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Recherches sur l’Algérie

à l’époque ottomane
I.
MONNAIES, PRIX ET REVENUS
1520 - 1830
ISBN:2-912946-31-X
©EdItIoNS BouchENE,Paris,2002.
LEmNouar mErouchE

Recherches sur l’Algérie


à l’époque ottomane
I.
MONNAIES, PRIX ET REVENUS
1520 - 1830

EdItIoNS BouchENE
Introduction

cevolumefaitpartied’unprojetderecherchesurl’histoireéconomique
etsocialedel’algérieàl’époqueottomane.
Partidesgrandesorientationsméthodologiquesd’ErnestLabrousseetde
PierreVilar,jemesuisappuyésurlesapportspionniersdeclaudecahen
etdemaximerodinson 1.mesinvestigationsm’ontamenéàprocéderà
desremaniementsetàdesajustementsenfonctiondessourcesdisponibles
etdelasingularitédusujet.
SousletitregénéraldeRecherches sur l’Algérie à l’époque ottomane,ma
recherchecomportequatrevolumes.chacund’euxestàlafoisautonome
etreliéauxautresparcequ’intégréàunevisiond’ensemble.Lechoixde
fondermaprospectionsurdessourcesdepremièremainm’acontraintà
écarterdemonchampd’étudedessecteursimportantsencoreàdéfricher.
onnes’étonnerapasdoncqu’ilyaitdesdiscontinuités.
LeprésentvolumeapourtitreMonnaies, prix et revenus.L’intitulérenvoie
ensigned’hommageaupremiergrandlivredeLabroussequiabouleversé
lesméthodesd’histoireéconomiqueetsociale,enanalysantladynamique
desstructuresdelasociétéàpartirdel’observationdesmouvementsdes
prixetdesrevenussurunelonguedurée.SelonLabrousse:«Lesfluctuations
économiquesnechangentpasseulementensoilasituationmatérielled’un
grouped’hommesoud’uneclasse.Ellesmodifientlespositionsrespectives
desclasses :ellesréduisentouaggraventlesécartssociaux,ellesapaisent
ouexaspèrentlesantagonismes.detellesconséquencespeuventêtreà
l’originedegrandschangementsinstitutionnels.» 2
Pourpermettreaulecteurdejugersurpièce,chaquechapitreousection
dechapitres’ouvresuruneprésentationdessourcesetdelamanièredont
lesdonnéessontconstruitesàpartirdecessources.

1.cf.surtoutlesdeuxlivresfondamentauxd’E.Labrousse,Esquisse du mouvement des prix


et des revenus en France au XVIIIe siècle,Paris,1933,2vol.etLa Crise de l’économie française à la
fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution,Paris,1944;deP.Vilar,La Catalogne dans
l’Espagne moderne,Paris,1962,3vol.;dumême,Or et monnaie dans l’histoire,Paris,1974etUne
histoire en construction,Paris,1982;decl.cahen,Mouvements populaires et autonomisme urbain
dans l’Asie musulmane du Moyen Age, Paris,1959;Douanes et commerce dans les ports méditerranéens
de l’Egypte médiévale,Paris,1965;L’Islam. Des origines au début de l’empire ottoman,Paris,1970,
etpourladernièreédition,1997.Sesrecueilsd’articlesetsesrubriquesdansl’Encyclopédie de
l’Islam sontaussidesmodèlesdeméthodeetdesûretédel’information.dem.rodinson,
citonspourleurapportméthodologiqueetthéorique,Islam et capitalisme,Paris,1966;Mahomet,
Paris,1968;Marxisme et monde musulman,Paris,1972etsesrecueilsd’articlesplusrécents.
2.ErnestLabrousse,La Crise..., op. cit.,p.185.
8 rEchErchES Sur L’aLgérIE à L’éPoquE ottomaNE

Préalableàl’étudedesprixetdesrevenus,lapartieconsacréeàlamonnaie,
renouvelleentièrementlesujetsanspourtantarriveràdesconclusions
définitives.Laconfrontationdesourcesdirectesetvariéesmetenlumière
ladiversitédestypesdemonnaieetlesmutationsqu’ilsontsubiesaucours
detroissiècles.
àpartirdecesindicationsprécisessurl’évolutionmonétaire,uneétude
desmouvementsdesprixdevenaitpossible.celle-ci,nousditPierreVilar 1,
n’estpasunbutensoi,maisunmoyendepréparerl’étudedesrevenuset
deleurdistribution,etdereconstituerainsilemouvementdesstructures
sociales.
LemodèledeLabrousserecèleenluidesélémentspertinentspournotre
sujet.Ilconvientàl’étuded’uneéconomied’ancientypeàdominante
agricoleetàl’approchedescrisesdesubsistancequirythmaientlaviede
cessociétés.appliquésansmimétisme,ilfaitressortirlesconvergenceset
lesdifférencesdansleséconomiesoùlaproductiondesdenréesalimentaires
étaitl’élémentdominantetoùunepartiesignificativedecetteproduction
faisaitl’objetd’échangesentrevillesetcampagnes,entreproducteursetnon
producteurs,entrerégionsspécialiséesdansdesproduitsdenaturedifférente,
etavecl’extérieur.
Larichevariétédesdonnéessurlesprixs’inscritenfauxcontrelesclichés
de «l’économie fermée» et montre avec pertinence que les «crises de
subsistance»dansl’algériedel’époqueottomanecorrespondentauschéma
classiquesystématiséparLabrousse:manquederécoltesdesgrains,hausse
croissantedesprixdescéréalesdanslesvillesetparfoisfamineaccompagnée
ousuivied’épidémiesmeurtrièresetdemouvementsderévoltesimputant
aupolitiqueetaux«accapareurs»lacausedeschertésetdelafamine.ce
phénomènegénéralquiseproduitdansdesconditionsspécifiques,revêt
desformesparticulièresliéesautypedeconjonctureéconomique,àla
spécificitédesstructuressociales,desreprésentationscollectivesetdu
systèmepolitiquedumoment.
onvoitparlàquel’étuded’unsecteurdonnéestenvisagée,nonpas
danslecadred’unehistoire«exhaustive»oùl’onadditionnearbitrairement
l’économique,lesocialetlepolitique,selonlaconceptiond’une«histoire
àtiroirs»vigoureusementcombattueparLucienFebvre 2.Elleestenvisagée
dansuneoptiqued’histoiretotaleoùlesdomainesétudiéss’articulenten
fonctiond’interconnexionscontinues.
L’analysedesmouvementsdesrevenusneseréduitpasàlaprésentation
statiquedesrichessesetdespauvretés,commeonlefaittropsouvent,mais
s’intéresseàladynamiquedesenrichissementsetdesappauvrissements.
dynamique,mouvements,changements,cesmotsrapportésàlasociété

1.PierreVilar,La Catalogne..., op. cit.,II,p.332.


2.LucienFebvre,Combats pour l’histoire,Paris,1953.
moNNaIES, PrIX Et rEVENuS 9

algériennedel’époqueottomane,peuventsusciterdesréserves,voiredes
objections fondamentales.rappelons à ce sujet cette leçon d’Ernest
Labrousse :«Voulez-vousmaconfession,présentéedéjàpubliquement ?
souligne-t-il.Ehbien,c’estquenousavonsfaitjusqu’icil’histoiredes
mouvementsetquenousn’avonspasfaitassezl’histoiredesrésistances.
L’accélérationdel’histoirenedoitpasnousfairetropsous-estimerla
lenteurdel’histoire.Larésistancedelamentalitéenplaceestundesgrands
facteursdel’histoirelente.Ellebloqueoususpendlesprisesdeconscience.
Elleestlachanceprodiguéedescontre-révolutions». 1
Lespesanteursquiagissaientsurlasociétéalgériennedel’époquenesont
passous-estimées.Bienaucontraire,c’estdansleurcadrecontraignantque
sontexaminéslesmouvementsdesprixetdesrevenusetcequilesaccompagne
commeperturbationsoumutationsdansl’ordresocialetpolitique.
depuisplusd’unsiècle,lesétudes,àquelquesexceptionsprès,quiont
traitédelasociétéalgérienneàl’époqueottomane,l’ontenvisagéedansune
optiqued’immobilisme.Lamonnaieelle-mêmeétaitabordéeselondes
formulesdutype:«àl’époqueottomaneleboujouvalaittantdefrancs».un
mouton,unsacdeblé,etc.,valaienttoujourslemêmeprix.Etainsidesuite.
Pourtant,ilsuffisaitd’unexamenrapidedesdocumentsd’époquepour
voiràquelpointcettevisionmillefoisressasséeétaitsansfondement.La
documentationinvitaitàsaisirlechangement.Ellepermettaitderendre
visibleslessecteursmarchands,urbainsetpolitiquesmaislaissaithélas
despansentiersdelasociétédansl’obscuritéoulesilencedel’histoire.

Problèmes de vocabulaire
d’autresmalentendussurgissentàproposduvocabulaire.Larigueur
exigequelesensdesmotsquiprêtentàcontroversesoitdéfiniaupréalable.
Ilnes’agitpasdedonnerdesdéfinitionsgénéralescoupéesducontextemais
d’indiquerlesensdanslequelletermeconcernéestemployé.
d’abord,pourquoi«l’algérie»etpourquoi«ottomane» ?
L’Algérie :Lepointdedépartdel’algériedestempsmodernes,soncentre,
c’estalger,enarabeal-jazâ’ir (lesîles),appeléeainsienraisondesîlotset
rochersquibordaientleportetquifurentrattachésàlaterrefermepar
Khayral-dînen1529-1530.SelonunetraditiondontontrouvetracechezIbn
Khaldoun,ondésigneuneprovinceouleterritoired’unEtatparlenomde
sacapitale.marocvientdemarrakech,commetunisiedetunisetalgérie
d’alger.IbnKhaldoun 2 cite«bilâd al-jazâ’ir»(lepaysd’alger),c’est-à-dire,
à son époque, la région contrôlée par le pouvoir d’alger ou la zone
géographiqueétroitementliéeàlavilled’alger.aveclerenforcementdu
rôlepolitiqueetéconomiqued’alger,commevillemarchandeetcorsaire

1.ErnestLabrousse,Introduction à L’Histoire sociale, sources et méthodes,Paris,1967,p.5.


2.IbnKhaldoun,Târîkh...,Beyrouth,1961,t.1,p.102.
10 rEchErchES Sur L’aLgérIE à L’éPoquE ottomaNE

à la fois, au cours du XVe siècle et à la veille de l’arrivée des frères
Barberousse,le«paysd’alger»,qued’unseulmotenfrançaisonappellerait
«algérie»,s’étaitsansdoutepluslargementétenducommecirconscription
administrativeautonomemaisdépendantselonlesmomentsdeBougie
oudetlemcen.
Est-ceàdirequelesfrèresBarberoussen’ontpas«créél’algérie»,mais
l’ontseulementélargie?defait,«bilâd al-jazâ’ir»d’IbnKhaldounnerecouvre
paslamêmeréalitéque«bilâd al-jazâ’ir»utiliséauXVIIe siècleouparlasuite.
Lanouvelleentitépolitiqueottomaneconstitueuneruptureaveclepassé
surplusieurspoints.Ils’agitd’abordd'unétatnouveauintégréàungrand
empire,un«étatd’empire» 1,ayantàlafoistouslesattributsd’unEtatau
sensd’alorsmaisquiparailleursconstituaituneprovincelargement
autonomeauseindel’empireottoman.L’évolutiondustatutdelaprovince
versuneindépendancedefaitnechangepaslecaractèrefondamentalement
ottomandel’Etatdontlesdirigeantssedisentofficiellementles«humbles
serviteurs»,les«esclaves»desa«majestéImpériale»,le«Sultansuprême».
«Al-jazâ’ir»,lenomquepritcettenouvelleentitépolitique,recouvrepour
l’essentielcequ’onentendaitauparavantpar«al-maghrib al-’awsat»qui,
selonIbnKhaldoun,vadelamuluyajusqu’àl’estdeBôneoùcommence
«Ifrîqiya».Enquelquesdécenniesensuite,lenouveaupouvoirinstalléà
algerparvientàrassemblersoussonautoritéunterritoiredontlesfrontières
orientalesetoccidentalesn’ontpratiquementpaschangéjusqu’àl’heure
actuelle.Verslesud,lecontrôleduSaharas’exerçaitsoitdirectementpar
l’intermédiairedesgarnisonsétabliesdanslesoasis,soitsouslaforme
d’unedépendancetributaireouéconomiquequiliaitcespopulationsau
pouvoird’alger.
Leterritoireétaitappeléàl’époqueqotr al-jazâ’ir (qotr :territoire,province),
watan al-jazâ’ir (watan :patrie,pays)etal-jazâ’ir toutcourt.d’al-jazâ’ir
dériventdansleslangueseuropéennes,Alger, Argel, Algiers, Algeria,etc.
chezlesauteursanglaisdel’époque,unedistinctionsefitprogressivement
entrealgiersquidésignegénéralementlavilleetparfoislepaysetalgeria
quifinitpardésignerexclusivementlepays.Enfrançais,algerdésignaitla
villeetlepaysappeléaussi«royaumed’alger»ou«républiqued’alger».
«algérien»estattestéparécritenfrançaisdès1613etsesemploissont
constantsdepuiscettedate,constateg.turbet-delofquiajoute:«ainsile
témoignagedelalexicologieestindubitable.auxXVIIe etXVIIIe siècles,
algérienn’étaitpassynonymed’algérois(quin’existaitpas)etserapportait
àl’entitépolitiquequ’étaitlafuturealgérie». 2 uncurieuxdocumentfrançais

1.cf.l’étudelumineusedem.Bloch,L’Empire et l’idée d’empire sous les Hohenstaufen,Paris,


1930.
2.guyturbet-delof,«m.Emerit,citoyenalgérien«honoriscausa»,inMélanges M. Emerit,
rhm,janvier1977,p.244.
moNNaIES, PrIX Et rEVENuS 11

datantde1751parlede«patriotesoualgériensproprementdits»etnote«que
leroydeFranceneseplaintnullementdelanationalgériennemais
seulementdudeycommeinfracteurdestraités» 1.«Patriotesalgériens»,
«nationalgérienne».unminimumd’attentionauxusagesetaucontextede
l’époquemontrequ’onentendpar«patriotes»leshabitants«proprement
dits»dupays.ondiraitaujourd’huiindigènesouautochtones.«Nation
algérienne»renvoieàuneterminologiefrançaiseduXVIIIe siècle,quin’a
pasd’équivalentexactdanslelangageutiliséenalgérieaumêmemoment.
mêmesi,enfait,«nationalgérienne»désignaitseulementl’ensembledes
habitantsdupaysquelerapportfrançaisvoulaitdissocierdesdirigeants
turcs,ilyalàunexempleintéressantd’anachronisme,nonpasparrapport
autemps,maisparrapportàundécalagehistoriqueentreunenotionetce
qu’elledésignedeloindefaçoninadéquate.
Enfrançais«algérien»existaitmaispas«algérie».Enarabeparlé,pour
distinguerentrealgeretalgérie,ondisaitDzâyer pouralgeretal-jazâ’ir pour
algérie.quoiqu’ilensoit,l’équivalentenarabedumotfrançais«algérie»
existaitmais«jazâ’irî»signifiaitavantleXIXe siècle«algérois»etjamais
«algérien».cetteabsencelimitefondamentalementlesens«national»qu’on
peutattribueràdesexpressionscomme«watan al-jazâ’ir»utiliséeen1631
ou«watanunâ»(notrepatrie)qu’onrencontrechezal-Wartilânî(milieudu
XVIIIe siècle)etd’autresauteursdel’époque. 2 mohammedharbinoteàce
sujet :«laconscienceterritoriale,lesentimentd’appartenanceàunmême
paysseretrouventcheznombredelettrésmaisilfautsavoirdistinguerles
idéesdeslettrésdelaréalitéquis’imposeàunpeuple». 3
c’estdansceslimitesqu’onutiliseraicilemot«algérie»,certesinconnu
enfrançaisàl’époqueottomane,maisquiavaitsonéquivalentenarabeet
dansd’autreslangueseuropéennes.
«Ottoman» :Parlerd’algérieottomane,c’estàpremièrevuequalifierun
paysetunesociétéparunaspectpurementpolitiqueetmêmeétroitement
dynastique.Enfait,«ottoman»réfèreàunempiremusulmanquiaenglobé
pendantplusdetroissiècleslapresquetotalitédumondearabe.Lechefde
l’empirequirecouvraitl’essentieldumondemusulmansunnite,eten
particuliersondomainecentralturco-arabe,étaitparédestitreslesplus
majestueux,saufceluidecalife.dansl’espritdesessujetsmusulmans,ilétait
lesultandel’Islam,leconquérantdesterreschrétiennesenEurope,le
combattantdelafoi,enunmotledignesuccesseurdesgrandscalifesde
l’Islam.Ilyavaitun«espritottoman»,une«communautéd’empire»au
sensqueluidonnem.rodinson 4.

1.aN,Paris,aE223mi1,vol.13,f°210.
2.Lemnouarmerouche,«L’émergencedelanotiondepatrieenalgérie»,inTravaux de
l’IAORT,alger,1979,p.1-28.
3.mohammedharbi,1954. La Guerre commence en Algérie,complexe,Bruxelles,1984,p.100.
4.maximerodinson,L’Islam, politique et croyance,Paris,1993,pp.32-33.
12 rEchErchES Sur L’aLgérIE à L’éPoquE ottomaNE

Lesmanifestationsdecet«ottomanisme»sontnetteschezdesauteurs
arabesaussidiversquel’algérienBûrâsduXVIIIe siècle,letunisienIbn
abîdhyâfduXIXe siècleetmêmeunnationalisteégyptienduXXe siècle,
mohammed Farîd, dont L’histoire de l’Etat sublime est un monument
hagiographiqueàlagloiredessultansottomans.Ilestsignificatifqu’en
pleinXXe siècle,lagrandeuniversitéislamiqued’al-azharconfectionnait
desmodèlesdeprônesduvendrediaunomdu«califedel’Islam»,ledernier
sultanottomancabdal-majîd.danslesdouarsreculésdelarégiondeSétif,
enalgérie,desimamslocauxcontinuaientàlesutiliserjusqu’aumilieudu
sièclecommejel’aiconstatépersonnellement.L’ottomanismedenationalistes
contemporainscommem.Farîd,fondateuretdirigeantdupartinational
égyptien,etahmedtewfiqal-madanî,grandidéologuedunationalisme
algérien,illustres’ilenétaitbesoinlesmultiplesfacettesdetoutsentiment
d’appartenance.onserévoltaitcontreles«turcs»,maisonpriaitpourle
«sultandel’Islam».c’estenréférenceàl’espritdel’époquequ’unhistorien
égyptienmoderne,laïcetprogressiste,monmaîtreetami,leregretté
mohammedanîs,adonnéàl’undeseslivresd’histoireletitreenarabede
Misr al-cuthmânîya (L’Egypteottomane).aumaghrebetenparticulieren
algérie, on préfère utiliser «à l’époque ottomane» pour relativiser
l’appartenanceàl’empire.Pourtant,unecommunautéd’empireexistait
chezlessujetsmusulmansou,toutaumoins,danslesmilieuxdel’élite
qu’exprimentlesdifférentsauteurs.Ladiversitédesétats,provinceset
régionsquiformentl’empire,etlavariétédessentimentsd’appartenance,
ethniques,confessionnels,tribaux,régionaux,etautres,coloraitlesmotifs
d’untableauimmensemaisquin’enconstituaitpasmoinsunensemble
structuré.«algérieottomane»serautiliséequelquesfoisdanscevolume,
commeempruntethommageàl’historienégyptiendisparu,etpourse
démarquerdel’espritquiprésideàlacensureimplicitequifrappecette
expressionenalgérieetdanslemaghreb.
«République» :Pourparlerdupouvoiràalgeràl’époqueottomane,les
documentsfrançaisdel’époqueutilisaientla«républiqued’alger»,le
«royaumed’alger»oula«régenced’alger».«républiqued’alger»asuscité
l’enthousiasmedecertainspublicistesalgériensquiyonttrouvélapreuve
del’existencedela«nationalgérienne»confondueavecl’existenced’unétat.
Ilss’exaltaientàdécouvrirquela«républiquealgérienne»avaitdevancéla
républiquefrançaiseetlesautresrépubliquesmodernes.Ilsignoraientque
danslesécritsfrançaisdesXVIIe etXVIIIe siècles,«république»signifiait
seulement,commeroyaumed’ailleurs,état,gouvernement,oupays.on
utilisait aussi plus spécialement «république» pour désigner un
gouvernementnonmonarchique,ungouvernementdeplusieurspersonnes,
cequiétaitlecasdupouvoird’alger.
Est-ilbesoinderappeler,contrecetteillusionsémantique,quelepouvoir
enquestionnes’estjamaisappelé«république».Iln’existaitpasdemot
moNNaIES, PrIX Et rEVENuS 13

équivalentenarabe.Lemotarabe«jumhurîya»aétéforgéauXIXe sièclepour
rendrelanotionderépublique.
restelemot«régence».Ilcorrespondàlasituationmaisilaétépresque
toujours rattaché à «barbaresque» qui a une connotation péjorative.
«régence»ouEtatdanslesens«d’Etatd’empire»sontinterchangeableset
serontutilisésicidansleslimitesindiquéesplushaut.
Lesensdestermessocio-économiquess’inscritdanslecontextedeleur
utilisation.danslamesuredupossible,onaévitél’emploidemotsempruntés
àdescontextestropdifférentsoudontonfaitaujourd’huiunusagede
caractèrepolémique.ainsi,«renégat»désignaittoutchrétienconvertià
l’Islam.onutilisera«converti»,motplusneutre.Lemot«caste»supposeune
certaine fermeture du groupe concerné, ce qui est contredit par les
développementsquivontsuivre.«classesociale»,comme«nation»,renvoie
àdesconceptsmodernesquiimpliquentuntyped’organisationcohérente
etdeconsciencecollectivequ’onnerencontrepasdanslasociétéalgérienne
del’époque.Sionévoquequelquefoislemot«bourgeoisie»,c’estpour
rendreunclimatculturel,unmodedevied’ungroupedecitadinsaiséset
particulièrementsensiblesàtoutcequitoucheàleurstatutetnondansle
sensmodernedeceterme.Sonemploidansuneacceptionsocio-économique 1
permetdespécifiercegroupedel’ensemblequelesauteursetlesdocuments
del’époquedésignaientparlesmots«élite»,«notables»,etc.

L’histoire : difficultés d’une reconstitution


avecladominationcoloniale,l’histoireestdevenueunchampdebataille
entrecolonisateursetcolonisés.Larechercheenpâtitjusqu’ànosjours.
En1928,1930et1931,paraissaientsuccessivement,enarabe,lepremier
volumedeHistoire de l’Algérie dans les temps anciens et modernes dembarek
al-mîlî,le Livre de l’Algérie det.al-madanietlesecondvolumed’histoire
d’al-mîlî.c’estlepointdedépartd’unehistoriographienationaliste.
Naissancemodesteauxmoyenstrèslimités.Voixassourdiequicheminait
presquesouterrainementdansunelangueréduiteàlamarginalité.Surle
moment,ceteffortparaissaitminusculefaceàlaformidablemobilisation
intellectuelledesgrandesnotoriétésdumoment(académiciens,professeurs
aucollègedeFrance,écrivainsderéputationmondiale,etc.)appelésà
contribueraugrandmonumentencyclopédiquequicélébraitle«centenaire
del’algérie»(1830-1930).
grandeurethumiliation.Néedansceclimat,l’histoirenationalealgérienne
estconstruitesurlemoderéactif.Faceàlavisioncolonialequipercevait
l’algériecommeune«poussièredetribus»,nosauteursfontremonterles
racinesnationalesdupeuplealgérienàl’époquecarthaginoise,soulignant
aupassagelaparentélinguistiquedesarabesetdesPhéniciens.un«âge

1.cf.claudecahen, L’Islam. Des origines au début de l’empire ottoman,Paris,1997,pp.190-191.


14 rEchErchES Sur L’aLgérIE à L’éPoquE ottomaNE

d’or»répondaux«sièclesobscurs».Les«exploitshéroïquesdescombattants
maritimesdelafoi»fontéchoau«niddepirates».histoireréactivemais
surtoutconstructiond’unemémoirenationaleautourdes«grandesgloires
dupassé»surlemodedel’épopéeetduculteduhéros.En1934,paraissait
enarabeGhazawât cArrûj wa Khayr al-dîn.ainsiles«frèresBarberousse»,
fondateursdel’Etatottomand’algereurentlaprimautéchronologique
danslasériedeshérosretrouvés.Ilsfurentsuivisdehannibal,Jugurtha,
etabdel-Kader.L’originedes«héros»misenœuvreoumisenscènemontre
quecesconstructeursdemémoiren’avaientpasdesectarismeethnique
oureligieux.
cettelittératurehistorisantevisaità«décoloniserl’histoire»comme
l’indiqueletitred’unlivredemohammed-chérifSahliparuen1965.Elle
aimprégnéunegrandepartiedelaproductionhistoriquealgérienneaprès
l’indépendance.Encouragéeetlargementencadréeparlesinstitutions
officielles,cettehistoirecommémorativen’hésitaitpasàaffirmerqu’elle
«étaitinspiréeparladirectionrévolutionnairedupays».onpourraitciter
plusieurstextesdelamêmeveine,maiscelan’auraitd’intérêtqu’anecdo-
tique.cetypedeprofessiondefoireflétaitd’ailleursleclimatgénérald’une
culturepolitiqueoùl’impératifd’uniténationaleoud’espritdepartilaissait
peudeplaceàlapenséecritique.Lepasséétaitutilisépourfairevaloirle
présent.Lescasd’identificationrétrospectivesituaientclairementleurs
auteurs.ceuxquisereconnaissaientdansla«république»desjanissaires
observaientl’histoiredupointdevuedela«républiquealgérienne»des
militairesd’aujourd’hui,incapablesqu’ilsétaientdecomprendrequela
rupturefondamentalequeconstituelarépubliquesetrouvedanslavolonté
souverainedupeuple,expriméeparlesuffrageuniversellibreettransparent.
au-delàducontextequifaisaitdespremiershistoriensanticolonialistes
despionniers,ilfautreleverl’étroitessed’espritetl’autoritarismerégressif
deleursépigonesd’aujourd’huietl’ouvertured’esprit,lamodestieet
l’honnêtetédespremiers.cetteappréciationviseàanalyserlesconditions
globalesd’unehistoirequin’arrivepasàs’émanciperdescontraintesextra-
scientifiquesetnonpasàjugerdespersonnes.
onnes’attarderapassurlalégitimitédesmobilespatriotiquesbien
connusdeceuxquiontinitiécecombatpourdonnerfiertéetespoiràune
populationécraséeetméprisée,combatquiparsurcroît,comportaitrisques
etprivations.onpeutaussiadmettrequecertainescritiquesdecette
historiographienationalistepartentdeprésupposésidéologiques.onne
discuterapasnonpluslebien-fondédesinterprétationsanthropologiques
quiprésententdesmythescommedesélémentsconstitutifsdel’identité.
observonsseulementqueles«mythes»modernesdecaractèrepolitico-
idéologique,sontfondamentalementdifférentsdesmythesàlabasede
certainescroyancesreligieuses,combienmêmeinvoqueraient-ilsunehistoire
ancienne.
moNNaIES, PrIX Et rEVENuS 15

Les«hérosmythiques»modernesnegardentpasuneplacedéfinitivedans
lespanthéonsnationaux.Forgéspourdesluttescirconstancielles,ilssubissent
commeelles,lesvicissitudesdel’histoire.Ilssontl’expressiond’enjeux
immédiatsmettantauxprisesdestendancesparmid’autres.ainsis’explique
laviolenceinouïecontretouterecherchedestinéeàdonnerunéclairage
historiquesérieuxetdémystificateur.L’évolutionrécentedel’algérietémoigne
d’unemanièreéloquentedel’usuredecesmythes.Ilyaunedizained’années,
contesterlechiffremythiquedumilliondemortspourl’indépendance
constituaitunetransgressioninadmissible.L’approchecritiquedesappareils
duFLNoudumessalismecontrevenaitàdestabousquivaudraientàdes
historienscommem.harbiinsultesetdénigrement.aujourd’hui,ledébat
estdevenupossiblemêmes’ilrestepassionnel.Iln’yapasdevictoirefacile
danscesdomaines.maiscesontdesbrèchesouvertesdansl’enceintede
cette«prisondelonguedurée»pourreprendreuneexpressiondeF.Braudel
surlepoidsdesstructuresmentales.commelesoulignem.harbi :«La
difficultédelaconnaissancehistoriquevientdeceque,pourl’algérie,le
rapportàsonhistoireancienneoumoderneestfortementmarquéparla
mythologieislamiqueetleromantismepolitique...Fortementimprégnée
parl’hagiographieetl’apologétiquereligieuse,elleatendanceàignorerle
problèmedelatemporalité.cetraitestcommunàl’ensembledumonde
arabe». 1 ceconstatvautpourlapresquetotalitédumondemusulmanqui
enestencoreàl’interprétationlittéraleetdogmatiquedestextesreligieuxde
base.destabousabsolusrègnentdanscedomaineetinterdisenttoute
recherchehistoriquedignedecenom.deshistoriensetdespenseursarabes
ontpayédeleurvieleuraudacepouravoiressayéd’éclairerlecontexte
historiquedelanaissancedel’Islamoudeprésenteruneinterprétationdes
textesreligieux,indépendammentdel’orthodoxieétablie.
onpeutcontinueràincriminercommefacteurdecesblocageslesméfaits
indéniables du colonialisme et son immense responsabilité dans la
dépossessionculturelledelasociétéalgérienne.danslemêmeordred’idées,
l’analysecritiquedesouvragesd’auteursoccidentauxreprésentantsdel’ère
impérialeestindispensabledansleclimatintellectuelactuelderestauration
conservatrice. «L’impérialisme universel, dit P.Bourdieu, n’est qu’un
nationalismequiinvoquel’universelpours’imposer» 2.maisellenedispensera
pasd’unregardcritiquesurlessociétésanciennementcoloniséesetsurles
préjugésetlesaprioriquimarquentleurproductionintellectuelled’hieret
d’aujourd’hui.onsaitquedanslemondearabe,lesécritsquicritiquentles
principauxreprésentantsdecetteculturededominationimpériale,d’un
pointdevuerigoureusementuniversaliste,commelefaitEdwardSaïd 3,

1.mohammedharbi,L’Algérie et son destin,Paris,1992,p.20.


2.PierreBourdieu,Contre-feux,Paris,1998,p.25.
3.EdwardSaïd,L’Orientalisme,Paris,1978;Des intellectuels et du pouvoir, Paris,1996;Culture
et impérialisme,Paris,2000.
16 rEchErchES Sur L’aLgérIE à L’éPoquE ottomaNE

sontuneinfimeminorité.L’essentieldelalittératurededénonciation
stigmatiseglobalementl’occidentets’attaquesurtoutauxreprésentantsdes
Lumièresetàl’intelligentsiaprogressiste.ceculturalismeetcettexénophobie
empêchenttoutregardsurlesconditionsdenotreservituded’hieret
d’aujourd’hui.Ilsalimententl’enfermementetl’hostilitéàl’apprentissage
destechniquesderecherchescientifique,sousprétextequelesnouveaux
concepts,lesnouvellesméthodesetlesnouveauxchantiersdel’histoireet
des sciences sociales seraient des vecteurs de «l’invasion culturelle
occidentale».Si cette terrible vague d'obscurantisme, nourrie de
ressentimentsanciensetdecolèresocialenouvelle,doitrefluer,c’estgrâce
aucombatdetousceuxquiontcontinuéàenseignerque«lascienceest
lumière»,commeditunvieiladagearabe.
c’estàeuxetàceuxquiontsacrifiéleurvieencroisantleferavecles
obscurantistesquejedédiecetouvrage.
moNNaIES, PrIX Et rEVENuS 17

Piècesdemonnaiesdel’époqueottomane.Enhaut,unsultânî frappépendantlerègnede
Solimanlemagnifique.Suiten-dessous,unziyânî datéde995h.(déc.1586-nov.1587)qui
perpétuelesformesayantprécédélesottomans.danslesautrespièces,lestyleottoman,
notamment,latughra estdominant.(PhotosBNParis).
18 rEchErchES Sur L’aLgérIE à L’éPoquE ottomaNE

Transcription des mots arabes


Pours’adresseràunpublicnonspécialisé,unetranscriptionsimplifiéedesmots
arabess’impose.Iln’existemalheureusementpasdesystèmeunifiédanscedomaine.
Nousavonspuiséchezm.rodinsonetJ.Berquedesélémentsquicorrespondent
ànotrecontexte.
Lesmotspassésdansl’usagefrançaissontrendusparlagraphielapluscourante
adoptéeparlesgrandsdictionnaires,maisparfoisdiversesconsidérationspoussent
àmaintenirlatranslitération.danscecas,lesmotssontdonnésenitaliqueetne
portentpaslamarquedupluriel.
toutencherchantàlimiterlesgraphiescontradictoires,onapréférérendre
certainsmotscourantsenalgérieselonlaprononciationlocale,oudanslesformes
usuellescommeberrani,boujou,douro,khodja,oudjaq,ryâl,sâc,etc.Lesnoms
d’auteursarabescontemporainssontdonnésdanslagraphielatinequ’ilsonteux-
mêmesadoptée.Pourlesnomsdepersonnagesconnus(husseindey,mustapha
Pacha,mouradraïs,etc.,nousavonssuivilatranscriptionfrançaisecourante(cela
faciliteleuridentification,maisintroduitunecertaineincohérencequi,espérons-le,
nerebuterapaslesspécialistes).

‘(hamza):«occlusiveglottale»,onnelanoterapasaudébutdumot.
c
(cayn):«fricativelaryngale».
ç(sâd):semphatique.
d(dâd):demphatique
dh(dhâl):seprononcecommelethanglaisdansthis.
gh(ghayn):seprononcecommelerparisiengrasseyé.
h(hâ):haspirécommedansallah.
h(hâ):hfortcommedansmahmoud.
kh(khâ):commelajotaespagnole.
q(qâf):sortedekfort.
sh(shîn):chfrançaiscommedanschat.
t(tâ):temphatique.
th(thâ):seprononcecommelethanglaisdansthing.
u:rendlavoyelleosouventprononcéeou
w(wâw):seprononcecommelewanglaisdanswatt.
z(zâ):zemphatiquesouventprononcécommeundhemphatique.
â,û,î:voyelleslongues.
moNNaIES, PrIX Et rEVENuS 19

ABRÉVIATIONS

Abréviations pour la désignation des dépôts


aN,a.:archivesNationales,alger.
aN,P.:archivesNationales,Paris.
aoma:archivesd’outre-mer,aix-en-Provence.
aE,P.:affairesétrangères,Paris.
BN,a.:BibliothèqueNationale,alger.
BN,P.:BibliothèqueNationale,Paris.
g.g.a.:ex-gouvernementgénéraldel’algérie.
Sim.:Simancas.

Sigles des revues citées


a.a.:Annuaire de l’Algérie.
ahES:Annales d’Histoire Economique et Sociale.
ahroS:Arab Historical Review for Ottoman Studies.
amS:American Numismatic Society. Museum Notes.
BSgo:Bulletin de la Société de Géographie d’Oran.
cm:Cahiers de la Méditerranée.
ct:Cahiers de Tunisie.
Ja:Journal Asiatique.
ra:Revue Africaine.
rh:Revue Historique.
rhES:Revue d’Histoire Economique et Sociale.
rhm:Revue d’Histoire Maghrébine.
rmm:Revue du Monde Musulman.
roac:Revue de l’Orient, de l’Algérie et des Colonies.
romm:Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée.
rt:Revue Tunisienne.

Principales abréviations utilisées dans le texte


a. c
alî
a.a. cabdallah
a.K. cabdal-Krîm
a.q. cabdal-qâdir
a.r. cabdal-rahmân
B. Boujou
b. ben
d. dobla
d. denier
gr. grain
h. hadj
m. mahbûb
P. Pataque
P.S. Piastresévillane
S. Sultânî
s. sou
v.i. valeurintrinsèque
I.
MouveMents de la MonnaIe

L’étude des mouvements des prix et des revenus dans l’Algérie ottomane
implique de connaître au préalable les instruments qui les mesurent.
Sur les poids et les mesures 1, en raison de leur grande stabilité, quelques
indications peuvent être suffisantes. Il n’en est pas de même pour la monnaie
qui, en trois siècles de présence ottomane en Algérie, a connu des
changements non seulement de poids, de titre, de valeur, mais aussi de
dénomination.
Une étude attentive de l’évolution de la monnaie s’impose d’autant plus
qu’il n’existe sur le sujet que des indications qui concernent généralement
les dernières années qui ont précédé l’occupation française et qui ont été
prises imprudemment par certains auteurs d’hier et d’aujourd’hui, comme
valables pour toute la période ottomane.

sources d’approvIsIonneMent MonétaIre : l’or du soudan

Il n’est peut-être pas superflu de rappeler ici que les pays du Maghreb
connaissent l’usage de la monnaie métallique depuis l’Antiquité
carthaginoise. Cet usage ne cessa jamais au Moyen Age. Bien au contraire,
il connut une grande extension à partir du IXe siècle, avec l’afflux massif de
l’or soudanais auquel certains historiens modernes attribuent une importance
essentielle dans la prospérité et le développement urbain du Maghreb
médiéval 2. Explication dont les implications théoriques ne seront pas
discutées ici 3. On notera seulement que M. Lombard qui a beaucoup
contribué à développer cette thèse a en même temps insisté sur le facteur
démographique dans la croissance urbaine du Maghreb.
Il est impossible d’évaluer, même approximativement, les quantités d’or
arrivant du Soudan dans les villes du Maghreb en général, et du Maghreb

1. V. Annexe I.
2. Cf. F. Gautier, L’or du Soudan dans l’histoire, A.H.E.S., mars 1935, p. 114 sq. F. Braudel,
Monnaies et civilisations: De l’or du Soudan à l’argent d’Amérique, A.E.S.C., janv. 1946, p. 9 sq.
M. Lombard, Les bases monétaires d’une suprématie économique: l’or musulman du VIIe au XIe
siècle, A.E.S.C., avr. 1947, pp. 143-160. M. Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, Paris,
Flammarion, 1971, pp. 125-136. Y. Lacoste, A. Nouschi, A. Prenant, L’Algérie, passé et présent,
Paris, Ed. Sociales, 1960, pp. 105-108. Y. Lacoste, Ibn Khaldoun: naissance de l’histoire, passé du
Tiers-Monde, Paris, Maspéro, 1966, pp. 109-122.
3. Pour les problèmes théoriques que pose l’histoire de la monnaie, cf. P. Vilar, Or et monnaie
dans l’histoire, Paris, Flammarion, 1974.
22 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

central en particulier. Mais quelques indications pourront en montrer


l’importance.
Le voyageur arabe Ibn Hawqal 1 qui vécut au Xe siècle, parle des grands
profits réalisés par les marchands de Sijilmâsa et cite notamment une
reconnaissance de dette entre marchands s’élevant à 42 000 dinars. Il estime
les revenus publics de cette ville, provenant principalement des taxes sur
les caravanes du Soudan, à 400 000 dinars.
Al-Bikrî décrit, en 1068, la richesse du Ghana en or en ces termes : «tous
les morceaux d’or natif trouvés dans les mines de l’empire appartiennent
au souverain, mais il abandonne au public la poudre d’or que tout le monde
connaît ; sans cette précaution, l’or deviendrait si abondant qu’il n’aurait plus
de valeur». 2
C’est par le commerce saharien et soudanais qu’il explique la richesse de
tlemcen «capitale du Maghreb central... siège de l’empire zénatien, rendez-
vous des tribus berbères, tlemcen est aussi un point de réunion de tous les
pays». 3
Pour les XIIe et XIIIe siècles, F. Braudel souligne la concordance des sources
de l’époque quant à la richesse du Maghreb «en métaux précieux, en beaux
dinars d’or exportés dans le monde entier» 4. Cette richesse semble avoir
profité essentiellement aux villes se situant sur l’itinéraire central débouchant
à tlemcen, Bougie, Constantine et tunis, et passant par Ouargla. Cette
ville, selon le géographe arabe du XIIe siècle al-Idrîsî, «est habitée par des
familles opulentes et des négociants fort riches qui, pour faire le commerce,
parcourent le pays des nègres et pénètrent jusqu’à Ghana et à Wangara, d’où
ils tirent l’or qui est ensuite frappé à Ouargla et au coin de cette ville» 5.
Au XIVe siècle, le Maghreb semble traverser une grave crise dont l’aspect
le plus visible, à partir de 1348, est la chute démographique brutale liée à
la Peste Noire qui a tant frappé les esprits: Ibn Battûta l’appelle l’épidémie
universelle et Ibn Khaldoun la qualifie d’épidémie majeure.
Dans une polémique vigoureuse contre la thèse qui fait remonter la
décadence du Maghreb aux invasions hilaliennes, Y. Lacoste 6 explique ce
déclin par le ralentissement du trafic de l’or détourné vers l’égypte au XIVe
siècle et plus décisivement vers l’Atlantique et l’Europe à partir de la
deuxième moitié du XVe siècle.
Pour le moment, nous laissons de côté la discussion sur la périodicité, les
caractéristiques et les raisons fondamentales des crises maghrébines aux

1. Ibn Hawqal, Çûrat al-ard, Beyrouth, Maktabat al-hayât, 1979, pp. 96-98.
2. El-Bekri, Description de l’Afrique septentrionale, trad. M.G. de Slane, Paris, Maisonneuve,
1965, p. 331.
3. Id. p.156.
4. F. Braudel, «De l’or du Soudan», op. cit., p. 11.
5. El Idrisi, Description de l’Afrique et de l’Espagne, trad. de Goeje, Leyde, 1866, p. 141.
6. Y. Lacoste, Ibn Khaldoun, op. cit., pp. 87-122.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 23

débuts des temps modernes. Notons seulement qu’il est difficile de mesurer
le degré de ralentissement des arrivées d’or soudanais au Maghreb.
La relation que fait Ibn Battûta de son voyage au Soudan en 1352, montre
que le trafic de l’or entre le Maghreb et le Soudan garde une certaine
importance malgré les catastrophes démographiques et les troubles
politiques que connaissent les pays du Maghreb au milieu du XIVe siècle.
Le célèbre voyageur suit l’itinéraire occidental classique. Il passe dix jours
à taghâza, où l’on extrait le sel saharien qu’on échange contre l’or. Il dit de
taghâza : «malgré son insignifiance, taghâza est un bourg où on traite de
quintaux et de quintaux d’or tiberi»1.

Hausse de la valeur de l’or


De son côté, R. Brunschvig 2 constate dans la première moitié du XVe
siècle, une grave crise monétaire dans le royaume hafside et la rapproche
de la crise des changes en Europe et du besoin d’or qui a incité Génois et
Vénitiens à rechercher les voies menant au Soudan. Il signale que la hausse
rapide de la monnaie d’or par rapport à l’argent a été «parfaitement
enregistrée pour Constantine et pour Bougie, dans deux consultations
rabbiniques qui ne sauraient être postérieures à 1444».3
Cependant les indications qu’il donne par la suite 4 montrent bien que cette
hausse est due à la dégradation en titre et en poids des pièces d’argent. Il
ajoute : «Somme toute, du XIIIe au XVe siècle, la monnaie d’or officielle de
la Berbérie orientale a assez peu varié. La monnaie d’argent, à deux reprises
trop affaiblie a dû être chaque fois réformée» 5. Dans cet article remarquable,
l’auteur semble parfois hésiter sur l’interprétation des taux de change entre
les monnaies d’or et d’argent hafsides. Il présente néanmoins une
périodisation précise et des conclusions qui méritent discussion. «On peut
admettre cependant, dit-il, un mouvement général de hausse de la valeur
du métal-or depuis la fin du XIIe siècle et il serait difficile de nier un pareil
mouvement pour la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe. Après 1280, la
baisse de l’argent par rapport à l’or s’accentue sans qu’il paraisse loisible
de l’expliquer par une modification suffisante de l’alliage ou du poids»6.
Cette périodisation du mouvement de la valeur de l’or, serait d’une grande
importance pour l’histoire économique du Maghreb si elle était fondée sur
une documentation suffisante. Ce n’est malheureusement pas le cas. Pour
le moment, elle ne peut être, au plus, qu’une hypothèse dont l’intérêt est de

1. Ibn Battûta, Voyages, texte arabe et traduction,t. I., Paris, Anthropos, 1979, p. 378 (passage
retraduit par nous).
2. R.Brunschvig, «Esquisse d’histoire monétaire almohadohafside», in Etudes d’Islamologie,
t.I, Paris, Maisonneuve, 1976, p. 93.
3. Id. pp. 93-94.
4. Id. pp. 94-96.
5. Id. pp. 96.
6. Id. p. 82.
24 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

contribuer à démolir l’idée aussi fausse que largement répandue, selon


laquelle dans la civilisation islamique, le rapport de l’or et de l’argent était
fixé indéfiniment à un pour dix. Rappelons à cet égard la courbe de variation
du rapport or-argent établie par Bolin et citée par C. Cippola 1 : de 1/10 vers
650 à 1/15 vers 800 et 1/17,3 vers 850 puis 1/15 début Xe siècle, 1/10 au milieu
du Xe siècle. Cette courbe n’a certainement rien de définitif, mais elle contribue
à ébranler des conceptions fixistes qui ont la vie dure.
Ajoutons qu’une hausse de l’or peut avoir pour origine un développement
de la vie économique marchande créant de plus amples besoins monétaires,
comme ce fut le cas dans l’Europe occidentale de la Renaissance. Ce n’était
certainement pas le cas du Maghreb à l’aube des temps modernes. Un
parallélisme, même dûment constaté, entre les deux zones, dans certains
aspects des mouvements conjoncturels, devrait être interprété avec beaucoup
de prudence en raison des différences économiques fondamentales qui
vont en s’accentuant à partir de cette époque.

antécédents et possibilités monétaires


Nous reviendrons sur ce problème plus loin. Il s’agit ici d’un simple
rappel des antécédents historiques et des possibilités monétaires que trouve,
à sa fondation, et que développe ensuite, l’état ottoman d’Alger. On peut
les résumer dans les points suivants :
1. Pendant des siècles, et surtout du IXe au XVe siècle, les pays du Maghreb
se sont approvisionnés en or soudanais. Une partie de cet or était réexportée
en Europe ou au Levant. Une autre partie restait au Maghreb dans des
proportions différentes selon les époques. Les descriptions des géographes,
voyageurs et chroniqueurs montrent suffisamment la couverture monétaire
très large des différentes régions du Maghreb, qui connaissaient une
économie marchande et monétaire beaucoup plus développée que celle de
l’Europe du Moyen Âge.
Les dinars, monnaie d’or généralement de bon aloi et de poids relativement
stable, servaient aux transactions importantes et au grand commerce. Ce sont
les dirhams, pièces d’argent au titre et au poids variables, pouvant à certains
moments contenir plus de cuivre que d’argent, et surtout les monnaies
locales de valeur souvent très modeste, qui étaient utilisées dans la vie
quotidienne.
Au Moyen Âge, l’argent et le cuivre provenaient d’abord, principalement,
des mines du Maghreb et de l’Espagne musulmane, puis, de plus en plus,
des échanges avec l’Europe. à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle,
c’est l’argent espagnol d’Amérique qui dominera l’économie monétaire de
l’Algérie ottomane.

1. C. Cipolla, «Sans Mahomet, Charlemagne est inconcevable», A.E.S.C., janvier 1962, pp.
133-135.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 25

2. Les témoignages sur les quantités d’or soudanais parvenues au Maghreb


ne sont pas à prendre à la lettre, mais elles indiquent dans une certaine
mesure, un ordre de grandeur. 400 000 dinars de revenus publics à Sijilmâsa,
cela fait entre 1 500 et 1 800 kg d’or. Si l’on considère, comme c’est
généralement le cas au Maghreb, que les taxes à l’importation représentent
le dixième de la valeur des marchandises, l’or importé à Sijilmâsa serait de
l’ordre de 15 à 18 tonnes, chiffre considérable mais invérifiable. Pour le
XVIe siècle, les lettres qu’un marchand anglais envoyait de Fez en 1594,
chiffraient l’arrivée dans cette ville de l’or de tombouctou à 60 quintaux et
à une quantité plus grande la rente en or envoyée de Gao1. Des calculs plus
sûrs établis à partir de sources officielles, nous donnent les entrées d’or
africain au Portugal entre 1500 et 1520, période de prospérité des échanges:
autour de 700 kg annuellement 2.
J. Heers 3 a relevé les chiffres officiels d’arrivée d’or maghrébin à Gênes.
Dans la deuxième moitié du XIVe siècle, cela faisait annuellement environ
200 kg. J. Heers estime que l’Afrique produisait au XVe siècle autour de 9000
kg d’or dont 5 à 6 000 étaient exportés 4. Pour sa part, V. Godinho 5 évalue
cette exportation pour la même époque à 4000 kg.
3. L’or soudanais n’était pas directement extrait par les Maghrébins.
Parfois objet de pillage ou de tribut, il était surtout échangé contre différentes
marchandises apportées par les caravanes du Nord. L’une de ces
marchandises avait une importance particulière. C’est le sel inexistant dans
toute l’Afrique soudanaise et dont les caravanes maghrébines monopolisaient
le trafic à partir des mines salines du Sahara. D’autres marchandises envoyées
au Soudan ne faisaient que transiter par le Maghreb qui, par ailleurs, ne
gardait qu’une partie, difficile à mesurer, de l’or et des autres produits
soudanais.
Le niveau de développement de l’économie maghrébine et du commerce
intérieur n’avait pas besoin de tonnes d’or en monnaie. Un exemple suffit
pour fixer les idées : en 1529 le roi de tlemcen vendait du blé aux Espagnols
à raison d’1/2 ducat la fanègue, ce qui faisait moins d’un dinar l’hectolitre
de blé 6. En supposant au dinar 3,5 g. d’or fin : 3,5 tonnes d’or suffisaient pour
acheter un million d’hectolitres de blé, soit l’équivalent de tout le commerce
méditerranéen en céréales en année moyenne au XVIe siècle 7.

1. E.W. Bowill, The Golden Trade of the Moors, London, Oxf. Univ. Pr., 1958, pp. 180-181.
2. P. Vilar, Or..., op. cit., p. 67.
3. J. Heers, Gênes auXVe siècle, Paris, Flammarion, 1971, p. 77.
4. Id. p. 69.
5. V.M. Godinho, L’économie de l’Empire portugais aux XVe et XVIe siècles, Paris, S.E.V.P.E.N,
1969, p. 39.
6. C. de La Véronne, Relations entre Oran et Tlemcen dans la première moitié du XVIe siècle, thèse
Lettres, Paris IV, 1981, pp. 37-38.
7. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et Capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, t. I, Paris, 1979,
pp. 102-103.
26 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

Sans prendre à la lettre les prix donnés par les voyageurs et géographes,
il semble bien que l’intensification des échanges avait tendance, à long
terme, à amoindrir de façon significative le décalage considérable qui
existait au départ, entre les termes de l’échange. L’échange inégal semble
caractériser les premiers rapports entre l’Afrique soudanaise et l’Afrique du
Nord. Au XIe siècle, nous dit al-Bikrî 1 «le sel se vend au poids de l’or». Au
XIVe siècle Ibn Battûta rapporte de son voyage 2 qu’une charge de chameau
(de sel) se vend à Ioualaten 8 à 10 mithqâl et que dans la ville de Mâlî, elle
vaut 20 à 30 mithqâl et parfois 40 (le mithqâl contient 4,40 g. d’or fin et la charge
de chameau est d’environ 150 kg).
tendance générale d’un mouvement qui ne manque pas de zigzags. J. Léon
l’Africain 3 affirme qu’à son passage à tombouctou, une charge de sel valait
80 ducats. Au tournant du XVe-XVIe siècle, le sel serait-il plus cher au
Soudan qu’au milieu du XIVe siècle ? On sait, et cela a été relevé par différents
auteurs, que les précieux témoignages de l’Africain, renferment, hélas,
beaucoup d’invraisemblances et de contradictions. Dans tous les cas, on est
loin de l’équivalence sel-or du XIe siècle, dans la mesure où l’affirmation d’al-
Bikrî serait exacte.
Il faut rappeler que le sel était extrait en plein Sahara dans une région
éloignée de tombouctou d’environ 800 km, soit autour de vingt jours de
marche dans le désert. Aux difficultés d’extraction et de transport,
s’ajoutaient, à certaines périodes, de graves problèmes d’insécurité. Mais
l’enjeu était considérable pour les deux partenaires.
4. à l’arrivée des Ottomans, et tout au long du XVIe siècle, le Maghreb
semble disposer encore de quantités d’or dont les indications suivantes
montrent l’importance :
a. Après la prise des ports marocains Safi et Azemour, les Portugais
retirent du premier, rien que pour les caisses royales, 41 500 doblas par an
pendant neuf ans (1491-1500) et du second 6 200 doblas annuellement
pendant quinze ans (1486-1500). Cela fait, à 4,4 g. par dobla, autour de 2 000
kg d’or retirés de ces ports 4.
b. En 1543 le roi de tlemcen offre aux Espagnols 400 000 ducats s’ils
renoncent à marcher sur cette ville 5.
c. Selon Haëdo 6, le «Roi d’Alger» Salah Raïs ramène de l’expédition de
Ouargla en 1552, 200 000 écus d’or. Le même Salah Raïs, ramène de la prise
de Fez 600 000 doblas 7. Une nouvelle expédition contre Fez en 1576, rapporte

1. El-Bekri, Description..., op. cit., p. 327.


2. Ibn Battûta, Voyages..., op. cit., t. IV, p. 378 .
3. J. Léon l’Africain, Description de l’Afrique, t. II, Paris, Maisonneuve, 1981, p. 469 .
4. P. Vilar, Or..., op. cit., p. 62.
5. C. de La Véronne, Relations..., op. cit., p. 171.
6. D. Haëdo, Histoire des rois d’Alger, trad. H. de Grammont, Alger, Jourdan, 1881, p. 85.
7. Id., p. 90.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 27

aux gouvernants d’Alger 920 000 mithqâl d’or 1 selon al-Zayyânî, somme que
Haëdo réduit à 300 000 mithqâl. C.-A. Julien 2, sans citer de source, donne
le chiffre de 500 000 onces d’or ramenés à Alger en paiement de la campagne
de Fez.
d. En 1590, le pacha d’Alger soumet la petite ville kabyle de Beni-Abbas
et l’oblige à payer 30 000 écus d’or 3.
e. cAlî tamgharûtî, envoyé officiel du Sultan du Maroc à Istanbul en 1589-
1590, raconte4 qu’à son retour, il s’arrêta à Alger. Les deux vaisseaux turcs
qui l’avaient ramené dans cette ville repartirent chargés d’or, de cadeaux
officiels pour les dignitaires ottomans, de riches marchandises et de
nombreux esclaves chrétiens. En cours de route, les esclaves et les galériens
se soulevèrent et s’emparèrent des deux vaisseaux. «quelqu’un qui a
connaissance des affaires du Pacha gouverneur du pays (d’Alger), dit
tamgharûtî, nous a affirmé que celui-ci a perdu dans les deux vaisseaux un
million de mithqâl d’or, sans les perles, les velours et autres marchandises» 5.
Malgré le caractère officiel et les qualités personnelles de l’auteur, ses chiffres
témoignent seulement de l’importance de la prise.
5. On aura remarqué dans les exemples cités, l’importance des sources
extra-économiques d’approvisionnement en métaux précieux. Les butins,
les pillages, les contributions forcées, et surtout la course, sont des sources
abondantes mais pas toujours à sens unique. Nous avons par ailleurs étudié
le rôle économique de la course et les fluctuations du commerce extérieur
de l’Algérie ottomane. Par ces deux domaines d’échange, l’un violent,
l’autre pacifique, l’Algérie ottomane se rattachait aux grands mouvements
de la conjoncture méditerranéenne. C’est, probablement, ce qui explique,
en partie, le parallélisme frappant des fluctuations monétaires aux XVIIe et
XVIIIe siècles entre l’Algérie et les principaux pays d’Europe occidentale.

l’évolutIon de la MonnaIe ottoMane

C’est une banalité de dire que la monnaie a changé au cours des trois siècles
ottomans de l’Algérie.
Nous allons essayer de suivre les fluctuations de cette monnaie au plus
près possible, de les préciser et de les dater dans la mesure que permettent
les lacunes et les imprécisions de la documentation.
C’est surtout concernant le XVIe siècle que les informations sont rares et
parfois contradictoires. Nous avons essayé d’y mettre un peu d’ordre en

1. Extraits d’al-turjumân al-mucrib, publiés par R. Letourneau, R.O.M.M., sept. 1977, p. 31.
2. C.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, 2e éd., vol. II, Paris, Payot, 1956, p. 273.
3. D. Haëdo, Histoire... op. cit., p. 208.
4. cAlî tamgharûtî, al-nafha al-miskiya fî-l-sifâra al-turkiya, in Belhamisi: al-jazâ’ir min khilâl rahalât
al-maghâriba fî-l-cahd al-cuthmânî, Alger, Sned, 1979, pp. 57-61.
5. Id. p. 59.
28 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

recoupant les témoignages des auteurs contemporains avec les sources


ottomanes (actes notariaux, registres du Beylik et de Bayt-al-mâl, documents
des habous, etc.).
Les fluctuations de la monnaie ottomane peuvent être schématiquement
classées en six périodes :
1520-1580 1685-1720/1725
1580-1620/1630 1725-1815
1630-1680/1685 1815-1830

1. 1520-1580 : les monnaies en circulation à l’arrivée des ottomans


Dans les premières décennies de l’Algérie ottomane, la situation monétaire
se caractérise par la juxtaposition de la nouvelle monnaie frappée à Alger
avec les anciennes monnaies utilisées dans leurs domaines traditionnels.
Les anciennes monnaies
La monnaie zayyânnide frappée à tlemcen restait couramment utilisée
à Alger, comme dans l’ensemble du centre et de l’ouest du pays. La monnaie
hafside avait encore, à la veille de l’installation ottomane, plusieurs centres
de frappe, dont Bougie, Constantine, Biskra et Alger. L’ancienne monnaie
va continuer pendant quelques décennies à circuler à côté d’autres monnaies
de diverses origines, mais la frappe sera concentrée à Alger et pour les
pièces d’or, le ziyânî continuera à être frappé à tlemcen jusqu’au XVIIe
siècle, sans doute en raison de l’alimentation encore substantielle de cette
ville en or soudanais. Il semble qu’à Constantine aussi, la frappe de la
monnaie ait continué pendant près d’un siècle.
Les monnaies hafside et zayyânide (essentiellement dinars en or et dirhams
en argent) dérivent de la monnaie al-mohade dont elles ont gardé l’essentiel
des caractéristiques : forme, dimension, poids, titre, etc. Certaines différences
existent cependant entre les dinars zayyânide et hafside, si l’on en juge par
les pièces conservées à la Bibliothèque Nationale à Paris 1. Les dinars hafsides
de ce catalogue, frappés à Bougie, à Constantine et à Alger, pèsent entre 4,70g.
et 4,75 g. et sont très proches du modèle officiel al-mohade du double dinar
de 4,72 g., appelé par les auteurs européens «double», «doublon», «doble»,
etc. On sait que dans la pratique, la monnaie al-mohade s’écartait souvent
de ce modèle. Le poids moyen des pièces des différentes collections actuelles
se situe autour de 4,60 g.2 avec, cependant, un titre très élevé : au-dessus de
0,900 d’or fin. Pour le dinar hafside, le titre passe de 23,5 carats (0,979) à 22
carats (0,833) après 13313. Les dinars zayyânides appelés couramment
ziyânî, étudiés par H. Lavoix, avaient un poids plus variable. La majorité des
pièces pesait de 4,58 g. à 4,66 g.

1. H. Lavoix, Catalogue des monnaies musulmanes de la B.N., Paris, 1891, t. III, p. 420 sq.
2. K. Ben Romdane, Les monnaies al-mohades, aspects idéologiques et économiques, th. 3e c.,
Paris IV, 1978, t. I, p. 176.
3. R. Brunschvig, Esquisse..., op. cit., t. I, p. 84.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 29

Plus que les modifications officielles, l’usure, les rognages, les falsifications
courantes et la maladresse fréquente des fabricants expliquent cette variété
des poids. Le ziyânî, comme le dinar hafside, avait des sous-multiples en or
(des demis, des quarts et des huitièmes).
à la différence des dinars dont la stabilité est remarquable, la monnaie
d’argent a connu des situations très variables. à côté du dirham en argent
et de ses sous-multiples, on se servait de monnaies locales faites souvent en
cuivre ou en fer. Le dirham, pesant au départ environ 1,50 g. avait tendance
à se détériorer en poids et surtout en titre, ce qui nécessitait périodiquement
des réformes visant à le rétablir dans ses normes traditionnelles pour une
période plus ou moins longue 1. L’une des réformes hafsides, faite sous le
règne de cUthmân (1435-1488) a créé comme monnaie d’argent, le «dirham
nâsrî» dont 32 valaient un dinar hafside en 1488 2.
C’est ce taux de change qui sera encore en vigueur aux débuts de la période
ottomane. J. Léon l’Africain le constate lors de son passage dans les régions
hafsides en 1515 et 1516 : «le ducat que fait frapper le roi de tunis pèse 24
carats, ce qui équivaut à un ducat et un tiers de ceux qui ont cours en Europe.
Il fait frapper aussi une monnaie en argent qui est carrée et pèse 6 carats ; 30
ou 32 de ces pièces valent un ducat» 3. C’est la même constatation que fait à
Bône en 1535 le commandant espagnol de la ville. D. Alvar Gomez écrit : «Les
Arabes ne se servent que d’une monnaie d’argent qu’ils appellent nazarinès
et qui est la 32e partie d’un ducat. Les bœufs nous ont coûté de 3 à 4 doblas,
et les poules 3 nazarinès, à peu près 1 réal»4. Donc, en 1535, le dinar hafside
de 32 nazarinès équivaut à 10,667 réaux. à la même époque, la «dobla zîyânia»
appelée aussi «dobla morisca» valait 340 maravédis, soit 10 réaux 5. D’autres
documents espagnols de 1524 parlent de doblas en or de 17 carats 6. Mais
quand les Ottomans prennent tlemcen en 1545, le titre des ziyânî était
généralement de 22 carats 7. Par la suite, les ziyânî frappés à tlemcen au nom
du Sultan ottoman, avaient tendance à se détériorer de plus en plus.8
Les documents d’Alger et de Constantine de la fin du XVe et du début du
XVIe siècles, mentionnent des 1/6, des 1/3, des 1/2, des 2/3 et des 5/6 de
dirham. Cette petite monnaie, généralement en cuivre mélangé à d’autres
métaux, servait pour les petits échanges de la vie quotidienne.9

1. R.Brunschvig, La Berbérie orientale sous les hafsides des origines à la fin du XVe siècle, t. I, Paris,
1940, p. 279 sq.
2. R. Brunschvig, Esquisse..., op. cit., p. 95.
3. J. Léon l’Africain, Description..., op. cit., t. II, p. 388.
4. Lettre de D. Alvar Gomez à Sa Majesté, Bône le 13 sept. 1535, in E. de La Primaudaie,
Documents inédits sur l’occupation espagnole en Afrique (1506-1574), R.A., 1876, pp. 243-244.
5. Ch. de La Véronne, Relations..., op. cit., p. 30.
6. Id., p. 29.
7. Id., p. 214.
8. Cf. M. Bates, «the Ottoman Coinage of tilimsân», ANSMN, 1981, p. 203 sq.
9. Sur les monnaies en cuivre à Alger, cf. W. H. Valentine, Modern Copper Coins of Muhammadan
States, London, 1911, pp. 46-47.
30 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

La monnaie ottomane
Les témoignages sur les débuts de la monnaie ottomane à Alger sont
concordants. J. Léon l’Africain, présent à Alger en 1516, rapporte que «après
le meurtre de Sélim, Barberousse se fit proclamer roi et fit battre monnaie» 1.
Haëdo précise que dès 1516, cArroudj fit battre des sultânî en or, des
dirhams en argent et des pièces de cuivre2.
Parmi les sultânî d’Alger conservés au musée d’Istanbul, deux datent de
1520 et pèsent 3,40 g. et 3,50 g. Aux XVIe et XVIIe siècles, la monnaie
ottomane portait, avec le nom du sultan, la date de son avènement et non
la date de la frappe. Mais, dans le Maghreb ottoman, certaines pièces portent
des dates autres que celles de l’avènement d’un sultan (date effective de la
frappe, erreur de datation ou, concernant surtout les ziyânî, pièce forgée
ultérieurement par des faussaires ?). A partir du XVIIIe siècle, c’est la date
de la frappe qui est le plus souvent mentionnée sur les monnaies d’Alger.
D’autres sultânî vont de 1529 à 1830 et pèsent de 3,40 à 3,45 g. En plus de
la date et du lieu de frappe, ils portent les mêmes inscriptions que les sultânî
d’Istanbul et, comme ceux-ci, ils ont une teneur en or très élevée pour les
anciens et légèrement diminuée par la suite3. Plus légers que les ziyânî, ils
ont eu toujours plus de valeur en raison de leur titre élevé et de leur plus
grande régularité de frappe. Il y avait des demis et des quarts de sultânî.
Le dirham, que nous appellerons désormais aspre, comme le désignent
couramment les auteurs européens, a été à la base de la monnaie de compte
utilisée dans les différents documents ottomans. Au départ, c’était une
petite pièce d’argent qui devait remplacer et prolonger le dirham hafside
d’Alger et de Bougie. S. Lane Poole 4 signale sans les décrire deux pièces
d’argent et une pièce de cuivre frappées à Alger sous le règne de Soliman
le Magnifique (1520-1566). Une aspre frappée à Alger sous le règne de
Selim 1er (1512-1520) et une autre sous celui de Murad III (1574-1595),
conservées dans les musées d’Istanbul pèsent respectivement 0,65 g et
0,40g.5 Comme l’ancien dirham, l’aspre avait comme sous-multiples des 1/2,
des 1/3 et des 1/6. Le 1/6 de l’aspre correspondait à une pièce en cuivre
appelée kharrûba (caroube) qui a donné la bourbe des auteurs européens. Par
la suite, après de fortes dépréciations de l’aspre, le mot kharrûba correspondra
à 14 aspres et demi. On suivra l’évolution de la valeur de l’aspre à travers
les équivalences des monnaies de compte.

1. J. Léon l’Africain, Description ..., op. cit., t. II, p. 349.


2. D. Haëdo, Histoire..., op. cit., p. 22.
3. Nuri Pere, Osmanlilarda Madena Paralar, Istanbul, 1968, pp. 111-170 ; S. Rifat et B. Jonhson,
Coin Collection Exhibitions, Istanbul, 1995, p. 98.
4. S. Lane Poole, The Coins of Turcs in the British Museum, London, 1863, p. 84.
5. S. Rifat, op. cit., p. 74 et Ismacîl Ghâleb, Taqwîm-i maskukat-i cuthmâni, Istanbul, s.d., pp. 107-
108.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 31

Les monnaies de compte


Il convient ici, dans la mesure du possible, de lever la confusion créée par
l’utilisation ambivalente de certains termes monétaires dans les ouvrages
européens d’époques différentes.
Comme le sultânî (le sequin des auteurs européens), la dobla ziyâniya ou
ziyânî est une monnaie d’or effective. Mais la dobla d’Alger est une monnaie
de compte, appelée en arabe dinar khamsînî ou parfois çâyma. Elle correspond
toujours à 50 aspres.
Une autre source de confusion provient de l’utilisation du mot dinar
pour désigner à la fois le dinar sultânî, monnaie réelle, et le dinar khamsînî,
monnaie de compte.
La monnaie de compte est une vieille tradition maghrébine. A la veille et
au début de la période ottomane, on comptait à Alger en danânîr cachrîya
(dinars de 10 dirhams que les documents européens traduisaient par
«besants»). Le passage du dinar de 10 au dinar de 50 dirhams, a suivi la
dépréciation rapide de l’aspre. quelques repères permettent de situer
l’époque de ce passage. Un acte de vente d’un jardin potager daté du 1er
muharram 914 (mai 1508) est stipulé en danânîr fiddîya darâhim cachrîat al-cadad
(dinars d’argent de 10 dirhams) 1. Un autre acte de vente concerne un terrain
des environs d’Alger, daté du 8 ramadân 926 (octobre 1519), dont le prix est
stipulé en dinars de 10 dirhams «de la nouvelle frappe de Bougie» 2.
La première mention de dinar khamsînî remonte à la fin de jumâdâ II 929
(avril 1522) 3. Un acte de çafar 934 (novembre 1527) présente une certaine
ambiguïté dans sa formulation du prix de la vente d’une maison pour «58
dinars au change de 50 dirhams»4. Il peut s’agir d’un dinar réel ou de
compte. Mais la suite des documents, de dates rapprochées, montre bien
qu’on vise la nouvelle monnaie de compte et non une pièce réelle au change
de 50 aspres.
Comme la documentation de cette époque n’utilise généralement que la
monnaie de compte, nous n’avons pas la possibilité de suivre de près
l’évolution de la valeur des différentes pièces de monnaies. Les premiers
témoignages qui permettent une certaine évaluation datent du milieu du
XVIe siècle. En 1551, N. de Nicolaï trouve à Alger «la perdrix pour un judit,
qui est une petite monnaie d’argent de forme carrée valant environ 4 deniers
et maille» 5. En 1559-1560, la correspondance des Lenche signale la dobla
d’Alger de 50 giodotti dont 85 font un écu-soleil 6. Lenche était un négociant
qui traitait avec Alger, Bône et le Bastion de France. Les équivalences

1. A.N., Alger, Wathâ’iq al-mahâkim al-charcîya, Z. 84-85.


2. Id., Z. 86.
3. Id., Z. 86.
4. Id., Z. 95.
5. N. de Nicolaï, Navigations, pérégrinations et voyages faicts en la Turquie, éd. d’Anvers, 1576.
6. P. Giraud, Les Lenche à Marseille et en Barbarie, 1931, p.37.
32 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

données dans sa correspondance, concernent des transactions effectuées dans


ces places, alors que Nicolaï n’a fait qu’un bref séjour à Alger et a pu donner
une estimation très approximative. Le judit de Nicolaï, comme les giodotti
de Lenche désignent l’aspre d’Alger. D’après Nicolaï, l’aspre valait 0,375 sou,
ce qui donne pour la dobla 18,75 sous. Comme la livre tournois correspondait
en 1550 à 15,12g. d’argent fin1, ce qui fait 0,756 g. d’argent fin pour le sou,
cela donne, en supposant la même valeur intrinsèque de la livre tournois
en 1551, une teneur en argent pour l’aspre de l’ordre de 0,284 g. En 1559-
1560, l’écu-soleil valait environ 50 sous 2, donc la dobla d’Alger devrait
valoir environ 30 sous et l’aspre autour de 0,6 sou.
Comme la correspondance des Lenche est sûre dans son utilisation des
équivalences monétaires du moment et que toute l’histoire monétaire de
l’Algérie ottomane montre que l’aspre n’a pas cessé de perdre de sa valeur,
il est possible d’envisager soit que Nicolaï s’est trompé d’estimation de
l’aspre, soit qu’il a confondu les aspres – que les sources européennes de
l’époque appellent «judi» ou «giodotti» (de jadîd, nouveau en arabe) – avec
un de leurs sous-multiples.

2. 1580-1620 : transitions et mutations monétaires


Autour de 1580, des témoignages concordants permettent de saisir les
équivalences des monnaies algériennes à un moment de stabilité qui précède
de nouvelles perturbations monétaires. La dobla de 50 aspres valait un
demi-ziyânî, ce qui faisait confondre parfois la pièce réelle et la monnaie de
compte 3. Or leur équivalence était provisoire. Le ziyânî va se déprécier
beaucoup moins rapidement que l’aspre.
Haëdo décrit en détail la monnaie d’Alger autour des années 1580 :
«Il en est des monnaies, comme des langages de la chrétienté, car les écus
d’Italie et particulièrement ceux d’Espagne ont tous cours à Alger, et cela
aussi bien que les metkal de Fez et les sequins de turquie. Cependant la
monnaie étrangère qu’ils estiment le plus, qu’ils accueillent avec le plus de
faveur, et dont ils tirent le plus de profit, est celle d’Espagne de quatre et
de huit réaux, que l’on envoie jusqu’au Caire, d’où elle va aux grandes
Indes orientales, au Cathay, en Chine et en tartarie, celui qui l’exporte
gagne toujours dessus. Aussi ne peut-on porter à Alger et en Barbarie une
marchandise plus précieuse ni de plus de valeur que les réaux d’Espagne.
«quant à la monnaie particulière d’Alger, elle se compose de pièces de
cuivre, d’argent et d’or. En cuivre on fabrique la monnaie la plus basse,
que l’on appelle Bourba, elle est ronde et de la grandeur d’une Blanca ou
Centil de Portugal, mais du double plus épaisse et plus pesante, il en faut

1. P. Vilar, Or ..., op.cit., p. 219.


2. R. Collier et J. Billioud, Histoire du commerce de Marseille, Paris, Plon, 1951, t. III, p. 298.
3. Notes concerning the trade of Algiers, in R. Hakluyt, The Principal Navigations, Voyages,
Traffiques and Discoveries of the English Nation, Glasgow, Mac Lehose, 1904, vol. V, p. 270 sq.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 33

six pour faire une aspre. L’aspre est d’argent, grand comme le quart d’une
Blanqua et de figure carrée ; dix font un réal d’Espagne, et quand ceux-ci
manquent, il en faut quelquefois onze et douze. On fabrique les aspres et
les Bourbes à Alger seulement.
«Ensuite vient la rubia, monnaie d’or mêlée de beaucoup de cuivre, ce qui
la met à un titre très bas ; elle vaut 25 aspres, est de figure ronde, et de la
grandeur d’un bien petit réal simple.
«Après vient la demie ziana qui est aussi d’or avec alliage de cuivre, elle
vaut deux rubia ou 50 aspres et la ziana qui en vaut 100, c’est-à-dire environ
deux doblas. Les rubias et ziana se fabriquent uniquement à tlemcen, et
portent en caractères arabes, le nom du souverain qui les a fait frapper. Elles
ont cours dans toutes les provinces jusqu’à Biskari, et la Zahara, contrée
voisine du pays des nègres, et aussi dans la direction du Levant jusqu’à
tunis. Elles circulent encore dans les royaumes de Kouko et du Labès.
«Il y a aussi des soltani d’or fin, dont chacun vaut 140 aspres, et que l’on
fabrique à Alger seulement.
«L’écu d’Espagne valait ordinairement 125 aspres et Djacfar Pacha,
souverain d’Alger en 1580, l’a fait monter à 130. quand on achète ces écus
à des marchands, ils valent davantage, suivant leur abondance ou leur
rareté sur la place. Les écus de France au soleil et ceux d’Italie ont à peu près
la même valeur, cependant on préfère toujours ceux d’Espagne.
«Le sequin ou soltani de Constantinople vaut 150 aspres et le metkal de
Fez 175 ; mais Djacfar Pacha, en 1580, fit monter le soltani à 175 aspres, et
le metkal à 225 parce qu’il y avait alors très peu de cette monnaie.
«En somme, toutes ces pièces, réaux, écus, soltani, etc., ont une valeur
incertaine, parce que les Pachas d’Alger la font monter ou descendre,
suivant les exigences du moment».1
De cette longue citation, on peut dégager quelques précisions :
L’apparente stabilité du ziyânî par rapport à la piastre espagnole, malgré
la diminution du titre du ziyânî, reflète sans doute l’évolution en hausse de
l’or par rapport à l’argent, dans le même sens qu’en Europe occidentale, mais
avec un certain retard.
L’aspre en 1580 a perdu environ un tiers de sa valeur par rapport à 1559-
1560. L’écu-soleil valait alors 85 aspres. Il en vaut 130. L’aspre va continuer
à chuter jusqu’à une période se situant entre 1612 et 1620 où commence une
longue période de stabilité monétaire dominée par la piastre espagnole.

Une période de perturbations monétaires


Entre 1580 et 1612-1620, se situe une période de fortes perturbations
monétaires et de transformations qui préparent la domination de la piastre

1. D. Haëdo, Topographie et histoire générale d’Alger, trad. Monnereau et A. Berbrugger, R.A.,


1871, p. 95.
34 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

espagnole. Malgré les lacunes de la documentation, certains recoupements


permettent d’indiquer le sens du mouvement. Voici quelques indications
sur la valeur de la dobla à Alger, d’après des actes notariaux1 :
décembre 1593 1 zyânî vaut 3,65 doblas
octobre 1597 1 ” 5,00 ”
février 1600 1 ” 6,35 ”
octobre 1599 1 sultânî vaut 8,00 ”
février 1600 1 ” 8,00 ”
novembre 1617 1 ” 7,00 ”

D’après Haëdo 2, l’écu d’or valait 4 doblas en 1595-1596. Mais à cette date,
il n’était plus témoin direct et ses informations pour les années postérieures
à 1580 sont généralement moins sûres. Un écu d’or vaut en gros un sultânî
et nous avons pour 1596 un document notarié d’Alger daté de fin çafar
1005 (octobre 1596) qui précise que «1800 sultânî d’Alger valent 14400 dinars
de 50 aspres change du moment» 3, soit un sultânî pour 8 dinars.
quelles sont les raisons de cette forte dépréciation de l’aspre ? Haëdo
raconte que Hasan Veneziano, pacha d’Alger de 1577 à 1580, faisait ramasser
les aspres d’Alger, les transformait et les envoyait massivement à Istanbul
où l’argent était plus cher et qu’il fit avec le reste de nouveaux aspres
mélangés avec beaucoup d’alliage 4.
Cette dépréciation concerne aussi, quoique dans une moindre mesure, les
zyânî dont les nouvelles frappes contenaient de moins en moins d’or pur,
à tel point qu’au début du XVIIe siècle, un zyânî valait moins qu’une piastre
de 8 réaux.
Un autre indice signale la rapide détérioration de l’aspre dans les années
1590. Pratiquement tous les prix en dobla de 50 aspres au cours de ces
années sont en forte hausse.
F. Braudel désigne les années 1580-1620 comme celles de «la seconde et
toujours prodigieuse fortune d’Alger» 5. C’est en effet la période où la course
algéroise a été la plus active et la plus fructueuse, la période où Alger était
«a marvellous strong city... In this country, there is a great store of gold and rich
merchants» 6.
C’est aussi, comme l’a noté F. Braudel, la période où Alger était une ville
cosmopolite formée en grande partie de «renégats et d’esclaves d’origine
européenne». L’évolution des prix fonciers, étudiée plus loin, montre que

1. A.O.M., Aix 1Mi 18 Z 36 ; Aix 1Mi 24 Z 46 ; Aix 1Mi 30 Z61.


2. D. Haëdo, Histoire..., op. cit., pp. 219-220.
3. A.O.M., Aix 1 Mi3.
4. D. Haëdo, Histoire..., op. cit., pp. 170-171.
5. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, A. Colin,
1985, t. II, p. 205.
6. A True relation of the travels and most miserable captivity of William Davies, in t. Osborne, A
Collection of Voyages and Travels, London, 1745, vol. I, p. 477.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 35

dans la ville et ses environs, les terres et les terrains sont, à cette époque,
l’objet d’une véritable spéculation foncière, signe de développement de
certaines activités économiques et, peut-être, de croissance démographique.
Nous reprendrons ces questions plus loin. Nous voulions seulement faire
remarquer ici que les perturbations monétaires n’étaient pas nécessairement
liées à un marasme économique. quant à la fuite massive de l’argent vers
la turquie, elle peut s’expliquer par l’importation de produits du Levant
(café, épices, tissus de luxe, etc.), autant que par le système politique qui
faisait du poste de pacha un objet de spéculation. Les pachas nommés pour
trois ans par Istanbul payaient cher leur poste et pour se rembourser,
utilisaient leur bref exercice du pouvoir à amasser des fortunes qu’ils
expédiaient chez eux en turquie. Cette forme de spéculation financière
comportait des risques politiques car la détérioration de la dobla touchait
directement le pouvoir d’achat de la paie des janissaires.

3. 1620-1685 : la prédominance du ryâl


à l’origine, le ryâl est le nom donné à la piastre sévillane, la piastre de 8
réaux, la pièce fondamentale de la circulation monétaire non seulement
espagnole, mais aussi mondiale vers la fin du XVIe siècle et au XVIIe : «le
réal de a ocho, c’est-à-dire la pièce d’argent valant 8 réaux, soit 272
maravedis ; on dit aussi «la pièce de huit», ou encore le peso fuerte ou le peso
duro; sous ce nom de duro puis sous celui de piastre, ce sera le futur modèle
du dollar avec 23,36 g. d’argent fin, un peu plus que dans 5 francs germinal»1.
Cette pièce fondamentale de la circulation monétaire va devenir la
principale monnaie d’Alger pendant plus d’un siècle et continuera à jouer
un rôle important par la suite. C’est pratiquement la même situation observée
en tunisie. M. H. Chérif note que «de 1630 à 1881, la piastre espagnole a été
la monnaie tunisienne par excellence, d’abord la piastre espagnole elle-
même pendant plus d’un siècle, ensuite le ryâl tunisien à l’imitation de la
piastre espagnole» 2.
Ryâl, douro, sont restés des termes monétaires utilisés couramment en
Algérie et dans d’autres pays arabes.

La piastre espagnole et la monnaie algérienne


C’est autour de 1630 que les documents officiels commencent à stipuler
les différents prix et valeurs en ryâls de 8. Mais la circulation de ces ryâls
est ancienne et leur taux de change était déjà fixé depuis plusieurs années
à 4,64 doblas ou 232 aspres, taux qui se maintiendra sans changement
depuis au moins 1620 jusqu’à 1685.
Il n’est certes pas possible de préciser les dates et les quantités d’arrivée

1. P. Vilar, Or..., op. cit., p. 170.


2. M. H. Chérif, Introduction de la piastre espagnole..., C.t., 1968, p.45.
36 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

des piastres espagnoles en Algérie, mais on peut estimer qu’elle a pris une
certaine ampleur au cours de la deuxième moitié du XVIe siècle.
De Gomez en 1535 à Suarez qui vécut à Oran de 1577 à 1604, en passant
par Haëdo, Hakluyt, etc., les témoins européens sont nombreux à signaler
cette présence grandissante favorisée par la course, le rachat des captifs et
le commerce. La course et les rachats rapportent entre 1580 et 1620 des
sommes considérables dont une partie en monnaie espagnole.
On sait que comme monnaie internationale, la pièce de 8 réaux, frappée
au Mexique ou en Espagne, va garder sa teneur en argent du XVIe au XIXe
siècle sans changement notable. Cette grande stabilité permet de l’utiliser
comme repère des fluctuations de la monnaie algérienne à partir de la
deuxième décennie du XVIIe siècle.
Si on classe les documents ottomans du XVIIe siècle selon le type de
monnaie qu’ils mentionnent le plus fréquemment, on peut avoir
schématiquement ceci :
– dans les actes notariaux et judiciaires, la dobla de 50 aspres continue à
être utilisée largement au début, puis laisse une place croissante et finalement
dominante au ryâl de 8, puis à différents types de ryâl.
– dans les registres du Beylik, des habous, etc., on compte pour les petites
dépenses en aspres et en çâyma, autre nom de la dobla ; mais pour de plus
fortes sommes, on utilise généralement le ryâl.
– dans certains cas concernant des sommes importantes ou des opérations
de type commercial, on a recours aux sultânî et aux ziyânî.
– jusqu’en 1685, le rapport entre le ryâl et l’aspre est constant : 1 ryâl vaut
4,64 doblas ou 232 aspres. Les petites variations pouvant aller jusqu’à un
rapport d’1 ryâl pour 5 doblas sont rares et semblent dues à des erreurs de
calcul.

Voyons maintenant les taux de change d’après les sources européennes.


En arrivant à Alger, Sanson Napollon distribue quelques dizaines de
milliers de pièces de 8 réaux aux dignitaires algériens. D’après ses comptes,
évalués en livres tournois (£), la piastre était comptée à 2,332 £, à 2,335 £ et
à 2,364 £ 1.
Une attestation faite par Sanson Napollon le 3 septembre 1626, précise le
prix de rachat d’un esclave européen à Alger : 1392 doubles «monnaie
d’Alger valant 300 piastres de réaux castillans» 2, ce qui donne un rapport
de 4,65 entre la piastre et la dobla. En 1634, la dobla valait environ 0,5 £,
d’après le Père Dan 3. Le marchand anglais F. Knight, captif à Alger de 1631
à 1638, raconte sa fuite avec d’autres esclaves européens, emportant avec

1. H. de Grammont, Relations entre la France et la Régence d’Alger au XVIIe siècle, R.A., 1879,
pp. 154-155.
2. J. Pignon, Gênes et Tabarca au XVIIe siècle, C.t., 3e-4e trim. 1979, pp.89-90.
3. Le Père Dan, Histoire de la Barbarie et de ses corsaires, Paris,1637, pp.106-107.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 37

eux des pièces de 8 réaux appartenant à leurs gardiens. Il parle du trésor


de la Casbah où étaient déposés, selon lui, 500 000 doblas, annuellement,
et précise qu’une dobla vaut 1 shilling anglais 1. C’est la même équivalence
donnée pour 1621 dans un document cité par J. Morgan 2.
Les «relations de captivité» ou de «rédemption» sont innombrables et de
valeur inégale. Signalons-en, ici, quelques témoignages intéressant notre sujet.
Du Chastelet des Bois 3 vendu à Alger en 1642 pour 60 pièces de 8, affirme
que la piastre sévillane valait 54 sous tournois, et que 20 aspres d’Alger
faisaient 6 sous 8 deniers. Ce qui donne 3,24 doblas pour une piastre. En ces
années 1640, les sources ottomanes ne laissent aucun doute sur la stabilité
du change entre la piastre et la dobla : c’est toujours 4,64. Comme ces
documents ne font qu’enregistrer des opérations effectives, c’est à leur
lumière qu’on doit interpréter les indications divergentes de certains auteurs
européens souvent cités dans ce domaine. C’est le cas du Père D’Avity dont
l’ouvrage est une compilation qui confond différentes époques 4. D’Avity cite
trois sortes de monnaie à Alger :
1. une pièce d’airain qu’il appelle Burbu, «dont 6 faisaient jadis l’aspre,
mais aujourd’hui 6 font 1 demi-aspre».
2. l’aspre : une petite monnaie d’argent carrée qui vaut 4 deniers de France
et un peu plus. Il ajoute que 14 aspres font 1 réal d’Espagne et 24 font une
pièce appelée double qui vaut 9 sous de France.
3. les pièces d’or mélangées avec un peu de cuivre, frappées pour la
plupart à tlemcen. Il cite les ziyânî qui valent 100 aspres, les 1/2 et les 1/4
de ziyânî et enfin les sultânî valant 140 aspres.
Manifestement, pour les pièces d’or, D’Avity se réfère à 1580 et copie
Haëdo ou des auteurs de cette époque. Ses indications sur les monnaies
d’argent se rapportent aussi aux années 1580-1590. quant au rapport entre
la piastre sévillane et la dobla d’Alger, quelques indications de source
ottomane le précisent :
– un acte notarié de 1643 5 donne la valeur en doblas de 400 ryâls, soit 1856
doblas, donc un rapport de 4,64.
– en 1648 : 48 doblas font 9 ryâls 6
– en 1656 : 56 doblas et 19 aspres font 12 ryâls et 1/8 de ryâl et 6 aspres7
– en 1662 : 8000 doblas font 1724 ryâls 8

1. F. Knight, A Relation of Seven Years Slavery under the Turcs of Algier Suffered by an English
Captive Merchant, in t. Osborne, A Collection ..., op. cit., t. II, pp. 466 sq.
2. J. Morgan, A Complete History of Algiers, London, 1731, p. 650.
3. Du Chastelet des Bois, L’Odyssée..., R.A., 1868, pp. 352 sq.
4. Le Père D’Avity, Description générale de l’Afrique, deuxième partie du monde, avec ses empires,
royaumes, estats et républiques..., Paris, 1637, p. 178.
5. A.N., Alger, Z 114-115.
6. A.O.M., 15 Mi 35 vol. 238.
7. A.N., Paris, 228 Mi 45 vol. 325.
8. A.O.M., Aix 1 Mi 30 Z 61.
38 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

– en 1665 : 1 sultânî vaut 2 ryâls ou 9,28 doblas1


– en 1670 : 1/8 de ryâl vaut 29 aspres 2
– en 1672 : à deux reprises, le ryâl est donné pour 5 doblas3
– en 1676 : 5450 doblas font 1174 ryâls4.

En raison du rapport stable entre la piastre espagnole et les monnaies


d’Alger, toute modification de change entre cette piastre et les autres
monnaies étrangères à Alger se répercute dans la même proportion dans le
rapport de celles-ci avec les monnaies algériennes.
Ainsi en 1675, la piastre espagnole valait à Alger 1 écu de France 5, soit 60
sous, alors qu’entre 1642 et 1645, elle valait autour de 48 sous 6. Entre 1620
et 1675, la livre tournois est passée de 2 doblas à 1,5. Dans un compte du
consul français à Alger, Le Vacher, tenu en 1680, la pièce de 8 est comptée
pour 60 sous 10 deniers 7.
Par contre, le change de la monnaie anglaise reste stable à Alger pendant
toute cette période. En 1670 comme en 1640, la piastre sévillane vaut 4,5
shillings 8.
Cette longue stabilité de la monnaie algérienne «indexée» sur la monnaie
dominante espagnole prend fin vers 1685. Commence alors une nouvelle
période d’instabilité monétaire.

4. 1685-1720 : troubles monétaires et nouvelle monnaie de compte


Dans un acte notarié de juillet 1685, on rencontre pour la première fois
l’expression ryâl drâhm çghâr 9. Dorénavant, le «ryâl d’aspres» va
progressivement remplacer comme monnaie de compte la «dobla d’Alger».
Un mémoire du consul français d’Alger, daté de 1686 appelle cette nouvelle
monnaie «la piastre courante d’Alger» correspondant à 232 aspres qui «sont
de petites pièces d’argent... comme des écailles de poisson... très méchantes
et le quart des fausses»10. Le consul ajoute que les deux seules monnaies
frappées à Alger sont l’aspre et le sultânî «fort bon et bien doux» qui «vaut
en ce moment 6 £». Le sultânî restera pendant cette période une monnaie
stable valant 2 piastres sévillanes. Par contre, l’aspre va connaître une

1. Id.,Aix 1 Mi 24 Z 46.
2. A.N., Paris, 228 Mi 19 vol. 70.
3. Id., vol.70 et 71.
4. A.O.M., Aix 1 Mi 30 Z 62.
5. Le Sieur de Rocqueville, Relation des mœurs et du gouvernement des Turcs d’Alger, Paris, 1675,
p. 101.
6. Le Père L. Hérault, Les Victoires de la charité, Paris, s.d., p. 49.
7. A.N., Paris, 369 Mi 1, art.1351. Correspondance Le Vacher (1675-1683).
8. The Adventures of Mr T.S., English Merchant, London,1670, p. 132.
9. A.O.M., Aix 1 Mi 30 Z 60.
10. A.N.,Paris, 223 Mi 1, F°232, Mémoire sur le royaume d’Alger (1686).
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 39

détérioration croissante. Des aspres en cuivre apparaissent en 1688 1. L’aspre


perd rapidement 20% de sa valeur par rapport à la piastre espagnole 2. Puis,
en quelques mois, celle-ci passera à 1,5 piastre courante d’Alger 3, monnaie
de compte qu’il ne faut pas confondre avec la piastre d’Alger, pièce d’argent
qui apparaîtra plus tard.
Cette monnaie de compte vaudra toujours 232 aspres et sera toujours
appelée en arabe ryâl drâhm çghâr ou ryâl drâhm. En français, après quelques
années où elle est nommée «piastre courante d’Alger», elle sera la «pataque»
puis la «pataque chique». De même, l’aspre deviendra «l’aspre chique».
Par recoupement de diverses sources algériennes et françaises, nous
avons établi les équivalences suivantes :

1. taux de change de la piastre sévillane et de la pataque 4 :


1686 1 piastre sévillane vaut 1,500 pataque
1691/1692 1 ” ” 2,000 ”
1707 1 ” ” 3,000 ”
1712 1 ” ” 3,375 ”
1725 1 ” ” 3,875 ”
2. taux de change de la livre tournois et de la pataque 5 :
1690 1 pataque vaut 40,0 sous
1693 1 ” 37,0 ”
1696 1 ” 36,5 ”
1700 1 ” 36,0 ”
1704 1 ” 35,0 ”
1707 1 ” 26,0 ”
1731 1 ” 22,0 « 4 deniers
3. taux de change du sultânî et de la pataque 6 :
1685 1 sultânî vaut 3,000 pataques
1685 1 ” 3,375 ”
1691 1 ” 4,000 ”
1696 1 ” 4,000 ”
1702 1 ” 4,000 ”
1704 1 ” 6,125 ”
1708 1 ” 6,750 ”
1712 1 ” 6,750 ”
1721 1 ” 8,133 ”
1723 1 ” 8,500 ”
1723 1 ” 8,625 ”

1. Tachrifat, recueil de notes historiques sur l’administration de l’ancienne Régence d’Alger, trad.
A. Devoulx, Alger, s.d., p. 81.
2. A.N., Paris, 223 Mi1, vol. 12, Mémoire sur le Royaume d’Alger, 1687.
3. Ibid.
4. A.N., Paris, A.E., BIII 130; A.E., BI 117; 369 Mi 1, art.1354 sq., correspondance des consuls
de France d’Alger avec le Secrétariat d’état à la marine et avec la C.C.M.
5. Id.
6. A.N., Paris, A.E., B.III; 228 Mi 1 et 2, vol.1 à 5 ; 228 Mi 46 vol. 346 ; A.E.,BI 117, 118, 119 ;
228 MI 26 vol. 112 et 113; 228 30 vol. 164 ; 228 Mi 33 vol. 196.
40 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

Avant d’aborder la période suivante, quelques précisions sont nécessaires


pour éclairer certains aspects du système monétaire qui va se mettre en
place à partir de 1725 :
a. La monnaie de compte, la çâyma, nom turc de la dobla d’Alger, continue
à être utilisée pendant quelque temps dans certains comptes du Beylik et
de Bayt al-mâl, directement régis par des khodjas turcs, mais c’est le ryâl-
drâhm çghâr, de 232 aspres, (la pataque), qui sert désormais de monnaie de
compte. Ce passage de 50 à 232 aspres, est lié à la forte chute de la valeur
de l’aspre. En quarante ans, l’aspre est passé de l’indice 100 à l’indice 20.
L’incidence sur les prix et les revenus a une importance politique toute
particulière du fait que la solde des janissaires était comptée en aspres.
b. Vers 1715, apparaît une nouvelle pièce d’argent, la piastre d’Alger. Les
lacunes de la documentation et les difficultés d’interprétation de termes
nouveaux et voisins utilisés sommairement et parfois de façon confuse, ne
facilitent pas la clarification entre «piastre courante d’Alger», monnaie de
compte, et «piastre d’Alger», monnaie réelle, appelée aussi, «piastre courante
d’Alger» lorsque la monnaie de compte recevra son nom définitif de
«pataque». La «piastre courante d’Alger» effective, des sources européennes,
semble correspondre au ryâl çhih darb al-kafara (ryâl effectif frappe des
infidèles). Ce qui suggère qu’il s’agit déjà des piastres espagnoles rognées
à Marseille par les compagnies marseillaises qui se sont succédées dans le
négoce avec les ports constantinois. Les sources françaises signalent
l’utilisation de ces pièces en 1718 1.
La nouvelle période de perturbations monétaires coïncide avec la reprise
du commerce marseillais dans les ports constantinois. Les exportations de
grains vont atteindre des niveaux considérables pour l’Algérie de l’époque.
En particulier pendant les années de disette en France comme les années
1698-1699 et 1709-1711, ces exportations atteignaient ou dépassaient une
moyenne annuelle de cent milles charges marseillaises au prix moyen de
1,5 à 2 piastres sévillanes la charge 2. Un seul exemple va montrer
l’importance de cet apport en «devises fortes», en l’occurrence la piastre
entière ou rognée qui servait de moyen de payement des achats marseillais
dans l’Est algérien. Le 26 novembre 1708, l’intendant de Provence écrit au
ministre de la Marine : «En dix ans, la Compagnie du Bastion a acheté pour
3 330 729 £ de marchandises et payé pour tributs et dépenses 430 000 £» 3.
Cela fait environ 1 million de piastres sévillanes à la veille des fortes
exportations des années 1709-1711.
On verra aussi, dans la partie consacrée à la course 4, qu’en cette période,
il y a eu des années particulièrement fructueuses pour les corsaires algériens.

1. A.N., Paris, A.E., BIII 303, Mémoire instructif... sur la côte de Barbarie, 1718.
2. A.N., Paris, 223 Mi 1 vol. 13, F° 82, et G7 1659, p. n° 351.
3. A.N., Paris, G 7 1648.
4. Volume à paraître.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 41

Cela souligne la complexité des facteurs qui déclenchent des crises


monétaires et la nécessité d’une vision d’ensemble pour interpréter ces
crises comme indices d’une situation économique particulière.

5. 1720/1730-1815 : la monnaie stable


Pendant cette période, l’Algérie connaît une stabilité monétaire liée au
développement des exportations, qui permet la mise en place d’un nouveau
système monétaire puisant directement dans les devises en provenance de
Marseille.
L. de tassy qui a vécu plusieurs années à Alger à la veille et au début de
cette période, comme consul et marchand à la fois, a donné une description
détaillée du nouveau système en voie de fixation. Il constate que le taux de
change des monnaies étrangères qui circulaient à Alger n’était pas fixe,
mais les variations étaient minimes: «Il n’y a de fixe que la pataque-chique
ou la pataque d’aspres, laquelle est une monnaie en idée»1.
Les indications qu’il donne sur le cours des monnaies à Alger semblent
caractériser la situation avant 1720 2 :
le sultânî d’Alger vaut 2,500 piastres algériennes
le sequin vénitien ” 2,750 ” ”
la crusade du Portugal ” 7,000 ” ”
la pistole d’Espagne ” 4,500 ” ”
la piastre sévillane ” 3,875 pataques-chiques
la piastre de Livourne ” 3,750 ” ”
la piastre de tunis ” 3,500 ” ”
la piastre d’Alger ” 3,000 ” ”

En juillet 1722, la piastre sévillane valait 4 pataques 3. En 1723, elle passait


à 4,5 pataques 4, ce qui sera son cours fixe pendant des dizaines d’années.
Vers la même période, la pataque atteindra un taux de change fixe avec la
monnaie de compte française 5, de 22 sous 4 deniers, qui restera son
équivalence pendant tout le XVIIIe siècle.
Les sources algériennes permettent d’établir des équivalences entre le
sultânî et la pataque :
octobre 1721 1 sultânî vaut 8,133 pataques6
octobre 1723 1 ” 8,625 7 ”

1. Laugier de tassy, Histoire du Royaume d’Alger, Amst., H. Du Sauzet, 1725, p. 250.


2. Id. p. 251.
3. A.N., Paris, 369 Mi 2, art. 1358.
4. Id., lettre du 13 sept. 1723.
5. A.N., Paris, 223 Mi 1 vol. 13, Relation de ce qui s’est passé à Alger en juin 1731.
6. A.N., Paris, 228 Mi 25, vol. 102.
7. Id., 228 Mi 30, vol. 190.
42 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

A partir de 1732, le sultânî vaudra 8,5 pataques jusque vers 1774-1775 où


il passera à 9 pataques1.

