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1. Le propos
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2. La « science secrète » de l’artiste
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secrète » du peintre, c’est en vertu de son corps, et non pas premièrement
parce qu’il produit des objets particuliers (des tableaux). Ce corps magique et
énigmatique du peintre est défini ici, de manière plutôt elliptique, comme « un
entrelacs de vision et de mouvement ». Cette définition s’éclaire dès lors qu’on
se rappelle le rapport étroit que Merleau-Ponty cultivait avec les recherches
en psychologie expérimentale. La thèse fondamentale qu’il aura défendu toute
sa vie est celle d’une corrélation de la vision et de la motricité dans l’exercice
effectif de la perception. Comme il l’écrit ici, « la vision est suspendue au
mouvement. On ne voit que ce qu’on regarde » (OE, p. 17). L’unité des choses
que nous percevons est tributaire de l’unité et de la cohérence de la structure
motrice de notre corps, que les psychologues ont appelé le schéma corporel.
Le peintre est celui qui manifeste la nature profonde du corps comme
mobilité structurée par et pour l’exploration du monde. Cette puissance n’est
pas cependant la propriété d’une conscience habitant un organisme vivant, mais
c’est le corps lui-même, comme être spatial, qui manifeste cettre structure. C’est
pourquoi le corps est non seulement une puissance d’exploration, mais aussi
un sensible pour lui-même. Il y a une réversibilité du corps sensible pour lui-
même qui nous révèle son existence spatiale. Il est donc à la fois une puissance
de structuration de l’espace et un être lui-même spatial. Merleau-Ponty nous
fait remarquer que la peinture, comme activité, fait l’épreuve constamment de
cette duplicité dans la mesure où elle manifeste à la fois l’insertion du corps
sensible dans le monde et le caractère sensible du monde pour le corps. En
d’autres termes, comme l’écrit Merleau-Ponty, « puisque les choses et mon
corps sont faits de la même étoffe, il faut que sa vision se fasse de quelque
manière en elles » (OE, pp. 21s). A partir de l’expérience faite par l’artiste du
caractère expressif du mouvement en œuvre dans les choses telles qu’elles
lui apparaissent (leur vibration, leur croissance, leur étiolement, …), il peut
révéler visuellement cette action des choses sur le corps sensible : « Instrument
qui se meut lui-même, moyen qui s’invente ses fins, l’œil est ce qui a été ému
par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la
main. » Il faut insister ici sur l’expression « impact du monde » (OE, p. 26).
La spatialité sensible qui résulte de cette épreuve et qui s’incarne dans
l’œuvre proprement dite est médiatisée par le corps du peintre. De même que
le corps sensible organise sa spatialité, de même le tableau constitue aussi une
sorte de point zéro de l’espace, à partir duquel on apprend à voir le monde selon
d’autres lignes de force. Si le corps du peintre possède une vertu supérieure à
celle des autres, c’est parce qu’il traverse tous les jours cette épreuve de la
visibilité des choses, parce qu’il essuie « l’impact du monde », et non pas
parce qu’il serait le dépositaire exclusif d’un savoir ésotérique. La puissance
politique de l’artiste est liée à ce qu’il parvient à révéler de la structure du
monde sensible et non pas à un pouvoir qu’il exercerait sur le spectateur.
De bout en bout, Merleau-Ponty expose une priorité de la dimension
performative du corps en action du peintre sur la dimension plastique de
l’œuvre achevée. Chaque fois qu’il est question de tableaux ou d’images dans
L’œil et l’esprit, c’est soit pour critiquer la notion de représentation, soit pour
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rechercher en son sein la manifestation de l’acte de peindre. Ainsi, la fin du
chapitre évoque le motif du miroir en tant qu’il thématise dans l’œuvre picturale
l’acte même de peindre et manifeste ainsi la présence implicite et insaissable
du corps du peintre jusque dans son œuvre. La dimension performative de l’art
visuel serait donc le secret de sa vertu politique, précisément en raison de son
caractère insaissable. Si l’œuvre picturale est fondamentalement le dépositaire
du corps qui l’a produite, et que cette trace constitue le fondement invisible et
le ressort le plus intime de notre rapport avec le monde, le pouvoir totalitaire
rencontre ici une résistance irréductible.
