et le chrétien sont
des hommes qui voyagent vers un but, et ils savent lequel. Le païen est un homme étonné d'être là et
qui ne sait pas où il va. Il pense n'aller nulle part. L'homme, nous dit-on, est un " être-pour-la-mort ",
c'est-à-dire, dans la pensée des philosophes du " siècle ", pour le néant.
La différence fondamentale entre le monothéiste et le païen est là : l'un reconnaît une finalité au
monde, à la nature, à l'existence humaine. L'autre n'en reconnaît pas. L'un attend quelque chose, ou
plutôt quelqu'un. L'autre n'attend rien : il attend le rien, le néant.
Le christianisme, la christianisation, est un processus dont nous ne voyons pas aujourd'hui le
terme. En langage populaire, nous dirions : nous n'en voyons pas encore le bout, — c'est-à-dire la
finalité ultime. Si l'on méconnaît cette finalité ultime, le christianisme perd sa dynamique propre. Tout
304

se stabilise, s'immobilise, et perd sa signification. La finalité n'y est plus. Le christianisme apparaît
alors comme une doctrine inutile, un humanisme plus vague, plus sentimental, moins efficace que
d'autres.

L'ANTHROPOLOGIE CHRÉTIENNE

Ce qui est propre à l'anthropologie chrétienne, c'est d'abord, nous l'avons vu longuement dans des
ouvrages antérieurs, que selon le judaïsme et le christianisme, l'homme est créé; l'âme humaine est
créée; elle commence d'exister à la conception. Elle ne préexiste pas à l'existence corporelle ; elle n'est
pas d'essence ou de nature divine; elle n'est pas une partie ou une parcelle ou une portion de la divinité
tombée, aliénée, exilée dans le monde matériel; elle ne passe pas de corps en corps. L'âme et le corps
ne constituent pas deux substances. L'âme est ce par quoi un corps vivant organisé est un corps vivant
organisé. L'âme est le principe formel, le principe d'information qui constitue le corps organisé vivant.
L'âme ne se surajoute pas au corps organisé vivant: elle le constitue.
C'est le premier point, par quoi l'anthropologie chrétienne se distingue de plusieurs
anthropologies qui ont régné dans la pensée de l'Inde et dans la pensée grecque depuis au moins le VIe
siècle avant notre ère, et dont l'influence continue de s'exercer jusqu' aujourd'hui, par exemple dans
diverses sectes théosophiques.
Mais il existe un autre point, une autre doctrine, non moins importante, plus importante encore,
par laquelle l'anthropologie chrétienne se distingue des autres anthropologies, païennes ou athées. Le
christianisme professe, avec le judaïsme, que l'homme est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu.
Le christianisme professe, à la suite du judaïsme, que Dieu vient habiter en l'homme, qu'il y établit sa
demeure, que l'homme est le temple de Dieu. Cette doctrine est exposée longuement par saint Paul et
par l'auteur du quatrième évangile.
L'homme n'est pas seulement un être psychobiologique. Il est un être psychobiologique, comme
les animaux. Il est un psychisme, il est un organisme vivant, plus développé que ceux de ses
prédécesseurs dans l'histoire de l'évolution. Mais il y a en lui un visiteur, un hôte secret. Il est capable
de demeurer en dialogue avec l'esprit de Dieu, avec Dieu qui est esprit, avec l'esprit qui est Dieu. Cette
capacité, c'est l'esprit en lui, qui n'est pas d'ordre naturel, mais déjà une ouverture au surnaturel. C'est
cela qui différencie ontologiquement l'homme de l'animal. L'homme est déjà différent de l'animal parce
que son organisation neurophysiologique est beaucoup plus complexe. Mais ce n'était là encore qu'une
différence de degré. Ce qui le différencie d'une manière plus radicale, c'est qu'il est un animal capable
d'entrer en relation de dialogue personnel avec l’Incréé. Il est capable d'être prophète, c'est-à-dire de
recevoir en lui l'esprit de Dieu, et un enseignement qui vient directement de Dieu.
L'anthropologie chrétienne se caractérise essentiellement par la doctrine, enseignée constamment
par l'apôtre Paul dans ses lettres, de l'inhabitation en nous de l'esprit saint, de l'esprit de Dieu. L'homme
est le temple de l'esprit saint. C'est donc une anthropologie ouverte, ouverte sur Dieu, et non close sur
elle-même. Bien plus, c'est une anthropologie selon laquelle il y a présentement en l'homme une
ambassade, une délégation vivante et efficace de la part de Dieu, un lien subsistant et personnel.
Si l'on compare cette anthropologie à celle du paganisme, et à celle de l'athéisme moderne, on
voit aussitôt la différence. Dans plusieurs philosophiez non-chrétiennes, il était enseigné que l'homme,
ou du moins l'âme humaine, est une partie de la substance divine. En réalité, l'âme humaine était, selon
ces doctrines, divine par nature. Selon l'anthropologie inévitablement présente, quoique implicitement,
dans l'athéisme contemporain, — puisqu'il n'y a pas de dieu, il n'y a pas non plus d'esprit saint en
l'homme. L'homme est seul avec sa psychologie, et les forces cosmiques qui le travaillent.
L'anthropologie de l'athéisme moderne est normalement appariée à sa cosmologie et à son ontologie.
Puisque le monde ou la nature est le seul être, l'homme ne peut être en relation, par l'esprit, avec un être
305

qui n'existe pas. C'est une anthropologie close sur elle-même.


Selon l'anthropologie chrétienne, constamment, à l'intérieur, dans le secret, Dieu communique
avec l'homme, qu'il le sache ou qu'il l'ignore. Dieu travaille au-dedans de chaque homme, pour
l'intelligence, la connaissance, la libération, l'action, la fécondité. L'anthropologie chrétienne n'est pas
close sur elle-même.
Les apôtres, et en particulier saint Paul, distinguent donc dans l'homme l'ordre psychobiologique,
et l'ordre spirituel. L'ordre psycho-biologique n'est nullement mauvais en lui-même. Mais homme, par
l'inhabitation en lui de l'ordre spirituel, est appelé à une transformation. Il est d'abord créé animal, il est
appelé à devenir dieu. L'anthropologie chrétienne n'est pas statique. Elle est une anthropologie
génétique. Elle enseigne un processus qui est en route. Elle enseigne une transformation radicale.
L'homme est invité à une transformation, à une nouvelle naissance. Il n'est pas fini, loin de là. Il n'est
pas achevé. S'imaginer qu'il a atteint sa figure définitive, c'est l'immobiliser, et bloquer son processus
de transformation. Comme si la chrysalide voulait rester ce qu'elle est, et refusait sa propre
transformation.
Cette anthropologie était paradoxale par rapport à l'anthropologie platonicienne, puis
néoplatonicienne, qui exercèrent une grande influence dans les premiers siècles de notre ère sur le
pourtour du bassin de la Méditerranée.
Pour l'anthropologie platonicienne, et néoplatonicienne, l'existence corporelle est plus ou moins
mauvaise, et plus ou moins coupable.
Pour l'anthropologie chrétienne orthodoxe, l'existence corporelle biologique, animale, n'est pas du
tout mauvaise. Elle est excellente. Mais elle est provisoire. Nous sommes dans une phase ou une étape
provisoire. L'ordre biologique n'est pas définitif. La chair et le sang ne peuvent hériter le royaume de
Dieu. Le premier homme, celui qui est apparu il y a quelques dizaines de milliers d'années, si l'on
convient d'appeler homme l’Homo sapiens, ce premier homme est un animal, plus évolué que les
autres, mais appelé à une transformation radicale, qui le distingue des autres animaux. L'homme qui
vient, celui qui est en train de se faire, celui qui est né nouveau, créature nouvelle, né de l'esprit, il sera
spirituel. Cette transformation est en train de se faire.
C'est ce qu'enseigne l'apôtre Paul dans la première lettre aux chrétiens de Corinthe : " Il est écrit
(dans la bible hébraïque) : le premier homme devint une âme vivante. Le dernier homme sera un esprit
vivifiant. Ce n'est pas le spirituel qui est premier, mais c'est le psychique (l'animal), et ensuite
seulement le spirituel. Le premier homme est fait de la terre, il est terrestre. Le second homme, il est du
ciel... Je dis ceci, frères : la chair et le sang ne peuvent hériter le royaume de Dieu, et ce qui est
corruptible ne peut pas hériter l'incorruptibilité " (i Cor 15, 45).
Par rapport aux anthropologies gnostiques, l'anthropologie chrétienne orthodoxe était encore en
porte-à-faux, en contradiction. Car les anthropologies gnostiques professaient que l'âme humaine,
d'origine divine, d'essence divine, était tombée dans un corps mauvais. L'anthropologie chrétienne
orthodoxe ne pense pas que l'âme humaine soit divine par essence, par nature ou par origine.
L'anthropologie chrétienne pense que l'homme est divinisable par grâce, ce qui est très différent.
De plus, les systèmes gnostiques professaient que la perfection, elle, est au commencement. C'est
au commencement que l'Homme originel (prôtô-anthropos, adam ha rischon, adam kadmon) était dans
sa perfection, sa plénitude spirituelle. Ensuite, il est tombé, il est devenu animal, corporel.
L'anthropologie chrétienne, dont l'apôtre Paul donne la formule, dit exactement le contraire : au
commencement, l'homme fut fait animal. A la fin seulement il sera spirituel. Pour l'instant il est en
régime de transformation. La perfection, la plénitude, le plêroma, n'est pas au commencement. La
perfection, la plénitude, sera à la fin. C'est ce qu'enseignera saint Irénée, évêque de Lyon, au n e siècle,
contre les gnostiques : l'homme a été créé inachevé. L'histoire humaine, c'est l'histoire de son
développement, et de sa transformation.
306

Que nous soyons appelés à une destinée surnaturelle, la participation à la vie de Dieu, nous le
savons par le christ. L'enseignement du christ, c'est ce par quoi nous devenons capables de prendre part
à la vie divine. Pour que cette transformation soit possible, l'esprit saint, qui est l'esprit de Dieu, vient
habiter en nous : " Dieu... nous a donné les arrhes de l'esprit dans nos coeurs " (2 Co 1, 22).
Nous portons ce trésor clans des vases de terre. Nous sommes des animaux appelés à une destinée
surnaturelle, divine et qui portent en eux l'esprit même de Dieu qui les appelle à cette destinée divine.
Telle est l'anthropologie chrétienne.
Elle est paradoxale par rapport à une anthropologie, celle qui règne aujourd'hui le plus
communément, et qui ne voit clans l'homme qu'un animal plus évolué qu'un autre. Pour le
christianisme, nous l'avons vu, l'homme est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu en ce sens qu'il
est capax Dei, capable, par nature, de recevoir, par grâce, le don de la vie divine. L'homme est un être
du passage, un être qui opère le passage entre l'ordre de la nature et l'ordre surnaturel, celui de la vie
divine. Une anthropologie qui ne tiendrait pas compte de cette dimension surnaturelle, de cette capacité
de divinisation, de cette aptitude à la divinisation, et de ce désir congénital de la divinisation, une telle
anthropologie est, aux yeux du christianisme, radicalement fausse, tronquée, mutilée et mutilante. Elle
ne respecte pas ce qu'est l'homme dans la plénitude de ses dimensions.
Pour que l'homme puisse prendre part à la vie divine, encore faut-il qu'il subsiste. Pour qu'il soit
transformé radicalement, et divinisé, sans confusion des natures, encore faut-il qu'il soit.
L'anthropologie chrétienne orthodoxe professe, depuis toujours, qu'à la mort, l'âme, ou la personne,
subsiste. L'âme n'est pas annihilée à la mort. " Aujourd'hui tu seras avec moi au paradis ", dit le christ à
son compagnon crucifié à côté de lui.
Ce qu'on appelle en philosophie l'immortalité de l'âme, est donc, aux yeux du christianisme, une
condition nécessaire, mais non suffisante. Il faut que l'âme subsiste, pour être divinisée, et pour devenir
participante de la nature divine, mais cela ne suffit pas552.
La doctrine chrétienne de l'inconscient dépend de ce que nous venons de voir. Si Dieu opère dans
le secret du cœur, comme il opère dans l'organisation même de l'homme, dans sa constitution et sa
physiologie, dans l'inconscient de l'homme il y a le verbe créateur, l'esprit sanctificateur. Tout se joue
au départ au niveau des secrets du cœur, dans cette zone primordiale où surgit la liberté. Un dialogue
secret se poursuit constamment entre le Dieu caché et l'homme créé qui naît à la vie, à l'action, à la
pensée. L'inconscient, ce n'est pas seulement ni d'abord du " refoulé ". C'est d'abord le lieu de la
création, cette nuit d'où nous émergeons à la conscience. Et dans ce fond originel, il y a déjà des
conflits, entre la sagesse créatrice de Dieu qui veut nous orienter dans un sens, le meilleur pour nous, et
notre volonté propre, qui consent ou qui ne consent pas.
Très différente, on le voit, est l'anthropologie chrétienne de l'anthropologie inévitablement
impliquée dans l'athéisme. Du point de vue de l'athéisme, notre existence, comme l'existence du
monde, est un fait, inexplicable, impensable, un donné brut sans fondement ni justification rationnelle.
Le fait que nous soyons des êtres hautement organisés, capables de vivre, de penser, de créer, est aussi
mystérieux, incompréhensible, contraire à toutes les probabilités. Nous devons notre intelligence à une
matière inintelligente. Nous devons notre organisation à ce qui n'est pas organisé. Ce que nous avons,
ce que nous sommes, ce dont nous sommes capables, nous ne l'avons reçu de personne. C'est de l'être
qui a surgi de rien, comme le monde lui-même. La philosophie sartrienne représente, semble-t-il, une
des formes les plus pures de l'athéisme, l'athéisme poussé à ses conséquences extrêmes.
Ce que le monde moderne retient du christianisme, en ce moment, c'est la douceur, l'amour de
l'homme, la pitié. Ce n'est pas suffisant, pas du tout. Le christianisme implique en effet la douceur,
l'amour de l'homme et la pitié, mais il n'est pas que cela, et loin de là. Autrement dit, le monde moderne

552
Nous avons abordé ce problème dans notre essai : Le Problème de l’âme, Paris, éd. du Seuil, 1971.
307

ne retient du christianisme que l'humanisme. Et cet humanisme chrétien, il le dénature en fait, en le


décapitant. Car nous l'avons vu, ce que le christianisme enseigne, c'est que l'homme actuel n'est qu'une
ébauche, un embryon, un commencement de création. Ce qui est visé par l'acte créateur depuis le
commencement, et de toute éternité, ce n'est pas l'homme actuel, l'homme tel qu'il existe en ce moment,
mais l'homme à venir, l'homme uni à Dieu, transformé par Dieu, recréé et réinforméé par
Dieu, de telle manière qu'on peut parler, comme le font les pères grecs, d'une authentique divinisation.
Ce que le christianisme appelle l'homme complet, l'homme ultime,
L’eschatos anthrôpos ou dernier adam comme dit Paul, c'est l'homme prenant part
personnellement à la vie divine, sans confusion des natures ni des personnes.
Il existe donc un humanisme chrétien, mais cet humanisme ne prend sa signification que si l'on a
vu et reconnu que ce que le christianisme appelle l'homme final, ou terminal, c'est l'homme divinisé.
C'est-à-dire que réduire le christianisme à ce qu'on entend aujourd'hui par " humanisme ", c'est le
dénaturer radicalement, puisque, dans le monde moderne, on n'entend pas par" homme ", l'homme
divinisé que le christianisme enseigne et vise.
Il y a malentendu sur ce qu'on entend par" homme ". Toute la question est de savoir ce qu'on
entend par homme : l'homme actuel, inachevé, émergeant de l'animalité, ou l'homme à venir, capable
de prendre part à la vie divine ?
Il est exact que le christianisme implique un humanisme, en ce sens qu'il tient à respecter
l'homme tel qu'il est, à respecter et développer ses puissances naturelles créées. Mais cet humanisme est
beaucoup plus ambitieux que ce qu'on appelle aujourd'hui communément humanisme. Car le
christianisme a, de l'homme en train de se faire, une idée qui échappe le plus souvent à nos
contemporains. En sorte que sous le mot " homme " on n'entend pas la même chose.

LA FOI

Le mot français " foi " traduit le latin fides, qui traduit le grec pistis.
Pistis, en grec classique, signifie : la confiance en autrui, la fidélité, la croyance. Le verbe pisteuô
signifie : croire en, se confier à, se fier à, croire à. Le mot grec pistis, dans la traduction grecque de la
bible hébraïque, traduit les mots hébreux êmoun, qui signifie la fidélité, êmounah, solidité, fermeté,
sécurité, véracité, fidélité. Le verbe grec pisteuô traduit le verbe hébreu aman, soit à la forme niphal (=
passif), soit à la forme hip-hop (— faire faire quelque chose).
A la forme niphal, le verbe hébreu neeman signifie : être ferme, être sûr, être certain, être
durable, être solide; puis : être fidèle. A la forme hip-hop, le verbe heemin signifie : se fier à, avoir
confiance en, mettre son espérance en, s'appuyer sur.
Le grec pistos, fidèle, traduit l'hébreu aman à la forme niphal, c'est-à-dire neeman. A la même
famille appartient le mot hébreu émit (prononcer emès) : solidité, sécurité, certitude, fidélité, vérité.
Dans la langue du nouveau testament grec, les mots pistis, pisteuô, pisteuein, pistos, recouvrent
les mots hébreux que nous venons de voir.
Nous avons examiné, dans un ouvrage antérieur, la manière dont les évangiles emploient les
termes de pistis et pisteuô, ce qu'ils signifient dans la langue du nouveau testament. Nous n'y
reviendrons donc pas ici553.
Ce qu'en français nous traduisons par" la foi ", c'est, en hébreu, la fonction de la vérité.
La foi, selon la théologie chrétienne orthodoxe, est l'assentiment de l'intelligence humaine à la
vérité de Dieu qui se manifeste, qui se fait connaître à elle.
Pour comprendre ce que signifie la foi dans le système de référence de la théologie chrétienne

553
L'Enseignement de Ieschoua de Nazareth, Paris, éd. du Seuil, 1970, chap. 19.
308

orthodoxe, il faut d'abord se libérer du système de référence qui nous est imposé depuis plusieurs
siècles en Occident, sous l'influence de Guillaume d'Occam, de Luther, et de la philosophie qui s'est
développée aux xviie, xviiie et xixe siècles. Il existe une certaine manière d'entendre la signification du
mot" foi " qui nous vient de Pascal, de Descartes, de Kant, de Kierkegaard. Pour comprendre ce que
signifie la foi dans le langage de la théologie orthodoxe, il faut sortir de ce système de référence.
Ce qui caractérise la pensée moderne, aussi bien chrétienne que non-chrétienne, en ce qui
concerne cette notion de " foi ", c'est que, dans la manière moderne d'entendre le mot" foi ", la relation
à la vérité est coupée, cassée. Pour la théologie chrétienne orthodoxe, la foi est une relation de Y
intelligence à la vérité de Dieu. Pour la mentalité moderne la plus courante, la foi n'est plus une relation
de l'intelligence à la vérité. La maladie de la pensée moderne à cet égard tient dans cette interruption
entre l'intelligence et la vérité. Selon la conception moderne, la compréhension moderne du concept de
foi, l'intelligence n'atteint plus à la vérité, elle n'accède plus à la vérité. Ce n'est plus un acte de
l'intelligence qui saisit une vérité, la vérité de Dieu. C'est seulement un acte de la volonté. Là se trouve,
la différence entre la conception théologique orthodoxe de la foi, et la manière moderne d'entendre la
foi.
La foi ne porte pas sur la question de l'existence de Dieu, comme la plupart des chrétiens, et des
non-chrétiens, le pensent aujourd'hui.
Si je veux apprendre à nager à un petit garçon, je lui explique que l'eau, pour des raisons
physiques de densité, est capable de le porter naturellement, sans qu'il s'agite; que s'il s'allonge
doucement sur l'eau, comme sur son lit, sans se contracter, et sans s'agiter, l'eau le portera, et il nagera.
L'enfant peut me croire ou ne pas me croire. Il peut avoir foi en moi, confiance en moi, ou non.
S'il me croit, il s'allongera sur l'eau, bien souple, et il vérifiera que ce que je lui avais dit est vrai. Il
vérifiera la vérité de ce que je lui ai expliqué. S'il ne me croit pas, il va se contracter, s'agiter, boire de
l'eau, et il ne nagera pas.
Mais dans tous les cas, si l'enfant n'a pas confiance en moi, s'il ne me croit pas, il ne met pas en
doute mon exigence. Il met en doute la vérité de ce que je lui dis.
De même, dans l'histoire d'Israël, la" foi " ne porte pas sur la question de l'existence de Dieu,
mais sur ce que Dieu dit, enseigne, par l'intermédiaire de ses serviteurs les prophètes. L'incrédulité ne
met pas en question l'existence de Dieu, mais la vérité de ce que Dieu dit par le prophète.
Dans les rues de Jérusalem, ou sur les routes de Galilée, lorsque Ieschoua enseignait, la foi ne
portait pas sur l'existence de Ieschoua, mais sur la vérité de ce qu'il enseignait, sur la vérité de ses
pouvoirs, sur la vérité de sa mission.
C'est par une distorsion ultérieure, tardive, récente, qu'on en est venu à mettre l'existence même
de Dieu au nombre des questions qui relèvent de la" foi ".
Il est évidemment absurde de faire porter la foi, comme on le fait aujourd'hui, sur l’existence de
Dieu. On ne peut se fier à quelqu'un, avoir foi en lui, si on ne sait pas d'abord qu'il existe. Vous pouvez
vous fier en un ami, ou vous défier de lui, avoir confiance en lui ou non. Mais encore faut-il savoir
d'abord s'il existe. Car autrement la question n'a aucun sens. Le concept de foi, dans la mentalité
moderne, en est venu à cette absurdité de porter d'abord sur la question de l'existence de Dieu. On
commence par croire que Dieu existe, puis on croit en lui, on espère en lui, on se confie en lui, on
attend tout de lui, on lui demande dans la prière, mais d'abord on " croit " qu'il existe. Une foi ainsi
conçue est analogue à la construction d'un immeuble sur du vide : une absurdité. Il n'est pas étonnant,
dans ces conditions, que la foi s'effondre.
La foi est un assentiment de l'intelligence, libre et méritoire. En réalité, toute découverte de toute
vérité, en science, en histoire, en politique, dans les relations humaines, est libre. La vérité ne fait
jamais, ni nulle part, violence aux intelligences. On ne connaît la vérité, dans quelque domaine que ce
soit, que si l'on va vers elle, librement, volontairement, et d une manière suffisamment aimante. Il faut
309

aimer la vérité pour la trouver.


Et c'est pourquoi l'intelligence qui est la foi est sainteté, selon saint Paul. Elle est sanctification,
elle implique une sanctification. Elle est le signe, la manifestation, d'une âme libérée pour la vérité,
disponible à la vérité, et l'aimant fortement. Dans le langage paulinien, la foi est " justification ",
puisque ce que Paul appelait la justice, correspondait à ce que la bible hébraïque appelait la tsedaka,
qui correspond à ce que nous appelons la sainteté, et non pas simplement la justice au sens juridique du
terme554.
Selon l'apôtre Paul, la foi est un renouvellement de tout l'être, une véritable recréation par
laquelle nous sommes créature nouvelle, une ré-information par l'esprit saint de toute la personne
humaine. Elle est la vie nouvelle déjà présente en nous d'une manière inchoative. Elle est sanctification,
par le don de l'esprit, purification de notre intelligence et des secrets de notre cœur. Elle est intelligence
spirituelle et sainteté. La foi " justifie " parce qu'elle fait de nous des créatures nouvelles, capables de
vivre la vie à venir. La pratique des œuvres, le respect de la loi morale, ne suffisent pas à conférer cette
nouveauté de vie. Seule la foi qui est don de l'esprit peut nous renouveler totalement selon l'homme
intérieur. La foi ne s'oppose pas à la raison, à l'intelligence. Elle est raison, elle est intelligence, d'une
manière éminente. La vie de foi est la vie de ceux qui sont adoptés par Dieu et qui commencent cette
existence d'enfants de Dieu par adoption et par grâce.
Il est évident qu'il existe des relations très subtiles et secrètes entre l'intelligence et les
dispositions morales. D'abord l'amour de la vérité. Pour atteindre la vérité, pour la connaître, encore
faut-il l'aimer, la rechercher. Celui qui ne l'aime pas, qui ne la recherche pas, ne la trouvera sans doute
pas.
II faut être libre pour la vérité. Il ne faut pas être prisonnier de passions qui font obstacle à sa
recherche. Il faut être libre par rapport aux modes ambiantes et régnantes. Cela est vrai dans tous les
domaines, en science, en médecine, en philosophie, en théologie, en politique. Il existe à chaque
époque des doctrines qui règnent, qui sévissent. Il est bien porté de les professer. Des livres, des
œuvres, sont à la mode. La recherche de la vérité implique, exige, qu'on soit libre par rapport à ces
modes, à ces systèmes de pensée qui règnent et qui font la loi. Il faut donc avoir le courage d'être seul,
pendant longtemps peut-être, ou presque seul, si la vérité, sur un point ou sur un autre, dans un ordre ou
dans un autre, se présente différente de ce qu'on l'estime être dans le siècle. Il faut être extrêmement
modeste pour chercher la vérité, très docile à l'expérience, aux découvertes nouvelles et imprévues.
L'humilité est une des vertus de l'intelligence, l'une des vertus qui font ou qui permettent l'intelligence.
Il faut savoir écouter, il faut savoir se taire, il faut aimer le silence, pour écouter le réel, pour l'ausculter,
dans tous les ordres, et pour le penser dans le secret. Il faut consentir à être dérangé par la vérité, si elle
modifie une vision du monde que l'on s'était construite. Il faut consentir à se convertir à la vérité, même
si l'on doit modifier sa vision du monde, et l'enseignement qu'on a l'habitude de professer.
C'est pourquoi dans la tradition biblique l'intelligence est considérée comme une vertu, et la
connaissance liée à la sainteté. L'inintelligence, au contraire, et la méconnaissance, sont considérées
comme un péché, doctrine que reprendra saint Thomas: stultitiae st peccatum.
Il est évident, finalement, que seule la sainteté est intelligente, seule elle permet l'intelligence.
Elle est la recherche constante de la vérité, et celui qui, comme saint Thomas d'Aquin, consacre sa vie
entière à la recherche de la vérité, sans perdre une minute, il est vraisemblable qu'il l'atteindra
davantage, qu'il en connaîtra davantage que celui qui se disperse dans la recherche des profits, des
vanités, des gloires. La recherche de la vérité est ascétique. L'ascèse est une des conditions de la
connaissance de la vérité, et cela dans tous les domaines.
Puisque la foi est une intelligence, une intelligence spirituelle, il est évident qu'elle va dépendre

554
Nous verrons cela plus loin à propos de la doctrine de la justification, cf. p. 587 et 642.
310

de cette libération profonde de l'être qui seule permet l'intelligence, elle va dépendre de la sainteté. Si le
rabbi Ieschoua admire la foi lorsqu'il la rencontre sur son chemin, c'est que la foi est le signe d'une
libération profonde de l'être, d'un consentement à la vérité. En ce sens l'on est responsable de sa foi, et
de son incrédulité, que Ieschoua reproche à ceux qu'il rencontre durcis et incapables de comprendre ce
qu'il est, qui il est.
Tout cela se passe, encore une fois, au plus profond, au plus secret du cœur, dans ce qu'on peut
appeler l'inconscient, dans les soubassements secrets, les caves de notre être, là où rôdent les passions
inavouables, les options secrètes, les désirs qui n'aiment pas la lumière du jour, les choix profonds et
essentiels. Nous sommes responsables de l'intelligence et de l'inintelligence, nous sommes responsables
de la foi et de l'incrédulité. La foi, qui est un acte de l'intelligence, est un acte libre et méritoire.
C'est aussi, et d'abord, un don de Dieu, parce que c'est Dieu qui donne l'être, la vie, l'intelligence.
Entre le don et la liberté humaine qui reçoit ce don, ou le rejette, il existe une relation subtile et
profonde, au plus secret de l'être. Le don n'exclut pas la liberté, la liberté n'exclut pas le don. Les deux
sont conjoints.
La foi est donc un acte de l'intelligence, éminemment, un acte libre, un don de l'esprit saint, et ces
trois caractères ne sont pas antinomiques. Ils sont conjoints. Telle est la doctrine la plus classique,
élaborée pendant des siècles, et enracinée dans l'écriture sainte.

L'ESPÉRANCE

L'espérance chrétienne est fondée sur la vision du monde que nous avons dite : une création
inachevée tendue vers un achèvement qui est en régime de maturation. Elle est fonction du temps
créateur. Elle est le sens du temps créateur qui comporte une finalité. Elle est le sens de cette finalité.
Du point de vue de l'athéisme, nous l'avons vu, l'existence du monde, notre propre existence,
l'existence des êtres vivants dans le monde, et l'existence des êtres pensants, sont radicalement
impensables. Comme l'écrit Sartre très justement, du point de vue de l'athéisme qui est le sien,
l'existence du monde et la nôtre sont de trop. Elles devraient ne pas être.
Du point de vue de l'athéisme, l'espérance n'est pas philosophiquement possible. Le passé et le
présent du monde et de tout ce qu'il contient ne sont pas ontologiquement fondés. A plus forte raison
l'avenir ne peut-il l'être. L'existence dans l'avenir est aussi impensable que l'existence présente. On ne
peut pas sérieusement s'appuyer sur la matière aveugle pour espérer un avenir humain. Aussi bien
l'athéisme pur n'espère-t-il pas un avenir humain. L'existence est un éclair absurde entre deux éternités
de néant.
L'espérance est essentielle au monothéisme. Elle lui est inhérente. Elle est l'un des caractères
existentiels de son ontologie. Elle ne peut pas être fondée sur le monde ou sur la nature. Car le monde
et la nature ont besoin d'êtres fondés. Ils sont poème et non poète.
L'espérance ne peut pas être fondée sur la composition, mais seulement sur le compositeur.
A vues humaines, en cette fin du xx e siècle, la situation, sur notre minuscule planète, semble
désespérée. Jamais autant qu'au xxe siècle l'humanité n'avait accumulé d'horreurs. Les progrès
techniques ont servi, entre autres, à multiplier les massacres, et l'électricité sert, entre autres, à torturer.
A vues humaines, on se demande ce que va devenir cette humanité qui dépense les deux tiers de
ses revenus à préparer des armes pour se détruire elle-même.
Il ne semble plus possible d'espérer en elle. L'espérance n'est donc plus naturelle. L'espérance est
encore possible si l'on se tourne vers celui qui crée l'humanité, et qui peut encore la créer nouvelle.
C'est dire que l'espérance est essentiellement surnaturelle. Elle est, comme la foi et Y agapè, un don de
l'esprit saint. On peut avoir un tempérament optimiste et n'avoir pas l'espérance surnaturelle. On peut
avoir la bile noire (melan-cholia) et avoir cependant l'espérance surnaturelle. L'espérance, pas plus que
311

la foi et l'agapè, ne relève de la psychologie.

L'AGAPÈ

Le mot français charité vient du latin caritas, qui traduit le grec agapè.
Le grec agapè (on prononce aujourd'hui en Grèce : agapi) vient du verbe agapaô, agapô. Il
signifie aimer, chérir. L'agapè, c'est l'affection.
Le grec agapè, dans la version grecque de la bible hébraïque, traduit l'hébreu habah (prononcer :
ahavah). Le verbe grec agapô, agapân, traduit l'hébreu ahab (prononcer : ahav) qui signifie : aimer.
Ahabah, c'est l'amour.
Les textes sur l'amour dans la bibliothèque hébraïque sont en grand nombre.
Le verbe hébreu ahab est utilisé pour désigner l'amour de l'homme pour la femme :
" Isaac fit entrer (Rébecca) dans la tente de Sarah sa mère. Il prit Rebecca, et elle fut pour lui
femme (littéralement : elle fut pour lui pour femme). Et il l'aima (dans la trad. grecque : ègapèsen
autèn). Et il se consola, Isaac, après sa mère (= il se consola de ce que sa mère était morte) " (Gn 24,
67).
" Jacob aima Rachel " (trad. grecque : ègapèsé) (Gn 29, 18).
" Elle sortit, Dinah, la fille de Léa, qu'elle avait enfantée à Jacob, pour aller voir les filles du pays.
Il la vit, Sichem fils de Hamor, prince du pays. Il la prit, il coucha avec elle et il lui fit violence, lit elle
s'attacha, son âme, à Dinah fille de Jacob, et il aima (trad. grecque : ègapèsé) la jeune fille et il parla au
cœur de la jeune fille... " (Gn 34, 1).
" Il (Elquanah) aimait Anne " (1 S 1, 5).
Le même verbe ahab désigne l'amour de la femme pour l'homme :
" Chant des chants qui est de Salomon. Qu'il me baise des baisers de sa bouche... C'est pourquoi
les jeunes filles t'aiment... C'est avec raison qu'on t'aime... Fais-moi savoir, aimé de mon âme, où tu
mènes paître le troupeau... " (Ct r, 1 s.).
" Yahweh me dit encore : va, aime une femme aimée d'un amant et adultère, comme Yahweh
aime les enfants d'Israël... " (Os 3, 1).
Le verbe ahab, toujours traduit en grec par le verbe agapô, agapân, désigne l'amour du père pour
le fils : " Et alors, après cela, Dieu mit à l'épreuve Abraham et il lui dit : Abraham ! Et il dit : Me voici !
Et il dit : Prends donc ton fils, ton unique (hébreu : iechideka ; prononcer le cl), dur), que tu aimes,
Isaac... " (Gn 22, 1).
Les traducteurs de la bible hébraïque en grec ont rendu le mot hébreu iachid, qui veut dire "
unique ", par le mot grec : agapètos, aimé. L'auteur de l'épître aux Hébreux, lorsqu'il fait allusion à ce
passage, dit : monogenè, " unique engendré " (He 11, 17).
Ce terme de monogenè est employé par l'auteur du quatrième évangile : " Le logos est devenu
chair, et il a campé parmi nous, et nous avons vu sa gloire, une gloire comme celle de l'unique
engendré (monogenous) qui vient du père... " (Jn 1, 14). " Personne n'a jamais vu Dieu; Dieu unique
engendré (monogenès theos), qui est dans le sein du père, lui il en a fait l'exégèse, il l'a exposé en
détail, il l'a expliqué, interprété (exègèsato)... " (Jn 1, 18). " Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné
son fils, son unique engendre, ton monogenè... " (Jn 3, 16).
C'est ce terme de monogenès, que nous avons constamment traduit par : " unique engendré " qui
est passé dans les professions de foi, comme nous l'avons vu maintes fois.
Or les traducteurs juifs de la bible hébraïque en grec n'ont pas traduit l'hébreu iachid par
agapètos, aimé, seulement en Gn 22, 2, mais aussi dans la suite, en Gn 22, 12; le texte hébreu donne : "
N'étends pas la main sur le garçon et ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu et que tu
ne m'as pas refusé ton fils, ton unique, iechideka ". Les LXX ont traduit : (tou agapètou, " tort aimé ".
312

De même Gn 22, 16. Et en quelques autres textes encore (Jg 11, 34; Am 8, 10; Za 12, 10; Jr 6, 26).
C'est dire que l'on pouvait, aux troisième et deuxième siècles avant notre ère, traduire l'hébreu
iachid, qui signifie unique, par le grec agapètos, qui signifie bien-aimé.
Lorsque donc les auteurs du nouveau testament, l'auteur de la lettre aux Hébreux, l'auteur du
quatrième évangile et des lettres attribuées à Jean, utilisent le terme de monogenès, qui correspond à
l'hébreu iachid, ils l'entendent comme l'entendaient les Juifs qui ont traduit la bible hébraïque en
hébreu, au sens de : bien aimé555.
Après cette petite digression, qui éclaire la signification de monogenès repris et utilisé dans les
professions de foi solennelles des premiers siècles, revenons à l'utilisation du verbe ahab en hébreu,
traduit en grec par le verbe agapân.
Ahab désigne donc l'amour du père pour le fils en de nombreux textes. Exemples : " Isaac aimait
Ésaü " (Gn 25, 28). Ou de la mère pour le fils : " Rebecca aimait Jacob " (Gn 25, 28). " Israël aimait
Joseph plus que tous ses fils... " (Gn 37, 3). " Son père l'aime " (Gn 44, 20).
Ahab désigne aussi l'amour que nous appelons en français l'amitié : " Et il arriva, lorsque David
eut fini de parler à Saül, l'âme de Jonathan s'attacha à l'âme de David, et Jonathan l'aima comme son
âme " (1 S 18, i). " Et Jonathan conclut une alliance avec David, parce qu'il l'aimait comme son âme "
(1 S 18, 3). " Puis Jonathan recommença à adjurer David, au nom de son amour pour lui (littéralement :
dans son amour pour lui), car il l'aimait d'un amour de son âme " (1 S 20, 17).
Ahab, et sa traduction grecque agapân désignent l'amour de Dieu pour Israël. Exemples : "
Lorsque Israël était enfant, je l'aimais, et hors Égypte j'ai appelé mon fils... C'est moi qui ai appris à
marcher à Éphraïm, en les prenant par les bras, mais ils ne savaient pas que je les soignais. Avec des
cordes d'homme (adam ! Dhorme traduit : " avec des cordes humaines ") je les tirais, avec des liens
d'amour (ahabah). J'étais pour eux comme ceux qui soulèvent un joug de dessus les mâchoires; je lui
tendais de quoi le nourrir... " (Os 11, 1 s.). " Yahweh ton dieu te gardera l'alliance et la grâce qu'il a
promises par serment à tes pères, il t'aimera, te bénira, te multipliera, il bénira le fruit de ton ventre et le
fruit de ton sol... "
(Dt 7, 12). " Parce qu'il a aimé tes pères... " (Dt 4, 37). " Car tu es un peuple saint pour Yahweh
ton dieu, c'est toi que Yahweh ton dieu a choisi pour devenir son peuple de prédilection d'entre tous les
peuples qui sont à la surface du sol. Ce n'est point parce que vous étiez les plus nombreux de tous les
peuples que Yahweh s'est épris de vous et vous a choisis, puisque vous êtes le moins nombreux de tous
les peuples. Mais parce que Yahweh vous a aimés et parce qu'il a gardé le serment qu'il a juré à vos
pères... " (Dt 7, 6).
Ahab désigne l'amour de l'homme pour Dieu : " Écoute Israël, Yahweh notre Dieu, c'est Yahweh
unique ! Tu aimeras Yahweh ton dieu en tout ton cœur, en toute ton âme, en toute ta force... " (Dt 6, 4).
Le prophète Jérémie met dans la bouche de Yahweh cette déclaration d'amour adressée à son
peuple personnifié sous la figure de la " vierge d'Israël " : " Je t'ai aimée d'un amour éternel, ahabat
olam ahabetike (...) vierge d'Israël... " (Jr 31, 3).
Les grands prophètes hébreux du viiie, du viie et du vie siècle avant notre ère comparent la relation
qui existe entre Yahweh et Israël à la relation qui existe entre l'amant et celle qu'il aime. C'est cette
comparaison, cette analogie, qui sera reprise par le Cantique des cantiques et par le rabbin Schaoul de
Tarse lorsqu'il dira que l'amour entre l'homme et la femme est un grand mystèrion556 c'est-à-dire
quelque chose qui contient une grande richesse intelligible, une richesse pour la pensée, parce que cet
amour est analogue à celui qui existe entre le christ, qui est Yahweh se manifestant à nous, et l'église,
c'est-à-dire la communauté humaine élue, recréée, travaillée, informée du dedans par Dieu lui-même

555
Sur cette question, cf. O. CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament, p. 258.
556
Cf. plus loin la signification de ce terme, p. 528.
313

(Ep 5, 32).
Notons en passant, car cela peut toujours être utile, que le vieux cliché, qui traîne depuis des
siècles, et qui a laissé des traces funestes dans la conscience des chrétiens, le vieux cliché selon lequel
le dieu d'Israël, le dieu des patriarches et des prophètes hébreux, le dieu de la première alliance, de la
torah (que l'on traduit improprement par " loi "), est un dieu de justice, de rigueur, de jalousie et de
vengeance, qui s'oppose au dieu du nouveau testament, c'est-à-dire de la nouvelle alliance, notons en
passant que ce vieux et inusable cliché 557 prouve une chose : ceux qui se le repassent de main en main
n'ont pas lu les livres de la bibliothèque hébraïque, les livres de la première alliance. On peut dire que
toute l'histoire racontée dans ces livres est une histoire d'amour : l'histoire de l'amour de Dieu pour ce
peuple, qui est le commencement d'une humanité nouvelle. Ce peuple est identifié par les prophètes
hébreux à une femme infidèle. Le prophète Osée, au viiie siècle avant notre ère, fait dire à Yahweh, à
propos du peuple identifié à une femme adultère :
" C'est pourquoi voici que moi je la séduis, et je la conduis au désert, et je parlerai à son cœur "
(Os 2, 16).
Le vieux cliché en question atteste aussi, de la part de ceux qui en perpétuent la diffusion, qu'ils
n'ont pas lu les livres de la nouvelle alliance. Car Dieu qui se manifeste en la personne de Ieschoua de
Nazareth, c'est encore Dieu terrible que nul ne peut voir sans mourir et qui enseigne le risque, pour
l'humanité, de la perdition.
La jalousie de Dieu, dont il est question dans les livres de l'ancienne alliance, n'est pas différente
de celle qui s'exprime dans les livres de la nouvelle alliance. C'est la jalousie de Dieu créateur qui ne
veut pas que l'être créé se corrompe, se décompose, comme l'humanité le fait en ce moment sous nos
yeux.

Dans les livres du nouveau testament grec, le verbe agapân et le substantif agape sont utilisés
dans le même sens que dans la langue de la traduction grecque de la bible hébraïque. Us traduisent
donc et recouvrent le verbe ahab et le substantif ahabah.
Nous avons quelque difficulté, pour notre part, à traduire en français le mot grec agape, non pas à
cause des amants, car eux au moins ils savent de quoi ils parlent, mais à cause des prédicateurs. Depuis
des années et des années, ce thème est devenu la grande pâtisserie distribuée dans tous les sermons et
dans toute la littérature pieuse. L'ennui, c'est que la pâtisserie, comme chacun sait, à la longue, cela
lasse, écœure, et donne des crises de foie. Cette pâtisserie-là aussi a fini par soulever le cœur de
beaucoup de nos contemporains. Les choses les plus précieuses — et celle-ci est sans doute la plus
précieuse — doivent être nommées avec pudeur, et rarement. Les Juifs au retour de l'exil de Babylone
ont sans doute eu raison de ne plus vouloir prononcer le nom sacré, le tétragramme, et d'interdire qu'il
soit employé constamment, " mis à toutes les sauces " comme on dit en France. Il en va de même de
l'amour. Comme il est rare, très rare, on ferait bien d'en parler peu, très peu.
En réalité, pour traiter de l'agapè, que nous n'osons plus traduire en français, il faut se détourner
du pathos régnant à ce sujet, prendre ses distances à l'égard de ce qui est affectif, et s'orienter, orienter
la recherche dans le sens, dans la direction de l'ontologie fondamentale. Lorsque dans une lettre Jean
dit que Dieu est agapè (i Jn 4, 8) il enseigne une vérité qui est proprement métaphysique, qui porte sur
l'être. Nous ne savons pas définir l'agapè, de même que nous ne savons pas définir l'être. Lorsque nous
avons dit que l’agapè est une certaine relation qui existe parfois entre les êtres, nous ne sommes pas
plus avancés, car en quoi précisément consiste cette relation ? Si nous disons que l’agapè est une
approbation de l'être des autres, cela ne suffit pas, et nous sommes en deçà de ce que nous voulons

557
Qui remonte à Marcion (iie siècle), qui a été repris et développé par les manichéens, au ive siècle, puis par les cathares, au
xii , puis par les philosophes allemands, en particulier par Hegel, au xixe siècle.
e
314

nommer. On finit par réintroduire le verbe aimer dans la définition. Lorsque Spinoza définit l'amour : "
l'amour n'est rien d'autre qu'une joie, avec, présente, (concomitante) l'idée d'une cause externe "
(Éthique, III, prop. 13, scholie), c'est une définition invertie de l'amour. L'amour n'est pas d'abord une
joie : la joie est donnée par surcroît, elle accompagne l'acte comme la beauté accompagne la jeunesse.
Mais l'amour au départ est bien autre chose qu'une joie. Il peut être, il est le plus souvent douleur. On
peut aimer à travers la douleur. L'amour ne vise pas la joie, il vise un être, avec joie ou sans joie.
Personne ne sait définir ce qu'est l'acte d'aimer, pas plus qu'on ne sait définir Pacte d'être, ni rien
de ce qui est essentiel, et premier dans l'être. On peut paraphraser mais non définir.
Selon la théologie chrétienne, l’agapè est un acte dont la capacité nous est donnée par Dieu lui-
même. " L'agapè de Dieu est versée dans nos cœurs par l'esprit saint qui nous est donné " (Rm 5,5).
C'est dire que l’agapè est une " vertu ", une puissance, une capacité, un acte, surnaturel. Elle est
participation à l’agapè créatrice de Dieu, participation à l'essence même de Dieu créateur, qui est
agapè.
Il est vraisemblable que l'on ne peut pas dissocier l’agapè du don créateur, et que l'on ne peut pas
comprendre l’agapè indépendamment de la métaphysique juive et chrétienne de la création. La raison
d'être du monde, selon la métaphysique juive et chrétienne, sa cause, c'est l’agapè de Dieu. On ne peut
rien comprendre à l’agapè si l'on ne comprend pas qu'elle est une participation à l'acte créateur de
Dieu. Et l'on ne comprend rien à la doctrine juive et chrétienne de la création, si l'on ne saisit pas
qu'elle est œuvre de l’agapè de Dieu. Sans cela, elle demeure incompréhensible. Le christianisme est
donc une métaphysique, une ontologie, de l’agapè La raison dernière de l'existence de tous les êtres,
c'est l’agapè créatrice.
C'est sur ce point qu'a insisté, au début de ce vingtième siècle, le père Lucien Laberthonnière, de
l'Oratoire de France, en se trompant d'ailleurs d'adresse lorsqu'il reprochait à saint Thomas d'Aquin de
n'avoir pas vu cela, car Thomas l'avait fort bien vu et dit lui-même, contre les philosophes
néoplatoniciens de son temps, qui enseignaient que la création est une procession nécessaire, une
procession de nature. Thomas d'Aquin a bien montré que la création est une œuvre libre de la volonté
divine, et non une procession nécessaire.
Puisque l'agapè est un don du saint esprit, c'est-à-dire de Dieu en nous, ce n'est pas quelque chose
d'affectif, de sentimental. Ce n'es~1 pas un sentiment. Elle ne relève pas de la psychologie. Elle ne
tombe pas sous le regard du psychanalyste, pas plus que la foi ou l'espérance. Elle est de l'ordre du
spirituel, au sens technique du terme dans la langue de la théologie chrétienne. Elle est un don du saint
esprit.
La foi, nous l'avons vu, est la fonction de la vérité.
L'espérance est, dans la vision monothéiste du monde, la fonction du temps, ce par quoi nous
sommes capables de penser l'avenir qui nous est promis, de l'attendre et d'y coopérer. L’agapè est la
fonction de l'être, elle est le sens de l'être, la connaissance de l'être créateur. Elle est participation à
l'être créateur de Dieu. Toute agapè est créatrice, et toute création est aimante.
Entre la foi, l'espérance et l'agapè, il existe, on le voit, un lien essentiel, ontologique. Les trois
sont données par l'esprit de Dieu en nous, qui fournit l'intelligence, l'espérance et la connaissance des
êtres en leur secret caché. Les trois attendent l'avenir. Les trois ne comptent que sur Dieu pour le
réaliser, avec la coopération des hommes et des femmes que Dieu aura suscités. Les trois dépassent
l'apparence. Les trois constituent une victoire sur ce qui apparaît.

L'ÉGLISE
315

Nous avons vu plus haut558 ce que signifie le terme, le mot église, qui traduit le latin ecclesia, qui
traduit le grec ekklèsia, qui traduit l'hébreu qahal qui signifie : assemblée.
C'est pourquoi nous ne mettons pas de majuscule au mot église, puisque ce n'est pas un nom
propre. C'est un terme qui désigne un ensemble d'hommes, de femmes et d'enfants.
Qu'est-ce que l'église ? L'église est tout simplement la part, la portion de l'humanité qui est
actuellement travaillée et informée par le verbe incarné, la partie de l'humanité qui est en régime de
transformation créatrice. L'église n'est pas séparée du monde comme un empire dans un empire. La
meilleure comparaison reste celle du levain clans la pâte. L'église est un organisme informé par le
verbe, travaillé par l'esprit, mais elle communique vitalement avec tout le reste de l'humanité à laquelle
elle doit communiquer la vie et la pensée du verbe incarné qui l'informe et la constitue. Tout
enrichissement dans l'église est enrichissement pour le reste de l'humanité. Tout appauvrissement dans
l'église est une perte de temps pour l'évolution créatrice de l'humanité. Finalement, l'humanité entière
doit devenir l'église, c'est-à-dire l'humanité nouvelle informée par le verbe pour être capable de prendre
part à la vie divine. L'église est l'embryon de cette nouvelle humanité. Cet embryon contient
l'information créatrice qu'il doit communiquer au reste de l'humanité. L'église, comme le verbe, est
germe.
Dans l'église, il faut distinguer, si on la considère du dehors, et aussi du dedans, d'une part le
verbe créateur qui informe, qui crée, nuit et jour, qui développe ce corps en gestation. Et d'autre part
l'humanité qui reçoit l'information, plus ou moins, qui coopère à cette transformation créatrice, plus ou
moins, qui est fidèle à la motion du verbe et de l'esprit, d'une manière partielle et inégale. L'église est
pleinement humaine, et pleinement informée par le verbe. Il n'est donc pas étonnant qu'on trouve en
elle toutes les faiblesses et toutes les impostures que l'on trouve dans le reste de l'humanité. Elle est
inachevée. Elle est en route. Elle est en régime de développement. Humainement parlant, elle tâtonne.
Elle est guidée dans son développement par le verbe et pat l'esprit. Mais les hommes qui la constituent
peuvent être plus ou moins fidèles à l'esprit et à l'enseignement du verbe. Elle présente donc cet aspect
paradoxal et parfois scandaleux du divin dans l'humain.
Le verbe incarné a communiqué à ses disciples une science et des pouvoirs. Ceux-ci à leur tour
communiquent cette science à d'autres disciples. Ainsi l'information passe-t-elle du verbe incarné aux
disciples de génération en génération. La première communication de l'information est orale. Ensuite
elle peut être écrite. Ce qui compte, c'est que l'information soit communiquée, que le courant
d'information passe d'une génération à la génération suivante, sans discontinuité. Le verbe reste
actuellement présent dans le corps constitué par ses disciples qui ont reçu de lui l'information. Et
l'esprit saint continue d'enseigner du dedans ce corps qui est l'église.
Ce qu'on reproche amèrement à l'église, depuis plusieurs siècles, et de divers côtés, c'est de
professer que sur certains points, sur la vérité théologique, et aussi métaphysique, dans la mesure où
une vérité métaphysique est intrinsèquement liée à la théologie, elle ne se trompe pas, elle ne peut pas
se tromper.
Cela paraît exorbitant à beaucoup. Ils disent : en science, bien sûr, à chaque époque on enseigne
d'une manière dogmatique quelque chose, et on se trompe souvent. Mais lorsque l'expérience nous
montre que nous nous sommes trompés, nous corrigeons. Ainsi avons-nous fait en cosmologie, en
physique, en biologie. Comment l'église peut-elle affirmer, avec autant d'assurance, qu'en théologie elle
ne se trompe pas ?
L'église estime que sur les points fondamentaux de la théologie elle ne se trompe pas, non pas par
ses propres forces, mais parce qu'elle pense que Dieu la garde, l'habite, l'informe, et dirige ses pas. C'est
Dieu qui est infaillible, non l'humanité de l'église. Mais l'église, nous l'avons vu, est une réalité

558
Cf. p. 149.
316

composée : il y a l'humanité d'une part, aussi capable d'erreur que partout ailleurs, et puis il y a Dieu qui
travaille cette humanité du dedans. Dieu est présent et opérant dans cette part de l'humanité qui est
l'église. C'est en ce sens que, sur les choses qui concernent Dieu, elle ne se trompe pas. Si l'on n'admet
pas que Dieu habite l'église et l'informe, l'idée d'orthodoxie n'a bien entendu aucun sens. Si l'on n'admet
pas l'incarnation, on ne voit pas comment l'humanité pourrait, là, être infaillible en ce qui concerne les
choses de Dieu. L'église, c'est l'incarnation continuée.
L'église a dès le début pris conscience qu'elle était une unité organique et vivante, un corps. Ce
corps vivant, comme tous les corps vivants, a en lui un principe de régulation interne, faute de quoi il
ne pourrait pas vivre, il ne pourrait pas être.
C'est ce principe de régulation interne qui s'exprime lorsque l'église dit : je pense ceci, je ne pense
pas cela. Ceux qui s'indignent de ce que l'église définit ce qu'elle pense, rejette et élimine ce qu'elle ne
pense pas, devraient faire attention que tout organisme vivant procède ainsi; et en particulier
l'organisme vivant de celui qui s'indigne. Un organisme vivant procède toujours par assimilation et
élimination, en fonction d'une norme immanente et constitutive.
Ce qu'on appelle " tradition ", dans l'église, c'est la communication, la transmission vivante de
cette information créatrice, de cette science génétique qui a été communiquée par Dieu même en la
personne du verbe incarné. C'est l'information constituante, organisatrice, régulatrice, rectrice. C'est la
science de la vie éternelle.
Dès le début, dès les tout premiers écrits chrétiens,| on trouve l'expression de cette
communication, de cette transmission de la science qui vient de Dieu même, le verbe incarné.
Ainsi Paul, dans une lettre qui date sans doute de 54, écrit aux chrétiens de Corinthe :
" Moi, j'ai reçu venant du seigneur (egô gar parelabon apo tou kuriou) ce que je vous ai aussi
transmis (ho kai paredôka humin), à savoir que le seigneur Ieschoua dans la nuit où il fut livré... " (1
Co 11, 23).
Paul avait transmis, communiqué, cela qu'il avait reçu venant du seigneur, aux chrétiens de
Corinthe en 49. Il l'avait reçu, lui, en 40, à Antioche559.
Il est bien évident qu'il faut distinguer la transmission de l'information, la tradition elle-même, la
communication orale de la science, — et la mise par écrit. La transmission de la science qui vient du
verbe incarné est d'abord orale. Elle est première. Elle est antérieure à la mise par écrit. Le texte mis par
écrit est un aide-mémoire. Il n'est pas la source de l'information. Il est l'information fixée,
partiellement, par l'écrit. En ce sens, bien évidemment, la tradition précède l'écrit.
Ceux qui n'aiment pas l'idée de tradition devraient faire attention qu'ils sont eux-mêmes le
résultat, le fruit, et la synthèse d'une tradition : cette longue tradition qu'on appelle génétique, qui
remonte aux origines de la vie, et qui se développe, par accroissement d'information, par accroissement
de gènes, depuis les origines de la vie jusqu'à l'homme. L'homme actuel porte en lui, dans ses gènes,
cette longue histoire, qui est inscrite physiquement dans les molécules géantes qui constituent les
gènes. Rejeter l'idée de tradition, c'est rejeter l'histoire de la création. C'est rejeter la création elle-
même, d'une manière purement verbale d'ailleurs. En réalité, cela n'a aucun sens. Nous sommes le fruit
biologique d'une tradition, que nous le voulions ou non.
Nous avons vu dès la première partie de ce travail que la création est progressive, elle n'est pas
instantanée. Nous avons vu aussi que la révélation est progressive. C'est progressivement que la science
de Dieu et de son dessein a été communiquée en Israël. Cela, la critique biblique nous permet de mieux
l'apercevoir.
Nous constatons maintenant que l'église se développe, comme un corps, non seulement en

559
Cf. le beau livre de JOACHIM JEREMIAS, Die Abendmahl-Worte Jesu, Göttingen, 1960; trad. fr. Paris, éd. du Cerf, p. 222-
223.
317

étendue, dans l'espace et le temps. Mais par une maturation interne. C'est la création qui se continue en
elle. La pensée de l'église se développe au cours du temps.
Ce développement, nous l'avons vu, n'est pas du même type que l'évolution biologique, puisqu'il
n'y a pas, au cours du temps, augmentation, croissance de l'information. Toute l'information est
contenue ici dans le germe, c'est-à-dire dans la révélation. Mais le développement est l'explicitation du
contenu de cette information qui est contenue dans le germe primitif, originel. Aujourd'hui, en cette fin
du xxe siècle, nous bénéficions, si nous le voulons, si nous ne sommes pas amnésiques, de ce long
travail technique, savant, que constitue l'explicitation du dogme, c'est-à-dire du contenu de
l'information qui se trouve dans la révélation.
Si nous sommes amnésiques, si nous oublions, si nous ne prenons pas la peine de prendre
connaissance pour notre part de ce long travail d'explicitation et d'analyse du contenu de l'information
donnée au commencement, nous régressons, nous retournons en enfance, nous réinventons les hérésies
des premiers siècles. Nous ne bénéficions plus du travail d'élaboration et d'analyse dogmatique de ces
dix-neuf siècles passés. Nous faisons comme un écolier qui, aujourd'hui, voudrait réinventer les
mathématiques sans s'enquérir du travail de l'humanité depuis trente siècles, ou réinventer la physique,
ou la biologie, sans s'enquérir du travail des générations passées. C'est un comportement proprement
infantile.
Au cours du développement embryonnaire, on constate que certaines zones sont privilégiées,
exercent une fonction directrice. Une différenciation se produit dans les millions de cellules qui se
forment progressivement à partir de la cellule initiale fécondée. Certains secteurs de l'embryon exercent
une fonction directrice. C'est-à-dire qu'au bout d'un certain temps, l'embryon cesse d'être homogène. Il
se diversifie, il se différencie.
Il se trouve que, de fait, dans cet organisme en voie de développement qu'est l'église, une zone,
un lieu, une région, a exercé un rôle de direction et de contrôle particulièrement important, puis
dominant : c'est l'église de Rome.
Nous n'avons pas à rechercher ici quelles sont les justifications juridiques de cet état de fait. Ce
qui nous importe ici, c'est de noter le fait, qui est un fait de type biologique. L'autorégulation de ce
corps qu'est l'église se concentre en un centre nerveux qui est l'église de Rome.
On peut le déplorer ou s'en réjouir : le fait historique est là, et c'est, encore une fois, un fait de
nature biologique, si l'on veut bien prendre le terme de biologique en un sens analogue et large : un fait
de vie, un fait de régulation organique et spirituelle. Le corps de l'église, le corps qui est l'église, a une
structure, différenciée, et un axe directeur dans cette Structure passe par l'église de Rome qui a une
fonction régulatrice pour l'ensemble du corps.
Dans ce grand corps de la pensée chrétienne qui se développe, il faut distinguer d'une part le
processus d'explicitation : la prise do conscience explicite progressive du contenu de l'information qui
est en germe dans la révélation. C'est le développement proprement dit. Mais il faut relever aussi, au
cours du temps, un processus de désenveloppement, c'est-à-dire que le corps de la pensée chrétienne, en
se développant, en croissant, en se fortifiant, en se diversifiant comme un organisme, laisse tomber des
enveloppes, des représentations qui sont comme les écorces ou les feuilles mortes du grand arbre qui se
développe. Ce processus de désenveloppement est nécessaire à la croissance de l'arbre. L'arbre de la
pensée chrétienne doit s'émonder, ou être émondé, au cours du temps, afin de pouvoir mieux croître et
se développer. Certaines représentations font obstacle au développement. Elles doivent tomber, céder la
place, lorsque le temps est venu. Au cours des âges, l'historien constate que nombre de représentations,
qui étaient familières et habituelles, chères à nos pères dans la foi ont laissé la place, sont disparues.
Ainsi saint Augustin professait au sujet de la damnation des représentations qui ne sont plus les nôtres.
Le christianisme a été pensé d'abord dans un univers qui est pour nous minuscule : l'univers réduit aux
proportions du système solaire, avec la terre au milieu, le tout âgé de quelques milliers d'années. On
318

pensait que le tout avait été fait d'un seul coup, ou du moins en une semaine, et d'une manière
discontinue.
Il existe une manière fixiste de faire de la théologie. Il existe une manière d'invoquer les autorités
du passé qui ne laisse pas la place, qui ne fait pas droit, au développement à venir. L'orthodoxie n'est
pas seulement dans le passé de l'église. Elle est aussi dans son développement actuel. Elle sera dans son
développement à venir. L'orthodoxie ne consiste pas seulement à considérer ce que l'église a pensé
dans le passé. Elle consiste aussi à se demander ce que l'église peut penser aujourd'hui, de tel problème
nouveau, et ce qu'elle pensera demain. Il existe une continuité entre le passé de l'église, son présent et
son avenir. C'est le même corps de pensée qui se développe, — mais il se développe. C'est-à-dire que
nous saurons mieux ce que pense l'église, c'est-à-dire ce qu'est l'orthodoxie, à la fin des temps qu'au
commencement. Cela sera du moins plus clair. Nous ferons mieux le départ entre ce qui est enveloppe
et ce qui est la graine vivante qui contient l'information.
L'orthodoxie chrétienne s'est développée comme un grand arbre qui évite les obstacles, elle a
progressé comme un navire qui évite les écueils.
Il est bon que les obstacles et les écueils se présentent, afin que l'orthodoxie puisse prendre
conscience explicitement de ce qu'elle pense, et qu'elle le dise. Ainsi les hérésies ont-elles été un
facteur de progrès pour la pensée de l'église. Nous l'avons vu.
Mais encore faut-il que les hommes et les femmes qui composent l'église se souviennent de ce
passé de l'église dans lequel elle a évité des obstacles, et qu'ils gardent la mémoire des acquisitions de
la pensée de l'église, afin de ne pas recommencer indéfiniment le cycle des erreurs et des corrections
d'erreurs.
Le malheur principal de la chrétienté, en ce moment, c'est que les chrétiens ont perdu la mémoire
du travail de l'église par lequel elle est parvenue à l'âge qu'elle a, et à la richesse du contenu de sa
pensée. La maladie principale de la chrétienté aujourd'hui, c'est une régression de type infantile qui
provient d'une méconnaissance de tout ce qui a été acquis, douloureusement, à travers les siècles de
controverse théologique.

