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STEFAN KRISTENSEN

L’ŒIL ET L’ESPRIT DE JEAN-LUC GODARD

1. Le propos

La présente étude s’inscrit dans un effort d’interprétation et d’usage de la


notion de chair au plan ontologique. Merleau-Ponty emploie cette notion pour
rendre compte de la texture du monde en tant qu’il s’offre à notre perception.
Le corrélat de la chair du point de vue du sujet est la foi perceptive, expression
qui désigne notre « ouverture initiale au monde » (VI, p. 48) à la fois nécessaire
et injustifiable. La notion de foi possède une portée non seulement ontologique,
mais aussi épistémologique et éthique, à savoir qu’elle implique que le monde
perçu est accessible et bon en tant qu’il est partagé. L’effort argumentatif de
Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible consiste à expliciter et à défendre
cette notion et donc à démontrer la vérité et la bonté du monde. C’est peut-être
cet effort que Deleuze avait en tête lorsqu’il a écrit que la phénoménologique
a béni trop de choses1.
Cela dit, cet effort n’est pas seulement irénique et harmonieux. La chair ne
justifie pas tout, et le leibnizianisme de Merleau-Ponty relevé notamment par
Barbaras2 (1991) n’est pas une théodicée. C’est sur le fond de l’expérience
de l’oppression, de la torture, de la violence, de tout ce qui tend à déformer,
défigurer ou à déchirer le tissu de la chair, que l’ontologie de Merleau-Ponty
peut faire sens. Or contrairement à la Phénoménologie de la perception, où
les cas psychopathologiques jouent un rôle central dans l’argumentation, on
ne trouve que très peu de développements dans Le visible et l’invisible sur
l’envers de la foi perceptive. Dans la Phénoménologie, le cas Schneider p. ex.
est abondamment utilisé pour rendre compte de ce qui se passe quand le rapport
« naturel » avec le monde est brouillé. Or dans les textes des années 50, cette
stratégie est moins présente, en tout cas dans les textes connus, tels que L’œil
et l’esprit ou Le visible et l’invisible.
Mon pari ici est que l’œuvre de Jean-Luc Godard3 constitue non seulement
une telle contre-épreuve des thèses ontologiques de Merleau-Ponty, mais qu’elle
permet aussi d’en comprendre le sens éthique et politique. Plus précisément,
l’exploration par Godard de l’expérience de la l’indifférence (Deux ou trois
choses que je sais d’elle), de l’oppression (Passion), du deuil (JLG/JLG) de
la violence et du trauma (Ici et ailleurs) permet de mieux comprendre les
implications de la chair dans le monde de la vie. On verra par là que cette
question posée du point de vue philosophique coïncide en partie avec celle de
la possibilité du cinéma, question godardienne par excellence. La structure du
monde se révèle à travers des images en mouvement, de sorte que la question
de la possibilité du cinéma se pose comme interrogation de la violence, de la
défaite, de la blessure, de tout ce qui déchire l’image.

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2. La « science secrète » de l’artiste

Bergala écrit que certaines séquences de Deux ou trois choses sont « le


cinéma en même temps que la philosophie du cinéma, une philosophie pas très
loin de celle du Merleau-Ponty de L’œil et l’esprit, mais une philosophie gaie
et en acte cinématographique. »4 Une lecture attentive des films de Godard
permet de répondre à la question sur laquelle glisse Bergala : qu’y a-t-il de
philosophique dans ces moments, comment un film peut-il être philosophique
et qu’est-ce qui rapproche l’œuvre de Godard d’un texte comme L’œil et
l’esprit ? Comment s’opère cette déconstruction des « habitudes culturelles et
langagières qui fondent jusqu’à notre perception et notre organisation sensible
du monde » ?5 Il y aurait donc comme affinité avec la phénoménologie de
Merleau-Ponty un essai permanent de défaire les écrans de l’attitude naturelle
par une sorte d’épochè cinématographique et de faire voir le monde selon une
perception renouvelée.
Dans un passage célèbre de L’œil et l’esprit, Merleau-Ponty accorde un
privilège à la peinture en la comparant, d’une part, à la musique et, d’autre part,
à la littérature et à la philosophie. Alors que l’écrivain est sans cesse appelé
à prendre position et que le musicien est trop éloigné de tout discours pour
prendre position, le peintre, explique-t-il, possède une « science secrète » de la
réalité qui lui permet d’être reconnu simplement pour son activité de peintre.
C’est sur cette question de la spécificité de la peinture que s’ouvre l’opuscule
de Merleau-Ponty, et d’une certaine façon, l’ensemble du texte répond à cette
question : « Quelle est donc cette science secrète ? » (OE, p. 15). Notons tout
de suite que l’argumentation est politique : ce qui est en question, c’est le rôle
de l’intellectuel (écrivain, musicien ou peintre) dans le champ social, ce dont il
témoigne face aux autres hommes. La « science secrète » du peintre n’est pas
simplement une connaissance qu’il serait le seul à posséder ; au contraire, il y a
un caractère de ce qu’il fait qui lui donne un « droit de regard » sur les choses,
une certaine qualité dans sa « rumination du monde » qui lui donne une autorité
particulière. Le texte de L’œil et l’esprit interroge précisément cette qualité du
peintre, dont la dimension politique est présente dès le départ.
Le statut du politique à travers l’ouvrage n’est cependant pas très clair. On
a l’impression que Merleau-Ponty oublie ou, du moins, laisse de côté cette
dimension pour envisager prioritairement la vision et les moyens de la peinture.
Or si la spécificité du peintre est que son rapport au monde le dédouane de
toute prise de position politique, de tout engagement explicite, ce rapport
doit avoir une dimension politique cachée autrement plus fondamentale que
le geste d’épouser telle ou telle cause. C’est bien ce que suggère Merleau-
Ponty en demandant pourquoi on ne reproche pas à Cézanne de s’être caché à
l’Estaque pendant la Commune en 1870. Mais la réponse qu’il donne concerne
la dimension métaphysique de la peinture, et l’on ne voit pas bien ce qu’il y
a de politique dans l’activité du peintre. Cette réponse arrive immédiatement
au début du chapitre II. Le chapitre commence par une citation de Paul Valéry,
disant que « le peintre apporte son corps » (OE, p. 16). S’il y a une « science

