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De Theveste à Thelepte : La voie romaine et le peuplement

Salah ALOUANI* Luc LAPIERRE **


UMR 5648- Lyon II – CNRS*
ASC/CNES Archéologie**

La région sur laquelle nous essayons de travailler n’a fait l’objet que de quelques prospections
archéologiques exploratoires aussi bien du côté tunisien qu’algérien 1. Cet état de manque
d’informations sur la région n’est pas propre à l’époque romaine et post-romaine c’est un
constat qui peut être général pour l’ensemble des périodes historiques. Ainsi, l’histoire de la
région a vitalement besoin de toute source d’information afin qu’elle s’écrive dans un climat
dépassionné et résolument tourné vers la recherche des moindres traces du passé. S’agissant
de l’époque romaine, comme certainement pour d’autres, archéologues et historiens n’ont de
choix que de se donner la main pour travailler ensemble pour tirer au maximum profit de ce
que les Romains ont laissé comme témoignages de leur long passage en Afrique du Nord.
L’étude des voies romaines peut justement être une porte d’entrée pour essayer de retracer, au
moins partiellement, un passé qui n’a laissé de lui que peu d’indices. Ils sont essentiellement
archéologiques.
La voie objet de cette recherche, qui passait par Oum Ali, prend dès le IIe siècle apr. J.-C. une
importance considérable dans la communication entre les deux principales cités voisines de la
région : Theveste et Thelepte. Cette voie, se situerait sur la limite méridionale du « pays » des
Musulames (Musulamii)2 et marquerait de ce fait la frontière sud de cette tribu. Elle joue un
rôle considérable dans la progression de la romanisation à l’intérieur de la tribu des
Musulamii et participe au drainage de la production oléicole vers Rome.
Pour pouvoir mener à terme ce premier regard sur la voie Theveste-Thelepte, nous avons
bénéficié des rares travaux qui, avec un écart de temps assez considérable les uns des autres,
ont eu pour objectif d’attirer l‘attention des chercheurs sur cette voie3. En effet, ceux-ci ont
parcouru la voie à la recherche des milliaires, et ont fait une récolte importante d’indices et de
relevés archéologiques. Nous nous en sommes servi pour mener à terme cette recherche.

I- De Theveste à Thelepte : La voie de Bir Oum ‘Ali


Cette voie partait de Theveste et arrivait à Thelepte en passant par Oum Ali4. Elle était
longue de 54 milles romains, et est postérieure à l’installation de la IIIe légion à Theveste.

* Membre de l’association AOURAS. Expert international en Conservation (préventive et curative) Gestion et


Valorisation durables des « Paysages culturels » et des Systèmes patrimoniaux (Patrimoines matériels et
immatériels), promotion 2008-2010. E-mail : Salah.alouani@voila.fr
1
Exception faite pour la cité antique de Theveste, côté algérien, et Haidra du côté tunisien.
2
Musulames et Musulamii seront utulisés indifféremment.
3
Nous pensons particulièrement aux travaux d’exploration menés au début du XX e siècle par Donau et Genin et
ceux menés par l’équipe de l’ASC/CNES tout récemment. L’ASC/CNES Archéologie a effectué des recherches
sur la voie d’Asprenas au printemps 2002. J’en profite pour remercier mon ami Luc Lapierre de l’équipe
ASC/CNES pour m’avoir gentiment communiqué certains des documents utilisés dans cette recherche.
4
Cette dernière localité se trouve actuellement sur la frontière tuniso-algérienne.

1
Notre principale documentation sur cette voie provient essentiellement de deux textes qui ont
le mérite d’être deux relevés de milliaires précis et faits à un intervalle de temps rapproché5.

1- THEVESTE ET THELEPTE : DEUX NŒUDS ROUTIERS IMPORTANTS

Dans la présente recherche, nous partons de Theveste pour arriver à Thelepte. Toutefois, nous
n’allons pas nous attarder sur Theveste6. Thelepte, longtemps délaissée par les études, mérite
amplement, ici, notre attention. Nous devons à Victor Guerin, ancien membre de l’école
française d’Athènes et membre de la Société géographique de Paris, un rapport bien détaillé
laissé après sa visite de la cité le 11 avril 18637. C’est un vibrant témoignage sur Thelepte :

« A six heures du matin, je pars avec Malaspina et deux guides, pour aller étudier
dans le voisinage les ruines immenses qui sont situées au nord et au nord-ouest de
Fériana. Nous longeons d’abord l’oued Bou-Haya ; puis franchissons son lit dont
les eaux qui ne tarissent jamais fertilisent les jardins de Fériana, nous arrivons, vers
six heures vingt minutes, à de vastes carrières creusées dans une montagne
nommée Makta-el-Bethouma. Elles annoncent par elles seules que la ville, bâtie
avec les matériaux qui en ont été tirés, étaient très considérable. Des flancs tout
entiers de la montagne ont été coupés verticalement par la main de l’homme. Le
sommet de cette montagne haute d’environ cent mètres au dessus de la plaine a été
fortifié. On y remarque une enceinte aujourd’hui abandonnée qui continue toujours
à être appelée par les indigènes el-Kalah (la citadelle) ».
« A six heures trente-cinq minutes, nous atteignons une première grande ruine que
mes guides me désignent sous le nom d’El-Hammam (le bain). Elle consiste en une
construction gigantesque bâtie presque entièrement en briques. On y admire une
belle salle centrale ornée jadis de six statues dont les niches cintrées existent
encore, trois de chaque côté de la salle. D’autres salles latérales assez bien
conservées accompagnent celle-ci… Des fouilles faites dans l’une de ces salles
prouvent qu’elles étaient pavées en mosaïque… A cent cinquante pas environ au
nord d’El-Hammam, s’élève une colline que couronnent des constructions très
puissantes… Elles étaient construites avec de magnifiques pierres de taille reposant
sans ciment les unes sur les autres. Près de cette colline, en se dirigeant vers l’oued,
on rencontre les vestiges d’un théâtre. La forme demi-circulaire en est indiquée par
un amas de gros blocs entassés confusément qui en dessinent les contours.
Quelques gradins subsistent encore ».