LA SYNAGOGUE ET L'ÉGLISE

Le mot français synagogue traduit (si l'on peut dire) le mot grec synagôgè qui signifie : action de
rassembler, de réunir; d'où : rassemblement, assemblée, réunion. Synagôgè vient du verbe grec sun-agô
qui signifie: rassembler.
Le grec synagôgè traduit, dans la version grecque de la bible hébraïque, les mots hébreux qahal
et edah. Nous avons déjà vu la signification de qahal. Edah signifie pratiquement la même chose :
rassemblement, assemblée du peuple.
" Isaac appela Jacob et le bénit... Et il lui dit: (...) Que Dieu. (..) te bénisse, qu'il te fasse fructifier,
qu'il te multiplie, et que tu deviennes une assemblée de peuples, liqehal ammim "(Gn 28, 3).
Les Septante ont traduit : eis synagôgas ethnôn. En utilisant la méthode des traducteurs français,
il faudrait donc rendre le texte grec par : que tu deviennes synagogues de peuples...
" Dieu lui dit (à Jacob) : Je suis Dieu (...); fructifie, multiplie-toi, une nation (goï) et une
assemblée de nations (qehal goim) sera à partir de lui, et des rois sortiront de tes reins... " (Gn 35,11).
Les Septante ont traduit : synagôgai ethnon esôntai ek sou.
" Jacob dit à Joseph : Dieu (...) m'est apparu à Louz, au pays de Canaan, et il m'a béni. Il m'a dit :
Voici, je te ferai fructifier, je te multiplierai et je te donnerai d'être une assemblée de peuples, liqehal
ammim... " (Gn 48, 4). Les Septante ont encore traduit : poièsô se eh synagôgas ethnôn.
Dans d'autres textes, le grec synagôgè traduit l'hébreu edah : " Vous parlerez à toute l'assemblée
d'Israël, adat Israël... " (Ex 12,3).
319

Il est inutile de multiplier les exemples, fort nombreux. Ceux donnés ici suffisent à montrer que
synagogue et église sont deux termes qui traduisent les mêmes mots hébreux, et qui sont donc
synonymes.
L'identité n'est pas seulement celle des mots. Elle est plus profonde, elle est ontologique. En
réalité, il existe un seul peuple de Dieu, qui est comme l'annonçaient les prophéties mises par écrit au
ixe siècle avant notre ère, un peuple constitué par une assemblée de peuples.
Cette prophétie, annoncée oralement bien avant le ixe siècle avant notre ère, est accomplie,
comme chacun peut le constater : sur notre planète, des centaines de millions d'hommes et de femmes
se réfèrent au Dieu d'Abraham, qu'ils appartiennent aux communautés juives, ou chrétiennes, ou
musulmanes.
Le lecteur sans prévention peut méditer sur le fait qu'au ixe siècle avant notre ère on met: par écrit
des prophéties plus anciennes, dans un minuscule peuple de l'Orient ancien, prophéties selon lesquelles
d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, une assemblée, un ensemble de peuples sortira. Ce qui est accompli,
aux yeux de tous, aujourd'hui. Cette assemblée de peuples est constituée d'abord par une science, une
connaissance, celle du monothéisme hébreu, elle est informée du dedans par cette connaissance qui
vient des anciens prophètes hébreux.
A cet égard donc, il existe une seule assemblée monothéiste des peuples, ou, si nous décalquons
en langue grecque, une seule église, ou encore une seule synagogue. Mais celte assemblée de peuples
est de fait divisée. Elle est en état de schisme.
Elle a en commun ce que nous avons brièvement rappelé dans notre première partie : la doctrine
du même Dieu, la doctrine de la création, la doctrine de la révélation ou manifestation de Dieu à
l'intérieur du prophétisme hébreu.
Entre le judaïsme et le christianisme ou l'église chrétienne, nous l'avons vu, la séparation s'opère
à propos de la personne du dernier des prophètes hébreux, Ieschoua
Mais il reste un fond commun aux trois parties de l'assemblée ou de la communauté monothéiste.
Les relations entre le judaïsme et le christianisme, ou la synagogue et l'église, sont donc des relations
qui se situent à l'intérieur de cet ensemble qui est la communauté monothéiste.
Selon l'apôtre Paul, ce schisme entre l'église et la synagogue est temporaire, provisoire. Il a une
raison d'être, une fonction.
Le judaïsme, jusqu'aujourd'hui, porte et transmet l'information créatrice qui a été communiquée
aux prophètes hébreux depuis le commencement jusqu'à l'achèvement de la bibliothèque inspirée des
Hébreux. L'église chrétienne porte la même information, avec, en plus, la science qui a été
communiquée par le dernier des prophètes hébreux, que les autorités juives de son temps n'ont pas
reconnu.
Pour une part, le judaïsme et le christianisme portent et transmettent la même science, la même
doctrine. Pour une part, le christianisme enseigne quelque chose que le judaïsme n'enseigne pas.
Mais il n'est pas question de considérer que ce qui est enseigné en commun, c'est-à-dire ce qui a
été enseigné par Dieu même depuis le commencement, jusqu'à l'achèvement de la bibliothèque
hébraïque, soit caduc. C'est-à-dire qu'il n'est pas question de considérer que le judaïsme actuel soit
caduc. Il n'est pas caduc, du point de vue chrétien, puisqu'il porte la même doctrine que le christianisme
et que souvent il la garde mieux que les chrétiens ne l'ont fait à travers les siècles. Mais le christianisme
enseigne quelque chose de plus, que le judaïsme n'enseigne pas. Là se situe la différence.
C'est une hérésie, qui se développe dans les premiers siècles de notre ère, à partir de Marcion du
Pont (né vers 85), que d'enseigner une opposition entre le judaïsme et le christianisme, une opposition
entre le dieu de l'ancien testament et le dieu du nouveau testament, comme s'il y avait deux dieux, ce
que justement Marcion enseigne : un dieu créateur du monde physique, de la matière, des corps, le dieu
de l'ancien testament, qui a parlé aux patriarches, aux prophètes, le dieu de Moïse; — et un autre
320

dieu, celui qui s'exprime par Jésus. Le premier, le dieu des Juifs, c'est, selon Marcion, le dieu mauvais.
Le second est le dieu bon. Les deux sont éternels et incréés. Le dieu bon vient sauver ce qu'il n'a pas
créé, les âmes humaines.
Cette doctrine est reprise, développée, transformée par Mani (né le 14 avril 216 de notre ère en
Babylonie), puis par les manichéens que l'on appelle les" cathares " au xiie siècle. C'est à partir de là que
l'antijudaïsme théologique, et donc aussi pratique, se développe chez les chrétiens.
Il importe de souligner la relation qui existe entre la détestation de la création physique,
matérielle, la détestation du corps et de l'ordre physiologique, en particulier de la sexualité, chez les
manichéens et les cathares, et la détestation du dieu d'Israël et des livres de l'ancienne alliance. La
même double détestation se retrouvera exactement chez un auteur du xxe siècle : Simone Weil.
Mais la détestation du dieu d'Israël, opposé au dieu du christianisme, continuera à se développer,
bien après le Moyen Age, chez les philosophes allemands, en particulier chez Kant, chez Fichte, chez
Hegel. Il est inutile que nous citions ici les textes, car cela a été fait par d’autres560.
La détestation du judaïsme qui apparaît avec Spinoza (Traité Théologico-politique, dans lequel
un mépris profond du judaïsme s'exprime) se retrouve chez Kant, puis chez Feuerbach et Karl Marx561.
L'opposition entre le judaïsme et le christianisme, entre le dieu de l'ancien testament et le dieu du
nouveau testament, entre la synagogue et l'église, est une hérésie, du point de vue de l'orthodoxie
chrétienne. Du point de vue scientifique et objectif où nous nous plaçons ici, c'est une absurdité,
puisque précisément le judaïsme et le christianisme enseignent le même et unique Dieu, la même
doctrine de la création, la même doctrine du monde, la même anthropologie, la même philosophie de
l'histoire. Mais il est certain que ce mépris et cette détestation du judaïsme dont nous voyons les
premières traces apparaître avec Marcion puis avec le manichéisme, il est certain qu'ils ont contaminé
gravement les chrétiens depuis des siècles, et ils n'en sont pas encore remis.
Un seul signe, typique, c'est la manière dont les chrétiens, en grand nombre, traitent les livres
hébreux de la bibliothèque qui est commune au judaïsme et au christianisme : par le mépris. Dieu lui-
même a parlé à des prophètes hébreux depuis Abraham, mais les chrétiens d'aujourd'hui, pour la
plupart, estiment que ce n'est pas la peine d'aller écouter ce qu'il a enseigné.
Extravagante, à ce propos, a été à travers les siècles la désinvolture des chrétiens à l'égard de la
langue dans laquelle sont écrits les livres de la bibliothèque inspirée qui est commune au judaïsme et au
christianisme. A part quelques grandes exceptions, tel saint Jérôme ou Richard Simon, les chrétiens, à
travers les siècles, n'ont pas été voir ce que signifient les termes qu'ils utilisaient, dans la bibliothèque
hébraïque.
Or, nous l'avons vérifié constamment au cours de cette étude, la racine, le sens des concepts
fondamentaux de la théologie chrétienne ne se trouve qu'avec l'hébreu. L'hébreu est la première langue
qu'il faut étudier si l'on veut comprendre quelque chose à la théologie chrétienne.
Encore plus extravagante, si possible, l'ignorance, à travers les siècles, de la langue dans laquelle
Ieschoua s'est exprimé. Car enfin, tout le monde le sait, pour comprendre Platon, ou Aristote ou Plotin,
il faut lire le texte grec. Pour comprendre Kant, Hegel ou Heidegger, il faut lire le texte allemand, et
non pas les traductions. Il en va bien évidemment de même pour l'enseignement de Ieschoua.
Pratiquement, il a fallu attendre le xxe siècle pour que des savants s'occupent sérieusement de la langue
dans laquelle Ieschoua a pensé et parlé, l'araméen galiléen : Gustave Dalman, Marcel Jousse, Burney,
Torrey, Matthew Black, Joachim Jeremias, Paul Joüon et quelques autres qui suivent...
Leurs travaux illuminent le texte du nouveau testament.
Le judaïsme, dans son ensemble, a résisté à cette information nouvelle qui s'exprimait, se
560
Cf. LÉON POULIAKOV, Histoire de l'antisémitisme, de Voltaire à Wagner, Paris, 1968.
561
Nous avons traduit et cité quelques textes significatifs de ces deux auteurs dans notre ouvrage Les Problèmes de
l'athéisme, Paris, 1972, p. 143 et s.
321

manifestait, en la personne de Ieschoua. L'information créatrice est passée, mais elle est passée chez les
païens. C'est cette dialectique que Paul développe dans sa lettre aux chrétiens de Rome. C'est parce que
l'information créatrice, ou le message, ou l'annonce, venant de Ieschoua et portant sur Ieschoua, a
rencontré auprès des autorités du judaïsme une résistance, que cette information est passée directement
chez les païens, libérée des enveloppes que constituaient les prescriptions rituelles alimentaires et
autres du judaïsme. C'est-à-dire que si le message de Ieschoua avait été reçu dans le judaïsme et par le
judaïsme il aurait risqué d'être enveloppé et étouffé par l'ensemble des prescriptions rituelles auxquelles
le judaïsme tenait et auxquelles il tient encore. S'il avait été enveloppé, recouvert par ces prescriptions,
il ne serait pas passé aux païens. C'est en ce sens que, peut-être, si nous avons bien compris la pensée
de Paul, la résistance du judaïsme à la nouveauté de ce message qui vient de Ieschoua a été
providentielle, en tout cas utile pour que ce message soit communiqué aux nations païennes, dans sa
nudité révolutionnaire.
Mais, nous dit encore Paul, cette situation est provisoire. Lorsque les nations païennes seront
entrées dans l'économie de cette humanité nouvelle créée par le message de Ieschoua, alors Israël, le
judaïsme, reconnaîtra aussi et acceptera, recevra, l'enseignement du dernier de ses prophètes, qui est
plus qu'un prophète, et le schisme actuel qui existe dans le peuple de Dieu, Israël et l'église, ce schisme
cessera. Dans la perspective de Paul, l'opposition du judaïsme au message de Ieschoua a une raison
d'être, une fonction.
La résistance, l'opposition du judaïsme au message créateur apporté par Ieschoua a encore, à
notre avis, une autre signification, une autre fonction, une autre raison d'être.
Le christianisme, à travers les siècles, a souvent été infidèle à ce qui le constitue, à son essence.
Pour parler plus exactement, les chrétiens, ou la chrétienté, à travers les siècles, ont souvent été
infidèles, en pensée et en action, à l'enseignement du christianisme. Des déviations de toutes sortes se
sont manifestées, dans l'ordre de la pensée et dans l'ordre de l'action.
Le judaïsme, jusqu'aujourd'hui, a été fidèle au message communiqué par les anciens prophètes
hébreux, depuis Abraham et Moïse. Le judaïsme peut, aujourd'hui encore, aujourd'hui plus que jamais,
enseigner beaucoup de choses aux chrétiens qui ont négligé et qui négligent d'étudier les livres de
l'ancienne alliance. Le judaïsme, à travers les siècles, peut toujours enseigner les exigences du
monothéisme, contre des interprétations de la théologie trinitaire qui reviendraient à faire de celle-ci
une forme de trithéisme. Le judaïsme qui a gardé le sens de la valeur et de l'excellence de la création
peut toujours, à travers les siècles, enseigner aux chrétiens que toutes les formes de platonisme, de
néoplatonisme, de gnose et de manichéisme sont au fond incompatibles avec le monothéisme hébreu.
L'optimisme fondamental de l'anthropologie hébraïque peut toujours être utile à méditer par les
chrétiens attirés par les différentes formes de platonisme et de gnose. La doctrine hébraïque de la
connaissance, de l'action humaine, est celle de l'orthodoxie elle-même, et peut servir aux chrétiens
d'aujourd'hui à se garder des aberrations luthériennes concernant l'intelligence et la liberté mortes.
En tout cela, le judaïsme reste aujourd'hui un témoin fidèle, fort utile, fort nécessaire, pour
rappeler aux chrétiens en quoi consiste le monothéisme dont ils procèdent en principe. Si la vérité de
Dieu n'est pas gardée intégralement dans un seul peuple, elle est sauvée et gardée dans les deux. La
dialectique du schisme est donc peut-être encore nécessaire.
C'est dire, qu'à notre avis, Israël, le judaïsme, a une fonction actuelle irremplaçable dans
l'économie de l'œuvre de Dieu, contrairement à ce que pensent quelques théologiens chrétiens
d'aujourd'hui.
Nous irons encore plus loin. On sait que l'église chrétienne est divisée en sectes, en sous-
ensembles quasi innombrables. Nous disons ceci. On appelle" œcuménisme " un effort pour retrouver
l'unité perdue. Or la réalisation de cette entreprise n'est pas possible sans Israël, sans le judaïsme, tout
simplement parce que le judaïsme reste le témoin vivant et actuel de l'enseignement de Dieu
322

communiqué depuis le commencement, et que plusieurs hérésies chrétiennes, qui ont provoqué des
schismes, portent sur cet enseignement primordial.
Un exemple, que nous retrouverons. Les églises orthodoxes et les églises issues de la réforme
sont séparées fondamentalement, comme nous le verrons plus loin, par l'idée qu'elles se font du péché
originel. C'est là l'origine radicale de la séparation. Tout le reste s'ensuit. Pour savoir si, comme
l'enseigne Martin Luther, le péché d' " Adam " a corrompu intégralement la nature humaine, si
l'intelligence humaine n'est plus capable de connaître Dieu à partir de sa création, si la liberté humaine
est morte, si la fonction de procréation est une honte, demandons à des théologiens juifs qui lisent la
Bible en hébreu ce qu'ils en pensent. La réponse est constante : la bibliothèque hébraïque n'enseigne
rien de tel. Elle enseigne tout juste le contraire.
C'est dire que sur certains points, pour savoir ce que c'est que l'orthodoxie chrétienne, il faut
encore le demander au judaïsme vivant. Nous avons encore des leçons à recevoir du judaïsme vivant.
On peut se demander, à la réflexion, pourquoi Israël aujourd'hui, ou disons mieux, pour éviter
toute équivoque par rapport à l'État moderne d'Israël, pourquoi le judaïsme aujourd'hui ne reconnaît
pas, ne reçoit pas l'enseignement du dernier de ses prophètes, Ieschoua de Nazareth.
C'est un paradoxe que, par le monde, des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, soient
disciples d'un prophète juif que les Juifs eux-mêmes ne reconnaissent pas et ne reçoivent pas. Quelles
Sont les raisons actuelles du rejet par Israël, par le judaïsme, de Ieschoua ? La vérité nous paraît
malheureusement nous obliger à dire que si ce problème n'est même pas traité dans le judaïsme actuel,
c'est qu'il n'est même pas posé. C'est-à-dire que le judaïsme, dans son ensemble, et sauf quelques
exceptions, ne prend pas connaissance de la personne et de l'enseignement de Ieschoua, afin d'examiner
si au fond Ieschoua est recevable par le judaïsme aujourd'hui.
On assiste, à ce propos, à ce phénomène qui est général dans l'humanité : elle est un ensemble,
divise en sous-ensembles, et à l'intérieur de chacun de ces sous-ensembles, personne, ou presque,
n'examine ce que pensent les autres, dans les autres sous-ensembles, pourquoi ils le pensent, s'ils ont
raison ou non. En règle générale, chacun, dans l'humanité, estime que le sous-ensemble dans lequel il
est né est celui qui a raison : cela est vrai pour les marxistes, en pays marxistes, comme pour les
bouddhistes, pour les musulmans, pour les juifs, pour les chrétiens; et, à l'intérieur de la chrétienté, cela
est vrai pour chacune des églises qui se partagent la chrétienté, pour chacune des sectes.

LES MYSTÈRES CHRÉTIENS

Nous l'avons dit dès notre introduction : non seulement la plupart des termes fondamentaux,
techniques, de la théologie chrétienne sont dépourvus de toute signification pour la plupart de nos
contemporains, mais, ce qui est encore plus grave, certains termes sont compris à contresens, en sorte
que nos contemporains s'imaginent qu'ils en comprennent le sens, et le christianisme en est totalement
dénaturé dans leur esprit.
Nous avons rencontré déjà quelques-uns de ces termes qui sont régulièrement compris de travers,
par exemple les notions de personne, de foi, etc.
Arrêtons-nous un instant sur un terme qui est régulièrement compris de travers aujourd'hui, celui
de mystère.
Le mot grec mystèrion, que l'on trouve dans le nouveau testament, et que l'on traduit
généralement par mystère, ce qui n'est pas trop se fatiguer, vient probablement du verbe grec muô, qui
signifie : se fermer, être fermé, clos, en parlant des yeux, des lèvres, de la bouche. En un sens figuré,
muô signifie : se tenir les yeux fermés ou la bouche close, c'est-à-dire être endormi ou silencieux. En un
sens transitif, muô signifie fermer, clore.
Le mystèrion est une chose secrète, une cérémonie secrète. Il n'est pas question d'entrer ici dans
323

un examen de la signification de ce terme en grec classique, dans le contexte des religions dites " à
mystères ", par exemple les" mystères "d'Éleusis. On se reportera, pour cette question, aux histoires des
religions helléniques.
Dans le nouveau testament, on trouve le mot mystèrion dans les évangiles synoptiques, chez Paul,
et dans l'Apocalypse. Dans Matthieu 13, 11, Marc 4, 11 et Luc 8, 10, on trouve le mot mystèrion.
Matthieu, 13 : " ... Ieschoua s'assit près de la mer. Se rassemblèrent auprès de lui des foules
nombreuses, de telle sorte qu'il monta dans une barque, et qu'il s'y assit, et tout le peuple se tenait sur la
plage. Et il leur dit beaucoup de choses, sous forme de comparaisons : " Voici qu'il est sorti le semeur,
pour semer. Et tandis qu'il semait, une partie des graines est tombée auprès de la route. Les oiseaux
sont venus, et les ont mangées. D'autres graines sont tombées dans les cailloux, là où il n'y avait pas
beaucoup de bonne terre, et aussitôt les graines ont germé, parce qu'il n'y avait pas une profondeur de
terre. Mais lorsque le soleil s'est levé, elles furent brûlées, et parce qu'elles n'avaient pas de racines,
elles se desséchèrent. D'autres graines tombèrent au milieu des buissons d'épines, les buissons d'épines
se développèrent et étouffèrent les graines. D'autres graines tombèrent dans la bonne terre, et elles
donnèrent du fruit, l'une cent fois, l'autre cinquante fois, l'autre trente fois. Que celui qui a des oreilles
entende... " Alors ceux qui apprenaient de Ieschoua, ses auditeurs, ses apprentis en science de Dieu,
s'avancèrent et lui dirent : " Pourquoi leur parles-tu en utilisant des comparaisons ? "
Notons en passant que le terme grec que nous traduisons par" comparaisons ", c'est parabole, que
l'on a traduit habituellement par parabole, ce qui évidemment n'éclaire pas beaucoup ceux qui, ne
connaissant ni le grec ni l'hébreu, ignorent que le grec parabole traduit tout simplement l'hébreu
maschal, qui signifie : comparaison, analogie.
Donc les apprentis de Ieschoua lui demandent pourquoi il enseigne sous forme de comparaisons.
Et Ieschoua répond : " A vous il est donné de connaître les mystèria du royaume des cieux, mais à
ceux-ci cela n'est pas donné " (Mt 13,11).
Dans le passage parallèle, l'évangile de Marc nous dit : " Et lorsqu'il fut seul, ceux qui
l'entouraient, avec les douze, l'interrogèrent, au sujet des comparaisons (parabolas). Et Ieschoua leur
dit :
" A vous le mystèrion est donné du royaume de Dieu. Tandis que pour ceux-ci, qui sont dehors,
tout se passe, tout se réduit à des comparaisons " (Me 4, 11).
Paraphrasons : pour ceux du dehors, ce que je raconte, ce ne sont que des histoires, des contes,
mais la signification profonde de ces comparaisons, ils ne la saisissent pas. Ils n'ont pas l'intelligence
du contenu de ce qui est enseigné sous forme de comparaisons. Ils ne saisissent que l'histoire
extérieure, mais non la signification interne.
Chez Luc, même passage.
Ce que Ieschoua explique, dans cette comparaison du semeur, c'est quelles sont les conditions de
la communication de l'information dont il est la source. Cette communication ne dépend pas de lui seul.
Elle dépend aussi des " terrains " qui vont recevoir la semence, c'est-à-dire l'information.
Ce problème de la communication de l'information se retrouve en divers domaines. On sait
parfaitement aujourd'hui en médecine qu'un germe pathogène, un virus ou une bactérie, qui contiennent
de " l'information " se développent ou ne se développent pas selon les " terrains " comme disent les
médecins. Il existe des " terrains " qui résistent à l'invasion du virus ou de la bactérie. Lorsqu'un
professeur enseigne, il sait aussi que la communication de l'information dépend du " terrain ", c'est-à-
dire de la nature de ceux à qui il s'adresse.
Que signifie donc le mot grec mystèrion dans ce passage, dans cet épisode raconté par Matthieu,
Marc et Luc ?
Nous ne savons pas, pour notre part, quel mot araméen, dans le dialecte galiléen que parlait
324

Ieschoua, recouvre le mot grec mystèrion562.


Mais le sens est clair. Les comparaisons qu'utilise Ieschoua s'efforcent d'enseigner quelque chose
sur le royaume des deux, qui est le royaume de Dieu, qui est ce à quoi l'humanité est invitée : son
avenir surnaturel, la vie éternelle à laquelle elle est destinée.
Ieschoua enseigne en quoi consiste ce royaume de Dieu, qui est la vie de Dieu même. Il enseigne
aussi les conditions d'accès à cette vie de Dieu qui est la vie éternelle. Il enseigne une science, la
science de la vie de Dieu. Il enseigne dans quelles conditions l'humanité pourra prendre part à la vie
divine. Dans la comparaison du semeur, il enseigne à quelles conditions l'enseignement qu'il
communique est reçu par ceux qui l'entendent : il existe des " terrains " pour recevoir l'enseignement
qui vient de Dieu, par Ieschoua, comme il existe des " terrains " pour recevoir la semence, des bons
terrains, et des mauvais terrains, des terrains pierreux qui ne permettent pas à la semence de se
développer. De même dans l'humanité qui reçoit la science du royaume à venir, les uns entendent,
physiquement, mais ne comprennent pas; l'enseignement de Ieschoua ne se développe pas en eux.
D'autres sont tellement préoccupés par mille soucis divers, qu'ils n'ont jamais le temps de s'arrêter pour
penser à l'unique nécessaire. D'autres reçoivent l'enseignement, et cet enseignement, en eux, porte des
fruits, d'une manière inégale, selon les natures, selon les dispositions internes, selon le plus ou moins
grand degré de coopération active.
Il y a des gens pour lesquels les comparaisons de Ieschoua (les paraboles...) ne sont que des
contes, des histoires, agréables ou amusantes, mais ils ne perçoivent pas que ces histoires contiennent
un enseignement, qui est métaphysique, théologique, existentiel. C'est la manière d'enseigner de
Ieschoua. Il enseigne en utilisant ce qui est déjà connu du peuple auquel il veut communiquer une
science nouvelle : les choses de la terre, de la vie artisanale, de la vie quotidienne. A partir de là,
Ieschoua veut conduire ceux qui l'écoutent à l'intelligence du royaume de Dieu en train de se former,
des conditions de la genèse de ce royaume de Dieu dans l'humanité. Il enseigne une théologie avec des
comparaisons.
Que signifie donc le mot grec mystèrion ici ? Il signifie le contenu intelligible qui est enseigné
sous la forme des comparaisons, par les comparaisons, le sens même de ces comparaisons, la science
du royaume que Ieschoua enseigne, la nourriture propre de l'intelligence, le secret qui est communiqué.
C'est à l'intelligence de le saisir à travers, ou dans les comparaisons concrètes.
Le mot mystèrion n'est pas employé ailleurs dans les évangiles synoptiques. Mais il est employé
par saint Paul.
Dans la lettre que Paul a écrite aux chrétiens de la communauté de Rome, vers les années 57 ou
58, Paul traite du rapport qui existe entre Israël et la nouvelle église (la nouvelle communauté...)
chrétienne. Il explique aux païens qui sont entrés dans l'économie de la vie divine, dans l'économie de
l'alliance et du monothéisme, la primauté historique d'Israël, qui a reçu, depuis Abraham,
l'enseignement qui vient de Dieu. Il explique cela à partir du chapitre 9 de la lettre aux Romains.
Au chapitre 11 de la même lettre, après un long développement que chacun peut lire, Paul
poursuit : " Je ne veux pas que vous ignoriez, frères, ce mystèrion, à savoir que le durcissement pour
Israël est provisoire, jusqu'à ce que la totalité des nations païennes soit entrée " (dans l'économie du
monothéisme hébreu, dans l'alliance, dans l'économie de la vie de Dieu communiquée à l'homme).
Que signifie mystèrion dans ce texte ? Précisément cette science que Paul communique aux
chrétiens de Rome, et à ceux qui par la suite liront cette lettre : la science des rapports entre Israël et
l'église, la raison pour laquelle, dans son ensemble, Israël n'a pas reçu le dernier de ses prophètes,
comment ce durcissement permet aux nations païennes d'entrer dans l'économie de l'alliance, comment
562
Dans le livre de Daniel, le mot araméen qui a été traduit en grec par mustèrion, c’est raz, qui signifie : le secret (cf. par
ex. Dn 2, 18 s.; 2, 27; 2, 29; 2, 47; 4, 6). A la forme emphatique, âzâ. Peut-être est-ce le terme que Ieschoua a utilisé. " Les
mystères du royaume de Dieu ", cela donnerait donc en araméen : razaï malkouta dischemaïa.
325

finalement Israël et l'église se réuniront et ne feront qu'un seul peuple, une seule humanité, l'humanité
nouvelle informée par la vie et la pensée de Dieu l'unique.
Le mystèrion, ici, est donc une science, quelque chose qui s'enseigne, une analyse profonde de
l'histoire du peuple de Dieu divisé, une analyse si profonde qu'elle donne les raisons d'un schisme, et
une prophétie sur l'avenir, une science de l'histoire à venir.
A la fin de sa lettre aux chrétiens de Rome, Paul écrit : " A celui qui a la puissance de vous établir
fortement sur un fondement solide, conformément à l'heureuse annonce que je vous ai faite, et la
proclamation de Ieschoua le christ, selon la révélation du mystèrion qui était tu depuis les siècles
éternels, mais qui est maintenant manifesté par l'intermédiaire des écritures prophétiques,
conformément aux dispositions prises par le Dieu éternel, pour conduire (l'intelligence) à prêter l'oreille
et à répondre à l'enseignement de la foi, et porté à la connaissance de toutes les nations, — à Dieu qui
est seul sage, par Ieschoua le christ, la gloire pour les siècles 1 Amen" (Rm 16, 25).
Que signifie mystèrion dans ce texte ? Il signifie le dessein créateur et divinisateur qui a été de
tout temps, avant la création du monde celui de Dieu, dessein qui se réalise progressivement, et dont la
signification ultime est révélée finalement par Ieschoua, qui est Dieu venu vivre parmi nous. Le
mystèrion, c'est ici le dessein intelligible, pensable, lumineux, progressivement déployé et
progressivement manifesté, pour être communiqué à l'ensemble de l'humanité. C'est un plan, c'est une
programmation, qui était tue dans le silence de Dieu, jusqu'à ce qu'il mette en œuvre, jusqu'à ce qu'il
réalise son intention. Le mystèrion désigne cette intention, ce projet, cette idée directrice du plan
créateur et divinisateur.
L'apôtre Paul emploie encore dans d'autres lettres le mot grec mystèrion. Par exemple dans l'une
des lettres qu'il écrivit aux chrétiens de la ville de Corinthe, vers 54 : " Et moi, lorsque je suis venu vers
vous, frères, je suis venu, mais ce n'est pas avec une supériorité, une surabondance, un excès de parole
ou de sagesse que je vous ai annoncé le mystèrion de Dieu. Car je n'ai pas jugé devoir connaître
quelque chose, parmi vous, si ce n'est Ieschoua le christ, et celui-ci crucifié " (1 Co 2, 1).
Là encore, mystèrion signifie le plan, le dessein créateur et divinisateur qui se réalise, s'accomplit,
en la personne et par la personne de Ieschoua, qui est Dieu s'unissant la nature humaine, et en lequel
réside, comme l'écrira ailleurs le même apôtre Paul, la plénitude de la divinité. Le mystèrion, c'est toute
l'œuvre de Dieu, enseignée dans son dessein : ce que Dieu veut faire, ce qu'il est en train d'accomplir,
par et dans le christ.
Et un peu plus loin, dans la même lettre, Paul poursuit : " Cependant c'est une sagesse que nous
enseignons, parmi les parfaits, une sagesse qui n'est pas de ce monde ni des princes qui gouvernent ce
monde, — eux qui vont à la destruction, — mais nous enseignons la sagesse de Dieu, en mystèriô, dans
le mystèrion, cette sagesse qui était cachée, et que Dieu avait prédestinée avant les siècles, pour notre
gloire ; sagesse qu'aucun des princes de ce monde n'a connue, car s'ils l'avaient connue, ils n'auraient
pas crucifié le seigneur de la gloire... " (1 Co 2, 6).
Paul enseigne une sagesse, une science, la science du dessein de Dieu, qui s'accomplit dans
l'incarnation. Cette sagesse, qui est la connaissance de ce dessein, était cachée, elle vient d'être
manifestée par Ieschoua C'est cette science du dessein de Dieu que Paul enseigne, dans le mystèrion :
Paul enseigne ce qui était caché au plus profond du secret de la volonté de Dieu, et que Dieu vient de
faire connaître par l'incarnation.
Toujours dans la même lettre adressée aux chrétiens de Corinthe, Paul écrit : " Ainsi, que l'on
nous considère comme les membres de l'équipage du christ et comme les économes, les
administrateurs, les dispensateurs des mystèriôn de Dieu " (1 Co 4, 1).
Dans ce texte, nous trouvons deux termes qui ont été largement utilisés par la suite, et dont la
signification a fait difficulté par la suite : oikonomous, que nous avons traduit, ici, par économes,
administrateurs, dispensateurs, et mystèrion.
326

Rappelons ici que oikonomos signifie littéralement : celui qui administre une maison. Le verbe
nemô, en grec, signifie : distribuer, partager, attribuer une part. L’oikonomos est donc celui qui, dans
une maison, fait la répartition, la distribution, des tâches, des fonctions et des biens. Nous
comprenons mieux maintenant ce que signifie l'oikonomia dont parlent les pères de langue grecque.
Paul explique aux chrétiens de Corinthe que les apôtres sont les " économes des mystères de Dieu
", c'est-à-dire : ils administrent, ils distribuent, ils répartissent, ils expliquent aussi, ils organisent, ils
disposent en bon ordre, ils communiquent, la science des dispositions que Dieu a prises pour réaliser
son œuvre de création et de divinisation.
En somme, par cette expression : les administrateurs et dispensateurs intelligents, les
organisateurs des mystères de Dieu, — ce que Paul définit, c'est le théologien. Le théologien est celui
qui a fait l'effort suffisant pour comprendre l'organisation des mystères de Dieu, leurs relations
mutuelles, et qui est capable d'expliquer cette organisation, cet ensemble Structuré, à ses frères. Les
mystèria, ici encore, ce sont les vérités éminemment intelligibles qui sont objet de connaissance et
d'enseignement.
Toujours dans la même lettre adressée aux chrétiens de Corinthe, dans le célèbre chapitre où Paul
expose ce que c'est que l’agapè, il parle encore des mystèria : " Je vais encore vous montrer une voie
qui est transcendante. Si je parle les langues des hommes et des anges, mais si je n'ai pas l’agapè, je
suis devenu du cuivre qui résonne ou bien une cymbale qui fait du bruit. Et si j'ai le don de prophétie, et
si je connais tous les mystèria et toute la connaissance, et si même j'ai toute la foi jusqu'à transporter les
montagnes, si je n'ai pas l’agapè, je ne suis rien " (i Co 13, i s.).
Dans le texte, mystèria est associé à gnôsis, la connaissance. Les mystèria sont objet de
connaissance, ils sont ce qui est connu de plus élevé, de plus profond, de plus difficile, de plus
important.
Plus loin, dans la même lettre, lorsqu'il explique aux chrétiens de Corinthe en quoi consiste
l'avenir de l'homme qui est promis, ce que sera la transformation qui suivra la mort physiologique, Paul
ajoute : " Voici, je vous dis un mystèrion : nous ne nous coucherons pas tous pour mourir, mais tous
nous serons transformés " (1 Co 15, 51). Dans ce texte, on le voit, le mystèrion est un secret, une
connaissance jusque-là cachée, qui est communiquée, par Paul en l'occurrence.
A la fin de sa vie, dans les années 61-63, Paul écrivit de Rome une, ou plusieurs lettres, aux
chrétiens d'Éphèse. Quoi qu'il en soit de ce problème de critique, dans la lettre qui porte actuellement
l'adresse : " aux Éphésiens ", Paul écrit : " Béni soit Dieu, le père de notre seigneur Jésus christ... Lui
qui nous a prédestinés pour devenir des fils adoptifs par Jésus le christ, selon qu'il a semblé bon à sa
libre volonté... Selon la richesse de sa grâce, qu'il a répandue sur nous d'une manière surabondante, en
toute sagesse et intelligence, en nous faisant connaître le mystèrion de sa volonté (...), pour
l'administration, la gestion (oikonomia) de la plénitude des temps : récapituler, rassembler toutes choses
sous l'unité d'une seule tête, dans le christ... " (Ep i, 3-10).
Dans ce texte encore, le mystèrion, c'est ce qui est objet de connaissance, d'une manière
éminente, connaissance du dessein créateur et divinisateur de Dieu, dans et par le christ.
Plus loin, dans la même lettre adressée aux chrétiens d'Éphèse, Paul écrit : " Moi Paul, le
prisonnier du christ pour vous les païens, si toutefois vous avez entendu quelle est la disposition, "
l'économie " (oikonomia) de la grâce de Dieu qui m'a été donnée, pour vous, — c'est par une révélation
qu'il m'a été donné de connaître le mystèrion, comme je vous l'ai écrit auparavant, en peu de mots. Par
là vous pouvez, en lisant (ces lettres) comprendre quelle est mon intelligence dans le mystèrion du
christ, — (mystèrion) qui, dans les autres générations, n'a pas été porté à la connaissance des enfants
des hommes, comme il a été maintenant révélé à ses saints envoyés (" apôtres " : apostoloi) et
prophètes, dans l'esprit : que les païens deviennent co-héritiers et qu'ils soient intégrés dans le même
corps, et qu'ils deviennent co-participants de la promesse dans le christ Jésus, par l'heureuse annonce...
327

" (Ep 3, 1 s.).


Là encore, le mystèrion c'est la connaissance de l'ensemble de l'économie du dessein de Dieu sur
l'homme par et dans le christ. Mystèrion est associé à connaissance et à intelligence. Il est objet de
connaissance et d'intelligence, d'une manière éminente. Il est la science chrétienne.
Vers la fin de sa lettre aux chrétiens d'Éphèse, Paul écrit : " Soyez soumis les uns aux autres, dans
la crainte du christ. Les femmes à leurs propres maris, comme au seigneur, parce que l'homme est la
tête de la femme comme le christ est la tête de l'église. C'est lui le sauveur du corps. Mais comme
l'église est soumise au christ, ainsi que les femmes le soient à leurs hommes en tout. Vous les hommes,
aimez vos femmes, comme le christ a aimé l'église, et il s'est donné lui-même pour elle, afin de la
sanctifier, l'ayant purifiée par le bain de l'eau dans sa parole afin de la faire se tenir pour lui, cette
église, dans la gloire, n'ayant pas une tache ni une ride ni rien de ce genre, mais afin qu'elle soit sainte
et irréprochable. C'est ainsi qu'ils doivent aussi, les hommes, aimer leurs propres femmes comme leurs
propres corps. Celui qui aime sa femme s'aime lui-même. Car jamais personne n'a haï sa propre chair,
mais chacun la nourrit et la réchauffe. C'est ainsi que fait le christ pour l'assemblée (la communauté, "
l’église ", ekklèsia). Car nous sommes les membres de son corps. C'est pourquoi l'homme laissera son
père et sa mère, il s'attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. Ce mystèrion est
grand. Je le dis par rapport au christ et à la communauté (l'église) " (Ep 5,21 s.).
Les prophètes hébreux du viiie siècle avant notre ère, Amos, Osée, Isaïe, puis du vii e, Jérémie,
puis du vie, Ézéchiel, ont compris et exposé la relation qui existe entre Dieu et l'humanité recréée et
sanctifiée, en Israël, selon l'analogie de l'amour qui existe entre l'homme et la femme. Dieu est à Israël
ce que l'amant est à celle qu'il aime. Constamment, les prophètes hébreux exposent les relations entre
Dieu et son peuple selon cette analogie. Lorsque Israël est infidèle à la norme créatrice, libératrice et
sanctificatrice qui le constitue comme humanité nouvelle et sainte, cela est considéré par les prophètes
comme une prostitution. L'alliance est considérée comme un mariage d'amour.
Plus tard, des chants d'amour ont été repris et intégrés dans un ensemble, le Cantique des
Cantiques, qui, conformément à l'antique doctrine des prophètes hébreux, considère que les relations
entre Dieu et l'humanité recréée sont celles qui existent entre l'amant et celle qu'il aime.
Paul utilise cette même analogie en l'appliquant au christ Jésus. L'église, c'est-à-dire l'ensemble
des hommes, des femmes, des enfants, qui est informé par la pensée, par la vie, par la sagesse créatrice
de Dieu, le verbe incarné, est au verbe incarné ce qu'Israël est à Dieu, ce que la femme est à l'homme
qui l'aime. Les relations entre Dieu incarné et l'ensemble des chrétiens, l'église, sont comprises selon la
même analogie qui servait aux prophètes hébreux à comprendre et à exposer la relation qui existe entre
Dieu et son peuple.
Lorsque Paul, à propos de l'amour qui existe entre l'homme et la femme, ajoute : " ce mystèrion
est grand ", c'est bien, comme il l'écrit, parce que l'amour entre l'homme et la femme est analogue à
l'amour et à l'union qui existent entre Dieu le verbe incarné et l'église.
C'est donc encore une connaissance qui est communiquée ici.
Dans la lettre qu'il écrivit de Rome dans les années 61-63, aux chrétiens de Colosses, Paul parle
encore du mystèrion qui était caché depuis les siècles et depuis les générations, mais qui est maintenant
manifesté aux saints, à qui Dieu a voulu faire connaître en quoi consiste la richesse de la gloire de ce
mystèrion parmi les nations païennes : le christ en vous, l'espérance de la gloire (Col i, 26). " Car je
veux que vous sachiez, écrit encore Paul, quel combat je dois soutenir pour vous et pour ceux qui
habitent à Laodicée et tous ceux qui n'ont pas vu ma face (mon visage : prosôpon) dans la chair, afin
que leurs cœurs soient consolés, réunis dans l’agapè et dans toute la richesse de la pleine certitude de
l'intelligence, pour la connaissance du mystèrion de Dieu, le christ, dans lequel tous les trésors de la
sagesse et de la connaissance sont cachés " (Col 2, i s.).
Par tous ces textes, on peut constater que le mot mystèrion dans la langue du nouveau testament
328

grec ne signifie pas ce que signifie aujourd'hui, en français, dans la langue commune, le mot mystère.
Un mystère, dans la langue commune, en cette fin du xxe siècle en France, c'est quelque chose que l'on
ne peut pas connaître ni comprendre, quelque chose qui est hermétiquement fermé à l'intelligence. Tout
au contraire, dans la langue du nouveau testament et dans celle de Paul en particulier, le mystèrion c'est
l'objet même, par excellence, de l'intelligence et de la connaissance. C'est le contenu de la connaissance que
Dieu nous communique par sa révélation, dans le christ, le contenu intelligible, l'économie de son
dessein.
Dans les premières générations chrétiennes, le mystèrion était la science sainte, sacrée, des
dispositions de Dieu à notre égard, de son dessein. Cette science est si précieuse, qu'on ne la
communique pas à n'importe qui, sans préparation. Le mystèrion, c'est le secret du dessein de Dieu.
Le mot français sacrement est le décalque du latin sacramentum, qui dérive lui-même du verbe
sacro, sacrare, consacrer à une divinité, rendre sacré. Le sacramentum est d'abord un terme de droit,
qui désigne le dépôt fait aux dieux d'une certaine somme comme garantie de sa bonne foi ou de la
bonté de sa cause dans un procès563. Il est probable que ce dépôt s'accompagnait d'une prestation de
serment ; de là le sens dérivé pris par ce mot 564. Le sacramentum est donc, en latin classique, d'abord
l'enjeu consigné entre les mains des pontifes par les parties qui plaident 565. L'enjeu du perdant était
employé au service des dieux. Puis il signifie : serment militaire. Chez les auteurs chrétiens des
premiers siècles, sacramentum signifie aussi, comme en latin classique, d'abord le serment, puis le
pacte, l'engagement, le serment militaire, le service militaire lui-même. Par analogie, il désigne le
serment des soldats du christ, chez Tertullien. Puis le serment d'initiation, la profession de foi. Enfin, il
traduit le mot grec mystèrion566. C'est-à-dire que finalement, dans nombre de textes de portée
théologique, le latin sacramentum, que nous avons rendu en français par sacrement, signifie ce que
signifie mystèrion dans la langue du nouveau testament grec.
D'ailleurs, dans la théologie orthodoxe grecque, jusqu'aujourd'hui, c'est le mot mystèrion qui est
utilisé pour désigner ce que les églises de langue latine ont appelé sacramentum.
Dans la traduction latine de la bible grecque, faite dans les tout premiers siècles, le mot latin
sacramentum traduit en règle générale le grec mystèrion.
Lorsque Paul écrit aux chrétiens d'Éphèse, dans le texte que nous avons lu, à propos de l'amour
qui existe entre l'homme et la femme : " Ce mystèrion est grand. Je le dis par rapport au christ et à
l'église... ", — Paul ne veut pas dire que le " sacrement " (— mystèrion) soit surajouté, ou surimposé, à
l'amour qui existe entre l'homme et la femme. Il nous dit que cet amour entre un homme et une femme
est un mystèrion, c'est-à-dire une réalité infiniment riche de signification, une réalité intelligible, qui
renvoie, par analogie, à l'union qui existe entre Dieu lui-même et l'humanité sanctifiée. Tel est donc le
mystèrion ou le " sacrement " : une réalité sensible, concrète, physique, expérimentale, qui contient une
richesse intelligible, une signification, laquelle renvoie à Dieu, à son œuvre, à son dessein créateur et
divinisateur. Une réalité pleine de sens, si pleine de sens qu'on ne peut en épuiser le contenu.
L'enseignement du verbe incarné et créateur est destiné à l'humanité entière, à toutes les
civilisations, à tous les temps. C'est pourquoi cet enseignement doit s'exprimer dans une langue qui soit
compréhensible pour tous les peuples, toutes les conditions sociales, traduisible en toutes les langues. Il
faut donc que la langue dans laquelle le verbe incarné s'est exprimé soit une langue simple,
rudimentaire, pauvre. C'est le cas de l'hébreu et de l'araméen. Si au départ la révélation s'exprimait dans
une langue compliquée, hautement technique, le contenu de la révélation ne serait pas traduisible dans
des langues plus simples et plus rudimentaires.
563
A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, au mot sacer, p. 586.
564
Ibid.
565
F. GAFFIOT, Dictionnaire latin-français.
566
Cf. A. BLAISE, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens.
329

Le pain, le vin, l'eau, le sel, l'huile, sont de ces signes que la communauté chrétienne utilise pour
dire quelque chose, pour réaliser quelque chose. Par exemple l'entrée dans la communauté chrétienne
s'opère par un signe, le passage dans l'eau, comme les Hébreux étaient passés par la mer rouge pour
entrer en terre sainte. Le païen converti qui a demandé à entrer dans l'église est reçu par le baptême.
C'est un signe sensible, concret. L'église aurait pu utiliser un langage algébrique, abstrait, pour signifier
cette entrée. Il aurait été incompréhensible pour la plupart des hommes. Elle a choisi un langage
concret, élémentaire. L'eau est le signe efficace de la propreté, du renouvellement. La plongée dans
l'eau et la sortie de l'eau sont signes de la mort et de la résurrection. Ainsi, dans un seul geste, une
pluralité de significations sont portées, qu'aucun langage abstrait n'aurait pu véhiculer.
Le rabbi Ieschoua de Nazareth a choisi de parler la langue des éléments, des faits concrets, des
analogies sensibles, pour communiquer la science du royaume de Dieu en gestation à l'humanité
entière, et d'abord aux hommes et aux femmes de son temps, qui pour la plupart étaient des paysans,
des ouvriers, des artisans, tics pêcheurs. Il continue cette méthode d'enseignement dans la sémantique
des sacrements. Tous les paysans du monde peuvent comprendre ce que signifie la graine qui tombe en
terre, et qui porte fruit.
En ce qui concerne le dernier repas de Ieschoua avec ses compagnons, la veille du jour où il fut
livré à la police de l'occupant romain, et les paroles qu'il a prononcées lors de ce repas, un problème se
présente, que nous avons déjà rencontré lorsque nous avons aborde la crise provoquée par Apollinaire
de Laodicée, et que nous allons retrouver en abordant le problème de la résurrection, c'est le problème
du corps. Qu'entend-on par corps ?
L'apôtre Paul écrit aux chrétiens de Corinthe, vers 54, nous l'avons vu : " Car moi j'ai reçu venant
du seigneur, ce qu'aussi je vous ai transmis, que le seigneur Jésus (mar Ieschoua) dans la nuit où il fut
livré, il prit du pain; il dit la bénédiction, il le brisa et il dit ; ceci est mon corps qui pour vous (sous-
entendu : est livré)... " (i Co 11, 23). Le mot grec que nous avons traduit, comme tout le monde, par "
corps ", c'est sôma.
Mais le quatrième évangile fait allusion, et plus qu'allusion, à ces mêmes paroles du dernier repas
de Ieschoua. Voici comment il s'exprime : " Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Et le pain
que moi je donnerai, c'est ma chair (en grec : hè sarx mou) pour la vie du monde ..." (Jn 6, 51). Le mot
grec sarx traduit l'hébreu basar et l'araméen bisra. C'est l'un de ces deux termes qu'a utilisé Ieschoua
lors de ce dernier repas, selon qu'il s'est exprimé alors en hébreu ou en araméen. Or l'hébreu bazar,
nous l'avons
Vu à propos de la crise apollinariste567, ne signifie pas la chair privée d'animation, mais la chair
vivante, l'homme vivant et animé. L'hébreu kôl-basar signifie : tout être vivant.
Au viiie siècle avant notre ère, le prophète Amos écrit : " Voici, des jours viennent, oracle du
seigneur Yahweh, où j'enverrai une faim sur la terre; non pas une faim pour du pain, et non pas une soif
pour de l'eau, mais pour entendre les paroles de Yahweh... " (Am 8, u).
Le prophète Jérémie, au viie siècle avant notre ère écrit : " Tes paroles, je les ai mangées; elles ont
été, tes paroles, pour moi, le plaisir et la joie de mon cœur... " (Jr 15, 16).
Un prophète anonyme du temps de l'exil à Babylone s'écrie :
" Oh ! tous ceux qui ont soif (littéralement : tout ce qui a soif), venez aux eaux ! Et même celui
qui n'a pas d'argent, venez ! Achetez et buvez, sans argent et sans paiement, du vin et du lait ! Pourquoi
dépensez-vous de l'argent pour ce qui n'est pas du pain ? Et pourquoi peinez-vous pour ce qui ne
rassasie pas ? Écoutez, écoutez-moi, et mangez ce qui est bon ! Prêtez l'oreille, et venez à moi !
Écoutez, et elles vivront, vos âmes ! Je conclurai avec vous une alliance éternelle, berit olam... " (Is 55,
1 s).

567
Cf p. 159.
330

Dans le livre des Proverbes, c'est la sagesse qui parle : " La sagesse a bâti sa maison, elle a taillé
ses sept piliers; elle a tué ses bêtes, mélangé son vin et dressé sa table... A celui qui est privé de cœur (=
d'intelligence) elle dit : venez manger de mon pain et boire le vin que j'ai mélangé... Dirigez-vous dans
le chemin de l'intelligence... " (Pr 9, 1 s.).
D'après le quatrième évangile, Ieschoua dit : " Je suis le pain de la vie... Je suis le pain vivant qui
est descendu du ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra pour l'éternité (eis ton aiôna = hébreu
leolam)... " (Jn, 6, 34; 6, 51).
Nous l'avons dit dès la première ligne de ce travail : le christianisme est une doctrine, c'est-à-dire
un enseignement, une science, une connaissance. Cette connaissance, cette science, est contenue tout
entière en celui qui est l'enseignement même de Dieu créateur communiqué à l'homme, — ce que les
anciens ont appelé sa sagesse, sa parole, son logos.
Cette science, cet enseignement, est vraiment nourriture, et nourriture de vie, pour la vie. Si le
peuple chrétien n'est plus nourri de cette science-là, il dépérit, il meurt.
Que Ieschoua le logos de Dieu soit le pain qui permet à l'humanité de vivre, cela est parfaitement
intelligible. Cela est même vérifiable d'une manière expérimentale.
Mais que le pain qui est sur la table et que Ieschoua distribue à ses compagnons soit Ieschoua lui-
même, cela est plus difficile à comprendre.
Nous avons une égalité comportant deux termes : Ieschoua et le pain.
Ieschoua est le pain de l'humanité, le pain vivifiant : cela est aisé à comprendre.
Ce pain communiqué aux compagnons de Ieschoua, c'est Ieschoua lui-même : prise dans ce sens,
l'égalité est plus difficile à comprendre568.

Le christianisme a toujours professé, depuis le début, qu'or, ne peut pas dire n'importe quoi à
n'importe qui n'importe quand. Cela n'est ni utile, ni bon, pour personne : ni pour celui qui dit
imprudemment, ni pour celui qui entend. Le maître et fondateur l'a expressément enseigné lui-même : "
Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens. Ne jetez pas vos perles devant les porcs, de peur qu'ils ne les
piétinent avec leurs pieds et que se retournant, ils ne vous déchirent " (Mt 7, 6).
L'expérience le montre et le vérifie en effet : si l'on dit les choses les plus précieuses du
christianisme à quelqu'un qui n'est pas préparé pour les entendre et les recevoir, ces choses précieuses,
il les piétine, et il se retourne contre celui qui les lui a imprudemment communiquées, pour le déchirer.
Dès le début, le christianisme a pensé que les choses les plus précieuses devaient être réservées et
communiquées seulement à ceux qui sont capables de les recevoir. Ainsi pour ce qui concerne le
dernier repas de Ieschoua, la nuit où il fut livré à la police de l'occupant romain, et pour d'autres
doctrines du christianisme.
L'église n'est pas une société secrète, et le christianisme n'est pas ésotérique. Mais l'expérience
montre qu'on ne peut pas communiquer sans inconvénient pour tout le monde les doctrines les plus
précieuses à des gens qui ne sont pas disposés à les recevoir comme il convient. On appelle mystèria
ces doctrines les plus précieuses que dans les communautés chrétiennes primitives on ne communiquait
pas aux débutants, mais seulement à ceux qui étaient suffisamment avancés dans la sainteté et dans la
connaissance.
Une fois de plus, on peut constater que le mystèrion, dans la langue du christianisme, ce n'est pas
quelque chose d'incompréhensible, quelque chose de bouché à l'intelligence, mais bien au contraire
quelque chose de très riche du point de vue de la substance intelligible, et de si précieux qu'on ne le
communique qu'en secret.
Là encore, en cette fin du xxe siècle, nous avons beaucoup à réapprendre de la sagesse des

568
Cf. le beau livre déjà cité de J. JEREMIAS, Die Abendmahls-Worte Jesu.
331

communautés primitives. Nous n'avons pas à jeter sur le trottoir les mystères du christianisme, puisque
les gens les piétinent. Nous avons à réserver ce qui est le plus précieux.

Lorsque nous construisons une machine quelconque, une brouette, un réveille-matin, ou un


moteur d'avion, nous retrouvons dans l'objet que nous avons construit, si nous le démontons,
exactement ce que nous y avons mis, ni plus ni moins. Nous comprenons parfaitement l'objet que nous
avons construit. Il est intégralement intelligible à nos yeux. Il n'y a pas de " mystère " en lui.
Au contraire, si nous étudions un brin d'herbe dans sa croissance, un puceron, la complexité
infinie de l'organisation, les systèmes de régulation, la capacité de croître, de se développer, d'assimiler
et d'éliminer, de se régénérer, de se reproduire, — tout cela est " mystère " pour nous. Nous ne
parvenons pas à le comprendre d'une manière exhaustive. C'est trop riche pour nous. Nous n'en voyons
pas le bout.
Tout, dans la nature, est " mystère " en ce sens. La moindre des réalités naturelles nous dépasse.
Ce n'est pas nous qui l'avons faite. Elle est trop riche en information pour que nous puissions l'épuiser
par la connaissance. Nous avons évoqué déjà l'exemple le plus universel : deux cellules, deux gamètes,
un ovule et un spermatozoïde, s'unissent, et donnent naissance à un être qui sera capable de dire : " Je ",
une personne, au sens moderne de ce terme. C'est un " mystère " pour nous, car nous ne " comprenons "
absolument pas comment cela se fait, comment cela est possible. Et pourtant cela est.
La réalité naturelle tout entière est mystère pour nous. Elle est intelligible. Nous la pénétrons par
les diverses sciences de la nature. Mais elle n'est pas intelligible d'une manière exhaustive. Nous ne
parvenons pas à épuiser sa richesse.
Nous ne sommes pleinement satisfaits, repus, du point de vue de la connaissance, qu'en présence
d'un objet fabriqué par nous, la machine. Et c'est la raison pour laquelle ce qu'on a appelé, bien à tort, le
" rationalisme ", depuis Descartes, est un effort pour assimiler à la machine que nous construisons les
réalités naturelles, et ainsi à supprimer le mystère, dont ce " rationalisme " ne veut pas. Mais les réalités
naturelles ne se laissent pas assimiler à des machines. Et c'est pourquoi ce rationalisme-là n'est, pas
fidèle au réel.
332

CHAPITRE II

L'ÉTHIQUE

LE PÉCHÉ

Le mot français péché a aujourd'hui, au xxe siècle, sous l'influence d'une tradition séculaire, dans
laquelle la littérature joue un rôle, une odeur sui generis, un relent dans lequel on peut distinguer des
composantes diverses : de sacristie, de confessionnal, d'alcôve, etc. Le péché, le pécheur, la pécheresse,
pour une oreille française, au xxe siècle, cela fait penser aussitôt à des œuvres romanesques célèbres...
Le mot français péché vient du latin peccatum. Le latin peccatum, en latin classique, signifiait :
faute, action coupable, crime, erreur. Peccatum vient du verbe pecco, peccare, qui signifie : broncher,
faire un faux pas. Peccare est employé en latin surtout comme le grec sphallomai dans le sens moral :
commettre une faute ou une erreur, se tromper569.
Le latin peccatum traduit, en latin chrétien, le grec amartia.
Le mot amartia, en grec classique, signifie : l'erreur, la faute. Il dérive du verbe amartanô qui
signifie : manquer le but, et par suite : dévier, s'égarer, se tromper de chemin. Au figuré : se tromper, se
méprendre, avoir une fausse opinion, commettre une faute, faillir.
Le mot grec amartia, dans la traduction grecque de la bibliothèque hébraïque, rend plusieurs
termes hébreux, parmi lesquels : chathaat570, awôn, pescha571. Le nouveau testament grec, lorsqu'il
parle d’amartia l'entend au sens biblique du terme.
Le rabbi Ieschoua pour sa part a sans doute utilisé le terme araméen chômé (prononcer le ch dur)
qui a été traduit en grec par opheilèma, qui signifie la dette.
Quel est donc le sens biblique de ce terme, de cette notion ?
Dégageons simplement le climat général, le système de référence, l'univers dans lequel se situe,
prend place, ce que la bible appelle, dans sa langue, ce que nous avons traduit par le français «'péché "•
Disons de suite que l'atmosphère n'est pas, mais pas du tout, celle des romans de mœurs du xix e et
de la première moitié du xxe siècle. Précisons que lorsqu'il est question de péché dans la bible, la
pensée n'était pas immédiatement orientée, chez les Hébreux nomades installés en terre de Canaan, vers
l'adultère. Les Hébreux ne ressentaient pas, en ce qui concerne l'amour humain et la procréation, les
difficultés psychologiques qui ont trouvé chez le Dr Freud leur illustre analyste.
Donc, il faut totalement sortir de l'univers morbide de la littérature pieuse ou scandaleuse des
générations qui nous précèdent pour comprendre ce que dans la bible on appelle " le péché ".
Les Hébreux, et en particulier les maîtres de la pensée biblique, c'est-à-dire les prophètes d'Israël,
mettaient les choses à leur place, et les plus importantes en tête. Il suffit de lire les grands prophètes du
viiie, du viie siècle, pour saisir ce que Amos, Osée, Isaïe, Jérémie, entendaient par " péché ". Ils allaient
droit vers ce qui est le plus grave, le crime contre l'homme. Le péché, dans leur perspective, c'est ce qui
détruit l'homme, de toutes les manières : physiquement puis spirituellement. Le crime de l'homme
contre l'homme, le crime de l'homme contre lui-même, la destruction de l'homme physiquement, et la
destruction de l'homme spirituellement, ontologiquement, dans ce que les prophètes appelaient la
prostitution : aux idoles de néant. Le péché dans la perspective biblique a une portée, une dimension
métaphysique : c'est la détérioration profonde de l'homme qui se détourne de celui qui est l'Être et la
vie.
569
A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, au mot pecco, p. 491.
570
Prononcer le ch dur...
571
Cf. Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, article amartanô.
333

Ce n'est pas une affaire d'alcôve. C'est plus grave que cela.
Puisque le mot " péché ", dans la langue française d'aujourd'hui, a pris une si mauvaise odeur, et
qu'il n'est pas près de la perdre ; puisque d'autre part, dans sa résonance actuelle il évoque des
préoccupations qui sont très étrangères à la pensée biblique, et qu'il détourne d'envisager ce qui dans la
pensée biblique est le principal, il vaudrait peut-être mieux désormais traduire les termes bibliques, et
en particulier le terme grec d’amartia qu'on lit dans le nouveau testament grec, par un autre mot que
par le mot " péché ".
En attendant de trouver mieux, nous utilisons pour notre part le mot crime, crime contre l'homme,
que nos contemporains comprennent bien. Ils savent ce que c'est que le massacre, la torture, et
l'oppression de l'homme par l'homme. Ils savent ce que c'est que de défigurer l'homme, physiquement,
et spirituellement. Notre époque est passée maître dans l'art de détruire l'homme. Le péché, c'est
d'abord cela, la destruction.
Le judaïsme et le christianisme enseignent qu'une œuvre de création est en route, inachevée, et
qui vise une certaine finalité : la gloire de l'homme, une destinée royale, divine.
Tout ce qui vient contrecarrer cette entreprise de création d'un être divinisable est appelé " péché
". On peut l'appeler autrement, cela n'a aucune importance. Le principal est de reconnaître que quelque
chose de positif est à l'œuvre, et qu'il est possible de détruire, d'arrêter, ou de retarder la réalisation de
cette œuvre. Le péché, c'est tout simplement l'inverse de la création, c'est la destruction. C'est pourquoi
le premier crime contre l'homme c'est de le tuer. On ne l'annihile pas, même si on le désire, car
l'homme n'est pas annihilable. Mais on empêche son développement. Tout ce qui détruit la création est
mauvais. Tout ce qui l'empêche de se développer est mauvais. Toute fixation est mauvaise. Il n'y a rien
de morbide dans cette perspective. L'analyse rationnelle de l'homme étranger au christianisme reconnaît
qu'il existe des actes positifs et des actes négatifs, des actes qui vont dans le sens de la création, et
d'autres qui vont en sens inverse. Il y a ce qui est bon pour l'homme, pour son développement. Et puis il
y a ce qui est mauvais. Le péché, c'est le négatif, la tendance au néant, la régression.
Il n'y a pas que la destruction physique de l'homme qui soit un crime. La destruction physique est
radicale. Elle le prive de sa vie clans le monde, et de la possibilité de se développer comme il est
normal. Mais il existe d'autres manières plus subtiles de détruire l'homme, sans le supprimer
physiquement. Une doctrine peut détruire l'homme du dedans, le décomposer du dedans, lui ôter
l'espérance, le conduire au désespoir. La communication de la pensée, par la parole, par l'écrit, peut être
destructive d'une manière encore plus profonde que la destruction physique, et peut-être plus
irréparable.
C'est pourquoi le christianisme, qui est une doctrine, et une doctrine de vie, se considère en état
de guerre à l'encontre de toute doctrine qui ôte à l'homme l'espérance de la vie.
Platon et Plotin ont dit à ce jour ce que nous connaissons de plus profond en ce qui concerne la
métaphysique de la beauté, la signification ontologique de la beauté.
Il reste à écrire une métaphysique de la laideur. Notre civilisation est particulièrement bien
placée, particulièrement compétente, pour fournir la base expérimentale à une analyse métaphysique de
ce que signifie, de ce qu'est la laideur. Comment l'homme a-t-il pu abîmer à ce point la figure de
l'homme ? Comment a-t-il pu introduire tant de laideur dans la création ? En quoi consiste la laideur, et
de quoi est-elle la conséquence ? C'est ce qu'il faudra étudier dans une métaphysique de la laideur : la
destruction de la forme communiquée par celui qui est la beauté elle-même.