La piastre courante
Les débuts de cette nouvelle pièce restent entourés d’obscurité. Les
documents algériens la désignent d’une façon qui peut la faire confondre
avec la piastre sévillane : «ryâl effectif frappe des infidèles» ou des «Rûm».
La seule différence étant que la même expression était accompagnée pour
la piastre sévillane de thamâniya ou muthammana, (de 8) ou (en 8). Sa valeur
est de 3 pataques. Shaw l’appelle le dollar algérien de 696 aspres, valant 3
shillings 6 pences 2. Les sources européennes l’appellent aussi piastre gourde
ou gorda et la présentent comme une pièce frappée à Alger. Certains
documents algériens portent à l’identifier comme faisant partie des pièces
importées de Marseille. Une lettre du Dey d’Alger au Comte de Maurepas,
secrétaire d’Etat français à la marine, datée du 1er août 1728, apporte quelque
éclairage à la question : «Ce même Commandant vous a écrit qu’on lui
avait demandé des réaux au lieu de pièces de quarante pour le payement
de la lisme. La paye qui se distribue ici aux troupes se fait avec des pièces
de quarante et ce sont les pièces que nous lui avons demandées, d’autant
que la paye ne se fait point avec des réaux. Des personnes de mauvaise foi,
ayant rogné les deniers et les quarts, les ont rendus si petits que l’argent qui
a cours dans notre pays est devenu défectueux ; ce qui nous a engagé à
donner de bon argent à tous ceux qui auraient des pièces rognées pour les
ramasser toutes et les mettre dans le trésor ; présentement les pièces rognées
ne passent plus dans nos états. Lorsque le Commandant du Bastion vient
payer la lisme, il apporte des pièces qui sont nouvellement rognées. Nous
ne les avons point reçues, et nous avons demandé des pièces de quarante
qui ont cours dans nos états. Si cela se peut faire, qu’il en apporte, et si cela
ne se peut faire, du moins que les piastres de poids qu’il apportera ne soient
point rognées ! Nous les recevrons sur le pied de leur valeur et elles passeront
dans le pays, pourvu qu’elles ne soient point rognées; c’est ce dont vous
devez être informé» 3.
Dans son commentaire, E. Plantet 4 confond cette «pièce de quarante»
avec la çâyma dont la valeur, dit-il, varie de 40 à 50 aspres. Or la çâyma est
une monnaie de compte de 50 aspres qui a été remplacée par la pataque. La
«pièce de quarante» en question semble désigner une piastre connue au
Levant comme équivalant à 40 paras. C’est ce que suggère la correspondance
du consul français à Alger. En 1722, il proteste qu’on lui compte la pataque

1. Id., 228 Mi 25, vol. 103; 228 Mi 26, vol. 112.


2. Voyages de M. Shaw, La Haye, 1743, vol. I, p. 408.
3. E. Plantet, Correspondance des Deys d’Alger avec la Cour de France 1579-1833, Paris, Alcan,
1889, t. II, pp. 134.
4. Id., p. 134, note 1.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 43

à 30 sous alors qu’«une piastre d’Alger ne vaut que 40 paras»1. De nouveau,


il écrit le 3 septembre 1723 : «les piastres de grand poids ne valent au plus
qu’une piastre courante et demi, et que cette piastre courante n’est évaluée
que pour 40 paras du Levant» 2.

Les piastres rognées de la Compagnie Royale d’Afrique


quoi qu’il en soit, cette piastre d’Alger, appelée par la suite boujou,
équivaudra toujours à 3 pataques. Comme l’indique la lettre du Dey du 1er
août 1728, elle n’est pas à confondre avec la pièce d’argent coupée à Marseille
au poids d’Alger.
à cette date, l’introduction des pièces rognées par la Compagnie Royale
d’Afrique semble déjà une pratique courante. Les pièces espagnoles de 8
réaux et parfois leurs sous-multiples : 1, 2 et 4 réaux, étaient coupées à
Marseille selon un poids particulier convenu avec les autorités algériennes
pour chacune des places auxquelles elles étaient destinées. Officiellement,
elles n’avaient cours que dans ces places. Dans les faits, leur circulation
était très large.
En 1859, les employés aux travaux du barrage de la Mina (ouest de
l’Algérie) ont trouvé, entre autres pièces d’argent du XVIIIe siècle, «deux
piastres espagnoles anciennes, coupées, monnaie particulière de la
Compagnie française royale d’Afrique, pour ses transactions avec les
indigènes, qui les désignaient sous le nom de Rïal Chkôti».3
Cette pratique va durer jusqu’en 1793. Au départ, elle ne semble pas bien
fixée. Ainsi en 1738, la Compagnie Royale d’Afrique payait encore ses
redevances en piastres d’Alger.4 En avril 1740, la piastre de La Calle était
comptée pour 4 £ 10 s., la piastre de Bône pour 4 £ et celle de Collo pour 4£ 5.
Par la suite, elles vont avoir dans leurs places respectives une valeur fixe
officiellement surestimée par rapport à leur valeur intrinsèque(v.i.) 6:

(d. pour denier et gr. pour grains, pour ces unités de mesure, voir Annexe)
la piastre de La Calle (18 d. 16 gr.) v.i . 4 £ 12 s., fixée à 5 £.
” Bône (16 d. 19 gr.) v.i. 4 £ 2 s. 4 £ 2 s.
” Collo (16 d. 4 gr.) v.i. 3 £ 18 s. 4£ 5s.
” Constantine v.i. 3 £ 6 s. 3 £ 18 s. 9 d.
” grand poids d’Alger 16 d. 7 gr.
” petit poids d’Alger 12 d. 18 gr.

De 1741 à 1793, la Compagnie Royale d’Afrique a envoyé dans les

1. A.N., Paris, A.E., BIII 130.


2. A.N., Paris, 369 Mi 2 art. 1358.
3. «Monnaies trouvées à Relizane», R. A., 1859-60, p. 78.
4. A.N., Paris, A.E., BIII 303.
5. Id.
6. A.N., Paris, A.E., BIII 310, Mémoire sur les piastres colonnes, juillet 1768.
44 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

différentes places algériennes de son commerce 8 765 931 piastres pesant


734740 marcs, soit 179 820,610 kg, ce qui fait une moyenne annuelle de 165
395 piastres représentant 13 863 marcs, soit 3 392,970 kg. (la moyenne d’une
piastre rognée étant de 20,514 g.)1.
D’autre part, la Compagnie exportait dans ces places des pièces d’or. De
1770 à 1793, elle a envoyé 166 746 sequins vénitiens et un peu plus de
100000 autres pièces d’or, pour la valeur de plus de trois millions de livres
tournois 2.

Monnaie de compte et monnaie réelle


Des précisions à propos d’une note de Venture de Paradis, s’imposent pour
jeter quelques lumières sur le problème des monnaies de compte : «Il y a, écrit-
il, deux espèces de saïmé : celle de la paye qui est de 5 mouzounes, et celle
des enchères et des contrats qui est de 50 aspres» 3. Or, dans la presque totalité
des documents algériens de l’époque considérée, la seule monnaie de compte
utilisée était le ryâl drâhm çghâr (la pataque ou pataque-chique) de 232 aspres.
Il est vrai que certains documents rédigés par des secrétaires turcs continuaient
à utiliser l’ancienne monnaie de compte de 50 aspres appelée parfois çâyma.
Nulle part, il n’est fait mention de cette «saïmé de 5 mouzounes» dans les
sources écrites en arabe. Une étude approfondie des documents rédigés en
turc apporterait peut-être du nouveau en la matière. La mouzoune, en arabe
al-mawzûna est aussi une monnaie de compte de 29 aspres, soit le huitième
de la pataque. D’après des témoignages qu’il faut prendre en compte, la
mouzoune était, au XIXe siècle, une petite pièce d’argent.4
La stabilisation de la pataque dans les années 1720 n’exclut pas une légère
diminution de sa valeur à long terme, et parfois quelques variations
temporaires. Ainsi en 1722-1723 la piastre sévillane valait 4,5 pataques et le
sultânî 8,625 pataques. Puis le sultânî est fixé à 8,5 pataques de 1723-1724
jusque vers 1774. Il passe ensuite à 9 pataques jusqu’en 1802-1803 où le
nouveau sultânî est fixé à 9 pataques et l’ancien à 10. On continue à frapper
des 1/2 et des 1/4 qui suivront la même évolution que le sultânî entier.
La piastre sévillane passe en quelques années de 4,5 à 5 pataques, valeur
qu’elle gardera jusqu’en 1817-1818.
Les autres pièces de monnaie algérienne en circulation sont rarement
mentionnées dans les sources ottomanes. Cela ne facilite pas leur étude; mais
cette imprécision n’est pas un obstacle à l’étude des prix et des revenus toujours
stipulés en monnaie de compte, ou en sultânî, piastres sévillanes et aspres dont
les rapports en évolution sont établis dans cette étude de façon précise.

1. F. Rebuffat, «Les piastres de la C.R.A.», in C.M., Actes des Journées d’Etudes de Bendor, 25-
26 avr. 1975: Commerce de gros, commerce de détail dans les pays méditerranéens (16e-19e s.), pp. 21-34.
2. Id.
3. Venture de Paradis, Alger au XVIIIe siècle, tunis, Ed. Bouslama, s.d., p. 64.
4. W. Shaler, Sketches of Algiers, Boston, 1826.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 45

Le ryâl bûjû, de l’espagnol peso, désigne une pièce d’argent dont les
origines restent obscures. La première mention du boujou remonte à 1735,
si l’on exclut les extraits de Tachrifat 1 traduits par Devoulx de façon très
approximative, où il est fait état de dépôts de ryâls boujoux au trésor en 1691-
1692. Jusqu’à la frappe du boujou de 10 g. au XIXe siècle, le terme semble
désigner la piastre d’Alger rencontrée plus haut, valant 3 pataques et donc
d’une teneur en argent d’environ 14 g., ramenée à environ 8,5 g. d’argent
fin après 1817. Le fait est que le terme boujou ne commence à être
fréquemment utilisé qu’à partir du XIXe siècle.
Dans les années 1768-1769, la Compagnie Royale d’Afrique multiplia les
démarches auprès du Dey d’Alger pour remplacer les piastres sévillanes par
des pièces équivalentes en poids et en titre frappées à Aix-en-Provence.
Elle rencontra un refus obstiné parce que, selon l’agent de la Compagnie à
Alger, le Dey craignait les faux-monnayeurs qui avaient parfaitement imité
les pièces de 6 mouzounes frappées par son prédécesseur, et jugeait que les
janissaires refuseraient certainement la nouvelle monnaie française pour leur
paie, de même que les gens des campagnes qui n’aiment pas changer
d’habitudes 2.
Probablement à cause de l’habile industrie des faux-monnayeurs (la
mauvaise monnaie chassant toujours la bonne), les pièces d’argent d’1/4 et
d’1/8 de boujou se sont raréfiées sans disparaître complètement, puisque
le consul américain à Alger signale leur existence en 1804 3.
C’est au tournant des XVIIIe-XIXe siècles qu’apparaît le douro d’Alger,
pièce d’argent valant 6 pataques, soit le double du boujou. Les autres pièces
d’argent qui circulaient au XIXe siècle sont la demi-pataque et le quart de
pataque.
Les pièces de cuivre étaient l’aspre et les pièces de 2, de 5 et de 14,5 aspres,
la dernière appelée kharrûba.

6. 1816-1830 : la monnaie dans la crise


Vers 1816 se termine la période de stabilité de la monnaie. La nouvelle
phase se caractérise par une série de modifications et particulièrement par
une détérioration rapide de la monnaie de compte. Des incertitudes
demeurent sur le point de départ des dévaluations officielles.

1. Tachrifat ..., op. cit., p. 81 et p. 71.


2. A.N., Paris, A.E., BIII 310, lettre de l’agent d’Alger, 26 avr. 1769. Ces pièces ont été recensées
dans différents musées. Les plus anciennes remontent à 1757-58. Cf. à ce sujet, J. Farrugia de
Candia, «Monnaies algériennes du Musée du Bardo», R.t., 1941, p. 123 sq. ; Y. Daryâs, al-
Sikka al-jazâ’irîya fîl-cahd al-cuthmânî, thèse de 3e cycle, Institut d’Histoire, Alger, 1987-88 ; G.
Hennequin, Catalogue des monnaies orientales, Marseille, 1983 ; J. Ostrup, Catalogue des monnaies
arabes et turques, Copenhague, 1938, et autres recensions de ces monnaies dans différentes
collections arabes, européennes et américaines. Le vol. I de Standard Catalog of World Coins, Kraus
Publications, 1991, donne un aperçu quasi complet de l’ensemble des ces pièces.
3. A.N., Paris., 253 Mi2 vol. 7, Part I, 1804.
46 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

Dans une sorte de journal sur les événements importants, mêlé à d’autres
papiers d’une famille constantinoise 1 il y a cette note : «En muharram 1232
(21 novembre-20 décembre 1816) la monnaie fut modifiée. De 3 «quarts» elle
passa à 4 «quarts».
Par ailleurs, un texte officiel du 27 shawwâl 1232 (9 septembre 1817)
ordonne de revenir au change précédent, à savoir le sultânî à 9 pataques, le
mahbûb à 6,75 pataques, le douro à 5 pataques et le ryâl bûjû à 3 pataques.
Un nouvel ordre officiel du 14 hijja 1232 (26 octobre 1817) ordonne de
changer le douro à 6 pataques 2. Cette brève tentative dictée par les intérêts
de l’Oudjâq est commentée par les consuls français 3 et américain 4 à Alger
qui lui donnent la même signification : rétablir la situation antérieure et donc
ramener la piastre sévillane de 7,5 pataques à 5 pataques, par voie purement
administrative. De fait, la chute de la pataque va s’accélérer. En 1818, le sultânî
ancien passe à 15 pataques et le nouveau à 13,5 ; le sequin vénitien à 18. La
correspondance de l’Agence d’Afrique, en date du 10 mai 1818, évalue la
pataque à 18 sous et en juin 1819 à 15 sous 5. De nouvelles modifications
interviennent en 1820. Elles sont décrites par A. Zahhâr, syndic des chérifs
d’Alger, dans un livre écrit après 1830 6 et qui reste un témoignage important
sur la période qui a immédiatement précédé l’occupation française. Il situe
à cette date l’apparition du demi-douro, appelé boujou, des 1/2 et 1/4 de
boujou ainsi que des pièces de cuivre qui ont remplacé les aspres. Or,
comme on l’a vu, le terme boujou est utilisé depuis longtemps.

La pataque poursuit sa chute.


Le tableau suivant montre les variations de la pataque par rapport aux
principales monnaies ayant cours à Alger 7 :
année S. ancien S. nouveau P.S. 5 F.F. douro d’Alger
1818 13,500 6
1820 12,000
1822 13,500 8,250
1823 13,750; 15,16 13,500 9,250 8,333; 8,125 6
1824 14,500 ; 15 7,500
1825 13,625
1826 15,000 13,500 8,250 ; 8
1827 15,000 13,500 6
1828 18,000 13,500 8,500 8,500 6
1829 14,250 13,500 9,000 8,325 ; 8,500
1830 14,250 13,500 9,625

1. B.N., Alger, Ms n° 1807.


2. A.N., Paris, 228 Mi2 vol. 5.
3. E. Picard, La Monnaie et le crédit en Algérie depuis 1830, Paris, Plon et A. Carbonel, 1930, p. 44.
4. A.N., Paris, 253 Mi 4 vol. 9, lettre du 20 sept. 1817.
5. A.N., Paris, A.E., B.III 302.
6. A. Zahhâr, Mudhakkirât..., Alger, Sned, 1974, p. 147.
7. A.N., Paris, 228 Mi 2 vol. 5; 228 Mi 3 vol. 7; 228 Mi 3 vol. 8; 228 Mi 4 vol. 11; 228 Mi 5 vol.12;
228 Mi 24 vol. 89.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 47

Les crises monétaires entre 1817 et 1830 s’accordent avec une situation de
crise générale dont nous verrons plus loin les différents aspects. On peut
en résumer ici les éléments principaux. Une chute démographique dont le
point de départ a été la peste de 1786-1787, suivie d’épidémies endémiques
dans les années 1790, et de la grave famine de 1804-1806. Celle-ci intervient
à un moment où des insurrections touchent la majeure partie du territoire,
phénomène sans précédent depuis l’arrivée des Ottomans. La répression
brutale des révoltes (massacres, destructions, incendie des récoltes et des
champs de céréales, pillages, etc.) relayait ainsi les dégâts des forces
naturelles.
Mais c’est surtout en 1817-1818 que les catastrophes culminent. à la grave
famine de 1817 s’ajoute la peste qui ravage tout le territoire et, selon certains
témoignages, dépeuple des régions entières. De nouvelles flambées de
révoltes affaiblissent à la fois les forces dominantes et la société dominée.
Cette grave crise démographique s’est accompagnée d’une régression de
la production agricole, qui a beaucoup frappé les observateurs
contemporains, et qui a été à l’origine de l’arrêt presque total des exportations
de grains de 1817 à 1830.
Ces malheurs conjugués à la faiblesse grandissante de l’empire ottoman
ont été à la base d’une crise qui a ébranlé la domination ottomane en Algérie.

résultats. lacunes. rapprochements


Nous nous sommes attaché dans ce chapitre à suivre l’évolution de la
monnaie algérienne telle qu’elle se dégage de l’examen des documents
algériens et européens, de façon à offrir une base claire à l’analyse des
mouvements des prix et des revenus.
De ce point de vue, les données réunies ici permettent de suivre ces
mouvements non seulement dans leur expression nominale, mais aussi en
termes de monnaie constante.
Cependant, plusieurs aspects importants demeurent dans l’ombre.
Nous n’avons pas jugé nécessaire de nous étendre sur les procédés de
fabrication de la monnaie décrits en détail par E. tocchi 1, membre de la
commission spéciale française chargée d’étudier la question monétaire en
Algérie en 1830. Ces descriptions montrent bien qu’en ce domaine comme
en d’autres, avant 1830, les techniques utilisées n’intégraient pas les progrès
récents de l’Europe occidentale, alors que la fabrication de la monnaie à Alger
était aux mains de Juifs d’origine européenne ou en contact permanent
avec l’Europe marchande et capitaliste.
Généralement, les pièces d’or avaient une taille, un poids et un titre

1. M.E. tocchi, Notice sur les poids et mesures et sur les monnaies d’Alger. Marseille, Imp. Dufort
Cadet, 1830; et du même: Notice sur la collection de médailles et monnaies musulmanes recueillies
par M.E. Tocchi, suivie de son catalogue, Marseille, 1855.
48 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

réguliers. Mais entre les pièces d’argent, il y avait des différences de taille
et de poids allant de 2,5 % à 6% ; leur titre était de 0,750 à 0,860. D’autres
défauts liés à des insuffisances techniques sont signalés par l’étude de tocchi.
Cette situation compliquait les problèmes de change et rendait nécessaire
la présence de changeurs professionnels qui étaient, selon les descriptions
de l’époque, nombreux, habiles, présents à tous les coins de rue.
Nous savons peu de choses sur les quantités des différentes monnaies qui
circulaient à Alger. On a seulement quelques ordres de grandeur sur les
monnaies étrangères introduites en Algérie. Entre 1786 et 1830, les négociants
espagnols ont apporté environ deux millions de piastres sévillanes 1. Les
exportations, la course, les «tributs et cadeaux» et autres revenus extérieurs
ont rapporté pendant les guerres révolutionnaires et napoléonniennes
l’équivalent de quelques autres millions de piastres sévillanes dont une
partie importante payait les marchandises importées ou était exportée en
fraude surtout au Levant.
La frappe du douro algérien, pièce d’argent d’environ 20 g., au titre de
0,860, était probablement destinée à enrayer cette fuite des piastres sévillanes
particulièrement appréciées au Levant. La lutte officielle contre la fuite des
devises est attestée par cette lettre du chancelier du consulat français à
Alger au Directeur des concessions africaines à Marseille en date du 5
décembre 1819 : «Le Dey, averti de l’arrivée, par la caravane de Constantine,
de fortes sommes en espèces d’or et d’argent, et en lingots destinés à être
expédiés à Livourne par un brick anglais, a fait défendre sous peine de
mort l’exportation des sequins ou piécettes d’Alger, des mokos et des
matières d’or et d’argent non monnayées» 2.
Dans le même sens va cette indication du «journal» du consul anglais à
Alger en 1828 : «Le Dey a prohibé l’exportation de toutes les monnaies d’or
ou d’argent. Il se propose d’autoriser seulement l’exportation du produit brut
des mines, et, comme il peut seul acheter le minerai, il établit ainsi un
monopole absolu en sa faveur».3
La diminution du poids et du titre du sultânî au début du XIXe siècle
avait peut-être la même motivation, ainsi que cette procédure apparemment
étrange qui consistait à accepter des piastres coupées et délibérément
surévaluées.
Cette politique «mercantiliste» avait des incohérences. En particulier, elle
ne s’appliquait pas à certaines opérations de commerce international menées
par des négociants algériens en étroite association financière avec les plus
hauts dirigeants du pays.

1. L. Cara Del Aguila, Les Espagnols en Afrique, les relations commerciales avec la Régence d’Alger
de 1786 à 1830. Université de Bordeaux III, thèse de 3e cycle, 1974, p. 298.
2. Cité in E. Picard, La Monnaie..., op. cit., p. 52.
3. R.-L. Playfair, «Episodes de l’histoire des relations de la Grande-Bretagne avec les Etats
barbaresques», R. A., 1880, p. 193.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 49

Le grand commerce pratiqué par les négociants algériens était surtout


dirigé vers le Levant d’où on importait café, épices, tissus de luxe et autres
marchandises de valeur et où on exportait beaucoup d’or et de monnaies
européennes d’or et d’argent. quelques exemples vont donner, ici, une
idée de la variété des monnaies exportées :
Du cahier de comptes du marchand qaddûr ben Mansûr 1 :

Argent rassemblé pour le voyage en Egypte en 1800-1801


argent lui appartenant personnellement 2 400 P.S.
autres partenaires : sa fille 400 ”
“ Muhammad ben Sfûl 200 ”
“ le khaznâjî 200 ”
“ le wakîl du bey de l’Ouest 200 ”
c
“ Abdal-qâdir al aghwâtî 52 ”
“ Muhammad Bouderbah 400 mahbûb
“ ben Mustfâ 200 ”
“ la femme d’âmîn al-sakka 100 sultânî
“ la fille de Hâjj Çâyjî 100 ”
c
“ Uthmân Khujâ 200 ”
“ Husayn ben Mustfâ 100 ”
“ Amîn al-sakka 200 ”

En avril 1823, al-Barbrî 2, grand négociant algérois, envoie, avec thabet ben
tubbî, négociant juif algérois, des quantités de cuir et de laine à vendre en
Italie et une somme d’argent comportant 117 mahbûb comptés à 9,25 pataques
chacun; 3 528 sultânî anciens à 14,125 pataques ; 310 dablûns à 124 pataques
et 112 «piécettes» à 1,5 pataques.
Sommes mises en dépôt par les pèlerins, en 1823,
dans les coffres du navire qui les transportait à La Mecque 3
(P.S. pour piastre sévillane, S. pour sultânî, M. pour mahbûb, B. pour boujou)

Bustanjî khûja 2 478 P.S. 108 S. 65 M., des quarts de S. valant 3 B.


Brahîm khûja 129 P.S. 18 S. 18 M. 3/4 de S.
H. C. al-dabbâgh 94 P.S. 24 S.
H. ‘Udabâchî 616 P.S. 104; 25 S.; 6 M.; 28 sequins vénitiens et 115 quarts.
A.K. Bâch Sâyas 351 P.S. 34 M.; 10.
M. al-Dallsî 106 P.S. 34 M.; 2 B.
H. ben Ramdhân 131 P.S.
A.R. ben Bayyât 330 P.S.
Mustghânmî 10 P.S.
B.S. al-qsantînî 15 P.S.
C. al-malyânî 22 P.S.

1. A.N., Paris, 228 Mi 7 vol. 26.


2. Id., 228 Mi 47 vol. 379.
3. Id., 228 Mi 3 vol. 7.
50 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

Le trésor de la Qasbah
Il remonte au XVIIe siècle. Dans les années 1630, on y déposait
annuellement 500 000 doubles 1. Dans Tachrifat 2 sont enregistrés certains
dépôts faits au trésor par les Deys d’Alger :
– en 1103 (24 septembre 1691-11 septembre 1692), le Dey Hâjj Shacbân
dépose des sultânî, des ryâls entiers et des «petits ryâls».
– en shacabân 1191 (septembre 1777) Muhammad ben cUthmân Pacha
dépose une caisse de 2 000 pièces d’or .
– le 6 shawwâl 1191 (7 novembre 1777) le même dépose 25 sacs de 1000
sultânî chacun et 2 caisses de 20 000 sultânî chacune.
– le 23 shawwâl 1201 (8 août 1787) il dépose 60 000 boujoux, puis 40 000
sultânî, puis 30 000 sultânî, puis 112 000 sultânî et enfin 82 500 mahbûb.
Les estimations les plus modérées faites par des consuls à Alger à la fin
du XVIIIe et au début du XIXe siècle, situaient ce trésor entre 100 et 150
millions de francs. Shaler parle de 250 millions. Il constate «une grande
accumulation de richesses à Alger» qui est «une des villes du monde la
plus riche en numéraire»3.
Depuis l’étude solidement documentée de M. Emerit 4, on sait que le
trésor de la qasbah renfermait en 1830 la valeur d’au moins 100 millions de
francs. C.-A. Julien résume ainsi le dernier épisode du scandale public lié
au pillage du trésor de la qasbah : «Après le coup d’état du 2 décembre, le
préfet de police Pietri reprit l’enquête sur des bases solides, c’est-à-dire
auprès des organismes et des techniciens qui avaient à connaître des lingots:
la Monnaie, les essayeurs et la caisse centrale du trésor. Plus de 100 millions
étaient parvenus à Paris dont 42 562 768 entrèrent effectivement au trésor,
après l’exécution de certaines charges. 52 millions disparurent dont Pietri
affirme qu’ils entrèrent dans la cassette de Louis Philippe. quinze jours
après le dépôt du rapport Pietri, Achille Fould, qui avait été un des
intermédiaires, devint ministre d’état.
Dès lors, les démarches de Flandrin se brisèrent contre le mur d’argent» 5.
(J. B. Flandrin, rapporteur de la commission d’enquête de 1830. Il continua
pendant 18 ans à dénoncer les coupables du pillage).
En 1930 le mur d’argent continuait encore à sévir. En effet, il est intéressant
de noter comment un livre faisant partie de la «Collection du Centenaire de
l’Algérie», monument à la gloire de l’œuvre coloniale française, traitait ce
problème. E. Picard, directeur général de la Banque d’Algérie, a réuni de

1. F. Knight, A Relation..., op. cit., p. 480.


2. Tachrifat..., op., cit., p. 77.
3. W. Shaler, Esquisse de l’état d’Alger, trad. par M.X. Bianchi, Paris, Libr. Ladvocat, 1830, pp.
72-73.
4. M. Emerit, «Une cause de l’expédition d’Alger: le trésor de la Casbah», Actes du LXXIXe
Congrès des Sociétés Savantes, Histoire algérienne, Alger, 1954, pp. 5-22.
5. C.-A. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, PUF, 1964, p. 56.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 51

nombreux collaborateurs et bénéficié de l’aide des spécialistes et des


conservateurs des différents fonds d’archives en France et en Algérie, pour
écrire son livre, par ailleurs remarquable. Son jugement sur le dossier en
question se passe de commentaire : «Nous ne pouvons affirmer qu’un fait
certain, c’est qu’aucun pillage ne fut commis par l’armée française, et retenir
qu’un chiffre, celui qui a été relevé par le payeur général Firino et la
commission chargée de trier et de peser les monnaies, c’est-à-dire environ
une cinquantaine de millions» 1.
Le trésor de la Casbah constitue le pivot central de la recherche poursuivie
par A. Hamdani. Les documents principaux qui s’y rapportent sont publiés
dans son ouvrage 2 sur l’expédition française contre Alger en 1830.
D’autres problèmes importants pour la connaissance de la situation
monétaire en Algérie ottomane restent du domaine de l’exploration.
On est loin de savoir, par exemple, l’ampleur de la diffusion de la monnaie
dans l’ensemble du pays. En principe la Maison de la Monnaie avait le
monopole de la frappe pour tout le territoire sous l’autorité des Deys. Mais
certains documents parlent de «frappe de Constantine» ou de «monnaie de
Constantine» (sikkat Qsantîna). Un recueil de consultations juridiques du
XVIIe siècle 3 précise qu’en rajab 1030 (mai-juin 1621), on procéda à
Constantine à une transformation de la monnaie parce que les anciennes
pièces étaient altérées par le rognage, le mélange avec du cuivre et du
plomb, etc. On sait, par ailleurs, que la principale monnaie courante à
Constantine était constituée depuis le début du XVIIIe siècle de piastres
espagnoles ajustées spécialement pour cette ville et dont l’utilisation était
interdite ailleurs. Cette politique de restriction de la circulation monétaire
est illustrée par une lettre du Bey de Constantine au Directeur des
concessions de La Calle en juin 1780 dans laquelle il lui interdit formellement
d’envoyer des piastres de Constantine à Collo, car les piastres ajustées pour
chaque place n’ont légalement cours que dans la place concernée 4.
Cette politique monétaire est un signe, parmi d’autres, du morcellement
économique et politique du pays. En d’autres termes, la constitution de
l’unité territoriale de l’Algérie ottomane depuis trois siècles n’avait pas
suffi, en l’absence d’un certain type de développement économique et de
transformation des structures sociales, à créer une entité économique unifiée
symbolisée par une monnaie officielle valable pour tout le territoire.

1. E. Picard, La Monnaie..., op. cit., pp. 55-56.


2. A. Hamdani, La vérité sur l’expédition d’Alger, Paris, Balland, 1985.
3. Recueil de nawâzil et fatâwâ collectés par M. b. cAbd al-Krîm al-Fakkûn à Constantine,
ms inédit, 588 p. conservé en microfiches aux Archives de la W. de Constantine Fi 10 et 11.
4. B.N., Alger, ms. n° 1641, recueil de lettres des beys de Constantine au Bastion.
52 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

La monnaie et le système politique


De 1520 à 1830, toutes les pièces de monnaie d’or ou d’argent fabriquées à
Alger portaient le nom du sultan ottoman du moment. En général, les grandes
pièces portaient sur une face l’inscription «Frappé à Alger à telle date», et sur
l’autre face «Sultan des deux continents et souverain des deux mers le Sultan untel».
Y était ajouté parfois «Que Dieu illustre sa gloire et le soutienne». Fréquemment
le nom du sultan est précédé par la formule «le Sultan fils du Sultan».
L’importance symbolique de ces inscriptions est d’autant plus grande
qu’elle fait référence à la souveraineté impériale sur un ensemble politique
et économique qui regroupe pratiquement tout le monde arabe, sauf le
Maroc, et l’essentiel du monde musulman sunnite. Il y a là comme une
perpétuation de la légitimité khalifienne, même si les sultans ottomans ne
se sont réclamés de cette tradition que bien plus tard. A côté de la monnaie,
d’autres usages symboliques travaillent à renforcer cette identification à un
ensemble politique et cet attachement à la personne du sultan qui symbolise
l’unité de la communauté musulmane. Le prêche du vendredi répercute
jusqu’aux coins les plus reculés du pays ce travail d’identification. à
l’avènement d’un nouveau sultan et à la naissance d’un fils au sultan, la paie
des janissaires est augmentée d’une çâyma et des réjouissances publiques sont
décrétées. tradition suivie pendant trois siècles à Alger sans discontinuité.
Il reste que cette autorité supérieure dotée d’une légitimité durable est
lointaine et s’affirme surtout au niveau des principes. Dans les faits, elle
s’accommode d’un système politico-militaire local qui a fini par agir de
façon quasi indépendante à l’intérieur et à l’extérieur et dont le
fonctionnement a souvent été marqué par la violence et l’instabilité. Ce
système ne s’est pas imposé du jour au lendemain. Il a fallu plusieurs
décennies d’efforts politiques et militaires pour consolider son contrôle
plus ou moins direct sur les régions qui vont former l’Algérie ottomane. Il
est passé par différentes formes de gouvernement. La dernière, celle des deys-
pachas (1710-1830) est marquée à la fois par une autorité relativement plus
grande du dey sur l'oudjaq et une autonomie plus affirmée à l’égard
d’Istanbul. C'est en particulier, le dey et le divan d'Alger qui décident
souverainement de tout ce qui concerne la frappe, la valeur et la circulation
de la monnaie sur le territoire algérien. Monnaie nationale en quelque sorte,
si l'on se permet cet anachronisme. Mais l’inachèvement de la formation
politique du territoire algérien se traduit aussi sur le plan de la monnaie de
façon contrastée. Il y a, de ce point de vue, des progrès par rapport au
passé et des limites en comparaison avec des pays plus unifiés. Dans le
passé, la frappe de la monnaie n’était pas l’exclusivité des cités princières
comme tlemcen, Bougie et Constantine. Des villes moyennes, comme Alger,
tenès et Biskra avaient leur propre monnaie locale1. Avec l’arrivée des
1. H. W. Hazard, The Numismatic History of Late Medieval North Africa, New York, 1952, pp.
175-177.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 53

Ottomans, la relative unification monétaire semble suivre les progrès de


l’unification politique. Ainsi les dinars ziyânî frappés entre 1529 et 1556,
étudiés par Hazard1, portent, avec la mention «frappé à tlemcen», le nom
du sultan ottoman sur une face, et sur l’autre le nom du prince zayyânîde
du moment. Par la suite, seul le nom du sultan était inscrit sur ces ziyânî. Il
semble aussi que Constantine ait continué à frapper sa monnaie jusque vers
1620-1630. 2
Dans les oasis et territoires du Sud relevant épisodiquement de la
souveraineté d’Alger, on a continué à utiliser une monnaie locale à côté de
la monnaie d'Alger et des monnaies étrangères, comme l'indiquent les
différentes rahalât du XVIIe et du XVIIIe siècle.
Même dans les territoires du Nord, la situation monétaire n'était pas
uniforme comme on peut le voir d’après les faits suivants :
– Tachrifat (p. 80) parle d’une monnaie fabriquée à partir d’une livre
d’argent et de 3 livres de cuivre «mais ce titre n’est pas d’un cours forcé et
n’est obligatoire que pour les Arabes dans leurs relations avec le bey».
– En 1824, certaines localités de Grande Kabylie se révoltent et prennent
en otage quelques Européens. Ils exigent pour leur libération, une rançon
de 4000 pataques (soit environ 2 200 dollars ou piastres sévillanes, selon le
consulat américain) payée en «vieille monnaie algérienne qui, seule, a cours
chez eux, et refusent toute autre monnaie».4 Sont appelées «pataques» dans
cette correspondance des ryâls d’Alger, frappés au XVIIIe siècle et qui
avaient quasiment disparu de la circulation. Ces ryâls effectifs valaient,
comme on l’a vu plus haut, 3 pataques. Si l’estimation du consulat américain
est bonne, leur valeur aurait augmenté d’un huitième de pataque. C’est
sans doute lié à leur raréfaction et à leur qualité intrinsèque. Leur valeur
(0,55$) les distingue du boujou qui valait en 1824 autour de 0,35 $. En gros,
ce ryâl encore en usage en Kabylie valait un peu plus d’un boujou et demi.
Comment le désignait-on ? Au XVIIIe siècle, des actes notariés de Bougie et
de Dellys étaient stipulés en «ryâl bacîta» et en «ryâl çahîh» (effectif) de grand
ou de petit module.
Au demeurant, à la différence d’Alger, les actes des autres régions étaient
souvent stipulés en termes de monnaie réelle. On y rencontre diverses
désignations de ryâl : ryâl qwârit, ryâl qarnît, ryâl shkôtî, ryâl bacîta, etc., pour
ne citer que les termes qui ont besoin de quelques précisions.
Le ryâl qwârit de la fin du XVIIe et des premières décennies du XVIIIe
siècle fait référence à la piastre gourde ou gorda évoquée plus haut. Au
XIXe siècle, certains carnets de marchands l’utilisent comme équivalent de

1. Id., pp. 190-191.


2. D’après une consultation juridique du XVIIe siècle. V. Recueil de nawâzil de A. K. al
Faggûn, ms inédit, Arch. de Constantine, F° 10 et 11.
3. B.N.A., Alger, ms n° 1641, Recueil de lettres du bey de Constantine au Bastion.
4. A. N., Paris, 253 Mi 4 vol. 11, Corresp. consulat am., fin 1824.
54 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

la pataque d’aspres. Comme on le voit, la datation précise est importante


dans les problèmes d’identification. Ainsi, il est erroné d’appeler ryâl drâhm
la pièce d’argent frappée à partir de 1758 et pesant environ 3,50 g. Au
moment de sa frappe, elle valait 6 mouzounes, soit 0,75 ryâl drâhm. Ce n’est
qu’après la diminution d’un quart de la valeur de celui-ci qu’il y a eu
correspondance entre cette monnaie de compte et l’ancienne pièce de 6
mouzounes. quant au ryâl qarnît (corniente), il est parfois désigné clairement
comme étant la piastre sévillane rognée pour la ville d’Alger, de la valeur
de 3 pataques d’aspres ou un peu plus selon les cas. Comme on l’a vu plus
haut, cette piastre rognée est appelée aussi ryâl shkôtî. Dans le Constantinois,
elle est appelée ryâl bacîta. Mais dans l’Algérois et en Kabylie, la bacîta
semble désigner le ryâl de 6 mouzounes, si l’on en croit les enquêtes
françaises des années 1830.
De cet enchevêtrement d’appellations, on peut écarter les termes
monétaires ottomans d’Istanbul (manqûr, okdje, gurûsh, etc.) appliqués
mécaniquement par certains numismates à la monnaie algérienne qui ne les
a jamais portés.
Par ailleurs, certaines pièces de monnaie d’Alger évoquées ici ne figurent
aujourd’hui dans aucune des collections de monnaies recensées dans le
monde. Elles dorment peut-être parmi les trésors privés. Rappelons aussi
qu’en plus des monnaies européennes, les monnaies du Maroc, de la tunisie,
de l’égypte, de la turquie, etc., circulaient en Algérie. Un épisode significatif
montre à sa façon les liens qui existaient dans ce domaine entre Alger et
Istanbul. Lorsque cAlî Bey, qui prit le pouvoir en Egypte de 1757 à 1773, se
déclara indépendant d’Istanbul, il fit frapper des monnaies où figurait son
nom à la place du sultan ottoman. La réaction d’Alger est ainsi décrite par
la Gazette (française) du 6 juillet 1772 : D’Alger, le 23 mai 1772, «le dey a fait
publier que les espèces frappées par Ali-Bey, caïmacan d’Egypte, n’auront
plus cours dans le royaume d’Alger, il a fait défendre aux négociants français
établis dans cette échelle d’en faire venir de Marseille. Il a augmenté les droits
d’exportation des cires, des laines, des cuirs, etc.»
Une forme particulière d’interaction entre politique et monnaie, caractérise
le système ottoman d’Alger. C’est le rôle considérable joué par la paie des
soldats dans le fonctionnement du système. à travers différentes formes de
gouvernement, Alger est restée fondamentalement une «république
militaire». La source du pouvoir, c’est la «milice». Elle a une forte conscience
de son identité et de sa souveraineté collective. Assurer régulièrement la paie
et ne pas diminuer son pouvoir d’achat était l’angoisse des pachas et autres
deys. Même une personnalité considérable comme Eulj Alî a eu des difficultés
en 1568-69 avec les janissaires parce que la paie était irrégulière 1.
Dans la première moitié du XVIIe siècle, plusieurs pachas étaient

1. Haëdo, op. cit., p. 145.


MONNAIES, PRIX Et REVENUS 55

emprisonnés ou tués parce qu’ils n’arrivaient pas à assurer convenablement


la paie. Une chronique algéroise de l’époque, traduite par Delphin sous le
titre Histoire des pachas d’Alger raconte comment et pourquoi on enleva aux
pachas la prérogative de faire la paie, parce qu’ils en profitaient pour piller
le trésor 1. tous les pouvoirs furent accaparés par les chefs de la milice sous
le contrôle méfiant et remuant de la base militaire. Ainsi, au XVIIe et pendant
une partie du XVIIIe siècle, les confiscations des biens des hauts responsables
et des riches négociants étaient enregistrées sous la forme suivante : «l’armée
(al-caskar) a décidé de vendre les biens d’Un tel... pour assurer la paie».
D’autres faits éclairent les rapports entre fonctionnement politique et
contraintes de la paie :
– en 1754 Ouzoune Alî organise un complot. Il tue le dey, prend sa place
et décide d’augmenter la paie de 5 çâyma. D’ordinaire, l’augmentation est
d’une çâyma. Sa tentative échoue le jour même de sa prise du pouvoir. Son
successeur «déclare la guerre à l’Empereur et à la Hollande parce que la
milice se plaignait de la régression de la course».2
– la révolte contre Mustapha Pacha en 1805, a été organisée par un ancien
secrétaire d’Etat parfaitement au courant de la situation financière de la
Régence. Il promit aux janissaires l’augmentation de la paie et distribua
beaucoup d’argent aux officiers. Ce qui permit le succès de son entreprise.3
– en 1815, les soldats se révoltent et tuent Muhammad Pacha, parce qu’il
avait voulu supprimer toutes les fausses inscriptions à la paie, dont il avait
connaissance en tant qu’ancien responsable du trésor.4
– en 1817, «le désir que Alî Dey... a de favoriser en tout ce qui dépend de
lui, la milice d’Alger, l’a porté à réduire la pataque chique à 6 mouzounes
de 8 qu’elle était et la piastre forte à 5 pataques au lieu de 7 et 1/2. Cette
mesure est avantageuse essentiellement à la Milice, dont la paie est évaluée
en pataques».5 De fait, cette mesure s’est révélée inapplicable et fut
rapidement supprimée. Preuve s’il en est, de l’interférence du politique et
de l’économique.

La monnaie et la situation économique


Une analyse comparative des périodes de grandes mutations monétaires
(1580-1625, 1685-1725 et 1816-1830) et des périodes de stabilité de la monnaie
(1625-1685 et 1725-1815) permet de constater une grande diversité de
situations, qui n’autorise pas d’explications simples.
Il faut aussi tenir compte de quelques éléments essentiels :
– l’Algérie ottomane reste un pays qui vit au rythme des variations de la

1. in J.A., 1922, p. 209.


2. A.E., B III 309, décembre 1754.
3. Zahhâr, Mudhakkirât..., Alger, 1974, pp. 88-89.
4. Id., p. 115.
5. Lettre du consul Deval, 21 octobre 1817, in E. Picard, La monnaie..., p. 44.
56 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

production agricole et de la situation démographique dominée par la


répétition des pénuries alimentaires et des épidémies.
– le rôle, variable selon les moments, de la course dans la vie économique
d’Alger et de l’ensemble du pays.
– le développement des relations commerciales avec l’Europe occidentale
va jouer à partir des années 1690 jusqu’en 1830, un rôle déterminant qui se
traduit fortement sur le plan de la monnaie, des mouvements des prix et
des rapports sociaux. Avec l’Europe occidentale, la balance commerciale
algérienne est restée excédentaire jusqu’au début du XIXe siècle. Cet excédent
était réglé essentiellement en monnaie d’argent, surtout en piastres sévillanes,
entières ou rognées, qui ont alimenté la monnaie d’Alger, la paie des
janissaires, la thésaurisation sous différentes formes et, malgré les
interdictions officielles répétées, la fuite massive des métaux précieux vers
l’Orient avec lequel la balance commerciale était toujours déficitaire.
– la grande inconnue de la situation économique reste la production
matérielle, même si le développement des exportations agricoles de 1765
jusqu’au début du XIXe siècle, en est un indicateur important.
– les deux secteurs relativement les plus visibles (la course et le commerce
extérieur) se trouvent avoir une incidence directe sur l’abondance ou non
de la monnaie. On connaît mieux certaines parties du commerce extérieur.
Le rôle économique de la course est plus discuté. On peut néanmoins tracer,
du point de vue qui nous intéresse ici, un schéma des différentes périodes
de la course algéroise :
De 1520 à 1580, les activités de la marine d’Alger s’inscrivent dans le
cadre global de la guerre entre les Habsbourg et les Ottomans. Durant cette
période, la course n’est qu’un élément de la guerre avec ses hauts et ses bas.
à partir de 1580, l’activité corsaire devient dominante et marque les structures
et les mentalités de la Milice au pouvoir. L’état d’Alger est comme celui de
Malte, un Etat corsaire. Il le restera jusqu’au bout, au delà de toute raison,
malgré les injonctions répétées d’Istanbul. Le prétexte avancé, c’est que les
revenus propres du pays ne peuvent pas assurer les dépenses de l’état, et en
particulier la solde des janissaires qui, affirme-t-on officiellement, a toujours
dépendu des produits de la course. De fait, la course a connu deux périodes
prospères : un «âge d’or» (1580-1640) et, comme un chant du cygne, une
reprise exceptionnelle de 1793 à 1815 favorisée par les guerres européennes.
Il est impossible de chiffrer exactement les apports annuels en argent de la
première grande période de la course, mais un ordre de grandeur entre un
demi-million et un million de piastres fortes semble acceptable. Une partie
seulement va dans les caisses de l’état et sert à la paie. Dès lors, on comprend
que même à cette époque, les difficultés financières et monétaires assaillent
les dirigeants qui cherchent dans les manipulations monétaires une solution
à ces problèmes. En 1580 une piastre sévillane vaut 80 aspres. En 1625 elle en
vaut 232. C’est la première période de fortes mutations monétaires.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 57

Les contextes des deux autres périodes de perturbations monétaires sont


différents.
La période 1685-1725 est inaugurée par un nouveau système monétaire
qui accentue la dépréciation de l’aspre et consacre la ryalisation de la
monnaie algérienne. Les taux de change des différentes monnaies permettent
de situer les moments de forte dépréciation de l’aspre. C’est autour de
1691-92 et de 1704-1705 que les pertes de valeur de cette monnaie sont les
plus sensibles. Pour l’ensemble de la période, la valeur de l’aspre passe de
l’indice 100 à l’indice 26,68. Pourtant les témoignages ne manquent pas sur
l’importance des produits de la course dans les années 1690. On sait par
ailleurs l’immense butin du pillage de tunis en 1695 et des victoires de
l’armée d’Alger sur le roi du Maroc. En fait les grandes victoires à l’extérieur
ont coïncidé avec une réelle misère à l’intérieur. On en trouve les signes
jusque dans les documents officiels qui enregistrent les plaintes de la
population d’Alger qui souffre des fortes impositions exceptionnelles pour
participation à la guerre. C’est aussi l’époque où se multiplient les
confiscations certainement arbitraires.
Il faudra peut-être s’arrêter plus longuement sur les conditions qui ont
entouré les dernières fluctuations monétaires de 1815-1830. Nos informations
sur l’époque sont plus riches et peuvent fournir matière à des analyses
plus poussées. Pour éclairer ces conditions, jetons d’abord un coup d’œil
rapide sur la période de stabilité non seulement monétaire mais générale
qui l’a précédée, en la comparant à celle du XVIIe siècle. Des différences
importantes les séparent :
– de 1625 à 1685, la piastre sévillane domine la monnaie algérienne, alors
qu’entre 1725 et 1815 ce sont les relations privilégiées avec Marseille qui
commandent la marche de cette monnaie par l’intermédiaire des piastres
coupées pour différentes places algériennes.
– de 1725 jusqu’à la révolution française, la stabilité de la monnaie est un
phénomène international lié à différents facteurs magistralement analysés
par Pierre Vilar 1. Mais malgré les liens de dépendance envers le commerce
marseillais, les perturbations de la monnaie française à l’époque
révolutionnaire n’ont pas d’effets immédiats sur l’état des monnaies
algériennes.
– dans les années 1625-1685, les exportations sont constituées pour
l’essentiel des produits de la course. La période 1725-1815 est caractérisée
par de fortes exportations de grains et de produits agricoles. Les prix des
produits exportés, surtout dans les deux dernières décennies du XVIIIe
siècle, sont particulièrement rémunérateurs. Ils poussent les dirigeants et
les grands propriétaires fonciers à défricher, à améliorer les techniques
agricoles pour développer la production destinée à l’exportation. Il y a un

1. P. Vilar, Or..., p. 275 sq.


58 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

effet d’enrichissement réel de ces groupes sociaux. C’est aussi la période de


stabilité politique la plus longue, dominée surtout par la forte et sympathique
personnalité de Muhammad ben cUthmân Pacha (26 ans au pouvoir, de
1766 à 1791) et de ses deux beys de Constantine et d’Oran.
– au XVIIe siècle, la paie des soldats est l’obsession permanente des
dirigeants. A partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, elle ne semble
pas poser de problème. Les revenus de l’impôt se sont nettement améliorés.
La course s’est transformée pour l’essentiel en «tributs» versés par différentes
puissances étrangères. Ce sont en fait des compensations au «manque à
gagner» causé aux corsaires algérois par les accords de paix. Ces sommes
étaient directement versées au trésor algérien ainsi que les «lismes» stipulés
par les accords de commerce. De plus, le nombre de soldats est allé en
diminuant pour n’être plus qu’autour de la moitié de ce qu’il était au siècle
précédent. Pour de multiples raisons, Alger n’attirait plus les foules, ni
dans son armée, ni pour la course. Certains dirigeants du XVIIIe siècle,
comme le sage et vertueux Muhammad ben cUthmân, avaient compris que
les temps avaient changé et cherché, avec l’appui d’Istanbul, à rompre avec
les traditions de prédation de leurs prédécesseurs. Mais par la suite, les
guerres révolutionnaires et napoléoniennes ont ouvert de nouvelles sources
d’enrichissement par la course. Cette source miraculeuse se tarit en 1815 avec
la fin des guerres européennes. Les exportations de grains suivent la même
chute. L’afflux des céréales de l’Europe de l’Est fait baisser les prix. Mais
surtout ce sont des raisons internes qui provoquent la crise globale de 1817-
1830. Sept années successives de sécheresse, accompagnées d’une épidémie
de peste généralisée à tout le pays. Elles étaient précédées, puis suivies de
révoltes dont l’ampleur et les dévastations sont sans précédent depuis le XVIe
siècle. «We are now in a state of famine, pestilence and insurrection»1, écrit
le chargé d’affaires du consulat américain à Alger, le 8 novembre 1817.
C’est en fait une situation paradoxale. D’une part, l’enrichissement relatif
de certains groupes sociaux, l’abondance monétaire et le développement des
relations économiques avec l’Europe occidentale ont entraîné à long terme
une évolution des prix des produits industriels et agricoles et du rapport
or/argent qui les a rapprochés du niveau européen. D’autre part, cette
abondance extraordinaire de monnaie, constatée par les sources locales et
étrangères 2 n’empêche ni une forte et rapide détérioration de la monnaie
courante – de 22 sous 6 deniers, en 1817, la pataque-chique passe à 18 s. en
1818, 15 s. en 1819 et 12 s. ensuite –, ni le développement d’une grave crise
à la fois économique, démographique et politique.

1. A. N., Paris, 253 Mi 4, vol. 9.


2. Zahhâr, op. cit., p. 31, 34 et 65. W. Shaler : «Alger est une des villes du monde la plus
riche en numéraire» in Esquisse..., p. 74. Dans le même sens, V. de Paradis, Boutin et la corresp.
consulaire française.
MONNAIES, PRIX Et REVENUS 59

Monnaies algériennes, d’après P.-E. Picard,


La Monnaie et le crédit en Algérie depuis 1830.
60 RECHERCHES SUR L’ALGéRIE à L’éPOqUE OttOMANE

Monnaies algériennes, d’après P.-E. Picard,


La Monnaie et le crédit en Algérie depuis 1830.
II.
Le mouvement des prIx

dIffIcuLtés spécIfIques et méthodes d’approche


«La reconstitution d’un mouvement des prix n’est jamais, pour l’historien,
une fin en soi. Nous ne la considérons, pour nous, que comme un moyen.
Moyen de préciser, d’abord, en particulier quant à la chronologie, les
influences conjoncturelles sur le mouvement de la production, que les textes
descriptifs ne font saisir que trop vaguement. Moyen de préparer, ensuite,
l’étude des revenus, vrais facteurs de la formation économique du capital,
et celle de leur distribution, où se dessinent, socialement, les structures
neuves».1
Cette double préoccupation, comme l’ensemble des grandes orientations
méthodologiques d’E. Labrousse et de P. Vilar qui inspirent notre travail,
sont à adapter aux particularités de notre sujet. En effet, les structures
économiques et sociales de l’Algérie ottomane sont loin de correspondre à
celles de la France ou de la Catalogne des temps modernes. Les sources
disponibles pour l’étude du mouvement des prix dans l’Algérie ottomane
n’ont, quant à elles, rien d’équivalent en abondance et en solidité, à celles
qui ont servi à l’établissement des séries statistiques de Labrousse.
Les difficultés rencontrées dans la recherche de sources permettant la
constitution de séries statistiques valables en histoire économique et sociale
de la Tunisie à l’époque moderne, ont amené L. Valensi à conclure sur une
leçon de prudence qui consiste à «abandonner l’espoir d’une étude sérielle
et d’une restitution minutieuse des variations du temps court. Si les courbes
des prix de quelques produits ont été retenues comme acceptables, aucune
d’entre elles ne doit être lue isolément. A peine peut-on y chercher le sens
général du mouvement, un rapport grossier entre les produits et les
modifications de ce rapport dans la longue durée ; enfin les accidents
majeurs si les courbes s’accordent pour les faire apparaître».2
Les mêmes constatations poussent l’historien tunisien, M. H. Chérif,
pionnier en ce domaine, à affirmer : «une entreprise à la Labrousse ou à la
Vilar est de toute évidence impossible actuellement et peut-être à jamais, eu
égard à la carence des sources, mais aussi à la spécificité du champ d’études».3

1. P. Vilar, La Catalogne, op. cit., t. II, p. 332.


2. L. Valensi, Fellahs tunisiens..., Paris, Mouton, 1977, p. 298.
3. M. H. Cherif, «L’Histoire économique et sociale de la Tunisie au XVIIIe siècle à travers les
sources locales. Enseignements et perspectives», in J. Berque dir., Les Arabes par leurs archives,
XVIe-XXe siècles, Paris, CNRS, 1976, p. 101.
62 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

En effet, la prudence s’impose si l’on veut éviter certains errements, tels


ceux relevés par le grand historien Claude Cahen dans une critique serrée 1
portant sur les travaux d’E. Ashtor 2. on les résumera en quelques mots: la
grande érudition et les performances formelles de cet auteur de talent ne
l’ont pas empêché d’établir des tableaux des prix et des salaires sur des bases
très fragiles. Il rassemble, sans tenir compte des différences, des pays et des
époques éloignés, des unités monétaires et métrologiques changeantes.
Des prix isolés sont réunis à d’autres prix isolés sans les situer dans leurs
contextes spécifiques qui rendent possibles ou non des rapprochements
significatifs.
à ces types de difficultés, s’ajoute le fait que les archives de l’Algérie
ottomane ont été en partie détruites ou dispersées à partir de 1830. Elles
semblent donc offrir moins de possibilités dans ce domaine que celles
d’autres pays arabes.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que personne jusqu’ici ne se
soit aventuré dans une entreprise aussi peu prometteuse. Pourtant des possi-
bilités existent, même si elles sont inégales et souvent modestes. Du point
de vue de la richesse des sources, il faut distinguer deux périodes différentes:
La première va de l’installation des ottomans à Alger jusqu’au milieu du
XVIIe siècle. Les indications qui la concernent sont disparates, tirées de
sources hétérogènes, de régions différentes, sans aucune continuité entre elles.
Elles servent seulement à dessiner quelques repères pour l’étude de la
période suivante.
La deuxième période va en gros des années 1660 à 1830. La documentation
nous offre des séries suffisamment homogènes et continues pour certaines
périodes et certains produits. L’existence d’autres sources permet des
confrontations entre les résultats obtenus.
a. Les registres des habous et du Beylik contiennent dans des rubriques
mensuelles ou hebdomadaires, des comptes de dépenses diverses: salaires
et rétributions, achats, frais de construction et d’entretien des mosquées, des
fontaines d’Alger et des biens habous (immeubles d’habitation, fondouks,
bains maures, boutiques et magasins, fours à pain, etc.) ou à caractère public
(casernes, forts, ports, adductions d’eau, moulins de l’Etat, etc.). Les achats
les plus réguliers concernent l’huile d’olive et les matériaux de construction.
La densité et la régularité des achats d’huile, et la stabilité relative des prix
de matériaux de construction, permettent de constituer pour de longues
périodes des séries suffisamment significatives.
Cependant, pour une société pré-capitaliste à base agricole, l’importance
des prix des céréales est primordiale pour l’étude de la production
marchande. Il est vrai que cette dernière ne forme qu’une partie minoritaire

1. C. Cahen, c.r. du livre d’Ashtor, Histoire des prix..., in R. H., janvier-mars 1972, p. 191 sq.
2. E. Ashtor, Histoire des prix et des salaires dans l’Orient médiéval, Paris, SEVPEN, 1969.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 63

de la production, mais elle est plus visible, plus dynamique et éventuellement


porteuse de changements.
Les indications sur les prix des céréales sont plus irrégulières, sauf pour
certaines périodes malheureusement courtes. Nous avons distingué entre
les moyennes annuelles suffisamment établies et les prix isolés ou pas assez
fréquents dans les différentes saisons de l’année pour permettre une
moyenne annuelle solide. Pour les prix de ce deuxième type, quand un
contrôle par d’autres sources les valide, ou s’il s’agit de prix de forte stabilité,
(comme ceux des matériaux de construction), ils sont insérés dans nos
tableaux avec les précisions nécessaires. Sinon, ils sont donnés à part, à
titre indicatif.
b. Les actes judiciaires, de type notarial (inventaires après décès, actes de
partage de successions, de vente de biens fonciers et immobiliers, etc.)
comportent généralement des évaluations détaillées de différents biens
meubles et immeubles. Ils nous ont servi surtout à suivre l’évolution des
valeurs foncières et à comparer ces évolutions – ou les prix de vente aux
enchères qui y sont fréquents – à nos séries de prix établis à partir des
registres des habous et du Beylik.
c. Les séries de prix d’exportation des produits agricoles sont établies à
partir de l’abondante documentation des compagnies marseillaises, et
comparées aux autre prix d’exportation établis par différents travaux et
aux prix locaux internes.
Dans les chapitres suivants, ces sources seront reprises avec les précisions
nécessaires au contrôle et à l’appréciation critique des séries constituées.

1520-1660: prix divers


La diversité des sources, la rareté et la dispersion des données chiffrées
de cette période, imposent des limites à la signification des prix réunis ici
à titre indicatif et incitent à certaines précautions de départ dont l’essentiel
peut se résumer ainsi:
a. chaque groupe de données provient de la même source et concerne la
même ville ou région ;
b. les prix sont d’abord exprimés dans la monnaie donnée par la source;
c. les conversions de monnaies, qui permettent une comparaison des prix,
sont faites selon le taux de change pratiqué à l’endroit et au moment cités ;
d. si toute prétention statistique nous est interdite par la situation de la
documentation, il est possible néanmoins de viser certaines approximations,
certains ordres de grandeur comparatifs, qui permettent non pas de mesurer
de façon précise, mais de déceler en gros les tendances du moment.
Trois sources principales ont été utilisées.
La première est constituée par les archives espagnoles de Simancas1, dont

1. A.N., Paris, microfilms des archives ex-ggA de Simancas, 247 Mi 1, 2, 3 et 4.


64 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

une partie a été traduite en français et publiée partiellement par La


Primaudaie1. une autre partie est constituée de lettres écrites en arabe par
différents dirigeants locaux aux commandants et gouverneurs espagnols.
Nous avons utilisé aussi la thèse d’Etat de Ch. de La Véronne 2 qui a exploité
cette documentation avec beaucoup de minutie, mais dont les préoccupations
étaient d’ordre événementiel. Elles concernent pour l’essentiel l’oranie et
les rapports des Espagnols avec cette province dans la première moitié du
XVIe siècle.
La deuxième source est relative au commerce français dans la région du
Bastion et de Bône, depuis l’établissement du Bastion au milieu du XVIe siècle
jusqu’en 1604, date de la destruction de celui-ci et de la rupture des relations
commerciales avec la France. Cette documentation variée 3 permet de retracer
les divers épisodes de la Compagnie du corail depuis sa création par Thomas
Lenche en 1547. Elle est utilement complétée par la correspondance des
consuls français à Alger avec la Chambre de commerce de Marseille et avec
le Secrétaire d’Etat à la Marine 4. Ces sources ont beaucoup servi à P. Masson 5
dont les travaux sur le commerce français en Algérie gardent encore une
certaine valeur. Celles du commerce du Bastion ont été étudiées, avec
publication d’une partie de la documentation, par P. giraud 6 et M. Baulant 7.
La troisième source concerne Alger et ses environs immédiats. Elle est
constituée principalement par les actes judiciaires 8 qui livrent quelques
prix que viendront compléter les indications tirées d’autres documents.
groupées par ordre chronologique selon leur origine, les données relevées
offrent, malgré les lacunes considérables, une vue d’ensemble assez
significative.

1. Les prix des produits agricoles en Oranie


dans la première moitié du xvie siècle
Les Espagnols à oran et à Mers-el-Kébir disposaient d’une armée forte
de plusieurs milliers de soldats. une administration et une population
civile travaillaient pour l’armée d’occupation. La majorité des habitants
autochtones d’oran avait été décimée ou chassée et peu remplacée. Devant

1. E. de la Primaudaie, «Documents inédits sur l’histoire de l’occupation espagnole en


Afrique, 1506-1571», RA, 1877.
2. Ch. de la Véronne, Relations..., op. cit., p. 37 sq.
3. Archives départementales de l’Isère, E II 944-959, comptes et correspondance de la
Compagnie du Corail.
4. A.N., Paris, 369 Mi 1 ; 223 Mi 1 vol. 12 ; Marine B 7.
5. P. Masson, Les compagnies du corail..., Paris, 1908. P. Masson, Histoire des établissements
français dans l’Afrique barbaresque (1560-1793), Paris, Hachette, 1903.
6. P. giraud, Les Lenche..., op. cit.
7. M. Baulant, Lettres..., op. cit.
8. A.o.M., Aix 1 Mi 1 à Mi 70: microfilms de la série Z dont les originaux se trouvent
actuellement aux A.N. à Alger.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 65

la résistance locale encouragée puis canalisée par les Turcs d’Alger, les
Espagnols vivaient de fait dans des forteresses assiégées. Des problèmes de
ravitaillement se posaient à eux. or les régions des plaines oranaises, très
fertiles, étaient traditionnellement exportatrices de grains.
Ni les guerres, ni les conflits politiques n’excluent, à certains moments, des
relations commerciales locales ou plus larges. Parfois l’Espagne faisait appel
aux présides oranais pour importer des grains. Il en fut ainsi en 1529 quand
le corregidor Lebrija opéra à oran la vérification des prix des grains pratiqués
par les marchands de la ville et obtint une baisse. La fanègue de blé passa
alors de 6 ou 5,5 réaux à 5 réaux, celle d’orge de 3 ou 2,5 à 2 réaux1. Pourtant,
en 1529, la récolte était mauvaise à cause de la sécheresse. Par ailleurs, le
corregidor obtint du roi de Tlemcen l’achat de 40 000 fanègues de blé et
60 000 fanègues d’orge, pour la somme de 30 000 doblas2. Avec les frais
généraux, la fanègue de blé revenait à 6 réaux et l’orge à 2. un autre accord
avec le roi de Tlemcen, conclu en 1530, permit l’achat de 5 à 6 000 fanègues
de blé à un demi ducat la fanègue (environ 5 réaux)3.
Il faut noter qu’il s’agit ici de prix à l’exportation. Les transactions
espagnoles avec le roi de Tlemcen avaient un caractère politique lié aux
rapports de force. Ainsi le roi de Tlemcen, impressionné par la victoire de
Khayr al-dîn qui venait de chasser les Espagnols du Peñon d’Alger, prit
contact secrètement avec lui. Tout en cherchant à gagner du temps, il prenait
à l’égard des Espagnols une attitude plus ferme. La disette dans le sud de
l’Espagne donnait du poids à ses exigences quant au prix de vente des
grains. En fin de compte, il ne tint que partiellement ses engagements vis-
à-vis des Espagnols. Il ne s’agissait pas seulement de problèmes de prix
locaux plus chers à Tlemcen qu’à oran, comme l’a pensé Ch. de La Véronne 4,
mais de l’intervention de facteurs politiques qui se sont ajoutés à la mauvaise
récolte oranaise et à la disette espagnole pour provoquer, d’abord une forte
hausse des prix, ensuite le refus de vente des Tlemcéniens.
Au reste, Tlemcen n’était que le lieu d’une transaction globale concernant
des livraisons de grains venant de différentes régions oranaises et destinés
aux ports traditionnels d’exportation des grains, comme Mostaganem et
Archgoul. La fixation des prix à l’exportation n’intervenait pas seulement
en fonction des données du marché local. une tradition, attestée à l’époque
zayyânîde et qui va durer pendant toute l’époque ottomane, distingue
entre «prix du prince» à l’exportation et tous les autres prix de marché:
prix de vente à la production, prix de gros et prix de détail. Cette distinction
entre prix du prince et prix du marché est à retenir pour la suite, car elle peut
avoir quelque importance.

1. A.N., Paris, 247 Mi 4, Lettre du Dr Lebrija à l’Empereur, 7 janvier 1529.


2. Id., Lettre du Dr Lebrija à l’Empereur, 5 janvier 1529.
3. Id., Lettre du Roi de Tlemcen au corregidor d’oran, 15 janvier 1530.
4. Ch. de la Véronne, Relations..., op. cit., p. 37 sq.
66 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Toujours dans la lettre au corregidor d’oran du 15 janvier 1530, le roi de


Tlemcen s’engageait à vendre aux Espagnols du blé à 5 réaux la fanègue et
proposait que «si les fils de Moussa ben Abd-Allah ne peuvent payer en argent
ce qu’ils restent devoir pour leur rançon, ils s’acquittent en livrant des grains
et du bétail, la fanègue de blé à 2 réaux et celle de l’orge à 1 réal» 1.

La notion de «prix du prince» traduit une sorte de monopole officiel ou


de fait qui peut être parfois exercé par des chefs locaux. Exemple, la
négociation entre le commandant espagnol de la ville de Bône en 1535 et
le cheikh de Merdâs. Celui-ci exigeait 10 à 12 ducats par bœuf et 2 à 3
ducats par mouton, alors que les Espagnols payaient aux populations
locales, sans l’intermédiaire du cheikh, 3 à 4 doblas le bœuf. on sait par la
correspondance du comte d’Alcaudete, que la récolte de 1535 a été très
mauvaise de façon générale en Algérie. «Alger, comme oran, souffre de la
disette. La mesure de blé, un peu moins d’une demie-fanègue, s’y vend une
dobla et demie» dit-il dans une lettre d’avril 1536 2.
En 1540, année de sécheresse en oranie, la fanègue de blé était vendue aux
Espagnols à 9 réaux sur place, alors qu’en Andalousie, elle ne valait que 6
ou 7 3.
Le tableau résume les «prix du prince» de vente de grains aux Espagnols
en oranie (en réaux):
date fanègue de blé* fanègue d’orge*
1529 5,5 à 6 2,5 à 3
” 5 2
” 6 2
1530 5 -
1535 5 2,5
1540 9
* fanègue castillane d’environ 55,5 litres.

Le prix de 2 réaux la fanègue de blé et d’un réal pour l’orge, mentionné


dans la lettre du 15 janvier 1530, exprime-t-il la situation du marché? Il est
possible qu’il s’agisse de «prix de vente forcée» que les Espagnols en oranie,
comme les Zayyânîdes et les ottomans, imposaient aux producteurs selon
des critères extra-économiques favorables aux forces dominantes tout en
tenant compte des fluctuations du marché.
Le seul prix de marché pour les céréales concerne le prix indiqué plus haut,
par la lettre du comte d’Alcaudete à propos de la disette à Alger en 1536.
D’après ce témoignage, la cherté était considérable, mais nous ne savons pas
si les informateurs d’Alcaudete étaient des témoins directs.
1. A.N., Paris, 247 Mi 4, Lettre de D. Alvar gomez à Charles quint, 13 septembre 1535.
2. «Documents inédits...», RA, 1877, p. 89 sq. C.r. des lettres que le comte d’Alcaudete a écrites
le 28 et 29 avril 1536.
3. Ch. de la Véronne, Relations..., op. cit., p. 160.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 67

quant à l’écart entre prix du prince et prix du marché, on a vu par


l’exemple de Bône qu’il peut aller du simple au triple. Mais il s’agissait
d’une proposition jugée inacceptable par les Espagnols et liée à l’aggravation
de leur situation à Bône, aggravation qui fut d’ordre économique et politico-
militaire à la fois.
Plus tard, Diego Suarez affirmera qu’autour du préside d’oran, le blé
valait souvent 4 à 5 fois moins qu’en Espagne 1. Cette affirmation, liée à un
moment précis du XVIe siècle et sans doute exagérée, sera reprise par
différents auteurs et généralisée pour toute la période ottomane.

2. prix divers dans la deuxième moitié du xvie siècle dans la région de Bône
Le milieu du XVIe siècle constitue un tournant dans les échanges entre
Marseille et les ports de l’Est algérien. En 1552, la «grande Compagnie du
corail des mers de Bône» créée par Thomas Lenche 2, obtint d’Alger
l’autorisation de pêcher du corail dans la région bônoise et d’y construire
une maison assez grande pour abriter les corailleurs et leurs marchandises,
et résister éventuellement aux attaques des maraudeurs. on l’appela «Bastion
de France». La Compagnie avait en outre le privilège de l’achat des cuirs,
des laines, de la cire, et du suif. L’exportation des grains était en principe
soumise à de fortes limitations. La Compagnie ne pouvait exporter que les
quantités nécessaires à la nourriture des familles des corailleurs, et qui ne
devaient pas dépasser 2 000 qafîz. Dans les faits, elle a toujours pu exporter
des céréales, même dans les années où les récoltes de la région étaient
mauvaises. Pour cela, il suffisait de quelques «cadeaux» aux responsables
locaux intéressés à l’exportation, car ils achetaient à des «prix de prince» des
produits qu’ils revendaient avantageusement à la Compagnie. on a parfois
interprété cette situation comme un monopole d’Etat du commerce extérieur
des produits agricoles. Il s’agissait plutôt d’accaparement de ce commerce
par les responsables aux différents échelons, depuis le chef de tribu ou le
caïd local, jusqu’au pacha d’Alger.
Les transactions avec les compagnies étrangères étaient particulièrement
fructueuses à cause de l’écart entre les prix locaux et les prix internationaux.
Avec la course, la corruption et le pillage, ces opérations étaient parmi les
principaux moyens d’enrichissement parfois rapide et colossal de ces
responsables dont les traitements officiels étaient relativement modestes.
grâce à ce système, la Compagnie Lenche pouvait acheter aux chefs
locaux à des prix élevés en contrepartie de la liberté de faire ses autres
achats au prix du marché. En 1559-1560, elle payait aux notables de Bône
le qafîz de blé à 6 doblas en moyenne, alors qu’elle l’achetait à 4 doblas au

1. Manuscrit de l’ex-gouvernement général de l’Algérie, p. 471, cité in F. Braudel, La


Méditerranée... op. cit., t. I, p. 522.
2. V. le volume consacré au commerce extérieur.
68 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

marché. Dans les années 1580, le prix moyen du qafîz de blé était de 4 écus-
soleil au marché. Elle le payait 6 et 7 écus au Caïd de Bône et à d’autres
responsables 1. Ceux-ci, généralement bien informés de l’évolution des prix
dans les grands ports méditerranéens, modulaient leurs exigences en
fonction des situations locales et méditerranéennes. Pendant son premier
triennat (1589-1591) Khidr Pacha se mit d’accord avec la Compagnie du corail
sur un prix de 7 écus le qafîz puis, informé des besoins urgents de la Provence,
il en exigea 12 2. Cette envolée des prix du prince concernant l’exportation,
ne signifie pas nécessairement une hausse parallèle des prix internes.
Les données réunies par P. Masson 3 sur les prix d’achat des grains par les
négociants marseillais dans la région de Bône, montrent que ces prix ont
augmenté régulièrement de 1567 à 1594. Situation à rapprocher du phénomène
général de hausse des prix en Europe occidentale à la même époque.
Les comptes de Lenche, publiés par P. giraud 4 donnent les prix d’achat
du blé en 1559-1560 en doblas. Nous les avons converti en écus de France
et intégré à ceux établis par P. Masson pour former les tableaux suivants:
1. Prix du qafîz de blé à Bône(en écus de France):
1559-1560 2,65 à 3,5
1576 4,00
1578 4,88
1583 5,36
1584 3,84
1585 3,28
1586 4,00
1587 4,20
2. Prix du qafîz d’orge à Bône:
1583 2,40
1584 1,92
1585 1,44
1586 1,77
1587 2,04
1588 2,10
1590 2,08
3. Prix du quintal de cire:
1559-1560 9,41
1592 22,67
1595 16,34
4. Prix d’un cheval:
1559-1560 7,54 à 10,59
1598-1599 20,00

1. P. giraud, Les Lenche..., op. cit., pp. 38-40.


2. P. Masson, Les Compagnies..., op. cit., p. 96.
3. Id., p. 188.
4. P. giraud, Les Lenche..., op. cit., pp.38-40.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 69

5. Prix de cent cuirs de bœuf:


1559-1560 47
1585-1591 40 à 45
6. Le prix du quintal de laine reste stable à 2 écus pendant cette période,
car il faisait partie des prix établis par convention entre la Compagnie et les
autorités officielles.
Les hauts prix offerts par les négociants marseillais étaient de nature à
encourager l’exportation des grains. à certains moments, cela pouvait avoir
des effets sur les quantités de grains disponibles sur le marché interne et se
retourner contre les exportateurs : Compagnie et responsables locaux réunis.
Car parmi les règles non écrites du fonctionnement du régime ottoman, il
y avait la nécessité d’assurer le pain à un prix relativement stable aux
habitants des villes, dont une partie influente (militaires, agents de la justice,
de l’enseignement, de la police et des affaires religieuses, etc., dont les
revenus fixes supportaient mal les hausses des prix) composait la clientèle
et la base sociale du pouvoir. La perturbation de ce mécanisme pouvait
déboucher sur de graves émeutes coûtant la vie à certains responsables,
comme ce fut le cas à Alger pendant la crise de 1804-1805. Dans la région
de Bône, le Bastion de France fut détruit en 1604, année de grave sécheresse,
après une émeute de la faim contre les accapareurs de la Compagnie,
accusés d’affamer le peuple par des exportations massives de grains. Selon
De Brèves qui visita l’Algérie en 1605, «nous cotoyasmes les ruines du dit
Bastion demoly depuis quelques années en ça par la milice d’Alger, à
l’occasion d’une famine survenue au Royaume dont elle rejetait la cause sur
les traites de bled qui se faisaient au dit lieu».1
une autre explication est donnée de la démolition du Bastion en 1604:
«cause des malversations des dits Français envers les Maures et pour avoir
manqué de payer le dit tribut pendant trois années» 2. Malversations et
droits non payés pendant trois ans. Cela souligne plutôt une situation de
marasme, de semi-faillite liée à la chute des activités commerciales et non
une période de fortes exportations de grains.

3. Les prix à Alger : xvie siècle et première moitié du xviie siècle


Remarques préalables : l’essentiel des prix internes ont été relevés à Alger.
Les prix relatifs aux autres régions sont principalement des prix à
l’exportation. L’étude des prix internes exige quelques précisions préalables.

a. Le problème des taxations:


Dans une étude des règlements de la vie économique à Alger, g. Delphin
affirme que «la plupart des objets de première nécessité étaient taxés à la

1. Relation des voyages de M. de Brèves, Paris, N. gasse, 1628, p. 355.


2. Texte cité sans autre précision par Ch.-A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, t. II, p. 283.
70 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

vente au détail» 1. Cette affirmation, maintes fois reprise par la suite, se


réfère à un manuscrit arabe d’Alger 2 communément appelé manuscrit de
Chuwayhat du nom d’une famille algéroise dont plusieurs membres se sont
succédés au poste de muhtasib ou d’amîn al-’umanâ, et qui ont rédigé ou
recopié, à partir de textes plus anciens, certains des règlements du manuscrit.
Il est composé de 116 feuillets où se suivent sans ordre apparent divers
règlements de la vie économique et sociale à Alger. Il porte le titre suivant
en arabe: Hâdhâ qânûn... khâçç fî madînat al-jazâ’ir qu’on pourrait traduire par:
«Ceci est un ensemble de règlements relatifs à la ville d’Alger». Nous
reviendrons plus loin sur ces règlements. Seul nous intéresse ici le problème
de la taxation des objets de première nécessité. Les seuls produits que le
manuscrit cite comme objets de taxation suivie sont le pain, la zlâbiya
(pâtisserie au miel) et le savon. La réglementation est d’ailleurs très
compliquée et peu précise. Elle exige, pour être comprise, une mise en
rapport avec le reste de la documentation ottomane. C’est pourquoi certains
aspects de ce problème s’éclaireront mieux dans la suite de notre étude.
Le muhtasib, fonctionnaire chargé du contrôle des marchés d’Alger, et l’amîn
al-’umanâ, syndic des syndics des corporations de métiers, avaient, parmi
leurs occupations, la charge de suivre, sous l’autorité du chaykh al-balad (maire
de la ville), le mouvement des prix des matières qui entrent dans la fabrication
des produits taxés. Ainsi, pour le pain, ces responsables vont constater les
variations des prix du blé sur la rahba, place du marché du blé à Alger. Ils
enregistrent les variations qui atteignent un niveau significatif et les commu-
niquent au plus haut responsable du pays (le Dey pour les périodes couvertes
par le manuscrit). à partir des critères établis par les règlements, ils suggèrent
au Dey la fixation du poids du pain vendu par les boulangers d’Alger aux
particuliers à un prix fixe mais d’un poids variable. Nous avons pour la
période 1695-1699 une série de prix-témoins à partir desquels le poids du pain
varie de 9 à 13 onces. Il va de soi que cette variation de poids reste dans des
limites au-delà desquelles c’est le prix lui-même qui est modifié.
une autre variété de pain est appelée khubz al-rdûm, pain destiné à être
distribué gratuitement par l’Etat aux janissaires. Son poids (7 onces) était
fixé une fois pour toutes. D’autre part, le prix du pain fait dans les maisons
privées et vendu dans les rues était laissé à l’«entente entre les vendeurs et
les acheteurs», ce qui limite la portée de la taxation du pain fabriqué par les
boulangers.
L’autre produit taxé était le savon. Il n’est pas sûr qu’il ne s’agisse pas d’un
prix forcé de vente à l’état pour la distribution aux janissaires et autres
bénéficiaires. De même que pour le poids du pain, la fixation du prix du
savon appartient au chef de l’état sur proposition des mêmes responsables.

1. g. Delphin, «Histoire des pachas d’Alger de 1515 à 1745», Journal Asiatique, avril-juin
1922, p. 170.
2. BN, Alger, ms n° 1378 (n° anc. 670).
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 71

Elle est parfois le résultat de démarches répétées de la part des fabricants


de savon, qui se sentent lésés par les prix imposés. Pour fixer le prix du savon,
on procède à une fabrication type et on calcule le prix de revient (prix-
témoins des produits entrant dans sa fabrication: huile, bois, chaux, cendre,
eau; frais de transport de ces produits, main d’œuvre, etc.).
Le manuscrit mentionne le miel et le beurre comme produits soumis à
taxation. Il s’agit manifestement d’un prix forcé auquel l’état les achète
aux particuliers, car on rencontre souvent ces deux produits vendus à des
prix variables sur le marché. De même, les produits des céréales et de l’huile
dépendent totalement du marché et peuvent subir de fortes variations. Il
y a eu cependant au moins un cas (en 1816-1817) où pendant une période
de disette, un prix plafond a été fixé pour les céréales.
b. Les prix internes sont généralement stipulés en monnaie de compte
(dobla de 50 aspres jusqu’en 1685, puis pataque de 232 aspres de 1685 à 1830).
Il faudra donc tenir compte, pour apprécier les mouvements des prix, des
dépréciations de l’aspre que nous avons évoquées plus haut. Rappelons
cependant que nos prix significatifs commencent dans la première moitié
du XVIIe siècle et couvrent le reste de la période ottomane. Ils se situent donc,
pour l’essentiel, dans les deux phases de stabilité de cette monnaie (1620-
1685 et 1720-1816).
c. Les tableaux des poids et mesures sont présentés en annexe. Il faut en
dire rapidement un mot ici. Ces tableaux s’appliquent seulement à partir
de la deuxième moitié du XVIIe siècle. Leur utilisation régulière, à partir de
cette date, par une bureaucratie tatillonne qui ne se lasse jamais de répéter
des précisions de détail, indique bien qu’il s’agit des mêmes instruments
métrologiques utilisés sans solution de continuité. D’autre part, des sources
européennes d’époques différentes confirment cette continuité. Par contre,
les périodes précédentes comportent trop d’incertitude, y compris pour
les poids et les mesures.

Les prix locaux dans les sources européennes


Avec les réserves nécessaires quant à la dispersion et la rareté des
informations, les indications réunies ici ont leur utilité comme premiers
jalons et points de comparaison avec les périodes suivantes, à condition de
tenir compte de leur degré de signification.
Les auteurs contemporains considèrent en général que la vie à Alger était
beaucoup moins chère qu’en Europe. Léon l’Africain décrit le grand marché
de dattes qui se tenait à Constantine au début du XVIe siècle où 8 à 10 livres
de dattes étaient vendues à 15 deniers 1. Selon N. de Nicolaï, en 1551, une
perdrix valait à Alger l’équivalent de 4,5 deniers. L’informateur d’Alcaudete
affirme qu’en 1536, année de disette, une demie-fanègue de blé valait à

1. J. Léon l’Africain, Description..., op. cit., t. II, p. 59.


72 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Alger 1,5 dobla. D’après Haëdo 1, dans les années 1578-1581, un âne coûtait
2 ducats à Alger. De Brèves rapporte en 1605 que les Janissaires ont «quatre
pains par jour à 2 deniers qu’ils vendent 16 deniers, et ce en toute saison,
quelque cherté du grain qu’il y ait» 2.
un état dressé 3 par la Compagnie du Bastion en 1636 mentionne quelques
prix de la région de Bône dont des bœufs à 9 £ pièce, du fromage à 10 £ le
quintal, des moutons à 2 £, des volailles à 5 sous, du savon à 12 £ le quintal,
des fèves à 12 £ le quintal, des pois à 6 £ le quintal, une charge d’orge à 5£,
une charge de blé à 12 £. Le Père Dan4 cite quelques prix : une livre de
mouton pour 5 aspres, soit «environ 1 sou de notre monnaie», une livre de
bœuf à 8 deniers, une poule à 2 sous, une perdrix à 6 deniers au plus et un
levreau pour 3 ou 4 sous. «quant au pain, il est à si bon compte qu’on n’en
saurait manger pour plus de 8 deniers par jour».

Les prix à Alger d’après les sources ottomanes


En dehors des prix fonciers qui seront examinés plus loin, les prix relevés
dans les actes notariaux d’Alger ne remontent pas plus loin que la deuxième
moitié du XVIe siècle. Dans ces actes, plusieurs articles sont parfois groupés
en un seul lot vendu ou évalué globalement.
Dans un inventaire après décès d’avril 1558 5, un tapis et des matelas sont
évalués ensemble à 10 D., un cafetan en drap à 6 D.
un acte d’octobre 1580 6 donne ces valeurs: un cheval à 3 D.; un coffre à
2 D.; une grande marmite en cuivre à 4 D.; une autre marmite en cuivre à
60 aspres; un lot comprenant un bijou en argent, des effets, de la poterie et
une jument, le tout pour 25 D.
D’un inventaire après décès d’un riche marchand (début septembre 1611)7,
nous avons relevé les prix suivants: (en D.)
1 quintal d’acier 44,00 1 petit matelas 5,00
1 quintal de poivre 185,00 1 tapis 30,00
1turban neuf 4,00 1 grand plat en cuivre 45,00
1 ” 16,00 1 sac 1,75
1 ” 18,00 1 faucille 0,25
1 chéchia 2,50 1 hache 1,00
1” 2,67 1 balance 8,00
1 coudée de ruban 0,12 1 coffre 25,00
1 collier de perles 260,00 1 aiguière 3,00
1” 125,00 1 marmite 15,00
1 chemise 4,00 1 plat 2,00
1 grand matelas 16,00 1 brasero 4,00

1. D. Haëdo, De la captivité à Alger, trad. Moliner-Violle, Alger, Jourdan, 1911, p. 114.


2. Relation des voyages de M. de Brèves, op. cit., p. 361.
3. L. Féraud, La Calle, p. 137-140.
4. Le Père Dan, Histoire..., op. cit., p. 90 sq.
5. A.N., Alger, Z 13.
6. Id., Z 112-113.
7. Id., Z 24.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 73

Dans un autre acte de janvier 1649 1, des prix à l’unité (en D.):
des plats en cuivre 1,95 2,17 3,50 4,25
des coffres 4,10 18,00 40,00
des matelas 28,00 31,00
des marmites 17,00 5,00
une chaise 8,00
une aiguière 3,30
Voici quelques prix tirés de différents documents notariaux et présentés
par ordre chronologique 2 (en D.):
Prix d’un cafetan :
1558 6
1590 18
1645 107
1649 29
1649 300
Prix d’une marmite en cuivre :
1580 1,10 4
1611 15,00
1615 15,00
1649 17,00
Prix d’un cheval:
1580 3
1642 61
Prix d’un mulet :
1590 52 90
1599 100
1609 140
1624 157
Prix d’un bovin :
1585 6,50
Début XVIIe 28,00 à 38,50
1637-1638 23,20
1642 30,00 40
Prix d’une qulla d’huile d’olive :
déc. 1611 17,00
1624-1625 6,50
début 1634 6,50
juill. 1655 7,00
En 1609-1610 :
1 pic de drap 5,75
1 pic de taffetas en soie 42,00
1 pièce de drap 108,00
1 livre de soie 18,00
1618 : des draps et des velours reviennent à 1,75 ziyânî le pic.

1. Id., Z 75.
2. Id., Z 28, Z 34, Z 38, Z 73-74, Z 75.
74 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Prix d’un sac de blé à Alger :


sept. 1595 4,95
nov.-déc. 1607 3,33 ziyânî (env. 20 D.)
nov. 1652 4,00
1653 8,12
quelques précisions sont nécessaires pour éclairer les conditions parti-
culières qui ont entouré ces prix d’achat de blé.
Le premier prix concerne une grande quantité de blé faisant partie d’un
héritage inventorié en septembre 1595. L’acte d’inventaire mentionne que
de cet héritage «318 thulthiya ont été prises par le Pacha Shacbân qui les a
évalués pour lui-même à 4 727 dînâr khamsînî» 1. «Evalués pour lui-même».
En général, même dans les cas d’abus de pouvoir évident, les documents
juridiques ottomans tiennent à donner l’apparence du respect de la loi.
Celle-ci impose que les ventes de biens d’héritage pratiquées sous l’autorité
du qâdî soient faites aux enchères publiques. Ce n’est pas le cas. Pourtant,
le prix de cette quantité de blé, tel que le Pacha l’a évalué pour lui-même
est particulièrement élevé. une thulthiya contient trois sâc d’Alger.
Le deuxième prix est donné dans un acte notarié de nov.-déc. 1607 2, qui
règle la dette de 100 dinar ziyânî dus pour un achat ancien de 10 thulthiya
de blé. Le prix de 10 ziyânî la thulthiya, soit 3,33 le sâc (environ 20 D.) est sans
équivalent.
Il se situe dans un long cycle de sécheresse qui va des années 1590 à 1612-
1613 et culmine pendant les années 1604-1607 et 1611-1612. Il est à rapprocher
du prix de l’huile d’olive en 1611.
Le troisième prix, tiré d’un acte de novembre 1652 3, reflète des conditions
normales. 8 thulthiya de blé sont vendues à 96 D., soit 4 D. le sâc.
Le quatrième prix est de l’année de l’hégire 1063 (2 déc. 1652-21 nov.
1653) sans indication de mois4. 34 sâc de blé sont vendus à 1,75 piastre
sévillane (soit 8,12 D.) le sâc.
Ces prix isolés, quoique de signification restreinte quant à la situation
d’ensemble, fournissent des points de repère pour des comparaisons avec
d’autres périodes comme avec les prix dans les pays voisins.

1660-1830: Le prOBLème des prix


1. Le choix des produits
Les objectifs de l’étude nous commandaient de privilégier et donc de
commencer par les prix des céréales, mais les données documentaires ont
imposé d’autres choix. En effet, si l’on veut constituer des séries de prix
homogènes, il est indispensable de puiser les données à une même source.

1. Id., Z 73-74. Inventaire après décès, muharram 1004 (septembre 1595).


2. Id., Z 73-74. Acte de vente par hypothèque.
3. Id., Z 10. Acte de succession, fin hijja 1063.
4. A.N., Paris, 228 Mi 28, vol. 130.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 75

Les registres de dépenses du Beylik et des habous présentent cet avantage


pour l’étude des prix d’achat de l’huile d’olive et des matériaux de
construction. Les indications sur les prix des céréales sont malheureusement
plus rares. Par ailleurs, point n’est besoin d’insister sur l’importance du
cheptel dans un pays où le pastoralisme constitue une activité majeure.
Mais les prix des animaux sont d’une disparité telle que nous avons dû
renoncer à en faire des séries. Ils sont présentés isolément à titre indicatif.
Nous examinerons donc successivement les prix de l’huile d’olive, des
céréales, des animaux, de quelques autres produits agricoles et nous
terminerons par les prix des matériaux de construction et autres prix
industriels.

2. Le problème des calendriers


Les registres à la base de nos séries de prix, contiennent des comptes de
dépenses organisés en rubriques hebdomadaires ou mensuelles suivant le
calendrier lunaire hégirien. Pour la conversion au calendrier grégorien,
nous avons utilisé les tables de concordance de H. g. Cattenoz 1. Cette
conversion est nécessaire pour suivre le mouvement des prix à travers les
variations saisonnières et l’influence déterminante des cycles agraires.
Ramadân, mois de forte consommation, connaît généralement une hausse
des prix des produits agricoles. Mais son influence reste secondaire par
rapport à celle liée aux cycles de production.
L’établissement des moyennes mensuelles, puis annuelles, à partir des
rubriques hégiriennes pose un problème que nous avons essayé de résoudre
au mieux. Le critère retenu consiste à répartir les achats sur nos moyennes
mensuelles selon le nombre de semaines de la rubrique mensuelle hégirienne
qui sont présentes dans le mois grégorien concerné.

3. La restitution des cotes manquantes


En principe nous n’avons reconstitué les moyennes annuelles que dans
les cas où les achats sont présents sur toute l’année. Cependant certaines cotes
manquantes ont été restituées. Tout en tenant compte des différences de
situation, nous nous sommes inspiré de la méthode de restitution
d’E. Labrousse 2, dont l’intérêt est évident pour le calcul des moyennes
annuelles. L’adaptation de la méthode est conforme au recommandations
de Labrousse: ne sont comblées que des lacunes relativement rares et
courtes.
En fonction de nos modestes sources documentaires et des buts de notre
étude, le niveau de précision statistique recherché est sans commune mesure
avec celui obtenu par le grand maître de l’histoire économique et sociale

1. H. g. Cattenoz, Tables de concordance des ères chrétiennes et hégiriennes, Casablanca, 1952.


2. E. Labrousse, La Crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la
Révolution, Paris, 1944, t. I, p. 124 sq.
76 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

moderne. Dans des conditions aussi différentes, c’est plus l’esprit que la lettre
de la méthode qui a inspiré notre travail. En particulier pour la restitution
des cotes manquantes, notre souci a été de refléter le mieux possible les
conditions réelles qu’exprime une moyenne annuelle, avec un écart plus
réduit que celui qu’on aurait sans les restitutions de cotes. Mais l’interpolation
reste très approximative dans la mesure où elle ne s’appuie que sur l’examen
comparatif des variations mensuelles et saisonnières de l’année envisagée
et des années les plus proches qui la précèdent ou la suivent. Pour permettre
d’apprécier la fiabilité de nos séries, nous avons précisé chaque cas de
restitution dans les notes qui précédent nos tableaux. Sauf exception autorisée
par la stabilité des prix, le maximum de cotes restituées ne dépasse pas
trois cotes mensuelles par an.

prIx des produIts agrIcoLes

A. prix de L’huiLe d’OLive


L’huile d’olive occupe à Alger la deuxième place après les céréales parmi
les produits de première nécessité. Selon le Dr Shaw «on (en) fait une telle
consommation qu’on interdit son exportation»1. Produite dans différentes
régions d’Algérie, notamment en Kabylie qui fournissait l’essentiel de la
consommation d’Alger, elle était l’un des produits de base de la cuisine
algéroise. Elle était utilisée aussi pour l’éclairage et pour la fabrication du
savon.
Les registres du Beylik et des habous contiennent, nous l’avons dit, des
comptes d’achats hebdomadaires ou mensuels d’huile d’olive, qui permettent
de constituer des séries sur de longues périodes. Cependant, à une série
d’années complètes, succèdent parfois des groupes d’années où les
indications sont fragmentaires ou irrégulières. Cette inégalité des données
documentaires oblige à traiter différemment chacune des périodes
envisagées, de façon à présenter des ensembles cohérents ayant un degré
de précision homogène.

1659-1668 : une période intermédiaire


Cette période présente, du point de vue documentaire, une situation
intermédiaire entre la précédente et celle qui va suivre. Comme pour la
précédente, les données sont clairsemées. Mais à l’instar de la période
suivante, les prix recueillis proviennent de la même source, sont stipulés dans
la même monnaie de compte (la dobla de 50 aspres), pour la même mesure
d’huile d’olive, dans des conditions d’achat semblables. Il s’agit généralement
de l’achat de petites quantités d’huile chez des détaillants d’Alger ou au
fondouk de l’huile où l’on vend aussi au détail.

1. Voyages du Dr Shaw, op. cit., t. I, p. 383.


MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 77

Prix d’une qulla d’huile d’olive à Alger de 1659 à 1668 (en D.) 1
date prix date prix
avril-mai 1659 6,00 octobre 1666 8,26
avril-mai 1660 7,00 février 1667 8,25
septembre 1660 7,00 juin 1667 6,00
avril 1661 12,00 mars 1668 7,80
août-septembre1661 12,00 septembre 1668 7,28
novembre 1662 10,00 décembre 1668 7,66
septembre 1666 9,20

Dans les limites que trace le caractère clairsemé de ces indications, on peut
faire quelques constatations:
Dans la décennie 1659-1668, le prix le plus courant va de 7 à 8,25 D. Il ne
peut cependant être considéré comme un prix typique, vu le caractère isolé
de ces prix.
Il n’est pas sans intérêt de noter que l’écart entre le prix minimum et le
prix maximum (6 et 12 D.), est de l’ordre du simple au double. Variation
faible, comparée à la série suivante où les écarts absolus pour un nombre
d’années équivalent peuvent atteindre 300%. on peut donc présumer d’une
relative stabilité des prix de l’huile d’olive pendant cette décennie, sous
réserve du caractère limité des indications la concernant.
Il faut aussi souligner les bas prix de 1659-1660, du deuxième semestre 1667
et de 1668, et les hauts prix de 1661-1662, du dernier trimestre 1666 et du
premier trimestre 1667.
La série d’années complètes examinée au chapitre suivant commence en
1669. Elle est précédée de sept mois de cotes continues qui débutent en
juin 1668. Leur examen nous servira ici d’exemple pour situer les éléments
de base que recèle la source d’où sont tirées nos séries de prix.
Il s’agit d’un registre du Beylik contenant les divers frais et dépenses
pour l’entretien des fontaines et adductions d’eau d’Alger 2.
Les dépenses sont indiquées semaine par semaine à partir de la première
semaine de muharram 1079 (11 juin-17 juin 1668). Elles comportent les
salaires des maîtres et des ouvriers et l’achat de chaux, de briques et autres
matériaux de construction, d’huile d’olive, d’orge et divers autres articles.

1. A.N., Paris, 228 Mi 45/325.


2. Id., 19/70.
78 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Prix d’achat de l’huile d’olive en 1668 (en D.)


mois n. de qulla prix total moyenne mensuelle
juin 2,5 19 7,57
2,5 19
2,0 15
juillet 2,5 19
2,0 17 8,00
août 3,0 24
2,5 19 8,00
2,5 21
septembre 2,0 20
2,5 21 8,90
1,0 8
octobre 2,5 19
2,0 16 7,78
novembre 2,0 17 8,50
décembre 1,0 9 8,50
1,0 8

Calculée sur les moyennes mensuelles, la moyenne de ces 7 mois est de


8,18 D. D’après le rapport du prix total au nombre d’achats la moyenne serait
de 8,08 D.
Rappelons que les achats de mars, septembre, et décembre 1668 donnent
une moyenne pour ces trois mois de 7,58 D., soit 8% d’écart par rapport à
la moyenne générale de 8,18 D. Dans les deux sources on trouve le même
type d’achats opérés dans les mêmes conditions à Alger. Plus important est
ici l’absence des cotes des cinq mois du premier semestre. Même si la cote
de mars (présentée plus haut) comparée à celles du deuxième semestre
semble indiquer des variations saisonnières faibles, il n’est pas possible de
constituer une moyenne annuelle valable à partir de données aussi
lacunaires. Cet exemple montre à la fois les caractéristiques de notre source
et les procédés utilisés pour établir nos séries de prix.

1669-1725: richesse d’une période


Du point de vue de la valeur statistique des sources, la période la plus riche
va de 1669 à 1725, avec des lacunes importantes pour les années 1699-1707.
Ces lacunes sont partiellement compensées par les indications d’une autre
source, classées à part, afin de ne pas altérer l’homogénéité de nos séries.
C’est pourquoi la présentation des séries est faite en trois parties: 1669-
1698, 1698-1707, 1707-1725.

Qualité des sources, procédés d’établissement des séries:


1669-1698: La source décrite plus haut, est un registre du Beylik dont les
comptes commencent en juin 1668 et se poursuivent jusqu’en 1698. Les
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 79

moyennes annuelles sont établies à partir de moyennes mensuelles continues


(24 années sur 30), sauf dans les cas suivants:
1682. La cote de ramadân (septembre) manque. une tendance à la hausse
saisonnière se dessine cette année à partir de juillet. Pendant les mois
précédents la moyenne mensuelle est autour de 7 D. Elle passe à 8,20 en août,
à 9 en octobre, à 8,79 en novembre, et à 9,21 en décembre. Nous avons
attribué à septembre une moyenne de 9 parce qu’il s’agit du mois de
ramadân habituellement cher en raison de l’augmentation de la
consommation qui caractérise ce mois et les jours de fête qui le suivent. De
plus, une tendance à la hausse au deuxième semestre prédomine dans les
années 1680-1685.
1684. Les cotes manquantes vont du 5 avril au 2 juillet. Le prix moyen de
mars est de 12,29 D.; juillet a une moyenne de 12,50 D. Nous avons attribué
à chacun des trois mois manquants une moyenne de 12,30 D.
1688. Les cotes sont continues de janvier à juillet inclus. Le reste manque.
La moyenne des sept mois présents est de 11,30 D. une hausse se dessine
dans les derniers mois présents. on la retrouve amplifiée au cours de l’année
suivante. Il est certain que la moyenne annuelle dépasserait 12 D. Mais il
est difficile de la mesurer avec précision.
1694. Nous avons restitué les cotes de février et mars. Les moyennes des
mois précédents sont de 18,08 D. pour novembre, 18,21 pour décembre,
17,10 pour janvier. Les mois suivants atteignent successivement 18,80 ;
18,73 ; 17,73. Nous avons attribué 17,50 à février et 18 à mars. Il faut noter
ici que la restitution ne corrige la moyenne annuelle que d’environ 1%.
1695-1696. Les achats hebdomadaires vont du début janvier à la mi-
octobre. Le vide couvre le reste de l’année 1695 et tout le premier semestre
de 1696. Les cotes reprennent de juillet 1696 à la fin 1698 sans interruption.
Le problème de la restitution des cotes manquantes du dernier trimestre
1695 a un double aspect: d’une part, pas de moyenne annuelle valable sans
restitution, d’autant plus que la variation des prix est très forte entre les cotes
présentes de 1695 et de 1696 (la moyenne des trois derniers mois de 1695
est de 19,42 D.; celle des trois premiers mois de 1696 est de 10,13 D., soit une
variation de 92%). D’autre part, une lacune de plusieurs mois, au milieu de
ces variations, fait qu’il n’est pas possible de combler ce vide avec des
chances raisonnables de restituer les fluctuations réelles.
80 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

1. Prix de l’huile d’olive (qulla d’Alger en D.) 1669-1698

année moyenne an. max. mensuel min. mens % écart indice


1669 7,92 9,50 7,00 35 100
1670 7,85 9,00 29 99
1671 10,28 13,00 8,25 58 130
1672 12,13 13,33 10,50 27 153
1673 7,28 8,00 7,00 14 92
1674 8,40 11,25 6,50 73 106
1675 11,81 15,00 9,50 57 149
1676 9,18 11,67 7,00 67 116
1677 9,41 14,00 6,00 133 119
1678 12,71 14,00 9,00 56 160
1679 7,36 10,00 6,50 54 93
1680 8,05 9,33 6,75 38 102
1681 10,31 12,00 7,87 52 130
1682 7,96 9,21 7,00 32 101
1683 10,38 13,00 9,18 42 131
1684 9,75 13,13 7,45 76 123
1685 12,22 13,48 10,92 23 154
1686 9,14 12,66 7,40 71 115
1687 11,26 11,80 10,55 12 142
1688 11,30 (moyenne sur 7 mois, de janvier à juillet)
1689 14,91 21,00 11,85 77 188
1690 20,46 28,27 16,23 74 258
1691 19,90 33,14 12,86 158 251
1692 12,76 17,39 8,82 97 161
1693 16,09 18,21 14,24 28 203
1694 16,62 22,53 17,10 32 247
1695 (20,16) (23,09) 18,50 25 (256)
1696 (10,37) 13,60 9,00 51 (130)
1697 14,55 16,33 10,33 58 183
1698 17,15 20,57 14,14 45 217

1699-1707: Lacunes. Confrontation de sources


Aucune moyenne annuelle n’est possible pour ces années. Mais les
données disponibles ne sont pas sans intérêt.
à partir d’août-septembre 1698, les prix de l’huile d’olive montent
rapidement. De 14,67 en muharram 1110 (10 juillet-8 août 1698), la moyenne
mensuelle passe successivement à 17,33 ; 18,50 ; 19 ; 18,25 ; 20,57. une cote
mensuelle manque. Puis nous avons une moyenne de 20 D. pour shacabân
1111 (février 1699). Cela fait une moyenne trimestrielle de 16,83 pour juillet-
août-septembre 1698 et de 19,27 pour le dernier trimestre de la même année.
D’un autre côté, le manuscrit Hâdhâ Qânûn1 enregistre un prix-témoin
de l’huile d’olive de l’année 1110 de l’hégire, sans précision de mois. Il note
seulement que le prix d’une qulla d’huile d’olive est passé de 3,75 ryâls à
4,25 ryâls.