5
Commandant Donau, « La voie romaine de Theveste à Thelepte », Mémoire des Antiquaires de France, 1907,
pp. 137-215 ; Le commandant Guénin, « Invetaire archéologique du cercle de Tébessa », Nouvelles Archives des
Missions scientifiques, t. XVII, Paris, 1909, pp. 209-230.
6
Theveste étant l’objet principal du Colloque international sur l’Archéologie, Tebessa 25-29 avril 2009.
7
Thelepte est promue au rang de colonie sous Trajan. Cette promotion n’est pas sans signification dans la
stratégie de la romanisation.

2
Fig 1 : Vue actuelle des thermes de Thelepte après une restauration partielle

« En continuant à s’avancer vers le nord, et après avoir traversé l’emplacement et


les débris de plusieurs édifices, on parvient à une grande enceinte, longue de quatre
cent vingt pas et large de cent quatre-vingts. Elle était environnée d’un mur très
épais, construit avec de blocs d’un appareil colossal. Ce mur, démoli aux trois
quarts, était défendus aux quatre angles par autant de tours… En pénétrant dans
l’enceinte qu’il détermine, on heurte à chaque pas des blocs du même appareil ; ça
et là aussi on rencontre des fûts de colonnes mutilées et des fragments
d’entablement. Cette ruine particulière m’est désignée par mes guides sous la
domination de Henchir el-Khima. Quant à l’enceinte toute entière, ils l’appellent
8
Kasbah-m’ta-Ras-el-Aïn… » .

C’est en parlant de cette enceinte que F. Bejaoui, un siècle et demi plus tard, écrit : « La ville
antique de Thelepte dont on sait le rôle majeur qu’elle a joué durant toute l’antiquité, […] est
surtout connue pour sa forteresse byzantine, l’une des plus spectaculaires d’Afrique, […] »9.
Elle a été également célèbre pour être la ville où Saint Fulgence de Ruspe 10 a décidé de créer
un monastère dans lequel il s’est retiré. Les témoignages archéologiques relatifs à la période
chrétienne sur ce site sont essentiellement les sept églises et selon les études anciennes, les
deux chapelles reconnues à la fin du XIXe et au début du XXe siècle dans différents secteurs
de la ville11.

« Je parcours ensuite, poursuit Guerin, pendant plus de trois heures consécutives


l’ensemble des ruines de la ville proprement dite. Non seulement les monuments

8
V. Guérin, Voyage archéologique dans la régence de Tunis, Paris, 1862, t. 1, p. 299.
9
F. Bejaoui, « Recherche archéologique à Thelepte et ses environs, notes sur les récentes découvertes », Histoire
des Hautes Steppes, session 2001, op. cit., p. 147. Fathi Bejauoi qui a effectué des fouilles récentes sur ce site,
précise que la bibliographie relative à Thelepte et à sa région est surtout abondante pour ce qui concerne les
époques vandales et byzantines (note 1, p. 147).
10
Sur Saint Fulgence, voir Y. Modéran, « La chronologie de la vie de Saint Fulgence de Ruspe et ses incidences
sur l’histoire de l’Afrique vandale », MEFRA, 105/1 (1993), p. 135-188.
11
S. Gsell, Edifices chrétiens de Thelepte et d’Ammaedara, Tunis, 1933, p. 5-55.

3
publics mais encore les maisons individuelles, avaient été bâtis avec des matériaux
de grande dimension. On croirait errer au milieu d’un immense chantier de pierres
de taille… plusieurs rues sont parfaitement reconnaissables. Je ne dois point
oublier de signaler les débris d’une construction carrée qui semble avoir été une
fontaine, et aux quatre angles de laquelle s’élève encore une colonne qui servait à
la fois d’ornement à cet édifice et de soutien à la voûte depuis longtemps écroulée.
Ces quatre colonnes couronnées de leur chapiteau et d’une partie de leur
entablement, sont d’un seul fût en pierre… Les Arabes appellent le reste de ce
monument Henchir-el-Akhouet (Henchir des sœurs12)… J’estime à cinq kilomètres
au moins le pourtour des ruines de cette cité »13.

D’al-Madîna al-qadîma14, tournant les pas vers l’est et à un kilomètre et demi, la vallée d’El-
Kiss. Guérin décrit les restes d’une installation hydraulique composée d’un canal antique
tantôt apparent tantôt caché sous le sol, et éclairé alors de distance en distance, par des
regards, d’un bassin carré mesurant trois mètres trente centimètres sur chaque face et
« construit avec de magnifiques pierres de taille ». A côté de ce petit bassin carré en est un
second, de forme circulaire, beaucoup plus considérable, puisqu’il mesure cinquante sept pas
de diamètre. « Il est depuis longtemps comblé ; mais les rebords extérieurs en sont encore
visibles et prouvent qu’il avait été de même construit ave des pierres du plus bel appareil »15.
Sur le passé de la voie reliant Thelepte à Theveste, certaines bornes milliaires apportent,
heureusement, leur contribution.

2- L’ENSEIGNEMENT DES MILLIAIRES

« On doit au capitaine Raymond Donau16 qui passera la plus grande partie de sa carrière
militaire à sillonner la Tunisie, la découverte de la voie d’Asprenas et de la grande
centuriation, deux monuments géographiques romains de Tunisie »17. En 1907, Donau,
commandant du cercle militaire de Kebili, avait « pu relever les nombreuses inscriptions » qui
l’ « ont aidé à déterminer exactement le tracé, souvent visible d’ailleurs, d’une voie qui reliait
Theveste à Thelepte ». Elle est l’une de ces « deux routes partant de Tébessa (et qui)
aboutissaient à Fériana. Aucune d’elle ne figure sur les itinéraires anciens », écrit le
commandant Guénin en 190918. Et si les auteurs de l’Histoire générale de la Tunisie :