LE PROBLÈME DE LA " MORALE "


334

Le problème des rapports entre la morale et le christianisme est très mal compris par nos
contemporains. Ils s'imaginent, pour la plupart, que la morale dépend du christianisme de telle sorte
que s'il n'y avait pas de christianisme, il n'y aurait pas de morale. C'est le christianisme qui imposerait,
par voie d'autorité, une morale. Les uns s'en réjouissent, et demandent au christianisme de continuer à
jouer ce rôle de défenseur de la morale. Les autres s'en affligent, et veulent tuer le christianisme afin de
se délivrer du joug de la morale.
Les uns et les autres se trompent, car la morale ne dépend pas du christianisme comme ils le
pensent. Les exigences d'humanisme qui constituent ce qu'on appelle la morale ou l'éthique sont
fondées dans la réalité humaine objective; et que l'on reconnaisse l'autorité du christianisme, ou qu'on
ne la reconnaisse pas, dans tous les cas ces exigences subsistent, lisibles pour toute intelligence qui
observe ce qu'est l'homme. Le christianisme implique certaines exigences d'humanisme, il les requiert,
il les présuppose, car il n'est pas possible de conduire l'humanité à la divinisation si elle n'est d'abord
humanisée. Mais ces exigences d'humanisme ne dépendent pas de son autorité, encore moins de son
arbitraire. Elles dépendent de la réalité humaine objective, qui est offerte à l'analyse de tous. C'est dire
que si l'on parvenait à tuer le christianisme, comme certains le désirent si vivement, cela ne changerait
rien aux exigences d'humanisme inscrites dans la réalité objective.
Cela changerait simplement l'idée que l'homme peut se faire de sa destinée ultime.
L'énorme malentendu, universellement régnant, concernant ce qu'on appelle " la morale ",
consiste donc à penser que, pour le chrétien, les exigences éthiques dérivent de " la religion ". Puisque,
par ailleurs, " la religion ", pense-t-on, est une question de " foi ", au sens contemporain du terme, et
non de raison, il résulte de celte cascade de malentendus et de contresens que " la morale " dérive d'une
" foi " irrationnelle et donc, pour celui qui ne l'a pas, arbitraire. Le " catholique " reçoit du Vatican ses
directives en ce qui concerne " la morale ". Le païen, le non-chrétien, l'athée, n'ont bien entendu pas à
recevoir ce genre de directives. On obtient donc une " morale " pour les chrétiens, qui est reçue
passivement de leurs autorités " religieuses ", et une " morale " pour les gens qui n'acceptent pas ces
autorités.
Selon la théologie chrétienne orthodoxe, depuis saint Paul jusqu'aujourd'hui, les exigences
éthiques, ou morales, ce qu'on peut appeler les normes de l'action et de la conduite, sont fondées dans
l'expérience objective, et tout homme, pourvu de raison, qu'il soit juif, chrétien, ou non, peut
parfaitement les discerner, à partir de la réalité objective. Les exigences éthiques ne sont pas reçues
d'une manière passive et par voie descendante à partir des autorités religieuses, qui les tiennent d'une "
foi " irrationnelle. Les exigences éthiques sont discernées dans la réalité objective, indépendamment de
la question de savoir si le monothéisme chrétien est vrai ou non.
L'église, en effet, enseigne une éthique, un humanisme, certaines normes. Mais elle ne les
enseigne pas comme révélées. Elle les enseigne comme vraies et fondées dans la réalité objective
expérimentale, connaissables par toute intelligence humaine. De même, elle enseigne l'existence de
Dieu, mais elle professe aussi que cette existence est connaissable par toute intelligence humaine qui
réfléchit correctement sur la réalité objective, le monde, la nature, et tout ce qu'ils contiennent.
Prenons quelques exemples, qui préoccupent particulièrement nos contemporains.
L'église, l'orthodoxie chrétienne, a toujours professé et enseigné que l'ordre biologique, comme
l'ordre physique et cosmique, est excellent, puisqu'il est l'œuvre de l'unique créateur. Il n'y a pas deux
dieux, l'un bon et l'autre mauvais, l'un créateur des " âmes " et l'autre créateur de la matière et des "
corps ". Cela, c'est la doctrine manichéenne et cathare, que l'orthodoxie a constamment rejetée.
L'orthodoxie a constamment rejeté toute doctrine qui professait que quoi que ce soit dans la nature est
mauvais, en tant que tel.
L'église, l'orthodoxie, ont toujours professé que la sexualité est excellente. Elle est une œuvre
335

éminente du créateur. La sexualité, c'est ce par quoi l'homme et la femme coopèrent à l'œuvre de la
création, ce par quoi ils sont coopérateurs de Dieu créateur. Pour le biologiste, comme pour le
métaphysicien, comme pour le théologien, la sexualité est une merveille. Elle a manifestement pour
finalité de participer à la création d'êtres nouveaux, qui n'existaient pas auparavant. Selon le
christianisme, ces êtres nouveaux qui sont conçus sont invités à prendre part à la vie même de Dieu.
Mais le biologiste, le physiologiste, le psychologue, le psychiatre, le médecin, savent qu'il existe
des formes anormales de comportement sexuel. Il est possible de pervertir la sexualité, il est possible de
la détériorer. N'importe quoi n'est pas également bon dans le comportement sexuel. Il existe certaines
normes, qui conduisent l'homme et la femme à une conduite pleinement humaine, riche, épanouissante,
exaltante, dans l'ordre de la sexualité. Il existe aussi des conduites qui détériorent l'amour humain, qui
le dégradent, qui l'avilissent, qui le rendent répugnant, et qui ne rendent pas heureux ceux qui les
pratiquent.
L'église a toujours rappelé l'existence de ces normes, comme elle rappelle l'existence des autres
normes, non pas qu'elle soit seule à les apercevoir : elle professe au contraire que tout homme
raisonnable peut les apercevoir en regardant la réalité objective Ce n'est pas parce que l'église les
rappelle, ces normes, que pour autant elle les invente, comme on tend à le penser aujourd'hui. Elle ne
les invente pas, elle les voit dans la réalité objective, et elle les dit, elle les fait voir. Mais des gens qui
n'appartiennent pas à l'église, ni au christianisme en général, ni au judaïsme, peuvent parfaitement les
voir aussi, et ils les voient souvent fort bien, parfois mieux que des gens qui se disent chrétiens, parce
qu'ils regardent mieux la réalité objective Il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour se rendre compte
qu'il existe, dans la pratique de la sexualité, des conduites morbides et déréglées, des conduites qui
détruisent en fait l'amour humain.
Ce n'est donc pas l'église qui impose, du dehors, du haut de son autorité, des exigences, des
normes. L'église voit ces normes inscrites dans la réalité objective, et elle les enseigne, comme elle
enseigne certaines vérités philosophiques, métaphysiques, que chacun peut discerner aussi dans la
réalité objective
Prenons le cas de l'avortement. L'église est absolument opposée à la pratique de l'avortement,
qu'elle considère comme abominable. Mais ce n'est pas un caprice de sa part, ni une décision arbitraire.
1/analyse objective d'un embryon dans le ventre de sa mère montre que cet embryon est organisé,
informé. Dès le commencement, l'embryon est un psychisme, un psychisme inconscient, non éveillé,
mais un psychisme authentique. Les travaux de la psychologie des profondeurs, depuis bientôt un
siècle, ont établi qu'il existe une vie psychique de l'embryon. Si l'embryon n'était pas organisé, informé,
il ne serait pas un embryon : il ne serait que de la matière, c'est-à-dire un cadavre. Cette information,
cette organisation, la tradition philosophique, depuis Aristote, l'appelle " âme ". C'est une convention.
On peut parfaitement appeler autrement, et comme on voudra, ce fait que l'embryon est une Structure
informée, organisée, et qu'il est un psychisme. Si le mot " âme " dégoûte, qu'on se dispense de l'utiliser.
Il n'en reste pas moins que l'embryon est un être, un être vivant inachevé, organisé, et que c'est un
psychisme. Le système nerveux se forme très tôt clans le développement embryonnaire. Il joue
probablement un rôle de commande dans le développement embryonnaire.
Bien entendu, l'embryon n'est pas un être achevé. Mais le bébé dans son berceau n'est pas non
plus un être achevé. Et un enfant d'homme peut sortir de la matrice plus ou moins tôt. Il peut naître
prématuré.
Si tuer un enfant dans son berceau est considéré comme un crime, comme un meurtre, comme un
assassinat, particulièrement odieux, on ne voit pas comment tuer le même enfant avant qu'il ne sorte du
ventre de sa mère, pourrait ne pas être un assassinat du même ordre.
L'âme ne vient pas dans l'embryon à la naissance, lorsque l'enfant sort du ventre de sa mère.
L'âme est ce qui constitue l'embryon, l'âme est le principe d'organisation, d'information. L'âme est ce
336

qu'on appelle dans une autre langue (du grec au lieu de latin...) le psychisme inconscient de l'enfant
dans le ventre de sa mère.
Il est impossible de fixer arbitrairement un moment où l'embryon ne serait pas animé, puis un
moment où il le serait. L'embryon est toujours organisé, informé, c'est-à-dire animé, sinon ce ne serait
pas un embryon du tout.
Il ne faut pas jouer sur les mots. Il ne faut pas se duper en modifiant le vocabulaire. Il faut avoir
le courage de nommer ce que l'on fait. Tuer un embryon d'homme dans le ventre de sa mère, c'est tuer
un enfant d'homme, inachevé, au même titre que le bébé qui vient de naître et qui dort dans son
berceau. Il n'y a pas une différence de nature entre l'enfant qui vient de naître et l'enfant qui était un
jour ou un mois plus tôt dans la matrice. Si tuer un enfant dans son berceau est un meurtre, un crime, un
assassinat, alors tuer le même enfant dans la matrice, un mois, deux mois, six mois plus tôt, c'est
toujours et exactement le même crime, le même assassinat.
Si l'on estime que l'homme ne doit pas tuer un homme vivant, ni un enfant, ni un bébé dans son
berceau, alors il ne doit pas tuer non plus le même enfant dans le ventre de sa mère.
Le problème de l'avortement est un problème de philosophie naturelle. La question est
simplement de savoir ce que c'est que cet embryon dans la matrice. Il n'est pas possible d'établir une
discontinuité entre cet enfant dans la matrice et le même enfant dans son berceau. Le crime est le
même, que l'on tue celui-ci ou celui-là.
Voilà ce que pense en effet l'église. Mais elle ne le pense pas au nom de la révélation. Elle le
pense parce que c'est ainsi, et qu'elle le voit, et que tout homme normal, raisonnable et de bonne foi, le
voit pareillement. Cela ne dépend pas d'une théologie. Cela se conclut de l'analyse objective de ce qui
est.
Dans les controverses actuelles, les personnes qui désirent obtenir la liberté de l'avortement,
déclarent : " mon corps est à moi ". Sans doute, ces personnes sont des corps, et ces corps qu'elles sont,
ces organismes vivants que sont ces femmes, sont autonomes, libres. Mais l'erreur, le sophisme, en ce
qui concerne l'avortement, consiste à en déduire : " donc j'ai le droit de tuer l'enfant qui est dans mon
organisme ".
Car l'enfant qui est en train de se développer dans la matrice d'une femme, n'est pas sa propriété.
C'est là que se trouve l'erreur. On peut être propriétaire d'une maison. On n'a pas le droit pour autant de
tuer les gens qui y passent, les gens qui y viennent ou y séjournent. On n'a pas le droit de tuer un hôte
qui est sous votre toit. La loi de l'hospitalité était dans les peuples civilisés une loi sacrée.
L'enfant qui se développe dans la matrice d'une femme n'est pas sa propriété. C'est un hôte.
On objectera aussitôt : Mais enfin, c'est la femme qui a fait cet enfant qui est en elle. Donc cet
enfant est à elle, il est sa propriété. — Nous l'avons vu dès le début de ce travail 572 : l'enfant qui se
développe dans la matrice de la femme, ce n'est pas la femme qui l'a créé. La femme a communiqué un
message génétique. L'homme a communiqué un message génétique. A partir de ces deux messages, un
enfant d'homme se forme, une personne est conçue. Mais ni l'homme ni la femme ne sont au sens
propre créateurs de cet enfant. Ils ont coopéré à une création. Ils ont fourni chacun un message
génétique. Et la création s'opère dans le sein de la femme. Mais la femme n'est pas créatrice de cet
enfant nouveau qui est en effet créé. L'enfant n'est pas sa propriété, au sens où l'artisan peut être
propriétaire de l'objet qu'il a fabriqué. L'artisan peut détruire s'il le veut l'objet dont il est l'auteur. Mais
la femme n'a pas le droit de tuer l'enfant qu'elle a enfanté, lorsqu'il est né, car il n'est pas sa " chose ". Et
elle n'a pas plus le droit de le tuer avant qu'il ne soit né, pour la même raison.
En réalité, tuer un enfant dans son berceau, après sa naissance, ou dans la matrice, avant sa
naissance, est le crime le plus grave qui soit, puisqu'on prive un enfant de sa vie d'homme, de son

572
Cf. p. 70.
337

temps de développement. Il est admis, dans les sociétés dites civilisées, que tuer un homme d'âge mûr,
ou un vieillard, est un crime, un assassinat. Lorsqu'on tue un homme ou une femme d'un certain âge, on
les prive des années qui pouvaient leur rester à vivre. Lorsqu'on tue un enfant au début de son
développement, on le prive d'une vie entière. Le crime est donc beaucoup plus grand.
L'église enseigne tout cela, non parce que c'est révélé, mais parce que c'est vrai. Il suffit de
réfléchir un instant et sans prévention pour le voir.
La différence entre l'église et quelques hommes ou quelques femmes, c'est que l'église aime les
êtres, et qu'elle estime qu'on ne doit pas tueries êtres qui sont, qui ont le droit de se développer et de
vivre. Elle aime les êtres vivants, et en particulier les hommes vivants.
Bien entendu, si l'on n'aime pas les hommes vivants, les enfants vivants, les êtres vivants, si l'on
estime qu'il est de peu d'importance de tuer les êtres vivants, alors on peut aussi être partisan de
l'avortement. Mais dans ce cas-là il faut professer ouvertement, franchement, qu'on estime de peu
d'importance et de peu de prix la vie humaine.
L'église attache un prix infini à la vie humaine. Elle a le regard fixé sur l'être des êtres, et elle
aime cet être. Tout homme normal peut avoir le même regard, qui va droit à l'être. Il n'est pas
nécessaire d'être juif ou chrétien pour aimer les êtres qui sont. Le problème de l'avortement est un
problème de philosophie naturelle.
C'est un problème qui relève de l'ontologie. Les normes éthiques, à cet égard, sont dérivées d'une
considération, d'une analyse, de ce qui est. Elles ne sont pas déduites d'une théologie posée au
préalable, et d'une manière arbitraire. Il suffit d'avoir le sens de l'être et l'amour de l'être pour
reconnaître que l'avortement est le plus abominable des crimes, car il porte contre des êtres que l'on
prive ainsi de leur vie entière, de leur temps de développement 573, qui ne peuvent aucunement se
défendre, et qui n'ont pas d'avocats.
A propos de la question de l'avortement, qui est aujourd'hui soulevée parmi les nations qui se
disent elles-mêmes, par dérision, " civilisées ", on peut constater que la méthode de l'homicide est
toujours la même : c'est d'abord le mensonge. L'homicide et le mensonge sont liés. Dans les guerres
coloniales récentes, pour massacrer des hommes de l'Indochine, certains utilisaient une expression
abominable : " casser du viet ". Ces hommes du Viêt-nam étaient transformés, par le langage, par cette
expression, en une matière, que l'on casse, une matière indéfinie. Pendant la récente guerre d'Algérie,
d'autres (ou les mêmes) osaient utiliser l'expression que l'on ose à peine citer : " crever du raton ". Là
encore, la méthode consistait à réduire, par le langage, des hommes créés à l'image de Dieu, au rang
d'une espèce animale. Lorsque les massacreurs nazis ont exterminé des millions d'hommes, dans les
camps de mort, ils ont commencé par enseigner que ces hommes ne faisaient pas partie de l'espèce
humaine, puisqu'ils appartenaient à une race autre que la race aryenne.
De même pour l'avortement. Afin de procéder à ce massacre de millions d'enfants dans le ventre
de leur mère, pour justifier ce massacre, pour ne pas avoir à supporter l'angoisse intolérable qui résulte
de la conscience que l'on a de tuer un enfant d'homme, on commence par déclarer qu'il ne s'agit pas
d'un enfant d'homme. On compare la grossesse à un " empoisonnement ". D'autres ont osé comparer le
fœtus d'homme à une " tumeur " cancéreuse. Le procédé est toujours le même. Il s'agit de nier, en
parole, par le langage, qu'il s'agisse d'enfants d'homme. Il se trouvera toujours un savant pourvu d'un
prix Nobel pour rassurer les consciences en affirmant que l'embryon n'a pas de psychisme ou même
(cela s'est vu), qu'il n'a pas de système nerveux ! Or, il suffit de consulter les traités d'embryologie les
plus élémentaires pour apprendre que le système nerveux est ce qui se forme en tout premier lieu dans
l'embryon.
573
Pour le Juif et le chrétien, la question est encore plus grave. Car il faut se demander : que vont devenir ces êtres que l'on a
privés de leur temps de développement, du temps qui est nécessaire à un homme pour répondre à l'invitation qui lui est
adressée ?
338

On a même entendu un professeur de médecine déclarer à des millions d'auditeurs que la femme
enceinte est en état de " légitime défense " ! L'enfant qu'elle porte en elle est donc comparé à
l'assaillant, à l'ennemi qui vient attaquer, à l'assassin ou au voleur qui vous menace !
A partir du moment où l'on se permet de telles comparaisons, il est évident que la discussion
positive, rationnelle, scientifique n'est plus possible.
Dans quelques années, lorsque les enfants qui auront échappé au massacre sauront ce que leurs
mères ont fait avec d'autres enfants qu'elles portaient en elles et qu'ils n'ont évité le même sort que par
hasard, ils regarderont leurs mères d'une étrange manière. Le docteur Freud n'a pas eu l'occasion de
dégager la signification de ce regard-là. Mais ses disciples pourront le faire.

CHRISTIANISME ET POLITIQUE

Le problème des rapports entre le christianisme et la politique est en dépendance de celui que
nous venons d'entrevoir : celui de la morale.
Là encore, les malentendus sont nombreux, et proviennent des malentendus portant sur les
rapports entre le christianisme et la morale. Nous venons de le voir : le christianisme implique et
présuppose un certain nombre d'exigences en ce qui concerne l'éthique, les exigences de l'humanisme.
Ces exigences ne sont pas déduites du christianisme; elles ne descendent pas sur l'homme en partant de
la théologie, qui procède à partir de la révélation. Elles sont fondées dans l'expérience objective
analysable par tout homme sensé. Elles ne sont pas arbitraires, et si même on ne reconnaît pas l'autorité
de la théologie chrétienne, on doit pouvoir reconnaître la valeur objective de ces exigences
d'humanisme qu'on appelle l'éthique.
Le problème des rapports entre le christianisme et la politique se traite à partir de là. Le
christianisme n'est: pas compatible avec n'importe quelle politique, tout simplement parce qu'il
implique certaines exigences en ce qui concerne l'humanisme, et que n'importe quelle politique ne
répond pas à ces exigences. N'est compatible avec le christianisme qu'une politique qui respecte les
exigences fondamentales de l'humanisme, lesquelles sont lisibles et discernables par toute intelligence,
qu'elle donne son assentiment au christianisme ou non. C'est dire qu'on ne déduit pas une politique du
christianisme, mais qu'on induit une politique des exigences de l'humanisme qui sont inscrites
objectivement dans la nature des choses. Le christianisme n'est compatible qu'avec une politique qui
respecte ces exigences. Puisque ces exigences sont discernables par tout homme sensé, un chrétien
pourra parfaitement coopérer dans l'ordre politique avec des hommes qui ne sont pas chrétiens mais qui
reconnaissent les mêmes exigences d'humanisme que lui, qui les reconnaît lui-même dans l'expérience
objective, fondées en réalité.
Le christianisme ne se réduit certes pas à une politique, pas plus qu'il ne se réduit à une morale.
Mais il implique des exigences dans l'ordre politique, de même qu'il implique des exigences dans
l'ordre éthique. Réduire le christianisme à n'être qu'une politique de justice, c'est commettre une double
erreur, l'une portant sur la nature du christianisme, qui est beaucoup plus qu'une politique, l'autre sur
l'ordre politique, qui a son autonomie, son fondement objectif propre, et qui n'a pas à être déduit du
christianisme, mais induit à partir des exigences inhérentes à l'humanisme. On peut dire que le
christianisme implique une politique qui tend à humaniser l'homme sous tous rapports. Mais il faut
ajouter que ce n'est pas seulement par l'autorité du christianisme que l'on reconnaît ces exigences, mais
parce qu'elles sont inscrites objectivement, et qu'on peut les lire par l'intelligence dans l'expérience.
De même que le christianisme n'est pas compatible avec n'importe quoi en philosophie — c'est le
problème de la philosophie chrétienne, — il n'est pas compatible avec n'importe quoi en politique :
c'est le problème des relations entre le christianisme et la politique.
Il est évident que le christianisme implique certaines exigences précises dans l'ordre politique. Le
339

christianisme est une doctrine de la création et de la divinisation de l'homme, appelé à prendre part à la
vie divine. Tout ce qui concourt, tout ce qui coopère à cette œuvre de création et de divinisation par
grâce est bon. Tout ce qui détruit, tout ce qui empêche cette œuvre de création et de divinisation est
mauvais.
Est compatible avec le christianisme toute politique qui concourt et coopère au développement de
l'homme, à son humanisation, et à son développement surnaturel, qui est sa fin ultime. Est incompatible
avec le christianisme toute politique qui fait obstacle au développement naturel et surnaturel de
l'homme.
Si les principes et les exigences de l'humanisme sont de droit accessibles à la raison humaine, en
dehors de l'influence du christianisme, il n'en reste pas moins que, défait, le christianisme humanise
l'humanité, et lui rappelle ces principes et ces exigences de l'humanisme, que l'humanité de fait oublie
souvent. Dans l'ordre naturel, le christianisme exerce donc une action. Il en va dans ce domaine de la
justice comme dans le domaine de la raison : le christianisme garde, conserve, sauve des exigences
rationnelles qui sont de droit accessibles à toute l'humanité, mais que de fait elle a tendance a
méconnaître, et que de fait le christianisme préserve. Ainsi le christianisme peut exercer une action
politique bénéfique, quoiqu'en droit l'ordre politique relève de la seule raison humaine. Le
christianisme est de fait gardien de la justice, comme il est gardien de la vérité métaphysique, — non
pas seul, d'une manière exclusive, mais parce qu'il a l'humanité en charge, dans son ordre naturel
comme dans sa destination surnaturelle.
En ce qui concerne les rapports du christianisme et de la politique, un problème plus difficile se
présente. Le christianisme, nous l'avons vu, est tendu par tout son dynamisme vers une fin qui n'est
autre que la divinisation de l'homme. L'ordre politique consiste à organiser au mieux la cité terrestre,
La finalité ultime, la divinisation de l'homme, impliquent que l'on réalise autant que possible un ordre
juste et humain dans l'existence présente. Mais cet ordre, du point de vue théologique, n'est que
provisoire. Il est un ordre humain dans un processus génétique qui vise beaucoup plus haut. L'homme
politique qui n'a d'autre visée que l'organisation d'un" ordre juste et humain sur la terre, méconnaît,
selon la théologie chrétienne, une dimension essentielle de l'homme, à savoir qu'il est non seulement un
animal politique, mais de plus et surtout un animal divinisable. Celui qui s'arrête, qui se fixe à l'ordre
politique, se fixe au provisoire comme s'il était définitif. C'est une résurgence de l'antique hérésie
millénariste.
Un point sur lequel le christianisme aborde l'ordre politique d'une manière précise, et en
contradiction avec des programmations antérieures, tient à son universalité. Le christianisme est une
information créatrice qui s'adresse à l'humanité entière. Le christianisme transcende les nationalismes et
les groupes ethniques. L'humanité est en ce moment divisée en groupes ethniques, en nations, en races,
en classes sociales qui s'opposent. Le christianisme tend à surmonter ces oppositions. Le christianisme
ne saurait s'enfermer dans aucun groupe ethnique. Il n'est la propriété d'aucune nation, d'aucune classe
sociale, d'aucune race. Il essaie de conduire l'humanité à l'unité. Il n'y a plus ni Juif ni Grec. L'humanité
tout entière doit être informée par le verbe incarné, et les divisions cesseront par cette information
même.
Contrairement à ce que proclamait par exemple en septembre 1972 un premier ministre du
gouvernement français, l'enseignement évangélique s'applique à la totalité de l'existence humaine, et
non pas seulement à l'existence individuelle, mais aussi, bien entendu, à l'existence politique. C'est une
des trouvailles constantes de l'antichristianisme qui veut se dissimuler, que d'assurer que
l'enseignement évangélique s'applique seulement à l'existence individuelle, mais non à l'existence
politique. Ainsi, nous dit-on, l'enseignement de Ieschoua selon lequel il ne faut pas opposer l'agression
à l'agression, cet enseignement, nous assure-t-on, est peut-être valable dans l'ordre des relations
individuelles. Il n'est pas valable en politique.
340

Le premier ministre en question devrait relire un mot de l'apôtre Paul : " On ne se moque pas de
Dieu. " De deux choses l'une.
Ou bien c'est Dieu lui-même qui est venu, en la personne de Ieschoua, nous enseigner qu'il n'est
pas bon pour nous, pour l'humanité, de continuer à opposer l'agression à l'agression, parce que cette
méthode conduira infailliblement à la destruction de toute l'humanité. — Et dans ce cas, on ne peut pas
réduire cet enseignement aux relations interindividuelles. On ne peut pas limiter l'enseignement de
Dieu, le restreindre, et lui interdire l'application universelle à laquelle il s'applique en fait.
Ou bien l'on pense que cet enseignement est faux, qu'il ne vient pas de Dieu, que Ieschoua n'est
pas Dieu lui-même qui nous enseigne ce qui est bon et ce qui est mauvais pour nous. Et dans ce cas
qu'on le dise, franchement. Qu'on ose dire ce que l'on pense : l'enseignement évangélique n'est que
billevesée, et donc l'enseigneur ne peut être qu'un illuminé. En conséquence il n'est pas Dieu lui-même.
Proclamer, comme le fit ce premier ministre du gouvernement français, que Dieu a enseigné là
quelque chose qui ne s'applique pas à la totalité de l'existence humaine, assurer qu'il faut limiter,
restreindre, l'application d'une vérité, d'une loi que Dieu lui-même est venu nous enseigner, c'est de
l'audace, de la part d'un premier ministre, et cela d'autant plus que ce premier ministre fait partie d'un
régime qui veut passer pour " bien-pensant ".
L'attitude des hommes d'État à l'égard du christianisme est le plus souvent ambiguë. Lorsque cela
les arrange, ils prétendent s'appuyer sur le christianisme, ils revendiquent le christianisme, ils
prétendent vouloir promouvoir et sauver les " valeurs chrétiennes ", instaurer une " civilisation
chrétienne ". Lorsque le christianisme ne les arrange pas, ils proclament hautement que l'enseignement
évangélique ne s'applique pas en politique, et qu'il doit être réservé pour les relations individuelles. Ils
prétendent user du christianisme lorsqu'ils s'imaginent, à tort, que le christianisme est un facteur
d'ordre, que le christianisme est du côté de l'ordre établi. Mais lorsque le christianisme manifeste ses
exigences révolutionnaires, alors ils le repoussent.
Nous n'avons pas connaissance qu'il y ait jamais eu un État chrétien. On peut même se demander
si l'expression peut avoir un sens. Il existe des peuples plus ou moins christianisés.
Sans remonter au déluge, ni regarder aux antipodes et pour nous en tenir à ce qui se passe sous
nos yeux, dans la France actuelle, il est bien évident que cet État, comme tous les États, est
foncièrement païen. Lorsque, dans les guerres coloniales récentes, des chrétiens, des prêtres, des
évêques, s'élevaient contre la pratique du massacre et de la torture, il se trouvait toujours quelque
général ou quelque homme d'État pour dire : de quoi se mêlent-ils ?
Aujourd'hui, en 1973,1a France est un État qui vend des armes pour que d'autres peuples puissent
se massacrer entre eux plus aisément. Lorsque des évêques s'élèvent contre cette pratique, on connaît la
réplique d'un représentant de l'État : " Cela n'a aucune importance. " La France est un pays qui fait
exploser des bombes nucléaires, dans des régions où vivent des hommes, des femmes et des enfants,
qui risquent d'être abîmés définitivement par ces exercices. Cela non plus, nous dit-on, n'a aucune
importance. Seul compte le profit. L'égoïsme national est la norme suprême. Il reste donc, dans tout
État, même celui qui se prétend, bien à tort d'ailleurs, civilisé et humaniste, une antinomie profonde
entre le christianisme et la raison d'État, tout comme au temps de l'empire de Rome, que Jean à Patmos
appelait" la bête ".
Rappelons à ce propos ce que toute la tradition chrétienne enseigne depuis le commencement :
lorsqu'il y a conflit entre ce qu'ordonnent les " autorités " de l'État et le christianisme, le devoir de
désobéissance à ces " autorités " est la vertu chrétienne la plus haute, la plus sainte. Il n'est pas question
d'obéir à n'importe quoi ni à n'importe qui. La conscience, comme l'enseigne saint Thomas d'Aquin, est
souveraine, et dans aucun cas on ne doit aller contre sa conscience, si elle est informée par la vérité qui
vient de Dieu.
C'est ce que disaient déjà Pierre et Jean aux " autorités " qui leur interdisaient d'enseigner (Ac 4,
341

19; 5, 29).
On châtre le christianisme et on le dénature, on le déshonore si on enseigne que l'homme doit
obéir aux autorités sans discernement, et si l'on dissimule la vertu héroïque des saints : le saine devoir
de désobéissance lorsque les autorités ordonnent le crime.
Depuis les premiers siècles de notre ère, jusqu'au saint curé d'Ars, des chrétiens ont refusé de
servir dans des armées, lorsque la guerre qu'on leur proposait de faire leur paraissait injuste.
Nous l'avons vu lorsque au début de notre seconde partie nous avons examiné ce que signifie le
terme grec de kurios que l'on traduit par " seigneur " : finalement, le chrétien ne reconnaît qu'une seule
autorité absolue, celle de Dieu. Cela, les États ne le supportent pas.

L'ASCÈSE

L'ascèse chrétienne authentique est aussi mal connue et mal comprise que les autres notions
fondamentales du christianisme. Les malentendus pullulent ici aussi. Essayons de les dissiper. D'abord,
l'ascèse chrétienne authentique, orthodoxe, présuppose l'une des thèses cardinales du monothéisme
hébreu : l'excellence de la création, dans tous ses ordres : physique, biologique et autres. L'ascèse
chrétienne orthodoxe, contrairement à l'ascèse inspirée par le platonisme, le néoplatonisme, les diverses
gnoses, le manichéisme, ne repose pas sur le principe que le monde physique serait mauvais, que la
matière serait mauvaise, que le corps serait mauvais, que la sexualité serait mauvaise, — tout au
contraire. L'ascèse chrétienne repose sur le principe que tout ce qui est créé est excellent, en tant que
créé. Mais ce qui est excellent en sa nature, en tant que créé, peut être perverti par l'homme, abîmé par
l'homme.
Prenons l'acte de manger, par exemple. Il est normal, il est excellent de manger. C'est un acte
nécessaire à la vie physiologique de tout organisme. Mais il existe une norme, qui doit être respectée,
faute de quoi l'organisme s'abîme.
Il est remarquable de constater, en observant les diverses espèces animales, celles qui n'ont pas
été colonisées par l'homme, que les animaux respectent certaines normes, aussi bien du point de vue de
la qualité de ce qu'ils mangent, que de la quantité. L'homme est un animal qui mange n'importe quoi,
ou à peu près, en n'importe quelle quantité, n'importe quand, n'importe comment. L'homme est aussi
l'espèce vivante la plus malade, et de très loin, parmi toutes les espèces vivantes sur la planète.
L'ascèse, en ce qui concerne l'alimentation, ne consiste pas à professer qu'il est mauvais de manger.
Elle consiste à retrouver une norme biologique, qui est sagesse, et que l'homme a manifestement
perdue.
Le jeûne est pratiqué par plusieurs espèces animales connues. Il a une fonction thérapeutique. Il
est nécessaire à certaines époques. Pour l'homme il en va de même. Les grands fondateurs d'ordres
contemplatifs savaient encore que le jeûne est nécessaire physiologiquement et psychologiquement. Le
jeûne n'est pas d'abord pénitentiel. Il est sagesse, sagesse biologique d'abord. Et: puisque l'homme est
une unité psychosomatique, il est sagesse aussi bien psychologiquement que physiologiquement. Et par
conséquent il est sagesse aussi du point de vue spirituel. C'est ce qui semble avoir été perdu de vue
aujourd'hui. Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement du jeûne en ce qui concerne le manger, jeûne
absolument nécessaire du point de vue organique. Il s'agit aussi du jeûne en ce qui concerne le parler, le
lire, l'entendre. Le silence est une forme du jeûne.
Le christianisme orthodoxe professe que la sexualité est excellente, puisqu'elle est ce par quoi
l'homme et la femme coopèrent à l'œuvre de la création. Mais la sexualité normale, biologiquement et
psychologiquement normale, ontologiquement normale, celle qui est finalisée vers l'œuvre de création,
et non pas la sexualité retournée sur elle-même et prise comme fin. Manger est excellent, s'il est un acte
finalisé. Manger pour aller vomir, comme le pratiquaient les riches Romains, pour pouvoir
342

recommencer à manger, est biologiquement aberrant. De même pour la sexualité. L'ascèse chrétienne
ne consiste pas à professer que la sexualité est mauvaise, comme l'enseignaient les gnostiques, les
manichéens, les cathares, au contraire. L'ascèse chrétienne orthodoxe consiste à retrouver la norme
biologique et ontologique, à maîtriser les dérèglements, qui sont aussi une spécialité de l'espèce
humaine. Les animaux sauvages observent une norme dans l'œuvre de la procréation, et par rapport à
l'homme, ils sont éminemment ascétiques. Ils ne sont pas, comme l'homme des villes aujourd'hui,
obsédés.
L'ascèse, dans tous les domaines, est sagesse. Elle n'est pas pénitentielle d'abord, elle n'implique
aucune condamnation de l'ordre physique et biologique, au contraire. Elle est respect de cet ordre.
L'ascèse est pour l'homme une condition de développement. Il n'y a pas d'homme adulte s'il n'est pas
capable de maîtriser ses pulsions. Le refus de l'ascèse est typiquement infantile et conduit à une
décomposition de la personne. L'ascèse est ce par quoi l’homme parvient à se connaître et à se
maîtriser, à devenir une personne.
La signification authentique de l'ascèse dans le christianisme orthodoxe ne peut se comprendre
qu'à partir du dynamisme que nous avons évoqué, qui est constitutif de la vision chrétienne du monde.
Dans une perspective statique, l'ascèse est toujours comprise comme un dualisme qui oppose le monde
mauvais à la spiritualité qui est bonne. Dans la perspective chrétienne, il ne s'agit pas de l'opposition
entre deux choses, l'esprit et la matière, mais entre deux temps ou durées : le temps présent, le temps à
venir.
L'ascèse, dans la perspective chrétienne, ne se comprend que si l'on garde en vue cette doctrine
fondamentale d'une création inachevée, en train de s'effectuer, et qui implique pour l'homme une
coopération libre et réfléchie une création nouvelle. Le papillon, pour devenir ce qu'il est invité à
devenir, doit renoncer à rester chrysalide. L'homme, pour devenir ce qu'il est invité à devenir, un dieu
capable de prendre part à la vie de Dieu, doit librement renoncer à des vieilles programmations, celles
qui sont héritées des espèces animales antérieures, et celles qui sont héritées des sociétés humaines
antérieures. " La chair et le sang ", dit Paul, ne peuvent pas hériter le royaume de Dieu. L'ascèse, c'est
le consentement à la création nouvelle, qui implique que l'on se libère des liens de l'ancienne humanité,
comme le papillon se libère de la chrysalide. L'ascèse chrétienne orthodoxe ne peut être comprise que
dans une perspective génétique. Elle est prospective, elle est tendue en avant. Elle anticipe l'avenir. Elle
aide à l'accouchement de l'humanité par elle-même. Elle est l'avant-garde. Les grands ascètes chrétiens
sont les pionniers de l'exploration de l'avenir, les guides pour la transformation entreprise de
l'humanité, les avant-coureurs de l'aventure humaine. Celui qui refuse l'ascèse de toutes manières est
fixé au passé. Il méconnaît que l'humanité à un avenir qui implique une transformation. Il méconnaît le
nouveau qui est en route.
Les gens s'imaginent le plus souvent que l'ascèse chrétienne a pour visée de les mutiler, de les
déshumaniser, de les déviriliser, de les frustrer. Le plus souvent, on ne comprend l'ascèse que dans une
perspective de punition ou de pénitence. Mais non, c'est tout juste le contraire. L'ascèse chrétienne
orthodoxe, n'a pas pour but de léser, de diminuer l'homme, de le frustrer ni de le mutiler, mais au
contraire de l'achever, de l'engendrer, de faire de lui ce qu'il est appelé à devenir : un dieu. L'ascèse est
une condition ontologique de développement, de naissance nouvelle.
Le rabbi Ieschoua de Nazareth a choisi librement un certain type de vie. Personne ne l'y
contraignait. Il a choisi de vivre sans demeure fixe, sans une pierre à lui pour y poser sa tête, sans "
territoire " propre. Il a choisi de vivre sans propriété, sans rien posséder. Il a choisi de vivre sans femme
et sans enfant. Il a choisi une existence vagabonde. En cela, il enseigne, par son existence même, la
liberté à l'égard des anciennes programmations inscrites génétiquement dans la nature humaine. Il a
enseigné aussi de ne pas répondre à l'agression par l'agression, ce qui revient aussi à dépasser, à se
libérer des anciennes programmations. Essentiellement, ce qu'il enseigne par son existence, c'est la
343

liberté, par la pauvreté choisie pour elle-même.


Le moine, ou la moniale, c'est l'homme, ou la femme, qui vont le suivre jusque-là, c'est-à-dire
jusqu'au bout.
La naissance et l'expansion de la vie monastique, en chrétienté, procède de ces principes de
l'ascèse orthodoxe. La vie contemplative et ascétique reste une constante de la vie de l'église, jusqu'à la
fin des temps. Elle est plus nécessaire que jamais. Tous les chrétiens sont appelés à la vie
contemplative, et à l'ascèse. Mais certains poussent jusqu'au bout l'aventure ascétique. En cela, ils
exercent, dans l'église et pour l'humanité entière, une fonction indispensable. Dans le monde moderne,
dans les nations dites civilisées, l'humanité est malade de bruit et de bavardage. Il est bon que des
hommes et des femmes montrent qu'on peut choisir librement le silence, et que cela est excellent pour
le développement de l'homme. Cela est même nécessaire. Les nations dites civilisées semblent de plus
en plus obsédées par la fonction de procréation, non pas en vue, d'ailleurs, de la procréation, mais prise
comme fin en elle-même, ce qui, biologiquement parlant, est une anomalie. Il est bon que des hommes
et des femmes choisissent librement une vie qui est libre par rapport à l'appel naturel à la procréation,
afin de faire contrepoids, et de montrer que la liberté, dans ce domaine aussi, est possible, salutaire. Le
monde moderne est de plus en plus obsédé par la recherche du profit, aliéné dans la passion de l'argent,
soucieux de l'accumulation des richesses. Il est bon que des hommes et des femmes choisissent
librement la pauvreté volontaire, afin de montrer au monde que peu de choses sont nécessaires : le
vêtement et la nourriture. L'homme moderne est de plus en plus dispersé, exilé hors de lui-même,
fasciné par les choses et la vie extérieure. Il est bon que des hommes et des femmes choisissent de
concentrer toute leur attention sur l'unique nécessaire, sur la vie intérieure, sur la vie contemplative,
afin, là encore, de faire contrepoids. S'il n'y avait pas, dans l'humanité, la vie monastique, il semble que
l'humanité se décomposerait. Dans les grandes villes modernes, ravagées par toutes les maladies de
l'humanité, rien n'est plus précieux, rien n'est plus nécessaire que des foyers de vie monastique, à titre
de témoins, d'exemples, pour proclamer par leur existence même le paradoxe de la vie chrétienne
intégrale. Les contemplatifs sont les aventuriers situés à l'avant-garde de l'humanité en marche. Us sont
les prospecteurs de l'avenir humain. Dans le monde moderne, les pères du désert sont les modèles
aujourd'hui les plus utiles et les plus efficaces. Dans le désert des peuples, dans les déserts des grandes
villes, ce qui manque le plus, ce sont les saint Antoine, les saint Athanase, les saint Basile et Grégoire
de Nazianze, les saint Benoît, les saint Bernard. Si dans les grandes cités modernes il existait des
contemplatifs, cela leur permettrait de respirer.
L'ascèse orthodoxe n'implique aucunement, nous l'avons vu, la condamnation de quoi que ce soit
dans l'ordre naturel. Mais elle signifie qu'il faut regarder plus loin, que le développement scientifique et
technique n'est pas une fin suffisante. La primauté de la vie contemplative, c'est la primauté de la fin
ultime de l'humanité : la participation à la vie divine, qui est l'unique nécessaire. Tout le reste n'est que
moyen provisoire.
La vie ascétique n'est pas une fin en elle-même. La fin, c'est la vie contemplative, la participation
spirituelle à la vie divine. C'est là que l'œuvre, l'action, l'existence du moine sont suprêmement
efficaces. Dans un monde, dans une humanité de plus en plus détournés de leur fin réelle, unique, qui
est la participation à la vie divine, le moine est l'homme qui enseigne constamment cette fin, par son
existence même. Il est dans l'humanité signe de contradiction. L'humanité dans son ensemble considère
comme fin et comme bien absolu ce qui n'est pas une fin ni un bien absolu. Le moine a montré sa
liberté à l'égard de tout ce que l'humanité poursuit avec tant de passion. Il montre maintenant quelle est
la véritable fin. Il est celui qui marche en avant, l'éclaireur. Il anticipe la vie à venir. Il laisse tomber ce
qui est déjà caduc et périmé.
Il s'attache à ce qui est véritablement important. Il enseigne par son existence l'ironie à l'égard de
ce qui passe pour important et ne l'est pas. Rien n'est plus important pour l'humanité d'aujourd'hui que
344

ces quelques hommes et ces quelques femmes qui ont choisi la vie contemplative, ascétique et
mystique, dans un monde qui se détourne d'eux, et qui va justement en sens inverse. La primauté de la
vie contemplative sur l'action, l'excellence de la vie contemplative, son efficacité suprême, sont
démontrées, réalisées par le moine et la moniale dans un monde qui tend à méconnaître de plus en plus
que ce qui est le plus efficace, finalement, c'est la vie contemplative, et cela dans tous les ordres, y
compris en sciences. Le moine est celui qui aspire l'humanité vers sa fin, vers sa réalisation, vers son
achèvement.
Il est évident qu'aujourd'hui, en cette fin du xxe siècle, il faut repenser la vie monastique. Il faut la
réinventer. Nous ne pouvons pas nous contenter de vivre sur les formes de la vie monastique qui ont été
conçues aux ive, Ve, ou xiie siècles. Il faut tenir compte de l'évolution de l'humanité, des nouvelles
conditions de vie. Mais celui qui réinventera la vie monastique pour le xx e et le xxie siècle, conservera
ce qui est inhérent à la vie monastique, les grands axes autour desquels s'organise la vie monastique : la
préférence pour la pauvreté librement choisie, qui permet de s'attacher à l'essentiel; la libération par
rapport à tout amour-propre; le goût du silence; la primauté accordée à la vie contemplative, à ce qu'on
peut appeler l'action contemplative, la plus efficace, la plus puissante des actions; la liberté
délibérément choisie en ce qui concerne la procréation, afin d'enseigner au reste de l'humanité cette
liberté, et afin de lui enseigner aussi qu'il existe une autre forme de fécondité que la fécondité
biologique. Les grandes normes axiales de la vie monastique découvertes et formulées par les pères du
ive siècle, reprises par les fondateurs du xiie, se retrouveront, seront retrouvées, car l'humanité l'exige
aujourd'hui comme autrefois, aujourd'hui plus qu'autrefois. Elle l'exige, non pas qu'elle le sache, mais
elle en a profondément besoin.
L'on voit d'ailleurs des révolutionnaires athées et des savants athées retrouver par eux-mêmes les
exigences, les normes, de la' vie monastique, de la vie ascétique. Une vie féconde, une vie créatrice, est
toujours à certains égards ascétiques, concentrée sur l'essentiel, libérée de la vanité et du bruit, une vie
contemplative. Les normes de la vie monastique sont les normes de la fécondité.
Le mépris de la vie monastique, chez beaucoup de chrétiens d'aujourd'hui, est un signe grave
d'inintelligence. Car ce mépris prouve que non seulement ils ne comprennent plus rien à ce qu'est le
christianisme, mais, bien plus, qu'ils n'aperçoivent pas en quoi consistent les exigences et les normes du
développement humain naturel.
345

CHAPITRE III

LE PÉCHÉ ORIGINEL

Il faut distinguer, en ce qui concerne le péché, deux choses distinctes :


I. Les péchés ou les crimes que nous commettons, dont nous sommes les auteurs; ce en quoi nous
tuons, détruisons, abîmons, avilissons l'homme dans les autres ou en nous-mêmes; notre œuvre, si l'on
peut parler d'œuvre pour une entreprise qui est essentiellement destructrice et négative.
2. Les péchés et les crimes du passé, commis par les hommes nos ancêtres, et dont nous subissons
les conséquences par le fait que l'humanité est en un sens une unité, malgré la diversité réelle des
personnes, une continuité historique. L'humanité n'est pas une poussière d'individus isolés les uns des
autres. Ce que font les uns rejaillit, retentit sur les autres, dans le sens positif ou créateur, et dans le sens
négatif ou destructeur. Chacun de nous porte en naissant, dès qu'il est né, le poids de ces crimes
accumulés depuis que l'humanité existe.
Les deux choses sont distinctes. Les crimes du passé, dans notre clan, notre tribu, notre nation,
notre classe sociale, notre race, peuvent nous pousser à en rajouter, à produire, dans le même sens, des
crimes nouveaux dont nous serons pleinement responsables. Mais nous pouvons aussi résister à ce
poids du passé de notre race, de notre clan, de notre tribu, de notre nation, de notre classe sociale. Nous
pouvons rompre avec elle, en ce qui concerne le crime, et adopter un Style nouveau de vie, une norme
nouvelle. Cela se paie toujours très cher, mais c'est possible.
Autour de la notion de " péché originel " se sont accumulées, depuis des siècles, des montagnes
de malentendus. On peut dire que c'est la notion de " péché originel " mal comprise, transformée en
imagerie gnostique, qui est en grande partie responsable de l'altération du christianisme dans la tête de
nos contemporains.
Intellectuellement, psychologiquement, affectivement, et même politiquement, les déformations
qui se sont produites autour de la notion de péché originel, ou dans la transmission de cette notion, ont
joué un rôle décisif. Ce que le monde moderne vomit, lorsqu'il pense vomir le christianisme, c'est en
fait une certaine représentation, en effet morbide, du péché originel.
Le mot adam, ou, avec l'article haadam, en hébreu, n'est pas un nom propre. Il ne signifie pas un
individu singulier qui se serait appelé " Adam ". Le mot adam, en hébreu, est un nom commun, un
substantif qui est toujours employé au singulier, jamais au pluriel, et qui signifie : l'homme, les
hommes, l'ensemble de l'humanité, au sens collectif, spécifique.

Le mot adam, dans la bibliothèque hébraïque, est utilisé 539 fois.


Nous n'allons pas imposer au lecteur la lecture des 539 emplois du mot hébreu adam. Si adam
signifiait un nom propre, un individu singulier, le lecteur français devrait, dans les traductions
françaises de la bible, trouver 539 fois mention d' " Adam ". Il n'en est rien, parce que les traducteurs,
dans l'immense majorité des cas où le mot adam se trouve dans le texte hébreu, le traduisent
correctement par " homme ", ou " les hommes ", en sorte que le lecteur français ne s'aperçoit même pas
qu'il y a, sous cette traduction, l'hébreu adam.
Prenons quelques exemples de l'emploi d'adam en hébreu,
" Alors expira toute chair (kol bazar) qui rampe sur la terre : l'oiseau, le bétail, la bête sauvage et
tout le pullulement qui pullule sur la terre et tout homme : m kol haadam » (Gn 7, 21).
" Pour ce qui est de votre sang, je le réclamerai, comme vos âmes : de la main de tout animal, je
le réclamerai ; et de la main de l'homme (haadam), de la main de quelqu'un son frère je réclamerai
l'âme de l'homme (et nephesch haadam) " (Gn 9, 5).
346

" Et il dit : tu ne peux pas voir ma face, car il ne me verra pas, l'homme (haadam) et vivra "
(l'homme ne peut me voir en face et vivre) (Ex 33, 20).
" Moïse dit : A ceci vous saurez que Yahweh m'a envoyé pour faire toutes ces œuvres et qu'elles
ne sont pas de moi-même (littéralement : de mon propre cœur) : si, comme meurt tout homme (kol
haadam), ils meurent, ceux-ci, et si la visite de (ce qui advient à) tout homme (kol haadam), cela
advient à ceux-ci, alors ce n'est pas Yahweh qui m'a envoyé " (Nb 16, 28).
" Samson dit à Dalila : si l'on pouvait me ligoter avec des cordes neuves, avec lesquelles n'a été
fait aucun travail, je deviendrais faible et je serais pareil à un homme quelconque, keachad haadam "
(Jg 16, 11).
" David dit à Saül : pourquoi écoutes-tu les paroles des gens qui disent : voici que David cherche
ton malheur ? " (i S 24, 10). L'expression " des gens qui... " traduit l'hébreu adam, au singulier comme
toujours, et sans article.
" Toutefois la gloire d'Israël ne trompe pas et ne se repent pas, car il n'est pas un homme (adam),
lui, pour se repentir" (1 Si5, 29; glose postérieure).
Dès que Samuel fut entré, " il vit Eliab et il dit : c'est vraiment son oint (meschicho) qui est
devant Yahweh ! Mais Yahweh dit à Samuel : Ne regarde pas à ce qu'on voit (à l'apparence), ni à la
hauteur de sa taille, car je l'ai dédaigné. C'est que Dieu ne voit pas comme regarde l'homme (haadam).
Car l'homme (haadam) regarde ce qui vient aux yeux, mais Yahweh regarde au cœur " (1 S 16, 7 s.).
" Et David dit à Saul : que ne tombe pas le cœur de l'homme (adam) à cause de celui-là. Ton
serviteur ira se battre avec ce philistin " (1 S 17, 32).
" Que si un homme (adam) se lève pour te poursuivre et attenter à ta vie, l'âme de mon seigneur
sera enfermée dans le sachet de vie auprès de Yahweh... " (1 S 25, 29).
" David dit à Gad : grande angoisse pour moi ! Tombons plutôt dans (par) la main de Yahweh,
car elles sont grandes ses compassions; mais que dans (ou : par) la main de l'homme (adam) je ne
tombe pas !" (2 S 24, 14).
Les prophètes emploient le mot adam de la même manière. Exemples : " Car voici celui qui
forme les montagnes, qui crée l'esprit, et qui annonce à l'homme (leadam) sa pensée... " (Am 4,13).
Comme cela arrive fréquemment en hébreu, le mot adam toujours au singulier commande un
verbe au pluriel, chez le prophète Osée : " l'homme (adam), ils envoient des baisers à des veaux " (Os
13, 2).
" En ce jour-là l'homme (haadam) jettera ses idoles d'argent et ses idoles d'or qu'i/s avaient faites
pour lui, aux rats et aux chauves-souris... " (Is 2, 20).
" Tenez-vous à l'écart de l'homme (haadam)... " (Is 2, 22).
" L'homme (adam) sera abaissé... " (Is 2, 9).
Je dis alors : jusques à quand, seigneur ? Il dit : jusqu'à ce que les villes soient dévastées, sans
habitant, jusqu'à ce que les maisons soient sans un homme (meïn adam)... Yahweh éloignera l'homme
(et-haadam) " (Is 6, 11, 12).
" Je rendrai l'homme (ici : enosch) plus rare que l'or pur et l'homme (weadam) plus rare que
l'or d'Ophir " (Is 13, 12).
" En ce jour-là, l'homme (haadam) lèvera ses regards vers celui qui l'a fait et ses yeux regarderont
vers le saint d'Israël... " (Is i 7, 7).
Du prophète Jérémie : " Maudit soit l'homme (haggeber) qui se confie en l'homme (haadam) et
qui prend la chair (basar) pour sa force... " (Jr 17, 5).
Chair, ici, est synonyme d'homme, adam.
" Tout homme (kol ha-adam) qui mangera le raisin vert, ses dents en seront émoussées... " (Jr 31,
30).
Comme nous l'avons déjà vu, Jérémie accorde adam au singulier avec un verbe au pluriel : " Ils
347

crient, l'homme (haadam) et ils gémissent tous ceux qui habitent la terre... " (Jr 47, 2).
Ézéchiel emploie le mot adam de la même manière.
" Il était devenu un jeune lion qui apprit à déchirer sa proie ; il mangea de l'homme, adam " (Ez
19, 3).
" Je les fis sortir du pays Égypte et je les menai au désert. Je leur donnai mes ordonnances et leur
fis connaître mes jugements : que s'ils les font, l'homme, haadam, ils vivront en eux " (Ez 20, 11;
même expression 20, 13; 20, 21).
" C'est pourquoi ainsi a parlé le seigneur Yahweh : j'étendrai ma main contre Édom, et j'en
arracherai l'homme (adam) et le bétail... " (Ez 25, 13).
" Toi tu es homme (adam) et non dieu (el) " (Ez 28, 2 ; id. 28, 9).
" Trembleront devant ma face le poisson de la mer, et l'oiseau des cieux, et la bête des champs, et
tout rampant qui rampe sur le sol, et tout homme, kol haadam, qui est sur la face de la terre
(haadamah)... " (Ez 38, 20).
" Je me laisserai encore implorer par la maison d'Israël... Je multiplierai comme le petit bétail,
l'homme (adam)... " (Ez 36, 37). " Les villes en ruine seront pleines d'homme adam... " (36, 38). " Je
multiplierai sur vous l'homme, adam " (36, 10; id. 36, 11).
" Et vous, mes brebis, brebis de mon pâturage, vous êtes de l'homme, adam, et moi je suis votre
Dieu " (34, 31).
Le prophète inconnu qui enseigna pendant l'exil des Hébreux à Babylone entre les années 550 et
540 avant notre ère, prophète dont les oracles ont été joints à ceux du prophète Isaïe du viii e siècle
avant notre ère, et que pour cette raison on appelle " le second Isaïe ", comprend et utilise le mot hébreu
adam de la même manière :
" Du fait que tu as du prix à mes yeux, que tu as de la valeur et que je t'aime, je donne de
l'homme (adam) à ta place et des peuples en échange de ton âme " (Is 43, 4).
" Voici que tous ses adeptes seront honteux, et les artisans : ils sont issus de l'homme (meadam)
eux... " (Is 44, 11).
" L'artisan en bois... dessine l'idole avec de la craie, il la fabrique avec un ciseau, il la dessine
avec un compas et la fabrique sur le modèle d'un homme (isch), comme la beauté de l'homme (adam)...
" (IS44, 13).
" C'est pour l'homme (le-adam) du bois à brûler... " (Is 44, 15).
" C'est moi qui ai fait la terre et l'homme (adam), sur elle je l'ai créé... " (Is 45, 12).
" La vengeance, je la prendrai, et je n'aurai pas recours à l'homme (adam)... " (Is 47, 3).
Un disciple et continuateur du second-Isaïe s'exprime de même :
" Est-ce qu'il doit être comme cela le jeûne que je préfère, le jour où l'homme (adam) humilie son
âme ? " (Is 58, 5).
Avec le prophète Ézéchiel et avec le prophète inconnu que la critique biblique appelle le second-
Isaïe, nous sommes revenus à l'époque et aussi dans le milieu où se sont élaborés les deux premiers
chapitres de la Genèse, dans, lesquels le mot adam est employé de la même manière que chez Ézéchiel
et dans le second-Isaïe. Nous avons donc bouclé la boucle. Constamment, en hébreu, adam est pris en
un sens collectif et spécifique. Ce n'est pas un nom propre.
Nous pouvons prendre encore quelques exemples dans les psaumes.
" Heureux l'homme (adam) à qui Yahweh n'impute pas de faute... " (Ps 32, 2).
" Tout homme (kol adam) qui se tient debout n'est qu'un souffle... " (Ps 39,-6).
" Fin Dieu, j'ai confiance, je n'ai pas peur : que peut ne faire un être de chair (basar)... Que peut
me faire un homme (adam) ? " (Ps 56, 5-12). " Tille est vaine, l'aide de l'homme (adam) " (Ps 60,
" Heureux (au pluriel !) l'homme (adam) qui mettent leur force en toi... " (Ps 84, 6).
" Si Yahweh n'avait pas été pour nous — qu'Israël le dise ! — si Yahweh n'avait pas été pour
348

nous lorsqu'ils se levèrent contre nous, l'homme, adam... " (Ps 124, 2).
" Délivre-moi, Yahweh, de l'homme (adam) mauvais... " (Ps 140, 2).
" Yahweh, qu'est-ce que l'homme (adam) pour que tu le connaisses, le fils de l'homme
(ben-enoscb) pour que tu penses à lui ? L'homme (adam) est semblable à un souffle, ses jours sont
comme l'ombre qui passe... " (Ps 144, 3).
" Yahweh est pour moi, je n'ai pas peur, que peut me faire l'homme (adam). Mieux vaut s'abriter
en Yahweh que de se fier à l'homme (be-adam) " (Ps 118, 7 et 8).
Quant au livre de Job, il va jusqu'à employer l'expression : " l'homme nombreux ", adam rab (Jb
36, 28).
Notons encore que l'expression hébraïque ben-adam, qui signifie : fils de l'homme (Ez 2,1 ; Jb 3
5, 8), ou, au pluriel benei-ha-adam (Dt 3 2, 8; Gn 11, 5) correspond à l'expression : ben-baqar : une
tête de bétail (Gn 18, 7; Ex 29, 1).
Ces quelques exemples, pris parmi 539 cas, suffisent sans doute pour montrer au lecteur que
lorsque le théologien que la critique biblique appelle " le jahwiste ", l'auteur des chapitres 2 et 3 de la
Genèse, raconte le mâschâl 574 de l'homme, de la femme et du fruit de la connaissance du bon et du
mauvais, il ne prétend pas nous enseigner l'histoire d'un péché commis par un individu singulier appelé
" Adam ", mais il veut nous dire quelque chose sur le péché, ou le crime, de Y homme, pris dans son
ensemble, de l'humanité, au sens spécifique, et collectif.
Il n'y a de " mythe adamique " que pour ceux qui commettent le contresens de prendre le mot
hébreu adam pour un nom propre désignant un individu singulier, — ce qui est presque aussi grave que
de prendre le Pirée pour un homme...
Le théologien jahwiste auteur de Genèse 2 et 3 utilise le mot hébreu adam de la même manière
que nous l'avons vu utilisé précédemment. " Au jour où Yahweh Dieu fit la terre et les cieux, et tout
buisson du champ n'était pas encore sur la terre, et toute herbe du champ n'avait pas encore germé, car
il n'avait pas fait pleuvoir, Yahweh Dieu, sur la terre, et d'homme (adam) il n'y en avait pas pour
travailler la terre... Alors Yahweh Dieu forma l'homme (ha-adam, avec l'article), poussière prise de la
terre (ha-adamah) et il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme (ha-adam) devint une âme
vivante " (Gn 2, 4 s.).
Que veut dire le théologien jahwiste dans le texte qui nous est conservé par les chapitres 2 et 3 de
la Genèse ? Il est extrêmement difficile de le déterminer exactement, et peut-être est-ce même
impossible, car il est vraisemblable, sinon certain, que le théologien jahwiste a utilisé un thème très
archaïque transmis par tradition orale et dont il a fait un mâschâl c'est-à-dire un récit concret portant
une signification. Quelle est donc la signification de ce récit ?
En nous tenant en dessous de la ligne au-delà de laquelle commencent les incertitudes et les
divagations, nous pouvons dire ceci : Le théologien jahwiste enseigne que l'homme a été créé par Dieu
dans des conditions heureuses et pour le bonheur. Lorsque Dieu a créé l'homme, celui-ci était nu, et il
vivait de cueillette. — C'est ce que la paléontologie enseigne de son côté. Pure coïncidence ? Peut-être.
Mais peut-être aussi mémoire.
L'homme a vécu dans un état, ou un régime, dans lequel il ignorait la distinction du bon et du
mauvais, ou du bien et du mal. Lorsque l'homme a pris connaissance de la différence qui existe entre le
bon et le mauvais, le bien et le mal, quelque chose en lui s'est abîmé.
En somme, si nous ne nous trompons, le théologien jahwiste dit de l'histoire de l'humanité ce que
nous pouvons constater chaque jour en observant des enfants : ils sont d'abord dans l'ignorance de la
différence qui existe entre le bon et le mauvais, le bien et le mal. Puis ils accèdent à cette connaissance.
Au chapitre 6 de la Genèse, le même document appelé " jahwiste" par la critique biblique raconte

574
= " parabole ".
349

que " l'homme (ha-adam) commença à se multiplier sur la face de la terre (ha-adamah) et des filles
leur naquirent... " (Gn 6, i). " Yahweh dit : mon esprit ne reposera pas dans l'homme (haadam) pour
toujours... " (6, 3). " Et il vit, Yahweh, qu'elle était nombreuse la méchanceté de l'homme (ha-adam)
sur la terre, et que tout ce que fabriquaient les pensées de son cœur, rien que du mal, tout le jour. Et il
se repentit, Yahweh, parce qu'il avait fait l'homme (ha-adam) sur la terre... Et il dit, Yahweh : je
supprimerai l'homme (et-ha-adam) que j'ai créé de la face de la terre, depuis l'homme (meadam)
jusqu'au bétail, jusqu'au reptile, et jusqu'à l'oiseau des cieux, car je me repens de les avoir faits... " (6,
5).
Comme on le voit, l'hébreu a pour habitude d'utiliser des singuliers dans un sens collectif.
C'est ce que, par la suite, les lecteurs de ce texte en traduction grecque, ou latine, ou autre, n'ont
pas compris, et ils ne le pouvaient pas, car le plus souvent les traducteurs rendent ces singuliers à sens
collectif par des pluriels.
Un peu plus loin dans le même chapitre 6 de la Genèse se trouve un fragment que la critique
biblique attribue à un théologien, ou à un groupe de théologiens, vivant au temps de l'exil à Babylone,
et qu'elle désigne par le signe P (Priestercodex, code sacerdotal).
Ce document dit ceci : " Et elle se corrompit, la terre, à la face de Dieu, et elle fut remplie, la
terre, de violences. Et Dieu vit la terre, et voici qu'elle s'était corrompue car toute chair, kol-basar, avait
corrompu sa voie sur la terre. Et Dieu dit à Noé : la fin de toute chair est venue devant ma face car la
terre est remplie de violences..."(Gn 6, n).
Ici, on le voit, l'expression kol-basar, toute chair, est synonyme de kol-ha-adam, toute l'humanité.
Essentiellement, ce que les théologiens hébreux nous enseignent dans les premiers chapitres de la
Genèse, c'est que l'homme est responsable de son propre malheur, des crimes qu'il commet. Si
l'humanité se massacre elle-même, ce n'est pas une fatalité qui lui soit imposée; ce n'est pas une
nécessité. L'humanité n'est pas mauvaise par nature, et elle n'a pas été créée mauvaise. L'humanité n'a
pas été créée pour le malheur mais pour le bonheur. Du malheur de l'homme, l'homme est responsable.
Tel est l'enseignement de ces anciens théologiens hébreux.
Ce qui est arrivé par la suite, c'est que, tardivement dans l'histoire du judaïsme, une tendance s'est
dessinée à prendre adam pour un nom propre et à spéculer sur " Adam " comme on spéculait sur les
autres noms propres de la chanson de geste des origines d'Israël.
Cela s'explique peut-être pour une part par le fait que après le retour de l'exil l'hébreu a cessé
d'être une langue parlée. Il a été remplacé par l'araméen. Les Juifs dispersés autour du bassin de la
Méditerranée ne savaient pas toujours l'hébreu, devenu langue liturgique.
Quoi qu'il en soit, les Juifs d'Alexandrie qui ont traduit la bible hébraïque de l'hébreu en grec aux
111 et 11e siècles avant notre ère, ont le plus souvent traduit l'hébreu adam par le grec anthrôpos, ou,
e

au pluriel, anthrôpous, comme il convient. Mais, dès le chapitre z de la Genèse, il leur est arrivé aussi
de laisser le mot hébreu adam clans le texte grec, ce qui revenait, pour le lecteur de langue grecque
ignorant l'hébreu, à en faire un nom propre.
On relève la même tendance à prendre l'hébreu adam pour un nom propre dans le Targum et chez
Philon d'Alexandrie. Plus tard encore, les Massorètes ont eu tendance à lire un nom propre là où le
texte hébreu, non vocalisé, avait le nom commun adam. C'est le cas en particulier pour Genèse z, 20; 3,
17; 3, 21. " Dans ces trois cas, les Massorètes ont lu un nom propre, ce qui dépendait d'une simple
question de ponctuation de la préposition... Ces trois passages trahissent ainsi une tendance
massorétique à remplacer le substantif par un nom propre là où la chose était faisable sans toucher aux
consonnes... Le texte massorétique doit être corrigé, ce que reconnaissent la plupart des commentateurs
récents575. "