1. Hâdha Qânûn, op. cit., f° 40-41.


MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 81

Le manuscrit enregistre ensuite les prix-témoins suivants (d’une qulla


d’huile d’olive à Alger):
milieu de çafar 1111 (août 1699) 5,00 ryâls (23,20 D.)
jumâdâ II 1111 (24 nov.-22 déc.1699) 5,75 ryâls (26,68 D.)
hijjah 1111 (20 mai-17 juin 1700) 4 ryâls (18,56 D.)
hijjah 1112 (9 mai-7 juin 1701) 3,75 ryâls (17,40 D.)
Confrontons ces prix-témoins avec les données de notre source habituelle,
qui sont ici clairsemées1.

Prix moyen mensuel d’une qulla d’huile d’olive (en D.):


1699:
Shacabân 1110 (fév. 1699) 20,00
rabîc II 1111 (26 sept.-24 oct. 1699) 16,50
jumâdâ I 1111 (25 oct.-23 nov. 1699) 15,50
jumâdâ II 1111 (24 nov.-22 déc. 1699) 18,29
1700:
rajab 1111 (23 déc. 1699-21 janv. 1700) 17,00
qacda 1111 (20 avr.-19 mai 1700) 15,89
hijja 1111 (20 mai-17 juin 1700) 17,50
Les prix des deux sources sont divergents. En général, l’enregistrement
des prix témoins intervient au moment des plus fortes variations des prix
de l’huile d’olive rendant nécessaire une modification du prix du savon.
1701: La seule indication est le prix-témoin cité plus haut.
1702: Aucune indication.
1703: un seul achat de 1115 H. sans indication de mois2 : 4 qulla à 10,25
ryâls, soit 11,87 D. chacune.
1704: Deux achats en sept. 1704: 1 à 3 ryâls et 1 à 2. Soit un écart de
50% dans le même mois, à moins d’une erreur dans le registre 3.
1705 et 1706 : Aucune indication.
1707: La série reprend en juin 1707. Manque septembre. Les moyennes
mensuelles sont les suivantes (en D.):
juin 11,57 octobre 9,83
juillet 8,50 novembre 9,29
août 8,67 décembre 12,80
septembre –

Pour la même année, mais sans indication de mois, une autre source 4
fournit les prix suivants en ryâl de 4,64 D. : 2,50 ; 2 ; 2,60 ; 2 ; 4 ; soit succes-
sivement (en D.) : 11,60 ; 9,28 ; 12,06 ; 9,28 ; 18,56.

1. A.N., Paris, 228 Mi 18/68.


2. Id., 33/196.
3. Id, 29/146.
4. Id, 44/315.
82 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

1708-1725 : Sur 18 ans, il y a 10 années complètes, 4 complétées par


restitution, et 4 trop lacunaires pour permettre une moyenne annuelle valable.
Les précisions qui suivent concernent les années non complètes, ou des
années complètes comparées à des données provenant d’une autre source.
1709: La cote de janvier manque. La moyenne de décembre 1708 est de
11,50 D. Celle de février est de 13,20. La cote de mars manque. La moyenne
d’avril est de 14. Mai a une moyenne de 13,33. Juin comme juillet ont une
moyenne de 14. Nous avons donc attribué à janvier une moyenne de 13 et
à mars 13,50. Avec ces restitutions, la moyenne annuelle reste très proche
de la moyenne des dix mois présents (13,75 avec restitution; 13,85 sans).
Les prix fournis par une autre source 1 de la même année, sans indication
de mois, donnent une moyenne annuelle de 13,94.
1710: quatre mois manquent. Les fluctuations sont fortes. Par exemple
la moyenne de mars est de 16 D. Deux mois manquent, puis la moyenne
mensuelle passe à 12. Après un nouveau vide de deux mois, la moyenne
mensuelle s’établit à 13,50. Avec de telles variations et de tels vides, une
moyenne annuelle serait trop faussée.
1711: Manque la période du 17 février au 20 mars 1711. En la restituant à
13,20 D., la moyenne annuelle est de 14,71 au lieu de 14,85 sans restitution.
1712: L’année est complète. La moyenne annuelle est de 17,21 D. Sur une
autre source 2, 4 mois d’achat donnent une moyenne de 17,32 D.
1718: un vide d’avril à juillet inclus. Absence de novembre aussi. Si, à partir
des mois présents, on constituait des moyennes trimestrielles, cela donnerait
14,14 ; 14,15 et 18,73 D. La moyenne annuelle serait de 15,50 D. L’intégrer
au tableau, même entre parenthèses, serait fausser sa signification. Car une
phase de hausse se dessine nettement à partir du milieu de l’année. Elle
démarre avec le mois de ramadân et continue après la période dont les
cotes manquent, ce qui laisse supposer une continuité de la hausse qui se
prolonge pendant une grande partie de l’année suivante. une restitution des
cotes manquantes de plus de trois mois présente en général trop d’impon-
dérables pour être utilisée.
1719 : L’année est complète. La moyenne annuelle est de 21,14 D. une
autre source 3, fournit, sans indication de mois, deux prix d’achat de 3,33 et
3,98 ryâls, soit une moyenne de 3,66 ryâls (16,96 D.).
1724: Août et septembre manquent. Moyennes de juillet et octobre: 21,50
et 22,92 D. Moyenne attribuée aux deux mois manquants: 22 D. La moyenne
annuelle ainsi obtenue est de 23,57. Celle des dix mois présents: 23,89. une
autre source 4 donne une moyenne de 20,08 pour l’ensemble des mois de mai,
juin et juillet, qui, dans notre série a une moyenne de 22,83.

1. Id, 25/108.
2. Id, 29/148.
3. Id, 33/196.
4. Id, 31/171.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 83

1725: Les cotes absentes correspondent à la période allant du 9 octobre


au 6 décembre qui se situe dans une phase de hausse (moyennes successives
d’août, septembre et décembre : 19,07 ; 21,16 ; 21,50). Moyenne attribuée
aux deux mois manquants: 21,33. Moyenne annuelle avec restitution: 20,10.
Moyenne des seuls mois présents: 19,88.
2. Prix de l’huile d’olive (qulla d’Alger en D.) 1708-1725

année moyenne an. max. mensuel min. mens % écart indice

1708 11,06 13,00 9,28 4 134


1709* 13,75 14,00 12,75 10 174
1710* (13,37) 18,00 12,00 50
1711* 14,71 16,60 12,40 34 186
1712 17,21 18,53 15,00 24 217
1713 13,38 16,17 11,70 38 169
1714 17,80 20,43 12,29 66
1715 13,00 17,75 10,67 66 164
1716 16,68 20,00 14,40 39 211
1717 15,12 19,07 13,43 42 191
1718* 17,52 14,00 25
1719 21,14 24,50 17,50 40 267
1720 15,34 17,70 13,27 33 194
1721* 14,40 15,60 12,37 26 182
1722 15,40 22,81 14,00 63 194
1723 32,80 42,00 28,00 50 414
1724* 23,58 25,06 19,58 28 298
1725 20,10 21,50 18,37 17 253

* 1709 : moyenne sans restitution : 13,85


* 1710 : manque 4 mois
* 1711 : moyenne sans restitution : 14,85
* 1718 : données insuffisantes
* 1721 : moyenne sans restitution : 14,73
* 1724 : moyenne sans restitution : 23,89.

Les mouvements périodiques


Depuis les grands travaux classiques d’E. Labrousse, l’importance des
répercussions du mouvement des prix nominaux sur les conditions de vie
des différents groupes sociaux n’est plus à démontrer.
Nous commençons donc par l’analyse du mouvement des prix nominaux
de l’huile d’olive. Nous donnerons ensuite les équivalents en prix constants
qui faciliteraient les comparaisons avec d’autres pays ou d’autres périodes.

Le mouvement de longue durée


Ce mouvement est mesuré ici par le rapprochement des indices moyens
d’un même nombre d’années du début et de la fin d’une période.
Les résultats divergent selon les procédés et le nombre d’années choisis.
Sur la base d’un indice moyen de sept ans, de la période de 1669-1675 à
84 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

la période 1719-1725, on obtient une augmentation de 118% du prix de


l’huile d’olive.
L’intérêt de ces périodes est qu’elles sont basées sur des moyennes
mensuelles quasiment complètes et qu’elles comportent un nombre
relativement équilibré d’années de hausse et d’années de baisse des prix.
Mais la comparaison entre ces périodes risque d’être déséquilibrée en raison
des fortes hausses des années 1723-1724 (période de famine, l’indice du
prix moyen annuel de l’huile d’olive en 1723 atteint 414, chiffre sans
équivalent pendant tout le demi-siècle).
En rapprochant deux périodes de 13 ans (1669-1684 et 1712-1725), la hausse
des prix est ramenée à 98%. Cependant ces deux périodes comportent des
lacunes importantes, dont notamment, l’absence complète de cotes pour 1718.
une autre approche consiste à utiliser des moyennes mobiles calculées sur
7 ans, l’année considérée étant au centre, ce qui décale de 3 ans les deux
périodes prises comme termes de comparaison (1672-1678 1715-1722),
l’année 1718 manquante étant remplacée par 1715. Par cette approche, la
hausse des prix à long terme est ramenée à 82 %.
La difficulté de mesurer en prix constants le mouvement de longue durée
de la période envisagée ici, résulte des incertitudes qui entourent les
moments de dépréciation de la monnaie.
Rappelons qu’après une longue stabilité, la dobla commence à se détériorer
de 1685 environ jusqu’au milieu des années 1720. En gros, les paliers de cette
dépréciation se présentent comme suit :
Change de la piastre sévillane et de la dobla:
1660-1685 1 P.S. vaut 4,64 D.
1685-1691 6,96
1691-1706 9,28
1707-1711 13,92
1712-1724 15,68
1725 18,00
En prenant comme base des prix constants la dobla de 1675, la moyenne
annuelle du prix de l’huile d’olive des années 1719-1725 serait la suivante:
année prix moyen annuel indice*
1719 6,26 79
1720 4,55 57
1721 4,27 54
1722 4,56 58
1723 9,72 122
1724 6,99 88
1725 5,96 75
* l’indice est calculé par rapport à l’année initiale 1669.
L’indice moyen de la période 1719-1725 (1669 = 100) est de 75. Celui de
la période 1669-1675 est de 118. En un demi-siècle, la baisse en prix cons-
tants est d’environ 55%. Ce chiffre exprime un ordre de grandeur
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 85

approximatif en raison notamment des incertitudes sur l’évolution de la


monnaie.
En prenant comme termes de comparaison les périodes de 13 ans utilisées
ci-dessus, le mouvement de baisse en prix constants serait de 70%, ordre de
grandeur aussi approximatif que le précédent.
Même approximatifs, ces chiffres traduisent une tendance réelle à la
baisse à long terme des prix constants, car nos incertitudes sur le mouvement
de la monnaie concernent les points de départ des paliers de dépréciation
et non le fait de la dépréciation au moment où il est enregistré. En d’autres
termes, à chaque palier et pour l’ensemble de la période, la dépréciation de
la monnaie algéroise par rapport à la piastre sévillane est sous-estimée de
façon probablement restreinte mais réelle, entraînant une sous-estimation
dans les mêmes proportions du mouvement de baisse en prix constants à
long terme.
Malgré les lacunes concernant les débuts du XVIIIe siècle, on discerne une
tendance à la baisse en prix constants à partir de la fin de la crise alimentaire
de 1700-1702. Baisse due probablement à une pénurie de l’argent, et sans
doute aussi de l’or, car le rapport de valeur des deux métaux précieux reste
en gros du même ordre à cette époque. Les liens de cette pénurie et des
perturbations monétaires avec les mouvements du commerce extérieur et
de la course sont examinés ailleurs.

Variations annuelles et mouvements cycliques


La forte hachure de la courbe des moyennes annuelles infirme l’idée
reçue sur la stabilité permanente des prix dans l’Algérie ottomane.
Dans la première série continue (1669-1698), sur 26 années complètes,
les variations annuelles qui se situent entre 1% et 19% sont au nombre de
9, tandis que 17 sont de 20% et plus.
Dans la deuxième série (1708-1725), on a 4 variations annuelles en dessous
de 20% et 10 de 20% et plus.
Dans les deux séries, les plus fortes variations annuelles coïncident avec
des phases de hausse importante et signalent donc des années difficiles
pour le consommateur moyen. Les périodes de cherté les plus fortes sont
les suivantes:
1671-1672 : ces deux années chères s’inscrivent dans une phase de bas
prix qui va reprendre jusqu’en 1684, avec seulement 2 années particulière-
ment chères, 1675 et 1678, et 2 années relativement chères, 1681 et 1683. En
1685, commence une hausse liée à la dépréciation de la monnaie, mais qui
en prix constants dépasse à peine l’indice de l’année initiale et reste en
dessous de l’indice moyen des 7 premières années de la série. En prix
nominaux elle est importante. Elle inaugure une phase de cherté qui, à
partir de 1687, va en s’accentuant et atteint des pointes sans précédent,
d’abord en 1690 et 1691, puis en 1694 et 1695.
86 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

une nouvelle phase de baisse dure près de trois ans, suivie des fortes
hausses de 1699-1700 qui correspondent au début de la crise alimentaire des
années 1700-1702.
Les lacunes de la période 1699-1707 empêchent de constituer une série
suffisamment suivie. Cependant des éléments concordants permettent d’y
discerner le sens du mouvement des prix pour une grande partie.
une phase de hausse sensible se dessine dans le deuxième semestre 1698,
continue en 1699 et se termine vers la fin de cette année. Les pointes en sont
indiquées par les prix-témoins de Hâdhâ Qânûn cités plus haut. Rappelons-
en l’essentiel: avant juin 1699, les prix étaient de 19,72 D. Ils passent à 23,20
en août, puis à 26,68 en décembre de la même année, pour descendre en mai-
juin 1700 à 18,56 et en mai-juin 1701 à 17,40.
De leur côté, les registres du Beylik 1 fournissent pour cette période
quelques prix dont les moyennes mensuelles sont (en D.) :
janvier 1700 17,00 mai-juin 1703 11,87
avril-mai 1700 15,89 septembre 1704 11,60
mai-juin 1700 17,50

on peut constater, avec les réserves qu’impose la nature de ces données,


qu’après les fortes hausses de 1699, les prix de 1700 et 1701 ont tendance à se
maintenir à un niveau, certes élevé par rapport à ceux de 1703 et 1704 ou
d’avant 1698, mais dans une proportion modérée, comparativement aux
autres périodes de crise alimentaire. on sait que la crise agraire de 1700-1702
est l’une des trois plus importantes crises du XVIIIe siècle. on verra par
ailleurs que ces crises se sont généralement accompagnées de fortes hausses
du prix de l’huile d’olive à Alger. Il faut donc insister, malgré la portée limitée
de ces données discontinues, sur la signification importante des prix-témoins.
à la sortie de la crise, une phase de baisse semble se dessiner. Il est vrai
que les indications sont trop insuffisantes, mais la régularité de prix bas
pendant une période relativement longue le suggère avec force. En effet,
comme le montrent les séries complètes présentées plus haut, les variations
saisonnières et annuelles sont faibles dans les phases de baisse. C’est le cas
pour 1703 et 1704.
La nouvelle série2 continue commence au milieu de 1707 et se termine à
la fin de 1725. Elle est jalonnée de quelques années chères: 1712, 1714, 1716,
1719 et surtout la période 1723-1725 qui est un peu décalée par rapport à
la crise alimentaire de 1722-1724.
Les fortes variations annuelles rendent particulièrement difficile la déter-
mination des mouvements cycliques qui rythment le prix de l’huile d’olive.

1 et 2. 228 Mi 18/68.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 87

En calculant l’écart entre la moyenne annuelle la plus basse et la moyenne


annuelle la plus haute du cycle, on obtient les chiffres suivants (en %) :
1670-1672 55% 1692-1694 54%
1673-1678 75% 1708-1712 61%
1679-1685 66% 1713-1719 58%
1686-1690 120% 1720-1723 114%
Pour les mêmes périodes, les écarts entre la moyenne mensuelle la plus
basse et la moyenne mensuelle la plus haute sont:
1670-1672 113% 1692-1694 137%
1673-1678 122% 1708-1712 68%
1679-1685 93% 1713-1719 104%
1686-1690 282% 1720-1723 217%
L’écart se creuse encore si l’on compare les prix effectifs extrêmes d’un cycle
comme le montre l’exemple suivant:
Prix d’une qulla d’huile d’olive en D.
mars 1692 8,00
août 1694 23,67

L’écart entre prix extrêmes est de 196%, au lieu de 137% entre les moyennes
mensuelles et de 54% entre les moyennes annuelles de la même période. C’est
sans doute un cas exceptionnel. Mais par son amplitude même, il pose le
problème des méthodes applicables à l’étude des prix dans des conditions
qui ne satisfont pas les critères statistiques classiques.
Dans cette perspective, le calcul des écarts entre la moyenne mensuelle
la plus basse et la moyenne mensuelle la plus haute de chaque année de nos
séries complètes apporte quelques indications intéressantes. De 1669 à
1698: 16 années ont un écart de plus de 50%; 27 années ont un écart de plus
de 20%; 2 années seulement ont un écart de moins de 20%.
Les variations mensuelles et saisonnières du prix de l’huile d’olive ne
suivent pas la périodicité assez régulière constatée pour les prix des céréales.
Cependant, le phénomène de cherté des mois de soudure existe d’une certaine
façon pour les prix de l’huile aussi. on constate, en effet, une prédominance
de hausse saisonnière en automne avant l’arrivée de l’huile de la nouvelle
récolte et de baisse saisonnière au printemps et au début de l’été. Mais cette
périodicité est contrariée par d’autres facteurs. D’une part, les mouvements
de consommation de l’huile d’olive sont liées au calendrier hégirien (forte
consommation pendant le ramadân et les fêtes religieuses). D’autre part,
l’arrivée de l’huile d’olive livrée par la Tunisie comme partie du tribut annuel,
les prises de la course, l’abondance des produits de substitution (graisse,
beurre) qui ne coïncide pas nécessairement avec le mouvement des récoltes
de l’huile d’olive, ou, à l’inverse, la rupture de ces approvisionnements,
peuvent influer sur les mouvements saisonniers. Ces interférences ont
généralement une incidence à court terme et deviennent tout à fait secondaires
dans la détermination des fluctuations annuelles et cycliques.
88 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

1720-1830 : mouvements contradictoires


Cette période a un intérêt majeur pour notre recherche qui vise entre
autres, à établir les conséquences des rapports avec l’Europe sur les
mouvements conjoncturels et sur les modifications (ou non) des structures
sociales de la société. C’est aussi l’époque où l’analyse comparative avec
d’autres pays faisant partie de l’empire ottoman est rendue possible grâce
aux remarquables travaux consacrés à ces pays. Faut-il rappeler que ces
travaux sont venus rejoindre toute une pléiade de recherches sur le XVIIIe
et le XIXe siècles européens dont le grand point de départ reste l’œuvre
classique d’E. Labrousse.
Malheureusement, la documentation disponible n’est pas à la hauteur
de l’intérêt du sujet. Beaucoup trop de lacunes rompent la continuité des
données et peuvent susciter en permanence le risque d’extrapolations
susceptibles de donner une fausse clarté aux mouvements qu’on cherche
à discerner.
Pour garder au problème posé toutes ses dimensions malgré la modestie
des sources, il faut rechercher des voies intermédiaires qui respectent les
principes de rigueur statistique tout en réduisant leur degré de précision
et tentent ainsi de contenir les approximations et les ordres de grandeur visés
dans un cadre strictement délimité. Les enseignements tirés des séries de
la période précédente aideront à réaliser cet objectif.
Nous présentons d’abord les indications que nous livrent les registres
du Beylik et des habous 1.
Pour l’essentiel, elles concernent les groupes d’années suivants : 1735-
1740, 1757-1779, 1803-1810, 1813-1816 ,1827-1830.
Les grandes lacunes de cette nouvelle série ne permettent pas de constituer
des moyennes annuelles continues sur un nombre d’années instructif. Par
contre, lorsque les données sont suffisantes, nous les avons regroupées en
moyennes trimestrielles qui pourraient servir de base à des rapprochements
de saison à saison.
Dans la colonne ayant en tête le sigle «SIM» (sans indication de mois), sont
inscrites les moyennes de prix d’achat parfois très nombreux, mais enregistrés
sous une rubrique portant seulement comme date l’année hégirienne. on
pourrait éventuellement les situer dans la saison et même dans le mois
correspondant quand il s’agit de séries d’achats continues avec un nombre
en gros équivalent d’une année sur l’autre. Ce n’est pas toujours le cas.
Il faut noter enfin que ces prix sont souvent très abondants et auraient
fourni une bonne base de données statistiques si leur datation n’était pas
aussi lacunaire. C’est pourquoi nous les avons fait figurer dans nos tableaux
avec la mention «SIM» qui permet de bien situer leur signification.

1. Id, 18/67 ; 19/70-71; 25/108; 27/121; 28/130; 29/146-149; 31/179; 33/190 et les microfilms
40; 44; 45; 48 et 49.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 89

Prix de l’huile d’olive, qulla d’Alger, en pataques d’aspres valant 4,64 D.

année moyennes trimestrielles année moyennes trimestrielles

I II III IV SIM I II III IV SIM

1726 1775 7,96


1727 1776 8,14 5,53 6,83
1735 4,15 1777 5,25 6,63 5,94
1736 4,51 4,50 4,50 4,50 1778 6,19
1737 1,71 1,92 2,48 1779 8,13
1738 2,70 2,94 3,32 2,82 1780
1739 1,63 1,63 2,32 1781
1740 2,88 5,49 1782
1741 5,34 1783
1742 1784
1757 2,00 4,25 1785
1758 3,46 3,63 3,44 1786
1759 1803 6,07 6,75
1760 3,37 3,60 1804 6,00 14,00
1761 3,81 1805
1762 3,79 4,38 6,00 5,50 1806 13,00
1763 6,35 5,24 1807 13,50 15,00 16,25
1764 6,24 5,93 1808
1765 5,37 4,65 4,40 1809 10,53 9,33 11,14
1766 4,04 4,63 4,56 1810 10,37 10,38
1767 3,97 1811
1768 4,06 4,68 1812 9,00
1769 5,11 5,20 1813 8,19 8,00
1770 4,39 4,42 1814 11,50
1771 5,92 1815
1772 7,43 1816 24,00
1773 1817
1774 7,39 1818

observations :
1. Pour les années 1735-1741, le type de ryâl n’est pas précisé, mais il s’agit de pataque.
2. Pendant les années de fortes hausses des prix des céréales, ici, les années 1762-1764 ;
1777-1779 ; 1806-1807 et 1816-1817, liées à de graves pénuries, l’huile est souvent en hausse.

De ce tableau quelques observations se dégagent:


1. une hausse de longue durée est perceptible malgré les insuffisances de
la série. à partir de 1771, les prix ne descendent plus en dessous de 5
pataques et se situent en majorité au-dessus de 6. De 1803 à 1816, les prix
atteignent un nouveau palier, avec un minimum de 6 pataques et un prix
courant qui se situe autour de 10 pataques.
Rappelons que la pataque est restée stable depuis les années 1730 jusqu’en
1816. Il ne s’agit donc pas d’une hausse d’inflation mais d’un mouvement
de longue durée à signification structurelle qui, comme on le verra plus loin,
concerne l’ensemble des prix et rejoint le mouvement international de
90 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

hausse des prix au XVIIIe siècle, constaté non seulement en Europe, mais
aussi en égypte, en Tunisie et en Turquie, etc.
Il faut cependant apporter quelques compléments à cette observation.
D’une part, il n’est pas possible, avec de telles lacunes, de mesurer, ni de
dater rigoureusement, le mouvement de hausse, dont la constatation reste
au plan d’une simple approximation.
D’autre part, les plus fortes périodes de hausse des prix de l’huile d’olive
coïncident avec les grands cycles de baisse de la production agricole. En effet,
les pointes extrêmes de hausse du prix de l’huile recoupent, généralement
avec un décalage souvent léger (de l’ordre de quelques mois, parfois un an
ou plus) les moments de crise agraire aiguë. C’est le cas en particulier de
la grave crise de 1804-1807, elle-même maillon d’une longue période de recul
de la production agricole qui a commencé vers la fin du XVIIIe siècle et a
culminé dans la nouvelle crise de 1816-1817 dont les conséquences furent
irréparables. Cette intervention d’un cycle climatique à caractère conjoncturel
ne doit pas être négligée, si l’on veut que la portée structurelle du mouvement
de longue durée ne soit pas faussée.
2. Par ce qui précède, nous n’entendions nullement séparer les causes
naturelles des autres facteurs qui agissent sur les prix, mais seulement
différencier les éléments conjoncturels de ceux dont l’action a une
signification structurelle dans les mouvements de longue durée.
S’agissant des fluctuations cycliques de courte et moyenne durée, il y a
intérêt, dans la mesure permise par la documentation, à examiner leur lien
avec les crises agraires.
Pour la période envisagée, voici le mouvement du prix de l’huile d’olive
(en pataques) pendant les crises agraires les plus importantes par rapport
aux années qui les précèdent:

1734-1736 l’huile monte à 4,50


1762-1764 passe de 3,80 à 6 et plus (hausse de 58%)
1778-1779 ” 5,94 à 8 (hausse de 35%
1804-1807 ” 6 à 15 et 16 (hausse de150 à 167%)
1816-1818 ” 11,50 à 24 (hausse de109%)

Vu les limites documentaires, ces hausses expriment seulement des ordres


de grandeur qui situent grossièrement les mouvements des prix provoqués
par les crises agraires.
3. on peut constater qu’après chaque crise, les prix ne descendent plus
au-dessous d’un certain palier plus élevé que celui de la période qui a
précédé la crise. Cela indique d’une certaine façon le rôle des crises non
seulement dans les fluctuations à court et à moyen terme, mais aussi dans
les mécanismes qui agissent sur le mouvement de longue durée où
interfèrent des facteurs internes et externes examinés par ailleurs.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 91

4. Encore une fois, on enregistre la stabilité relative des prix dans les
phases de baisse. Aussi bien les variations saisonnières que les fluctuations
annuelles ont tendance à rester dans des limites assez étroites. à cet égard,
notons un phénomène unique dans nos séries, un prix fixe enregistré
pendant toute l’année 1736. S’agit-il d’une forme d’achat contractuel ou
d’une sorte de «prix forcé» comme on en rencontre parfois à des moments
exceptionnels et en général très courts?
Nous reprendrons plus loin, dans un cadre plus large, la phase de baisse
des prix de l’huile d’olive qui commence en 1827 et se maintient jusqu’en
juillet 1830, événement de rupture et en même temps point de départ d’une
flambée de prix sans précédent, mais qui se déroule dans un contexte
radicalement différent de celui qui fait l’objet de notre étude.

Prix de l’huile dans les sources européennes :


Situés dans leur contexte, les prix fournis par les sources européennes,
quoique peu nombreux, peuvent compléter utilement les indications insérées
dans nos tableaux. Ils sont généralement liés à des périodes de crise, dont
ils aident à révéler les mécanismes.
Parmi les dépenses du consulat français à Alger 1, en février-mars 1727,
figure l’achat de 2 qulla d’huile d’olive au prix de 3,50 pataques la qulla. Soit
un prix inférieur aux prix moyens des années de crise alimentaire (1723-1725
pour l’huile) et légèrement supérieur aux prix moyens d’avant la crise.
La même source donne des indications sur les prix à la veille de la grande
crise agraire de 1762-1764 . En avril 1762 2, le consulat français à Alger achète
4 qulla d’huile d’olive à 4,25 la qulla. C’est pratiquement le même niveau de
prix du premier trimestre 1762, avant l’envolée du temps de crise.
D’autres prix révélateurs des phénomènes de crise sont fournis par la
correspondance du consulat américain à Alger 3. Ils concernent les denrées
de grande consommation pendant la crise de 1804-1807. Nous en isolons ici
les prix de l’huile d’olive (pour 1 qulla d’Alger):
1803 1,50 $ soit 7,50 P
1807 3,75 $ 18,75
Sur notre tableau, les prix chronologiquement les plus proches de 1803 sont
ceux de 1804: 6,07 pataques la qulla au premier trimestre; 6,75 au second.
Les prix en 1807 sont 13,50 pataques au premier trimestre; 15 au second et
16,25 au troisième.
on sait par ailleurs que, surtout en période de cherté, les prix de l’huile
d’olive ont tendance à monter au dernier trimestre. Le haut prix donné par
la source américaine qui reste dans les limites des variations saisonnières
observées, peut avoir aussi pour raison le fait qu’il s’agit non pas d’un

1. A.N., Paris, 369 Mi 2, art. 1358, Corresp. de février-mars 1727.


2. Id., corresp. 20 avril 1762.
3. Id., 253 Mi 3/7, Part. II, corresp. de 1807.
92 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

simple enregistrement d’achats effectués par le consulat, mais d’un compte-


rendu sur les prix courants à Alger. or la correspondance consulaire
américaine se plaint souvent de la cherté de la vie à Alger par rapport aux
rémunérations des agents consulaires. Le choix de prix les plus élevés possi-
bles au moment opportun aide à étayer cette démonstration.
La pénurie d’huile d’olive semble se prolonger en 1808. Dans les comptes1
du consulat américain de cette année, on relève la vente d’une cargaison
d’huile d’olive au négociant juif algérois Bacri pour la somme de 24 000 $,
qui fait suite à la livraison par les mêmes Américains de plusieurs cargai-
sons de blé pendant les années de disette à Alger. De nouveau, on peut
observer un certain décalage entre la pénurie d’huile et celle des céréales.
La même source nous livre des indications intéressantes sur la crise de
18172. Pour essayer de contrer la hausse vertigineuse des prix des denrées
de première nécessité, le Dey fixe des prix plafonds. Le prix de la qulla
d’huile d’olive ne doit pas dépasser 20 pataques. Ce prix plafond montre
jusqu’où peuvent aller, officiellement, les pointes des périodes de crise.
Mais toujours d’après les sources consulaires américaines, les interventions
du consul auprès du Dey l’amènent, quelques semaines plus tard, à rétablir
la liberté des prix afin d’encourager l’importation des denrées manquantes.3

B. mOuvements des prix des céréALes

Il importe, au départ, de distinguer entre prix internes par lesquels nous


allons commencer et prix d’exportation qui seront examinés par la suite.
Enfin seront envisagés les rapports entre les deux types de prix, en liaison
avec l’importance croissante des exportations des céréales au XVIIIe siècle.
quatre sources différentes seront utilisées ici. Par souci d’homogénéité,
chaque série constituée ne rassemble que les données tirées d’une même
catégorie de sources. Confrontées les unes aux autres, ces séries peuvent
servir à un contrôle réciproque ou à d’autres rapprochements instructifs.
Pour l’étude des prix internes, la source principale demeure celle déjà
utilisée pour les prix de l’huile d’olive : les registres du Beylik et des habous.
Elle ne permet d’établir des moyennes annuelles que pour un nombre
d’années limitées. Par contre, il est possible de constituer une série
relativement plus abondante de moyennes trimestrielles permettant une
comparaison saison par saison.
La seconde source est formée des actes notariaux. Ses indications apportent
un complément d’information dont les conditions sont suffisamment situées
pour permettre de préciser les bases d’une éventuelle confrontation avec les
données provenant d’autres sources.

1. Ibid., vol. 8, 13 janvier 1808-10 septembre 1813.


2. Ibid., vol. 9, Lettre du 2 novembre 1817.
3. Ibid., Lettre du 22 novembre 1817.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 93

Comme pour les prix de l’huile d’olive, le manuscrit Hâdhâ Qânûn nous
livre des prix-témoins sur une période limitée.
Les archives consulaires et celles des compagnies commerciales
européennes concernent pour l’essentiel les prix à l’exportation, mais,
épisodiquement, elles fournissent des indications sur les prix internes.

1. Les prix internes: mouvements périodiques et crises agraires


1660-1669 : une décennie instructive
Les indications fragmentaires de cette décennie, tirées des actes nota-
riaux et judiciaires d’Alger, présentent quelques incertitudes sur le moment
précis de l’achat ou de l’établissement du prix, qui ne coïncide pas néces-
sairement avec la date du document en question.
Il a donc fallu les présenter à part pour garder aux séries qui vont suivre
leur homogénéité. D’autre part, la rareté des informations sur les prix de cette
période, faisait que toute mention de prix a son utilité, aussi limitée soit-elle.
Voici, pour la décennie 1660, les prix du blé et de l’orge à Alger (en D.):
1. Prix d’un sâc de blé: 2. Prix d’un sâc d’orge :
Août 1660 9,26 Septembre 1661 4,48
Septembre 1661 9,24 Août 1665 4,49
Août 1665 9,28 Août 1667 3,50
Novembre 1665 6,19
Juillet 1666 5,00
Janvier 1667 8,68
Septembre 1667 11,60
(Sources: A.N., A., Z 14; Z 10 ; Z 59; Z 75)
Ces indications nécessitent quelques précisions:
– Les petites variations autour de 9,28 D.,soit 2 P.S., le sâc de blé, des trois
premiers prix situés à la même époque de l’année, sont dues vraisembla-
blement à de petits frais locaux. Il en est de même pour l’orge: autour d’une
piastre sévillane le sâc.
– à première vue, il est étonnant que le blé coûte 9,28 D. en août et
seulement 6,19 D. en novembre de la même année. En fait de quoi s’agit-
il? Le document utilisé est un registre des revenus et des dépenses, tenu par
un tuteur pour le compte de son neveu mineur et orphelin, sous le contrôle
de la justice. Cet oncle achète du blé au détail pour la nourriture de l’enfant,
en août à 9,28 D. le sâc. En novembre, il vend en gros le produit de la récolte
à 6,19 D. le sâc. Rien ne permet de juger de sa bonne foi ou de sa bonne gestion
en l’occurrence. Aussi bien la différence entre prix de gros et prix de détail,
que celle des prix avant et après la récolte, peuvent justifier cet écart.
– Les prix rassemblés ici se situent, à une exception près, dans la saison
généralement la moins chère de l’année (août-novembre), au moment où
la nouvelle récolte est disponible sur le marché. Retenons qu’un sâc de blé
coûte en gros 2 piastres sévillanes en août-septembre des années 1660, 1661
et 1665. une phase de baisse se dessine pendant l’année-récolte 1665-1666,
94 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

se poursuit en 1666-1667. La mauvaise récolte qui suit, fait passer les prix
à 11,60 D., soit 2,50 piastres sévillanes le sâc.
– Le rapprochement avec les périodes précédentes et suivantes montre que
les années 1660-1665 se situent dans une phase de cherté particulièrement
dure. C’est aussi une période d’épidémies. Al-cAyyâshî 1 rencontre dans la
plupart des oasis algériennes qu’il traverse en 1662 et 1663, sécheresse,
disettes, invasion de sauterelles, insécurité généralisée et surtout la peste qui
dure depuis 1660 et semble toucher tout le territoire. un mémoire français
de 1664 2 affirme qu’Alger n’avait plus que «environ 4 000 feux et 25 à 30000
habitants au plus pour le présent, la peste ayant fait mourir l’an passé plus
de 60 000 et beaucoup davantage aux environs de la ville, en telle sorte
que le pays en est demeuré comme un désert.»
Dans Hâdhâ Qânûn 3, la peste de 1663, appelée hbûbâ qwîyya (peste forte),
est considérée comme l’un des événements majeurs de l’époque.

1669-1696 : la baisse domine


Cette période est suivie d’une phase de baisse que montrent les prix
suivants:
1668 prix d’un sâc de fèves 1,54 D.
mai 1669 ” ” blé 2,00 D.
Pour l’orge, nous avons les prix suivants (un sâc en D.):
décembre 1668 1,00
mai 1669 1,00
1672 0,96
avril 1674-mars 1675 2,40 et 2,60.
(Sources : A.N., Paris, 228 Mi 18 /vol. 68)
Disponibilité de terres fertiles, cycle climatique plus favorable et donc
reprise importante de la production agricole dans les environs d’Alger
d’un côté, demande de céréales réduite par la dépopulation de la ville,
d’un autre côté, ce sont là, sans doute, les raisons de cette forte tendance à
la baisse des prix sur plusieurs années. Notons aussi que cette baisse des
prix des céréales est accompagnée d’une forte hausse des salaires des
ouvriers, ce qui amène leur salaire réel à son niveau le plus élevé du siècle
et peut-être de toute l’époque ottomane.
Après une interruption de plusieurs années, notre source reprend
l’enregistrement des prix et des salaires. Voici les prix de l’orge:
Prix d’un sâc d’orge en D.
octobre 1680 2,24 juillet 1683 2,00
novembre 1682 1,75 septembre 1683 2,00
février 1683 2,36 novembre 1683 1,32
mars 1683 2,40 novembre 1684 1,32

1. Al-cAyyâshî, op. cit. pp. 65-117.


2. A.N., Paris, 223 Mi 1 vol. 12 f° 146.
3. Hâdhâ Qânûn, op. cit., p. 94.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 95

Notons qu’en 1683, dont les prix relevés concernent toutes les saisons de
l’année et permettent donc de conclure qu’il s’agit d’une année relativement
pas chère, les prix extrêmes varient de 2,40 D. en fév. à 1,32 D. en oct.-nov.
L’écart est de 82%. Pour l’année-récolte (sept. 1682-août 1683), les prix
extrêmes sont de 2,40 et 1,75, soit un écart de 37%. L’écart dans l’année-récolte
suivante est de 52%, mais les données sont insuffisamment étalées sur
l’année, ce qui réduit leur signification.
De nouveau un vide de plusieurs années dans notre source. La série
reprend au dernier trimestre de 1689 et s’arrête à la fin du troisième trimestre
de 1695. groupés en moyennes trimestrielles qui permettent d’entrevoir les
variations saisonnières, voici les prix de l’orge (sâc d’Alger en D.; les chiffres
entre parenthèses sont des restitutions):

Année I II III IV
1689 3,55
1690 4,12
1691 2,37 2,10
1692 2,66 (2,65) 2,63 2,92
1693 2,92 3,70 3,08 4,08
1694 3,71 (3,70) 2,30 2,53
1695 2,10 2,00 1,75
Avec les restitutions nous avons les moyennes annuelles suivantes:
1692 2,71
1693 3,45
1694 3,06

une baisse importante s’amorce à partir de la récolte de 1694 et semble


s’amplifier en juillet-août 1695. Mais d’autres prix situés dans la même année
hégirienne 1106 (22 août 1694-11 août 1695), sans indication de mois, sont
nettement plus élevés: 4,5; 3; 4; 3,66. Ici s’arrête notre série. D’autres sources
complètent notre information. La correspondance de la Compagnie du
Bastion1 note en août 1694 que «la récolte est partout sans précédent. Depuis
longtemps on n’a pas vu une plus abondante sur la côte de Barbarie». La
récolte de 1696 s’annonçait très belle. En février 1696, le consul français à Alger
obtient du Dey le chargement de plusieurs bateaux sur la côte ouest. Mais
en juillet la récolte est condamnée par l’invasion des sauterelles 2.

1. A.N., Paris, AE, B I 115, août 1694.


2. A.N., Paris, 369 Mi 1 art. 13, Lettres de février-juillet 1696.
96 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

1696-1702 : années contrastées


Après des années d’abondance et de bas prix des céréales, un cycle de
cherté s’ouvre, que nous montre dans ses grands traits Hâdhâ qânûn 1 par ses
prix-témoins (prix d’un sâc de blé):
août 1696-juill. 1697 1,50 P (6,96 D.) 1,25 P (5,80 D.)
juill.-août 1697 1,13 P (5,24 D.)
avr.-mai 1698 1,63 P (7,56 D.)
juin 1698 1,13 P (5,24 D.)
août 1699 0,88 P (4 D.)
oct. 1702 2,50 P (11,60 D.)

La crise de 1700-1702
De 1700 à 1703 l’ensemble du Maghreb connaît une famine généralisée.
Elle est aggravée par la dureté des guerres intermaghrébines. Les victoires
du Dey Mustafâ sur les armées conjointes de Tunis et de Tripoli en octobre
1700, puis sur le Roi du Maroc en avril 1701 n’ont pas empêché ses
contemporains de le juger sévèrement. D’après les extraits traduits par
Delphin2, d’une chronique algéroise écrite vers le milieu du XVIIIe siècle,
Alger connut d’abord une période d’abondance et de bas prix, puis à
l’avènement d’Atchi Mustafâ en juin 1700, «il se mit à dépouiller les habitants
et combien furent exilés pieds nus et sans vêtement. Le prix des denrées à
cette époque atteignit des niveaux excessifs. Le blé se vendit jusqu’à 12
ryâls le sâc d’Alger.» Situation confirmée par une lettre du consul français
à Alger, du 12 juillet 1702 3 : «le commerce est entièrement anéanti en cette
ville par les grandes exactions du Dey pour subvenir à la païe de la milice,
et la famine demeure» et une lettre du même en décembre 1702 4 : «le blé est
à un prix exorbitant pour le pays, et la république est très pauvre par les
dépenses extraordinaires que les guerres ont causées et le peu de secours
de la mer et de la terre.»
Calamités aggravées par la sécheresse qui sévit pendant trois années
consécutives, les dégâts causés par les sauterelles en 1700, la répression
brutale des populations révoltées de la Mitidja pendant les années qui ont
précédé la crise alimentaire, et le retour saisonnier de la peste qui semble
installée de façon endémique pendant les dernières années du XVIIe et les
premières années du XVIIIe siècle.
Il faut remarquer qu’en cette période de crise alimentaire, on continuait
à exporter des grains à La Calle. 12 752 charges de blé exportés en France
en 1700, année où les sauterelles ont fait des dégâts importants, et 4 450
charges en 1701, année de sécheresse généralisée en Algérie et en Tunisie 5.

1. Hâdhâ Qânûn, op. cit., p. 29-31.


2. g. Delphin, «Histoire des pachas d’Alger de 1515 à 1745», J. A., 1922, p. 212 sq.
3. H. de grammont, Correspondance des consuls français..., Alger, Jourdan, 1890, p. 95.
4. Id. décembre 1702, p. 98.
5. A.N., Paris, AE, B III 130, Lettre du 1er mai 1702.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 97

En mai 1702, la Compagnie marseillaise le payait 2,34 piastres sévillanes la


mesure 1 à La Calle. C’est à peu près le prix du blé à Alger au même moment.
C’est l’une des rares fois où prix internes et prix d’exportation sont si
proches. quant au prix de 12 ryâls donné par le chroniqueur, il semble
avoir été «actualisé». En fait le prix-témoin le plus haut enregistré à cette
époque était de 2,50 ryâls, comme on vient de le voir.
Sans sous-estimer la dimension personnelle des dirigeants et les
conséquences de leurs actes dans les différentes situations, on peut noter
que les exactions des pouvoirs s’aggravent lorsque les revenus de l’Etat ne
sont plus en mesure d’assurer le fonctionnement normal de l’administration
et de faire face aux différentes dépenses à leur charge et en particulier la paye
de l’oudjâq dont la propension à la révolte au moindre retard de la paye
est connue. En rendant le Dey Mustafâ responsable des difficultés de
l’époque, notre chroniqueur n’a fait que suivre une inclination largement
répandue, que Labrousse appelait «l’imputation au politique». Il est évident
que dans les conditions de l’époque, les pouvoirs politiques avaient peu
d’influence sur les fluctuations des récoltes. Mais les crises de subsistance
pouvaient être aggravées ou atténuées par l’initiative de ces pouvoirs. Par
exemple, face à une pénurie de grains, certains dirigeants faisaient appel à
l’importation, distribuaient à un prix relativement modéré des grains, etc.
En général, les témoignages des contemporains ont accordé plus de place
aux exactions du Dey qu’à la famine et à la cherté des céréales. or dans
l’Algérie de l’époque, les exactions étaient un phénomène courant et la
famine un fait très grave qu’on ne manquait pas de relever. Pour que dans
l’esprit des contemporains, l’ordre d’importance fût inversé, il a fallu, nous
semble-t-il, que, d’une part, la crise alimentaire ait été relativement modérée,
et que, d’autre part, les spoliations et autres abus du Dey aient atteint un
degré intolérable. Ce contemporain de Louis XIV aimait remporter de
grandes victoires militaires que la population ne voyait pas du même œil
parce qu’elle en supportait les lourdes conséquences économiques et sociales.

1706-1720 : données partielles


on verra dans le volume sur le commerce extérieur l’importance des
exportations de céréales pendant les années 1708-1711. Dans quelle mesure
l’ampleur des quantités retirées à la consommation interne à des prix forts
et les conséquences inflationnistes de l’invasion massive des piastres
espagnoles, ont-elles joué pour limiter la chute des prix des céréales en
cette période, c’est une question à laquelle la documentation disponible
ne permet pas de donner une réponse précise.
on peut seulement constater que ces facteurs n’ont pas empêché une
baisse importante des prix alimentaires. En monnaie constante (en

1. Id.
98 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

l’occurrence la piastre sévillane), les prix des céréales descendent à un des


niveaux les plus bas connus de l’époque ottomane. Même en monnaie de
compte, pourtant en pleine période de détérioration, les prix restent très
modérés. Il n’est malheureusement pas possible de remonter au début de
cette phase de bas prix. Les lacunes de nos registres ne peuvent être que très
partiellement comblées par les indications provenant d’autres sources. Les
comptes des divers achats et dépenses des registres du Beylik et des habous
reprennent en 1706-1707 1. Mais sur plusieurs mois, les achats sont indiqués
sommairement. Parfois les rubriques hebdomadaires de dépenses indiquent
seulement l’année ou le mois hégiriens. Comme cette habitude de donner
des comptes sommaires va se répéter, il est inévitable d’utiliser des procédés
très approximatifs pour en tirer, malgré tout, quelques indications
instructives. Voici le procédé suivi :
– En jumâdâ II 1118 (10 septembre-8 octobre 1706) ou 1119 (30 août-27
septembre 1707), 1 sâc d’orge vaut 3 D.
– Au dernier trimestre 1707 et au premier trimestre 1708, se suivent des
achats d’orge (pour l’alimentation des bêtes, précise-t-on) enregistrés de cette
façon: orge : 3 D., paille : 3 D. A partir de juillet 1708, l’inscription prend cette
forme: orge et paille: 6 D.; parfois: orge et paille: 5 D. La somme monte à
7 et même à 8 D. pour orge et paille, à partir d’octobre 1708.
– Dans tous les registres de dépenses du Beylik et des habous depuis le
début jusqu’à la fin de l’époque ottomane en Algérie, il n’y a jamais eu
d’inscription d’achats de céréales en dessous d’un sâc ou de paille en-dessous
d’une charge, à une seule exception près. En effet, pendant la grave crise
alimentaire de 1722-1724, il est fait mention de l’achat d’un demi-sâc d’orge.
on peut donc supposer que 3 D. représentent au moins le prix d’un sâc
d’orge ou d’une charge de paille. Si la supposition est juste, ce serait là un
record de bas prix. Rappelons qu’en 1707, une pataque de 4,64 D. valait 26
sous tournois (s.t.), que la piastre sévillane valait 3 pataques, et qu’en
général, le prix du blé est le double du prix de l’orge.
– La première indication précise de prix concerne des achats en oct.-nov.
1709. Plusieurs achats sont effectués mensuellement. Leur regroupement en
moyennes trimestrielles donne une idée des fluctuations saisonnières.
Prix d’un sâc d’orge (en D., moyennes trimestrielles)
année I II III IV
1709 4,00 4,61
1710 3,50 4,00 4,16
1711 4,10 4,40
1712 4,62 4,20 4,49 5,60
1713 3,67
Sources : Registres des habous et du Beylik
(228 Mi 16 vol. 68 ; 228 Mi 49 vol. 385).

1. A.N., Paris, 228 Mi 49 vol. 385 et 228 Mi 18 vol. 68.


MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 99

De 1714 à 1721, la quantité d’orge achetée est, de nouveau, non précisée.


La méthode approximative utilisée plus haut, permet ici d’avoir une idée,
aussi grossière soit-elle, de la tendance générale du mouvement des prix.
Il faut remarquer que la quantité d’orge achetée hebdomadairement
pendant les années 1709-1713 était très fréquemment de 1,25 sâc, parfois
de 1,50 sâc. généralement 1,25 sâc d’orge vaut 2 charges de paille ou de foin.
En mars-avril 1714, période de soudure, les achats d’orge et de paille
ensemble, sont de 8 D. Ils descendent à 7 D. après la récolte et reviennent
à 8 D. en avril et mai 1715. Mais dès juillet 1715, les sommes allouées à ces
achats augmentent. Le tableau suivant montre comment sont faits les
enregistrements de ces achats (les dates ont été converties dans le calendrier
grégorien ; parfois au lieu de paille l’achat concerne du foin, mais pour
notre propos cette distinction est superflue):
dates orge et fourrage orge paille
5 mai-3 juin 1715 12 ; 12
4 juin-2 juillet 1715 11 ; 12 ; 12
3 juillet-1 août 1715 9 ; 12 ; 12
30 sept.-28 oct. 1715 12 ; 12 ; 12 ; 24
29 oct.-27 nov. 1715 15 ; 15 ; 10
28 nov.-26 déc. 1715 23
27 déc. 1715-25 janv. 1716 32 ; 19
26 janv.-23 fév. 1716 19 ; 10
23 avr.-22 mai 1716 18 ; 10
21 juin-20 juill. 1716 12 ; 10
21 juill.-18 août 1716 12 ; 12
19 août-17 sept. 1716 13 ; 13
(Source: 228 Mi 19 vol. 71).

La liste continue ainsi avec parfois cette précision : achat pour deux
semaines. on ne peut donc apprécier très approximativement la tendance
générale du prix de l’orge qu’à partir des montants minimaux d’achat, car
pour le reste rien n’empêche qu’il puisse s’agir de quantités supérieures. Il
convient de rappeler ici qu’en dehors de la récolte passée ou à venir, certains
facteurs comme la situation démographique, les quantités stockées,
l’intensification des échanges interrégionaux ou avec l’extérieur, etc., influent
sur les prix des céréales. à partir de la récolte de 1716, on rencontre des achats
d’orge à 6 D. et de paille à 4 D. En avril-mai 1717 on a des achats d’orge ou
de paille à 3 D., et par la suite on inscrit orge et paille ensemble pour 6 D.
et pour 7 D. Si l’on juge par ces indices, la récolte de 1715 serait mauvaise,
celle de 1716 plutôt moyenne, la récolte de 1717 excellente, suivie d’une année
encore mauvaise que compensera l’année-récolte 1719-1720 assez bonne. Si,
tout en tenant compte du caractère très approximatif de l’extrapolation
tentée ici, l’on cherche à visualiser la tendance générale du mouvement
des prix exprimé par une moyenne pondérée des montants hebdomadaires
100 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

minimaux d’achat d’orge et de fourrages pour chacune de ces années-


récoltes, on obtiendrait des résultats de ce type (en D.):
année de récolte
1715-1716 16,00 1718-1719 13,27
1716-1717 12,00 1719-1720 8,30
1717-1718 7,20

La récolte de 1720 semble bonne si l’on en juge d’après les montants


minimaux d’achat en été et à l’automne (autour de 8 D.), mais ces montants
s’emballent pendant l’hiver et le printemps de 1721 (10 ; 11 ; puis 13 D.). on
entre déjà dans la décennie de crise que nous allons examiner maintenant.

1721-1764 : d’une crise à l’autre


Comme la Tunisie 1 qui connaît une succession de mauvaises récoltes
entre 1720 et 1725 et de nouvelles années difficiles en 1727, en 1729, en 1730
et en 1734, l’Algérie, tout au moins au Centre et à l’Est, traverse une décennie
faite souvent d’années plus ou moins médiocres qui encadrent la grave
crise alimentaire de 1722-1724 dont parlent abondamment les sources euro-
péennes. Pour suivre l’évolution de la situation pendant ces années difficiles,
nous allons d’abord utiliser notre indicateur habituel en l’absence de prix
précis. En effet, le montant minimal d’achat hebdomadaire évolue de la
façon suivante (en D.):
juin 1721 10 11 septembre 12 14
juillet 11 12 octobre 14
août 12
(Source : 228 Mi 19 vol. 71)

Ce minimum continue à monter et se fixe entre 14 et 16 D. pendant les


années de crise de 1722-1724. une indication isolée relevée dans une autre
source2 concerne l’achat d’un demi sâc d’orge pour le prix de 3 pataques (soit
13,92 D.) en 1136 de l’hégire sans indication de mois (1 oct. 1723-19 sept. 1724).
C’est la seule fois où il est fait mention d’un achat d’orge en dessous d’un
sâc, dans toute la documentation du Beylik et des habous qui nous soit
parvenue. Est-ce lié à la rareté et à la cherté de l’orge, compte tenu du peu
d’élasticité du budget des habous au moment où la crise atteint son point
culminant? Pourtant, selon le consul français à Alger 3, plusieurs bâtiments
nolisés par des Algérois ont apporté des céréales à Alger pour faire face à
la famine. La même correspondance se plaint cependant «des temps si
misérables», de la «disette continuelle... qu’il faut maintenant quatre fois plus
pour entretenir une maison». En mai 1724, le consul indique que les
sauterelles ont envahi le territoire depuis un mois. En septembre de la

1. M. H. Cherif, Le pouvoir... op. cit., t. II, p. 640, et L. Valensi, Fellahs... op. cit., p. 300.
2. A.N., Paris, 228 Mi 26 vol. 113.
3. A.N., Paris, 369 Mi 2, art. 1363, Lettre du 24 février 1724.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 101

même année, il demande qu’on lui permette de quitter Alger «où tout coûte
sans contredit quatre fois plus cher qu’avant».
Sur la suite de ces années de crise agraire en Algérie, Peyssonnel et Shaw
apportent quelques lumières1.
Peyssonnel traverse, en juin 1725, les plaines céréalières du Constantinois,
ravagées par les sauterelles, dont il donne une description qui mérite d’être
citée2:
«Le pays est encore fertile ; mais depuis quelques années, les récoltes
sont dévorées par les sauterelles. C’était pitié de voir les moissons bien
accrues, la paille et l’épi d’une belle venue, mais pas un seul grain de blé;
les sauterelles l’avaient mangé. Il y a neuf années, nous dit-on, que ces
insectes dévorent toutes les semences du pays. Elles viennent des déserts
du Sahara, et dans un ou deux jours elles mangent tout le grain d’une
campagne, où elles se reposent ensuite. Elles font leurs œufs et meurent après
dans un même endroit... Lorsque les œufs sont éclos et que les sauterelles
ont la force de voler, elles suivent le vent qui les mène selon qu’il souffle;
mais l’on observe que si un vent du sud, par exemple, les chasse d’un lieu
et qu’un vent du nord les y ramène, elles n’en sortent plus qu’elles n’aient
leurs œufs ; alors elles dévorent les moissons et tout ce qu’il y a de végétaux
sur la terre. L’on a vu à Alger qu’elles dévoraient les oliviers et tous les
arbres fruitiers, les pins même. Elles vont en si grand nombre qu’elles
couvrent la terre et obscurcissent le soleil. J’eus un jour le chagrin de les voir
arriver dans un champ qu’elles dévorèrent en moins de douze heures...
on a beau y courir, crier pour les chasser, rien ne les détourne.»
Peyssonnel fit une partie de son voyage en compagnie du bey de
Constantine qui menait une expédition contre des tribus révoltées du sud-
est constantinois. Dès leur arrivée dans ces régions, «le bey fit lâcher tous les
chevaux et les chameaux dans le blé, et le soir, il y fit mettre le feu. Ainsi nous
achevions de détruire les moissons du pays. Dans des endroits, la sécheresse
avait empêché le grain de germer; dans d’autres et dans presque tout le
royaume, les sauterelles avaient tout dévoré et nous gâtions le peu qui restait.
Les Maures, de leur côté, mettaient le feu aux endroits par où nous devions
passer: telle est la politique de ce pays, de tout détruire et tout abîmer»3.
Pour sa part, le Dr Shaw 4 se contente de relever qu’il pleut communément
à Alger de 27 à 28 pouces par an et que pendant les années de sécheresse
1723-1724 et 1724-1725, il est tombé seulement environ 24 pouces. Par contre
en 1730-1731, la pluie a dépassé 30 pouces et elle a été encore plus abondante
en 1732-1733 où elle a atteint 40 pouces. C’était, dit-il, une année tout à fait

1. D. Brahimi, Voyageurs français au XVIIIe s. en Barbarie, Lille, 1976.


2. J. A. Peyssonnel, Voyage dans les régences de Tunis et d’Alger, Paris, 1986, pp. 193-194.
3. Id., p. 200.
4. Voyages de M. Shaw, op. cit., t. I, p. 283-285. Pour les mesures et les monnaies, la traduction
française est erronée. Nous nous sommes référés au texte anglais : Travels of...Shaw, p. 296.
102 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

extraordinaire. Il ajoute que les semences rendent ordinairement de 8 à 12


et que les denrées sont généralement bon marché. un «bushel» (environ 36
litres) de bon blé coûte en une année moyenne de 15 à 18 pence (soit d’après
les équivalences monétaires relevées par Shaw, de 1,46 à 1,75 pataques). En
gros, cela donne pour un sâc de 60 l. entre 2,43 et 2,92 pataques. L’orge,
comme on sait, vaut en général la moitié du prix du blé.
Résumons la situation: l’année-récolte 1721-1722 est pour le moins
médiocre. Elle est suivie de trois années catastrophiques pendant lesquelles,
selon les rapports consulaires français, les habitants ne subsistaient que
grâce aux blés importés de France et du Levant 1. Malgré ces importations,
les prix des céréales montent à Alger, à des niveaux excessifs, surtout pour
les petits revenus. Entre octobre 1723 et septembre 1724, dans deux différentes
sources qui le mentionnent de façon précise 2, le prix d’un sâc d’orge se situe
entre 13 et 14 dinars, soit autour de 3 pataques. C’est trois fois le prix
d’avant la crise, et c’est l’équivalent de douze journées de travail d’un
ouvrier du bâtiment, comme on le verra plus loin.
Sur plusieurs années, nous n’avons que des indications disparates de
prix isolés glanés dans différentes sources. Mentionnons-les pour mémoire,
tout en les rapprochant du repère offert par Shaw sur le prix courant en année
commune d’un sâc de blé:
– Notons d’abord, sans pouvoir élucider le problème pour le moment, cette
curieuse vente par le Beylik de céréales provenant de l’impôt en nature
des récoltes de 1725 et 1726 ,successivement mises en vente le 29 mars 1727
et le 19 mars 1728 au prix signalé comme prix courant du moment, d’un
demi-ryâl le sâc d’orge et d’un ryâl ou un ryâl et demi le sâc de blé 3. De quel
ryâl s’agit-il ? L’expression utilisée «ryâl-drâhm» signifie habituellement
pataque. Mais les choses se compliquent avec l’équivalence donnée dans le
document: 1 sâc de blé pour un sultânî, soit un ryâl et demi. à cette époque,
1 sultânî valait 2,5 piastres d’Alger ou 7,5 pataques. La piastre sévillanne valait
1,29 piastres d’Alger, selon Laugier de Tassy, et auparavant, 1,50 piastres
d’Alger, selon les sources consulaires françaises, comme on l’a vu plus
haut. Des questions se posent aussi bien sur la qualité des produits vendus
(sinon pourquoi le blé vaut-il parfois trois fois l’orge ?), que sur celle de
leur enregistrement. Les préposés aux écritures de l’administration dont
dépendent les impôts céréaliers sont en effet plus liés à la vie rurale où les
termes désignant les pièces de monnaie ne sont pas toujours les mêmes
que ceux utilisés à Alger. Par exemple, la piastre sévillane est appelée parfois
sultânî fadda (sultânî-argent).
– un inventaire après décès, établi par la haute juridiction d’Alger qu’est

1. A.N., Paris, 223 Mi 1 vol. 13, f° 31 sq. Détail de ce qui s’est passé à l’arrivée de l’escadre
du Roy commandée par Mr de grand Pré à la Rade d’Alger, 1724.
2. A.N., Paris, 228 Mi 19 vol. 71 et 228 Mi 26 vol. 113.
3. Id.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 103

le Conseil Islamique (correspondant, toutes proportions gardées, à la Cour


de Cassation d’aujourd’hui), en février 1730, évalue à 3,50 pataques le sâc
de blé, à 2,25 pataques l’orge, à 3 pataques les fèves ou les petits pois, à 1,50
pataques le dhrâ (espèce de sorgho) et à 1,50 chacun des quinze moutons.
L’inventaire concerne un conflit de succession à Dellis, porté en appel
devant le Conseil Islamique d’Alger, mais le sâc mentionné semble celui de
cette petite localité située à une centaine de kilomètres d’Alger 1.
– Décembre 1731 : le sâc d’orge à Alger est à 1 pataque 2.
– Après les années fastes 1730-1732, la spirale reprend. En février 1734, «la
population commence à souffrir de la faim, ce qui pourrait bien amener
quelques troubles», note le consul français à Alger, qui poursuit en juillet
de la même année: «les Maures des montagnes aux environs (d’Alger), qui
avaient secoué le joug de la République et qui retenaient les blés et denrées
qu’on avait accoutumé de voir venir auparavant en abondance dans cette
ville, ce qui a produit une si grande disette, qu’on s’est vu sur le point
d’une totale famine. Il semble que tout conspire contre ces gens-ci; la guerre
et la famine dont ils sont accablés»3.
– quelques prix trouvés dans les registres des habous 4 de l’année
hégirienne 1148 (24 mai 1735-11 mai 1736), donnent le sâc d’orge à 2,81
pataques ; 1,65 et 1,16 pataques, et la charge de paille à 0,72 pataque. La
variation du simple au double du prix des céréales, est, comme on l’a vu
dans les séries statistiquement valables, une caractéristique des années de
disette. La correspondance du consul français à Alger parle de
l’augmentation du prix du blé en 1736, mais une lettre du 30 janvier de la
même année attribue cette cherté aux bruits qui couraient à Alger sur les
préparatifs d’une attaque de la ville par les Français et les Espagnols, «à ces
bruits, le Dey feint de n’avoir pas peur, les fanfarons du pays se donnent
de l’essor, les Maures courent à leurs jardins, les Juifs en cherchent à louer,
le blé, le riz et les autres choses dont on peut faire provision augmentent de
prix, et puis tout se remet» 5.
– Au même moment, au Maroc, les révoltes et les luttes pour le pouvoir
sont en interaction avec les pénuries alimentaires. Période de sécheresse et
de mauvaises récoltes en Tunisie aussi. C’est donc encore un cas classique
de mauvaises récoltes et de révoltes pour l’ensemble du Maghreb 6.
– 1739-1742. La famine et la peste ensemble, envahissent le Maghreb.
Mais en 1742, alors que les céréales manquent dans les autres régions, le
1. A.N., Alger, Z 17, acte judiciaire de février 1730.
2. Z 137-138.
3. A.N., Paris, 369 Mi 2, art. 13, Lettres du 7 février 1734 et lettre du 17 juillet 1734.
4. A.N., Paris, 228 Mi 40 vol. 272.
5. A.N., Paris 369 Mi, art. 136 Lettre du 30 janvier 1736.
6. B. Rosenberger, «Calamités, sécurité, pouvoir. Le cas du Maroc (XVIe-XVIIIe s.) in C.M.
avril-septembre 1984 : L’État et la Méditerranée, actes de la table ronde tenue à Marrakech, les
20, 21 et 22 octobre 1933, p. 260-266. L. Valensi, Fellahs..., op. cit., p. 300.
104 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Constantinois en exporte par l’intermédiaire de la Compagnie d’Afrique 1.


De nouveau peste et pénurie de grains à Alger dans les années 1750-1752.
Les prix s’envolent, comme l’attestent quelques indications 2 qui donnent
des ordres de grandeur malgré certaines imprécisions sur le sâc utilisé
(d’Alger ou de ses environs?):
1163 H (11 déc. 1749-29 nov. 1750) 1 sâc d’orge 3,50 P.
1164 H (30 nov. 1750-19 nov. 1751) 1 sâc de blé 7 P.
1165 H (20 nov. 1751-7 nov. 1752) 1 sâc d’orge 2,13 P.

La crise passée, les prix semblent s’effondrer, si l’on en juge par cette
curieuse proposition faite par le Dey aux Français, en août 1755 de leur
vendre du blé à 22 sous tournois, soit 1 pataque, le sâc, alors qu’habituellement
le Dey le vendait aux négociants étrangers trois fois plus cher, et dans tous
les cas à un prix beaucoup plus élevé que les prix internes même de détail 3.
Prix de mévente lié, en ces années d’abondance, à la forte concurrence du
blé du Levant. Avec les réserves développées dans le volume consacré au
commerce extérieur, notamment le fait que le mouvement des exportations
ne suit pas nécessairement dans toutes ses variations le mouvement des
récoltes, on peut utiliser les fortes baisses d’exportation comme repères
des périodes de faible production agricole. Voici, dans leurs grandes lignes,
les mouvements d’exportation des céréales constantinoises4 vers Marseille:
1721-1725 pas d’exportations
1726-1729 environ 10 000 charges annuellement
1731-1736 40 000 ” ”(60 000 en 1732)
1737-1741 forte baisse des exportations
1742-1746 forte hausse ”
1747-1749 forte baisse ”
1750-1753 reprise ”
1754-1758 baisse ”
1760-1761 forte reprise ”
1762-1764 interdiction ”

De fait, d’après les informations données par les sources consulaires et


commerciales occidentales sur l’Algérie, les périodes de faibles exportations
de grains coïncident en gros avec les années de mauvaises récoltes, compte
tenu de certains décalages entre les unes et les autres. Les déficits en
production alimentaire n’ont pas toujours la même ampleur. Dans la
hiérarchie des catastrophes agraires en Algérie, la crise des années 1762-1764
semble s’inscrire dans une bonne moyenne pour le siècle, sans atteindre la
gravité de certaines des crises qui vont suivre. Pourtant, pour les observateurs

1. A.N., Paris, AE, B III 303, L. aux directeurs de la Compagnie, 30 septembre 1742.
2. AoM, Aix, 15 Mi 51.
3. V. le volume consacré au commerce extérieur.
4. Id.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 105

français intéressés par l’importation des céréales de l’Est algérien, le déficit


des récoltes pendant trois années consécutives, de 1762 à 1764, est «un
événement inouï» 1. En juillet 1762, la nourriture de marins français de
passage à Alger, coûte au consulat trois huitièmes de pataque par jour pour
chaque homme. «La chose n’a pu se faire à moins, attendu la cherté du
bled qui a toujours valu cinq pataques la mesure». un an après, la même
correspondance 2 signale que la disette est de plus en plus grande et
généralisée à «tout le royaume», et que des navires sont partis d’Alger
chercher des grains à Bône, à Salé et ailleurs. Mais la situation n’est pas
partout la même dans les différentes régions de ce vaste territoire, qui
dépendent à des degrés divers du pouvoir turc d’Alger. Ainsi dans l’Est
constantinois, le responsable de la Compagnie d’Afrique à La Calle, décrit
la situation après la mauvaise récolte de 1763, dans les termes suivants:
«J’ai du blé mais l’orge m’a manqué parce qu’il a fallu entretenir trois mille
chevaux pendant quatorze jours que le camp du Bey est resté ici, ce qui m’a
consommé tout mon fourrage. Je suis réduit à faire consommer du blé et du
son aux chevaux et aux bœufs de charrette à la place de l’orge car la disette
de grains est extrême dans tout ce Royaume» 3. Cela ne l’empêche pas, en
août 1764, après la troisième mauvaise récolte consécutive, d’exporter de
La Calle deux sandals chargés d’orge 4. officiellement, le Bey de Constantine
a interdit toute exportation de grains pendant ces trois années de crise.
Mais son propre représentant à Bône vendait à très haut prix des grains aux
«interlopes» 5. officiellement aussi, le comptoir français est fermé. on dit
même qu’il a été détruit. En fait, les choses ont fini par s’arranger entre les
Français et le Dey qui n’ignore pas que les crises passent et le commerce reste,
tant qu’il semble avantageux aux deux partenaires.
Les crises se suivent et ne se ressemblent pas nécessairement. Les disettes
et les famines ont des compagnons variés qui se relaient, se rejoignent
parfois, mais ne sont pas tous, toujours, au rendez-vous. Cette fois-ci, il
s’agit d’un compagnon souvent présent. Il s’appelle révolte. Le 20 juin
1764, le consul anglais à Alger, James Bruce, écrit à Lord Halifax, secrétaire
d’Etat, lui demandant d’attaquer cette ville, «car le moment est opportun.
Il y a, à trois jours d’Alger, une armée de rebelles de plus de vingt-deux mille
combattants armés»6.
à Alger 7, le prix du blé monte à 6,81 pataques en octobre-novembre 1762
et à 8,81 pendant l’année de l’hégire 1178 (juillet 1764-juin 1765). Mais après
la récolte de 1765, l’orge est à 1,79 pataques, ce qui donne autour de 3,50
1. A.N., Paris, AE, B III 309, Lettre du Dr de la Compagnie au Ministre, 16 septembre 1765.
2. Id., B III 309, et 369 Mi 3, art. 1365 bis, juillet 1762.
3. Id., 447 Mi 13, art. 75, septembre-octobre 1763.
4. Id., Lettres de La Calle, 3 mars 1764 et août 1764.
5. Id., B III 309.
6. J. Bruce, Travels to Discover the Source of the Nile, t. I, p. CCIV.
7. A.N., Paris, 228 Mi 18/67.
106 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

pataques le sâc de blé. La baisse des prix des céréales va continuer pendant
les années fastes qui vont suivre. Avant de les aborder, concluons de quelques
mots sur cette crise. Elle nous a semblé d’amplitude moyenne malgré son
caractère général à toute l’Algérie et à la Tunisie, pour les raisons suivantes:
– Elle n’a pas frappé les chroniqueurs algériens qui ont l’habitude de
signaler les crises graves.
– Mentionner comme «événement inouï» la succession de trois mauvaises
récoltes qui n’empêchent pas quelques exportations, est un repère intéressant
sur la situation qui a prévalu pendant les années précédantes, moins
mauvaises tout compte fait, et s’insérant probablement dans une longue
phase de prospérité relative coupée de crises mineures ou moyennes, si on
les compare aux graves crises alimentaires et démographiques de la fin du
XVIIIe et du XIXe siècles.
– Elle est surtout suivie d’une décennie de prospérité exceptionnelle
même pour ce XVIIIe siècle finalement plus clément que les deux siècles qui
l’encadrent.

1765-1776 : une décennie prospère


Nous savons par la correspondance de la Compagnie Royale d’Afrique1
qu’une succession de bonnes récoltes a permis une certaine prospérité et de
fortes exportations de 1765 à 1776 inclus. Naturellement ces bonnes années
étaient inégales. Il y a des années d’abondance exceptionnelle comme 1770
où les grains arrivaient de partout au comptoir de La Calle, malgré la décision
du directeur du comptoir de diminuer les prix. La récolte de 1771 fut encore
plus considérable, non seulement pour des raisons climatiques, mais parce
que les ensemencements furent plus importants. Les producteurs étaient
encouragés par des possibilités de vendre à des prix très rémunérateurs.
La récolte de 1772 fut aussi abondante. Celle de 1773 fut moins bonne. Dans
les régions environnantes de Bône et de La Calle, la récolte était assez bonne,
mais ailleurs, dans la plupart des régions d’Algérie, l’année était mauvaise
comme en Tunisie. En 1775 aussi, la bonne récolte du littoral constantinois
ne semble pas avoir d’équivalent dans le reste du pays. 1776 semble meilleure
si l’on en juge par l’importance des quantités exportées.
Pour diverses raisons, ces douze années de prospérité méritent qu’on s’y
attarde un peu. quoiqu’encadrées par les crises alimentaires de 1762-1764 et
de 1777-1779, elles semblent marquer sérieusement l’ensemble de la période
1740-1805 et la représenter en quelque sorte. Il faut rappeler que de 1742 à 1786,
il n’y a eu qu’une seule épidémie de peste en 1752-1753, relativement modérée.
Par ailleurs, la seule famine qui a frappé fortement les contemporains 2 se situe
en 1777-1779. Les éléments fournis par la correspondance de la Compagnie

1. Id., B III 309, correspondance 1765-1776.


c
2. Musallim b. Abd al-qâdir, Anîs al-Gharîb..., op. cit., p. 64.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 107

Royale d’Afrique donnent à penser que ni la famine de 1777-1779, ni les


pestes de 1752-1753 et de 1786 n’ont brisé l’élan du siècle. L’extension des
cultures et le développement des exportations continuent et connaissent
probablement leur plus haut niveau dans la dernière décennie du siècle.
à côté d’un cycle climatique particulièrement favorable sur une aussi
longue période, d’autres facteurs ont contribué dans des proportions
variables, à donner à cette prospérité une certaine ampleur. Ce problème sera
abordé plus loin. on se contentera ici d’en résumer les points essentiels:
Le développement des exportations a enrichi certaines catégories et, en
particulier, beaucoup de responsables depuis les chefs de tribus et les caïds
locaux jusqu’aux plus hauts dirigeants du pays. Cela les a poussés à
développer les défrichements, l’extension des cultures et l’amélioration
des rendements par l’utilisation de meilleurs outils et de meilleures méthodes
agraires. Les fortes recettes provenant des exportations et la facilité des
rentrées fiscales en ces années fastes ont certainement joué leur rôle dans
la grande stabilité politique de cette période marquée de surcroît par la
forte personnalité du Dey Muhammad ben cuthmân Pacha, unanimement
loué à l’intérieur et à l’extérieur. Stabilité politique doublée d’une stabilité
des prix alimentaires pendant la période 1765-1776. Les prix relevés à la
même source1 le montrent bien. Entre 1765 et 1772 le prix du blé varie de
2,50 pataques à 3,42, soit un écart de 37% entre le prix minimum et le prix
maximum sur plusieurs années. Il en est de même pour le prix de l’orge qui
se situe entre 1 pataque et 1,79 pataque, mais la moyenne de la plupart des
achats donne un prix typique de 1,25 pataque. une fois encore, la variation
des prix d’une année à l’autre, même en période de stabilité des prix, montre
qu’il faut rester prudent quand on ne dispose pas de séries continues sur
de longues années. Le tableau suivant illustre cette situation :

Prix du blé à Alger (le sâc en pataques)


1765-1766 3,42
sept.-oct. 1767 2,50
1769-1770 3,40
1771-1772 2,50
Prix de l’orge à Alger (le sâc en pataques)
20 juin 1765-6 juin 1766 1,63 1,79
7 mai 1769-26 avr. 1770 1,25 1,47
16 avr. 1771-3 avr. 1772 1,25 ; 1,29 ; 1,27 ; 1,26 ; 1,20 ; 1,16 ; 1,05
(Source: 228 MI 18 vol. 67)

Cette forte stabilité à un niveau relativement bas des prix des céréales est
caractéristique des périodes d’abondance. Elle favorise les salariés en
général. on peut dire que pratiquement toute la société a gagné dans cette

1. A.N., Paris, 228 Mi 18 vol. 67.


108 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

période faste de douze années grasses. à cette époque, la majeure partie de


la production agricole reste dans le secteur de l’autoconsommation. Pendant
ces années d’abondance, les paysans sont mieux nourris et moins maltraités
par des pouvoirs qui trouvent d’autres sources d’enrichissement plus faciles
et surtout plus rémunératrices dans l’exploitation des terres spécialisées dans
la production pour l’exportation. Les grands propriétaires fonciers et les
dignitaires du régime (qui sont souvent les mêmes), compensent largement
par les exportations les pertes subies par la baisse relative des prix des
céréales à l’intérieur. Même les khammâs (métayers au quint), prolétariat
agricole durement exploité habituellement, et qui sont fort demandés en ces
années d’extension des cultures, trouvent leur compte dans une certaine
mesure. quand on sait que, relativement à d’autres époques, l’ensemble de
cette période n’a connu ni grave famine, ni peste désastreuse, ni guerres
internes ou externes particulièrement destructrices, on peut concevoir que
beaucoup de conditions sont réunies pour une croissance démographique
de l’ancien type, probablement étalée sur une grande partie du XVIIIe siècle,
comme on le verra par ailleurs, mais qui a connu son meilleur moment
pendant ces douze années, à tous points de vue, particulièrement favorables.

1777-1782 : la grande crise du siècle ?


Pour la mémoire collective représentée par les chroniqueurs et la tradition
orale, la famine de 1777-1779 fut l’une des plus graves du XVIIIe siècle
pour l’ensemble du Maghreb.
un chroniqueur du Beylik de l’ouest algérien situe le début de la famine
au moment de l’arrivée au pouvoir du bey de l’ouest Muhammad b.
c
uthmân. Pour décrire la gravité de la famine, l’auteur utilise des formules
stéréotypées qu’on retrouve dans les descriptions des famines dans les
ouvrages classiques: «des communautés entières ont péri, on a été jusqu’à
consommer des charognes, du sang et de la chair humaine»1.
L’auteur algérois Zahhâr 2 se réfère aux souvenirs d’hommes âgés. Selon
ces témoignages, la cherté du blé aurait duré six ans; les gens tombaient
morts de faim dans les rues. Le prix du blé aurait grimpé à 1,50 piastre
sévillane le sâc à Alger (soit 7,50 pataques). Zahhâr ajoute qu’à l’époque, la
piastre sévillane avait une grande valeur, alors que pendant la crise de
1804-1805, le prix du blé avait atteint 5 piastres sévillanes, mais les gens ne
le considéraient pas d’une grande cherté et «personne n’est mort de faim,
à cause de l’abondance de l’argent chez les gens».
Le constantinois cAntrî 3, plus tardif, évoque aussi les témoignages de
vieux informateurs rapportant, assez confusément précise-t-il, ce que la

1. Musallim, op. cit., p. 64.


2. Zahhâr, op. cit.
3. cAntrî, Majâcât Qsantîna, p. 45.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 109

génération précédente avait gardé de cette crise. La famine était telle à


Constantine et dans ses environs, que «les gens moulaient leurs grains en
cachette, chez eux ou dans des endroits secrets» et que le prix d’un sâc
constantinois de blé atteignait 5 ryâls.
Dans la Tunisie voisine, Ibn Abî al-Dhiyâf 1, contemporain de cAntrî, mais
historien et homme d’Etat et de culture d’une autre envergure, décrit la
famine de 1777-1778 et des années suivantes comme l’une des plus graves,
qui a fait périr hommes et animaux et pousser des masses de gens de la
campagne à venir mendier dans les villes.
La correspondance de la Compagnie Royale d’Afrique, témoignage direct,
donne une description plus nuancée de la situation, du moins dans le
Constantinois où les agents de la Compagnie sont des observateurs qualifiés
et permanents.
D’après une lettre de juin 1777, la récolte s’annonçait belle dans la région
de La Calle, mais des pluies abondantes en juin, et surtout les troupes
beylicales venues châtier des tribus révoltées contre les cheikhs locaux, en
détruisirent une grande partie 2. Pour l’ensemble des régions constantinoises
habituellement en contact direct avec Bône et La Calle, la Compagnie
qualifie d’abord la récolte de 1777 de médiocre, par quoi elle explique le peu
d’achats de grains qu’elle put faire en cette année. Mais ultérieurement, la
Compagnie parle de manque total de récoltes en 1777 et en 1778. En juillet
1779, le directeur de la Compagnie informe le ministre français de la Marine
qu’il y a «une belle récolte en perspective en Algérie, mais le pays se trouvant
dépourvu de grains par la mauvaise récolte passée, il n’y aura pas de forts
achats pour la Compagnie»3.
De même, toujours selon la correspondance de la Compagnie, la récolte
de 1780 a été bonne 4, et celle de 1781 abondante 5. 1782 fut mauvaise et
1783 ne s’annonçait pas bien parce que «la récolte ayant manqué entièrement
l’an dernier de Djidjelli à Tunis, sauf aux environs de Constantine, et les
semences cette année ayant été, par là, moins considérables... et tardives...
par des déluges de pluies qui n’ont discontinué depuis octobre à décembre»,
dit en mars 1783, l’agent de la Compagnie 6, qui prévoit une récolte d’autant
plus mauvaise que les troupes du Bey sont apparues dans la région et
«enlèvent cruellement et bestiaux pour labour et tout moyen de vivre, ce
qui n’était pas si fréquent autrefois». En fait, ces prévisions étaient trop
pessimistes pour la récolte de 1783 qui fut bonne en général dans la province

1. Ibn Abî Dhiyâf, Ithâf al-zamân, t. II, p. 174.


2. A.N., Paris, B III 307, Lettre de juin 1777.
3. Id., B III 312, Lettre du 3 juillet 1779.
4. Id., B III 312, Lettre du Ministre, 16 mai 1780.
5. Id., Lettre du 13 juin 1781.
6. Id., B III 307, mars 1783.
110 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

de Constantine 1. L’abondance des pluies avait sans doute largement


compensé le retard des semences et les destructions, somme toute restreintes
à quelques localités récalcitrantes, de l’armée du Bey.

De ces années de disette au Maghreb et, en particulier en Tunisie, L. Valensi


fait un tableau qui complète la description donnée ici et mérite qu’on en cite
quelques passages:
«Renversement de la conjoncture avec la terrible disette des années 1776
à 1779. La sécheresse de l’hiver 1776 commence à alarmer les esprits ; en été,
«on estime la récolte à la moitié de celle de l’année dernière. La situation
s’aggrave l’année suivante. En 1777 et 1778, les contemporains décrivent la
pénurie des grains de la Tripolitaine au Maroc, la mauvaise qualité du pain,
les caravanes pillées, les saisies de blé caché, les désordres populaires. à
Tunis, il faut cinq pendaisons pour calmer le peuple ! Les exportations, il
va de soi, sont suspendues. on doit même importer du Levant et d’Europe.
Sur nos courbes, la hausse vertigineuse des prix mesure la disparition des
aliments de première nécessité» 2.
En effet, la sécheresse et les mauvaises récoltes ont frappé durement le
Maghreb de 1777 à 1779. Mais il semble que la sécheresse n’a pas sévi
partout au même moment. Pour ce qui concerne l’Algérie, elle semble avoir
commencé dans l’Est et le Centre. L’ouest fut frappé plus tard et plus
durement. Voici un exemple de diversité régionale en 1778 : à Alger, la
disette fait monter les prix à un niveau sans précédent, selon le consul
français3. Dans les environs d’Alger, un acte notarié d’oct.-nov. 1779,
enregistre la vente d’une terre de labours appartenant à un homme «ruiné
en cette année de terrible famine et de grave sécheresse»4.
Par contre à Cherchel, bourg situé à 96 km à l’ouest d’Alger, en saison de
soudure généralement chère (avril-mai 1778), un sâc de blé coûte 2,50
pataques ; un sâc de fèves ou de pois-chiches 1 pataque. Même s’il s’agit du
sâc d’Alger de contenance moindre que les sâc de l’intérieur, la différence est
frappante avec les prix d’Alger et de ses environs immédiats que nous
donnons ci-dessous:
1. Prix d’un sâc de blé à Alger (en P.):
janvier 1781 6
janvier 1782 6 ; 6,25
(Source : 228 MI 48 vol. 377 et MI 49 vol. 384)

1. Id. B III 312, Lettre du 2 juin 1784.


2. L. Valensi, Fellahs..., op. cit., p. 300-301.
3. A.N., Paris, AE, B III 307, mai 1778.
4. A.N., Alger, Z 85, acte judiciaire.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 111

2. Prix du blé et de l’orge dans les environs d’Alger (en pataques pour un
sâc non précisé, mais probablement celui de Bnî-Khlîl, soit environ le double
du sâc d’Alger):
date blé orge
mars-avr. 1782 17 8,50
” 24
fin décembre 1782 9 4,00
(Source: A.N., Alger, actes judiciaires, Z 14 et Z 28)
Les circonstances du dernier prix méritent d’être signalées. Il est tiré d’un
acte d’inventaire après décès, fait fin décembre 1782, concernant la succession
d’un caïd des environs d’Alger. L’ensemble de la succession est évalué à 2525
pataques. Elle comporte entre autres, 48 sâc d’orge, 36 sâc de blé, 40 moutons
évalués à 2,25 pataques chacun, 20 sâc de graines de lin, 10 araires, 5 chevaux,
etc. on notera avec intérêt qu’en période de disette, et en plein hiver, la
famille de ce caïd ne risquait pas d’avoir faim. on notera aussi la chute
vertigineuse du prix des moutons. un sâc de blé a la valeur de quatre
moutons ! C’est un indice de la gravité de la sécheresse qui pousse les
éleveurs à se débarrasser de leurs troupeaux quand les fourrages deviennent
inaccessibles. Donc sécheresse et disette en 1782 dans l’Algérois. Mais dans
le Constantinois, la crise semble passée, d’après les informations de la
Compagnie Royale d’Afrique 1. Le prix d’exportation du qafîz de blé à Bône
était de 19,50 piastres de Bône en 1780-1781. Il tombe à 12 piastres pendant
l’été 1782, moment que le Bey de Constantine choisit pour exiger de la
Compagnie de remplir ses engagements d’achats de grains dans la région.
Pendant ces années creuses 1778-1782, le Bey cherche à vendre des céréales
à un haut prix en jouant de la concurrence entre divers acheteurs européens
et de la pénurie de grains à Alger, ce qui lui permet d’argumenter auprès
de la Compagnie que ses stocks de Bône ne sont pas destinés à l’exportation,
mais à approvisionner la capitale 2.
De fait, à ce moment, la Compagnie était limitée dans ses retraits de
grains constantinois par les mouvements de la flotte anglaise et de ses
corsaires qui gênaient sérieusement les liaisons maritimes françaises avec
les ports constantinois. Ces limitations pouvaient sans doute réduire les
recettes beylicales et les profits des intermédiaires et des grands producteurs
de céréales pour l’exportation. Mais dans ces conditions de disette plus ou
moins générale en Algérie, elles étaient relativement bénéfiques pour les
populations locales qui pouvaient s’approvisionner en «grains de mévente»,
à des prix, sans doute élevés, mais moins catastrophiques que dans les
régions plus touchées par la sécheresse et la disette.
Il faut rappeler ici le rôle joué par l’état général du niveau technique et
des structures économiques et sociales de l’Algérie ottomane, examinées
1. A.N., Paris, B III 175, lettre du 13 septembre 1782.
2. BN Alger, ms n° 1641, recueil de lettres des beys de Constantine au Bastion, lettres de 1779
à 1782.
112 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

ailleurs. L’absence d’unité économique au sens moderne, la difficulté et la


cherté des transports, l’éclatement et la large autonomie des collectivités
locales et des pouvoirs locaux qui ne se sentaient pas, ou se sentaient peu
responsables à l’égard d’une entité globale plus large qui serait l’Algérie ou
l’Etat algérien, la nécessité pour ces pouvoirs locaux de maintenir en
permanence un certain niveau de richesse matérielle proportionné à
l’importance de leur pouvoir, et qui est de fait la seule garantie de se
maintenir en poste et peut-être en vie, tout cela renforce la variété des
situations et des réactions locales face à un problème comme celui de la
sécheresse. on connaît, par exemple, la tradition séculaire de stocker une
partie des récoltes des bonnes années en vue d’affronter les difficultés des
mauvaises années. Cette sage tradition semble, dans les régions exportatrices,
de plus en plus érodée par l’attrait de grands profits des propriétaires
terriens tournés vers l’exportation. C’est tout au moins une hypothèse à
approfondir en ce qui concerne les crises agraires de la fin du XVIIIe et du
début du XIXe siècle. Ailleurs les moutons mangeaient les hommes. Ici la
piastre les dévore. Et, faut-il le préciser, la piastre qui va dans quelques
poches seulement. Cependant, comme on le verra plus loin, les échanges
extérieurs n’ont joué un rôle dans l’aggravation des crises agraires que
dans des conditions particulières liées aussi bien à des blocages du système
politique en perte de vitesse, qu’aux mouvements conjoncturels économiques
et démographiques qui ont poussé la crise globale à son paroxysme.

1783-1803: reprise agricole et dépression démographique


Le mouvement des prix des céréales au cours des deux dernières décennies
du XVIIIe siècle, est marqué par des conditions qui revêtent des aspects
contradictoires.
D’une part, la période se présente comme une période d’abondance,
comportant une suite de bonnes récoltes rarement entrecoupées d’années
médiocres ou franchement mauvaises. De fortes exportations de céréales
rapportent des quantités considérables de piastres espagnoles. à l’Est
comme à l’ouest du pays, on procède à l’extension des cultures et à
l’amélioration des techniques et des méthodes culturales. L’enrichissement
profite surtout aux couches supérieures de la société, qui s’ouvrent à de
nouveaux types de produits de luxe importés d’Europe. Politiquement, le
pays vit une stabilité et une tranquillité sans précédent.
D’autre part, la peste apparaît en Tunisie en 1783, touche le Constantinois
en 1784, malgré les mesures de protection prises par Salah Bey. Elle se
répand le long des plaines et des côtes, fait des ravages dans la majeure partie
du territoire.
or, c’est pendant ces années de peste que la Compagnie Royale d’Afrique
fait les grands achats de céréales dans le Constantinois. Elle explique cette
performance par la crainte que la peste suscite chez ses concurrents
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 113

européens. Plus de 200 000 charges de grains (soit plus de 300 000 hl)
achetés par la Compagnie dans le Constantinois en 1786-1787, au lendemain
d’une peste qu’un voyageur français décrivait dans ces termes: «les ravages
de la peste sont si considérables dans tout le pays, qu’au milieu de ces
solitudes, je ne rencontre que des tombeaux»1. Ce genre de témoignage
n’est jamais à prendre à la lettre, surtout, comme c’est le cas ici, quand une
qualité littéraire moyenne cherche à pallier les défauts d’écriture ou
d’observation par l’amplification réthorique. Nous avons donné ailleurs, des
indications sur l’ordre de grandeur des pertes occasionnées par cette peste
à Alger. on sait aussi que Bône et sa plaine ont été fortement touchées par
l’épidémie qui a par ailleurs épargné La Calle et sa région. Dans son
extension spatiale, l’épidémie ne couvre pas tout un territoire, comme on
le voit par cet exemple d’une région qui, pourtant, est tout sauf une zone
isolée. Verticalement aussi, l’épidémie ne frappe pas avec la même ampleur
les différentes couches sociales. Les groupes dominants cherchent à échapper
à l’épidémie et y parviennent au moins en partie. on sait aussi qu’ils sont
les grands bénéficiaires des exportations. qu’ils parviennent à maintenir et
surtout à augmenter considérablement les exportations de grains en pleine
période de peste généralisée, pose des problèmes sur les degrés de
propagation et d’intensité de l’épidémie en fonction des endroits, des
groupes sociaux, des âges, etc. L’épidémie, ou celle-ci en particulier, réduit-
elle plus de bouches à nourrir que de force de travail ? une partie de la
réponse se trouve probablement dans une étude systématique des quelques
milliers d’actes de succession concernant Alger et ses environs, étude que
nous avions projetée dans le cadre de ce travail 2 et réalisée en grande partie,
mais la perte de la documentation rassemblée et des parties rédigées nous
a obligé à la reporter ultérieurement.
Si l’on ne peut évaluer de façon précise dans quelle mesure le mouvement
des prix a subi l’influence d’une action différentielle de l’épidémie sur les
bouches à nourrir et la force de travail, on peut, par contre, constater qu’à
côté du facteur climatique, ce phénomène a pu jouer un rôle dans le fait que
les prix des grains sont restés relativement bas malgré l’augmentation
considérable des exportations et la flambée des prix à l’exportation qui,
bénéficiant de la pénurie généralisée en Europe, atteignaient des niveaux
sans précédent.
Prix moyen d’un sâc de blé à Alger (en P.)
1784 3,75 1788 2,25
1785 2,15 1791 2,00
1786 2,80 1795 2,00
1787 2,13 1800 2,38
(Source: 228 MI 48 vol. 377 ; 228 MI 49 vol. 384).

1. Poiret, Voyage en Barbarie..., Paris, 1789, lettres XVII et XVIII.


2. Volume à paraître.
114 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Ces prix moyens établis à partir de quelques prix insuffisamment répartis


sur l’année ne constituent pas des moyennes annuelles rigoureusement
établies. Mais les écarts de prix de la même année sont assez rapprochés pour
permettre de les considérer comme prix moyens représentatifs (par exemple
la moyenne 2,15 représente trois achats à différents moments de l’année allant
de 2 à 2,25 pataques, et la moyenne 2,38 représente des achats de 2,25 à 2,50).
Les indications provenant d’autres sources sont de valeur inégale, en
fonction de la qualité du témoignage direct ou lointain.
D’après le consulat américain à Alger 1, le prix d’un sâc de blé était dans
cette ville en 1799 de 2,25 à 2,50 pataques, l’orge de 1,50 à 1,67.
V. de Paradis 2 donne plusieurs prix, correspondant à différentes versions
de rédaction, et peut-être à différents moments des prix constatés. une
mesure de blé vaut parfois de 3,40 à 3,83 pataques. Ailleurs, elle est donnée
pour un demi-sultânî, soit 4,50 pataques, et encore pour 6 pataques.
Les documents espagnols étudiés par Aguila3 donnent le prix public local
en oranie: en 1790, 7 réaux la mesure de blé, 4 pour l’orge. C’est à peu de
choses près l’équivalent des prix à Alger où le sâc de blé valait entre 2 et 2,25
pataques (soit 8 à 9 réaux).
à Bône, dans les années 1780 et 1790, le prix moyen du qafîz de blé à la
rahba (marché du blé) oscillait autour de 14 piastres bônoises. à raison de
10,50 sâc par qafîz et de 4,09 pataques la piastre de Bône, on arrive à 4,09
pataques le sâc, ce qui est nettement plus cher qu’à Alger et en oranie. Mais
à cette époque, Bône est le principal port d’exportation des grains et
d’accumulation de piastres. Donc une influence locale des exportations et
de l’abondance monétaire sur les prix est évidente.
Le témoignage des informateurs de cAntrî 4, trop loin des faits, concerne
les prix à Constantine pendant la crise de 1804, où le prix d’un sâc de blé,
mesure locale, était de 15 ryâls, et avant 1804 où il ne dépassait pas 1 ryâl
ou 1,50 (donc 1,11 à 1,67 pataque le sâc d’Alger).
Ces indications dans leur diversité témoignent d’un phénomène excep-
tionnel de prix bas et stables sur une période relativement longue. Cela
correspond à un phénomène probablement aussi exceptionnel, celui d’un
cycle climatique favorable sur une longue durée. En effet, la correspondance
de la Compagnie Royale d’Afrique 5 permet de suivre annuellement la
qualité des récoltes. De 1783 à 1791, il y a une succession ininterrompue de
bonnes récoltes, suivie d’une année plutôt mauvaise, sauf dans le
Constantinois où la récolte était bonne et même considérable dans la région
de Bône. Très bonnes récoltes encore pendant trois années consécutives: 1793,

1. A.N., Paris, 253 Mi 4/9.


2. V. de Paradis, op. cit., p. 147.
3. Aguila, op. cit., p. 263.
4. cAntrî, op. cit., p. 34-35.
5. A.N., Paris, B III 304 et R.A., 1871 p. 329.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 115

1794, 1795, puis une année moyenne et même médiocre à certains endroits,
suivie d’une bonne année, puis 1798 fut une année de rareté de grains
«dans tout le royaume». quoique la suite ne fut pas une période faste, le cycle
de l’abondance ne se ferme vraiment qu’à partir de 1803.

1803-1830: hausse des prix, crises en chaîne


Le contraste entre cette période et la précédente est frappant à tous points
de vue. Le temps des prix bas et stables est révolu. Non seulement les prix
des céréales s’envolent à des hauteurs inconnues jusqu’ici, mais de plus, la
crise passée, ils ne baisseront plus en dessous d’un palier qui reste toujours
au-dessus du double et atteint souvent le triple des prix moyens de la
période précédente. Il est vrai qu’à partir de 1817, la monnaie entre dans une
phase de détérioration continue. Cependant la hausse des prix nominaux
est loin d’être suivie par les salaires.

1803-1807 : particularités d’une crise


Les informations enregistrées par le consulat américain à Alger sur le
déroulement de la crise de 1803-1807 et sur la crise de 1815-1817 sont de
premier ordre. Les prix des différentes denrées sont donnés au fur et à
mesure de l’évolution de la crise. Ils sont, en général, conformes aux
indications fournies par d’autres sources locales, commerciales ou consulaires.
Voici d’abord, le mouvement des prix des céréales (en pataques), d’après
la correspondance du vice-consul américain à Alger 1:
année sâc de blé sâc d’orge rapport prix blé/orge
1799 2,25 à 2,50 1,50 1,50 à 1,67
1803 3,75 2,50 1,50
janvier 1804 6,88 4,13 1,67
juillet 1804 8,75 3,75 2,33
mars 1805 35,00 25,00 1,40
janvier 1806 30,00 12,50 2,40
1807 10,50 3,75 2,80

quelques précisions sur ce tableau:


– C’est une lettre de 1804 qui donne les prix concernant 1799 et 1803.
Ailleurs le même correspondant donne une autre version des prix en 1799:
3 P. le sâc de blé; 1,50 pour l’orge.
– Le rapport habituel des prix blé/orge est généralement de 2/1. Dans ce
tableau, il varie beaucoup et atteint son minimum au moment où la crise
est la plus forte : en mars 1805, ce rapport n’est plus que de 1/4. M. Zahhâr 2
qui a connu, jeune, ce moment, décrit la cherté comme une simple hausse
de prix nominaux. «Le blé, dit-il, a atteint chez nous, à Alger, 15 boujoux

1. Id., 253 Mi 3 vol. 7, part. I et II, lettres de 1804 à 1807.


2. Zahhâr, op. cit., p. 31.
116 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

qui font 5 douros. Les gens n’ont pas considéré cela comme cherté, et
personne n’en est mort à cause de l’abondance de l’argent». à Alger, il y avait
en 1805 le boujou qui valait 3 pataques et la piastre sévillane qui en valait
5. Il y a donc une certaine confusion des taux de change chez notre auteur
à des dizaines d’années de distance. quant à l’abondance d’argent, elle ne
semble pas combler toutes les poches. Pour prendre un exemple dans les
milieux populaires, le salaire d’un ouvrier du bâtiment était resté en 1805-
1806 le même qu’avant : 0,5 pataque la journée. 5 à 6 journées de travail pour
acheter un sâc de blé avant la crise ; 60 à 70 journées en 1805-1806. Au
sommet de la crise, la journée de l’ouvrier rapportait de quoi acheter entre
0,86 litre et un litre de blé, soit de 0,66 à 0, 77 kg. on peut imaginer les
conséquences quand l’ouvrier a cinq ou six bouches à nourrir. Il en est de
même pour les autres catégories aux revenus monétaires modestes qui se
rabattaient sur l’orge, provoquant la hausse de cette céréale inférieure.
Situation dure pour les couches populaires. Mais apparemment situation
de cherté et non de famine meurtrière. Si les gens mouraient de faim, les
consuls et les agents de la Compagnie Royale d’Afrique l’auraient signalé
dans leur correspondance qui reste la source principale sur cette crise. Elle
décrit, en effet, certains aspects de la crise alimentaire, de l’action du pouvoir
pour l’enrayer et des réactions populaires face à cette situation.
Après une récolte médiocre en 1803, les pluies de l’automne et de l’hiver
sont insuffisantes. La prochaine récolte s’annonce mauvaise. «L’effet sur les
prix des grains est considérable à Alger» 1, écrit, le 31 janvier 1804, le vice-
consul américain qui croit savoir que la situation est meilleure dans l’oranie
et le Constantinois. à Alger, on importe des céréales et des pommes de
terre. La même année, un propriétaire des environs d’Alger, enregistre dans
son carnet de comptes, la vente de 100 quintaux de pommes de terre,
produit de son jardin et note : 500 P. reste du prix des patates 2. on avait vu
plus haut qu’une charge de pommes de terres valait 3 pataques en 1781.
En mai 1804, les Américains apportent 6 763 mesures de blé, à raison de
3 $ la mesure, prix plafond fixé par le Dey pour l’importation.
La récolte de 1804 est mauvaise. Le prix des grains monte encore. Le
pouvoir établit des contrôles sur les marchés des grains à l’intérieur du
pays et cherche à en drainer une partie vers Alger. Mais la situation est
aggravée à l’intérieur du pays par les désordres généralisés. à l’Est, la
victoire des insurgés sur le bey de Constantine qui périt avec une partie de
son armée à la bataille de oued Zhûr, donne une grande extension à la
révolte paysanne. Celle-ci prit, comme c’est souvent le cas pour les grands
mouvements insurrectionnels au Maghreb, un caractère confrérique.

