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Votre livre décrit et analyse les souffrances de patients que vous avez
reçus dans votre consultation « souffrance et travail ». S'agit-il de
témoignages exceptionnels ou de cas courants ?
Marie Pezé : Je n'ai pas choisi de révéler dans mon livre (« Ils ne mourraient pas
tous mais tous étaient frappés » Journal de la consultation « souffrances et travail »)
les cas de souffrances les plus spectaculaires. Il s'agit de cas courants. Par nature les
relations au travail ne sont pas tendres mais c'est aujourd'hui de pire en pire. Cela
touche toutes les catégories de salariés quelle que soit la taille de l'entreprise.
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IESEG BF1 – 2018/2019
Denis Cousin Sociologie du travail
Par déni mais aussi souvent par méconnaissance, les entreprises appliquent un
management agressif et pathogène. Ce livre n'est pas un plaidoyer anti-patrons. C'est
même un chant d'amour pour le travail car tous mes patients aiment leur travail et
voudraient l'exercer dans de bonnes conditions. J'ai écrit ce livre pour que les
managers ne puissent plus dire qu'ils ne savaient pas. J'apporte mon éclairage de
clinicienne et je dis « quand vous faites ça, ça fait ça ! ».
Dans notre logique productiviste, on pense qu'il faut mettre la pression sur les
salariés pour obtenir une meilleure rentabilité. Les nouvelles technologies ont
également accentué le phénomène. Avec les téléphones mobiles, les ordinateurs
portables... nous pouvons être joignables n'importe où et n'importe quand. Nous
emportons le bureau à la maison. Il n'y a plus aucune distance avec l'entreprise. Il n'y
a plus de temps de pause pourtant nécessaires pour l'intégrité psychique et physique
des salariés.
Marie Pezé : La grande plaie sociale c'est la précarité ! 100% des salariés que je
reçois avouent avoir été témoins du harcèlement d'un de leurs collègues et n'avoir
rien fait pour lui. Le silence est collectif, car on craint de perdre son emploi. Certains
salariés m'ont dit que dans leur entreprise on était passé d'une ambiance « familiale »
à l' « usine ». Les uns contre les autres, il n'y a plus de solidarité.
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Marie Pezé : J'ai rencontré le cas d'un cabinet de conseil où l'ouverture d'un e-mail
attribuant une mission entraînait l'affichage d'un sablier sur l'écran de l'ordinateur du
consultant. Lorsque ce dernier rentrait chez lui après sa journée de travail et revenait
le lendemain matin, le sablier avait continué à comptabiliser les heures de repos. Il
est logique que l'employeur contrôle ses salariés, et notamment leur temps de travail,
mais cela tourne parfois à l'abus de pouvoir ! L'employeur fixe les objectifs de ses
salariés. Mais lorsque ceux-ci sont beaucoup trop élevés, ils placent d'office le
subordonné dans une situation d'échec forcément mal vécue. L'évaluation des
salariés est également importante et la technique du 360°* est notamment à bannir.
Faire évaluer un salarié par des personnes de son entourage mais dont le métier est
très différent n'a pas de sens et cela brise les équipes. On ne peut être bien évalué que
par ses pairs car eux seuls connaissent les exigences de la profession et les tâches à
effectuer. Il peut aussi y avoir des abus sur le plan logistique. Dans certaines
entreprises, les bureaux ne sont plus attribués aux salariés qui deviennent itinérants.
Or c'est important de pouvoir personnaliser son poste de travail et de retrouver ses
affaires où on les a laissées lorsque l'on revient le lendemain.
Marie Pezé : Il faut sortir des mauvais rapports sociaux où le patron est fatalement
un pervers et le salarié obligatoirement un tire-au-flanc. Je pense que si l'on pouvait
introduire dans les écoles de management des modules de formation parlant de la
souffrance au travail, la situation serait meilleure. Cela permettrait aux futurs
managers de mieux faire le lien entre la souffrance et les techniques de management.