575
SAMUEL AMSLER, " Adam le terreux ", Revue de théologie et de philosophie, Lausanne, 1958, II, p. 108.
350

Cette tendance du judaïsme tardif à lire un nom propre explique que le rabbin Schaoul de Tarse,
Paul de son surnom romain, ait parfois traité adam comme s'il s'agissait d'un individu singulier, comme
d'un nom propre.
D'après les documents dont nous disposons, le rabbi Ieschoua de Nazareth ne parle jamais du
péché d' " Adam ". Ce qui, dans le quatrième évangile, correspond à ce que le théologien jahwiste
considère comme le péché de l'homme, c'est ce que l'auteur du quatrième évangile appelle : h pêche du
monde : " Voici l'agneau de Dieu qui prend et enlève le péché du monde " (Jn i, 29).
Il ne s'agit pas ici, bien entendu, du monde physique, du cosmos, de l'univers qu'étudie
l'astronome, mais du monde humain, de l'ensemble de l'humanité : justement ce que le théologien
jahwiste appelle : haadam l'homme.
Paul parle plusieurs fois, dans ses lettres, d' " Adam ", pris comme un nom propre. Dans la lettre
adressée aux chrétiens de Rome, Paul part de ce qui est admis dans le milieu auquel il s'adresse : "
Adam " est un individu singulier. A partir de là, Paul procède à l'argumentation suivante :
" De même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et
ainsi la mort est passée à tous les hommes, parce que tous ont péché — car jusqu'à la loi le péché était
dans le monde, mais le péché n'est pas pris en compte parce qu'il n'y a pas de loi. Mais elle a régné, la
mort, depuis Adam jusqu'à Moïse sur ceux qui n'avaient pas péché à la ressemblance de la
transgression d'Adam, qui est l'archétype (tupos) de celui qui devait venir.
" Mais ce n'est pas comme la transgression, le don de grâce. Car si par la transgression d'un seul
beaucoup sont morts, beaucoup plus la grâce de Dieu et le don dans la grâce qui se trouve en un seul
homme, Jésus christ, a surabondé sur la multitude. Et ce n'est pas comme par un seul homme qui a
péché, le don. Le crime commis par un seul conduit à la condamnation. Le don de grâce (...) va à la
justification. Car si par la transgression d'un seul la mort a régné par la faute d'un seul, combien plus
ceux qui reçoivent la • surabondance de la grâce et du don de la justice régneront-ils dans la vie par le
seul Jésus christ. Ainsi donc, de même que par la faute d'un seul cela a pesé sur tous pour la
condamnation, ainsi, par la justice d'un seul, cela a une portée pour tous les hommes pour la
justification de la vie. De même que par la désobéissance d'un seul homme une multitude d'hommes ont
été constitués pécheurs, ainsi par l'obéissance d'un seul une multitude d'hommes seront constitués
justes576..."
Le raisonnement de Paul est le suivant : Vous admettez que par un seul homme, " Adam ", le
péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort ? Oui, eh bien dans ce cas vous pouvez aussi
admettre ce que je vous enseigne : par un seul homme, Jésus le christ, la vie, la sainteté est entrée dans
le monde, et l'humanité entière en profite, en est vivifiée et sanctifiée.
C'est un raisonnement que l'on appelle ad hominem. Ce que Paul veut dire et enseigner, c'est que
Jésus de Nazareth est source de vie, de justice, de sainteté, pour l'humanité entière. S'adressant à une
communauté issue du judaïsme, et qui admet que le seul Adam a pu plonger l'humanité dans le
malheur, il utilise cet argument pour établir qu'un seul homme, Jésus, peut nous conduire à la vie.
L'argument vaut ce qu'il vaut. Si l'on n'admet pas qu'adam soit un nom propre, il n'est pas
utilisable. Mais ce qui compte ce n'est pas le moyen que Paul utilise pour convaincre ses interlocuteurs
issus du judaïsme. C'est ce qu'il veut communiquer.
On ne peut pas, de ce texte, tirer la conclusion que de fait et historiquement il y a eu un homme
appelé " Adam ". On ne peut pas, à partir de ce texte, canoniser la représentation qu'avait le judaïsme
au premier siècle de notre ère, et selon laquelle c'est un individu singulier, appelé " Adam ", qui est
responsable de la catastrophe de l'humanité entière.
Dans la première lettre adressée aux chrétiens de Corinthe, vers 57, Paul utilise le même

576
Rm 5, 12 s. Nous avons rendu le texte comme il se présente à nous en grec, avec ses irrégularités de construction.
351

raisonnement : "Maintenant le christ est ressuscité d'entre les morts, prémices de ceux qui dorment. Car
si par un homme la mort, par un homme aussi la résurrection des morts. De même que en Adam tous
sont morts, de même dans le christ tous seront vivifiés... " (i Co 15, 20).
Plus loin, dans la même lettre, le rabbi Schaoul de Tarse converti à la personne et à la doctrine de
Ieschoua de Nazareth, prend argument du texte de Genèse 2, 7 que nous avons lu plus haut, pour établir
une comparaison entre le premier " Adam " et l'ultime " Adam ".
Le texte hébreu disait, nous nous en souvenons : " Yahweh Dieu forma l'homme (ha-adam)
poussière prise de la terre (ha-adamah), et il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme (ha-
adam) devint une âme vivante, le-nephesch chaiia. " La version grecque des Septante traduit : " Dieu
forma l'homme (anthrôpon) poussière prise de la terre et il insuffla sur sa face (prosôpon, et non "
narines " comme en hébreu) un souffle de vie, et l'homme (anthrôpos) devint une âme vivante, psuchèn
zôsan. "
Nous lisons dans la lettre de Paul aux Corinthiens : " Ainsi il est écrit : le premier homme Adam
devint une âme vivante. Le dernier Adam sera fait un esprit vivifiant. Mais ce n'est pas le spirituel (to
pneumatikon) qui est premier, mais c'est le psychique (to psychikon), ensuite seulement le spirituel (to
pneumatikon). "
Nous avons mis une majuscule à Adam, conformément aux habitudes et aux éditions modernes.
Mais dans les manuscrits anciens, il n'y a pas de majuscules.
Le rabbin Schaoul-Paul savait l'hébreu. Il cite, pour ses correspondants de langue grecque, la
version grecque de la Genèse. Mais, connaissant l'hébreu, il place à côté du mot grec anthrôpos le mot
correspondant hébreu : adam. Et il établit une comparaison : le premier homme, la première humanité,
était " psychique ", c'est-à-dire, en latin, " animale ". L'humanité qui est en train de se faire, par le
christ, et qui vient, l'humanité ultime, l'Homme final, sera spirituel, pneumatikos.
Dans ce texte, donc, il n'est: pas du tout évident que Paul prenne " Adam " pour un nom propre. Il
est; bien plus vraisemblable qu'il compare le premier Homme, la première humanité créée, avec celle
qui est en train de se créer, celle qui est visée, celle qui est au terme de la création, l'humanité finale ou
l'Homme à venir.
Contre les gnostiques qui enseignaient déjà que la perfection était au commencement, avec le
prôto-anthrôpos, ce que la spéculation gnostique juive appellera l'Adam qadmon, Paul enseigne au
contraire que l'animal, le psychique, le psychosomatique, c'est ce qui est créé d'abord. Puis vient le
spirituel.
Les pères grecs lisaient la bible dans la traduction grecque des Septante. Les pères latins lisaient
la bible dans la traduction latine de la traduction grecque.
Là où le texte grec avait laissé le mot hébreu adam sans le traduire, faisant ainsi passer adam
pour un nom propre, la version latine de la version grecque a aussi laissé adam en latin.
L'autorité de saint Paul aidant, qui, dans la lettre aux Romains traite adam comme un nom propre,
l'ensemble des pères latins et grecs ont considéré adam comme un nom propre. Les conciles se sont
exprimés selon cette façon de voir. Saint Augustin a élaboré sa représentation du péché originel à partir
de cette lecture de la Genèse.
Dans un ouvrage commencé à Rome durant l'hiver 387-388 et achevé à Hippone vers 395, saint
Augustin signale lui-même les difficultés qui résultaient de cette lecture fautive du texte biblique :
" Ici se présente cette fameuse question, que les gens ont coutume de ruminer en murmurant entre
eux, eux qui sont toujours disposés à accuser n'importe quoi, lorsqu'ils pèchent, plutôt qu'eux-mêmes.
Voici ce qu'ils disent : Si Adam et Ève ont péché, qu'est-ce que nous avons fait, nous malheureux, pour
naître avec la cécité de l'ignorance, les tourments de la difficulté ? D'abord nous nous trompons sans
savoir ce que nous devons faire; puis, lorsque les préceptes de la justice commencent à nous être
découverts, nous voulons les accomplir, mais nous ne le pouvons pas, car nous sommes retenus par je
352

ne sais quelle nécessité de la concupiscence charnelle 577... "


En effet, si l'on adopte le schéma que saint Augustin a bien été obligé d'adopter à cause des
versions de la bible dont il disposait : au commencement, un seul homme, Adam, et sa femme; ils
commettent une faute, qui entraîne l'humanité entière dans la catastrophe, et, pour certains, un grand
nombre aux yeux de saint Augustin, catastrophe éternelle, — si l'on adopte ce schéma, qui est celui de
saint Augustin, qui sera celui de Pascal, et qui subsiste au xxe siècle, on rencontre une difficulté morale
certaine. Comment le sort temporel et éternel de l'humanité entière peut-il dépendre de ce qui est arrivé,
ou de ce qu'ont fait les deux premiers hommes ?

Ce qu'on appelle en théologie le " péché originel " n'est pas une histoire. Ce n'est pas un conte de
nourrice. C'est un état, une situation, ontologique, existentielle. On peut résumer cet état ou cette
situation de la manière suivante :

1. L'homme est appelé, invité, à une destinée proprement surnaturelle : la participation


personnelle à la vie divine. Il est appelé, invité, à une destinée de dieu. Il est appelé à devenir un dieu,
capable de prendre part à la vie personnelle de l'Unique absolu.
Ce don de la vie divine à l'homme ne peut pas être immédiat. On ne peut pas faire un dieu malgré
lui. Il faut que l'homme y consente, y coopère, d'une manière personnelle, libre et active. Il faut que
l'homme ratifie le don de la création, qu'il coopère à sa propre création, qu'il ratifie le don de la
divinisation, qu'il y consente, et qu'il y coopère activement. Comme l'enseigne le rabbi galiléen
Ieschoua, l'homme doit porter fruit, il doit faire fructifier le don qui lui a été confié. L'exigence de
fructification est fondamentale dans la perspective génétique de la création proposée par le
monothéisme juif et chrétien.
Il existe donc un état qui précède l'entrée dans l'économie de la divinisation, un état qui précède
la conversion personnelle et libre, le consentement personnel et libre à cette destinée. L'enfant qui naît
est bel et bon. Sa nature n'est pas, contrairement à ce qu'enseignait Luther, radicalement corrompue.
Mais l'enfant qui naît n'est pas un saint. La sainteté requiert une option personnelle, un consentement
personnel, une naissance nouvelle, une coopération active à l'œuvre de la grâce qui sanctifie. On ne naît
pas saint. On le devient. Comme le disait déjà Tertullien : on ne naît pas chrétien, on le devient. Il y
faut un consentement personnel et libre, et une coopération effective, active, créatrice, cocréatrice. Il
existe donc un état qui précède l'entrée dans l'économie de la sainteté.
En toute hypothèse, et même si l'humanité n'était pas devenue criminelle, l'homme naît dans un
état qui n'est pas celui auquel il est appelé, invité, dans un état qui précède la sainteté, c'est-à-dire, nous
le verrons, la participation à la vie divine. Car la vertu n'est pas la sainteté. La sainteté est beaucoup
plus et bien autre chose que la vertu ou la moralité. On peut être moral, au sens kantien, et ne pas avoir
part à la sainteté. C'est ce que dit Paul dans le passage célèbre de sa première lettre aux chrétiens de
Corinthe : " Même si je vends tout ce qui m'appartient et même si je donne mon corps pour être brûlé,
si je n'ai pas l’agapè, cela ne sert à rien " (i Co 13). La sainteté, c'est la vie même de Dieu en nous. En
toute hypothèse, et même si l'humanité n'était pas de fait criminelle, un état précède la communication
par Dieu à l'homme de la vie divine, et sans qu'il soit nécessaire de faire appel à aucune corruption de la
nature humaine, mais simplement parce que dans le plan de la création d'un être divinisable, pour des
raisons métaphysiques, cette création n'est pas possible d'une manière immédiate. Il n'est pas possible
que Dieu crée d'une manière immédiate un autre lui-même, un être à son image et à sa ressemblance,
un dieu, sans que celui-ci consente au don de la création et coopère au don de la divinisation. L'état qui
précède ce consentement et cette coopération, c'est un état qui précède la sainteté, et qui manque donc

577
Augustin, De libero arbitrio, III, 19, 53.
353

de cette sainteté à laquelle l'homme est appelé. Cette sainteté, dans le langage biblique, nous y
reviendrons, on l'appelle justice. Le manque ou la carence de la sainteté, voilà ce qu'est, d'abord, le
péché originel.

2. Dans l'œuvre de la création, comme dans l'œuvre de la divinisation, Dieu cet absolument,
ontologiquement, premier. C'est de lui que vient le don. — Ceci contre les pélagiens.
La grâce créatrice est première, la grâce sanctificatrice ou divinisatrice est première.
Mais, comme nous l'avons vu, l'homme ne doit pas rester passif sous l'action créatrice et
divinisatrice. Car s'il restait passif, il ne deviendrait pas un être, à l'image et à la ressemblance de
l'Unique qui est créateur. Il ne serait qu'une chose. L'homme doit donc coopérer à l'action créatrice et
divinisatrice, d'une manière active et créatrice. Il doit consentir activement à cette destinée qui lui est
proposée. L'orthodoxie a défini, contre Luther, cette possibilité et cette nécessité de la coopération de la
liberté humaine créée à la grâce.
De nouveau nous retrouvons qu'il existe forcément, dans cette perspective, un état qui précède
l'entrée en sainteté, l'entrée dans l'économie de la divinisation.

3. L'enfant qui naît n'est pas, contrairement à l'enseignement de Luther, radicalement corrompu
dans sa nature. Il n'est pas non plus un saint. Il est inachevé. Il est encore à faire, à créer. Il va devenir
celui qu'il voudra être. Il va choisir. Il va se développer ou se dégrader, abîmer l'humanité en lui ou la
développer.
Mais il naît dans une humanité qui, de fait, est criminelle et malade à divers égards :
physiquement, physiologiquement, psychologiquement, intellectuellement, socialement, politiquement,
spirituellement. A tous égards, du point de vue biologique comme du point de vue psychologique,
intellectuel, politique, et autres, l'humanité a besoin d'être soignée, d'être guérie.
L'enfant qui naît, dans une tribu, une nation, une classe sociale, une caste, une race, reçoit de son
milieu, du sous-ensemble humain dans lequel il est né, des informations : il reçoit par la langue qu'on
lui enseigne, les idées qu'on lui communique, les préjugés, les traditions orales et écrites, une certaine
vision du monde, un certain système de valeurs.
S'il veut entrer dans l'économie de la sainteté enseignée par les prophètes hébreux, il devra
renoncer à une partie des idées qu'il aura reçues par la tradition orale ou écrite dans le milieu dans
lequel il est né.
Du point de vue intellectuel, moral, spirituel, l'entrée en christianisme implique une nouvelle
naissance, une conversion. Il faut, comme Abraham, quitter la cité de sa parenté, pour suivre le Dieu
vivant dans le désert.
Il existe un état qui précède cette conversion, libre et personnelle, par laquelle on renonce à un
certain système de valeurs, qui est criminel, pour adopter un autre système de valeurs, qui est celui du
monothéisme.
Lorsque l'enfant va se développer, grandir, devenir adolescent, il va commettre des fautes
morales, contre lui-même, contre les autres. Ces fautes ne seront pas les premières dans l'histoire de
l'humanité. Elles sont dans une certaine mesure en dépendance de fautes antérieures, commises par ses
parents, ses ancêtres, la société dans laquelle il vit. Génétiquement, psychologiquement,
intellectuellement, moralement, l'enfant qui se développe n'est pas un commencement absolu. Il dépend
d'une longue tradition. Il est partiellement responsable des fautes, des crimes qu'il va commettre. Le
milieu, son passé, sa préhistoire, sont aussi partiellement responsables. La liberté de l'enfant qui se
développe se greffe sur une longue histoire antérieure qui pèse sur elle. Dans chaque crime de l'homme
il y a un partage à faire entre ce qui est son œuvre, et ce qu'il subit, ce qui constitue son héritage.
Personne ne peut mesurer exactement la part des responsabilités. L'adolescent n'est pas créateur absolu
354

dans l'œuvre du mal. Le poids du passé sur son développement, c'est aussi ce qu'on appelle le péché
originel : le lieu géométrique des péchés de l'homme.
L'humanité n'est pas une poussière d'individus isolés. L'humanité est un ensemble organique,
coresponsable, pour le meilleur et pour le "pire. Toute création, dans l'humanité, enrichit l'humanité
entière, progressivement, plus ou moins vite selon les époques, très rapidement aujourd'hui. Toute
création dans l'ordre de la science, de l'art, de la pensée, des Structures économiques, ou de la sainteté,
enrichit l'humanité entière.
Tout crime, dans l'humanité, comporte des conséquences qui s'étendent dans l'espace et le temps.
Il y a plusieurs siècles, des négriers ont acheté et vendu des hommes venus d'Afrique, et les ont
transportés dans les Amériques. Aujourd'hui, les arrière-petits-enfants de ces hommes supportent les
conséquences de ces crimes commis il y a plusieurs siècles. Un crime humain concerne l'humanité
entière.
Que l'humanité soit en train de se pourrir, de se décomposer, au moins en certains endroits de son
corps, et que la gangrène s'étende, c'est ce que démontre malheureusement l'expérience. Il n'est pas
nécessaire de remonter au déluge, ni au-delà, pour s'en apercevoir. Il suffit de considérer l'histoire de ce
xxe siècle : Première guerre mondiale, 10 millions de cadavres. Deuxième guerre mondiale, 50 millions
de cadavres. Renouveau de la torture et des pires horreurs dans les pays qui passaient pour civilisés :
l'Allemagne, la Russie, la France, et maintenant les pays d'Amérique latine et d'autres prennent la
relève. Alors que les guerres semblent diminuer, que les massacres sur les champs de bataille se font
moins fréquents, voici que les femmes des pays dits civilisés, celles du nouveau monde et celles de
l'ancien, demandent le droit de tuer en elles-mêmes leurs propres enfants. Le massacre n'a plus lieu sur
les champs de bataille, il a lieu dans le ventre des femmes. Ce ne sont plus les " féroces ennemis " qui
tuent les enfants de vingt ans. Ce sont leurs tendres mères qui les tuent lorsqu'ils commencent d'exister.
On appelle " péché originel " le fait de naître dans une humanité pareille. Celui qui naît dans une
humanité ainsi criminelle et en train de se décomposer n'y est pour rien. Il n'est aucunement coupable
de ce péché qui le précède. Il n'hérite pas une culpabilité. Mais il hérite le poids de crimes sans nom
commis par les générations précédentes. Il devra en subir les conséquences.

4. Si l'humanité est criminelle, aussi loin que nous remontions dans son histoire connue, cela n'est
pas une nécessité qui lui est imposée. L'humanité n'est pas criminelle par nature, par constitution, par
création. Les crimes que commet l'humanité depuis le commencement de son histoire, l'humanité en est
responsable. Ce ne sont pas les dieux qui lui imposent cette destinée de crimes. Ce n'est pas non plus la
matière qui est responsable. Ce n'est pas le monde physique, ni la constitution biologique de l'homme
qui sont responsables des crimes que l'humanité commet depuis des millénaires.
Il faut donc admettre qu'il a existé, ou qu'il a pu exister, un état de l'humanité qui a précédé ces
crimes. L'humanité n'est pas criminelle par nature. Elle l'est devenue, librement. Il existe donc un état
qui précède le crime, comme il existe un état qui précède la sainteté.
Nous avons exposé ailleurs 578 la crise provoquée par le développement, l'expansion, des systèmes
gnostiques et du manichéisme, et la polémique anti-gnostique, anti-manichéenne chez les pères. Nous
n'y reviendrons donc pas ici.
Cette longue, séculaire polémique anti-gnostique et anti-manichéenne a été très importante dans
le développement de la pensée chrétienne orthodoxe, car elle a permis à l'orthodoxie de formuler
explicitement et avec la dernière fermeté ce qui constitue l'un des principes même de sa nature ou de
son essence : il n'existe qu'un seul Principe créateur, un seul Absolu. L'Absolu est unique. Il n'existe
pas de principe du mal. Tout ce qui existe dans la nature, dans l'univers physique, est bon, en tant que

578
La Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne, Paris, éd. du Seuil, 1962.
355

tel. Il n'y a pas de réalité mauvaise par nature ou par création. Tout l'ordre physique, biologique, est par
nature excellent. Tout l'ordre biologique et physiologique disposé en vue de la procréation, en
particulier, est œuvre de Dieu, du Dieu unique, et donc excellent. La sexualité en tant que telle est belle
et bonne. Elle est même un mystèrion, nous l'avons vu.
Le mal ne peut exister dans la nature par nature ou par constitution ou par création. Le mal n'est
pas un être. Le mal ne peut être que l'œuvre, si l'on peut dire, car en fait c'est une destruction, d'une
liberté créée. Le mal est destruction de l'être, inversion de la création. Il est tout juste le contraire de la
création. Il n'existe pas dans le monde par création. Il en est la négation.
Au cours de la polémique anti-manichéenne, ce qui a été revendiqué par la pensée chrétienne
orthodoxe, par saint Augustin en particulier, c'est la pleine et entière responsabilité de l'homme. Ce
n'est pas une " matière " mythique qui est responsable du mal que l'homme commet. Ce n'est pas son "
corps " compris comme étranger à lui-même. Ce n'est pas un autre que lui-même. C'est lui-même qui
est responsable.

Dans l'état qui précède la réception par l'homme de l'information créatrice apportée par Ieschoua,
l'homme est dans un état qu'on a l'habitude d'appeler païen.
Dans cet état qui précède la conversion personnelle, et la réception du verbe, il faut distinguer
l'ordre naturel, — les anciennes programmations biologiques dont nous avons parlé, — et les
dérèglements apportés par l'espèce humaine à sa propre existence. Les animaux, avant l'homme, sont
programmés, et ils exécutent leur programmation d'une manière qui est conforme à ce qui est inscrit
dans leurs gènes et dans leur cerveau. L'homme, le premier, a eu la capacité de " n'en faire qu'à sa tête
", de ne pas respecter les normes biologiques inscrites dans son message génétique, de faire à peu près
n'importe quoi en ce qui concerne son alimentation, la fonction de reproduction, la vie sociale et
politique, etc. L'apparition de la conscience réfléchie, qui est liée au développement
neurophysiologique, et à la genèse du néo encéphale, a permis cette liberté à l'égard des
programmations de type instinctif. A partir de ce moment-là, la normative biologique ne suffit plus.
Une autre normative est requise, qui s'adresse à la conscience précisément.
Le christianisme, par sa programmation nouvelle, entre en conflit non seulement avec les
programmations biologiques que l'on peut considérer comme naturelles, et qui sont à dépasser par
l'homme pour qu'il devienne ce qu'il est invité à devenir. Mais il s'oppose aussi, plus violemment, à tout
ce système, ou ces systèmes de valeurs que l'enfant hérite de sa race, de sa tribu, de la peuplade à
laquelle il appartient, de la nation dans laquelle il est: né, de la caste ou de la classe sociale à laquelle il
appartient.
L'homme ou la femme qui prennent la décision d'entrer dans le système de vie et de pensée que
constitue le christianisme, qui veulent adopter cette nouvelle normative que constitue le christianisme,
devront donc renoncer délibérément et consciemment aux anciennes normes, aux anciens systèmes de
valeurs. Le déchirement sera forcément grand.
L'apôtre Paul oppose ainsi ce qu'il appelle " l'homme ancien ", à "l'homme nouveau ". Devenir
chrétien, c'est devenir une créature nouvelle, informée, créée par une programmation nouvelle fournie
par l'enseignement du verbe incarné.

LE RISQUE DE PERDITION

Il est bien évident que si l'humanité est appelée, invitée à la destinée surnaturelle que nous avons
dite, la réalisation de cette destinée ne va pas de soi, elle n'est pas automatique. Elle implique que
l'homme consente à cette nouvelle normative, qu'il se laisse informer par elle, qu'il coopère à cette
genèse qui va faire de lui un être nouveau, capable de prendre part à la vie divine.
356

Si la réalisation de cette œuvre n'est pas mécanique, automatique, il est évident encore qu'un
risque d'échec est impliqué dans cette destination même. L'échec est possible. Si l'homme n'est
pas contraint, forcé, d'entrer dans l'économie de cette transformation qui est une ré-information, une
recréation, alors il peut rester la créature ancienne qu'il est au départ, il peut rester le vieil homme, plus
ou moins dégénéré par des millénaires d'accumulation de crimes de toutes sortes.
Pour entrer dans l'économie de la vie divine, il est nécessaire que l'homme soit recréé, par le
verbe et l'esprit saint, par Dieu le créateur. Lorsque Paul écrit, comme il le fait souvent, que les
assassins, les idolâtres, les avares, les fornicateurs, etc., n'entreront pas dans le royaume de Dieu, cela
signifie que l'homme ne peut prendre part à la vie divine que s'il est créé selon la normative nouvelle
apportée par l'enseignement de l'évangile. Ce n'est pas un problème juridique. C'est un problème
d'ontologie. Pour que l'homme prenne part à la vie divine, ce à quoi il est destiné, il faut qu'il en soit
capable. Il ne peut pas en être capable tant qu'il n'est pas recréé par le verbe.
La possibilité de la perdition est inscrite dans le dessein créateur et divinisateur lui-même, par le
fait que cette destinée ne peut se réaliser que par une coopération libre et volontaire, active, de
l'homme. Nul n'est contraint, ni ne peut être contraint, de consentir à une nouvelle naissance, d'accepter
de devenir une créature nouvelle.
Le risque de perdition n'est pas quelque chose que l'on puisse éliminer de la doctrine chrétienne.
Puisque l'humanité n'est pas achevée, puisqu'elle est en train de se former, puisqu'elle peut coopérer à
cette formation mais aussi bien s'y opposer, il est possible que cette œuvre échoue, et que l'humanité
avorte, comme l'enfant que l'on tue dans le ventre de sa mère avant qu'il ne soit complètement formé.
357

CHAPITRE IV

PÉLAGE. LA CRISE PÉLAGIENNE

Pélage est né dans ce qu'on appelait alors la " Bretagne " et que nous appelons aujourd'hui " la
Grande-Bretagne ", personne ne sait exactement à quelle date. Son nom, Pelagius, signifie : " l'homme
de la haute mer " (en grec, pelagos, c'est la haute mer). Est-ce une traduction d'un nom irlandais ?
Il est à Rome vers 380. Entre 395 et 405 il rédige un commentaire des lettres de saint Paul. Il
écrit un essai sur le libre arbitre. Une partie de son œuvre nous est connue par les citations et les
critiques de ses adversaires, Jérôme, Augustin.
A Rome, Pélage fait des disciples : un jeune moine, Célestius puis, vers 417, Julien, l'évêque
d'Éclane.
Pélage, Célestius, Julien, sont les trois maîtres de ce mouvement qu'on a appelé le "
pélagianisme".
Pas plus que nous n'avons entrepris d'exposer en elle-même, et pour elle-même, la pensée, la
doctrine de Nestorios, ou d'Arios, ou d'Apollinaire, ou de tout autre parmi les théologiens qui ont
proposé une interprétation que l'orthodoxie n'a pas acceptée, nous n'entreprendrons d'exposer ici pour
elle-même et en elle-même la doctrine du moine Pélage. On trouvera dans les monographies
spécialisées des exposés de sa doctrine, pour autant qu'on peut la reconstituer aujourd'hui avec les
fragments et les œuvres qui nous sont parvenus579. Ce qui nous importe ici, c'est le processus de prise
de conscience de l'orthodoxie par elle-même lors de ses grandes crises de croissance.
Les problèmes soulevés par Pélage et ses disciples et amis portent sur la liberté humaine, les
rapports entre la liberté humaine et la liberté divine ; sur la morale et les rapports entre la morale et le
christianisme; sur la sainteté et les rapports entre l'œuvré de l'homme, dans la sainteté, et l'œuvre de
Dieu en nous; sur l'état de l'homme lorsqu'il naît; sur les relations entre l'homme qui naît et l'ensemble
de l'humanité qui le précède; sur la relative dépendance qui existe entre l'homme qui naît aujourd'hui et
(out le passé de l'humanité.
La tendance générale de Pélage et de ses amis était d'accentuer, de privilégier la liberté humaine
aux dépens de la liberté divine en nous; d'affirmer l'indépendance de l'homme par rapport au passé de
l'humanité; d'accentuer l'importance de la morale, de la moralité; de réduire la sainteté à n'être qu'une
affaire de moralité; de chercher la justification dans la moralité; de méconnaître cotte dimension de la
sainteté qui dépasse, transcende, infiniment l'ordre de la moralité.
Les idées, les tendances du mouvement pélagien se répandent à Rome, en Sicile, puis en Orient,
en Afrique. Après être passé en Afrique, Pélage se rend en Palestine, vers 411.
Le fond de la question avait été touché déjà par l'apôtre Paul dans la lettre qu'il écrivait, vers 57,
aux chrétiens de Galatie :
" Nous savons que l'homme n'est pas justifié à partir des œuvres de la loi, et si ce n'est pas par
l'intermédiaire (dia) de la foi de (= en) Jésus christ. Et nous, nous avons cru en le christ Jésus afin que
nous soyons justifiés de par (ek) la foi du christ, et non de par les œuvres de la loi. Car de par les
œuvres de la loi, aucune chair ne sera justifiée... Je ne rejette pas la grâce de Dieu. Car si elle est par
(dia) la loi, la justice, alors le christ est mort en vain.
" O Galates dépourvus d'intelligence ! Qui vous a ensorcelés, vous aux yeux de qui Jésus le christ
a été décrit crucifié ? Je veux seulement apprendre ceci de vous : est-ce que c'est de par les œuvres de
la loi que vous avez reçu l'esprit ? ou bien de par le fait que vous avez reçu, en entendant, le message

579
Cf. par exemple G. DE PLINVAL, Pélage, ses écrits, sa vie et sa réforme, Lausanne, 1943.
358

auquel vous avez accordé foi 580? Êtes-vous à ce point inintelligents? Après avoir commencé par
l'esprit, allez-vous maintenant finir par la chair ? Avez-vous souffert tout ce que vous avez souffert en
vain ? Si toutefois c'est en vain... Celui qui vous a dispensé l'esprit, et qui a opéré des œuvres de
puissance en vous, est-ce que c'est à partir des œuvres de la loi, ou bien à partir du fait que vous avez
entendu le message auquel vous avez cru 581 ? Comme Abraham a cru en Dieu, et cela lui fut compté en
justice. Connaissez donc que ce sont ceux qui le sont de par la foi qui sont fils d'Abraham...
" La loi est-elle donc contraire aux promesses de Dieu ? Mais non ! Loin de là ! Car si une loi
avait été donnée, qui ait été capable de vivifier (de faire vivant, zôopoièsai), alors réellement ce serait
de la loi que proviendrait la justice... La loi a été pour nous comme l'esclave qui conduit l'enfant à
l'école (paidagôgos), pour nous conduire au christ, afin que nous soyons justifiés de par la foi (ek
pisteôs). Lorsqu'elle est venue, la foi, nous ne sommes plus sous la coupe de l'esclave qui nous conduit
(hypo paidagôgon) " (Ga 2, 16 s.).
Dans la lettre qu'il écrivait à la communauté chrétienne de Rome, en 57-58, Paul reprenait et
développait les mêmes thèmes : • " De par les œuvres de la loi, aucune chair ne sera justifiée devant sa
face (— devant la face de Dieu)... Mais maintenant, sans la loi, la justice de Dieu se manifeste. Elle est
attestée par la loi et par les prophètes : c'est la justice de Dieu, par (dia) la foi de (= en) Jésus christ, qui
va sur (eis) tous ceux qui croient... Ils sont justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est
en le christ Jésus...
" Où est donc la glorification, où y a-t-il matière à se glorifier ? La glorification est exclue. Par
quelle loi (sommes-nous justifiés) ? Celle des œuvres ? Pas du tout ! mais par la loi de la foi. Car nous
pensons que l'homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi... " (Rm 3, 20 s.).
Expliquons ces textes. La bataille qui commence là, lorsque l'apôtre Paul reproche amèrement
aux Galates de chercher la justice dans les œuvres de la loi, elle reprend avec la crise pélagienne; elle
sera de nouveau au cœur du débat lors de la crise luthérienne; et on peut dire que la morale kantienne,
la conception kantienne de " la religion ", c'est encore un retour, une régression, à ce que Paul
condamne ici.
Le but de Dieu créateur, nous l'avons dit, selon le monothéisme hébreu, juif et chrétien, c'est de
susciter des êtres capables de prendre part, personnellement, librement, à sa propre vie éternelle. Dieu
est celui qui donne l'être, qui donne la vie. Pour que l'homme puisse prendre part à la vie de Dieu,
encore faut-il qu'il en soit capable. L'homme ne peut pas prendre part à la vie divine de n'importe quelle
manière, dans n'importe quel état.
La capacité de prendre part à la vie divine, l'aptitude à la vie divine, " l'être-capable " de Dieu,
c'est ce que nous appelons la sainteté. Dieu est saint, nul ne peut prendre part à la vie de Dieu s'il n'est
pas saint. Tant qu'un homme n'est pas saint, il ne peut prendre part à la vie de Dieu.
Ce que nous, au xxe siècle, nous appelons la sainteté, les Hébreux l'appelaient tzedek ou
tzedaqah. Tzedek. et tzedaqah ont été traduits en grec, par les Septante, par le mot grec dikaiosunè. Le
grec dikaiosunè a été traduit en latin par justitia. Et le latin justitia a été traduit en français par justice.
L'ennui, c'est que le mot justice, en français, au xx e siècle, a pris un sens strictement juridique. En
hébreu, tzedek et tzedaqah signifient bien la justice au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Mais ils
signifient aussi et en plus la justice en un sens ontologique, c'est-à-dire ce que nous appelons la
sainteté. Et non pas seulement la sainteté en un sens dégradé, purement moral, mais au sens riche et
plein : la vérité, la plénitude, la vie même de l'être qui est tel que Dieu le créateur le veut, l'homme
selon le dessein de Dieu.
Lorsque Paul, le rabbin, parle de dikaiosunè, que nous traduisons par " justice ", lorsqu'il parle de

580
Nous traduisons par cette périphrase les trois mots : ex akoès pisteôs (Ga 3, 2).
581
Même remarque.
359

dikaiôsis, que nous traduisons par " justification ", lorsqu'il emploie le verbe dikaioun, que nous
traduisons par " justifier ", et qui traduit le verbe hébreu tzadaq, — il n'entend pas ces termes en un
sens étroit, juridique, ni même moral; mais il les entend au sens fort, puissant, ontologique, qui est celui
de l'hébreu.
C'est-à-dire que, lorsque nous traduisons les mots de cette famille par " justice ", " justification ",
" justifier ", puisque ces mots ont changé de sens en français, puisqu'en français ils se situent sur un
registre plus pauvre, nous trahissons le texte de Paul. La justice, pour Paul, c'est ce que nous appelons
la sainteté, en un sens fort, c'est-à-dire la vie même de Dieu, qui est sainteté, communiquée à l'homme;
ce qu'il appelle justification, c'est la sanctification. Justifier, au sens paulinien, c'est sanctifier, au sens
fort, et non pas seulement moral, mais ontologique et vital du terme.
Que veut donc dire Paul ?
Les œuvres de la loi, c'est fort bien, mais ce n'est pas suffisant. La loi mosaïque n'était pas du tout
mauvaise, contrairement à ce que diront les disciples de Marcion, les gnostiques, les cathares, et puis
Luther lui-même. La loi mosaïque n'est pas mauvaise, mais elle est insuffisante.
La vie de Dieu, qui est la sainteté, ne peut pas être acquise seulement par l'observation des
préceptes de la loi. La vie de Dieu, qui est sainteté, ne peut être communiquée que par Dieu lui-même,
qui est le prince de la vie, la source de la vie, la vie elle-même. Cette vie, nous dit Paul, nous est
communiquée par Dieu venant parmi nous, par l'incarnation, par celui qui est Dieu parmi nous, Jésus le
christ. L'observance de la loi ne suffit pas pour acquérir la vie. Dieu seul peut la donner. Et il donne
d'une manière libérale, gratuite, sans mérite préalable de notre part.
Qu'est-ce que la foi ? C'est l'assentiment libre par lequel nous recevons ce don. Ce don est
communiqué aux nations païennes par l'enseignement, par la proclamation du message. Le don est
donc reçu par l'oreille qui entend le message. L'origine, la source première de ce message, c'est un don
libéral de Dieu, qui est source première de tout don.
C'est ce que Paul écrit dans une lettre adressée aux chrétiens d'Éphèse : " Car c'est par la grâce
que vous êtes sauvés, par l'intermédiaire de (dia) la foi. Et cela ne vient pas de vous : c'est de Dieu que
vient le don, theou to dôron. Et non pas de par (ex) les œuvres, afin que personne ne se glorifie. Car
nous sommes son œuvre, son poème, autou gàr esmen poièma " (Ep 2, 8).
En langage moderne, et contre Kant, cela donne : Ce n'est pas par l'observation de la loi morale,
ce n'est pas par le respect de la loi morale que nous sommes sauvés, justifies, sanctifiés, vivifiés, rendus
capables de prendre part à la vie divine. Car aucune moralité ne suffit à nous rendre participants de la
vie divine. La participation à la vie divine ne peut être qu'un don, libéral, gratuit, de celui qui donne
tout, l'être, la vie, l'intelligence et la sainteté, — c'est-à-dire Dieu. Nous ne pouvons pas trouver en
nous-mêmes notre propre justice, parce que la justice, au sens biblique de ce terme, ce n'est pas la
conformité à un règlement moral, ce n'est pas seulement une question d'obéissance à la loi morale, c'est
bien plus que cela : c'est une vie, la vie même de Dieu. On peut être parfaitement moral, respectueux
des commandements de la loi morale, comme l'était peut-être Kant lui-même, mais on n'est pas pour
autant participant de la vie divine. Seuls, nous ne pouvons pas nous donner cette vie divine, par une
simple observance des commandements de la loi morale. Nous ne pouvons pas nous satisfaire de notre
moralité, même si elle est parfaite. Et le fondateur du christianisme, comme on sait, va plus loin : d'une
manière scandaleuse, aux yeux d'un kantien, il professe que la justification, la justice, au sens biblique,
est donnée plus tôt, plus facilement, aux prostituées et aux canailles qu'aux docteurs de la loi. Car les
prostituées et les canailles ne se suffisent pas, et ils le savent. Ils ne recherchent pas leur suffisance dans
l'accomplissement de la loi morale. Ils savent qu'ils sont très dépourvus à cet égard. Comme ils ne se
contentent pas d'eux-mêmes, ils sont davantage capables de recevoir ce don qui est la sainteté, laquelle
est une vie.
C'est dire que le contraire de l'esprit chrétien, c'est justement la morale kantienne, qui ne laisse
360

aucune place à la grâce. La seule personne à qui Ieschoua ait promis le royaume de Dieu, à qui il ait
donné rendez-vous dans le royaume, ce n'est pas un homme moral, vertueux, mais une canaille pendue
au gibet à côté de lui : " Aujourd'hui avec moi tu seras dans le paradis " (Le 23, 43).
Dans la lettre aux chrétiens de Rome, Paul écrit à propos des théologiens juifs dont il avait fait
partie : " Je leur rends témoignage qu'ils ont en eux le zèle de Dieu, le zèle pour Dieu, mais non pas
selon la connaissance. Car ils ignorent la justice de Dieu, et ils s'efforcent d'établir leur propre justice.
Ils ne se sont pas soumis à la justice de Dieu. La fin, le but (te/os) de la loi, c'est le christ, pour la
justice pour tout homme qui croit " (Rm 10, 2 s.).
C'est dans ce contexte, dans cette problématique, que se situe l'hérésie de Pélage et de ses amis.
Ils sont plutôt, à l'avance, du côté de Kant... Ils n'accordent pas la priorité au don de Dieu. Ils ont une
certaine tendance à chercher à se suffire. Ils recherchent leur propre justice, par l'accomplissement de la
loi morale. Ils affirment hautement la liberté humaine. Mais ils n'affirment pas d'une manière suffisante
la primauté du don de Dieu dans l'œuvre de la sanctification.
Le grand docteur de la primauté du don de Dieu dans l'œuvre de la sanctification, ce fut
évidemment Augustin. Il savait de quoi il parlait. Il avait eu, pendant des années, une vie qui n'avait pas
été très " morale ". Il savait par expérience que c'est le don de Dieu qui est premier. Ce don de Dieu, il
l'a appelé la grâce.
Le christianisme, nous l'avons vu, est une métaphysique de la création. Selon cette ontologie, qui
est commune au judaïsme et au christianisme, Dieu est absolument: premier, en tant que créateur. C'est
lui qui donne l'être, la vie, la pensée, l'agir, et aussi cette vie qui est la sainteté.
Le pélagianisme, au fond, a été une erreur métaphysique, qui portait sur, ou plutôt contre, cette
priorité absolue de Dieu clans l'œuvre de création qui est l'œuvre de la sanctification, par laquelle Dieu
fait de l'homme une créature nouvelle, kainè ktisis, comme dit Paul : " Si quelqu'un est dans le christ, il
est une créature nouvelle " (2 Co 5, 17. Ce thème est repris dans la lettre aux Galates, 6,15).
Dieu est premier non seulement en tant que créateur du monde et de la nature, mais il est premier
aussi en tant qu'il suscite ma liberté, et mon agir : " Car c'est Dieu qui opère en vous et le vouloir et
l'agir " (Ph 2, 13).
Cela, Paul l'a expérimenté, et il le répète dans diverses lettres : " C'est le même Dieu qui opère
toutes choses en tous " (1 Co 12, 6). " Il opère (en nous, d'une manière immanente, energountos) toutes
choses selon la décision de sa volonté " (Ep i, n). " Voilà ce qu'opère l'unique et le même esprit,
distribuant ce qui lui est propre à chacun, comme il le veut " (i Co 12, 11). " Car celui qui a opéré en
Pierre, pour la mission aux hommes de la circoncision, il a opéré aussi en moi, pour les nations
païennes " (Ga 2, 8).
"Je lutte selon l'opération de Dieu qui opère en moi dans la puissance " (Col 1, 29).

Un exposé de Paulin de Milan.

La doctrine de Pélage et de Célestius était exposée aux alentours de 411 par Paulin, un diacre de
Milan, dans un mémoire, que l'on pouvait résumer par les propositions suivantes :
1. Adam a été créé mortel. Soit qu'il ait péché, soit qu'il n'ait pas péché, de toute manière il serait
mort.
2. Le péché d'Adam n'a blessé que lui-même, mais non pas le genre humain.
3. Les petits enfants qui viennent de naître sont dans l'état où était Adam avant le péché.
4. Il n'est pas vrai que par la mort et le péché d'Adam tout le genre humain doive mourir, et il
n'est pas vrai que par la résurrection du christ tout le genre humain ressuscitera.
2. La loi conduit au royaume des cieux tout comme l'évangile.
5. Avant la venue du christ, il y a eu des hommes sans péché.
361

6. Les enfants, même s'ils ne sont pas baptisés, peuvent avoir la vie éternelle582.
Célestius disait : " Les enfants qui viennent de naître sont dans cet état qui fut celui d'Adam avant
le péché583. " — Nous l'avons vu : ce n'est pas exact. L'enfant qui naît aujourd'hui en France, en
Allemagne, aux U.S. A. ou ailleurs, n'est pas dans la condition des premiers-nés des premiers hommes.
Car depuis, l'humanité a vieilli, et en ce qui concerne les crimes, elle en a accumulé des montagnes.
L'enfant qui naît aujourd'hui va recevoir l'héritage de ces crimes, de sa nation, de la classe sociale à
laquelle il appartient, de son clan, de sa tribu, de sa race. Même génétiquement, on découvre
aujourd'hui qu'il porte les traces du passé. Les fautes des pères peuvent s'inscrire dans son patrimoine
génétique. Et lorsque aujourd'hui, au xxe siècle, les nations s'amusent à faire exploser des bombes
nucléaires, cela va se ressentir dans le patrimoine génétique des enfants des générations qui viennent.
L'enfant qui naît ne naît pas dans une humanité toute neuve. Il ne recommence pas tout à zéro, à partir
d'un terrain vierge. Il peut recommencer, et renouveler, mais à partir d'un lourd passif.

L'HÉRÉSIE PÉLAGIENNE EXPOSÉE PAR AUGUSTIN

Vers 428, donc à la fin de sa vie, deux ans avant sa mort, Augustin écrivit, à l'intention d'un
diacre de Carthage qui s'appelait Quodvultdeus (" Ce que Dieu veut "), un catalogue des hérésies
connues jusque-là. A la fin de ce catalogue, il expose la doctrine de Pélage et de ses amis. Voici ce qu'il
en dit :
" L'hérésie des pélagiens, la plus récente de toutes celles de notre temps, est: née de Pélage le
moine. Ce maître, Célestius l'a suivi de telle sorte que ses disciples sont aussi appelés célestiens.
" Ces gens sont ennemis de la grâce de Dieu, par laquelle nous sommes prédestinés à l'adoption
filiale par Jésus le christ, pour lui (= pour Dieu; cf. Ep 1, 5), et par laquelle nous sommes arrachés de la
puissance de la ténèbre, afin que nous croyions en lui et que nous soyons transférés dans son royaume
(cf. Col 1, 13); c'est pour cela qu'il dit : " Personne ne peut venir vers moi si cela ne lui a pas été donné
de par le père " (Jn 6, 65); — la grâce par laquelle l'agapê(= caritaz) est versée dans nos cœurs (cf. Rm
5,5 584), afin que la foi opère par l'amour (Ga 5, 6) 585. Ils sont, ces gens, tellement ennemis de la grâce
de Dieu, qu'ils croient que l'homme, sans elle, peut accomplir tous les commandements de Dieu. Si cela
était vrai, c'est en vain, semble-t-il, que le seigneur aurait dit : " Sans moi, vous ne pouvez rien faire "
(Jn 15, 5).
" Pélage, ayant été repris par ses frères parce qu'il rejetait le secours de la grâce divine pour
l'accomplissement des commandements, céda à leurs observations, mais en partie seulement, car, au
lieu de mettre la grâce avant le libre arbitre, par un artifice coupable, il ne lui assignait que le second
rang et disait que la grâce était donnée aux hommes, afin qu'ils accomplissent plus facilement, par son
moyen, ce qu'ils devaient faire par le libre arbitre. En disant plus facilement, il voulait que l'on crût que
l'homme pouvait, sans la grâce, quoique plus difficilement, remplir les préceptes divins.
" Il disait encore que cette grâce, sans laquelle nous ne pouvons faire aucun bien, n'est pas autre
que le libre arbitre (= ne consiste pas en autre chose que dans le libre arbitre), que notre nature a reçu
de Dieu, sans aucun mérite précédent, et que Dieu l'aide par sa loi et par la doctrine, afin que nous
apprenions ce que nous devons faire et espérer, et non afin que, par le don du saint esprit, nous fassions
ce que nous avons appris qu'il fallait faire. Ainsi, ils confessent que nous recevons de Dieu la science
582
Résumé par MARIUS MERCATOR, Common., I, i; PL 48, 69.
583
Cité par AUGUSTIN, De gestis Pelagii, 23 ; " Quoniam infantes nuper nati in illo statu sunt in quo Adam fuit ante
praevaricationem ".
584
Paul écrit aux Romains : " L'agapê de Dieu est versée dans nos cœurs par l'esprit saint qui nous est donné... " (Rm 5, 5).
585
On voit comment procède Augustin : il connaît pratiquement la bibliothèque des écrits de la nouvelle alliance par cœur;
les citations viennent spontanément à propos du problème soulevé.
362

qui chasse l'ignorance, et ils nient que Dieu nous donne la charité qui nous fait vivre clans la piété...
" Les pélagiens réprouvent encore les prières que fait l'église pour la conversion des pécheurs et
des infidèles, et pour l'augmentation de la foi et la persévérance de ceux qui vivent dans la piété; car ils
soutiennent que l'homme tient de lui-même et non de Dieu ces biens, affirmant que la grâce qui nous
délivre de l'impiété nous est donnée selon nos mérites...
" Ils vont même jusqu'à dire que la vie des justes, en ce monde, est exempte de tout péché, et que
l'église du christ qui les renferme sur la terre est sans tache ni ride, comme si ce n'était pas l'église du
christ qui, de tous les points du monde, crie vers Dieu : " Pardonnez-nous nos offenses... "
" Ils nient aussi que les petits enfants, qui sont nés charnellement selon Adam (secundum Adam
carnaliter natos) aient contracté la contagion de la mort antique par leur première naissance. Ils
assurent que ces petits enfants naissent si bien sans aucun lien du péché originel, que, par suite, il n'y a
rien qui doive leur être remis en leur seconde naissance (= le baptême). Mais, selon les pélagiens, les
petits enfants sont baptisés simplement afin qu'adoptés par la régénération ils soient admis dans le
royaume de Dieu; ils passent du bien au mieux, mais, par cette rénovation, ils ne sont pas délivrés du
mal d'une ancienne dette. Car même si les petits enfants ne sont pas baptisés, les pélagiens leur
promettent, hors du royaume de Dieu certes, mais cependant une certaine vie éternelle et heureuse.
" Quant à Adam lui-même, ils disent que, même s'il n'avait pas péché, il serait mort par le corps,
et qu'ainsi il n'est pas mort à cause de la faute, mais de par la condition de sa nature586. "

CONCILE DE CARTHAGE (418)

Le Ier mai 418, 214 évêques se réunissent à Carthage. Toutes les provinces d'Afrique, et même
d'Espagne, avaient envoyé des représentants. Voici ce que décidèrent les évêques réunis à Carthage :
1. " Quiconque dit qu'Adam, le premier homme, a été créé mortel, en sorte que, soit qu'il ait
péché, soit qu'il n'ait pas péché, (de toute façon) il serait mort en son corps, c'est-à-dire qu'il serait sorti
du corps, sans que ce soit la faute du péché, mais de par une nécessité de nature, — qu'il soit exclu
(anathema sit). "
2. " Quiconque nie que les petits enfants qui viennent de sortir des ventres de leurs mères
doivent être baptisés, ou dit qu'ils sont baptisés, certes, pour la rémission des péchés, mais que d'Adam
ils ne tirent rien du péché originel, qui doive être expié par le bain de la régénération, en sorte que pour
eux la formule du baptême " rémission des péchés " n'est pas vraie, mais est comprise comme fausse,
— qu'il soit exclu (anathema).
" Car il ne faut pas comprendre autrement ce que dit l'apôtre :
" Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et ainsi la mort est
passée à tous les hommes, — en qui 587 tous ont péché " —- si ce n'est comme l'église catholique
répandue sur toute la terre l'a toujours compris.
" A. cause, en effet, de cette norme de foi, même les petits enfants, qui n'ont pu commettre en
eux-mêmes jusqu'alors aucun péché, sont cependant baptisés d'une manière véritable en rémission des
péchés, afin qu'en eux soit purifié par la régénération ce qu'ils ont tiré de la génération. "

La pensée de l'église est comme un grand arbre qui se développe au cours du temps. Cet arbre est
issu d'un germe, d'une semence : le logos même de Dieu manifesté parmi nous. Cet arbre, dans sa
586
AUGUSTIN, Liber de haeresibus ad Quodvultdeum, 88.
587
Les pères de Carthage, à la suite de saint Augustin et des traductions latines antérieures de la lettre de Paul aux Romains,
ont traduit le texte grec eph'hô pantes hèmarton, par le latin : in quo omnes peccaverunt. C'est un contresens. Le texte grec
de Paul doit se traduire : " parce que tous ont péché... " et non : " en qui tous ont péché... "; " En qui ", dans cette traduction
= en Adam.
363

croissance et son développement, est dirigé du dedans par une norme qui est inscrite dans l'information
originelle.
Cet arbre comporte des branches. Certaines d'entre elles sont
1. Les pères de Carthage, à la suite de saint Augustin et des traductions latines antérieures de la
lettre de Paul aux Romains, ont traduit le texte grec eph'hô pantes hèmarton, par le latin : in quo omnes
peccaverunt. C'est un contresens. Le texte grec de Paul doit se traduire : " parce que tous ont péché... "
et non : " en qui tous ont péché... "; " En qui ", dans cette traduction -- en Adam bien développées;
elles sont feuillues, elles portent des fruits : ce sont par exemple la christologie, la théologie trinitaire,
développées à travers des siècles de travail.
Mais dans cet arbre, il y a aussi des petits bourgeons, qui n'ont pas eu l'occasion, jusqu'à présent,
de se développer. Us sont aujourd'hui, dans l'arbre de la pensée chrétienne, à peu près comme ils étaient
aux troisième, quatrième, cinquième siècle de notre ère. Us n'ont guère poussé depuis. Ils ne se sont
guère développés.
Un bon théologien doit être comme un bon jardinier. D'abord il sème, bien entendu, puis il arrose.
C'est ce que dit Paul, dans une lettre aux chrétiens de Corinthe : " Moi j'ai planté, Apollos a arrosé,
mais c'est Dieu qui a fait croître. Car de Dieu nous sommes les coopérateurs... " (i Co 3, 9). Bien
entendu, c'est Dieu qui donne l'être et qui fait croître. C'est: lui qui a fourni l'information créatrice, dans
la nature comme dans la révélation qui est l'information créatrice de l'église.
Le bon jardinier doit aussi émonder. C'est ce que dit le logos dans le quatrième évangile : " Je
suis la vigne, la véritable, et mon père est le cultivateur. Toute branche en moi qui ne porte pas de fruit,
il l'enlève, et toute branche qui porte fruit, il l'émonde; afin qu'elle porte davantage de fruit... " (Jn 15, 1
s.).
Dans un champ où a été semé une bonne graine, par exemple du blé, et où il y a aussi de la
semence d'herbes nuisibles, il ne faut pas constamment arracher les mauvaises herbes : on risquerait
d'arracher aussi les jeunes plants, qui sont fragiles. " Laissez croître ensemble les deux jusqu'à la
récolte... " (Mt 13, 30).
Comme on le voit, il y a beaucoup de conseils de jardinage dans les livres de la nouvelle alliance.
Il est dit aussi : " du figuier apprenez l'analogie, tèn parabolèn. Lorsque son feuillage devient tendre,
lorsque ses rameaux poussent, vous connaissez qu'elle est proche, la moisson... " (Mt 24, 32).
Le rabbi Ieschoua le galiléen n'enseignait pas à des étudiants en philosophie qui vivent parmi
leurs livres et leurs fiches. Il s'adressait à des hommes et à des femmes qui vivaient parmi les êtres
vivants. Il leur enseignait les lois de la vie. C'étaient des gens qui savaient ce qu'est un grain de blé qui
se développe dans la terre. Bientôt les enfants des villes ne le sauront plus.
Dans ce grand arbre qui est la pensée de l'église, un bon théologien doit protéger, arroser,
émonder. Il sait bien que ce n'est pas lui qui fait pousser l'arbre. C'est Dieu qui donne la croissance de
même qu'il a donné l'information. Mais de même qu'un bon accoucheur peut aider la femme à
accoucher, un bon théologien-jardinier peut aider certains bourgeons à se développer. Il faut parfois,
délicatement, écarter certaines enveloppes qui empêchent ou retardent le développement, surtout si ces
enveloppes sont des représentations purement humaines, qui n'ont aucune valeur définitive, et qui
empêchent la croissance de l'arbre. Ce peut alors être un devoir d'écarter une végétation parasitaire, qui
non seulement empêche le développement, mais risque aussi d'étouffer l'arbre.
Il nous semble que deux " dogmes " sont aujourd'hui dans cet état de sous-développement et de
blocage, enveloppés de quantité de représentations parasitaires : celui du péché originel et celui de la
résurrection.
On peut bien entendu se dispenser de faire ce travail de désenveloppement, ce travail qui consiste
à écarter les représentations qui empêchent le développement. On peut continuer à enseigner aux gens
ce que disaient de la résurrection et du péché originel saint Jérôme et saint Augustin. L'inconvénient de
364

cette méthode, c'est que personne ne peut plus comprendre aujourd'hui ce que signifient la résurrection
et le péché originel tels que les comprenaient Jérôme et Augustin.
Dans ce cas, et si l'on s'en tient à cette méthode, on renonce définitivement à faire comprendre
aux gens d'aujourd'hui ce que signifient ces dogmes, c'est-à-dire le christianisme lui-même, en ces
parties de son organisation.
L'autre méthode consiste à essayer d'écarter les représentations qui empêchent le développement,
qui empêchent le petit bourgeon de respirer, de se développer, de devenir branche, fleurs et fruits. Cette
seconde méthode n'est pas sans risques. Car en essayant de dégager les enveloppes qui étouffent le
bourgeon et l'empêchent de se développer, on peut aussi abîmer mortellement le bourgeon. C'est le pire
des risques. Mieux vaut ne pas y toucher que de l'abîmer : tout jardinier le sait.
Nous allons donc essayer de dégager les représentations parasitaires, les fausses végétations, qui
enveloppent aujourd'hui et étouffent ces deux " dogmes " : celui du péché originel et celui de la
résurrection.

Pélage, Célestius, Augustin, Jérôme, tous les pères latins, et presque tous les pères grecs, puis
tous les grands docteurs du moyen âge, et les pères du concile de Trente, sont d'accord sur un point :
Adam est un nom propre, qui désigne un individu singulier. Nous avons vu que cela résulte d'une erreur
dans les traductions, dans les transmissions. En hébreu, adam n'est pas un nom propre. En
conséquence, il nous faut aujourd'hui, au xxe siècle, repenser ce que l'église nous dit au sujet du péché
originel, en laissant tomber ce contresens, qui faisait prendre aux pères de l'église adam pour un nom
propre, pour un individu singulier. Car on ne peut pas canoniser un contresens. On ne peut pas fonder
une théologie sur un contresens résultant de traductions défectueuses du message révélé.
Lorsque les pélagiens disent : " le péché d'Adam n'a blessé que lui-même, mais non pas le genre
humain ", ils rétrécissent le plus possible, ils restreignent à " Adam " la portée du péché d'Adam. Ils
partagent donc éminemment le contresens unanimement répandu, qui faisait prendre " Adam " pour un
nom propre désignant un individu singulier.
Mais lorsque les pères orthodoxes disent : " Non, Adam n'a pas nui seulement à lui-même, il a nui
aussi à tout le genre humain ", ils élargissent, au contraire, ils dilatent, le sens et la portée du péché d' "
Adam ". Malgré le contresens philologique qu'ils commettent par la force des choses, par défaut d'une
traduction correcte faite à partir de l'hébreu, ils vont dans la bonne direction, ils sont bien orientés, pour
retrouver le sens primitif de l'hébreu : adam, c'est l'homme, l'humanité tout entière, prise
collectivement. Le péché d'adam, c'est le péché de l'homme.
Nous avons vu, lorsque nous avons abordé la christologie, à propos du texte du quatrième
évangile, " le logos s'est fait chair ", que malgré la signification habituelle du mot sarx, que nous
traduisons par " chair ", en grec, les pères orthodoxes sont parvenus à retrouver la signification
authentique du terme hébreu et du terme araméen qui est sous le mot grec sarx, basar et bisra.
De même en sera-t-il, non sans difficulté, à propos du mot hébreu adam, pris à tort pour un nom
propre. Les pères orthodoxes vont dilater la signification de ce nom propre jusqu'à lui faire inclure
l'humanité entière, c'est-à-dire qu'ils vont tendre à retrouver la signification de l'hébreu. C'est ce que
nous verrons un peu plus loin.
Les pères réunis à Carthage en 418 rejettent et condamnent la thèse des pélagiens : Adam, Je
premier homme, a été créé mortel; qu'il ait péché ou non, de toute manière il serait mort physiquement,
car la mort physique n'est pas la conséquence d'un péché, mais elle résulte d'une nécessité naturelle.
En cette fin du xxe siècle, nous ne pouvons plus penser comme saint Augustin et les pères réunis
à Carthage que la mort physiologique soit le résultat du péché d' " Adam ". Car nous savons, de science
certaine, que la mort physique, ou physiologique, est une donnée biologique constitutive des espèces
vivantes depuis que la vie a inventé la reproduction sexuée. Tant que les êtres vivants n'étaient que des
365

monocellulaires qui se reproduisaient par auto division, ces monocellulaires étaient pratiquement
immortels, sauf accident. La mort empirique est apparue avec les êtres vivants pluricellulaires, il y a
plusieurs centaines de millions d'années.
Or cet être 588 que nous appelons " l'homme " est apparu il y a environ 50 000 ans. On ne peut
donc le rendre responsable de la mort dans la nature. Car elle existait avant lui.
Lorsque Paul écrit aux chrétiens de Rome : " Comme par un seul homme le péché est entré dans
le monde, et par le péché la mort, et ainsi la mort est passée à tous les hommes, parce que tous ont
péché... ", — est-ce que vraiment Paul pensait que la mort physiologique est entrée dans le monde par
le péché d' " Adam " ?
C'est loin d'être évident.
Lorsque le même Paul écrit aux chrétiens d'Éphèse : " Et vous qui étiez_ morts par vos fautes et
vos péchés, dans lesquels vous marchiez autrefois, conformément à la durée de ce monde..., dans
lesquels nous aussi, tous, nous vivions dans les passions de notre chair... " (Ep 2, 1), — est-ce que Paul
pense et dit aux chrétiens d'Éphèse qu'avant de connaître la vie qui vient de Dieu par l'incarnation ils
étaient physiologiquement morts ? Bien évidemment non.
Lorsque Paul écrit aux chrétiens de Colosses : " Et vous qui éliez morts par vos péchés et par
l'incirconcision de votre chair, il vous a rendus vivants avec lui... " (Col 2, 13), — est-ce que Paul pense
et dit aux chrétiens de Colosses qu'ils étaient physiquement morts avant de devenir créature nouvelle
dans le christ ? Non évidemment.
Cela prouve que pour Paul, comme pour toute la tradition biblique, le mot merl a deux sens : un
sens empirique, physique, ce que nous appelons aujourd'hui la mort; et un autre sens, qui permet à Paul
de dire aux gens d'Éphèse et de Colosses qu'ils étaient " morts " avant de recevoir le message de vie.
H ne s'agit donc pas, dans ce cas, de mort empirique ou physique.
Le vieux théologien hébreu qui a recueilli, repensé, puis rédigé l'histoire qui nous est racontée
dans le chapitre 3 de la Genèse, pensait-il vraiment que la mort physique, empirique, physiologique,
celle que le médecin constate, était le résultat du péché de l'homme ? Il ne le semble pas. C'est même
très improbable. Car jamais dans toute la tradition biblique hébraïque la mort n'est comprise comme un
accident survenu dans l'histoire par la faute de l'homme. Mais toujours la mort, la mort naturelle
s'entend, pas la mort violente ou prématurée, est considérée comme normale, inhérente à la condition
humaine. Lorsque le vieil homme est rassasié de jours, il est recueilli avec ses pères. Il n'y a pas de
tragédie là-dedans.
Augustin et les pères réunis à Carthage en 418 pensaient que le monde avait quelques milliers
d'années : environ 6 000. Nous savons aujourd'hui que l'univers a environ 13 milliards d'années. Les
pères réunis à Carthage pensaient que l'homme avait environ 4 000 ans. Ils ne voyaient donc pas
d'inconvénient majeur à penser que la mort physique, ou biologique, était entrée dans le monde par la
faute du premier homme.
Voilà donc une représentation qui ne peut plus être la nôtre. Nous devons nous efforcer de
repenser la substance du dogme du péché originel en enlevant cette enveloppe, cette écorce, c'est-à-dire
cette représentation, cette vision du monde.
Si nous ne voulons pas enlever cette enveloppe, cette écorce, la substance même du dogme que
l'église veut nous transmettre va étouffer sous les représentations qui la recouvrent.
Est-ce à dire qu'il ne reste rien du travail, des formules, des expressions, des pères de Carthage ?
Pas du tout. Mais ce que le péché, ou le crime, de l'homme a communiqué à l'humanité entière, ce
n'est pas la mort physique, physiologique, empirique, mais une autre sorte de mort, qui est d'ailleurs
beaucoup plus grave et plus tragique. Celle dont parle Paul dans ses lettres aux chrétiens d'Éphèse et de

588
Il s'agit de celui que les paléontologistes appellent " homosapiens", sans plaisanter.
366

Colosses, celle dont parle l'auteur de l’Apocalypse. La mort empirique n'est pas une tragédie. L'autre
par contre est la seule tragédie. C'est ce que dit le rabbi : " Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais
qui ne peuvent pas tuer l'âme. Craignez bien plutôt celui qui peut tuer l'âme et le corps... " (Mt 10, 28).
Le péché, le crime de l'homme, a aussi communiqué à l'homme qui naît aujourd'hui une certaine
manière de mourir, qui précisément n'est plus celle des patriarches hébreux : une manière désespérée
de mourir, avec la conviction que la mort est le retour au néant, comme le chantent les philosophes
aujourd'hui régnants.