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secrète » du peintre, c’est en vertu de son corps, et non pas premièrement
parce qu’il produit des objets particuliers (des tableaux). Ce corps magique et
énigmatique du peintre est défini ici, de manière plutôt elliptique, comme « un
entrelacs de vision et de mouvement ». Cette définition s’éclaire dès lors qu’on
se rappelle le rapport étroit que Merleau-Ponty cultivait avec les recherches
en psychologie expérimentale. La thèse fondamentale qu’il aura défendu toute
sa vie est celle d’une corrélation de la vision et de la motricité dans l’exercice
effectif de la perception. Comme il l’écrit ici, « la vision est suspendue au
mouvement. On ne voit que ce qu’on regarde » (OE, p. 17). L’unité des choses
que nous percevons est tributaire de l’unité et de la cohérence de la structure
motrice de notre corps, que les psychologues ont appelé le schéma corporel.
Le peintre est celui qui manifeste la nature profonde du corps comme
mobilité structurée par et pour l’exploration du monde. Cette puissance n’est
pas cependant la propriété d’une conscience habitant un organisme vivant, mais
c’est le corps lui-même, comme être spatial, qui manifeste cettre structure. C’est
pourquoi le corps est non seulement une puissance d’exploration, mais aussi
un sensible pour lui-même. Il y a une réversibilité du corps sensible pour lui-
même qui nous révèle son existence spatiale. Il est donc à la fois une puissance
de structuration de l’espace et un être lui-même spatial. Merleau-Ponty nous
fait remarquer que la peinture, comme activité, fait l’épreuve constamment de
cette duplicité dans la mesure où elle manifeste à la fois l’insertion du corps
sensible dans le monde et le caractère sensible du monde pour le corps. En
d’autres termes, comme l’écrit Merleau-Ponty, « puisque les choses et mon
corps sont faits de la même étoffe, il faut que sa vision se fasse de quelque
manière en elles » (OE, pp. 21s). A partir de l’expérience faite par l’artiste du
caractère expressif du mouvement en œuvre dans les choses telles qu’elles
lui apparaissent (leur vibration, leur croissance, leur étiolement, …), il peut
révéler visuellement cette action des choses sur le corps sensible : « Instrument
qui se meut lui-même, moyen qui s’invente ses fins, l’œil est ce qui a été ému
par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la
main. » Il faut insister ici sur l’expression « impact du monde » (OE, p. 26).
La spatialité sensible qui résulte de cette épreuve et qui s’incarne dans
l’œuvre proprement dite est médiatisée par le corps du peintre. De même que
le corps sensible organise sa spatialité, de même le tableau constitue aussi une
sorte de point zéro de l’espace, à partir duquel on apprend à voir le monde selon
d’autres lignes de force. Si le corps du peintre possède une vertu supérieure à
celle des autres, c’est parce qu’il traverse tous les jours cette épreuve de la
visibilité des choses, parce qu’il essuie « l’impact du monde », et non pas
parce qu’il serait le dépositaire exclusif d’un savoir ésotérique. La puissance
politique de l’artiste est liée à ce qu’il parvient à révéler de la structure du
monde sensible et non pas à un pouvoir qu’il exercerait sur le spectateur.
De bout en bout, Merleau-Ponty expose une priorité de la dimension
performative du corps en action du peintre sur la dimension plastique de
l’œuvre achevée. Chaque fois qu’il est question de tableaux ou d’images dans
L’œil et l’esprit, c’est soit pour critiquer la notion de représentation, soit pour

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rechercher en son sein la manifestation de l’acte de peindre. Ainsi, la fin du
chapitre évoque le motif du miroir en tant qu’il thématise dans l’œuvre picturale
l’acte même de peindre et manifeste ainsi la présence implicite et insaissable
du corps du peintre jusque dans son œuvre. La dimension performative de l’art
visuel serait donc le secret de sa vertu politique, précisément en raison de son
caractère insaissable. Si l’œuvre picturale est fondamentalement le dépositaire
du corps qui l’a produite, et que cette trace constitue le fondement invisible et
le ressort le plus intime de notre rapport avec le monde, le pouvoir totalitaire
rencontre ici une résistance irréductible.