1. A.N., Paris, 253 Mi 3 vol. 7, corresp. 1803-1804.


2. A.N., Alger Z 53. Carnet de marchand, 1219 H./1804-1805.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 117

L’insécurité réduisit les labours dans certaines régions. D’après cAntrî 1,


c’est surtout en 1804 que la famine fut la plus dure à l’Est. Elle éprouva
particulièrement les populations du Sud constantinois qui durent émigrer
vers le Nord à la recherche de nourriture. Elle dura toute une année. on
l’appela l’année de quinze : 15 ryâls le sâc de blé au lieu de 1 à 1,5 ryâl
habituellement. un témoin direct complète cAntrî 2. Il situe le début de la
révolte en juin 1804, parle de famine généralisée et précise que depuis ce
moment jusqu’au moment où il écrivait, en 1121 H (21 mars 1806-10 mars
1807), le blé valait 15 ryâls le sâc et l’orge 8.
Dans l’Algérois, un texte traduit par Féraud 3, semble concerner l’année
hégirienne 1219 (12 avril 1804-31 mars 1805) et non 1209 comme il l’a
transcrit par erreur : «la disette et la cherté des vivres est extrême. C’est au
point que le sâc de blé se vend, à Blida, au prix de sept dînârs d’or ; il en est
de même à Médéa. à Alger le blé est à quatre soltani et l’orge à trois». En
effet, on sait, d’une part, que 1209 (1794) fut une année de bonne récolte.
D’autre part, les aléas d’une écriture plus ou moins effacée, font qu’il arrive
qu’on confonde dans la lecture de ce type de document, les signes qui
représentent un et zéro en arabe. à moins que Féraud ait fabulé, comme il
lui est arrivé quelquefois hélas.
Reprenons cette source sûre du consulat américain. En mai 1805, une
cargaison de blé commandée par le consulat arrive à Alger. Le Dey déclare
au vice-consul : «Cette cargaison de blé est, pour nous, plus précieuse
qu’une cargaison d’argent» 4. Les grains déchargés sont rapidement convertis
en pain pour les soldats qui commençaient à s’agiter et qui avaient failli
liquider le Dey.
La récolte de 1805 est catastrophique dans toute l’Algérie et même dans
tout le Maghreb. Les révoltes maraboutiques s’étendent dans le
Constantinois, puis en oranie qui prend la relève et remporte au début des
victoires mémorables sur les armées beylicales. à Alger, d’après une
chronique 5, «les personnes âgées n’ont jamais vu de disette aussi grave».
La situation devient intenable. L’émeute éclate fin juin. La première victime
est Bûjnâh, chef de la communauté juive à Alger et grand négociant inter-
national en grains, dont les exportations massives des années précédentes
sont rendues responsables de la pénurie. Rapidement, l’émeute tourne au
«pogrome». D’après Zahhâr 6, environ deux cents Juifs furent massacrés et
le quartier juif fut dévasté par les pillages. Eisenbeth, qui a dépouillé des

1. cAntrî, op. cit., p. 134-135.


2. D’après le ms n° 1807 de la BNA qui contient ces informations au milieu de relevés de
comptes de commerce et de ménage, etc.
3. Féraud, «éphémérides...», R.A., 1874, p. 308.
4. A.N., Paris 253 Mi 3 vol. 7, op. cit.
5. BN Alger, ms 1807, op. cit.
6. Zahhâr, op. cit.
118 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

sources rabbiniques d’Alger réduit le chiffre des victimes juives à une


centaine. 1 Le Dey Mustapha ordonna de réprimer violemment les pillards
et d’en crucifier une dizaine chaque jour. Ce Dey était connu pour ses liens
étroits avec les grands négociants juifs. Plusieurs actes notariés encore
conservés montrent en effet que ceux-ci achetaient pour son compte plusieurs
biens immobiliers à Alger. En septembre 1805, une révolte de l’Oudjaq mit
fin à son règne. Réfugié avec son premier ministre dans un site marabou-
tique, en principe inviolable, il y fut pris par les conjurés et exécuté.
Mais sacrifier des boucs émissaires est une chose, résoudre les vrais
problèmes en est une autre. Plusieurs facteurs cumulés à la pénurie font
monter les prix des céréales à Alger : l’aggravation des révoltes à l’intérieur
du pays et les désordres dans la capitale, ajoutés au prix plafond d’impor-
tation fixé par le Dey à 3 $ le sâc, que les négociants internationaux jugent
insuffisant, font que ceux-ci évitent Alger.
Au cours de l’année 1806, les forces gouvernementales commencent à
l’emporter sur les insurgés et à réduire leur champ d’action. Dans la capitale
l’ordre est rétabli par le Dey Ahmad. Mais, malgré sa brutalité extrême, il
ne put se maintenir longtemps au pouvoir et fut renversé et exécuté en
octobre 1808. quant au problème du prix d’importation du blé, un épisode
raconté par le consul américain mérite d’être résumé ici. à la demande du
Dey de faire venir des bateaux américains chargés de blé, le consul lui
répondit que les bateaux viendraient d’eux-mêmes et les prix baisseraient
si la limitation des prix était levée. Le Dey suivit ce conseil. Les bateaux
affluèrent à Alger au cours de l’année 1806 et firent tomber les prix de 6 à
2 $. Le consul ajoute que depuis cet épisode, le Dey l’appelle souvent pour
l’interroger sur les méthodes et le fonctionnement du commerce américain2.

1808-1814 : les années de répit


une suite de bonnes récoltes succède aux trois années catastrophiques 1804-
1806 et à l’année 1807, moyenne ou médiocre, selon les endroits et/ou les
témoignages différents. Le prix du blé revient à des niveaux raisonnables,
mais qui restent assez hauts, comparés aux prix antérieurs.
De 35 pataques en mars 1805, le prix d’un sâc de blé à Alger descend à 10,50
pataques en 1807 et à 6 pataques en 1808. Mais il était à 3,75 pataques en
1803, et même bien en-dessous auparavant.
Nous sommes manifestement devant un phénomène nouveau. Regardons
le mouvement de hausse pendant la dernière crise. Le sâc de blé passe de
3,75 pataques à 35 en deux ans. un coefficient de hausse de 9,33. Ecart sans
précédent dans toute l’histoire de l’Algérie ottomane. Ces chiffres sont à peine

1. M. Eisenbeth, «Les juifs en Algérie et en Tunisie à l’époque turque, 1520-1830», R.A.,


1952.
2. A.N., Paris, 253 Mi vol. 7, part. II, lettre du 6 avril 1807.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 119

croyables. Mais ils sont sûrs, corroborés par différentes sources directes,
non douteuses, convergentes. Le commandant français Boutin, observateur
perspicace, envoyé, en 1808, par Napoléon en Algérie pour y étudier les
meilleures possibilités de débarquement en cas d’une éventuelle attaque
contre Alger, en donne une explication valable : «tous ces prix ont triplé
depuis 1790, à cause de la paix avec l’Espagne en 1785 qui jeta beaucoup d’ar-
gent dans le pays, à cause de la mauvaise administration qui a beaucoup
découragé l’agriculture et de la mauvaise récolte des trois dernières années.
Celle-ci s’annonce avantageuse»1. on peut ajouter l’argent des exportations
de grains, les immenses rentrées provenant de la course depuis le début
des guerres révolutionnaires en Europe, etc. Il reste que cette nouveauté
qui se présente d’abord comme un phénomène d’enrichissement tout au
moins en termes de monnaie et de métaux précieux, s’accompagne de graves
perturbations dans différents domaines essentiels que nous examinerons
plus loin. Ces perturbations font que les années 1808-1814 ne furent qu’une
courte parenthèse, un répit, dans une chaîne de crises.
Pour cette période, les prix du blé relevés dans les registres du Beylik et
les actes judiciaires sont peu nombreux2. Ils se situent entre 6 et 8 pataques
le sâc d’Alger. Mais Devoulx3 mentionne dans les registres maritimes la
vente en janvier 1813 de blé à 15 pataques le sâc, alors que quelques mois
plus tard, en mars 1814, le blé est à 6 pataques, d’après les registres de Bayt
al-mâl 4. on sait que Devoulx, bon arabisant et sans doute l’archiviste le plus
familiarisé avec les sources ottomanes de l’Algérie en langue arabe, ne
connaissait pas le turc ottoman et s’était fait aider par des khodjas algérois
pour la traduction des registres maritimes. Nous ne disposons pas d’autres
prix qui puissent infirmer ou confirmer cette indication. Mais quelques
éléments d’information peuvent aider à éclaircir la situation.
Il y a d’abord le niveau des exportations vers l’Espagne étudié par Aguila 5.

Nombre de fanègues exportées:


1811 50 000
1812 30 000
1813 5 000
La baisse des exportations en 1813 est-elle liée à une mauvaise récolte ?

une autre indication dans un sens contraire mais partielle et indirecte


est fournie par le produit de l’impôt sur les récoltes (en principe le dixième)

1. Reconnaissance, op. cit., p. 8.


2. A.N., Paris, 228 Mi 49/324 et 29/46. Actes notariés divers.
3. A. Devoulx, Le registre des prises maritimes, RA.
4. A.N., Paris, 228 Mi 2/5.
5. Aguila, op. cit., p. 258-59 et p. 263.
120 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

d’une région au Sud d’Alger et dépendant de Miliana. Le tableau montre


le nombre de zwîja assujetties à l’impôt 1:
1809 327 1812 494
1810 316 1813 566
1811 403 1814 577

1815-1817: Une crise cumulative


«Nous sommes maintenant dans un état de famine, de peste et
d’insurrection» 1, écrit, le 8 novembre 1817, le chargé des affaires du consulat
américain à Alger.
Nous reprendrons plus loin l’ensemble des aspects de cette crise qui fut,
en effet, une crise globale, structurelle, où les calamités naturelles et la crise
sociale et politique s’alimentent mutuellement pour créer une situation de
fin de monde, ou plutôt de fin d’un type de monde. on se contentera ici,
de voir comment les prix des céréales reflètent cette situation de crise.
on sait par Zahhâr 2 que la récolte de 1814 a été ravagée par les sauterelles,
inaugurant la première des nouvelles «années de cherté». En 1815, on importa
«50 000 boisseaux de blé pour la seule consommation de la ville d’Alger»,
et le gouvernement procéda à la distribution de 10 000 mesures de blé aux
boulangers et aux habitants de la ville, au prix courant des années ordinaires 3.
Selon Zahhâr, les gens s’entretuaient devant les boulangeries.
D’après la correspondance américaine 4, le Dey prit un arrêté interdisant,
sous peine de mort, de vendre le blé à plus de 2 $ le sâc, et l’huile à plus de
20 pataques la qulla. En conséquence, ces deux articles auraient complètement
disparu du marché. Des milliers de gens erraient à la recherche de pain ou
de grains. Avant cet arrêté, le prix du blé avait atteint 5 $ le sâc (soit 37,50
pataques). La situation alimentaire était aggravée par la peste qui empêchait
les gens de l’intérieur de venir à Alger. En fin de compte, à l’automne 1817,
les autorités se rallièrent encore à l’idée qu’une liberté des prix est plus
efficace dans la lutte contre la cherté des grains. Comme pour la lutte contre
les épidémies, où les conseils de quarantaine donnés par les occidentaux
étaient suivis avec plus ou moins de succès, l’ouverture à des visions
modernes de l’économie semble s’ajouter à l’adoption de certaines techniques
militaires. Mais ici comme dans les autres domaines, il s’agit d’emprunts
limités imposés par les nécessités du moment, sans aboutir à une vision
novatrice ou à une volonté de modernisation, sinon globale, du moins assez
large, telle que la pratiquait, en égypte, Mehmet Ali. Problème de mentalité
et aussi, problème des structures des pouvoirs et de la société.

1. A.N., Paris, 228 Mi 17/59.


2. A.N, Paris, 253 Mi 4 vol. 9. Lettre du 8 novembre 1817.
3. Zahhâr, op. cit., p. 117-118.
4. AN, Paris, 253 Mi 4 vol. 9, lettre du 22 novembre 1817.
5. Ibid.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 121

Ainsi, au moment où les autorités d’Alger cherchaient par tous les moyens
à faire face à la famine qui sévissait dans la capitale, le Bey de Constantine
avait, dans ses magasins à Bône, 5000 qafîz de blé (environ 30 000 hl), prêts
à l’exportation1. Ne trouvant pas d’acheteur au prix élevé qu’il demandait,
il continua néanmoins, en vue de l’exportation, à stocker du blé «où il est
entassé jusqu’au plafond», ce qui risquait de le détériorer par échauffement,
disait le responsable local de l’Agence d’Afrique qui poussait ainsi à une
stratégie de baisse des prix des grains, favorisée par ailleurs, par l’arrivée
massive du blé de la Mer Noire sur les marchés méditerranéens. à odessa
et à Istanbul, le blé était à 17,75 F l’hl. A la rahba de Bône, il était à 28 P.F. le
qafîz, soit environ 19,25 F l’hl. Mais à Alger un hl de blé valait 40 F, d’après
la même correspondance, ce qui fait 24 F le sâc, soit au change du moment,
32,64 pataques. Il semble que le mouvement des prix à Alger se complique
par l’étendue et la gravité de l’épidémie. Habituellement, en une année de
mauvaise récolte, le prix du mouton évolue à l’inverse du prix des grains.
Mais, d’après la correspondance consulaire américaine, la peste a fait au
moins doubler le prix des denrées apportées de l’intérieur du pays. Le
charbon est passé de 2,50 pataques à 8; le mouton à 2,50 et à 3 $, et tous les
autres produits ont augmenté dans les mêmes proportions. Des bateaux
envoyés chercher des grains dans les différents ports constantinois et oranais
sont retardés par le développement de l’épidémie dans ces régions. Le
résultat immédiat, malgré la baisse importante de la consommation liée à
chute de la population, est donc une hausse des prix dont la cause principale
semble être l’épidémie plus que la mauvaise récolte qui, en 1817, ne fut
pas générale.
Il est vrai que les indications dont nous disposons sur les prix à Alger dans
les années 1814-1819 proviennent souvent de sources autres que celle qui
nous a permis de constituer nos séries. Nous les avons regroupées dans le
tableau suivant, malgré leur hétérogénéité, afin de permettre, avec les
réserves nécessaires, une vue aussi fragmentaire et approximative soit-elle,
des fluctuations des prix en un moment de crise particulier.

Prix du blé à Alger (sâc d’Alger en P.)


date prix date prix
mars 1814 6,00 juillet 1817 32,64
1814 15,00 novembre 1818 22,50
1815 22,50 juin-juillet 1819 18,00
1816 25,00 sept.-octob. 1819 16,00 ; 20 ; 24
1817 37,50

(Sources: 228 MI 2 Vol.5; Devoulx, Registre des prises, op. cit., p. 101 ; Z 65 ;
Z 67; 253 MI 4 Vol. 9; A.E., BIII 300 et 302; 228 MI 49 Vol. 378).

1. Id., AE, B III 302. Lettre du Dr des concessions au Ministre des Affaires étrangères, 13 août
1817.
122 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Avant de clore ce chapitre, il est important de rappeler en quelques mots,


que la crise alimentaire faisait partie d’une situation d’ensemble qui sera
examinée par ailleurs et qui mérite largement d’être qualifiée de crise
globale. on dirait que les hommes et les phénomènes naturels se sont
conjugués pour rendre la situation intenable. En effet, aux conséquences
terribles d’une épidémie récurrente pendant plusieurs décennies, s’ajoute
un long cycle de sécheresses, d’invasions de sauterelles et, en tous cas, de
mauvaises récoltes dont les effets sont aggravés par la répression des
grandes révoltes du XIXe siècle et les ravages causés par les tentatives des
différentes instances de pouvoir de compenser leurs pertes de revenus par
les pillages et la surexploitation des cultivateurs.
Cette situation semble générale à l’ensemble du Maghreb. En 1820, une
lettre du directeur des concessions d’Afrique au ministre français des
Affaires étrangères la décrit ainsi : «quant aux blés, il est, Monseigneur, de
toute évidence que dans l’état d’inculture où sont tombées les contrées
barbaresques, quelle qu’en soit la cause, elles sont hors d’état d’en fournir
à l’étranger. Depuis plus de vingt ans, les exportations en grains de Tunis,
d’Alger et du Maroc ont totalement cessé, ou si, de loin en loin, on a vu
arriver quelque cargaison, on peut les considérer comme des exceptions»1.
Il est difficile de voir dans quelle mesure cette situation générale influence
le mouvement des prix. Notons d’abord qu’en période normale, la nourriture
d’Alger est largement assurée par les plaines environnantes de la Mitidja
et, en supplément, par une partie de l’impôt en nature sur les céréales et
autres produits agricoles. Par ailleurs, il semble que c’est le Constantinois
qui a été le plus durement frappé, à la fois par un long cycle de sécheresse,
par l’aggravation des exactions d’une soldatesque à la dérive et, comme par
une revanche de l’histoire, par la guerre avec la Tunisie désormais portée
sur le territoire constantinois, en liaison avec des révoltes locales presque
permanentes.
quoiqu’il en soit, ces multiples facteurs ne semblent pas jouer dans le
même sens en ce qui concerne le mouvement des prix à Alger. Nous avons
réuni dans le tableau suivant différents prix provenant des registres du
Beylik, de Bayt al-mâl et des actes judiciaires. on verra par la suite dans
quelle mesure les sources européennes les valident ou non.

1. Ibid., corresp. 1820.


MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 123

Prix des grains à Alger (pour un sâc, en P.)


date blé orge
décembre 1821 12,00 4,33
octobre 1821-septembre 1822 4,13
mai 1822 15,00 5,23
juillet 1822 10,00 5,00
septembre 1822-août 1823 4,63
octobre 1823 4,50 2,50
janvier 1824 2,63
février 1824 6,00 ; 6,75 3,00
septembre-octobre 1824 6,00 ; 7,00
octobre-novembre 1824 6,00 3,00
octobre-novembre 1825 8,00 3,75
août 1825-août 1826 10,00 ; 13 ; 13
mars 1826 13,50
février 1827 7,63; 8,13; 8,63;10,63
juin 1827 6,00
juillet-août 1827 6,00 3,13
janvier-février 1828 3,23
avril-mai 1828 6,00 3,38
juillet-août 1828 10,00
janvier-févr. 1829 7,50 ; 10 ; 12
août 1829 13,50
octobre 1829 7,50
novembre 1929 4,35

(Sources: 228 MI 49 vol. 377 et 378; 228 MI 3 vol. 9 et 228 MI 5 vol.12 ; Z 46 ; Z59; Z 65-67)

quelques observations sur ce tableau:


– Certains écarts de prix pour le même mois atteignent des niveaux jamais
rencontrés (jusqu’à 60 % d’écart pour le mois de rajab 1244, soit du 7 janvier
au 5 février 1829). Tirés de la même source, ils ne peuvent être attribués qu’à
des circonstances exceptionnelles, à moins d’erreur dans l’enregistrement.
or depuis 1827, les Français, dans la préparation de la conquête d’Alger,
avaient établi un blocus, en principe total, et en fait assez perméable, contre
les ports algériens et en particulier Alger. L’écart de 39 % qui concerne le mois
de février 1827 s’explique aisément. Il s’agit d’un compte-rendu des dépenses
faites pour un enfant orphelin par son tuteur. La date est celle de
l’enregistrement d’achats opérés sur plusieurs mois. Faute d’indications
précises, nous nous sommes servi de ces éléments d’information comme un
pis aller préférable à une absence quasi totale d’indication.
– Peu d’information sur les récoltes. La correspondance de l’Agence
d’Afrique1 signale une récolte abondante en 1817, mais rectifie par la suite
en invoquant les ravages faits par les sauterelles. La même source parle de

1. Ibid., corresp. 1817.


124 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

mauvaise récolte en 1818, alors que la correspondance consulaire américaine


affirme que le blé est tombé à Alger à 0,75 $ le sâc. Mais l’une concerne
Alger et l’autre le Constantinois qui ne suit pas toujours les mêmes
fluctuations du climat.
– Après une hausse importante en 1822, les prix des céréales s’effondrent
en 1823, atteignant le plus bas niveau du XIXe siècle.
D’après les témoignages recueillis par les Français à partir de juillet 1830,
les prix des grains pendant les dernières années ottomanes, allaient en gros
de 3,25 F à 7 F pour le blé. Le prix de l’orge variant du tiers à la moitié de
celui du blé. on se contentera de citer quelques unes des sources françaises
les plus officielles et les mieux informées:
– P.V. et rapports de la commission nommée par le Roi le 7 juillet 1833 1:
A Alger, «avant nous», le prix du blé arrivait rarement à 3 boujoux,
(soit 5,58 F ou 9 pataques le sâc), le plus souvent il était de 1,50 à 2
boujoux et dans la province d’oran de 1,25 à 1,50 boujoux le sâc.
– genty de Bussy 2:
1 sâc de froment de 60 l. 3,70 F (5,96 P.)
1 sâc d’orge de 60 l. 1,20 F (1,93 P.)
– Baudicour 3:
1 hl de blé 6 F (donc 5,80 P. le sâc)
1 hl d’orge 3 F ( donc 2,90 P. le sâc)
– Pour le Constantinois, d’après un rapport officiel4, les prix à Constantine
sous les Beys étaient:
1 sâc de Constantine (le double du sâc d’Alger) de blé 7F
1 sâc d’orge 3,50 F
D’après l’enquête menée par Aucapitaine et Federman 5 dans le Titteri, un
sâc de blé de la région (140 l.) valait avant 1830 de 4 à 5 boujoux, ce qui
donne pour le sâc d’Alger entre 5,14 pataques et 6,43.

Ces témoignages recoupent et valident notre dernière série de prix


constituée, comme on l’a indiqué, de sources hétérogènes et moins sûres que
nos sources habituelles.

1. Procès verbaux et rapports de la commission nommée par le Roi le 7 juillet 1833, Paris,
Imprimerie Royale, 1834, p. 459 sq.
2. g. de Bussy, L’Établissement..., t. II, p. 214-215.
3. L. de Baudicour, La Colonisation de l’Algérie, Paris, 1856, p. 22.
4. AoM, F80 933, 2e rapport sur les ressources financières de Constantine (de M. Fabre, 26
mai 1838).
5. Aucapitaine et H. Federman, «Notices sur l’histoire de l’administration du Titeri», RA, 1867,
p. 217.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 125

2. prix des céréales à l’exportation


on trouvera, dans le volume consacré à l’exportation, les justifications
détaillées des prix que nous présentons ici, comme simple rappel, pour
permettre la comparaison avec le mouvement des prix internes.
Dans les tableaux qui résument les prix dans le Constantinois, il y a trois
types de prix :
a. le prix de la rahba («rabe» dans les documents des compagnies
marseillaises), ou prix du marché local à Bône. Ces compagnies avaient,
entre autres, le droit, en contrepartie des divers paiements qu’elles versaient
aux responsables locaux et des redevances qu’elles payaient à Alger, d’acheter
annuellement 500 qafîz de blé au prix local (le qafîz de la rahba de Bône
équivaut, en mesure comble, à environ 4,50 à 5 charges de Marseille, soit entre
7,2 et 8 hl). Ces achats étaient censés correspondre aux besoins des employés
de ces compagnies. La différence de contenance entre le qafîz-rahba et le
qafîz-beylik tient au fait que le qafîz est ras dans un cas et comble dans l’autre.
b. à La Calle, comptoir de ces compagnies, les grains sont négociés direc-
tement avec les différents intermédiaires locaux. La mesure de La Calle
équivaut à la charge de Marseille (1,60 hl).
c. le développement des exportations des céréales au XVIIIe siècle, amène
les autorités algériennes à concentrer entre leurs mains le maximum de
grains à exporter et à traiter avec différents acheteurs européens, faisant jouer
la concurrence en vue d’obtenir de meilleurs prix. C’est ce que les sources
françaises appellent le «prix du beylik». Le qafîz du beylik a une contenance
d’environ 4 charges de Marseille, soit environ 6,4 hl.
Le contrôle des ventes à l’exportation va devenir pour les autorités
beylicales une source abondante de «devises», donc de possibilité d’acheter,
d’année en année, la confiance de leurs supérieurs et de se maintenir en poste.
Mais à l’inverse, certains caïds et chefs de tribus avaient intérêt à vendre
directement à La Calle où les prix sont plus avantageux et à échapper au
contrôle beylical, situation qu’il ne faut pas négliger dans l’étude des
événements politiques locaux et provinciaux de l’époque.
Dans ces conditions, les mouvements différenciés des trois types de prix
traduisent des rapports de force fluctuants entre les différents acteurs,
rapports de force déterminés par plusieurs facteurs étroitement liés au
développement des exportations.
De ce point de vue, il y a deux périodes distinctes:

1. avant 1765:
à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, les prix à l’exportation
n’ont pas connu de bouleversements importants malgré les fortes expor-
tations des années 1698-1699 et 1708-1711.
Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, la Compagnie marseillaise
pouvait acheter, au prix qu’elle fixait en fonction des fluctuations du marché,
126 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

sur les différentes places du littoral constantinois, et notamment à Bône et


à La Calle, moyennant l’achat d’une certaine quantité de blé (généralement
autour de 200 qafîz), au bey de Constantine à 10 piastres le qafîz ou le
paiement d’une taxe, d’une piastre par qafîz de blé et d’une demie-piastre
par qafîz d’orge.
Le tableau suivant donne un ordre de grandeur des prix à l’exportation
pratiqués à La Calle:
Prix d’une mesure de blé à La Calle (en £)
année prix année prix
1698-1700 7,50 1755 11,00
1702 8,78 1760 18,50
1709 12,00 1761 10,00 ; 18,50
1710 8,33 1762 9,75
1730-1735 10,00 1763 13,75
1742 12,50 1764 8,27
1746 12,00 à 13
Il n’est pas nécessaire, ici, de reprendre en détail les explications données
ailleurs. Il suffit de quelques rappels:
– La piastre sévillane est passée de 3,75 £ dans les années 1700 à 5 £ qui
sera son taux de change stable en Algérie de 1730 jusqu’à la période
révolutionnaire.
– Ces prix n’expriment pas toujours la moyenne de l’ensemble des achats
de l’année mais souvent les prix pratiqués pour des quantités significatives.
Il s’agit donc de simples ordres de grandeur.
– D’après nos calculs, le prix moyen le plus fréquent de cette période, est
de 11 à 12 £ la mesure de blé à La Calle.

2. après 1765:
Avec des fluctuations inévitables, les trois types de prix ont tendance à
monter à des paliers irréversibles. Les tableaux suivants donnent une idée
générale de cette montée des prix à l’exportation.
a. prix rahba à Bône (en P.S. le qafîz):
années prix indice
1769-1773 8,86 100
1790-1794 17 192
1795-1798* 18,72 211
* Pour l’année 1799, les données sont trop incertaines donc non intégrées à la moyenne
quinquennale.

b. prix beylik à Bône (en P.S. le qâfîz):


années prix indice
1769-1773 18,33 100
1785-1789 22,40 122
1790-1794 23,99 131
1795-1799 32,50 177
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 127

c. prix à La Calle (en £ la charge):


années prix indice
1769-1773 13,69 100
1785-1789 18,17 133
1795-1799 20,90 153

Pour sa part, P. Masson 1 a établi des moyennes quinquennales des prix


à l’exportation pour l’ensemble des blés achetés par la Compagnie Royale
dans les concessions constantinoises. Tout en tenant compte des observations
faites plus haut, concernant, en particulier, les différences entre les prix
affichés par la Compagnie dans ses bilans et ceux réellement pratiqués sur
place, et, d’autre part, la progression de plus en plus prédominante des
ventes du Beylik par rapport à La Calle et à la rahba, on peut rappeler les
indices que donnent les moyennes quinquennales de P. Masson:
années prix (en £ la charge) indice
1761-1765 19,90 100
1771-1775 24,90 129
1785-1789 35,90 180

quelles que soient les différences de rythme, la direction est toujours la


même: une montée importante des prix à l’exportation, et même, puisqu’il
s’agit aussi de la rahba, des prix du marché local. Car pour peser sur les prix
dans le sens de la hausse afin de pouvoir négocier en situation favorable, le
bey de Constantine s’employait à empêcher l’entrée des grains au marché
local au-delà de ce qui était nécessaire à la consommation de la ville.
Rappelons aussi que c’est à partir de 1795 que les prix des grains à l’ex-
portation atteignent des niveaux considérables, déterminés par une
conjoncture internationale et une meilleure maîtrise des mécanismes du
commerce extérieur par les responsables algériens. Les prix concédés par
les acheteurs espagnols du blé oranais montrent la même évolution 2 :

années prix (en P.S. la fanègue) années prix (en P.S. la fanègue)
1789-1792 1,50 1809 2,50
1793 1,80 1811 4,00
1794 2,40

Mais cette maîtrise des mécanismes du commerce extérieur ne découle pas


d’une «modernisation» des mentalités ou des institutions du pouvoir en
Algérie. Elle est en somme le résultat d’une «coopération technique»
passagère, celle des négociants juifs liés directement au monde du négoce
méditerranéen. La non-maturité économique en termes de modernité de
l’ensemble algérien est montrée par l’exemple suivant. Au moment où la

1. P. Masson, À la veille de la conquête, p. 52.


2. Aguila, op. cit., p. 263.
128 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

famine sévissait à Alger en juillet 1817, le directeur des concessions d’Afrique


informait le ministre français des Affaires étrangères 1 qu’il y avait «une
récolte prodigieuse dans le Constantinois», où il négociait l’achat de 20 000
charges de blé. La famine s’aggravait en novembre de la même année dans
l’Algérois, mais à Bône, 5 000 qafîz de blé sont disponibles pour l’exportation
et les marchands européens enlevaient des grains dans tous les ports
constantinois. Diversité régionale non maîtrisée par un pouvoir si peu
central et aussi intérêts et situation contradictoires pour les responsables
algériens : en exportant au prix fort, ils assurent l’arrivée de piastres
nécessaires à la paie de l’oudjaq, mais ils courent le risque d’affamer les
populations des grandes villes où résident l’essentiel des janissaires
facilement sujets à l’émeute et aux rébellions.

Le mouvement de longue durée des prix des céréales


à partir de la documentation disponible, peut-on mesurer, sur des bases
suffisamment sûres, le mouvement de longue durée des prix des céréales
en Algérie ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler les
réserves et les observations formulées tout au long de ce travail sur les
lacunes documentaires et les moyens d’en tirer des informations susceptibles,
malgré leurs imperfections, de faire avancer nos connaissances, et donc
préférables aux inhibitions méthodologiques paralysantes.
Pour mesurer le mouvement de longue durée, nous avons constitué des
groupes d’années parmi les plus comparables possibles, réunissant chaque
fois des années chères, moyennes et bon marché. Ces conditions ne sont
réunies qu’à partir de 1691. Mais il est sans doute utile de rappeler quelques
données de périodes précédentes:
– la première période concerne les années 1660, période particulièrement
chère:
c
moyennes annuelles du prix d’un sâ de blé à Alger (en D.)
1660-1661 9,25 1666 6,84
1665 7,74 1667 11,60

La moyenne de la période est de 8,86 D. le sâc de blé, soit 1,91 piastre


sévillane ;
– elle est suivie par une période de bas prix:
moyenne quinquennale (1680-1684) du prix d’un sâc d’orge: 1,92 D., soit
0,41 P.S.; cela donne pour un sâc de blé qui vaut généralement le double de
l’orge: 3,84 D., soit 0,82 piastre sévillane.

1. A.N., Paris, B III 302, lettre du 2 juillet 1817.


MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 129

Comparons maintenant des groupes d’années constitués de moyennes


annuelles plus sûres :
1. moyennes annuelles 1691-1695:
c
année prix (en D. pour un sâ d’orge à Alger) année prix
1691 2,24 1694 3,06
1692 2,72 1695 1,95
1693 3,45
La moyenne quinquennale est de 2,68 D. le sâc d’orge, soit 0,29 piastres
sévillanes ; ce qui donnerait pour le blé: 5,37 D. ou 0,58 piastre sévillane le sâc.
2. moyennes annuelles 1709-1713 :
année prix (en D. pour un sâc d’orge à Alger) année prix
1709 4,31 1712 4,73
1710 3,89 1713 3,67
1711 4,25
La moyenne quinquennale nominale est de 4,17 D. En convertissant les
doblas de 1712 et 1713 à la valeur des doblas des années précédentes, on
obtient pour 1712 une moyenne de 3,66 D. et pour 1713 une moyenne de 2,84
D. : la moyenne quinquennale est donc de 3,79 D., équivalent à 0,82 pataque
ou 0,27 piastre sévillane, ce qui donne pour le blé 7,58 D. le sâc, ou 1,63
pataque ou 0,54 piastre sévillane.

3. moyennes annuelles approximatives de 1765-1772 :


année prix (en P. le sâc de blé d’Alger) année prix
1764-1765 8,81 1769-1770 3,40
1765-1766 3,42 1771-1772 2,50
1767 2,50
La moyenne de ces années est de 4,13 pataques le sâc de blé ou 0,83 piastre
sévillane, mais la moyenne de 1764-1765 est excessive, correspondant à
une période de grave crise alimentaire, ce qui fausserait la comparaison avec
les autres moyennes retenues pour des situations plus normales en général.
Pour les quatre autres années, la moyenne est de 2,96 pataques, soit 0,59
piastre sévillane.

4. moyennes annuelles de 1784-1788:


année prix (en P. pour un sâc de blé à Alger) année prix
1784 3,75 1787 2,13
1785 2,15 1788 2,25
1786 2,80
La moyenne quinquennale est de 2,62 pataques, soit 0,52 piastre sévillane.

5. moyennes annuelles de 1825-1829:


année prix (en P. le sâc de blé à Alger) année prix
1825 6,90 1828 8,60
1826 10,58 1829 8,25
1827 6,00
130 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

La moyenne quinquennale est de 8,07 pataques, soit 0,99 piastre sévillane


le sâc de blé. Comparée au XVIIIe siècle, à l’exception de la période 1765-
1772 qui comporte des années de crise grave, la hausse se situe entre 70 et
90% selon les périodes. or les années 1820 n’ont pas connu de crises
alimentaires et s’inscrivent plutôt dans une moyenne ordinaire. La hausse en
prix argent (P.S.) est une hausse de longue durée, une hausse de type structurel,
exprimant les transformations intervenues dans la société, en liaison avec le
développement des échanges entre l’Algérie et l’Europe occidentale. Cette
hausse rapproche les prix algériens internes des prix européens, comme cela
ressort du tableau suivant établi à partir des prix donnés par W. Abel 1. Nous
avons converti l’ensemble des prix en grammes d’argent fin sur la base de
5,56 g. d’argent pour le Reichsmark et de 23,36 g. pour la piastre sévillane :
Prix d’un quintal de blé en g. d’argent fin en 1825 dans différents ports européens:
ports français 101,19
ports italiens 59,49
ports de l’Allemagne du Nord 47,53
ports russes 47,26
Copenhague 41,70

Le prix moyen à Alger de 100 kg de blé dans les années 1825-1829 était
de 49,34 g. d’argent fin. quoique simple ordre de grandeur, la moyenne quin-
quennale de 1825-1829 est plus représentative des prix à Alger que les prix
isolés de 1825. Rappelons la pauvreté de nos données en comparaison avec
les statistiques européennes utilisées par Abel pour ces années. Le rappro-
chement des prix est donné ici comme simple hypothèse pour des recherches
à venir.

c. prix des BestiAux


L’importance considérable de l’économie pastorale dans l’Algérie ottomane
exigeait de réunir le maximum de données susceptibles d’éclairer le sens
général du mouvement des prix dans ce secteur. Malheureusement, la
documentation disponible a dressé sur cette voie des difficultés dont il faut
dire un mot.
Il y a d’abord l’insuffisance des données qui tient, en partie, au type de
dépenses courantes contenues dans les registres du Beylik et des habous.
Pour l’essentiel, en dehors des frais de fonctionnement, ces dépenses
concernaient des travaux de construction et d’entretien d’immeubles et
autres équipements dépendant de ces administrations. Dans ces activités
on faisait souvent appel au service, rémunéré ou non, des muletiers, âniers
et autres transporteurs privés.
D’autre part, la plupart des animaux de charge rattachés à ces services où
ils demeuraient pratiquement à vie, provenaient du fisc, des donations

1. W. Abel, Crises agraires en Europe (XIIIe-XXe siècles), Paris, 1973, p. 315.


MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 131

pieuses, des saisies, etc. De là vient, en partie, la rareté d’indications sur les
prix du bétail. Les données relatives à des transactions privées, contenues
dans les actes notariaux, les carnets des marchands et les registres de Bayt
al-mâl, fournissent un complément important d’informations.
à la rareté des données qui ne commencent à devenir relativement
nombreuses qu’à partir de 1760, s’ajoute une autre difficulté qui complique
l’établissement de séries significatives sur une longue période : la grande
diversité des prix du bétail et l’absence d’indications précises sur l’âge, la
taille, la force ou sur d’autres qualités pouvant intervenir dans la
détermination des prix. La seule indication fréquemment donnée concerne
la couleur du pelage qui semble servir comme moyen d’identification.
Parfois des défauts sont indiqués, sans doute en raison de leur gravité, les
plus courants étant borgne, boiteux, poussif, vieux.
Notre étude sera, ici, axée sur la période 1760-1830, où la qualité et
l’abondance relatives des informations permettent une analyse plus poussée
du mouvement des prix du bétail.
La période précédente (1660-1759) servira seulement, à titre introductif,
comme élément de présentation et d’illustration de certains problèmes
caractéristiques de ce domaine, afin de tracer clairement les limites et les
réserves qui s’imposent dans l’étude de ce secteur.

1. 1660-1759 :
Le tableau qui suit est consacré aux années de monnaie stable, où 4,64 D.
valent toujours une piastre sévillane :

Prix du bétail à Alger (1660-1681)1

espèce nombre prix prix moyenne


d’indications minimum maximum
mulets 14 34,00 127,00 70,12
vaches 7 14,00 33,00 24,34
bœufs 3 22,00 28,00 25,67
moutons 6 2,33 11,00 6,20
chevaux 4 24,00 69,60 41,36
ânes 3 9,28 18,56 14,28

Laissons le commentaire de ce tableau à plus tard, et reprenons quelques


problèmes spécifiques à l’étude des prix du bétail.

Les écarts entre les prix:


Les années 1699-1701, relativement riches en indications sur les prix,
peuvent servir à poser certaines questions préliminaires quant à la diversité

1. A.N. Paris, 228 Mi 18 vol. 67 et 68 ; 228 Mi 45 vol. 325.


132 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

des facteurs qui influencent sur les écarts parfois considérables entre prix
d’animaux de même espèce.
Le rôle du Beylik
– En 1700, le dey ordonne aux responsables de la ville d’Alger d’acheter, aux
frais des habitants de la ville, au moins un millier de chevaux, comme parti-
cipation financière à la campagne contre Tunis. Voici quelques éléments des
comptes des achats dressés par le chef des syndics des corporations d’Alger 1 :
460 chevaux achetés à 9 567 pataques (soit 20,79 pataques chacun),
73 chevaux achetés à 1 623 pataques (soit 22,23 pataques chacun).
une nouvelle totalisation faite en assemblée générale des responsables de
la ville dénombre :
– 618 chevaux achetés en ville aux frais des corporations pour 17 731
pataques, soit 28,69 pataques l’unité,
– 151 chevaux achetés à l’extérieur de la ville pour 3 473 pataques, soit 23
pataques l’unité.
Le compte final, dressé en avril-mai 1701, totalise d’une part l’achat de 764
chevaux dont le prix n’est pas indiqué, aux frais des musulmans de la ville
(corporations des métiers et portefaix), et détermine, d’autre part, que la
participation des Juifs d’Alger évaluée au quart du coût total, est de 254
chevaux coûtant 7 398 pataques, soit une moyenne de 29,13 pataques par
cheval. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin dans les détails de ces comptes.
on peut seulement en retenir que les prix moyens de chevaux achetés pour
la cavalerie d’Alger, en vue d’une longue expédition, varient de 20 à 30
pataques le cheval.
– En 1111 H (29 juin 1699-17 juin 1700) Bayt al-mâl procède à la vente de
chevaux provenant de la «maison princière»2. Voici leurs prix, par ordre
croissant (en pataques): 36 ; 40 ; 50 ; 50 ; 50 ; 56 ; 56 ; 65 ; 70. La moyenne est
de 52,88 pataques par cheval, soit 26,44 piastres sévillanes. Le même registre
contient par ailleurs des prix de vente de chevaux (en pataques), sans autre
indication que, parfois, la couleur de leur pelage. La variété de ces prix est
très grande : 8 ; 11 ; 14 ; 18; 20 ; 21 ; 22 ; 25 (quatre fois) ; 27, 63 ; 30 ; 40 ; 45 ; 46,98 ;
50 ; 55 ; 62. Pour ces 20 chevaux, l’écart entre les prix extrêmes est de 1 à 8,75
et la moyenne est de 33,45 pataques. Peut-on en conclure que le Beylik
achète moins cher et vend plus cher en moyenne parce que dans les deux
cas il procède à des prix forcés ? Il ne semble pas que ce soit le cas ici,
quoique ces procédés soient attestés, du moins à la campagne, comme on
le verra plus loin.

1. Hâdhâ Qânûn, f°. 86-89.


2. A.N., Paris, 228 Mi 1/1.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 133

prix et qualité
Les différences de prix peuvent s’expliquer ici par les différences de
qualité. Il est normal que des chevaux appartenant, ou ayant appartenu à
la «maison princière» soient de bonne qualité et donc de haut prix. Ceux
destinés à la cavalerie se situent dans une bonne moyenne allant de 20 à 30
pataques. C’est dans ce même éventail que se situent 9 sur les 20 prix relatifs
à des transactions privées. quant aux prix en dessous de 15 pataques, il peut
s’agir de bêtes malades ou vieilles, si l’on en juge par comparaison avec des
indications relevées par ailleurs. observons tout de même que l’écart entre
les prix extrêmes des chevaux dans la même année (rapport de 1 à 8,75), est
trop fort et se rencontre rarement dans nos sources.
Ces prix exceptionnels expriment d’un côté la valeur d’une vieille rosse
efflanquée, et de l’autre, celle de coursiers ou, en tous cas, de chevaux de
haute qualité. Il n’y a là rien d’anormal dans un contexte où l’appropriation
de chevaux de race noble «anoblit», presque par identification, tellement les
rapports affectifs et de valorisation sont forts, ancrés par une tradition
millénaire de rapport au cheval de qualité.
En revanche, l’écart très élevé entre prix extrêmes concernant les mulets
pose problème. Dans le même document et pour la même année 1111 H, sont
enregistrés des prix de vente de mulets, dont voici la liste (en pataques): 6;
11,50 ; 12,50 ; 16 ; 16 ; 24,50 ; 25 ; 25 ; 29,50 ; 43.
6 et 43 pataques : un rapport de 1 à 7,16.
Nous avons des indications sur le prix de vente de 11,50. C’est le prix d’une
mule «de petite taille et essoufflée». Dans quel état doit être la bête vendue
à 6 pataques !
D’autre part, la somme de 43 pataques est un haut prix pour un mulet.
Rappelons qu’en 1699-1700 une pataque vaut 0,50 piastre sévillane. un
mulet à 21,50 piastres sévillanes, c’est bien au-dessus du prix courant d’un
mulet de qualité moyenne. Mais nous allons rencontrer par la suite des
prix de mulets plus élevés que, par exemple, les prix moyens des chevaux.
Cela semble concerner une race de mulets particulièrement appréciée à
Alger, sans doute parce que plus adaptée au terrain accidenté des alen-
tours de la ville où beaucoup de citadins aisés possèdent des maisons de
campagne, des jardins et des fermes.
Du même ordre semble relever l’extrême valorisation d’une race
particulière d’ânes de grande taille dont les meilleurs étalons servent à la
reproduction des mulets de qualité.

conditions de vente et niveau des prix


Les différences de condition de vente, notamment de «vente en gros» ou
à l’unité, influent sur les niveaux de prix. L’expression «vente en gros» est
utilisée, ici, faute de mieux, pour décrire des situations où la vente s’effectue
en «vrac», où un certain nombre d’animaux est vendu pour un prix global,
134 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

sans que nécessairement les conditions de transaction de type «grossiste»


soient réunies. Lorsqu’il s’agit de ce type de vente, nos sources utilisent le
nom d’espèce «bovins», «moutons», etc. Les fluctuations des prix des moutons
sont généralement plus fortes que celles du gros bétail, en liaison avec les
variations du climat. En effet, dans l’Algérie ottomane, l’élevage des moutons
était une activité tournée en grande partie vers le marché et subissant plus
fortement les aléas du climat, alors qu’en général, on possédait du gros
bétail pour son utilisation aux différents services qu’il pouvait rendre, et en
particulier comme instrument de production agricole, et non pour la
spéculation marchande.
Les exemples suivants montrent les différences de niveau de prix
déterminées par ces différentes situations :

1. prix des bovins en 1699-1700 (en pataques)


prix de 10 vaches 100 moyenne par unité 10,00
prix de 3 vaches et 2 bœufs 51 ” 10,20
prix de 9 vaches 72 ” 8,00
prix de 18 bovins 75 ” 4,17
prix de 12 bovins 76 ” 6,30
prix de 23 bovins
et de 4 bœufs 150 ” 5,55
prix de 96 bovins 600 ” 6,25
prix de 36 bovins 140 ” 3,89

Alors que les vaches vendues en groupe ou à l’unité ont un prix moyen
de 8 à 11 pataques et les bœufs de 7,17 à 16,67, les bovins grands et petits
ensemble descendent à une moyenne de 3,89 à 6,5.

2. prix des moutons (même source, même année) en pataques


548 moutons 575,40 moyenne par unité 1,05
106 moutons 90,00 ” 0,85
58 moutons et 24 chèvres 110,00 ” 1,34
90 moutons 76,50 ” 0,85
10 moutons 15,00 ” 1,50

climat et fluctuation des prix


En période de sécheresse, les éleveurs de moutons cherchent en général
à réduire leurs troupeaux devenus difficiles à nourrir. Les prix baissent en
conséquence. Mais si la sécheresse dure plusieurs années, elle peut mener
à l’extermination d’une partie importante du cheptel, surtout, comme c’est
souvent le cas, si elle est accompagnée ou suivie d’épizooties ravageuses.
L’offre se raréfie et les prix montent jusqu’au retour de climat favorable
qui permet la reconstitution des troupeaux.
Rappelons les années de grande sécheresse connues pendant la période
envisagée ici: 1661-1662, 1700-1703, 1722-1724, autour de 1736.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 135

C’est seulement sur les années 1661-1662 qu’existe une possibilité de voir
les fluctuations des prix pendant et après une sécheresse. Mais l’analyse
comparative reste fragile en raison de la pauvreté des informations et de
l’intervention du facteur vu précédemment, à savoir la différence du niveau
des prix en fonction des ventes groupées ou à l’unité.

un regard rapide sur les chiffres qui vont suivre, montre l’imbrication de
ces influences. Les prix sont exprimés en dinars :

1661 58 moutons ensemble 202,50 D., soit 3,50 l’unité


1661 “ 206,00 “ 3,55 “
1662 un troupeau de moutons vendu à 2,33 “
1665 un bélier 9,28 “
1666 “ 7,54 “
1669 “ 11,00 “

Le rapport entre les prix extrêmes 2,33/11 est de 1 à 4,72.


Tous ces prix sont situés à un moment de stabilité monétaire. D’autre
part, l’écart entre les prix des béliers et ceux des moutons groupés est géné-
ralement plus réduit. on peut donc expliquer cet écart particulièrement
élevé par l’effet cumulatif des fluctuations du climat et des différences de
niveau entre prix de moutons en groupe et prix de béliers.
Sans chercher pour le moment à identifier la sécheresse de 1662 à celle dont
on trouve des évocations catastrophées dans différentes chroniques qui la
situent vaguement au milieu du siècle, il est intéressant de noter l’une des
particularités la concernant. généralement en période de sécheresse, les
prix des autres bestiaux ne suivent pas l’effondrement des prix des moutons.
or on remarque ici que les prix des mulets suivent le même mouvement que
celui constaté pour les moutons. La moyenne des prix des mulets pendant
les années de disette est de 47,13. Pour les autres années, elle est de 91,04.
une chute de presque la moitié. Le nombre réduit des données n’autorise
pas de conclusions définitives. Il s’agit pour le moment d’utiliser ces
constatations comme repère et point de départ à un ensemble d’interroga-
tions sur le mouvement des prix du bétail.
Toujours pour fixer les idées et permettre des comparaisons entre périodes
différentes, récapitulons ici les quelques chiffres pouvant servir de termes
de comparaison. Le critère étant qu’il faut au moins trois mentions de prix
pour fonder une moyenne (en P. S.):

1. Prix des mulets:


année nombre de cotes prix moyen
1699-1700 12 12,84
1716-1717 3 13,02
1751-1752 3 14,74
136 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

2. Prix des bœufs :


1704-1705 3 8,42
1729-1730 3 6,67

Les informations de source européenne pouvant compléter les chiffres


avancés ici sont rares mais toujours utiles. Voici ce que nous avons pu relever:
Achats faits par le Bastion de France 1:
1. en août 1693:
10 bœufs à 6,50 pataques l’unité
15 ” à 14,50 ” “
132 ” à 11,00 ” “
648 moutons à 2,50 ” “
596 ” à 3,00 ” “

2. en août 1694:
12 moutons pour 43 £ 4 sous, soit 23,67 pataques, ce qui revient à 1,97
pataque le mouton. évidemment, il faut ici tenir compte des différences
régionales entre Alger et l’Est constantinois.
Toujours dans le Constantinois, en 1725, Peyssonnel 2 estimait à une
trentaine de piastres la valeur d’un mulet ou d’un cheval. A Alger, les prix
courants notés par le Docteur Shaw 3 vers 1730 étaient de 3 shillings 6 pence,
soit exactement 1 piastre sévillane, pour un mouton et d’une guinée pour
une vache (environ 4,50 piastres sévillanes).

2. 1760-1830
quoique relativement plus nombreuses, les indications relatives à cette
période n’atteignent pas toujours le niveau qu’exige la grande diversité
des prix du bétail pour établir des séries fondées sur des moyennes
satisfaisantes. De plus, il y a l’irrégularité des informations où, parfois, sur
de nombreuses années, on ne rencontre aucune mention de prix pour telle
ou telle espèce. Cela crée un vide et une discontinuité qui limitent
sérieusement les possibilités de mesure du mouvement des prix sur le long
terme. Ce sont ces lacunes qui imposent de commencer la nouvelle série en
1760 et non en 1740, par exemple. Plus encore, les séries plus ou moins
continues sur un nombre suffisant d’années ne démarrent pas toutes au
même moment. Seules les séries des prix des mulets, des bœufs et des
moutons démarrent dans les années 1760. Les débuts de celles concernant
les vaches et les ânes se situent au milieu des années 1780, tandis que pour
les chevaux, il n’existe de série continue sur un certain nombre d’années qu’à
partir de la fin du siècle.

1. A.N., Paris, B I 115.


2. Peyssonnel, op. cit., p. 210.
3. Shaw, op. cit., t. I, p. 383-384.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 137

Des précautions élémentaires s’imposent avant toute interprétation de


séries inégalement constituées, mais qui représentent néanmoins des
approximations pouvant éclairer, aussi peu qui ce soit, les grandes tendances
du mouvement des prix du bétail. Malgré leur imperfection, elles restent
préférables à une totale obscurité dans ce domaine.
Afin de rendre possible l’évaluation du niveau d’approximation utilisé,
les tableaux indiquent le nombre de données qui servent à calculer la
moyenne périodique et pour chaque période, le prix minimum et le prix
maximum. Le nombre limité de mentions qui entrent dans le calcul de ces
moyennes périodiques, fait que celles-ci sont sujettes à des variations
considérables sous l’effet amplificateur des prix extrêmes. Pour limiter une
telle distorsion, nous avons écarté de nos tableaux les prix qui se situent au-
dessus et en-dessous d’un éventail dont les termes sont fixés en fonction de
la délimitation des prix les plus fréquents, de façon à ce que l’écart entre le
prix minimum et le prix maximum d’une même série ne dépasse pas le
facteur 3.

prix des mulets


Pour saisir le mouvement à long terme des prix des mulets entre 1760 et
1830, nous avons divisé cette période en cinq parties de longueur inégale
imposée par les lacunes de la documentation, mais dont chacune comporte
de la façon la plus équilibrée possible, des années chères, moyennes et bon
marché. Nous avons donc cinq séries:
1. 1762-1778 4. 1811-1819
2. 1783-1793 5. 1820-1830
3. 1799-1810

L’épuration adoptée ici tend surtout à écarter du calcul des moyennes des
prix des mulets ceux d’une race particulièrement chère d’un côté et de
l’autre les prix trop bas qui concernent généralement des bêtes vieilles
et/ou handicapées. Les prix extrêmement élevés de mulets d’une race
hautement appréciée à Alger, se rencontrent surtout dans les années 1810-
1819. on peut se demander s’il s’agit d’une phase particulière où les achats
des couches aisées s’intensifient, ou bien de l’une des conséquences sociales
de cette époque troublée. En effet, cette décennie, et surtout 1814, est
marquée par la fréquence des exécutions et des expropriations de très hauts
responsables et donc de vente massive, par Bayt al-mâl, de produits
expropriés.
138 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Prix des mulets par années groupées


après élimination des prix extrêmes
années nombre de moyenne moyenne indice
données en P. en P. S. en P.S.
1762-1778 22 41,99 8,40 100
1783-1793 37 118,53 23,71 282
1799-1810 49 153,93 30,79 367
1811-1819 39 178,45 26,02 310
1820-1830 81 190,86 19,91 235

quelle que soit la méthode suivie (élimination ou non des prix extrêmes,
calcul des moyennes annuelles ou de la moyenne de tous les prix de chacun
des cinq groupes d’années choisis, le résultat, avec des variations qui ne
modifient pas l’essentiel, reste dans la même direction suivante:
1. 1762-1778 : les prix sont très bas par rapport aux périodes suivantes. Il
faut cependant rappeler que ce groupe d’années est encadré par les deux
graves crises agraires de 1762-1764 et 1778-1779.
2. 1783-1793 : les prix montent. quelle que soit la méthode suivie, ils
restent toujours au-dessus de deux fois et demie plus élevés que ceux des
années 1762-1778 (par exemple, la moyenne de tous les prix de la série,
sans éliminations des chiffres extrêmes est de 293 ; la moyenne des moyennes
annuelles est de 257). Bien sûr, l’ampleur réelle n’est pas mesurable avec
exactitude, mais la force approximative du mouvement dans le sens de la
hausse, est une certitude.
3. Cette hausse continue pendant les années 1799-1810. Il nous semble
légitime de lier ce mouvement de hausse de longue durée qui s’étend
pratiquement sur un demi-siècle, au puissant mouvement d’exportation de
céréales, générateur d’abondance monétaire, qui couvre en gros la même
époque.
4. Cela est confirmé par le mouvement de baisse qui suit la fin de l’époque
des exportations. En effet à partir des années 1810 s’ouvre un mouvement
de baisse qui continue jusqu’en 1830. D’abord la baisse est sensible en prix
constants pour la période 1811-1819, même si les prix montent relativement
en prix courants.
5. Ensuite, pendant les années 1820-1830, le phénomène de baisse
s’accentue en prix exprimés en monnaie constante, et, malgré la dépréciation
continuelle de la pataque, les prix courants baissent aussi si l’on tient compte
de l’ensemble des prix sans aucune élimination, ce qui montre l’ampleur de
la crise agraire.
Ce mouvement, dans ses oscillations essentielles, est confirmé par les
séries concernant les bœufs, où l’écart entre les prix de la même année est
relativement plus réduit, ce qui donne plus de solidité à ces séries.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 139

prix des bœufs


Même lorsque les données relatives à l’une des périodes ne sont pas
abondantes comme on le souhaiterait, il reste que la rareté des prix extrêmes
rend ici plus facile et plus sûre l’élaboration des séries.
Nous avons gardé la même périodisation que pour les mulets, ce qui
permet la comparaison entre les deux groupes de séries.
Mais comme l’élimination des prix extrêmes joue un rôle plutôt minime,
nous avons préféré donner ici les résultats de nos calculs en deux tableaux
différents, l’un comparable aux séries des prix des mulets, donc après élimi-
nation des prix extrêmes, et l’autre fondé sur la moyenne de tous les prix
d’une série donnée.

Prix des bœufs après élimination des prix extrêmes


années nombre de moyenne moyenne indice
données (P.) (P.S.) (P.S.)
1762-1778 34 25,85 5,17 100
1783-1793 21 31,05 6,21 120
1799-1810 5 (31,12) (6,24) (121)
1811-1819 33 45,47 6,61 128
1820-1830 56 50,23 6,24 121
Ce tableau confirme et corrige, à la fois, les résultats du tableau précédent.
En effet, si la direction générale du mouvement des prix reste sensiblement
la même, le rythme en est plus atténué. or, comme nous venons de le
rappeler, la série des prix des bœufs, quoique relativement moins riche en
données que celle des mulets, est beaucoup plus sûre. La seule exception
touche la période 1799-1810, où les indications sont trop pauvres pour
permettre d’en tirer des conclusions, c’est pourquoi nous avons mis ses
chiffres entre parenthèses.
Voyons les moyennes des prix des mêmes groupes d’années sans élimi-
nation des prix extrêmes:

Moyenne par groupe d’années des prix des bœufs


années nombre de moyenne moyenne indice
données (P.) (P.S.) (P.S.)
1762-1778 34 25,85 5,17 100
1783-1793 28 30,78 6,16 119
1799-1810 6 (42,66) (8,53) (165)
1811-1819 47 53,96 7,19 139
1820-1830 66 49,45 6,11 118

Le phénomène de baisse n’est pas confirmé pour la période 1811-1819 qui


est une période de transition. La date réelle de la baisse démarre avec la crise
de 1817.
140 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

prix des vaches


Si l’on applique le même mode de calcul au mouvement des prix des
vaches, on obtient des résultats proches qui seront nuancés plus loin.

Prix des vaches après élimination des prix extrêmes


années nombre de moyenne moyenne indice
données (P.) (P.S.) (P.S.)
1784-1792 66 20,71 4,14 100
1799-1810 8 (33,81) (6,76) (163)
1811-1819 77 36,53 5,67 137
1820-1830 96 35,84 4,40 106
Au départ, malgré l’ambivalence du terme arabe baqar désignant, dans nos
sources, généralement les «bovins», mais parfois aussi, les «vaches», il a fallu
procéder à l’épuration de nos listes, de toutes les données relatives à des
ventes en groupe, et concernant donc probablement des bovins grands et
petits. D’autre part, comme pour les mulets et les bœufs, la période 1799-
1810 offre des indications trop rares pour être significatives. Nous les
donnons tout de même à titre indicatif. Les autres groupes d’années nous
livrent des données relativement abondantes. De plus, la variation des prix
dépasse rarement le rapport du simple au double pour le même groupe
d’années, ce qui réduit le nombre de données éliminées en tant que prix
extrêmes et donne une garantie supplémentaire de solidité à nos calculs. à
première vue, on peut noter, d’après l’indice des prix en monnaie constante,
la même tendance à la hausse de longue durée suivie par la baisse des
années 1820-1830. Cependant, l’ampleur des variations est différente selon
qu’il s’agit des mulets ou des bovins, et surtout, la comparaison est rendue
plus difficile par la différence des écarts entre les prix à l’intérieur de chaque
espèce.

moutons et béliers
Le contraste est ici très fort entre l’importance considérable des moutons
dans la vie économique de l’époque et la modestie de la place qu’ils tiennent
dans notre documentation. Cette situation tient surtout au fait que l’essentiel
de cette documentation se rapporte à une catégorie de la population citadine,
certes grande consommatrice de viande de mouton, mais plus concernée par
le «produit final» de boucherie que par les différentes opérations qui le
précèdent.
Les lacunes et la discontinuité des chiffres présentés ici réduisent la
portée que l’on peut attribuer aux résultats présentés par nos deux tableaux.
Le premier tableau présente les prix des moutons, grands et petits
confondus, vendus en groupe. Il s’agit de ventes pouvant concerner plusieurs
centaines de moutons par groupe, mais quelques fois, le nombre est de
quelques dizaines ou même de quelques unités seulement. Il faut préciser
aussi que c’est surtout la première période (1767-1778) qui ne comporte
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 141

que 2 ventes de 6 moutons chacune. Faible base pour un point de départ,


mais que nous tenons à présenter faute de mieux. En dehors de cette période,
le nombre de moutons vendus atteint plusieurs centaines par période. Nous
avons donc préféré donner, sous la colonne «Nombre», le nombre de ventes
et non le nombre de moutons.

Prix des moutons


année nombre de ventes moyenne (P.) moyenne (P.S.) indice
1767-1778 2 2,50 0,50 100
1783-1791 5 3,54 0,71 149
1811-1819 5 5,23 0,74 154
1820-1830 8 5,38 0,68 142

Le tableau relatif aux prix des béliers est donné ici à titre indicatif. Sans
entrer dans des détails fastidieux, disons pourquoi il n’est pas possible
d’en tirer de conclusions satisfaisantes. D’abord, pour chaque période, il y
a très peu d’années avec des données, et pour chaque année présente, le
nombre de béliers mentionné est très réduit.

Prix des béliers


année nombre moyenne (P.) moyenne (P.S.) indice
1772-1773 3 4,31 0,86 100
1781-1785 10 5,44 1,09 127
1811-1819 8 8,40 1,12 130
1820-1827 8 9,38 1,16 135

prix des chevaux


Avec encore plus d’hésitation et de réserve sont donnés ici des résultats
particulièrement difficiles à manier. En effet, faute d’indications suffisamment
nombreuses pour contrebalancer l’ampleur des écarts entre les prix, les
moyennes annuelles qui sont à la base de nos séries, offrent peu de certitude,
sinon un ordre de grandeur pour fixer grossièrement les idées sur le sens
du mouvement des prix. Le fait d’avoir gardé le même rapport de 1 à 3 entre
le minimum et le maximum des prix retenus, oblige à écarter de nos calculs
un nombre relativement important de données qui semblent concerner une
catégorie de chevaux hautement appréciée. Pour donner une idée de la
variété des prix, voici quelques paires de prix d’une même année (en
pataques) : 41 et 402; 42,25 et 156 ; 54 et 222; 100 et 400 ; 101 et 500. Le
rapport entre prix extrêmes va de 1 à 12. Si l’on classe par ordre croissant
les prix des chevaux des années 1810-1820, on aura les classes suivantes : 10
de 60 à 80 pataques ; 9 de 81 à 100; 8 de101 à 120 puis 4 de 141 à 160 ; 2 de
181 à 200 et 6 dépassent 200 dont 4 de 300 à 500.
142 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Prix des chevaux


années nombre moyenne (P.) moyenne (P.S.) indice
1762-1776 3 (85,25) (17,05) (108)
1783-1794 11 78,67 15,73 100
1799-1810 24 98,97 19,79 126
1811-1819 36 112,94 17,50 111
1820-1830 20 129,53 16,36 104

prix des ânes


Pour une raison que nous n’avons pas pu élucider, sauf, comme on l’a
signalé plus haut, l’existence d’une catégorie d’ânes très adaptée aux besoins
des citadins aisés ayant maisons secondaires et jardins dans les environs très
vallonnés d’Alger, les écarts entre les prix atteignent des niveaux
inconcevables. En une même année, les prix vont de 3,83 à 108 pataques
(rapport de 1 à 28). Pour le même groupe d’années, ils vont de 2,25 à 108
(rapport de 1 à 48). Cela réduit considérablement la représentativité de
moyennes calculées sans épuration. Mais l’élimination des prix se situant
au-delà d’un rapport de 1 à 3 a, dans ce cas, comme d’ailleurs dans celui des
chevaux, certains inconvénients: elle délimite mal ce qui est à l’origine de
ces grands écarts, à savoir la différence entre deux races, l’une «noble», de
très grande taille, qu’on appelle ânes égyptiens, et l’autre, de petite taille et
de différents types, bêtes à tout faire dont la qualité est variable par l’âge,
la vigueur, etc. D’une part, il y a des ânes à une demie-piastre, le prix d’un
mouton. De l’autre, des ânes dont la valeur est celle d’un bon mulet. Mais
jusqu’ici, nous avons suivi la règle du rapport 1/3 pour tous les animaux,
il faut donc la conserver pour permettre des comparaisons de chiffres traités
dans les mêmes conditions. Le tableau présente les résultats de nos calculs:

Prix des ânes


années nombre moyenne (P.) moyenne (P.S.) indice
1777-1782 3 (14,83) (2,97)
1785-1792 17 16,07 3,21 100
1799-1810 17 18,10 3,62 113
1811-1820 17 16,53 2,43 75
1820-1830 21 18,09 2,38 74

Si ce choix s’impose par la nécessité d’appliquer la même méthode à


l’ensemble des prix soumis à la même confrontation, il n’en est pas moins
nécessaire d’envisager les résultats que peut donner l’application d’autres
critères et de voir dans quelle mesure ils correspondent mieux à la réalité
qu’on cherche à approcher. à cet égard, le problème de la détermination du
cadre acceptable comme limite des prix incorporés dans nos séries, n’est pas
simple. Apparemment, il n’y a pas deux, mais trois classes de prix pour les
ânes à Alger. Pour illustrer cette situation, regardons de près quelques prix:
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 143

1. 1799-1810: 14 prix entre 10 et 30 P. ; 7 de 50 à 70 ; 2 au-dessus de 100.


2. 1811-1819: 13 prix de 10 à 30 ; 5 de 40 à 50 ; 2 au-dessus de 80.
3. 1820-1830:19 prix de 10 à 30 ; 9 de 30 à 50 ; 2 de plus de 70.
Si, donc, l’on cherche à éliminer seulement les prix extrêmes considérés
comme aberrants parce que se trouvant parmi les plus éloignés d’un
ensemble représentatif des trois catégories de prix, on aurait pour les deux
dernières périodes les résultats suivants:
1819-1830 une moyenne de 25,84 P., soit 3,80 piastres sévillanes
1820-1830 ” ” 26,91 P., soit 3,34 piastres sévillanes

En gardant tous les prix, le résultat serait le suivant:


années nombre moyenne (P.) moyenne (P.S.) indice
1777-1782 3 (14,83) (2,97)
1785-1792 39 20,68 4,14 100
1799-1810 29 36,70 7,43 179
1811-1820 29 39,79 6,42 155
1820-1830 34 36,53 4,57 110

Tous ces chiffres présentés, il faut l’avouer, après beaucoup d’hésitation,


nous mènent à une conclusion toute simple. La différence de méthode
suivie peut faire accentuer les différences d’amplitude, mais dans tous les
cas de figure, le sens du mouvement reste le même : une hausse sensible et
pratiquement régulière de décennie en décennie, des prix, aussi bien
nominaux qu’en monnaie constante, de tous les animaux, entre 1760 et
1810. A partir des années 1810 jusqu’en 1830, les prix des animaux de trait,
exprimés en monnaie constante, tendent à la baisse, suivant en cela
l’effondrement de la production agricole destinée à l’exportation.

d. Autres prOduits ALimentAires


Les indications rassemblées ici sur les prix de quelques produits
alimentaires sont trop fragmentaires pour permettre une analyse statistique.
Elles sont rangées par ordre chronologique en deux parties selon l’origine
locale ou étrangère.

1. produits d’origine locale


Le pain : Plusieurs sortes de pain étaient mises en vente à Alger. Il faudrait
donc les identifier clairement si l’on veut suivre le mouvement du prix du
pain à différentes époques. Venture de Paradis 1 décrit deux sortes de pain
à Alger, le «pain de munition» distribué aux soldats célibataires à raison de
quatre pains par jour «est fait moitié farine de froment, et moitié farine
d’orge; il pèse dix onces environ. Le soldat le revend et mange du pain de
buzai, qui est plus blanc mais très peu cuit selon l’usage de tout l’orient.

1. V. de Paradis, op. cit., p. 26.


144 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Le pain de munition de soldat se vend dans les rues pour les gens de la
campagne ; on en donne 10 pour un sol. Beaucoup en nourrissent les
volailles, les vaches et les cochons (sic).» Lapsus ou mauvaise lecture de
Fagnan qui a édité le manuscrit.V. de Paradis voulait sans doute dire «les
moutons». Hâdhâ Qânûn1 donne sur ces deux types de pain des précisions
dont certaines semblent concerner plus particulièrement la période de la fin
du XVIIe et du début du XVIIIe siècles. à cette époque, le prix du pain
buzai était fixé par les autorités de la ville d’Alger, généralement pour une
longue période. En fonction des variations du prix du blé, ces autorités
faisaient diminuer ou augmenter le poids de ce pain taxé, comme on l’a vu
plus haut. Par exemple, ce pain a été fixé à 9 onces de pain cuit ou 10 onces
avant cuisson en muharram 1106 H (août-septembre 1695) et à 13 onces après
cuisson en muharram 1109 H (juillet-août 1697). une autre sorte de pain est
appelée khubz al-rdûm, qui semble différent de celui que V. de Paradis
appelle «pain de munition». Son poids était fixé définitivement par un
règlement datant de 1606 à 7 onces d’Alger, soit environ 240 grammes. à
toutes les époques, le Beylik et les habous en achetaient pour la nourriture
des ouvriers et des esclaves qui travaillaient dans leurs chantiers ou sur leurs
terres. Les bourgeois d’Alger en faisaient de même pour les ouvriers qu’ils
engageaient à divers travaux en ville ou dans les champs.
un troisième type de pain, fait à la maison et vendu dans les rues d’Alger,
était laissé, selon les propres termes du règlement Hâdhâ Qânûn, «au
marchandage entre les boulangères des rues et les clients».2
D’autre part, le bashmât, pain déshydraté ou «biscuit», était principalement
destiné aux soldats en expédition et aux marins de la course ; mais du
moins dans certaines circonstances, il servait aussi à nourrir les esclaves et
les ouvriers berranis. Soldats et marins, esclaves et ouvriers berranis, autres
passagers ou résidents temporaires constituaient une clientèle importante
pour les boulangers professionnels et les «boulangères des rues». Le reste
de le population fabriquait son propre pain qu’on faisait cuire généralement
chez les fourniers.
Enfin, dernière précision qui a son importance : les livres de compte privés
ou publics ne précisent pas toujours le type de pain acheté, mais certains
recoupements permettent souvent de discerner de quel type de pain il
s’agit, ou, tout au moins, de suivre une même série d’achats effectués dans
les mêmes conditions et à des moments où les variations des prix des
céréales restent limitées et suffisamment claires pour aider à une telle
reconstitution. Cependant, le peu d’éléments dont nous disposons et
l’imprécision fréquente sur le type de pain en question, interdisent toute
recherche de moyennes représentatives d’un moment donné, et par

1. Hâdhâ Qânûn, f°. 29-31.


2. Id.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 145

conséquent, nous ne pouvons livrer ici que des données brutes sur le prix
du pain à diverses époques à Alger.

1667-1683 : prix, en aspres l’unité, de pains achetés généralement par


centaine1:
1667 1,58 1670 1,59
1668 1,25 1671 1,25
1669 1,58
Il semble qu’il y ait ici non pas variation de prix de même nature, mais
deux prix correspondant à deux sortes de pain, un pain à 1,25 et un autre
valant 1,58 ou 1,59 aspres.
à la même époque et d’après la même source, un quintal de pain «biscuit»
allait de 6,85 à 8 doblas, soit de 1,48 à 1,72 piastres sévillanes. Selon le
consulat français à Alger 2, entre 1675 et 1683, un quintal de biscuit valait
2,25 piastres sévillanes et un quintal de couscous 5 piastres sévillanes.

1725-1750:
Février-mars 1727, le consulat français3 achète le pain à 1,29 pataques la
centaine, soit 3 aspres l’unité et le quintal de biscuits à 6,12 pataques, soit
2,04 piastres sévillanes.
Le Dr Shaw 4 affirme qu’avec une aspre, on pouvait avoir de quoi se
nourrir: «We can have a large piece of Bread, a Bundle of turnps, a small
Basket of fruit, etc.»
En 1750, achat par le consulat français 5 de 4,50 quintaux de biscuits pour
51 pataques, soit 11,33 pataques (2,27 piastres sévillanes) le quintal.

1780-1787 :
Pour l’ensemble de la période, nous avons deux prix différents pour le
pain 6, l’un va de 2 à 3,50 aspres et concerne le pain rdûm; l’autre va de 5 à
8 aspres. La liste de ces prix provient du même compte d’un marchand qui
nourrissait des ouvriers travaillant sur ses terres comme laboureurs,
moissonneurs ou jardiniers. Dans ce document les mentions d’achats de pain
sont nombreuses. Nous donnons quelques exemples de prix classés par
année (en aspres le pain):
1782 8,70 1786 3,50 ; 6,96 ; 7 et 8
1784 3 1788 2 ; 3 ; 7 et 8
1785 5 ; 6 et 7,73

1. A.N., Paris, 228 Mi 18/67.


2. A.N., Paris, 369 Mi 1, art. 1351.
3. Ibid., art. 1358.
4. Shaw, op. cit., p. 296.
5. A.N., Paris, 369 Mi 1, art. 1364.
6. A. N., Paris, 228 Mi 48/377 et 228 Mi 49/378.
146 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Pour la même période, V. de Paradis 1 donne les prix suivants:


pain de munition: 10 pour 1 sou
pain buzai (blanc) : environ 10 aspres le pain.

1810-1830:
Les achats 2 faits par le Beylik, Bayt al-mâl ou des privés semblent relever
de la même catégorie de pain cher. En tout 8 achats dont le total fait 617 pains.
Les prix nominaux suivent naturellement la dépréciation de l’aspre et
semblent liés aussi à la situation climatique.
Le premier prix est difficilement lisible, la date est de 1226 H (1812) ou 1229
(1814). L’achat concerne 50 pains payés 3 pataques et un quart ou 3 pataques
et trois quarts; ce qui fait 15 ou 18 aspres le pain. Les autres prix sont (en
aspres l’unité):
1820 : 11 1827-1828 : 20
1824-1825 : 20

La viande
D’après Peyssonnel 3, les Turcs avaient le droit d’acheter la viande, un tiers
au-dessous de la taxe publique. Affirmation que répètent différents auteurs
européens dont V. de Paradis. L’existence de ce privilège n’est confirmé
par aucun document officiel. Pour pouvoir comparer les prix de la viande
à différents moments, il faudrait donc les classer en fonction de l’acheteur
(Beylik, soldats turcs, autochtones). Mais il ne s’agit ici que de quelques prix
glanés de sources diverses et présentés chronologiquement de façon à fixer
en gros les idées.
Rappelons d’abord qu’entre 1667 et 1675, le prix moyen d’un quintal de
viande acheté par le Beylik, calculé d’après 12 prix différents allant de 10
à 19,60 dinars le quintal 4, était de 14,45 dinars, soit 3,12 piastres sévillanes.
à la même époque, le prix d’un quartier de viande de mouton valait autour
d’1 dinar. Donc, grosso modo, un quintal de viande équivaut à 14,45 quartiers
de viande de mouton.
En 1741 à La Calle, la Compagnie Royale d’Afrique 5 achetait la viande à
16 deniers la livre poids de table.
En 1788, d’après V. de Paradis 6, un quintal de viande de bœuf valait à Alger
de 12 à 14 £, soit 2,18 à 2,55 piastres sévillanes et un quartier de mouton entre
20 et 24 sous, soit 1,60 à 2,92 pataques ou 0,32 à 0,38 piastre sévillane. Nous
avons donc un rapport de 1 à 12,50 ou 15 entre un quartier de mouton et
un quintal de viande.
1. V. de Paradis, op. cit., p. 26.
2. A.N., Paris, 228 Mi 29/146.
3. Peyssonnel, op. cit., p. 372.
4. A.N., Paris, 228 Mi 18/67-68.
5. P. Masson, op. cit., p. 438.
6. V. de Paradis, op. cit., p. 23-26
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 147

Plusieurs achats de quartiers de mouton par le Beylik1 sont mentionnés


entre 1785 et 1788. Les prix sont de 1,125 ; 1,250 ; 1,375 et 1,500. Le prix
moyen est de 1,31 pataques, soit 0,26 piastre sévillane.
En 1826-1827, les prix relevés dans le même registre vont de 1,30 à 2,25
pataques le quartier. Le prix moyen est de 1,85 pataque, soit 0,22 piastre
sévillane.
Selon le consulat américain à Alger 2, le quintal de viande de bœuf valait
2,50 piastres sévillanes en 1803 et 8 piastres sévillanes en 1807, après la grave
crise alimentaire de 1804-1806.
Les prix relevés par Boutin 3 en 1808 sont: la viande de bœuf: 8 sous la livre
et 40 pataques (8 P.S.) le quintal; la viande de mouton: 10 sous la livre et 44,44
pataques le quintal (8,89 P.S.)

Œufs et volaille
Ce sont aussi quelques prix isolés donnés à titre indicatif.
En 1700, divers achats de volailles 4, parmi lesquelles nous avons : des
poules dont les prix vont de 0,22 à 0,35 pataque l’unité, soit 0,11 à 0,18 P.S.;
des pigeons de 0,15 pataque, soit 0,075 P.S. ; des canards de 0,24 à 0,29
pataque ; des oies de 0,47 à 0,52 pataque ; un dindon à 3,58 pataques et un
paon à 3,02 pataques.
Les prix donnés pour la volaille en 1730 par le Dr Shaw5 semblent
largement plus bas que ceux de source ottomane: «Fowls frequently bought
for three half-pence a piece».
Parmi les achats du consulat français 6 à Alger en 1752, on trouve deux
dindons et deux oies, l’ensemble coûte 15 pataques; douze poulardes et dix
paires de pigeons à 9,50 pataques. Deux gros poulets valent en 1788 de 12
à 14 sous, soit de 0,107 à 0,124 piastres sévillanes la paire. une paire de
pigeons vaut 9 sous (0,08 P.S.) et une centaine d’œufs 36 sous (0,32 P.S.) 7.
En 1794-1795, une paire de poulets est achetée à 1,125 pataque (0,226 P.S.),
une autre à 1,25 pataque (0,25 P.S.) et 100 œufs à 1,50 pataque (0,30 P.S.) 8.
on sait que tous les prix ont augmenté après 1805. une paire de pigeons
valait en 1808 10 sous, une volaille 1,40 £ et un œuf 1,5 sou 9.

1. A.N., Paris, 228 Mi 48/377.


2. A.N., Paris, 253 Mi 3, vol. VII, part II.
3. Boutin, op. cit., p. 8.
4. A.N., Paris, 228 Mi 1/1.
5. Shaw, op. cit., p. 296.
6. A.N., Paris, 369 Mi 2, art. 1364.
7. V. de Paradis, op. cit., p. 26.
8. AoM, Aix 1 Mi 29 Z 59.
9. Boutin, op. cit., p. 8.
148 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

En février 1827, une paire de poules est achetée à 2 pataques (0,239 P.S.)
et une autre à 3 pataques (0,359 P.S.) 1. à comparer avec les témoignages
recueillis par g. de Bussy 2 sur les prix avant 1830 (en francs de l’époque):

nature de l’achat prix à Alger prix à oran


paire de poule (ou poulets) 0,50 0,25
paire de pigeons 0,30
100 œufs 1,20 0,50

Autres produits locaux


Bois:
Le prix d’une charge de bois en 1666-1667 à Alger 3 était de 0,750 D. (0,161
P.S.) à 1,625 (0,350 P.S.).
une charge de broussaille (ou bois mort) en 1782 valait autour de 0,375
pataque (0,075 P.S.) 4. En 1826-1827 5, une charge de bois valait entre 2 et 2,25
pataques et une charge de charbon entre 4,125 et 4,375 pataques. Pour le
consulat américain 6, le charbon était avant la crise de 1817 à 2,50 pataques
la charge ; il est monté à 8 pataques pendant la saison de la peste (été-
automne 1817). Voici des chiffres comparatifs qu’il donne pour la période
précédente:

produit prix en 1803 prix en 1807


Bois 12 cents 30 cents
Charbon 36 cents 130 cents

Riz 7: Prix d’un quintal de riz:


1662 15,25 D. soit 3,29 P.S.
1690 6,42 P. 3,21 P.S.
1727 9 P. 2,00 P.S.
1787 11 à 12 P. 2,25 à 2,48 P.S.
1827 30 à 31 P. 3,58 à 3,70 P.S.

Notons, parmi les produits agricoles, quelques mentions de pommes de terre,


comme produit cultivé dans les environs d’Alger. En 1781, un marchand note
à trois reprises des livraisons de pommes de terre provenant de son jardin à
raison de 1,5 pataques le bissac 8. En 1219 H (12 avril 1804-31 mars 1805), 100

1. AoM, Aix 1 Mi 29 Z 59.


2. g. de Bussy, op. cit., t. II, Annexes.
3. AoM, Aix 1 Mi 6, Z 14.
4. A.N., Paris, 228 Mi 18/68.
5. AoM, Aix 1 Mi 29 Z 59.
6. A.N., Paris, 253 Mi 4 vol. 9.
7. A.N., Paris, 369 Mi 2, art. 1358, V. de Paradis, op. cit., p. 23 et 259.
8. A.N., Paris, 228 Mi 48/377.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 149

quintaux de pomme de terre sont vendus à raison de 5 pataques le quintal 1.


En 1827, parmi une longue liste d’achats, on trouve des pommes de terre 2.
Les fèves, pois chiches et petits pois valent généralement de 1,5 à 2 fois
le prix de l’orge, donc un prix proche de celui du blé.

2. produits importés
Trois produits de large consommation à Alger sont présentés ici : le café,
le sucre et le poivre. Malgré la stabilité relative des prix de ces produits en
monnaie constante, il nous a semblé préférable de les présenter, accompagnés
de quelques observations sur le type de produit ou de transaction pouvant
influencer la variation des prix.
Café : boisson très populaire, sa consommation semble se développer avec
la montée des rentrées de devises liées au «siècle du blé» et à la course
pendant les guerres européennes, suite à la Révolution française. Les carnets
de négociants et les correspondances consulaires signalent la diffusion
massive de ce produit que certains observateurs étrangers considèrent
comme le seul luxe des masses pauvres d’Alger.

Prix d’une livre de café à Alger 3


date prix (P.) prix (P.S.) observations
1691 0,70 0,35 prix au quintal
1722 1,10
1724 1,50 0,38 ” ”
1759 1,38 0,28
1782 2,50 0,50
1792 1,26 0,25 vente de gros
1802 2,68 0,54
1802 - 0,40 ” ”
1811 2,63 0,53
1814 2,00 0,27 ” au détail
1824 2,48 0,31 ” ”
1826 2,50 0,30 ” en gros

1. Z 53 et Z 59.
2. Ibid.
3. A.N., Paris, 228 Mi 1/1; 48/375; 49/382; 14/11; 3/7 et 369 Mi 2, art. 1376.
150 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Sucre : Il n’est pas toujours spécifié s’il s’agit de sucre raffiné ou pas.
Parfois, la quantité n’est pas indiquée, mais le prix est donné au quintal ou
à la livre, ce qui permet de distinguer prix de gros et prix de détail. Sauf autre
indication, le prix est donné en pataques, puis en piastre sévillane, pour une
livre, poids d’Alger :

Prix du sucre à Alger 1


date prix (1) prix (2) observations
1690 11 s. 0,15
1700 1,70 D. 0,18
1753 0,50 0,10
1759 0,52 0,10 prix de gros
1768 1,00 0,20 prix au détail
1792 1,44 0,29 prix de gros de sucre blanc
1792 0,90 0,18 prix de gros sucre brut
1800 1,63 0,33 sucre blanc
1801 0,88 0,18
1803 1,00 0,20
1814 1,50 0,20
1815 1,58 0,21 prix du sucre en gros
1815 0,98 0,13 prix du sucre rouge
1825 1,08 0,13 sucre blanc
1825 0,82 0,10 sucre rouge
1826 1,09 0,13 sucre blanc
1826 0,80 0,10 sucre rouge
1826 1,13 0,14 au détail
1829 1,00 0,12 au détail

Epices :
quelques prix qui concernent surtout le poivre entre 1815 et 1827. Le
prix de gros est de 63 pataques le quintal, soit 0,63 la livre. Au détail, le prix
va du simple au double, de 1,50 à 3 pataques, soit de 0,19 à 0,38 piastres
sévillanes Les prix des autres épices (cumin, cannelle, carvi) se situent en
gros dans cette même échelle. A comparer avec 0,34 piastres sévillanes la
livre de poivre en 1671-1672.

3. quelques prix de source européenne


Les indications complémentaires fournies par des sources européennes,
trop éparses pour servir de moyens de contrôle, ajoutent, cependant,
quelques repères supplémentaires pour fixer, grosso modo, les idées.

1. Id. et g. de Bussy, op. cit., t. II, Annexes.


MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 151

Dans les comptes du consulat français à Alger 1 en 1752 (année de peste


à Alger), sont enregistrés les achats suivants:
un veau, la moitié d’un bœuf et un mouton 30,57 pataques
deux dindons et deux oies 15 pataques
deux agneaux 4,25 pataques
douze poulardes et dix paires de pigeons 9,50 pataques

En 1762, ces comptes indiquent l’achat de 4 bœufs à 142 pataques (soit 35,50
chacun) «pour donner à manger aux chrétiens du bagne pendant les
réjouissances». En juillet de la même année, la nourriture des hommes d’un
bateau français fixé à Alger, revenait à 0,38 pataques quotidiennement par
personne. C’est le moment d’une grave disette qui a fait monter le prix du
blé à 5 pataques la mesure; tandis que le prix d’un mouton baissait à 2,25
pataques parce que «les gens s’en débarrassaient à cause de la sécheresse».
Sans donner d’autre explication, la même source indique, en 1769, qu’à
Alger, «les bœufs sont rares et chers».
V. de Paradis 2 note pour 1788: «le quartier d’un gros mouton vaut 20 et
24 sols, en hiver 30, et il vaut toujours moins pour un soldat; un mouton en
été vaut 5 ou 6 £, en hiver 10 à 12 £... une livre de viande de 16 onces, 3 sous;
deux gros poulets 12 à 14 sous; ... une paire de pigeons 9 sous... Il n’y a que
les juifs et les chrétiens qui mangent de la viande de bœuf: il revient à 12
ou 14 £ le quintal de 133 lb.»
En oranie, les Espagnols 3 achetaient en 1792, en gros, des bœufs de
boucherie, de différents poids, à raison de 6,50 piastres sévillanes (32,50
pataques) l’unité et les moutons à 1,80 piastres sévillanes (9 pataques). En
1795-1796, les Français de La Calle achetaient au cheikh de la Mazoule,
«presque tous les bœufs pour notre consommation à 8 piastres l’un dans
l’autre depuis vingt ans, prix double de ce qu’il en avait tiré jusqu’alors».
Rappelons que la piastre de La Calle est une piastre sévillane rognée à
Marseille selon des proportions convenues et valait officiellement 5 £ ou 5
francs-germinal, et intrinsèquement 4 £ 12 s.
D’après le consulat américain 4, les prix des produits agricoles ont triplé
entre 1803 et 1807, le prix d’un mouton passant de 80 cents à 3,10 $ et celui
d’une livre de viande de bœuf, de 2,5 cents à 8. Pour sa part, Boutin5
confirme que les prix ont triplé en 1807-1808, la livre de viande atteignant
8 à 10 s. Hausse de conjoncture où la sécheresse est accompagnée de révoltes
paysannes qui empêchent l’entrée de denrées à Alger.

1. A. Devoulx, Les Archives du Consulat général de France à Alger, Alger, 1865, p. 57.
2. V. de Paradis, op. cit., p. 26.
3. Aguila, op. cit., p. 67.
4. A.N., Paris, 253 Mi 3 vol. VII, part. II, 6 av. 1807.
5. Boutin, op. cit., p. 8.
152 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Par la suite, les prix baissent pendant quelques années, puis retrouvent,
en 1817, année de sécheresse suivie de peste, le niveau de 1807 1. Les enquêtes
françaises des premières années de la conquête, qui ont servi à l’étude de
M. Emerit 2 sur la situation économique de l’Algérie à la veille de 1830,
montrent une baisse importante des prix des produits agricoles, qui, tout
en étant généralement plus forte, sans doute amplifiée par la mémoire
déformante des témoins utilisés, va dans le même sens que celui indiqué
par nos sources ottomanes.

prIx des produIts IndustrIeLs

«Industriels» est utilisé ici au sens ancien qui désigne les produits des
activités manuelles non agricoles. Il ne prête pas à équivoque puisque la
société étudiée se situe à un âge préindustriel.
Les lacunes documentaires et les exigences liées aux objectifs de notre étude
font que peu de produits industriels peuvent être étudiés dans cette partie.
Par souci d’homogénéité, ces produits ont été choisis en fonction de la
fréquence des mentions d’achats les concernant sur les mêmes registres
que ceux utilisés pour l’étude des prix des produits agricoles.
une autre raison déterminante de ce choix, a été l’uniformité ou, tout au
moins, une relative régularité de la qualité du produit qui enserre l’éventail
des prix à un moment donné, dans des limites acceptables pour une
comparaison valable de période à période.
Deux types de produits sont présentés ici:
a. les matériaux de construction
b. les textiles.
Ces produits, comme en général l’ensemble des produits industriels, ne
subissent pas les fortes fluctuations saisonnières et cycliques que connaissent
les produits agricoles et, en particulier, les céréales.
Cette relative stabilité des prix industriels devrait, en principe, faciliter et
rendre plus sûre l’étude des mouvements à long terme qui les affectent, dès
lors que pour chaque groupe d’années à prix fixe ou peu variable, il y a un
nombre de données suffisamment représentatif de tel ou tel niveau de prix.
Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. Le hasard de la conservation
des archives et l’inégalité de rigueur et de précision des khodjas qui président
à la tenue des registres font que cette partie comporte des limites qui seront
précisées chaque fois qu’il est nécessaire.

1. A.N., Paris, 253 Mi 4 vol. 9.


2. M. Emerit, «La situation économique de l’Algérie à la veille de 1830», L’Information écono-
mique, op. cit., p. 171.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 153

prix des matériaux de construction


Pour les raisons d’homogénéité et d’uniformité évoquées plus haut, deux
produits sont étudiés ici: la chaux et les briques. En effet, nous avons exclu
les tuiles dont les prix varient considérablement en fonction de la qualité
liée à la couleur vernissée ou non.
Vendue par thamna (l’équivalent d’une charge de mulet) ou, au XIXe siècle,
par thulthiya, soit trois thamna, la chaux est utilisée à Alger pour la fabrication
du ciment et pour le blanchiment des murs, opération qu’on répétait au
moins une fois par an, selon des auteurs européens qui s’accordent à
reconnaître que cette ville méritait bien son titre d’«Alger la blanche»1.
Les briques étaient vendues par centaine. Il s’agit des briques non
émaillées, qui en arabe portent le nom de âjurr ou, en algérois, yajûr qui les
distingue des fameux zlîj, briques vernissées de différentes couleurs et
servant non pas à la construction mais à la décoration architecturale. La
grande stabilité des prix des briques destinées à la construction, signale la
qualité égale de ce type de produits. En effet, au cours de la même année,
ou même souvent pendant plusieurs années consécutives, le prix de la
chaux et des briques varie peu. Dans ce cadre périodique restreint, lorsqu’il
y a une différence minime de prix, elle peut avoir pour origine le fait que
le transport y est intégré ou non. Les frais de transport tournent autour du
dixième du prix, si l’on en juge d’après les cas où ils sont comptés à part.
Les fours à chaux et à briques se trouvaient à proximité de la ville, géné-
ralement dans la région qui est devenue le quartier de Bâb al-wâd.
une question seulement évoquée ici, et qui sera reprise ailleurs, concerne
le lien possible entre les fluctuations des prix des matériaux de construction,
et donc entre les fluctuations de la construction elle-même, et les mouvements
démographiques dans cette ville.
Les deux tableaux suivants qui représentent le mouvement des prix de la
chaux et des briques sont construits à partir de données recueillies dans les
mêmes sources, à savoir des registres du Beylik, microfilmés aux archives
françaises sous les cotes suivantes: 228 Mi 15 vol. 26 bis, 228 Mi 18 vol. 67
et 68, 228 Mi 28 vol. 144, 228 Mi 40 vol. 325 et 326, 228 Mi 48 et 49 vol. 367 à
370.
Pour rendre facilement visible le mouvement des prix nominaux, nous
avons utilisé, comme unité monétaire de référence, l’aspre. La conversion
des aspres en monnaie constante (P.S.) pour les périodes d’instabilité
monétaire est faite année par année, selon les indications données plus
haut 2.

1. V. de Paradis, op. cit., RA, 1895, p. 271, dit qu’on blanchissait Alger au moins une fois l’an.
Des auteurs du XVIIe siècle prétendent même qu’on le faisait plusieurs fois par an.
2. V. Première partie, Mouvements de la monnaie.
154 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Prix d’une charge de chaux


années nombre de prix indice prix indice
mentions moyen (aspres) moyen (P.S.)
1662-1674 13 31,63 100 0,14 100
1680-1693 6 31,58 100 0,14 100
1701-1713 6 59,35 188 0,09 66
1724-1741 11 90,33 286 0,10 71
1761-1772 4 139,49 441 0,10 71
1776-1796 4 106,72 337 0,09 66
1803-1813 5 140,04 442 0,12 86
1829-1830 1 261,00 825 0,13 91

quelques indications supplémentaires pourront éclairer les chiffres qui


figurent dans le tableau:
1. Les années 1662-1674, relativement riches en données et situées entiè-
rement en période de monnaie stable, sont aussi parmi celles qui connaissent
les plus fortes variations des prix. Le rapport des deux prix extrêmes de la
période est de 1 à 2,50 (de 20 à 50 aspres). Cependant il n’y a pas de
fluctuations de type saisonnier, mais des années de baisse (1669-1670 par
exemple) et des années de hausse aussi sensible (1671-1674 par exemple).
ultérieurement, les années de poussée des prix sont d’abord 1682-1684,
suivies de trois périodes de hausse correspondant, par ailleurs, à de forts
enchérissements de grains, liés à des pénuries alimentaires : 1723-1724 ;
1761-1762 ; 1805-1807. Cette coïncidence ne signifie pas une nécessaire
corrélation entre les deux phénomènes. on peut d’ailleurs citer en sens
inverse, les années de grave crise alimentaire, comme 1778-1779, où le prix
de la chaux est au plus bas. En effet, d’autres facteurs peuvent intervenir.
on sait, par exemple, qu’Alger a connu en 1716 un terrible tremblement de
terre qui aurait détruit les deux tiers des maisons, selon la correspondance
consulaire française 1. D’autres séismes secouèrent Alger dans les années 1720.
La reconstruction en grand dépendait de certaines conditions et surtout
des mouvements démographiques liés aux famines et aux épidémies et
des mouvements des capitaux dont la course et les exportations étaient les
sources principales.
2. on peut être frappé par ce curieux phénomène d’alternance des prix,
en monnaie intrinsèque, au XVIIIe siècle, comme le montrent les indices
successifs : 66 ; 71 ; 71 ; 66. Mais il faut rappeler la fragilité de moyennes
tirées d’un nombre aussi limité de données. Plus significative nous semble
la relative fréquence (cinq fois sur quinze) d’un prix fixe tout au long de la
période 1729-1772: 3 mouzounes, soit 0,375 pataques. on notera le même
fait à propos du prix des briques.

1. H. de grammont, Correspondance des consuls..., op. cit., p. 108.


MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 155

Prix de cent briques


années nombre de prix indice prix indice
mentions moyen (aspres) moyen (P.S.)
1656-1671 5 69,92 100 0,30 100
1682-1694 4 103,43 148 0,26 88
1712-1715 4 139,20 199 0,20 67
1724-1738 3 172,84 247 0,17 56
1744-1770 4 198,07 283 0,17 56
1792-1796 5 191,40 274 0,17 56
1803-1812 2 261,00 373 0,23 75
1824-1825 1 464,00 663 0,23 75

Dans le mouvement des prix des briques, tel qu’il apparaît dans ce tableau,
ce qui frappe au premier abord, c’est l’existence de longues périodes de
stabilité des prix exprimés en monnaie intrinsèque. 12% seulement d’écart
entre le prix moyen de la période 1656-1671 et celui de 1682-1694. Les
variations des prix en monnaie intrinsèque sont presque nulles de 1724 à
1796 et de 1803 à 1825.
à toutes les époques, l’écart entre les prix extrêmes est moins fort que celui
qu’on constate dans le mouvement des prix de la chaux. L’écart le plus fort
(du simple au double) concerne la période très perturbée, à tous points de
vue, de 1803-1812. Comme pour la chaux, mais sans que les deux
mouvements suivent exactement le même rythme, il y a, après des prix
élevés qui couvrent pratiquement la deuxième moitié du XVIIe, une relative
stabilité des prix au XVIIIe siècle, puis une remontée au XIXe qui, en monnaie
intrinsèque, n’atteint pas cependant, les hauts prix de la deuxième moitié
du XVIIe siècle.
Néanmoins il faut nuancer et rappeler les réserves qu’impose le nombre
extrêmement réduit de ces indications chiffrées. Pour prendre un exemple,
il y a, entre 1730 et 1790, deux prix différents de briques, qu’on rencontre
parfois sur le même compte, donc dans le même mois ou la même semaine
où les briques sont comptées, soit à 6 ou à 7 mouzounes (six huitièmes ou
sept huitièmes de pataque). Il est vrai que l’écart n’est que de 17%. Mais vu
son caractère récurrent, on peut se demander s’il ne s’agit pas en fait de types
différents de briques. L’imprécision des sources ne permet pas de répondre
de façon certaine et ajoute donc un nouveau motif d’incertitude en l’absence
d’un plus grand nombre de données venant compléter ces séries lacunaires.
156 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Encore plus fragiles sont les quelques indications recueillies sur les prix
du fer et des clous que nous présentons à titre indicatif, sans accorder de
grand crédit au parallélisme de leur mouvement:

Prix d’une livre de fer (en P.S.)


années nombre moyenne indice
1660-1667 3 0,11 100
1762-1767 3 0,10 91
1814-1818 3 0,15 136

Prix d’une livre de clous (en P.S.)


années nombre moyenne indice
1668-1680 4 0,17 100
1716-1728 2 0,12 71
1760-1780 2 0,11 65
1815-1830 3 0,23 131

prix des textiles


Les sources principales qui nous ont livré des informations sur les prix
des textiles sont d’abord des livres de compte de négociants, et
secondairement des inventaires après décès relatifs à des successions de
marchands1. Ici, aussi, hélas, le nombre d’indications recueillies est
proportionnellement inverse à l’importance de ces produits dans la vie
économique et sociale de l’Algérie ottomane. Non seulement les données
susceptibles de former des séries sont rares, mais de plus, elles concernent
exclusivement des articles de luxe destinés aux minorités privilégiées de la
société. à la pauvreté des données s’ajoute la grande variété des prix liée
aux différentes qualités de chaque type de textile étudié.
quelques exemples illustrent bien cette situation:
En 1700, les prix du drap à Alger, vont de 23 à 37,70 doblas, soit un écart
de 64% entre les prix extrêmes. Cet écart est de 67% en 1790-1791 et de
130% en 1818-1819. C’est, en gros, les mêmes proportions d’écart pour la soie
brute, le velours, le damas, etc. Bien évidemment, on a affaire ici, à des
différences de qualité que l’imprécision des sources ne permet pas toujours
d’identifier avec certitude.
Pour chaque période envisagée, c’est la multiplicité des données, couvrant
tout l’éventail du plus bas au plus haut prix, qui donne un certain équilibrage
corrigeant les distorsions et permettant d’avoir un prix moyen approximatif,
mais acceptable. Comme le montre le nombre de mentions indiqué dans les
tableaux qui suivent, ce n’est pas toujours le cas. Le prix moyen reste donc
un ordre de grandeur inégal, qui peut servir très grossièrement à indiquer
le mouvement à long terme des prix des textiles.