seigneur
c’est un film [la jeune femme]
qu’on n’a encore
jamais fait
ah, vous dites vrai
mademoiselle
c’est un film
que personne n’a vu [JLG]
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si ma main gauche
peut toucher ma main droite
pendant qu’elle touche
les choses
la toucher en train de toucher
pourquoi
touchant la main d’un autre
ne toucherais-je pas
en elle
le même pouvoir
d’épouser les choses
que j’ai touché
dans la mienne8
or, le domaine
on s’en aperçoit vite
est illimité
si nous pouvons
montrer que la chair
est une notion dernière
qu’elle n’est pas union
ou composé
de deux substances
mais pensable par elle-même
s’il y a un rapport
à lui-même
du visible
qui me traverse
et me
constitue
en voyant
en voyant
ce cercle
que je ne fais pas
mais qui me fait
cet enroulement du visible
sur le visible
peut traverser
animer d’autres corps
aussi bien
que le mien
et si j’ai pu compendre
comment en moi
naît cette vague
comment le visible
qui est là-bas est
simultanément
mon paysage9
à plus forte
puis-je comprendre
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qu’ailleurs aussi
il se referme
sur lui-même
et qu’il y ait d’autres
paysages
que le mien
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avec autrui soit possible. Je peux toucher ma main touchante, et donc je peux
aussi toucher la main de l’autre lorsqu’elle palpe quelque chose. Sur la base de
la réversibilité de l’expérience du toucher, de la conversion toujours possible
du toucher en être-touché, Merleau-Ponty pose que ces deux expériences se
situent sous un horizon commun qui est celui de l’unité du monde. Godard
pose ce texte en voix off, lu par la jeune femme aveugle, sur une image qui
montre sa main droite palpant un appareil de montage cinématographique et sa
main gauche ensuite touchant sa droite qui poursuit sa palpation.
La deuxième partie de la séquence donne le texte merleau-pontien pris un
peu plus haut dans le texte du Visible et l’invisible, et l’image montre le visage
de la jeune femme en gros plan disant le texte. Au moment où elle dit la phrase
« s’il y a un rapport à lui-même du visible qui me traverse », à l’instant précis
où on entend le mot « visible », on a une transition vers l’image de la bobine
de film traversant l’appareil de montage. Avec la phrase « cet enroulement
du visible sur le visible qui me traverse », l’écran devient noir, comme si les
paupières de la caméra se fermaient et que le montage signalait une charnière.
Cette charnière est signalée par l’expression « d’autres corps aussi bien que le
mien » et l’image est alors celle d’une route de campagne vaudoise, sous la
pluie, près de Rolle, un paysage clairement signalé comme un paysage de JLG,
« le visible qui est là-bas [et qui] est simultanément mon paysage ».
Troisième partie de la séquence, qui commence avec l’expression « à plus
forte raison puis-je comprendre… », est introduite à l’image par l’inscription
sur une feuille lignée de La tentation d’exister, titre d’un ouvrage de Cioran,
suivie par celle de Je suis une légende, titre d’un roman de science-fiction de
Richard Matheson. Enfin, avec l’expression « d’autres paysages que le mien »,
on a la rive du Lac Léman, agité par un vent du sud-ouest, vu en direction du
Jura, avec le bruit des vagues, qui répondent à la « vague qui naît en moi » et
qui s’enroule autour de ma visibilité et m’ouvre à l’existence des autres.
Voilà la description précise de cette séquence. Il faut insister ici sur deux
aspects : la question de la relation avec autrui et la question du montage. Ces
deux questions sont étroitement entrelacées dans l’extrait qu’on vient de décrire.