UN DOCUMENT CONCERNANT LA GRÂCE ET LA LIBERTÉ

Entre les années 43 5 et 442 a été composé à Rome un document qui rassemblait et synthétisait
les affirmations des évêques de Rome au sujet de la grâce de Dieu et de la liberté humaine. Les savants
pensent aujourd'hui, pour la plupart, que l'auteur de cette composition est. Prosper d'Aquitaine. Quoi
qu'il en soit de la question de l'artisan de cette synthèse, elle passe pour exprimer la pensée de l'église
de Rome en ce qui concerne les rapports entre la grâce et la liberté humaine.
" Certains, qui se glorifient du nom " catholique ", restent cependant dans les sentiments
condamnes des hérétiques, soit par dépravation soit par incompétence. Ils osent s'opposer aux plus
pieux parmi ceux qui ont discuté la question. Us n'hésitent pas à condamner Pélage et Célestius, et
cependant ils parlent contre nos maîtres, en disant qu'ils ont dépassé la mesure de ce qui était
nécessaire. Ils professent ne suivre et n'approuver que ce que le siège très saint du bienheureux apôtre
Pierre, contre les ennemis de la grâce de Dieu, par le ministère de ceux qui sont à sa tête, a consacré et
enseigné.
" C'est la raison pour laquelle il a été nécessaire de rechercher d'une manière attentive ce que les
gouverneurs de l'église romaine ont jugé, au sujet de l'hérésie qui s'est élevée en leur temps et ce qu'ils
ont estimé devoir être pensé, contre les défenseurs très nocifs du libre arbitre, au sujet de la grâce de
Dieu.
" Nous ferons en sorte d'y joindre aussi quelques sentences des conciles africains que les chefs
(de l'église romaine) descendants des apôtres ont faites leurs, puisqu'ils les ont approuvées...
" I. Dans la transgression d'Adam tous les hommes ont perdu le " pouvoir naturel 589 " et
l'innocence, et personne ne peut, de la profondeur de cette ruine, remonter par le libre arbitre si la grâce
de Dieu qui a pitié ne le relève.
" C'est ce que déclare le pape Innocent d'heureuse mémoire et ce qu'il dit dans sa lettre au concile
de Carthage : " Le libre arbitre, autrefois, il en a fait l'expérience jusqu'au bout (perpessus), tandis qu'il
usait d'une manière inconsidérée des biens dont il disposait. Il est tombé dans les profondeurs de la
transgression, et il n'a rien trouvé pour sortir de là. Trompé pour toujours par sa propre liberté, il
resterait écrasé sous l'oppression de cette ruine, si, pat la suite, la venue du christ ne l'avait relevé, pour
sa grâce; le christ qui a lavé, par la purification de la nouvelle régénération tout vice ancien, dans le
bain de son baptême. "
" 2. Personne n'est bon par soi-même, si ce n'est que donne de prendre part à lui-même celui-là
qui seul est bon (= Dieu).
" C'est ce qu'affirme, dans le même écrit, la sentence du même pape qui dit : " Est-ce que nous
pourrons estimer désormais qu'il y a quelque chose de droit dans les esprits de ceux qui pensent ne
devoir qu'à eux-mêmes le fait d'être bons et qui ne prennent pas en considération celui dont ils
reçoivent chaque jour la grâce, eux qui ont confiance que sans lui ( = sans Dieu) ils peuvent atteindre à
une telle excellence ? "

589
Citation D'AUGUSTIN, De natura et gratia, chap. 40, 47.
367

" 3. Personne, même renouvelé par la grâce du baptême, n'est capable de surmonter les
embuscades du diable ni de vaincre les passions de la chair, s'il ne reçoit pas, par l'aide quotidienne de
Dieu, la persévérance d'un bon maintien.
" C'est ce que confirme l'enseignement du même chef dans les mêmes pages, lorsqu'il dit :
"Quoiqu'il ait racheté l'homme de ses péchés passés, sachant que l'homme peut de nouveau pécher, il
s'est gardé, pour la réparation, beaucoup de moyens, afin de pouvoir, même après ces péchés, le
redresser. Il lui fournit ces remèdes, sans lesquels, — si nous ne nous appuyons pas sur eux, en
comptant sur eux, en nous confiant en eux, — nous ne pouvons en aucune manière vaincre les erreurs
humaines. Car il est nécessaire que celui-là (= Dieu), grâce auquel, lorsqu'il nous aide, nous sommes
vainqueurs, — que s'il ne nous aide pas, nous soyons vaincus. "
" 4. Personne, si ce n'est par le christ, n'use bien de son libre arbitre.
" 5. Tous les efforts, toutes les œuvres et tous les mérites des saints doivent être rapportés à la
gloire de Dieu et à sa louange. Car personne ne lui plaît, en tirant d'ailleurs (ce par quoi il lui plaît), si
ce n'est de ce que lui-même, Dieu, a donné. C'est dans cette opinion que nous dirige l'autorité
normative du pape Zozime d'heureuse mémoire.
" 6. Dieu opère dans les cœurs des hommes et dans le libre arbitre lui-même, de telle sorte qu'une
pensée sainte, un dessein pieux et tout mouvement de la volonté bonne provient de Dieu. Car par lui
nous pouvons quelque chose de bien, mais " sans lui nous ne pouvons rien " (Jn 15,5). A professer cela,
le même docteur, Zozime, nous a instruits, lorsqu'il parlait aux évoques de toute la terre de l'assistance
de la grâce divine : " Y a-t-il jamais eu un temps, dit-il, où nous n'ayons pas eu besoin de son aide ? Par
conséquent, dans tous les ailes, dans toutes les occasions et pensées, dans tous les mouvements, il nous
faut prier celui qui est notre aide et protecteur...
" 9. (...) Ces normes de l'église, ces documents pris de l'autorité divine, nous confirment, avec
l'aide de Dieu, nous confirment si bien que nous le professons : de toutes les bonnes dispositions, de
toutes les œuvres bonnes, de tous les efforts et de toutes les vertus, par lesquels dès le commencement
de la foi, nous tendons vers Dieu, — c'est Dieu qui en est l'auteur 1 Nous ne doutons pas que, par la
grâce de Dieu, tous les mérites de l'homme soient prévenus, précédés. Car c'est par Dieu qu'il advient
que nous commencions de vouloir et de faire quelque chose de bon590.
" Par cette aide et par ce don de Dieu, le libre arbitre n'est pas supprimé, mais il est libéré, afin
que, de ténébreux il devienne lumineux, de tordu il devienne droit, de malade il devienne sain,
d'inintelligent il devienne intelligent.
" Car si grande est la bonté de Dieu à l'égard de tous les hommes (erga omnes homines), qu'il a
voulu, Dieu, qu'ils soient nôtres ces nérites qui sont ses propres dons, et que, pour ces mérites qu'il a
donnés dans sa largesse, il puisse donner, dans l'avenir, des récompenses éternelles !
" Il opère en nous afin que, ce qu'il veut, nous le voulions aussi et que nous le fassions. Il ne
supporte pas (nec patitur) qu'ils restent oisifs en nous ces dons qu'il nous a donnés pour être exercés, et
non pour être négligés, afin que nous aussi nous soyons les coopérateurs591 de la grâce de Dieu592. "

Ce document composite constitue un exposé de la métaphysique chrétienne de l'action, telle que


Paul l'avait déjà formulée dans plusieurs de ses lettres : Dieu est absolument premier, en tant que
créateur du monde et de la nature, en tant que créateur de l'homme, en tant que créateur, en l'homme, de
590
Cf. Ph 2, 13 : " Car c’est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire... " C'est l'un des textes décisifs dans la lutte anti-
pélagienne.
591
Cf. 1 Co 3, 9 : " Car de Dieu nous sommes les coopérateurs. "
592
Praeteritorum Sedis Apostolicae episcoporum auctoritates de gratia Dei et libero voluntatis arbitrio, ES 238 s. On peut lire
une autre traduction, complète, du même document, dans G. DUMEIGE, LA Foi catholique, Paris 1969, éd. de l'Orante, p.
333 et s.
368

l'agir, du vouloir, du faire, du penser, de l'intelliger, de l'aimer. C'est lui qui opère en nous le vouloir et
l'agir. C'est lui qui donne la vie et l'intelligence. C'est lui qui crée en nous les pensées bonnes, les
dispositions positives.
Et cependant, cela n'annihile pas la liberté humaine. Non seulement cela ne l'annihile pas, mais
c'est par cette création intérieure que Dieu suscite en nous et développe la liberté humaine, par laquelle
nous pouvons devenir d'une manière authentique les coopérateurs de Dieu. Là où est l'esprit créateur de
Dieu, là est la liberté.
Et le document se termine par un rappel de ce que Ieschoua a constamment enseigné : les dons de
Dieu en nous ne sont pas communiqués librement par Dieu pour que nous les laissions dormir, sans les
faire fructifier. Au contraire, nous sommes invités expressément à faire fructifier activement ces dons
qui sont en nous comme des prêts, comme des arrhes. Dieu a voulu que nous nous appropriions ses
propres dons, et qu'ils deviennent nôtres réellement. C'est ainsi que de Dieu nous devenons
coopérateurs.
Comme on le sait, par la suite, dans les siècles qui ont suivi et jusqu'aujourd'hui, ce problème des
rapports entre la liberté incréée de Dieu, qui s'appelle aussi la grâce, et la liberté créée de l'homme, a
suscité des controverses. En fait, ce problème est ce que le philosophe chrétien du xx e siècle, Maurice
Blonde], a appelé : " le problème capital de la métaphysique chrétienne 593 " : comment Dieu peut-il
créer d'autres lui-même, comment Dieu peut-il créer des êtres qui soient réellement à son image et à sa
ressemblance, quelles sont les conditions ontologiques de la création, par Dieu l'incréé, d'un être
capable de prendre part personnellement et librement à la vie divine ? Comment ce projet est-il
réalisable ?
C'est sur ce problème que Maurice Blondel a médité durant sa vie entière, et c'est à ce problème
qu'il a consacre sa grande trilogie sur l'Être, la Pensée et l’Agir594.
La métaphysique de la création doit aller jusque-là, et traiter la question de savoir comment Dieu
le créateur incréé peut créer d'autres créateurs, des êtres qui réellement puissent devenir ses "
coopérateurs " et accéder à ce que saint Thomas d'Aquin, avant Maurice Blondel, a appelé " la dignité
d'être causes ".
Le problème des rapports entre la liberté divine incréée et créatrice, et la liberté humaine créée et
appelée à devenir co-créatrice, c'est le sommet, la part la plus haute et la plus difficile de la
métaphysique de la création, qui est la métaphysique du christianisme.
Comme nous le verrons plus loin, et bientôt, c'est ce même problème qui a été repris, au xvi e
siècle, par Martin Luther, et traité d'une manière brutale, en sacrifiant et en écrasant la part de l'homme
dans l'œuvre de la création de l'homme nouveau, dans l'œuvre de la sanctification et de la divinisation.
Luther revient ainsi à une position qui est proche de la doctrine que nous avons vue professée en
christologie par ceux qui affirmaient que dans le christ une seule opération est active, une seule volonté
: celle de Dieu.
Dans la théorie luthérienne de la rédemption, seule action de Dieu est efficace. L'homme ne joue
aucun rôle, il n'a aucune efficacité propre. Il n'opère pas, il ne coopère pas à l'œuvre créatrice et
sanctificatrice de Dieu en lui. Il est passif sous le coup de la grâce. Ce n'est plus une rédemption. C'est
un jugement qui se termine par un non-lieu. Tout l'aspect vital du christianisme est méconnu, détérioré,
détruit.
C'est malheureusement ce christianisme-là qui va sévir dans les siècles suivants et il y a beaucoup
d'analogies entre la doctrine luthérienne et la tendance fondamentale qui caractérise l'école dite
593
MAURICE BLONDEL-LUCIEN LABERTHONNIÈRE, Correspondance philosophique, Lettre à Laberthonnièrc, 7 mars 1921, p.
283.
594
Nous avons expose ce problème et la manière dont Blondel le traite dans notre Introduction à la métaphysique de
Maurice Blondel, Paris, éd. du Seuil, 1963.
369

janséniste.

L' " humilité " chrétienne (le mot n'est pas heureux, il vient de humus qui veut dire la terre; mais
peu importe, ce n'est pas le mot qui compte, c'est la chose exprimée ou visée), l'humilité chrétienne
n'est pas seulement, et loin de là, une vertu " morale ". C'est une vertu ontologique : il s'agit de ne pas
faire obstacle à l'action créatrice de Dieu en nous, à l'action créatrice de Dieu qui peut, qui veut passer
par nous, par notre consentement, par notre coopération. Il s'agit de reconnaître que c'est Dieu qui opère
en nous le vouloir et l'agir. C'est lui qui est créateur, et nous ne pouvons devenir co-créateurs ou co-
opérateurs que si nous le laissons faire en nous. Et donc d'abord si nous reconnaissons que c'est lui qui
opère, le premier. Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? Telle est la formule ontologique de ce qu'on appelle "
l'humilité " chrétienne : la reconnaissance que c'est Dieu qui opère en nous, avec nous, si nous le
voulons, si nous n'y faisons pas obstacle.
Le contraire de l'humilité chrétienne c'est la prétention absurde à être la source première,
suffisante, ontologiquement indépendante de l'être, de l'intelligence, de l'agir. C'est prétendre se suffire.
C'est l'affirmation même de l'athéisme : le monde se suffit, ontologiquement, radicalement; l'homme se
suffit, de même.
C'est une erreur, philosophique, ontologique. C'est-à-dire que le contraire de l'humilité
chrétienne, que l'on appelle d'habitude l'orgueil est une erreur ontologique. Ce n'est pas simplement une
faute morale. C'est aussi et d'abord une faute logique, une faute de la raison, de la pensée, de
l'intelligence. C'est une absurdité professée comme vérité.

Dans cette grande controverse qui est née au début du Ve siècle, saint Augustin a été,
manifestement, le docteur qui a le mieux montré la primauté ontologique radicale de la grâce de Dieu.
L'église a repris sa doctrine, comme elle a repris à son compte la doctrine de saint Athanase
contre l'arianisme, la doctrine de saint Cyrille d'Alexandrie contre Nestorius, la doctrine de Sophronios
et de Maxime le Confesseur contre les théoriciens de l'unique opération et de l'unique volonté dans le
christ.
Mais il est frappant de constater que l'église n'a pas gardé toute la doctrine de saint Augustin en
tous ses développements. Car Augustin, dans ses derniers traités, s'était engagé dans des considérations
qui portaient sur la prédestination et sur la damnation de ceux qui, selon Augustin, n'étaient pas
prédestinés au salut.
Cela, l'église ne l'a pas pris à son compte. Elle ne l'a pas gardé, elle ne l'a pas ratifié.
Ces thèmes, ces tendances, seront repris par les théologiens issus de la reforme, en particulier par
Calvin, et aussi par les théologiens qui faisaient partie du mouvement dit janséniste.
Dans l'œuvre de ses plus grands docteurs, l'église choisit ce qui lui plaît, et laisse ce qui ne lui
plaît pas, avec une liberté souveraine.
A la fin du document composite dont nous avons donné plus haut des extraits se trouve un
paragraphe qui est significatif :
" Il existe des parties plus profondes et plus difficiles dans les questions qui se posent. Ces
parties, les ont traitées plus largement ceux qui ont résisté aux hérétiques. Nous n'osons pas les
condamner, mais aussi bien nous ne jugeons pas nécessaire d'en faire l'instruction en plus des
précédentes. Car pour reconnaître et professer la grâce de Dieu, à l'œuvre de laquelle, à la libre décision
de laquelle rien absolument ne doit être soustrait, nous croyons que suffit ce que nous ont enseigné les
écrits qui sont conformes aux normes que nous venons d'exposer et qui sont celles du siège des
apôtres595... "

595
Praeteritorum sedis apostolicae episcoporum auctoritates de gratia Dei et libero voluntatis arbitrio, ES 249.
370

Ce dernier paragraphe est caractéristique de ce qui a toujours été, depuis le début, la méthode, la
ligne générale, de l'église de Rome. Lorsque à la fin du 111e siècle et au début du IVe, des théologiens
s'engageaient dans des spéculations transcendantes sur le logos, l'église de Rome, les évêques de
l'église de Rome, ont manifestement été très prudents, très modérés et très réticents en cette occurrence.
Ils n'ont pas abondé, c'est le moins que l'on puisse dire, dans cette direction. Lorsqu'au Ve siècle
Augustin s'engage dans des spéculations sur la prédestination — qui en fait sont totalement hors de la
portée d'une analyse positive — l'église de Rome prend de l'œuvre d'Augustin ce qui est positif, les
affirmations sur la grâce, et laisse ce qui est spéculatif et invérifiable, les théories de la prédestination.
La méthode de l'église de Rome, dans l'histoire du développement de la pensée de l'église, c'est
de garder le minimum nécessaire et suffisant. C'est une méthode sobre. C'est la méthode qui,
aujourd'hui plus que jamais, nous paraît la plus opportune.
Ce qui est nécessaire et suffisant : l'expression se trouve dans le paragraphe que nous venons de
lire.

A propos du péché originel, et de sa " transmission ", une question avait été posée par Augustin,
et par d'autres, notamment par Jérôme. Une discussion s'était engagée, entre Augustin et Jérôme, sur ce
problème. En effet, si aujourd'hui Dieu est le seul créateur de ces êtres nouveaux qui sont conçus, les
enfants des hommes, si l'âme humaine qui commence d'exister à la conception est créée par Dieu seul,
si Dieu seul peut créer cette substance spirituelle qui est l'âme humaine, alors comment comprendre
que le péché originel soit " transmis " des parents aux enfants ?
Jérôme soutenait que Dieu est créateur, aujourd'hui, des âmes humaines qui commencent d'exister
à la conception. Augustin lui répond que, dans ces conditions, il ne comprend plus comment on peut
penser que le péché originel soit " transmis " par les parents.
Nous avons traduit les textes qui concernent cette discussion dans un ouvrage antérieur 596. Nous
n'y reviendrons pas ici.
Le 23 août 498, le pape Anastase écrit aux évêques de la Gaule une lettre clans laquelle il touche
à ce problème : " Certains hérétiques affirment que ce sont les parents qui donnent le souffle de l'âme
vitale... Comment donc, à l'encontre de l'affirmation divine selon laquelle l'âme est créée à l'image de
Dieu, peuvent-ils penser que l'âme se répand et se communique par l'union de l'homme et de la femme
(hominum permixtione), alors que l'âme vient de celui qui dès le commencement a fait cela, et que cette
action aujourd'hui même ne cesse pas d'opérer, comme il le dit lui-même : " Mon père est à l'œuvre
jusqu'à maintenant, et moi aussi j'opère "
(Jn 5, 17)597?"
Il est très remarquable que le pape Anastase invoque le texte de Jn 5, 17 pour soutenir la doctrine
de la création continuée des âmes nouvelles qui n'existaient pas hier et qui sont créées aujourd'hui, lors
de chaque conception.
Cette doctrine est conforme à l'enseignement de Ieschoua concernant l'enfance, le privilège de
l'enfance : " Si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des
deux... " (Mt 18, 3). " Leurs messagers dans les cieux continuellement voient la face de mon père qui
est dans les cieux... " (Mt 18, 10).
Les enfants sortent des mains de Dieu créateur. Ils sont nouveaux. Ils ne sont pas encore abîmés.
Le privilège de l'enfance n'est pas seulement moral, il est ontologique. C'est du point de vue de l'être
que l'enfance comporte un privilège.

596
La Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne, deuxième partie, chap. 6, l'origine de l'âme, p.
577 et s. Paris, éd. du Seuil, 1962.
597
ES 360.
371

CONCILE D'ORANGE (529)

Le 3 juillet 529, Césaire, évêque d'Arles en Provence, réunit à Orange, en Provence toujours,
treize autres évêques de la région, à l'occasion de la dédicace de la basilique d'Orange. Les quatorze
évêques présents proclamèrent leur accord sur les affirmations suivantes, qui résultaient d'un long
travail antérieur, et qui seront reçues par l'église de Rome.
" Il nous est revenu qu'il y a des gens qui, au sujet de la grâce et du libre arbitre, par simplicité
d'esprit, ont des opinions qui sont peu prudentes, et qui ne veulent pas penser conformément à la norme
de la foi catholique.
" Et c'est pourquoi, selon l'avertissement et l'autorité du siège apostolique, il nous a paru juste et
raisonnable de souscrire de nos propres mains quelques chapitres, en petit nombre, qui nous ont été
transmis par le siège apostolique, chapitres qui contiennent la synthèse, tirée par les anciens pères, des
livres des écritures saintes, dans l'affaire présente, pour enseigner ceux qui pensent autrement qu'il ne le
faut; ces chapitres doivent être observés par tous.
" I. Si quelqu'un dit que, par le coup de la transgression 598 d'Adam, l'homme n'a pas été tout
entier, c'est-à-dire selon le corps et l'âme, changé en pire 599 mais s'il croit que le corps seul a été soumis
à la corruption, tandis que la liberté de l'âme durait, subsistait sans être blessée, il est trompé par l'erreur
de Pélage, et il est en opposition avec l'Écriture qui dit : " L'âme qui a péché, c'est elle qui mourra 600 "
et : " Ne savez-vous pas que, celui auquel vous vous livrez vous-mêmes comme esclaves, pour lui
obéir, vous êtes les esclaves de celui auquel vous obéissez 601... " et : " Celui auquel on s'est soumis, de
celui-là on est esclave " (2 P 2,19).
" 2. Si quelqu'un affirme qu'à Adam seul sa transgression a nui, et non pas aussi à sa
descendance; ou s'il convient que, certes, la mort (seulement) du corps, qui est la peine du péché, mais
non pas le péché lui-même, qui est la mort de l'âme, est passé par un seul homme dans tout le genre
humain, il attribuera une injustice à Dieu, et contredira l'apôtre qui dit : " Par un seul homme le péché
est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi à tous les hommes la mort est passée, — en
qui602 tous ont péché... "

Arrêtons-nous un instant sur ces deux premiers chapitres, articles ou " canons " du concile
d'Orange, avant de poursuivre la lecture des autres articles consacrés à la doctrine de la grâce.
Les pères du concile d'Orange, comme ceux de Carthage en 418, comme l'ensemble des pères
latins et des pères grecs, comme les pères du concile de Trente, comme l'ensemble des théologiens
chrétiens jusqu'au début du xxe siècle, prennent " Adam " pour un nom propre, et donc pour un individu
singulier.
Mais tandis que les pères réunis à Carthage en 418 insistaient, contre les pélagiens, sur le fait que
" Adam " était mort physiquement à cause du péché, et condamnaient la doctrine pélagienne selon
laquelle, qu'Adam ait péché ou non, il devait de toute façon mourir corporellement, puisque la mort est
598
En latin : praevaricatio, que les traducteurs rendent par prévarication. Praevaricatio vient du verbe praevaricor, qui
vient lui-même de prae et varico, qui signifie : écarter beaucoup les jambes. Varus signifie : tourné en dehors, cagneux, qui
a les genoux tournés en dedans; et les pieds tournés en dehors. Praevaricor signifie : s'écarter de la ligne droite, dévier. En
somme, c'est: la traduction du grec amartia.
599
Citation D'AUGUSTIN, De nuptiis et concupiscentia 2, 34.
600
Ez 18, 20 : " L'âme qui pèche, c'est elle qui mourra. Le fils ne portera pas de responsabilité dans la faute de son père... "
601
Rm 6, 16. Le texte poursuit : " ... soit du péché pour la mort, ou bien de l'obéissance, pour la vie... " La construction de la
phrase n'est pas correcte en français, mais en grec non plus.
602
Rm 5, 12. Les pères du concile d'Orange, comme saint Augustin, lisent : in quo omnes peccaverunt, " en qui tous ont
péché ", c.à.d.: tous ont péché dans cet homme unique par lequel le péché est entré dans le monde. Le texte grec de la lettre
de Paul porte, nous l'avons déjà vu : eph' hô pantes bèmarton : " parer que tous ont péché."
372

une conséquence de la constitution naturelle de l'homme, — les pères du concile d'Orange, en 529,
insistent sur l'aspect inverse de la même question : ce n'est pas seulement le corps qui est voué à la
corruption à cause du péché, c'est aussi l'âme qui a été lésée; la liberté humaine a été lésée par le péché.
Dans le deuxième " canon ", les pères d'Orange condamnent ceux qui disent que le péché d' "
Adam " n'a nui qu'à lui-même, et non à sa descendance; ceux qui admettent que le péché d' " Adam " a
provoqué la mort " du corps ", mais non la mort de l'âme, qui est le péché.
Par ces deux corrections, les pères d'Orange se rapprochent considérablement du sens authentique
du texte hébreu et retrouvent, malgré les difficultés qui résultent des traductions, le sens biblique.
En effet, nous l'avons vu, adam en hébreu n'est pas un nom propre, et en conséquence, le péché
d'adam ce n'est pas le péché d'un individu singulier qui s'appelait " Adam ", mais c'est le péché de
l'homme, ou de l'humanité. En conséquence, en effet, le péché d' " Adam " n'a pas nui à lui seul,
puisqu'en réalité, selon le texte hébreu inspiré (car ce ne sont pas les contresens qui sont inspirés), le
péché de l'homme est bien un péché qui nuit à l'humanité entière, et non pas seulement à un individu
singulier. De même pour la mort. Nous avons vu que la mort, dans la tradition biblique, ce n'est pas
seulement la mort empirique, physiologique, mais aussi la mort prise dans un autre sens, dont Paul fait
état dans les lettres dont nous avons cité des passages. Là encore, les pères d'Orange corrigent ce que la
perspective des pères de Carthage avait d'étroit : la mort d' " Adam ", c'est-à-dire la mort de l'homme ou
de l'humanité, ce n'est pas seulement la mort prise en un sens empirique, c'est aussi la mort de l'âme,
mors animae disent les pères d'Orange. Et en effet cette mort spirituelle est bien passée dans l'humanité
entière, comme nous pouvons le constater aujourd'hui.
Les pères d'Orange ont donc fait éclater une perspective trop étroite, et malgré le contresens sur
le texte de la lettre de Paul aux Romains, orientent la pensée théologique dans une direction qui est plus
conforme au fond de la pensée biblique.

Revenons maintenant aux autres articles du concile d'Orange consacrés à la grâce. " 3. Si
quelqu'un dit que la grâce de Dieu peut être conférée par l'invocation (par la prière) humaine, mais que
ce n'est pas la grâce elle-même qui fait que Dieu soit invoqué par nous, il dit le contraire de ce que dit
le prophète Isaïe, ou l'apôtre (Paul) qui dit la même chose : " J'ai été trouvé par ceux qui ne me
cherchaient pas; je me suis manifesté à ceux qui ne m'interrogeaient pas603. "
" 4. Si quelqu'un prétend que, pour que nous soyons purifiés du péché, Dieu attend notre volonté;
et s'il ne reconnaît pas que, même pour vouloir être purifiés, il faut qu'il y ait en nous l'infusion et
l'opération du saint esprit, — il résiste à l'esprit saint lui-même qui dit par la bouche de Salomon : " La
volonté est préparée par le seigneur 604 " et à l'apôtre (Paul) qui enseigne sainement : " C'est Dieu qui
opère en vous et le vouloir et l'agir comme il lui semble bon " (Ph 2, 13).
'' 5. Si quelqu'un dit que le commencement même de la foi, tout comme son augmentation, sa
croissance, et la disposition morale elle-même qui nous conduit à croire (par quoi nous croyons en celui
qui justifie l'impie, et parvenons à la régénération du saint baptême), si donc quelqu'un dit que ce
commencement de la foi, tout comme son augmentation, ne provient pas d'un don de la grâce (c'est-à-
dire par l'inspiration de l'esprit saint qui redresse notre volonté et la fait passer de l'absence de foi à la
foi, de l'impiété à la piété); mais s'il dit que cela se trouve naturellement en nous, naturaliter nobis

603
Is 65, 1. J. Koenig traduit ainsi le même texte à partit de l'hébreu : " J'ai été accessible à ceux qui ne me consultaient pas,
j'ai été à la portée de ceux qui ne me recherchaient pas, j'ai dit : " me voici, me voici " à une nation qui n'invoquait pas mon
nom. J'ai tendu mes mains tout le jour vers un peuple rebelle qui marche sur la voie mauvaise... " Le texte n'est pas du
prophète Isaïe du viiie siècle avant notre ère, mais d'un prophète inconnu postérieur à l'exil. Il est cité par Paul, Rm 10, 20.
604
Pr 8, 55. Dans la traduction grecque des Septante. Le texte hébreu donne : " Car celui qui me trouve a trouvé la vie et a
obtenu la faveur de Yahweh ". Le livre des " Proverbes " est un recueil dont les auteurs sont inconnus et dont la date de
composition se situe autour de l'exil, vie-ve siècles avant notre ère.
373

inesse, — il démontre qu'il est l'adversaire des doctrines qui nous viennent des apôtres, puisque le
bienheureux Paul dit : " J'ai confiance que celui qui a commencé en vous une œuvre bonne l'achèvera
(la conduira à son terme) jusqu'au jour du christ Jésus " (Philippiens 1, 6); et aussi ceci : " Car à vous il
a été donné par grâce (echaristhè) ce qui est pour le christ, non seulement le fait de croire en lui mais
aussi le fait de souffrir pour lui » (Ph 1, 29); et encore : " C'est par la grâce (tè chariti) que vous êtes
sauvés, en passant par (dia) la foi; et cela ne vient pas de vous; c'est de Dieu qu'est le don " (Ep 2, 8).
" Ceux qui disent que la foi, par laquelle nous croyons en Dieu, est naturelle (naturalem),
définissent par là même que tous ceux qui sont étrangers à l'église du christ sont d'une certaine manière
fidèles.
" 6. Si quelqu'un dit que la miséricorde (de Dieu) nous est accordée divinement, à nous qui, sans
la grâce de Dieu, croyons, voulons, désirons, faisons effort, travaillons, prions, veillons, étudions,
demandons, cherchons, frappons à la porte; — mais ne reconnaît pas que c'est au contraire pour que
nous croyions, pour que nous voulions, pour que nous soyons capables de faire tout cela comme il faut,
qu'il y a en nous l'infusion et l'inspiration de l'esprit saint; si quelqu'un subordonne l'aide de la grâce ou
bien à l'humilité ou bien à l'obéissance humaine, mais n'admet pas que c'est pour que nous soyons
obéissants et humbles que ce don de la grâce nous a été accordé, — il résiste à l'apôtre (Paul) qui dit : "
Qu'as-tu, que tu n'aies reçu 605 "; et : " C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis 606... "
" 7. Si quelqu'un affirme que, par la vigueur de la nature, on peut penser comme il convient ou
choisir quelque chose de bien qui concerne le salut de la vie éternelle, ou bien que l'on peut consentir à
la prédication du salut, c'est-à-dire la prédication évangélique, sans l'illumination et l'inspiration de
l'esprit saint, qui donne à tous la douceur (suavitas) dans le consentement à la vérité et dans Tacite de
croire à la vérité, — celui qui affirme cela est trompé par un esprit hérétique; il ne comprend pas la
parole de Dieu qui dit dans l'évangile : " sans moi vous ne pouvez rien faire 607 "; et cette parole de
l'apôtre : " Non pas que, par nous-mêmes nous soyons suffisants pour penser quelque chose comme si
cela venait de nous, mais notre suffisance vient de Dieu608... "
" 8. Si quelqu'un prétend que peuvent venir à la grâce du baptême, les uns par la miséricorde (de
Dieu), les autres par leur libre arbitre, — ce libre arbitre dont il est certain qu'il est vicié chez tous ceux
qui sont nés de la transgression du premier homme —, il prouve qu'il est étranger à la foi droite. Celui
qui dit cela en effet affirme que ce n'est pas chez tous les hommes que le libre arbitre a été affaibli par
le péché du premier homme; ou bien alors il pense que le libre arbitre a été blessé de telle sorte que
certains hommes sont cependant capables, sans la révélation de Dieu, de conquérir le mystère du salut
éternel par eux-mêmes.
" Combien cela est contraire (à la foi droite), le seigneur lui-même le prouve, lui qui atteste qu'il
n'y a pas quelques hommes qui peuvent, mais que personne ne peut venir à lui si ce n'est " celui que le
605
I. Co 4, 7. L'un des textes décisifs lors de la polémique anti-pélagienne. Le texte de Paul se poursuit : " ... Si tu as reçu,
pourquoi te glorifier comme si tu n'avais pas reçu ?"
606
1 Co 15, io. Le texte continue : " ... et la grâce de Dieu qui m'a été accordée n'a pas été vaine, vide, mais j'ai travaillé plus
que tous les autres, non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi... "
607
Voici le texte complet d'où est tirée la phrase citée : " Moi je suis la vigne, la véritable, et mon père est le cultivateur.
Toute branche en moi qui ne porte pas de fruit, il l'enlève, et toute branche qui porte fruit, il la purifie (il l'émonde) afin
qu'elle porte davantage de fruits... Restez en moi, et moi en vous. De même que la branche de la vigne ne peut pas porter de
fruit d'elle-même, si elle ne reste pas dans la vigne, ainsi vous non plus, si vous ne restez pas en moi. Moi je suis la vigne, et
vous, vous êtes les branches. Celui qui reste en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits, car sans moi vous ne
pouvez rien faire. Si quelqu'un ne reste pas en moi, il est jeté dehors, comme la branche, et il se dessèche... " (Jn 15, 1 s.).
C'est en effet ce que l'expérience confirme depuis bientôt 20 siècles.
608
Voici le texte complet d'où cette citation est tirée : " Nous avons cette assurance, cette confiance, par le christ en Dieu.
Non pas que nous soyons par nous-mêmes suffisants pour penser quelque chose comme venant de nous, mais notre
suffisance vient de Dieu, lui qui nous a tendus capables d'être les serviteurs de la nouvelle alliance, non pas de la lettre, mais
de l'esprit... " 2 Co 3, 4 s.
374

père aura attiré " (Jn 6, 44), comme il le dit aussi à Pierre : " Tu es heureux, Simon bar-Iôna, car la
chair et le sang ne te l'ont pas révélé, mais mon père qui est dans les deux " (Mt 16, 17); et aussi
l'apôtre : " Personne ne peut dire : il est kurios, seigneur, Jésus, — si ce n'est dans l'esprit saint " (1 Co
12, 3)... "

L'évêque d'Arles, Césaire, à la suite de ces " canons " qui écartaient des doctrines que
l'orthodoxie estimait incompatibles avec l'enseignement des livres de la nouvelle alliance, et à la suite
d'autres articles où la pensée de l'orthodoxie était exposée d'une manière positive, concluait en ces
termes :
" Et ainsi, conformément aux assertions citées plus haut des saintes écritures ou aux définitions
des anciens pères, nous devons, Dieu nous étant favorable, enseigner et croire que par le péché du
premier homme le libre arbitre a été dévié et affaibli de telle sorte que personne par la suite n'a pu ou
bien aimer Dieu comme il faut, ou bien croire en Dieu, ou bien réaliser pour Dieu ce qui est bon, si ce
n'est que la grâce de la pitié de Dieu n'est venue la première et ne l'a précédé...
" Nous croyons aussi ceci, conformément à la foi catholique : après avoir reçu la grâce par le
baptême, tous les baptisés, le christ aidant et coopérant, peuvent et doivent accomplir ce qui concerne
le salut de l'âme, s'ils veulent avec fidélité y travailler. Que quelques-uns soient prédestinés au mal par
la puissance divine, non seulement nous ne le croyons pas, mais bien plus, s'il y a des gens qui veuillent
croire une telle horreur, nous leur disons " anathème " avec toute notre exécration, cum omni
detestatione illis anathema dicimus.
" Nous professons aussi sainement et nous croyons ceci : dans toute œuvre bonne, ce n'est pas
nous qui commençons, pour être ensuite aidés par la pitié de Dieu, mais c'est lui qui, le premier, sans
qu'aucun bon mérite de notre part ne précède, c'est lui qui nous inspire et la foi et l'amour de lui-même
afin que nous recherchions avec foi les mystères du baptême et pour que nous puissions, après le
baptême, avec son aide, accomplir ce qui lui est agréable 609. "

Comme le document composite que nous avons traduit précédemment, le concile d'Orange de
529 expose la métaphysique chrétienne de l'action humaine : la priorité créatrice de la grâce, la
coopération de l'homme.
Le problème de fond est bien métaphysique, et non pas seulement moral. Nous l'avons vu lorsque
nous avons abordé la doctrine orthodoxe de l'incarnation : ce que l'orthodoxie a rejeté dans la doctrine
de Nestorius, c'est que Nestorius comprenait l'homme à part du logos dans la personne de Jésus de
Nazareth. Ici, de même, pour la doctrine des relations entre la grâce et la liberté humaine, ce que les
pères d'Orange et le pape de Rome rejettent, c'est l'idée que la liberté humaine pourrait avoir une
activité propre à part du don de la grâce créatrice et sanctificatrice.
Dans certaines hérésies christologiques, l'homme Jésus était compris comme créé avant de
recevoir l'investiture du logos. De même ici, ce que l'orthodoxie rejette, c'est l'idée que l'homme seul ait
l'initiative de cette genèse par laquelle il va devenir créature nouvelle. La grâce viendrait après, elle se
surajouterait. L'orthodoxie professe que la grâce est absolument première, il n'y a pas d'abord l'homme
seul, et puis ensuite l'homme doté de la grâce.
Comme l'avaient vu certains docteurs latins, il y a bien une affinité profonde entre le
pélagianisme et le nestorianisme. Dans les deux cas on sépare ce qui ne doit pas être séparé, ni
confondu : ce qui est de Dieu et ce qui est de l'homme. Et on accorde une certaine antériorité à ce qui
est de l'homme, dans la conception de Jésus homme, et dans la première initiative de la liberté
humaine.

609
Concile d'Orange, 529; ES 370 et s.
375

SAINT BERNARD

Bernard est né à Fontaines-lès-Dijon en 1090. A l'âge de vingt-deux ans, il entrait au monastère


de Cîteaux. Il y reste trois ans. En 1115 il est chargé de fonder le monastère de Clairvaux. La
communauté monastique de Clairvaux essaime à son tour.
Parmi les œuvres de saint Bernard de Clairvaux il existe un traité De la grâce et du libre arbitre,
écrit vers 1127. Bernard avait donc environ trente-sept ans.
Dans ce traité, Bernard répond à une question qui lui avait été posée : si c'est la grâce de Dieu qui
opère en nous, que fait donc notre libre arbitre ?
Bernard répond : le libre arbitre ? Il est sauvé. Enlève le libre arbitre, et il ne restera plus rien qui
puisse être sauvé. Enlève la grâce, et il n'y aura rien d'où puisse venir le salut. Cette œuvre, le salut, ne
peut se réaliser, s'effectuer, sans ces deux choses : la liberté humaine et la grâce de Dieu. La grâce de
Dieu, c'est ce par quoi le salut est opéré. La liberté humaine, c'est ce à quoi le salut est accordé, ou
encore ce en quoi le salut s'opère. Dieu est l'auteur du salut. Le libre arbitre, il est seulement capable du
salut. Donner le salut, Dieu seul le peut. Recevoir le salut, seul le peut le libre arbitre. Ce qui est donné
par Dieu seul, ce qui est donné au seul libre arbitre, ne peut pas plus être sans le consentement de celui
qui reçoit, que sans la grâce de celui qui donne. Et c'est pourquoi l'on dit qu'à la grâce qui opère en
nous le salut, le libre arbitre coopère, tandis qu'il consent; c'est-à-dire, tandis qu'il est sauvé. Car
consentir, c'est être sauvé610.
A la fin de son traité de la grâce et du libre arbitre, Bernard pose la question : qu'est-ce qui
revient à la grâce, qu'est-ce qui revient au libre arbitre dans l'œuvre du salut ? Et il montre que,
justement, il ne faut pas séparer, il ne faut pas dissocier. Il faut distinguer mais non séparer, car la grâce
et le libre arbitre ne travaillent pas à part l'un de l'autre, pas plus que, dans l'unique personne du christ,
l'humanité du christ n'est à part de la divinité, l'opération humaine du christ à part de l'opération divine.
Les natures et les opérations ne sont pas confondues, elles restent distinctes, mais elles ne sont pas non
plus séparées. Et, nous l'avons vu, l'orthodoxie consiste à ne sacrifier aucune des deux.
Quoi donc, écrit saint Bernard, est-ce que l'œuvre du salut est tout entière l'œuvre du libre arbitre,
est-ce que tout le mérite en revient au libre arbitre, parce qu'il consent ? Loin de là 1 Car le
consentement lui-même, en quoi consiste tout son mérite, ne vient pas de lui. Car nous ne sommes pas
suffisants pour seulement penser quelque chose de nous-mêmes (et penser, c'est moins que consentir),
comme si cela était tiré de nous-mêmes. Ce que je vous dis là, écrit saint Bernard, ce ne sont pas mes
propres paroles : ce sont celles de l'apôtre Paul, qui attribue tout ce qui peut être bon, c'est-à-dire le
penser, le vouloir, l'achever, à Dieu, et non pas à son propre libre arbitre. Si donc Dieu opère ces trois
choses en nous : penser ce qui est bien, vouloir, et faire, la première des trois, il l'opère en nous sans
nous ; la seconde, avec nous; la troisième, par notre intermédiaire. En envoyant en nous une pensée
bonne, il nous prévient (au sens latin : il vient avant, il nous précède, praevenit) ; en modifiant, en
transformant notre mauvaise volonté, il se l'attache par le consentement... Jamais nous ne pouvons nous
prévenir, nous précéder, nous anticiper nous-mêmes. Celui (= Dieu) qui ne trouve personne qui soit
bon, ne sauve personne qu'il n'ait prévenu, précédé, anticipé. C'est donc de Dieu, sans aucun doute, que
provient l'origine (exordium) de notre salut. Et cette origine radicale, qui est de Dieu, elle est sans notre
intermédiaire, elle n'est même pas avec nous. Le consentement, lui, et l'œuvre, la réalisation, quoiqu'ils
ne viennent pas de nous (ex nobis : nous n'en, sommes pas l'origine radicale), cependant ils ne sont pas
sans nous611.
610
BERNARD DE CLAIRVAUX, De gratia et libero arbitrio, chap. i. Nous traduisons librement et nous résumons; nous ne
mettons donc pas de guillemets.
611
BERNARD DE CLAIRVAUX, De gratia et libero arbitrio, chap. 14.
376

Et saint Bernard ajoute (c'est un texte que Maurice Blondel aimait à citer) :
Il faut faire attention, lorsque nous sentons que ces opérations sont mises en œuvre d'une manière
invisible en nous-mêmes, et avec nous, il faut faire attention à ne pas attribuer ces opérations à notre
volonté qui est infirme, ni à une nécessité qui viendrait de Dieu : il n'y en a pas, elle n'existe pas. Mais
il faut l'attribuer à la grâce. C'est elle qui excite, qui suscite le libre arbitre, lorsqu'elle sème en nous une
pensée. C'est elle qui soigne, lorsqu'elle transforme notre affectivité. C'est elle qui fortifie, pour nous
conduire jusqu'à l'acte. C'est elle qui conserve, afin qu'aucune déficience ne se fasse sentir.
Mais la grâce opère avec le libre arbitre, de telle sorte que, d'abord, elle le prévienne, elle le
précède; ensuite elle l'accompagne. Elle le prévient, elle le précède, pour qu'il puisse coopérer avec
elle. De telle sorte que, ce qui est commencé par la grâce seule, est achevé par la grâce et la liberté
humaine : dans une symbiose (mixtim) et non pas chacun à part (non singillatim); en même temps,
simultanément (simul) et non pas chacun à son tour (non victis), ils opèrent par des progrès qui se
suivent un à un. Non pas d'un côté, à part, en partie (partim) la grâce, et de l'autre côté, en partie, le
libre arbitre, mais c'est la totalité qu'ils accomplissent entièrement, la grâce et le libre arbitre, chacun à
sa place, par une opération indivise. Le libre arbitre réalise tout, et la grâce réalise tout. Mais comme la
totalité de l'œuvre s'opère en lui, le libre arbitre, ainsi la totalité de l'œuvre provient d'elle, la grâce 1.
Ce que saint Bernard dit à rencontre de ceux qui séparent l'œuvre de la grâce en nous et l'œuvre
de la liberté humaine — l'opération de Dieu et l'opération de l'homme — quitte à privilégier l'une au
dépens de l'autre, à sacrifier l'une à l'autre, — c'est déjà ce que saint Cyrille d'Alexandrie et les pères
orthodoxes disaient à rencontre de Nestorios qui séparait dans le christ ce qui est de Dieu et ce qui est
de l'homme.
Le mot mixtim qu'emploie saint Bernard pour désigner l'hymen entre l'opération divine et
l'opération humaine dans l'homme, recouvre, qu'il le sache ou non, le mot grec mixis que les pères grecs
avaient employé, d'une manière imprudente d'ailleurs, car il ne s'agit pas d'un mélange, il s'agit d'une
union.
En somme, la théorie de la grâce et de la liberté humaine reproduit la théorie de l'incarnation, ce
qui est normal, puisque le but de l'incarnation c'est de conduire la liberté humaine jusqu'à la
participation à la vie divine.
On retrouve donc, à propos des rapports entre la grâce et la liberté humaine, les mêmes tendances
que celles que nous avons vues à l'œuvre à propos des natures et des opérations, divine et humaine, du
christ : ceux qui privilégient la nature divine, l'opération divine, au dépens de la nature humaine et de
l'opération humaine; et qui sacrifient la réalité de la nature humaine et de l'opération humaine à la part
divine dans le christ. Et ceux qui, tout au contraire, sacrifient la part divine, l'opération divine.
L'orthodoxie consiste à ne sacrifier ni la part divine ni la part humaine, mais au contraire à
montrer comment dans l'union, l'activité humaine, bien loin d'être abolie, sacrifiée ou amoindrie, est au
contraire exaltée, achevée, et divinisée.

Au xviie siècle, le père Malebranche, de l'Oratoire, professe que les êtres créés, et l'homme en
particulier, n'ont aucune efficacité causale propre. " Dieu ne communique sa puissance aux créatures
qu'en les établissant causes occasionnelles pour produire certains effets...612 "
Dieu seul est efficace, Dieu seul est cause. Les êtres créés n'ont aucune causalité propre, aucune
énergie propre. Ce que professe Malebranche, c'est donc un " monoénergisme " qui applique à l'homme
ce que les théoriciens de l'unique opération dans le christ appliquaient au verbe incarné.
Une fois encore, nous constatons les analogies entre telle hérésie christologique, et telle
anthropologie.

612
MALEBRANCHE, Méditations chrétiennes, Œuvres X, 55.
377

Il est inutile de rappeler ici que l'anthropologie du père Malebranche, qui refuse à l'homme toute
causalité propre, a soulevé une réaction très violente. Si l'on pose en principe qu'il ne peut y avoir que
la causalité efficace divine, ou la causalité efficace humaine; qu'il faut choisir entre l'une ou l'autre;
alors certains préféreront, contre le père Malebranche, choisir l'hypothèse qui sauve la causalité
efficace de l'homme, c'est-à-dire l'athéisme.
La christologie orthodoxe, et l'anthropologie chrétienne orthodoxe, consistaient précisément à
écarter cette alternative, et à dire : il n'y a pas à choisir entre la causalité efficace de Dieu ou la causalité
efficace de l'homme. Il y a à comprendre comment la causalité créatrice efficace de Dieu a créé des
êtres qui sont capables de causalité efficace propre : c'est cela la création.

L'orthodoxie en ce domaine est représentée par saint Thomas d'Aquin, au xiii e siècle, et par
Maurice Blondel, au xxe siècle.
Thomas d'Aquin insiste sur l'efficacité propre des causes secondes. Thomas déclare qu'elle est "
sotte ", stulta, la théorie de ceux qui prétendent que Dieu opère toutes choses immédiatement en sorte
que rien d'autre n'est plus cause de rien. Cette position est stupide parce qu'elle détruit l'ordre de
l'univers et l'opération propre des êtres613.
St-Thomas ajoute : Si Dieu a communiqué ainsi un pouvoir réel et efficace aux êtres créés, ce
n'est pas par indigence, ce n'est pas parce que Dieu aurait eu besoin de causes autres que lui-même pour
créer. Mais cela provient de sa bonté : Dieu a voulu conférer aux autres êtres, aux êtres créés, la dignité
d'être causes, dignitatem camandi 614.
Ailleurs, et plus tard, frère Thomas revient sur ce problème métaphysique capital. Les êtres créés,
écrit-il, tendent à ressembler à Dieu aussi en ce qu'ils sont causes d'autres êtres. C'est là l'ultime
perfection qui peut être conférée à un être créé : la perfection de devenir cause d'autres choses615.
A l'encontre de tout " occasionnalisme ", Thomas maintient que la causalité des êtres inférieurs
ne doit pas être attribuée à la puissance divine de telle manière que soit soustraite la causalité propre
aux agents inférieurs616.
Si Dieu a communiqué aux autres êtres sa ressemblance quant à l'exister, il est normal qu'il leur
ait communiqué aussi sa ressemblance quant à l'agir, en sorte que les êtres créés puissent avoir leurs
actions propres, proprias actiones617.
Retirer aux êtres créés leur agir propre, c'est retrancher à la divine bonté618.
Il peut y avoir, il y a coopération de la causalité divine et de la causalité humaine pour obtenir le
même effet. Le même effet n'est pas attribué à la cause naturelle et à la puissance divine par un partage,
quasi parti m, comme si l'effet résultait pour une part de Dieu et pour une part de l'agent naturel, quasi
partim a Deo et partim a naturali agente. Mais tout entier, totus, l'effet procède de l'un et de l'autre
selon des modalités différentes619.
On le voit : pour traiter des relations entre l'efficacité causale divine et l'efficacité causale
humaine, Thomas reprend — le sachant ? — les expressions mêmes de saint Bernard lorsqu'il traite de
la grâce et de la liberté humaine.
On voit les analogies profondes entre la doctrine christologique orthodoxe et la métaphysique
orthodoxe de l'action humaine. De même que l'orthodoxie a rejette la thèse de ceux qui prétendaient

613
THOMAS D'AQUIN, II Sent., d. 1, q. 1, a. 4, solutio.
614
Ibid., à. 1, q. 1, a. 4, ad primum.
615
Sum. contra Gent., III, 21.
616
Ibid., III, 69.
617
Ibid.
618
Ibid.
619
Ibid., III, 70.
378

que dans le christ il n'y a qu'une seule opération, une seule volonté, la philosophie chrétienne de
l'homme rejette la doctrine selon laquelle l'homme n'aurait pas d'opération propre, selon laquelle Dieu
seul serait opérant.
Nous avons exposé ailleurs la doctrine de Maurice Blondel sur l'efficacité propre de l'action
humaine620.

Nous avons vu — et on l'avait remarqué depuis bien longtemps — que l'histoire des hérésies
poursuit un rythme alternant, allant, si l'on peut dire, d'un extrême à l'autre, d'un excès à l'autre.
L'hérésie modaliste consistait à n'admettre aucune distinction objective, réelle, entre Dieu père, Dieu
logos, et Dieu esprit, à réduire les termes de père, de fils et d'esprit saint à n'être que des dénominations
extrinsèques sans correspondance avec la réalité objective visée. L'arianisme a consisté à faire du logos
un être autre que Dieu, par nature et par substance. On a fini, comme l'écrivait Denys le pape de Rome
à Denys l'évêque d'Alexandrie, on a fini par s'orienter vers le trithéisme. — Nestorius distinguait
l'homme du logos en Jésus, de telle sorte que l'union entre Dieu et l'homme n'apparaissait plus que
comme extrinsèque, morale, juridique, et purement nominale. Eutychès au contraire fondait l'une
dans l'autre la nature divine et la nature humaine en sorte que la distinction des deux natures ne
subsistait plus. — Pélage et ses amis insistaient, à juste titre, sur la valeur et la puissance de la liberté
humaine. Mais ils ne laissaient plus apercevoir suffisamment la place, la priorité, l'efficacité de la
liberté de Dieu, qui s'appelle la grâce. Martin Luther va aller en sens inverse de Pélage. Il va affirmer
puissamment, à la suite de saint Augustin, la primauté de la grâce de Dieu. Mais il ne va pas laisser la
place et l'efficace propre de la liberté humaine, de l'activité humaine, de l'opération humaine, de la
coopération de l'homme dans l'œuvre de la sanctification. Martin Luther va constituer, en
anthropologie, une sorte de monoénergisme ou monothélisme qui n'est pas sans parenté avec ce que
nous avons vu en christologie : ceux qui professaient que dans le christ il n'y a qu'une seule opération,
une seule volonté, l'opération et la volonté de Dieu.
Dans la doctrine luthérienne de la rédemption, Dieu seul opère.
L'homme ne coopère pas activement. Il n'a pas son opération propre.
Dans cette affaire de la grâce et de la liberté humaine, exactement comme en christologie, on peut
sacrifier la part de Dieu ou sacrifier la part de l'homme. En christologie, nous l'avons vu, si l'on sacrifie
la part de Dieu, on obtient un christ qui n'est qu'un homme éminent, un prophète, adopté par Dieu. Si
l'on sacrifie la part de l'homme, on obtient un christ qui n'est que Dieu, mais non pas homme, dans
lequel l'acte d'intelligence est l'acte de Dieu seul, l'opération et le vouloir ceux de Dieu seul.
Dans la théorie de la grâce, il en va de même. Si l'on sacrifie la part de Dieu, on obtient l'hérésie
de Pélage. Si l'on sacrifie la part de l'homme, on obtient l'hérésie de Luther.
L'orthodoxie, en christologie comme dans cette affaire de la grâce et de la liberté, consiste à ne
sacrifier ni la part de Dieu ni la part de l'homme, mais à montrer comment Dieu opère, le premier, et
comment l'homme coopère. L'opération de l'homme n'est pas écrasée ni diminuée par le don créateur de
Dieu, mais au contraire exaltée, développée, et divinisée, sans confusion des opérations. La rédemption
n'est pas un procès qui se termine par une amnistie, mais une régénération, une guérison, et un
achèvement, une divinisation réelle et non métaphorique.

LE CONCILE DE TRENTE 621

620
Introduction à la métaphysique de Maurice Blondel, chap. 14, Paris, éd. du Seuil, 1963.
621
Nous reparlerons plus loin du concile de Trente et des circonstances dans lesquelles il a été convoqué. Nous lisons
simplement ici ce qui reprend les définitions précédentes.
379

Lors de la cinquième session, le 17 juin 1546, les pères du concile de Trente formulèrent ce qu'ils
entendaient par péché originel :

1. "Si quelqu'un ne reconnaît et ne professe pas que le premier homme, Adam, lorsqu'il eut
transgressé le commandement de Dieu dans le paradis, aussitôt a perdu la sainteté et la justice dans
laquelle il avait été constitué; que par le coup de cette transgression il a encouru la colère et
l'indignation de Dieu, et par conséquent la mort, dont Dieu l'avait auparavant menacé, et avec la mort la
captivité sous le pouvoir de " celui qui ensuite a eu l'empire de la mort, c'est-à-dire le diable " (He 2,
14); que " Adam tout entier par ce coup de la transgression, quant au corps et quant à l'âme, a été
changé dans un état pire 622 ", — qu'il soit exclu (anathema sit). "
Dans ce premier article, les pères du concile de Trente expriment comment ils comprennent le
chapitre trois de la Genèse, tel qu'ils le lisent, dans les traductions latines dont ils disposent. Comme
l'ensemble des pères, latins et grecs, comme l'ensemble des grands docteurs du Moyen Age, ils
prennent " Adam " pour un nom propre et donc pour un individu singulier. Pour nous qui, au xx e siècle,
lisons les premiers chapitres du livre de la Genèse dans le texte hébreu, et qui nous nous rendons
compte qu'en hébreu le mot adam n'est pas un nom propre, le texte des pères du concile de Trente se
traduit donc de la manière suivante :
L'homme, ou l'humanité, n'a pas été créé criminel. Il n'est pas criminel par nature ou par
construction ou par création ou par constitution. Dans le dessein créateur de Dieu, l'homme est créé
pour la justice, c'est-à-dire pour la sainteté. Cette justice ou cette sainteté, en toute hypothèse, requiert
un consentement personnel de l'homme. Avant que l'homme ne devint criminel, il ne l'était pas. Dès
lors que l'homme est devenu criminel, il a cessé d'être juste et saint. Le crime ou plutôt les crimes de
l'homme ou de l'humanité ont bien entendu conduit l'homme ou l'humanité à un état pire qu'auparavant,
du point de vue physiologique et du point de vue psychologique, du point de vue intellectuel, spirituel,
politique, etc. A tous égards, le crime ou les crimes de l'homme ou de l'humanité ont conduit l'homme
ou l'humanité à un état qui est pire que celui qui précède ces crimes dont l'homme ou l'humanité est
pleinement responsable.
Voilà donc comment nous comprenons, comment nous traduisons, la formule que les pères ont
donnée au concile de Trente.
Nous remarquons que les pères du concile de Trente associent sanctitat, la sainteté, et justitia, la
justice, en quoi ils retrouvent, comme nous l'avons déjà dit, le sens authentique du mot hébreu tzedaka
qui a été traduit en latin par justifia et en français par " justice ", mais qui signifie plus et autre chose
que notre mot français " justice ".

2. " Si quelqu'un soutient que la transgression d'Adam n'a nui qu'à lui seul et non pas à sa
descendance; que la sainteté et la justice reçue de Dieu, qu'il a perdue, il l'a perdue pour lui seul et non
pas pour nous aussi; ou bien si quelqu'un soutient que cet être corrompu (inquinatum illum) par le
péché de la désobéissance a transmis la mort et les peines du corps seulement à tout le genre humain,
mais non pas aussi le péché, qui est la mort de l'âme, — qu'il soit exclu. Car il contredit à l'apôtre qui
dit : " Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et ainsi à tous les
hommes la mort est passée, en qui 623 tous ont péché624. "
Voici comment nous comprenons ce second paragraphe du décret des pères du concile de Trente
622
Citation du concile d'Orange, qui cite lui-même Augustin, cf. p. 607-608.
623
Même contresens que précédemment. Les pères du concile de Trente lisent la traduction latine de la lettre de Paul aux
Romains : in quo omnes peccaverunt, en qui tous ont péché, au lieu du grec : " parce que tous ont péché ".
624
Ce paragraphe reproduit purement et simplement le deuxième " canon " du concile d'Orange que nous avons traduit plus
haut, cf. p. 608.
380

concernant le péché originel.


Nous n'avons certes aucune tentation de penser qu'Adam n'a nui qu'à lui seul par son péché,
puisque nous constatons qu'en hébreu, dans la bible hébraïque, adam c'est l'homme ou l'humanité
entière. Il est bien évident dans ces conditions que le péché ou le crime ou la faute d'adam ce n'est pas
la faute d'un individu singulier et qui ne nuit qu'à lui seul. C'est la faute de l'homme ou de l'humanité,
dont elle porte les conséquences dans l'espace et dans le temps, jusqu'aujourd'hui.
Si l'on prend adam pour un nom propre, alors on peut être tenté de penser que le péché d' " Adam
" n'a nui qu'à lui seul. Ce n'est pas notre cas.
Deuxièmement, comme nous l'avons déjà vu à propos de cet article formulé par les pères du
concile d'Orange, nous ne sommes pas tentés de penser que le péché de l'homme ou de l'humanité a eu
pour conséquence de causer la mort physique ou empirique dans l'humanité, car nous ne pensons pas
que la mort physique ou empirique dérive du péché d'un homme ou de l'homme. La mort empirique ou
physiologique est une réalité de nature qui tient à la constitution biologique de l'homme et qui était la
règle quelques centaines de millions d'années avant l'apparition de l'homme.
De plus, nous constatons que, dans la bibliothèque hébraïque, et dans la langue de saint Paul, "
mort " ne signifie pas toujours mort empirique ou physiologique, mais autre chose.
Nous sommes donc tout à fait portés à penser que les pères du concile de Trente, après ceux
d'Orange, ont bien raison de dire que ce qui est causé par le péché de l'homme, ce n'est pas seulement la
mort physique et les peines du corps, mais aussi et surtout cette mort spirituelle qui est le péché lui-
même.
Là encore, les pères du concile d'Orange et de Trente ont retrouvé la signification authentique,
l'une des significations, du mot " mort " dans la langue hébraïque. Le péché de l'homme ou de
l'humanité, c'est en effet, pour l'humanité entière, la mort spirituelle.
C'est l'humanité entière qui, par le péché de l'humanité, a perdu la sainteté ou la justice reçue de
Dieu. Ce ne sont pas seulement des peines corporelles ou physiques qui résultent de ce péché de
l'homme ou de l'humanité, mais plus profondément et plus essentiellement, une carence spirituelle qui
est une véritable mort : l'absence ou le manque de la sainteté pour laquelle l'homme a été créé.

