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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Les Romains ont-ils conquis l'Afrique ?


Marcel Benabou

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Benabou Marcel. Les Romains ont-ils conquis l'Afrique ?. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 33ᵉ année, N. 1,
1978. pp. 83-88;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1978.293906

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1978_num_33_1_293906

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LES ROMA/NS ONT-ILS CON UIS AFRIQUE

Ce est pas sans quelque inquiétude que apporte ma contribution au présent débat
Et pour deux séries de raisons Tout abord parce que expérience appris ces der
nières années combien ce qui touche Afrique romaine suscite de réactions passion
nelles histoire ancienne de Afrique du Nord semble en effet être devenue la faveur
identifications hasardeuses le champ clos où affrontent les partis pris parfois contra
dictoires des nationalismes modernes et les postulats péremptoires de telle ou telle forme
du dogmatisme politique où la floraison des malentendus des mises en garde iro
niques ou soup onneuses des procès intention qui donnent aux discussions savan
tes sur Afrique romaine une tonalité bien peu agréable autant moins agréable que
les arguments politiques ou passionnels se donnent rarement pour tels et que les cen
seurs ont tôt fait de baptiser chez autrui erreur méthodologique le moindre désaccord le
moindre écart par rapport leur norme Si bien que est sans grande illusion que on
engage dans la vaine entreprise de se faire comprendre en ce domaine
Mais mon inquiétude tient aussi au contexte actuel de mon intervention je me
trouve en effet convié répondre un texte particulièrement riche et intéressant mais
dont la nature ambiguë me place dans une situation doublement embarrassante Ainsi
bien il soit pour une grande part consacré une critique sourcilleuse de certaines des
positions que je défends dans mon livre sur La Résistance africaine la romanisation le
texte ne se présente pas pour autant comme un compte rendu de cet ouvrage où le
remarquable silence il observe par exemple sur ce qui constitue un bon tiers du livre
la résistance militaire Thébert choisi de ne retenir et de ne traiter que les points de
désaccord Ce choix ne permet évidemment pas toujours au lecteur de se faire une idée
juste et précise du cadre général dans lequel se situent certains de ces désaccords Chacun
sait bien que sortis de leur contexte un mot une phrase un argument peuvent être
détournés de leur signification autant plus aisément il agit ici un ouvrage où ont
été multipliés presque excès les nuances les formules de doute les éclairages contra
dictoires Par ailleurs en se référant mon livre de fa on privilégiée Thébert
élève mon corps défendant au rang de représentant de cette nouvelle démarche
historique dont il dénonce les insuffisances Or est un périlleux honneur que cet
amalgame et qui me vaut de recevoir outre les coups qui me sont nommément destinés
ceux qui visent des auteurs auxquels je suis autorité associé et dont je ne partage pas
nécessairement les vues