De même que la relation avec autrui n’est pas la simple juxtaposition de deux
existences, de même le montage n’est pas la juxtaposition d’images dans le
temps. Cette comparaison, certes triviale, peut être précisée en détaillant un
peu l’analyse de l’extrait : l’enroulement du visible, qui désigne la réversibilité
de la chair, et donc en général le phénomène de la subjectivité, est égalé à
l’enroulement de la bande du film et à son déroulement dans l’appareil de
montage. Le montage, comme structure temporelle des images, apparaît ainsi
comme un moment essentiel de l’institution d’une réversibilité sensible en
même temps que d’un partage du sensible, une communication des paysages.
Si je peux comprendre qu’il y a d’autres paysages que le mien, c’est parce que
le lien entre les images créé par le montage constitue précisément le monde
commun et le partage des paysages.
L’interrogation sur la présence de l’autre et son échappement est déjà posée
dans l’œuvre des années 60, notamment dans Deux ou trois choses que je sais
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d’elle, par exemple dans le passage de la tasse de café. La voix off de JLG,
chuchotante, intervient après la transition du visage de Marina Vlady vers la
tasse de café bleue et demande « et d’abord qu’est-ce qu’un objet ? » JLG
répond lui-même :
Peut-être qu’un objet est ce qui permet de relier, de passer d’un sujet à l’autre,
donc de vivre en société, d’être ensemble. Mais alors, puisque la relation sociale est
toujours ambiguë, puisque ma pensée divise autant qu’elle unit, puisque ma parole
rapproche par ce qu’elle exprime et isole par ce qu’elle tait, puisqu’un immense
fossé sépare la certitude subjective que j’ai de moi-même et la vérité objective que
je suis pour les autres, puisque je n’arrête pas de me trouver coupable alors que
je me sens innocent, puisque chaque événement transforme ma vie quotidienne,
puisque j’échoue sans cesse à communiquer, je veux dire à comprendre, à aimer,
à me faire aimer, et que chaque échec me fait éprouver ma solitude, puisque je ne
peux pas m’arracher à l’objectivité qui m’écrase et à la subjectivité qui m’exile,
puisqu’il ne m’est pas permis ni de m’élever jusqu’à l’être, ni de tomber dans le
néant, il faut que j’écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que jamais le
monde, mon semblable, mon frère…
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parler tous les deux à travers la vitre, sans qu’on entende ce qu’ils se disent.
Les deux intrigues se nouent en parallèle lorsque Jerzy dit à son producteur
qu’il veut abandonner le film et qu’on entend Isabelle dire en voix off qu’elle a
été renvoyée, mais que « ça se passera pas comme ça ». Evénements parallèles,
mais disjoints et inégaux puisque Jerzy garde tout de même la maîtrise de son
échec possible et peut résister aux pressions du producteur, tandis qu’Isabelle
est à la merci de son patron. Son bégaiement à elle et le fait que sa parole est
souvent désynchronisée par rapport à l’image soulignent cette asymétrie.
Pourtant, il y a un processus de subjectivation, d’appropriation d’elle-même,
qui a lieu tout au long du film. Contrairement aux figurantes des tableaux vivants,
Isabelle n’est pas muette bien qu’elle bégaie ; elle parle, et c’est précisément
en raison de cette parole que son patron la licencie, qu’elle trouve une liberté
qui la rapproche de Jerzy. On a une situation qui est structurée de manière
paradoxale : le licenciement subi par Isabelle comme une violence (« ça ne
se passera pas comme ça ! ») est aussi en même temps la condition pour sa
liberté et sa relation avec Jerzy. La violence est ici donc à la fois la condition
pour une communication des paysages (Isabelle et Jerzy, la lutte syndicale et
la recherche esthétique) et aussi la ligne de fracture qui sépare les paysages,
puisque Jerzy, comme cinéaste, ne peut pas vraiment comprendre le sort de la
classe ouvrière et Isabelle, comme ouvrière, ne peut pas vraiment comprendre
les enjeux de la recherche de Jerzy. On trouve cette structure paradoxale de la
couture-fissure des paysages dans la réplique d’Isabelle lorsqu’elle s’adresse à
Jerzy à propos de Hanna, la femme de Boulard, et d’elle-même : « C’est vrai
que vous avez dit à sa femme que ce que vous aimeriez, c’est partir avec elle
chez vous [en Pologne]… mais que ça n’étais pas possible puisqu’elle voulait
rester ici chez vous. Avec moi ça ne l’est pas non plus parce que… j’avais
envie de partir avec vous chez vous et que vous auriez voulu rester avec moi
chez moi. » La violence, c’est la disjonction des paysages, et le cinéma est là,
non pas pour les recoudre, mais pour tracer la ligne qui les partage et donc
pour en situer le voisinage en même temps que la distance. Mais qu’est-ce
qu’un paysage ? Quelle est la temporalité d’un paysage et quel est le rapport
au monde qu’un paysage implique ?
