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Gaston Leroux, « Le reporter vit dix vies humaines » (1901)

Gaston Leroux (1868-1927) est un romancier français, créateur notamment du personnage de


Rouletabille, un intrépide reporter qui démêle de nombreux mystères en apparence insolubles (Le
Mystère de la chambre jaune, Le Parfum de la dame en noir). Lui-même journaliste, Gaston Leroux
publie en 1901 un recueil de ses articles, intitulé Sur mon chemin. Ironiquement, il en assure lui-
même la critique, feignant de ne pas en connaître l'auteur.

« Le reporter vit dix vies humaines »

Du reste, plus j'y réfléchis, et plus je pense que l'auteur de Sur mon chemin lui-même n'est qu'un
reporter, un simple reporter, et que son livre, en somme, et les notes originales qu'il a prises à
même la société contemporaine ne sont que des reportages, de simples reportages.
Et c'est peut-être ce qui m'a séduit dès l'abord. Il y a tant de gens transcendants*, truculents,

5 éloquents, grandiloquents, hommes de lettres, romanciers, publicistes*, académiciens, et autres

écrivains qui méprisent le reportage, gîtent en leur tour d'ivoire*et s'en tiennent, pour leurs

élucubrations*, à leur propre cogitation, ne voulant et ne pouvant, sans déchoir*, se crotter les
pieds hors leur cervelle – que c'est un plaisir rare et que j'apprécie de voir un homme de la valeur
de l'auteur en question regarder autour de lui, quand il sort, les accidents de voiture. Il semble y
10 attacher autant d'importance qu'à une chute de ministère, et il vous décrit le plus soigneusement
du monde le nez d'un cocher, ce qui, du reste, ne lui gâte point la main quand il lui prend fantaisie
de silhouetter des profils d'empereur.
Je lui en suis grandement reconnaissant, car cette façon de faire me grandit à mes propres yeux.
J'en ai comme de l'orgueil, et c'est avec plus de force que j'affirme que ceux qui méconnaissent
15 les reporters sont des sots. On dit, je sais bien, qu'il y a des grands reporters et des petits reporters.
Je ne sais pas ce que cela veut dire. Il y a des bons reporters, voilà tout. Il est plus difficile, à mon
avis, d'écrire un bon fait-divers de vingt lignes qu'un mauvais roman de trois cents pages.
En traitant ainsi de reporter l'auteur de Sur mon chemin, peut-être ne m'en fais-je point un ami ?
Sans doute s'en trouvera-t-il froissé ? C'est bien possible : les meilleurs esprits ont leurs
20 faiblesses ; mais j'ai l'habitude de regarder les gens en face et de leur dire ce que je pense. L'intérêt
que je lui porte me fait lui déclarer qu'il aurait tort de céder à l'opinion courante qui est que le
reportage est un genre de journalisme secondaire, et de vouloir s'en évader. Je voudrais le garder
contre la facilité qu'il croit avoir certainement de se livrer à une écriture plus élevée, plus appréciée
en tout cas, où la vision des choses et l'étude sévère et originale du monde extérieur comptent pour
25 bien peu. Il serait sans doute un mauvais philosophe au jour le jour, un conteur détestable, un
polémiste falot*, et, comme tant d'autres, un délayeur haïssable de lieux communs*. Qu'il reste
reporter.
Pour moi, il n'est rien de plus beau ni de plus intéressant. C'est le plus palpitant des métiers et
cela peut en être le plus noble. Le reporter vit dix vies humaines. Il assiste aux existences les plus
30 éclatantes et suit les événements les plus prodigieux.
Nul comme lui n'a la joie de vivre, puisque nul comme lui n'a la joie de voir ! Ah ! vivre ! vivre !
Voir ! Savoir voir, et faire voir ! Le reporter regarde pour le Monde ; il est la lorgnette* du
Monde ! Quoi de meilleur que de parcourir la face du globe pour écrire le geste des hommes ?
Comme je t'aime, ô mon métier !
Gaston Leroux, Le Matin, 1 février 1901.
er

*Transcendants : d'une intelligence supérieure ; ici, le terme est employé ironiquement.


*Publicistes : écrivains spécialistes de questions politiques et de droit public (vieilli).
*Gîtent en leur tour d'ivoire : se renferment sur eux-mêmes en méprisant le reste du monde.
*Élucubrations : raisonnements délirants.
*Déchoir : se rabaisser.
*Polémiste falot : journaliste qui se complaît dans la controverse, peu intéressant.
*Un délayeur haïssable de lieux communs : un écrivain qui écrit des banalités en se perdant dans
des détails inutiles.
*Lorgnette : longue vue.

1 . Relis attentivement le texte d’introduction du document. Quelle information peut paraitre


surprenante ?

LIGNES 1-12 :

2. De qui parle l’auteur dans les deux premiers paragraphes ? A qui fait-il des reproches ? Cite
le texte pour justifier ta réponse.

3. « se crotter les pieds hors leur cervelle » ( l.7) Que veut nous dire l’auteur avec cette
expression ?

LIGNES 13-17 :

4. Que pense l’auteur du texte à propos du métier de reporter ? Relève dans le paragraphe une
phrase qui justifie ta réponse.

LIGNES 28-34 :

5. Relève trois arguments qui cherchent à convaincre le lecteur de la grandeur des reporters.

6. Et toi ? Es-tu convaincu par l’auteur ? Explique pourquoi en quelques phrases.

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