3. Mon paysage et celui des autres

Cependant, à rester dans le cadre du texte merleau-pontien, on ne voit pas


bien comment faire usage de cette notion d’un corps politique de l’artiste, et
surtout, comment préciser la notion de chair avec ces dimensions éthiques et
politiques. En effet, la pensée de Merleau-Ponty se déploie en général dans
l’ordre de la phénoménologie classique : d’abord le sujet dans son face à face
(ou son corps à corps) avec le monde, et ensuite seulement, autrui et le problème
de l’unicité ou du partage du monde. Sur ce point cependant, la confrontation
avec l’œuvre de Godard permet d’aller plus loin ; en effet, si le corps du peintre
possède une vertu politique fondamentale, c’est en raison de sa capacité à faire
partager son paysage – non pas un monde intérieur, mais une certaine vue du
monde6.
Comme je l’indiquais en introduction, l’œuvre cinématographique de Godard
est traversée par la question de la chair comme possibilité de partage du monde.
Dans le film JLG/JLG – Autoportrait de décembre, de 1995, il réfléchit au sens
de la production artistique en cinéma et sur sa posture de cinéaste qui pense.
Il ne s’agit pas d’une autobiographie, mais bien d’un autoportrait puisqu’on
assiste à chaque séquence à la mise en scène des questions qui président à la
décision de faire un film. A la fin du film, on assiste à une séquence dont le
motif dominant est celui du montage. Un personnage de jeune femme aveugle
surgit pour aider JLG à effectuer un montage, et toute la séquence se déroule
(sic !) autour d’une table de montage. Au milieu, on entend un long passage tiré
du chapitre « L’entrelacs – le chiasme » du Visible et l’invisible (VI, p. 183).
Voici le texte, que je cite comme Godard l’a publié dans le livre du film7 :

seigneur
c’est un film [la jeune femme]
qu’on n’a encore
jamais fait
ah, vous dites vrai
mademoiselle
c’est un film
que personne n’a vu [JLG]

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si ma main gauche
peut toucher ma main droite
pendant qu’elle touche
les choses
la toucher en train de toucher
pourquoi
touchant la main d’un autre
ne toucherais-je pas
en elle
le même pouvoir
d’épouser les choses
que j’ai touché
dans la mienne8
or, le domaine
on s’en aperçoit vite
est illimité
si nous pouvons
montrer que la chair
est une notion dernière
qu’elle n’est pas union
ou composé
de deux substances
mais pensable par elle-même
s’il y a un rapport
à lui-même
du visible
qui me traverse
et me
constitue
en voyant
en voyant
ce cercle
que je ne fais pas
mais qui me fait
cet enroulement du visible
sur le visible
peut traverser
animer d’autres corps
aussi bien
que le mien
et si j’ai pu compendre
comment en moi
naît cette vague
comment le visible
qui est là-bas est
simultanément
mon paysage9
à plus forte
puis-je comprendre

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qu’ailleurs aussi
il se referme
sur lui-même
et qu’il y ait d’autres
paysages
que le mien

Ces deux passages, légèrement modifiés par Godard, proviennent d’un


moment décisif du chapitre, à peu près au milieu, juste là où Merleau-Ponty en
arrive à poser le problème de la présence d’autrui et de mon accès à d’« autres
paysages que le mien ». Le fait de mon accès à la présence d’autrui est basé sur
la réversibilité du sensible dont je fais l’expérience dans le toucher, de manière
impersonnelle. Comme il l’écrit un peu plus loin, « il n’y a pas de problème
de l’alter ego parce que ce n’est pas moi qui vois, pas lui qui voit, qu’une
visibilité anonyme nous habite tous deux, une vision en général, en vertu de
cette propriété primordiale qui appartient à la chair, étant ici et maintenant,
de rayonner partout et à jamais, étant individu, d’être aussi dimension et
universel. » (VI, p. 185). La portée universelle du singulier est affirmée aussi
dans le sous-titre du film, Autoportrait de décembre10.
En même temps, c’est bien de lui qu’il s’agit, de lui comme cinéaste. Juste
avant le texte merleau-pontien, on assiste à une évocation du film Hélas pour
moi (1993), terminé deux ans avant. L’histoire de ce film est basée sur le mythe
d’Amphitryon, un général thébain, parti à la guerre. Durant son absence, Zeus
rend visite à la femme d’Amphitryon, Alcmène, sous l’apparence d’Amphitryon
lui-même. Cette matière forme la trame de nombreuses comédies dans la
tradition antique et moderne, mais chez Godard, l’histoire est reprise d’une
manière plutôt tragique, en posant la question de l’amour et de la présence à
l’autre. Rachel est visitée par Simon, son mari, qui devait être à l’étranger en
voyage d’affaires, mais qui lui apparaît comme un dieu. Ils font l’amour cette
nuit-là, mais était-il présent, ou était-ce seulement son corps ? A-t-elle fait
l’amour avec un fantôme ? Serait-ce là la vérité de nos rapports avec autrui ?
Lorsqu’on aime quelqu’un, est-ce l’amour qu’on aime ou bien l’altérité de
l’autre ? Telles sont les questions qu’on entend à travers les citations faites par
Godard de son propre film.
La séquence avec le texte merleau-pontien est introduite par un dialogue
entre la jeune femme aveugle qui était venue aider JLG à monter un film (et qui
refait le montage de Hélas pour moi). « Un film que personne n’a vu », comme
le personnage de Simon habité par le dieu, que personne n’a vu, pas même sa
femme qui pourtant a fait l’amour avec lui. « Un film que personne n’a vu »,
c’est aussi le film qui vient, celui qui dira ce que les autres n’ont pas dit. C’est
encore la phrase qui introduit le passage où la jeune femme aveugle dit le
texte extrait du Visible et l’invisible. Cette phrase, peut-on dire, cet argument
n’a jamais été vu, en tout cas pas au cinéma. L’extrait commence avec cette
condition posée par le philosophe – « si ma main gauche peut toucher ma
main droite pendant qu’elle touche les choses » – pour que la communication