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du deuil dans l’œuvre de Godard14. Deuil de l’œuvre, deuil dans l’œuvre. Au
début de JLG/JLG, le personnage expose sa posture de cinéaste : « D’habitude,
cela commence comme cela : il y a la mort qui arrive, et puis l’on se met à
porter le deuil. Je ne sais exactement pourquoi, mais j’ai fait l’inverse. J’ai
porté le deuil d’abord. Mais la mort n’est pas venue, ni dans les rues de Paris,
ni sur les rivages du Lac de Genève. » L’expression « d’habitude » signale
une répétition, ce qui conduit à comprendre le « cela » comme le travail du
cinéaste, toujours recommencé. Il s’agit donc d’un propos réflexif du cinéaste
sur l’origine de son travail, et ce qu’il dit, c’est que la mort arrive en premier.
La mort, c’est-à-dire une impossibilité, un arrêt, une perte. Ensuite, le deuil, le
travail du deuil, c’est l’image et le son, le montage pour comprendre ce qui a
été perdu dans la vie. Le film, c’est la signification de cet après-coup.
Godard est invité en 1970 par l’Organisation de Libération de la Palestine,
avec le soutien financier de la Ligue arabe, à faire un film sur la Révolution
palestinienne qui doit s’intituler Jusqu’à la victoire. Cette invitation, ainsi
que le séjour en Jordanie et en Palestine se situent juste avant Septembre noir
(écrasement de civils et de militants palestiniens par les forces jordaniennes
sous la pression d’Israël). Revenu à Paris, Godard ne réalise pas ce film, et
les bobines qu’il a tournées en Palestine et en Jordanie restent dans ses tiroirs
comme une question lancinante15. Que se passe-t-il lorsque les paysages ne
coïncident plus, lorsqu’ils restent extérieurs les uns aux autres, quand l’ici et
l’ailleurs n’ont plus qu’un lien disjonctif ? La question du partage des images
dans leur usage politique est posée assez clairement dès le début du film, avec
l’inscription « MON / TON / SON IMAGE », et l’insistance sur la conjonction-
disjonction et, souligné par un grand ET en relief filmé. Le film est structuré
par la conjonction-disjonction de deux paysages : ici, c’est Paris, un ouvrier au
chômage avec sa famille en crise et qui rêve de la Révolution ; ailleurs, c’est la
Palestine, la lutte désespérée des combattants de l’OLP et leurs rêves. Bien sûr,
l’ailleurs des autres est notre ici et réciproquement.