" 3. Si quelqu'un soutient que ce péché d'Adam, qui, par son origine, est un, et qui, transmis par
propagation625 et non par imitation, est en tous, propre à chacun, si quelqu'un soutient que ce péché peut
être ôté ou bien par les force s de la nature humaine, ou bien par un autre remède que par le mérite de
l'unique médiateur notre seigneur Jésus christ, qui nous a réconciliés avec Dieu en son sang (" il a été
fait pour nous justice et sanctification et rédemption " 1 Co 1, 30); — ou bien si quelqu'un nie que le
mérite même du christ Jésus, est appliqué, par le mystère du baptême conféré dans la forme et l'usage
de l'église, aussi bien aux adultes qu'aux enfants, — qu'il soit exclu.
Car " il n'est pas d'autre nom sous le ciel qui soit donné parmi les hommes, par lequel il faut que
nous soyons sauvés " (Ac 4, 12). D'où cette parole : " Voici l'agneau de Dieu, voici celui qui enlève le
péché du monde " (Jn 1, 29). Et aussi celle-ci : " Vous tous qui avez été baptisés dans le christ, vous
avez revêtu le christ " (Ga 3, 27)626 "
Ce troisième article porte évidemment de tout son poids sur l'affirmation suivante : l'homme ne
peut pas se libérer, se guérir, par ses propres forces naturelles, du péché de l'homme; seul le christ Jésus
peut nous libérer et nous guérir. Le baptême est Pacte par lequel l'église applique à chacun de nous,
adultes ou enfants, cette libération opérée par le christ.
Mais au début de cet article, on peut lire une incise : le péché d'Adam, à l'origine est un; il a été
625
Le latin propagatio signifie d'abord : l'aclion de provigner, le provignement. Propago, propagare signifie : propager par
bouture, provigner. Propago, propaginis, c'est la bouture, le rejeton, la pousse.
626
ES 1513.
381

transmis d'une manière qui s'apparente au bourgeonnement, c'est-à-dire dans la continuité organique du
développement de l'humanité, et non pas par imitation extrinsèque; étant communiqué d'une manière
organique dans le développement de l'histoire humaine il est en chacun de nous, et il nous est propre,
nous nous l'approprions.
Cette incise est importante. Les pères de Trente pensent que le péché d'Adam est le péché d'un
individu singulier, unique à l'origine, et qui s'est transmis à l'intérieur de l'humanité.
Pour nous qui constatons que le texte hébreu du chapitre trois de la Genèse ne parle pas du péché
d'un individu singulier appelé " Adam " mais du péché de l'homme, il reste que le péché dans
l'humanité a bien dû commencer quelque part et avec quelqu'un. Le texte hébreu ne nous parle pas de
ce premier péché du premier homme; il nous parle du péché de l'Homme. Mais on peut et il faut bien
admettre que cela a commencé un jour.
Les pères de Trente n'admettent pas que la communication à l'humanité entière du péché de
l'homme ait été simplement une question d'imitation. La propagation n'est pas externe, elle est interne,
organique, dans le développement de l'humanité. Ce qui ne veut pas dire génétique au sens strict,
biologique au sens moderne de ce mot. Disons que le péché est maintenant inhérent au développement
de l'humanité dans son histoire. Ce n'est pas chacun de nous qui se met un jour à imiter le péché du
premier homme.
En disant que le péché est en nous tous, qu'il est propre à chacun de nous, le concile confirme que
le péché en question est celui de l'humanité tout entière, et que chacun de nous le porte.
Si l'on pose qu'Adam est un individu singulier, qui a commis une faute singulière, il est assez
difficile de comprendre comment ce péché peut nous être immanent, à nous tous, des siècles plus tard,
et comment il peut être propre à chacun d'entre nous.
Si au contraire on lit le texte hébreu tel qu'il est, on voit bien qu'en effet le théologien qui est
l'auteur ou le rédacteur de ce texte parle du péché ou du crime de l'humanité dont nous sommes tous
participants, puisque nous faisons tous partie de l'humanité. Le péché de l'Homme ou de l'humanité,
c'est notre péché à nous tous.
Là encore, nous semble-t-il, par-delà des représentations qui s'imposaient aux pères du concile de
Trente à cause des traductions défectueuses, ils retrouvent le sens génuine et la pensée du théologien
auteur de Genèse 3.

" 4. Si quelqu'un nie que les petits enfants qui viennent de sortir de la matrice de leurs mères
doivent être baptisés, même s'ils sont issus de parents baptisés; ou bien s'il dit qu'ils sont baptisés,
certes, en rémission des péchés, mais qu'ils ne tirent rien d'Adam, en ce qui concerne le péché originel,
rien qu'il soit nécessaire de purifier par des expiations, dans le bain de la régénération, pour accéder à la
vie éternelle, d'où il résulte que, en eux (dans les petits enfants) la formule du baptême " en rémission
des péchés " n'est pas vraie mais fausse, — qu'il soit exclu.
" Car il ne faut pas comprendre autrement ce que dit l'apôtre : " Par un seul homme le péché est
entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi à tous les hommes la mort est passée, en qui tous
ont péché " (Rm 5, 12), si ce n'est à la manière dont l'église catholique répandue sur toute la terre l'a
toujours compris.
" A cause de cette règle de foi, qui provient de la tradition des apôtres, même les petits enfants,
qui n'ont pu commettre en eux-mêmes aucun péché, sont cependant baptisés d'une manière véritable
pour la rémission des péchés, si bien que par la régénération est purifié ce qu'ils avaient contracté par la
génération.
" Car si quelqu'un n'est pas né de nouveau d'eau et d'esprit saint, il ne peut pas entrer dans le
382

royaume de Dieu " (Jn 3, 5)627.

" 5. Si quelqu'un nie que, par la grâce de Jésus christ notre seigneur, qui est conférée dans le
baptême, la culpabilité 628 du péché originel soit remise; ou même s'il soutient que n'est pas enlevé tout
ce qui a vraie et propre nature de péché, mais dit que cela est seulement " rasé " (sic) ou non imputé :
— qu'il soit exclu.
" Car dans ceux qui sont nés de nouveau (renatis) Dieu ne hait rien. Car il n'y a aucun titre de
condamnation en ceux qui ont été véritablement ensevelis avec le christ, par le baptême, pour la mort
(Rm 8, 1 et 6,4), qui ne marchent pas selon la chair 629, qui ont dévêtu l'homme ancien (Ep 4, 22) et qui
ont revêtu le nouveau, qui a été créé selon Dieu. Us ont été faits innocents, sans tache, purs,
irréprochables et pour Dieu des fils bien-aimés, héritiers de Dieu, cohéritiers du christ (Rm 8, 17) en
sorte que rien n'empêche leur entrée dans le ciel.
" Que dans les baptisés subsiste la convoitise (concupiscentia) ou tout ce qui peut alimenter la
flamme de la passion (fomes), le saint concile le reconnaît et il l'expérimente. Elle est laissée pour le
combat, et elle ne peut pas nuire à ceux qui n'y consentent pas et qui luttent contre elle virilement par la
grâce du christ Jésus. Bien plus, celui qui aura combattu d'une manière athlétique 630 selon les règles
sera couronné (2 Tm 2, 5).
" Quant à cette convoitise 631 que parfois l'apôtre appelle " péché " (amartia), le saint concile
déclare que l'église catholique n'a jamais compris qu'elle était appelée " péché " parce que
véritablement et à proprement parler elle serait un péché dans ceux qui sont nés de nouveau, mais
simplement parce qu'elle est issue du péché et qu'elle incline au péché.
" Si quelqu'un pensait le contraire, qu'il soit exclu632. "

Ce cinquième paragraphe du décret du concile de Trente concernant le péché originel est dirigé
contre Martin Luther et sa doctrine du péché originel633.
La doctrine positive des pères du concile de Trente est donc celle-ci :
Par la grâce du christ, qui est communiquée par le baptême, la culpabilité du péché originel est
vraiment remise; tout ce qui a caractère de péché est aboli, détruit, et non pas seulement " rasé " comme
les poils de barbe qui repoussent plus drus. Cette comparaison est d'Augustin634.
H n'est pas suffisant non plus de dire avec Luther que le péché n'est plus " imputé ", qu'il n'est
plus mis en compte.
Les pères du concile de Trente enseignent déjà dans ce paragraphe ce qu'ils vont développer dans
le chapitre sur la justification. La vie chrétienne est une vie nouvelle. Le chrétien baptisé est quelqu'un
qui est né de nouveau, il est cohéritier du christ. En lui, dans cet homme nouveau, il n'y a plus de péché
originel, puisque le péché originel c'est justement l’état qui précède cette naissance nouvelle. Lorsque
donc Martin Luther prétend que le péché originel subsiste dans le baptisé, il prouve qu'il n'a pas
compris en quoi consiste cette naissance nouvelle.
En ce qui concerne les " convoitises " de " la chair " dont parle
Paul, le concile déclare que l'église n'a jamais compris que ces " convoitises " fussent
627
ES 1514; Ce paragraphe reprend en grande partie et complète ce que les pères avaient dit au concile de Carthage en 418.
cf. p. 594.
628
En latin : reatus, us : état d'accusé, imputation, reproche. Reus, i : partie en cause dans un procès, accusé, débiteur.
629
N'oublions pas le sens biblique du mot " chair " ! " Selon l'homme... "
630
Dans le texte grec de Paul : athlèsè, du verbe athleô lutter.
631
Epithumia, dans le texte grec de Paul, Rm 6, 12.
632
Concile de Trente, session V, 17 juin 1546, ES 1510-1515.
633
Cf. plus loin, p. 635 (p. 395).
634
AUGUSTIN, Contra duas epist. pelagianorum, I, 26; PL 44, 562.
383

véritablement et à proprement parler un péché.


Ce texte est très remarquable, et très important, au xvie siècle et aujourd'hui au xxe.
En cette fin du xxe siècle, le problème posé se présente de la manière suivante. Nous constatons et
nous découvrons qu'il existe dans l'homme des tendances, des pulsions, que les neurophysiologistes
d'aujourd'hui appellent des " programmations " et qui sont inscrites dans notre vieux cerveau, appelé
aussi en langage noble le paléo encéphale. Ces programmations sont très archaïques. Elles remontent à
quelque deux cents millions d'années, elles datent de l'ère reptilienne. Elles portent sur la procréation,
la défense du territoire, l'accumulation des richesses. Ce sont nos " convoitises " naturelles.
Mais il n'est pas possible d'appeler ces programmations des " péchés ", car ces programmations
sont en nous par construction, par nature, et elles sont l'œuvre du créateur en nous. Si donc ces
programmations étaient intrinsèquement mauvaises, ce serait le créateur qui en serait responsable.
Autrement dit, si l'on considère ces antiques programmations comme étant du " péché ", on vire
inévitablement vers une conception qui est celle des gnostiques, des manichéens et des cathares : le
créateur de la nature, des corps, c'est le dieu mauvais, l'anti-dieu.
Il est remarquable que les pères aient écarté cette interprétation de nos pulsions naturelles, malgré
le poids que faisaient peser, il faut bien le dire, certains textes de saint Augustin, dont précisément
Luther va s'inspirer.
Il faut donc maintenir que ces programmations très archaïques, qui sont inscrites dans notre vieux
cerveau, en elles-mêmes sont bonnes, comme tout ce qui est de l'ordre de la nature. Mais cela ne
signifie pas qu'il faille s'y tenir, et en rester là. Car nous avons aussi un cerveau proprement humain,
dont le docteur Paul Chauchard dit que nous avons à peine commencé à nous servir. Il peut donc
exister un conflit des programmations. Il existe de fait un conflit des programmations. C'est ce que
saint Paul appelait le conflit entre " la chair " et " l'esprit " : disons aujourd'hui, en langage moderne,
entre les programmations les plus archaïques, et les normes nouvelles proposées par l'enseignement
évangélique.
Ce conflit en lui-même n'est pas mauvais non plus. Il marque le passage de l'animalité à
l'humanité, de l'homme ancien à l'homme nouveau, et il est bon que l'homme fasse son choix, en cette
occurrence, d'une manière énergique et sportive.
384

CHAPITRE V

LA RÉDEMPTION. LUTHER. LA CRISE LUTHÉRIENNE

Le mot français rédemption vient du latin redemptio. En latin, redemptio signifie : action de
racheter. Il peut déjà signifier, même dans le latin païen (celui de Cicéron) le fait de libérer ou de se
libérer. Il signifie généralement : rachat, rançon. Il vient du verbe redimo qui signifie racheter une
chose vendue, racheter un captif, d'où : délivrer, affranchir.
Le latin redemptio traduit le grec apolutrôsis, qui signifie rachat d'un captif. Redimere traduit le
grec apolutroô qui signifie : délivrer moyennant rançon.
Le mot grec lutron signifie : le moyen de délier, d'où : le moyen de délivrance, la rançon, le prix
de la rançon. Lutroô veut dire : délivrer moyennant rançon. Lutron se rattache à luô qui veut dire :
délier. Le grec apolutrôsiss, apolutroô, correspond à deux verbes hébreux : padah et gaal.
Padah signifie : racheter, d'où : libérer, sauver. Par exemple, il est dit de Dieu (Dt 9, 26; 16, 15;
21, 8; Jr 31, 11, etc.)que Dieu a délivré ou libéré Israël. Il a délivré Israël de la maison de servitude (Dt
7, 8; 13, 6).
Gaal signifie aussi racheter : racheter des objets, racheter un parent qui a été vendu comme
esclave. Gaal est aussi employé pour Dieu qui délivre Israël (Ex 6, 6). Dieu est appelé le goel d'Israël,
c'est-à-dire son libérateur (Is 41, 14 et saepe).
Pour comprendre ce que signifie le mot français rédemption utilisé aujourd'hui exclusivement
dans le langage théologique, il faut donc se reporter au langage de la bibliothèque hébraïque d'où il
dérive en fin de compte. Dans ce langage, il signifie libérer. On ferait donc beaucoup mieux, en
théologie, de parler de libération plutôt que de rédemption, puisque pour la plupart de nos
contemporains, qui n'ont pas eu le loisir de remonter cette généalogie des significations, le mot
rédemption ne signifie strictement plus rien du tout. C'est un mot, un terme, du jargon théologique, que
les théologiens ont oublié de traduire en français moderne. Le mot lui-même est confiné dans le ghetto
du langage théologique. Personne ne sait plus, dans le peuple, ce qu'il veut dire.
Grégoire de Nazianze, qui comprenait le sens du mot apolutrôsis, l'explique comme nous venons
de le faire : " Il est rédemption, parce qu'il nous libère635... "
Dans ce qu'en théologie on appelle " la rédemption ", il faut distinguer au moins trois
composantes.
Le verbe incarné est " rédempteur " de l'humanité de diverses manières.
D'abord, il la guérit. L'humanité est malade, et de plus en plus, physiologiquement,
psychologiquement, intellectuellement, spirituellement, politiquement. Dans tous les ordres, et à tous
les niveaux de l'existence, l'humanité a besoin d'être soignée et guérie. Le christianisme a pour but
d'abord de guérir l'humanité malade. Il fournit les principes, il donne l'impulsion, pour un travail de
régénération. Le médecin qui soigne un malade, le savant qui fait de la recherche en biologie
fondamentale pour résoudre un problème médical, coopèrent à la rédemption. Le psychologue, le
psychiatre, le pédagogue, qui travaillent à guérir l'humanité malade psychologiquement, à créer les
conditions d'un développement normal du psychisme de l'enfant et de l'adolescent, coopèrent à la
rédemption. L'homme politique, le sociologue, l'économiste qui recherchent les conditions d'une vie
commune humaine, travaillent à l'œuvre de la rédemption. Le philosophe qui recherche la vérité, et qui
s'efforce de dissoudre les sophismes dans lesquels l'humanité s'enlise et s'empêtre, travaille à la
rédemption de l'intelligence humaine. Le contemplatif qui indique par son existence même, et par son

635
GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Oratio 30, 20; PG 36, 132.
385

enseignement, la voie de l'humanité à venir, travaille éminemment à la rédemption de l'humanité, qui


est malade d'abord spirituellement. Si elle est malade physiologiquement, psychologiquement,
politiquement, économiquement, c'est qu'elle l'est d'abord spirituellement.
En sorte que la rédemption est une œuvre à laquelle chacun peut travailler. Le verbe incarné a
fourni les principes, la direction, il continue, par son esprit, d'inspirer l'action, l'invention, l'initiative,
l'intelligence. Mais les hommes coopèrent et doivent coopérer à cette œuvre qui est la leur. Si
l'humanité recevait la rédemption d'une manière purement passive, elle ne se guérirait pas vraiment.
C'est à elle de se guérir, de travailler à sa guérison, grâce à l'impulsion donnée par le verbe qui guide ce
travail.
On peut très bien concevoir d'ailleurs, et on constate de fait, que des médecins athées, des
économistes non chrétiens, des hommes politiques, des savants étrangers au judaïsme comme au
christianisme, coopèrent à l'œuvre de la rédemption. Il suffit qu'ils travaillent à l'œuvre de la guérison et
de l'achèvement de l'humanité. Quelle que soit leur philosophie explicite, ils sont mus, en cela, au
secret d'eux-mêmes, par le verbe créateur de toute vie.
Dire que l'humanité est rachetée du dehors, d'une manière purement juridique et extrinsèque, et
sans sa coopération, n'a d'ailleurs aucun sens. La rédemption est d'abord la guérison d'une liberté
malade. Le propre de la liberté est d'être active. L'humanité est rachetée si elle est capable de coopérer
activement et librement à l'œuvre de sa propre création. La rédemption ne peut pas être imposée du
dehors, ni décidée sans le consentement et la coopération de l'homme. On peut prendre un prisonnier et
le sortir de force de sa prison. Libérer l'humanité, c'est lui apprendre à se libérer, lui donner la sagesse
et les forces nécessaires à l'œuvre de sa propre libération. La rédemption est une action immanente du
verbe incarné, qui appelle la coopération active de l'homme. Sans cette coopération active, il n'y a pas
de guérison authentique, dans tous les ordres de l'existence humaine.
C'est sur ce point que la théologie orthodoxe s'oppose, entre autres, à la théologie luthérienne de
la rédemption, qui est purement extrinsèque, juridique, et n'admet pas la coopération active de la liberté
et de l'intelligence humaines.
Il ne suffit pas de répéter aux gens, comme le font les prédicateurs de toutes sectes, que " Jésus-
Christ " est notre sauveur, qu'il est notre rédempteur, qu'il nous a rachetés par sa mort sur la croix, et
par son sang versé.
Il faut d'abord expliquer aux gens ce que signifie " Jésus ", ce que signifie " christ ", ce qu'est le "
salut ", et en quoi il consiste, ce qu'est la " rédemption ", et ce que ce terme signifie. Ensuite et surtout
il faut expliquer aux gens comment, de quelle manière, Ieschoua, en venant vivre parmi nous, lui qui
est la pensée créatrice de Dieu, en consentant à subir pour nous la mort par la pendaison sur une croix,
nous a communiqué la vie de Dieu, et nous a libérés de la servitude.
Car si on n'explique pas aux gens comment, de quelle manière, la mort de Ieschoua a été efficace,
est efficace, pour nous, pour nous donner la vie de Dieu, ils tomberont inévitablement dans des
interprétations de type magique. Or la rédemption par la mort sur la croix n'est pas une opération de
type magique. C'est une opération de type spirituel, et elle est pensable, elle est intelligible. C'est même
pour cela qu'on l'appelle, en langage chrétien, qui n'est pas le langage actuel, un mystèrion. Non parce
qu'elle ne serait pas intelligible, mais au contraire parce qu'elle l'est, à des profondeurs inépuisées.
Nos pères dans la foi, dans les siècles passés, ont insisté tout particulièrement sur la fonction
réparatrice du verbe incarné : restauration de l'état initial de l'homme, guérison, libération,
réconciliation.
Ils étaient souvent moins sensibles que nous ne le sommes au fait que la création n'est pas
achevée, qu'elle se continue en ce moment même, que nous sommes encore en régime de genèse, et
donc que le verbe de Dieu, incréé et créateur, continue en ce moment même d'opérer, comme il le dit
lui-même : " Mon père est à l'œuvre jusqu'à maintenant, et moi aussi je suis à l'œuvre " (Jn 5, 17)- .
386

La fonction du verbe incarné n'est pas seulement de restaurer ce qui a été abîmé, de guérir ce qui
est malade, de régénérer ce qui est dégradé, de recréer ce qui est défait, de réconcilier l'homme avec
Dieu. Elle est aussi, elle est d'abord de continuer la création de l'homme, qui s'opère maintenant selon
un régime nouveau, le régime propre aux êtres créés conscients et réfléchis, capables de comprendre
quel est le dessein créateur dans lequel ils sont engagés, et auquel ils sont invités à coopérer. Le verbe
incarné continue aujourd'hui même de créer l'humanité en lui communiquant la science nécessaire pour
cette création.
Enfin et surtout la fonction du verbe incarné est de conduire l'humanité à sa fin ultime, qui est
surnaturelle : la participation personnelle à la vie divine, la divinisation réelle et non métaphorique de
l'homme.
Là où certains théologiens du passé n'apercevaient que l'aspect réparation, restauration,
reconstitution, nous percevons trois composantes : réparation en effet de ce qui fut abîmé, guérison de
ce qui est malade, mais aussi continuation de l'œuvre créatrice, et divinisation. Sous le terme de
rédemption nous mettons ces trois composantes, ou bien, si nous voulons garder le terme de
rédemption pour la première des trois, alors il faut ajouter : la fonction du verbe incarné est
rédemptrice, créatrice, divinisatrice.
Nos pères dans la foi, dans les siècles passés, étaient moins sensibles que nous ne le sommes à
l'aspect génétique de la création. Us n'avaient guère les moyens d'apercevoir ce fait : à savoir que la
création est évolutive, progressive, continuée, et donc que le verbe est à l'œuvre maintenant comme aux
tout premiers commencements du monde. Cela modifie notre représentation théologique en ce qui
concerne l'action actuelle du verbe incarné. Notre théologie de la rédemption sera de type moins
juridique que la leur.
Par contre, plusieurs parmi les pères, latins et grecs, ont été séduits, beaucoup plus que nous ne le
sommes, par l'idée qu'aux commencements de l'humanité, tout était parfait, merveilleux, idyllique. Le
mythe de l'âge d'or les a quelque peu envoûtés et a quelque peu contaminé leur lecture des premiers
chapitres de la Genèse.
Nous sommes beaucoup moins enclins que nos pères dans la foi à imaginer les origines humaines
sous une forme idyllique et merveilleuse. La connaissance que nous avons maintenant des origines
humaines nous permet de voir que l'humanité émerge progressivement, par étapes et par pulsions, de
l'animalité. Bien loin d'avoir été idylliques, les débuts de l'humanité, comme d'ailleurs la suite de son
histoire, ont été difficiles et tâtonnants.
Raison de plus, pour nous, d'insister moins que ne le faisaient nos pères dans la foi, les
théologiens des siècles passés, sur l'aspect: restauration, reconstitution, retour au passé, dans l'œuvre de
la rédemption. Nous ne pensons plus du tout que les débuts de l'humanité aient été assimilables à un
quelconque âge d'or. Nous ne pensons pas du tout qu'il convienne pour l'humanité de regarder en
arrière, et de retourner à ses origines. Nous pensons bien plutôt, avec saint Irénée de Lyon, que
l'humanité au commencement a été créée inachevée, imparfaite; et que son rôle, pendant toute son
histoire, est de coopérer à sa propre création. Elle doit donc regarder en avant, vers l'avenir. La fonction
du verbe incarné est certainement de guérir et qui est malade, de recréer ce qui est déformé, abîmé.
Mais elle est aussi de poursuivre du dedans l'œuvre de création de l'humanité, avec la coopération de
celle-ci.
Nous devons nous libérer du schéma gnostique et du schéma platonicien du retour au passé, pour
penser la théologie de la rédemption. Comme l'écrivait déjà saint Irénée contre les gnostiques, la
perfection, la plénitude, n'est pas au commencement, dans le passé; elle est au terme de l'œuvre de
Dieu, dans l'avenir.
387

MARTIN LUTHER

Dans les premiers siècles de notre ère, les hérésies ont porté d'abord sur Dieu, sur l'unité même de
Dieu. Les théoriciens gnostiques, les disciples de Marcion, les manichéens, professaient l'existence de
deux principes, un principe bon, le Dieu inconnu, lointain, et un principe mauvais, créateur de ce
monde physique, de la matière, des corps. Nous ne nous sommes pas arrêté ici sur la polémique anti-
gnostique et anti-manichéenne, parce que nous l'avons exposée ailleurs 636. Puis ce furent les hérésies
portant sur l'incarnation et sur la théologie trinitaire. Au v e siècle, avec Pélage, ce fut l'hérésie portant
contre la priorité de la grâce.
Au xvie siècle, avec Luther, l'hérésie se porte sur l'homme. L'hérésie luthérienne est une hérésie
anthropologique. Elle enseigne sur l'homme ce que l'orthodoxie n'admet pas.
Le point de départ de l'hérésie luthérienne porte sur le péché originel.
Nous n'avons pas, bien entendu, à exposer ici pour elle-même la pensée de Luther. Cela a été fait
par d'autres et souvent. Rappelons simplement ici quelques éléments nécessaires pour comprendre la
suite.
Martin Luther est né en 1483 à Eisleben en Saxe. Il se destine d'abord aux études de droit, à
l'université d'Erfurt. Il fait quelques études de philosophie. En 1505 il entre au couvent chez les
augustins d'Erfurt. En 1506 il prononce ses vœux. En 1507 il est ordonné prêtre. Ensuite, il commence
des études de théologie. En 1508 il est envoyé comme professeur à l'université de Wittenberg. En 1515
et 1516, Luther commente l'épître aux Romains.
Nous ne poursuivrons pas davantage le rappel des dates principales de la vie de Luther : on les
trouvera dans toutes les biographies.
La clef et la racine de la doctrine de Luther se trouve sans doute dans son interprétation, dans sa
conception du péché originel.
Dès le commentaire de l'épître aux Romains, Luther écrit : " Qu'est-ce en somme que le péché
originel ? En premier lieu, selon les subtilités des théologiens scolastiques, c'est la privation ou
l'absence de la justice originelle... En second lieu, selon l'apôtre Paul, le péché originel (...) est la
privation de toute sorte de rectitude et puissance de toutes nos forces tant du corps que de l'âme et de
tout l'homme intérieur et extérieur. En outre, c'est le penchant même au mal, le dégoût du bien, l'ennui
de la lumière et de la sagesse, l'attachement à l'erreur et aux ténèbres, la fuite et l'abomination des
bonnes œuvres, la course vers le mal... Par conséquent, comme les anciens pères l'ont bien dit : ce
péché d'origine est le foyer même du mal, la loi charnelle, la loi de nos membres, la maladie de nature,
le tyran, le mal d'origine... Telle est donc cette hydre, ce monstre tenace contre lequel nous
combattons... Tel est ce cerbère aux aboiements inapaisables637... "
Dès 1517, un disciple de Martin Luther, François Gunther, défend à Wittenberg les thèses
suivantes, sous la présidence du révérend père Martin Luther, augustin : " La vérité est que l'homme,
devenu mauvais arbre, ne peut que vouloir et faire le mal.
" C'est un mensonge de dire que le penchant naturel, libre, peut désirer l'un ou l'autre des termes
opposés; bien au contraire, il n'est pas libre, mais captif638. "
Bien plus tard, dans les Articles de Smalkalde, Luther résume ainsi sa doctrine du péché originel :
" Il nous faut confesser ici, comme saint Paul le dit dans Romains 5, que le péché est entré dans le
monde par un seul homme, Adam, par la désobéissance duquel tous les hommes sont devenus
pécheurs, soumis à la mort et au diable... Ce péché originel est une corruption si pernicieuse et si
profonde de la nature humaine qu'aucune raison ne peut le comprendre; mais il faut le croire en se
636
La Métaphysique du christianisme et la Naissance de la philosophie chrétienne, Paris, éd. du Seuil, 1962.
637
Ed. Ficker, I, 2, p. 1.
638
MARTIN LUTHER, Œuvres, trad. fr., I, p. 96.
388

fondant sur la révélation de l'Écriture... C'est pourquoi, ce que les théologiens de l'École ont enseigné
contrairement à cet article n'est qu'erreur et aveuglement :
" 1. A savoir, qu'après la chute d'Adam les forces naturelles de l'homme sont restées entières et
intactes et que l'homme a, par nature, une raison droite et une volonté bonne, comme l'enseignent les
philosophes.
"2. De même : que l'homme possède un libre arbitre pour faire le bien et s'abstenir du mal et,
inversement, pour s'abstenir du bien et faire le mal639... "
La " Formule de Concorde ", publiée en 1580, résume ainsi la doctrine luthérienne concernant le
péché originel :
" Nous croyons, enseignons et confessons que le péché originel, loin d'être une corruption
superficielle, est une corruption si profonde de la nature humaine, qu'il ne subsiste rien de sain, rien qui
ne soit corrompu, dans le corps et l'âme de l'homme, dans ses forces intérieures et extérieures. Comme
l'Église le chante : " Par la chute d'Adam, la nature et l'essence de l'homme sont totalement corrompues.
" C'est là un dommage dont la gravité ne peut ni être exprimée par des mots, ni appréciée par la raison :
elle ne peut être reconnue qu'au moyen de la Parole de Dieu. Personne, sauf Dieu seul, ne peut séparer
cette corruption de la nature d'avec la nature même640... "
" Nous rejetons et condamnons la doctrine de ceux qui enseignent (...) que la nature et l'essence
de l'homme ne sont pas entièrement corrompues et qu'il reste en lui quelque chose de bon, même sous
le rapport des choses spirituelles... "
" Le péché originel, en effet, n'est pas un péché que l'on commet; il réside dans la nature, dans la
substance et l'essence de l'homme. Supposons même qu'aucune pensée mauvaise ne surgisse dans le
cœur de l'homme corrompu, qu'aucune parole vaine ne soit prononcée, qu'aucune mauvaise action ne
soit commise, il n'en serait pas moins vrai que la nature est corrompue par le péché originel641..."
Voici comment la Solida Declaratio décrit le péché originel :
"... L'effroyable et abominable maladie héréditaire par laquelle toute la nature est corrompue.
C'est elle surtout qui doit être considérée comme un horrible péché et même comme le" péché capital ",
comme l'origine et la source de tous les péchés actuels. Ce mal, Luther l'appelle parfois péché de la
nature ou de la personne, pour indiquer que, même si l'homme ne pensait, ne disait ou ne faisait rien de
mal (ce qui, depuis la chute de nos premiers parents, est impossible à la nature humaine en cette vie), il
n'en serait pas moins vrai que la nature et la personne de l'homme sont pécheresses devant Dieu, c'est-
à-dire entièrement et complètement emprisonnées et corrompues par le péché originel comme par une
lèpre spirituelle642. "
" Dans la nature humaine, le péché originel n'est pas seulement le manque de tout ce qui est bon
dans l'ordre des choses spirituelles qui se rapportent à Dieu; il est en outre, par opposition à l'image de
Dieu que l'homme a perdue, la corruption profonde, pernicieuse, effrayante, insondable et inexprimable
de toute la nature et de toutes les forces de l'homme, en particulier des facultés de l'âme les plus élevées
et les plus nobles, de l'intelligence, du cœur et de la volonté. Depuis la chute, l'homme hérite de ses
parents " une malignité innée et un cœur impur, des convoitises mauvaises et des penchants pervers 643...
"
La Solida Declaratio ajoute : " La nature humaine a été pervertie et corrompue... Dès lors, elle se
transmet par hérédité, avec ce défaut et cette corruption, à tous les hommes qui sont conçus et qui
naissent de père et de mère selon la loi naturelle. Depuis la chute en effet, la nature humaine n'est plus
639
Ibid., t. VII, p. 239.
640
La Formule de Concorde, Les Livres symboliques, trad. fr. A. JUNDT, p. 8.
641
Ibid., p. 10-11.
642
Solida Declaratio, trad. fr. cit., p. 90.
643
Solida Declaratio, p. 92.
389

créée tout d'abord pure et bonne, et corrompue ensuite par le péché originel; au contraire, dès le
premier moment de notre conception, le germe lui-même dont l'homme sera" formé " est déjà corrompu
par le péché644. "
Il résulte de cette doctrine, typiquement gnostique et mythique, et bien évidemment délirante, du
péché originel, et de la corruption radicale de la nature humaine, que la raison humaine, comme les
autres puissances naturelles de l'homme, est incapable d'atteindre à la vérité. En 1525, Martin Luther
écrit que la raison humaine est la putain du diable, des TeuffelsHure : " Elle ne peut que blasphémer et
déshonorer toutes les paroles et les actes de Dieu645. "
Si en cette vie notre foi est imparfaite, c'est que" pendant cette vie la raison n'est pas
complètement anéantie646 ". La raison est contraire à la foi. C'est uniquement à Dieu qu'il appartient de
nous donner la foi, contre la nature et contre la raison. Vers 1538 il disait : " Il est impossible de faire
s'accorder la foi et la raison647. " Le 11 janvier Luther faisait soutenir les thèses suivantes à l'université
de Wittenberg : " En théologie, c'est une vérité que le Verbe s'est fait chair; en philosophie, c'est une
proposition simplement impossible et absurde... " " La raison est la plus grande des putains du diable...
Par sa nature et ses procédés elle est une putain nuisible, une putain mangée par la gale et la lèpre... Il
faut lui jeter de l'ordure à la face, afin de la rendre plus laide encore648. "
Puisque la nature humaine est intégralement corrompue par le péché originel, la liberté humaine,
bien entendu, est morte avec cette corruption. Dès 1515, dès le commentaire de l'épître aux Romains,
c'est la doctrine de Luther. En 1518, dans la Dispute de Heidelberg, Luther soutient qu'après la chute le
libre arbitre n'est qu'un vain titre : " Le libre arbitre n'est plus, après la chute, qu'un simple nom, et, en
tant qu'il fait ce qui est en lui-même, il pèche mortellement649. "
" Le libre arbitre est mort650. "
En 15 24, Érasme publie contre Luther sa Diatribe sur le libre arbitre. En 1525, Luther répond à
Érasme : le Serf-Arbitre. Luther y expose ses thèses. La corruption radicale de la nature humaine fait
que le libre arbitre est un vain titre, comparable à ceux dont se parent les rois déchus 651. " Il est avant
tout nécessaire et salutaire pour le chrétien de savoir que la prescience de Dieu n'est pas contingente,
mais qu'il prévoit, décide et fait tout en vertu de sa volonté immuable, éternelle et infaillible. Ce coup
de foudre abat et réduit en poudre le libre arbitre652... "
" Notre conclusion reste donc ferme et inébranlable : toutes choses arrivent par nécessité653. "
" Ainsi la volonté humaine, placée entre Dieu et Satan, est semblable à une bête de somme.
Quand c'est Dieu qui la monte, elle va où Dieu veut qu'elle aille. Lorsque Satan la monte, elle va où
Satan veut qu'elle aille. Et elle n'est pas libre de choisir l'un ou l'autre de ces deux cavaliers; mais ceux-
ci se combattent pour s'emparer d'elle et la posséder654. "
Bien entendu, dans ces conditions, il n'est pas question d'une coopération active de l'homme à
l'œuvre de la grâce en lui. C'est ce que résume la Solida Declaratio en citant Luther : " Comme le dit
Luther dans le commentaire du psaume 90, (...) dans les choses spirituelles et divines concernant le
salut de l'âme, l'homme est comme une Statue de sel, à l'exemple de la femme de Loth, comme un bloc
644
Solida Declaratio, trad. cit., p. 96.
645
MARTIN LUTHER, Werke, éd. de Weimar, XVIII, 164, cité désormais W.
646
W., XI., 1, 364.
647
W., XLV1I, 329.
648
Sermon du 17 janvier 1546; W., LI, 126-129.
649
W., I, 354, 13e thèse; Œuvres, trad. fr. I, 132.
650
Ibid., proposition 14, W., I, 360; trad. fr. I, 133.
651
W., XVIII, 637.
652
P. 615; trad. fr. Œuvres, V, 34.
653
W., XVIII, 617; trad. fr. p. 36.
654
W., XVI11, 635; trad. fr., V, 53.
390

de bois, comme une pierre, comme une statue sans vie, privée de l'usage des yeux, de la bouche et des
autres sens et dénuée de cœur655... "
La Solida Declaratio précise : " Les docteurs qui défendaient la pure doctrine de la Confession
d'Augsbourg ont enseigné que l'homme a été si profondément corrompu par la chute de nos premiers
parents, que, sous le rapport des choses spirituelles, relatives à la conversion et au salut, il est aveugle
par nature et ne peut comprendre la parole de Dieu quand elle est prêchée. Loin d'en être capable, il la
considère comme une folie. De lui-même, il ne s'approche pas de Dieu ; bien au contraire, il est et il
reste ennemi de Dieu jusqu'à ce qu'il soit converti, rendu croyant, régénéré et renouvelé par la vertu du
Saint-Esprit, au moyen de la Parole prêchée et écoutée, par pure grâce et sans aucune coopération de
sa part656. "
Qu'est-ce que la justification pour Luther ? Dès le commentaire de l'épître aux Romains, il nous
le dit :
" C'est cela, en réalité, le mal, le péché que Dieu dans sa miséricorde pardonne, par voie de non
imputation (remittit per suam nonimputationem ex misericordia) à tous ceux qui le reconnaissent...
C'est une erreur de croire que ce mal puisse être guéri par des œuvres, puisque l'expérience prouve que,
malgré toutes les bonnes œuvres, cette convoitise du mal subsiste et que personne n'en est exempt, pas
même un enfant d'un jour. Mais telle est la miséricorde divine que, bien que ce mal subsiste, il n'est pas
compté comme péché à ceux qui invoquent Dieu et lui demandent avec larmes leur délivrance... Nous
sommes dans le cas d'un malade plein de confiance en son médecin qui lui a formellement promis la
guérison... Ce malade est-il guéri ? Non, mais il est malade et sauvé en même temps. Il est malade de
fait, mais grâce à la promesse formelle de son médecin, dans lequel il a confiance, il peut être considéré
comme sauvé... Il ne lui impute pas le péché, c'est-à-dire la convoitise, comme devant amener la mort...
Cet homme est-il parfaitement juste ? Évidemment non, mais il est en même temps pécheur et juste. Il
est pécheur de fait, mais il est juste aux yeux de Dieu, grâce à la promesse de Dieu de le délivrer de
l'esclavage du péché, en attendant qu'il l'en guérisse entièrement657. "
Dès 1515 Luther soutient que" ce n'est pas par une justice et une sagesse propres, mais par une
justice et une sagesse étrangères que Dieu veut nous sauver; c'est par une justice complètement
extérieure et étrangère que nous devons être formés ". Le 25 septembre 1516 il faisait soutenir par un
de ses élèves : " La justice des fidèles vient uniquement de l'imputation de Dieu658. "
En 1532 : " Le chrétien est juste et saint d'une sainteté étrangère ou extrinsèque; il est juste par la
miséricorde et la grâce de Dieu. Cette miséricorde et cette grâce n'est pas dans l'homme; ce n'est pas un
habitus ou une qualité dans le cœur... Elle consiste en entier dans une indulgence étrangère à nous659. "
En 1536, Mélanchton dans une discussion théologique demande à Luther : " Estimez-vous que
l'homme est justifié par un renouvellement intérieur, comme Augustin paraît l'admettre ? Ou bien au
contraire par une imputation gratuite, extérieure à nous, et par la foi c'est-à-dire par une ferme
confiance, qui naît de la parole de Dieu ?" — Luther répond : " Je suis intimement persuadé et certain
que c'est uniquement par une imputation gratuite que nous sommes justes auprès de Dieu. "
En 1539, lors de sa dispute tenue à Wittenberg contre les" Antinomistes ", Martin Luther rappelle
que" l'article de la justification est, sans aucune contestation possible, la tête et la somme de la doctrine
chrétienne660 ". Et dans sa préface à cette " dispute " il précise de nouveau : " Le péché n'est pas
formellement aboli, comme ces insensés le pensent : il ne l'est que de façon réputative ou imputative,
655
Solida Declaratio, trad. cit., Les livres symboliques, III, 116-117.
656
Solida Declaratio, trad. cit., p. 109.
657
Commentaire de l'épitre aux Romains, sur Rm 5, 7; trad. fr. H. STROHL, Luther jusqu'en I520, Paris, 1962, p. 134.
658
W., 1, 149.
659
W., XL, 352.
660
Dispute contre les Antinomistes, W., XXXIX, i, 490; trad. fr., Œuvres, VII, 263.
391

c'est-à-dire que c'est la miséricorde et la grâce de Dieu qui ont ôté le péché... Ainsi, nous sommes
réputés justes, mais cependant de telle sorte que nous sommes établis dans des biens étrangers661... "
La Formule de Concorde, en 1580, récapitule la doctrine de Luther :
" Nous croyons, enseignons et confessons que notre justice devant Dieu consiste dans la
rémission des péchés, que Dieu nous accorde par grâce, sans qu'il y ait, de notre part, ni œuvre, ni
dignité, ni mérite antérieur, présent ou ultérieur, et dans le don qu'il nous fait en nous imputant la
justice de l'obéissance du Christ. Â cause de cette justice, nous sommes reçus en grâce par Dieu et
tenus pour justes662. " " Nous croyons, enseignons et confessons que, dans la langue de l'Écriture sainte,
le mot justifier dont nous usons dans cet article signifie absoudre, acquitter un accusé... Si, comme c'est
parfois le cas dans l’Apologie, les mots regeneratio et vivificatio sont employés parfois au lieu de
justificatio, il faut les prendre au sens de ce dernier terme663. "
C'est justement là que se trouve l'erreur : dans la bibliothèque hébraïque, et dans les lettres de
Paul, comme nous l'avons déjà vu et comme nous allons le voir de nouveau, le mot justice et les termes
qui en dérivent n'ont pas principalement une signification juridique, mais ontologique. Ils impliquent et
ils signifient un authentique renouvellement de l'être, une re-création, une régénération, une
vivification, qui est la sainteté même. C'est justement ce que la Formule de Concorde rejette. Le
contresens est donc complet et parfaitement caractérisé.
La Solida Declaratio précise et développe : " Quand nous enseignons que nous sommes
régénérés et justifiés par l'opération du Saint-Esprit, nous ne voulons pas dire qu'il n'existe plus aucune
injustice dans l'âme et la vie de ceux qui ont été justifiés et régénérés; nous voulons affirmer par là que
le Christ couvre de son obéissance parfaite tous leurs péchés, encore implantés dans la nature même de
l'homme en cette vie. Néanmoins, par la foi et à cause de l'obéissance du Christ (...) ils sont déclarés
justes et bons et tenus pour tels, quoique, en raison de leur nature corrompue, ils soient pécheurs et le
restent jusqu'à leur dernier soupir664. " " Dans nos églises, les théologiens de la Confession d'Augsbourg
sont d'accord pour reconnaître que toute notre justice doit être cherchée en dehors de nous, en dehors
de tout mérite, de toute œuvre, de toute vertu et de toute dignité humaine, et qu'elle repose uniquement
sur Jésus-Christ, notre seul Seigneur665. "

Nous avons noté déjà, et nous y reviendrons, qu'il existe des analogies profondes, essentielles,
entre ce qu'on dit en christologie et ce qu'on dit en anthropologie. Cela est évident. A telle conception
de l'homme correspond telle conception de l'in humanisation de Dieu. Et inversement.
Luther et la théologie luthérienne n'admettent pas qu'il y ait une coopération active de l'homme à
l'œuvre de la grâce en nous. Ils ignorent tout de la doctrine des pères grecs qui professent la
divinisation de l'homme.
En christologie, on l'a noté, cela se retrouve. La christologie de Luther appartient nettement à
cette tradition que nous avons examinée et selon laquelle dans le christ il n'existe qu'une seule
opération, une seule activité, celle de Dieu. L'humanité du christ, dans la christologie luthérienne, ne
coopère en rien à l'œuvre de la rédemption et de la divinisation. " La seule réalité efficace est la
divinité, l'humanité n'apportant rien dans cet ordre de l'efficience ... Dans le christ, c'est Dieu que
Luther voit comme seul agent du salut666. " L'homme, dans le christ, ne coopère pas avec Dieu. Il n'a
pas d'activité propre. L'humanité du christ est écrasée par la nature divine. Ou plutôt, la divinité se
661
W., p. 491-492; trad. fr., p. 265.
662
La Formule de Concorde, I, Épitomé, trad. A. Jundt, p. 20.
663
Ibid., p. 21.
664
Solida Declaratio, trad. cit., p. 147-148.
665
Ibid., p. 160
666
Y. M. J. CONGAR, La christologie de Luther, apud Das Konzil von Chalzedon, III, Würzburg, 1954, p. 468 s.
392

substitue à la nature humaine, tout comme, dans l'œuvre de notre justification, la justice de Dieu se
substitue à notre péché, sans qu'il y ait coopération active de notre part. Substitution de Dieu à
l'homme, mais non pas création d'un homme réellement capable de coopérer avec Dieu. L'hérésie
luthérienne, typiquement gnostique en son fond, est d'abord une hérésie concernant la création. C'est en
cela qu'elle s'apparente aux systèmes gnostiques des premiers siècles, qui professaient, en ce qui
concerne le monde, la nature, le pessimisme le plus noir. Chez Luther, c'est le péché originel, tel qu'il
l'entend, tel qu'il l'a compris, qui tient lieu de ce que chez les gnostiques on appelait la " chute ". Le
péché originel luthérien, c'est la tragédie originelle qui explique que la nature soit devenue
foncièrement mauvaise. Tout le christianisme luthérien est un christianisme typiquement gnostique,
c'est-à-dire que ce n'est plus le christianisme. C'est une autre religion.

LE CONCILE DE TRENTE

Le concile de Trente fut convoqué par le pape Paul III pour le 15 mars 1545. Il s'ouvrit le 13
décembre 1545. Il durera jusqu'en 1563. Le lecteur intéressé trouvera dans toutes les histoires de
l'église et toutes les histoires des conciles l'histoire détaillée de celui-ci.
Nous nous en tenons, pour notre part, à ce qui concerne la doctrine théologique définie
concernant le péché originel et la justification. Nous avons vu précédemment ce que les pères du
concile de Trente ont pensé et dit au sujet du péché originel. Voyons maintenant ce qu'ils ont dit au
sujet de la doctrine de la justification.
Nous l'avons vu déjà : les mots français justice, justifier, justification, recouvrent les mots latins
justitia, justificare, justificatio.
Le latin justitia traduit le grec dikaiosunè. Justificare traduit le verbe grec dikaioun. Justificatio
traduit dikaiôsis.
Le grec dikaiosunè traduit l'hébreu tzedaqah ou tzedeq. Le verbe grec dikaioun traduit le verbe
hébreu tzadaq.
Paul écrivait en grec. Il emploie donc dans ses lettres les mots grecs qui traduisent ou recouvrent
les termes hébreux que nous venons d'indiquer.
Pour savoir ce que Paul entend par justice, justifier et justification, il faut donc se reporter à la
bibliothèque hébraïque dont Paul est nourri, et voir, dans ce contexte hébreu, ce que signifient les
termes en question.
Nous l'avons vu : justice, en hébreu, c'est bien autre chose et bien plus que ce que nous appelons
justice en français aujourd'hui; en gros, c'est ce que nous appelons la sainteté, en prêtant attention au
fait que, dans la perspective biblique, la sainteté n'est pas simplement quelque chose de moral : c'est
une réalité ontologique, c'est l'homme vivant selon la vie, la volonté et le dessein de Dieu, l'homme
digne de ce nom, l'homme véritable et conforme au dessein créateur de Dieu.
Être justifié, c'est donc être sanctifié. Puisque la sainteté est en fait la vie même de Dieu
communiquée à l'homme, il est bien évident que Dieu, seul peut sanctifier, c'est-à-dire, dans le langage
de Paul, justifier. L'observation de la loi n'est pas suffisante.
Comment la foi peut-elle justifier ? Tout simplement parce que la foi, dans le langage du nouveau
testament grec, c'est l'homme créé nouveau, l'homme recréé qui comprend le dessein de Dieu et qui y
prend part. C'est une véritable recréation qui seule donne l'intelligence du dessein de Dieu. C'est en ce
sens que la foi est sainteté, ou sanctification, ou justification.
D'autant plus que, pour accéder à la foi, il faut aussi que l'homme donne quelque chose venant de
lui, qu'il coopère activement. C'est la raison pour laquelle Ieschoua admire la foi lorsqu'il la constate.
Car elle atteste non seulement une œuvre de Dieu en l'homme, mais aussi une coopération active de
l'homme. Elle est véritablement sainteté.
393

Sous le coup de l'interprétation luthérienne de la justification, les pères réunis au concile de


Trente se posent plusieurs questions : qu'est-ce au juste que la justification, quant au nom et quant à la
chose elle-même ? Que signifie l'expression : " l'homme est justifié " ? Quelles sont les causes de la
justification ? Quelle est l'œuvre de Dieu ? Qu'est-ce qui est requis de la part de l'homme ? Comment
faut-il comprendre l'expression : " l'homme est justifié par la foi " ? Quel est le rôle des œuvres dans la
justification ? Et des sacrements ?
Après des mois de travail et de discussion, les pères réunis au concile de Trente se mettent
d'accord sur un document, une charte, concernant la justification. Ce décret est proclamé le 13 janvier
1547. Nous en lirons quelques passages.

Dans le cinquième chapitre du décret sur la justification, les pères du concile de Trente prennent
position d'une part contre la vieille doctrine pélagienne, et d'autre part contre la nouvelle -• ., doctrine,
celle qui est avancée par Martin Luther, et qui affirme que l'homme ne coopère pas à l'œuvre de la
justification (ou de la sanctification, ou de la divinisation...) en nous.
Voici ce que disent les pères du concile de Trente :
" 5. Le saint concile déclare en outre que l'origine (le commencement, le principe, exordium) de
la justification elle-même chez les adultes doit être saisie comme venant de (a) la grâce de Dieu qui
vient la première, qui précède (praeveniente gratta), par l'intermédiaire du christ Jésus, c'est-à-dire de
son appel, appel par lequel ils sont appelés sans qu'existe aucun mérite de leur part. En sorte que ceux
qui s'étaient détournés de Dieu par leurs péchés, par sa grâce qui les incite et qui les aide ils sont
disposés à se retourner vers cette justification qui est l'acte de Dieu et dont ils sont l'objet 667. A cette
même grâce, ils donnent librement leur assentiment, et ils coopèrent. En sorte que Dieu touche le cœur
de l'homme par l'illumination de l'esprit saint. Mais l'homme ne reste pas sans rien faire lorsqu'il reçoit
cette inspiration, car il peut la rejeter. Et cependant sans la grâce de Dieu il ne peut pas se mouvoir vers
la justice devant la face de Dieu, par sa libre volonté. Ainsi, dans les saintes lettres, lorsqu'il est dit : "
Revenez à moi et je reviendrai à vous " (Za 1, 3), c'est notre liberté qui nous est rappelée. Lorsque nous
répondons : " Ramène-nous à toi, Yahweh, et nous reviendrons " (Lamentations 5, 21), nous •
reconnaissons que la grâce de Dieu nous précède668. "
Ce chapitre rappelle d'abord, contre les pélagiens, que le christianisme est une métaphysique du
don : la grâce de Dieu est don, elle n'est précédée par aucun mérite de notre part, c'est elle qui précède,
qui est la première, qui anticipe, qui prend l'initiative.
Mais d'autre part, — contre Luther — lorsque nous recevons ce don, nous ne sommes pas comme
des souches, comme des bornes inertes, comme des choses. Nous coopérons librement à ce don qui
nous est fait, et nous le faisons fructifier, conformément aux enseignements de l'évangile. Nous
sommes libres dans l'assentiment et dans l'œuvre active de la coopération.
Il y a donc deux opérations, dans l'homme, comme dans le christ : celle de Dieu, qui est
absolument première, et celle de l'homme, qui coopère. La doctrine de Luther est un " monoénergisme
" : une seule opération, celle de Dieu. Elle s'apparente à la doctrine christologique qui ne reconnaissait
dans le christ qu'une seule opération.

Le chapitre 6 expose comment les hommes se disposent à la justice :


667
C'est ainsi, par cette lourde périphrase, que nous essayons de traduire: ad suam ipsorum justificationem ; littéralement : à
sa justification d'eux. Dieu est le possesseur de la justification, les hommes sont l'objet ou le terme de la justification. Les
traducteurs français que nous avons consultés, par ex. A. MICHEL, Les Décrets du concile de Trente, apud HEFELE, X, 1, p.
86, et G. DUMEIGE, op. cit., p. 348, sautent par-dessus la difficulté en omettant de traduire suam. C'est Dieu qui justifie eux,
les hommes.
668
ES 1525.
394

" 6. Ils se disposent à la justice elle-même, lorsque, incités et aidés par la grâce divine, ils
conçoivent, ils prennent en eux669 la foi qui vient de ce que l'on entend (le message du christ; Rm
10,17), et librement ils se meuvent vers Dieu, en croyant qu'elles sont vraies les choses qui sont
divinement révélées et promises, et tout d'abord ceci : c'est par Dieu qu'il est justifié, l'impie, par la
grâce de Dieu, par la rédemption qui est dans le christ Jésus (Rm 3, 24). Comprenant qu'ils sont
pécheurs, par la crainte de la justice divine, crainte par laquelle ils sont utilement frappés, ils se
retournent vers la considération de la pitié de Dieu; ils se redressent jusqu'à l'espérance; ils sont
confiants que Dieu leur sera propice à cause du christ; ils commencent à aimer celui-ci comme la
source de toute justice670... "

Dans le chapitre 7 les pères du concile de Trente prennent nettement position contre la doctrine
luthérienne de la justification, et expliquent ce qu'ils entendent par justification :
" 7. Cette disposition ou préparation, la justification elle-même la suit. La justification n'est pas
seulement une rémission des péchés, mais elle est aussi sanctification et renouvellement de l'homme
intérieur par la réception volontaire de la grâce et des dons. C'est à partir de là que l'homme, d'injuste
devient juste, d'ennemi devient ami, afin d'être héritier en espérance de la vie éternelle671.
" De cette justification voici les causes :
" Cause finale : la gloire de Dieu et du christ, et la vie éternelle.
" Cause efficiente : Dieu qui a pitié, et qui gratuitement lave et sanctifie 672. Il nous marque d'un
signe, il nous oint673 par l'esprit saint de la promesse, qui est les arrhes de notre héritage674.
" Cause méritoire : son unique engendré très aimé, notre seigneur Jésus christ, lui qui, alors que
nous étions encore ennemis (Rm 5,10), à cause de l'amour multiple dont il nous a aimés (Ép 2, 4), par
sa très sainte passion sur le bois de la croix, a mérité pour nous la justification et a donné satisfaction
pour nous à Dieu père.
" Cause instrumentale (= le moyen par lequel) : le mystère du baptême qui est mystère de foi,
sans lequel à personne jamais la justification n'est accordée.
" Enfin l'unique cause formelle : c'est la justice de Dieu, non pas la justice par laquelle il est juste
lui-même, mais cette justice par laquelle il nous fait justes 675, celle par laquelle, recevant de lui ce don,
nous sommes renouvelés en l'esprit de notre intelligence 676. Et non pas une justice par laquelle nous
serions seulement réputés justes (considérés du dehors comme justes, comptés au nombre des justes).
Mais une justice par laquelle nous sommes appelés justes en vérité, et nous le sommes, lorsque nous
recevons en nous la justice, chacun la sienne, selon la mesure que nous accorde l'esprit saint, à chacun
669
En latin : concipientes, du verbe concipere, qui se dit de la terre qui reçoit en elle la semence, et de la femme qui "
conçoit ".
670
ES 1526.
671
Tt 3, 3 : Car nous étions autrefois, nous aussi, sans intelligence, indociles, errants, esclaves des passions et de toutes
sortes de plaisirs, nous passions notre vie dans la méchanceté et l'envie, nous nous haïssions les uns les autres. Lorsque la
bonté et l'amour pour l'homme s'est manifesté, de la part de Dieu qui nous sauve, non pas à partir des œuvres que nous
avions faites, nous, dans la justice, mais selon sa pitié à lui il nous a sauvés par le bain de la nouvelle naissance et de la
rénovation de l'esprit saint, qu'il a versé en nous d'une manière libérale et généreuse, par Jésus christ notre sauveur, afin que
justifiés par sa grâce nous devenions héritiers, en espérance de la vie éternelle. "
672
I Co 6, 11 : « Mais vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés dans le nom du
seigneur Jésus christ et dans l'esprit de notre Dieu. »
673
Dieu nous " oint " avec l'esprit saint, c'est-à-dire qu'il fait de nous des christs.
674
Ep 1, 13 : «  Vous avez été marqués d'un sceau par l'esprit saint de la promesse, qui est les arrhes (arrabôn) de notre
héritage ».
675
Citation d'Augustin, "De trinitate, XIV, 12, 15 : " La justice de Dieu, non seulement celle par laquelle il est lui-même
juste, mais celle qu'il donne à l'homme lorsqu'il justifie l'impie... "
676
L'expression est de saint Paul, Ep 4, 23 : " ... pour être renouvelés en l'esprit de votre intelligence... "
395

comme il veut677, et selon la disposition propre de chacun, et la coopération propre de chacun.


" En effet, quoique personne ne puisse être juste, si ce n'est celui à qui les mérites de la passion de
notre seigneur Jésus christ sont communiqués, cela se produit cependant, dans cette justification de
l'impie, lorsque, par le mérite de cette passion très sainte, par l'esprit saint, l'agape de Dieu est répandue
dans les cœurs678 de ceux qui sont justifiés, et lorsque cette agapè de Dieu leur devient inhérente atque
ipsis inhaeret.
" D'où il résulte que, dans la justification elle-même, avec la rémission des péchés, l'homme
reçoit tous ces dons qui lui sont infusés en même temps, par Jésus christ dans lequel il est inséré : la foi,
l'espérance et l'amour.
" Car la foi, si l'espérance ne s'y joint et l'amour, n'unit pas parfaitement avec le christ, et ne fait
pas un membre vivant de son corps. Et c'est pourquoi il est très vrai de dire : " la foi sans les œuvres est
morte " (Jacques 2, 17) et oisive679... "

Ce chapitre s'oppose directement à la conception luthérienne de la justification. La justification,


au sens orthodoxe de ce terme, tel que l'a compris l'église depuis le commencement, au sens où
l'emploie saint Paul, c'est-à-dire au sens biblique du terme, n'est pas seulement le pardon des péchés par
Dieu. Elle est réellement et ontologiquement sanctification, sainteté, vie surnaturelle par la foi,
l'espérance et l'amour de Dieu. Elle est renouvellement de l'homme, création nouvelle d'un homme
nouveau par laquelle nous devenons, comme le dit Paul, créature nouvelle ou création nouvelle " Si
quelqu'un est dans le christ, il est création nouvelle, kainè ktisis " (2 Co 5, 17). De cette création d'un
homme nouveau nous sommes coopérateurs. Cette création d'un homme nouveau ne s'opère pas sans
notre consentement volontaire et notre coopération active. Le but de la justification ainsi comprise, sa
finalité, c'est de nous faire participer à la gloire de Dieu et à la vie éternelle. La création en nous de
cette justice qui est sainteté est opérée par Dieu même et le principe informant c'est la justice ou la
sainteté de Dieu par laquelle il nous rend effectivement saints.
La justice et la sainteté ne sont donc pas seulement des notions juridiques, extrinsèques, d'ordre
moral. Ce sont des notions qui ont une portée ontologique. Non seulement nous sommes considérés par
Dieu comme justes, parce qu'il nous pardonne nos péchés, mais, bien plus, Dieu nous rend justes et
saints effectivement. La justice n'est pas seulement imputée du dehors. Elle est une réalité du dedans.
La justice n'est pas seulement une dénomination extrinsèque. Elle est; en nous désormais une réalité
ontologique.
Ce à quoi les pères du concile de Trente s'opposent ici, c est à la conception purement nominale
ou nominaliste de la justification qui était la doctrine de Luther. A une conception purement nominale
et juridique de la justice, les pères du concile de Trente opposent une conception réaliste et ontologique
de la justice qui est sainteté.
Par la justification, dans la justification, ce sont les dons de l'esprit saint qui nous sont
communiqués : la foi, l'espérance, et l'amour surnaturel qu'en grec Paul appelait agape et qu'en latin on
appelle caritas.
Ces dons nous deviennent inhérents, ipsis inhaeret. Ils nous appartiennent désormais. Nous nous
les approprions. Ce n'est pas du juridique, c'est de la réalité vitale. Ce ne sont pas des décisions
extrinsèques. C'est une transformation effective en nous, une ré-information par la sainteté ou justice de
Dieu.
On peut constater l'abîme qui existe entre la théologie orthodoxe et l'interprétation luthérienne du
christianisme.
677
Citation de la lettre de Paul aux Corinthiens, i Co 12, 11.
678
Rm 5, 5: "l’agapê de Dieu est versée dans nos cœurs par l'esprit saint qui nous a été donné... "
679
ES 1528 s.
396

L'ennui, et le malheur, c'est que depuis bientôt trois siècles, en Europe du moins, et sans doute
aussi dans le nouveau monde, c'est l'interprétation luthérienne du christianisme qui passe pour
représenter le christianisme.