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avec autrui soit possible. Je peux toucher ma main touchante, et donc je peux
aussi toucher la main de l’autre lorsqu’elle palpe quelque chose. Sur la base de
la réversibilité de l’expérience du toucher, de la conversion toujours possible
du toucher en être-touché, Merleau-Ponty pose que ces deux expériences se
situent sous un horizon commun qui est celui de l’unité du monde. Godard
pose ce texte en voix off, lu par la jeune femme aveugle, sur une image qui
montre sa main droite palpant un appareil de montage cinématographique et sa
main gauche ensuite touchant sa droite qui poursuit sa palpation.
La deuxième partie de la séquence donne le texte merleau-pontien pris un
peu plus haut dans le texte du Visible et l’invisible, et l’image montre le visage
de la jeune femme en gros plan disant le texte. Au moment où elle dit la phrase
« s’il y a un rapport à lui-même du visible qui me traverse », à l’instant précis
où on entend le mot « visible », on a une transition vers l’image de la bobine
de film traversant l’appareil de montage. Avec la phrase « cet enroulement
du visible sur le visible qui me traverse », l’écran devient noir, comme si les
paupières de la caméra se fermaient et que le montage signalait une charnière.
Cette charnière est signalée par l’expression « d’autres corps aussi bien que le
mien » et l’image est alors celle d’une route de campagne vaudoise, sous la
pluie, près de Rolle, un paysage clairement signalé comme un paysage de JLG,
« le visible qui est là-bas [et qui] est simultanément mon paysage ».
Troisième partie de la séquence, qui commence avec l’expression « à plus
forte raison puis-je comprendre… », est introduite à l’image par l’inscription
sur une feuille lignée de La tentation d’exister, titre d’un ouvrage de Cioran,
suivie par celle de Je suis une légende, titre d’un roman de science-fiction de
Richard Matheson. Enfin, avec l’expression « d’autres paysages que le mien »,
on a la rive du Lac Léman, agité par un vent du sud-ouest, vu en direction du
Jura, avec le bruit des vagues, qui répondent à la « vague qui naît en moi » et
qui s’enroule autour de ma visibilité et m’ouvre à l’existence des autres.
Voilà la description précise de cette séquence. Il faut insister ici sur deux
aspects : la question de la relation avec autrui et la question du montage. Ces
deux questions sont étroitement entrelacées dans l’extrait qu’on vient de décrire.
De même que la relation avec autrui n’est pas la simple juxtaposition de deux
existences, de même le montage n’est pas la juxtaposition d’images dans le
temps. Cette comparaison, certes triviale, peut être précisée en détaillant un
peu l’analyse de l’extrait : l’enroulement du visible, qui désigne la réversibilité
de la chair, et donc en général le phénomène de la subjectivité, est égalé à
l’enroulement de la bande du film et à son déroulement dans l’appareil de
montage. Le montage, comme structure temporelle des images, apparaît ainsi
comme un moment essentiel de l’institution d’une réversibilité sensible en
même temps que d’un partage du sensible, une communication des paysages.
Si je peux comprendre qu’il y a d’autres paysages que le mien, c’est parce que
le lien entre les images créé par le montage constitue précisément le monde
commun et le partage des paysages.
L’interrogation sur la présence de l’autre et son échappement est déjà posée
dans l’œuvre des années 60, notamment dans Deux ou trois choses que je sais

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d’elle, par exemple dans le passage de la tasse de café. La voix off de JLG,
chuchotante, intervient après la transition du visage de Marina Vlady vers la
tasse de café bleue et demande « et d’abord qu’est-ce qu’un objet ? » JLG
répond lui-même :

Peut-être qu’un objet est ce qui permet de relier, de passer d’un sujet à l’autre,
donc de vivre en société, d’être ensemble. Mais alors, puisque la relation sociale est
toujours ambiguë, puisque ma pensée divise autant qu’elle unit, puisque ma parole
rapproche par ce qu’elle exprime et isole par ce qu’elle tait, puisqu’un immense
fossé sépare la certitude subjective que j’ai de moi-même et la vérité objective que
je suis pour les autres, puisque je n’arrête pas de me trouver coupable alors que
je me sens innocent, puisque chaque événement transforme ma vie quotidienne,
puisque j’échoue sans cesse à communiquer, je veux dire à comprendre, à aimer,
à me faire aimer, et que chaque échec me fait éprouver ma solitude, puisque je ne
peux pas m’arracher à l’objectivité qui m’écrase et à la subjectivité qui m’exile,
puisqu’il ne m’est pas permis ni de m’élever jusqu’à l’être, ni de tomber dans le
néant, il faut que j’écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que jamais le
monde, mon semblable, mon frère…

4. Passion, une poétique de la disjonction

Le film Passion (1983) est entièrement structuré par la coexistence de deux


paysages hétérogènes et disjoints. D’un côté, on a un cinéaste polonais, Jerzy,
qui cherche à créer des « tableaux vivants » à partir de chefs-d’œuvre de la
tradition11 et de l’autre des ouvrières d’une petite usine textile qui décident
de se mettre en grève. La charnière entre les deux est Michel Boulard, le
personnage joué par Michel Piccoli, qui est propriétaire à la fois de l’hôtel
où loge l’équipe du tournage et de l’usine. La trame du film est portée par
l’opposition et la disjonction entre ces deux paysages, entre une action
politique qui se cherche (une ouvrière, Isabelle, qui tente de mettre en place une
grève en solidarité pour elle, victime d’un licenciement abusif) et une action
picturale qui se cherche (un cinéaste polonais qui tente de mettre en scène de la
peinture). Cette disjonction est relative en ce sens que les motifs des tableaux,
particulièrement les chevaliers qui montent à l’assaut de Constantinople chez
Delacroix et les fusillés de Goya, fonctionnement comme des métaphores de
ce qui se passe dans la réalité du film. Les chevaliers sont des métaphores pour
les patrons et les fusillés pour les ouvrières, comme le suggère Godard lui-
même12. Cependant, la disjonction demeure et les liens entre les deux ne sont
qu’indirects et présents seulement pour un spectateur qui cherche à interpréter
le sens du film.
Ce sont plutôt les effets de contraste entre les deux paysages qui font sens,
et on comprend tout de suite que le paysage de Jerzy est présent de manière
sourde et insistante pour Isabelle et que celui d’Isabelle l’est aussi pour Jerzy.
Le cinquième plan du film les montre, roulant lentement sur une route de
campagne, lui au volant de sa voiture, elle au guidon de son vélo en train de

