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Non, le "bonheurisme" n'est pas la clé du bien-être au travail


La réelle bienveillance au travail, selon la philosophe Julia de Funès ? Un mélange de courage, de clarté managériale et de
sens de la confrontation, très éloigné de l'idéologie du bien-être à tout prix. Rencontre.

Contraintes par la crise sanitaire, les entreprises ont dû révolutionner leur management en seulement un an : télétravail,
simplification des process… Pour la philosophe Julia de Funès, ce virage spectaculaire est source de progrès. Car cette
nouvelle autonomie pourrait, bien plus efficacement que les injonctions au bonheur et leurs multiples promoteurs, alléger
enfin la charge mentale des salariés !
Dans La Comédie (in)humaine, vous dressez un tableau drolatique et assez féroce de l'idéologie bonheuriste en entreprise.
Pourquoi, selon vous, est-ce une hérésie ? Julia De Funès : Parce qu'elle part d'un faux raisonnement : les gens heureux
sont plus performants donc, en rendant nos salariés heureux, nous les rendrons plus productifs. C'est un paralogisme ! Les
entreprises qui succombent à cette mode managériale imaginent le bonheur comme un objectif atteignable, recettes à
l'appui. D'où la création des chief happiness officers, chargés de veiller à l'épanouissement des collaborateurs, et la
multiplication des conventions d'entreprise où les salariés sont priés de danser sur la chanson Happy dans une ambiance
«fun»… quitte à se sentir coupables s'ils ne jouent pas le jeu !
Le bonheur n'a rien à voir avec cette mascarade et ne devrait en aucun cas constituer l'objectif premier des managers, sous
peine de graves désillusions. Car il s'agit d'un état instable, éphémère, éminemment subjectif. Non seulement il relève de la
sphère privée, mais il est dans sa nature d'être une énigme.
Vous ne croyez donc pas aux vertus du développement personnel en entreprise ?
Je crois que le travail, quand il a un sens à nos yeux et qu'on dispose de l'autonomie nécessaire pour le mener à bien, est
un puissant facteur d'épanouissement. Mais je ne crois pas à tous ces gadgets et gourous qui ont envahi l'entreprise sous
couvert de bien-être et de développement personnel. Des smoothies bio à la cafétéria, un baby-foot dans le couloir ou des
poufs multicolores pour se reposer après le déjeuner, c'est sympa, mais est-ce vraiment ce qui donnera un sens à votre
journée ? L'invasion de coachs en tout genre n'est pas plus rassurante. Les formations en leadership, par exemple, sont
vouées à l'échec, car elles reposent sur une injonction paradoxale : vous serez leader si vous faites ce que je vous dis de
faire. Le risque est grand de standardiser les comportements et d'infantiliser les salariés ! On est passé d'un management
paternaliste, vertical et autoritaire, à un management infantilisant, mâtiné de bienveillance et de démagogie.
La bienveillance est en effet devenue le nouveau mantra des managers.
Personne ne peut être contre, lorsqu'elle est synonyme de cordialité, d'écoute et de confiance ! Mais, trop souvent, elle ne
sert qu'à maquiller une forme de lâcheté verbale et comportementale des managers. Convoquer des armées
d'intermédiaires pour annoncer une décision difficile, user de «Soupline langagière» – car on ne nomme pas les choses qui
fâchent ! – ou faire assumer par l'équipe une décision qui relève en réalité du N + 1 est faussement bienveillant. Le
management compréhensif et empathique ne doit pas se confondre avec l'absence de subordination.
Certes, il est difficile pour le manager d'assumer son pouvoir, d'autant que l'autorité est loin d'être à la mode ! Mais la vraie
bienveillance suppose du courage, de la clarté et le sens de la confrontation. Comme Socrate pratiquant la dialectique avec
ses disciples, il s'agit de prendre en compte les arguments de son interlocuteur et, par le jeu de la contradiction, de chercher
ensemble une vérité… Loin du fun ou de la langue de bois qui voudraient faire oublier les difficultés du travail, elle s'incarne
dans un dialogue ouvert et constructif pour mieux les surmonter !