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BATS ET COMBATS

tuer la culture africaine parce elle est celle une société dominée et pénétrée est
faire une constatation de fait ce est nullement porter un jugement sur identité de
agent principal de histoire africaine. Dois-je rappeler que ai dès introduction
15 explicitement déclaré que mon projet de sens que si on veut bien admettre
que la clef de cette partie de histoire africaine se trouve tout autant Rome en
Afrique approuve donc pleinement le souci affirmé par Thébert de réintégrer par
exemple les montagnes comme éléments actifs Encore faut-il entendre sur la
définition un élément actif Montrer le rôle joué par les montagnards dans certains
épisodes de la résistance militaire est-ce pas aussi faire eux des éléments actifs
la vérité là où Thébert ne veut voir que acquiescement une vision systémati
quement dualiste de histoire africaine il en réalité que le point de départ obligé
un effort visant faire apparaître les différenciations qui affectent progressivement la
société africaine dans le cadre de son appartenance Empire romain Et ce est pas
me semble-t-il en minimisant impact de la politique de Rome que on rendra justice
aux Africains
Mais on rencontre ici une autre exigence et une autre querelle celle de la conti
nuité de même il dénonce les risques du dualisme Thébert efforce exclure toute
coupure toute discontinuité histoire de Afrique est par ce moyen rendue son cours
unitaire et elle prend même parfois la forme un développement quasiment linéaire
Ainsi pour les formes politiques elles ne sont pas nous dit Thébert le fruit un pro
jet étranger Des royaumes indigènes pourquoi Thébert ce sujet cite-t-il seulement
les rois numides serait-ce que son hypothèse ne applique pas aux rois maures
seraient issues par filiation directe les provinces romaines car les forces essentielles
qui poussent cette réalisation sont africaines Vision dont la simplicité et la logique
pour séduisantes elles paraissent sont peut-être illusoires Elle obtient au prix de
ignorance délibérée des lenteurs des tâtonnements et des hésitations de Rome dans la
mise en place un nouveau cadre administratif pour les territoires africains tombés sous
Sa domination des initiatives de César aux mesures Auguste et de Claude le paysage
administratif africain été plusieurs fois profondément remanié sans il soit pour
instant possible de dire quelles forces africaines sont origine de ces réalisations
De même quelle que soit importance que on accorde aux contacts entre Afrique
préromaine et la civilisation méditerranéenne et ai moi-même longuement insisté sur
ces contacts dans analyse des origines de histoire urbaine pp 397-408 ainsi que dans
divers chapitres relatifs la religion doit-on pour autant affirmer comme le fait Thé
bert que la conquête ne représente pas une coupure et que la romanisation est que la
poursuite sous des formes nouvelles de contacts anciens Bien sûr la conquête in
troduit pas de coupure radicale elle instaure pas un avant et un après définitivement
étanches et hétérogènes elle est pas le point zéro partir duquel Afrique entrerait
enfin dans la civilisation et histoire Qui attarde encore soutenir une telle vision
Encore convient-il de ne pas pousser la gageure sinon la caricature la
vision inverse Les novations politiques économiques techniques idéologiques intro
duites massivement la faveur de la conquête me paraissent avoir créé dans une partie
de Afrique au moins une situation sans commune mesure avec celle qui régnait aupa
ravant La continuité exclut pas il ait eu dans certains domaines un bond qualita
tif une accélération par exemple en ce qui concerne urbanisation ou bien encore ap
propriation et exploitation de terres nouvelles
Le cadre historique présenté par Thébert il aboutit rendre histoire africaine
unité et continuité parvient donc au prix une minoration constante du phéno
mène de la conquête et de ses effets On en vient parfois se demander si est bien
Rome qui créé des colonies dans ses provinces et on se souvient alors de exclama
tion de Sénèque Consolation Helviä vu Hic deinde populus quoi col nias in

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NABOU LA ROMANISATION DE AFRIQUE

provinciam misi Ubicumque vidt Romanus habitat On se demande aussi si


est bien Rome qui prélevé des tributs exorbitants si est bien elle enfin qui pratiqué
sur les latifunda accaparés par une minorité une monoculture orientée vers la satisfac
tion égoïste de ses besoins Et on souhaiterait savoir qui est le responsable des spolia
tions et de cette cupidité que dénon aient les moralistes romains eux-mêmes..
Quoi de plus inattendu par ailleurs que évacuation totale par Thébert de histoire
militaire de Afrique impériale Mais on comprend la réflexion que la guerre ne
trouve pas de place dans le système résolument moniste proposé est-elle pas irré
médiablement marquée par le dualisme. Et puis du moment il pas eu roma
nisation il ne saurait avoir de résistance importe alors pour Thébert les élé
ments de périodisation que on peut tirer de évolution de la résistance militaire Ainsi
si la coupure sous Dioclétien peut apparaître comme artificielle pour ce qui concerne la
vie urbaine ce que je ai certes pas omis de signaler notamment 240) elle me paraît
se justifier partiellement dans histoire militaire Car comme ai essayé de le montrer la
fin du me siècle est le moment où le progressif repli une partie de Afrique indigène
sur elle-même ... arrête définitivement et laisse place un mouvement inverse Désor
mais est Afrique romaine qui va se replier sur elle-même se protéger isoler Et
cela apparaît assez bien tant travers les textes littéraires travers les documents épi-
graphiques
Romanisation résistance nous voici donc arrivés au ur du débat un débat qui
est pas nouveau et dont je aborderai que quelques aspects ici
a-t-il eu de la part de Rome une politique consciente de romanisation Pour ma
part je le crois bien que je fasse une très large place au phénomène de romanisation
spontanée et bien que par ailleurs je constate évidentes lenteurs dans la romani
sation administrative Thébert au contraire refuse idée une romanisation consciente
il critique interprétation du passage de Tacite sur lequel je appuie où figure notam
ment la formule fameuse idque apud imperitos humanitas vocabatur cum pars servi-
tutis esset Agricola xxi Thébert ne croit pas que cette remarque relève une analyse
historique et voit que écho du vieux thème de la civilisation amollissante Posi
tion très discutable peu flatteuse pour Tacite elle se débarrasse trop bon compte un
témoignage de poids Car cette remarque intervient pas dans le cours une dissertation
philosophique ou un traité moral sur les méfaits de la civilisation elle vient au
contraire conclure un chapitre consacré activité durant hiver 78-79 un magistrat
romain modèle qui connaît bien art de gouverner une province Or en quoi consisté
cette activité quelles sont les mesures prises par Agricola et considérées par Tacite
comme saluberrima très salutaires Celles-ci il incitait particuliers et collectivités la
construction de temples de forums de maisons il faisait instruire dans les arts libéraux
les fils des chefs Si ce est pas là une politique parfaitement consciente de roma
nisation culturelle..
Que cette politique ait eu des limites je en disconviens nullement que la culture et
la langue latine soient longtemps demeurées le privilège une partie de la population
africaine nul ne songe le nier est très exactement ce que ai cru pouvoir appeler une
romanisation sélective et est celle on voit régulièrement pratiquer dans les pro
vinces nouvellement conquises H.-I Marrou depuis longtemps analysé ce processus
dans son Histoire de éducation dans Antiquité pp 424-430 et il est peut-être pas
indispensable revenir ici
Ce qui me semble plus important est de souligner les liens entre cette notion de
romanisation sélective et ce que Thébert appelle une lecture sociale de la romanisa
tion Ne agit-il pas de deux approches analogues du même processus Car enfin il
est incontestable que comme le remarque Thébert les élites locales renforcent leur
prestige social en empruntant la civilisation dominante il me semble tout aussi