1. A.N., Paris, 228 Mi 1/1; 1/2; 1/3; 3/8; 5/13; 7/26; 7/27; 7/28; et Aix 1 Mi 68.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 157

Rappelons que la livre utilisée pour la soie à Alger, était d’environ 500 g.
Pour les tissus, on utilisait deux types de pic. Le grand pic (environ 0,64 cm)
pour la laine, le coton, le lin, etc., et le petit pic pour les tissus de soie.
Les tableaux suivants, constitués uniquement à partir des sources
ottomanes, seront confrontés aux informations d’origine européenne, pour
voir dans quelle mesure il y a convergence ou divergence et quelle en est
la signification. L’indice-argent est établi à partir de l’équivalence entre la
piastre sévillane et l’aspre.

Prix d’un pic de drap


années nombre de prix moyen indice indice-argent
mentions (en aspres)
1699-1700 8 1550 100 100
1786-1795 7 2343 320 68
1805-1818 13 6134 396 117
1820-1828 11 4934 318 81

Il est frappant de constater la relative similitude de hausse et de baisse et


le rapprochement entre le prix d’un pic de drap et celui d’une livre de soie,
comme le montre la comparaison entre les données ci-dessus et celles que
rassemble le tableau suivant, même si un certain décalage chronologique
apparaît parfois entre les deux mouvements.

Prix d’une livre de soie


années nombre de prix moyen indice indice-argent
mentions (en aspres)
1699-1700 7 1488 100 100
1753 1 2789 187 75
1790-1791 1 4988 335 134
1829 3 6109 411 94
Les indications relatives au velours et au damas sont limitées à la période
allant de 1787 aux années 1820. Rattachées à des informations de source euro-
péenne sur la fin du XVIIe siècle, elles montrent une orientation du
mouvement à long terme semblable dans ses grands traits à celui des prix
des autres tissus. Mais restons dans l’homogénéité des sources, et regardons
d’abord ce que nous donnent les sources ottomanes :

Prix d’un pic de Damas


années nombre de prix moyen indice indice-argent
mentions (en aspres)
1787-1795 7 1835 100 100
1805-1815 3 5075 277 173
1822-1826 5 2592 141 86
158 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Prix d’un pic de velours


années nombre de prix moyen indice indice-argent
mentions (en aspres)
1787-1791 3 2378 100 100
1822-1823 2 3526 149 75
Le nombre limité des données impose beaucoup de prudence dans
l’interprétation de ces tableaux. Voyons d’abord si les prix relevés dans les
sources européennes1 sont proches du niveau des prix moyens de ces
tableaux et corroborent les indications précédentes sur l’orientation générale
du mouvement qu’ils dessinent. Ces prix sont convertis en piastres sévillanes.
La première colonne donne les prix moyens de source européenne; la
seconde ceux de source ottomane.
1. Prix d’un pic de drap:
1691-1693 3,10 3,34
1790 3,80 3,00
1800-1804 4,00 3,91
2. Prix d’un pic de damas:
1803 2,00 2,73
3. Prix d’un pic de velours:
1695 1,38
1803 3,00
4. Prix d’une livre de soie:
1693 2,40
La moyenne des prix d’une livre de soie (3,20 P.S.), de source ottomane
concerne des prix de détail des années 1699-1700, alors que le prix de 1693
est celui de dix quintaux de soie vendus en gros. Le prix du pic de drap
donné de source ottomane est un prix unique de l’année indiquée. Il est plus
haut que le prix moyen de la période 1786-1795 indiqué par le tableau.
Souvent les prix de source européenne concernent des articles de luxe
destinés aux plus hauts dignitaires du pays. En tenant compte de ces
différences, les prix restent dans des limites comparables. grosso modo, l’en-
semble des prix des deux sources donne une orientation convergente des
tendances à long terme des prix. on peut les schématiser ainsi:
– hauts prix des textiles fin XVIIe-début XVIIIe
– prix relativement bas jusque vers la fin du XVIIIe
– hausse pendant les deux premières décennies du XIXe
– nouvelle baisse dans les années 1820.
on retrouve ici, dans ses grandes lignes, le même mouvement à long
terme que celui dessiné par les prix des matériaux de construction. Il y a
cependant entre les deux mouvements des différences qui méritent d’être
analysées.

1. Pour les sources européennes : AE, B I 115; B III 129; 253 Mi 1 et 2, vol. 1 à 7 et V. de
Paradis, op. cit.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 159

Rappelons que, pour l’essentiel, ces textiles sont de provenance étrangère,


principalement européenne. on peut donc se demander si l’une des raisons
fondamentales des hauts prix, au XVIIe siècle, de ces articles importés, ne
réside pas dans la difficulté d’accès aux sources européennes de production,
vu la situation souvent conflictuelle et le peu d’échanges directs entre
l’Algérie et l’Europe occidentale à cette époque.
Ces échanges, comme on l’a vu plus haut, connaissent un développement
important dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ils contribuent, avec
les apports de la course algéroise pendant les guerres napoléoniennes, à
l’enrichissement considérable d’Alger en monnaie d’argent. Cela se répercute
par la hausse des prix au XIXe siècle, en termes de monnaie constante
représentée en Algérie par cette monnaie par excellence qu’est la piastre
sévillanne (P.S.)
La baisse de ces articles européens dans les années 1820, peut être liée à
la plus grande facilité d’accès des marchands algériens aux grandes places
européennes, comme Londres ou Marseille, qui leur étaient pratiquement
fermées auparavant. Nous sommes ici au seuil de la nouvelle et grande
«économie-monde» qui, en Algérie, prendra finalement une forme coloniale
directe.

concLusIon

à partir des résultats chiffrés que nous avons présentés, il est possible de
retenir les éléments suivants:
Hausse de longue durée des prix nominaux
La série des prix de l’huile d’olive étant relativement la plus solide et la
plus continue, peut nous servir de ligne directrice, traduisant à grands
traits le mouvement général des prix nominaux.
Par rapport au point de départ de cette série, à savoir les années 1669-1682,
les prix doublent dans les années 1720-1725, triplent à partir de la décennie
1790 et sont multipliés par cinq pendant la décennie 1802-1819.
La hausse des prix nominaux est un phénomène général qui touche
l’ensemble des prix. Mais dans le cadre de ce mouvement global, il y a des
nuances et des différences notables :
– Fortes fluctuations des prix des céréales en liaison avec les variations des
cycles agraires. Rappelons que ces prix, comme ceux de l’huile d’olive,
passent souvent avec chaque crise agraire, à un nouveau palier d’où ils ne
redescendent plus. Comme les revenus fixes (en particulier les salaires) ne
suivent pas automatiquement ces hausses, le mouvement ascendant des prix
nominaux a une grande influence sur le niveau de vie de couches
importantes de citadins.
160 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

– La hausse presque continuelle des prix nominaux ne touche pas


seulement tous les produits agricoles. Elle est sensible aussi, quoiqu’à un
moindre degré et avec une lenteur comportant des phases de prix
pratiquement stables, dans les prix des matériaux de construction, des
textiles et autres produits de l’industrie artisanale.
– Cette hausse des prix nominaux ne suit pas nécessairement le rythme
de dépréciation de l’aspre, monnaie de base de la vie quotidienne. Pour
prendre un exemple, les prix se sont envolés entre 1790 et 1815, à l’intérieur
de la longue phase de stabilité de cette monnaie.

Le mouvement des prix en monnaie constante


Ce mouvement a un intérêt particulier pour notre recherche, en ce qu’il
permet de discerner l’éventuelle influence des rapports avec l’extérieur
sur la vie économique de l’Algérie ottomane.
Les mêmes séries des prix de l’huile d’olive donnent en prix-argent,
grosso modo, les phases suivantes:
phase de hauts prix: 1669-1692
phase où domine la baisse: 1700-1765
phase de hausse: 1771-1819
phase de baisse: 1820-1830.
En tenant compte des différences d’amplitude et des décalages plus ou
moins longs pour les prix de tel ou tel produit, on peut retenir pour le
mouvement d’ensemble des prix-argent, les grandes phases suivantes:
1. hauts prix pendant l’essentiel de la deuxième moitié du XVIIe siècle.
2. phase de baisse ou de longue stabilité pendant les deux tiers, ou pour
certains produits, les trois quarts du XVIIIe siècle.
3. forte hausse entre 1790 et 1815.
4. tendance à la baisse dans les années 1820.
Rappelons que différents observateurs locaux et étrangers s’accordent à
souligner la hausse générale des prix à Alger à partir de 1790 et la rattachent
à la grande aisance monétaire résultant de l’essor de la course, des fortes
exportations de grains et des grands apports en devises liés à la paix avec
l’Espagne. Nos recherches confirment donc ces témoignages unanimes.
Mais comme on le verra plus loin, aisance monétaire ne signifie pas
nécessairement prospérité et stabilité.
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 161

Acte de vente d’un jnân, fin shawwâl 1236 (fin juillet 1821),
après partage de la succession de Ben Wannîsh.
162 RECHERCHES SuR L’ALgéRIE à L’éPoquE oTToMANE

Copie d’un acte de vente d’une maison saisie.


La première opération de vente a été annulée pour non respect de la procédure
de vente aux enchères publiques. Date de l’acte : fin qacda 1072 (juillet 1662).
MoNNAIES, PRIX ET REVENuS 163

Acte de vente de terres de labour de la Mitidja établi en octobre 1565,


par l’intendant des héritages domaniaux, le Caïd Husayn b. cAbd-Allah,
affranchi du pacha Hasan fils de Khayr al-dîn.
A noter que ces terres sont délimitées par les propriétés du qubtân Injâ Wâlî,
de Shuluq Raïs, du Caïd Mami et de Muhammad Shalabî.
Ainsi dès le milieu du XVIe siècle, la fertile Mitidja
passe aux mains des nouveaux dominants politiques.
III.
Le mouvement des revenus

Le problème des sources


En matière de richesses et de revenus, les résultats qui se dégagent du
dépouillement des sources ottomanes d’Alger posent un sérieux problème.
On est, en effet, frappé par l’écart immense entre les niveaux les plus élevés
des fortunes répertoriées dans ces sources et ce que l’on sait par ailleurs sur
le sujet.
Seuls quelques inventaires après décès concernent des fortunes qui
dépassent 100.000 pataques. Or, en plus des témoignages convergents,
étrangers et autochtones, les palais et résidences de luxe d’Alger et de ses
environs, montrent que le niveau des grandes fortunes dépassait largement
ce que l’on trouve aujourd’hui dans ces documents.
De même, il est curieux de constater l’absence quasi totale des noms les
plus célèbres de princes et de corsaires dont la fortune était, pour ainsi
dire, proverbiale. Quand ils sont mentionnés, comme c’est le cas du fameux
corsaire cAlî Bitchnîn, les richesses évaluées ne sont pas à la hauteur de la
réputation. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, la perte de la plus grande
partie des archives ottomanes d’Alger. La partie sauvée du naufrage concerne
souvent les habous qui, étant inaliénables et ne faisant plus formellement
partie des propriétés du donateur, ne sont pas inclus dans les inventaires.
Une autre raison semble déterminante dans l’absence ou la rareté
d’enregistrement des grandes fortunes, si on les compare à la fréquence
relative des plus petites. La probabilité d’extorsion de fonds, de la part des
hommes au pouvoir, augmente considérablement avec le niveau de la
fortune. Les exemples en sont multiples. On en citera plus loin quelques cas
tirés de ces mêmes documents officiels.
Au moment de leur puissance, les grands caïds et autres fameux corsaires
exhibent, parfois avec excès, la magnificence de leur mode de vie. Une fois
disparus, les héritiers cherchent, par tous les moyens, à dérober leur héritage
à des regards avides et dangereux.1
Il y a aussi des limites liées au type de document. Le hasard de l’histoire
a fait qu’une partie importante des documents répertoriant les biens laissés

1. Un cas cité par G. Coubert in L’Histoire sociale, sources et méthodes, Paris, 1967, p. 100,
s’applique parfaitement à la situation. Il s’agit d’un document attestant le partage des biens
d’une famille noble bretonne du XVIIIe siècle : ce partage conservé dans les archives familiales
porte en titre cette précision : «Ceci est le véritable partage, celui qui est chez le notaire n’est
que pour l’apparence».
166 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

par des morts ou des absents, sont des registres de Bayt al-mâl. Or, pour des
raisons qui tiennent à son rôle de sauvegarde, cet office a tendance à
consigner dans l’urgence, des biens meubles appartenant à la personne
concernée, sans préciser toujours s’il s’agit ou non de premières constatations
provisoires. Ainsi, la tacrîya (littéralement déshabillement), c’est l’enregis-
trement de ce que la personne décédée portait sur elle (vêtements, armes,
bijoux, argent, etc.). S’agissant de jeunes janissaires, ouvriers ou autres
personnes démunies, la ta crîya correspondait probablement à l’inventaire
de tout ce qu’ils possédaient, mais ce n’était pas toujours le cas.
Une autre difficulté vient compliquer les choses. Lorsqu’on a microfilmé
ces archives en France avant de rendre les originaux à l’Algérie, on n’a pas
associé des arabisants à la mise en œuvre du microfilmage. Le résultat est
catastrophique. Certaines parties des registres, ou des actes judiciaires, ont
été filmées de gauche à droite, parfois sens dessus dessous, et surtout dans
un désordre qui rend difficile l’établissement de séries chronologiques. Un
exemple frappant concerne l’inventaire après décès du fameux raïs hamidou.
On a une première liste qui remplit une page avec, comme d’habitude, le
total en bas de page. On est étonné par la dérisoire fortune laissée par le grand
qubtân. On continue à dérouler le film. Des successions d’autres personnes
suivent ainsi que divers enregistrements. Puis, de nouveau, une deuxième
liste de l’héritage de hamidou suivie d’autres inventaires. Plus loin apparaît
encore une troisième liste non close de l’inventaire de la succession hamidou.
La suite est introuvable. Dans ces listes, aucune mention de biens
immobiliers. Or, d’autres parties des mêmes archives enregistrent l’achat
d’une boutique par hamidou et la mise en habous d’une boutique au profit
de ses sœurs et de leurs enfants. Des sources européennes citées par des
auteurs français signalent que hamidou possédait une maison fastueuse,
une grande résidence secondaire (jnân) dans les environs d’Alger, etc.
La même chose se répète avec l’inventaire après décès de sa mère. Une
liste de biens inscrite sur une feuille, suivie de documents traitant d’autres
successions, puis une nouvelle liste apparaît toujours incomplète, suivie
d’éléments épars concernant des bijoux ou des placements faits par cette
mère, etc.
travailler sur les documents originaux à Alger aurait dû être plus
commode et plus sûr. Vérification faite, nous avons découvert qu’une partie
des documents a disparu entre Aix et Alger. Un exemple parmi d’autres:
nous avons été frappé par le fait que dans un acte de vente établi à miliana
en 1596, le prix était stipulé en ryâl drâhm. Or, il n’y a nulle part ailleurs de
mention de ryâl drâhm avant 1684-85. Il nous a semblé qu’il s’agissait d’un
faux fabriqué tardivement. Le seul moyen de vérification consistait dans
l’examen de l’original. Il ne se trouvait ni dans le carton correspondant au
microfilm ni dans les autres.
D’autres problèmes rendent difficile et complexe un travail qui ambitionne
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 167

d’embrasser trois siècles d’histoire. Les registres de Bayt al-mâl se concentrent


sur les années 1699-1701 à 1706-1708, d’un côté, et les dernières décennies
de l’époque ottomane de l’autre. Le vide entre ces deux périodes peut être
partiellement comblé par les actes judiciaires. mais, outre l’inégale qualité
de ces documents, ils ne concernent essentiellement que certaines catégories
intermédiaires. Sauf exception, ni les plus hauts ni les plus bas héritages n’y
sont consignés. De ce point de vue, le nombre d’inventaires (plusieurs
milliers) ne peut faire illusion. Présenter des moyennes statistiques des
revenus ou des richesses des différentes catégories sociales, sans insister sur
les réserves qu’on vient de faire, et sans essayer d’y pallier dans la mesure
du possible, serait donner une image faussée de la réalité.
Pour essayer de remédier aux lacunes et difficultés rencontrées, on
s’attachera à faire intervenir des informations tirées d’autres sources,
confronter les données, varier l’éclairage et montrer les limites et les
possibilités des unes et des autres.
Deux secteurs particulièrement contrastés se dégagent de la confrontation
des sources :
1. Un secteur qu’on peut appeler «le secteur visible».
C’est celui des salaires des ouvriers, des soldes des janissaires, des
traitements et autres émoluments de certaines catégories de lettrés. Ces
rétributions sont consignées de façon régulière dans les registres du Beylik
et les livres de comptes commerciaux ou autres. La documentation sur les
revenus des artisans, des commerçants et de certaines couches intermédiaires
n’offre pas le même degré de visibilité, mais se rattache à ce secteur par
contraste avec le problème que posent les revenus des grands.
2. Le secteur des fortunes cachées.
Les sources officielles (registres du Beylik, registre du Bayt al-mâl, et
autres) ne permettent pas de soulever un coin du voile sur ces fortunes
cachées. Leurs indications, pauvres et partout tronquées, sont généralement
très éloignées des réalités dont témoignent les palais, jnân et hawsh d’Alger
et des grandes villes d’Algérie et que les autres sources directes ou non,
laissent entrevoir. Ici, les rôles des documents sont inversés. Dans le secteur
«visible» les renseignements tirés des sources sont suffisamment probants
pour servir de base à la critique des données provenant d’ailleurs. Dans celui
des fortunes cachées, ce sont les témoignages et autres sources étrangères
complétées par quelques auteurs maghrébins qui donnent la mesure des
grandes fortunes. Ces divers témoignages, même quand ils proviennent de
sources officielles occidentales (mémoires, correspondances consulaires,
rapports d’envoyés extraordinaires, etc.) ne sont pas toujours à prendre à
la lettre. Il est vrai que certains documents ainsi que certains ouvrages
comme ceux de haëdo, de Shaw, de Venture de Paradis et de Shaler, semblent
souvent crédibles. D’autres sont des estimations très approximatives.
D’autres encore relèvent du type «chiffres édifiants».
168 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

En reproduisant ces données inégales, il ne s’agit pas de chercher à chiffrer


avec exactitude les niveaux de fortune des grands, mais d’en donner une
idée générale qui semble plus proche de la réalité que celle qui se dégage
de la documentation officielle algérienne.
Il reste à souligner le grand vide documentaire qui englobe tout le XVIe
siècle et les premières décennies du XVIIe. très peu de données de première
main dans la documentation occidentale que nous avons consultée. Espérons
que ce vide sera prochainement comblé par le recours à des sources peu ou
pas encore exploitées (archives d’Istanbul, d’Espagne, d’Italie, etc.).
En revanche, les données sur la deuxième moitié du XVIIIe siècle et les
premières décennies du XIXe sont abondantes concernant les sujets traités.
nous nous sommes contenté ici de quelques exemples illustratifs, ayant en
vue leur utilisation, à titre de comparaison, comme simple introduction à
l’étude des documents officiels algériens.

Les fortunes des grands

1. témoignages étrangers
Les fortunes accumulées par cArroudj et Khayr al-dîn ont été relatées de
façon souvent romanesque par les multiples «vies des frères Barberousse»
qui continuent jusqu’à nos jours à inspirer les vocations «littéraires
d’historiens» qui écrivent dans le style romans de gare.
On sait par des sources plus sérieuses et parfois directes 1 que les biens
personnels de Khayr al-dîn à Istanbul étaient immenses : palais, caravan-
sérail, hammam, jardins, etc. Il possédait personnellement des dizaines de
galères avec leurs centaines de rameurs esclaves. Ses trésors en or ou en
argent et en objets précieux étaient estimés à des centaines de milliers de
sultânî.
Alger n’est pas Istanbul. tout y est «provincial» et «petit», comparé à la
grande capitale impériale, mais Khayr al-dîn à Alger en était le chef absolu.
C’est à partir d’Alger qu’il a conquis un royaume, brisé l’expansion espagnole
au maghreb et s’est fait une gloire retentissante qui l’a porté à la tête de la
flotte ottomane. Alger a fait de Khayr al-dîn le grand amiral ottoman et Khayr
al-dîn a fait d’Alger «l’invincible dâr al-jihâd» pour les uns, et le fameux «nid
des corsaires» pour les autres.
toutes proportions gardées, les biens que possédait à Alger ce grand
homme, épris de pouvoir, de grandeur et de richesse, devaient être aussi
d’une certaine ampleur en raison des grands pillages qu’il a dirigés sur
terre et sur mer. Les aspects anecdotiques liés aux «fabuleux trésors» du
«corsaire légendaire» peuvent intéresser l’historien de l’imaginaire social ou
éclairer pour le biographe certaines dimensions du personnage étudié.
1. Corresp. des ambassades de France (E. Charrière, Négociations de la France daans le Levant,
Paris, 1848-1860, 4 vol.).
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 169

Rappelons qu’ici il s’agit seulement d’illustrer les décalages parfois immenses


dans l’appréciation des richesses des grands, entre les sources occidentales
et ce qui reste de la documentation officielle ottomane à Alger, en particulier
sur les fondateurs. Parfois ni celles-ci ni celles-là n’en disent grand chose,
mais, faut-il ajouter, si nous avons dépouillé toutes les archives ottomanes
d’Alger, le reste est encore largement en friches, ou pour diverses raisons,
inaccessible.

Palais et jardins
Un «mémoire espagnol sur les affaires d’Alger»1, daté de 1533, note que
parmi les préparatifs faits à Alger en prévision d’une attaque espagnole,
«toutes les semaines, de nouveaux convois de chameaux et de mulets
entrent dans cette ville, et le biscuit qu’ils apportent est déposé dans certaines
maisons appartenant à Barberousse».
Des maisons appartenant à Barberousse une est restée connue, celle que
les Algérois appellent dâr Khayr al-dîn, située sur les hauteurs de la Qasbah
et qui survécut aux tremblements de terre et aux bombardements qui
frappèrent Alger à différents moments. Elle faisait partie des habous des
Lieux Saints et était louée à 86 pataques par an pendant la première moitié
du XVIIIe siècle. haëdo affirme que les biens de Khayr al-dîn échurent à son
fils hasan pacha qui acheva de construire en 1550 un «bain somptueux, orné
de marbre, hasan imite en cela son père Khayr al-dîn qui avait bâti un bain
semblable à Constantinople ; en quittant le gouvernement d’Alger, il le
légua à ses successeurs»2.
Parmi «les établissements dignes d’être cités» à Alger, haëdo énumère le
hammam construit par mehmet pacha et «les maisons de Ramdan pacha,
renégat sarde, de hedji mourad, renégat esclavon, du kaïd turc Daoud, du
kaïd mami, renégat espagnol, du kaïd hamida, maure, du kaïd turc mostafer,
du kaïd hassan, renégat grec, du kaïd mohammed, renégat juif, etc., etc.»
Citons encore haëdo : Yahia pacha mort en 1570 «ne laisse qu’une fille pour
héritière de ses grandes richesses ; il l’avait eue d’Axa, fille d’hadj Pacha...
Cette fille est encore vivante aujourd’hui, s’appelle Leïla Axa et est mariée
au Caïd Daout, un des principaux d’Alger. Ce Caïd Daout fut le plus riche
et le plus renommé des caïds de son temps». 3
Les pachas, les amiraux et certains grands raïs possédaient des palais, des
jnân (ces fameuses maisons de plaisance entourées de jardins dans les
environs d’Alger), des fermes où travaillaient leurs esclaves. Ils investissaient
surtout dans la construction et l’entretien de la flotte de course. Le pacha
Arab Ahmed possédait en 1574 trois galères. Son fils qui hérita de ses

1. E. de la Primaudaie, «Documents inédits sur l’histoire de l’occupation espagnole en


Afrique (1506-1574)», R.A., 1875, p. 268.
2. haëdo, Histoire..., R.A., 1880, p. 267.
3. haëdo, Topographie..., R.A., 1871, pp. 391-392.
170 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

grandes richesses possédait «deux galères bien armées»1. hasan Veneziano


quitta Alger en 1580 «avec onze vaisseaux, quatre à lui et à son kahia, tous
armés de ses esclaves et de ses renégats» 2. De passage à Alger en 1580, où
il espérait être nommé pacha, le caïd Ramdan «ne demeure en ville que trois
jours, quoiqu’il y possédât de très beaux palais, et se rendit à la hâte dans
une de ses fermes, située à quatre milles d’Alger, où il se logea avec les
nombreux renégats et domestiques de sa suite» 3.
hasan Veneziano, nommé une deuxième fois pacha, arriva à Alger en
1582 avec onze galères, sept à lui et quatre à son maître cIlj cAlî. Il repartit
en course avec vingt-deux galères et galiotes, pendant le mois d’été et revint
à Alger «triomphant et enrichi de butins et de captifs ; là, il s’occupa de ses
fermes et métaieries (comme c’était sa coutume) pendant tout le temps que
lui laissait les soins du gouvernement» 4. Il quitta Alger en 1583 avec «douze
vaisseaux, huit à lui et quatre de ceux qui avaient escorté mami» 5.
Le rapport de Lanfreducci et Bosio cite parmi les hommes les plus riches
d’Alger en 1587, hadj mourad, beau-père de l’ex-roi de Fès Abd al-malek
et parmi les principaux corsaires d’Alger, Arnaut mami, maître de deux
vaisseaux, d’une galère de vingt-quatre bancs et d’une galiote de vingt-
deux ; mourad Raïs aujourd’hui capitaine de tous les corsaires n’a qu’une
galère de vingt-quatre bancs ; mami maître de deux galères». 6
Sur la richesse de mourad Raïs, il y a des témoignages différents. haëdo
l’appelle le grand mourad Raïs pour le distinguer de ses homologues,
corsaires néomusulmans comme lui, et cite de nombreuses prises dans les
années 1580 qui le rendirent si riche. En particulier la prise de deux vaisseaux
bretons ayant à bord plus d’un million de pièces de quatre et de huit réaux. 7
En 1586, mourad Raïs «possédait au dire de Juan Perez, marin de Las
Palmas, quatre galères à Salé dont deux en construction et une flotte
beaucoup plus considérable à Alger». 8

Quelques grandes fortunes du XVIIe siècle


S. Qatâniya avait en 1617-18, une galère et quatre navires en course 9.
D’après d’Avity 10, certains des dirigeants et quelques grands marchands
avaient «assemblé 100.000 et même 200.000 écus».
En 1658-59, Ibrahim Pacha, ayant reçu avis de son remplacement au

1. Id., p. 270.
2. haëdo, Histoire..., R.A., 1880, p. 417.
3. Id., R.A., 1881, p. 18.
4. Id., R.A., 1880, p. 430.
5. Id., R.A., 1881, p. 31.
6. Rapport envoyé au gouvernement espagnol en 1587, publié in R.A., 1925, p. 540 sq.
7. haëdo, Histoire..., R.A., 1881, p. 25.
8. Bennassar, Les Chrétiens d’Allah, Paris, 1989, p. 385.
9. A. Benmansour, Alger au XVIIe siècle, 1999, p. 359.
10. Description de l'Afrique, p. 179.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 171

pachalik d’Alger, s’empressa d’expédier 200.000 piastres à Istanbul et tenta


de prélever la dîme sur l’argent envoyé par Istanbul pour indemniser les
raïs algériens de leur future contribution aux combats de la flotte ottomane.
C’est, d’après de Grammont, cet incident qui fut à l’origine de la révolution
des aghas en 1658-59 1.
Ibrahim Kulughli, amiral des Galères est décrit en 1675-76 : «Il a 280
esclaves, un magnifique jardin, une grande quantité d’espèces... Un
d’Amsterdam a compté chez lui en trois nuits, en compagnie de trois
esclaves, 180.000 pièces de huit». 2
En 1688, le «Canary» Amiral est mort. On a trouvé chez lui 500.000 piastres
en argent et en marchandises. 3
1694 : le Bey de tunis dut payer 500.000 piastres aux Algériens (100.000
au Dey et 400.000 au trésor). 4

Grandes fortunes à l’époque des deys-pachas (1710-1830)


1710-1711 : Sur les événements qui ont conduit au nouveau système des
deys-pachas, on raconte qu’en 1710 «le pacha voulant cacher les richesses
qu’il avait ramassées et les emporter avec lui, avait mis ses sequins dans des
jarres couvertes de beurre ; un Biskri, en en portant une au bâtiment sur
lequel il devait s’embarquer, la laissa tomber, et on aperçut le magot. Aussitôt
on se saisit du pacha et on le massacra.»5
1748-49 : mehmet b. Bakîr, dit torto : «lorsqu’il parvint au pouvoir, il
possédait un million dont il fit aussitôt présent à la République, aussi bien
que ses vaisseaux.»6
1766-91 : muhammad b. cUthmân Pacha : «il a fait bâtir de ses épargnes
une mosquée superbe, vis-à-vis de l’hôtel du Gouvernement, deux nouveaux
forts, la fonderie et plusieurs vaisseaux. En outre, dans le temps du bombar-
dement, il a déposé dans le trésor 200.000 sequins qu’il n’a pas repris.» 7
Effectivement Tachrifat a consigné des dépôts au trésor faits par le Dey
entre 1777 et 1787 dont la valeur dépasse les 200.000 sultânî.
1773 : L’agha envoyé à Constantine pour saisir les biens de l’ex-bey Ahmed,
rapporte à Alger la valeur de 300.000 sequins en plus de 100.000 qu’il a
gardés pour lui. 8
1778 : le khaznajî hasan exécuté sur ordre du Dey. On a trouvé dans sa
ghorfa la valeur de 16.000 sequins en espèces et des bijoux et autres biens
précieux estimés à 100.000 sequins. 9
1. De Grammont, Relations..., R.A., 1884, pp. 283-284.
2. Journal de voyage de M. de Hees (1675-1676), R.A., 1957, p. 103.
3. An, Paris, AE, BI 116, mémoire du 12 mars 1688.
4. A. Rousseau, Annales tunisiennes, Paris, 1864, pp. 75-76.
5. V. de Paradis, Alger au XVIIIe siècle, R.A., 1896, p. 258.
6. An, Paris, 6 X3, Mémoire sur l'État d'Alger, 20.1.1751.
7. V. de Paradis, op. cit., p. 260.
8. Id., p. 65.
9. Id., p. 64.
172 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

1792 : Salah Bey révoqué et exécuté. D’après le Journal d’un ancien haut
fonctionnaire algérien, la valeur des monnaies d’or et d’argent et des objets
précieux saisis et ramenés à Alger atteignait respectivement l’équivalent d’un
million de piastres et de 650.000 sequins. 1
1792-93 : mohammed b. Kushk Alî, arrêté après la mort de Salah Bey. Le
nouveau bey saisit chez lui 100.000 mahbûb et 60.000 ryâls. 2
1798 : Le Bey de Constantine a fait arrêter son khalifa et lui a fait payer
une amende de 220.000 ryâls. 3
1796-98 : Les objets précieux déposés par le dey hasan dans son
appartement sont estimés à 200.000 sequins. 4
1801 : hasan, bey du titteri, arrêté. Valeur des objets précieux récupérés
chez lui : 102.000 sequins. 5
1805-20 : La veuve d’Ahmed Pacha a laissé des biens estimés à plusieurs
millions de dollars. Les héritiers de mustapha Pacha ont une fortune de
500.000 $. 6
1820-30 : D’après le consulat américain, hussein Dey a emporté avec lui
la valeur de 2.000.000 francs. Quant à Clauzel, il estime les revenus de
celui-ci à 1.600.000 francs et la fortune de hamdan b. Osman Khodja à
plusieurs millions de francs. 7
Quant au dernier bey d’Oran, dans une lettre adressée à Berthezène, non
datée, mais vraisemblablement de 1831, il énumère des biens lui appartenant,
laissés sous la main du général Bourmont, et représentant une valeur de
plusieurs millions de francs. «En outre, ajoute-t-il, j’ai prêté au général
Bourmont 4.000 boujoux et j’ai dépensé pour les soldats français 120.000
boujoux». 8
La valeur de ces chiffres est inégale. Certains sont tirés de documents
officiels ou de témoignages sérieux. D’autres, tels ceux rapportés par Féraud
sont sujets à caution. mais que des deys, des khaznajî, des beys et autres
grands dignitaires aient pu acquérir des fortunes de plusieurs millions de
francs de l’époque, cela est hors de doute. Il est significatif que dans les
archives ottomanes d’Alger, ces grandeurs ne soient jamais atteintes.

1. Ch. Féraud, Éphémérides..., R.A., 1874, p. 303.


2. Zayyânî, in Belhamissi, Rahalât..., pp. 179-180.
3. Féraud, op. cit., p. 313.
4. J. m. Cathcart, The Captives..., La Porte, s.d., p. 102.
5. Ch. Féraud, op. cit., p. 306.
6. Shaler, Esquisse..., p. 73.
7. An, Paris, 253 mi 5, vol. 12, L. d'A., juillet 1830 et Clauzel, Réfutation de l'ouvrage de
Hamdan Khodja, Paris, 1834, p. 23 sq. A la même époque, la fortune d'Ahmed, dernier bey de
Constantine, est estimée aussi à plusieurs millions de francs (m. Emerit, L'Algérie à l'époque
d'Abd-el-Kader, p. 257).
8. B.S.G.O., 1892, Lettre du dernier bey d'Oran, Hasan Bey, pp. 544-545.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 173

Voici par ordre dégressif les plus grandes fortunes relevées dans les
registres de Bayt al-mâl au XIXe siècle (en pataque-chiques) :
1828-29 : héritage de Aysha, fille de hasan Pacha 730.428
1828-29 : Biens mobiliers de husayn Pacha, venant de turquie
mort à tunis 591.159
1820-21 : Biens mobiliers de A.R. Çâyjî, exécuté 166.820
1803-1804 : Biens mobiliers de Slimân Krîtlî 150.440
1803-1804 : Biens mobiliers de tall hussein 145.962
1821 : Biens mobiliers de h. hussein trâbulsî 143.069
1805 : Succession de l’agha des spahis 130.000
1822-23 : Succession de hussein Bayt al-mâljî 106.510
toutes ces fortunes qui dépassent 100.000 pataques ne concernent que des
hauts dignitaires à l’exception de celle de trâbulsî, négociant levantin, mort
lors d’un passage à Alger.

2. sources d’enrichissement
La pauvreté de la documentation et l’occultation officielle des grandes
fortunes rendent difficiles une périodisation fondée sur l’évolution des
modes de formation des hauts revenus.
Cependant, certaines différences entre périodes, sont liées aux transfor-
mations qui ont touché l’une ou l’autre des sources d’enrichissement.
Schématiquement, on peut dessiner, d’un côté, deux grandes périodes
sinon de prospérité générale, du moins, à coup sûr, d’accumulation des
richesses entre les mains des grands, et d’un autre côté, divers moments de
stagnation ou d’appauvrissement qui touchent aussi les groupes dominants.
On appellera la première grande période de prospérité le «Siècle de la
Course» et la seconde «le Siècle du Blé».
Il est plus facile de fixer les dates précises du développement des
exportations de céréales. mis à part deux courts moments de fortes
exportations (1698-1701 et 1709-1712), celles-ci commencent leur grand
essor en 1766 et culminent pendant les guerres révolutionnaires et
napoléoniennes. Elles se conjuguent avec l’essor aussi exceptionnel de
reprise de la course, qui débute en 1792 avec le déclenchement de ces
guerres européennes et se termine avec leur fin en 1815.

Au Siècle de la Course
En fait, le Siècle de la Course est formé de deux périodes différentes, plus
ou moins extensibles selon les critères adoptés.
La première commence avec l’arrivée des «frères Barberousse» à Alger.
C’est une période de fondation et de conquêtes, de guerres internes et
externes souvent mêlées.
Dès les années 1520, la guerre maritime, d’une grande envergure, entre
Ottomans et Espagnols, dont la course était des deux côtés un élément
constitutif, s’intégrait dans le gigantesque affrontement entre les deux
174 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

grands empires. Comme nous l’avons démontré dans le volume consacré


à la course, les milliers de captifs dont regorgeait Alger dans la deuxième
moitié du XVIe siècle, venaient principalement des grandes batailles
terrestres.
Il est vrai aussi que les flottes de Khayr al-dîn et de ses lieutenants et
successeurs dévastaient les territoires européens dépendant des puissances
ennemies, d’où elles ramenaient hommes et biens.
La deuxième, celle de la course proprement dite, a pris en quelque sorte
son autonomie et s’est développée sur une grande échelle, à partir des
années 1580. Elle connut un essor extraordinaire jusque vers la décennie 1640
et eut par la suite quelques courtes percées jusqu’à la fin du XVIIe siècle.
Dans la course, entreprise mercantile risquée mais souvent hautement
rentable, les plus puissants et les plus riches (on est généralement les deux
à la fois) investissaient des fonds importants. Le pacha, l’agha des janissaires,
l’amiral de la flotte et les plus hauts dignitaires possédaient leurs propres
vaisseaux de course et très souvent les conduisaient eux-mêmes. Comme
armateurs, ils avaient droit à la moitié de la valeur de la prise après déduction
des droits du Beylik et autres droits usuels (le huitième pour le trésor,
divers autres droits, taxes et «usages»).
Différents auteurs (haëdo, De Brèves, Gramaye, Dan, etc.) ainsi que les
correspondances consulaires et autres mémoires officiels européens
mentionnent, pour l’époque, des prises algériennes valant un million de
piastres et plus.
La puissance, la richesse et le prestige de certains grands corsaires les
rendaient pratiquement maîtres du pouvoir réel, comme ce fut le cas pour
mami Arnaout, mourad Raïs et cAlî Bitchnîn.
Le cas de Bitchnîn est typique. On y reviendra plus loin. Knight 1 assure
qu’il avait un revenu annuel de 40.000 shillings. Il ajoute (p. 484) que les
quatre caïds de mehalla étaient excessivement riches parce qu’ils abusaient
de l’impôt dont ils gardaient une partie. Pratique permanente largement
suivie. On en donnera des exemples tirés des registres du Beylik et des
actes judiciaires. Cette pratique fait partie d’un ensemble de moyens
d’enrichissement par l’exercice du pouvoir à tous les niveaux pendant les
trois siècles de domination ottomane.
Ces formes de détournement expliquent, en partie, l’immense décalage
rencontré à tous les moments, entre les «traitements» officiels des
responsables et leurs revenus réels.
Un mémoire publié par le Mercure Galant 2 détaille les revenus du dey h.
mohammed trîk : sa «paie» annuelle était de 106 pataques. Les beys lui
apportaient chacun 3.000 pataques par an, plus les provisions (huile, beurre,

1. Knight, op. cit., p. 477.


2. Juillet 1684, pp. 202-206.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 175

viande, etc.). Il avait 2.000 pataques de rente annuelle sur ses propriétés
foncières. Le mémoire ajoute que son gendre qui exerçait le pouvoir effectif
était immensément riche.
Dans une lettre au secrétaire d’état français à la marine, datée d’Alger,
décembre 1691, mehmet el Emin, «secrétaire d’état d’Alger», déclare :
«Présentement, je suis employé aux affaires des registres du Divan... une
charge de 10.000 écus par an» 1. La plus haute «paie» annuelle que ce khodja
pouvait toucher directement comme membre de l’oudjaq était de 106 P.
Comment arrivait-il à multiplier son revenu annuel par cent ?
Certaines zones d’ombre sont restées permanentes. S’agissant de
responsables avides de richesses – c’était sans doute le cas le plus fréquent
– les marges de manœuvre pour contourner les règles établies ou créer de
nouvelles règles plus profitables, étaient multiples.
En dehors des prétentions doctrinales à référence religieuse, les frontières
entre le licite et l’illicite en ce domaine étaient floues, changeantes, aisément
maniables.
Prenons le cas des «présents» et autres sommes que les consuls et les
émissaires étrangers donnaient, à l’occasion de la conclusion d’un accord
de paix ou de commerce avec Alger ou dans les démarches pour l’obtenir.
Pratiquement, dans sa forme, la démarche est semblable dans tous les cas.
Elle était dans l’esprit du temps et fonctionnait un peu comme les
«commissions» qui accompagnent certaines grandes transactions interna-
tionales aujourd’hui.
mais certaines initiatives, à certains moments, relèvent plutôt de la
corruption. D’autres, comme par exemple l’immense somme versée au
moment de la signature de l’accord de paix avec Alger, par les Espagnols,
au dey muhammad b. cUthmân, qui l’a déposée au trésor Public,
s’inscrivaient normalement dans les usages diplomatiques établis à Alger,
à cette époque.
Voici, souvent sans ambiguïté, une liste qu’on pourrait facilement compléter
à partir, notamment, des correspondances consulaires et commerciales :
1594-95 : th. Lenche avait fait embarquer de la région de Bône, des chevaux
barbes, ce qui était strictement interdit. mami Raïs, amiral de la flotte, fit saisir
cette embarcation de contrebande. Pour arranger l’affaire, th. Lenche paya
4.000 écus au pacha d’Alger et put récupérer sa marchandise.2
1628 : S. napollon, gouverneur du Bastion de France, distribua des présents
aux hommes influents de la milice pour qu’ils agissent en faveur d’un
accord avec la France. Parmi ceux-ci, le premier secrétaire du Divan reçut
11.000 pataques et hamet Agha 2.000 pataques.3

1. E. Plantet, Corresp. I, p. 362.


2. P. Girard, Les Lenche à Marseille et en Barbarie, marseille, 1937, 98-99. V. aussi, P. masson,
Les compagnies du corail, p. 102.
3. E. Plantet, Corresp., I, pp. 41-43.
176 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

1682 : «Pour gagner Alger à la France contre les Anglais, il faut 15.000
pataques au dey, des présents à sa femme, à mohammed Khodja, second
du gouvernement...»1
1695 : Le consul français, Le maire, autorisé à promettre au dey un présent
de 6.000 pataques, au Grand Ecrivain 1.000 pataques et 1.000 pataques à
chacun des officiers les plus influents du Divan.2
1728 : Pour arriver à un accord de paix, les Suédois distribuent des cadeaux
au dey, aux grands et à tous les raïs. La valeur totale de ces cadeaux est
estimée entre 25.000 et 30.000 pataques.3
1738 : Présents des états-Généraux (hollande) de la valeur de plusieurs
milliers de piastres à chacun des hauts responsables, très satisfaits des
cadeaux, sauf l’Ecrivain des Chevaux qui trouvait que les 5.215 pataques
n’étaient pas une somme suffisante.4
1739 : Un chebek anglais retenu à Alger, est libéré grâce à 12.000 pataques
de présents, versés aux grands responsables.5
Des faits de détournements de biens publics imputés à des responsables
sont attestés par des documents officiels que nous citerons plus loin. Ces
agissements semblent plus fréquents et surtout plus faciles à réaliser, au XVIe
et au début du XVIIe siècle. Cela est lié à l’évolution du système politique,
des mécanismes de décision au sommet et des instances de contrôle dont
ils dépendaient.
Il fut une époque où les beylerbeys et même certains pachas «triennaux»
n’avaient, sur place, de compte à rendre à personne. De loin, et en fonction
des intrigues de Palais, Istanbul intervenait, avec des chances de succès très
inégales. Une correspondance officielle de 1576 entre Istanbul et les Régences
maghrébines résume bien la situation. Informée que pendant l’exercice de
son mandat, Ramdan, ex-pacha d’Alger, avait détourné des biens publics de
la valeur de plusieurs milliers de sultânî, la Sublime Porte ordonnait à ses
agents en turquie et au maghreb de récupérer ces sommes «en évitant tout
conflit et discorde et en informant la Sublime Porte s’il y en avait».6
Le pouvoir des pachas commençait à perdre son caractère quasi absolu
au début du XVIIe siècle, avec la montée du Divan et de l’assemblée générale
des janissaires. Cette évolution culmine au milieu du XVIIe siècle, avec la
prise de pouvoir par les aghas de la milice. Le changement de système est
expliqué ainsi par un lettré algérois : «Je vais raconter maintenant pourquoi
on enleva au Bacha la prérogative de faire la paie parce qu’il en profitait pour
piller sans retenue les fonds apportés au Palais.»7

1. An, Paris, AE, BI 111, Corresp. consulaire fr, 1682.


2. E. Plantet, Corresp. I, p. 458.
3. De Grammont, Relation..., R.A., 1888, pp. 148-150.
4. Id., R.A., 1889, pp. 137-138.
5. Id., p. 139.
6. Doc. m.D., présentés par A. temimi in AhROS, octobre 1996, p. 192.
7. ms de Ben Rjab cité par Delphin, «histoire des pachas d’Alger», Journal Asiatique, 1922.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 177

Le système des aghas fut de courte durée parce qu’il était marqué par les
luttes de factions et l’intervention permanente de groupes de soldats dans
la marche du pouvoir.
toutes proportions gardées, cette période de putchs successifs et sanglants,
évoque par certains aspects les juntes militaires dans les moments de crise
du tiers-monde d’aujourd’hui. Lassés de tant de conflits sanglants, les
militaires remirent le pouvoir à un vieux corsaire, longtemps amiral, mais
retiré des affaires depuis des années. On mit en place un nouveau système
politique sensé apporter une certaine stabilité.
L’évolution du système des deys, puis des deys-pachas, vers une
concentration du pouvoir entre les mains de l’Exécutif, fut marquée par des
mesures successives tendant à organiser sur des bases durables le
fonctionnement du pouvoir.
En conséquence de ces mesures, le trésor Public devenait – du moins
dans les principes – hors d’atteinte des tentatives de détournement.
V. de Paradis résume bien cette situation :
«tant qu’Alger a eu des pachas, les redevances et les profits de la course
couvraient à peine les dépenses, parce que le pacha avait des droits
considérables ; il s’enrichissait et il emportait l’argent du pays. Les droits du
pacha, le Beylik en a hérité. Ce ne serait pas une exagération de dire que le
khasné a peut-être cent millions, soit en argent comptant soit en bijoux,
soit en armes précieuses, soit en corail».1
Cent millions de francs, c’est effectivement la valeur du trésor d’Alger,
comme l’a prouvé m. Emerit, cité plus haut.

Au Siècle du Blé
Les exportations de céréales n’étaient pas une nouveauté dans l’Algérie
ottomane. Des volumes considérables de céréales étaient exportés à différents
moments depuis l’Antiquité. C’était le cas, comme on l’a vu plus haut, de
la fin du XVIe siècle et de la première décennie du XVIIe siècle. Ce qui était
nouveau et caractéristique du «Siècle du Blé» (1741-1815 et en particulier
de 1766 à 1803), c’était, à une exception près (1777-1779) la montée régulière
des profits engrangés par le sommet du pouvoir, ses intermédiaires et sa
clientèle politico-sociale, grâce à ces exportations.
Ce phénomène que nous traitons en détail ailleurs, n’est pas assez connu.
Il a eu pourtant des conséquences importantes sur certains secteurs de la
population. Ses implications politiques étaient parfois décisives.

a. Faits politiques
Rappelons quelques faits politiques favorisés ou influencés par le
commerce du blé :

1. V. de Paradis, Alger..., R.A., 1896, p. 267.


178 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

– la longue période de stabilité et de prospérité qui a caractérisé le long


règne de muhammad b. cUthmân (1766-1791) et de ses deux grands beys
de l’Est et de l’Ouest, a bénéficié, au-delà des qualités reconnues de ces
dirigeants, de la montée régulière des recettes du trésor et de la richesse accu-
mulée par les hauts dirigeants.
– C’est parce que le khaznadjî hasan intervenait directement auprès du
bey de Constantine, à l’insu du dey, pour favoriser tel ou tel importateur
étranger, qu’il a été condamné à mort et exécuté en 1786. Cette exécution
eut plus tard des conséquences tragiques pour Salah Bey, soupçonné par la
famille du khaznadjî d’être la cause de sa perte. Il se trouva que le successeur
de muhammad b. cUthmân, le nouveau dey hasan, était marié à la belle-
sœur du khaznadjî exécuté. Celle-ci et son clan intriguèrent auprès du
nouveau dey pour se venger de Salah Bey et réussirent dans leur entreprise. 1
– En 1805, le massacre de mustapha Pacha, de son principal agent
commercial, Boudjenah, et d’une centaine de Juifs d’Alger, est lié à la famine
qui frappait la population à Alger, alors que des exportations de blé
continuaient à se faire dans les ports de l’Est et de l’Ouest.
– En 1806, un autre grand négociant juif d’Alger, David Bacri, était arrêté
et obligé à s’engager à payer 100.000 pataques annuellement pendant huit
ans, parce qu’on le soupçonnait d’avoir, avec son frère, accumulé d’immenses
profits, grâce au rôle important qu’ils jouèrent dans les exportations de blé
depuis 1792.2
– On sait le rôle louche et provocateur joué par le consul français à Alger,
Deval, dans l’affaire des dettes françaises contractées auprès des responsables
et négociants d’Alger, pour l’achat de grandes quantités de blé pendant
les guerres européennes de 1793-1815. Cela déboucha sur le coup d’éventail,
prétexte à l’expédition française de juillet 1830.

b. Intérêts financiers
On peut mesurer l’importance des intérêts financiers liés aux exportations
de grains par les faits suivants :
– En 1751, la Compagnie Royale d’Afrique, se prévalant des accords
conclus avec Alger, se plaint au dey de l’attitude du bey de Constantine qui
favorise d’autres acheteurs de grains à ses dépens. Le dey répond que le bey
de Constantine a fait beaucoup de dépenses dans des défrichements de
terres incultes et qu’il est donc obligé de vendre à ceux qui font les meilleures
offres d’achat. Il ajoute que la Compagnie n’a droit qu’à deux chargements
de blé à Bône, d’après les accords. 3
– 1766 : Le directeur de la Compagnie Royale d’Afrique autorise son

1. Zahhâr qui raconte l'épisode est confirmé par un document, le Journal des recettes et des
dépenses à Alger, An, Paris, AE, B III, 307.
2. An, Paris, 253 mi 3, vol. 7, Part. II, corresp. consulaire, 4 mai 1806.
3. An, Paris, AE, B III 303, Lettre du 17 août 1751.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 179

représentant à La Calle à acheter les grains au prix payé par les autres
acheteurs européens et à donner au bey de Constantine une «gratification»
d’une piastre par charge de blé achetée et d’une demie-piastre par charge
d’orge. 1
– 1767 : L’agent du bey à Bône travaille avec l’aide d’un Génois converti
à l’Islam à se passer d’intermédiaires en exportant lui-même des grains en
Italie. 2
– juin 1768 : Le bey tient ses promesses envers la Compagnie Royale
d’Afrique grâce au versement de la gratification décidée en 1766. Cette
gratification est à titre privé et intéresse le bey en personne. Elle est en sus
des lazma dues au trésor et des divers droits versés au bey, à son khalifa,
au caïd de Bône, etc. Grâce à cette gratification, le bey de Constantine a dû
toucher au bas mot 200.000 piastres entre 1766 et 1771. En effet, pendant cette
période, les achats français avaient dépassé largement 200.000 charges de
blé.
Des «gratifications» étaient aussi versées à des proches du bey et aux
potentats locaux.
En voici deux cas significatifs.

Hadj cOmar
Pendant l’hiver 1768-69, hadj cOmar, beau-père du bey de Constantine,
Ahmed Bey, entreprend un voyage en France et en Italie. Il est «extrêmement
sensible au grand accueil» que lui fait la Compagnie Royale d’Afrique en
France. Dans une lettre adressée au ministre français de la marine, en
janvier 1769, le Directeur de la Compagnie dit textuellement «nous le
corrompons», en lui versant une piastre par qafîz de blé et une demie-piastre
par qafîz d’orge achetés, pour qu’il intervienne auprès du bey. hadj cOmar
demande le plus grand secret sur ces versements. En particulier l’argent doit
être versé de main à main, sans écritures, et sans en informer l’agent de la
Compagnie à Bône. Ce qui laisse supposer que l’homme de confiance du
bey fait quelques infidélités à son protecteur. 3
Ce comportement semble assez courant dans ces milieux. Une lettre de
l’agent commercial du bey à Bône au premier secrétaire du bey à Constantine
propose à celui-ci une somme d’argent en «gratification» s’il intervient
auprès du bey pour autoriser un membre de l’illustre famille des Boucakkaz
à retourner chez lui. Il ajoute que cette proposition doit rester secrète et
demande que la lettre soit immédiatement détruite après lecture. Le premier
secrétaire en question est muhammad b. Kushk cAlî, dont on a vu plus
haut les fortes sommes qu’on lui a saisies après la mort de Salah Bey. 4

1. Id., B III 309.


2. Id.
3. Id., lettre de janvier 1769.
4. A.n., Alger, Z 64, lettre du mercanti de Bône au bâch kâtib du bey, s.d.
180 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Après avoir vendu 3 000 charges de blé à marseille et un chargement


d’orge à toulon, hadj cOmar part à Gênes pour recevoir le payement
d’environ 18 000 charges de blé qui y ont été vendues à son compte. Ces ventes
donnent de grands profits au bey et à ses associés, car ils vendent en Europe
au prix pratiqué par la Compagnie Royale d’Afrique et les autres
importateurs, mais ils n’ont pas dans le Constantinois les redevances, droits,
taxes, gratifications, etc. à payer. De plus, ils achètent directement aux
producteurs, à des prix souvent plus bas que ceux payés par les acheteurs
européens. Ainsi, en 1769, le prix du qafîz de blé au marché local de Bône était
de 7 à 8 piastres. Les importateurs européens qui s’approvisionnaient dans
les magasins du bey l’achetaient à 19 ou 20 piastres, parfois même à 23
piastres. Selon une lettre de l’agent de La Calle au directeur de la Compagnie
Royale d’Afrique, du 8 avril 1780, les bénéfices réalisés par le bey dans le
commerce des grains et d’autres produits sont de l’ordre de 100%. 1
D’après les accords, la Compagnie Royale d’Afrique avait droit à l’achat
de 500 qafîz de blé par an, au prix du marché local. Au-delà de cette quantité,
elle payait le même prix que les autres importateurs étrangers. Pourtant, en
raison du décalage entre les prix des deux rives de la méditerranée, la
Compagnie arrivait à faire des profits substantiels qui, comme en 1769,
n’étaient pas loin de 50% du prix d’achat. En 1773, les profits de la
Compagnie dépassaient un million et demi de livres tournois.
Ahmed Bey, mort en 1771, est remplacé par son gendre et khalifa Salah
Bey. Comme khalifa, Salah Bey était déjà en relation avec Bône et La Calle
et avec l’oncle maternel de sa femme, hadj cOmar.
L’envergure, les capacités administratives et le sens des affaires du nouveau
bey vont peser de tout leur poids sur tous les protagonistes du marché des
grains. Il intervenait même pour désigner des terres à labourer, des semences
à acheter ou à garder, des autorisations de culture à donner à tel ou tel
notable pris dans la fièvre de la production pour l’exportation, etc., comme
le montrent ses lettres au mercanti (son agent commercial de Bône), à l’agent
de la Compagnie, etc. 2
Une affaire significative va illustrer l’ambiance de «ruée vers l’or» que
représentent ces années de fièvre du blé.

Cheikh cAbdallah
Dans les années 1760, Cheikh cAbdallah régnait depuis quelques dizaines
d’années sur la «mazoule»3, région frontalière de l’Est de l’Algérie, où la
Compagnie avait implanté son principal comptoir dans la presqu’île de La Calle.
Il est décrit par l’abbé Poiret 4 comme un personnage cruel, sans scrupules,

1. Id., et B III 314, Bilans et dépouillements.


2. Bn, Alger, ms n° 1641, recueil de lettres du bey de Constantine au Bastion.
3. De l’arabe ma czula (l’isolée).
4. Abbé Poiret, Lettres de Barbarie, Paris, 1980, pp. 182-183.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 181

avide de pouvoir et de richesses. Il menait la vie d’un grand prince, entouré


d’une troupe de cavaliers et de musiciens, à l’imitation des beys et des
deys. Il est significatif qu’il ait appelé son fils aîné «cAlî Bey» et son fils
cadet «al-Bey». Il voulait en faire des «beys» de sa région. Cette ambition
est née de la puissance acquise grâce à l’accumulation de dizaines de milliers
de piastres que lui versait la Compagnie Royale d’Afrique.
On ne peut séparer l’ivresse du pouvoir, de cette formidable expansion
des moyens financiers. On n’est plus le même homme quand on se voit
entouré de centaines d’hommes dépendant entièrement de sa volonté.
Concubines, esclaves, domestiques, scribes, gardiens, intendants, cavaliers
et musiciens étaient entretenus par le cheikh. Il était «bey» dans sa province.
mais son train de vie coûtait beaucoup d’argent.
En 1768, il emprunta à la Compagnie Royale d’Afrique 19.462,50 piastres.
Pour le pousser à favoriser l’afflux des grains à La Calle, la Compagnie
décida de lui verser une demie-piastre de «gratification» pour chaque
mesure de blé apportée à son comptoir. Elle retenait la moitié de cette
gratification pour récupérer son prêt. Les conditions politico-militaires
poussèrent au succès de cet arrangement. Pendant les années 1772 et 1773,
le port de Bône était bloqué par la flotte russe en guerre avec Alger. Or la
récolte était abondante dans le Constantinois où la production pour
l’exportation, encouragée par la hausse des prix de vente et les incitations
administratives, connaissait un véritable essor. Plus de 100.000 mesures de
blé sont achetées par la Compagnie à La Calle. non seulement cAbdallah
a remboursé l’emprunt, mais il s’est trouvé «gratifié» de plus de 30.000
piastres, sans compter les revenus substantiels qu’il obtenait de la culture
de ses immenses propriétés. 1
En 1774, le blocus de Bône levé, Salah Bey défendit aux producteurs et aux
marchands de porter des grains à La Calle. Il obligea cAbdallah à lui verser
20.000 piastres comptant. Celui-ci demanda un nouveau prêt à la Compagnie
qui lui avança 8.000 piastres.
Peu de temps après, le vieux cheikh qui dirigeait sa région depuis un
demi-siècle, désigna son fils cadet «al-Bey» pour lui succéder. L’aîné cAlî-
Bey refusa ce choix. Interné à Constantine, il intrigua auprès de Salah Bey
à qui il promit 30.000 piastres et des redevances annuelles plus fortes s’il
obtenait de lui l’investiture. En 1785, avec l’appui des troupes du bey, il réussit
à chasser son frère et à s’installer, pour longtemps, à la tête de la mazoule.
Dans une lettre envoyée en 1792 à la direction de la Compagnie Royale
d’Afrique, cAlî-Bey accusait la Compagnie de le tromper sur les comptes des
achats à La Calle, exigeant de lui remettre les comptes exacts, sans quoi tous
les grains seraient vendus à d’autres importateurs. mais à partir de 1792,
la situation va échapper en grande partie aux potentats locaux. La proie est
trop belle pour ne pas attirer de plus puissants prédateurs.
1. An, Paris, AE, B III 300, mémoire touchant à la situation actuelle de la Compagnie, s. d.
182 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Une nouvelle situation


La nouvelle situation a été préparée de longue date. Les concurrents
voyaient d’un mauvais œil les profits faciles réalisés par la Compagnie.
Citons quelques chiffres tirés des comptes de cette compagnie :1
Profits réalisés en 1771 : 643.843 £ 5 s. 10 d.
1772 : 1.313.167 £ 16 s. 8 d.
1773 : 1.515.735 £ 19 s. 7 d.
On peut suivre dans la correspondance de la Compagnie le développement
de la nouvelle tendance qui s’esquisse dans les années 1770 pour aboutir
aux changements radicaux de la dernière décennie du XVIIIe siècle et de la
décennie suivante :2
– Lettre du 18 octobre 1773 : les «interlopes» 3 chargent à Bône avec la
permission d’Alger.
– Lettre du 14 février 1774 : Le dey permet à tous les bâtiments anglais et
mahonnais de charger à Bône et nous en prive.
– Lettre du 18 septembre 1775 : 8.000 charges de blé sont envoyées à
Smyrne pour le compte du dey.
– Lettre du 16 octobre 1775 : «Le bey est négociant avide. Il s’informe de
la situation en Europe avant de fixer les prix.»
– Lettre du chancelier du consulat à Alger, 4 mars 1782 4 : Il informe la
Compagnie que le bey de Constantine négocie avec les Juifs d’Alger pour
leur vendre tout le blé qu’il a à Bône et qu’il est sur le point de conclure avec
eux sur la base de 35 piastres le qafîz. Il ajoute qu’il a fait «les démarches néces-
saires» pour empêcher cet accord et a conclu avec le bey à 32 piastres le qafîz.
Les directeurs de la Compagnie découvrent que le chancelier s’est laissé
berner par le bey, car les prix à marseille avaient baissé, et demandent à leur
agent à Bône d’essayer de réduire le volume des achats au prix conclu. Le
bey de Constantine oblige la Compagnie à exécuter entièrement les termes
de l’accord.
malgré une nouvelle hausse des prix à marseille, la Compagnie accuse un
déficit en 1782, dont elle rend responsable les pertes occasionnées par la vente
d’une partie des blés provenant de cette transaction, en-dessous de leur prix
d’achat.
La concurrence s’accentue entre acheteurs européens dans les années qui
suivent, mais un nouveau facteur va favoriser la Compagnie et son comptoir
de La Calle en 1785-86. La peste installée à Bône et dans sa région fait fuir
les Européens. à La Calle, des mesures de sécurité sanitaire sont prises. Les

1. Id., B III 305.


2. Id., B III 310 et B III 312, lettres des directeurs de la CRA au ministre.
3. Les «interlopes» dans la terminologie de la Compagnie sont les autres importateurs.
Cette compagnie s'était donnée un monopole qu'en fait les conventions avec Alger ne lui
accordaient pas.
4. Id., B III 175.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 183

vendeurs sont encadrés par les hommes du cheikh de la mazoule et astreints


aux règles de précaution établies par la Compagnie.
L’épidémie passée, la concurrence entre importateurs se renforce. En
1789, les prix des céréales à l’exportation atteignent des sommets sans
précédents, qui vont être de plus en plus dépassés.
à partir de 1791, une série d’événements politiques vont avoir une grande
influence sur la marche du commerce extérieur de l’Algérie :
– l’accord de paix avec l’Espagne va introduire un sérieux concurrent sur
les places algériennes
– en juillet 1791, la mort de muhammad b. cUthmân va entraîner la chute
de Salah Bey
– le même mois, la Constituante française décrète une loi supprimant les
privilèges de marseille dans le commerce du Levant et du maghreb. La
Compagnie Royale d’Afrique sera supprimée en 1793
– à partir de 1792, le nouveau dey, hasan, va privilégier une politique
d’exportation, largement dirigée à partir d’Alger en étroite collaboration avec
deux grandes maisons de négociants juifs établis à Alger et dans différents
ports méditerranéens, les maisons Bacri et Boudjenah.
Cette centralisation fait pratiquement du pouvoir d’Alger et des beys de
l’Est et de l’Ouest agissant sous son contrôle direct, le principal partenaire
des négociants européens sur le marché des grains.
Bénéficiant d’une connaissance directe, rapide et perfectionnée des marchés
internationaux, grâce aux réseaux européens liés aux deux grandes maisons
juives, le pouvoir d’Alger va exploiter au mieux les nouvelles conditions
favorables qu’on peut résumer ainsi :
– l’accord de paix avec l’Espagne ; le rôle grandissant des Anglais dans
les guerres européennes et leurs répercussions en méditerranée ; le cycle
climatique favorable en Algérie ; l’accroissement des besoins alimentaires
européens en période de guerre généralisée. tous ces éléments vont accentuer
les conditions favorables à une survalorisation des produits agricoles
algériens.
Une lettre du consul français à Alger, en date du 8 mai 1793, décrit la
nouvelle situation. Voici son contenu résumé par nous : La récolte s’annonce
belle. Le blé est hors de prix dans toute l’Europe. Les achats vont abonder.
Le dey divise à l’infini ses faveurs et multiplie ses engagements. Le consul
ajoute que payer mieux que personne, peut seul apporter remède à l’appui
d’une demande. 1
La correspondance des négociateurs français enregistre au fur et à mesure
cette montée des prix : 2

1. An, Paris, 369 mi 4, Art. 137.


2. An, Paris, B III 312.
184 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

3 janvier 1792 : le nouveau dey nous vend le blé de son tribut à 30 piastres
le qafîz. Il a engagé le bey de Constantine à nous vendre 20.000 charges à 31
piastres le qafîz.
19 mars 1793 : le dey et le bey ne tiennent pas leurs engagements sur les
32.000 charges promises. Ils préfèrent les Juifs et les Espagnols.
29 septembre 1793 : Blé à Bône à 40 piastres le qafîz. 2.000 qafîz ont été payés
d’avance par les Espagnols. Le bey a déjà des engagements pour 11.000
qafîz. Il l’achète à la Rabe de Bône à 16 piastres. Pour remplir ses engage-
ments, il sera obligé de le monter à 20 piastres et même à 24.
1er nivose an V (21 décembre 1796) : Prix Rabe à Bône à 24 piastres. Les
Arabes ne l’apportent pas parce que le bey l’achète chez eux à 28 piastres. 1
Ainsi, cette hausse exceptionnelle profite aussi aux producteurs. Comme
le montre la correspondance du bey de Constantine, de la Compagnie
Royale d’Afrique et de l’Agence d’Afrique qui lui a succédé après 1793, une
partie de ces producteurs marchands était formée de grands notables, en
particulier des chefs de tribus et des marchands et négociants citadins
souvent directement liés au pouvoir politique.
En 1795, l’Agence d’Afrique a envoyé 584.000 piastres pour faire des
achats en Algérie. La somme s’est révélée insuffisante. L’Agence emprunta
auprès du dey et des deux grandes maisons juives. La dette envers le dey
s’élevait en 1796 à 200.000 P.S. Les sommes prêtées par Bacri et Boudjenah
étaient encore plus importantes. En 1797, un simple particulier algérien de
Bône a prêté à l’Agence 4.000 sequins vénitiens et 2.000 piastres de
Constantine à un taux d’intérêt annuel de 3%.
D’après P. masson 2 les Français auraient acheté au dey et aux intermé-
diaires juifs 100.000 charges de blé à 100 francs la charge en 1795 et 100.000
charges à 120 francs la charge en 1796. Si ces chiffres sont exacts, cela porte
le prix d’une charge de blé à près de dix fois son prix à La Calle et à Bône
dans les années 1760. Ces prix, rappelons-le, sont exprimés en monnaie
constante, celle du franc germinal et de la livre tournois.
Les chiffres relevés par nous dans la comptabilité et la correspondance de
la Compagnie puis de l’Agence d’Afrique et ceux des achats espagnols
minutieusement étudiés par Aguila sont, certes, moins faramineux, mais ils
montrent clairement que les prix des décennies 1790 et 1800 étaient plus que
doublés et parfois plus que triplés par rapport aux prix antérieurs.
La montée de la production marchande a suivi la hausse des prix. Un
phénomène extraordinaire est venu renforcer et amplifier la prospérité du
moment. C’est le développement inouï de la course algéroise entre 1792 et
1815. Les audacieux corsaires dirigés par le fameux Raïs hamidou profitaient
de la mêlée européenne pour s’ouvrir une voie vers les maillons les plus
faibles et redonner à une course stagnante ou en régression depuis près d’un

1. Id., B III 304.


2. A la veille..., p. 13.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 185

siècle, un éclat provisoire qui durera exactement le temps des guerres


européennes.
Cette courte renaissance de la course, dans une situation internationale
exceptionnellement favorable, illustre s’il en était besoin, le fait qu’il s’agissait,
pour l’essentiel, d’une entreprise à caractère lucratif, où l’on fait des
placements, même risqués, parce que les gains attendus sont largement
supérieurs aux risques pris.

3. Les incohérences du système


Un légalisme affiché
L’épisode juridico-politique se déroulant au lendemain de l’occupation
d’Alger par l’armée française en 1830, traduit bien ce légalisme affiché.
nous le présentons brièvement d’après un mémoire officiel français de
1831.1
En 1797, la maison appartenant à Cadzi cOmar et Cadzi hamidou est
saisie par les autorités du moment et «vendue en justice» (aux enchères) et
adjugée au khaznadji Qârâ mustapha, moyennant 18.000 mahbûb d’or.
Celui-ci la vend pour 20.000 mahbûb d’or à mustapha Pacha qui en fait
donation à sa fille et à ses descendants. En 1831, le cadi d’Alger annule la
décision de saisie et rend la maison aux enfants de Cadzi cOmar.
Pour la suite, laissons la parole au mémoire français :
«... Considérant que la substitution de l’autorité française à l’ancien
gouvernement d’Alger est une révolution politique qui ne peut jamais
atteindre les propriétés privées ni changer le rapport des habitants de la
Régence, de quelque religion qu’ils soient avec le gouvernement existant.
Considérant que la confiscation de la maison... était un acte de souveraineté
qui a reçu une consécration par la vente aux enchères... que les cours et
tribunaux de justice ne peuvent s’immiscer ni intervenir dans l’exercice de
souveraineté...»
Sur ces considérants la justice française casse la décision du cadi d’Alger.
Ici la lettre du droit, appliquée par l’administration française semble en
contradiction flagrante avec l’esprit de justice et le droit des gens.
C’est qu’en dehors d’autres considérations possibles, le cadi algérien a
voulu faire respecter l’esprit et non la lettre du droit, car il savait bien ce que
signifiait une confiscation avant 1830 et comment elle a continué en
changeant de forme après l’effondrement de l’ancien régime. Bien entendu,
il y avait avant 1830 des saisies de justice, tout à fait fondées sur le droit
(problèmes de dettes par exemple). Lorsqu’il s’agit d’un bien convoité par
un dey, même si la forme juridique est parfois respectée, l’arbitraire n’est
généralement pas loin. Bien souvent, on ne peut que le supputer faute de
preuves plus ou moins directes. Parfois les termes mêmes de l’acte judiciaire

1. An, Paris, 18 mi 17, Biens de hussein Pacha et d'autres.


186 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

trahissent le caractère de vente forcée, imposée par les autorités. Un autre


épisode judiciaire l’illustre parfaitement :
Fin octobre 1791, Ben tifour réclame au Beylik devant le haut Conseil
juridique d’Alger (al-majlis al-cilmî al-charcî) la restitution de plus d’une
centaine de zwîja de terres cultivables appartenant à sa famille et que le Beylik
s’est appropriées de force. Le haut Conseil tient compte d’un acte de habous
établi par la justice de miliana en 1577 qui concernait seulement huit zwîja
de ces terres, mises en habous au profit de la famille du plaignant. Il confirme
la validité de l’achat des autres terres par le Beylik sur présentation d’actes
d’achat établis en bonne et due forme en 1749 et dans les débuts des années
1750. Ces actes sont conservés aux archives judiciaires.1 Ils attestent l’achat
pour le compte du Beylik de 106 zwîja à Bâhlawân par l’agha cAlî, agha
des spahis, afin de servir au cantonnement de la mehalla d’Alger. Chaque
zwîja était achetée à 20 pataques ou offerte gratuitement «de plein gré» au
Beylik. mais le caractère de contrainte est révélé dans l’acte même qui enre-
gistre, par exemple, que l’agha, par égard pour Ben Bahrîya, a retranché de
l’achat dix zwîja rendues au vendeur. Cette dispense de vente d’une partie
des terres est explicitement et à plusieurs reprises inscrite dans les actes
comme un geste magnanime de la part de l’agha des spahis. L’expropriation
pour utilité publique (lil-manfaca al-câmma) est un principe de droit musulman.
mais le haut Conseil d’Alger ne mentionne pas ce principe, parce qu’en fait,
cette utilité publique avait disparu. Ces terres que la mehalla n’utilisait
plus étaient reprises et cultivées par les descendants des anciens propriétaires
qui voulaient rétablir en droit une réappropriation de fait.
On notera pour d’éventuelles études de droit plus spécialisées et plus
approfondies, que plusieurs actes d’achat pour utilité publique sont présentés
comme des actes d’achat ordinaires, sans aucune référence au principe
d’utilité publique, mais en mentionnant par ailleurs le but de l’achat. Citons
en particulier l’achat par le dey muhammad b. cUthman d’un terrain en vue
de l’agrandissement des dépendances d’une mosquée à Alger ou celui de
l’agha des spahis pour construire, près de Bab Azzoun, un fortin sur lequel
il a installé en 1824 six canons et deux mortiers 2.
Des exemples de ce type ne sont pas rares. On en trouve pendant toute
la période ottomane. Le Beylik est un acheteur et un vendeur ordinaire, si
l’on se réfère à ces actes. Il vend même aux institutions de habous qui, du
coup, possèdent des propriétés non haboussées. Parmi les acheteurs de
propriétés du Beylik, on rencontre fréquemment de très hauts responsables,
à commencer par des pachas, des aghas et des caïds. La forme légale est
respectée, à savoir que toute vente de bien public se fait aux enchères, selon
les procédures établies à cet effet. mais on peut se demander si cette forme

1. AOm, Aix, 1 mi 8 Z 18.


2. Z 16 et suite.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 187

n’est pas souvent qu’un masque. Pour avancer un peu vers la réponse, il faut
peut-être multiplier les angles de vue.

Les achats de Mustapha Pacha


Plusieurs actes notariés conservés aux archives judiciaires d’Alger concer-
nent des achats ou échanges de propriétés effectués par mustapha Pacha 1.
Comme beaucoup de pachas, il paie souvent en sultânî. Il achète aux Juifs
d’Alger une maison à 4.000 sultânî, une boutique de joaillerie à 192 sultânî
et demi ; les 3/8 d’une propriété située au souk des parfumeurs à 695 sultânî,
une boutique de droguiste à 340 sultânî. D’autres boutiques étaient achetées
respectivement à 2.700 pataques, 900 pataques et 1.320 pataques. Une
maison lui coûte 435 sultânî, une autre 500 sultânî, le quart d’une maison
revient à 500 sultânî, la moitié d’une autre à 1.200 sultânî.
Curieux homme que ce mustapha Pacha. Les témoignages sur sa personne
sont contradictoires mais concordent sur deux points. Il était «naïf», indo-
lent, dominé par les autres, «par son khaznajî Qâra mustafa qui aimait les
Juifs» disait Zahhâr. 2
Il était immensément riche, malgré son «indolence». Ce sont en effet des
circonstances exceptionnelles qui ont favorisé son enrichissement rapide et
considérable. Il a exercé le pouvoir de 1797 à 1805. Années de guerres inter-
européennes qui, comme on l’a vu, ont eu pour résultat, concernant l’Algérie,
une hausse extraordinaire des prix d’exportation des céréales et un
développement aussi extraordinairement fructueux des activités de la
course algéroise.
Les retombées de ces deux activités étaient immenses. Parmi les catégories
qui en ont le plus profité se trouvent les hommes de pouvoir et leurs
associés. mustapha Pacha en a été le premier bénéficiaire, sans faire d’efforts
personnels pour ainsi dire. Il est vrai que pour faire fructifier son argent, il
s’associait aux négociants juifs bien implantés dans le négoce méditerranéen
de l’époque. On a vu plus haut le rôle de ces négociants dans le commerce
du blé. Un certificat maritime montre leur intervention dans la
commercialisation des produits de la course. Il concerne un navire
commandé par un Génois et chargé par Joseph Cohen Bacri pour le compte
de mustapha Pacha «avec 1362 barils d’eau de vie dont 52 de vin de malaga»
expédié pour Livourne en 1799 d’où «il chargera des marchandises pour
notre propre compte avec lesquelles il retournera ici» (C’est mustapha
Pacha qui certifie). 3
L’une des maisons de mustapha Pacha a longtemps servi pendant la
période coloniale de Bibliothèque nationale, puis fut transformée en musée
des arts populaires. Ses splendides salles d’intérieur sont ornées de plus de

1. Z 9, 10, 22, 23, 24 et 28, entre juillet 1797 et juin 1799.


2. A.t. madani, Mudhakkirât..., pp. 71-89.
3. An, Paris, 253 mi 2 vol. 4 (1799).
188 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

500.000 carreaux de faïence ancienne. Il va de soi que sa valeur est de loin


supérieure aux prix d’achat que l’on vient de mentionner.
Le fameux jnân de mustapha Pacha, devenu Palais d’Eté du gouvernement
(aujourd’hui Palais du Peuple) est encore plus considérable. En 1832, Pichon
le décrivait ainsi : «La belle propriété de mustapha Pacha, qui contient un
palais, plusieurs maisons, soixante arpents de terre... il y a beaucoup de
vignes.» 1
Pour agrandir ce jnân et lui assurer une bonne irrigation, mustapha Pacha
fait plusieurs achats enregistrés aux Actes judiciaires 2, qui méritent d’être
signalés :
– En septembre 1801, il achète au Beylik huit jacba (tuyaux) d’eau provenant
du fahs de hydra pour une somme de 2.933 mahbûb.
– Au prix de 300 mahbûb, afin de creuser une canalisation, il achète un
terrain large de huit coudées concomitant à son jnân et appartenant en
commun à l’intendant de la marine et à un janissaire. Dans le même but, il
achète un autre morceau de terrain pour 30 mahbûb et obtient de Khalîl
Khodja l’autorisation perpétuelle de faire traverser cette conduite d’eau
dans son jardin en contrepartie de 100 mahbûb qu’il lui a versés.
Auparavant, il avait acheté à la fille du raïs m’hammed Ghalioundjî une
conduite d’eau pour 120 sultânî.
Pour déterminer la quantité d’eau de ces canalisations on envoie le khodja
des Fontaines, le mcallim (maître) de l’eau et le «chrétien grec» faire des
mesures sur place.
Il continua à acheter, échanger, indemniser pour développer sa propriété
et les moyens de l’irriguer. Cet homme «indolent» en matière politique,
s’occupait manifestement bien de ses propriétés qui sont encore aujour-
d’hui parmi les plus splendides restes de cette époque.
Autre aspect curieux de cet homme. Pour éviter d’avoir à payer l’impôt
annuel sur des parcelles du jnân, il propose au trésor de mettre à sa
disposition le produit du loyer de la boutique de joaillerie achetée à 192,5
sultânî. De même, il se dessaisit du loyer d’une boutique achetée à 300
piastres sévillanes et qui produit 3 sultânî de loyer annuel, au profit du
trésor pour que celui-ci en retire directement l’impôt dû par mustapha
Pacha sur d’autres parcelles qu’il avait achetées. Le produit du loyer était
supérieur au taux fiscal mais le dey répugnait sans doute à avoir à payer
directement un impôt qui pourtant n’était pas lié à sa personne, mais à la
chose imposable quel qu’en soit le détenteur. Finalement, si on additionne
les sommes payées par mustapha Pacha pour l’achat de ses propriétés on
aboutit à une valeur qui approche mais n’atteint pas 10.000 sultânî, soit
environ 20.000 PS ou 20.000 $ de l’époque.

1. An, Paris, 18 mi 29, Pichon, 12 mars 1832.


2. AOm, Aix 1 mi 29 Z 59.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 189

Une visite rapide au Palais du Peuple ou au musée national des arts


populaires montre que la valeur des propriétés de mustapha Pacha était
plusieurs fois supérieure aux sommes enregistrées par les actes notariaux
conservés. On pourrait faire la même démonstration au moins pour les
propriétés de quelques raïs et beys du «Siècle du Blé».
Cela nous conduit à explorer certains aspects du non-dit du système.

Le non-dit du système
Rien n’illustre mieux le décalage entre les pratiques réelles des gouvernants
et leur expression officielle que le système de spoliation qui a fonctionné en
Algérie pendant toute l’époque ottomane. Les témoignages sont
innombrables chez les auteurs européens comme chez les chroniqueurs
maghrébins, sur les pillages des trésors des hauts dirigeants déchus ou
morts, par leurs successeurs, ou supérieurs. Le système est pratiqué avec
une telle fréquence que sa répétition régulière sur une longue durée lui a
donné l’aspect banal de la chose qui se fait ordinairement et devient en
quelque sorte un «usage établi», consacré par la force de l’habitude. mais,
comme l’adultère et autres actes jugés honteux, cette pratique courante est
bannie des registres officiels. Si par hasard elle y figure, c’est comme un
lapsus calami d’un khodja qui contrôle mal ce qu’il inscrit.
Ainsi, en août 1805, au milieu d’une longue liste de biens meubles
appartenant à d’anciens responsables et vendus aux enchères pour le compte
de l’état, on signale qu’un des parents par alliance de mustapha Pacha,
parti en turquie «avait des boutiques prises par Ahmed Pacha». 1
Il est certain que cette information exceptionnelle a échappé à la vigilance
du khodja, car elle n’a pratiquement pas d’équivalent. On est, en effet,
frappé par ce fait significatif : les confiscations, justifiées ou non, sont
enregistrées et détaillées scrupuleusement lorsqu’elles se font au profit de
Bayt al-mâl, du trésor, pour la paie de l’oudjaq ou pour autre «utilité
publique». En revanche, quand les biens confisqués sont appropriés par les
détenteurs du pouvoir, toute trace écrite officielle de ces agissements
disparaît. On serait naturellement porté à mettre en doute les différents
témoignages accumulés sur ces spoliations. On en a vu plus haut quelques
cas cités par des auteurs européens. Examinons quelques cas relatés par trois
chroniqueurs maghrébins contemporains des faits, connaisseurs directs du
milieu dirigeant mais non engagés dans les luttes de clan qui le déchirent.
Ils rapportent des faits ponctuels, précis qu’ils ne jugent pas en eux-mêmes,
mais les citent dans un contexte donné, soit parmi les malheurs qui ont
frappé telle personne ou telle famille, soit pour caractériser un dirigeant ou
une situation. La neutralité froide que montrent ces chroniqueurs face à de
telles pratiques est en elle-même significative.

1. 228 mi 1 vol. 3.
190 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Le premier témoin, c’est Ahmed Barnâz 1, kouloughli tunisien qui a visité


Alger et rencontré le dey hadj Shacban (1689-1695) qu’il détestait pour son
«avarice» et son caractère belliqueux. Dans son livre, al-chuhub al-muhriqa,
il raconte la révolte de l’armée contre Shacban, son arrestation et sa torture
pour lui faire avouer où son trésor était caché. Peine perdue. Selon Barnâz,
l’homme indomptable répliqua à ses tortionnaires que même s’ils lui enfon-
çaient un pal jusqu’à la tête, ils n’obtiendraient rien de lui. Comme le dit un
autre témoin, Shacban mourut «avec l’intrépidité qui avait paru dans toutes
ses entreprises». 2
Le second témoignage concerne Kushk cAlî, premier secrétaire de Salah
Bey, emprisonné après la mort de son protecteur et spolié de la majeure partie
de sa fortune par le nouveau bey. C’est lui-même qui raconte son malheur
au câlim, voyageur et ancien ministre marocain, al-Zayyânî 3, cité plus haut.
Après l’avoir appauvri, le nouveau bey le libéra et lui demanda même de
reprendre son ancienne fonction. malgré son refus et malgré les pillages, la
famille continua à jouir à Constantine d’une position sociale très élevée
jusqu’à la fin du système beylical.
Le troisième témoignage émane de Zahhâr, grand témoin de son temps.
Il relate deux épisodes de torture, ayant le même objectif. L’acteur du
premier drame est ce même Ahmed Pacha qui fit exécuter cAbdallah, bey
de Constantine. Celui-ci avait écrasé le grand mouvement insurrectionnel
de Ben Lahrash, grâce au soutien des tribus arabes rassemblées par Ben Gâna,
dont il avait épousé une fille, la fameuse Dâykha, réputée pour sa beauté
et son courage. Ahmed Pacha la fit torturer à mort pour lui faire avouer où
était caché le trésor de son mari. Le deuxième épisode eut lieu dans les
premiers mois du règne de hussein Dey. D’après Zahhâr, ce dey, homme
de justice et de piété, forte personnalité, têtu, intelligent mais superstitieux,
n’arrivait pas, au début de son règne, à empêcher les agissements arbitraires
de ses ministres. C’est ainsi que le grand câlim, Ben malek, qui l’avait
efficacement aidé à prendre le pouvoir, fut torturé par des officiers turcs qui
se vengeaient ainsi d’un parent par alliance de cAlî Khodja le «géorgien»
qu’ils détestaient. Ils avaient avancé comme mobile de ces tortures de
contraindre Ben malek à dévoiler les caches des trésors de cAlî Khodja.
Voilà trois deys, tous grands khodjas, hommes de loi et d’écritures, Ahmed
Pacha, ancien premier secrétaire d’état, cAlî Khodja, que Shaler qualifie de
grand homme de science religieuse et hussein Dey, ancien khodja l-khayl,
homme instruit et pieux et officier régulier dont personne ne conteste la
loyauté et l’esprit de justice. Pourtant, à tous les trois, on impute des actes
de spoliation. Il est vrai que différents témoignages convergent pour décrire

1. Cité par A. Sacdallah, «min akhbâr Shacbân», Majallat al-târîkh, 1er s. 1985, pp. 107-119.
2. Le vicaire apostolique, cité par h. de Grammont, Histoire..., p. 265.
3. al-Zayyânî, in Rahalât..., op. cit., pp. 179-180.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 191

Ahmed Pacha comme un tyran et un scélérat, mais que des hommes comme
c
Alî Khodja et hussein Dey aient ordonné ou toléré ce genre de pratiques,
montre qu’elles étaient intégrées dans les mœurs du temps.

Ambiguïtés
Au non-dit, s’ajoute, toutes proportions gardées, une façon de dire qui
rappelle la langue de bois bureaucratique moderne. Les ambiguïtés du
langage administratif poussent à poser des questions qui restent sans réponses
satisfaisantes. Il en est ainsi de ces masses d’argent qui vont directement à
Dâr al-‘imârah (Palais du gouvernement). Revenons aux confiscations décidées
par Ahmed Pacha (1805-1808) à la suite de l’assassinat de mustapha Pacha.
Elles touchent une liste impressionnante de hauts responsables : le khaznadjî,
le khodja l-khayl, l’agha des spahis, le khaznadâr, le mûqatacjî, le kâtib du dey,
les beys de l’Est et de l’Ouest, le caïd des Arabes, le hakem de miliana, cAlî
Raïs, etc., tous exécutés. L’acharnement contre la plupart des hauts
responsables semble indiquer que le pouvoir a basculé définitivement des
mains d’un clan fortement et durablement installé (le clan de Smyrne) à une
nouvelle coalition hétérogène dont les déchirements vont ouvrir une sanglante
période de guerre de clans (1805-1817). tous ces aspects sont traités
longuement dans le volume consacré à l’évolution du système politique.
Dans le domaine qui intéresse notre propos ici, nous avons l’impression
que pendant ces années de troubles, s’est ouverte aussi une période juridico-
politique sans précédent. C’est pour la première fois que nous constatons
que le produit des ventes publiques des biens confisqués n’est pas versé à
Bayt al-mâl qui est, pourtant, chargé de toute la procédure en conformité
avec des règlements séculaires, ni à la «paie des soldats». Les sommes
recueillies par Bayt al-mâl sont donc dirigées à Dâr al-‘imâra à partir de
1805.
Une première liste fait état des rentrées à Dâr al-‘imâra du produit des
ventes des biens de arbâb al-dawla (littéralement : les maîtres du pouvoir):
une somme de 170.625 pataques. D’autres listes suivent. L’ensemble,
provisoire, dépasse 300 000 pataques. 1
Comme d’habitude, un précédent ouvre la voie à un usage désormais régu-
lièrement répété. Les saisies des biens des équipes éliminées se suivent au
rythme accéléré des putschs réussis. Les produits de vente de ces saisies
continuent à suivre le chemin de Dâr al-‘imâra.
Après trois années de pouvoir, Ahmed Pacha subit le sort qu’il a réservé
à son prédécesseur. Assassiné, ses biens sont saisis 2 ainsi que ceux,
considérables, de ses parents par alliance, la famille Barbrî établie dans le
grand négoce international d’Alger depuis des générations et la famille al-
turjumân.

1. An, Paris, 228 mi 1/3.


2. An, Paris, 228 mi 2/5.
192 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

même cAlî Khodja, homme de grande science religieuse, qui faisait


appliquer rigoureusement la sharîca pour vol, adultère, consommation de
vin, etc., trouvait normal que l’argent provenant de ses nombreuses victimes
aille directement à Dâr al-‘imâra. Son successeur, hussein Dey, officier fils
d’officier, formé dans les écoles modernes de turquie, revint aux procédures
régulières en matière de biens publics comme dans les autres domaines. mais
dans les premiers mois de son gouvernement, le produit des ventes de
saisies a continué à alimenter Dâr al-‘imâra. Il est vrai que le trésor, avant
comme après cAlî Khodja, a toujours été situé au sein des édifices
gouvernementaux dont l’ensemble est appelé Dâr al-‘imâra. D’où l’ambiguïté
de l’expression. On ne sait pas au juste si cet argent est allé au trésor public
géré par le khaznadjî et son administration, ou au trésor personnel du dey,
géré par son khaznadâr. Rappelons que même pendant les treize ou quatorze
années de luttes de clan au sommet du pouvoir, l’argent déposé au trésor
public était pratiquement fermé à tout usage privé des responsables. mais
les moyens de contourner les règlements et d’opérer des détournements
d’argent étaient multiples. On pouvait utiliser, à l’occasion, l’ambiguïté des
textes.
Il faut cependant se garder du «tout noir» ou «tout blanc». même pendant
ces années noires, des limites légales et autres, faisaient obstacle aux débor-
dements violents. Les biens fonciers et immobiliers étaient généralement
respectés et pas seulement les biens mis en habous. Il semble qu’il y ait
une sorte de code non écrit qui consiste à ne saisir que les biens mobiliers
des dirigeants déchus. Ahmed Pacha l’avait transgressé en s’emparant de
certaines propriétés de ses prédécesseurs. De même, il décida lui-même
les saisies en question, sans aucune délibération du Divan. Par ces
«nouveautés», il institua en quelque sorte «un état d’exception» très favorable
aux agissements arbitraires d’un personnage tyrannique.
Les situations de crise laissent entrevoir certaines obscurités du système.
à d’autres moments, ce sont des aspects plus positifs qui se révèlent. C’est
pourquoi qualifier globalement toute la période ottomane, sans tenir compte
des différences d’époque, est inadéquat. La diversité tient parfois à la
personnalité des dirigeants ou au mode d’accès au pouvoir, mais aussi et
surtout aux caractéristiques du système qui ont changé d’une époque à
l’autre. On sait qu’à part un ou deux épisodes qu’il faudrait analyser de plus
près, l’époque des fondateurs depuis Barberousse jusqu’à cIldj cAlî (1518-1585)
a connu des successions pacifiques et quasi dynastiques, si l’on tient compte
que les affranchis avaient dans l’esprit de l’époque un lien de «parenté»,
légalement caractérisé, avec leurs patrons. En tout cas, ce fut une période
de stabilité politique certaine. De même, les deys-pachas qui se sont succédés
au pouvoir depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’en 1805 avaient des liens
de parenté ou de même origine régionale et de solides affinités de clan, qui
avaient donné aux successions un caractère pacifique et au système politique
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 193

une stabilité durable. Il va de soi qu’au cours de ces deux périodes, les
successeurs ne dévalisaient pas les biens de leurs prédécesseurs. C’est
seulement pendant les périodes d’instabilité que les prédateurs déchus
devenaient la proie de leurs remplaçants, mais à toutes les époques certains
responsables subalternes destitués ou exécutés étaient victimes de spoliations
au profit de leurs supérieurs directs, ou d’expropriations «légales», c’est-
à-dire officiellement effectuées et enregistrées selon des procédures régulières,
et dont le produit allait à Bayt al-mâl ou à la paie des janissaires, ou à Dâr
al-‘imâra comme on vient de le voir.
Les chiffres cités par différents témoins sur ces grands transferts de
fortunes, même s’ils sont parfois démesurément exagérés, indiquent qu’il
s’agit là d’une des principales sources d’enrichissement rapide des hommes
à la tête du pouvoir. Pour accéder à cette source d’abondance, il faut être
au plus haut niveau opérationnel de l’instance exécutive concernée, à Alger:
pacha, dey, agha ou quelquefois khaznadjî dominent ; bey dans les provinces,
hakem ou caïd d’une ville ou d’un watan (canton), grand cheikh d’un
territoire ou d’une tribu, etc. Etre responsable d’un secteur (armée, marine,
impôts, ravitaillement, etc.) procure aussi des moyens d’enrichissement
qui, dans certaines circonstances, peuvent égaler ceux du sommet du
pouvoir.

D’autres aspects apparaissent plus ou moins clairement de l’étude attentive


des documents. Certains biens saisis subissent une double soustraction.
Une partie disparaît avant d’aboutir au bureau de Bayt al-mâl, celle mise
en vente aux enchères publiques ne rencontre parfois aucun enchérisseur.
L’abus de pouvoir, la fraude, les détournements sont parfois détectables,
parfois explicitement déclarés. Les exemples ne manquent pas. Citons en
quelques uns :
– En 1581, Bayt al-mâl met aux enchères des terres avec leurs canaux
d’irrigation, les instruments de labour, quatre-vingt-dix bovins, etc.,
appartenant à un ex-pacha. Elles ont été vendues au fils du richissime caïd
Daoud pour la somme de 5.175 dînârs «parce que les gens se sont abstenus
d’acheter» dit l’acte de vente. 1
– Dans une lettre envoyée en 1826-27 au cadi de Bayt al-mâl à Alger, le cadi
du district de Bnî Slîmân (mitidja) explique qu’il a demandé au caïd de ce
watan de se faire représenter pour surveiller la procédure de vente aux
enchères publiques d’une parcelle. Abstention du caïd et des acheteurs
sauf un qui a proposé 70 boujoux. Après quinze jours de «publication»,
personne n’a surenchéri. «nous l’avons augmenté de 13 boujoux, dit le
cadi, et nous avons conclu la vente avec lui... Ou bien vous nous faites
confiance, ou bien vous envoyez un commissionnaire de chez vous... ici les

1. An, Alger, Z 124.


194 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

gens du pays subissent la famine et n’ont aucun désir d’acheter. Ils veulent
plutôt vendre pour survivre.» 1
– Une lettre envoyée de Blida au bayt al-mâljî d’Alger en 1822-23 relate
comment le dépôt fait au bureau de Bayt al-mâl à Blida par Ben l’agha al-
Qalc î, a été décacheté après la mort de celui-ci devant le hakem et le cadi de
Blida. Le hakem a pris pour lui 60 douros, 33 dînârs d’or anciens et 9 dînârs
nouveaux, 1 mahbûb et 17 boujoux. Le correspondant ajoute : «Il vous
appartient soit de valider leur action, soit de récupérer l’argent de Bayt al-
mâl des musulmans».
– Une deuxième lettre au bayt al-mâljî d’Alger, en date de la première
décade 1244/5-14 mai 1828, dénonce les agissements du hakem de Blida qui
s’est emparé d’une partie de la succession d’un homme mort à tunis. Le
correspondant qui signe «serviteur de la justice à Blida» demande la
discrétion sur sa lettre et la protection du bayt al-mâljî.
nous ne savons pas quelle a été la réaction de celui-ci. En revanche, un
problème de même type a été traité, en appel, par le haut Conseil juridique
d’Alger. Les bénéficiaires d’un habous à miliana se plaignaient de l’annu-
lation de ce habous par le cadi de miliana. Convoqué à Alger, le cadi
reconnaît qu’il a agi non pas selon les règles canoniques mais sous la
contrainte des hauts responsables et par crainte pour sa vie et pour ses
biens. Son jugement est invalidé et le habous rendu aux bénéficiaires par
la haute juridiction algéroise en 1746. 2
Dans l’exercice de leurs fonctions, ces magistrats subissaient des inter-
ventions et des contrôles divers qu’il n’est pas toujours facile d’interpréter
parce qu’ils ne sont pas systématiques et peuvent être liés à des conditions
particulières. Citons quelques cas :
– Ainsi, en général, l’intendant des habous des Lieux Saints, gère son
domaine en toute autonomie, mais, par exemple, en février 1815, il décide
de réparer une maison, sans doute assez détériorée puisque les travaux
coûtent 1.440 pataques. Il note : «Dépense autorisée par hadj cAlî Pacha». 3
– Un bayt al-mâljî est installé en avril 1817. Il fait compter et enregistrer les
sommes d’argent qu’il y a dans son bureau en présence du khaznadjî.
– Une tradition orale raconte un épisode significatif de corvée locale vers
la fin de l’époque ottomane. Le cadi du watan désigne un groupe d’hommes
pour porter une poutre centrale jusqu’au lieu où il se faisait construire une
nouvelle maison. à mi-chemin, les hommes désignés pour cette corvée
apprennent que le cadi venait d’être destitué par le caïd. Ils laissent la
poutre au bord du sentier et rentrent chez eux.