Quelles conséquences la crise du Covid a-t-elle eues sur le management ?
Elle a provoqué un changement de paradigme : le télétravail était jusqu'alors souvent de l'ordre du souhait, maintenant c'est
un fait. Il est installé, massifié. On ne pourra pas revenir en arrière ni le supprimer. Ça nous a fait gagner un temps fou ! Les
entreprises se sont retrouvées dans l'obligation de lâcher prise sur la surveillance et le contrôle auxquels elles étaient
attachées. Plus question de badger !
Le télétravail agit comme un tamis : la théâtralité de la vie en entreprise s'efface, on ne voit plus que le résultat. Et le
management s'est adapté en devenant plus direct : les process se sont assouplis, la durée et le nombre des réunions ont
été divisés par deux, les slides et présentations PowerPoint ont disparu comme par miracle… On a laissé moins de place à
la pantomime et à la comédie humaine, mais plus à la confiance et à l'autonomie du salarié.
Pour pas mal de salariés, le télétravail semble quand même devenu synonyme d’un enfer…
Le télétravail par temps de confinement ne peut évidemment pas servir de référence ! Le téléscopage des sphères privée et
professionnelle a pu en effet créer un sentiment de panique : d'autant que les enfants étant parfois à la maison, il fallait aussi
enseigner, qu'on ne pouvait pas sortir s'aérer ni vivre une vie sociale normale… Il a aussi, dans certains cas, amplifié des
inégalités sociales préexistantes : logements inadéquats, fracture numérique… Mais le développement rapide des
coworkings pourrait en partie pallier ces difficultés. Et elles ne doivent en aucun cas masquer la fantastique soupape que
représente désormais le recours possible au télétravail.
Alterné avec des jours de présence en entreprise, je reste persuadée qu'il favorise le bien-être et l'efficacité des salariés. Il
permet de gagner du temps en évitant les transports, de gagner en autonomie, puisque l'on devient maître de son
organisation, et il favorise une libération psychologique. Car dans les grandes entreprises sans murs opaques ni bureaux
fermés, le sentiment d'être visible en permanence nous oblige à une «représentation» qui accapare notre énergie et nous
épuise. Loin de cette théâtralité, il est plus facile de se concentrer !
Mais, à rester trop éloigné du théâtre de l'entreprise, ne finit-on pas par se demander si notre travail a toujours un sens ?
Ce questionnement est naturel pendant la pandémie : à quoi est-ce que je sers puisque le pays – ou l'entreprise – peut se
passer de moi ? Cette catastrophe a eu le mérite de remettre en place une certaine cartographie : on a vu quels étaient les
métiers utiles et nécessaires, utiles et non nécessaires, non utiles et non nécessaires… Il faudrait repenser les
rémunérations selon l'utilité de certains métiers ! Mais la crise de sens préexiste largement à cet épisode. Pour résister à la
concurrence, les entreprises n'ont cessé de techniciser leurs fonctions, ce qui conduit pas mal de salariés à ne plus
comprendre le sens de leur action : la technique est un moyen, mais jamais une finalité en soi ! C'est pourquoi les
entreprises à mission sociale ou environnementale se révèlent si attirantes. Elles redonnent du sens en consentant à n'être
qu'un moyen au service d'autre chose qu'elles-mêmes. Basculer brutalement vers le télétravail a aussi obligé beaucoup
d'entre nous à réinterroger la place que nous donnons au travail. En revenant au centre du foyer, il est devenu une activité
parmi d'autres, il s'est domestiqué et, en quelque sorte, désacralisé. La vie a repris le dessus. Ma génération et les
précédentes tombaient facilement dans le piège qui consiste à envisager le travail comme la finalité ultime ! La vie était ce
qui «restait» une fois le travail terminé, alors qu'il ne devrait être, in fine, qu'un moyen parmi d'autres au service de la vie.
Julia De Funès est philosophe et conférencière en entreprise. Docteure en philosophie et titulaire d'un DESS en ressources
humaines, elle est notamment l'auteure, aux éditions de l’Observatoire, de La Comédie (in)humaine (2018, avec Nicolas
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Bouzou), de Développement (im)personnel, le succès d'une imposture (2019) et Ce qui changerait tout sans rien changer
(essai numérique, 2020).