12
Nous corrigeons ici la traduction de « el-Akhouet ».
13
Guérin, op. cit., pp. 299-200.
14
Al-Madîna al-qadîma ou la ville ancienne : c’est le nom donné par les premiers chroniqueurs arabes à la cité
romaine de Thelepte.
15
V. Guérin, op. cit., pp. 301-302.
16
Raymond, Victor, Joseph Donau (1862-1930), est né et mort à Givet. En 1889, il entre au service des
Renseignements en Tunisie. On doit ainsi à Donau la plupart de nos connaissances sur les voies romaines de
Tacape - Turris Tamalleni, de Capsa – Tacape et de Capsa - Turris Tamalleni, ou sur les installations militaires
du limes Tripolitanus. Il est le découvreur des premières bornes cadastrales de la grande centuriation de Tunisie
et à ce titre, il en est l’inventeur. Sur lui voir un article qui lui est consacré par L. Decramer, dans http://archeo-
rom.com, édition du 8 janvier 2005.
17
L. Decramer, « La voie romaine d'Asprenas et la grande centuriation de Tunisie », dans http://archeo-rom.com,
édition du 12 février 2005.
18
Guénin, art. cit., p. 209. Actuellement elles sont bien représentées aussi bien chez P. Salama, op. cit., que dans
H. Slim (collectif), Histoire générale de la Tunisie, L’Antiquité, T.1, Sud Editions-Tunis, Maisonneuve et
Larose, Paris 2003. Toutefois, force est de constater que sur cette deuxième référence la voie objet de notre étude
n’est représentée que sur la carte économique comme voie secondaire. Ainsi elle ne figure pas sur la carte du
réseau routier de l’Afrique Proconsulaire (page 209) que les auteurs présentent pourtant comme « révisée et

4
L’Antiquité19, ne la font pas figurer sur la carte du réseau routier de l’Afrique proconsulaire,
ceci ne doit pas nous amener à avancer l’hypothèse du manque d’importance de cette voie, car
ce n’est pas par hasard si on la retrouve tracée sur la carte économique quelques pages plus
loin dans le même ouvrage20.
En effet, le commandant Guénin parlant des deux voies partant de Theveste pour rejoindre
Thelepte nous a laissé son jugement en ces termes : « La deuxième voie (passant par Oum
Ali) semble avoir été la plus importante ; elle daterait du règne de Trajan, à en juger par
l’inscription d’Henchir el-Maïz »21. Sur cette voie, P. Salama rapporte le constat suivant :
« Un archéologue qui suivit jadis la route antique de Théveste à Thelepte par Bir Oum Ali, y
trouva des coudes assez nombreux même dans la plaine où rien ne semblait pourtant les
justifier »22. Nous n’avons pas eu l’occasion de faire des recherches de terrain sur le tronçon
de la voie reliant Theveste à Oum Ali23 en territoire algérien, même si certaines tentatives ont
été faites dans ce sens24. En revanche, nous avons eu un accès facile pour la portion Oum Ali-
Thelepte. Toutefois, les documents laissés par Donau et Guénin restent la base de toute
initiative sérieuse. En effet, un nombre important de milliaires du côté algérien, ont été
repérés par Donau. D’ailleurs, peu de temps après son passage dans la région, son inventaire
fut confirmé par Guénin25.

complétée en 1986 à la lumière de nouvelles découvertes de bornes milliaires et d’autres découvertes


épigraphiques ». Ils font ici référence à la carte réalisée par P. Salama en 1951.
19
Collectif, op. cit .
20
Titre de l’illustration : « Carte de la Proconsulaire montrant les régions de la culture de l’olivier et les centres
de production de céramique d’après les études de H. Camps Faber, A. Carandini et M. Mackensen ».
21
Guénin, art. cit., p. 210. La partie supérieure de la colonne du 13 e milliaire, dont le diamètre varie de 0,41m à
0,46 m, porte un texte déjà connu au temps de Donau et Guénin et qui avait été publié par le capitaine Moll dans
les Mémoires de la Société archéologique de Constantine, 1859, pp. 32-178, ce texte a été reproduit dans le
Corpus inscriptionum latinarum, VIII, n. 10037, (Donau, art. cit., p. 143) et sit web : www.tabbourt.com.
L’aspect de cette colonne caractéristique de l’ère Trajan : elle est ronde avec une base cubique. Ainsi, une borne,
avec ses deux mètres et plus de hauteur, est généralement ronde et s’encastre dans une base cubique d’environ
0,70 m de côté.
22
Recueil de Constantine, 1878, p.3. « Le colonel Baradez, technicien des questions stratégiques, pense que ces
détours qui nous semblent des anomalies se justifiaient par la nécessité pour les Romains de conformer les tracés
de leurs voies aux réseaux préexistants de fortins d’observation, chaque tour de guet prenant en enfilade une
portion de route », écrit Salama, op. cit., p. 59, note 102.
23
Beaucoup d’espoirs peuvent être accordés aux récents échanges scientifiques entre l’Université de Tébessa et
ses différents partenaires en France et ailleurs.
24
Je remercie vivement mon ami le docteur A. Kenouche qui a eu l’amabilité de me transmettre un certain
nombre de photos en rapport avec la portion de la voie Theveste-Oum Ali.
25
Un siècle plus tard, et après un travail minutieux de terrain, les recherches de l’équipe de l’ASC/CNES ont
abouti à la localisation des milliaires 5, 8, 23, 27, du côté algérien de la frontière, (d’après les notes de L.
Lapierre sur le texte de Donau).

5
15e mille – Draa-Zenad datant de
Constantin 1er (306-337) et Constance
(337-361)

13e mille à l’est de Hr. El-Maïz datant


de l’époque de Trajan (98-117)

Source : Commandant Guénin (1909)

Partant de Theveste, Donau commença son inventaire par le 3e milliaire pour atteindre le 34e à
Bir Oum Ali sur la frontière tuniso-algérienne. « Il semblerait, pense Donau, que les milles de
Theveste étaient comptés d’un point situé à l’ouest de la ligne joignant l’arc de Caracalla à la
basilique »26. Le 8e mille se trouvait à proximité d’un pont romain d’une seule arche sur
lequel la voie franchissait le ravin de Tenoukla. Du 11e milliaire, la seule borne retrouvée
portait un texte en grande partie lisible et faisait 2,40 m de hauteur totale, sur laquelle on
pouvait lire le nom de Constantin 1er « Le Grand » (306-337) et celui de Galère (305-311). Le
15e mille fut retrouvé à Dra‘ al-Zenad. Guénin, plus explicite que Donau signale en plus des
restes d’une huilerie, deux colonnes : la première portait le nom de Constantin (306-337)27 et
la distance à parcourir pour atteindre Thelepte, et la deuxième portait les noms de Constance
(337-361) et de Constantin.
Du côté tunisien, le 34e mille se trouvait dans ce qui est appelé aujourd’hui Oum Ali, à 350 ou
400 m à l’est du bordj algérien qui porte le même nom. Ici justement, Pol Trousset, apporte
des précisions importantes. Parlant du système de contrôle du nomadisme mis en place par les
romains dans la zone des confins du limes, il écrit : « une unité d’intervention, la [coh(ors) I
chalcideniorum eq(uitata)], stationnait à Bordj Oum Ali sous Marc Aurèle… Cette unité
appartenait à l’armée d’Afrique dès l’époque flavienne… C’est elle sans doute qui a élevé
dans ce lieu de garnison un autel à la [Disciplina militaris]. En 126 elle avait été envoyée en
détachement précurseur à Gemellae »28. D’ailleurs, « les milliaires de Trajan découvertes
entre Theveste et Bordj Oum Ali désignent ce camp, plutôt que Gafsa, comme relais possible

26
Donau, op. cit., p. 139.
27
Donau, art. cit., p. 147 et Guénin, art. cit., p. 212. Constantin 1er « Le Grand » (306-337), est Caius Flavius
Valerius Aurelius Constantinus, fils de Constance Chloe (293-306). Il fut le premier empereur romain à se
convertir au christianisme.
28
P. Trousset, art. cit., p. 148, note 2.