Ici et ailleurs est un moment charnière de la réflexion de Godard. Les
personnages qu’ils ont filmés lors de leur séjour sont presque tous morts quand
il revient à Paris. C’est la raison principale pour laquelle il ne lui est plus
possible de réaliser le film qui était prévu, à savoir Jusqu’à la victoire. Le
film qu’il réalise à la place de celui-là est une mise en scène du deuil de ces
gens, du deuil d’une certaine perspective militante qui devait enchaîner les
images dans un ordre déterminé : la volonté du peuple + la lutte armée + le
travail politique + la guerre prolongée + jusqu’à la victoire. Ces cinq images
et cinq sons n’avaient encore jamais été entendus, explique JLG en voix off
(cf. « un film que personne n’a vu » dans JLG/JLG), mais c’est justement ce
montage-là qui n’est pas possible puisque c’est le montage d’un paysage autre,
d’un ailleurs et non pas d’un ici. JLG expose en dénonce en même temps la
substitution impliquée dans la posture du témoin et l’usurpation de la position
des acteurs eux-mêmes, voués au sacrifice. Cette intervention de la violence et
du sacrifice déchire le tissu des images, empêche leur couture, leur succession
« jusqu’à la victoire ».
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PRESQUE
TOUS
LES
ACTEURS
SONT
MORTS
LE FILM
A FILME
LES ACTEURS
EN DANGER
DE MORT
LA MORT
EST
REPRESENTEE
DANS
LE FILM
PAR
UN FLOT
D’IMAGES
UN FLOT
D’IMAGES
ET
DE SONS
QUI
CACHENT
DU SILENCE
UN
SILENCE
QUI
DEVIENT
MORTEL
PARCE QU’ON
L’EMPÊCHE
DE S’EN
SORTIR
VIVANT
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La responsabilité politique du cinéaste est de se faire le témoin16 de cette
déchirure des images, d’accomplir le travail du deuil consistant à leur trouver
une nouvelle structure en prenant acte du fait premier de leur incohérence et
de leur violence, bref en prenant la mort comme point de départ. Or le cinéaste
a son paysage, son ici, et s’il prend au sérieux le fait que tout discours est situé
il est donc toujours confronté à la question de la conjonction / disjonction
de son paysage avec celui des autres, seule condition pour ne pas usurper
le paysage des autres. Ici et ailleurs peut être vu comme une méditation sur
les brouillages politiques de la vision, sur ce qui empêche de comprendre le
paysage de l’autre et me conduit à piétiner sa mémoire et interdire son deuil,
ce qui a lieu lorsque sa mort est incluse dans un récit où il n’est pas le sujet,
lorsqu’on « empêche le silence de la mort de s’en sortir vivant ». C’est ce que
veut dire JLG lorsqu’il parle à la fin du film de trouver « sa propre image »
dans la grande chaîne de production capitaliste. Il est nécessaire de voir celui
qui met en scène et pas seulement celui qui est mis en scène (cf. Ici et ailleurs,
la scène de la jeune femme enceinte qui veut donner son fils à la Révolution),
ce qui motive la présence du cinéaste, de son corps dans le film, que ce soit
sous la forme d’une thématisation de son paysage, comme p. ex. la présence
du paysage de la Côte vaudoise, des environs de Rolle dans beaucoup de ses
grands films des années 80-90, ou que ce soit par son corps montré à l’écran,
la présence de sa voix, etc.
Une autre enquête devrait porter sur le rôle du corps dans l’œuvre de
Godard ; suivant le constat de Deleuze qui écrit dans L’image-temps que
le cinéma moderne (i.e. la Nouvelle vague) opère une « rupture du schème
sensori-moteur » (IT, 225), on pourrait étudier les modes de présentation du
corps chez JLG. On observe effectivement une telle rupture, par exemple
dans sa technique de dissociation des mouvements du corps et du soliloque
des personnages. On peut penser à une scène de Deux ou trois choses que je
sais d’elle, celle du magasin de vêtements, où le personnage principal, Juliette
Jeanson, lève la tête et commence à s’adresser à la caméra, interrompant le
cours de son action. Elle apparaît alors étrangement absente de son corps – c’est
pourquoi la prostitution est un motif essentiel, c’est la situation où l’on vit
cette dépossession de manière permanente. Cette interprétation est corroborée
par un autre passage, au début du film. On a une vue panoramique depuis le
balcon de Juliette, puis on la voit couchée dans son lit et elle dit : « Les yeux,
c’est le corps… et le bruit, c’est… » et son enfant entre et lui demande si
elle rêve parfois. Elle répond : « Avant, quand je rêvais, j’avais l’impression
d’être aspirée, de disparaître dans un grand trou ; maintenant, quand je rêve,
j’ai l’impression de m’éparpiller en mille morceaux […], maintenant quand
je me réveille, j’ai peur qu’il me manque des morceaux. » L’enfant ensuite
raconte un rêve manifestement idéologique : deux jumeaux sur un chemin de
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crête qui finalement deviennent une seule personne : le Vietnam du Nord et
le Vietnam du Sud. Ce passage est un bel exemple de la portée politique de
l’unité du corps, du corps symbolique, moteur, politique. Comme si Godard
voulait amplifier et souligner les thèses de Merleau-Ponty.
