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IESEG BF1 – 2018/2019

Denis Cousin Sociologie du travail

Sociologie du Travail IESEG 1ère année

Documents complémentaires de la séance 5 sur les thèmes :


plaisir, contrainte et souffrance au travail

 Une interview de Marie Pezé, créatrice de la première


consultation ‘souffrance et travail’* (pages 1 à 3)

 Un avis sur le management par le jeu* (pages 4 à 6)


* Ces textes viennent en appui ou en complément du cours. Ils sont le reflet des opinions
diverses et parfois contrastées de leurs auteurs. Il convient de les lire et de les analyser avec
recul au regard de leur contexte de production (statut de l’auteur, date et circonstances de
l’écrit…).

-oOo-

1. « Notre mode de management est agressif pour le


psychisme et le corps » Interview de Marie Pezé pour
l’Express/L’Entreprise.com septembre 2008

Marie Pezé est psychologue clinicienne, docteur en psychologie, psychanalyste et


psychosomaticienne. Elle a créé en 1997 la première consultation « souffrance et
travail » et est expert près la Cour d'appel de Versailles section psychopathologie du
travail.

Votre livre décrit et analyse les souffrances de patients que vous avez
reçus dans votre consultation « souffrance et travail ». S'agit-il de
témoignages exceptionnels ou de cas courants ?

Marie Pezé : Je n'ai pas choisi de révéler dans mon livre (« Ils ne mourraient pas
tous mais tous étaient frappés » Journal de la consultation « souffrances et travail »)
les cas de souffrances les plus spectaculaires. Il s'agit de cas courants. Par nature les
relations au travail ne sont pas tendres mais c'est aujourd'hui de pire en pire. Cela
touche toutes les catégories de salariés quelle que soit la taille de l'entreprise.

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Par déni mais aussi souvent par méconnaissance, les entreprises appliquent un
management agressif et pathogène. Ce livre n'est pas un plaidoyer anti-patrons. C'est
même un chant d'amour pour le travail car tous mes patients aiment leur travail et
voudraient l'exercer dans de bonnes conditions. J'ai écrit ce livre pour que les
managers ne puissent plus dire qu'ils ne savaient pas. J'apporte mon éclairage de
clinicienne et je dis « quand vous faites ça, ça fait ça ! ».

Comment les relations au travail se sont-elles dégradées ?

Marie Pezé : De nouvelles techniques de management sont appliquées depuis le


début des années 90. On a construit un mode de management agressif à la fois pour
le psychisme et le corps. Pour construire cette nouvelle façon de manager, on a
introduit des notions issues de la psychanalyse, des sciences humaines? des matières
jugées « bourgeoises » par les syndicats qui n'ont pas voulu s'y intéresser. En
conséquence, ils n'ont pas mis en place de ripostes efficaces. Dans les livres de
management on apprend aujourd'hui qu'il faut pratiquer un management musclé
pour obtenir des résultats.

Dans notre logique productiviste, on pense qu'il faut mettre la pression sur les
salariés pour obtenir une meilleure rentabilité. Les nouvelles technologies ont
également accentué le phénomène. Avec les téléphones mobiles, les ordinateurs
portables... nous pouvons être joignables n'importe où et n'importe quand. Nous
emportons le bureau à la maison. Il n'y a plus aucune distance avec l'entreprise. Il n'y
a plus de temps de pause pourtant nécessaires pour l'intégrité psychique et physique
des salariés.

Cette situation est-elle propre à la France?

Marie Pezé : Les techniques de management que nous appliquons actuellement


sont importées des pays anglo-saxons, mais leurs applications sont plus rudes en
France ! En Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, les relations professionnelles sont
dures, mais il existe un véritable respect du travail effectué. Les managers demandent
beaucoup aux salariés mais reconnaissent leurs efforts, ils accordent des primes. En
France il n'y a pas cette reconnaissance. L'équilibre entre plaisir et souffrance n'existe
pas.