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parler tous les deux à travers la vitre, sans qu’on entende ce qu’ils se disent.
Les deux intrigues se nouent en parallèle lorsque Jerzy dit à son producteur
qu’il veut abandonner le film et qu’on entend Isabelle dire en voix off qu’elle a
été renvoyée, mais que « ça se passera pas comme ça ». Evénements parallèles,
mais disjoints et inégaux puisque Jerzy garde tout de même la maîtrise de son
échec possible et peut résister aux pressions du producteur, tandis qu’Isabelle
est à la merci de son patron. Son bégaiement à elle et le fait que sa parole est
souvent désynchronisée par rapport à l’image soulignent cette asymétrie.
Pourtant, il y a un processus de subjectivation, d’appropriation d’elle-même,
qui a lieu tout au long du film. Contrairement aux figurantes des tableaux vivants,
Isabelle n’est pas muette bien qu’elle bégaie ; elle parle, et c’est précisément
en raison de cette parole que son patron la licencie, qu’elle trouve une liberté
qui la rapproche de Jerzy. On a une situation qui est structurée de manière
paradoxale : le licenciement subi par Isabelle comme une violence (« ça ne
se passera pas comme ça ! ») est aussi en même temps la condition pour sa
liberté et sa relation avec Jerzy. La violence est ici donc à la fois la condition
pour une communication des paysages (Isabelle et Jerzy, la lutte syndicale et
la recherche esthétique) et aussi la ligne de fracture qui sépare les paysages,
puisque Jerzy, comme cinéaste, ne peut pas vraiment comprendre le sort de la
classe ouvrière et Isabelle, comme ouvrière, ne peut pas vraiment comprendre
les enjeux de la recherche de Jerzy. On trouve cette structure paradoxale de la
couture-fissure des paysages dans la réplique d’Isabelle lorsqu’elle s’adresse à
Jerzy à propos de Hanna, la femme de Boulard, et d’elle-même : « C’est vrai
que vous avez dit à sa femme que ce que vous aimeriez, c’est partir avec elle
chez vous [en Pologne]… mais que ça n’étais pas possible puisqu’elle voulait
rester ici chez vous. Avec moi ça ne l’est pas non plus parce que… j’avais
envie de partir avec vous chez vous et que vous auriez voulu rester avec moi
chez moi. » La violence, c’est la disjonction des paysages, et le cinéma est là,
non pas pour les recoudre, mais pour tracer la ligne qui les partage et donc
pour en situer le voisinage en même temps que la distance. Mais qu’est-ce
qu’un paysage ? Quelle est la temporalité d’un paysage et quel est le rapport
au monde qu’un paysage implique ?

5. Le cinéma comme dispositif de deuil

Jean Améry note dans Par-delà le crime et le châtiment : « Je ne sais pas


si celui qui est roué de coups par la police perd sa « dignité humaine ». Mais
ce dont je suis certain c’est qu’avec le premier coup qui s’abat sur lui, il
est dépossédé de ce que nous appellerons provisoirement la confiance dans
le monde. » On a là également un usage politique significatif de l’idée de
foi perceptive, de confiance dans l’existence et de la cohérence du monde.
Je voudrais soutenir la thèse que l’enjeu du cinéma, pour Godard, c’est
l’interrogation et la restauration de cette confiance dans le monde13. A titre
d’argument en faveur de cette thèse, je voudrais relever l’importance du motif