Il faut aussi que les salariés parlent. Les patrons ne sont ni psychologues ni
ergonomes, il est nécessaire de leur expliquer ce qui pose problème dans une
organisation. A ce titre, les chefs d'entreprises ne doivent pas percevoir l'inspection
du travail comme une source d'ennuis car elle peut les aider à résoudre certaines
problématiques et améliorer les conditions de travail. Enfin, lorsque la situation au
travail se dégrade, il ne faut pas que les salariés essaient de tenir. Il faut consulter et
ne pas avoir peur de l'arrêt de travail.
Marie Pezé : Ce rapport met le stress au centre des pathologies du travail et vise à
mettre en place un nouvel outil de mesure. Je ne le soutiens pas car j'estime que le
stress ne peut pas tout expliquer, c'est une vision trop réductrice qui ne rend pas
compte notamment de la nécessité d'une bonne ergonomie des postes de travail et
d'une bonne organisation.
* Le 360° est une technique d'évaluation qui consiste à faire évaluer un salarié par un ensemble de
personnes de son entourage qui collaborent avec lui. L'objectif est de faire dresser par ce jury un bilan
des pratiques du salarié et d'établir une liste des compétences qu'il doit développer.
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Et si le travail devenait un jeu comme Candy Crush, avec des points à gagner, des
niveaux à compléter, des récompenses… C’est ce qui est en train de se produire avec
la ludification des applications et des processus professionnels. L’objectif :
renforcer la motivation des salariés et surtout leur productivité...
Ce qui est plus nouveau, c’est l’évolution vers une ludification du travail
lui-même, c’est-à-dire de tout ou partie des tâches quotidiennes réalisées par les
salariés. La chose est désormais possible et d’autant plus facile que l'outil de travail
est numérique : il enregistre tout, mesure, permet de quantifier des tâches qui ne
l'étaient pas jusque-là. En ludifiant les applications et les processus professionnels,
on cherche à transformer cette quantification généralisée en gain de
performance et de productivité.
Simplement parce que les entreprises cherchent par tous les moyens à
motiver et à entretenir dans la durée la motivation de leurs salariés, gage
d’implication et donc de productivité. La ludification des outils et processus de travail
joue précisément sur les mécanismes primaires de la motivation : nous avons tous en
nous, à un degré plus ou moins développé, l'envie de gagner, de battre l'adversaire et,
quand il n’y a pas d’adversaire désigné, de nous surpasser à nos propres yeux.
Transformer des tâches répétitives ou fastidieuses en jeu, c’est remplacer la
contrainte par un défi que chacun s’approprie et relève – pour le fun, par
goût pour la compétition ou parce qu’il y a quelques chose d’intéressant à gagner.
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L’avantage ? Comme c'est un jeu, on s'y prête de bien meilleure grâce que si c'était
une injonction venant de la hiérarchie...
Ce n’est bien entendu pas sous cette forme que la ludification peut contribuer à la
motivation des salariés et à la performance de l’entreprise. A condition de respecter
un certain nombre de règles éthiques et managériales, les applications et méthodes
ludiques sont en revanche pertinentes et créatrices de valeur dans tous les domaines
où il faut encourager la collaboration, par exemple les ventes et les processus
d’innovation. Dans le management des équipes de vente, les entreprises ont
longtemps accordé une grande importance à la performance individuelle. On sait
aujourd’hui, notamment grâce aux récents travaux du Corporate Executive Board,
que les équipes de ventes B2B les plus efficaces sont celles où le collectif et
le relationnel prennent le pas sur la performance de l’individu isolé, aussi
performant soit-il dans l’exécution de ses tâches. Inciter les commerciaux à collaborer
au travers d’outils ludiques, sur le réseau social interne par exemple, a toutes les
chances de donner de bons résultats.
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Une conception très soignée, tant dans les aspects graphiques du jeu que
dans le scénario (la mécanique de jeu) et l’intégration dans les processus de
travail existants. C’est la condition de base pour que le projet soit accepté par
les salariés.
La transparence sur les objectifs - Le management doit être soit clair sur
la finalité poursuivie ainsi que sur le dispositif d’évaluation qu’implique tout
système de récompense/gratification, individuel ou collectif. C’est aux
managers d’expliquer en amont aux collaborateurs pourquoi ce jeu est mis en
place et comment il fonctionne...