“Ce n'est pas le bonheur qui donne du sens au travail, mais l'inverse”
L'intérêt que l'on trouve à son travail est une affaire éminemment personnelle. Encore faut-il que l'entreprise ne fasse pas
obstacle à cette quête individuelle et que, au contraire, elle la favorise !

Un peu d'humilité ! Selon Flora Bernard*, cofondatrice de l'agence de philosophie Thaé, les entreprises ne sont pas là pour
"donner du sens" au travail de chacun. Mais elles peuvent créer un contexte favorisant la recherche personnelle qui
permettra aux collaborateurs de construire leur propre définition du "meaning". Explications.
Management : Qu'est-ce que le sens du travail, selon vous ?
Flora Bernard : Il y a au moins trois manières de le définir, que l'on retrouve dans les différentes traductions du mot en
anglais. Le sens, c'est d'abord la direction, le "purpose", la façon dont on se projette dans le futur et l'objectif que l'on vise.
C'est ensuite la signification de ce que l'on fait, de ce que l'on veut, de ce que l'on vit : c'est le "meaning". Enfin, il y a l'idée
de sensation ou d'intuition : c'est le "sense" ou le "feeling". Si je dis d'un projet que "je ne le sens pas", cela signifie qu'il n'a
pas de "sens" à mes yeux. Et à l'inverse, il arrive qu'on se lance dans une aventure sur la base d'une intuition et qu'on n'en
comprenne la signification que plus tard. En entreprise, nous avons tendance à nous arrêter aux deux premières définitions
et à trop intellectualiser la recherche de sens. Cela nous pousse à croire que celui-ci puisse nous être donné de l'extérieur,
à travers des modes d'organisation ou de nouveaux process, alors qu'il est avant tout l'objet d'un cheminement personnel.
Mais "donner du sens" ne fait-il pas partie du rôle des managers et dirigeants ?
Il appartient à une direction de fixer un cap, une "direction", justement. Mais je pense que les entreprises font fausse route
lorsqu'elles veulent à tout crin "donner du sens" aux salariés et collaborateurs, de la même façon qu'on accorde une
augmentation ou de nouveaux bureaux… Passé un certain point, elles peuvent tout au plus créer des conditions favorables
à ce qu'un travailleur trouve de lui-même un sens à ce qu'il fait. Par exemple, dans les relations humaines que chacun noue
au travail : avec ses chefs, ses collègues, clients et partenaires…
En philosophie, on distingue le fait de considérer autrui comme une fin en soi — une personne avec ses qualités, son
parcours, ses envies — ou comme un moyen destiné à nous permettre d'atteindre nos propres buts. Concrètement,
lorsqu'une direction instrumentalise ses collaborateurs, ces derniers ont plus de mal à trouver un sens à ce qu'ils font, car le
projet de l'entreprise ne renvoie plus à aucun motif qui leur serait propre ou personnel.
Pourquoi éprouvons-nous parfois un sentiment d'absurdité, d'inutilité, au travail ?
Parce qu'on n'a plus le temps de penser. C'est notamment vrai en période de crise comme celle que nous traversons. Les
dirigeants sont alors enclins à "mettre la pression" sur leurs équipes, c'est-à-dire à les instrumentaliser. Un travailleur
stressé, pressuré, en mode "pilote automatique", n'a plus le temps de souffler, faire le point, se reconstruire. Trouver un
sens à ce que l'on fait suppose de prendre du recul, de se remettre en question, de se regarder autant que possible de
l'extérieur… Cette conscience réflexive, qui est le propre de l'être humain, permet de s'évaluer, de faire des choix, se
réorienter au besoin. C'est bien pourquoi il y a un lien profond entre déshumanisation des relations et des modes de travail
et perte de sens.