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du deuil dans l’œuvre de Godard14. Deuil de l’œuvre, deuil dans l’œuvre. Au
début de JLG/JLG, le personnage expose sa posture de cinéaste : « D’habitude,
cela commence comme cela : il y a la mort qui arrive, et puis l’on se met à
porter le deuil. Je ne sais exactement pourquoi, mais j’ai fait l’inverse. J’ai
porté le deuil d’abord. Mais la mort n’est pas venue, ni dans les rues de Paris,
ni sur les rivages du Lac de Genève. » L’expression « d’habitude » signale
une répétition, ce qui conduit à comprendre le « cela » comme le travail du
cinéaste, toujours recommencé. Il s’agit donc d’un propos réflexif du cinéaste
sur l’origine de son travail, et ce qu’il dit, c’est que la mort arrive en premier.
La mort, c’est-à-dire une impossibilité, un arrêt, une perte. Ensuite, le deuil, le
travail du deuil, c’est l’image et le son, le montage pour comprendre ce qui a
été perdu dans la vie. Le film, c’est la signification de cet après-coup.
Godard est invité en 1970 par l’Organisation de Libération de la Palestine,
avec le soutien financier de la Ligue arabe, à faire un film sur la Révolution
palestinienne qui doit s’intituler Jusqu’à la victoire. Cette invitation, ainsi
que le séjour en Jordanie et en Palestine se situent juste avant Septembre noir
(écrasement de civils et de militants palestiniens par les forces jordaniennes
sous la pression d’Israël). Revenu à Paris, Godard ne réalise pas ce film, et
les bobines qu’il a tournées en Palestine et en Jordanie restent dans ses tiroirs
comme une question lancinante15. Que se passe-t-il lorsque les paysages ne
coïncident plus, lorsqu’ils restent extérieurs les uns aux autres, quand l’ici et
l’ailleurs n’ont plus qu’un lien disjonctif ? La question du partage des images
dans leur usage politique est posée assez clairement dès le début du film, avec
l’inscription « MON / TON / SON IMAGE », et l’insistance sur la conjonction-
disjonction et, souligné par un grand ET en relief filmé. Le film est structuré
par la conjonction-disjonction de deux paysages : ici, c’est Paris, un ouvrier au
chômage avec sa famille en crise et qui rêve de la Révolution ; ailleurs, c’est la
Palestine, la lutte désespérée des combattants de l’OLP et leurs rêves. Bien sûr,
l’ailleurs des autres est notre ici et réciproquement.
Ici et ailleurs est un moment charnière de la réflexion de Godard. Les
personnages qu’ils ont filmés lors de leur séjour sont presque tous morts quand
il revient à Paris. C’est la raison principale pour laquelle il ne lui est plus
possible de réaliser le film qui était prévu, à savoir Jusqu’à la victoire. Le
film qu’il réalise à la place de celui-là est une mise en scène du deuil de ces
gens, du deuil d’une certaine perspective militante qui devait enchaîner les
images dans un ordre déterminé : la volonté du peuple + la lutte armée + le
travail politique + la guerre prolongée + jusqu’à la victoire. Ces cinq images
et cinq sons n’avaient encore jamais été entendus, explique JLG en voix off
(cf. « un film que personne n’a vu » dans JLG/JLG), mais c’est justement ce
montage-là qui n’est pas possible puisque c’est le montage d’un paysage autre,
d’un ailleurs et non pas d’un ici. JLG expose en dénonce en même temps la
substitution impliquée dans la posture du témoin et l’usurpation de la position
des acteurs eux-mêmes, voués au sacrifice. Cette intervention de la violence et
du sacrifice déchire le tissu des images, empêche leur couture, leur succession
« jusqu’à la victoire ».

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PRESQUE
TOUS
LES
ACTEURS
SONT
MORTS

LE FILM
A FILME
LES ACTEURS
EN DANGER
DE MORT

LA MORT
EST
REPRESENTEE
DANS
LE FILM
PAR
UN FLOT
D’IMAGES

UN FLOT
D’IMAGES
ET
DE SONS
QUI
CACHENT
DU SILENCE

UN
SILENCE
QUI
DEVIENT
MORTEL
PARCE QU’ON
L’EMPÊCHE
DE S’EN
SORTIR
VIVANT

Le montage devient de ce fait un enjeu vital qui concerne le sens de la


violence, de la mort, du sacrifice, de l’exil et de la misère – toutes expériences
masquées par le récit idéologique qui cumule et additionne les images dans
une perspective eschatologique. L’addition du ICI et du AILLEURS est donc
l’addition du présent de la lutte et du futur de la libération, toujours différée. La
conjonction/addition cède la place dans le film à la disjonction et le jugement
de JLG arrive sur une image de Nixon et de Brejnev : « Trop simple et trop
facile de diviser le monde en deux ».

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La responsabilité politique du cinéaste est de se faire le témoin16 de cette
déchirure des images, d’accomplir le travail du deuil consistant à leur trouver
une nouvelle structure en prenant acte du fait premier de leur incohérence et
de leur violence, bref en prenant la mort comme point de départ. Or le cinéaste
a son paysage, son ici, et s’il prend au sérieux le fait que tout discours est situé
il est donc toujours confronté à la question de la conjonction / disjonction
de son paysage avec celui des autres, seule condition pour ne pas usurper
le paysage des autres. Ici et ailleurs peut être vu comme une méditation sur
les brouillages politiques de la vision, sur ce qui empêche de comprendre le
paysage de l’autre et me conduit à piétiner sa mémoire et interdire son deuil,
ce qui a lieu lorsque sa mort est incluse dans un récit où il n’est pas le sujet,
lorsqu’on « empêche le silence de la mort de s’en sortir vivant ». C’est ce que
veut dire JLG lorsqu’il parle à la fin du film de trouver « sa propre image »
dans la grande chaîne de production capitaliste. Il est nécessaire de voir celui
qui met en scène et pas seulement celui qui est mis en scène (cf. Ici et ailleurs,
la scène de la jeune femme enceinte qui veut donner son fils à la Révolution),
ce qui motive la présence du cinéaste, de son corps dans le film, que ce soit
sous la forme d’une thématisation de son paysage, comme p. ex. la présence
du paysage de la Côte vaudoise, des environs de Rolle dans beaucoup de ses
grands films des années 80-90, ou que ce soit par son corps montré à l’écran,
la présence de sa voix, etc.