6
vers [ad Maiores] », ajoute Trousset quelques pages plus loin29. Un autre élément de taille
apporté par l’archéologie mais qui attend d’être confirmé : Henchir el-Mlazz, dont les traces
sont encore visibles pourrait participer à ce système d’observation et de contrôle des tribus
nomades ou semi nomades. Ceci confirmerait l’hypothèse émise dés le début et qui stipule
que la voie Theveste-Thelepte via Oum Ali avait bel et bien vite supplanté celle de Theveste-
Thelepte via Tamsmida (voir annexes)30. Les bornes milliaires encore visibles se situent au
niveau du 42. De ce nid de milliaires, Donau nous a laissé la description suivante :

« L’emplacement du 42e mille est indiqué par onze colonnes, presque toutes
entières, couchées les unes à côté des autres et en partie enterrées. En apercevant
ces bornes intactes, nous avons d’abord espéré que des textes intéressants y
seraient relevés. Il n’en a rien été malheureusement. Ces bornes avaient sans doute
été renversés en dehors de la voie, vers le sud, leurs textes exposés à l’air par
31
conséquent ; un seul est resté lisible en partie » .

Un autre milliaire, le 43e, a été repéré lors d’une sortie de terrain effectuée avec Luc Lapierre
dans le territoire des Hraychiya à Gubul32. Sa base rectangulaire signalée par Donau avait
disparu. Elle aurait fait l’objet d’une réutilisation par les habitants (voir annexe 2). Donau
signale une dizaine d’éléments dans le même nid, malheureusement disparus depuis, dont une
colonne mesurant 0,51m de diamètre à « écriture peu soignée et des lettres irrégulières de 0,05
m à 0,08 m de haut, [qui représente] le début d’un milliaire au nom des empereurs Maximin et
Maxime (237 apr. J.-C.) »33.
Aujourd’hui, et au stade où se trouve la recherche archéologique dans la région, seul le 42e
mille conserve toujours quelques bornes gisant au bord de la piste traversant la fraction tribale
des Hraychiya, voisins des Zaâba du Henchir Oum Ali. Toutefois, l’intérêt pour cette voie ne
semble pas tarir et l’équipe l’ASC/CNES de Toulouse a pu localiser sur la carte un certain
nombre d’emplacements possibles de milliaires, grâce à des procédés techniques et des
calculs bien avancés34.
Ainsi, serait-il possible d’avancer quelques remarques sur l’enseignement que nous offrent les
milliaires de la voie Theveste-Thelepte. En effet, les nombreux milliaires et débris de bornes
repérés aussi bien par Donau, pour l’ensemble de la voie, que par Guénin, pour sa partie
algérienne, livrent un ensemble d’informations qui pourraient, confrontés avec d’autres
sources, servir d’éléments de confirmation par l’archéologie d’un fait historique signalé dans
des sources livresques ou bien apporter une nouvelle information inédite impossible à trouver
ailleurs pouvant éclairer l’histoire de la région que traverse la voie Theveste-Thelepte.
29
Ibid., p. 151.
30
Le 23 avril 2009 Luc Lapierre, Lionel Decramer et moi-même avons refait ensemble la voie et avons pris
quelques coordonnées et photos relatives à Henchir el-Mlaz.
31
Ibid., p. 182. L. Decramer et son équipe qui ont travaillé sur ce secteur Thelepte - Bou Chebka semblent bien
regretter de ne trouver sur la voie Thelepte–Theveste qu’un seul groupe de milliaires signalés par Donau, c’est au
mille 42, neuf colonnes ou débris de colonnes avec cinq socles. Localisation : 0449 190 ; 3873 425 m dont une
d’Aurelius Severus Antoninus (Marc Aurèle).
32
Une sortie d’exploration avec L. Lapierre nous a permis le 05 novembre 2006 de retrouver ce qui reste
probablement du 43e milliaire, pas loin de l’école primaire de Goubel (Gubul). Cette découverte ne fut possible
que grâce à la collaboration de quelques habitants du lieu qui avaient bien remarqué l’existence d’un « nid » de
milliaires mais qui a disparu et n’en reste aujourd’hui que cette borne en piteux état, sans sa base rectangulaire
signalée en 1907 par Donau.
33
Ibid., art. cit., p. 185.
34
Ils sont du côté tunisien : les milles 34, 35, 42, 43, 45 et 50.

7
Les milliaires présentent des textes variés dans leur contenu et leur qualité. Les dates couvrent
une longue période qui débute avec Trajan (98-117) et va jusqu’à la fin du IVe siècle.
L’écriture change de style et de qualité. Ceci ne doit pas nous laisser sans poser la question
aussi bien sur les circonstances économiques et politiques dans lesquelles les bornes étaient
réalisées, que sur l’utilisation des milliaires comme espace public pour affirmer une loyauté
ou un attachement à tel ou tel empereur. N’apporteraient-ils pas une confirmation de ce que
disait P. Salama :

« Dans son type idéal, un milliaire énumère aussi bien le nom de l’empereur sous le
règne duquel il fut posé Ŕ et par les titres du souverain on peut aisément déterminer
la date de cet évènement Ŕ que la distance de la ville dont il est éloigné, et même
les circonstances qui lui ont valu son érection. Mais en pratique, les conditions ne
sont pas toujours si avantageuses. Pour tant de milliaires explicites et parfaitement
datables, combien d’autres se réfugient dans un laconisme embarrassant ! Parfois
même on n’y voit figurer qu’un vague nom, plus ou moins fautif, d’empereur dont
on a voulu honorer les mérites. Car c’est cela surtout que représente un milliaire : il
peut être une inscription commémorative de quelque travail routier, construction ou
réparation, mais il demeure en premier lieu un monument élevé à la gloire des
césars. Il faut y voir dans la plupart des cas, un témoignage de cette avidité des
Romains à dresser des pierres et graver des hommages »35.