Les "bullshit jobs", popularisés par l'anthropologue David Graeber, ne sont-ils pas en eux-mêmes déshumanisants parce
que dénués de sens ? Je me méfie de la portée devenue très générale de cette expression. Bien sûr, il existe des postes et
des conditions de travail délétères, voire déshumanisants. Mais encore une fois, on devrait toujours resituer un job dans un
parcours personnel : si vous faites un boulot alimentaire ou un peu artificiel, mais que cela vous permet de subvenir à vos
besoins, peut-être de vous éclater les soirs et week-ends, si par ailleurs vous adorez vos collègues, ou si votre bureau est
juste à côté de chez vous… Bref, si vous y trouvez votre compte, cela peut suffire à donner du sens à ce que vous faites.
Encore une fois, oui, certaines situations ou contextes peuvent vous brider. Mais la recherche de sens est une démarche
personnelle avant tout. De la même façon, je reste un peu sceptique quand on suggère qu'un revenu universel pousserait à
faire des métiers moins absurdes. Avoir de l'argent est évidemment important, mais cela ne suffit pas à donner du sens. On
peut être riche et désœuvré, paradoxalement…
Sur un plan personnel, qu'est-ce qui donne du sens au travail ?
Le psychiatre Viktor Frankl et le philosophe Martin Buber identifient trois sources principales de cohérence entre soi et le
travail : notre relation au monde, notre disposition intérieure et notre créativité. Concrètement, le fait de s'ouvrir aux autres, à
la nature et au cosmos, est fondamental : c'est ce qui permet de se rendre utile, de chercher son rôle, d'avoir le sentiment
de trouver sa place. La disposition intérieure désigne la capacité à prendre du recul face à un obstacle, à l'adversité ou une
situation qui nous semble absurde : réfléchir à ce que nous voulons faire, voir les choses sous un antre angle,
éventuellement changer d'approche. Et enfin, nous avons toujours en nous la capacité de créer quelque chose de nouveau.
La créativité donne spontanément du sens, car elle nous situe à l'origine d'un nouvel élan et d'une démarche personnelle.
C'est un point essentiel en entreprise : beaucoup de frustrations et de souffrance viennent d'un manque de temps et
d'espace pour permettre à chacun d'entrer dans une logique de création.
Les entreprises ne devraient-elles pas alors encourager la créativité plutôt qu'embaucher des chief happiness officers ?
Oui, il y a un rapport de causalité à redéfinir ! Aujourd'hui, la recherche du bonheur au travail est devenue un objectif en soi.
Mais je ne pense pas que le bien-être puisse se fabriquer, il découle toujours d'autre chose. Pour le dire très simplement, ce
n'est pas le bonheur qui donne du sens, mais l'inverse. C'est parce que l'on parvient à trouver sa voie, à donner du sens à
ce que l'on fait, que l'on est heureux. Et il faut être lucide : le bonheur n'est pas un état constant, une émotion qu'il faudrait
rendre à tout prix perpétuelle. Au travail comme ailleurs, on passe aussi par des moments d'ennui, de colère, de tristesse. Et
c'est normal. En revanche, il reste essentiel d'avoir toujours une idée, même vague, de ce que l'on fait, des raisons et des
objectifs qui nous guident.
Quelles méthodes utilisez-vous pour aborder cette question du sens avec vos clients entreprises ?
L'essentiel est déjà d'ouvrir un espace de réflexion et d'échange, qui fait trop souvent défaut au quotidien dans la vie de
bureau. Les conférences, les ateliers ou les entretiens sont autant de modalités qui permettent de prendre du recul par
rapport à une situation. Chez Thaé, nous utilisons tout un panel de méthodes, dans la lignée de la tradition philosophique,
destinées à remettre en question les évidences, dévoiler les préjugés, aller au bout de ce que l'on pense, mais aussi d'en
voir les limites. Cela passe par une réflexion sur les valeurs, par exemple, on essaye de se souvenir d'une situation où on a
vraiment eu le sentiment de faire ce que l'on pense être juste. Il est plus simple de partir d'exemples concrets pour en venir
ensuite à des aspects plus abstraits. C'est quand tout se connecte que le sens apparaît. Mais pour autant, celui-ci n'est
jamais acquis. Loin d'une réponse toute faite, il est l'objet d'un questionnement sans cesse renouvelé sur ce qui nous arrive.
* Consultante en philosophie en entreprise

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