6. Poétique et politique de Jean-Luc Godard

Une autre enquête devrait porter sur le rôle du corps dans l’œuvre de
Godard ; suivant le constat de Deleuze qui écrit dans L’image-temps que
le cinéma moderne (i.e. la Nouvelle vague) opère une « rupture du schème
sensori-moteur » (IT, 225), on pourrait étudier les modes de présentation du
corps chez JLG. On observe effectivement une telle rupture, par exemple
dans sa technique de dissociation des mouvements du corps et du soliloque
des personnages. On peut penser à une scène de Deux ou trois choses que je
sais d’elle, celle du magasin de vêtements, où le personnage principal, Juliette
Jeanson, lève la tête et commence à s’adresser à la caméra, interrompant le
cours de son action. Elle apparaît alors étrangement absente de son corps – c’est
pourquoi la prostitution est un motif essentiel, c’est la situation où l’on vit
cette dépossession de manière permanente. Cette interprétation est corroborée
par un autre passage, au début du film. On a une vue panoramique depuis le
balcon de Juliette, puis on la voit couchée dans son lit et elle dit : « Les yeux,
c’est le corps… et le bruit, c’est… » et son enfant entre et lui demande si
elle rêve parfois. Elle répond : « Avant, quand je rêvais, j’avais l’impression
d’être aspirée, de disparaître dans un grand trou ; maintenant, quand je rêve,
j’ai l’impression de m’éparpiller en mille morceaux […], maintenant quand
je me réveille, j’ai peur qu’il me manque des morceaux. » L’enfant ensuite
raconte un rêve manifestement idéologique : deux jumeaux sur un chemin de

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crête qui finalement deviennent une seule personne : le Vietnam du Nord et
le Vietnam du Sud. Ce passage est un bel exemple de la portée politique de
l’unité du corps, du corps symbolique, moteur, politique. Comme si Godard
voulait amplifier et souligner les thèses de Merleau-Ponty.
Toujours dans Deux ou trois choses, on entend cette citation (légèrement
modifiée) de Francis Ponge : « La naissance au monde humain des choses
les plus simples, leur prise de possession par l’esprit de l’homme, un monde
nouveau où les hommes, à la fois, et les choses connaîtront des rapports
harmonieux, voilà mon but. Il est finalement autant politique que poétique. En
tout cas, la rage de l’expression, de qui ? de moi, écrivain et peintre. » Godard
reprend à Ponge l’idée que d’exprimer la « naissance au monde humain des
choses les plus simples » est un but poétique et politique, mais il ajoute que lui
est, en tant que cinéaste, à la fois écrivain et peintre. Ecrivain parce qu’il fait
dire des paroles à ses personnages et que la parole est la condition de la liberté,
et peintre parce qu’il libère cette parole des récits préconçus, et que le montage
a pour fin essentiellement de permettre la vision.
Tout cela conduit à une tentative d’interprétation de l’aphorisme godardien
« Non une image juste, juste une image ». Seule l’image simple est celle qui
donne le monde. Vouloir la charger par des valeurs morales est un brouillage
de la présentation simple et pure du monde. Dire d’une image qu’elle doit être
juste suppose qu’elle sert d’autres fins qu’elle-même, que son sens est donc
déterminé par un hors-champ qui n’est pas explicité. Vouloir faire une « image
juste » est donc nécessairement hypocrite. D’où le problème esthétique (et
politique) de Godard à travers toute son œuvre, à savoir la présence du hors-
champ. Puisqu’une image n’a de sens que par son contexte social, culturel et
historique, ce contexte doit être thématisé d’une manière ou d’une autre dans
le film lui-même – et c’est ce qui produit l’apparente déstructuration narrative
des films de Godard.
Prenons un exemple emblématique pour conclure, One to One, le film que
fait Godard après mai 1968 avec les Rolling Stones. Il y retrace les répétitions
qui mènent à la chanson Sympathy for the Devil dans le huis clos du studio
d’enregistrement. Voilà, apparemment, le thème du film. Mais ce thème n’a
de sens que par rapport à un hors champ qui est le contexte social et politique
de ce temps-là, et Godard met en scène ce hors-champ en faisant lire des
extraits de textes des Black Panthers par des acteurs noirs dans un cimetière
de voitures. Le sujet phénoménologique qui regarde ce film est donc autant
enfermé dans le huis clos des Stones qu’il est ouvert sur le monde social et
historique. On pourrait presque dire que Godard suggère une solution au
problème du solipsisme de la phénoménologie : dans l’espace transcendantal
du film, le hors-champ ne peut être présent que comme ce qui donne sens
au champ visuel-tactile-auditif. Dans l’analyse phénoménologique de
la perception, il ne peut pas en être autrement, puisque l’horizon de ma
perception est en même temps l’horizon du monde lui-même et celui de
cette perception singulière que j’ai ici et maintenant et qui m’appartient en
propre.

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Comme il l’explique à Jean Daive dans un entretien à France culture en
1995, au moment de la sortie de l’Autoportrait de décembre, « le cinéma est fait
pour enregistrer de la pensée, sous une certaine forme de visible. […] Le fond
du cinéma, qui n’a jamais pu être vraiment appliqué, c’est le montage. Cela
consiste à mettre en relation une chose avec une autre émettre un jugement. »
(JLG par JLG, vol II, p. 306). Il s’est interrogé dans toute son œuvre sur ce
qui est propre au cinéma, et la réponse est dans le montage, comme deuil de
l’aveuglement : je n’ai pas su voir, le film est là pour refaire la succession des
images et restaurer ma confiance dans la présence du monde.