Les bornes parfois nombreuses pour un seul nid de milliaires ont pour la plupart disparu
aujourd’hui. Très peu de traces archéologiques en restent. Ce qui ne peut que faire subir à
notre documentation sur l’histoire de la région un fort préjudice et mettrait au premier plan
l’urgence de mener des travaux de recherche sur ces témoins de l’histoire afin de soustraire ce
qu’il en resterait à la destruction définitive et par conséquent éviter, peut-être, la perte d’une
partie de la mémoire de cette région et ce, en profitant des services que peut apporter la
télédétection à l’archéologie.
Quant au tracé de la voie, celui-ci nous laisse poser l’hypothèse qu’il suivrait la limite sud-
ouest de la tribu des Musulames. Car, écrit Najoua Chebbi, « …à partir de Theveste, le
territoire des Musulames avance jusqu’à la limite de Thelepte d’après l’inscription qui révèle
une musulame appartenant à la fraction des Gubul. »36. Ce genre de voie qui se confondait
presque avec la ligne de frontière entre deux tribus a été repéré par l’équipe ASC/CNES
Archéologie au bout de plusieurs missions de recherche sur la voie d’Asprenas dans le
tronçon Capsa-Tacapae. Il s’agissait de la mise en place d’une frontière entre la civitas
Capsensium (le territoire de Gafsa) et la civitas Nybgeniorum (le territoire autour du grand
chott) effectuée elle aussi sous Trajan. Cette ligne diagonale matérialisée par ces bornes
frontière est parcourue à environ 250 m plus au nord par une voie romaine qui lui est
parallèle37.

35
P. Salama, op. cit., p. 16.
36
Najoua Chebbi, Nomadisme et sédentarisation dans le centre et le sud de l’Afrique Proconsulaire de 146
avant J.-C. jusqu’à l’époque sévérienne, Thèse de doctorat de l’Université de Paris IV, sous la direction du Pr. J-
P. Martin, Vol. 1, année 2001, pp. 148-149. Rappelons que le milliaire 42 est situé à quelques centaines de
mètres du Dj. Gubul situé à l’ouest de Thelepte, et qui porte toujours son nom antique.
37
« La B.24 inédite porte douze lignes de texte qui ont été déchiffrées par J-M. Lassère…», L. Decramer, « La
voie romaine d'Asprenas et la grande centuriation de Tunisie », http://archeo-rom.com, édition du 12 février
2005. Voir aussi, Pol Trousset, « Territoires de tribus et frontière au sud de l’Africa Proconsularis », Histoire des

8
II - La route de l’huile au sud du « pays » des Musulames
Donau ne s’est pas intéressé uniquement au relevé de milliaires, mais à l’ensemble du
paysage :

« En parcourant la région que traverse la voie de Theveste à Thelepte, nous avons


visité quelques-unes des ruines de ce pays autrefois prospère… L’importance des
monuments écroulés montrent que quelques-unes étaient des bourgades, voire de
petites villes. Des voies d’intérêt local les réunissaient, dont on retrouve place par
endroits »38.

Ainsi, une vie citadine avait fait son apparition/ou ré-apparition en territoire tribal. La voie
Theveste-Thelepte fut l’une des artères principales de ce mouvement de romanisation en
territoire nomade. La tribu des musulames (Musulamii) connue pour son soulèvement conduit
par Tacfarinas (17-24) avait fini par céder au moins pour deux siècles successifs à la
progression de la vie citadine dans son territoire.
39
1- DES MUSULAMES AUX HAWWARA, AUX HANANSHA …?

Les Musulames étaient un peuple libyque de l'Afrique du Nord antique. Leur localisation n'est
pas strictement définie car les sources diffèrent à ce sujet. Ils sont attestés par Ptolémée au sud
d'Hippone (Annaba) et par la table de Peutinger au nord-est de la route de Sitifis (Sétif). Ils
font partie de cette grande tribu ou agrégat de tribus appelés Gétules 40 qu’on retrouve en 216
av J.-C. faisant partie de l’armée d’Hannibal et entre 111 et 105 avant J.-C. sous la conduite
de Jugurtha contre les Romains. « Une grande partie des Gétules et la Numidie jusqu’au
fleuve Mulucha obéissaient à Jugurtha »41, écrit Salluste qui ajoute plus loin :
« Jugurtha…partit avec quelques hommes à travers de grands déserts et parvint chez les
Gétules, peuplade sauvage et barbare, et ignore encore jusqu’au nom les Romains »42. De ces
deux passages il est possible de distinguer deux groupements de Gétules, les uns en Numidie
et les autres plus au sud vers le désert43.
Les historiens localisent le centre du territoire des Musulames autour de l’Oued Mellègue. La
dernière mention que nous ayons sur les Musulames date de la première partie du IIIe siècle
apr. J.-C. Un texte épigraphique signale une expédition menée contre eux et d’autres peuples

Hautes Steppes, Antiquité-Moyen Âge, Actes du colloque de Sbeitla, Session 1998-99, I.N.P., Tunis, 2001, pp.
63-65.
38
Donau, art. cit., p. 197-8.
39
Ces deux dernières tribus ont occupé en partie la région qui nous intéresse ici, mais à des dates plus tardives.
La première, Hawwara, est longuement citée par Ibn Khaldûn et la deuxième, les Hanansha, était très présente
sur la scène politico-religieuse entre le XVIe et le XVIIe siècles plus particulièrement. Sur les Hanansha, voir,
Salah ALOUANI, Essor et diffusion de la walaya chez les tribus de l’intérieur de l’Ifriqiya entre le XII e et le
début du XVIIIe siècle, Thèse de doctorat de l’Université de Toulouse, soutenue en octobre 2004 (à paraître
prochainement sous le titre : Tribus et marabouts).
40
Un clan des Musulames, les Gubul dominait la région du sud de Theveste et l’ouest de Thelepte. Le Djebel
Gubul porte toujours le nom de cette fraction de tribu. Sur cette permanence de structures indigènes, voir Jehan
Desanges, « Permanence d’une structure indigène en marge de l’administration romaine : la Numidie
traditionnelle », Antiquités africaines, 15 (1980), pp. 77-89, plus particulièrement les pages 88 et 89.
41
Salluste, Bellum Jugurthinum,XIX, 7.
42
Ibid., LXXX, 1, 2, 3.
43
J. Desanges, « Gétules », Encyclopédie berbère, dernier volume.p. 1-4.