Après l'exposé contenu dans les " chapitres ", les pères du concile de Trente formulent un certain
nombre de propositions qu'ils rejettent et excluent de la pensée orthodoxe. Ainsi cette pensée se trouve
enserrée entre ce qui est affirmé et ce qui est nié.
De ces propositions qui sont exclues, nous relèverons quelques-unes qui éclairent notre propos.
Dans les tout premiers " canons " les pères du concile de Trente éliminent de nouveau la doctrine
de Pélage et de ses amis et successeurs :
" 1. Si quelqu'un disait : l'homme, par ses propres œuvres, accomplies soit par les forces de la
nature humaine, soit par l'enseignement de la loi, sans la grâce divine (qui est donnée) par le christ
Jésus, peut être justifié devant Dieu — qu'il soit exclu de la communauté (anathema). "
" 2. Si quelqu'un disait : la grâce divine, par le christ Jésus, est donnée seulement pour que
l'homme puisse plus facilement vivre juste et atteindre la vie éternelle, comme si par le libre arbitre et
sans la grâce l'une et l'autre chose était possible, mais d'une façon pénible et avec difficulté — qu'il soit
exclu...
"3. Si quelqu'un disait : sans l'inspiration, qui vient à l'avance, de l'esprit saint et sans son aide
l'homme peut croire, espérer, aimer ou se repentir comme il faut pour que la grâce de la justification lui
soit conférée : qu'il soit exclu. "
Après ces trois " canons " qui écartent, une fois de plus, toute forme de pélagianisme, viennent
les " canons " qui rejettent l'hérésie nouvelle, celle de Luther :
" 4. Si quelqu'un disait : le libre arbitre de l'homme, mû et excité par Dieu, ne coopère en rien en
donnant son assentiment à Dieu qui incite et qui appelle, rien par quoi il se dispose et se prépare à
obtenir la grâce de la justification; qu'il ne peut pas refuser son assentiment, même s'il le veut; mais
que, comme une chose inanimée, il ne peut absolument rien faire, et qu'il se comporte d'une façon tout
à fait passive : qu'il soit exclu.
" 5. Si quelqu'un disait que le libre arbitre de l'homme après le péché d'Adam a été perdu et éteint,
ou bien que c'est une chose purement nominale, un titre seulement, et, bien plus, que le titre est sans
réalité correspondante, enfin que c'est une fiction introduite par satan dans l'église : qu'il soit exclu.
" 6. Si quelqu'un disait : il n'est pas au pouvoir de l'homme de rendre ses voies mauvaises, mais
c'est Dieu qui opère les œuvres mauvaises comme les bonnes, non pas seulement en permettant, mais
au sens propre et en soi, en sorte que la trahison de Judas est aussi bien son œuvre propre que la
vocation de Paul : qu'il soit exclu. "
" 9. Si quelqu'un dit : par la foi seule l'impie est justifié; et s'il comprend cette formule de la
manière suivante : rien d'autre n'est requis, par quoi l'homme coopère pour obtenir la grâce de la
justification; d'aucune manière il n'est nécessaire qu'il se prépare par un mouvement de sa volonté et
qu'il se dispose : qu'il soit exclu680.
" 11. Si quelqu'un disait : les hommes sont justifiés soit par la seule imputation de la justice du
christ, ou bien par la seule rémission des péchés, à l'exclusion de la grâce et de l'amour surnaturel
(caritate) qui est répandu dans leurs cœurs par l'esprit saint et qui leur devient inhérent; ou bien que la
grâce, par laquelle nous sommes justifiés, c'est seulement la faveur de Dieu : qu'il soit exclu. 12. Si
quelqu'un disait : la foi qui justifie n'est rien d'autre que la confiance en la miséricorde divine qui remet
les péchés à cause du christ, ou bien que c'est cette seule confiance par laquelle nous sommes justifiés :

680
ES 1551 et s.
397

qu'il soit exclu681... "

681
ES 1562.
398

CHAPITRE VI

LE PROBLÈME DE LA RÉSURRECTION

Si je considère un homme concret, existant actuellement, je peux dire légitimement : cet homme
concret que je désigne du doigt est composé, ou constitué, d'une part de ce que les physiciens appellent
aujourd'hui de la " matière " (atomes, molécules...), et d'autre part d'un " psychisme ", que les
philosophes ont appelé " âme ". L'âme informe la matière du physicien, et constitue ainsi un corps
organisé, un organisme vivant.
Je peux donc dire, en désignant cet homme du doigt : cet homme ou cette personne, est composée
d'une âme et d'une matière que cette âme informe.
Lorsque l'âme disparaît hors du champ de notre expérience, il ne reste pas un corps, mais il reste
la matière qui avait été organisée, informée, et qui ne l'est plus. La matière composée, complexe, se
décompose, je peux donc dire : aucun corps organisé n'existe, ne subsiste, s'il n'est informé par une âme
vivante. Sans âme vivante, pas de corps. L'expression : " corps sans âme " est dépourvue de
signification.
Par contre, rien ne me permet d'affirmer qu'une âme ne peut pas subsister sans exercer cette
fonction d'information par laquelle elle constituait un corps organisé, en informant une matière. Rien ne
me permet dé dire, lorsque l'âme de notre ami mort n'est plus ici présente, informant une matière, et
constituant l'organisme vivant qui était notre ami, rien ne me permet de dire : cette âme vivante est
morte, annihilée. Du point de vue expérimental, nous n'en savons rien. Nous savons que, pendant une
vie humaine, l'âme humaine subsiste, alors que la matière de l'organisme qu'elle constituait est
constamment renouvelée. Dans cet organisme vivant que je désigne du doigt, l'âme est donc
premièrement substance, ou substance d'une manière première, éminente, dominante. C'est l'âme qui
fait exister, subsister le corps organisé vivant. L'âme subsiste. La matière du physicien change et se
renouvelle. Pas d'organisme concret vivant sans la matière du physicien. Pas d'organisme vivant sans
l'âme qui informe cette matière. Mais c'est l'âme qui informe. Elle est sujet. Elle est active,
organisatrice. Elle e5t dominante. Elle constitue la structure subsistante et vivante qu'est l'organisme
animé.
Il n'y a pas de raison de penser qu'elle cesse d'exister dès lors qu'elle cesse d'informer une matière
multiple pour constituer un organisme vivant. Par contre, il existe des raisons d'espérer qu'elle subsiste,
alors même qu'elle a cessé d'exercer cette fonction d'information.
Ce n'est pas le lieu de traiter ici ce problème de l'immortalité de l'âme, que nous avons abordé
ailleurs682.
Ce qu'il convient simplement de retenir ici, c'est que l'âme peut subsister sans informer une
matière, pour constituer un organisme ou un corps. Tandis que le corps ne peut pas exister ou subsister,
s'il n'y a plus, dans le monde de notre expérience sensible, une âme qui informe la matière.
Nous avons vu, dans la partie que nous avons consacrée à la christologie, ce qu'est le christ selon
l'orthodoxie : le christ, ce n'est pas un homme associé à Dieu par des liens de grâce ou de faveur, par la
sainteté, ce n'est pas simplement un prophète; le christ, c'est Dieu lui-même qui se manifeste à nous en
devenant homme, comme nous, c'est-à-dire en s'unissant la nature humaine, dans l'unité d'une
personne.
Nous avons vu comment saint Thomas comprend cette union qui est l'incarnation : une relation

682
Le Problème de l'âme, Paris, éd. du Seuil, 1971.
399

réelle, prise du côté de la nature humaine assumée, une relation de pure raison, prise du côté de Dieu
qui assume.
Lorsque le christ est mort sur la croix dressée par l'armée romaine d'occupation, le logos de Dieu,
pris en lui-même, est impassible, et bien entendu immortel, inannihilable. Cela, tous les pères
orthodoxes l'ont dit et répété, Cyrille d'Alexandrie en tête. La divinité en tant que telle est impassible et
immortelle.
L'âme humaine créée du christ, unie au logos de Dieu, est immortelle en un sens métaphysique et
pour des raisons métaphysiques, comme toute âme humaine créée. C'est-à-dire, pour parler un langage
plus précis, qu'elle est inannihilable, elle ne peut pas être anéantie. C'est-à-dire encore que la mort ne
peut aucunement être identifiée au néant, à l'annihilation. La mort, c'est l'âme humaine qui cesse
d'informer la matière avec laquelle elle constituait, elle organisait un corps, en l'informant. La mort,
c'est la séparation de l'âme et de la matière qu'elle informait, et non pas, comme le disait Platon, la
séparation de l'âme et du corps, puisque le corps, c'est ce qui résultait de l'organisation, ou information
de la matière par l'âme.
Lorsque l'homme meurt, le corps cesse d'exister, puisque le corps, c'est l'âme qui informe une
matière. Dès lors qu'il n'y a plus d'information, c'est-à-dire d'organisation, il n'y a plus de corps.
Il n'est même pas exact de dire, comme on l'entend ou comme on le lit très souvent, que le corps "
se décompose ". Le corps ne se décompose pas. Il cesse d'être, dès lors que l'âme cesse d'être là pour
informer une matière. Ce qui se décompose, ce n'est pas Je corps, c'est le cadavre, qui est un ensemble
de molécules déjà dissociées par la mort.
Donc, lorsque le christ est mort, le logos de Dieu, ou Dieu logos comme disent les pères grecs, en
tant que tel, est immortel, impassible. Il ne subit aucune modification par la mort du christ, pas plus que
par sa conception, sa naissance, l'incarnation dans son ensemble.
L'âme humaine créée du christ cesse d'informer une matière, mais elle ne cesse pas d'être, elle ne
cesse pas d'exister.
L'âme humaine créée du christ reste unie, éternellement désormais, à Dieu logos. C'est-à-dire que
l'incarnation subsiste éternellement.
Autrement dit, rien n'est annihilé dans le christ, par la mort du christ.
Les prédicateurs, aujourd'hui, surtout dans les églises protestantes, aiment à faire des variations
sur la mort du christ, qui laissent entendre que cette mort du christ est égale à une annihilation du
christ. Ce qui est absurde de deux manières : considéré du point de vue de sa nature divine, totalement
absurde; considéré du côté de sa nature humaine, de son âme humaine, absurde pour des raisons
métaphysiques : parce que la mort n'est pas égale à l'annihilation. Rien ne permet d'affirmer que la mort
est égale à l'annihilation.
Pour les théologiens protestants qui prêchent cela, la résurrection est donc, doit donc être, une
véritable re-création du christ, ce qui est absurde, considéré du point de vue de sa nature divine comme
de sa nature humaine.
Il faut donc dire : dès que le christ est mort, il est. Il est vivant. Sa résurrection, au sens
métaphysique du terme, est contemporaine de sa mort et d'une manière instantanée.
Il se manifeste aux femmes, à Jean, à Kêphas, aux douze, aux cinq cents, à Schaoul de Tarse, plus
tard, petit à petit. Mais la manifestation du christ vivant à ses compagnons et à ses amis n'est pas égale
à sa résurrection. Sa résurrection, c'est le fait qu'il est, qu'il est vivant, dès qu'il est mort, et cela pour
toujours.
Nous maintenons donc, malgré les protestations qu'elle a suscitées, notre proposition : si même
on avait retrouvé le cadavre du christ, c'est-à-dire la matière que son âme humaine créée avait informée
en dernier lieu pour constituer un corps organisé vivant, cela ne changerait rien, ontologiquement, au
fait de sa résurrection, qui signifie simplement ceci : le christ, l'union substantielle, subsistante, en une
400

personne, de Dieu et de l'homme, est vivant, actuellement et pour toujours, qu'il ait repris, pour la ré
informer et la transformer, la matière qu'il avait informée avant de mourir, ou qu'il ne l'ait pas reprise.
Cela n'a, à nos yeux du moins, aucune espèce d'importance ni même d'intérêt.
Le seul intérêt que nous apercevions, c'est par rapport aux disciples : s'ils avaient retrouvé le
cadavre, ils n'auraient, peut-être, pas compris comment Ieschoua pouvait aussi et en même temps se
manifester à eux, corporellement, quoique son existence corporelle, d'après les documents qui nous
restent, fût étrange, puisque le seigneur entrait dans la maison, toutes portes closes.
La résurrection du christ est distincte de sa manifestation aux hommes et aux femmes qui l'ont
accompagné. La manifestation, c'est la démonstration de la résurrection.
Essentiellement, la résurrection du christ signifie que le verbe incarne est actuellement existant,
vivant, agissant dans l'église, et qu'il s'est manifesté vivant à ses disciples.
Cela constitue la condition nécessaire et suffisante de la résurrection.
De plus, les documents évangéliques enseignent que le tombeau de Ieschoua a été trouvé vide,
c'est-à-dire que le cadavre de Ieschoua était disparu.
Pour notre part, nous pensons que ce fait, à savoir que le tombeau était vide lorsque Kêphas et le
disciple que Ieschoua aimait l'ont visité, nous pensons que ce fait est bien établi par la tradition
évangélique consignée dans les évangiles synoptiques et dans le quatrième évangile.
Mais nous disons : si quelqu'un pense autrement, si quelqu'un pense que le fait n'est pas
suffisamment attesté, cela ne change rien, ontologiquement, au fait de la résurrection. Car le fait
ontologique de la résurrection est distinct de la question de savoir si Ieschoua a réassumé son cadavre
pour le transmuter. Il est nécessaire et il suffit que Ieschoua soit vivant, actuellement, et qu'il se soit
manifesté vivant à ses disciples.
La question de la résurrection du christ est ontologiquement et théologiquement distincte de la
question du tombeau vide.
Pour notre propre " résurrection ", il en va, à nos yeux, de même. La question est de savoir si
notre âme personnelle, l'âme personnelle que nous sommes, vivra, sera, et prendra part, d'une manière
personnelle, à la vie personnelle de Dieu. C'est là, à nos yeux du moins, la seule question importante.
Irons-nous ré informer une matière pour reconstituer des corps sans organes, ou avec des organes dont
nous ne nous servirons plus jamais ? La question nous paraît dépourvue de tout intérêt et même, nous
devons l'avouer, de toute signification. Nous pensons qu'elle repose sur de fausses imageries.
Pour bien comprendre ce problème et cette distinction, il nous faut revenir ici sur une brève
analyse de ce qu'on entend par " corps ", et donc par résurrection du corps ou des corps.
Si je prends un être vivant quelconque, une amibe, un monocellulaire quelconque, un vertébré ou
un invertébré, un éléphant ou un homme, je constate que tout vivant est composé d'un certain nombre
d'éléments chimiques : carbone, hydrogène, oxygène, azote, fer, manganèse, etc. Lorsque j'ai dit cela,
j'ai fait l'analyse chimique du corps ou de l'organisme. J'ai aussi bien fait l'analyse chimique du cadavre
de l'animal en question.
Qu'est-ce donc qui distingue l'organisme vivant du cadavre ? C'est que l'organisme vivant est une
unité, une totalité, une composition qui subsiste, qui dure dans le temps, qui se développe, alors que
chacun des éléments chimiques intégrés dans cette composition est constamment renouvelé.
J’ai donc le droit et le devoir de distinguer, dans un être vivant quelconque, ce qui subsiste, le
principe même de l'organisation, et la matière qui est intégrée et qui est changée continuellement.
Ce qui subsiste, c'est en fait le sujet. C'est, dans les organismes, un psychisme. Dans l'homme,
c'est un psychisme conscient, réfléchi, qui se connaît identique dans son histoire et sa durée, malgré les
renouvellements constants qui s'opèrent continuellement dans son organisme du point de vue des
éléments chimiques intégrés et éliminés.
Nous avons parfaitement le droit d'appeler " âme " ce qui subsiste, ce qui est sujet, ce qui
401

constitue l'unité organique de l'organisme, ce qui est psychisme, et d'appeler " matière " les éléments
biochimiques qui sont intégrés et renouvelés.
J'obtiens ainsi la formule suivante : un organisme quelconque, amibe, éléphant ou homme, est
constitué d'un principe formel, pour parler le langage d'Aristote, et d'une matière qui est intégrée,
unifiée, informée par le principe formel, qu'avec Aristote toujours nous convenons d'appeler " âme ".
Un organisme vivant quelconque est constitué d'une âme, qui informe, et d'une matière multiple
informée. Cet organisme vivant que je désigne du doigt est constitué d'une âme vivante et d'une matière
multiple qui est informée selon la loi, selon la norme qui est inscrite dans le message constitutif de tel
être vivant.
Dans le cas de l'homme, la formule est exactement la même : cet homme vivant que je désigne du
doigt est constitué par un principe formel, l'âme, le psychisme, et par une matière multiple intégrée,
informée par l'âme. Les deux ensemble, l'âme et la matière informée, constituent cet organisme humain
que je désigne du doigt, ou cet homme.
Dans le langage commun, dans le langage de tout le monde, ce que nous appelons " le corps ",
c'est cela que je désigne du doigt : l'organisme vivant.
Je dois donc dire : le corps, ce corps vivant que je désigne du doigt, est composé d'une matière,
multiple, dont le biochimiste nous fait connaître la composition, et d'un principe qui informe, qui est
sujet : l'âme. (Équation n° i.) Le corps vivant est composé de matière et d'une âme.
Comme nous le voyons, ce n'est pas du tout la formule héritée de Platon et de Descartes :
l'homme constitué par une âme et un corps. (Équation n° 2).
Si j'appelle corps, avec le langage commun, cet organisme vivant que je désigne du doigt, je dois
dire que cet organisme est composé d'une âme et d'une matière informée par l'âme. C'est l'âme qui
constitue l'organisme. L'âme ne se surajoute pas à l'organisme. Elle le constitue, elle le fait être. S'il n'y
a plus d'âme, c'est-à-dire de principe informateur, il ne reste plus non plus d'organisme : il reste la
matière multiple qui avait été informée, mais qui ne l'est plus.
Mais je n'ai pas le droit de dire que l'homme est composé d'une âme et d'un corps, puisque le
langage de tout le monde entend par corps cet organisme qui est composé d'une âme et de matière 1
Si donc je dis avec Platon et Descartes que l'homme est composé d'une âme et d'un corps, et si
j'entends par corps ce que tout le monde entend par là : cet organisme vivant que je désigne du doigt,
— alors j'obtiens l'égalité suivante : l'homme est composé d'une âme, plus une âme, plus une matière
informée. En effet, nous venons de le voir, l'organisme est forcément constitué par un principe
d'information, sinon il n'est pas un organisme : il ne reste qu'une matière multiple, à savoir le cadavre.
Dans l'équation n° 2, celle de Platon et de Descartes, j'ai donc deux fois le terme " âme ", une fois
d'une manière explicite, et une fois d'une manière implicite, à l'intérieur du terme corps, puisque le
corps n'est corps que s'il est animé.
Deux fois, c'est-à-dire une fois en trop. Et les matérialistes du xviii e et du xixe siècle n'auront pas
de peine à dire : nous pouvons nous passer de l'âme inscrite en première ligne dans l'équation. En effet,
on peut s'en passer, puisque le principe d'information se trouve nécessairement inclus dans le terme de
corps. Il n'y a pas de corps s'il n'y a pas d'organisation, d'information, c'est-à-dire d'animation.
Mais, objectera-t-on aussitôt, justement Descartes pensait que le corps tient, subsiste, et
fonctionne, sans information, sans animation, comme un réveille-matin. — C'est justement en quoi il se
trompait. Aucun corps ne " tient " et ne fonctionne et ne se développe comme un réveille-matin, sans
un psychisme qui est son principe d'information. Tout organisme vivant est un psychisme. Le
psychisme, encore une fois, ne s'y surajoute pas, mais le constitue. Lorsque le corps cesse d'être
informé ou animé, il cesse d'être un corps. Ce qui reste, c'est le cadavre qui se décompose. Le cadavre
ne " tient " pas et ne fonctionne pas, précisément parce qu'il n'est pas informé ou animé.
La question de l'âme et du corps s'est compliquée historiquement, par le fait qu'Aristote déjà
402

appelle corps tantôt cet organisme que je désigne du doigt, comme le langage courant, tantôt la matière
qui est assumée par l'âme pour constituer un organisme.
Dans cette seconde perspective, le corps, au sens aristotélicien, c'est la matière de l'organisme !
On voit aussitôt les difficultés dans lesquelles on s'engage. Le mot " corps " a deux
significations : un sens populaire : cet organisme que je désigne du doigt, et qui est composé d'un
principe formel, un principe d'information, l'âme, et d'une matière; c'est le premier sens. — Un
deuxième sens, propre à Aristote : le mot corps désigne alors la matière qui est informée par l'âme pour
constituer un organisme. Le corps, en ce deuxième sens, est la matière du corps, au premier sens !
Comme l'a remarqué le P. Le Blond, " en se servant des termes d'âme et de corps, Aristote fait
une concession au langage commun à l'encontre de la stricte logique, laquelle exigerait qu'il parlât de la
composition entre l'âme et la matière683 ".
Saint Thomas va perpétuer cette même amphibologie. Tantôt le mot corps va désigner cet
organisme que je désigne du doigt, composé de forme et de matière ; tantôt il va désigner la matière qui
entre dans cette composition.
On va osciller, depuis Aristote jusqu'à saint Thomas, et depuis saint Thomas jusqu'à nos jours 684,
dans les ouvrages d'inspiration thomiste, entre ces deux significations.
La confusion est donc à son comble.
On peut bien sûr convenir d'appeler " corps " la matière de l'organisme, mais dans ce cas il faut
condamner l'usage courant du mot corps, qui désigne l'organisme lui-même.

Quel rapport tout cela a-t-il avec la question de la résurrection du christ et avec la résurrection de
tous les hommes ?
Tout simplement ceci : lorsque les chrétiens, aujourd'hui, et depuis des siècles, parlent de la
résurrection des corps, distingués des âmes, des corps en tant que distincts des âmes, qui sont
supposées immortelles par ailleurs, les chrétiens parlent le langage de Platon et de Descartes, en ce sens
qu'ils admettent implicitement qu'un corps peut exister, subsister, être, sans âme. Ce qui est absurde. Il
n'existe pas de corps sans âme. L'expression n'a aucun sens. S'il n'y a pas d'animation, d'information,
d'organisation, il n'y a pas non plus de corps, il n'y a pas d'organisme.
Lorsque donc les chrétiens professent qu'ils attendent la résurrection " des corps ", en plus de
l'immortalité de l'âme, cela suppose qu'il existe deux choses : l'âme d'une part, le corps d'autre part.
Cela suppose que le corps subsiste séparé de l'âme et qu'il attend la résurrection.
Ou bien cette expression n'a aucun sens, ou bien elle peut signifier ceci : les âmes viendront ré
informer une matière pour constituer des corps nouveaux. Cette seconde idée a un sens, en soi. La
question est de savoir si elle est conforme à l'enseignement évangélique. Nous allons y revenir.
Les chrétiens qui protestent tant lorsqu'on leur dit cela, protestent parce qu'ils pensent que si nous
n'admettons pas la résurrection " des corps " en tant que distincts des âmes, il nous manquera quelque
chose  !
Ils pensent cela, parce qu'ils sont persuadés que " le corps ", c'est quelque chose en plus de l'âme;
c'est quelque chose d’autre. Si donc on leur dit que l'expression : " résurrection des corps ", distincts

683
J. M. LE BLOND, Aristote philosophe de la vie, le livre premier du traité sur les Parties des Animaux, Paris, éd. Aubier, p.
32.
684
Sans compter les confusions introduites par Descartes et les cartésiens qui assimilent le corps au cadavre : " toute cette
machine composée d'os et de chair telle qu'elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps "
(DESCARTES, Meditationes de prima philosophia, II, éd. Adam-Tannery, t. VII, p. 26). A partir du moment où l'on identifie
le corps et le cadavre, la confusion est totale. Cela donne donc trois significations du mot corps : le corps selon le sens
commun, c'est-à-dire l'organisme vivant; le corps dans l'un des sens aristotéliciens : la matière; le corps au sens cartésien,
cette machine telle qu'elle paraît en un cadavre.
403

des âmes, n'a aucun sens, — ils se sentent frustrés.


C'est que, à cause de vieilles habitudes intellectuelles en Occident, ils ne voient pas que le corps,
le corps vivant, ce n'est pas quelque chose d'autre que l'âme, quelque chose en plus. C'est l'âme, qui
organise une matière.
Professant la résurrection " des corps ", en tant que distincts des âmes, ils sont, paradoxalement,
dualistes comme Platon, qui ne professait certes pas la résurrection des corps.
Si le corps n'est pas quelque chose de substantiellement autre que l'âme, mais l'âme elle-même
qui organise une matière, qui informe une matière, alors la résurrection des corps, c'est la résurrection
des âmes !
Dans le corps vivant que je désigne du doigt, dans l'organisme vivant, ce qui est substance, ce qui
subsiste, c'est l'âme qui informe la matière pour constituer cet organisme.
La question principale est donc de savoir si l'âme subsistera après la mort. La métaphysique
chrétienne le pense.
Une seconde question est de savoir si l'âme subsistante va ré informer une matière pour
reconstituer un organisme, dont les organes ne serviront à rien, ou bien sans organe.
Cette deuxième question, à tort ou à raison, nous paraît secondaire et de peu d'intérêt.
Il nous semble, à tort ou à raison, que l'essentiel du christianisme, ce qu'il vise principalement,
c'est l'affirmation selon laquelle l'âme qui subsiste après la mort d'une manière personnelle, est invitée à
prendre part personnellement à la vie divine. Cela nous paraît l'essentiel, et non la reconstitution de
l'organisme.
Le malentendu provient toujours de ce qu'on entend par " corps " quelque chose que l'on a, c'est-
à-dire quelque chose d’autre que l'âme, tandis que nous, nous entendons par corps quelque chose que
l'on est : nous sommes des corps, en ce moment, c'est-à-dire des âmes vivantes qui informons une
matière pour constituer des organismes animés. Mais il est anormal de dire que nous avons un corps,
car c'est faire du corps autre chose que l'âme, c'est verser de nouveau dans le dualisme qui est celui de
Descartes, ce qui est paradoxal pour des gens qui se disent et se veulent thomistes et aristotéliciens.
Bien entendu, si le corps est autre chose que l'âme, alors nous ne sommes complets qu'avec lui, et
si nous ne l'avons pas, il nous manque quelque chose : d'où la protestation.
Dans notre perspective, il ne nous manque rien du tout, car l'essence ou l'essentiel du corps que
nous sommes, c'est l'âme vivante. Il ne nous manque dans notre perspective que la matière que nous
informions, et que nous n'informons plus dès lors que nous sommes morts. Nous ne parvenons pas à le
regretter.
Nous pensons que ce que Paul et les écrits du nouveau testament appellent résurrection, en grec
anastasis, signifie simplement ce fait : que l'homme a un avenir, qu'il subsistera, qu'il vivra, qu'il sera
après la mort biologique, et que, s'il le veut, il prendra part à la vie divine, par le don de Dieu.
Nous pensons que le mot résurrection désigne tout cela. Anastasis en grec, vient du verbe
anistêmi : faire lever, relever. Il traduit l'hébreu quoum (prononcer quoum) qui signifie la même chose.
La représentation qui est à l'origine de ce terme est simple : les morts sont couchés dans leur
tombeau. A la fin des temps, ils se relèveront. C'est ainsi sans doute que le judaïsme, du moins une
partie du judaïsme, au temps de Ieschoua, se représentait les choses.
Les évangiles n'enseignent pas la résurrection des corps, en tant que distincts des âmes. On n'y
trouve pas l'expression anastasis ton sômatôn, — tout simplement parce que l'expression n'a aucun
sens. Elle présuppose qu'il existerait quelque chose, le corps, qui subsisterait à part de l'âme, sans âme,
autre que l'âme. Or, nous l'avons vu, le corps vivant, c'est l'âme qui informe une matière.
Certains exégètes qui ont examiné de près l'enseignement des quatre évangiles estiment que
l'enseignement de Ieschoua était distinct de l'enseignement de la théologie juive pharisienne, en ce qui
concerne la résurrection, comme en ce qui concerne le messianisme. Ieschoua a corrigé une visée,
404

orienté autrement, et d'une manière originale, la pensée en ce qui concerne l'avenir de l'homme et son
espérance. La théologie juive pharisienne enseignait la résurrection des morts, ou d'entre les morts.
C'est l'expression que l'on trouve aussi dans le nouveau testament. Elle signifie : les morts sont couchés
dans le tombeau. Ils se relèveront, à la fin des temps.
La doctrine de Ieschoua semble avoir été : aujourd’hui même, celui qui meurt, s'il accepte la vie
de Dieu qui est communiquée par Dieu le verbe incarné, prend part à la vie de Dieu. La mort est
aucunement une annihilation. Ieschoua dit à celui qui est crucifié à côté de lui : " Aujourd'hui tu seras
avec moi au paradis " (Le 23, 43).
Ieschoua écarte donc la représentation suivante : La mort est une annihilation. A la fin des temps,
Dieu ressuscitera les morts. En attendant ils restent morts.
L'expression " résurrection des corps " ne signifie Strictement rien, si l'on entend par là, comme
c'est le cas le plus fréquent, que les âmes sont immortelles d'une part, et que d'autre part " les corps "
attendent la résurrection, ou que les âmes reprendront leurs corps.
Car l'idée d'un corps séparé de l'âme n'a aucun sens. S'il n'y a pas d'animation, s'il n'y a pas
d'information, alors il n'y a pas non plus de corps. Il n'y a rien que de la matière, qui était informée,
organisée, mais qui ne l'est plus : un tas, que l'on appelle le cadavre, et qui se disperse.
Si Ton entend par l'expression : " résurrection des corps ", l'idée que à la fin des temps les âmes
reviendront prendre une matière pour constituer de nouveaux corps, alors l'expression a un sens, mais
elle n'est pas conforme aux vues et à l'enseignement du nouveau testament. Car Ieschoua enseigne
expressément, dans la discussion avec les docteurs sadducéens, précisément à propos de la doctrine
juive de la résurrection, que dans le royaume de Dieu, nous ne nous marierons plus, et nous ne serons
pas épousés. Paul par ailleurs enseigne que Dieu détruira le ventre avec la nourriture. C'est dire que
dans le royaume de Dieu, il n'y aura plus ni procréation, ni digestion, ni assimilation, ni élimination. En
conséquence, les corps ressuscites seraient ou bien des corps comportant des organes dont nous
n'aurions plus aucun usage, ou bien des corps sans organe. L'idée d'un organisme sans organe n'est pas
des plus claires. On se demande pourquoi parler encore dans ce cas d'organisme ou de corps, s'il n'y a
plus d'organe. Saint Jérôme et saint Thomas d'Aquin pensent que les corps ressuscites comporteront des
organes. Mais alors, à quoi serviront-ils ?
L'orthodoxie a conservé l'enseignement de Ieschoua Elle professe qu'à leur mort, les saints
entrent dans la vie de Dieu, qu'ils vivent dans la vie de Dieu, qu'ils contemplent Dieu, et que nous
pouvons les prier. Ils intercèdent pour nous.
La théologie juive pharisienne s'est conservée aussi à l'intérieur du développement de la théologie
chrétienne. C'est la doctrine de la résurrection à la fin des temps.
Les deux doctrines, les deux traditions, ne sont pas incompatibles, mais il n'est pas évident
qu'elles soient homogènes. Si les saints vivent maintenant en Dieu, en quoi peut bien consister la
résurrection située à la fin des temps ? Que peut-elle ajouter à ce que les saints possèdent et connaissent
maintenant, à savoir Dieu lui-même ? C'est ce que nous ne voyons pas. On nous dira : justement, ce
que la résurrection apporte de nouveau, et de plus, c'est que les âmes vont reprendre " leurs corps ", ou
du moins ré informer une matière pour reconstituer des corps.
Nous revenons donc aux difficultés précédentes.
Dans le développement de la pensée chrétienne à ce sujet, depuis bientôt vingt siècles, il existe
donc deux courants. Il n'est pas sûr que ces deux courants soient homogènes, et de même importance, il
n'est pas sûr qu'ils aient tous deux le même avenir, la même portée dogmatique. L'un de ces courants
professe fermement que les saints jouissent actuellement de la vie divine, de la vision de Dieu qui les
béatifie. Nous pouvons les supplier. Us intercèdent pour nous. Maria, qui a reçu, y consentant, le verbe
incréé et créateur en elle, est entrée dans la vie éternelle. Paul écrivait : " Je désire être résolu et être
avec le christ ". Dans cette perspective, un peuple de saints est déjà, aujourd'hui, dans la vie éternelle.
405

Le corps mystique du christ est déjà en partie réalisé, constitué, pendant que l'autre partie est en genèse,
en formation.
Une autre tradition, un autre courant théologique prend la suite de la théologie du judaïsme
pharisien, et professe la résurrection à la fin des temps, une résurrection corporelle.
Les deux traditions, les deux courants ont été associés par les théologiens du passé. Ainsi saint
Thomas d'Aquin professe qu'en effet les âmes des saints jouissent actuellement de la vision béatifique.
Mais saint Thomas pense et enseigne que les âmes séparées de leurs corps sont actuellement dans un
état violent, et qu'à la fin des temps les âmes reprendront leurs corps : ce sera la résurrection.
Si les âmes des saints jouissent actuellement de la vision béatifique, on ne voit pas très bien ce
qu'elles pourraient avoir à gagner à ré informer une matière pour constituer des corps, dont le nouveau
testament nous enseigne expressément qu'il n'exercera plus de fonction physiologique, ni procréation,
ni alimentation. Ou bien donc ces corps seront sans organe, et l'on voit mal ce que peut être un corps
sans organe, ou bien, comme l'ont pensé certain pères de l'église, par exemple saint Jérôme, les corps
des ressuscites comporteront des organes, dont ils ne se serviront pas, ce qui est bizarre aussi.
Notons en passant qu'il ne faut pas dire, en toute hypothèse, que les âmes reprendront leurs corps,
les corps qu'elles ont laissés à la mort, car cela présuppose qu'à la mort il reste un corps. Or, en réalité,
à la mort il ne reste pas de corps, mais, ce qui est très différent, un cadavre, c'est-à-dire un tas de
matière qui avait été informée, et qui ne l'est plus. Il ne faut donc pas dire, dans l'hypothèse d'une
résurrection corporelle, que les âmes vont reprendre leurs corps, mais, dans le langage aristotélicien,
qu'elles vont ré informer une matière pour constituer de nouveaux corps.
Encore une fois, si les âmes des saints jouissent actuellement de la vie de Dieu, on ne voit pas
bien ce qu'elles pourraient gagner à ré informer une matière pour constituer des corps sans organe, sans
fonction physiologique. On ne voit pas en quoi ces corps méritent le nom de corps.
Mais, nous dira-t-on, que faites-vous de l'enseignement de saint Paul dans sa première lettre aux
chrétiens de Corinthe ?
Relisons ce que dit Paul. L'église enseigne que le christ est ressuscité d'entre les morts (i Co 15,
12). C'est-à-dire qu'il est actuellement vivant, et il s'est manifesté vivant aux disciples, et à Paul lui-
même. Comment donc certains chrétiens de Corinthe peuvent-ils dire qu'il n'y a pas de résurrection des
morts ? — Ces chrétiens qui, à Corinthe, professaient qu'il n'y a pas de résurrection, voulaient sans
doute dire qu'à la mort tout est fini, que la mort est une annihilation absolue et définitive. Paul proteste
à juste titre contre une telle assertion, qui détruit totalement l'espérance chrétienne. En effet, dit-il, s'il
n'y a aucune résurrection des morts, si la résurrection des morts est impossible, alors le christ non plus
n'est pas ressuscité, il n'est donc pas actuellement vivant. Si le christ n'est pas ressuscité, et
actuellement vivant, ce que nous annonçons, ce que nous proclamons est totalement vain. Notre foi est
vaine. Nous nous trouvons alors être des faux prophètes de Dieu, puisque nous attestons que Dieu a
ressuscité le christ, qu'en fait il n'a pas ressuscité s'il est vrai que les morts ne peuvent pas ressusciter.
Car si les morts ne peuvent pas ressusciter, le christ non plus n'est pas ressuscité. Si le christ n'est pas
ressuscité, s'il n'est pas actuellement vivant, notre foi est vaine, inutile, creuse. Vous êtes encore dans
vos péchés. Ceux qui se sont endormis dans le christ, les fidèles, les saints, sont totalement perdus,
perdus pour toujours. Si c'est seulement pour cette vie-ci, pour cette existence présente, que nous avons
espéré dans le christ, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes.
Mais en fait, et de fait, le christ est ressuscité d'entre les morts. Il e5t actuellement vivant. Cela,
Paul le sait, puisqu'il a vu le christ vivant, puisque les colonnes de l'église, Kêphas, Jacques, Jean, et les
autres, plus de cinq cents frères dont un bon nombre sont encore vivants, l'ont vu, de leurs propres
yeux.
406

Le raisonnement change donc de structure. Dans la première partie de ce chapitre 685, le


raisonnement énoncé par ceux qui prétendaient qu'il n'y a pas de résurrection, ce raisonnement se
formulait ainsi : la résurrection est impossible, à la mort tout est fini ; la mort, c'est l'annihilation totale
et définitive. Donc, concluait Paul, si cette prémisse est vraie, alors le christ non plus n'est pas
ressuscité, et actuellement vivant.
Maintenant, dans ce nouveau paragraphe (i Co 15, 20), Paul procède à partir au fait constaté de la
résurrection du christ. Puisque le christ, fils de Dieu et fils de l'homme, est ressuscité, et actuellement
vivant, c'est que la résurrection est possible.
Les adversaires de Paul, à Corinthe, comme aujourd'hui, procédaient du possible au réel. Ils
posaient à priori : la mort, c'est l'annihilation. Aucune vie n'est possible après la mort. La mort c'est
certainement le néant. Donc nous n'avons à espérer aucune résurrection, aucune " relevée " après la
mort.
Paul procède du réel au possible : de fait, nous l'avons constaté, les douze, cinq cents frères dont
la plupart sont encore vivants et moi-même, Ieschoua le maschiach est vivant, puisqu'il s'est manifesté
à nous. C'est donc que la résurrection est possible, puisqu'elle est.
Plus loin, toujours dans la même lettre aux Corinthiens, Paul argumente à l'encontre de ceux qui
posent la question : " Comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps vont-ils revenir ? " (1 Co
15, 35).
La voilà bien, nous dira-t-on, la résurrection " des corps " ! Cela ne nous semble pas évident. Les
chrétiens de Corinthe, de formation et de langue helléniques, pensaient que l'homme est constitué d'une
âme et d'un corps. Lorsqu'on leur enseignait la résurrection, lorsqu'un théologien juif, pharisien,
converti au rabbi Ieschoua, le rabbi Schaoul de Tarse leur enseigne la résurrection, ils pensent aussitôt :
les morts sont couchés dans les tombeaux; ils vont se relever. Avec quels corps vont-ils se relever,
puisque nous savons que les cadavres sont en train de se décomposer ?
Paul doit donc répondre à cette difficulté.
Il y répond par l'analogie de la semence, du grain de blé ou de riz. Il reprend une parole de
Ieschoua : si le grain de blé ne tombe pas en terre, et ne meurt pas, il reste seul, et il ne germe pas, il ne
porte pas de fruit. Paul écrit (i Co 15, 36) : Ce que tu sèmes, cela n'est pas vivifié si cela ne meurt pas.
Et ce que tu sèmes, ce n'est pas le corps qui va être réalisé que tu sèmes, la plante adulte, mais une
graine toute nue, une graine de blé ou d'autre chose. Dieu donne à cette graine un corps comme il le
veut, à chaque semence un corps conforme à cette semence, conforme à son espèce. Car toute chair
n'est pas la même chair. Autre est la chair, c'est-à-dire l'organisation, ou l'organisme, des hommes;
autre celle des animaux des champs; autre celle des oiseaux; autre celle des poissons. Et puis, ajoute
Paul, il y a les corps célestes, et les corps terrestres : ils ne sont pas pareils. L'éclat du soleil n'est pas le
même que l'éclat de la lune, ni que l'éclat des autres étoiles.
En ce qui concerne la résurrection des morts, il en va de même. On est semé dans la corruption,
on se relève dans l'incorruptibilité. On est semé dans l'infamie, on se relève dans la gloire. On est semé
dans la faiblesse, on se relève dans la force. On est semé corps psychique, c'est-à-dire organisme qui est
à la fois et corrélativement système biologique et psychisme, — et on se relève corps spirituel, sôma
pneumatikon.
S'il existe un corps psychologique, un organisme qui est aussi un psychisme, il existe aussi un
corps, un organisme qui est spirituel, pneumatikon. Car il est écrit dans la Genèse (Gn 2, 7) : " Le
premier homme, haadam en hébreu, devint une âme vivante. " L'Homme final deviendra un esprit
vivifiant, pneuma zôopoioun.
Un esprit vivifiant. D'abord Paul parle d'un corps spirituel; puis, aussitôt après,-d'un esprit

685
De la lettre de Paul.
407

vivifiant. Il ne faut pas oublier cette seconde formule.


La Genèse hébraïque disait : " l'homme devint une âme vivante. " Paul enseigne : l'homme, à la
fin, sera un esprit vivifiant.
Et Paul ajoute : le spirituel, l'ordre du spirituel, qui est communication avec l'esprit de Dieu, n'est
pas ce qui est premier dans l'histoire de la création, dans le plan créateur. Ce qui est premier, dans le
plan de la création, c'est d'abord l'ordre du psycho-biologique, que la bible hébraïque appelle nephesch
(que nous traduisons par " âme "), ou basar (que nous traduisons par " chair ").
L'ordre du spirituel, c'est-à-dire la participation à l'esprit de Dieu, à Dieu qui est esprit, cela
viendra ensuite, cela vient après, dans le plan, dans le dessein créateur.
En cela, Paul s'opposait peut-être aux doctrinaires gnostiques qui enseignaient que l'existence
spirituelle, divine, était première, historiquement, pour l'homme ; et que l'existence psychique,
organique et biologique, corporelle, était seconde, ultérieure, résultat d'une chute et d'une catastrophe.
Paul redresse ce schéma, le corrige, le renverse : ce qui est premier, dans l'histoire de la création, c'est
le psycho-biologique; après vient la participation à la vie divine, l'ordre spirituel.
Et Paul ajoute (i Co 15, 50) : Voici ce que je dis, frères : la chair et le sang ne peuvent pas hériter
le royaume de Dieu. Ce qui est corruptible ne peut hériter l'incorruptibilité.
C'est-à-dire, si nous comprenons bien la pensée de Paul : une transformation est absolument
nécessaire pour que l'homme puisse prendre part à la vie divine. La disposition actuelle, de type
biologique, ne peut pas permettre l'entrée dans la vie éternelle qui est la vie de Dieu.
Voilà donc ce texte sur lequel on pense pouvoir fonder la doctrine, la représentation, d'une
résurrection " des corps " en plus de l'immortalité des âmes.
Nous avouons que ce texte ne nous paraît pas du tout suffisant pour étayer cette représentation.
D'autant plus que, lorsque Paul parle du corps des plantes, des animaux, des corps célestes, il parle de
la totalité concrète, organisée, de ce que je désigne du doigt. Il ne parle pas du corps en tant que
distinct de l'âme. Il dit essentiellement aux chrétiens de Corinthe : une transformation est nécessaire.
Vous ne ressusciterez pas tels que vous êtes mis au tombeau. D'ailleurs la chair et le sang ne peuvent
pas hériter du royaume de Dieu. Il n'enseigne pas que nos âmes vont reprendre à la fin des temps une
matière pour reconstituer des corps, des corps spirituels.
Mais, nous dira-t-on enfin, les professions de foi élaborées dans les premiers siècles de notre ère
par les communautés chrétiennes, ces professions de foi mentionnent souvent l'expression : nous
professons la résurrection de la chair, anastasis tès sarkos.
Oui, parfaitement. Mais ici un énorme malentendu est à éviter. Nous l'avons vu : lorsque le
quatrième évangile enseigne : " Le logos est devenu chair, ho logos sarx egeneto, cela ne signifie pas :
le logos est devenu corps, — mais cela signifie : le logos est devenu homme. C'est bien ainsi que
l'orthodoxie l'a compris.
Car le mot grec sarx, que nous traduisons par chair, traduit lui-même l'hébreu basar, que nous
traduisons aussi par chair, mais qui signifie, comme le contexte le prouve chaque fois qu'on le trouve
dans la bible hébraïque : la totalité psycho-biologique; non pas le corps en tant que distinct de l'âme,
mais la totalité psycho-biologique qui est le vivant lui-même, et en l'occurrence l'homme686.
Le verbe s'est fait chair, est devenu chair, signifie : le verbe est devenu homme.
Résurrection de la chair, signifie : résurrection de l'homme ou des hommes, mais non :
résurrection des corps en tant que distincts des âmes.
En conclusion, nous pensons pour notre part que l'expression : résurrection, résurrection des
morts ou d'entre les morts, signifie et désigne la doctrine chrétienne selon laquelle l'homme a un avenir,
un avenir personnel, qui nous est promis et donné par Dieu : la participation personnelle à la vie divine.

686
Cf. p. 159.
408

Il n'est pas question de réduire le christianisme à une doctrine dont le champ d'application se
limiterait à l'existence présente, dans le monde présent. Elle n'aurait plus, dans ces conditions, aucun
sens. Une bonne doctrine politique, une bonne économie politique et une bonne médecine seraient alors
les seules sciences utiles.
Mais nous ne pensons pas que l'espérance chrétienne soit liée ontologiquement à la représentation
que nous a léguée la théologie juive pharisienne : les morts sont couchés dans les tombeaux; ils se
relèveront à la fin des temps.
Nous pensons que la doctrine de Ieschoua est celle-ci : aujourd'hui, celui qui écoute
l'enseignement de Dieu le verbe incarné, et qui le reçoit, celui-là prend part à la vie éternelle, dès
maintenant. La mort n'existe plus pour lui. La mort physiologique est simplement un changement d'état,
qui n'a rien de tragique. Avec Paul, tout chrétien conscient de la doctrine qu'il professe, doit dire : " je
désire étre résolu et être avec le christ ".
Nous ne pensons pas que le christianisme enseigne une résurrection corporelle. Saint Paul écarte
expressément cette représentation lorsqu'il écrit, dans le texte que nous avons cité : " La chair et le sang
ne peuvent hériter le royaume de Dieu ".
Le christianisme enseigne que l'homme est appelé, invité, à prendre part à la vie divine, d'une
manière personnelle. Que pour prendre part à la vie divine, qui est spirituelle, il doit subir une
transformation, consentir à une transformation qui fait mourir en mi le vieil homme, et laisse naître un
homme nouveau. On peut appeler, si l'on veut, anastasis, résurrection, cette transformation et cette
naissance nouvelle, mais à la condition d'écarter les représentations qui conduiraient l'imagination vers
l'idée d'une résurrection corporelle.
La perspective de Ieschoua semble avoir été très différente de la perspective du judaïsme
pharisien au premier siècle de notre ère. La doctrine du judaïsme, au premier siècle, c'est que Dieu
relèvera un jour, à la fin des temps, ceux qui sont morts, ceux qui sont couchés dans le tombeau. Il y a
donc, semble-t-il, dans cette perspective, un intervalle, un long intervalle, entre la mort et la
résurrection.
La perspective de Ieschoua, telle qu'elle apparaît d'après les évangiles synoptiques et le quatrième
évangile, semble avoir été qu'aujourd'hui nous entrons dans la vie éternelle, si nous recevons le verbe
incarné, si nous nous nourrissons de lui, si nous l'assimilons, si nous le faisons nôtre, si nous entrons
dans l'économie de son corps : l'organisme constitué par l'ensemble des saints, organisme informé par
le verbe incarné. Il n'y a donc plus, dans cette perspective, d'intervalle entre la mort et la résurrection.
C'est aujourd'hui, si nous mourons, que nous entrons dans l'économie de la vie nouvelle, éternelle, la
vie divine.
Le rapport qui existe entre la doctrine philosophique de l'immortalité de l'âme et le fait de la
résurrection de Ieschoua, est analogue, nous semble-t-il, au rapport qui existe entre la démonstration
philosophique de l'existence de Dieu à partir du monde, et le fait de la révélation.
L'existence de Dieu est connue par une analyse rationnelle à partir du monde, d'une manière
inductive. Mais cette induction ne parvient pas jusqu'à une expérience. La révélation, c'est Dieu venant
se manifester à l'homme d'une manière expérimentale.
L'immortalité de l'âme est une condition nécessaire, mais non suffisante, du point de vue de la
théologie chrétienne. Le fait de la résurrection de Ieschoua est une démonstration pour l'homme que la
mort n'est pas une annihilation. Nous l'avons vu ailleurs 687 et ici même : selon la théologie chrétienne
orthodoxe, la question n'est pas seulement de savoir si l'homme, la personne humaine, va subsister
après la mort. La question est de savoir ce qu'elle va devenir, et si elle prendra part à la vie divine à
laquelle elle est invitée.

687
Le Problème de l'âme, Paris, éd. du Seuil, 1970.
409

Nous avons vu aussi, dans cette étude antérieure688, que la différence entre la doctrine chrétienne
et la doctrine platonicienne à cet égard est claire : pour Platon, l'âme est immortelle de plein droit et par
nature, parce qu'elle est par nature divine. Pour le christianisme, l'âme n'est pas divine par nature, elle
est divinisable par grâce, ce qui est très différent.
Mais ce n'est pas la question du corps, à nos yeux, qui constitue la différence fondamentale entre
la perspective platonicienne et la perspective chrétienne en ce qui concerne l'avenir de l'homme.

688
Ibid.
410

ÉPILOGUE

Depuis bientôt vingt siècles, le christianisme, — l'humanité informée par la doctrine chrétienne,
c'est-à-dire ce corps organisé qu'on appelle l'église, — s'est développé d'une manière continuelle. Il a
grandi, selon ce qu'avait annoncé le rabbi au cours des années 27-30 de notre ère : " Le semeur est sorti
pour semer. Et tandis qu'il semait, une partie des semences sont tombées près de la route. Les oiseaux
sont venus et les ont dévorées. D'autres sont tombées dans les cailloux, là où il n'y avait pas de la terre
en quantité suffisante. Elles levèrent aussitôt, parce qu'il n'y avait pas profondeur de terre. Le soleil se
leva, et elles furent brûlées, et parce qu'elles n'avaient pas de racines, elles se desséchèrent. D'autres
semences tombèrent parmi les buissons d'épines. Les buissons d'épines ont grandi et ont étouffe les
graines. D'autres sont tombées dans la bonne terre, et elles ont donné du fruit... " (Mt 13, 3; Me 4, 3; Le
8, 4). " Le royaume de Dieu est analogue à un homme qui a semé une bonne semence dans son
champ... " (Mt 13, 24). " Il disait : à quoi pourrions-nous comparer le royaume de Dieu (c'est-à-dire
l'humanité informée par Dieu), et en quelle analogie (parabole) la mettrons-nous ? C'est comme une
graine de moutarde noire : lorsqu'elle est semée sur la terre, elle est la plus petite de toutes les semences
qui sont sur la terre. Mais lorsqu'elle a été semée, elle pousse, elle monte, et elle devient plus grande
que toutes les plantes. Elle fait des grandes branches, en sorte qu'ils peuvent venir s'installer sous son
ombre, les oiseaux du ciel... " (Me 4, 30; Mt 13,31)." Il disait : le royaume de Dieu, c'est comme un
homme qui a jeté la semence sur la terre. Qu'il dorme ou qu'il veille, la nuit et le jour, la semence
pousse et grandit, il ne sait pas lui-même comment. D'elle-même, spontanément, la terre porte fruit,
d'abord la petite plante verte, puis l'épi, et puis plein de blé dans l'épi " (Me 4, 26).
Ieschoua fait bien de prendre sa comparaison dans la graine. Nous savons aujourd'hui que la
graine, la semence, c'est un comprimé d'information. Le royaume de Dieu s'est développé d'une
manière explosive, avec la puissance de la vie, la puissance irrésistible de la graine qui se développe,
qui se multiplie, qui porte fruit.
L'enseignement qui vient de Dieu a été introduit, inséré dans l'humanité, par Ieschoua lui-même.
" Le royaume de Dieu, c'est comme du levain qu'une femme a pris et qu'elle a caché dans trois mesures
de farine, jusqu'à ce que tout ait levé " (Mt 13, 33).
C'est ainsi que les choses se sont, en effet, nous pouvons le constater depuis plus de dix-neuf
siècles. L'humanité est pénétrée, petit à petit, progressivement, par un enseignement qui vient de Dieu
et qui la transforme petit à petit, et non sans résistance, qu'elle s'en rende compte ou non, qu'elle dorme
ou qu'elle veille.
Peu de temps après la mort de Ieschoua, et sa manifestation, vivant, à ses compagnons, alors que
l'embryon de cet organisme qui est l'église se développait et se différenciait d'une manière intensive, un
théologien juif illustre, appelé Gamaliel, qui faisait partie du groupe pharisien, dit ceci à ses collègues
réunis pour juger Simon bar-Iona surnommé Kêphâ (= le Rocher, la Pierre) par Ieschoua et d'autres
disciples :
" Messieurs, faites attention à ce que vous allez faire avec ces hommes. Car avant ces jours que
nous vivons, s'est levé Theudas, qui prétendait être quelqu'un d'important. Il est parvenu à s'attacher
environ 400 hommes. Il a été tué, et tous ceux qui lui avaient fait confiance ont été dispersés. Le
mouvement a été réduit à rien. Ensuite, ce fut Judas le Galiléen qui s'est levé, à l'époque du
recensement. Il a soulevé du peuple après lui. Lui aussi a été tué, et tous ceux qui avaient mis leur
confiance en lui ont été dispersés. Et maintenant, je vous dis ceci : laissez donc ces hommes, ne vous
occupez pas d'eux. »En effet, si elle vient des hommes, cette entreprise, cette œuvre, elle se détruira
d'elle-même. Mais par contre si elle vient de Dieu, alors vous ne pouvez pas la détruite. Et prenez garde
411

de ne pas vous trouver dans la situation de combattre Dieu lui-même689... "


Ce qui n'est pas l'œuvre de Dieu périt plus ou moins vite. Ainsi les empires passent. Le troisième
Reich n'a duré que dix ans. Ce qui est l'œuvre de Dieu dure et se développe, comme un organisme
vivant. Dieu seul peut créer un organisme vivant. L'église est un organisme vivant.
Depuis bientôt deux mille ans, on nous raconte régulièrement, de génération en génération : c'en
est bientôt fini du christianisme, il n'en a plus pour longtemps, quelques années encore, à peine. Les
intelligents et les instruits d'aujourd'hui nous le disent aussi. Nous qui connaissons l'histoire de l'église,
l'histoire de la croissance, du développement, de l'expansion du royaume de Dieu, c'est-à-dire de
l'humanité informée du dedans par le logos de Dieu, lorsque nous les écoutons nous prophétiser la fin
proche du christianisme, nous n'estimons pas qu'il soit utile de leur répondre. Il suffit de sourire.
Nos contemporains qui se plaignent de ne jamais pouvoir constater et vérifier une prophétie
accomplie, peuvent se référer à ces textes du rabbi juif qui annonçait autour des années 27-30 qu'à
partir de son enseignement, communiqué à une poignée d'hommes et de femmes, il sortirait et se
développerait un grand arbre qui recouvrirait la terre.
Nos contemporains peuvent vérifier que c'est là une prophétie en grande partie déjà réalisée. Car
des disciples de Ieschoua sont aujourd'hui sur la terre entière.
Si nos contemporains ne sont pas comblés par cette prophétie accomplie, ils peuvent se référer
aussi à des prophéties encore plus anciennes, qu'ils pourront lire, s'ils le veulent, dans la traduction du
livre hébreu qu'on appelle " la Genèse ". Ils y verront qu'il y a quelques milliers d'années, il a été
promis à Abraham que de lui sortirait un peuple nombreux, que sa descendance serait aussi nombreuse
que le sable des mers et les étoiles du ciel, qu'il deviendrait une assemblée de peuples, qehal ammim690.
Cette prophétie-là aussi, bien enregistrée, est accomplie : aujourd'hui, sur cette planète appelée
Terre, des millions d'hommes et de femmes, appartenant au judaïsme, au christianisme et à l'islam, sont
enfants d'Abraham par l'esprit et par l'adoration.
Nos contemporains ont donc de quoi faire, s'ils veulent examiner critiquement le fait du
prophétisme hébreu.

Contrairement à ce que nous ont répété les savants, les intelligents, les professeurs et les
instituteurs, au siècle dernier et en ce siècle-ci, il n'y a évidemment rien, absolument rien, dans le
christianisme, dans la doctrine chrétienne, qui soit contre la raison, ni contre la science.
Si quelqu'un pense le contraire qu'il veuille bien nous donner un exemple, un seul.
Les sciences s'occupent de connaître et de savoir ce qu'est le monde, ce qu'est la nature, en quoi
elle consiste, comment elle est faite, quelle est sa Structure et son histoire.
Le christianisme, avec le judaïsme, nous enseigne quelle est la destination de l'œuvre de la
création, quelle est sa finalité.
Il n'y a pas, et il ne peut y avoir, aucun conflit, aucune antinomie, entre ce que les sciences de la
nature nous enseignent au sujet de la nature, et ce que le christianisme enseigne au sujet du but, de la
fin ultime de l'œuvre de la création.
C'est-à-dire que lorsqu'on raconte le contraire, on ment. C'est ce qu'on appelle l'imposture. On
parvient à faire croire aux enfants des écoles qu'il y a conflit, antinomie, alors qu'il n'y en a pas l'ombre.

La résistance de l'humanité à cette création nouvelle qui s'opère par Ieschoua est un phénomène
qui demande une longue méditation. On sait que cette résistance s'est traduite tout d'abord par le
meurtre de Ieschoua lui-même. Quelques personnes, appartenant aux autorités religieuses de son

689
Ac 5, 34.
690
Cf. p.150 (p. 95) et 521 (p. 326).
412

peuple, l'ont dénoncé et livré aux autorités militaires romaines, qui l'ont fait exécuter selon la manière
dont les armées romaines exécutaient les rebelles.
Il n'est donc pas question, et il n'y a aucune signification à attribuer à son peuple tout entier la
responsabilité de cette mort, car tout le monde, dans son peuple, en son temps, n'était pas contre lui,
bien loin de là : des foules entières l'aimaient et le suivaient. C'est justement cela qui a inquiété
certaines personnes parmi les autorités religieuses de son temps. De même qu'il n'y aurait aucune
signification à attribuer à la France entière la responsabilité de la mort de quelques résistants livrés,
pendant la guerre de 1940-194 5, par quelques Français, aux autorités militaires allemandes.
Le Juif qui était à Jérusalem vers l'an 29 ou 30 et qui n'était pas hostile à Ieschoua n'est bien
entendu pour rien dans la mort de Ieschoua Le Juif qui habitait à Rome, à Alexandrie ou à Athènes à la
même époque n'est bien évidemment pour rien lui non plus dans cette exécution.
Il est encore plus absurde d'attribuer à un peuple tout entier, par la suite, dans les siècles qui ont
suivi, la responsabilité de la mort de Ieschoua Tout autant que d'attribuer aux Grecs d'aujourd'hui ou
aux Anglais d'aujourd'hui la responsabilité actuelle de la mort de Socrate ou de la mort de Jeanne d'Arc.
Tout cela relève de la mentalité prélogique.
La question de l'hostilité à Ieschoua, de l'opposition violente à la révolution créatrice introduite
dans l'histoire humaine par Ieschoua, doit être traitée autrement.
La question est de savoir quels sont ceux qui, depuis bientôt vingt siècles, et aujourd'hui, sont
opposés à Ieschoua, à son enseignement, aux normes créatrices qu'il a enseignées, à sa personne et à
son message. La question est de savoir quels sont ceux qui, aujourd'hui, le feraient exécuter, s'ils le
pouvaient, parce que son enseignement est contraire à leurs vues, à leur vision du monde, à leur
philosophie, à leurs intérêts.
A cette question, il est assez aisé de répondre, de siècle en siècle. On voit bien, à chaque époque,
quels sont ceux qui détestent l'enseignement de Ieschoua, quels sont ceux qui enseignent et font le
contraire, quels sont ceux qui professent l'antichristianisme, par la parole et par les actes.
C'est dire que l'opposition à Ieschoua est finalement et fondamentalement une opposition d'esprit
à esprit. Il existe un esprit du christianisme, qui est l'esprit de Dieu, appelé aussi l'esprit saint. Et il
existe aussi un esprit violemment opposé, contraire, à l'esprit du christianisme. On en trouve
l'expression théorique par exemple chez le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, et chez ceux qui,
nourris de son œuvre et de sa pensée, l'ont mise en pratique.
Ieschoua disait : " tout péché et blasphème sera remis aux hommes. Mais le blasphème contre
l'esprit ne sera pas remis. Celui qui dira quelque chose (logon dans le texte grec, correspond à dabar en
hébreu) contre le fils de l'homme, cela lui sera remis-. Mais celui qui dira contre l'esprit saint, cela ne
lui sera pas remis, ni dans cette durée-ci (dans le monde présent), ni dans la durée qui vient " (Mt 12,
31).
L'opposition au fils de l'homme, à la doctrine du fils de l'homme à l'esprit de son enseignement,
on sait quelles formes elle a prise au xx e siècle : le massacre, la torture renouvelée et perfectionnée,
pratiquée par les nations que l'on croyait jadis civilisées et même humanistes, et qui se faisaient passer
pour telles, aujourd'hui le meurtre des enfants dans le ventre de leurs mères.
La méthode de l'adversaire du christianisme, qui est l'adversaire de la création, c'est-à-dire
l'adversaire de l'être, c'est toujours la même : le mensonge, pour le meurtre ; le mensonge, pour la
destruction de l'homme, ici ou là. Le mensonge qui commence par détruire l'homme de l'intérieur,
spirituellement, pour le détruire ensuite physiquement. Il faut mentir pour tuer. Pour tuer des hommes,
il faut d'abord déclarer que ce ne sont pas des hommes. Ainsi faisait-on lorsqu'on voulait massacrer des
millions d'hommes appartenant au peuple d'Israël. Ainsi faisait-on lorsqu'on massacrait en Indochine,
en Afrique du Nord. Ainsi fait-on aujourd'hui lorsqu'on veut massacrer les enfants dans le ventre de
leur mère. On commence par déclarer que ce ne sont pas des hommes.
413

L'opposition au christianisme, aujourd'hui, au xx e siècle, elle est d'abord philosophique. La


philosophie n'est pas innocente. Une armée de professeurs, de par le monde, enseigne aux enfants qu'il
n'y a pas de dieu, que le monde est seul, que l'homme est seul, que l'homme est un être-pour-la-mort, et
que la mort c'est le néant absolu.