La conjoncture ne favorise-t-elle pas l'émergence de telles situations ?

Marie Pezé : La grande plaie sociale c'est la précarité ! 100% des salariés que je
reçois avouent avoir été témoins du harcèlement d'un de leurs collègues et n'avoir
rien fait pour lui. Le silence est collectif, car on craint de perdre son emploi. Certains
salariés m'ont dit que dans leur entreprise on était passé d'une ambiance « familiale »
à l' « usine ». Les uns contre les autres, il n'y a plus de solidarité.

Vos consultations visent à mettre en lumière les techniques de


management pathogènes. Comment peut-on les repérer alors que le
contrat de travail est basé sur une relation de subordination du salarié à
son employeur ?

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Marie Pezé : J'ai rencontré le cas d'un cabinet de conseil où l'ouverture d'un e-mail
attribuant une mission entraînait l'affichage d'un sablier sur l'écran de l'ordinateur du
consultant. Lorsque ce dernier rentrait chez lui après sa journée de travail et revenait
le lendemain matin, le sablier avait continué à comptabiliser les heures de repos. Il
est logique que l'employeur contrôle ses salariés, et notamment leur temps de travail,
mais cela tourne parfois à l'abus de pouvoir ! L'employeur fixe les objectifs de ses
salariés. Mais lorsque ceux-ci sont beaucoup trop élevés, ils placent d'office le
subordonné dans une situation d'échec forcément mal vécue. L'évaluation des
salariés est également importante et la technique du 360°* est notamment à bannir.
Faire évaluer un salarié par des personnes de son entourage mais dont le métier est
très différent n'a pas de sens et cela brise les équipes. On ne peut être bien évalué que
par ses pairs car eux seuls connaissent les exigences de la profession et les tâches à
effectuer. Il peut aussi y avoir des abus sur le plan logistique. Dans certaines
entreprises, les bureaux ne sont plus attribués aux salariés qui deviennent itinérants.
Or c'est important de pouvoir personnaliser son poste de travail et de retrouver ses
affaires où on les a laissées lorsque l'on revient le lendemain.

Quelles solutions utiles devraient selon vous être mises en place ?

Marie Pezé : Il faut sortir des mauvais rapports sociaux où le patron est fatalement
un pervers et le salarié obligatoirement un tire-au-flanc. Je pense que si l'on pouvait
introduire dans les écoles de management des modules de formation parlant de la
souffrance au travail, la situation serait meilleure. Cela permettrait aux futurs
managers de mieux faire le lien entre la souffrance et les techniques de management.
Il faut aussi que les salariés parlent. Les patrons ne sont ni psychologues ni
ergonomes, il est nécessaire de leur expliquer ce qui pose problème dans une
organisation. A ce titre, les chefs d'entreprises ne doivent pas percevoir l'inspection
du travail comme une source d'ennuis car elle peut les aider à résoudre certaines
problématiques et améliorer les conditions de travail. Enfin, lorsque la situation au
travail se dégrade, il ne faut pas que les salariés essaient de tenir. Il faut consulter et
ne pas avoir peur de l'arrêt de travail.

Que pensez-vous du rapport Légeron Nassesur la détermination, la


mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail ?

Marie Pezé : Ce rapport met le stress au centre des pathologies du travail et vise à
mettre en place un nouvel outil de mesure. Je ne le soutiens pas car j'estime que le
stress ne peut pas tout expliquer, c'est une vision trop réductrice qui ne rend pas
compte notamment de la nécessité d'une bonne ergonomie des postes de travail et
d'une bonne organisation.

Interview de Marie Pezé pour l’Express/L’Entreprise.com septembre 2008

* Le 360° est une technique d'évaluation qui consiste à faire évaluer un salarié par un ensemble de
personnes de son entourage qui collaborent avec lui. L'objectif est de faire dresser par ce jury un bilan
des pratiques du salarié et d'établir une liste des compétences qu'il doit développer.

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2. Le management par le jeu : un nouveau moyen de motiver


les salariés ?