9
par un procurateur de Maurétanie Césarienne, Claudius Constans44 à cette époque. Selon S.
Gsell, le nom des Musulames semble être étroitement apparenté au Muthul. Cette hypothèse
est reprise par J. Desanges45. Par contre G. Camps localise le centre géographique des
Musulames dans le plateau du Dyr au nord-est de Theveste. Cette différence dans les
estimations ne nous étonne pas étant donné les nombreuses confusions contenues dans les
sources anciennes.
Et pour revenir aux deux tribus les plus représentatives de notre région, la découverte d’un
nouveau témoignage épigraphique provenant d’Ammaedara confirme la présence des deux
tribus des Musulamii et Musunii Regiani dans le centre-ouest de l'Afrique proconsulaire, au
IIe s. apr. J.-C. Ce texte atteste par ailleurs que la charge de praefectus gentis (délégué sur
place par le pouvoir central pour diriger les tribus) était, à partir du règne de Trajan, confiée,
de plus en plus, à des civils plutôt qu'à des militaires. En outre, il indique explicitement que
ces deux gentes étaient soumises à l'autorité d'un seul praefectus46.
Et si la question des Musunii Regiani ne nous intéresse pas directement dans cette recherche
axée sur la voie Theveste-Thelepte, celle des Musulames et de leur mode de vie mérite d’être
soulevée. En effet, la problématique du nomadisme et du semi-nomadisme qui caractérisait
tant les habitants de cette région reste posée. Il serait peut-être plus judicieux de parler de
nomadité, concept qui permet de penser le nomadisme sans pour autant éliminer la possibilité
de pratiquer une culture sur le territoire commun de la tribu. En effet, le nomadisme ou semi-
nomadisme n’était pas exclusivement répandu chez les Gétules. P. Trousset écrit : « […], des
indices de plus en plus convaincants d’une vie sédentaire et proto-urbaine anciennes sont
reconnus à présent, notamment dans l’aire peuplée par les Musulames qu’on classe
ordinairement parmi ces Gétules… »47. Ce qui fonde en définitive l’identité collective des
peuples Gétules est plutôt d’ordre politique et se traduit par une certaine distance, voire une
sorte d’allergie par rapport aux structures étatiques, qu’il s’agisse de celles imposées tant par
Rome elle-même que par les royaumes maures, masaessyle et massyle. Dotés grâce à leur
cavalerie d’un fort potentiel de mobilité et grâce à celui-ci d’une remarquable aptitude à nouer
de vastes coalitions tribales sur de longues distances, ils surent mettre à rude épreuve des
légions romaines peu adaptées encore à ce type de conflit fait d’actions rapides, sporadiques
et imprévues.
Partagés qu’ils étaient entre la tentation du mercenariat Ŕ prélude à la soumission Ŕ et celle de
l’indépendance, la diplomatie louvoyante des Musulames avait toujours été riche en
renversements d’alliances qui les avaient mis tantôt dans un camp tantôt dans un autre. Et si
depuis longtemps ils avaient fourni des mercenaires aux différents partenaires qui
s’affrontaient sur le théâtre de la Haute Steppe, on peut toutefois noter une romanisation
progressive des Musulames à partir de la dynastie des Flaviens. Un nombre croissant d'entre
eux avaient intégré les rangs de l'armée romaine, d’autres avaient fourni une main d’œuvre
locale très recherchée par les colons qui avaient poussé la mise en valeur « de la partie sud du
territoire » des Musulames pour en faire une zone de production d’olives qu’ils transformaient
sur place dans des huileries dont certaines sont encore en partie debout, défiant ainsi l’usure
du temps.

44
J. Desanges, Catalogue des tribus africaines de l’Antiquité classique à l’ouest du Nil, Dakar, 1962, p. 119.
45
Ibid., p. 118.
46
Benzina b. Abdallah Z., « Du coté d'Ammaedara (Haïdra) : Musulamii et Musunii Regiani », Antiquités
africaines, 28 (1992), pp. 139-145.
47
Pol Trousset, « Territoires de tribus et frontière au sud de l’Africa Proconsularis », Histoire des Hautes
Steppes, Antiquité-Moyen Âge, Actes du colloque de Sbeitla, Session 1998-99, I.N.P., Tunis, 2001, p. 60-61