1. AOm, Aix 1 mi 17 Z 36.


2. AOm, Aix 1 mi 10 Z 21.
3. An, Paris, 228 mi 46/344.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 195

4. La partie visible de l’iceberg


Au siècle de la course
Silence officiel, ambiguïté, rareté et caractère parfois partiel, incomplet de
l’inventaire, sous-estimation, volontaire ou non, de la valeur de certains biens,
différence des prix à différentes époques, allant parfois, surtout dans le
domaine foncier, très au-delà des fluctuations de la monnaie, cet ensemble
d’éléments est particulièrement sensible dans l’étude des hauts revenus.
En tenir compte dans l’établissement des critères pour l’appréciation des
grandes fortunes, c’est accepter comme base, faute de mieux, les chiffres
donnés par la documentation, et les soumettre quand c’est possible, à
différents rapprochements qui permettent de les compléter ou de les
apprécier de façon plus réaliste.
En gardant à l’esprit les difficultés de quantification liées au contexte,
fixons la première barre des grands revenus un peu haut. Soit autour de
10.000 piastres sévillanes, équivalant à environ 16 kg d’or fin.
Ceux dont la fortune chiffrée dépasse 10.000 piastres sévillanes, sont peu
nombreux. mais le problème se pose, dès le départ, des grandes propriétés
mises en habous, ou gardées en indivision, et donc non chiffrées. Ainsi,
certaines successions seraient classées en tête, si la valeur de ces propriétés
y était incluse.
Partons d’abord des chiffres donnés par les actes judiciaires.
Le tableau qui suit représente les successions dépassant la valeur de
10.000 piastres sévillanes. nous avons donné les équivalences entre monnaies
dans la première partie de ce volume. Rappelons que la valeur intrinsèque
de la piastre sévillane est constante tandis que le dînâr khamsînî connaît
une détérioration rapide entre 1580 et 1620, puis se stabilise jusqu’en 1685.
C’est ce qui explique les différences d’équivalence dans le tableau.

nom position/fonction somme (D.) somme (PS) date


Çâlah Khodja b.
Radwân al-turkî khodja 84.517 ryâl 42.251 1690
L’Emir cAlî émir 104.000 26.000 1618
Çafîr b. cAbdallah caïd env. 21.000
Sa’îd b. Brahîm faqîh et 89.196 18.576 1661
Qaddûra négociant
Rjab Agha b.
mâmî Bûgandûra agha + 84.000 18.103 1640
Caïd cAlî Bitchnîn caïd 27.000 16.875 1583
tahar b. mohammed faqîh 72.300 15.582 1617
Zohra bent al-Fihrî fille de faqîh 60.715 15.179 1619
mohammed Shalabî
b. Qubtân Rjab raïs 68.300 14.722 1640
mansûr b. cOmar faqîh et + 50.000 12.500 1598
négociant
196 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Ce tableau a besoin de quelques compléments qui précisent le contexte


et éclairent les raisons de certaines lacunes.
Les habous
En premier lieu se pose le problème des propriétés non évaluées. La liste
en est très longue. Elle comporte essentiellement des propriétés mises en
habous. Parfois, certaines propriétés restent indivises, par accord entre les
héritiers. C’est le cas, par exemple, de la succession du caïd mohammed al-
Rûchû, gendre de Ramdân Raïs. Les héritiers se partagent en janvier 1652 le
produit de la vente des biens meubles, de la valeur de 15.287 D. et de la
vente d’une maison (6.000 D.). Six ans plus tard, une autre maison est vendue
à 6.900 D. Les propriétés en indivision semblent beaucoup plus importantes:
une maison située à al-Batha (la place), quartier résidentiel des grands, près
du Palais du gouvernement, une autre maison dans le quartier Byâla, un
hawsh à Bnî Khlîl, des parts dans deux grands hammams d’Alger, etc.
En 1679, hadj mustfâ Jrâd laisse une succession évaluée à 43.837 D., dont
une maison évaluée à 22.000 D., 24 parts dans différents navires de course,
une boutique, etc. Par ailleurs, il avait mis en habous une maison achetée
au prix de 6.000 D. Ses héritiers en avaient l’usufruit, mais cela n’est en
général pas inscrit dans les successions puisque les propriétés habous
n’appartiennent pas formellement aux bénéficiaires.
Brèches dans la muraille
Il est bien connu, et nous ne faisons ici que le rappeler, que les détenteurs
du pouvoir utilisaient la mise en habous de leurs propriétés, comme un
bouclier protecteur contre les convoitises éventuelles de leurs successeurs.
mais les procédures juridiques, même revêtues du sacré, ce qui est le cas des
habous, sont maniables et interprétables au gré des circonstances politiques.
Examinons d’abord un cas édifiant : une procédure de habous à épisodes.
Une véritable comédie dramatique en trois actes :
Premier acte : Fin 1644, al-c Ilj (le converti) Shâcbân b. cAbdallah al-Janwîz
(le Génois) et sa femme Sultâna b. murâd, mettent en habous une grande
demeure princière, un culwî, deux boutiques et une petite maison.
Deuxième acte : En février 1657, une partie des habous est invalidée.
troisième acte : Début avril 1663, l’invalidation est annulée parce qu’elle
était motivée par la crainte qu’inspirait le détenteur du pouvoir, à qui on
avait «libéré» une partie des habous pour qu’il puisse s’en emparer.
Un cas semblable mais plus ambivalent : en 1659 et 1661, le riche négo-
ciant Slimân, fils du grand et célèbre raïs d’origine andalouse, Sacïd
al-Shuwayhid, met en habous des terres, le fameux hammam de Khidhr
Pacha, un culwî, un four à chaux et un four à pain. Un quart de siècle plus
tard, son fils Yusuf va conquérir pour la famille des Shuwayhid (transcrite
Shuwayhit aux XVIIIe et XIXe siècles) le poste quasi permanent dans sa
descendance d’amîn al-umanâ (syndic des syndics des métiers) et parfois celui
de muhtasib (chef de la police des marchés). à partir de cette haute position
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 197

sociale, Yusuf vend le sixième du hammam, le tiers de la maison, les deux


tiers du four à chaux et du four à pain. Ces biens habous étaient sensés inalié-
nables mais quand on est le détenteur officiel du Recueil des Règlements
de la ville, on peut, sans grande difficulté, réinterpréter un acte de fonda-
tion de habous.
c
Alî Bitchnîn
à propos du caïd cAlî Bitchnîn, il faut rappeler qu’il y a eu au moins
deux, sinon trois homonymes. Le premier, qui fut caïd de Bône, était
l’affranchi de Khodja Bîrî ou de son fils Fathallah. Il est d’origine corse,
selon haëdo qui le cite parmi les plus riches caïds d’Alger en 1581. Il était
encore caïd de Bône quand il a acheté le Badistan, ses galeries avec ses 27
boutiques et magasins. C’est le même personnage qui est plusieurs fois
mentionné dans la correspondance des Lenche comme ami personnel d’A.
Lenche et l’un de ses meilleurs clients. De 1590 à 1593, il achetait pour plus
de 3.000 écus de marchandises. 1
Ce caïd cAli Bitchnîn était mort avant l’année 1599, comme l’attestent les
témoignages que le problème juridique de sa succession avait suscités et qui
furent enregistrés dans un acte notarié en date des débuts rajab 1007/fin
janvier 1599.
Le second cAli Bitchnîn, grand négociant, affranchi de hadj mustafâ b. Qâra
c
Alî, est mentionné dans l’acte de succession du négociant andalous hadj
mansûr b. cOmar, en date de 1008/1599-1600. Il était marié à nafîsa, fille de
celui-ci. En juillet 1622, il institue en habous ses propriétés au profit de sa
femme nafîsa b. hadj mansûr, de sa fille et de ses autres descendants.
Deux éléments de l’acte de habous signalent l’importance de ce négociant.
Il est qualifié de al-mucaddam (très honorable), titre qu’on donne générale-
ment aux plus hauts responsables (pacha, agha, amiral, etc.). Parmi ses
propriétés mises en habous, on cite «sa célèbre maison située près du Palais
princier», ce qui indique l’importance de cette demeure. Sont mentionnés
aussi, un fondouk entier et 17 boutiques et magasins de valeur, signes d’une
richesse hors du commun. 2
Le fondouk Bitchnîn était sans doute parmi les plus importants édifices
de ce type à Alger car il est donné comme repère de quartier dans les actes
du XVIIe et du XVIIIe siècle, ainsi d’ailleurs que la mosquée Bitchnîn qu’il
a fait construire à ses frais et au bénéfice de laquelle il a institué d’autres
propriétés habous.3
Ce personnage important était-il le fameux corsaire Alî Pechinine des
sources européennes ? Gramaye le cite parmi les corsaires d’Alger en 1619 4.

1. P. Girard, Les Lenche..., p. 97, et P. masson, Les Compagnies..., p. 153.


2. AOm, Aix 1 mi 22, Z 45.
3. Cf. A. Devoulx, Les édifices..., R.A., 1864, pp. 33-37.
4. A.m. Benmansour, op. cit.
198 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Le consul Chaix signale le 20 juillet 1620 «la prise d’une barque française
par un bateau de Pisixino» 1. Une autre correspondance consulaire fran-
çaise du 7 mai 1630 informe de la prise d’un navire français par «la galère
de Chilibi Pichinin». 2
Ce Alî Peccinino est rendu célèbre par les écrits de divers auteurs
européens. Dan en parle longuement dans la deuxième édition de son
ouvrage publiée en 1647. D’Aranda et F. Khnight l’ont connu de près et
témoignent de son immense richesse. Les «Pères rédempteurs» qui, trop
souvent, mêlent le romanesque et les histoires édifiantes au strict témoignage,
ont beaucoup écrit sur la puissance politico-militaire et la fortune fabuleuse
de ce «général des galères».
Comme on l’a vu, les traces trouvées dans les archives d’Alger ne
permettent pas d’affirmer de façon sûre si ce corsaire mort en 1645 était notre
très honorable négociant, déjà marié en 1599.

Lacunes et difficultés d’estimation


Les valeurs du tableau précédent ne sont pas des estimations à l’exception
de celle relative à la succession du caïd Çafîr b. cAbdallah, affranchi du caïd
Jacfar Qatânya (à ne pas confondre avec son homonyme, affranchi et compagnon
de Khayr al-dîn Barberousse dont la mosquée Çafîr porte le nom).
L’estimation de la fortune du caïd Çafîr est fondée sur le fait que ses
propriétés mises en habous donnaient une rente annuelle de 326 dînâr ziyânî
à l’époque où ce dînâr valait plus de deux piastres sévillanes. Les valeurs
qui portent la marque + renvoient seulement au fait que la liste des biens
est incomplète et qu’elle s’arrête autour du chiffre cité.
Parfois, s’agissant d’acte notarié, l’inventaire après décès est complet,
mais pose problème, soit par l’imprécision des termes monétaires utilisés,
soit que les valeurs paraissent aberrantes, eu égard aux valeurs foncières
comparables du moment.
Ainsi les biens laissés par le faqih-négociant Ahmed Yahyâ al-Bonnatiro,
dont le patronyme ou le nom de métier signifie fabricant de chéchias
(bonnets d’où bonnatero, mot andalou dérivé de l’espagnol) : il laisse un petit
fondouk, la moitié d’un grand fondouk, une partie du «fondouk de l’or»,
le fondouk des bêtes, quatre boutiques et la moitié d’une boutique, les deux
tiers d’un jnân, plusieurs jardins maraîchers, des meubles, des objets
précieux, etc. L’ensemble fait 4.889 D. En 1594-95 cela fait autour de 2500
piastres sévillanes. Dans cette énumération, la valeur de la moitié du grand
fondouk et de deux magasins de valeur, est de 1.000 D. C’est incompré-
hensible à un moment où les valeurs immobilières à Alger et dans sa région
connaissaient une hausse qu’on peut qualifier sans exagérer de véritable
révolution des prix.

1. h.-D. de Grammont, Relations..., R.A., 1879, pp. 95-96.


2. Id.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 199

Ce cas n’est pas isolé. Plusieurs cas semblables peuvent être cités à la
même époque, comme par la suite. Sous-estimation délibérée quand des
périodes politiquement difficiles poussent à la prudence et à la discrétion?

Hautes fortunes au Siècle du Blé


La liste suivante se situe entièrement au XIXe siècle. La période des guerres
européennes a vu se cumuler dans les dernières années du XVIIIe siècle et
la première décennie du XIXe les effets de la hausse des exportations et de
l’essor de la course. Il est évident que les grandes fortunes sont loin de se
limiter à notre liste et à l’époque limitée qui l’encadre. Le hasard de
conservation des documents est sans doute le premier responsable de cette
situation. D’autres facteurs ont dû jouer à certaines époques, parmi lesquels
le silence officiel évoqué plus haut sur certaines pratiques liées à des types
d’accumulation jugés honteux ou risqués à dévoiler. Par certains aspects,
la liste qui va suivre fournit une sorte de contre-exemple de ces pratiques.
Le dernier dey d’Alger est qualifié unanimement par ceux qui l’ont connu
et fréquenté (aussi bien algériens qu’étrangers) comme étant un homme
pieux, appliquant une justice loyale et humaine. Cette exceptionnelle
condition de sécurité pour les grandes fortunes semble les avoir fait sortir
du secret traditionnel, devenu une nécessité impérieuse pendant les années
de crise politique (1805-1817). L’argent n’avait pas non plus de raisons de
se cacher pendant la longue période de stabilité politique qui a ouvert la
deuxième moitié du XVIIIe siècle et dont l’absence sur notre liste est liée
principalement à la perte de la majeure partie des archives algériennes.
En tête de liste vient un cas qui illustre bien le nouveau phénomène de sortie
de l’ombre des grandes fortunes. Il s’agit de l’évaluation, faite officiellement,
en termes monétaires, de la fortune la plus élevée qu’on puisse trouver dans
les registres de Bayt al-mâl et dans les actes judiciaires d’Alger. Pourtant,
l’évaluation ne concernait qu’une partie de la fortune considérée, à savoir
les «bijoux et perles de cAysha fille de hasan Pacha». L’estimation a été faite
par des experts sous l’autorité du directeur de la monnaie, en présence du
représentant mandaté par le mari de la fille de l’ancien dey. Elle atteint la
somme de 243.476 ryâls boujoux, soit près de 100.000 $.
Pour la conversion des sommes exprimées en ryâl drâhm dans une monnaie
étrangère comme la PS ou le dollar, on a simplifié les fluctuations de la
période d’instabilité de la monnaie algérienne :
1 PS ou 1 $ = 4,5 pataques avant 1805
" = 5 entre 1805 et 1817
" = 7,5 après 1817.

Comme pour le tableau précédent, il arrive que les propriétés foncières n’y
soient pas inclues ou que la liste reste incomplète. Ces cas sont signalés lorsque
l’information disponible le permet. mais en raison de l’importance des biens
fonciers dans la composition des grandes fortunes, le tableau représente
200 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

surtout les niveaux de fortune en biens meubles et immeubles déclarés ou


évalués, compte non tenu des «trésors cachés» et des propriétés habous.
Pour compenser ces lacunes, le tableau est suivi d’une liste de successions
qui se rapprochent plus ou moins du seuil de 10.000 PS, mais qui, en fait,
le dépasseraient largement, si les propriétés connues par ailleurs y étaient
incluses.
D’abord quelques informations complémentaires :
– On ne connaît pas l’identité de hadj husayn Pacha, mort à tunis en
venant de turquie. Ses biens consistant exclusivement en objets précieux et
en numéraire, étaient évalués et mis en dépôt au bureau de Bayt al-mâl à Alger.
– le négociant Slimân Krîtlî fait partie d’une famille de grands dignitaires
dont un agha et deux raïs.
– tall Slimân avait des propriétés à Alger et à tlemcen, non comprises dans
le montant établi par Bayt al-mâl.
– Concernant A.R. parent par alliance de hasan Pacha, parti en turquie,
ne figure dans le tableau que la valeur d’une maison qu’il possédait, saisie
par Ahmed Pacha. Il l’avait achetée à 5.000 S, soit 10.000 PS.

nom et prénom profession somme en P. somme en P.S. date


c
Aysha bt hasan Pacha fille du dey 730.428 97.390 1828-9
hadj husayn Pacha pacha 591.159 78.821
Slimân al-Krîtlî négociant 150.440 33.431 1803-4
tall Slimân négociant 147.792 32.880 1802-3
hadj mohammed
trabûlsi négociant 143.069 31.793 1801-2
L’agha des spahis hR 130.000 28.889 1805-6
AR Çâyjî l-imâra hR 166.821 22.133 1821
husain Bayt al-mâljî hR 106.510 14.201 1822
AR Cihr hasan Pacha hR 45.000 10.000 1805
Sources : Bayt al-mâl, reg. n° 1,2, 3 et 5.

Pour suivre une ligne commode quoiqu’imparfaite, les fortunes sont clas-
sées dans le tableau par ordre décroissant d’après les sommes relevées
dans les registres de Bayt al-mâl et les actes judiciaires.
En fait, l’importance des plus grandes fortunes est parfois d’un tout autre
ordre, mais il est présentement impossible d’en donner un chiffre même
approximatif.
Pour illustrer cette situation, on peut citer quelques exemples parmi les
plus frappants. Commençons par le plus illustre des noms cités dans le
tableau qui suit : Yahya Agha. Les actes judiciaires inscrivent parmi ses
propriétés mises en habous au profit de ses descendants sa demeure à
Alger, un palais plutôt qu’une maison. Il avait aussi des maisons à Blida,
dont une qu’il a occupée jusqu’à sa mort, des jnâns et des fermes dont la
fameuse maison Carrée qui a donné son nom en français à al-harrach,
banlieue d’Alger. C’était une ferme modèle avec ses diverses plantations,
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 201

ses étables et ses grandes étendues de terres irriguées et cultivées avec un


grand soin.
Une autre grande fortune est celle de mohammed Khodja muqâtacjî. Cet
homme qui a assuré pendant des décennies le poste de premier secrétaire
d’état avait mis en habous un fondouk, un culwî et des boutiques au profit
de la mosquée, de la zaouïa et de la médersa qu’il avait fait construire à ses
frais. Il était marié à la fille de mustafâ Khodja, réputé comme un des plus
grands fortunés d’Alger.
c
Abd al-Rahmân al-Barbrî, beau-parent d’Ahmed Pacha appartient à une
famille d’ulémas et de négociants, apparentés aux descendants de cAbd al-
Rahmân thaâlibî, dont certains biens habous remontent au XVIe siècle.
Lui-même était négociant comme son père Qaddûr et son frère hasan. Le
carnet de celui-ci montre que le négoce international pratiqué par cette
famille se montait dans chaque opération à des milliers de PS.
Concernant le négociant mustfâ b. mrâbit, la somme indiquée est celle
d’une maison qu’il a vendue. nous n’avons pas d’autres indications sur sa
fortune.
Pour le reste, comme il s’agit dans tous les cas d’une partie seulement de
la fortune considérée, on peut supposer raisonnablement que chacune des
fortunes citées dans ce tableau est beaucoup plus élevée dans les faits.
Dans l’ensemble des deux tableaux se trouvent dix-huit hauts responsables
(hR) et six négociants dont un étranger et deux étroitement liés au sommet
du pouvoir, soit par des liens matrimoniaux, soit par des relations d’affaires.
nom et prénom position/profession fortune en P. fortune PS date
AR al-Barbrî négociant 47.764 9.153 1812
mohammed Khodja
muqâtacjî hR 45.025 9.005 1805
Bakîr Khodja hR 66.459 8.861 1823
le hakem de miliana hR 42.000 8.500 1805
hadj mohammed
Bayt al-mâljî hR 55.972 7.463 1825
hadj mohammed
Buchmâyam négociant 51.657 6.888 1818
Sacdî al-mazwâr hR 50.762 6.769 1829
mustfâ Khodja hR 30.762 6.152 1811
hadj hasan Qubtân hR 40.373 5.383 1817
Yahya Agha hR 40.100 5.347 1823
mohammed
Shâwush hR 32.120 4.283 1820
mustfâ b. mrâbit négociant 30.000 4.000 1826
Ahmed Khodja hR 24.773 3.303
hasan hâkim
de Blida hR 23.759 3.168 1827
mustfâ Agha hR 22.385 2.985
Sources : Bayt al-mâl, reg. n° 1, 2, 3 et 5. et Actes judiciaires Z 84-86.
202 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Si l’on descend à un niveau de fortune se situant entre 20.000 et 40.000


pataques, une brèche s’ouvre vers quelques oulémas, raïs, marchands et
fabricants d’étoffes de luxe, quelques syndics de métiers. mais la catégorie
des hauts responsables domine largement, suivie des négociants qui semblent
bien avoir profité du développement du commerce international et de la
course. Directement en-dessous se situent les catégories intermédiaires.

5. déplacements de positions
Avant de les aborder, jetons un coup d’œil sur les changements, en termes
de positions de fortunes, qui ont pu intervenir au sein des couches dirigeantes.
La rareté des données, leur dispersion sur de longues périodes et, parfois,
l’imprécision et la sous-estimation des fortunes, évoquées plus haut,
empêchent de procéder à des analyses statistiques rigoureuses. mais en
combinant les données chiffrées établies avec les autres informations
recueillies par ailleurs, on pourrait dégager très schématiquement quelques
tendances.
Au sein de l’élite du pouvoir, les plus hauts revenus et les plus grandes
fortunes restent comme tendance dominante et durable, aux mains des
détenteurs d’un commandement politique ou militaire, et des directeurs, à
l’échelon central, d’un des grands services administratifs. Cette suprématie
incontestable n’a pas empêché certains déplacements dans les positions
tenues au sommet du pouvoir :
– Au Siècle de la Course, et en particulier dans sa première moitié, on est
frappé par la prépondérance des convertis et des Andalous :
Sur 42 inventaires des successions les plus riches d’Alger à cette époque,
16 sont des convertis (culûj) et 15 sont d’origine andalouse. Parmi les 16
c
ulûj, 9 sont caïds et 3 négociants (notons au passage une évolution signi-
ficative du mot «caïd». Au XVIe siècle et pendant la première moitié du XVIIe,
ce titre précédait le nom de celui qui le détenait quel que soit par ailleurs
le rôle présent de cette personne (pacha, amiral, intendant des finances ou
de Bayt al-mâl, etc. Cet usage disparaît pratiquement par la suite ou laisse
place à un emploi beaucoup plus fonctionnel et plus modeste – caïd d’un
watan ou d’une ville. Dans le premier usage, on était caïd d’une armée, d’une
province, ou d’une grande métropole. Le titre d’agha, introduit par les
turcs, quoique désignant particulièrement divers commandements militaires,
est progressivement devenu, à l’instar du titre de caïd utilisé auparavant,
et en le supplantant, quelque chose d’honorifique qu’on garde à vie tout en
occupant d’autres fonctions y compris les plus hautes).
Le passage du «caïd» à «l’agha» traduit à sa façon un des aspects de l’évo-
lution générale, à savoir l’imprégnation ottomane des formes du pouvoir.
D’autres changements ont marqué cette évolution. Le Siècle du blé voit
monter de nouveaux groupes dans l’ensemble de la société, comme le
montrent les développements qui vont suivre.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 203

Les convertis
Dans la littérature historique européenne, on a beaucoup écrit sur ces
hommes qualifiés de «renégats», terme partisan, chargé d’esprit polémique,
y compris dans sa connotation moderne. nous lui préférons le mot
«converti», plus neutre. En arabe, on les appelait culûj. Ce n’est pas l'origine
européenne, mais leur origine religieuse qui distingue les culûj. Les Albanais,
Bosniaques, et autres originaires des Balkans font partie des «turcs» d'Alger
quand ils sont d’origine musulmane, mais ils sont appelés culûj (pl. de cilj)
s’ils sont d'origine chrétienne.
De façon romancée ou non, les exploits de Euldj Alî, mourad Raïs, hasan
Veneziano ou cAlî Bitchnîn, ont servi à illustrer l’extraordinaire aventure de
ces émigrés d’un genre nouveau, parfois volontaires, trop souvent forcés,
qui finissaient rois d’Alger, Grands Amiraux de la flotte ottomane et même
premiers ministres de l’Empire. Cela est bien connu et ne sera pas repris ici.
nous mettrons plutôt l’accent sur un aspect peu étudié que nos sources
permettent d’entrevoir. Il s’agit de l’immense effort d’adaptation
qu’impliquait leur intégration réussie dans une société musulmane.
Dans un acte de habous établi par Khayr al-dîn au profit de la mosquée
construite par son affranchi, le caïd Çafîr, celui-ci est qualifié de «talî kitâb
Allah» (récitant du Coran) 1. Dans d’autres actes on décerne à Euldj Alî le
titre de «hâfidh» (celui qui connaît tout le Coran par cœur). Au-delà de la
flatterie courtisane des scribes à l’égard d’hommes tout puissants, l’indication
est précieuse, car elle ne peut être inventée dans ce type de document
notarial. Elle montre l’effort sérieux que ces hommes ont accompli sur eux-
mêmes pour réussir leur reconversion, au sens le plus fort du terme, quels
que soient par ailleurs leurs sentiments profonds et le type de croyance ou
d’incroyance qu’ils ont gardé ou adopté au fond de leur âme.
à cet égard, divers témoignages européens et ottomans 2 qui méritent
d’être étudiés de plus près, suggèrent que hasan Agha était hésitant face
à l’expédition de Charles Quint contre Alger en 1541. D’autres laissent
entendre que Euldj Alî aurait gardé (ou retrouvé à la fin de sa vie) sa foi
chrétienne. Quant à Alî Pechinino, les auteurs européens 3 qui l’ont connu
décrivent son indifférence religieuse avec beaucoup de vraisemblance. En
revanche, des convertis repris par des navires chrétiens et présentés à
l’Inquisition espagnole avaient manifesté fermement leur attachement à
leur nouvelle foi musulmane face à l’immense capacité de pression de cette
terrible machine.4

1. A. Devoulx traduit littéralement «le lecteur du livre de Dieu», in R.A., 1870, «Les édifices...»,
p. 189.
2. Sur hasan Agha, cf. Ch. de La Véronne, Oran..., pp. 193-196 ; P. P., «L’expédition espagnole
de 1541 contre Alger», R.A., 1891, pp. 177-206 ; A. temimi, «Une lettre des morisques de
Grenade au Sultan Sulayman al-Qânûnî», Rhm, janvier 1975, pp. 105-106.
3. Cf. en particulier E. d’Aranda, Les Captifs d’Alger, op. cit., pp. 153-155.
4. Plusieurs exemples sont donnés par Bennassar, Les Chrétiens..., op. cit.
204 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

En tout cas, certains de ces convertis étaient khodjas à des postes


importants, ce qui suppose un minimum de connaissance de la langue,
des lois et des règlements employés dans l’administration d’Alger. La
plupart des noms d’intendants d'«al-mawarîth al-makhzaniya» (appelée plus
tard Bayt al-mâl) relevés dans les Actes allant du milieu du XVIe siècle au
milieu du XVIIe siècle, étaient des noms de convertis. Leurs enfants sont
assimilés aux kouloughlis. husayn b. Rjab cite, comme muphti hanéfite
d’Alger dans les années 1630 «le très docte muphti de l’Islam Sidi
mohammed ben Sidi Ramdan ben Youssef el Oldj» 1. En général, l’auteur
utilise sidi en signe de vénération pour les grands oulémas de son époque.
On a donc un «Youssef el-Oldj», un converti du XVIe siècle, dont le fils et
le petit-fils sont parmi les grands oulémas d’Alger. Que les qualités
personnelles et les compétences acquises ou héritées permettent à ces
convertis et à leurs enfants d’occuper les plus hautes fonctions politiques
et militaires, cela était dans la société cosmopolite d’Alger une pratique
courante et bien connue. mais qu’en une génération ou deux, les enfants de
convertis deviennent «docte muphti de l’Islam» et accèdent à la plus haute
dignité religieuse du pays, l’exploit en termes de parfaite intégration est digne
d’intérêt.
à propos d’Euldj Alî, certaines sources affirment qu’avant d’être capturé,
il était séminariste. Le fait d’avoir fait des études religieuses, facilite du
point de vue technique, l’apprentissage du Coran et la connaissance d’une
religion qui somme toute, a la même origine, recoupe largement la Bible et
adore le même Dieu.
La stratégie d’intégration de ces nouveaux venus à l’Islam repose en
partie sur les alliances matrimoniales, généralement combinées à ce rapport
de caractère presque filial entre l’affranchi et son ancien maître.
Pendant le Siècle de la Course, des conditions particulières ont renforcé
les liens, y compris matrimoniaux, entre convertis et Andalous. Les relations
nouées autour de la course et de son compagnon de toujours, le négoce, y
ont contribué et peut-être aussi de part et d’autre, la connaissance de
l’espagnol qui permet un accès facile aux langues romanes apparentées, ou
du moins, à ce succédané pratiqué dans ces milieux à Alger, la lingua franca.
Peut-être a joué surtout l’exceptionnelle réussite sociale de ces deux groupes
qui, prenant des chemins différents, se rejoignent au sommet de la structure
sociale, par leurs richesses matérielles, leurs compétences techniques et les
positions spécifiques qu’ils occupent au sein des couches dirigeantes.
Ces positions ont une histoire différente pour chacun de ces groupes
d’émigrés particuliers. L’arbre ne doit pas cacher la forêt. Pour chaque
génération de convertis, la réussite exceptionnelle est le fait d’une petite
minorité. Il est vrai aussi que pendant quelques décennies, Alger brillait d’un

1. Cité par A. Devoulx, Les édifices..., R.A., 1867, p. 386.


mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 205

éclat italien dû à la présence massive de convertis et de captifs originaires


d’Italie. C’était le plus fort moment de la course, situé grosso modo entre
1580 et 1640. C’était aussi la période de la plus forte densité de données sur
les riches convertis, pachas, aghas, caïds, amiraux, grands corsaires,
négociants et parfois simples soldats mais tout de même, moyennement
riches. notons ici qu’on les retrouve plus souvent parmi les fondateurs de
habous de riches propriétés que dans les inventaires de successions.

Les Andalous
Cette période favorable aux convertis, l’a été tout autant aux Andalous.
mais ceux-ci ont duré plus longtemps alors que les convertis se réduisaient
rapidement dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et que leurs descendants
étaient complètement absorbés par le groupe des kouloughlis. Le peuplement
andalous d’Alger est plus ancien. Il a précédé l’arrivée des turcs et a été leur
principal soutien, à côté des différents mouvements «maraboutiques»
mobilisés par le jihâd contre les Espagnols. Il s’est renforcé lors des expulsions
massives des moriscos décidées par les Espagnols à la fin du XVIe siècle et
autour des années 1609-1611. C’est en groupes compacts, organisés,
solidaires, fortement motivés contre l’oppresseur espagnol, qu’ils arrivaient
dans les villes du maghreb.
La réussite des Andalous à Alger a fait dire au marchand auteur anglais
F. Knight qu’à Alger, dans les années 1630 où il était esclave pendant sept
ans, les turcs n’avaient de pouvoir qu’en imagination. Selon lui, la propriété
des terres et des navires appartenait aux «mores» et aux «tagarins». Les
Andalous avaient développé à Alger les techniques de construction,
d’hygiène, de plantations industrielles (lin, mûrier, coton, etc.), embelli et
fortifié la ville, intensifié les réseaux d’hydraulique et d’évacuation des
eaux usées, etc.
Effectivement, en ces années, les grands mcallim (maîtres artisans et
architectes) cités dans nos sources comme dirigeants des grands travaux
d’urbanisme à Alger étaient Andalous. Comme l’étaient de riches fabricants
et marchands de soieries, de chéchias et d’étoffes de luxe.
Parmi les quinze plus riches Andalous cités plus haut, cinq étaient oulémas-
négociants et deux étaient raïs.
Les Andalous trouvaient dans la société d’accueil des disponibilités
favorables, liées à de vieilles et solides affinités culturelles. Cela n’excluait
pas les conflits de pouvoir ou d’intérêt et toutes sortes de rivalités.
Il y a au moins un groupe à Alger, où des liens très étroits unissaient
Andalous et Baldi dès le XVIe siècle. C’est celui des grandes familles
d’oulémas et de chérifs où régnait une espèce d’endogamie de caste qui ne
s’ouvrait parfois, à son corps défendant, qu’aux puissants du moment. Les
familles Fahri, Ben Assakhri, Ben Wadheh, Grawish, et autres descendants
de thâclibî, Zahhâr al-Shrîf, etc. finirent par former une large parentèle
206 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

héritière de science, de hautes fonctions religieuses, de nobles origines et


de grandes propriétés indivises dont la fondation en habous remonte parfois
à la première moitié du XVIe siècle. à l’instar des convertis, mais à un
rythme beaucoup plus lent, les Andalous vont progressivement se fondre
dans la population d’Alger. Seules quelques grandes dynasties d’oulémas-
négociants-hauts responsables vont garder de solides références d’origine,
tout en étant apparentées souvent aux familles algéroises de même statut
social et culturel. La grande masse va, à partir du XVIIIe siècle, faire partie
des Baldi qui formaient les couches intermédiaires et une partie du petit
peuple, enracinés dans la ville et lui donnant son cachet propre. Il faut ici
apporter quelques touches qui nuancent un peu le tableau général.

La place des Turcs


La première a trait à l’affirmation de F. Knight sur le pouvoir imaginaire
des turcs. 1 C’est une vision partielle qui fausse la perspective. Il voyait
autour de lui beaucoup de riches et puissants «mores et tagarins», mais il
ne voyait peut-être pas très clairement au-dessus de lui. En fait, au sommet,
les turcs et assimilés détenaient la plupart du temps et dans la majorité des
cas, les rênes du pouvoir. Dans la liste des pachas, des aghas, des deys, des
beys, des khaznadjis et autres grands ministres, il y a sans doute des
convertis, quelques Arabes du Levant, des Albanais, des Géorgiens, des
Kouloughlis, mais surtout des turcs et jamais de «mores et tagarins». Or,
comme nous l’avons montré précédemment, toutes les données disponibles
convergent : à toutes les époques, le fait d’occuper les plus hauts postes
politico-militaires est la première source d’enrichissement. La prépondérance
des convertis pendant quatre ou cinq décennies était liée à ce fait. Ils
occupaient les plus hauts postes, en plus de leur prédominance dans le
secteur fortement rémunérateur de la course. Cette période d’environ un
demi-siècle exceptée, la place des turcs au sein des couches supérieures reste
prédominante y compris en termes de richesses foncières et mobilières. Il
est vrai qu’elle se fait progressivement et qu’en raison de la quasi absence
de documents notariaux relatifs aux biens des plus hauts responsables,
quelques irrégularités peuvent affecter le tableau d’ensemble à certains
moments. C’est ainsi qu’entre 1630 et 1680, sur les quatorze plus grandes
fortunes enregistrées dans nos sources, sept appartiennent à des Andalous,
quatre à des turcs, deux non déterminées et une à un converti.
mais le tableau change rapidement si l’on intègre dans le classement des
fortunes les propriétés foncières que les responsables mettent en habous au
profit de leurs familles pour échapper aux confiscations. Dans ce cas, pour
la même période, sur 313 fortunes inventoriées, les turcs occupent la
première place avec 43% suivis des Andalous 28%, les non déterminés 17%,
les Baldi 8% et les convertis 4%.
1. F. Knight, A Relation..., op. cit., p. 32.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 207

Au siècle suivant, sur 1081 actes enregistrés entre 1688 et 1785, les turcs
restent en tête avec 41%, les non déterminés tiennent la deuxième place
avec 31%, viennent ensuite les Baldi 23%, et les Andalous 5%. Il n’y a dans
cet ensemble que six convertis. Précisons que les non déterminés couvrent
un large éventail de citadins dont les sources ne précisent pas l’origine. Il
est intéressant de noter que ce sont eux qui occupent la première place
entre 1785 et 1830. Sur 276 inventaires, les non déterminés sont 136 (49%),
les turcs sont 92 (33%) et les Baldis 51 (18%) ; les convertis et les Andalous
sont pratiquement absorbés par les non déterminés.
Le même phénomène se retrouve dans la répartition des actes de tran-
sactions foncières de la dernière période : 55% non déterminés, 24 % de turcs,
21% de Baldi.
La deuxième remarque est relative aux frontières ethniques. En effet,
voilà des «ethnies» qui s’éteignent après une seule génération. Les enfants
des turcs et des convertis ne font plus partie de ces deux catégories. Ils
forment un groupe à part, appelé les Kouloughlis, non pas seulement
comme on le dit généralement parce que leur mère est autochtone. En effet,
qu’est-ce qu’une autochtone dans cette ville dont les émigrés de toutes
origines forment l’ossature, et peut être du moins entre 1580 et 1640, la
majorité de la population. En vérité, parmi les Andalous, les turcs et les
convertis qui peuplaient Alger, la présence de femmes de ces mêmes origines
était massive. Aucun des groupements d’origine n’avait un caractère de caste
fermée. Ils échangeaient les femmes avec tous les autres groupes. Seuls les
«chérifs» et des groupes maraboutiques qui leur sont assimilés avaient
comme principe de ne pas donner leurs filles en dehors de leur «noble
lignée religieuse».
En fait, l’endogamie chérifienne et maraboutique est toute relative. Les
dérogations à ce principe touchent même les plus célèbres familles de cette
catégorie. Dans les registres de habous et les Actes notariés figurent des
soldats et des officiers d’origine turque, comme descendants par leurs
mères de Sidi cAbd al-Rahmân thacâlibî, Sidi mohammed al-Shrîf Zahhâr,
Sidi cAlî b. mbarek, al-Shaykh mohammed b. cAlî trabulsî, etc. 1
De surcroît, cette «noble origine» est dépréciée par de multiples prétentions.
Parmi les «chérifs» d’Alger, il y avait des Berbères, des Andalous, des turcs
et parfois des Arabes ! Au moins trois deys d’Alger prétendaient avoir une
origine chérifienne. husayn Khodja al-Sharîf, Bakdâsh Khodja et hadj cAlî
Khodja. husayn et hadj Alî étaient d’origine arabe d’après des sources
sérieuses qui reconnaissaient la probable authenticité chérifienne du dey hadj
c
Alî Khodja.2 Quant à l’Anatolien Bakdâsh, c’est sans doute sa réputation
de grand orateur et prédicateur en arabe classique qui lui permit de prétendre
au titre de chérif.

1. An, Alger, Z 16, Z 27, Z 101 et Z 136-137.


2. Cf. A.t. madani, Mudhakkirât..., op. cit., et A. Sacadallah, al-Tarîkh al-Thaqâfî, t. I et II, op. cit.
208 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Frontière sans passerelles ? Les hors communauté


Pour compléter le tableau ethnique, il faut ajouter deux groupes non
musulmans, importants par leur nombre et leur rôle économique et social:
les Juifs et les esclaves chrétiens. Pour des raisons différentes, ils figurent
rarement dans ce qui reste des archives ottomanes d’Alger. mais quand ils
y sont, c’est qu’un chemin particulier les a conduits vers le sommet. Les Juifs
y accèdent en tant que négociants internationaux, et les Européens en
quittant le statut de captif chrétien pour celui de converti.
Aux yeux des musulmans de l’époque, la véritable frontière qui séparait
les différentes communautés était celle de la religion. Le discours officiel
discriminant à l’égard des non musulmans reflétait, certes, un état d’esprit
général, mais dans la vie quotidienne, les liens étaient multiples et
n’excluaient pas le domaine affectif. Comme le disait m. Rodinson 1, «dans
le monde musulman également, les remarquables travaux de S.D. Goitein
ont montré que les Juifs ne se distinguaient des populations musulmanes
ou chrétiennes que par la religion et les traits culturels qui y étaient liés
directement.» 2

Les Juifs d’Alger


Les Juifs d’Alger étaient organisés en communauté autonome gérant ses
propres affaires, tenant ses propres archives, y compris judiciaires et
notariales. Beaucoup d’études ont essayé de retracer leur histoire à travers
les âges, mais peu se sont données pour objet la période ottomane. Par sa
méthode et son esprit, l’article d’Eisenbeth 3 date, mais apporte beaucoup
d’informations utiles.
Les brèves notations que nous consacrons ici à cette communauté ne
prétendent pas combler le vide sur ce sujet mais cherchent à délimiter la place
particulière qu’ils occupaient dans la société de l’époque. Sur leur nombre,
comme sur le nombre de la population d’Alger à différents moments des
trois siècles ottomans, les divergences d’estimation n’empêchent pas
d’avancer des ordres de grandeur raisonnables. Si l’on en juge par les
statistiques françaises d’après 1830, ils étaient dans les décennies qui ont
précédé l’intervention française, autour de 5.000, soit environ le dixième de
la population d’Alger.
C’est une présence numériquement importante. On sait que l’implantation
de la religion juive au maghreb remonte à l’Antiquité et qu’elle a été adoptée
par une partie de la population dans différentes régions maghrébines. Cette
présence est restée permanente. mais c’est surtout l’arrivée massive de
Juifs d’Espagne à la suite des persécutions religieuses du XVIe et du début
du XVIIe siècle, qui a renforcé le poids de cette communauté.

1. m. Rodinson, Peuple juif ou problème juif ? Paris, 1981, p. 91.


2. V. S.D. Goitein, Juifs et Arabes, Paris, 1957.
3. m. Eisenbeth, «Les Juifs en Algérie et en tunisie à l'époque turque 1516-1830», R.A., 1952.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 209

Depuis L. de tassy 1 on a pris l’habitude de distinguer entre Juifs européens


et Juifs autochtones. C’est une distinction de fait et non de droit. La
correspondance officielle et les différents documents émanant des deys
d’Alger considèrent les Juifs résidant en Algérie comme des sujets de l’état
sans distinction d’origine. En mentionnant Bacri, Boudjenah et autres
négociants juifs d’origine européenne, ils les qualifient toujours de «notre
sujet Untel». ne regardons pas le droit de l’époque avec les yeux de citoyens
et de nationaux d’aujourd’hui. Quoiqu’il en soit, la réalité de deux groupes
bien distincts ne peut être contestée. Le groupe européen était formé
essentiellement autour du négoce international et, inévitablement, en liaison
avec cette activité, il avait un rôle à jouer dans les relations internationales.
On peut dire des Juifs d’Alger à l’époque ottomane ce que m. Rodinson
dit des Juifs en général. ni le négoce international en particulier, ni le
commerce en général, n’étaient une particularité juive «puisqu’il y avait beau-
coup de non Juifs commerçants et aussi beaucoup de Juifs non commerçants.
Un éventail très large de professions est attesté chez les Juifs.»2
Une spécialité qu’on leur attribuait à l’époque envisagée ici, c’est le prêt
à intérêt. nous avons relevé un cas où les rôles sont inversés. Un marchand
algérien notait dans son carnet en 1191/1777-1778 que «le Juif» lui a versé
12 ryâls, intérêt des 100 ryâls qu’il lui a avancés. Il est vrai que le mot
«fâ’ida» utilisé signifie à la fois intérêt et profit. La mention très concise ne
permet pas de juger s’il s’agissait d’un prêt ou d’une association en comman-
dite, très courante à cette époque. 3
Pour ce qui est de l’importance des négociants juifs dans l’économie
algérienne, une périodisation affinée exigerait des recherches plus
approfondies. On peut seulement observer que l’ouverture des ports
européens aux musulmans algériens ne commence pas avant le XVIIIe
siècle. De même, en dehors des compagnies françaises installées dans les
ports constantinois, il y avait peu de négociants européens installés
durablement en Algérie avant le XVIIIe siècle. Dans ces conditions, les
négociants juifs étaient, avant cette date, les intermédiaires obligés. malgré
l’ancienneté de l’implantation commerciale et consulaire française, ses
agents éprouvaient des difficultés à concurrencer les négociants juifs. Une
correspondance consulaire française de 1694 fait état de cette situation :
«les Juifs font tout le négoce des cuirs et de la cire et généralement de toutes
les autres denrées. Il faut passer par leurs mains à cause des monnaies que
l’on ne peut connaître facilement.» 4

1. L. de tassy, Histoire..., op. cit., pp. 74-76.


2. m. Rodinson, op. cit., p. 112.
3. An, Paris, 228 mi 49/384, Carnet d'un marchand.
4. An, Paris, 369 mi 1, art. 1354.
210 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Les actes notariés nous renseignent partiellement sur des relations d’affaires
entre négociants juifs et musulmans et entre ces deux groupes et les hauts
responsables. Aussi bien les contrats de commandite que des associations
dans des parts de navires de course, et des actes de transactions immobilières
sont conclus entre des négociants juifs et des pachas, khaznadjîs, capitaines
du port, amiraux, secrétaires du gouvernement, etc. mais la masse des Juifs
non fortunés apparaît rarement dans cette documentation. On peut relever
que, par exemple, les uniformes des janissaires étaient confectionnés par des
tailleurs juifs à tel prix la pièce.
En revanche, les liens entre le sommet du pouvoir et les grandes maisons
juives de négoce ne dataient pas des fameux liens tissés à partir de 1792, et
avaient nécessairement des implications diplomatiques.
t. Deloff 1 avait relevé dans La Gazette de 1680, que Pompeo Pas, Juif
d’Alger, faisait profiter les hollandais de son crédit auprès de trîk et Baba
hasan, et sans doute vice-versa.
En 1762, un marchand juif d’Alger, Jacob Bouchara, sert d’intermédiaire
pour la paix avec Venise.2
Une correspondance du consul français à Alger en date du 20 août 1799
informe Paris que les diplomates français ont été convoqués par le khaznadjî
«pour leur dire qu’il était informé qu’à Paris et à marseille, on continuait
à traiter avec rigueur les Bacri et Busnah... qu’il était surpris de cette partialité
qui ne correspondait nullement à la manière, dont lui, khaznadjî, s’était
comporté à notre égard en faisant mettre en toute liberté tous les Français
qui s’étaient trouvés sur le pays au moment de la rupture... il les chargeait
d’écrire, chacun de son côté pour qu’on usât du réciproque envers les dits
Bacri et Busnah». 3
Une autre correspondance du 26 janvier 1801 écrit que «Bacri et Busnach,
négociants algériens, ayant demandé le paiement de ce qui leur est dû...
Bonaparte met en note de leur demande : «Renvoyé au ministre des relations
extérieures pour me présenter ce Juif dans mon appartement, en lui faisant
sentir que je veux par là donner au Dey une marque de ma considération.» 4
Ce type de relations étroites en haut lieu, à certains moments, n’empêche
pas les exécutions, les massacres et les pillages à d’autres moments. mais
ces zigzags dans la fortune et l’infortune auprès des princes n’étaient pas
non plus une exclusivité juive.

1. La presse périodique française, p. 39.


2. A. Sacerdoti, «Venise et les Régences d’Alger, tunis et tripoli», R.A., 1957, p. 294.
3. A. Berbrugger, La Régence d'Alger..., op. cit., R.A., 1872, p. 1.
4. Id., R.A., 1875, p. 121.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 211

Les esclaves à Alger


La distinction entre l’état et la condition de l’esclave, proposée par C.
meillassous permet une meilleure compréhension des variétés de types et
de conditions que les hommes assujettis à cet état, subirent depuis la nuit
des temps. 1
C. meillassous montre la faiblesse des définitions strictement juridiques
de l’esclavage et critique sévèrement la démarche qui consiste à interpréter
les phénomènes anciens par des motivations exclusivement économiques.

Diversité des conditions


La diversité des conditions requiert un vocabulaire approprié qui n’est pas
toujours à la disposition du chercheur. Le terme «esclave» est-il adéquat pour
désigner les captifs chrétiens qui ont marqué de leur empreinte le caractère
spécifique de l’état ottoman d’Alger ?
Une première remarque. Le mot arabe pour dire esclave est cabd, qui
signifie aussi adorateur (de Dieu). Au féminin on dit ama. Un autre mot utilisé
dans le sens d’esclave, c’est mamlûk (celui qui est possédé) qui a donné
mamelouk en français. L’empire égyptien des mamelouks était dirigé par
une catégorie de cavaliers à la fois seigneurs et esclaves. Le grand écrivain
égyptien tewfik al-hakim a admirablement joué sur ce paradoxe dans sa
pièce de théâtre basée sur un fait historique réel, celui d’un mamelouk
désigné par ses pairs comme sultan de l’empire et qui était juridiquement
esclave d’une femme qui refusait de l’affranchir.
Dans les archives d’Alger, cabd désigne toujours un esclave noir. Pour
désigner un esclave chrétien européen, on utilise soit naçrâni (chrétien) soit
c
ilj (européen) soit asîr (captif, prisonnier). En revanche, ama désigne indis-
tinctement une esclave noire ou européenne. Cette distinction selon le sexe
tient peut-être au fait qu’on achète un Européen en vue d’un profit à réaliser
lors du rachat, alors que l’appropriation d’une femme comporte un usage
sexuel qui est un droit du propriétaire selon la législation musulmane. Une
femme appropriée par un particulier est pratiquement exclue de toute
éventualité de rachat.
Sur les conditions de vie des esclaves européens, les auteurs les plus
sérieux sont aussi les plus nuancés.2
Ils montrent bien la grande variété des conditions de vie de ces hommes
et femmes et présentent par de multiples exemples des démentis formels
aux discours des Rédempteurs. Ces zélés propagandistes religieux inven-
taient des histoires édifiantes et vraiment terrifiantes, destinées à émouvoir
leur public en vue de faire affluer l’argent dans les caisses de «rédemption».
Pour les historiens qui cherchent à établir des faits de toute nature, l’immense

1. C. meillassoux, Anthropologie de l'esclave, Paris, 1998, introd. pp. 9-22.


2. V. parmi d'autres, L. de tassy, Hist., p. 164, Venture de Paradis, op. cit., p. 33 sq., Shaler,
op. cit, p. 71 sq.
212 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

littérature des Rédempteurs ne serait pas d’une grande utilité dans ce


domaine. En compagnie des ouvrages hagiographiques et autres histoires
sanctifiantes, elle serait à remiser dans les poubelles de l’histoire. Pourtant
on a construit des chefs d’œuvre d’histoire anthropologique à partir d’une
approche fine et compréhensive de ce genre de littérature. Elle constitue aussi
une riche documentation pour les sémioticiens littéraires et les sociologues
et politologues intéressés par l’analyse des discours de propagande, etc.
Laissons à ces spécialistes ce qui leur appartient. nous nous limiterons ici
à quelques notations générales comme simples jalons pour l’étude d’un
sujet qui, traité à fond, exigerait d’amples développements fondés sur des
recherches approfondies.
La variété des conditions est telle que certains cas extrêmes peuvent
s’inscrire dans les pires descriptions des Rédempteurs exaltés. à l’inverse,
les affirmations selon lesquelles certains esclaves préféraient verser le
montant de leur rachat pour ne pas être libérés et rapatriés n’étaient pas
toujours pure invention. Elles sont confirmées par ce fait établi de désertion
annuelle d’environ une centaine de soldats espagnols qui quittaient les
présides et venaient s’offrir comme esclaves à Alger, dans les années qui ont
précédé l’évacuation de ces places. Comme le dit le consul français Vallière
ils «croient trouver un meilleur sort que dans leur garnison». 1
Dans ce même mémoire écrit en 1781, Vallière ajoute : «Si la Régence
permettait l’abjuration, elle risquerait de voir ses bagnes bientôt déserts...
et alors elle perdrait les sommes immenses qu’elle retire des rachats.»2
à la lecture des chiffres présentés par un rapport du commandant espagnol
de la place d’Oran, on comprend ces désertions du désespoir. Sur un total
de 5.555 soldats et 1.635 détenus, employés aux travaux de fortification, il
en est mort de novembre 1733 au 1er mars 1738, 2.039 personnes.3
Les rapports des consuls à Alger décrivent en général comme très dure,
très pénible la condition des esclaves qui travaillent à l’arsenal et aux
fortifications. On peut y ajouter, sans risquer d’être démenti, la condition,
sans doute la pire de toutes, des galériens.
Les grands travaux de développement et de fortification d’Alger et
l’utilisation des galères comme force principale de la marine, ont pris fin
presque au même moment dans la première moitié du XVIIe siècle. On
peut donc avancer l’hypothèse qu’en dominante, la condition des esclaves
européens était beaucoup plus dure dans la première que dans la seconde
moitié de l’époque ottomane.

Le nombre des esclaves


La période où le problème et le rôle des esclaves à Alger avaient une

1. m. Emerit, «Alger à la fin du XVIIIe siècle», RHM, juillet 1975, p. 226.


2. Id.
3. Rapport publié au B.S.G.O., 1926 p. 236 sq.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 213

grande importance est aussi celle d’une incertitude insurmontable quant à


leur nombre. La seule certitude, largement développée ailleurs et que nous
résumons ici, c’est que les guerres terrestres et maritimes entre Espagnols
et Ottomans ont été la première source de captifs européens pendant la
plus grande partie du XVIe siècle. à cette époque, la course, bien que très
active, n’était qu’un élément secondaire dans ces grands affrontements.
C’est à partir de 1580 qu’elle prend le relais avec une ampleur croissante qui
atteint son plafond vers le milieu du XVIIe siècle. Les chiffres de captifs
avancés par divers auteurs et autres témoins de l’époque et fréquemment
répétés depuis sont des approximations à regarder de plus près.
Pratiquement, chaque fois qu’un chiffre de ce type a été confronté à un
dénombrement officiel direct, il est ramené à des proportions plus modestes.
Ainsi haëdo parle de 12.000 prisonniers espagnols faits par les Algériens
dans la bataille de mostaganem en 1558. Or une étude de J. Cazenave à partir
des rapports officiels ramène ce chiffre à 5 ou 6.000.1
De même les estimations globales des correspondances officielles sont
corrigées à la baisse par des dénombrements plus précis. Les «Instructions
au sieur S. napollon» en date du 14 février 1626 2 parlent de 4.500 captifs
français à Alger. L’émissaire français n’en trouve que 800. Il ajoute que la
peste a tué beaucoup de monde.
Une pétition de captifs anglais à Alger du 3 octobre 1640 appelle les
autorités anglaises à délivrer 3.000 misérables captifs anglais. Venu pour une
mission de rachat, Cason n’y trouve que 650 en ville et une centaine en
service maritime.3
On pourrait continuer ces rapprochements jusqu’à saturation. Il est plus
utile de rappeler que les chiffres qui vont suivre permettent un peu de fixer
les idées à condition de ne pas les tenir pour chiffres exacts.
Pour 1530, Ghazawât donne 7.000 captifs chrétiens à Alger 4. Le rapport déjà
cité de Lanfreducci et J. Bosio 5 estime qu’il peut y avoir à Alger en 1587 dans
les 20.000 esclaves chrétiens.
Gramaye, Dan et d’autres se rejoignent pour donner pour les trois
premières décennies du XVIIe siècle une arrivée annuelle de captifs chrétiens
d’environ un millier et présentent des chiffres globaux difficiles à vérifier.
Comme on l’a dit plus haut, en matière de chiffres, les plus faibles risquent
presque toujours d’être plus proches de la réalité. On peut donc ramener,
sans certitude, les 35.000 esclaves et plus à un chiffre qui oscille autour de
20.000 dans ces années de flambée de la course algéroise.

1. J. Cazenave, «Contribution à l'historique du vieux Oran», R.A., 1925, p. 350.


2. An, Paris, marine, B7 49.
3. G. Fisher, Barbary Legend, op. cit., p. 207.
4. ms Bn Paris, n° 5754, f. 43 v°.
5. Op. cit., R.A., 1925, p. 539.
214 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Dans une lettre à son oncle, datée du 6 août 1700, J.B. de la Faye écrit: «Le
nombre des esclaves est beaucoup diminué depuis votre voyage, ce qui
les a rendus plus chers. On n’en comptait alors que 8 à 10.000 de toutes les
nations chrétiennes, au lieu de 30 à 40.000 que vous y trouvâtes.»1
Diminution sans doute, mais surtout, sens des chiffres plus précis chez
le jeune neveu.
L’évolution du nombre des esclaves au XVIIIe siècle ne suit pas une pente
continue, mais la diminution en zigzags est considérable.
Shaw 2 les estime à environ 2.000 dans les années 1727-1732. D’autres
parlent de 9 à 10.000 pour la même période. D’après des documents non cités,
S. Bono pense qu’il y en avait 7.000 en 1749, 2.662 en 1767 et environ 2.000
vingt ans plus tard.3
malgré la forte reprise de la course entre 1791 et 1815, le nombre des
esclaves à Alger ne semble pas avoir suivi une hausse importante. Il y avait,
il est vrai, l’action des épidémies qui fauchaient massivement les hommes
démunis et celle des rachats proportionnellement plus importants que dans
le passé. Il faut seulement exclure les chiffres «immobiles» du genre «2.000
esclaves environ au XVIIIe comme au XIXe siècle». Voici en accéléré une
image parlante sur la vérité de l’évolution des chiffres tirée de V. de Paradis
et des correspondances consulaires : 2.000 en 1786, 920 en avril 1787, tout au
plus 500 fin 1788, 1.200 en 1802, plus du double un an après, 1.642 en 1816. 4

Prix d’achat et successions


Variété importante des prix d’achat des esclaves européens.
En 1656, les prix varient de 65 à 397 piastres sévillanes.
En 1663-64, de 38 à 172. Il y avait même un pauvre vieux racheté à 22
piastres sévillanes.
En 1665-66 de 100 à 255 PS
En 1696-97 de 102 à 324 PS
En 1699-1700 de 110 à 496 PS
Dans ces mêmes années, les prix d’esclaves noirs à Alger vont de 140 à
200 piastres sévillanes.5
Au XVIIe siècle, la détermination du prix d’un esclave européen se faisait
en premier lieu sur le critère bien jugé ou non de sa position sociale d’origine,
qui permettait ou non d’en escompter un prix de rachat élevé. D’autres
facteurs peuvent influer sur les prix.

nos explorations ne sont pas exhaustives, mais il semble qu’avec la forte

1. J.B. de la Faye, État des royaumes de Barbarie, Rouen 1703, p. 332.


2. Travel..., Oxford, 1738, p. 68.
3. S. Bono, op. cit., pp. 220-221.
4. V. de Paradis, op. cit. ; An Paris, 369 mi 4 (art. 1376) et 253 mi 2 vol. 6, Devoulx, Le raïs
Hamidou, Alger, 1858, pp. 67-68, Playfair, Episodes..., R.A., 1880, p. 32.
5. An, Alger, Z 14, 18, 21; 41 et 76; et An Paris, 228 mi 32/176.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 215

diminution du nombre d’esclaves, les achats spéculatifs en vue des rachats


ne jouaient plus chez les particuliers qui, de même, ne s’aventuraient plus
beaucoup dans l’entreprise corsaire. Les esclaves étaient devenus affaire
d’état qui les utilisait dans ses grands travaux et exploitait même la pénibilité
de ces travaux comme pression dans les négociations de rachat.
Ce sont surtout les prix d’achat d’esclaves noirs que nous livrent les
documents de la fin du XVIIIe et des débuts du XIXe siècle. Les prix vont
de 220 à 810 pataques. Les plus courants sont entre 250 et 400 pataques. En
général, les femmes sont plus chères. De même, les inventaires après décès
de la même époque, donnent en moyenne des valeurs de biens laissés par
des esclaves noires nettement supérieures à celles des hommes. Ils confirment
les témoignages de Venture de Paradis et de Shaler. En effet, les successions
de noirs affranchis ou non au moment de leur mort sont nettement plus
élevées quand il s’agit d’hommes ou de femmes ayant appartenu à de hauts
responsables. Il y a dans cette catégorie des successions de 1.500 pataques,
de 2.215, de 4.448 et 5311 pataques. mais la masse des inventaires d’esclaves
et d’affranchis noirs situent leurs fortunes au moment de la mort parmi celles
des plus pauvres. Le record est celui d’un esclave noir dont les biens laissés
valaient en tout et pour tout 0,75 pataques. Une vingtaine avaient moins de
20 pataques et la majorité laissait des successions en dessous de 100 pataques.
Ce qui les mettait derrière les ouvriers et autres berranis des couches
inférieures de la société.
Faut-il préciser que ces esclaves noirs étaient musulmans et que, tout
compte fait, ils n’étaient certainement pas mieux traités ni plus considérés
que les esclaves européens chrétiens. On peut ainsi nuancer l’affirmation
de départ sur la force et l’exclusivité des barrières religieuses.

CouChes IntermédIaIres

Entre les couches intermédiaires et les autres groupes sociaux, les frontières
ne sont pas toujours étanches et les passerelles sont multiples. Parmi les
particularités du système politique, il y a le fait que le personnel dirigeant
se renouvelait sans cesse, ouvrant dans les deux sens les portes de la fortune.
à cela s’ajoutait le rôle économique et social de la course, ouverte à tous et
offrant parfois des chances extraordinaires aux plus entreprenants.
Du point de vue du mouvement des revenus à Alger, trois catégories
étaient particulièrement exposées aux risques, comme elles pouvaient béné-
ficier de chances exceptionnelles : les raïs, les militaires et les oulémas
fonctionnaires.

1. Le cas des raïs


Le consul américain Shaler raconte que pendant le premier été de son
arrivée à Alger, un vieux raïs s’était présenté chez lui, lui demandant des
216 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

nouvelles d’un commodore américain avec qui il s’était lié d’amitié pendant
leur voyage commun d’Alger à Istanbul. Le raïs faisait partie de la délégation
officielle voyageant sur un navire américain pour apporter à Istanbul le
cadeau traditionnel offert par Alger au Sultan et au gouvernement ottoman.
Le vieux raïs fit bonne impression sur le consul. à la fin, il lui avoua qu’il
était sans emploi, sans argent et lui demanda de lui prêter de l’argent. Le
consul le réconforta et lui promit de l’aider en cas de besoin. Il continua à
le voir, y compris dans les occasions officielles où le vieux raïs se tenait
modestement loin des grands dirigeants.
Quelques années plus tard, ce vieux raïs fut nommé khaznadjî, poste qui,
ajoute Shaler, lui procurait 50.000 $ par an. L’homme en question était Ahmed
Raïs al-Zmîrlî. Le registre des prises maritimes le mentionne commandant
un chebek ayant fait diverses prises en 1793, 1795 et 1796. En 1816, il est
nommé amiral par cOmar Pacha. En juillet 1818, hussein Pacha le nomma
khaznadjî, poste qu’il occupa, malgré son âge avancé, jusqu’en 1826.
En trois décennies, cet homme a fait l’expérience de la mobilité de l’échelle
sociale dans les deux sens. Richesse relative mais certaine, grâce aux prises
faites dans les années 1790. Pauvreté discrète mais réelle dans la décennie
suivante. Puis d’un coup, au sommet de l’échelle avec des revenus annuels
de 50.000 $. ne discutons pas les chiffres qui sont seulement symboliques
d’une situation. Son cas n’est pas isolé en cette époque qui a connu des
flambées puis des effondrements.
Il n’est pas nécessaire de rappeler ici les exploits très rémunérateurs et
l’itinéraire significatif du raïs hamidou, fils d’un artisan algérois, devenu
le glorieux et richissime amiral de la flotte jusqu’à sa mort au combat en 1815.
Sa montée comme sa mort ont symbolisé une époque. Par son courage et
son intelligence, il a su profiter des grandes possibilités offertes à la course
par les guerres européennes de l’époque révolutionnaire et napoléonienne.
Ses exploits et ces possibilités générales ont suscité beaucoup de vocations
parmi ses compatriotes. Ce fut une véritable ruée vers l’or qu’offraient la
mer et l’océan. mais comme toujours dans ce cas, il y avait beaucoup de
candidats et peu d’élus. De plus, la paix européenne de 1815 et le climat
politique qui en a résulté en méditerranée et dans le monde, ont eu des
retombées qui touchaient directement les activités corsaires d’Alger. malgré
les avertissements répétés d’Istanbul, les dirigeants d’Alger n’arrivaient
pas à comprendre que l’ère de la course était vraiment terminée. Aux
injonctions et aux menaces d’Istanbul, ils répondaient que depuis trois
siècles, la course a été la principale source de revenus de l’état et que sans
les produits de la course, ils ne seraient plus en mesure d’assurer la paie des
janissaires. Le vrai problème n’était pas du tout la paie des janissaires,
solidement assurée par les rentrées fiscales et largement garantie par un
trésor dont les richesses accumulées étaient suffisantes pour des dizaines
d’années.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 217

En fait, derrière cette obstination, il y avait un problème de mentalité. La


course a joué un rôle emblématique dans la constitution de cet état
particulier. Elle lui a été un élément fondateur, un compagnon de toujours,
un principe de légitimation qu’invoquent les chroniques et les chants
guerriers de cet Alger «demeure du jihâd». Avec le temps, elle est devenue
comme une habitude qui, même condamnée par l’époque, n’était pas facile
à abandonner.
Il y avait aussi un fait nouveau issu de la flambée de la course. Ce sont
les milliers d’emplois qui ont proliféré autour de la course et que la fermeture
de cette activité jetterait dans la misère. Ce sont aussi les immenses capitaux
investis dans la construction et l’achat des navires. Le placement était
particulièrement rentable dans ces années de forte montée de la course.
Son abandon immédiat mènerait à des pertes considérables et d’autant
plus officiellement inacceptables qu’elles concernaient en premier lieu les
plus hauts dirigeants. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la liste des
propriétaires de navires ayant fait les prises inscrites systématiquement
dans le Registre des prises maritimes.
Parmi les navires ayant fait des prises en 1793, en dehors de ceux du
Beylik, il y avait cinq navires appartenant personnellement à hasan Pacha
et un navire appartenant au bey de l’Ouest. Dans les années suivantes, on
trouve parmi les propriétaires de navires de course, en tête le Beylik suivi
du pacha, du khaznadji, de l’intendant des affaires maritimes, des beys de
l’Est et de l’Ouest et d’autres hauts responsables dont des amiraux, des
raïs, des khodjas, etc.
L’entêtement d’Alger à maintenir, après 1816, une activité internationa-
lement condamnée et de moins en moins profitable, ne sauva pas la course
d’un déclin irrémédiable. Entre 1816 et 1830, le métier de raïs va connaître
une dévalorisation que traduisent, à leur façon, les inventaires après décès.

Grands et petits raïs


Ces inventaires, avec leurs lacunes et imperfections, et les réserves qui en
découlent, laissent apparaître la grande diversité des situations et les écarts
de fortune, parfois considérables, entre grands et petits raïs.
Les premiers sont souvent issus des couches supérieures ou finissent par
s’y intégrer. Les autres se placent à différents niveaux des catégories
intermédiaires.
Lorsqu’on est fils d’un dey (c’est le cas de mohammed Raïs fils de hadj
mohammed trîk) ou d’un amiral, comme Ahmed Raïs, fils du Qubtân Bakîr,
on a toutes les chances d’avoir à commander les meilleures équipes de
course du moment et les meilleurs navires qui se trouvent dans les deux cas
cités appartenir aux pères respectifs de ces capitaines privilégiés.
C’est naturellement aux époques d’essor de la course que des hommes
d’origine sociale élevée se lancent dans ce dur métier. Aux moments de
218 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

stagnation et de déclin, ce sont souvent des petits navires de fortune,


conduits par de modestes raïs qui tentent leur chance, à l’affût de petites
proies à leur mesure.
D’autres raisons expliquent les écarts constatés, à divers moments, dans
les inventaires et autres documents dépouillés. Ainsi, ceux qui se rapportent
au XVIIe siècle, ne sont pas nombreux, mais ils concernent tous sans
exception, des niveaux de fortune relativement élevés.
Sur 24 actes de succession ou de transaction immobilière de raïs, entre 1628
et 1708, 9 dépassent 5.000 D. et 15 se situent au-dessus de 3.000 D.
Par le hasard de conservation des documents, la plupart des actes de
transactions immobilières relatives à des raïs se situent à une époque (1720-
1789) où la course était nettement en recul. Il s’agit généralement de contrats
d’achat isolés qui ne peuvent pas être très représentatifs de la richesse réelle
des intéressés.
On voit par exemple Bakîr Qubtân 1 acheter le «célèbre hawsh d’Usta
Wâli» (Staouéli) au prix de 5.000 pataques en septembre 1725. Il achète une
maison pour le même prix à la même date. Par ailleurs, les registres du
Beylik mentionnent, en 1707-1708, que le grand navire de Bakîr al-Qubtân
et le petit navire du même ainsi que le navire de son fils Ahmed Raïs ont
fait des prises dont on nous donne quelques détails. Ainsi, l’amiral et son
fils possèdent au moins trois navires de course 2. On apprend par un acte
de habous qu’Ahmed Raïs fils du Qubtân Bakîr a institué en habous au
profit de ses enfants Bakîr et maryam, un grand hawsh, un autre hawsh
situé à Bnî Yusuf, des terres de labour, un jnân et deux maisons 3. Bakîr
Qubtân, envoyé par le dey en ambassade en France, en 1711, est qualifié par
le consul français 4 comme l’un des plus honnêtes parmi les responsables .
En plus de la dispersion et de la pauvreté des données relatives aux raïs
du XVIIIe siècle, les imprécisions et surtout la fréquence des homonymies
rendent difficile de suivre les destins, fortunes et infortunes de ces hommes.
On a ainsi un mustapha Raïs qui achète deux parcelles en mai 1715. Est-ce
le même qui achète un petit jnân en mai 1722 ? Ensuite un mustapha Raïs
achète en compagnie de son père (cAlî Raïs) un jnân en mars 1744.
En janvier 1733, l’amiral mustapha Raïs b. murâd achète un jnân. En
septembre 1757, mustapha Raïs b. hasan achète un jnân. Entre les deux
périodes, Amîna, femme de Yusuf Raïs, met en habous des biens au profit,
entre autres, des enfants de son frère, mustapha Raïs.
Les homonymies sont encore plus fréquentes au XIXe siècle, en liaison avec
l’abondance documentaire relative aux raïs. Abondance par rapport à la
période précédente. mais la représentativité de cette documentation est

1. Z 24.
2. 228 mi 27 vol. 121 et 228 mi 29 vol. 159.
3. An, Paris, 228 mi 20/73 et 22/82.
4. Plantet, Corresp. II, p. 80.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 219

loin d’être parfaite. nous avons déjà cité le cas du Raïs hamidou. D’autres
successions sont du même type. Un inventaire des biens laissés par le Raïs
Ahmed Krîtlî est explicitement désigné comme ne comportant que des
effets ramenés de son culwî, ce qui indique clairement qu’au moins sa
demeure lui appartenait, car elle n’était pas incluse dans l’inventaire. De
même, la liste des biens appartenant au Raïs Qaddûr ne mentionne pas de
propriétés. On sait seulement par d’autres actes qu’il avait des propriétés
mises en habous. Des contrats de commandite et des associations chiffrées
avec des négociants nous révèlent que tel ou tel raïs était beaucoup plus riche
que ne le laissent supposer les inventaires après décès.
Entre 1790 et 1830, sur la liste de 65 raïs, figurant sur les inventaires après
décès, des recherches rapides dans les registres des habous ont montré que
16 avaient des propriétés habous. Il faut donc prendre ces inventaires
comme un indicateur très partiel.
Voici d’abord une première constatation sur ces 65 raïs :
successions de plus de 5.000 pataques 9
successions de 3.000 à 4.999 8
successions de 1.000 à 2.999 25
successions de moins de 1000 pataques 24

Deuxième constatation :
En dehors du Raïs hamidou (mort en 1815) et du Qubtân hasan (mort
en 1816), il n’y a qu’une seule succession après 1816 qui dépasse 3.000
pataques. C’est celle du Raïs Qaddûr mort en 1821.
23 des 24 successions de moins de 1000 pataques se situent après 1815.
tout en gardant à l’esprit la représentativité toute relative de nos listes,
le phénomène observé ici ne semble pas dû au hasard.

De la splendeur à la misère
Après la destruction de la flotte algérienne en 1816, la course n’est plus
qu’une affaire mineure exercée par des acteurs qui étaient eux-mêmes très
souvent de petite envergure.
Parmi les indices d’un modeste train de vie de ces nouveaux raïs au rabais,
on peut noter le fait qu’ils ne sont pas propriétaires de leurs logements. En
effet, les actes d’inventaire enregistrent qu’ils louaient une chambre dans un
fondouk, ou dormaient au café comme les ouvriers berranis. D’autres, sans
doute un peu plus favorisés et ayant femme et enfants louaient un
appartement à l’étage (culwî) ou parfois une petite maison (dwîra). Les plus
riches louaient une maison, ou, fait rare en cette période de fin de course,
possédaient une dwîra, un culwî ou une chambre dans un fondouk.
Il est à peine besoin de signaler que même s’agissant seulement des effets
personnels et des objets de la vie quotidienne, qu’on garde dans l’endroit
où on loge, lorsque la valeur totale d’un inventaire après décès s’élève à 66
pataques (Qâcim al-cAnnâbî Raïs, mort en 1818) et même à 46,83 pataques
220 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

(hammûd Raïs, pêcheur mort en 1825), on est là au plus bas de l’échelle des
revenus et des richesses. On peut mettre dans cette tranche inférieure tous
ceux qui n’atteignent pas les 300 pataques. Ils sont 10 sur les 23 cités.
On est loin du titre prestigieux de «Raïs» des époques où le «corso»
s’affirmait par l’étalage de sa richesse et les démonstrations de puissance,
quand les demeures princières des grands corsaires (mûrad Raïs, Bitchnîn,
Qâra cAlî, etc.) étaient les repères des quartiers et aussi les symboles d’une
splendeur.
Au-delà des mutations internationales qui ont complètement transformé
le rôle, la place et le niveau de l’entreprise corsaire, il s’agit peut être aussi,
dans le cas d’Alger, d’une évolution de l’emploi du mot «raïs». Ces petits
capitaines de barques de cabotage ou de pêche, si nombreux à porter le titre
de raïs au XIXe siècle, semblent un phénomène nouveau, même si aupara-
vant il y avait à côté de la grande course des petits coups de rôdeurs des
côtes. En tout cas, jamais aux XVIe et XVIIe siècles, le titre de raïs n’était
accompagné dans nos documents d’une aussi grande pauvreté. Jamais,
non plus, les raïs n’exerçaient, quand ils n’étaient pas en mer, des métiers
aussi modestes que ceux des raïs du XIXe siècle : coiffeur, pêcheur, coutu-
rier, forgeron, charretier, muezzin, cordonnier, mais quelques uns étaient
cafetiers, fabricants ou marchands de soie, janissaires, khodjas et même
réparateurs de montres, métier nouveau à Alger et qui requiert sans doute
des qualités d’astuce et d’ouverture d’esprit pour maîtriser des techniques
aussi nouvelles.
En 1830, les Français recensent à Alger plus de 300 raïs. Beaucoup
continuaient à faire du cabotage ou de la pêche. Certains exerçaient des
métiers du type que nous avons relevé dans les listes de 1790-1830.
Une dernière observation qui confirme les précédentes : les prénoms des
raïs et les patronymes d’origine (hamidou, Qwîder, Qaddûr, hamdân,
Dahmân, cAlwâsh, Qadcûsh, Bathûsh, al-mostghânmi, al-Cherchali, al-Delsi,
al-cAnnâbi, al-Bjâwi, al-Jîjli, al-nadrûmi, al-Blîdi, al-Qsantîni, al-tlemçâni,
etc.) montrent l’occupation grandissante, par les autochtones, de ce champ
désormais peu attirant pour les plus favorisés.

2. Les fortunes des militaires


La grande diversité des situations sociales traduite par le niveau de
richesse, se retrouve aussi chez les militaires, c’est-à-dire les hommes de
l’Oudjaq. Les «Zwawa»1, les mkhazni tribaux et les Sbayhi (spahis)
autochtones ne sont pas inclus.

1. Les Zwawa venaient de Grande Kabylie et formaient un corps de supplétifs de l'armée,


parfois très important en nombre. Zwawa a donné «zouave» en français. Ces corps militaires
de Zwawa existaient non seulement à Alger et à Constantine, mais aussi à tunis et dans
d'autres capitales de provinces arabes.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 221

La documentation sur les revenus des militaires concerne uniquement la


ville d’Alger.
Le niveau de fortune comme signe de position sociale n’est évidemment
pas suffisant en soi. Selon une vieille tradition populaire, un mendiant turc
s’adressait aux passants arabes en ces termes : «Donnez-moi la charité, je
suis votre seigneur.»
L’image est excessive, mais elle traduit un aspect réel des relations sociales
de cette époque. Un simple chaouch accompagné de quelques hommes
armés pouvait faire trembler le plus prestigieux câlim ou le plus riche
négociant de la ville.
Pour emprunter de façon quelque peu anachronique la terminologie des
politologues, on dirait que l’Oudjaq était la source de souveraineté, ou
plutôt, le dépositaire collectif de la souveraineté. Cela donne quelques
privilèges surtout extra-légaux, comme le fait largement attesté d’aller se
servir gratuitement dans les jardins des civils.
à la base, le janissaire avait un privilège réel et officiel auquel il tenait
particulièrement d’ailleurs, celui de toucher régulièrement la solde et les
provisions réglementaires. Logé généralement dans les casernes, sauf s’il est
marié, nourri et vêtu dans toutes les conditions, y compris en cas de famine,
cela constitue effectivement une situation privilégiée pour des gens qui
souvent partent de très bas.
Essayons de voir en quoi consiste la solde des janissaires.

La solde des janissaires


Depuis l’étude remarquable et malheureusement restée inachevée de
Jean Deny 1 sur le registre des soldes des janissaires, cette source primordiale
est restée inexploitée. Lors d’un bref séjour à Alger en juillet 1941,
m. Colombe avait jeté un coup d’œil sur quelques registres et en a tiré des
données intéressantes sur le mode de recrutement des janissaires et le
nombre de recrutés en certaines années.
Les 28 registres conservés à la Bibliothèque nationale d’Alger couvrent,
avec quelques lacunes, la période allant de 1688 à 1830. Leur étude
permettrait de reconstituer la carrière militaire et politique d’un grand
nombre de janissaires, de classer ceux-ci par origine et par promotion, et de
relever ainsi les ascensions fulgurantes des uns, la longue stagnation des
autres et le mode dominant de l’avancement dans les rangs de cette armée.
En reliant ces éléments aux événements politiques connus, on pourrait
suivre la formation des différents clans politico-militaires et les facteurs
qui les font et les défont. Combinée à l’analyse de certains documents
officiels rédigés en turc ottoman, comme Tachrifat, ou en arabe comme
Hâdha Qanûn, aux témoignages des correspondances officielles et consulaires
et aux auteurs européens ou arabes, l’étude de ces registres ouvrirait de
1. J. Deny, «Le registre des soldes des janissaires», R.A., 1920, pp. 19-46 et 212-260.
222 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

nouvelles perspectives dans la connaissance des groupes dominants et


faciliterait l’étude documentée et rénovée du système politique d’Alger à
l’époque ottomane.
Les résultats présentés ici sont plus modestes. Il s’agit de confronter les
différents témoignages sur le montant de la solde. Ce qui permettra de les
comparer par la suite, dans la mesure du possible, avec les chiffres des
registres officiels des soldes actuellement incommunicables pour raisons de
grave détérioration. Espérons qu’ils seront bientôt restaurés et mis de
nouveau à la disposition des chercheurs.
En attendant, toutes les informations sur la solde des janissaires à Alger,
étaient tirées de différents témoins occidentaux et jamais des registres eux-
mêmes. L’une des raisons de cette curieuse lacune réside dans la difficulté
à déchiffrer ces documents pleins d’abréviations et de signes sans doute
conventionnels, mais non explicités. J. Deny a donné quelques éclaircisse-
ments qui permettent d’élucider partiellement ces obscurités mais, dans ce
domaine aussi, son travail est resté inachevé. Qu’il s’agisse de la monnaie
utilisée, des grades, des spécialités qui interviennent dans la détermination
du montant de la solde, les éléments contenus dans le registre ne peuvent
s’éclairer que par des indications relevées ailleurs. D’autre part, confronter
une source directe de cette nature avec les écrits des différents auteurs
permet de mesurer sur un problème particulier le degré de fiabilité
d’affirmations qui relèvent du témoignage ou qui ne font que répéter des
auteurs plus anciens.
Enfin, en attendant l’exploitation d’autres sources possibles, ces
témoignages demeurent la seule source disponible sur l’évolution de la
solde des janissaires entre le XVIe siècle et 1688. On est obligé de s’y référer,
quitte à les contester par la suite, en faisant le rapprochement avec les
témoignages recueillis après 1688 qui, eux, peuvent être confrontés aux
données livrées par le registre des soldes.
C’est pourquoi les données sont présentées dans deux tableaux différents.
Le premier couvre la période 1580-1684. Le second présente les informations
recueillies dans les ouvrages publiés entre 1725 et 1830.

Différences et points communs entre les deux tableaux :


notons d’abord des vides qui couvrent 1580-1620 et 1684-1725. Dans le
premier tableau le montant de la paie est donné en doblas (D.) sauf précision
autre. Dans le deuxième tableau, la variété des monnaies utilisées est
extrême. Cela n’est pas dû à la situation de la monnaie à Alger, mais à une
nouvelle optique chez les auteurs européens du XVIIIe et du XIXe siècle, qui
s’expriment dans des termes monétaires connus dans leur pays. On
remarquera aussi que dans le premier tableau, la solde est souvent mensuelle,
alors qu’elle est bimestrielle dans le second. D’autres différences existent
qu’on verra dans l’analyse de chacune des deux périodes.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 223

a. 1580-1684
Voici d’après des sources diverses le tableau présentant le montant mensuel
de la solde des janissaires, suivi des observations.

Paie des janissaires, 1580-1684 (par mois)


année petite paie haute paie sources
en D. en PS en D. en PS
1580 3à4 1,86 à 25 15,63 haëdo, RA, 1870, pp. 505-508.
2,50
1619-20 3à4 0,65 à 25 5,39 Gramaye, op. cit, pp. 194-201.
0,88
1621-26 4 0,86 15 3,23 mascarhenas, Esclave..., pp. 98-100.
1631-38 4 0,86 40 8,62 F. Knight, op. cit., p. 485.
1634 4 0,86 40 8,62 Dan, op. cit., pp. 97-98
1640-42 8 1,72 40 8,62 D’Aranda, op. cit., p. 102.
1667 10 Rocqueville, op. cit., pp. 100-101
1676 4 0,86 40 8,62 G. P., The Present..., pp. 96-97.
1684 1,80 0,39 - 8,83 Le Mercure Galant, juillet 1684,
p. 204 et p. 227.

On distribuait aux soldats célibataires quatre pains par jour et huit pains
quotidiens aux gradés d’après la majorité des auteurs. D’après d’autres
sources, la distribution allait de huit à douze ou de huit à seize pains selon
les échelons concernés.
Observations :
On est d’abord frappé par la modicité de la somme. Sa quasi uniformité
séculaire pose le problème de la fiabilité des sources. Les auteurs cités sont
de qualité inégale. La valeur réputée des uns ne les met pas au-dessus de
la critique. La médiocrité et les invraisemblances colportées par d’autres
n’enlèvent pas a priori tout crédit à certains de leurs témoignages.
Commençons par Gramaye. Grâce à la rigoureuse traduction de m.h.
Benmansour, voilà enfin cette source de grande valeur devenue accessible.
Sur la course en 1619-20, les informations quasi quotidiennes de Gramaye
sont impressionnantes. Elles déroulent devant nos yeux l’état détaillé des
prises, comme s’il s’agissait d’un procès verbal consigné dans un registre
officiel. mais cette rigueur dans la transcription des données directement
constatées et les grandes qualités intellectuelles et morales qu’on reconnaît
généralement à Gramaye, ne l’empêchent pas de reprendre sans aucune
modification les informations données par haëdo, quarante ans plus tôt sur
la paie des janissaires.
Est-il possible que le montant de la paie, exprimée en doblas, n’ait pas
changé, alors que la valeur de la dobla était passée de 0,63 PS en 1580 à 0,22
PS en 1620 ?
même question pour la mensualisation de la paie, reprise par presque tous
les auteurs du XVIIe siècle. Il est fort possible que dans certains cas,
224 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

l’uniformité des données transmises, avec des décennies de décalage, soit


due au fait que ces auteurs empruntaient chez leurs prédécesseurs.
même certaines différences semblent trahir une façon maladroite ou
incomplète de copier.
Ainsi mascarhenas (1621-26) reprend textuellement haëdo mais s’arrête
à 15 D. comme haute paie. Avait-il de l’ouvrage de son prédécesseur un
exemplaire tronqué ? Imagine-t-on qu’on ait pu resserrer l’éventail des
soldes de 4 à 15 D. et que les bénéficiaires de la haute paie qui étaient aussi
les grands décideurs aient accepté de réduire leur solde de 25 à 15 D. au
moment où la dobla avait perdu plus des deux tiers de sa valeur ? Il est vrai
que cet auteur ajoute que le montant des primes égale ou dépasse celui de
la haute paie. mais il est seul à parler de primes. Les autres précisent
toujours qu’il s’agit d’augmentations et que la haute paie est un plafond
indépassable.
trois auteurs presque contemporains (Dan était à Alger en 1634, F. Knight
en 1631-38 et d’Aranda en 1640-42) donnent le même chiffre sur la haute paie
mais divergent sur la petite. Le témoignage de d’Aranda (8 D. par mois)
semble plus vraisemblable et logique dans la mesure où la haute paie était
passée de 25 à 40 D.
Rocqueville dit seulement «peu de choses», ce qui, dans tous les cas, reste vrai.
L’article du Mercure Galant dont m. Emerit a signalé à juste titre la richesse
et la solidité de l’information sur Alger en 1684, donne le gain quotidien d’un
janissaire : 3 aspres. C’est peut-être pour dire à sa façon que c’est peu de
choses. mais ce chiffre est difficile à admettre. C’est moins du dixième du
salaire quotidien d’un manœuvre du bâtiment : 3 aspres par jour, cela fait
1,80 D. par mois. On est loin des chiffres donnés par les autres témoignages.

b. 1725-1830
Les données du XVIIIe siècle sont distinctes de celles du XIXe siècle. En
effet, sur certains points, les deux périodes sont nettement différenciées.

Paie des janissaires (1725-1830) pour deux mois


année petite paie haute paie sources
P PS P PS
1725 1,72 0,43 17,24 5,75 L. de tassy, op. cit., p. 125 et p. 151.
1727 10,00 3,33 25,00 8,33 Peyssonnel, op. cit., pp. 227-237.
1730-34 1,75 0,39 25,00 5,56 Shaw, op. cit., p. 314.
1754 2,13 0,47 27,13 6,02 Rosalem, RA 1952, p. 86.
1772 2,22 0,49 25,23 5,60 Vallière, op. cit., p. 39.
1788 1,75 0,39 25,00 5,56 V. de Paradis, op. cit., pp. 40-42.
1820-30 5,00 0,67 80,00 16,00 Shaler, op. cit., pp. 48-50.
1820-30 16,22 3,46 hamdan Khodja, op. cit., p. 104.

La distribution de 4 pains par jour aux soldats est mentionnée par presque
tous les auteurs. En revanche, seul Vallière échelonne cette distribution de
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 225

4 à 16 pains selon les grades. De même, le nombre de 12000 janissaires est


repris par tous les auteurs du XVIIIe siècle sauf Shaw qui les situe à 6500.
Pour le XIXe siècle, Shaler parle de 4000 janissaires.
Observations sur le tableau :
tous les chiffres de la période 1725-88 sont très proches à l’exception de
celui de la petite paie chez Peyssonnel. On se demande pourquoi sur ce point
il se sépare de Laugier de tassy qu’il a abondamment utilisé et explicitement
cité. Au demeurant, quand il ne reproduit pas ses devanciers, Peyssonnel
n’est vraiment fiable que lorsqu’il relate des observations directes, en
particulier dans le domaine de sa spécialité, la botanique.
Répétons, après bien d’autres, que Laugier de tassy, Shaw et Venture de
Paradis sont les auteurs les plus importants du XVIIIe siècle. Ils s’accordent
pratiquement sur le montant de la solde qu’ils donnent dans des termes
monétaires différents.
Sur la paie des janissaires et les revenus des responsables militaires et
autres, comme dans beaucoup de domaines divers, les informations les
plus riches sont fournies par Venture de Paradis. Cet arabisant, diplomate
et spécialiste bien informé de l’empire ottoman reste une source majeure sur
l’Algérie des années 1780. Cela ne l’empêche pas de commettre des erreurs
de détail et même une bévue, sans doute due à un lapsus curieux, quand
il parle de l’élevage de cochons en Algérie.
Les chiffres de la période 1820-1830 sont nettement plus élevés. Shaler
comme hamdan Khodja affirment les avoir recueillis directement chez des
officiels.
On sait que l’œuvre de hamdan, en particulier Le Miroir, participe de son
combat contre l’occupation française. Sa conception des chiffres relève aussi
d’une stratégie politique. Dix millions d’habitants en Algérie, disait-il, pour
impressionner les Français. Ses chiffres sur la solde des janissaires peuvent
être influencés par ses conceptions de la «propagande en territoire ennemi».
Cela dit, la hausse de la solde au XIXe siècle est réelle. Elle découle d’un certain
déséquilibre entre l’offre et la demande pour emprunter une formule écono-
mique. L’effondrement de la course et de l’immigration, forcée ou volontaire,
des Européens ont tari une des sources d’approvisionnement de l’Oudjaq.
Le déclin démographique de la turquie avait réduit les candidats au recru-
tement pour l’Algérie. Phénomène accentué par le manque d’attrait lié à la
multiplication des crises politico-militaires, des révoltes généralisées à l’in-
térieur et de la quasi disparition de la «poule aux œufs d’or», la course.
D’autre part, l’enchaînement des crises a été un facteur d’augmentation
de la solde. Chaque candidat au pouvoir promettait d’augmenter la solde
et chaque complot réussi ne pouvait pas échapper à la nécessité de cette
augmentation qui devenait un droit acquis intouchable.
toutes choses égales par ailleurs, il ne serait pas exagéré de voir dans la
multiplication des désordres militaires un certain mode de revendications
226 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

salariales, lié à la forte détérioration du pouvoir d’achat de la monnaie


courante d’Alger. Ce n’est pas seulement les dévaluations successives, mais
surtout le renchérissement général des denrées courantes provoqué, entre
autres, par l’invasion de l’argent espagnol, qui rendait la vie quotidienne
beaucoup plus difficile pour ceux qui ont un revenu fixe modeste.
En d’autres termes, pris dans le langage revendicatif de notre temps, les
janissaires avaient réussi par des mutineries en chaîne à instaurer une sorte
d’échelle mobile de la solde.
Au-delà des aspects matériels, l’attachement à la régularité et à l’intégralité
de la solde, dont tout manquement pouvait coûter la vie aux dirigeants du
moment, semble faire partie d’un ensemble de formes symboliques et de
règles de fonctionnement qui contribuaient à donner force et cohérence au
système de l’Oudjaq. Pourtant, cette solde était «peu de choses». Venture de
Paradis notait que «le janissaire a peine à s’entretenir les premières années».
Les inventaires après décès confirment en effet que les janissaires qui mouraient
jeunes étaient souvent très dépourvus, comme on le montrera plus loin.

Augmentations et extras :
La situation des débuts ne dure pas longtemps. La solde initiale est au
moins doublée au bout d’un an. En plus de l’augmentation d’une çâyma à
chaque fin de ramadan, les occasions d’augmentation sont multiples (avène-
ment d’un nouveau sultan, naissance d’un garçon du sultan, arrivée à Alger
du caftan de pacha pour le dey, changement à la tête du pouvoir à Alger,
victoires sur l’ennemi, actes de bravoure, etc.).
La solde augmente aussi avec la promotion à un grade supérieur. Selon
haëdo elle suivrait ces échelons :
yoldach 3 à 4 D.
odabachi 6
bulukbachi 10
kahya de l’agha 15
agha 25
Avec la solde de l’agha, le plafond est atteint. C’est la haute paie ou la «paie
serrée» indépassable. 25 D. en 1580, cela fait 10 écus.
Comme on l’a vu, d’après Venture de Paradis, la haute paie était en 1788
de 80 çâyma, soit selon ses propres équivalences un peu plus de 25 pataques,
ce qui fait 3,56 écus.
Solde misérable pour le plus haut gradé de l’armée. En fait, on est devant
un cas flagrant de l’écart entre le salaire officiel et le revenu réel. La solde,
malgré l’importance symbolique qui lui était attachée n’était qu’un
complément. Les avantages en nature dépassaient largement la valeur de
la solde. En plus du logement, de l’uniforme et des armes qui lui étaient
fournis par l’état, le janissaire avait droit en sus du pain à divers
approvisionnements et services gratuits ou à prix réduits.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 227

Certaines primes spéciales étaient attribuées aux combattants dans


certaines circonstances. Zahhâr 1 raconte que lors de la dernière expédition
espagnole contre Alger en 1784, le dey décida de réduire à un quart de
sultânî la prime quotidienne versée aux soldats qui sortaient dans des
chaloupes pour empêcher les navires espagnols de s’approcher du port. Ils
se battirent si mollement que les bombes espagnoles atteignirent le palais
du dey. à leur retour, on leur reprocha ce manque de combativité, ils
répondirent que c’était cela le combat pour un quart de sultânî. Le lendemain,
on rétablit la prime d’un sultânî et les Espagnols ne purent plus s’approcher
de la ville.
D’après Venture de Paradis 2 à l’occasion de cette expédition, la solde fut
augmentée de 7 çâyma. Il ajoute que le janissaire, au service ou au repos, a
plusieurs opportunités de gagner de l’argent. Au repos (une année sur
deux) il reprend le métier qu’il exerce habituellement. En service, s’il se
porte candidat pour la course, il a sa part dans les résultats des prises.
Quand la course devint peu fructueuse, on fixa pour les marins une
indemnité de 4 boujoux, augmentée à 6 par hussein Dey.3
Si le janissaire est désigné pour une mehalla ou une nouba, il est
entièrement pris en charge et participe aux gains obtenus, grâce aux différents
«droits, coutumes et autres services» imposés à la population, et qui ne
sont, en sus des impôts, taxes et amendes, que des formes plus ou moins
légales d’extorsion de fonds. Il est vrai que ces «extra» enrichissent surtout
les aghas, caïds et autres dignitaires. mais le pourcentage de janissaires qui
exercent des responsabilités n’était pas négligeable. à ce sujet, J. Deny
fournit des éléments importants qu’un dépouillement approfondi du registre
des soldes pourrait compléter. Contrairement à des idées répandues que
m. Colombe n’a pas hésité à reprendre à son compte, les janissaires d’Alger
venaient de milieux divers. Certains étaient des lettrés et même de grands
oulémas. On sait par exemple que hussein Dey était fils d’un officier turc
et sortait lui-même de l’école militaire des officiers. Un regard rapide sur
la liste des deys montre qu’ils étaient en majorité des khodjas, c’est-à-dire
des lettrés. Parmi les «hors-rang» qui formaient en gros le cinquième de
l’effectif de l’Oudjaq, J. Deny a dénombré «122 alemdâr, 84 raïs, 19 muezzins,
17 imam, 10 djerrah, 3 vâ’iz, 2 mouderris, 1 mufti».4
Dans cette liste ne sont pas inclus les centaines de postes d’autorité, dont
ceux de khodjas, qui exigent non seulement de savoir lire, écrire et compter,
mais, comme en témoigne la tenue des registres officiels, un niveau satis-
faisant de culture générale et de connaissances juridiques et administratives.
J. Deny a démontré aussi, contre des affirmations toujours répétées, que

1. A.t. madani, op. cit., pp. 32-33.


2. Op. cit., p. 41.
3. Zahhâr, op. cit., p. 72.
4. Op. cit., p. 40.
228 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

l’avancement ne se faisait pas seulement à l’ancienneté. D’autres facteurs


intervenaient, parfois dès le début de la carrière. Les exemples sont nombreux
de dirigeants faisant venir leurs parents et les installant à des postes d’autorité
après de courts délais passés à l’Oudjaq. Les liens claniques permettent
parfois des ascensions fulgurantes qui peuvent changer l’équilibre des
forces au sein du pouvoir. C’est sans doute en raison de ces passe-droits
fréquents que des assemblées générales des janissaires étaient tenues
périodiquement à Alger et dans les capitales des beyliks, pour renouveler
solennellement et par serment collectif le respect rigoureux de la Charte (cahd
amân) contenant les règlements de l’Oudjaq.
Les registres des janissaires confirment que le nombre des odabâshî est resté
fixe (424) quel que soit l’effectif total de l’armée. Le passage de cet échelon
à celui de bulukbâshî était relativement rapide. Plus du tiers étaient promus
bulukbâshî en quatre ans. C’est pourquoi le nombre de bulukbâshî était
toujours supérieur à celui des odabâshî. Anomalie qui s’explique, partielle-
ment, par le fait qu’une grande partie des officiers assurait des fonctions en
dehors de l’armée.

Diversité des situations


Selon les niveaux de fortunes, une petite minorité de janissaires peut se
classer dans les tranches supérieures des couches moyennes. Le reste se
distribue dans différentes catégories moyennes et pauvres.
a. Au Siècle de la course :
Dans les actes notariaux on trouve, comme il se doit, en tête des janissaires
fortunés, le converti Ramdân b. cAbdallah, affranchi et gendre de mohammed
Agha. mort en 1649, il laisse un grand domaine, une superbe maison et
quatre esclaves chrétiens. Le tout est évalué à 24.500 D.
Comme toujours l’essentiel des biens immobiliers est mis en habous.
C’est le cas (en 1675) des biens du janissaire et raïs mohammed fils du dey
hadj mohamed trîk et de ceux du janissaire mohammed b. mustafâ Agha
(1672).
On ne connaît pas non plus la valeur de l’ensemble de la fortune du
janissaire hammûda b. Rajab. On sait seulement qu’en 1620, il achète au
Pacha au prix de 11.000 D. un hawsh avec ses plantations et ses terres
irriguées qui comportent entre autres quatorze zwîja de terres de labour. Le
fait d’être en relation d’affaires de cette importance avec le Pacha situe son
niveau social.
En 1672, le janissaire mohammed al-Zahhâf laisse un patrimoine évalué
à 15.496 D.
En 1660, les biens du janissaire hadj mustafâ sont évalués à 8.064 D. Le
janissaire hasan est exilé en 1694. Sa maison confisquée est vendue aux
enchères à 7.100 D.
Deux documents du Beylik sont instructifs par le nombre de recensions
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 229

relativement important concentré sur une période courte (1699-1710). Il


s’agit, principalement, de janissaires morts ou faits prisonniers dans les
batailles terrestres et navales qui ont débouché sur la libération d’Oran en
1708.
Voici un relevé partiel fait à partir de ces recensions des valeurs des biens
laissés par les janissaires morts entre 1699 et 1710 :
en dessous de 100 D 44
de 100 à 199 D. 37
de 200 à 299 D. 14
de 300 à 999 D. 54
de 1000 à 1999 D. 5
au dessus de 2000 6

Quinze de cet ensemble étaient mariés et trois avaient chacun un enfant.


Ces janissaires étaient probablement majoritairement très jeunes.
Sur les 23 officiers de notre relevé :
au-dessous de 1000 D. 4
de 1000 à 1999 D. 5
de 2000 à 4999 D. 7
plus de 5000 D. 7

b. Fortunes des janissaires en période de crise


Le tableau suivant tiré des registres de Bayt al-mâl sera complété et
quelque peu nuancé par des éléments recueillis dans les actes notariés.
Comme le précédent, l’intérêt de ce tableau est qu’il se situe dans une
période de crise relativement courte (1805-1817). Protégés de la famine, les
janissaires subissaient massivement et durement l’effet de deux autres
calamités qui culminent en 1817.
D’abord le dey cAlî Khodja menait contre les soldats turcs récalcitrants ou
opposés à lui, une répression massive. Certains auteurs avancent le chiffre
de 1500 turcs tués par ses partisans. Le chiffre est invérifiable. mais c’est
surtout la peste qui faisait des ravages dans la ville et parmi les janissaires.
Il est intéressant de noter que sur les 257 janissaires de notre tableau, 77
sont morts en 1817, et plus des trois quarts entre 1811 et 1817.
nombre de janissaires par tranche de fortune :
moins de 100 pataques 158
de 100 à 199 pataques 41
de 200 à 299 pataques 23
de 300 à 999 pataques 18
de 1000 à 1999 pataques 9
plus de 2000 pataques 8

à ce tableau il importe d’apporter des précisions et des informations


complémentaires. Les précisions concernent le problème déjà évoqué de
230 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

l’ambiguïté des matrûk (biens laissés). C’est rarement qu’on précise qu’il s’agit
de tacriya (littéralement : déshabillement). Quand c’est précisé, nous ne les
avons pas intégré dans notre liste, puisque la tacriya ne comporte pas
nécessairement la totalité de la succession. Elle est cependant significative
si elle est traitée à part car ce qu’on porte sur soi est un signe de richesse
ou de pauvreté.
Sur 12 tacrîya de janissaires, 8 valaient moins de 20 pataques, 2 entre 20 et
40 pataques, et 2 plus de 40 pataques.
Les informations complémentaires laissent entrevoir des fortunes parfois
importantes de janissaires et indiquent éventuellement l’origine de cette
fortune.
Quelques cas vont illustrer la variété des sources d’enrichissement de
ces janissaires.
– un acte judiciaire daté de juin 1782 cite un objet de litige entre héritiers,
à savoir un salon de coiffure laissé par le janissaire et raïs mohammed b.
mohammed.
– fin novembre 1786, le janissaire hamida Bûgandûra achète deux fermes
pour le prix de 7.200 pataques.
– le janissaire hadj hasan al-Qazzâz b. mohammed, fabricant de tissus
de soie, mort en août 1790, laisse une succession évaluée à 27.045 pataques.
– le janissaire mohammed b. cAlî Pacha vend en juillet 1792 un hawsh au
prix de 800 S. (soit environ 8.000 pataques).
Voilà quatre origines différentes et voies d’accès à la richesse, l’un est
raïs, l’autre appartenait à la famille Bûgandûra, l’une des plus importantes
richesses foncières de la mitidja jusqu’en 1830 et au-delà. Le troisième
exerce un métier lucratif qui, d’ailleurs, exige, au départ, des investissements
importants. Le quatrième est fils de pacha.
Parmi les propriétés mises en habous par des janissaires, on peut relever
des hawsh, des jnân, des maisons, des appartements, des chambres de
fondouk et des boutiques.

c. Officiers et responsables moyens


Une distinction s’impose entre les bulukbâshî qui poursuivent une carrière
militaire, et ceux qui, à des titres divers, exercent des responsabilités
administratives ayant une certaine autonomie. Du point de vue des fortunes
accumulées, la différence entre ces deux types d’activité est éloquente.

Les bulukbâshî :
toutes proportions gardées, les bulukbâshî qui le restent à vie, sont
comparables aux officiers sortis du rang. Leur niveau d’instruction, médiocre
ou nul, leur ferme les grandes voies d’ascension professionnelle et sociale.
Cependant, leur situation est nettement meilleure que celles des odabâshî et
des janissaires.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 231

La moyenne des valeurs de tacriya des bulukbâshî est de 38,25 pataques,


soit plus du double de celle des soldats (18,49 pataques). De même, plus de
36 % sont mariés alors que pour les soldats, le pourcentage ne dépasse pas
12%.
Le tableau des successions montre des différences importantes avec celles
de janissaires.

Successions des bulukbâshî entre 1787 et 1822 :


En dessous de 100 pataques 2
de 100 à 199 pataques 2
de 200 à 299 pataques 3
de 300 à 999 pataques 14
de 1000 à 1999 pataques 19
2000 et plus 7

On peut relever dans les actes judiciaires et les registres de habous des
fortunes de bulukbâshî d’une autre importance, mais elles ne découlent pas
directement de leur fonction militaire.