Toujours dans Deux ou trois choses, on entend cette citation (légèrement
modifiée) de Francis Ponge : « La naissance au monde humain des choses
les plus simples, leur prise de possession par l’esprit de l’homme, un monde
nouveau où les hommes, à la fois, et les choses connaîtront des rapports
harmonieux, voilà mon but. Il est finalement autant politique que poétique. En
tout cas, la rage de l’expression, de qui ? de moi, écrivain et peintre. » Godard
reprend à Ponge l’idée que d’exprimer la « naissance au monde humain des
choses les plus simples » est un but poétique et politique, mais il ajoute que lui
est, en tant que cinéaste, à la fois écrivain et peintre. Ecrivain parce qu’il fait
dire des paroles à ses personnages et que la parole est la condition de la liberté,
et peintre parce qu’il libère cette parole des récits préconçus, et que le montage
a pour fin essentiellement de permettre la vision.
Tout cela conduit à une tentative d’interprétation de l’aphorisme godardien
« Non une image juste, juste une image ». Seule l’image simple est celle qui
donne le monde. Vouloir la charger par des valeurs morales est un brouillage
de la présentation simple et pure du monde. Dire d’une image qu’elle doit être
juste suppose qu’elle sert d’autres fins qu’elle-même, que son sens est donc
déterminé par un hors-champ qui n’est pas explicité. Vouloir faire une « image
juste » est donc nécessairement hypocrite. D’où le problème esthétique (et
politique) de Godard à travers toute son œuvre, à savoir la présence du hors-
champ. Puisqu’une image n’a de sens que par son contexte social, culturel et
historique, ce contexte doit être thématisé d’une manière ou d’une autre dans
le film lui-même – et c’est ce qui produit l’apparente déstructuration narrative
des films de Godard.
Prenons un exemple emblématique pour conclure, One to One, le film que
fait Godard après mai 1968 avec les Rolling Stones. Il y retrace les répétitions
qui mènent à la chanson Sympathy for the Devil dans le huis clos du studio
d’enregistrement. Voilà, apparemment, le thème du film. Mais ce thème n’a
de sens que par rapport à un hors champ qui est le contexte social et politique
de ce temps-là, et Godard met en scène ce hors-champ en faisant lire des
extraits de textes des Black Panthers par des acteurs noirs dans un cimetière
de voitures. Le sujet phénoménologique qui regarde ce film est donc autant
enfermé dans le huis clos des Stones qu’il est ouvert sur le monde social et
historique. On pourrait presque dire que Godard suggère une solution au
problème du solipsisme de la phénoménologie : dans l’espace transcendantal
du film, le hors-champ ne peut être présent que comme ce qui donne sens
au champ visuel-tactile-auditif. Dans l’analyse phénoménologique de
la perception, il ne peut pas en être autrement, puisque l’horizon de ma
perception est en même temps l’horizon du monde lui-même et celui de
cette perception singulière que j’ai ici et maintenant et qui m’appartient en
propre.