Stefan Kristensen
Stefan.Kristensen@unige.ch

NOTES:

1 G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 120.


2 Cf. R. Barbaras, De l’être du phénomène, Grenoble, Jérôme Millon, 1991, pp. 263ss.
3 Lorsqu’il s’agit de Jean-Luc Godard comme réalisateur, je l’appellerai Godard; comme
il apparaît très souvent dans ses films, soit à l’image, soit par la bande son, il faut
marquer la différence: Jean-Luc Godard comme personnage de ses films sera noté ici
JLG.
4 Alain Bergala, « Deux ou trois choses que je sais d’elle ou philosophie de la sensation »,
livret du DVD de Deux ou trois choses que je sais d’elle, Arte Video, 2004, p. 8
5 Ibidem, p. 9
6 J’ai exploré ailleurs la portée politique du corps de l’artiste, en rapport avec l’œuvre des
artistes brésiliens Hélio Oiticica (1937-1980) et Lygia Clark dans le recueil Du sensible
à l’œuvre. Esthétiques de Merleau-Ponty, éd. par A. Jdey et E. Alloa, aux éditions de la
Lettre volée, Bruxelles, 2010.
7 JLG/JLG. Phrases, Paris, POL, 1996 pp. 69ss. On remarquera comment ce passage se
transforme en poème par sa simple mise en vers.
8 Ce passage est tiré du passage suivant du Visible et l’invisible (p. 183): « Si ma main
gauche peut toucher ma main droite pendant qu’elle palpe les tangibles, la toucher en
train de toucher, retourner sur elle sa palpation, pourquoi, touchant la main d’un autre,
ne toucherais-je pas en elle le même pouvoir d’épouser les choses que j’ai touché dans
la mienne? »
9 VI, p. 183; passage cité de manière exacte, excepté la répétition de la locution « en
voyant ».
10 Cf. l’entretien avec Jean Daive (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, vol. 2, pp. 305-
322), où JLG explique que la mention du mois de décembre n’a d’autre fonction que de
signaler la singularité du moment du tournage. Cette singularité est aussi une manière
de dépersonnaliser le propos pour qu’il puisse être partagé par le spectateur sans que
cela implique une identification à lui comme personne ou comme personnage. C’est une
préoccupation qui rejoint.
11 Les tableaux en question sont la Ronde de nuit de Rembrandt, La fusillade du 3 mai 1808
à Madrid de Goya, L’entrée des Croisés à Constantinople de Delacroix et L’immaculée
Conception du Greco. Cf. le numéro spécial du mensuel L’avant-scène cinéma, avril
1989, consacré au film Passion.Il faudra revenir dans une autre étude sur la question du
pictural chez Godard.
12 Cf. ibidem, p. 84.
13 Deleuze dit la même chose dans L’image-temps (cf. pp. 223s).

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14 Cf. l’interview de JLG parue en 1996 dans le magazine Les Inrockuptibles et portant le
titre « Le cinéma est toujours une opération de deuil et de reconquête de la vie » (Jean-
Luc Godard par Jean-Luc Godard, vol. 2, pp. 380-390). Voir aussi l’entretien avec
Elias Sanbar paru dans la revue Mouvement (n° 52, juillet-septembre 2009): « Plutôt
que d’aller à Paris en 1944 au moment de la libération, j’aurais préféré y aller en 1946-
47, quand on voit comment [elle] a été corrompue et galvaudée ».
15 Colin MacCabe raconte que Godard avait dit à Chris Marker en visite dans le studio
de montage en septembre 1970 « Le film est en pièces, comme Amman ». MacCabe
souligne l’importance de l’intervention d’Anne-Marie Miéville pour recréer un ordre
dans les images (C. MacCabe, Godard. A Portrait of the Artist at Seventy, New York,
2003, pp. 243ss).
16 On trouve des échos du lien entre témoignage et sacrifice dans plusieurs autres films,
notamment Notre musique, lorsque Mahmoud Darwich explique à la journaliste
israëlienne que « nous sommes les Troyens », ou lorsque JLG lui-même explique qu’il
ne croit que les histoires dont les témoins se feraient égorger. Dans Détective, le mot de
la fin est dit par le personnage Isidore (J.-P. Léaud) s’adressant à son amie après avoir
tué accidentellement le détective « Je t’avais prévenue: Témoin signifie martyr! ».

Jean-Luc Godard’s Eye and Mind

In his commentary concerning Jean-Luc Godard’s film, Deux ou trois choses que je
sais d’elle, the film critic, Alain Bergala, writes that certain sequences of this film are
“at the same time cinema and philosophy of cinema, a philosophy not very far from that
of Merleau-Ponty in Eye and Mind, but a joyful and actually cinematic philosophy.”
Here I propose a reading of Godard’s certain works found in different periods (Deux
ou trois choses que je sais d’elle, Ici et ailleurs, Passion et JLG – Autoportrait de
décembre), according to this precise axis, namely, as a cinematic response to Merleau-
Ponty’s Eye and Mind. To do that presupposes that we open up the stakes of this famous
text, which is at the limit of the philosophical and political, and that we grasp the work
of the filmmaker as a movement of thought which continues and deepens Merleau-
Ponty’s questions concerning the political dimensions of flesh.

L’occhio e lo spirito di Jean-Luc Godard

Nelle sue osservazioni sul film di Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je
sais d’elle, il critico cinematografico Alain Bergala scrive che alcune sequenze del film
sono “allo stesso tempo cinema e filosofia del cinema, una filosofia non troppo lontana
da quella elaborata da Merleau-Ponty in L’occhio e lo spirito, una filosofia gioiosa
e davvero cinematografica.” Propongo qui una lettura di alcune opere godardiane di
periodi differenti (Deux ou trois choses que je sais d’elle, Ici et ailleurs, Passion e JLG
– Autoportrait de décembre), muovendomi lungo questa stessa linea, dunque intendendo
quelle opere come una risposta “cinematografica” a L’occhio e lo spirito. Fare questo
significa, d’altra parte, rianimare la posta in gioco di questo celebre testo, situata al
limite tra il filosofico e il politico, e assumere l’opera del regista come un movimento
di pensiero che prolunga e approfondisce l’interrogazione merleau-pontyana sulle
dimensioni politiche della carne.

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