La crise actuelle ne ressemble pas aux grandes crises qui ont marqué le développement de la
pensée chrétienne dans les premiers siècles. Elle n'est pas une crise doctrinale forte, puissante, qui
suscite une réaction créatrice non moins puissante. On n'aperçoit pas en ce moment de grandes
hérésies, comme celles d'Arius, d'Apollinaire, de Nestorius, de Pélage, de Luther. Non. La crise
actuelle est une crise d'oubli, une phase d'amnésie. La pensée chrétienne, au xxe siècle, semble avoir
oublié tout ce qu'elle a fait dans les premiers siècles de son histoire, tout son développement passé. Un
médecin viennois, à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, le docteur Sigmund Freud, a raconté
que l'homme adulte oublie sa première enfance, et renvoie dans l'ignorance ses premiers souvenirs.
Cela produit, nous dit-il, des troubles chez l'adulte. La chrétienté du xx e siècle a oublié l'enfance de
l'église. Elle ne connaît plus son propre passé. Elle ne connaît plus sa propre doctrine, la doctrine qui la
constitue en tant que corps. Certains vont même jusqu'à dire qu'elle n'a pas de doctrine, tant l'amnésie
est allée loin. C'est une crise d'ignorance. On n'aperçoit pas une grande et forte hérésie susceptible de
provoquer une forte réaction. Toutes les hérésies que l'église a connues dans les premiers siècles sont
là, elles grouillent dans la conscience chrétienne moderne, ou plutôt, puisque cela se passe en dessous
du niveau de la conscience, dans la zone amnésique de la conscience chrétienne, mais d'une manière
larvée. Personne ou presque ne s'aperçoit de leur existence. L'inconscient des chrétiens au xx e siècle est
trouble. Ils ne savent plus eux-mêmes ce qu'Us véhiculent en guise d'hérésie. Ils ne savent même plus
ce que c'est qu'une hérésie, ce que cela signifie, car pour eux le christianisme n'a pas de structure, pas
de contenu intelligible, pas de colonne vertébrale. C'est une vague sentimentalité, une sorte
d'affectivité, une affectivité particulière, moins virile et moins efficace qu'une autre.
Les chrétiens au xxe siècle n'aiment pas qu'on leur dise que le christianisme est une pensée, que
cette pensée a un contenu, précis, défini sur nombre de points, et en développement organique. Us
n'aiment surtout pas qu'on leur dise que le christianisme est une métaphysique, qu'il est une ontologie
d'un type particulier, ce qui est l'évidence même. Il est une cosmologie, une anthropologie précise, qu'il
est aisé de décrire en détail. Il est une philosophie de l'existence, qui a ses caractéristiques propres. Les
chrétiens d'aujourd'hui, surtout ceux qui passent pour lettrés, n'aiment pas cela. Us préfèrent entendre
parler de " vie ". Mais ils oublient que pour le christianisme orthodoxe, cette vie, c'est le logos de Dieu
c'est-à-dire la pensée même de Dieu, sa pensée créatrice.
La crise actuelle est caractérisée par une disproportion flagrante entre la culture scientifique,
technique, de plus en plus développée des hommes et des femmes du xxe siècle, et l'inculture,
l'ignorance crasse des chrétiens en ce qui concerne la doctrine qu'ils sont supposés professer, et dont ils
ont même oublié qu'elle est une doctrine et qu'elle a un contenu.
Chez les chrétiens eux-mêmes, cette disproportion donne le résultat suivant : d'une part, on est
savant, par exemple physicien, ou biologiste, — et d'autre part, on est chrétien, mais sans connaissance,
sans science du christianisme. Alors on est divisé en deux, en deux êtres : le savant d'une part, le
chrétien de l'autre. Ceux qui aujourd'hui passent pour " philosophes " reproduisent en eux-mêmes cette
même dichotomie : ils sont " philosophes " d'une part, et chrétiens de l'autre.
On le reconnaît aussitôt : les chrétiens d'aujourd'hui, s'ils sont savants ou " philosophes ",
reproduisent en eux-mêmes cette dichotomie que Nestorios le patriarche de Constantinople avait
introduite dans l'unique personne du christ, autour des années 430, dichotomie que Cyrille d'Alexandrie
avait condamnée.
Les chrétiens savants d'aujourd'hui sont, en eux-mêmes, nestoriens : double comptabilité; d'une
414

part la science, la raison; d'autre part ce qu'ils appellent " la foi ". Il y a deux hommes en eux : le savant,
ou le " philosophe ", et d'autre part le chrétien. L'unité n'est pas faite.
Cette dualité des personnes conduit, on le voit bien, au fidéisme. Ou plutôt, elle est le fidéisme :
ce qu'ils appellent " la foi " est dissocié de l'intelligence, parce qu'ils n'ont pas fait l'unité en eux. Us ne
font pas l'unité en eux, parce qu'ils n'intègrent pas la doctrine chrétienne dans l'unité de leur pensée. Le
christianisme n'est pas assimile.
Ils n'intègrent pas la doctrine chrétienne, parce qu'ils n'ont jamais pris la peine de l'étudier. Ils
n'ont jamais pris la peine de l'étudier, parce qu'on ne la leur enseigne pas. Comme le disait le prophète
Osée, au viiie siècle avant notre ère, " mon peuple se meurt faute de connaissance " (Os 4, 6).
La crise actuelle est une crise molle, une crise diffuse. C'est plutôt une asthénie qu'une crise. C'est
une anémie généralisée plutôt qu'une maladie forte.
Mais, dira-t-on, que font donc les révérends pères des grands ordres fondés tout exprès pour
enseigner le peuple chrétien, des illustres compagnies, des grandes congrégations ? Car enfin, c'est leur
métier. Ils n'ont que cela à faire. Pourquoi n'enseignent-t-ils pas au peuple chrétien le contenu de cette
pensée, de cette doctrine, de cette science qui est le christianisme, afin que le peuple chrétien vive ?
— Chut! Ne les dérangez pas. Les révérends pères sont très occupés. Ils n'ont pas le temps
d'enseigner la théologie chrétienne, ni même de l'étudier suffisamment : ils étudient la philosophie
allemande.
Il reste bien quelques théologiens dans les grands ordres et dans l'illustre compagnie, mais ils se
font rares, très rares.

Sous la crise théologique, il existe une crise philosophique. Le marxisme et le néopositivisme ont
acquis l'empire presque universel et absolu sur les esprits. Il est entendu, entre gens bien élevés, entre
gens instruits, que la métaphysique n'existe pas, qu'elle n'est pas possible. Dans la bouche de nombre de
savants, aujourd'hui, le terme de " métaphysique " est devenu une insulte distinguée. On traite une thèse
de " métaphysique " pour la déconsidérer, et quelqu'un de " métaphysicien " si l'on veut le ridiculiser,
l'éliminer. Ainsi va le siècle. Il est entendu, entre gens bien élevés, que l'on ne peut être que positiviste,
ou néopositiviste. Hors des sciences expérimentales, point de salut. Toute réflexion sur les problèmes
de l'être, tout effort pour percer, pour approfondir, pour aller jusqu'au fond des problèmes, là justement
où il est question de l'être, ne suscite qu'un sourire de mépris.
On ne prend pas la peine, d'ailleurs, d'aller voir si le posititivisme et le néopositivisme sont
fondés, justifiés en raison. Non, on se contente du ricanement à l'égard de ceux, — un tout petit nombre
— qui ne sont pas adhérents au néopositivisme.
Nous ramasserons l'injure. On sait que Je terme d' " hébreux " a peut-être, à l'origine, été un
sobriquet, une insulte adressée à un groupe d'hommes. Il en a été de même du terme de " chrétiens " et,
dans la bouche de l'empereur Julien, du terme de " galiléens ". Aujourd'hui, dans la bouche des savants
pourvus d'un prix Nobel, le terme de " métaphysique " et de " métaphysicien " est l'injure suprême,
décisive à leurs yeux. Nous ramassons cette injure, et nous disons : oui, dans l'église universelle, dans
le christianisme orthodoxe, nous sommes ce que vous détestez tant, ce que vous méprisez si bien, des
métaphysiciens, c'est-à-dire des gens qui réfléchissent aux problèmes de fond, aux problèmes premiers
et ultimes, qui portons notre regard, notre attention, sur le fond des problèmes, là où l'on touche la
question de l'être, qu'il s'agisse des problèmes philosophiques ou des problèmes éthiques. Oui, c'est ce
qui suscite votre mépris et votre risée, lorsque vous préconisez et recommandez l'avortement, nous
nous demandons, nous, ce que c'est que l'embryon qui palpite dans le ventre de la femme, s'il est déjà
un être humain, inachevé, mais humain, et s'il est permis de le tuer, comme vous le recommandez.
Oui, nous sommes des métaphysiciens, car nous nous posons la question de l'origine radicale du
monde, de l'origine radicale de l'information génétique qui commande à l'apparition de la vie et de
415

chaque espèce nouvelle et de la finalité ultime de la création. C'est dans l'église catholique, dans
l'orthodoxie, que vous trouverez les derniers des métaphysiciens, c'est-à-dire des hommes et des
femmes qui osent aller jusqu'au bout des questions que l'intelligence humaine se pose, et qui ne
refoulent pas les problèmes qui s'imposent à la raison humaine, qui ne répriment pas l'exercice naturel
de la raison. Nous sommes des rationalistes intégraux.
Vous avez horreur de tout refoulement et de toute répression, lorsqu'il s'agit des instincts, tout
particulièrement de l'instinct de procréation. Comment se fait-il que vous préconisiez avec tant de
morgue le refoulement et la répression lorsqu'il s'agit de l'exercice naturel de la raison et de
l'intelligence humaine ?

Finalement, qu'apporte le christianisme, à un homme d'aujourd'hui, en cette fin du xx e siècle, que


rien d'autre ne peut lui apporter, ni la science, ni la politique, ni l'art ? Essentiellement la promesse d'un
avenir, l'invitation à une destinée, qui est surnaturelle, et le moyen d'accéder à cette destinée, qui est la
participation à la vie même de Dieu. L'Écriture nous enseignait que le ciel et la terre passeront. " Jadis
tu fondas la terre et les cieux sont l'œuvre de tes mains. Eux ils périront, mais toi tu subsistes. Eux tous,
comme un habit, ils s'usent, comme un vêtement tu les changes et ils changent. Mais toi tu es le même
et tes années ne finissent pas. " (Ps 102, 26). La science du monde, la cosmologie, l'astrophysique nous
enseignent aujourd'hui, au xxe siècle, que la terre et le ciel passeront : le soleil, les milliards de soleils
qui constituent notre galaxie, les milliards de galaxies qui constituent l'univers, s'usent d'une manière
irréversible, et beaucoup de soleils sont déjà morts.
Quel est donc l'avenir de l'homme dans cet univers ? L'homme ne peut pas avoir un avenir éternel
dans cet univers physique. Il ne peut pas s'installer dans cette demeure, car cette demeure est périssable.
Le christianisme lui enseigne qu'il est invité à un avenir, à un avenir personnel, avec Dieu le
créateur incréé et éternel, en Dieu, par Dieu le verbe incarné, et dans l'esprit saint.
C'est cela essentiellement qu'apporte, aujourd'hui comme hier et demain, le christianisme à
l'homme : un avenir, qui est surnaturel, puisqu'il s'agit de prendre part à la vie de l'Incréé. Cela, la
politique ne peut pas l'apporter à l'homme. La politique consiste à organiser au mieux l'existence
terrestre. Elle est utile, bonne, nécessaire, mais non suffisante. Elle concerne notre trajet présent. Elle
n'englobe pas, et loin de là, la destinée humaine dans son ensemble. Nous avons vu qu'il est absurde de
tenter de réduire le christianisme à l'ordre politique. La science non plus ne peut pas apporter à
l'homme cet avenir. La science expérimentale nous fait connaître ce qui est présentement, et ce qui fut.
Elle ne peut pas nous donner la vie à venir, la vie éternelle, la vie de Dieu. Seul Dieu peut donner à
l'homme, s'il le veut, sa vie éternelle. Et c'est cela le christianisme : la communication à l'homme de la
vie éternelle de Dieu.
Marana tha, 21 mai 1973
416

APPENDICE

LE PROBLÈME DU MAL

Ce qu'on a l'habitude d'appeler " le problème du mal " est un problème classique, technique, qui
s'énonce de la manière suivante : comment concilier l'existence supposée de Dieu créateur,
transcendant, libre, bon et tout-puissant, c'est-à-dire Dieu tel que le conçoivent le judaïsme et le
christianisme, avec le fait qu'il existe du mal dans le monde, dans la nature ?
Ainsi posé, le problème du mal préoccupe la pensée chrétienne depuis les origines, et les
théologiens hébreux en traitent dans de nombreux textes de la bibliothèque hébraïque inspirée.
Il a même préoccupé Platon, qui pourtant ne professe pas, comme le monothéisme hébreu, que
Dieu soit créateur, et qui se demande cependant à quelles conditions on pourra considérer la divinité, le
dieu, comme innocent.
Dans les premiers siècles de notre ère, ce sont les théoriciens gnostiques, puis manichéens, qui
ont soulevé contre les monothéistes, juifs et chrétiens, l'objection : si comme vous le prétendez, il existe
un seul Dieu, créateur, infiniment bon et tout-puissant, comment comprendre qu'il existe du mal dans le
monde ?
De l'existence du mal dans le monde, les théoriciens gnostiques et manichéens, comme les
cathares au xiie siècle, déduisaient qu'il existait non pas un seul Dieu comme l'enseignaient les Juifs et
les chrétiens, mais deux principes coéternels et incréés l'un et l'autre, l'un bon et l'autre mauvais.
C'est-à-dire que, du problème du mal, ils déduisaient le dualisme ontologique. Le monde, la
matière, les corps, tout cela, disaient-ils, est l'œuvre du principe mauvais, qui se fait passer pour le Dieu
unique, mais il est un imposteur. Ce principe mauvais, enseignaient-ils, c'est Yahweh, le dieu des
Hébreux, le dieu de l'ancien testament, le dieu des patriarches, de Moïse, des prophètes.
Dans les temps modernes, le problème du mal a changé de signification, de portée. On n'en
déduit plus — généralement - — l'existence de deux dieux, l'un bon et l'autre mauvais. On en déduit
qu'il n'existe aucun dieu, on en déduit l'athéisme. Le problème du mal passe même pour l'argument
massue de l'athéisme, son argument invincible, décisif, irréfuté et irréfutable.
C'est ce que nous allons examiner d'un peu près.
Notons tout d'abord que le problème du mal est un problème second. Nous ne disons pas
secondaire ni négligeable. Nous disons second en ce sens précis que le problème premier est celui qui
est posé par l'existence du monde, de la nature, et de tout ce qu'ils contiennent. Ce problème premier,
fondamental à tous égards, l'athéisme moderne néglige de le traiter.
Le mal est dans le monde, dans la nature. Pour qu'il y ait du mal, encore faut-il qu'il y ait des
êtres. Pour qu'il y ait des êtres malades, encore faut-il qu'il y ait des êtres organisés. Pour qu'il y ait des
fous, encore faut-il qu'il y ait des psychismes conscients dans la nature. Le problème premier est
toujours celui de l'être, de l'organisation, de l'existence des vivants et des pensants dans le monde.
L'athéisme ne sait pas traiter ce problème. Il se contente donc de se proclamer lui-même. C'est
dire que l'athéisme contemporain est purement verbal.
Le mal est tardif dans le monde. Il apparaît lorsque apparaissent des êtres pourvus de système
nerveux suffisamment développé pour être capable de connaître, de souffrir et de faire souffrir, c'est-à-
dire ce matin à l'aube en regard des durées géologiques et cosmiques. Le mal vient d'apparaître dans le
monde. On ne peut pas soutenir sérieusement que le mal existait déjà dans les galaxies d'il y a six ou
sept milliards d'années, dans les nuées d'hydrogène qui constituaient l'univers il y a dix milliards
d'années. Le mal n'est pas une réalité qui trouve sa place au niveau de l'astrophysique, ni au niveau de
417

la physique. Il n'y a pas de mal dans les protons ni dans les électrons, a moins de soutenir que le second
principe de la thermodynamique, le principe de Carnot Clausius, c'est déjà du mal, ce que quelque
théosophe est bien capable de prétendre. On ne peut pas non plus soutenir sérieusement qu'il existe du
mal au niveau de la biologie fondamentale, au niveau des protozoaires. Le mal apparaît lorsque
apparaissent des consciences.
En toute hypothèse donc, il n'est pas possible, au nom du problème du mal, de récuser les
conclusions des analyses précédentes qui portaient sur l'être du monde, l'être de la nature, du vivant, de
l'homme. Les conclusions que l'on pense pouvoir tirer de l'analyse du problème du mal ne peuvent pas
réfuter ce qui a été établi précédemment.
Le problème du mal, nous l'avons rappelé, est un problème qui existe de par l'antinomie réelle ou
supposée entre deux termes : l'existence du mal dans le monde, d'une part; le monothéisme juif et
chrétien, d'autre part.
On peut comprendre le problème du mal autrement, dans une autre perspective philosophique,
dans celle des philosophies de l'Inde par exemple, ou dans celle de Platon, ou de Spinoza, ou de Hegel.
Nous considérons ici le problème du mal tel qu'il nous est familier en Occident depuis deux mille ans :
une machine de guerre dirigée contre le monothéisme juif et chrétien.
Puisque ce problème n'existe que par l'antinomie, l'opposition, le conflit, entre deux termes, il
faut examiner chacun des deux termes, et ne fausser aucun des deux.
La première chose à faire, bien entendu, si l'on veut traiter le problème du mal, c'est de s'entendre
sur ce que c'est que le mal. C'est déjà ce que saint Augustin disait à ses adversaires manichéens,
lorsqu'il discutait avec eux :
" Souvent, même presque toujours, manichéens, à ceux que vous vous efforcez de gagner à votre
hérésie, vous demandez d'où vient le mal, unde sit malum.
" Supposez que je vous rencontre aujourd'hui pour la première fois. Je vous prierais de vouloir
bien renoncer un instant à l'opinion qui vous fait croire que vous savez d'où vient le mal, et de tenter
avec moi d'aller comme des novices à la découverte d'une chose si importante. Vous me demandez d'où
vient le mal, et moi à mon tour je vous demande ce qu'est le mal, quid sit malum. De qui l'inquisition
est-elle plus raisonnable, de ceux qui cherchent d'où vient une chose sans savoir ce qu'est cette chose,
ou bien de celui qui pense à chercher d'abord ce qu'est une chose pour ne pas tomber dans la folle
absurdité de chercher l'origine d'une chose inconnue691 ? "
Il n'est pas si facile de se mettre d'accord pour savoir ce que l'on va entendre par " mal ". Car il
existe des philosophies, très anciennes, très vénérables, qui professent que c'est l'existence multiple
elle-même, l'existence concrète, individuelle, corporelle, qui est mauvaise, qui est le mal. Le mal, c'est
l'existence individuelle et physique.
Si vous adoptez cette perspective, la suppression de l'existence individuelle concrète ne sera pas
un mal, bien au contraire. C'est ce que dit en effet la Bhagavad-Gîtâ.
Certaines philosophies ont professé que c'est la matière qui est mauvaise et principe du mal.
D'autres, que c'est le temps, qui mesure une dégradation. D'autres, l'espace.
Nous ne pouvons pas nous engager ici dans une analyse qui porterait sur le point de départ de la
philosophie. Nous partirons donc d'un axiome, que nous ne pouvons pas justifier ici. Nous partirons de
l'expérience fondamentale, qui est celle de chacun d'entre nous : l'existence en tant que telle est bonne,
tant qu'elle n'est pas abîmée. Nous n'avons aucune raison positive, expérimentale, rationnelle, de penser
que l'existence multiple soit mauvaise, que la matière soit mauvaise, que l'existence biologique soit
mauvaise. Nous partirons donc du principe que l'existence physique concrète est bonne. Cela reste un
axiome tant que cela n'a pas été établi. Mais c'est un point de vue qui est communément admis en

691
AUGUSTIN, De moribus ecclesiae catholicae et de moribus manichaeorum, II, ii, 2, 3.
418

Occident. Et c'est à partir de là que l'on procède pour armer cette machine de guerre qui est le problème
du mal.
Si l'existence individuelle, concrète, singulière, personnelle, est bonne en tant que telle (axiome
contraire à celui dont procède la pensée de l'Inde), alors tout ce qui abîme, détruit cette existence
concrète est mauvais.
Nous admettrons donc comme principe, dans l'analyse qui va suivre, ce qu'en Occident on admet
généralement : le mal, c'est la destruction de l'être. C'est l'inverse de la création.
Le problème du mal est constitué, en Occident, par l'antinomie réelle ou supposée entre deux
termes : le mal, et le monothéisme juif et chrétien. Si l'on parvient à se mettre d'accord sur ce que l'on
va entendre par " mal " (on ne le pourra pas avec les théosophes qui professent que c'est l'existence
individuelle en tant que telle qui est mauvaise), il reste à examiner l'autre terme : le monothéisme.
C'est ce que nous avons essaye de faire tout au long de ce travail, pour ce qui concerne du moins
la branche chrétienne du monothéisme, mais, en ce qui concerne l'analyse du problème du mal, il n'y
aura pas de différence substantielle avec le judaïsme. D'ailleurs les adversaires athées du monothéisme
ne font pas la différence.
Le problème du mal passe pour décisif, irréfutable, à l'encontre du monothéisme juif et chrétien.
Il a la réputation d'être l'arme absolue à l'encontre du monothéisme. S'il y a du mal dans le monde, c'est
qu'il n'y a pas de dieu. Ainsi raisonne-t-on. On a oublié, nous l'avons vu, de traiter le problème
antérieur posé par l'existence du monde.
Mais il y a plus et autre chose. Lorsqu'il est traité dans les temps modernes, à l'encontre du
monothéisme juif et chrétien, le problème du mal est régulièrement traité en se donnant une idée
fausse du judaïsme et du christianisme, une représentation radicalement dénaturée.
Ainsi oppose-t-on l'existence du mal dans le monde, dans la nature, non pas au monothéisme juif
et chrétien, mais à une représentation qui n'est pas le judaïsme ni le christianisme.
Si donc l'on a démontré que l'existence du mal dans le monde est incompatible avec cette
représentation-là, on n'a aucunement démontré que l'existence du mal dans le monde soit incompatible
avec le monothéisme juif et chrétien.
Pour mieux permettre au lecteur de voir comment l'un des termes du problème a été faussé,
considérons brièvement comment Leibniz, à la fin du xvii e siècle et au début du xviiie a essayé de
résoudre le problème.
Leibniz a traité plusieurs fois le problème du mal. Dès 1673, Leibniz communique à Arnaud un
dialogue latin sur le problème du mal. Dans ses Essais de Théodicée publiés en 1710, Leibniz reprend
le problème, puis dans un texte latin, Causa Dei, publié à la suite de la Théodicée.
Pour juger correctement de ce problème du mal, nous dit Leibniz, il faut considérer l'ensemble.
Tel détail peut paraître affreux, mais l'ensemble est beau, et le détail affreux concourt à la beauté du
tout. Même si l'on admet la doctrine la plus pessimiste des théologiens, écrit Leibniz, même si l'on
admet un très grand nombre de damnés sur notre terre, qu'est-ce que cela en considération de l'infini de
l'univers ? " Que deviendra la considération de notre globe et de ses habitants ? Ne sera-ce pas quelque
chose d'incomparablement moindre qu'un point physique, puisque notre terre est comme un point au
prix de la distance de quelques fixes ? Ainsi la proportion de la partie de l'univers que nous connaissons
se perdant presque dans le néant au prix de ce qui nous est inconnu, et que nous avons pourtant sujet
d'admettre, et tous les maux qu'on nous peut objecter n'étant que dans ce presque néant, il se peut que
tous les maux ne soient aussi qu'un presque néant en comparaison des biens qui sont dans l'univers692. "

Pour expliquer l'existence du mal dans le monde, Leibniz fait appel à une analogie physique :

692
LEIBNIZ, Théodicée, I, 19.
419

l'inertie.
" Le célèbre Kepler et après lui M. Descartes (dans ses lettres) ont parlé de l'inertie naturelle des
corps, et c'est quelque chose qu'on peut considérer comme une parfaite image et même comme un
échantillon de la limitation originale des créatures, pour faire voir que la privation fait le formel des
imperfections et des inconvénients qui se trouvent dans la substance aussi bien que dans ses actions.
Posons que le courant d'une même rivière emporte avec soi plusieurs bateaux qui ne diffèrent entre eux
que dans la charge, les uns étant chargés de bois, les autres de pierre, et les uns plus, les autres moins.
Cela étant, il arrivera que les bateaux les plus chargés iront plus lentement que les autres, pourvu qu'on
suppose que le vent, ou la rame, ou quelqu'autre moyen semblable ne les aide point. Ce n'est pas
proprement la pesanteur qui est cause de ce retardement, puisque les bateaux descendent au lieu de
monter, mais c'est la même cause qui augmente aussi la pesanteur dans les corps qui ont plus de
densité... C'est donc que la matière est portée originairement à la tardivité ou à la privation de la
vitesse, non pas pour la diminuer par soi-même quand elle a déjà reçu cette vitesse, car ce serait agir,
mais pour modérer par sa réceptivité l'effet de l'impression quand elle le doit recevoir... Comparons
maintenant la force que le courant exerce sur les bateaux et qu'il leur communique, avec l'action de
Dieu qui produit et conserve ce qu'il y a de positif dans les créatures, et leur donne de la perfection, de
l'être et de la force; comparons, dis-je, l'inertie de la matière avec l'imperfection naturelle des créatures,
et la lenteur du bateau chargé avec le défaut qui se trouve dans les qualités et dans l'action de la
créature, et nous trouverons qu'il n'y a rien de si juste que cette comparaison. Le courant est la cause du
mouvement du bateau, mais non pas de son retardement. Dieu est la cause de la perfection dans la
nature et dans les actions de la créature, mais la limitation .de la réceptivité de la créature est la cause
des défauts qu'il y a dans son action... Dieu est aussi peu la cause du péché que le courant de la rivière
est la cause du retardement du bateau. La force aussi est à l'égard de la matière comme l'esprit est à
l'égard de la chair693. "

Nous avons vu, au cours de cette étude, que selon la doctrine chrétienne, le but de la création, son
sens, sa raison d'être, sa finalité ultime, c'était de créer des êtres capables de prendre part à la vie divine.
Le psaume 82 s'exprime ainsi : " J'avais dit : vous êtes des dieux et vous êtes tous des fils du très-haut !
" (Ps 82, 6). Ieschoua, selon le quatrième évangile, reprend cette affirmation, dans une discussion : "
N'est-il pas écrit : Moi je l'ai dit : vous êtes des dieux ? (...) L'écriture ne peut pas être abolie... " (Jn 10,
34). Nous avons vu que les pères grecs ont développé et explicité cette doctrine de la divinisation,
theiôsis ou theopoièsis. C'est la clef de voûte de la doctrine chrétienne.
Leibniz écarte expressément cette doctrine : " M. Diroys prétend que si Dieu produit toujours le
meilleur, il produira d'autres dieux; autrement chaque substance qu'il produirait ne serait point la
meilleure ni la plus parfaite. Mais il se trompe, faute de considérer l'ordre et la liaison des choses. Si
chaque substance prise à part était parfaite, elles seraient toutes semblables; ce qui n'est point
convenable ni possible. Si c'étaient des dieux, il n'aurait pas été possible de les produire. Le meilleur
système des choses ne contiendra donc point de dieux ; il sera toujours un système de corps, c'est-à-dire
de choses rangées selon les lieux et les temps, et d'âmes qui représentent et aperçoivent les corps694... "

Leibniz ignore totalement la perspective génétique qui est propre au judaïsme et au


christianisme : une création commencée, inachevée, et qui tend vers son terme, son achèvement.
Au contraire, pour Leibniz, la création ne comporte pas de durée, de temporalité; en fait elle
existe de toute éternité dans l'armoire aux possibles. Elle est préformée de toute éternité. Elle n'est pas

693
LEIBNIZ, Théodicée, I, 29-30.
694
LEIBNIZ, Théodicée, II, 200.
420

en train de se faire. Elle est simplement en train de se recopier sur son modèle éternel.
" Je suis surpris qu'il (M. Bayle) n'ait point considéré que ce roman de la vie humaine, qui fait
l'histoire universelle du genre humain, s'est trouvé tout inventé dans l'entendement divin avec une
infinité d'autres, et que la volonté de Dieu en a décerné seulement l'existence, parce que cette suite
d'événements devait convenir le mieux avec le reste des choses pour en faire résulter le meilleur. Et ces
défauts apparents du monde entier, ces taches d'un soleil, dont le nôtre n'est qu'un rayon, relèvent sa
beauté, bien loin de la diminuer, et y contribuent en procurant un plus grand bien695... "

Leibniz ignore la dimension proprement surnaturelle du christianisme, à savoir le fait que Dieu
invite l'homme à prendre part à sa propre vie, et lui communique son esprit, l'esprit qu'il est, afin de le
rendre participant de la nature divine. Cela, Leibniz l'ignore totalement : la dimension du don, c'est-à-
dire l'agapè.
" Dieu, formant le dessein de créer le monde, s'est proposé uniquement de manifester et de
communiquer ses perfections de la manière la plus efficace et la plus digne de sa grandeur, de sa
sagesse et de sa bonté... Il est comme un grand architecte qui se propose pour but la satisfaction ou la
gloire d'avoir bâti un beau palais, et qui considère tout ce qui doit entrer dans ce bâtiment : la forme et
les matériaux, la place, la situation, les moyens, les ouvriers, la dépense, avant qu'il prenne une entière
résolution696. "

Pour Leibniz, la justification du mal est esthétique. La laideur apparente d'un détail est justifiée
par la beauté de l'ensemble. La dissonance ressentie ou vécue en un point est intégrée dans l'harmonie
totale. La dissonance concourt à la beauté du tout. Elle fournit l'élément tragique sans lequel la
symphonie n'aurait pas de beauté. " Une dissonance placée où il faut donne du relief à l'harmonie697. "
" Dieu, par un art merveilleux, tourne tous les défauts de ces petits mondes au plus grand
ornement de son grand monde. C'est comme dans ces inventions de perspective où certains beaux
dessins ne paraissent que confusion, jusqu'à ce qu'on les rapporte à leur vrai point de vue, ou qu'on les
regarde par le moyen d'un certain verre ou miroir. C'est en les plaçant et s'en servant comme il faut
qu'on les fait devenir l'ornement d'un cabinet. Ainsi les difformités de nos petits mondes se réunissent
en beautés dans le grand, et n'ont rien qui s'oppose à l'unité d'un principe universel infiniment parfait;
au contraire, ils augmentent l'admiration de sa sagesse, qui fait servir le mal au plus grand bien698. "

Ailleurs, Leibniz justifie le mal en mathématicien : les " irrégularités " particulières s'intègrent
dans des séries d'ensemble : " La question du mal physique, c'est-à-dire de l'origine des souffrances, a
des difficultés communes avec celle de l'origine du mal métaphysique, dont les monstres et les autres
irrégularités apparentes de l'univers fournissent des exemples. Mais il faut juger qu'encore les
souffrances et les monstres sont dans l'ordre; et il est bon de considérer non seulement qu'il valait
mieux admettre ces défauts et ces monstres, que de violer les lois générales, comme raisonne
quelquefois le R. P. Malebranche; mais aussi que ces monstres mêmes sont dans les règles, et se
trouvent conformes à des volontés générales, quoique nous ne soyons point capables de démêler cette
conformité. C'est comme il y a quelquefois des apparences d'irrégularités dans les mathématiques, qui
se terminent enfin dans un grand ordre quand on a achevé de les approfondir699...
Leibniz y revient plus loin : " On ne doit point s'étonner que je tâche d'éclaircir ces choses par des
695
LEIBNIZ, Théodicée, II, 148.
696
LEIBNIZ, Tbéodicée, I, 78.
697
LEIBNIZ, Théodicée, I, 12.
698
LEIBNIZ, Théodicée, II, 147.
699
LEIBNIZ, Théodicée, III, 241.
421

comparaisons prises des mathématiques pures, où tout va dans l'ordre et où il y a moyen de les démêler
par une méditation exacte qui nous fait jouir, pour ainsi dire, de la vue des idées de Dieu. On peut
proposer une suite ou séries de nombres tout à fait irrégulière en apparence où les nombres croissent et
diminuent variablement sans qu'il y paraisse aucun ordre; et cependant celui qui saura la clef du chiffre,
et qui entendra l'origine et la construction de cette suite de nombres, pourra donner une règle, laquelle
étant bien entendue, fera voir que la séries est tout à fait régulière, et qu'elle a même de belles
propriétés. On le peut rendre encore plus sensible dans les lignes : une ligne peut avoir des tours et des
retours, des hauts et des bas, des points de rebroussement et des points d'inflexion, des interruptions et
d'autres variétés, de telle sorte qu'on n'y voie ni rime ni raison, surtout en ne considérant qu'une partie
de la ligne; et cependant il se peut qu'on en puisse donner l'équation et la construction, dans laquelle un
géomètre trouverait la raison et la convenance de toutes ces prétendues irrégularités : et voilà comment
il faut encore juger de celles des monstres, et d'autres prétendus défauts dans l'univers700. "

Comme chacun le sait, le dieu de Leibniz a choisi de fait parmi tous les mondes possibles celui
qui est le meilleur.
" Cette suprême sagesse, jointe a une bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de
choisir le meilleur701... " " Puisque c'est la sagesse qui dirige la bonté de Dieu, s'exerçant sur les
créatures en général, il s'ensuit que la providence divine se manifeste dans la série totale de l'univers, et
il faut dire que Dieu a choisi la meilleure parmi l'infinité des séries possibles, et que par conséquent
c'est cette série qui existe en acte702.
Pour Leibniz donc, ce monde-ci, le nôtre, dans lequel nous vivons en ce moment, est le meilleur
des mondes possibles et Leibniz s'est donné pour tâche de justifier Dieu, tel qu'il le comprend, par
rapport à ce monde, tel que nous le connaissons. Il s'y prend, nous l'avons vu, en disant que, si ici les
choses ne vont pas très bien, dans l'infinité de l'univers les choses doivent s'arranger, et que les
dissonances d'ici doivent être harmonieusement complétées ailleurs, en sorte que, pour une vue globale
et synoptique, le tout est d'une suprême beauté.
Une fois de plus nous pouvons constater que la vision du monde de Leibniz, qui est très proche,
comme on l'a montré, de celle de Plotin, n'a à vrai dire pas grand-chose de commun avec la vision du
monde du monothéisme juif et chrétien.
Car le judaïsme et le christianisme n'ont jamais enseigné que ce monde-ci est le meilleur des
mondes possibles. Bien au contraire, ils ont toujours enseigné que ce monde-ci n'est que l'ébauche
d'une création qui est commencée, mais qui est inachevée, et qui est en train de se faire, et qui tend vers
un terme.
Il n'est donc pas question de vouloir justifier Dieu par rapport à cette création-ci, comme si elle
était définitive, comme si c'était la création achevée, comme si c'était le terme ultime de la création.
Les mathématiciens savent que lorsqu'un problème n'est pas susceptible de recevoir une solution
dans un système de référence à deux dimensions, il peut en recevoir une dans trois dimensions.
Ici, à propos du problème du mal, ce n'est pas d'une dimension spatiale que l'on a oublié de tenir
compte. C'est le temps que l'on a oublié dans l'analyse, c'est la dimension génétique qui est propre au
judaïsme et au christianisme, c'est la finalité ultime de la création qui est enseignée d'une manière
intégrale par le christianisme.
On a oublié ces dimensions dans l'analyse du problème. On a opposé l'existence du mal dans le
monde non pas au christianisme, mais à un succédané, à une contrefaçon, qui n'a plus avec le
christianisme de commun que le nom.
700
LEIBNIZ, Théodicée, III, 242.
701
LEIBNIZ, Théodicée, I, 8.
702
Causa Dei, 41.
422

La victoire que l'on a remportée sans peine à l'encontre de ce succédané ou de cette contrefaçon
ne porte aucunement à l'encontre du christianisme orthodoxe.
Prenons par exemple le cas de la mort. La mort est-elle un mal ? Pour le biologiste, pour le
zoologiste, certainement pas. Des organismes naissent, des organismes meurent, pour laisser la place à
d'autres organismes. Ce n'est pas un mal. C'est ainsi que la nature avance dans son histoire. La
disparition de telle ou telle espèce au cours des temps géologiques est-elle un mal ? Certainement pas
aux yeux du zoologiste et du paléontologiste. Les grands diplodocus (encore eux I) du secondaire sont
disparus, — pour laisser la place aux mammifères. C'est une loi bien connue des historiens de la vie : la
loi des relais. La vie invente progressivement des espèces de plus en plus riches en information, de plus
en plus céphalisées. Ces poussées créatrices, ces grandes inventions biologiques se relaient au cours du
temps. Et lorsqu'une nouvelle poussée créatrice se présente, la vague des anciennes espèces créées se
retire pour laisser la place à la nouvelle.
Si l'on se place au point de vue du diplodocus, la disparition des diplodocus est certainement
mauvaise, catastrophique. C'est quasiment la fin du monde, — comme la disparition de l'empire romain
du point de vue de ceux qui en tiraient profit, ou la disparition de l'ancien régime du point de vue des
privilégiés.
Mais nous n'avons pas à nous placer au point de vue du diplodocus. Nous devons nous placer au
point de vue évolutif, c'est-à-dire génétique. Ce qui est visé par la vie, ce n'est pas le diplodocus. C'est
quelque chose qui est bien au-delà du diplodocus. Les grands reptiliens du secondaire sont une étape
dans l'évolution biologique. Ils ne sont pas la fin, le terme, le but. Il importe donc qu'ils disparaissent
pour laisser la place à l'étape ultérieure de cette invention progressive qui conduit à l'homme.
Au cours de l'histoire humaine, plusieurs civilisations se sont succédé. Des civilisations sont nées
et sont mortes. Est-ce un mal ? C'est un mal pour celui qui appartient à une civilisation mourante, et qui
n'a pas de perspective d'avenir, qui n'a pas de perspective évolutive, génétique, pour celui qui est fixé à
cette civilisation qui se meurt. A ses yeux, cette fin d'une civilisation est égale à une fin du monde.
Mais ses yeux sont myopes.
Lorsque Jean à Patmos considérait les civilisations, les empires qui naissent et qui meurent,
lorsqu'il considérait l'empire romain dans toute sa puissance, et qu'il en prévoyait la disparition, ce
n'était pas, aux yeux de Jean, une catastrophe, bien au contraire. C'était la condition du développement
de l'humanité nouvelle.
Il existe un regard païen sur l'histoire : le regard de la nostalgie perpétuelle.
Et un regard chrétien : qui est dirigé vers l'avenir.
Mais la mort de l'homme, n'est-ce pas un mal ? Cela dépend de ce qu'on entend par mort.
Si vous entendez par " mort " l'annihilation totale de la personne humaine, alors sans doute, ou
certainement, pour la personne humaine qui désire vivre, la mort est un mal, c'est même le mal absolu.
C'est de cette hypothèse que les philosophes partent aujourd'hui, en la transformant en thèse, sans
prendre d'ailleurs la peine de l'établir aux yeux de la raison. Il leur suffit d'affirmer : la mort, c'est
l'annihilation. La mode fera le reste.
Inutile de souligner que c'est là une pure pétition de principe, car les philosophes en question n'en
savent rien.
Selon le judaïsme et le christianisme orthodoxe, la mort physiologique n'est nullement un mal
absolu. Elle n'est aucunement identique à l'annihilation intégrale de la personne. Elle est une étape dans
un processus génétique et créateur, un des moments dans l'histoire de la création de l'homme, un
moment de son développement. Il suffit d'ailleurs de lire les livres de la bibliothèque sacrée des
Hébreux pour constater que lorsque les patriarches meurent, cela n'est pas considéré par eux ni par
leurs enfants comme une tragédie. Les patriarches ou le roi David ne meurent pas désespérés. Ils
n'expriment pas l'opinion qu'ils vont retourner au néant. Ils meurent en paix, rassasiés de jours, et ils
423

semblent attendre quelque chose dans l'avenir.


Voilà donc deux conceptions de la mort, qui ne sont pas pareilles.
Bien entendu, si vous posez à priori que la mort est une annihilation, et donc le mal absolu pour
un être vivant qui désire vivre, il en résulte que la mort est un échec absolu dans le monde, une
catastrophe infinie. Si donc ce monde était créé par un dieu bon et tout-puissant, il y aurait
contradiction à ce qu'un dieu bon et tout-puissant crée un monde dans lequel les êtres meurent, c'est-à-
dire soient annihilés.
En conséquence, l'existence de la mort dans le monde est incompatible avec l'existence supposée
d'un dieu créateur, tout-puissant et bon. Or la mort est dans le monde un fait d'expérience, donc le dieu
du judaïsme et du christianisme n'existe pas.
Voilà comment on raisonne.
On a posé à priori que la mort est une annihilation absolue, et on oppose cette conception de la
mort à la théologie juive et chrétienne. On n'a pas de peine à montrer qu'il y a antinomie, et que si l'une
est vraie alors l'autre est fausse. On a opposé au judaïsme et au christianisme une conception athée de la
mort. Il n'y a pas à s'étonner qu'il y ait antinomie. Si l'athéisme est vrai, alors la mort est l'annihilation
complète de la personne humaine. Si la mort est l'annihilation complète de la personne humaine,
l'athéisme est vrai. Lorsque donc on oppose la conception athée de la mort au monothéisme juif et
chrétien, on oppose tout simplement l'athéisme au monothéisme. Il y a en effet incompatibilité : on s'en
était aperçu avant.
Mais la conception que le judaïsme et le christianisme ont -de la mort n'est pas incompatible avec
le judaïsme et le christianisme.
Prenons un autre exemple : l'échec, aussi grave soit-il, dans une existence, échec physique, moral,
ou autre. Du point de vue chrétien, aucun échec mondain n'est un échec absolu. Il n'y a, selon le
christianisme, qu'un seul échec absolu, c'est de manquer l'unique destinée à laquelle nous sommes
invités : la destinée divine. Tout le reste est relatif, récupérable, ambivalent.
Aucune réussite mondaine, du point de vue du christianisme, n'est certainement une réussite.
Tout dépend de la question de savoir comment cette réussite, ou prétendue réussite mondaine,
s'ordonne à la seule réussite qui ait finalement de l'importance : la destinée à laquelle nous sommes
invités.
La richesse est une réussite, selon les normes mondaines. Selon le christianisme, on le sait, elle
peut constituer le pire des dangers, si elle risque d'enliser ou de captiver celui qui en est le bénéficiaire
dans une perspective qui est fausse : celle de l'installation dans ce monde-ci, qui est provisoire, — et
lui faire oublier le principal.
Puisqu'il n'existe que par rapport au christianisme, le problème du mal doit se traiter par rapport à
et en fonction de ce qu'il est, lui le christianisme, en fonction de sa finalité ultime : la destinée
surnaturelle à laquelle nous sommes invités, appelés.
Lorsqu'un athée veut traiter le problème du mal, c'est-à-dire opposer le fait qu'il existe du mal
dans le monde, au monothéisme juif et chrétien, il se doit d'opposer l'expérience du mal au
monothéisme juif et chrétien, et non pas à l'une de ses contrefaçons.
Or le monothéisme juif et chrétien implique cette perspective d'avenir, cette perspective
génétique, cette invitation à une destinée surnaturelle et proprement divine. C'est donc par rapport à
cette perspective intégrale que le philosophe athée se doit de traiter le problème du mal. Sinon, s'il ne le
fait pas, il ne traite pas le problème du mal par rapport au christianisme tel qu'il est, mais par rapport à
un monothéisme qui prétendrait que ce monde-ci doit être parfait, achevé, sans souffrance, sans
genèses, sans transformations.
Le christianisme ne dit pas cela. Il dit tout juste le contraire. Il dit que ce monde-ci est le lieu d'un
travail de genèse, de parturition, d'enfantement. Qu'à ce travail de genèse, à cette création de l'homme,
424

l'homme coopère, plus ou moins bien, plus ou moins douloureusement. Il ne dit pas comme Leibniz
que ce monde-ci est le meilleur des mondes possibles. Il dit que ce monde-ci est un enfantement qui est
douloureux parce que l'humanité, de fait, est criminelle. Il ne dit pas que la mort est un échec absolu. Il
dit au contraire que ce n'est pas un échec absolu, car l'être créé par Dieu n'est pas annihilé par la mort
empirique ou physiologique. Il y a pire que la mort physiologique : c'est la mort spirituelle, celle que
l'on emporte avec soi après la mort physiologique.
Les essayistes qui écrivent sur le problème du mal pour l'opposer au judaïsme et au christianisme
font toujours comme si selon le monothéisme, ce monde-ci devait être un lieu d'installation idéal. Le
judaïsme et le christianisme enseignent exactement le contraire. Il n'est pas question de s'installer, et le
pire des maux, c'est l'installation. Le Juif et le chrétien sont essentiellement nomades. Il peut y avoir un
mal absolu : c'est l'installation, la fixation à un ordre provisoire et caduc, et donc le renoncement à ce à
quoi nous sommes destinés et invités. Toujours les essayistes font comme si l'échec ici était un échec
absolu. Mais non, il n'en est rien. Ni l'échec ni la réussite, ici, ne peuvent être absolus. On ne sait pas ce
que, d'un échec, Dieu peut faire. On ne sait pas quelle catastrophe spirituelle peut résulter d'une réussite
mondaine. Si nous étions ici pour nous y installer d'une manière définitive dans le confort, alors toutes
les catastrophes de l'histoire seraient en effet des objections décisives à l'encontre du judaïsme et du
christianisme. Mais nous ne sommes pas du tout ici pour nous y installer. Nous sommes étrangers et
voyageurs. Ce qui compte pour nous, c'est le but vers lequel nous tendons.
La manière dont les essayistes athées traitent le problème du mal, pour conforter leur athéisme,
tombe donc régulièrement à côté, parce qu'ils ne tiennent pas compte de ce but, de cette finalité, qui
constituent l'essentiel du christianisme.
Us opposent l'expérience du mal dans le monde, non pas au christianisme, mais à une conception
millénariste du christianisme, c'est-à-dire à ce qui n'est pas lui. Leur triomphe porte contre un
christianisme de type millénariste, mais non contre le christianisme orthodoxe, qui échappe
complètement à leurs analyses, tout simplement parce qu'ils ne l'ont même pas compris.
Devant le pire des échecs en cette vie, nous nous demandons : qu'est-ce que Dieu peut faire à
partir de cet échec ?
Bien entendu, si l'on pense qu'il n'y a pas de dieu, alors aucun dieu ne viendra reprendre un être à
partir de l'échec qui est le sien, et donc tout échec est absolu.
Mais si l'on oppose cette conception de l'échec au judaïsme et au christianisme, on leur oppose,
comme précédemment à propos de la mort, une conception athée. C'est-à-dire que l'on oppose
l'athéisme au monothéisme, et l'on n'a pas de peine à montrer qu'ils sont incompatibles. Mais ce n'est
pas l'échec humain qui est incompatible avec la théologie du monothéisme. C'est la conception païenne
de l'échec.
Nous pensons qu'il y a un avenir pour l'homme, et que Dieu qui est créateur peut reprendre ce qui
est abîmé. Si l'on pense qu'il n'y a pas d'avenir pour l'homme, et qu'il n'y a pas de dieu pour réparer ce
que nous avons abîmé, alors en effet tout massacre est un mal absolu.
Mais de nouveau on a opposé l'athéisme au monothéisme. On n'a pas opposé le mal au
monothéisme juif et chrétien, mais une interprétation athée du mal, une compréhension païenne du mal.
On n'a pas établi que le mal qui est dans le monde est incompatible avec l'existence de Dieu tel que le
judaïsme et le christianisme le comprennent. On a établi qu'une conception païenne du mal dans le
monde est incompatible avec le monothéisme hébreu, juif et chrétien. On a établi que s'il n'y a pas de
dieu, alors le mal qui est le nôtre dans le monde est définitif, et donc absolu, et qu'un tel mal est
incompatible avec l'idée de Dieu tel que le comprennent le judaïsme et le christianisme !
Dans la perspective génétique qui est celle du christianisme orthodoxe, il existe un problème
fondamental, que bien entendu les adversaires du christianisme n'aperçoivent pas, car pour l'apercevoir
il faudrait étudier le christianisme de près, c'est le problème que nous avons évoqué lorsque nous avons
425

rappelé la doctrine capitale du christianisme, sa clef de voûte, sa finalité ultime. A quelles conditions, et
de quelle manière, Dieu, l'unique incréé, peut-il réaliser ce dessein qui est le sien : créer d'autres lui-
même ? A quelles conditions, Dieu l'unique incréé peut-il créer un être qui soit réellement à son image
et à sa ressemblance, et qu'il puisse faire participer à sa vie éternelle ? Ce problème métaphysique, le
problème capital de la métaphysique chrétienne, a été vu, nous l'avons dit, dès les premiers siècles de la
pensée chrétienne. Il a été vu et traité par saint Irénée de Lyon. Il a été repris, nous l'avons dit aussi, au
xxe siècle par Maurice Blondel, le philosophe qu'on néglige d'enseigner en France dans les universités,
que l'on écarte des programmes lorsqu'on prétend enseigner l'histoire de la philosophie contemporaine,
et que l'on élimine des nouvelles histoires de la philosophie. En effet, il n'est pas athée : c'est une raison
suffisante.
Ce problème métaphysique, dès lors qu'on l'examine, permet de voir qu'il n'est pas possible, pour
Dieu, de créer un autre lui-même, si cet être créé n'a pas la possibilité de coopérer à sa propre genèse et
à sa propre divinisation, d'une manière active. C'est-à-dire que Dieu ne peut pas créer un dieu qui
recevrait d'une manière purement passive le don de la création et le don de la vie divine. Car ce ne
serait pas un dieu : ce serait un simulacre, une caricature.
Il faut que l'homme créé puisse coopérer activement à l'œuvre de sa création et de sa divinisation.
C'est, nous l'avons vu, l'enseignement du rabbi Ieschoua, c'est l'enseignement de l'orthodoxie, contre
Luther.
Le problème du mal ne peut se traiter qu'à partir de là : à partir de la fin à laquelle l'homme est
destiné, et à partir des conditions métaphysiques qui sont requises pour que cette fin puisse être atteinte.
Dans cette perspective, la responsabilité croissante de l'homme dans sa propre histoire, par
rapport à la guerre, par rapport à la maladie, par rapport à la famine, prend une signification. L'homme
devient de plus en plus autonome. Il se prend en charge, il se prend en main. Ce n'est pas à l'athée de
s'en plaindre, puisque, dans les meilleurs cas, ce que l'athéisme oppose de plus profond au
monothéisme, c'est le désir d'autonomie. On ne peut pas revendiquer fièrement pour la liberté humaine,
la dignité humaine, l'efficacité et l'autonomie de l'action humaine, et reprocher simultanément à Dieu
de ne pas intervenir constamment pour nous empêcher de commettre les massacres que nous avons
envie de commettre.
Ce n'est pas dire que Dieu n'intervienne aucunement, et qu'il abandonne l'humanité à ses folies.
C'est que, nous l'avons vu, Dieu n'opère pas dans l'histoire humaine sans le consentement et la
coopération active d'hommes et de femmes qui veulent librement travailler à la guérison de cette
humanité malade.
Contrairement à ce qu'on raconte dans tant de manuels et de conférences, le problème du mal ne
constitue nullement une objection décisive, invincible, à l'encontre du monothéisme juif et chrétien.
Que l'humanité se fasse douloureusement et péniblement, le judaïsme le sait et l'enseigne depuis des
millénaires, bien avant nos modernes philosophes. Mais ce que le judaïsme et le christianisme savent,
c'est que quelque chose se fait. Cela, nos modernes philosophes ne semblent pas l'apercevoir.
426

TABLE DES MATIÈRES

PLAT RECTO.........................................................Erreur! Signet non défini.

PLAT VERSO.................................................................................................2

DU MÊME AUTEUR.....................................................................................4

SIGLES DES LIVRES BIBLIQUES............................................................6

ABRÉVIATIONS UTILISÉES.....................................................................8

DIEU, LA CRÉATION, LA RÉVÉLATION............................................16


DIEU.............................................................................................................................17
LE MOT « DIEU ».........................................................................................................................20
LE TÉTRAGRAMME....................................................................................................................22
LE PREMIER MALENTENDU....................................................................................................25
AU XIXe SIÈCLE...........................................................................................................................28
Premier concile dit Vatican (1870)...................................................................................................30
THÉORIE DE LA CONNAISSANCE..........................................................................................35
ATHÉISME.....................................................................................................................................36
CONNAISSANCE NATURELLE DE DIEU ET RÉVÉLATION.............................................38
LA CRÉATION............................................................................................................40
ONTOLOGIE..................................................................................................................................40
COSMOLOGIE...............................................................................................................................40
COMMENCEMENT......................................................................................................................41
CRÉATION ET COMMENCEMENT.........................................................................................41
LE TEMPS.......................................................................................................................................43
CRÉATION ET ÉVOLUTION......................................................................................................43
DIEU SEUL CRÉATEUR..............................................................................................................45
CRÉATION ET FABRICATION; CRÉATION ET GÉNÉRATION.......................................46
LA CRÉATION COMME DON...................................................................................................48
L’EXISTENCE COMME DON......................................................................................................48
LA MATIÈRE..................................................................................................................................48
L’HOMME.......................................................................................................................................49
LA CRÉATION PAR LA PAROLE...............................................................................................49
LA RÉVÉLATION........................................................................................................53
427

LE NABI...........................................................................................................................................54
L’ESPRIT DE DIEU........................................................................................................................55
RÉVÉLATION PROGRESSIVE....................................................................................................58
CRITIQUE BIBLIQUE ET THÉOLOGIE....................................................................................59
UN MALENTENDU........................................................................................................................60
LE FAIT DE LA RÉVÉLATION....................................................................................................61
PHILOSOPHIE ET THÉOLOGIE.................................................................................................62

L'INCARNATION........................................................................................67
PRÉLIMINAIRES.......................................................................................................69
IESCHOUA......................................................................................................................................69
CHRIST............................................................................................................................................69
CHRISTOLOGIE...........................................................................................................................73
ÉLÉMENTS DE CHRISTOLOGIE..............................................................................................78
UNE DISTINCTION.......................................................................................................................86
LA VIEILLE INCRÉDULITÉ......................................................................................................88
LA PLURALITÉ DES MONDES HABITÉS...............................................................................90
PETIT VOCABULAIRE..............................................................................................91
ÉVANGILE......................................................................................................................................91
TESTAMENT..................................................................................................................................91
ÉGLISE............................................................................................................................................93
CATHOLIQUE...............................................................................................................................95
APÔTRE..........................................................................................................................................95
ÉVÊQUE..........................................................................................................................................96
PRÊTRE...........................................................................................................................................96
PAPE.................................................................................................................................................97
CONCILE.........................................................................................................................................97
ŒCUMÉNIQUE..............................................................................................................................98
DOGME...........................................................................................................................................98
HÉRÉSIE.........................................................................................................................................98
ORTHODOXIE...............................................................................................................................99
APOLLINAIRE DE LAODICÉE. LA CRISE APOLLINARISTE.........................100
Profession de foi de l'église de Salamine........................................................................................106
CONCILE DE ROME (382).....................................................................................................107
LÉPORIUS ET AUGUSTIN.....................................................................................109
UN TEXTE DE SAINT AUGUSTIN.......................................................................................111
NESTORIUS. LA CRISE NESTORIENNE. LE CONCILE D'ÉPHÈSE..............112
CONCILE D'ÉPHÈSE (431)........................................................................................................129
Lettre de Jean évêque d'Antioche à Cyrille d'Alexandrie...............................................................130
Réponse de Cyrille...........................................................................................................................131
EUTYCHÈS. LE CONCILE DE CHALCÉDOINE.................................................133
Lettre de Léon à Flavien.................................................................................................................136
428

CONCILE DE CHALCÉDOINE (451).......................................................................................141


MONOPHYSITES........................................................................................................................144
CONSTANTINOPLE (553)..........................................................................................................144
UNE SEULE OU DEUX OPÉRATIONS. UNE SEULE OU DEUX VOLONTÉS
DANS LE CHRIST....................................................................................................146
Formule d'union de Cyrus d’Alexandrie (633)................................................................................147
Lettre de Sophronius, évêque de Jérusalem (634).............................................................................148
MAXIME DIT « LE CONFESSEUR »....................................................................................155
Lettre du patriarche de Constantinople............................................................................................158
Décret de l'empereur........................................................................................................................159
CONCILE DU LATRAN (649)....................................................................................................160
Lettre du pape Agathon...................................................................................................................163
Lettre du concile..............................................................................................................................165
CONCILE DE CONSTANTINOPLE (681)...............................................................................166
Profession de Macaire d'Antioche..................................................................................................166
Formule du Concile de Constantinople (681).................................................................................168
THOMAS D'AQUIN ET JEAN DUNS SCOT.........................................................173
THOMAS D'AQUTN....................................................................................................................173
LE BUT DE L'INCARNATION..................................................................................................187
JEAN DUNS SCOT.......................................................................................................................191

LA TRINITÉ...............................................................................................195
PRÉLIMINAIRES.....................................................................................................196
PÈRE..............................................................................................................................................197
FILS DE DIEU..............................................................................................................................200
PERSONNE...................................................................................................................................203
UNE EXPRESSION ÉTRANGEMENT TRADUITE...............................................................205
CONCLUSIONS............................................................................................................................207
ÉLÉMENTS DE THÉOLOGIE TRINITATRE........................................................................208
NOÊTOS, PRAXÉAS, SABELLIOS. LA CRISE « MODALISTE ».......................213
LA CRISE ARIENNE. LE CONCILE DE NICÉE 325...........................................220
ORIGÈNE......................................................................................................................................220
GRÉGOIRE DIT «  LE THAUMATURGE »...............................................................................222
Symbole de Grégoire le Thaumaturge (autour de 160-270).............................................................222
Lettre du pape Denys.......................................................................................................................223
Lettre de saint Basile de Césarée à Maxime le philosophe au sujet de Denys d'Alexandrie..........224
ARIUS............................................................................................................................................224
Lettre d'Alexandre, évêque d'Alexandrie, à tous les évêques (autour de 319)................................225
Lettre d'Arius à Eusèbe de Nicomédie (autour de 318)..................................................................226
Lettre d'Eusèbe évêque de Nicomédie à Paulin de Tyr (autour de 320-321)...................................227
Profession de foi d'Arius et de ses compagnons à Alexandre, évêque d'Alexandrie (autour de
320)..................................................................................................................................................227
Lettre d'Alexandre d'Alexandrie (324)............................................................................................229
429

Formule ou symbole de Nicée (325)...............................................................................................230


LA CRISE ARIENNE APRÈS LE CONCILE DE NICÉE.......................................238
ATHANASE D'ALEXANDRIE..................................................................................................238
SAINT JÉRÔME...........................................................................................................................240
Lettre de saint Jérôme au pape Damase (vers 375)........................................................................241
BASILE DE CÉSARÉE................................................................................................................242
Lettre de Basile de Césarée à son frère Grégoire de Nysse, au sujet de la différence entre ousia et
hypostasis (vers 369-370)................................................................................................................242
Saint Basile, lettre 52, à des religieuses............................................................................................243
Basile de Césarée, lettre au comte Térence (375)..........................................................................246
Une seule opération en Dieu...........................................................................................................248
Lettre de Basile de Césarée à Eusthate...........................................................................................249
GRÉGOIRE DE NYSSE...............................................................................................................250
CYRILLE D’ALEXANDRIE.......................................................................................................251
CONCILE DU LATRAN (649)..................................................................................................252
DAMASE........................................................................................................................................252
GRÉGOIRE DE NAZIANZE.......................................................................................................253
PROCESSION...............................................................................................................................260
ÉPIPHANE DE SALAMINE.......................................................................................................262
LE PREMIER CONCILE DE CONSTANTINOPLE (381)....................................................263
Symbole de Constantinople.............................................................................................................263
CONCILE DE ROME (382).......................................................................................................266
CONCILE DE CONSTANTINOPLE (382)..............................................................................267
LA TRINITÉ PENSÉE PAR SAINT AUGUSTIN...................................................269
Une lettre du pape Léon....................................................................................................................277
Une formule de foi du Ve siècle.......................................................................................................279
Une formule du Ve ou VIe siècle......................................................................................................280
Symbole " Quicumque " dit " d'Athanase ".....................................................................................280
Lettre du pape Hormisdas................................................................................................................281
Concile de Braga.............................................................................................................................282
Conciles de Tolède...........................................................................................................................282
XIe Concile de Tolède (675)............................................................................................................282
Joachim de Flore et le quatrième concile du Latran (1215).............................................................286
THOMAS D'AQUIN. LES CONCILES DE LYON ET DE FLORENCE..............289
THOMAS D'AQUIN ................................................................................................289
CONCILE DE LYON (1274).....................................................................................................295
Profession de foi de Michel Paléologue..........................................................................................297
CONCILE DE FLORENCE (1439).............................................................................................297
Bulle " Laetentur caeli... "...............................................................................................................298
Bulle d'union avec les Coptes et les Égyptiens " Cantate Domino " (4 février 1442)....................299
VOLTAIRE !.................................................................................................................................300
LÉON XIII.....................................................................................................................................301

L'ANTHROPOLOGIE CHRÉTIENNE..................................................302
430

LE SENS ET LE BUT DE LACRÉATION........................................................................303


LA DIVINISATION......................................................................................................................303
L'ANTHROPOLOGIE CHRÉTIENNE.....................................................................................312
LA FOI...........................................................................................................................................315
L'ESPÉRANCE.............................................................................................................................318
L'AGAPÈ.......................................................................................................................................319
L'ÉGLISE......................................................................................................................................323
LA SYNAGOGUE ET L'ÉGLISE...............................................................................................326
LES MYSTÈRES CHRÉTIENS..................................................................................................330
L'ÉTHIQUE...............................................................................................................340
LE PÉCHÉ.....................................................................................................................................340
LE PROBLÈME DE LA " MORALE ".....................................................................................342
CHRISTIANISME ET POLITIQUE..........................................................................................346
L'ASCÈSE......................................................................................................................................349
LE PÉCHÉ ORIGINEL............................................................................................353
LE RISQUE DE PERDITION.....................................................................................................363
PÉLAGE. LA CRISE PÉLAGIENNE......................................................................365
Un exposé de Paulin de Milan.........................................................................................................368
L'HÉRÉSIE PÉLAGIENNE EXPOSÉE PAR AUGUSTIN.....................................................369
CONCILE DE CARTHAGE (418)..............................................................................................370
UN DOCUMENT CONCERNANT LA GRÂCE ET LA LIBERTÉ.......................................374
CONCILE D'ORANGE (529).....................................................................................................379
SAINT BERNARD........................................................................................................................383
LE CONCILE DE TRENTE .......................................................................................................387
LA RÉDEMPTION. LUTHER. LA CRISE LUTHÉRIENNE............................392
MARTIN LUTHER......................................................................................................................395
LE CONCILE DE TRENTE........................................................................................................400
LE PROBLÈME DE LA RÉSURRECTION............................................................406

ÉPILOGUE.................................................................................................418

LE PROBLÈME DU MAL..........................................................................423
SIGLES DES LIVRES BIBLIQUES

Ac Actes des Apôtres


Ap Apocalypse
Ba Baruch
I Ch 1er livre des Chroniques
2 Ch 2e livre des Chroniques
I Co 1re épître aux Corinthiens
2 Co 2e épître aux Corinthiens
431

Col Épître aux Colossiens


Ct Cantique des Cantiques
Dn Daniel
Dt Deutéronome
Ep Épître aux Éphésiens
Esd Esdras
Est Esther
Ex Exode
Ez Ezéchiel
Ga Galates
Gn Genèse
Ha Habaquq
He Épître aux Hébreux
Is Isaïe
Jb Job
Jg Juges
Jl Joël
Jn Evangile selon Jean
1 Jn 1er épitre de Jean
2 Jn 2e épitre de Jean
3 Jn 3e épitre de Jean
Jon Jonas
Jos Livre de Josué
Jr Jérémie
Lc Évangile selon Luc
Lv Lévitique
IM 1er livre des Maccabées
2M 2 e livre des Maccabées
Mc Évangile selon Marc
Mt Évangile selon Matthieu
Nb Nombres
Os Osée
IP 1re épître de Pierre
Ph Épître aux Philippiens
Pr Proverbes
Ps Psaumes
Qo EcclésiaSte (Qohélet)
1R 1er livre des Rois
2R 2e livre des Rois
Rm Épitre aux Romains
Rt Ruth
IS 1er livre de Samuel
2S 2e livre de Samuel
Sg Sagesse
Si Ecclésiastique (Siracide)
Tb Tobie
I Th Ier épitre aux Thessaloniens
432

I Tm 1er épitre à Timothée


Tt Épitre à Tite
Za Zacharie
433

ABRÉVIATIONS UTILISÉES

PG Migne, Patrologie grecque.

PL. Migne, Patrologie latine.

ES Denziger-Schônmetzer, Enchiridion Symbolorum, éd. 32, Freiburg im Breisgau,


1963.

COD Conciliorum Oecumenicorum Décréta, 2e éd., Freiburg im Breisgau, 1962.

Hahn A. Hahn, Bibliothek der Symbole und Glauebnsregeln der Alten Kirche, Breslau,
1897 ; nouvelle éd., Hildesheim 1962.

Cavallera F. Cavallera, Thésaurus Doctrinae Catholicae, Paris, 1936.

ACO E. Schwartz, Acta Conciliorum Oecumenicorum, Berlin, 1927 et s.

Hefele C. J. Hefele, Histoire des Conciles, tradudtion et compléments par dom H.


Leclercq.

DTC A. Vacant et E. Mangenot, Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1903 et s.

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