Postes d’autorité :
En dessous du sommet du pouvoir, il y a une pluralité de postes d’autorité,
occupés par des hommes issus ou non de l’Oudjaq : caïds territoriaux ou
responsables de divers services, aghas des mehallas, des nûbas ou délégués
dans les administrations, enfin et surtout, khodjas (le premier sens de
khodja est lettré, maître d’enseignement, le second qu’il a pris de façon
durable en Algérie est scribe, secrétaire) qui, par leur niveau d’instruction,
jouent un rôle important à tous les niveaux de l’administration. Il est
frappant de constater que l’exercice d’une responsabilité bénéficiant d’une
quelconque autonomie est en soi une source importante d’enrichissement.
Dans le tableau suivant ne sont inclus que des successions de responsables
ayant occupé un poste d’autorité entre 1787 et 1830, ce qui exclut ceux qui
portent un titre sans avoir de poste. On peut être agha ou manzûl agha sans
avoir jamais occupé un poste de responsabilité sauf celui symbolique et
de courte durée auquel on accède par ancienneté pendant les deux mois qui
précèdent la retraite. On l’appelle l’agha des deux lunes.
Il y a aussi une grande différence entre un artisan qui porte le titre de
khodja sans avoir jamais occupé un des postes réservés aux khodjas et un
khodja secrétaire ou directeur d’un des grands services de l’administration.
Pour l’essentiel l’écart entre les niveaux de fortunes des responsables
moyens peut être attribué au type de poste occupé, mais les inégalités de
richesse peuvent avoir d’autres origines.
232 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Tableau des fortunes des responsables moyens (en pataques)


En dessous de 300 0
de 300 à 999 5
de 1000 à 1999 8
de 2000 à 2999 6
de 3000 à 3999 7
de 4000 à 4999 2
de 5000 à 9999 14
de 10 000 à 19 999 5
plus de 20 000 13

La moyenne des fortunes de plus de 20 000 pataques est de 41.913,50


pataques.
Il est clair que la carrière militaire classique n’est pas en soi un moyen de
s’enrichir, mais un membre de l’Oudjaq qui exerce une responsabilité
administrative a toutes les chances d’accumuler une fortune. La présence
massive de ces hommes dans les actes de transactions immobilières et de
habous en est une autre manifestation significative.

3. oulémas et autres hommes de plume


Groupe distinct, ayant une forte conscience de soi, et, en principe le
groupe le plus visible puisqu’il détient le privilège de l’écriture et que c’est
par ses écrits que nous le connaissons et que nous connaissons les autres
groupes.
Lorsque husayn al-Wartilânî parle de l’élite, à différents endroits de son
célèbre ouvrage, il entend explicitement par ce mot «les hommes de science»
auxquels il rattache parfois des hommes au pouvoir mais qui sont issus de
familles religieuses détentrices traditionnelles des sciences de l’époque.

Pauvreté d’une élite


Pourtant cette élite n’est généralement pas très pourvue matériellement.
La pauvreté des hommes de plume est un lieu commun de la littérature arabe
classique. Recenser les complaintes élitaires de «ceux qui savent» sur leur
triste sort matériel, comparé à la situation enviable des «hommes de sabre»,
remplirait des volumes.
à propos des oulémas, la sagesse populaire résume son jugement dans
ce dicton sévère : «Suivez ce qu’ils disent et non ce qu’ils font».
Dans le cas qui nous occupe ici, ce qu’ils disent n’est pas à suivre sans
examen critique. Il est vrai qu’Ibn Khaldoun, quoique membre éminent de
la corporation, les observait en historien-sociologue, quand il disait que «la
religion n’enrichit pas son homme». Il en donnait comme preuve le fait
qu’ayant consulté les archives abbassides qui traitaient des émoluments des
cadis, imams, muezzins, etc., ses observations sur les modestes revenus de
ces hommes de religion furent largement confirmées par ces vieux registres.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 233

L’affaire est entendue. Si on faisait la moyenne de toutes les successions


d’oulémas aux XVIIIe et au début du XIXe siècle, on arriverait à la même
conclusion que notre grand historien.
En effet, le niveau de richesse typique du monde de l’écrit est plutôt
moyennement bas, si on élargit la catégorie à tous ceux qui vivent du métier
de la «science», depuis le modeste taleb qui enseigne le Coran dans les
quartiers de la ville, jusqu’aux «héritiers» au sens plein de ce terme
popularisé à partir de la sociologie de P. Bourdieu. mais il est certain que
les deux cas extrêmes de la «catégorie» n’appartiennent pas au même
monde. Les Qaddûra, Grâwish, ou Agûjil à Alger, et les Ben Lafgûn, Ben
Djelloul et Ben Badis à Constantine, en dehors même des critères de fortune
qui les placent très haut, sont des dynasties multiséculaires qui appartiennent
à l’élite du pouvoir, y compris par les alliances matrimoniales et les éminents
postes religieux et administratifs qu’ils occupent en permanence.
La pauvreté proverbiale des oulémas est un fait social complexe. Ils sont
effectivement «pauvres» par rapport aux détenteurs du pouvoir politico-
militaire, qu’ils ont certainement en vue, quand ils se voient pauvres, pour
diverses raisons. Principalement, l’élite des oulémas est en contact permanent
avec l’élite du pouvoir. La définition arabe classique de l’élite fait des
«hommes de sabre» et des «hommes de science» les deux composantes
essentielles de cette «crème de l’humanité». mais il va de soi qu’en dehors
de quelques écrivains courtisans, que le sociologue irakien A. al-Wardî
appelle «wucâd al-salâtîn» (les prédicateurs des sultans), les hommes de
plume se réservent en général une place à part au sein de l’élite, celle d’être
les hommes du savoir et de la conscience morale. C’est donc aussi par
rapport à la fonction symbolique qu’ils jouent dans la société et qu’ils
placent au-dessus de toute fonction, qu’ils se sentent mal payés en retour.
Il faut dire que malgré les dictons ironiques qu’on colportait à leur égard,
la société semblait partager avec eux la haute estime qu’ils avaient d’eux-
mêmes. Ils n’en étaient pas toujours dignes. La concussion des cadis, autre
lieu commun de la littérature arabe, est malheureusement confirmée par
mille cas dans nos registres et actes notariés. nous en avons cité quelques-
uns plus haut. Ils témoignent aussi de l’esprit d’une époque et du caractère
spécifique du système de domination. Ils montrent, au passage, que les
tendances historiographiques actuelles qui idéalisent le passé ou s’en font
une représentation mécaniquement calquée sur la représentation que les gens
de l’époque se faisaient d’eux-mêmes, ne sont ni neutres, ni fécondes.

Prestige et fortune
Pour compléter l’observation d’Ibn Khaldoun et l’adapter aux siècles
ottomans, on dirait : la religion n’enrichit pas son homme, mais l’action
politique, le prestige, le négoce et les hautes fonctions enrichissent l’homme
de religion.
234 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

En effet, certains grands fondateurs de «maisons de science» (buyût al-cilm)


joignaient à leurs talents scientifiques et politiques incontestables, une capa-
cité d’accumuler de grandes fortunes. Les immenses propriétés mises en
habous au milieu du XVIe siècle par le grand câlim al-Kharrûbî, cité plus haut,
ont traversé les siècles aussi bien que ses ouvrages canoniques de valeur.
Léon l’Africain 1 décrit un marabout de Batha dans l’Ouarsenis, entouré
d’une foule immense de disciples. Il possédait 500 chevaux, 10.000 têtes
d’ovins, 2.000 bovins. Il recevait de 4 à 5000 ducats d’offrandes et d’aumônes
et la dîme de ses terres «montait à 800 roggi de blé par an». Jacques Berque 2
pense qu’il s’agit de Sidi Ahmed Ben Youssef, le saint patron de miliana qui
aida efficacement Khayr al-dîn à élargir ses conquêtes vers l’Ouest. Au
XVIIIe siècle, ses descendants possédaient encore des milliers d’hectares dans
la mitidja et dans le Chélif.
à la fin du chapitre qu’il lui a consacré, J. Berque le compare à un autre
grand câlim, son contemporain, Ibn al-Qâdî. «Ce dernier, marabout comme
lui, et son homologue géographique à l’est d’Alger, a comme lui servi
l’installation des frères Barberousse au maghreb. Il s’en est toutefois
promptement détaché, a mobilisé contre eux les Zouaoua, réussit à s’imposer
à Alger pendant sept ans (à l’époque où mourait Ahmed ben Youssef) et,
s’il périt assassiné (1527) n’en fonda pas moins une chefferie kabyle qui
défendit longtemps l’autonomie relative de cette ombrageuse province».3
Les Ibn al-Qâdî, descendants d’un grand câlim qui était cadi de Bougie
avant l’arrivée des Ottomans, continuèrent, comme les moqrâni, leurs
rivaux, à jouer un rôle politique important pendant toute la période
ottomane. Si l’on en croit certains témoignages de religieux français du
milieu du XVIIe siècle, le richissime corsaire cAli Bitchnîn épousa une fille
d’Ibn al-Qâdî, ce qui lui permit de renforcer son emprise sur le pouvoir à
Alger.
L’implantation de grandes dynasties politico-maraboutiques, assises sur
d’immenses propriétés foncières et sur les rentrées régulières «d’offrandes
et d’aumônes», fournit au système politique de puissants alliés locaux qui
lui permirent l’efficacité et la durée.
Le grand prestige scientifique s’alliait au négoce. Parfois les grands
oulémas étaient eux-mêmes négociants. Deux cas célèbres : le premier est
relatif au chaykh Sacîd b. Ibrahîm Qaddûra, fondateur d’une dynastie
d’oulémas qui ont monopolisé le poste de mufti d’Alger pendant un siècle.
D’après la biographie d’al-Ifrânî 4 il serait mort en 1066 h. (1655-56). L’acte
de succession qui le concerne est établi en 1072/1661-62. Il y est qualifié de
«savantissime unique de son temps». titre non usurpé, comme en témoigne

1. Léon l’Africain, Description de l'Afrique, Paris, 1981, t. II, pp. 340-341.


2. Jacques Berque, L'intérieur du Maghreb, Paris, 1978, pp. 75-103.
3. Id., p. 103.
4. Cité par A. al-hafnâwî, Tacrîf al-khalaf birijâl al-salaf, Alger, 1991, t. I, pp. 71-72.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 235

la valeur de ses ouvrages qui ont résisté au temps. Sa fortune était aussi
immense que son savoir. Il est vrai qu’il a fait fructifier son argent dans le
négoce et les bons placements d’armateur de course. n’est pas non plus
usurpé le titre de «savantissime» accordé par les actes notariés au négociant
et homme politique hamdan b. Osmân Khodja. Il était millionnaire, grand
propriétaire foncier, possédant l’une des plus belles demeures d’Alger,
négociant international en relation d’affaires avec le dey d’Alger et le bey
de Constantine. Il était surtout un homme de culture d’une envergure
incomparable dans l’Algérie de la première moitié du XIXe siècle.
Connaissant le monde européen et ouvert à ses idées modernes, il fut
comme le disait m. Lacheraf 1, un précurseur du patriotisme bourgeois.
à l’exemple de l’illustre câlim Sacîd Qaddûra, les riches oulémas du XVIIe
siècle plaçaient leur argent dans le négoce et dans l’achat de parts dans les
navires de course. Cela explique, sans doute, leur très haut niveau de
fortune qui n’a pas d’équivalent dans les siècles suivants, si l’on en juge à
partir d’une documentation hélas trop partielle.
Quatre des onze plus grandes fortunes du XVIIe siècle concernent des
oulémas et leurs familles. La moyenne des successions de ces fuqahâ dépasse
68.000 D. C’est pourquoi nous les avons intégrés plus haut dans la partie
consacrée aux grandes fortunes. Il fallait le rappeler ici pour nuancer
l’appréciation tout à fait juste comme dominante concernant la «pauvreté»
des oulémas.
Des recherches plus poussées expliqueront peut-être pourquoi, mis à
part le hasard de conservation des documents, les successions moyennes
des oulémas du XVIIe siècle étaient aussi relativement plus élevées que
celles de leurs collègues ultérieurs.
Quinze de ces successions dépassaient 10.000 D., sans tenir compte des
habous et autres propriétés indivises non incluses.
Ceux qui se maintiennent plus ou moins, au XVIIIe et au XIXe siècle,
appartiennent généralement aux dynasties établies de la haute fonction
religieuse et judiciaire, les Qaddûra, les Agûjîl, les descendants de thacâlibî,
de Ahmed b. Yusuf et de Sidi m’hammed al-Shrîf Zahhâr, autre saint patron
d’Alger avec thacâlibî.
En plus de la gestion des habous, parfois immenses, liés aux institutions
portant le nom de leurs ancêtres, ils occupaient des charges quasi héréditaires
de mufti, cadi, khatîb, imam, etc. De même les Shuwayhit, descendants du
grand corsaire andalou al-Shuwayhid, étaient, avec quelques interruptions,
pendant près de deux siècles amîn des amîn (chefs des syndics des métiers
d’Alger) de père en fils.
Il est intéressant de noter que toutes ces familles entretenaient des alliances
matrimoniales, aussi bien entre elles qu’avec les deys, les beys, les khaznadji

1. m. Lacheraf, L’Algérie : nation et société, Paris, 1969, p. 161.


236 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

et aussi, cela maintient le niveau de tout le monde, avec les plus riches
négociants.
malgré ces facteurs favorables, leur présence comme partenaires directs
dans les mouvements de fortune est faible et le niveau que cette présence
reflète, reste dans une moyenne décente pas plus. Il est vrai qu’au début du
XVIIIe siècle, le grand domaine d’Usta Wâli (Staouéli) fut acquis par le
descendant (et wakîl de mausolée) de thacâlibî, qui ne le garda pas longtemps.
à la même époque, le descendant de Sidi Ahmed b. Youssef met en
habous de nouvelles acquisitions immobilières significatives : huit maisons
à Alger et à miliana, un domaine, un jnân, un hammam, une boutique et de
grandes étendues de terres.1
Un descendant de Sidi mohammed Shrîf laisse en succession le quart
d’une maison en indivision, un culwî (appartement en hauteur), un four à
chaux et deux hawsh. La vente des animaux d’une des deux fermes rapporte
1.615 pataques.2
même si les assises foncières indivises et en habous restent de quelque
importance, les successions chiffrées traduisent peut-être un certain
appauvrissement de ces vieilles «maisons de science» :
– en 1709, le savant mohammed Agujîl laisse une maison, deux jardins et
beaucoup de livres. La valeur totale de la succession est de 6.822,50
pataques. 3
– hadj mohammed b. mohammed, descendant de thacâlibî, wakîl du
mausolée et des habous de son ancêtre, exerce aussi le métier de relieur. Sa
succession consiste surtout en livres, du mobilier et un jardin, le tout évalué
à 8.595,50 pataques.4
Sauf un cas unique, du début du XVIIIe siècle, les oulémas dont l’inventaire
après décès dépasse 5.000 pataques, sont soit des «héritiers», soit détenteurs
de hautes fonctions (mufti, cadi, intendant des habous, dirigeant d’un
grand service administratif, etc.).

Richesse et fonction
à notre connaissance, il n’y a pas de succession d’un cadi ou d’un mufti
à Alger en dessous de 4.000 pataques. Rappelons cependant que ces hautes
fonctions religieuses et judiciaires sont occupées presque en permanence par
des «héritiers» bénéficiant généralement d’un solide patrimoine familial.
Comme il y a de tout petits raïs et de très grands raïs, l’univers des agents
du culte, de la justice et de l’enseignement est d’une variété extrême. L’élite
de ce monde très inégal constitue une petite minorité. Le personnel des

1. A.n., Alger, Z 10, actes de habous de fin jumada II 1112/décembre 1700.


2. Id., Z 84-86, actes de 1154/1741.
3. Id., Z 24, actes, mi-ramadhan 1120/novembre 1709.
4. Id., Z 11, acte de mi-rajab 1225/août 1810.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 237

mahkama, des mosquées, des médersas, des zaouïas et des habous est formé
de milliers de petites gens, vivant parfois dans la misère. La justice et les
habous étaient des administrations «semi-nationales», en ce sens qu’elles
couvraient tout le territoire et que tous les agents locaux et subalternes
dépendaient de l’administration centrale. Cela était surtout vrai des
directions des habous qui relevaient directement de l’intendant central
d’Alger et lui rendaient compte annuellement de leurs recettes et dépenses.
C’était le cas aussi de Bayt al-mâl. Ses employés locaux étaient contrôlés par
le bureau central d’Alger. La justice fonctionnait de façon autonome et sous
l’autorité des caïds et autres grands cheikhs de circonscriptions, mais ses
jugements pouvaient faire l’objet d’une révision par le haut conseil juridique
d’Alger. Dans chacune de ces institutions, il y avait une minorité moyen-
nement riche et occupant les hautes places, et une masse souvent pauvre.
Il est pratiquement impossible de préciser exactement le revenu annuel
de ceux qui se situent en haut. En tant que mufti, on avait une mensualité,
on touchait des émoluments comme prédicateur de la Grande mosquée et
une indemnité mensuelle pour la présence de contrôle dans les réunions des
administrations des habous. D’autres rétributions lui étaient allouées comme
professeur, ainsi que des cawâ’id (coutumes) à l’occasion des fêtes religieuses
sous forme de numéraire ou en nature.
Le cadi percevait en général 10% de la valeur d’une succession ou de la
transaction dont il a établi les actes. Il avait aussi divers émoluments
mensuels liés à sa présence réglementaire dans l’accomplissement de
certaines tâches administratives surtout de caractère municipal.
L’addition des diverses rétributions faisait dans les 200 à 250 pataques
par mois à la veille de l’intervention française. C’était dix fois le salaire
d’un manœuvre du bâtiment. mais s’il s’agissait vraiment de tout ce que
gagnait un personnage aussi important qu’un mufti, alors on pourrait dire
avec Ibn Khaldoun «la religion n’enrichit pas son homme». Les quelques
centaines de personnes, disons autour d’un millier, qui vivaient à Alger
des métiers du culte, de l’enseignement et de la justice, avaient des revenus
qui allaient du niveau du salaire ouvrier à un niveau situé à mi-chemin entre
celui-ci et celui de mufti.
On a par exemple de toutes petites successions (entre 100 et 300 pataques)
qui concernent des talebs et des membres de zaouïas. Entre 300 et 1000
pataques, des successions de greffiers (cudûl, littéralement : témoins instru-
mentaires), des wakîl de petites chapelles et des cheikhs.
Entre 1000 et 2000 pataques, on rencontre surtout des cheikhs, des imams
et beaucoup de khodjas exerçant divers métiers hors de leur compétence
initiale. Comme ces khodjas, certains hommes de l’écrit et des sciences
religieuses, préféraient exercer des métiers profanes plus rémunérateurs. Ils
étaient parfois marchands de soie, raïs ou négociants, plus souvent artisans
(relieurs, cordonniers, selliers, cafetiers, teinturiers, etc.).
238 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Ainsi, de haut en bas de l’échelle sociale, les frontières étaient aussi des
passerelles entre diverses activités.

4. Le monde des boutiques et des magasins


Le monde de la boutique, producteurs et marchands, forme-t-il malgré sa
grande diversité un groupe homogène, à l’identité affirmée comme les
hommes de l’écrit par exemple?
L’organisation des métiers
Une première constatation : c’est un monde organisé. Chaque métier,
sauf quelques exceptions, a son amîn, désigné par les autorités, en accord
avec les principaux représentants de la corporation. Les documents officiels
attestent le fait que l’amîn, son adjoint et ses collaborateurs sont désignés,
en présence des principaux patrons du métier. Chaque amîn, en sus de
l’adjoint et des «compagnons» (rufaqâ, dans le sens de «ceux qui l’accom-
pagnent et l’assistent» dans sa tâche de représentation du métier, de contrôle,
d’expertise professionnelle, de perception des taxes et autres contributions
versées aux autorités supérieures par son intermédiaire, etc.) a un khodja
et des chaouchs à sa disposition. Il est habilité à imposer des amendes. Il a
un certain pourcentage (commission) à son profit. On sait qu’au Levant
arabe, les organisations professionnelles sont désignées par les termes «çinf»
ou «tâ’ifa». A Alger, on les appelait «jamâcâ» du même nom donné aux orga-
nisations représentant les berranis.
Lorsque des problèmes surgissent entre métiers, ou entre un ou plusieurs
métiers et l’administration, des réunions communes sont organisées, en
présence du dey ou de son délégué. Les décisions ne sont prises qu’après
de longues délibérations. Elles tiennent en général compte des différentes
revendications et de ce que stipulent les règlements comme le montrent bien
plusieurs décisions enregistrées dans Hâdhâ Qânûn.
Il n’est pas nécessaire de répéter ici les choses connues ni les aspects
étudiés par divers chercheurs. On dira seulement que Hâdhâ Qânûn, comme
d’autres documents officiels, confirme la classification connue des hommes
de métier en mcallim (maître), çânic (ouvrier qualifié) et mubtadî ou muta callim
(apprenti). On peut indiquer aussi que les apprentis touchaient un salaire,
contrairement à ce qu’affirment certains auteurs. Les règlements soulignent
de façon peu claire qu’un apprenti doit continuer jusqu’à ce qu’il devienne
maître. Ils interdisent aux bénéficiaires de certains monopoles de fait ou de
droit (comme l’exercice du métier de patron de hammam par les mozabites)
de fermer la profession à ceux qui ne sont pas de leur région et qui voudraient
la pratiquer. Des faits nombreux montrent que l’exercice de certains métiers
par telle ou telle corporation de berrani était une dominante et non une
exclusivité. Les changements de métier, sans être très fréquents, s’observent
dans différents domaines.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 239

Les corporations
à la tête de l’ensemble des métiers, il y avait une organisation complexe qui
faisait office d’administration municipale, contrôlant les organisations profes-
sionnelles. L’homme qui tenait les registres et toute la documentation s’appelle
amîn al-umanâ, amîn des amîns, soit en quelque sorte le syndic des syndics
des professions. C’est lui qui entreprenait les demandes en compagnie de
l’amîn du métier concerné, auprès des autres autorités. mais son caractère
représentatif peut être discuté. Il n’est pas élu par les organisations de métiers
et son rôle est surtout administratif et fiscal. tout son travail se fait en colla-
boration avec chaykh al-balad (littéralement : chaykh ou administrateur de la
cité), al-muhtassib (responsable chargé de la police des marchés) et les délégués
du pouvoir central. Leurs réunions se faisaient chez le cadi qui présidait et
supervisait les décisions. Il est significatif aussi que la charge d’amîn al-umanâ
était occupée presque continuellement de père en fils depuis la deuxième
moitié du XVIIe siècle jusqu’en 1830. Les actes notariaux permettent de
remonter l’arbre généalogique de cette famille andalouse jusqu’au grand
raïs Sacîd al-Shuwayhîd dans la première moitié du XVIIe siècle. Son fils
Sulaymân était armateur et grand négociant. Son petit-fils Yusuf, grand
négociant aussi, occupait la fonction d’amîn al-umanâ qui resta dans les
membres de la famille. C’était donc une fonction élitaire et non élective. La
famille Shuwayhîd, transcrite par la suite Shuwayhit, était apparentée aux
descendants de thacâlibî et à des turcs et Kulughlis de la haute administration.
D’autres aspects qu’il serait trop long de développer ici, incitent à suivre
le grand maître de l’histoire médiévale arabe, Claude Cahen, dans les
réserves qu’il a émises à propos de l’application du terme «corporation» aux
organisations de métiers du monde arabe. En effet, il n’y a pas dans l’Algérie
ottomane, l’équivalent des corporations de métier, représentatives, élues par
la base, avec l’élaboration de chartes et de statuts et faisant partie de la
«révolution communale» des cités européennes de la fin du moyen Âge et
des débuts des temps modernes.
Il semble, cependant, que dans l’usage commun d’aujourd’hui, le mot
corporation n’ait plus seulement le sens spécifique que le grand historien
avait en vue. Il désigne aussi l’ensemble des personnes qui exercent le
même métier. Il peut, d’une certaine façon, traduire, par ailleurs, l’aspect
organisationnel et communautaire que renferme le mot jamâca (groupe,
communauté, corporation).
Paradoxalement, la «corporation» la plus agissante, la plus consciente
de son statut, de son rang et de ses intérêts solidaires, est la seule qui n’a
aucun type d’organisation, n’a pas d’amîn à sa tête : c’est la corporation
informelle des oulémas.
240 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Hiérarchie des métiers


Il n’y a pas de «muraille de Chine» entre les scribes et le monde de la
boutique. Il y a encore moins de ligne nette de séparation sociale entre les
divers métiers. Il ressort en particulier de la distribution «ethnique» et
«familiale» des métiers à Alger qu’il n’y a pas de distinction établie entre
«métiers nobles» et «métiers vils», à quelques exceptions près. Dans l’étude
sur «les métiers vils en Islam» , R. Brunschvig1 nous semble, contrairement
à son habitude de rigueur et de finesse, avoir mal interprété certains textes
qui fustigeaient tel ou tel métier. En vérité, ils traduisent les jalousies entre
métiers, les conflits entre personnes de métiers différents, et surtout le jeu
scolastique et un peu puéril auquel s’adonnent parfois les auteurs de livres
de divertissement qui brodent sur des sujets comme s’il s’agissait de joutes
oratoires et exaltent ou dénigrent un métier, en fonction de critères surtout
réthoriques.
Le grand mandarin Ibn al-Khâtib a rédigé un livre pour fustiger le métier
de notaire. C’était de sa part, à la fois un geste d’humeur et un simple
exercice littéraire qui a son équivalent pour divers métiers dans les fameuses
maqâmât (séances) de harîrî et de hamadhânî comme dans les merveilleuses
œuvres littéraires de Djâhiz.
La meilleure partie de l’article de m. Brunschvig est celle qui s’attache à
analyser les positions des docteurs de la Loi (fuqaha) sur le licite et l’illicite,
le pur et l’impur, etc., dans divers métiers. mais, comme il le suggère ailleurs
avec force, il faut faire la part du théorique ou du réthorique et du
comportement réel des gens.
Si l’on suit, non pas tel hadith forgé ou dicton propagé comme expression
d’une partialité professionnelle, mais ce qui semble, d’après le langage
commun, objet de réprobation générale, on pourrait délimiter les champs
de l’exclusion et du mépris social.
Les métiers qui transgressent les interdits religieux (usuriers, marchands
de vin, prostituées) sont à des degrés divers objets de répréhension. mais
on sait que les docteurs de la Loi eux-mêmes ont développé tout un système
de «ruses» pour contourner et adapter à la vie réelle l’interdit religieux de
l’usure. Bayt al-mâl d’Alger, institution canonique et officielle s’il en est,
prêtait de l’argent à des négociants juifs à un taux d’intérêt annuel d’environ
3%. Il est vrai qu’aux négociants musulmans, elle le prêtait souvent sans
intérêt ou selon les règles de partage des bénéfices.
La consommation de l’alcool était courante dans les milieux dirigeants,
mais les bars d’Alger étaient tenus par des Juifs ou des chrétiens. Shaw
appréciait hautement le vin produit dans les environs d’Alger.
La prostitution était encadrée par al-mazwâr (responsable de la police
municipale) qui percevait un pourcentage sur le prix du service rendu dont

1. R. Brunschvig, Etudes d'islamologie, t. I, pp. 145-164.


mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 241

il était en général l’intermédiaire, pour ne pas dire l’entremetteur. Le langage


des registres officiels classait les prostituées en deux catégories : les mûmis
(prostituées) ou même en langage vulgaire parfois utilisé par nos scribes,
la qahba (putain), et une catégorie supérieure réservée généralement à des
responsables hauts placés, la khalîla (courtisane, concubine). Qahba est un
juron courant mais aussi une grave insulte. Le grand poète al-mutanabbî
a payé de sa vie, d’avoir utilisé ce mot pour qualifier la mère d’un chef de
clan qu’il détestait. Il est vrai qu’il ajoutait : «entre ses jambes, la grand’route».
En un mot, ce problème est à reprendre sur d’autres bases qui ne soient
pas une lecture au premier degré et qui distinguent ce qui relève d’une
perception sociale différenciée et ce qui est plus commun à telle ou telle
société. Il est certain par exemple que l’emploi de zufri (ouvrier) ou râcî
(berger) pour signifier voyou et celui de fallah (paysan), jbâylî (montagnard)
pour dire arriéré, est une attitude de «citadins distingués» plus ou moins
diffusée dans leur environnement.
Cela dit, éviter jusqu’à plus ample enquête d’utiliser les fortes connotations
de vil et de noble, n’enlève pas une certaine hiérarchie dans les professions.
Certains métiers de basse condition étaient réservés aux berranis et d’après
des sources européennes aux Juifs. Il ressort de la documentation algéroise
que les métiers de ramasseurs d’ordures ou de nettoyeurs d’égouts étaient
principalement exercés par les Biskris. D’autres métiers salissants ou
malodorants, liés à la peausserie, à la teinturerie, étaient bien considérés et
semblaient assez lucratifs.

Les tujjâr (pl. de tâjir) 1


à Alger, comme ailleurs, au sommet du monde de la boutique se trouvaient
les «tujjâr». La signification du mot a peut-être connu une certaine évolution.
Au XVIIe siècle, comme l’a judicieusement observé A. Devoulx, les tujjâr
étaient de grands négociants et souvent de grands armateurs qui
investissaient beaucoup dans la course et dans la commercialisation
internationale des produits de la course.
C’est ce qui ressort en général des actes notariés du XVIIe siècle, mais un
règlement de Hâdhâ Qanûn, daté de 1046/1635-36, utilise le mot dans le sens
général de commerçant, y compris petit détaillant, qu’on lui connaît à partir
du XVIIIe siècle. Dorénavant, il recouvre à côté des grands négociants, des
marchands de certaines catégories de produits généralement importés (tissus,
bijoux, café, sucre, épices, etc.). Cela explique en partie le très haut niveau

1. m. Amine, «Commerçants à Alger à la veille de 1830», RHM, mai 1995, pp. 11-59, a relevé
dans les archives du consulat de France à Alger et dans les sources algériennes une longue liste
comportant «aussi bien les commerçants à part entière (grands et petits commerçants) que ceux
qui s'adonnaient au commerce occasionnellement». Son étude montre de façon précise et
détaillée les liens familiaux entre grands négociants et la place importante qu'ils avaient parmi
les groupes dominants.
242 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

de fortune des tujjâr du XVIIe siècle et celui plutôt moyen des époques
ultérieures. Il est vrai que les deux catégories englobées par le terme de
tujjâr font le même métier commercial. La différence qui les sépare est plus
de degré que de nature, si l’on considère le type d’activité. mais tout les
sépare quant à la position sociale, la richesse, le prestige, le niveau
d’instruction et de connaissance du monde extérieur, l’enracinement dans
les couches supérieures de la cité et l’intégration quasi organique au sommet
du pouvoir.
Comment rendre compte de la complexité du réel sans classer, c’est-à-dire,
simplifier. Dans les plus grandes familles dynastiques, d’oulémas, hauts
dignitaires, négociants, parents par alliance des pachas et des beys, il y a
souvent des parents pauvres exerçant des fonctions subalternes ou des
métiers très moyens. Dans les zones frontalières entre tujjâr-négociants et
tujjâr-marchands, il y a des gradations où les niveaux des deux catégories
se rapprochent ou se confondent.
Il y avait effectivement des marchands qui, à l’occasion, faisaient du
négoce international. Le pèlerinage à La mecque, les voyages en tunisie, au
maroc, au Proche-Orient et, parfois, dans les ports européens de la
méditerranée, étaient des opportunités d’affaires profitables. mais on ne
devenait pas pour autant un Bouderbah ou un hamdan Khodja. Ces deux
hommes bien connus pour leur rôle politique en 1830, illustrent bien les
caractéristiques du négociant international. Ils avaient un niveau
d’instruction élevé, connaissaient des langues étrangères et l’esprit nouveau
de l’Europe capitaliste. Ils étaient l’un et l’autre issus de familles de la haute
administration, fréquentaient les pachas et les beys en amis intimes, en
conseillers avisés et en partenaires dans de grandes affaires.
Les carnets de négociants : Qaddûr b. mansûr, hasan al-Barbrî, cAlî al-
Bahhâr, Ibn Shaykh al-Balad, etc. 1 montrent que ces hommes étaient aussi
instruits, bien informés des réalités internationales et des procédés utilisés
dans le commerce méditerranéen.
Ils étaient par ailleurs comme les Krîtlî, les Amîn al-Sakka et les Ben
mrâbit, liés en affaires et en alliances matrimoniales aux vieilles dynasties
religieuses et aux détenteurs du pouvoir du moment.

1. AOm, Aix 1 mi 1 Z 68; 15 mi 49/378; 15 mi 14/11; 15 mi 7/26-28.


mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 243

Pour illustrer les différences au sein des catégories de marchands, prenons


quelques prix de vente de magasins de grand commerce et d’échoppes de
petits détaillants au début du XIXe siècle à Alger (en pataques) :
prix de vente de magasins et d’échoppes
9.200 300
7.810 260
7.500 203
7.240 198
6.400 180
5.400 155
5.060 146
5.000 100
Sources : Bayt al-mâl et actes judiciaires, début du XIXe siècle.

Le magasin d’un marchand de tissus payait annuellement 117 pataques


de taxes, soit plus que le prix d’une échoppe d’un petit détaillant.
Le tableau des inventaires après décès et des transactions fait apparaître
aussi les grandes disparités entre tujjâr :

nom date valeur en pataques


Sliman Krîtlî 1803 150.440,00
hadj md Bû Shmâyam 1818 51.657,00
h. Wâlî Shâwush 1813 47.764,00
mustfâ b. mrâbit 1825 32.939,25
md al-harrâr 1829 30.000,00
h. mustfâ Krîtlî 1803 28.898,38
h. cAlî al-Saffâr 1815 22.500,00
Ben cdûl 1813 17.239,38
hsan al-Barbrî 1819 16.154,50
c
Alî al-tunsî 1815 14.000,00
Ahmed al-harrâr 1814 13.613,25
Agha Arnawût 1804 11.495,83
AR. Çâyjî 1825 9.690,00
h. md al-harrâr 1826 8.895,83
Çâlih al-tâjir 1815 6.169,38
h. md al-harrâr 1819 5.012,00
Qâddûr al-harrâr 1815 3.912,00
al-tubjî al-tâjir 1815 448,50
Sources: Registres de Bayt al-mâl 2 et 3, actes judiciaires, Z 68, 78-79, 84-86.

La liste n’est évidemment pas exhaustive. La fortune du premier du


tableau (Krîtlî, 150.000 pataques) est loin de représenter les grandes fortunes
des grands négociants (les millions de pataques ou de francs d’un hamdan
Khodja par exemple).
Le dernier du tableau, un ex-canonnier devenu marchand est appelé textuel-
lement tâjir. Une succession de 448,50 pataques. C’est l’équivalent de ce que
laissent de petits artisans et parfois même des ouvriers. On voit par là, l’extension
244 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

maximale de l’emploi du mot tâjir. Il est cependant le seul à laisser une


succession en dessous de 1000 pataques. Pourtant, contrairement à d’autres,
sa succession est complète. Elle comprend même la valeur d’une chambre qu’il
occupait dans un fondouk et qui lui appartenait en propre: 120 pataques,
certainement l’une des chambres les moins chères de son époque à Alger.

Les harrâr
Dans le tableau précédent, il y a des harrâr (littéralement : soyeux), mot
ambivalent. On est ou marchand de soie, ou fabricant de tissus de soie, ou
les deux à la fois. Dans certains cas, le détail des biens laissés permet de
distinguer si l’on est l’un ou l’autre.
Dans la grande majorité des cas précisés, il s’agissait de marchands de soie
qui, en fait, vendaient différents produits souvent importés. Parmi les objets
les plus fréquents de leurs marchandises figuraient en dehors des tissus, du
café, du poivre, des objets en cuivre, des montres et des joailleries. Est-ce
pour les distinguer des grands tujjâr qu’on les appelait harrâr ? Dans tous
les cas, ils se situaient à un niveau élevé parmi les marchands non négociants
comme parmi les artisans.
huit harrâr ont une succession de plus de 5.000 pataques. Certains sont
propriétaires de leur logement et/ou de leur boutique. Parfois, ils possèdent
aussi une esclave domestique noire, comme c’est la tradition, à cette époque,
dans la bourgeoisie d’Alger.
Le niveau moyen typique des successions de cette profession se situe
entre 2000 et 4000 pataques. mais il y a aussi des harrâr dont la succession
est en dessous de 500 pataques, voire en dessous de 300 pataques.
Variété aussi des origines sociales et ethniques. Des aghas, des khodjas,
des raïs turcs, albanais, autochtones, exercent ce métier. Fils de marchands
ou d’artisans, spécialisés dans les objets de luxe pour une riche clientèle ou
dans l’épicerie courante, ils peuvent être classés en divers niveaux de ce qu’on
appellerait aujourd’hui la petite bourgeoisie.
Ils sont comparables à d’autres métiers appréciés pour diverses raisons
(reliure, bijouterie, parfumerie, tissus et cuirs brodés, etc.). mais est-ce un
hasard s’ils sont les seuls représentants d’artisans à figurer dans une liste
de notables à côté des oulémas, des fonctionnaires et des négociants ? En effet,
figure dans cette liste celui qui est jugé notable, par les notables eux-mêmes.
Il s’agit d’une «requête faite à la demande des oulémas et de tous les
musulmans, du chérif et de tous les notables de la ville d’Alger» adressée
aux autorités françaises le 28 juillet 1831. Elle comporte 24 signatures dont
10 oulémas, 7 négociants et un amîn des harrarîn que la traduction française
de la requête présente comme le «chef des fabricants d’étoffes de soie».
En vérité, les signataires (muftis, cadis, directeurs des Domaines, de Bayt al-
mâl, de la monnaie, aghas, caïds, négociants, etc.) qui ont choisi Bouderbah pour
les représenter, se désignent non pas comme de simples notables mais comme
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 245

l’élite de l’élite, se proposant comme partenaires éventuels des occupants


français pour une solution négociée à la crise ouverte depuis juillet 1830.
Une autre liste plus large, établie par l’administration française en février
1832, donne avec quelques déformations et un certain arbitraire, une image
des fortunes indigènes dans la capitale vidée en fait d’une grande partie de
sa bourgeoisie. Elle a été préparée pour la «contribution des laines» à
l’initiative du commandant en chef de l’armée d’occupation. Le barème
d’imposition était fixé sur la base de la fortune estimée de chaque contribuable.
C’est dans ce sens qu’elle donne une vue générale des fortunes des Algérois.
193 citadins ont été imposés de 80 F à 32.000 F. Sur cette liste il y a une ving-
taine d’artisans dont une dizaine d’amîns de métiers. Leurs contributions vont
de 80 à 800 F avec une large prédominance de la tranche se situant entre 240
et 400 F. La moyenne générale des artisans imposés est de 385 F.
Aucun artisan ne figure donc parmi les 42 contribuables ayant payé plus
de 1000 F. Ceux-ci sont en majorité membres des grandes familles de hauts
responsables, d’oulémas et de négociants.
Il est intéressant de noter qu’avant 1830, comme après, les amîns et leurs
adjoints ont, en moyenne, une fortune beaucoup plus élevée que celles des
autres membres du métier. Sur 17 successions recensées, aucune n’est en
dessous de 1000 pataques. La moyenne, 5782, est en fait trop élevée en raison
de quelques très riches successions, notamment celle du Kabyle Acrâb amîn
des maçons (26.263 pataques) et celle de l’amîn des parfumeurs (18.000
pataques). La succession typique des amîns se situe entre 2000 et 4000 pataques.
Ce qui est très au-dessus des successions les plus courantes parmi les artisans.
Rappelons encore, qu’en isolant les métiers et les positions, surtout lorsqu’elles
sont assez élevées, on risque d’occulter d’autres facteurs qui contribuent à
moduler les niveaux de fortune. Ainsi dans cette liste, l’amîn des harrârîn est
un agha, celui des khayyatîn (tailleurs, couturiers) est un bulukbâshî. D’autres
sont frères ou fils de raïs, de secrétaires du gouvernement, etc.

Métiers et richesses
Cela explique en partie la grande disparité des fortunes au sein des
métiers, comme d’un métier à l’autre.
Il y a effectivement des métiers quasi héréditaires ou largement mono-
polisés par des gens originaires d’une même région. Sur le sujet, on a
beaucoup écrit avec, très souvent, une inclination à reprendre telles quelles
des classifications parfois trop schématiques établies par l’administration
française après 1830.
Il est vrai, par exemple, que les hammams étaient généralement aux
mains des mozabites. mais Hâdha Qânun a enregistré une décision officielle
prise après délibération avec les représentants de ce métier, à savoir que les
mozabites n’avaient pas le droit de chercher par des moyens détournés à
empêcher un non mozabite d’être patron de hammam.
246 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

La boulangerie était généralement monopolisée par les Djidjeliens. mais


les inventaires après décès et les actes notariés montrent que ce métier était
exercé par des non Djidjeliens.
Le travail de la soie, la parfumerie et la bonneterie exigeaient un savoir
faire jalousement préservé et un investissement financier relativement
important. Ces conditions ont maintenu la profession aux mains de vieux
citadins, généralement d’origine andalouse. mais dans la liste des harrâr cités
dans nos tableaux, certains étaient turcs, tlemcéniens, etc.
L’ascension individuelle, sans grands moyens au départ, existe aussi,
comme dans d’autres secteurs, même si les mentalités et les structures
sociales de l’époque la rendaient plus difficile et plutôt exceptionnelle. La
réglementation professionnelle, l’esprit de corps, les solidarités locales, la
force de la tradition, jouaient en faveur d’une spécialisation régionale ou
familiale. mais, nos documents le montrent nettement, ces barrières n’étaient
pas infranchissables. Les gens changeaient de métier. On passait du métier
de forgeron ou d’un poste administratif à la droguerie, à celui de marchand
de fruits ou l’inverse.
à l’exemple classique des villes du monde arabe, il y avait une distribution
topographique des métiers que les noms des souks et des rues marquaient
de façon précise, mais si on s’obstinait à placer les divers métiers dans les
souks qui portaient leurs noms, on se perdrait facilement dans les méandres
de notre documentation. Les spécialisations topographiques à Alger étaient
des dominantes et rarement des exclusives. Les choses se passaient certai-
nement d’une façon différente à tunis ou à Fès.
Parmi certains changements significatifs que nous avons observés, le
poste d’amîn des maçons était détenu par des Andalous au XVIIe siècle, par
des turcs ou des Kouloughlis dans une partie du XVIIIe siècle, et par la suite,
les gens de l’intérieur l’occupaient (de Beni Yacla, Petite Kabylie, de
Zemmourah, région de Sétif, puis de Grande Kabylie).
La bonneterie, grande spécialité andalouse au XVIIe siècle, semble perdre
de son importance un siècle après. En revanche, avec l’invasion des montres
et des horloges importées d’Europe, un métier nouveau apparaissait à la fin
du XVIIe siècle, celui de sacadjî (marchand et/ou réparateur de montres).
Shaler (op. cit., p. 68) affirmait que ce métier, comme la joaillerie, était exercé
par des étrangers. En fait, on a à deux reprises des inventaires après décès de
sacajî musulmans algériens. Quant à la bijouterie de luxe ou populaire, elle était
exercée par des musulmans à toutes les époques. Il est possible, néanmoins,
qu’à Alger dans les années du consul Shaler, les meilleurs joailliers qui
travaillaient pour une clientèle de son niveau, étaient des étrangers.
Ce n’est certainement pas par hasard si certains métiers sont plus présents
parmi les successions ou les transactions de plus de 5000 pataques.
En dehors des négociants, des marchands de produits d’importation et
des marchands et fabricants de produits de luxe, les patrons de cafés, de
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 247

bains, de drogueries-parfumeries, les maçons et les menuisiers apparaissent


à ce niveau plus fréquemment que d’autres. La liste serait certainement
différente à Constantine ou à tlemcen, mais aussi d’une époque à l’autre.
Cependant, faute de statistiques systématiques sur des données plus denses,
il est préférable de s’en tenir à des impressions générales et de les considérer,
au mieux, comme des hypothèses pour de nouvelles pistes de recherche.
Ce qui est certain, c’est que dans chaque métier les disparités de fortune
étaient immenses. mais l’ambivalence des termes rend parfois les choses
plus compliquées. Un cattâr, c’est un fabricant ou un marchand de parfums.
C’est aussi, de plus en plus, un droguiste. On dirait aujourd’hui un épicier.
On est étonné de rencontrer un hassâr (fabricant ou marchand de nattes),
particulièrement riche. L’homme en question, mort à Alger, venait de tlemcen
avec des centaines de haïks et de babouches de grande qualité. Hassâr était
peut-être le patronyme de ce marchand de gros et de grande distance.
La femme d’un «Ben BradCî» (fils de bourrelier) laisse en succession la
valeur de plusieurs dizaines de milliers de pataques. On sait, par ailleurs,
que ce nom de métier est aussi le nom d’une grande dynastie d’oulémas
d’Alger, qui se sont succédés dans les hauts postes de mufti, de cadi, etc.,
pendant des siècles.

Patrons et ouvriers
On peut être patron ou simple employé d’un bain, d’un café, etc., et porter
le même nom de métier. Il est vrai que parfois l’adjonction du mot «mcallim»
(maître) permet de faire la différence. mais elle était rarement accolée aux noms
de ceux qui professaient des métiers regardés comme modestes, ordinaires.
Une recension plus systématique compléterait sans doute ces données
partielles, mais voici quelques différences frappantes des successions au
début du XIXe siècle 1 :
Successions de cafetiers:
plus de 1000 pataques 9
moins de 1000 pataques 4
moyenne de l’ensemble 2439 pataques.
Successions de marchands de tabac :
plus de 1000 pataques 8
moins de 1000 pataques 17
moyenne de l’ensemble 1040 pataques.
Successions de marchands de poissons :
plus de 1000 pataques 1
moins de 1000 pataques 11
moyenne de l’ensemble 322.
Successions de gargotiers :
plus de 1000 pataques 3
moins de 1000 pataques 16
moyenne de l’ensemble 536 pataques.

1. Bayt al-mâl, vol. cit., Beylik, vol. 61 et 62 et Actes judiciaires, AOm, Aix1 mi 68.
248 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Les successions de tailleurs vont de 72 pataques à 5100. Celles des cafetiers


de 129 à plus de 7000. même dans le métier apparemment modeste de
gargotier-restaurateur, on a une succession de 3510 pataques.
La moyenne des marchands de fruits et légumes est l’une des rares à se
rapprocher de la fortune typique du métier.
plus de 1000 5
moins de 1000 11
moyenne de l’ensemble 679 pataques.
Parmi les artisans, les bourreliers sont en tête :
plus de 1000 10
moins de 1000 5
moyenne de l’ensemble 1931 pataques.
La disparité va de 400 à 8597, mais si par inadvertance, on comptait les
«Bourreliers-oulémas», la moyenne monterait à 4532 pataques et l’éventail
deviendrait immense.
tanneurs :
plus de 1000 17
moins de 1000 6
moyenne : 1288
disparités de 92 à 2986
Fabricants ou marchands de bracelets :
plus de 1000 2
moins de 1000 2
moyenne 1381
disparités de 84 à 3000.
teinturiers :
plus de 1000 1
moins de 1000 3
moyenne 660
disparités de 320 à 1245.
Comme on l’a vu plus haut chez les fabricants et marchands de soieries,
les disparités sont aussi grandes dans les professions considérées comme
de qualité supérieure.
Lorsque des précisions sur le statut et le rang dans le métier existent,
une des causes de disparité apparaît. C’est la différence entre fortunes de
patrons et fortunes d’ouvriers. Chez les fourniers en particulier cette
différence est particulièrement frappante.
Patrons de fours à pain :
plus de 1000 8
moins de 1000 3
moyenne : 2186.
Ouvriers dans les fours à pain :
plus de 1000 2
moins de 1000 20
moyenne : 49 pataques.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 249

On n’en tirera pas de conclusion générale sur les différences de fortunes


entre patrons et ouvriers dans l’artisanat.
Dans d’autres métiers, les disparités peuvent être moins grandes. Elles
peuvent s’expliquer en partie par les différences d’âge. Un jeune ouvrier
fraîchement arrivé de son village est certainement des plus démunis. mal
logé, mal nourri, vivant dans l’entassement des dortoirs pour ouvriers
(cafés, bains, fondouks, etc.), il est la victime désignée des grandes épidémies.
De ce point de vue aussi, la précision des dates est très importante car elle
éclaire un facteur que nos documents donnent rarement, celui de l’âge de
la mort et de ses circonstances.

Métiers de femmes
L’immense majorité des successions relatives à des femmes concerne des
femmes au foyer. Les disparités vont de quelques pataques à des dizaines
de milliers, voire des centaines de milliers de pataques. Le hasard de
conservation des documents a fait que la plus riche succession jamais
inscrite dans nos registres était celle d’une femme : cAysha, la fille de hasan
Pacha, citée plus haut.
Il n’est pas nécessaire de rappeler que dans la société citadine de l’époque,
la place normale de la femme était au foyer. Il fallait des conditions
particulières exceptionnelles, sinon dramatiques pour que des femmes se
trouvent à travailler «dans la rue».
On peut répartir les métiers des femmes en des catégories bien différenciées:
– des métiers que l’esprit de l’époque réservait strictement aux femmes
et qui n’étaient pas l’objet d’une réprobation générale (accoucheuse, coiffeuse
pour dames, travail en hammam des dames, etc.)
– des métiers d’homme que la nécessité poussait des femmes généralement
vieilles à exercer (boulangerie, gargoterie, lingerie, etc.)
– les situations héritées, en particulier dans le cadre maraboutique et
confrérique. Certaines femmes géraient en l’absence d’un héritier mâle, les
habous légués à leur ancêtre, pour un mausolée, une zaouïa, etc.
– les métiers du plaisir, dont les hommes profitent et que la société réprouve
(prostituées, musiciennes, chanteuses, danseuses).
Le nombre de cas rencontrés dans les inventaires après décès est réduit.
Il montre cependant une grande disparité de fortunes entre ces femmes :
accoucheuses : 300; 335; 5285.
maîtresses ou ouvrières de hammam : 177 ; 1742
gargotière : 519.
professions maraboutiques : 487; 932; 1590.
fabrication et ventes de bougies : 2387; 2404.
prostituées : 121 (le document précise : vieille prostituée); 2103; 6342.
6342 pataques, c’est la succession de la concubine du mazwâr. Elle n’est
pas la seule, de son métier, à être l’intime des grands.
250 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

D’autres métiers sont cités : musicienne, femme travaillant dans un four


à pain, vendeuse de pain fait à domicile, coiffeuse, etc. On est là, dans le
monde des ouvriers berranis que nous allons traiter longuement.

saLaIres et pouvoIr d’aChat

1. problèmes et repères
Les séries des salaires et traitements sont tirées des mêmes sources que
celles des prix. Elles commencent de façon relativement suivie à partir de
1655, avec des lacunes en général moins importantes et surtout moins
gênantes en raison de la grande stabilité des salaires.
L’essentiel des données provient de sources parfois liées : les registres du
Beylik et des habous. Dans les registres du Beylik, on a généralement affaire
à des chantiers dont la direction des travaux est assurée par des offices de
l’état pour ses propres besoins : construction ou réfection de forts, de
batteries, de fonderies, de navires, d’arsenaux, de palais, de prisons, de
routes, de casernes, etc.
Dans certains cas, ces travaux d’utilité publique sont réalisés sous la
direction de caïds, de khodjas et de militaires relevant de l’état mais aux frais
des habous dont le donateur avait destiné les produits à tel ou tel service
public utile (conduites d’eau, fontaines, mosquées, etc.). Les données les plus
régulières et les plus abondantes, et donc les plus fiables, concernent en
particulier les salaires des ouvriers du bâtiment et des travaux publics. La
stabilité de ces salaires sur de longues périodes permet d’établir des séries
sur des bases relativement solides qui, comparées aux séries des prix les
mieux établies, nous donnent pour telle année, ou tel groupe d’années, un
type de «salaire réel» élaboré à partir des quantités de produits qu’il permet
d’obtenir. On a ainsi un budget-type qui servira de repère dans l’analyse des
niveaux de revenus et de richesses des autres catégories sociales.
Au préalable seront traitées quelques questions qui aideront à mieux
situer les problèmes posés.

L’origine des ouvriers


On assimile généralement les ouvriers musulmans de statut libre à Alger
aux berranis (littéralement les gens du dehors, les étrangers à la cité).
Désignation paradoxale dans la mesure où la majorité écrasante de ceux qui
ne sont pas berranis et qui sont donc membres à part entière de la cité, sont
d’origine turque, andalouse, italienne, etc.
D’autre part, dans les chantiers du XVIIe siècle par exemple, une partie
importante des ouvriers est constituée d’esclaves chrétiens que leurs
propriétaires envoient travailler. Ils partagent avec eux en diverses
proportions le salaire gagné.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 251

Ainsi en 1668, une partie importante des salaires était versée chaque
semaine aux «chrétiens de Sulaymân Pacha» qui travaillaient dans le port 1.
C’est surtout à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle que la majorité
des manœuvres journaliers d’Alger étaient des berranis qui venaient
principalement des montagnes environnantes et des régions du Sud. Les
ouvriers qualifiés étaient dans des proportions diverses selon les époques,
soit des citadins de souche, soit des berranis de vieille implantation dans
la ville et rarement des immigrés récents.
Une autre source de confusion réside dans l’usage fait, après 1830, par
l’administration française, du mot «berrani». On a englobé sous ce terme
à la fois les «ouvriers flottants», particulièrement surveillés pour diverses
raisons, et les «vieilles corporations d’origine». Celles-ci, fruits de circons-
tances particulières dans lesquelles est née chacune d’elles, découlaient de
la logique même du système administratif ottoman.
C’est autour de «chartes» octroyant des privilèges spéciaux, en particulier
le monopole de l’exercice de certains métiers que se sont constituées les
corporations de Djidjeliens, mozabites, Biskri, Laghouati et, contrairement
aux affirmations de l’administration française, de Kabyles. On trouve en effet
dans les documents du XVIIIe siècle, la mention d'«amîn des Kabyles»,
«khodja des Kabyles», etc. «Kabyles» était entendu dans le sens de gens des
montagnes et pas spécialement de Kabylie. De même Biskri désignait les
sahariens de l’Est et Laghouati les sahariens de l’Ouest.
L’organisation des Andalous «jamâcat al-andalous» existait avant l’arrivée
des turcs. Elle a perdu de sa consistance au XIXe siècle en raison de
l’assimilation presque totale de cette population par la vieille citadinité. C’est
pourquoi les Français ne les ont pas classés parmi les corporations de berranis.
nous n’allons pas nous étendre ici sur un problème largement traité par
ailleurs. On peut retenir seulement, en ce qui concerne les ouvriers berranis,
que pour une large part, ils avaient une double affiliation : celle de leur
corporation d’origine et celle de leur corporation de métier. Comme certains
métiers étaient monopolisés par telle ou telle région, cela donne parfois
des corporations du genre «les Kabyles charbonniers», les «Biskri
colporteurs», etc. Ce type d’organisation, à la fois professionnelle et commu-
nautaire, avait pour objectifs officiels d’assurer le bon ordre du métier et les
rentrées fiscales. Il avait aussi un rôle de défense des intérêts des membres
de la corporation, comme le montrent les multiples interventions des repré-
sentants de ces organisations auprès des autorités, enregistrées dans Hâdhâ
Qânûn. Sans que cela soit explicité dans nos sources, elles pouvaient éven-
tuellement servir de cadre d’entraide et de secours mutuel entre ses membres.
notons enfin que certains manœuvres journaliers étaient inscrits sur les
registres de décès de Bayt al-mâl avec cette simple mention «khaddâm
mât» (manœuvre mort) ou, un peu plus précisément, «un Kabyle mort», «un
1. An, Paris, 228 mi 18 vol. 67.
252 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

Biskri mort», «un noir mort». Ainsi quand on est ouvrier, on vit et on meurt
parfois dans l’anonymat total, sans nom, ni famille, ni résidence connue, ni
métier apprécié, ni collègues, ni amis, ni voisins. Cette solitude extrême
semble concerner surtout les immigrés de fraîche date.

Le nombre des ouvriers


Alger, comme capitale et comme base militaire et corsaire, se distinguait
nettement des autres grandes villes d’Algérie. En quelques décennies, à
partir de 1520, sa population s’est multipliée par quatre ou plus. D’immenses
chantiers s’ouvraient pour les besoins de défense et pour assurer le
développement de la ville et de ses diverses activités.
Les indications des registres du Beylik et des habous sur les ouvriers
des différents chantiers, à partir du milieu du XVIIe siècle, ne permettent
pas d’en évaluer, même approximativement, le nombre. On voit seulement
par les salaires versés, les achats de nourriture et surtout par la multiplicité
des chantiers, qu’il s’agissait de plusieurs milliers d’ouvriers engagés dans
les différents travaux. Certains chantiers duraient plusieurs années. C’est
le cas de la construction de al-jâmic al-jdîd (mosquée de la Pêcherie) qui
couvre toute la décennie 1660 et au-delà 1.
Dans la même décennie les travaux de construction d’un fort, appelé
depuis «al-bordj al-jdîd» (le nouveau fort) font suite au chantier de
construction de la batterie de «Bab dzîra» et se poursuivent parallèlement
à l’édification des adductions d’eau pour les fontaines d’Alger 2.
Sur la base des données fournies par haëdo 3, on a évalué le nombre
d’ouvriers berranis à Alger autour de 1580 à environ 6500, soit le dixième
de la population de la ville, non compris les esclaves européens.
Selon Shaler, la population d’Alger, au début du XIXe siècle, se composait
en grande partie «d’étrangers qui appartiennent aux différentes tribus
africaines» 4. Il cite parmi ces «tribus africaines» les m’zabi, les Biskri, les
Arabes et les Kabyles.
En 1808, Boutin 5 les chiffre dans Alger à 4000 Kabyles des montagnes,
1500 Arabes des campagnes, 1 000 mzabi et 3 500 noirs. Soit 10 000 berranis
pour une ville qui comptait selon lui 8 000 turcs, 10 000 Juifs et 45 000 maures.
Autour d’Alger, dans le Sahel et la mitidja, les milliers de maisons de
campagne et fermes appartenant aux Algérois abritaient une nombreuse
population de berranis employés comme jardiniers, khammès, ouvriers
agricoles permanents ou saisonniers, gardiens, bergers, domestiques, etc.
à Constantine, aux premières années de l’occupation française, les berranis

1. Id., 228 mi 45 vol 325.


2. Id., 228 mi 18 vol. 67 et 68.
3. haëdo, Topographie générale..., R.A., 1870, p. 494.
4. Shaler, Esquisse..., p. 90.
5. Boutin, Reconnaissance...
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 253

et les citadins de fraîche date formaient la majorité de la ville, d’après les


estimations des autorités locales. Si l’on considère comme berranis tous
ceux qui n’étaient pas nés à Constantine, dit un rapport français «à ce
compte les quatre cinquièmes sont Berranis, car presque tous les habitants
sont nés dans les douars qui l’environnent, y ont économisé quelque argent
et sont venus acheter des maisons»1. Appréciation manifestement exagérée
et situation radicalement différente de l’époque ottomane. mais les cartons
des archives françaises sur ces berranis des différentes villes algériennes au
début de la période coloniale contiennent beaucoup de renseignements
utilisables pour les premières décennies du XIXe siècles.2
D’après ces informations, la proportion des berranis à la population
citadine était, à la veille de 1830, à Alger sensiblement inférieure à celle de
certaines grandes villes comme Constantine, Oran, Bône, mascara.
La conjoncture politique explique la chute du nombre des ouvriers berranis
à Alger en 1830. En raison du blocus d’Alger, décidé par les Français en
1827, le dey hussein avait ordonné d’évacuer de la ville tous ceux qui n’y
résidaient pas depuis au moins quinze ans. D’après la correspondance
consulaire américaine 3, en 1829, 3000 berranis avaient été renvoyés à l’intérieur.
D’autres facteurs ont pu jouer dans le même sens.
Au moment où Alger se développait (XVIe et XVIIe siècles) aucune grande
ville de l’Est ou de l’Ouest ne la suivait dans sa phase ascendante. Pas
même Constantine qui avait réussi à se maintenir tant bien que mal. mais
à partir de 1765, Constantine, Bône et les régions de l’Est d’une part, le
Beylik de l’Ouest d’autre part, connaissaient une prospérité grandissante
alors qu’Alger dépérissait à vue d’œil.
Si l’on en croit Boutin, les berranis représentaient en 1808 autour d’un
septième de la population d’Alger. Cet ordre de grandeur, signalé par un
officier français dont le rapport est un modèle de précision et de rigueur pour
l’époque, reste à confronter avec les autres témoignages pour d’autres
études plus approfondies sur le sujet.

Qui fixe les salaires ?


Les deux documents officiels de base, Hadha Qanûn et Tachrifat, et les
quelques autres documents épars sur les règlements corporatifs ne
comportent pas de décisions officielles fixant périodiquement le taux de
salaire des ouvriers, alors même qu’ils traitent de tel ou tel aspect des
rapports entre ouvriers et employeurs.
Cependant, un document qui concerne Blida, datant des débuts de çafar
1224 (18-27 mars 1809) donne ces précisions : «Les grands de la cité, citadins,

1. AOm, F80 556. Lettre du Procureur de la République de Constantine au Procureur général


d'Alger, du 4.02.1851.
2. AOm, F80 556 et F80 557.
3. An, P., 253 mi 5, corresp. 1829-1830.
254 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

ôdabachilar et bouloukbâchilar, se sont réunis et se sont mis d’accord pour


fixer le salaire des ouvriers de la pioche à un quart de riyâl avec deux pains
et de la soupe ou du petit lait chaque jour, avec l’accord de monsieur
Ibrahim le hakem... De même le maçon ne dépasse pas un demi riyâl et le
çâni c, un quart de riyâl. Ils se sont mis d’accord aussi concernant les bergers.
Ils ont rétabli l’ancien usage de les payer quatre aspres pour la grande bête
et deux pour la petite. De même le berger des vaches ne dépasse pas le
huitième d’un riyâl.»1
Si les grands de la cité ont jugé nécessaire de rétablir les anciens usages,
c’est que manifestement, ils n’étaient plus respectés dans la pratique.
nous sommes en 1809, au lendemain de l’une des plus graves crises
démographiques. On sait que les famines accompagnées d’épidémies
frappent en premier lieu les couches populaires. Dans les conditions de
faible peuplement qui caractérisent Alger et sa région, y compris Blida, au
début du XIXe siècle, il s’ensuit une réduction sensible des bras qui s’offrent
à s’employer. C’est aussi l’époque où l’argent espagnol s’est déversé par
tonnes à Alger et a fait monter les prix.
Face à cette situation, les décisions administratives, s’appuyant sur les
«anciens usages» sont-elles en mesure de peser sur un rapport de forces
déterminé par de puissants facteurs objectifs ?
Des développements ultérieurs répondront à cette question.

Valeur objective des chiffres


Les comptes enregistrent directement des données précises à un moment
déterminé. Les taux de salaire des manœuvres (khaddâm), des ouvriers
qualifiés (çâni c) et des «maîtres» (mcâllim) sont consignés semaine par
semaine ou mois par mois dans les meilleurs registres. Certains donnent
moins de précisions, mais on peut y relever les taux de salaire versés à tel
ou tel moment. Les lacunes qui existent seront signalées. On verra dans quelle
mesure elles gênent ou non une solide reconstitution des séries des salaires.
On peut dire ici que cette gêne est réduite en raison de la relative stabilité
pluriannuelle des salaires. De ce point de vue, ces comptes remplissent les
conditions qu’exige la méthode critique, comme les résume P. Vilar : unité
du lieu d’observation, homogénéité du fait observé et continuité de
l’observation sur une longue durée.2
Les taux de salaires, étant connus par les intéressés et stables sur plusieurs
années en général, les responsables des chantiers ne pouvaient pas les
manipuler aisément. mais d’autres types de manipulation étaient possibles.
Un cas nous a frappé en particulier. Dans les dépenses de janvier 1669 (paie
des maçons chrétiens), le prix de la viande qui leur a été attribuée équivalait

1. 228 mi 17 vol. 40.


2. P. Vilar, «Elan urbain et mouvement des salaires : le cas de Barcelone au XVIIIe siècle»,
RhES, 1950, pp. 365-399.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 255

à la moitié du salaire en numéraire qui leur a été versé. Un demi-quintal de


viande pour un total de 14 journées de travail. Cela fait pour chacun une
portion quotidienne de viande de 3,57 livres. D’où venait l’erreur ? Une
réponse nous est donnée, en 1671, par le gérant du dukkân (boutique entendu
au sens de bureau) des habous qui écrit en tête d’une page du registre à
l’intention du responsable qui supervise les travaux, le texte suivant que nous
traduisons littéralement :
«Louange à Dieu. Que Dieu vous sauvegarde et conserve votre existence.
La faible créature baise vos mains et demande à votre généreuse obligeance
d’inscrire les travaux des fontaines de cette façon, avec les dépenses, les
awâ’id (coutumes) du khodja et autres. Celui qui veut autre chose, qu’il
m’apporte un ordre de monsieur le hakem et prenne tout ce qu’il y a dans
le dukkân.» 1
Protestation vigoureuse et pleine de sous-entendus de la part d’un homme
pris entre deux feux : être compromis dans une affaire d’abus de biens publics
ou risquer la colère du caïd des fontaines. Cette protestation suggère clairement
que les comptes enregistrés par le caïd sortaient des règles établies.
Le poste de responsable des Fontaines, sans doute très couru en période
de grands travaux, en raison des masses de fonds dont on dispose, comporte
peut-être, pour cette raison même, une certaine précarité. En effet, le
responsable direct auquel était adressée cette protestation au début de 1671
est remplacé en octobre de la même année par cAlî Yoldach, lui-même
limogé, fin mars 1672. Son remplaçant reste un peu plus d’un an à son
poste. C’est un Européen converti qui lui succède. Cette série de limogeages
reflète à sa façon les luttes de clans au sein de la haute hiérarchie politico-
militaire. L’audace de l’intendant des habous face à un puissant responsable
militaire peut s’expliquer par cette ambiance d’intrigues où, contre des
rivaux, on joue les petits pions en leur offrant une certaine protection.

Le temps de travail
Les ouvriers des chantiers ne travaillent pas le vendredi et les jours fériés.
Quand par nécessité, un ouvrier travaille le vendredi ou un jour férié, il
touche en général le double de sa jornata habituelle. mais, parfois, il est
payé par exemple 1 D. seulement alors que le double du salaire quotidien
du moment équivaut à 1,30 D. Les jours chômés, fériés ou pas, ne sont pas
payés. Les jours fériés et chômés sont ceux de cîd al-fitr (fête qui suit la fin
du ramadan) et de cîd al-adha (fête du sacrifice du mouton). A l’instar des
deux aïds, la fête du mouloud (anniversaire de la naissance du Prophète)
est l’occasion de distribution de «cawa’îd» (présents d’usage pour les fêtes).
Le mouloud, c’est aussi à Alger, la fête annuelle du saint patron de la ville,
Sidi cAbd al-rahmân al-thacâlibî.

1. An, Paris, 228 mi 19 vol. 70.


256 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

c
Ashûra, dixième jour du premier mois de l’année lunaire hégirienne,
commémore plusieurs faits d’ordre religieux, y compris la mort tragique de
husayn le petit-fils du Prophète. Suivant de quelques jours le nouvel An
musulman, les congés scolaires et autres vacances, découlant de ces deux
fêtes religieuses liées, ont donné au maghreb le nom de cwâchir (pl. de
c
achûra) aux vacances scolaires.
On appelait zîna, toute fête ordonnée par le pouvoir pour célébrer, avec
des manifestations publiques de réjouissance obligatoires, certains événe-
ments officiels (avènement d’un nouveau sultan ottoman, naissance de son
premier garçon, etc.). Les fêtes coutumières et certaines fêtes organisées
par les corporations et les confréries qui leur étaient souvent liées, pouvaient
entraîner dans certains cas, une suspension partielle ou totale du travail
pendant la journée concernée.
L’origine de certaines fêtes traditionnelles non religieuses remonte sans
doute à des époques très anciennes. Râs al-cam, premier jour de l’année
solaire est fêté le 13 janvier, la fête du printemps est célébrée début mars et
«al-ançla» correspond à Alger aux alentours du solstice d’été, d’après m. Ben
Cheneb. Selon d’autres traditions locales du Constantinois et des régions
du Sud du maghreb, al-ançla est fêtée pendant les Pâques chrétiennes, ce qui
a entraîné sa réprobation par les fuqaha.
Pendant les fêtes chrétiennes, des bovins et des moutons sont abattus au profit
des travailleurs chrétiens des chantiers. Divers témoignages décrivent comment
se déroulent les cérémonies religieuses chrétiennes dans les lieux qui leur
sont consacrés où assistent les esclaves libérés de leur travail pour l’occasion.
En dehors des deux aïds, du mouloud et des zîna, nos sources ne permettent
pas de déterminer lesquelles de ces nombreuses fêtes religieuses et profanes
sont chômées de façon régulière. Joly 1 avait noté pour le monde artisanal de
Constantine 43 journées chômées dans l’année. En ajoutant le jour de repos
hebdomadaire on obtient quelques 270 jours ouvrables dans l’année.
Rozet 2 note qu’on ne travaille pas le vendredi et pendant les grandes
fêtes religieuses qui durent quatre jours pour chacun des deux aïds et deux
jours pour le mouloud comme pour l’cAshûra. haëdo 3 décrit les réjouissances
publiques qui durent trois jours pendant les fêtes de l’aïd al-sghir et du
mouloud et de trois à huit jours pour le grand aïd. mais il ajoute qu’ils ne
cessent pas le travail complètement le vendredi ni pendant les grandes
fêtes sauf les trois premiers jours des deux aïds. D’autres raisons (intempé-
ries, maladies, etc.) obligent les journaliers à interrompre leur travail. Ce qui
réduit encore le nombre de journées réellement travaillées dans l’année. C’est
probablement l’une des raisons de leur forte tendance à économiser le
maximum d’argent possible malgré le peu qu’ils gagnaient.

1. A. Joly, «La tannerie indigène à Constantine avant la conquête», Rmm, 1909, pp. 213-231.
2.Voyage dans la Régence d'Alger, Paris, 1833, vol. II, pp. 83-90.
3. haëdo, Topographie..., R.A., 1871, p. 216.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 257

Comme on le verra plus loin, on constate, en effet, dans les inventaires


après décès, à quel point ces travailleurs précaires arrivaient en se privant
de tout à se constituer de petites «fortunes» en prévision des mauvais jours.
haëdo se contredit plus loin (id., p. 464) ; il affirme «l’horreur de ces gens-
là pour le travail et leur indolence». Son témoignage semble concerner la
continuité du travail et non celle du travailleur. Pour certains chantiers, les
registres du Beylik mentionnent effectivement des salaires versés pour un
travail exceptionnellement effectué le vendredi ou pendant des jours fériés.
Dans ce cas, l’ouvrier touche généralement le double de son salaire ordinaire,
comme nous l’avons indiqué ailleurs. Cette continuité du travail n’est pas
la norme mais une exception due à des nécessités d’avancement dans les
travaux et autres contraintes liées au type de chantier.

Diversité des salaires


L’essentiel des salaires d’ouvriers qu’on rencontre dans nos sources
concerne des travaux exécutés dans des chantiers de l’état ou des habous.
Dans ce secteur la diversité des salaires est, sauf exception, d’une grande
simplicité. Quel que soit le métier, la hiérarchie des salaires est presque
toujours identique. Prenons le cas du chantier de construction «Djâmic jdîd»
en 1668 1. Les manœuvres (khaddâmîn, pl. de khaddâm, à ne pas confondre avec
khdîm ou khâdim, domestique) qu’ils soient hommes libres ou esclaves loués
au chantier, sont payés indistinctement 0,50 D. la journée. Leur salaire
quotidien est appelé en bon arabe jornata. Sont aussi payés à la journée les
ouvriers qualifiés, par exemple, le bannây, maçon qui touche 1 D. par jour
soit le double du manœuvre. Le mcallim bannây, maître-maçon, est payé à
la semaine (9 D., soit à raison de 1,5 D. par jour pour six jours ouvrables par
semaine). Au-dessus des maîtres-maçons, vient la catégorie des mcallim,
maîtres. Ils supervisent techniquement les travaux et sont payés 14 D. la
semaine. Le premier de la liste est un «maître chrétien» doublement
distingué. Il a la plus haute rémunération (16 D. par semaine) appelée
c
awa’id (littéralement coutumes). C’est aussi le mot coutumes qu’on utilisait
en France pour désigner des honoraires ou appointements de même type.
On ne sait pas si ce maître chrétien était un esclave loué ou un homme
libre recruté pour cette tâche d’architecte en chef. Dans tous les cas, ce
maître chrétien, toujours cité en premier, avec la plus haute rémunération
hebdomadaire, a, sur plusieurs années, supervisé les travaux de construction
d’al-jâmî al-jdîd, appelé par les Français la mosquée de la Pêcherie dont le
style est typiquement ottoman, et qui continue à servir aujourd’hui comme
grande mosquée hanéfite d’Alger.
D’autres cawâ’id sont versés au khodja (14 D. par semaine), au chaouch (6
D. par semaine), au raïs de la saëte qui transportait les matériaux de

1. Registre 67 et aussi 228 mi 45/325.


258 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

construction jusqu’à Alger. Parfois, dans les comptes des fontaines, on


donne un total de 40 D. de cawâ’id versés au caïd, au khodja et au chaouch.
mais ces coutumes ne forment qu’une partie des rétributions de ces
responsables turcs ou assimilés qui touchent par ailleurs leur paie comme
membres de l’oudjaq.

Salaires mixtes
En règle générale, quels que soient la période, l’endroit, le type d’emploi
et d’employeur, l’ouvrier payé à la journée, à la semaine, au mois ou à la
tâche, est toujours nourri pendant la journée de travail aux frais de
l’employeur.
à notre connaissance, à Alger, il n’y a pas d’exception à cette règle. Il
existe d’autres types de salaire mixte ou de salaire en nature chez les artisans
comme dans le monde rural, ce qui est hors de notre sujet actuel.
Peut-on déterminer la proportion du prix de la nourriture par rapport au
salaire total ?
La diversité des cas ne permet pas de dessiner un type modal valable pour
diverses époques. Le cas qui, sur le papier est le plus favorable aux
travailleurs pose quelques problèmes difficiles à élucider bien que les
registres concernés détaillent avec précision, semaine après semaine, les
différentes dépenses engagées, y compris les salaires en numéraire et les
montants d’achats de nourriture. En effet, la nourriture que nous suggère
ces registres semble trop bonne pour être honnête. à certains moments des
années 1668-1671, le seul prix de la viande équivalait ou dépassait le montant
des salaires versés. Pourtant en cette période post-épidémique, les prix des
denrées alimentaires étaient au plus bas. Les registres nous livrent une
diversité de vivres achetées pour la nourriture des travailleurs du chantier:
pain, viande, huile, sel, riz, légumes frais et secs, olives.
à d’autres moments, l’accompagnement du pain se réduisait à un seul
élément : pain et bouillie, pain et huile, pain et petit-lait, pain et raisin, pain
et figues.
La disproportion constatée entre montants d’achat de nourriture et de
salaires versés dans les années 1668-1671 et autres, peut provenir – en
dehors de possibles manipulations de comptes – d’un fait non inscrit dans
les registres mais qui revenait dans divers témoignages, à savoir qu’une
partie des travailleurs ne touchaient pas de salaire (corvée, travail forcé
des détenus, esclaves du Beylik, etc.).
Des sommes étaient allouées à l’achat de vêtements, de chaussures, de
chéchias pour les travailleurs chrétiens, ce qui n’entrait généralement pas
dans la partie en nature du salaire des ouvriers. On a eu besoin de louer une
shaytiya (saëte) pour transporter le bashmât (pain bis) à la carrière de pierre
du Chenoua. Des tonnes de pain bis pour les ouvriers d’une seule des
carrières exploitées en ces années. Cela fait probablement des milliers
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 259

d’ouvriers, alors que les montants des salaires versés variaient d’une semaine
à l’autre entre 300 et 500 D., soit la paie de quelques centaines d’ouvriers.
Voici à titre de comparaison ce que représente en pourcentage du salaire
total le salaire en numéraire et le prix de la nourriture :

année salaire en numéraire prix de la nourriture


1736-37 84,40 15,60
1737-38 88,00 12,00
1780-81 90,00 10,00
1780-81 75,44 24,56
1802-1815 68,88 31,12
1802-1815 80,00 20,00
1817-1820 65,46 34,54
1817-1820 61,54 38,46

Les derniers salaires concernent des moissonneurs sur les terres d’un
grand marchand d’Alger. Le prix du pain était particulièrement élevé.
notons enfin l’écart disproportionné entre la part du prix du pain dans
le coût total de la nourriture des ouvriers des chantiers publics en 1668-1669
et des ouvriers travaillant chez des privés au XIXe siècle.
Prix du pain en % du prix total de la nourriture :
1668-1669 22,78
1806-1807 61,49
1819-1820 78,95.
Il est vrai qu’en 1668-69 le Beylik offrait à ses ouvriers comme
accompagnement du pain, de la viande et des légumes cuisinés alors qu’en
1806-1807 on leur donne un peu d’huile et en 1819-1820 du petit-lait.
Sans doute, la soupe officielle est toujours trop bonne pour paraphraser
Braudel, mais la raison fondamentale est ailleurs : les années 1668-1669 se
situent dans une période d’exceptionnels bas prix des céréales tandis que les
années 1806-1807 et 1819-1820 sont des moments de graves crises alimentaires.

Salaires à la campagne
à ceux qui croient encore aujourd’hui aux idées reçues de «l’économie
fermée» et à l’inexistence de travail salarié à la campagne, on recomman-
dera de faire une visite au Louvre. Ils y trouveront une «épitaphe du
moissonneur de macta», datant d’environ 250 après J.-C. dont le texte
traduit en français est le suivant :
«Lorsque revenait l’époque de l’année où les moissons étaient mûres,
j’étais le premier à couper mes chaumes, lorsque paraissaient dans les
campagnes les groupes de moissonneurs qui vont se louer autour de Cirta,
la capitale des numides, ou dans les plaines que domine la montagne de
Jupiter, alors j’étais le premier à moissonner mon champ. Puis quittant mon
pays, j’ai moissonné pour autrui, sous un soleil de feu. Pendant onze ans,
j’ai commandé une équipe de moissonneurs et j’ai fauché le blé dans les
260 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

champs des numides. à force de travail, ayant su me contenter de peu, je


suis devenu propriétaire d’une maison et d’un domaine ; aujourd’hui je vis
dans l’aisance. J’ai même atteint les honneurs ; je fus appelé à siéger au
Sénat de ma cité, et de petit paysan je devins censeur.»
En effet, au moins depuis l’époque de ce moissonneur, le travail salarié
existe à la campagne au maghreb. Les rihla, nawâzil et autres chroniques
l’attestent à toutes les époques.
à l’époque ottomane, les registres du Beylik, de Bayt al-mâl et les actes
judiciaires permettent de classer ce travail salarié à la campagne selon les
modes de rémunération en quatre catégories :
1. Salaires en numéraire
Sauf exceptions rares, les maçons, menuisiers, forgerons, puisatiers, etc.,
employés pour des travaux de leur spécialité et les ouvriers liés à eux, sont
payés en numéraire, à la journée ou à forfait dans des conditions compa-
rables à celles existant en ville.
2. Les moissonneurs
Un travail massif, saisonnier, effectué généralement par des équipes
itinérantes, mériterait certainement à tous égards, une étude plus
approfondie. C’est le travail des moissonneurs. Pour ne pas trop déborder
de notre sujet, nous nous contenterons ici de quelques notations rapides.
Les moissonneurs (haççâda) sont appelés aussi à la campagne dans certaines
régions d’Algérie, «yajjara» (salariés). Cela ne manque pas de signification.
Car en effet, dans ces pays céréaliers, la moisson se faisait à la faucille
presque partout au même moment, en plein été. toute attente quand les épis
sont mûrs et secs, comporte des risques. C’est pourquoi, depuis l’Antiquité,
les régions céréalières accueillent en été, des travailleurs organisés en
groupe, venant parfois de loin, des montagnes ou de régions semi-arides
du Sud. En général, les moissonneurs sont payés en espèces à la journée ou
à la tâche et nourris par l’employeur. Dans certains cas, ils sont payés
entièrement en nature.
Les salaires des moissonneurs ne sont pas toujours donnés de façon
distincte, précise et détaillée, mais indiqués globalement ou intégrés à
d’autres frais comme le montrent les exemples suivants :
– un acte d’inventaire après décès du milieu de ramadân 1055/milieu
nov. 1644, donne le total des frais occasionnés par la moisson, le battage,
l’émondage des grains, le salaire du berger, l’ameublissement du sol du
jardin, et les frais d’établissement de l’acte, à savoir 123 D.1
– dans un acte de 1071 (sept. 1660-août 1661), les frais de battage du blé
et de ferrage des mulets ont coûté 70 D., le salaire du berger 11 D. 2

1. An, Paris, 228 mi 18 vol. 67 et 68, 19 vol. 70 et 71, 45 vol. 325.


2. AOm, Aix 1 mi 2 Z 26.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 261

– dans des comptes 1148/1735-36 1 à côté d’ouvriers payés 0,25 pataques


la journée, pour des travaux agricoles, on mentionne la somme globale
(10,25 pataques) versée aux moissonneurs.
– au registre 228 mi 18 vol. 67, les salaires versés aux moissonneurs
pendant les années 1180-1189/1766-1776, sont donnés soit globalement,
soit avec d’autres dépenses et d’autres salaires liés à la récolte : moissonneurs
52,50 pataques ; un salaire du dépiquage 27 pataques ; pains et autres pour
la moisson 58,25 pataques, etc.
– en 1198/1783-84, la jornata d’un moissonneur était de 3 mouzounes,
plus la nourriture.2
– en 1229/1813-14, les moissonneurs sont payés 4 mouzounes par jour avec
cinq pains de munition (khubz al-rdûm) et l’accompagnement (petit-lait ou
différents fruits) (228 mi 29/146).
– dans les comptes d’un marchand (228 mi 49/378), la jornata d’un
moissonneur est de 4 mouzounes entre 1817 et 1822. Elle passe à 5 et parfois
6 mouzounes à partir de 1823. Voici en cette dernière année, ce qu’il a
dépensé en salaires et nourriture des ouvriers :

pour les labours 11 pataques


pour la moisson 12 pataques
pour le battage 3 pataques 6 mouzounes
plus pain pour labour et moisson 5 pataques 2 mouzounes
plus pain pour le battage 6 mouzounes

3. Salaires en nature
Un acte dressé par le substitut du cadi (nâ’ib al-qâdî) dans la région de Flissa
concernant le partage de l’héritage d’un certain cAlî al-Chargui (AOm, Aix,
1 mi 2 Z 3, date illisible) donne les détails de la récolte d’une parcelle et les
dépenses en nature qu’elle a occasionnées.
La récolte du blé a donné 19 sâc 3 huitièmes (mesure locale), le loyer d’un
taureau pour le battage a coûté 1 sâc, le moissonneur (appelé ici mqâtic,
«travailleur à forfait») a coûté 2 sâc, et le salaire du forgeron 3 huitièmes de
sâc. Les frais de la récolte ont donc coûté 18,98 % du total de celle-ci.
L’orge a donné 14 sâc 3 huitièmes.
On a donné : 1 sâc pour le loyer du taureau
1 sâc 2 huitièmes pour le moissonneur
3 huitièmes de sâc pour le forgeron.
soit 21,42% de la récolte.
En gros, ici, les frais de la récolte tournent autour du cinquième du
produit, ce qui dénote un rendement agricole assez médiocre.

1. AOm, Aix 1 mi 23 Z 45.


2. An, Paris, 228 mi 40/272.
262 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

En quittant les zones urbaines et la mitidja vers le Sud, on rencontre une


variété de salaires payés intégralement en nature. Ainsi ces salaires et
«coutumes» versés vers la fin de l’été 1825 dans un hawsh de la Chiffa 1:
«Coutumes» du préposé aux écritures 2 charges de chameau de blé et
2 charges de chameau d’orge
Bach khammès (chef des khammès) id.
l’ancien khodja id.
le maître artisan des araires id.
le menuisier 8 sâc de blé
les deux gardiens de vaches 18 sâc de blé
le gardien des veaux 8
le gardien des chameaux 6
Dans le titteri, s.d. 2, un agent du Beylik inscrit les quantités d’orge «sorties
d’entre mes mains» :
7 1/2 sâc pour le gardien des chameaux
7 sâc pour le gardien des vaches
1 1/2 sâc pour le gardien des veaux
1 1/2 sâc pour le préposé aux silos.

On sait que la contenance du sâc dépend des régions et des localités. Le


sâc du hawsh précité semble de faible capacité puisque la charge d’un
chameau équivalait à 6 sâc. même s’il s’agit ici d’une charge mesure
conventionnelle et non d’une charge effective, on se réfère tout de même à
ce que peut porter ordinairement un chameau, soit autour de 150 kg,
rarement plus. Le poids du sâc en question serait donc d’environ 25 kg.
Quant au montant du salaire en nature des bergers, il est fonction de la
taille et du nombre des bêtes.

La Twîza
Dans les comptes d’un hawsh, à côté de salaires versés aux ouvriers et autres
dépenses, sont consignés des frais de nourriture pour des moissonneurs
employés dans le cadre d’une twîza. Il s’agissait d’une corvée de moisson
à laquelle les autorités ont contraint les populations locales. Comme un
hommage du vice à la vertu, pour nommer ce travail forcé, les hommes du
pouvoir ont utilisé le mot «twîza», ce beau nom d’une vieille tradition
d’entraide et de solidarité de groupe, exercée généralement comme échange
de services plus ou moins équivalents, mais aussi comme aide désintéressée
en travail, fournie gratuitement au profit des plus démunis.

4. Salaires mensuels des jardiniers


En général, ceux qui touchaient une mensualité ne s’apparentaient pas au
monde ouvrier, mais faisaient partie des privilégiés de l’office, de la milice

1. Id., 228 mi 48 vol. 376.


2. Id., 228 mi 15 /28.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 263

et de la course. Faisaient exception à cette règle, d’une part les marins qui
étaient souvent des berranis d’origine modeste et qu’on étudiera ailleurs,
et les jardiniers d’autre part.
à la différence des journaliers des chantiers publics ou privés, la nature
du travail des jardiniers les fixe en quelque sorte au sol, à l’emploi et à
l’employeur pour une durée relativement longue. C’est pourquoi lorsqu’ils
étaient salariés, et non pas métayers ou fermiers, ils étaient payés non pas
à la journée, mais au mois dans la région d’Alger et à l’année dans le
Constantinois. Les indications sur la région d’Alger traduisent une similitude
de situations. Elles sont tirées des registres de Bayt al-mâl et concernent des
inventaires après décès de jardiniers morts dans la propriété de l’employeur.
Quelle que soit la durée de leur travail, leur salaire compté sur une base
mensuelle, n’est pas perçu mais gardé par le propriétaire qui se charge
d’effectuer sur cette somme les dépenses qui leur sont nécessaires (achats
d’habits, règlement de dettes, etc.). Ils n’ont ni loyer ni nourriture à payer,
ce qui compense largement leur manque à gagner en espèces par
comparaison avec les manœuvres journaliers. De même, la présence
permanente sur le terrain et les autres servitudes de ce type de travail
semblent compensées par les rapports de confiance et de proximité de type
patriarcal avec le propriétaire.

Autour des années 1820 leur shahriya (littéralement mensualité) était


généralement de 5 boujoux, parfois un peu moins.

Voici quelques cas illustratifs tirés du registre de Bayt al-mâl :


1821-1822 :
– salaire d’un Kabyle dans le jardin d’al-tunsî, 2 mois : 10 boujoux.
– salaire d’un ouvrier kabyle cjîsi dans le jardin de Ben cAlî : 6 mois, 30
boujoux.
– salaire d’un ouvrier travaillant au mois dans le jardin de l’amîn des
maçons : 23 boujoux.
novembre 1823 :
– salaire d’un ouvrier à al-hamma dans le verger de Wald hasan , 55
boujoux.
– un ouvrier mort dans la propriété de Çkhâkhna. Il avait 10 boujoux sur
lui et le reste de son salaire était de 26 boujoux.
– salaire d’un ouvrier travaillant dans le jardin du chaouch des jardiniers,
31 boujoux.
mai 1822 :
– reste du salaire de 7 mois et demi d’un Kabyle mort dans le jardin de
hadj Dahmân : 26 boujoux 3 huitièmes. Ont été déduits 9 boujoux que
hadj Dahmân a dépensés pour lui et 4 boujoux qu’il lui a avancés pour
l’achat d’un haïk.
264 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

– un Kabyle est mort à al-hamma... Il travaillait au jardin du Beylik puis


il est parti avec le corsaire sur la nouvelle corvette. Il est mort avant la
répartition du butin dont la part qui lui revient n’est pas précisée. Il a un
frère au pays et a été enterré aux frais du Bayt al-mâl. Début shawwâl 1235
(12-21 juillet 1820).
– un Kabyle est mort à Bab el Oued, ayant deux frères, l’un présent, l’autre
est parti avec le corsaire. Il a laissé 26 boujoux. Ramadan 1235 (12 juin-11
juillet 1820).

2. salaires nominaux et salaires réels


nous allons suivre ici le mouvement des salaires des manœuvres
journaliers dans les chantiers publics à Alger entre 1655 et 1823. Les registres
du Beylik commencent en effet de façon suivie dans les années 1650. Ils
continuent jusqu’en 1830 mais ne mentionnent pas de façon précise et
détaillée des salaires de journaliers dans les chantiers publics après 1823.
nous avons jugé inutile de surcharger les colonnes de nos tableaux
d’indications sur les salaires des ouvriers qualifiés et des maîtres artisans.
Il suffit de rappeler que sauf exceptions le salaire du çâni c (ouvrier qualifié)
était le double et celui du mcallim (maître artisan) le triple du salaire du
manœuvre. Des exceptions existent où le rapport entre ces salaires s’écarte
plus ou moins dans un sens ou dans l’autre. Dans les cas rencontrés l’écart
reste peu significatif ou se trouve essentiellement dans la période troublée
de 1805-1823. Or c’est la seule période qui présente aussi des écarts parfois
sensibles entre les salaires des manœuvres eux-mêmes. On a ainsi dans ces
années des manœuvres payés à 116, 145 et 172 aspres la journée. nous
avons mis entre parenthèses le salaire le plus fréquent et qui représente
aussi la moyenne des trois salaires, à savoir 145 aspres.
On retrouve la même diversité des salaires versés aux maîtres maçons (348
et 401 aspres). Pour certains cas peu précis, la question se pose si on n’a pas
parfois enregistré le coût total (en numéraire et en nature) du salarié. Après
1830, les mêmes registres de habous 1 précisent que le montant du salaire
comprend le prix du déjeuner. Ainsi en 1838 et 1839 les peintres en bâtiment
étaient payés 2,40 F la journée. Le salaire quotidien global du manœuvre était
de 1,22 F, 1,37 F et 1,40 F. Il est clair que la différence provenait des
fluctuations des prix de la nourriture. Le taux de salaire en numéraire était
fixe comme auparavant.

1. 228 mi 45 vol. 337.


mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 265

D’autres facteurs ont pu intervenir, y compris le jeu de l’offre et de la


demande d’emploi à des moments où les troubles politiques et sociaux à
l’intérieur comme à l’extérieur de la ville rendaient inopérante toute fixation
autoritaire durable des salaires :

date salaire (en aspres) indice valeur en PS


1656-57 30 100,00 0,130
1658-65 25 83,33 0,110
1669-70 30 100,00 0,130
1673-85 35 116,66 0,150
1687-95 40 133,33
1712-13 50 166,67
1722-34 58 193,33 0,067
1735-40 64 213,33 0,063
1760-86 96 320,00 0,075
1800 116 386,67 0,100
1805-23 (145) (483,00)

Dans le tableau, la conversion des aspres en piastres sévillanes renvoie à


une situation significative. Elle nous est suggérée par une constatation faite
en dépouillant les inventaires après décès des ouvriers berranis.
Systématiquement, leurs économies consistaient en pièces de monnaie en
argent (douros algériens, espagnols, français, etc.), parfois, pour les plus
riches, en pièces d’or. à terme, surtout en période de détérioration de la petite
monnaie en billon et cuivre qui leur était servie pour leurs salaires, cela avait
une certaine importance. mais dans leur vie quotidienne, ce qui comptait
pour eux, c’était le pouvoir d’achat de leur salaire payé en petite monnaie
(aspres, mouzounes), les mensualisés et équivalents peuvent avoir la chance
d’être payés en monnaie d’argent (ryâl, boujou et même douro).
Rappelons très schématiquement les grandes phases de l’évolution de la
valeur de l’aspre :
aspre stable 1655-1685
aspre instable 1686-1725
aspre stable 1730-1815
détérioration de l’aspre 1816-1830

Comme on l’a vu plus haut, le mouvement des prix n’est pas seulement
déterminé par les fluctuations de la monnaie, mais la stabilité de la monnaie
a toujours eu de l’importance pour les salariés. Ce sentiment mille fois
exprimé par les chroniqueurs, jurisconsultes, voyageurs, etc., trouve sa
justification dans les larges coïncidences entre périodes de stabilité monétaire
et périodes relativement favorables aux salariés comme le montrent les
tableaux qui vont suivre.
On a cherché à établir, année par année, le pouvoir d’achat du salaire quoti-
dien d’un manœuvre du bâtiment. Celui-ci consacrait une partie importante
266 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

de son salaire à l’achat de produits alimentaires, principalement du blé ou


du pain et secondairement de l’huile d’olive. Combien de journées de travail
doit-il consacrer pour l’achat d’un sâc de blé ou d’une qulla d’huile d’olive ?
Sur une durée de 176 années, 99 années sont présentes dans nos tableaux dont
86 concernent le pouvoir d’achat en blé. nos tableaux sont répartis en quatre
périodes inégales suivant le nombre d’années favorables aux salariés (celles
où le sâc de blé revient à moins de 10 jornata), moyennes (entre 10 et 20) et catas-
trophiques (plus de 20), comme on le voit dans le tableau suivant :

période nbre d’années de - 10 j nbre d’années de 10 à 20 nbre. d’années + 20


1655-1699 17 7 0
1702-1764 4 10 5
1765-1803 17 3 0
1804-1830 4 9 10

Les années de monnaie stable sont massivement situées dans des périodes
favorables aux travailleurs et les années défavorables aux salariés se trouvent
principalement dans les périodes de monnaie instable.
On peut aussi relever que chaque période faste est suivie de temps plus durs
pour les travailleurs. Il serait cependant hâtif d’en conclure qu’il s’agit des
fameuses phases A et B d’un cycle long quasi centenaire dans certains cas.
D’abord parce que les années présentes sur le tableau représentent moins
de la moitié de l’ensemble des années de l’époque envisagée et sont parfois
dispersées de façon qui ne permet pas des conclusions de ce type.
Ensuite, les situations favorables ou défavorables aux salariés en termes
de rapports prix du blé/taux de salaires ont des origines diverses. Comme
on l’a vu plus haut, une révolte qui bloque le ravitaillement de la ville peut
entraîner une forte hausse des denrées alimentaires. Une épidémie qui
ravage les classes populaires raréfie la main d’œuvre et augmente son prix.
Les années fastes pour les ouvriers ne sont pas donc nécessairement signes
de prospérité générale. mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt, le phénomène
général de fluctuation des prix des denrées alimentaires est en corrélation
directe et systématique avec la situation des récoltes.
Enfin chacune de ces quatre périodes a des traits particuliers qui entrent
dans la formation de sa physionomie globale. Un découpage de caractère
plus général ne coïnciderait pas forcément avec une périodisation en termes
de pouvoir d’achat du salaire des ouvriers.
Ces réserves étant faites, arrêtons-nous un peu plus longuement sur la
période 1655-1701.

1655-1701 : une période en deux phases


Politiquement, elle s’ouvre, après des troubles incessants, sur ce qu’on a
appelé la «révolution des aghas». Un nouveau système est imaginé par
l’Oudjaq pour mettre fin aux désordres. Il fut, en fait, à l’origine d’un
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 267

putschisme permanent. tous les détenteurs du pouvoir réel étaient


systématiquement liquidés après une durée souvent courte. Il est intéressant
de noter que c’est le même pacha (Ismaël) qui a traversé toute la période
des aghas (1659-1671) sans être inquiété par les bouleversements sanglants
qui se succédaient. Il est vrai qu’en digne représentant du Sultan, il ne se
mêlait pas aux querelles locales et régnait toujours sans jamais gouverner.
Lassés des luttes de clans pour le pouvoir, l’Oudjaq et la population
s’organisent et instaurent le système des deys en faisant appel en 1671 à un
vieux raïs éloigné des affaires. Le pouvoir des raïs coïncide avec une reprise
de la course qui durera pratiquement jusqu’à la fin du siècle et influencera
la composition et le sort du monde ouvrier.
L’afflux à Alger de captifs chrétiens compense partiellement les pertes
humaines effroyables causées par la forte peste (al-hbûbah al-qawiyah) qui
s’étend de 1660 à 1665 et atteint des sommets en 1663.
La remontée de la course a aussi pour conséquence l’accroissement des
moyens financiers, techniques et matériels qui permettent de lancer de
grands travaux dont certains répondaient aux nécessités stratégiques liées
à la guerre maritime.

Vaches maigres :
Par ailleurs, on sait que les dégâts causés à la population par les épidémies
sont d’autant plus forts que celles-ci sont accompagnées ou précédées de
pénuries alimentaires. C’est le cas des années 1660-1667 qui enregistrent de
fortes hausses des prix des céréales. Il est vrai que les séries relativement
solides des prix de l’huile et des céréales commencent en 1669. Cependant,
malgré leur caractère isolé, les prix des années qui les ont précédées se
confirment les uns les autres par leur convergence alors qu’ils sont tirés de
documents différents.
Prix de l’huile et du blé en jornata de manœuvre
année qulla d’huile sâc de blé année qulla d’huile sâc de blé
1655 11,67 1675 7,43
1659 12,00 1680 11,50 6,40
1660 14,00 1682 11,37 5,00
1661 24,00 1683 14,83 5,94
1662 20,00 1684 13,93 3,74
1665 15,50 1689 10,14
1666 17,40 10,00 1690 13,08 10,28
1667 14,20 15,00 1691 24,88 5,58
1668 13,00 3,33 1692 15,95 6,77
1669 13,20 3,33 1693 20,12 8,63
1670 13,08 1694 24,52 7,65
1671 17,13 1696 12,96 8,70
1672 20,21 3,20 1697 18,19 6,58
1673 12,13 1698 21,44 8,00
1674 14,00 6,80 1699 21,46 5,00
268 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

à la lecture du tableau, on est frappé par cette constatation : les années


1660-1667 sont de loin les années les plus dures pour le consommateur
populaire de toute la deuxième moitié du XVIIe siècle. Dans 4 années sur
5 présentes dans le tableau, le prix d’un sâc de blé coûte entre 15 et 19
journées de travail d’un manœuvre.
à supposer que le travail continue à se dérouler normalement, environ
les trois quarts des journées de l’année sont travaillées et payées. à raison
d’un sâc de céréales par mois ou son équivalent en pain, un manœuvre
célibataire doit consacrer plus des deux tiers de son salaire pour cette
dépense. S’il est marié et père de quelques enfants, son salaire est à peine
suffisant pour acheter les quantités d’orge nécessaires à une famille de
quatre ou cinq personnes. On sait que le blé devenant inaccessible, les
classes populaires se rabattent sur l’orge. Ce qui fait monter son prix pour
atteindre parfois les deux tiers du prix du blé. Si l’on estime un sâc d’orge
à dix journées de travail et le minimum vital pour une telle famille à cinq
litres d’orge par jour, soit 2,5 sâc par mois, il est clair que tout le salaire de
ce journalier y est englouti.
La cherté était accompagnée d’une des pestes les plus terribles du siècle.
Famines et épidémies, ces deux sœurs jumelles frappaient en premier lieu
les classes populaires. Les riches faisaient des stocks de nourriture et se
barricadaient dans leurs maisons de campagne, loin de la contagion. Les
ouvriers et autres pauvres, souvent agglutinés dans des dortoirs collectifs,
affaiblis par la malnutrition, étaient encore plus «ghettoïsés» que jamais
dans ces moments d’affreuse misère. Rappelons que la famine et la peste
frappaient en ces années l’ensemble du maghreb et qu’un rapport français
de 1664 estimait que deux tiers des habitants d’Alger y auraient péri.
Laissons à ce témoin la responsabilité de ses chiffres. mais l’important est
l’amplitude de la désolation qu’il traduit et que confirme tout au long de
son itinéraire en terre maghrébine le voyageur marocain al-cAyyâshî.
Les rapports entre prix des céréales et salaires des journaliers qu’expriment
les chiffres du tableau ne prennent toute leur signification qu’inscrits dans
ce contexte de catastrophe.
Pourtant, manifestement, Alger se relève rapidement après ces années
noires. Elles sont suivies d’une période de véritable effondrement des prix
des céréales. De 1668 à 1699, il y a seulement deux années (1689 et 1690) où
le prix d’un sâc de blé exige un peu plus de dix jornata de manœuvre. Il y a
deux groupes d’années particulièrement favorables aux consommateurs
populaires : les années 1668-1672 et les années 1680-1684.