141
Comme il l’explique à Jean Daive dans un entretien à France culture en
1995, au moment de la sortie de l’Autoportrait de décembre, « le cinéma est fait
pour enregistrer de la pensée, sous une certaine forme de visible. […] Le fond
du cinéma, qui n’a jamais pu être vraiment appliqué, c’est le montage. Cela
consiste à mettre en relation une chose avec une autre émettre un jugement. »
(JLG par JLG, vol II, p. 306). Il s’est interrogé dans toute son œuvre sur ce
qui est propre au cinéma, et la réponse est dans le montage, comme deuil de
l’aveuglement : je n’ai pas su voir, le film est là pour refaire la succession des
images et restaurer ma confiance dans la présence du monde.
Stefan Kristensen
Stefan.Kristensen@unige.ch
NOTES:
142
14 Cf. l’interview de JLG parue en 1996 dans le magazine Les Inrockuptibles et portant le
titre « Le cinéma est toujours une opération de deuil et de reconquête de la vie » (Jean-
Luc Godard par Jean-Luc Godard, vol. 2, pp. 380-390). Voir aussi l’entretien avec
Elias Sanbar paru dans la revue Mouvement (n° 52, juillet-septembre 2009): « Plutôt
que d’aller à Paris en 1944 au moment de la libération, j’aurais préféré y aller en 1946-
47, quand on voit comment [elle] a été corrompue et galvaudée ».
15 Colin MacCabe raconte que Godard avait dit à Chris Marker en visite dans le studio
de montage en septembre 1970 « Le film est en pièces, comme Amman ». MacCabe
souligne l’importance de l’intervention d’Anne-Marie Miéville pour recréer un ordre
dans les images (C. MacCabe, Godard. A Portrait of the Artist at Seventy, New York,
2003, pp. 243ss).
16 On trouve des échos du lien entre témoignage et sacrifice dans plusieurs autres films,
notamment Notre musique, lorsque Mahmoud Darwich explique à la journaliste
israëlienne que « nous sommes les Troyens », ou lorsque JLG lui-même explique qu’il
ne croit que les histoires dont les témoins se feraient égorger. Dans Détective, le mot de
la fin est dit par le personnage Isidore (J.-P. Léaud) s’adressant à son amie après avoir
tué accidentellement le détective « Je t’avais prévenue: Témoin signifie martyr! ».
In his commentary concerning Jean-Luc Godard’s film, Deux ou trois choses que je
sais d’elle, the film critic, Alain Bergala, writes that certain sequences of this film are
“at the same time cinema and philosophy of cinema, a philosophy not very far from that
of Merleau-Ponty in Eye and Mind, but a joyful and actually cinematic philosophy.”
Here I propose a reading of Godard’s certain works found in different periods (Deux
ou trois choses que je sais d’elle, Ici et ailleurs, Passion et JLG – Autoportrait de
décembre), according to this precise axis, namely, as a cinematic response to Merleau-
Ponty’s Eye and Mind. To do that presupposes that we open up the stakes of this famous
text, which is at the limit of the philosophical and political, and that we grasp the work
of the filmmaker as a movement of thought which continues and deepens Merleau-
Ponty’s questions concerning the political dimensions of flesh.
Nelle sue osservazioni sul film di Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je
sais d’elle, il critico cinematografico Alain Bergala scrive che alcune sequenze del film
sono “allo stesso tempo cinema e filosofia del cinema, una filosofia non troppo lontana
da quella elaborata da Merleau-Ponty in L’occhio e lo spirito, una filosofia gioiosa
e davvero cinematografica.” Propongo qui una lettura di alcune opere godardiane di
periodi differenti (Deux ou trois choses que je sais d’elle, Ici et ailleurs, Passion e JLG
– Autoportrait de décembre), muovendomi lungo questa stessa linea, dunque intendendo
quelle opere come una risposta “cinematografica” a L’occhio e lo spirito. Fare questo
significa, d’altra parte, rianimare la posta in gioco di questo celebre testo, situata al
limite tra il filosofico e il politico, e assumere l’opera del regista come un movimento
di pensiero che prolunga e approfondisce l’interrogazione merleau-pontyana sulle
dimensioni politiche della carne.
143