10
2- UNE VOIE QUI EUT SON ROLE A JOUER DANS L’ECONOMIE DE ROME

Seules des études détaillées de géographie historique pourraient déterminer sur quels terrains
d’Afrique la vie agricole n’est apparue qu’à l’époque romaine. Ainsi, en étudiant le processus
d’urbanisation de la zone traversée par la voie objet de notre étude, on peut connaître la
succession des étapes de la pénétration économique des Romains dans la région Theveste-
Oum Ali-Thelepte. On sait par Tacite que le territoire était le domaine réservé des Musulamii,
toutefois, la politique de domination romaine avait fait de sérieux progrès en territoire
musulame et le premier siècle fut celui de la création des premières colonies dans les
territoires occupés par les nomades et semi-nomades48.
Sur ce thème particulier de la vie agraire, les documents nous font cruellement défaut. Les
quelques articles récents, peu nombreux ne permettent qu’une vue incomplète de la
situation49. Toutefois, en procédant par inférence, il reste possible d’émettre des hypothèses
en s’appuyant nécessairement sur les quelques vestiges archéologiques encore debout dans la
région. Ainsi, une étude menée par J.M. Lassère sur la collectivité des paysans de Tuletianos50
demeurant à la bordure extrême de la Haute Steppe, « sans doute à une centaine de km au-
delà de la région de Kasserine »51 peut nous être utile dans cette recherche d’indices. La
collectivité des Tuletianos vivait dans des conditions climatiques et géographiques analogues
à celle relative au sud du « pays » des Musulamii. En effet, dans cette contrée les conditions
climatiques peuvent se caractériser par l’insuffisance des pluies, qui avait des conséquences
sévères sur la pauvreté du manteau végétal. L’irrégularité de la pluviométrie et son
insuffisance imposaient, comme de nos jours, à l’agriculteur le recours à l’irrigation. La
présence de latericia en argile autour de certains sites ruraux peut faire penser à des
canalisations d’amenée, soit des conduites fermées faites de tubes de céramiques emboités,
soit des rigoles pavées de briques pour éviter l’infiltration. Elles amenaient l’eau dans des les
aquaria ou carrés irrigués. Au IIe siècle apr. J.-C., le poète de Cillium parlait des méandres
d’eau courante, décrivant ainsi parfaitement un mode d’irrigation correspondant à des rigoles
qui diffusaient l’eau dans les parcelles (aquaria ou gemiones) que l’on voulait irriguer52.
Certains secteurs de la Haute Steppe, qui furent l’objet de prospections à une époque déjà
ancienne, ont fourni des témoignages archéologiques sur les techniques imaginées à l’époque
romaine pour tirer le meilleur profit des conditions souvent peu avantageuses que leur offrait
la nature. Vers Djebel Onk, dans la région du Bordj Sbeykiya et à une trentaine de km de la
frontière tunisienne, le docteur L. Carton a, il y a un siècle, observé un ensemble de barrages
et de canaux maçonnés, dont la finalité n’était pas l’irrigation proprement dite des terres, mais
plutôt leur inondation, en captant l’eau à partir de petits barrages établis sur le cône de
déjection des oueds venus du Djebel, et en la dérivant vers les terroirs de plaine, où des
48
Des informations concrètes sur les grands domaines de cette région n’apparaissent qu’au début du II e siècle.
Dans les années 102-105 et 116 on a procédé à une délimitation du territoire attribué à la tribu Musulamii.
49
Voir Fathi Bejaoui (textes réunis par), Histoire des Hautes Steppes, Antiquité-Moyen Âge, Actes du colloque
de Sbeitla, Session 1998 et 1999 et les suivantes, I.N.P. Tunis 2001.
50
J.M. Lassère, « Les cultures sur le fundus Tuletianensis, une société rurale en crise ? », Histoire des Hautes
Steppes, Antiquité-Moyen Âge, Actes du colloque de Sbeitla, Session 2001, I.N.P., Tunis, 2003, pp. 39-47.
51
Idem., p. 39. Sur le monument des Flavii à Cillium et les poèmes gravés sur sa façade, voir Jean-Noël
Michaud, « Les abeilles de Cillium », Mélanges offerts à J.M. Lassère, Centre d’Etudes et de Recherches sur les
Civilisations antiques de la Méditerranée, 2001, pp. 417-430.
52
J.M. Lassère, art. cit., p. 40, précise que ce terme gemio est d’une interprétation difficile car est étranger au
latin. Il désigne donc une réalité locale.

11
alignements de pierre partis de la montagne représentaient probablement les rigoles de
distribution. L’eau s’infiltrait dans le sol où elle pouvait être récupérée selon les besoins grâce
à des puits53.
De ce paysage agraire nous avons encore quelques témoignages dispersés entre Tebessa et
Thelepte. « On peut voir tout de suite, écrit J.M. Lassère, que le paysage de la Haute Steppe
des années 49054 était très proche de celui d’aujourd’hui, si l’on excepte naturellement les
plantes américaines, agaves et cactus, mais aussi les abricotiers, venus d’Arménie »55. La
vigne est bien présente à Tuletianos. Elle l’était aussi autour de la région Theveste-Thelepte.
Car à Cillium, et à quelques km au nord de Thelepte, Flavius Secundus avait planté une vigne
en rangs56. Quant à l’élevage, il était pratiqué à une échelle réduite dans les petites unités de
production agricole irriguées. Quelques ovins étaient mentionnés à Tuletianos en évoquant les
activités d’artisanat à domicile qui fut, comme aujourd’hui encore, de la compétence des
femmes.
Cette culture vivrière parfaitement adaptée aux conditions climatiques et aux besoins des
petits paysans, ne devait pas cacher pour notre région la forte présence de vastes champs
d’oliviers et des huileries industrielles qui traitaient les olives dues par les coloni57. En effet,
si certains documents parlent d’une arboriculture assez variée, c’est l’olivier qui régnait sans
conteste dans la région58. « Le sol de la Byzacène, écrit J. Toutain, était favorable au
développement des olivettes. Il se couvrit d'arbres, et ce fut à la production de l'huile que le
pays dut sa prospérité »59. Les quelques études menées dans la région montrent que la zone
allant de Kasserine à Gafsa, au sud de la Dorsale, était la grande zone de la monoculture de
l’olivier60. Elle était sa principale source de richesse durant les IIe et IIIe siècle plus
particulièrement. Un relevé assez récent mais encore à ses débuts sur les vestiges oléicoles
autour de Thelepte montre que « la région était caractérisée par une grande densité
d’occupation humaine ainsi qu’une exploitation intense du sol ; la culture intensive de
l’olivier est attestée partout, aussi bien dans les dépressions que sur les altitudes »61.
Ainsi pourrait-on dire avec S. Ben Baaziz qu’« il est quasi certain que durant toutes les
périodes, la campagne était occupée par des établissements de dimensions variées,
correspondant aux différentes classes de la société… »62.

53
J.M. Lassère, art. cit., p. 40.
54
Tablettes Albertini, Actes privés de l’époque vandale (fin du Ve siècle), édités et commentés par C. Courtois,
L. Leschi, Ch. Perrat, Ch. Saumagne [et P.-J. Miniconi], Paris, AMG, 1952.
55
J.M. Lassère, art. cit., p. 41.
56
CIL, VIII, 212, vers 51-52.
57
« Nous n’avons presque pas de sources concernant le colonat du IIIe siècle. C’est seulement aux IVe et Ve s.
que notre documentation sur le colonat africain devient plus riche grâce aux sources littéraires et législatives. »,
Jerzy Kolendo, op., cit., p. 4.
58
Theveste aurait connu l’olivier sous l’influence de Carthage. Cette cité qui existait déjà au IIIe siècle avant J.-
C. fut prise par Hannon en 247 avant J.-C. Sur l’olivier, en plus de la bibliographie déjà connue, voir une rapide
synthèse dans, Najoua Chebbi, op. cit., pp. 47-49.
59
J. Toutain, Les cités romaines de la Tunisie- Essai sur l’histoire de la colonisation romaine dans l’Afrique du
Nord, Bibliothèque des Ecoles françaises d’Athènes et de Rome, fascicule 72, Paris, 1896, p. 40.
60
R. B. Hitchner, cité dans J-M. Lassère, « L’évolution du paysage de la Haute Steppe dans l’Antiquité un bilan
des sources », Histoire des Hautes Steppes, Antiquité-Moyen Âge, Actes du colloque de Sbeitla, Session 1998-99,
I.N.P., Tunis, 2001, p. 50, parle de 350 pressoirs dénombrés entre Thelepte, Cillium et Sbeitla.
61
Mouna Hermassi, « Quelques données sur les vestiges oléicoles autour de Thelepte », Histoire des Hautes
Steppes, Antiquité-Moyen Âge, Actes du colloque de Sbeitla, Session 2001, I.N.P., Tunis, 2003, p. 83.
62
S. Ben Baaziz, « Les fermes rurales fortifiées de la dorsale méridionale à l’époque romaine », Histoire des
Hautes Steppes, Antiquité-Moyen Âge, Actes du colloque de Sbeitla, Session 2001, I.N.P., Tunis, 2003, p. 50.