Et vaches grasses :
Les années 1668-1672 n’ont pas d’équivalent dans toute la période étudiée.
Un sâc de blé ne coûte que 3,30 jornata de manœuvre. trois journées de
travail pour payer la consommation en céréales d’un mois pour un
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 269

célibataire. Cela laisse une confortable base pour une nourriture plus variée.
Un litre d’huile d’olive coûte une journée de travail. Deux autres jornata pour
10 livres de viande (soit un peu plus de cinq kilos). Le loyer mensuel d’une
chambre dans un fondouk revient à un peu moins de deux jornata. C’est
aussi, en comptant large, la dépense mensuelle pour les vêtements. Les
autres dépenses, en tenant compte du mode de vie ouvrier qui ressort des
témoignages de divers auteurs et des inventaires après décès, doivent
encore nécessiter trois à quatre jornata. Dans cette situation, l’ouvrier
célibataire peut économiser environ la moitié de ses gains. Les années
particulièrement difficiles peuvent réduire considérablement ces économies.
mais comme le montre le tableau, les années dures sont rares ou inexistantes
entre 1668 et la fin du siècle.
Un chef de famille composée de quatre ou cinq personnes ne peut pas faire
beaucoup d’économies même si d’autres membres de la famille contribuent
par leurs apports divers à l’entretien de l’ensemble. Il faut ici rappeler d’un
mot que les résultats partiels du dépouillement des inventaires après décès
indiquent une dominante assez nette, à savoir que les ouvriers berranis
étaient massivement célibataires. Ceux parmi eux qui étaient mariés avaient
très rarement au moment de leur mort deux enfants ou plus. Les parents
proches qui se trouvaient au même moment en ville étaient généralement
des frères ou des cousins, parfois des ascendants, très rarement des conjoints
et encore plus rarement des enfants. On ne peut pas cependant généraliser
ces indications à toute l’époque ottomane, l’essentiel des données sur les
décès étant concentré comme on l’a dit plus haut dans les trois premières
décennies du XIXe siècle.
On ne peut pas non plus généraliser les conditions de vie des ouvriers,
exceptionnellement favorables des années 1668-1672 à l’ensemble de la
période 1668-1701. Les années 1680-1684 s’en rapprochent. Le blé était plus
cher avec une moyenne de 5 jornata pour 1 sâc, mais l’huile d’olive était
beaucoup moins chère avec une dominante de 12 jornata pour une qulla
contre 18 pour les années 1668-1672. Pour l’ensemble des années 1668-1701,
la situation la plus fréquente (10 années sur 18 présentes dans le tableau)
allait de 5 à 7 jornata de manœuvre pour un sâc de blé. Si l’on reprend les
éléments du budget-type qu’on vient d’aborder et qu’on se reporte à
l’ensemble des prix pratiqués pendant ces années, la conclusion que l’on peut
en tirer est que la deuxième moitié du XVIIe siècle est moyennement
favorable aux ouvriers.
Ce n’est pas le cas des années 1702-1764.
270 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

1702-1764 : discordance de prix et pouvoir d’achat


La période 1702-1764 se caractérise par la multiplicité des cycles de cherté
engendrés par de mauvaises récoltes et aggravés parfois par les révoltes et
les épidémies. Les plus dures phases connues de pénuries alimentaires
pour cette période sont les suivantes :
1702-1704 1739-1742
1722-1724 1750-1751
1735-1736 1762-1764.

On se reportera à la partie «mouvements des prix» qui traite dans le


détail ces années de cherté.
En rapportant les séries de données obtenues sur les salaires nominaux
d’un manœuvre du bâtiment aux séries de prix du blé et de l’huile d’olive,
on obtient pour les années en question ce tableau :

Prix en jornata de manœuvre


année qulla d’huile sâc de blé année qulla d’huile sâc de blé
1702 14,50 1725 17,33
1703 14,84 14,34 1730 14,00
1704 14,50 14,00 1731 8,00
1706 7,50 1732 10,60
1707 11,00 7,50 1735 16,60 13,58
1709 13,75 11,09 1736 18,00 13,58
1710 13,73 9,72 1750 25,38
1711 14,71 10,63 1751 25,38
1712 17,21 11,82 1752 15,44
1722 13,28 1762 11,88 16,48
1723 28,28 23,28 1764 21,29
1724 20,32 23,28

Un regard rapide sur le tableau montre les grandes lacunes qu’il comporte.
Seulement 23 années y sont présentes sur une durée qui en compte 63.
Aucune donnée sur la décennie 1740 ni sur 7 années de la décennie suivante.
En particulier, nous n’avons rien de précis pour les années de cherté de
1739-1742 qui furent à la fois une période de famine et d’épidémies dans tout
le maghreb. toutes ces insuffisances rendent la représentativité de nos
informations toute relative. Ce qui incite à la prudence mais n’empêche
pas d’étudier au mieux possible les éléments d’informations disponibles.
En comparant les premières années de ce tableau avec les dernières années
du tableau précédent, on est frappé par les discordances des mouvements
des prix des céréales et de ceux de l’huile d’olive. Alors que le prix d’un sâc
de blé revient en 1702 à près de 3 fois le nombre de jornata qu’il coûtait en
1699 (14,5 au lieu de 5), le prix de l’huile d’olive exprimé en nombre de jornata
est en baisse dans les années 1703-1704 par rapport à 1698-1699 (près de 15
jornata au lieu de 21). Cette évolution tient au fait que les deux denrées
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 271

sont produites dans des régions différentes qui subissent parfois


différemment l’action du climat. L’essentiel de l’huile d’olive consommée
à Alger vient des montagnes de Kabylie où l’on produit peu de céréales. Pour
obtenir ces dernières dans les années de leur cherté, il arrive qu’on doive
vendre à Alger une plus grande quantité d’huile. D’autres raisons peuvent
intervenir dans cette discordance des prix qui, au demeurant, n’est ni
unilatérale ni systématique. Ainsi dans la grave crise de 1722-1724, les prix
des céréales et de l’huile d’olive montent ensemble à des degrés jamais
connus auparavant, si l’on en juge d’après les données recueillies. Le prix
d’un sâc de blé ou d’une qulla d’huile dépasse en 1723 et 1724 le niveau
désastreux de 23 jornata. tout le gain du manœuvre ne couvre pas l’achat
du pain bis ou de la céréale la moins chère, l’orge, en quantité suffisante pour
un minimum vital. On sait que dans ces années de sécheresse extrême, le
prix de la viande s’effondre parce que les propriétaires de troupeaux se
débarrassent de leurs animaux qu’ils ne peuvent plus alimenter. Cela
favorise peut-être les revenus plus élevés, mais le salaire du manœuvre du
bâtiment ne lui permet pas d’acheter de la viande même à ces prix et même
pour les morceaux les moins chers.
Ce qui aide à supporter ces années de crise, en dehors des solidarités de
groupe, c’est principalement les économies faites pendant les périodes
relativement faciles. Or il n’y a pas de données chiffrées précises sur le prix
des céréales pendant les années qui ont précédé cette crise. Il n’y a pas non
plus de phase de vaches grasses succédant à celle des vaches maigres. La
décennie 1730 n’est pas particulièrement favorable aux bas salaires. Seule
une année, sur les 5 présentes au tableau, est relativement acceptable. La
décennie 1740 est totalement absente du tableau. On ne sait pas si elle fut
meilleure que la précédente et la suivante. En 1750 et 1751, le prix d’un sâc
de blé dépasse 25 jornata du manœuvre. Pendant les crises de ce type,
l’employeur se rabat sur le «pain noir» pour la nourriture des ouvriers. Le
salaire en nature baisse en qualité mais aussi en quantité, car le «pain noir»
ou le pain bis, khubz al-rdûm, contient beaucoup moins de farine en
proportion de la cherté des céréales, comme on l’a vu plus haut.
La période ouverte par la crise de 1702-1704 se ferme par celle de 1762-
1764. Les indications du tableau montrent encore une fois la discordance
entre mouvement des prix des céréales et ceux de l’huile d’olive pendant
ces années de cherté.
Sur l’ensemble de la période 1702-1764, une remarque d’ordre général nous
intéresse pour les développements qui vont suivre. De 1580 jusqu’à la fin
du XVIIe siècle, les chiffres donnés par divers observateurs sur la population
d’Alger la situent généralement au moins à 80.000 habitants à la fin du
XVIe siècle et à 100.000 habitants ou plus pendant le XVIIe siècle. à partir
de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cette population est estimée entre
50.000 et 70.000 habitants. D’après ces mêmes observateurs, la baisse a
272 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

touché principalement le nombre des Européens, esclaves ou convertis, et


des janissaires turcs. Cette évolution démographique place désormais les
berranis au centre de la vie productive de la ville.

1765-1803 : une aisance populaire


Coût d’une qulla d’huile et d’un sâc de blé en jornata de manœuvre du bâtiment
année qulla sâc année qulla sâc
1765 11,62 8,46 1784 9,06
1766 10,66 7,49 1785 5,19
1769 12,45 6,57 1786 6,76
1770 10,64 6,57 1787 5,15
1771 14,31 6,04 1788 5,43
1772 17,95 6,04 1791 4,66
1777 15,53 18,13 1795 4,66
1781 14,50 1799 5,17
1782 14,80 1800 4,75
1783 4,96 1802 12,00 4,90

Vingt et une années sont présentes dans le tableau sur une période qui en
compte 39, soit un peu plus de la moitié. Quoique réparties de façon inégale
sur les différentes décennies, les années de crise (1777-1782) y sont présentes,
ce qui donne un certain équilibre à l’ensemble. En effet, la crise agricole de
1777-1782 est la seule crise grave de toute cette période. La décennie 1790
est peu représentée dans le tableau. mais les indications relevées dans la
correspondance de la Compagnie Royale d’Afrique montrent une décennie
où dominent les bonnes récoltes sauf les années 1792 et 1796 plutôt moyennes
et surtout 1798 où «la récolte fut mauvaise dans tout le royaume».
Comme le montre le tableau, pendant deux décennies les années
particulièrement favorables aux bas salaires se suivent sans discontinuité.
De 1783 à 1795, un sâc de blé revient six fois sur huit à un peu plus ou un
peu moins de cinq jornata de manœuvre. En cette période de facilité pour
le petit peuple, l’abondance d’argent liée aux fortes exportations de céréales
et à d’autres facteurs extra-économiques, attire en grande quantité des
produits jusqu’ici réservés aux gens plus aisés (café, sucre, tissus, montres
et autres produits importés d’Europe ou du moyen-Orient).
En comparaison avec la phase faste de la deuxième moitié du XVIIe siècle,
la période 1765-1803 présente quelques traits particulièrement intéressants:
grande continuité des phases de bas prix comparés aux salaires : 1765-1772;
1783-1795. Cet enrichissement du salaire réel est accompagné d’une séculaire
stabilité monétaire et du développement de la production agricole encouragé
par l’essor des exportations et par la stabilité politique qui couvre toute la
période. Cette stabilité politique a sans doute profité des conditions
économiques et sociales favorables. mais elle n’est pas étrangère à l’instauration
d’un climat de sécurité et de confiance qui a influencé les autres facteurs.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 273

Cette coïncidence entre différents facteurs favorables ne se retrouve pas


dans la période comparable en termes de pouvoir d’achat des bas salaires,
celle du dernier tiers du XVIIe siècle. Pratiquement, cette dernière fut
marquée par les troubles et l’instabilité. Sur d’autres points les deux périodes
sont différentes. mais un trait leur est commun. Les séries de bonnes récoltes
y dominent largement, contrairement aux années qui les séparent et surtout
à celles qui vont suivre à partir de 1803.

1803-1830 : misère et révoltes


année qulla sâc année qulla sâc
1803 12,82 10,00 1816 38,40 40,00
1804 20,00 20,00 1817 32,00 49,36
1805 16,00 56,00 1818 30,00
1806 20,80 32,00 1819 28,80
1807 25,32 16,80 1820 27,78
1808 9,60 1822 20,00
1809 16,24 1823 9,00
1810 16,00 8,00 1824 10,16
1811 12,80 1825 11,20
1812 14,40 1826 19,54
1813 13,12 24,00 1827 15,68 13,15
1814 18,40 9,60 1828 12,74 12,80
1815 36,00 1829 9,35 14,95

«nous sommes dans un état de famine, de peste et d’insurrection». Cette


description, citée plus haut, ne résume pas seulement la situation de 1817,
mais en général celle des trois premières décennies du XIXe siècle.
Du point de vue du pouvoir d’achat du salaire ouvrier, la situation est pire
que jamais. Pendant ces trois décennies, le sâc de blé ne descend qu’en 1810
en dessous de 9 jornata. La série noire commence par une suite continue
d’années catastrophiques.

Résumons brièvement le déroulement chronologique de cette crise


alimentaire. De 2,25 à 2,50 pataques auparavant, le sâc de blé monte à 3,75
pataques pendant l’automne 1803 puis grimpe encore en hiver et atteint 6,88
pataques en janvier 1804. En mai il est à 15 pataques. La nouvelle récolte et
l’importation de certaines quantités de blé le fait descendre en été à 8,75
pataques. Répit de courte durée. De mars à la fin 1805, il se situe à un record
historique terrifiant : 35 pataques. Au début de l’année suivante, il est
toujours autour de 30 pataques. Les fortes arrivées de blé importé le font
baisser à 10 pataques, puis, courant 1807, les prix fluctuent entre 10,50 et 18,75
pataques.
Dans notre tableau, le calcul du nombre de jornata qu’exige l’achat d’un
sâc de blé tient compte de l’établissement de la moyenne annuelle à partir
274 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

d’autres données indiquées plus haut. Comme pour compenser la folle


course des prix, le salaire du manœuvre est augmenté en 1805 d’un dérisoire
huitième de pataque.
Exprimée en journées de travail d’un manœuvre du bâtiment, cette
vertigineuse hausse des prix atteint par moments heureusement courts
(hiver 1805-1806) le chiffre inimaginable de 70 jornata pour 60 litres de blé.
tout le salaire quotidien pour à peine un peu plus d’une livre (ratl d’Alger)
de pain. Le travail ne fait plus vivre son homme.
Sur toute l’année 1805, la moyenne est de 56 jornata.
La ligne ascendante des prix de famine culmine dans la révolte et l’émeute
anti-juive. Des boucs émissaires étaient désignés par la manipulation de faits
réels donnés pour la cause de cette situation tragique. L’imputation au
politique, pour reprendre la formule d’E. Labrousse, est dans ce cas une
réaction non spontanée. à cela s’ajoutait le fait bien établi d’exportation de
grains, autorisé par mustafa Pacha et réalisé par Boudjenah, dans les ports
constantinois, au moment où on mourait de faim à Alger (V. le volume que
nous avons consacré au commerce extérieur de l’Algérie ottomane).
Le dey mustafa et le négociant juif sont assassinés. Une centaine de juifs 1
sont massacrés et leurs biens pillés. Fait sans précédent dans Alger de toute
l’époque ottomane. Cette crise et ses répercussions ont d’autres dimensions
significatives analysées ailleurs.
En 1806, la libéralisation des prix à l’importation fait venir une certaine
quantité de grains à Alger. La moyenne annuelle des prix (20 pataques)
exprimés en jornata retombe à 32. L’enfer continue car la peste couplée à la
famine, fauche encore plus massivement.
Les quelques années de répit (1808-1814) ne renouent pas avec la prospérité
du dernier tiers du XVIIIe siècle, malgré les apports importants de la course.
De grands travaux sont engagés à Alger, mais le pouvoir d’achat compa-
rativement au siècle précédent est médiocre, et les quelques améliorations
sont de courte durée. Cette évolution en dents de scie, comme le montre le
tableau, débouche sur une catastrophe qui, par sa durée et par le déséqui-
libre radical qu’elle installe entre prix et salaires n’a rien à envier aux années
1803-1807. Elle est plus longue (1815-1822) mais entrecoupée d’années rela-
tivement clémentes. La cherté mesurée en rapports sâc de blé/jornata,
s’emballe en 1813, redescend en 1814, puis c’est la série catastrophique des
années 1815-1819. Après une remontée en 1822, la crise prend fin mais
laisse des traces durables. Comme la précédente, cette crise cumule les
pénuries alimentaires, une épidémie dévastatrice, l’affaissement démo-
graphique et l’effondrement de la production agricole. D’autres raisons
ont fait que le Constantinois, grenier de l’Algérie et facteur de sa prospérité
au XVIIIe siècle, est frappé plus durement que le reste du pays. Les rentrées

1. Cf. m. Eisenbeth, op. cit., p. 377 : «suivant une complainte judéo-arabe, les morts
auraient été de quarante-deux».
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 275

financières du Beylik s’amenuisent d’autant plus que la fin des guerres


européennes en 1815 a sonné le glas d’une course qui a été exceptionnel-
lement fructueuse, en tant que «petit profiteur» de ces guerres. La mort au
combat du raïs hamidou en 1815 et la destruction de la flotte d’Alger par
les Anglais en 1816 sont les faits marquants et symboliques de la fin d’une
époque.
La multiplication des révoltes de janissaires traduit clairement le sentiment
de malaise, peut-être de déperdition, d’un corps privilégié, dominant, qui
voit s’effondrer les instruments de sa puissance. Ses effectifs fondent à vue
d’œil. La course n’est plus qu’un souvenir. L’époque des gains fabuleux,
engendrés aussi et surtout par les exportations de blé, est définitivement close.
Les révoltes à l’Est, puis à l’Ouest, puis au Centre, à l’initiative de grands ou
de petits marabouts, signalent non seulement la réceptivité grandissante à
l’idée d’un changement de régime, mais plus gravement encore, l’existence
d’un nouveau candidat au pouvoir, capable d’émouvoir et de lever des
forces combattantes, à savoir l’homme qui parle au nom de Dieu.
à cet égard, un phénomène mérite attention. On dirait qu’en temps de
crise, non seulement les masses populaires mais aussi les élites dirigeantes
cherchent du côté du lettré, de l’homme de religion. Car la formation de tout
lettré à cette époque passe par la culture religieuse. Or au moment où les
révoltes populaires sont déclenchées par des marabouts, les révoltes des
janissaires sont depuis l’assassinat de mustapha Pacha en 1805,
systématiquement dirigées par des khodjas, c’est-à-dire des lettrés turcs
exerçant des responsabilités en écritures.
La série se termine par la «révolution d’cAli Khodja» qui met fin aux
désordres des soldats. Il recrute à son service une garde autochtone et
poursuit avec acharnement le démantèlement de l’Oudjaq. Selon Zahhâr,
1500 militaires turcs sont tués. On lui prête l’intention d’instaurer un régime
dynastique s’appuyant sur les autochtones. La correspondance officielle
ottomane le traite de «géorgien anti-turc». mort de la peste, son projet ne
fut pas suivi d’effet.
Ainsi les crises alimentaires ont alimenté et accéléré la crise du système
de domination. mais la peste a empêché l’effondrement de ce système. Elle
a emporté l’homme qui avait commencé une révolution politique de grande
envergure. Elle a frappé durement les forces autochtones qui s’apprêtaient
à donner le coup de grâce à un système à bout de souffle.

Les années 1820 sont des années de convalescence après les grandes
épreuves. Le prix du blé baisse. malheureusement, les indications sur les
salaires des ouvriers s’arrêtent en 1823. Les comptes des divers chantiers
donnent des précisions sur les prix et non sur les salaires dont on donne
seulement le montant global. Vu la grande stabilité des salaires en période
normale, nous avons supposé qu’ils ont été maintenus en l’état dans les
276 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

dernières années du règne de hussein Dey. Comme il s’agit d’une


supputation, on les a mis entre parenthèses dans le tableau.
De 1823 à 1829, la période est relativement clémente pour les bas salaires,
à l’exception de 1826. mais à partir de 1827, le blocus d’Alger par les Français
et l’attente officielle d’une intervention française contre la ville, pousse le
pouvoir à vider Alger de ses berranis et à lui donner le caractère d’un camp
retranché. Situation exceptionnelle où plusieurs raisons (intensification des
travaux de défense, rareté de la main d’œuvre, recherche de la tranquillité
sociale de la part d’un pouvoir acculé et, d’autre part, quoiqu’on dise du
dernier dey, on ne peut nier le sens de l’état et de l’équité chez cet homme
malchanceux), militent pour une augmentation substantielle des salaires à
la veille de cette fin d’époque.

3. Les salaires dans les sources occidentales


nous donnons ici, à titre de comparaison, des indications de salaires,
tirées des sources occidentales. Elles sont de deux sortes :
– des relevés de salaires versés à des ouvriers et des employés algériens
par les compagnies commerciales européennes ou par les consulats
occidentaux à Alger.
– des témoignages sur les salaires, avancés par différents auteurs
occidentaux.

Relevés de salaires
D’après les documents des compagnies du corail étudiés par P. masson 1,
les Algériens employés au Bastion de France et à Bône par ces compagnies
étaient payés, dans les deux dernières décennies du XVIe siècle, deux écus
soleil par mois.
à La Calle en 1629, les mêmes compagnies payaient ainsi leurs employés
par mois (en livres tournois) :
le capitaine 30
les soldats 9
les hommes qui chargent le blé 6à9
maître d’hôtel, cuisinier 9
serviteurs 6
gardiens du bétail 7
à cette époque, une livre tournois valait 2,32 doblas.2
Selon l’«état des dépenses de bouche à Collo en avril 1732» 3 la compagnie
payait le trucheman (l’interprète) 4 piastres et le «domestique maure» 1
piastre par mois.
La même compagnie payait à Bône en 1753, le «domestique maure» 2
piastres par mois, le cuisinier touchait 3 piastres et l’interprète 4,17 piastres.

1. Les compagnies du corail, p. 140 et sq.


2. D’après Féraud, La Calle..., p. 129.
3. A.n., Paris, AE, B III 305.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 277

La ration quotidienne (pain, viande, etc.) avancée en plus du numéraire était


évaluée à 6 sous, ce qui fait par mois l’équivalent du salaire en numéraire.
D’après le contexte des documents la piastre en question serait la piastre de
Collo à Collo (valeur 4 £ 10 s.) et la piastre de Bône à Bône (valeur 4 £).
En 1776, les gardiens employés à Alger étaient payés 0,5 pataque la
journée.1
En 1777, seize journées de travail pour embarquer la cire revenaient
ensemble à deux piastres soit 0,25 piastre la journée.2
à La Calle, en 1820, une journée de manœuvre coûtait à l’Agence française
0,66 F 3.
Ces données trop pauvres, hélas, suggèrent quelques observations :
– Les conditions étant trop différentes pour comparer les salaires de La
Calle et de Bône avec ceux d’Alger, on ne peut que constater l’évolution de
ces salaires locaux. En effet, en 1820, à raison de 25 journées travaillées par
mois, un manœuvre empochait à La Calle 16,50 F, soit près de 4 piastres de
La Calle. Phénomène lié au changement radical des conditions y compris
monétaires dans cette région profondément transformée par les fortes
exportations de céréales dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et au
début du XIXe siècle. Grâce à cela, des millions de piastres ont envahi la
région et rehaussé la valeur du travail et la valeur des produits de la terre.
On remarquera aussi que les gardiens d’Alger qui travaillaient pour les
Français en 1776 touchaient un salaire beaucoup plus élevé (pratiquement
le double) que leurs collègues, gardiens de fondouk, etc. qui avaient en
général la même jornata que les manœuvres.

Témoignages divers sur les salaires


à la différence des relevés de salaires qui enregistrent directement les
données réelles, les témoignages, surtout lorsqu’ils sont écrits longtemps
après les faits, ont besoin de confirmation. Ils sont comparés ici aux chiffres
donnés plus haut, afin de relativiser ces témoignages fréquemment cités par
divers historiens sans leur appliquer les procédures critiques nécessaires.
Il va de soi, par ailleurs, que si ces témoignages sont infirmés dans tel ou
tel point de détail, cela ne remet pas en cause la valeur des auteurs concernés,
dont certains sont de premier ordre.
– Venture de Paradis 4 affirme que le Beylik payait un maçon 5 sous par jour.
En fait, en 1788, un maçon était payé 0,75 pataque, soit 16 sous et demi.
Contrairement à ce qu’il avançait 5, le «pain de munition» (khobz al-rdûm)
n’était pas vendu 1 sou les dix pains mais, suivant les moments, ce pain bis

1. 369 mi 4 art. 1370.


2. AE, BIII 307.
3. A.n., Paris, AE, B III 315 comptes du 1.4.1820.
4. Alger au XVIIIe siècle, R.A., 1896, p. 100.
5. Id. p. 290.
278 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

valait entre deux aspres et trois aspres et demie, soit 10 pour 1,89 à 2,83 sous.
Les chiffres mentionnés par Boutin 1 sont très proches de nos relevés, tout
en étant un peu plus élevés. D’après lui, en 1808, les maîtres ouvriers étaient
payés 30 à 35 sous et les manœuvres 15 à 18 sous. Les chiffres de nos relevés,
convertis en sous donnent 13,75 à 16,50 sous pour les manœuvres et le
double pour les maîtres ouvriers.
Shaler 2 note qu’ordinairement un domestique kabyle était payé chez les
consuls et autres résidents étrangers dans les années 1820, 2,5 dollars par
mois. Il ajoute que le salaire quotidien des manœuvres était de 0,60 à 0,70F;
les macallim touchaient selon lui 1 ryâl boujou, soit dans les années 1820
autour de 1,80 F.
D’après les comptes établis au consulat américain à Alger 3, un serviteur
italien était payé 5 dollars par mois.
Comme on l’a vu plus haut, les jardiniers kabyles qui travaillaient dans
les djnân publics ou privés étaient payés 5 boujoux par mois, ce qui
correspond dans les années 1820 à un peu plus ou un peu moins d’1,67 dollar.
On sait que parmi les auteurs français des années 1830, Rozet est l’un des
plus cités. Auteur réputé sérieux à bon droit et dont l’ouvrage (Voyages, 3 vol.)
est plein d’informations utiles. Quand Rozet décrit de visu ou rapporte des
témoignages directs ou proches dans le temps, ses indications sont souvent
sérieuses. Par contre, lorsqu’il traite de l’époque ottomane, il peut condenser
en une seule phrase des données chiffrées tirées par exemple de Venture de
Paradis, de Boutin et de Shaler confondant ainsi des situations très différentes
s’étalant sur près d’un demi siècle. Or en matière de prix et de revenus, une
périodisation fine s’impose. On cite ici Rozet. On pourrait aussi bien citer
Baudicour ou Genty de Bussy ou Juchereau de Saint Denis où on trouve le
même type d’informations. Dans Voyages, II, p. 26-27, Rozet note : «sous le
règne du Dey, les Berbères qui venaient travailler à Alger et dans les
campagnes de cette ville, étaient payés quatre mouzounes ou cinq sous par
jour et quatre pains noirs qui valaient deux sous les quatre... ils ne mettaient
pas six mois sans retourner au pays». La dernière phrase est tirée de Shaler
qui décrivait la situation à Alger à un moment de grande insécurité pour les
ouvriers kabyles soupçonnés et maltraités en raison des révoltes qui éclataient
dans leur région d’origine. Les autorités turques d’Alger appliquaient en effet
le sinistre principe de «responsabilité collective» que les autorités coloniales
françaises ont intégré au fameux «code de l’indigénat».
Les cinq sous sont de Venture de Paradis. En 1830, et quelques années
auparavant, 4 mouzounes valaient 6 sous, mais les manœuvres n’étaient plus
payés 4 mouzounes mais 6 ou 7 et on leur donnait toujours cinq pains et du
«jwâz» (aliment d’accompagnement).

1. Reconnaissance..., p. 8.
2. Esquisse..., p. 122.
3. A.N., Paris, 253 mi 4 vol. 9, corresp. Bruell, A. 16 nov. 1818.
mOnnAIES, PRIX Et REVEnUS 279

La conquête d’Alger
L’ouvrier qualifié (çâni c, maître ouvrier comme on disait jadis) et le macllim
(maître artisan) sont des artisans (maçons, menuisiers, charpentiers, calfats,
forgerons, peintres en bâtiment, tailleurs de pierre, etc.) payés à la journée
ou à la semaine, touchant deux ou trois fois, ou plus, le salaire d’un
manœuvre. Entre celui-ci et eux, il n’y a pas de barrière infranchissable.
Avec du soutien, du temps et de l’effort, certains manœuvres deviennent
maîtres ouvriers. Quoiqu’il en soit de l’influence des différents facteurs qui
ont favorisé la promotion sociale à Alger, un fait majeur marque à partir de
la deuxième moitié du XVIIIe siècle la morphologie ethno-sociale de la ville.
C’est la montée en puissance des autochtones et l’assimilation largement
avancée des allogènes y compris les enfants de turcs appelés Kouloughlis,
ayant leur particularisme mais de plus en plus en voie d’assimilation. Le
travail manuel, salarié ou indépendant, est dans une large mesure désormais
assuré par les enfants du pays. L’esclavage devient un phénomène marginal
ainsi que son corollaire, le rôle des convertis. Le nombre des janissaires
tombe au tiers, sinon au quart de ce qu’il était à certains moments du XVIIe
siècle. De nouveaux paliers s’ouvrent à la promotion sociale de la partie la
plus dynamique des émigrés berranis. Leur masse reste bien sûr cantonnée
dans le travail manuel et autres petits emplois précaires et mal rétribués. mais
dans beaucoup de secteurs, on voit percer des hommes d’origine modeste,
venus de l’intérieur du pays. On peut multiplier les exemples. Au XVIIe
siècle, l’amîn des maçons était généralement andalou. Fin XVIIIe et début XIXe,
il s’appelle muhammed cArab. Il est de Kabylie. Un autre amîn est de
Zemmoura, etc. Comme on l’a vu plus haut à propos de jardiniers kabyles
partis avec les corsaires, de simples ouvriers berranis choisissent l’aventure
maritime. Certains ouvriers ou artisans devenus marins, gravissent tous les
échelons et atteignent parfois le niveau le plus élevé comme l’amiral de la
flotte, le raïs hamidou. D’autres deviennent capitaines de navires corsaires
comme les raïs Qaddûr, Dahmân, hamdân et cAmrûsh, pour ne citer que ceux
dont les noms indiquent clairement l’origine. Ben cIssa qui commandait la
défense de Constantine, contre l’armée française, était inconcevable un siècle
plus tôt. Les réussites exceptionnelles de berranis existaient dans le passé.
Le nouveau, dans les dernières décennies de l’époque ottomane, c’est leur
multiplication à un rythme sans précédent. C’est surtout pendant la période
faste qui couvre une grande partie de la deuxième moitié du XVIIIe siècle,
la possibilité pour de simples ouvriers, qualifiés ou non au départ, de faire
des économies substantielles qui leur permettent de s’installer à leur compte.
On aurait aimé trouver dans nos registres de quoi tracer la stratégie et le
parcours suivis par un ouvrier berrani qui aurait fini par constituer une
fortune et occuper une place enviable. malheureusement, il n’y a pas
l’équivalent des registres de janissaires, étudiés par Jean Deny, où l’on peut
suivre la carrière d’un soldat depuis son recrutement jusqu’à sa mort. Les
280 REChERChES SUR L’ALGéRIE à L’éPOQUE OttOmAnE

salaires des ouvriers sont inscrits de façon groupée et anonyme du genre


«20 jornata de manœuvres», «salaire de 41 manœuvres». Lorsqu’un ouvrier
est cité, c’est fréquemment pour une courte durée et il n’est mentionné que
deux ou trois fois, avec seulement son prénom suivi parfois de son origine
locale ou régionale (cjîsî, zammûri, biskri, etc.). même dans les listes de décès
établies par Bayt al-mâl, leurs noms sont rarement cités. Ce sont des listes
d’une extrême brièveté du genre : «Ouvrier mort. A laissé 20 boujoux. Frère
absent.»
Dans ces cas, il s’agit bien souvent d’ouvriers jeunes, de fraîche émigration,
fauchés par l’épidémie. Ils rejoignent ainsi dans la mort, le groupe des
anonymes, des laissés pour compte, vieil esclave abandonné, vieille femme
sans parent ni soutien, ouvrier berrani dont les parents sont restés au pays.
Cependant, les inventaires après décès et les transactions immobilières des
dernières décennies de l’époque ottomane contiennent un nombre
grandissant d’hommes venant de l’intérieur du pays et qui ont fini par
faire fortune et s’intégrer au monde de l’échoppe, du commerce et des
offices, qui est l’âme et la mémoire d’Alger et des autres villes d’Algérie.
Cela marque l’ampleur d’un changement ethno-social qui touche aussi,
à un niveau plus modeste, l’accession massive des ouvriers berranis ou de
leurs enfants au rang d’artisans installés, qui ouvre la voie à la dignité de
«baldi» (citadin), c’est-à-dire membre à part entière de la communauté
algéroise. De ville turco-andalouse, puis italo-corse, Alger devient
«algérienne» à la veille de 1830. C’est la conquête d’Alger par les enfants de
l’intérieur du pays.
Conclusion

Il n’est pas indispensable de résumer les résultats dégagés dans chaque
partie du présent volume. Nous insisterons ici sur ceux qui contribuent à
dessiner une situation globale.
La première partie a montré la variété des facteurs qui agissent sur le
plan monétaire et qui sont illustrés par les données suivantes :
– la période 1580-1620 est marquée par de graves perturbations monétaires:
effondrement  de  la  valeur  de  l’aspre,  monnaie  de  base  de  l’époque,
accompagné d’une hausse explosive des prix, notamment dans le domaine
de l’immobilier et du foncier. Cette période a pourtant connu une prospérité
exceptionnelle liée à la course. F. Braudel la décrit comme la «seconde
fortune d’Alger... aussi éclatante que la première, sûrement d’une ampleur
accrue». 1
– malgré la stabilité remarquable de la monnaie d’Alger entre 1630 et
1685, cette époque a connu des famines et des épidémies parmi les plus
terribles et une instabilité politique sans précédent.
– à l’inverse, la stabilité monétaire peut coïncider avec un équilibre
politique et une prospérité économique de longue durée, comme ce fut le
cas dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Prospérité indéniable qu’il faut
quelque peu relativiser. Elle touche surtout Alger et les régions exportatrices
du Constantinois et de l’Oranais et bénéficie spécialement aux groupes
dominants et à leurs clientèles.
– comme on peut le constater entre 1795 et 1805, la stabilité de la monnaie
s’accompagne d’une hausse des prix des produits agricoles. Dans certaines
régions, cette hausse s’amplifie du fait de l’intervention du pouvoir soucieux
d’exploiter à son profit le boom des exportations.
– à  d’autres  moments,  le  pouvoir  cherche,  par  des  mesures  parfois
inefficaces, à juguler les prix des grains et à stabiliser la monnaie, de crainte
des rebellions populaires et militaires.
Ces éclairages partiels demandent à être développés sur des bases plus
larges. Ils ne servent qu’à illustrer l’idée, somme toute banale, que la monnaie
n’est pas le démiurge de la vie économique, mais un moyen parmi d’autres
dont se servent les hommes dans des situations déterminées.

L’analyse des mouvements des prix et des revenus confirme la pertinence
du modèle labroussien appliqué aux crises de subsistance qui ont jalonné

1. Fernand Braudel, La Méditerranée..., t. 2, p. 205.
282 REChERChES SuR L’ALgÉRIE à L’ÉPOquE OTTOMANE

l’histoire de l’Algérie à l’époque ottomane. Des études 1 sur les pays arabes
et sur la Turquie de la même époque, décrivent des situations similaires sans
se référer à ce modèle, dont la portée universelle se trouve illustrée par la
multiplicité des cas observés à travers le monde. La reproduction du même
phénomène résulte du même type de conditions générales d’une économie
à dominante agricole et en partie marchande, et non d’un quelconque
placage mécanique du modèle théorique.
Examinons  de  près  l’adéquation  du  modèle  à  la  situation  étudiée.
Commençons par rappeler le cas saisissant de la crise de 1805 où les faits
s’enchaînent ainsi : mauvaises récoltes, révoltes, assassinat du dey et de
ses ministres, suivi de règlements de comptes en série au sommet et de
l’extension des révoltes populaires.
Avant  de  connaître  un  sort  tragique,  le  dey  Mustafa  Pacha  et  ses
collaborateurs s’étaient immensément enrichis par l’exportation des céréales
vers l’Europe en guerre à des prix de plus en plus élevés. Exportation qui
a  continué  alors  que  la  famine  sévissait  à  Alger. On  est  là  devant  le
phénomène  classique  des  crises  agraires  d’ancien  type  qui  frappent
violemment les classes populaires mais profitent amplement à certains
groupes privilégiés.
La crise de 1805 n’est pas exceptionnelle. Rappelons à ce propos que c’est
à la suite des famines qui ont sévi à Alger que la destruction du «Bastion
de France» a été décidée en 1604 et en 1637 pour apaiser les groupes qui le
rendaient responsable du manque de grains du fait de ses achats massifs.
La Calle a failli connaître le même sort en 1763.
Pour prévenir de telles situations et les révoltes qu’elles engendrent, le
besoin d’assurer le pain quotidien des populations des villes à des prix
accessibles, était devenu une préoccupation prioritaire des hommes au
pouvoir. C’est,  en  particulier,  le  cas  lors  de  la  famine  de  1817.  La
correspondance du consul américain, les Mémoires de Zahhâr et Tachrifat nous
décrivent dans le détail les mesures gouvernementales prises pour faire
face  à  la  situation :  importation  et  distribution  massive  de  blé  aux
boulangeries, fixation de leur marge de bénéfice et du prix du pain, etc. On
assiste là à une prise en compte des tendances manifestées dans la société.
Elle signale une des formes de l’exercice du pouvoir à l’époque.
Interrogeons-nous maintenant sur quelques constats et dégageons-en la
signification :
– L’étude des revenus montre que le moyen le plus rapide d’accumuler
des richesses est lié à la détention d’un commandement politico-militaire.

1. Cf. les auteurs cités plus haut sur les pays du Maghreb. Sur l’Égypte, André Raymond,
Artisans et commerçants du Caire, Damas, 1973-1974, 2 vol. ; sur la Syrie, A. Abdel Nour,
Introduction à l’histoire urbaine de la Syrie ottomane (XVIe-XVIIIe siècles), Beyrouth, 1982, et A. Rafeq,
The Province of Damascus, 1723-1783, Beyrouth, 1966 ; rappelons surtout les travaux pionniers
d’O. L. Barkan, et de ses élèves sur la Turquie.
MONNAIES,  PRIX ET REVENuS 283

Il advient qu’un tel avantage s’étend aux hommes de confiance du dey, du
khaznadji, du bey, de l’agha, etc. Ce lien intrinsèque entre pouvoir et grande
fortune est un fait massif qui saute aux yeux et ne se dément jamais tout au
long de la période étudiée. On est immensément riche à Alger, à Constantine,
à  Mascara,  à  Mostaganem,  à  Bône,  dans  certaines  villes  de  moindre
importance et dans les régions rurales si on est «roi dans son royaume».
quant aux râyis, leur enrichissement est certes moins dû à une position
de pouvoir qu’à l’étendue de leurs prises maritimes. Mais leur position
dans la Marine les assimile aux dirigeants en place.
– Les  rapports  avec  le  monde  extérieur  sont  à  l’origine  de  formes
particulières de dépendance. Se pose par exemple la question de savoir
pourquoi la monnaie d’Alger est dominée pendant plus d’un demi-siècle
par une monnaie étrangère, la piastre sévillane qui, de plus, provenait d’un
pays en guerre permanente avec l’État d’Alger. Cette même piastre, coupée
par la suite à Marseille dans des formes convenues avec Alger, va continuer
à jouer un rôle prépondérant. Elle donnera à la monnaie d’argent d’Alger
ses dénominations officielles, ryâl, dûro et bûjû.
– Cette dépendance couvre aussi le «siècle du blé» (1745-1815), siècle de
prospérité qui acquiert une ampleur croissante à partir de 1765. On peut
envisager son action et ses effets de diverses façons. un exemple : divers
auteurs et témoins occidentaux constatent l’abondance de monnaie à Alger
et la rendent responsable de la montée des prix  à partir des années 1790.
Or elle résulte, comme on l’a vu, des apports conjugués de la course, du
commerce extérieur et du haut prix en piastres, payé par l’Espagne lors
des accords de paix et de commerce entre les deux pays. Le cumul de tous
ces apports pendant le quart de siècle le plus fructueux en termes de
«rentrées de devises fortes» (1792-1815) donne, selon notre évaluation,
moins d’un million de piastres fortes par an. Cette somme bouleverse la
situation monétaire, affecte le mouvement des prix, améliore les conditions
sociales  des  citadins  et  enrichit  de  façon  extraordinaire  les  groupes
dominants. Des conséquences aussi importantes résultent d’une somme
aussi limitée, comparée par exemple à la valeur du volume du commerce
extérieur de Marseille, sans parler de l’Angleterre ou de la hollande de la
même époque. Cela donne la mesure de la pauvreté du pays.
– En d’autres termes, le secteur marchand qui joue pourtant un rôle
moteur dans les changements, reste relativement marginal. Dans sa partie
la plus dynamique et aussi la plus visible, orientée vers l’extérieur, ce secteur
dépend essentiellement de facteurs qui échappent aux autochtones. Par sa
capacité  d’enrichir  momentanément  les  groupes  prépondérants  et
d’améliorer les conditions de vie d’autres groupes, il apparaît comme un
élément de reclassements sociaux à l’intérieur de la société algérienne.
D’autre part, il renforce la dépendance à l’égard de l’Europe. L’engrenage
est à la fois complexe et multiforme. L’enrichissement suscite des besoins
284 REChERChES SuR L’ALgÉRIE à L’ÉPOquE OTTOMANE

et des goûts nouveaux. La demande d’objets de luxe et de confort domestique
en provenance de l’Europe s’accroît. Les draps anglais, les tissus de luxe
italiens, les horloges, les montres, les meubles et d’autres objets précieux et
signes de distinction envahissent les demeures aristocratiques et bourgeoises.
L’appel de «modernité» dans ce qu’il peut avoir de plus légitime et de plus
indispensable est aussi dans ces conditions un facteur de dépendance. Née
d’un décalage historique, par rapport aux pays du Nord, celle-ci se manifeste
également dans les «innovations» techniques introduites dans le pays. Pour
fondre  l’acier  et  fabriquer  des  canons,  on  fait  désormais  appel  à  des
ingénieurs européens. Pour obtenir de meilleurs résultats dans la production
de céréales, on demande aux compagnies européennes clientes de livrer des
socs performants. On n’envisage pas de former les médecins, ingénieurs,
etc. On les demande aux Européens. La pratique de la technicité moderne
ne touche que le secteur militaire et d’une manière restreinte.
Les  emprunts  à  la  modernité  restent  confinés  au  domaine  de  la
consommation. L’effet du boom des exportations et de la course, lié aux
guerres européennes de 1792-1815 les amplifie et leur donne une allure
fiévreuse. Mais  au  terme  de  ces  guerres,  les  vecteurs  de  l’abondance
s’effondrent entièrement. On entre alors dans un engrenage. Plus on cherche
à éviter la dépendance, comme l’a fait le dey hussein, plus elle devient
inévitable.
– En juillet 1830, lorsque le dernier dey quitte Alger suivi de quelques
quatre mille janissaires, il laisse derrière lui un pays en ruines. Déclin
démographique, effondrement de la production agricole, révoltes en séries
et répressions sanglantes traduisent à leur façon la crise d’un système et celle
d’une société.
D’accord sur le diagnostic, les témoignages contemporains divergent sur
les causes. «L’imputation au politique» découle d’une profonde logique
d’époque. On la retrouve dans les explications  savantes et dans les réactions
populaires spontanées ou manipulées par des candidats au pouvoir. Or on
sait aujourd’hui que dans les crises économiques et sociales d’ancien type
qui débouchent sur des révoltes ou des changements de régime politique,
la part du politique apparaît fortement à la surface, mais les facteurs
fondamentaux qui n’agissent pas directement sur le même plan, sont à
chercher ailleurs.
Dans le cas algérien, la crise du système politique fait partie du déclin
irrémédiable qui frappait l’empire ottoman confronté au poids grandissant
des puissances occidentales sur la scène mondiale. Elle a été aggravée par
les règlements de comptes entre clans politico-militaires suite à l’assassinat
de Mustafa Pacha en 1805. Elle a ouvert la voie aux religieux comme groupe
candidat au pouvoir.
une crise plus profonde frappait durablement la société algérienne. Divers
travaux l’ont expliquée par des causes naturelles. En effet, les mauvaises
MONNAIES,  PRIX ET REVENuS 285

récoltes et les épidémies se succédaient à un rythme effroyable, comme si
un cycle de mort se substituait à un cycle de vie. Mais la responsabilité des
hommes n’était pas négligeable. Les groupes privilégiés se protégeaient
des fléaux mais se souciaient peu du reste de la population. De plus, les
révoltes et leur répression désorganisaient la vie économique et sociale et
prenaient  leur  part  dans  la  généralisation  du  désastre. Le  déclin
démographique amorcé à la fin du XVIIIe siècle sera aggravé après 1830 par
les guerres coloniales et la politique de pillage et de destructuration de la
société, pratiquées par les nouveaux occupants. Ce déclin va se poursuivre
pendant près d’un demi siècle. Il avait atteint dans les années 1870 un tel
degré que certains auteurs français 1 du moment prévoyaient l’extinction
définitive de la «race indigène» en Algérie et élaboraient une théorie générale
selon laquelle le contact entre «civilisations supérieures» et «populations
primitives» menait nécessairement à la disparition de celles-ci.
La suite a montré que ces spécialistes étaient de mauvais théoriciens du
contact entre civilisations et surtout de piètres observateurs sociologiques,
car au moment où ils prédisaient la disparition des indigènes en Algérie,
ceux-ci commençaient un redressement démographique spectaculaire et
durable.
à en juger par le déroulement du dernier siècle ottoman en Algérie, le
«contact» entre le Nord et le Sud de la Méditerranée a eu des effets complexes
et contradictoires. Il a joué un rôle dans la prospérité du XVIIIe siècle comme
dans l’effondrement qui s’en est suivi. Il a révélé des blocages structurels
qui font que les emprunts non assimilés de modernité agissaient non pas
comme des déclencheurs de progrès mais comme facteurs de perturbation
et de déséquilibre. La longue nuit coloniale a été préparée, comme la grave
crise de société qui l’a précédée, par les liens de dépendance tissés pendant
les belles éclaircies du XVIIIe siècle.

1. Ch.-R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Paris, 1968, t. I, p. 548-549,


cite des extraits de ces auteurs et expose les thèses de leurs contradicteurs français qui étaient
non seulement plus réalistes et plus justes, mais aussi, pour la plupart, très ouverts à «l’autre».
Annexe

PoIds et mesures
Pour diverses raisons, il n’y a pas de solution entièrement satisfaisante au problème
des équivalences des poids et mesures utilisés en Algérie à l’époque ottomane.
Les registres du Beylik et autres documents à la base de nos séries des prix donnent
seulement les noms des mesures utilisées sans indiquer leur grandeur. Les textes de
références (Tachrîfât, Hâdhâ Qânûn, etc.) où on trouve quelques indications sur ces
grandeurs ne sont pas d’une précision suffisante pour établir une évaluation rigoureuse.
À partir de juillet 1830, l’administration française a pris des mesures en vue
d’arriver à des équivalences officielles. mais les rapports et notices qui traitent du
sujet, reflètent, dans leurs divergences, les différences existant sur place, en l’absence
d’étalons officiels ou plus exactement, en raison des pratiques non respectueuses de
ces normes. Cependant, il ne faudrait pas exagérer l’importance de ces variations,
ni se laisser impressionner par les procédés sophistiqués de la nouvelle bureaucratie
coloniale. L’obsession de la haute précision des chiffres cache mal le fait que cette
technocratie scientiste n’arrivait pas à cerner des réalités trop étrangères à son esprit
et trop complexes pour ses tendances à la simplification rationalisante. Ce trait
n’est pas spécifique à l’administration coloniale. Il semble caractériser largement
l’esprit nouveau de la culture post-révolutionnaire. Les auteurs, comme les
administrations répugnent à l’approximation et au chiffre rond. Avant d’arriver en
Algérie, ils y avaient dénombré 2.714.000 habitants. un peu plus tard, ils y compteront
exactement 124.946 chevaux, 825.868 bœufs et 5.928.687 moutons.
Naturellement, les poids et mesures n’échappaient pas à ce phénomène. un litre
de blé, c’est 0,7733 kg. on oubliait seulement qu’en fonction de la qualité et de la
pureté des grains, le poids d’un litre de blé pouvait aller en gros de 0,65 à 0,85 kg.
Comme on avait oublié que même les recensements très poussés de la population
au XIXe siècle restaient très approximatifs.
Prenons le cas de la coudée courante d’Alger, utilisée pour mesurer les tissus de
coton, les toiles, etc. Les Français l’ont appelé «le pic arabe» non sans raison,
puisqu’elle était d’usage général chez les «Arabes» avant l’arrivée des turcs. L’étalon
officiel de cette coudée date de l’époque zayyânide. A. Bel l’a examiné au musée de
tlemcen et en a donné la mesure exacte : 0,4873 m. Quant à la mesure officielle du
«pic arabe» d’Alger en 1830, elle était de 0,476 m selon les uns et de 0,500 m d’après
les autres. dire que cette coudée mesurait environ un demi-mètre est un degré de
précision qui suffirait largement pour notre objet d'étude. Cependant, nous prendrons
comme repères les équivalences établies par l’administration coloniale après 1830
et présentées par «l’intendant civil de la régence d’Alger», Genty de Bussy1.
Nous les présentons telles quelles avec leur excès de précision au millième près
et les commenterons par la suite.

1. Genty de Bussy, De l’État des Français dans la Régence d’Alger et des moyens d’en assurer la
prospérité, Alger, Imprimerie du Gouvernement, 1834, IIe partie, tableau n° 97.
288 reCherChes sur L’ALGérIe À L’éPoQue ottomANe

tableau des poids et mesures d’après Genty de Bussy

1. Poids
dénomination poids en grammes emploi
Qîrât (4 grains imaginaires) 0,207 g pierres précieuses
Mithqâl (24 grains de caroube) 4,669 g or ouvragé, perles fines,
essences, etc.
Ratl fidî (livre d’orfèvrerie) 497,435 g or et argent en barres,
monnaies
Ratl cattarî (livre d’épicerie) 546 g poids le plus usuel, pour
épices, droguerie, etc.
Ratl khaddârî (livre des légumes) 614,340 g légumes, fruits frais, herbages.
Ratl kbîr (grande livre) 921,510 g miel, beurre, fruits secs.
Les ratl se subdivisent en ûqîyah (onces) de poids variables selon les types de
produits. Leur multiple, al qintâr (le quintal) varie aussi de 100 livres à 150 livres.

2. mesures de capacités
dénomination volume en litres emploi
sâc d’Alger 60 litres grains, sel, légumes secs
qulla d’Alger 16 litres huile, vinaigre
sâc de Bône 100 litres grains
fanègue d’oran 102 litres grains.

3. mesures de longueur
dénomination longueur en mètres emploi
pic arabe 0,476 m toiles, tissus de coton
pic turc 0,636 m draps, étoffes de soie, etc.

4. mesures de superficie
La mesure principale est la zwîjah (littéralement paire de bœufs). selon le sol et
les régions, elle mesure entre 8 et 10 hectares. La demie zwîjah s’appelle fard
(bœuf). Pour les jardins, on utilise le feddan, corde valant tant de coudées, etc.

Commentaire :
toutes les mesures du tableau se subdivisent selon le système dichotomique
(moitié, quart, huitième, etc.)
Les céréales posent un problème particulier qui n’est pas spécifique à l’Algérie de
l’époque ottomane. on rencontrait les mêmes difficultés en europe dans l’utilisation
des mesures de capacité pour ces produits, car il ne suffisait pas d’avoir des grandeurs
étalonnées et de savoir les procédés de mesurage (ras, comble, grains sur bord,
etc.) pour aboutir à des résultats incontestables.
dans le cas d’Alger, le sâc coutumier, appelé sâc al-rahbah (sâc de la place des grains),
était mesuré comble. La différence entre ras et comble est relativement importante.
mais dans tous les cas, la mesure reste approximative et dépend de la vigilance et
de l’expérience des partenaires. en règle générale, l’opposition d’intérêts entre
vendeurs et acheteurs tend, tout de même, à établir une certaine régularité et un
certain équilibre relativement respectueux de l’usage courant.
dans la situation transitoire qui suivit la prise d’Alger en 1830, l’administration
française prit des mesures pour réduire l’arbitraire de la mesure comble. «un sâc de
58 à 60 litres ras (est) imposé par les Français car les Arabes l’emplissaient comble
moNNAIes, PrIX et reveNus 289

en y ajoutant du grain jusqu’à ce qu’il se verse de toutes parts, hors de la mesure (en
bois) au-dessus de laquelle il forme un cône ou une pyramide qu’on appelle kemla.»1
ras ou comble, tassé ou léger, pur ou mélangé de toutes sortes de grains, y
compris du sable et des cailloux, ces problèmes de mesurage et de qualité reviennent
souvent dans la correspondance des compagnies commerciales spécialisées dans
l’exportation des grains d’Algérie. Cela explique les difficultés d’attribuer une
contenance fixe à ces mesures. Le qafîz, mesure comble de Bône, était censé contenir
l’équivalent de 4,5 charges de marseille. dans les faits, cela dépassait parfois 5
charges ou descendait en-dessous de 4. Le qafîz comble était celui de la rahbah,
marché des grains de Bône. Les grains du Beylik étaient mesurés en qafîz ras qui
faisaient généralement autour de 3,5 charges de marseille et avaient relativement
une plus grande régularité.
Au comptoir de La Calle, la mesure (appelée en arabe mizûra) faisait un peu
moins de la charge de marseille (entre 155 et 160 litres) mais, dans les circonstances
favorables à la compagnie et avec la complicité des chefs locaux, les mesureurs du
comptoir se permettaient des mesures combles très généreuses qui augmentaient
sensiblement les bénéfices du comptoir et les primes des employés.
une question très importante est de savoir si les équivalences établies par
l’administration française étaient valables pour toute la période couverte par nos
séries de prix. Pour certaines mesures, la réponse est positive sans hésitation. on vient
de le voir pour le «pic arabe», multiséculaire. Il en est de même des poids (livre,
quintal, etc.) dont on trouve des équivalences dans les registres consulaires depuis
la fin du XvIe siècle.
Il reste à éclaircir les problèmes relatifs au sâc et à la qulla utilisés dans nos séries.
Les documents qui les mentionnent ne laissent aucune ambiguïté sur la continuité
de ces mesures depuis le milieu du XvIIe siècle jusqu’aux années 1820. Il est vrai que
sous le règne du dernier dey, apparaît dans certains documents la mention d’un sâc
jdîd (sâc nouveau). Il concernait des usages qui n’entraient pas dans les comptes
utilisés dans nos séries. mais le problème reste posé de savoir s’il s’agissait d’une
mesure destinée à être généralisée ou si elle visait des situations particulières.
d’autre part, l’affirmation selon laquelle la capacité de la qulla n’a été définie
qu’au XIXe siècle est démentie par Hâdhâ Qanûn (p. 13 et 14) qui indique pour
l’année 1040 de l’hégire (1630-1631) les grandeurs des différents poids et mesures,
y compris celle de la qulla. Il est vrai que ces grandeurs sont données en nombre de
livres, d’onces, etc., d’une façon tronquée et parfois confuse qui ne permet pas, en
l’absence d’autres indications, de les déchiffrer avec certitude. Il faut rappeler que
ces obscurités sont dues au fait qu’il s’agit d’une copie fautive et partielle du registre
officiel dont on ne connaît pas aujourd’hui la destinée. Cependant, même sous cette
forme, le recueil témoigne de l’ancienneté de la fixation officielle des poids et
mesures. on en trouve aussi quelques éléments dans Tachrifat qui enregistre par
exemple qu’en 1815, au moment de la disette, le pacha a distribué 10.000 sâc de blé
aux boulangers à 2,5 boujoux le sâc et qu’après expertise, on a déterminé qu’un sâc
de blé donnait 120 pains de 12 onces.2 de même, les comptes des registres du Beylik
et des habous et ceux des carnets de marchands se réfèrent continuellement à la qulla,
comme au sâc, en tant que mesures bien définies.

1. Annuaire de l’Algérie, 1842, pp. 103-104.


2. A. Devoulx, Tachrifat, pp. 76-77.
Sources et Bibliographie

En raison du type de problèmes abordés et de la masse d’erreurs que


différents ouvrages ont charriées à leur sujet, ce volume est fondé avant tout
sur des sources de première main, manuscrites ou publiées. Certaines
études solidement documentées ont fourni des informations
complémentaires. On a, par ailleurs, lu ou parcouru un grand nombre de
livres ayant quelque rapport avec le sujet. Mais la plupart sont des
compilations mal maîtrisées, qu’il est préférable d’ignorer. C’est pourquoi
notre bibliographie ne contient que des ouvrages ayant directement servi
à l’élaboration de ce volume.
En dehors des livres fondamentaux qui ont nourri notre réflexion, et des
études qui ont servi de point d’appui, l’essentiel des ouvrages cités entre
dans la catégorie des sources.
Il n’y a là aucune sacralisation du document d’archives. Faut-il rappeler
que pour l’historien, les sources directes, manuscrites ou imprimées,
officielles ou privées, n’ont que valeur de témoignage qui nécessite contrôle
et analyse critique.
Il importe à cet égard de distinguer les différents usages auxquels sont
destinés les documents. À titre d’exemple, une vérité officielle est loin d’être
toute la vérité. Dans ses deux grands livres précités, E. Labrousse indique
comment, au XVIIIe siècle, les administrations françaises de chaque échelon
trichaient dans leurs rapports aux échelons supérieurs. Pour ce qui concerne
l’Algérie ottomane, on peut déceler la même tendance à déformer la réalité
dans les correspondances officielles. Quelques exemples sont cités dans les
pages introductives au mouvement des revenus. Il en va autrement des
contrats de vente, des inventaires après décès, des carnets de marchands et
des comptes de dépenses pour différents travaux qui constituent la matière
principale du fonds ottoman d’Alger et une partie significative des autres
sources utilisées dans ce volume. Il s’agit dans ce type de documents, de
données enregistrées de façon où il est difficile – mais pas impossible – de
tricher, vu les types de contrôle et les intérêts divergents qui s’y exercent.

À propos du fonds ottoman d’Alger


Une série de malheurs a frappé ce fonds depuis 1830. Avant même l’entrée
des troupes françaises à Alger, la dispersion et la destruction des documents
ont commencé. Hamdan Khodja raconte : «Lorsque Mustapha, ministre de
la Marine, fut persuadé qu’une catastrophe allait avoir lieu, il ouvrit la
292 RECHERCHEs sUR L’ALgéRIE À L’éPOQUE OTTOMANE

caisse des dépenses journalières, en fit distribuer le montant aux ouvriers,


et fit brûler les registres». 1
Dans son rapport à la commission d’enquête de 1833, l’intendant civil
d’Alger affirme que son prédécesseur présent à Alger en 1830 avait «arraché
des mains des soldats une grande partie de ces registres... Il obtint d’un des
fils de M. de Bourmont l’ordre de les prendre partout où ils se trouvaient,
et, après avoir retiré du naufrage un certain nombre, il les suivit jusque
dans les cabarets...» 2
Parmi divers témoignages cités par A. Temimi, celui de Pelissier de
Reynaud est éclairant : «Dans la Casbah même, sous les yeux de M. Denniée,
j’ai vu des soldats allumer leurs pipes avec les papiers du gouvernement
dispersés çà et là sur le sol». 3
Le baron Denniée était l’intendant général chargé des problèmes logistiques
de l’expédition d’Alger. On peut observer la même indifférence à l’égard de
ce patrimoine chez l’inspecteur des Finances du moment. Il considérait ces
documents comme «un dédale de registres informes et mal tenus». 4
En fait, peu de temps après la prise d’Alger, l’administration coloniale
s’intéressa à ces documents pour des raisons pratiques. Des aventuriers
qui accompagnaient l’armée française en tant qu’interprètes, intermédiaires
avec les indigènes, etc., utilisèrent ces documents comme moyens d’extorsion
de fonds. Citons l’exemple de l’un d’eux. Il proposa à la nouvelle
administration de se charger de récupérer les dettes et autres redevances dues
à l’Etat et consignées dans ces registres. En contrepartie, il exigea 20% de
commission sur toutes les sommes qu’il ferait rentrer au Trésor. Il se montra
efficace et révéla la dette du bey d’Oran pour laquelle il a touché la somme
promise 5. Car, comme le constatait le général Berthezène, ces registres
étaient «tenus avec autant de probité que d’exactitude». Il ajoutait qu’ils
méritaient «une confiance... qui approchait du respect religieux» que leur
témoignait la population.
Le jugement du militaire administrateur est rejoint plus tard par celui
du chercheur. Le turcologue J. Deny décrit dans des termes analogues la
tenue des registres qu’il a examinés, à savoir les registres de solde des
janissaires conservés à la Bibliothèque Nationale d’Alger. «La tenue des
registres, dit-il, est généralement très soignée et révèle des habitudes de
régularité et de précision qui cadrent peu avec le désordre administratif dont
on accuse, à tort ou à raison, la Régence».

1. Hamdan Khodja, Le Miroir, Paris, rééd. 1985, p. 199.


2. AN, Paris, 18 Mi 25, Rapport de l’Intendant civil à la commission d’enquête de 1833.
3. A. Temimi, «Inventaire sommaire des registres arabes et turcs d’Alger», RHM, n° 1,
janvier 1974, pp. 83-96.
4. AN, Paris, 18 Mi 17, Lettre de Fougeroux à l’Intendant civil à Alger, 31 mars 1831.
5. AN, Paris, 18 Mi 17, Lettre de Fougeroux au Commandant en chef à Alger, 25 mars 1831.
MONNAIEs, PRIX ET REVENUs 293

Ces registres de la Bibliothèque Nationale d’Alger mis à part, il faut noter


que depuis 1830 jusqu’à l’heure actuelle, le fonds ottoman ne fut exploité,
à notre connaissance, que par un seul chercheur français, Albert Devoulx.
On sait les critiques, parfois dures, mais en partie justifiées, émises à son
égard par deux grands orientalistes, W. Marçais et J. Deny, et par J. Delphin.
Les deux derniers avaient récupéré dans des salles de vente, des registres
et des liasses d’actes notariés et autres documents, provenant de la succession
Devoulx. En plus du pillage des documents, des critiques de fonds
s’adressaient à sa méthode de recherche très approximative. sans récuser
ces critiques, il faut rendre hommage au seul Français qui s’est intéressé avec
passion et détermination à cette partie méconnue de notre patrimoine
national et en a tiré des études très bien informées que tout le monde utilise
depuis un siècle et demi. En tous cas, jusqu’à l’heure actuelle, personne
autant que lui n’a jamais eu une connaissance aussi intime des documents
écrits en arabe et faisant partie de ce fonds. D’une façon hâtive et mal
informée, on l’a critiqué sur des problèmes de monnaie et de déchiffrement
qu’il connaissait beaucoup mieux que ses contradicteurs. Il avait, cependant,
le tort de traduire des textes écrits en turc ottoman qu’il ne connaissait pas,
et qu’il se faisait traduire en arabe par des khodjas peu compétents.
Devoulx disait que cent mille feuillets lui sont passés entre les mains. On
les estime aujourd’hui raisonnablement à quelques dizaines de milliers.
Dans l’introduction à son inventaire sommaire pré-cité, A. Temimi note la
disparition d’un certain nombre de registres et de cartons à des époques plus
tardives.
Ce fonds fut transféré en France à la veille de l’indépendance, puis rendu
par tranches successives à l’Algérie.
Avant leur restitution, les originaux furent microfilmés d’une façon
étonnante. L’ordre des pages des registres (de droite à gauche comme tout
écrit de langue arabe) fut inversé, mais pas systématiquement, ce qui
complique encore le rétablissement de l’ordre chronologique qui est à la base
de ces documents. Pendant quelques années, on pouvait consulter les
originaux à Alger, mais aujourd’hui seule une copie de microfilms aussi
défectueuse que les copies conservées à Paris et à Aix-en-Provence est
communicable.
Concernant les actes judiciaires, j’ai pu travailler sur les originaux à Alger
et sur les microfilms d’Aix-en-Provence, et constater quelques différences.
Le plus grave étant que des documents microfilmés à Aix-en-Provence
manquent dans le dépôt d’Alger. Les originaux ne sont plus communicables,
mais les nouvelles microfiches faites par Alger sont de bonne qualité. Est-
il besoin d’insister sur l’importance que représente ce fonds pour l’histoire
de l’Algérie, malgré les dégâts qu’il n’a cessé de subir.
Depuis son transfert à Alger, le fonds porte le titre officiel de «fonds
ottoman» (en arabe, al-raçîd al-cuthmânî). Les Archives Nationales à Alger ont
294 RECHERCHEs sUR L’ALgéRIE À L’éPOQUE OTTOMANE

réalisé un Inventaire en trois volumes qui couvre l’ensemble du fonds. Il est


donc plus complet et plus détaillé que l’inventaire sommaire de Temimi.
Transcrire ici la liste de tous les documents utilisés serait une surcharge
inutile. Nous indiquerons le contenu essentiel des documents les plus
importants pour notre sujet.
Par commodité, on suivra la distinction en trois parties, bien qu’elles
soient parfois imbriquées et souvent complémentaires.
1. Registres de Bayt al-mâl
2. Registres du Beylik et des Habous
3. Cartons des Tribunaux judiciaires.
Quelques précisions rapides sur ces dénominations :

Bayt al-mâl : comme l’a montré M. H. Chérif pour la Tunisie 1, Bayt al-mâl
a connu dans l’Algérie ottomane, une évolution qu’il faut signaler. Jusqu’au
début du XVIIe siècle, on appelait à Alger «mawârîth makhzanîya»
(littéralement, héritages domaniaux) l’institution chargée d’administrer les
biens tombés en déshérence ou dont les ayants droit sont en état d’incapacité.
Cette institution est appelée Bayt al-mâl à partir du XVIIe siècle. Est-ce pour
justifier le glissement progressif de la gestion du fonds au profit d’œuvres
charitables et canoniques vers son utilisation de plus en plus marquée pour
les besoins propres de l’Etat qu’on a changé son nom ? On sait que Bayt al-
mâl désignait aux époques précédentes le «Trésor Public».
Beylik : est utilisé ici d’après l’usage courant en Algérie depuis l’époque
ottomane, à savoir dans le sens d’administration publique, pouvoir public,
chose publique, etc., et non dans celui de division administrative ou province
soumise à l’autorité du bey. Les registres du Beylik sont des registres de
l’administration centrale d’Alger, ou des administrations locales qui ne
sont pas nécessairement beylicales.
Habous : il n’y a pas à l’époque ottomane d’administration générale des
Habous mais des services par branches qui couvrent tout le territoire et
qui sont dirigés par un intendant (Habous de La Mecque et Médine, Habous
de la grande mosquée, subul al-khayrât, Andalous, etc.). On se demanderait
pourquoi les registres du Beylik et des Habous forment un seul groupe. En
fait, ils sont tellement imbriqués que ce regroupement paraît logique.
Documents des tribunaux judiciaires : Les archives ainsi nommées (en
arabe wathâ’iq al-mahâkim al-sharcîya) comportent en réalité, à côté des actes
notariés et judiciaires proprement dits, un grand nombre de documents
relevant de Bayt al-mâl, du Beylik et des Habous. De fait, toutes les catégories
de documents du fonds ottoman se recoupent souvent, comme on le verra
par la suite.

1. M. H. Chérif, «Les documents de Bayt al-mâl dans les Archives de la Direction des
Habous», in A. Temimi ed., La vie économique dans les provinces arabes et leurs sources documentaires
à l’époque ottomane, Zaghouan 1986, t. 3, pp. 209-212.
MONNAIEs, PRIX ET REVENUs 295

Dans l’ensemble, les Actes judiciaires, travail de véritables professionnels


de l’écriture et du langage juridique, sont d’une bonne tenue et d’une
écriture maghrébine généralement très lisible. Il en est de même pour la très
grande majorité des registres. Mais parmi ces derniers, on rencontre parfois
des imprécisions, volontaires ou non, et des niveaux de compétence inégaux.
Cela n’infirme pas le jugement porté par Berthezène sur la qualité de preuve
qui caractérise les actes notariés, les documents de justice et toutes les
pièces officiellement authentifiées.
296 RECHERCHEs sUR L’ALgéRIE À L’éPOQUE OTTOMANE

A. Sources manuscrites

I. FonDS ottomAn

1. Registres de Bayt al-mâl


64 registres dont les copies de microfilms (en tout 11 bobines) sont communicables
à Alger, à Paris et à Aix-en-Provence. Les numéros de volume (de 1 à 64)
correspondent aux numéros de registres. Le registre n° 6 n’a pas été microfilmé à
Alger.
En suivant les numéros des cotes des microfilms aux Archives Nationales à Paris,
les volumes qui se rapportent entièrement ou partiellement à la période ottomane,
sont les suivants :
228 Mi 1 vol. 1, 2, 3 et 4
228 Mi 2 vol. 5 et 6
228 Mi 3 vol. 7, 8 et 9
228 Mi 4 vol. 10 et 11
228 Mi 5 vol. 12, 13 et 14
228 Mi 7 vol. 26, 27 et 28
228 Mi 11 vol. 64.
À la différence des autres documents, les registres de Bayt al-mâl ne couvrent
qu’une infime partie de la période ottomane :
1699-1701 (le premier registre)
1786-1830 (les autres registres).
Ils comportent pour l’essentiel des listes de successions vacantes avec parfois
des inventaires détaillés des biens et de leurs valeurs. Ils contiennent aussi divers
comptes de dépenses pour travaux de construction, de réfection des immeubles
de Bayt al-mâl, etc. Ils ont servi partiellement à l’établissement de nos séries des prix
et des revenus, comme on l’a indiqué au début de ces séries et dans les notes qui
les détaillent.
Pour des raisons qu’un examen approfondi des originaux pourrait probablement
aider à élucider, chacune des trois parties du fonds ottoman contient des documents
et des informations qui, en principe, relèvent d’une autre partie. Ainsi, des décisions
officielles et des données qui concernent le Beylik sont consignées dans les registres
de Bayt al-mâl. Cela couvre presque tous les domaines (la monnaie, les prix, les
impôts, la course, etc.).
Les carnets de marchands illustrent bien cette intrication. Quoique de la compétence
de Bayt al-mâl, seuls quelques cahiers et registres de négociants sont classés dans
cette partie. La plupart se trouvent ailleurs comme on le verra plus loin.
sont classés à Bayt al-mâl :
— le livre de comptes de cOmar Barbûsha : dettes et crédits divers, prix de vente
de marchandises importées, etc., en 1823 (228 Mi 3 vol. 7).
— comptes, transactions et inventaire de la marchandises du grand négociant
Qçîça en 1823-1824 (228 Mi 3 vol. 7)
— cahiers du négociant H. Qaddûr b. Mançûr. ses comptes commencent en 1796
et s’étendent sur des dizaines d’années. Ils couvrent la plus grande partie de trois
registres de Bayt al-mâl (228 Mi 7 vol. 26, 27 et 28).
MONNAIEs, PRIX ET REVENUs 297

sont classés ailleurs, aussi, des documents de successions vacantes qui dépendent
de Bayt al-mâl :
— Les registres du Beylik, n° 61 et 62 (228 Mi 17 vol. 61 et 62), concernent
entièrement ou en grande partie des listes de successions de la fin du XVIIIe siècle
et des débuts du XIXe siècle.
— Il en est de même du registre des tribunaux judiciaires dont une copie de
microfilm se trouve à l’AOMA sous la cote Aix 1 Mi 68.
— C’est le cas aussi du microfilm 15 Mi 52 qui comprend des listes de successions
des combattants morts dans les batailles navales et terrestres pour la libération
d’Oran. Ces listes vont de 1707 à 1709 et complètent utilement les listes des
combattants morts entre 1699 et 1701 consignées dans le premier registre de Bayt
al-mâl.

2. Registres du Beylik et des Habous


Les originaux qui sont à Alger ne sont plus communicables. Les copies de
microfilms sont aussi défectueuses que celles de Paris et d’Aix-en-Provence.
Les Archives Nationales à Paris possèdent 49 bobines de microfilms de 386
registres, cotés de 228 Mi à 228 Mi 49. Comme pour Bayt al-mâl les numéros de
volumes correspondent à ceux des registres. Ce sont les mêmes copies que celles
cotées aux AOMA, 15 Mi 1 à 15 Mi 49. Quatre bobines, essentiellement en turc
ottoman, se trouvent aux AOMA sous les cotes : 15 Mi 50, 15 Mi 51, 15 Mi 52 et 15
Mi 53. Leur contenu est brièvement présenté dans l’inventaire sommaire de Temimi
précité.
On se bornera ici à indiquer les principaux points retenus des registres utilisés et
les cotes qui leur correspondent aux Archives Nationales à Paris :

- 228 Mi 14 vol. 11. Carnet du négociant Ali al-Bahhâr. ses activités vont
de Tunis à smyrne en passant par Malte, l’égypte, Tripoli
de syrie, etc. La période va de 1795 au milieu des années
1830.
- 228 Mi 14 vol. 12. Concerne surtout des impôts ruraux. Nous avons
utilisé plus particulièrement les enregistrements de vente
de l’orge du Beylik dans les années 1137-1139 H./1724-
1727.
- 228 Mi 15 vol. 22 à Ces registres se rapportent à l’exploitation des hawsh
vol. 29. du Beylik dans la Mitidja, essentiellement dans les années
1820. A l’exception du volume 26 bis qui relève des
Habous, cette source forme un ensemble homogène d’une
grande richesse d’information sur le mode d’exploitation
des fermes du Beylik, gérées par des intendants qui avaient
sous leurs ordres des employés, des ouvriers agricoles,
des khammès (métayers au cinquième de la récolte), etc.
Beaucoup de renseignements sur les récoltes par zwîja,
par ferme, les salaires des ouvriers et des employés et les
liens avec les autorités locales et centrales. Ces
renseignements sont complétés par une sorte de «journal»
qui détaille l’activité de la mehalla dirigée par Yahya Agha
dans les années 1821-1823.
298 RECHERCHEs sUR L’ALgéRIE À L’éPOQUE OTTOMANE

- 228 Mi 17 vol. 59. Impôts fonciers dans la région de Miliana. Il nous a


servi pour des données sur les récoltes par zwîja entre
1809 et 1813.
- 228 Mi 17 vol. 61 Ces deux registres concernent Bayt al-mâl. Dans le
et 62. volume 62 se trouve une liste de livres légués par le dey
Muhammad b. cUthmân Pacha à Bayt al-mâl. 159 titres en
langue arabe formant plusieurs centaines de volumes
sur différents sujets (langue, littérature, histoire, droit,
etc.).
- 228 Mi 18 vol. 67 et 68 Ces registres des Habous de La Mecque et Médine et de
228 Mi 19 vol. 70, 71 et la grande Mosquée ont fourni avec ceux des Habous de
72 subul al-khayrât l’essentiel des données hebdomadaires
228 Mi 22 vol. 76. sur les prix et les salaires.
- 228 Mi 20 vol. 73 à 75 Loyers fonciers des Habous. Liste des biens mis en
228 Mi 21 vol. 76 à 79. habous et de leur valeur initiale. Le volume 76 a servi
pour les dépenses faites par les Habous des Fontaines (en
arabe, saqîya ou cuyûn) pendant les années 1820.
- 228 Mi 22 vol. 80 à 84. surtout loyers des biens fonciers appartenant aux
Habous, en grande partie après 1830. Les volumes 80 et
82 complètent utilement les registres des hawsh. Ils
permettent une étude comparative des modes
d’exploitation des biens habous et des biens du Beylik.
- 228 Mi 25 vol. 102 et Dépenses à différents moments du XVIIIe siècle. Les
vol. 103 plus intéressants pour notre sujet concernent des travaux
228 Mi 26 vol. 112 et dans deux grands jnân près d’Alger au début du XVIIIe
vol. 113. siècle (vol. 103) et pour la construction du moulin à vent
sur les hauteurs de Bâb jdîd à partir de 1723 (vol. 113).
- 228 Mi 27 vol. 121 à Comptes de dépenses, utilisés pour les prix et salaires,
128 parfois sans grande précision. Les plus utilisés ont été le
228 Mi 28 vol. 129 à volume 129 (dépenses de 1722-1723) et le volume 142
145. (1697-1698).
- 228 Mi 29 vol. 146 à L’essentiel concerne des loyers à différents moments.
163. Quelques comptes de dépenses éparpillés dans les vol.
146 à 149 (1703-1705) et les vol. 154 (1699-1700), 155 (1721-
1722) et 158 (vente des produits de prises maritimes en
1714-1715).
- 228 Mi 30 vol. 164. Liste de biens mis en habous (1718-1720).
- 228 Mi 31 vol. 168 à Comptes détaillés contenant prix et salaires entre 1697
172. et 1762.
- 228 Mi 33 vol. 189, Mention de prix et de salaires pour les années 1717 à
190, 194 et 196. 1720.
- 228 Mi 40 vol. 271, 272 Riches données sur les prix et les salaires (1735-1741,
et 273. et les premières années de la décennie 1790).
- 228 Mi 45 vol. 325 à D’une richesse de données tout à fait comparable à
328. celles des vol. 67 à 72. Les dépenses sont affectées par les
Habous subul al-khayrât pour la construction d’une
mosquée en 1656, du fort Bâb jdîd en 1661, du fondouk
MONNAIEs, PRIX ET REVENUs 299

de l’huile en 1664, et autres constructions utilitaires dans


la décennie 1660. D’autres comptes parfois aussi riches
en données sur les prix et les salaires vont, avec beaucoup
de discontinuité, de 1683 aux années 1720-1730 et
reprennent partiellement à différents moments de la
deuxième moitié du XVIIIe siècle. Le vol. 328 comprend
des comptes de 1829-1830.
- 228 Mi 45 vol. 337. Liste de biens mis en habous notamment par de très
hauts responsables (khaznadji, etc.).
- 228 Mi 48 vol. 367. Dépenses de Habous de La Mecque et Médine pour
1795-1796.
- 228 Mi 48 vol. 370. Carnet d’un marchand à partir de 1808.
- 228 Mi 49 vol. 378 à Comptes détaillés de négociants. L’un d’eux est l’ancien
382. muhtasib d’Alger passé de la position d’inspecteur des
marchés de la ville à celle de grand négociant. De son
ancien métier, il a gardé l’habitude d’enregistrer avec
précision et rigueur toutes les données qui le concernent.
ses comptes vont de 1744 à 1762 et contiennent des prix,
des salaires, des prêts, des associations de négoce
(commandite) etc. Avec les comptes de H. Ahmed al-
ghrâblî (1819-1833) et surtout ceux de Hsan Barbrî qui
couvrent pratiquement les trois premières décennies du
XIXe siècle et qui sont de loin les plus importants par la
masse des sommes engagées, les liens avec les plus hauts
dirigeants du pays d’un côté et le monde du négoce
international de l’autre, cela représente une précieuse
mine d’informations socio-économiques.
- 228 Mi 49 vol. 385. Dépenses détaillées des Habous des Fontaines (1706-
1714). Données souvent continues sur les prix et les
salaires.

3. Documents judiciaires
Le classement et la reproduction des documents judiciaires sous forme de
microfiches aux ANA fait que les nouvelles cotes ne correspondent plus à celles
utilisées pour les 70 bobines de microfilms des AOMA. Dans celles-ci le numéro qui
suit Z (par exemple, Aix 1 Mi 1 Z 1) correspond au numéro du carton. On indiquera
ici les numéros des cartons utilisés et leur contenu essentiel.
— Z 1 : succession du Caïd Radwân b. A. A. en 1603-1604. saisie et vente aux
enchères de biens d’anciens dirigeants (1670 à 1680) et deux documents de saisie en
1818. Conflits juridiques entre le pouvoir représenté par Bayt al-mâl et des particuliers
(même période). Actes de mise en habous en 1635.
— Z 2 à Z 5 : Transactions foncières faites par des hommes du pouvoir à Alger et
ses environs entre 1640 et 1794.
— Z 6 et Z 7 : Vente de boutiques, de jardins et de terres de labour à Alger, dans
le sahel d’Alger et dans la Mitidja (1747-1764). Ventes immobilières et successions
à Alger (1670, 1677 et 1734). Mises en faillite pour dettes (1796).
— Z 9 : succession d’un amiral en 1677-1678. Biens habous des descendants de sidi
Ahmed b. Yusuf.
300 RECHERCHEs sUR L’ALgéRIE À L’éPOQUE OTTOMANE

— Z 10 : Achats de Mustapha Pacha (fin du XVIIIe et début du XIXe siècle). Conflits


juridiques tranchés par le Haut Conseil d’Alger (1624 et suite). Inventaires après décès
(1660 et suite).
— Z 11 à Z 13 : Inventaires après décès (1558). Transactions foncières de la fin du
XVIe siècle à 1673.
— Z 14 à Z 19 : Ventes immobilières à Alger de 1584 à 1830 et au-delà. successions
et différentes affaires entre raïs avant et après 1830. Comptes de négociants, autour
des années 1830 avec beaucoup de prix de bijoux et de tissus de luxe. Prix agricoles
et salaires versés à des ouvriers agricoles entre 1808 et 1834.
— Z 20 à Z 25 : Transactions, mises en habous et successions de raïs, de syndics
de métiers et autres personnages. Les ventes successives de la fameuse ferme de
staouéli sont un signe de déplacement des fortunes dans les grandes familles
possédantes d’Alger.
— Z 26 à 28, Z 36 à Z 37 : Complètent bien les registres du Beylik (228 Mi 15 vol.
22 à vol. 29). Ensemble, ils permettent une étude approfondie des différents aspects
de la vie économique et sociale dans les fermes de la Mitidja. Certains documents
datent de 1558, suivis de plusieurs actes de la deuxième moitié du XVIe siècle.
D’autres couvrent différents moments des siècles suivants. Dans Z 36, correspondance
entre le cadi de Bayt al-mâl et des cadis locaux en 1826-1827.
— Z 45 : Actes concernant cAli Bitchnîn (1599-1600).
— Z 50 : Affaires concernant le négociant Mahmûd ben A. A., affranchi du khodja
Murjân (1585).
— Z 53 et Z 54 : sauf erreur, ces cartons relèvent entièrement de Bayt al-mâl.
successions à Alger et ailleurs, concernant le petit peuple (artisans, ouvriers,
métayers) et propriétaires moyens des dernières décennies de l’époque ottomane.
— Z 55 à Z 59 : suite de successions et actes de vente. Certains achats concernent
de grands personnages (Mustapha Pacha, Yahya Agha et autres) : fin XVIIIe et
premières décennies du XIXe siècle.
— Z 60 à Z 64 : successions et ventes dans la deuxième moitié du XVIIe siècle pour
l’essentiel. Beaucoup d’éléments sur la monnaie, les prix agricoles et surtout les
prix fonciers. Dans Z 64 se trouve en particulier la correspondance entre le mercanti
de Bône et le premier secrétaire du bey de Constantine dans les années 1770-1780.
— Z 68 : Le carnet du négociant Ibrahîm b. shaykh al-balad complète les autres
comptes de négociants cités plus haut. ses affaires au Levant, ses types d’importations
au début du XIXe siècle, ses associés, etc., forment un riche tableau des activités et
des liens des négociants. Lui-même est fils du «maire» d’Alger. Dans le même
carton se trouvent des actes sur parchemin de 1525 et 1542 et diverses décisions des
beys de Constantine au XVIIIe siècle.
— Z 73 à Z 75 : successions allant pour l’essentiel de 1558 à 1649 et comportant
beaucoup de prix d’animaux et divers renseignements sur la vie rurale dans la
région d’Alger.
— Z 68 : Actes datant des années 1570. Certains concernent en particulier Jacfar
b. A. A., affranchi de cIlj cAlî et son homonyme, affranchi de Darghûth Raïs. D’autres
sont du XVIIe siècle. Nous a intéressé en particulier l’inventaire après décès du
célèbre savantissime et non moins richissime armateur et négociant sacid Qaddûra.
Beaucoup de contrats de commandite entre grands négociants et différents grands
personnages, fin XVIIIe siècle et début du XIXe siècle.
MONNAIEs, PRIX ET REVENUs 301

— Z 80 à Z 86 : Riches données économiques et sociales sur les fermes de Koléa,


Mouzaïa, Hadjout, etc., qui complètent les registres et cartons cités précédemment.
Certains actes de vente remontent au début de l’installation des Ottomans et parfois
avant cette époque (actes de 1508, 1519, 1522 et 1527).
— Z 91 à 98 : Ce ne sont certainement pas les seuls cartons où se mêlent des
documents d’origines diverses. On y trouve à côté de comptes de Habous de Médéa,
des carnets de négociants du dernier tiers du XVIIIe siècle, différentes données sur
les produits agricoles et leurs prix dans la région de Blida, des documents fiscaux
des régions de Bône et de Constantine, et des contrats et autres affaires commerciales
entre Ibrahim bey de Constantine et le négociant juif algérois sahnûn b. Dahmân
(mars 1823).
— Z 101: Alliances matrimoniales entre aghas turcs et la grande famille
maraboutique de Koléa (b. sîdî cAli b. M’barek).
— Z 111 à Z 115 : Divers actes de vente de habous et de successions ayant servi
pour les tableaux des fortunes au XVIIIe siècle. Certains remontent à 1580. Beaucoup
concernent de grands convertis, caïds, raïs, etc.
— Z 122 à Z 124 : Même contenu. En particulier, certains actes concernant de
grands personnages (shalabî, Mamî Agha et sa fille mariée à Radwân Pacha).
— Z 136 à Z 138 : Idem.
— Z 142 à Z 144 : Terres de Bayt al-mâl vendues par des caïds des environs
d’Alger. Correspondances de Bayt al-mâl à propos de ventes aux enchères au XIXe
siècle. Ces documents mettent en lumière la façon dont les biens publics sont
abusivement utilisés par les responsables à divers échelons.
— Z 146 à Z 147 : Plusieurs centaines d’actes de transactions foncières. Un nombre
important d’actes de successions concernant toutes les catégories sociales (des
pachas, des ministres et amiraux aux artisans, ouvriers et ouvriers agricoles) allant
de 1767 à 1807. Un grand nombre se concentre sur les années 1823 à 1829.

Bibliothèque nationale d’Alger (manuscrits)


Au Département des manuscrits se trouvent certains registres et documents
officiels ottomans. Nous avons utilisé les documents suivants :
— Ms n° 1378 : Hâdhâ Qânûn, recueil de règlements relatifs à l’artisanat et au
commerce à Alger.
— Ms n° 1641 : Correspondance des beys de Constantine avec la Compagnie
Royale d’Afrique et les agents locaux de Bône et de La Calle (dernier tiers du XVIIIe
siècle).
— Ms n° 1807 : Renseignements divers surtout relatifs à la crise et aux révoltes des
années 1805-1807.
— Ms n° 1903 : Correspondance du wakîl al-harj (Intendant de la Marine) entre
1819 et 1828.
— Ms n° 1904 : suite de la correspondance de l’Intendant de la Marine (1826-
1830).
302 RECHERCHEs sUR L’ALgéRIE À L’éPOQUE OTTOMANE

II. ARcHIveS nAtIonAleS, PARIS

Série Affaires étrangères


Ont été utilisés pour ce volume :
— AE BI 115 : Correspondance de Colbert sur le rachat d’esclaves à Alger, en
1666-1667.
— AE BI 116 : Mémoires de 1688 et 1689 sur Alger. Lettres du consul concernant
en particulier le rachat de captifs français (1687-1692).
— AE BI 117 : Correspondance consulaire sur différents objets intéressant les
relations avec Alger entre 1693 et 1698.
— AE BI 118 : Correspondance 1698-1704.
— AE BI 119 : Correspondance 1705-1713 axée sur le commerce et les rachats.
— AE BIII 130 : état général des effets de la Compagnie du Bastion de France au
1er mai 1702.
— AE BIII 300 : Mémoire touchant à la situation actuelle de la Compagnie, s.d.
Différents mémoires (XVIIIe siècle).
— AE BIII 301 : Mémoires et tableaux. Dépenses de la Compagnie en 1796, 1815
et 1817. «Rétributions allouées aux Puissances Barbaresques». «Recherches sur
l’établissement de la Compagnie d’Afrique en Barbarie» par M. Deval, consul
général à Alger (29 août 1815). Mémoire sur l’organisation et l’exploitation des
concessions d’Afrique par M. saurrat (28 août 1817).
— AE BIII 302 : Mémoire sur les rapports avec le cheikh de la Mazoule (An IV).
Correspondance de l’Agence d’Afrique 1817-1818.
— AE BIII 303 : Mémoires et correspondance de la Compagnie Royale d’Afrique
1738-1766.
— AE BIII 305 : Comptes de la Compagnie.
— AE BIII 307 : Correspondance de la Compagnie Royale d’Afrique 1778-1783.
— AE BIII 309 : Correspondance de la Compagnie Royale d’Afrique, 1754 et 1765-
1766.
— AE BIII 310 : Mémoire sur les piastres (1768). Lettres des directeurs de la
Compagnie Royale d’Afrique axées sur la politique commerciale de salah Bey
(1771-1777) et de son prédécesseur (1769-1771).
— AE BIII 312 : Lettres des directeurs de la Compagnie (1781-1782 et An VI et VII).
— AE BIII 314 : Bilans et dépouillements (1787-1792) et autres tableaux ultérieurs.

marine
B7 49 : Instructions au sieur Napollon, 14 février 1626.

microfilms utilisés
— 18 Mi 17 : Berthezène, Dix-huit mois à Alger et Lettres de Fougeroux.
— 18 Mi 25 : Rapports de l’Intendant Civil (1833).
— 18 Mi 30 : Contribution de la laine, 1830-1831, et ses critiques.
— 223 Mi 1 vol. 12 : Mémoires sur le royaume d’Alger, 1686 et 1687.
— 223 Mi 1 vol. 13 : Relation de ce qui s’est passé à Alger en juin 1731. Détail...sur...
l’arrivée de l’escadre française à la rade d’Alger en 1724. état des prises des Algériens
en 1749.
— 369 Mi 1 art. 1351 : Correspondance Le Vacher (1675-1683).
MONNAIEs, PRIX ET REVENUs 303

— 369 Mi 1 art. 1354-1357 : Correspondance des consuls français à Alger avec le


secrétaire d’état à la Marine et avec Marseille (1690-1720).
— 369 Mi 1 art. 1358 : Correspondance de 1722-1723 et de 1762.
— 369 Mi 2 art. 1375 et 1377 : Correspondance de 1792 et suite.
— 247 Mi 4 : Correspondance entre l’empereur Charles Quint et ses fonctionnaires
dans les présides d’Algérie (1529 et 1535).
— 253 Mi 1 à Mi 5 : Archives du consulat américain à Alger. On s’est servi plus
particulièrement des lettres, rapports et autres documents de 1799, 1804-1807, 1808-
1813, 1817 et 1829-1830.

III. ARcHIveS D’outRe-meR. AIx-en-PRovence

Les photocopies des documents judiciaires (série Z) que nous avons utilisées
proviennent en grande partie des 70 bobines de microfilms des AOMA cotées de Aix
1 Mi 1 à Aix 1 Mi 70.
De même, nous avons consulté les 4 bobines cotées aux AOMA de 15 Mi 50 à 15
Mi 53 dont il n’existe pas de copies à Paris. Elles font partie de la série Beylik mais
renferment aussi de longues séries de successions vacantes se rapportant à Bayt al-
mâl.
Beaucoup d’informations sur les corporations de Berranis sont tirées de deux
cartons de la série F80 : F80 556 et F80 557.
304 RECHERCHEs sUR L’ALgéRIE À L’éPOQUE OTTOMANE

BIBlIogRAPHIe

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Table

Introduction 7

I. MOUVEMENTS DE LA MONNAIE

SOURCES D’APPROVISIONNEMENT MONÉTAIRE : L’OR DU SOUDAN 21


Hausse de la valeur de l’or 23
Antécédents et possibilités monétaires 24
L’ÉVOLUTION DE LA MONNAIE OTTOMANE 27
1. 1520-1580 : les monnaies en circulation à l’arrivée
des Ottomans 28
Les anciennes monnaies 28
La monnaie ottomane 30
Les monnaies de comptes 31
2. 1580-1620 : transitions et mutations monétaires 32
Une période de perturbations monétaires 33
3. 1620-1685 : la prédominance du ryâl 35
La piastre espagnole et la monnaie algérienne 35
4. 1685-1720 : troubles monétaires et
nouvelle monnaie de compte 38
5. 1720/1730-1815 : la monnaie stable 41
La piastre courante 42
Les piastres rognées de la Compagnie Royale d’Afrique 43
Monnaie de compte et monnaie réelle 44
6. 1816-1830 : la monnaie dans la crise 45
Résultats. Lacunes. Rapprochements 47
Le Trésor de la Qasbah 50
La monnaie et le système politique 52
La monnaie et la situation économique 55

II. LE MOUVEMENT DES PRIX

DIFFICULTÉS SPÉCIFIQUES ET MÉTHODES D’APPROCHE 61


1520-1660 : PRIX DIVERS 63
Les prix des produits agricoles en Oranie 64
Prix divers dans la région de Bône 67
Les prix à Alger 69
Les prix locaux dans les sources européennes 71
Les prix à Alger d’après les sources ottomanes 72
312 ReCHeRCHes sUR L’ALgéRie à L’éPOQUe OTTOMAne

1660-1830 : LE PROBLÈME DES PRIX 74


Le choix des produits 74
Le problème du calendrier 75
La restitution des cotes manquantes 75
PRIX DES PRODUITS AGRICOLES 76
A. PRIX DE L’HUILE D’OLIVE 76
1659-1668 : une période intermédiaire 76
1669-1725 : richesse d’une période 78
1720-1830 : mouvements contradictoires 88
B. MOUVEMENT DES PRIX DES CÉRÉALES 92
1. Les prix internes : mouvements périodiques
et crises agraires 93
1660-1669 : une décennie instructive 93
1669-1698 : la baisse domine 94
1696-1702 : années contrastées 96
La crise de 1700-1702 96
1706-1720 : données partielles 97
1721-1764 : d’une crise à l’autre 100
1765-1776 : une décennie prospère 106
1777-1782 : la grande crise du siècle ? 108
1783-1803 : reprise agricole et dépression démographique 112
1803-1830 : hausse des prix, crises en chaîne 115
1803-1807 : particularités d’une crise 115
1808-1814 : les années de répit 118
1815-1817 : une crise cumulative 120
2. Prix des céréales à l’exportation 125
Le mouvement de longue durée des prix des céréales 128
C. PRIX DES BESTIAUX 130
1. 1660-1759 131
Le rôle du Beylik 132
Prix et qualité 133
Conditions de vente et niveaux des prix 133
Climat et fluctuation des prix 134
2. 1760-1830 136
Prix des mulets 137
Prix des bœufs 139
Prix des vaches 140
Moutons et béliers 140
Prix des chevaux 141
Prix des ânes 142
D. AUTRES PRODUITS ALIMENTAIRES 143
Produits d’origine locale 143
Le pain 143
La viande 146
La volaille 147
Autres produits locaux 148
MOnnAies, PRix eT RevenUs 313

Produits importés 149


Quelques prix de source européenne 150
PRIX DES PRODUITS INDUSTRIELS 152
Prix des matériaux de construction 152
Prix des textiles 156
Conclusion 159

III. LE MOUVEMENT DES REVENUS

Le problème des sources 165


LES FORTUNES DES GRANDS 168
1. Témoignages étrangers 168
Palais et jardins 169
Quelques grandes fortunes du xviie siècle 170
grandes fortunes à l’époque des pachas-deys (1710-1830) 171
2. Sources d’enrichissement 173
Au siècle de la Course 173
Au siècle du Blé 177
Faits politiques 177
Intérêts financiers 178
Une nouvelle situation 182
3. Les incohérences du système 185
Un légalisme affiché 185
Les achats de Mustapha-Pacha 187
Le non-dit du système 189
Ambiguïtés 191
4. La partie visible de l’iceberg 195
Au siècle de la Course 195
Hautes fortunes au siècle du Blé 199
5. Déplacements de position 202
Les convertis 203
Les Andalous 205
La place des Turcs 206
Les hors-communauté 208
Les Juifs d’Alger 208
Les esclaves à Alger 211
COUCHES INTERMÉDIAIRES 215
1. Le cas des raïs 215
grands et petits raïs 217
De la splendeur à la misère 219
2. Les fortunes des militaires 220
La solde des janissaires 221
- 1580-1684 223
- 1725-1830 224
Diversité des situations 228
314 ReCHeRCHes sUR L’ALgéRie à L’éPOQUe OTTOMAne

Au Siècle de la Course 228


Fortunes des janissaires en périodes de crise 229
Officiers et responsables moyens 230
3. Oulémas et autres hommes de plume 232
Pauvreté d’une élite 232
Prestige et fortune 233
Richesse et fonction 236
4. Le monde des boutiques et des magasins 238
Les corporations 239
Hiérarchie des métiers 240
Les tûjjâr 241
Les harrar 244
Métiers et richesses 245
Patrons et ouvriers 247
Métiers de femmes 249

SALAIRES ET POUVOIR D’ACHAT 250


1. Problèmes et repères 250
L’origine des ouvriers 250
Le nombre des ouvriers 252
Qui fixe les salaires ? 253
valeur objective des chiffres 254
Le temps de travail 255
Diversité des salaires 257
- Salaires mixtes 258
- Salaires à la campagne 259
2. Salaires nominaux et salaires réels 264
1655-1701 : une période en deux phases 266
– vaches maigres 267
– et vaches grasses 268
1702-1764 : discordances de prix et pouvoir d’achat 270
1765-1803 : une aisance populaire 272
1803-1830 : misère et révoltes 273
3. Les salaires dans les sources occidentales 276
Relevés de salaires 276
Témoignages divers sur les salaires 277
La conquête d’Alger 279

CONCLUSION
281
Annexe : poids et mesures 287
sOURCes eT BiBLiOgRAPHie 291
collection
Bibliothèque d’Histoire du Maghreb

Déjà PARUs DAns LA MêMe COLLeCTiOn

jOsePH niL ROBin


La Grande Kabylie sous le régime turc
présentation d’Alain Mahé

jOsePH niL ROBin


Notes historiques sur la Grande Kabylie de 1830 à 1838
présentation d’Alain Mahé

DiégO De HAëDO
Topographie et Histoire générale d’Alger
présentation de jocelyne Dakhlia

DiégO De HAëDO
Histoire des Rois d’Alger
présentation de jocelyne Dakhlia

PAUL RUff
La domination espagnole à Oran
sous le gouvernement du comte d’Alcaudete (1534-1558)
présentation de Chantal de La véronne

LUis jOsePH De sOTOMAyOR y vALenzUeLA


Brève relation de l’expulsion des Juifs d’Oran en 1669
traduction et présentation de jean-frédéric schaub

niCOLe s. seRfATy
Les courtisans juifs des sultans marocains, XIIIe-XVIIIe s.
Hommes politiques et hauts dignitaires
préface de Haïm zafrani

CLeMens LAMPing
Souvenirs d’Algérie [1840-1842]
Erinnerungen aus Algerien
traduction et présentation d’Allain Carré

jeAn De LA fAye, Denis MACkAR, AUgUsTin D’ARCisAs, HenRy Le ROy


Relation en forme de journal de voyage pour la rédemption
des captifs aux royaumes de Maroc et d’Alger
pendant les années 1723, 1724 et 1725
présentation d’Ahmed farouk
WiLLiAM sHALeR
Esquisse de l’Etat d’Alger
présentation de Claude Bontems

ALAin MAHé
Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe siècles
Anthropologie historique du lien social
dans les communautés villageoises

Anne-CHARLes fROMenT De CHAMPLAgARDe


Histoire abrégée de Tripoly de Barbarie, 1794
texte présenté et annoté par Alain Blondy
avec la collaboration d’ismet Touati

LAURenT-CHARLes féRAUD
Histoire de Bougie
présentation de nedjma Abdelfettah Lalmi

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