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BATS ET COMBATS

incontestable que les représentants de ladite civilisation dominante devaient également


trouver quelque intérêt ces emprunts et ne devaient pas se priver en contrôler le
rythme Ce phénomène est particulièrement clair pour tout ce qui touche octroi de la
citoyenneté romaine aux individus ou accès des cités aux divers échelons de la hié
rarchie municipale Car il ne saurait là agir emprunts Peut-on dans ces conditions
faire une lecture sociale de la romanisation en refusant de tenir compte de intervention
romaine dans le processus
Par ailleurs il est un autre point qui ne me semble pas suffisamment éclairci par
Thébert dans le cadre de sa lecture sociale quelles peuvent être les bases de cette lecture
sur quelles observations doit-elle appuyer Le problème se pose en effet de savoir
quelle place il faut réserver aux faits culturels dans cette analyse Thébert me reproche
diverses reprises de être contenté une vision culturelle de histoire ou encore avoir
voulu traiter la culture comme élément moteur de histoire Il est vrai que ai consacré
étude de la résistance culturelle près des deux tiers de mon travail mais je me demande
si Thébert ne baptise pas un peu vite vis/on culturelle de histoire ce qui voulait au
contraire être une vision historique de la culture Dans la mesure en effet où nous possé
dons pour Afrique romaine une grande quantité de documents relatifs la vie cul
turelle leur exploitation doit permettre aux chercheurs accéder aux réalités sociales
auxquelles directement ou indirectement ces documents renvoient Les études onomas-
tiques ne fournissent-elles pas par exemple un excellent biais pour déceler la structure
de classe une population ai cherché le montrer sur le cas de Lep tis Magna
pp 509 515 547 De même ai cherché retrouver travers les caractéristiques du
Saturne africain travers les fonctions qui lui étaient dévolues par ses adorateurs
travers les monuments qui lui étaient dédiés les origines sociales de son public Le même
effort mais avec des résultats moins significatifs guidé mon travail tant sur la religion
que sur les langues

en arrive ainsi au terme de ces brèves remarques approuve et je partage certains


des principes émis par Thébert histoire il souhaite faire ne me semble pas au
moins dans ses buts si éloignée de celle que ai moi-même tenté de présenter coup
sur mon travail un caractère préliminaire ou comme le dit Thébert il est
un jalon Mais avoue trouver excessive accusation qui en fait un modèle
histoire inversée
Histoire décolonisée histoire inversée il faut je crois sortir de cette stérile querelle
et considérer plutôt les buts que doit assigner historien de Afrique romaine et les
moyens dont il dispose
Faire une lecture sociale de la romanisation coup sûr Mais cette lecture est
possible que comme point arrivée non comme point de départ une analyse histo
rique Pourquoi dans ces conditions étude de la résistance ne fournirait-elle pas indis
pensable préalable entreprise Remettre les Africains au centre de leur propre histoire
et par là restituer histoire africaine son unité Oui certainement Mais cette unité
ne oublions pas est un problème non un postulat Il faut donc établir abord exis
tence de cette structure unifiée est Afrique romaine alors que dans esquisse pro
posée par Thébert on trop souvent impression de voir se substituer au réel africain
fait de contradictions et obscurités un jeu abstractions adroitement combinées
Il ne agit là que de principes élémentaires sur lesquels un large accord peut se faire
ce prix histoire de Afrique romaine sortira peut-être enfin de ère du soup on
Marcel NABOU
Université de Paris-Vil

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