12
La culture de l’olivier était certes l’activité principale dans notre région. Deux types de culture
du sol s’imbriquent dans le paysage de la Haute Steppe. Il y a d’une part les grandes étendues
sèches qui se sont couvertes d’oliviers, et « l’on peut imaginer ce vaste manteau gris argenté
enserrant de manière monotone les petites fermes isolées ou les huileries à grande production,
telle que Henchir Gousset ou, plus loin, en Algérie, le Henchir Birzgane …»63. Faut-il
signaler à ce propos Henchir Brizgane, ce lieu habité par des villageois nommés
BIT…ENSES64 et situé sur la voie Theveste-Thelepte. Il fut l’un des plus grands
établissements industriels oléicoles de l’Afrique romaine. Cette production alimentait un
intense circuit d’échange, actif jusqu’au début du Ve siècle apr. J. C. au moins. Car,
l’apparition de fermes rurales fortifiées caractérisés par un aspect extérieur compact et par
l’utilisation systématique d’éléments de remploi (Henchir el-khima), à partir de la deuxième
moitié du Ve siècle65 laisse penser que les circuits commerciaux traditionnels avaient dû
souffrir et furent largement perturbés et les échanges fortement réduits. La chute du marché
traditionnel de l’huile avait obligé ces populations à se désintéresser progressivement de
l’olivier culture dominante auparavant, au profit de l’élevage et la transhumance, ce qui aurait
provoqué le retour progressif au semi-nomadisme66 qui resta la caractéristique principale de la
région jusqu’à la fin de la première moitié du XXe siècle au moins.
Enfin, une conclusion qui mettrait en exergue les points forts de cette recherche ne peut
qu’être provisoire. Notre documentation sur la région est réduite à peu d’éléments. Toutefois,
après avoir parcouru le chemin qu’avaient fait les Commandants Donau et Guérin au début du
XXe siècle, certaines indications peuvent être retenues. En effet, au prix d’aménagements
structurels efficaces, le sud du « pays » des Musulames, longtemps sous domination exclusive
des nomades et semi-nomades, devint fécond, prospère et peuplé de sédentaires sous l'empire
romain. La voie Theveste-Thelepte, objet de cette étude, qui représenterait sa limite
méridionale nous a laissé des indices archéologiques assez variés et fort intéressants de cette
activité et sur cette dynamique. Les principaux indices sont représentés par les bornes
milliaires.
J.M. Lassère qui décrivant l’évolution du paysage de la Haute Steppe dans l’Antiquité, l’a
déjà dit, et nous disons après lui que : « C’est toute l’histoire du réseau qui peut être retracée,
et donc l’évolution du paysage, grâce aux bornes milliaires »67. En effet, et par bonheur, les
Romains jalonnaient leurs voies de bornes échelonnées de mille en mille (1.480 m ou 1625
m). Ces bornes milliaires ont été répertoriées en nombre important le long de la voie
Theveste-Thelepte au début du siècle dernier et nous ont fourni une certaine connaissance de
la voie et de son importance économique qui dépassait largement le territoire de l’Afrique
romaine. Et comme l’a écrit P. Salama, « sauf dans quelques cas très précis, c’est grâce aux
bornes milliaires qui jalonnent leur cours et non grâce aux vestiges de leur chaussée, que la
plupart des voies romaines d’Afrique ont été connues »68.
63
J-M. Lassère, « L’évolution du paysage de la Haute Steppe dans l’Antiquité un bilan des sources », Histoire
des Hautes Steppes, Antiquité-Moyen Âge, Actes du colloque de Sbeitla, Session 1998-99, I.N.P., Tunis, 2001, p.
52
64
P. Salama, op. cit., p. 43, note 47.
65
Eléments récupérés au détriment d’huileries qui semblaient voir leur nombre se réduire à cause de l’insécurité
qui avait pour cause les mutations qui avaient vu le jour dans ces régions méridionales entre Kasserine et Gafsa.
Ces mutations constatées étaient le résultat d’évènements parfois étrangers à l’Afrique : invasions des barbares
en Europe et l’arrivée des Vandales en Afrique proconsulaire.
66
S. Ben Baaziz, art. cit., Session 2001, p. 57-58.
67
J.M. Lassère, art. cit., p. 51.
68
P. Salama, op. cit., p. 70.

13
Ainsi, une lecture approfondie et pluridisciplinaire des enseignements matériels et
immatériels des milliaires laisserait apparaître une évolution dans l’utilisation même du
milliaire comme « affiche publicitaire » pour honorer ou déshonorer tel ou tel empereur. A
partir du IIIe siècle, les empereurs voulant être de plus en plus l’objet d’une « adoratio »
comparable au culte solaire de l’Orient asiatique avaient indirectement incité le pouvoir local
à saisir presque toujours la circonstance d’une réfection pour honorer son Maître et proclamer
sa parfaite soumission au pouvoir impérial en place. C’est certainement une difficulté
supplémentaire dans la lecture des milliaires mais c’est aussi un intéressant indice de cet
esprit d’opportunisme et d’adoration de la personne du chef érigés en système politique à
l’époque romaine.

Annexe 1 : Henchir al-Mlaz du côté tunisien de la voie

Annexe 2 : Une découverte récente, borne milliaire 43 de la voie Theveste-Thelepte.

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