Et si le travail devenait un jeu comme Candy Crush, avec des points à gagner, des
niveaux à compléter, des récompenses… C’est ce qui est en train de se produire avec
la ludification des applications et des processus professionnels. L’objectif :
renforcer la motivation des salariés et surtout leur productivité...

On parle beaucoup de ludification (ou gamification) du travail depuis quelques


temps. Ce concept, qui consiste à introduire une dimension ludique dans le
monde de l’entreprise, n’est pas vraiment nouveau. Cela fait plus de vingt ans que
L’Oréal, suivi par beaucoup d’autres, utilise le « serious game » dans ses processus de
recrutement, à des fins de sélection.

La dimension ludique favorisant l’acquisition des connaissances, les « serious games


» sont aussi très présents dans la formation : depuis des décennies tous les pilotes
d’avion sont formés sur des logiciels de simulation de vol qui ne sont rien d’autres
que des jeux (d’ailleurs commercialisés en tant que tels).

Ce qui est plus nouveau, c’est l’évolution vers une ludification du travail
lui-même, c’est-à-dire de tout ou partie des tâches quotidiennes réalisées par les
salariés. La chose est désormais possible et d’autant plus facile que l'outil de travail
est numérique : il enregistre tout, mesure, permet de quantifier des tâches qui ne
l'étaient pas jusque-là. En ludifiant les applications et les processus professionnels,
on cherche à transformer cette quantification généralisée en gain de
performance et de productivité.

Et c’est une tendance de fond : selon Markets and Markets, le marché de la


ludification pourrait atteindre 5 milliards de dollars en 2018. Gartner prédit pour sa
part qu’en 2014, 70 % des 2000 plus grandes organisations mondiales auront recours
à la ludification pour doper la productivité de leurs employés.

Pourquoi un tel engouement ?

Simplement parce que les entreprises cherchent par tous les moyens à
motiver et à entretenir dans la durée la motivation de leurs salariés, gage
d’implication et donc de productivité. La ludification des outils et processus de travail
joue précisément sur les mécanismes primaires de la motivation : nous avons tous en
nous, à un degré plus ou moins développé, l'envie de gagner, de battre l'adversaire et,
quand il n’y a pas d’adversaire désigné, de nous surpasser à nos propres yeux.
Transformer des tâches répétitives ou fastidieuses en jeu, c’est remplacer la
contrainte par un défi que chacun s’approprie et relève – pour le fun, par
goût pour la compétition ou parce qu’il y a quelques chose d’intéressant à gagner.

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L’avantage ? Comme c'est un jeu, on s'y prête de bien meilleure grâce que si c'était
une injonction venant de la hiérarchie...

Pour autant, cette solution est-elle applicable à tout et à tous ? En matière


de ressources humaines, un recours sans discernement à la ludification du travail
peut rapidement tourner à instaurer un climat de compétition de tous contre tous,
avec pour conséquence désastreuse la stigmatisation et donc la démotivation des
moins bons joueurs. Un des pires exemples qu’on puisse citer est cette enseigne de
distribution américaine qui a mis en place un « jeu » où une lumière rouge s’allume
au-dessus de la caisse des caissiers qui ne scannent pas les articles assez vite. Le but
du « jeu » : garder la lumière au vert pendant toute la durée du travail. Quelle que
soit la récompense à la clé, le principe en choque sans surprise plus d’un.

Quels domaines d’application ?

Ce n’est bien entendu pas sous cette forme que la ludification peut contribuer à la
motivation des salariés et à la performance de l’entreprise. A condition de respecter
un certain nombre de règles éthiques et managériales, les applications et méthodes
ludiques sont en revanche pertinentes et créatrices de valeur dans tous les domaines
où il faut encourager la collaboration, par exemple les ventes et les processus
d’innovation.  Dans le management des équipes de vente, les entreprises ont
longtemps accordé une grande importance à la performance individuelle. On sait
aujourd’hui, notamment grâce aux récents travaux du Corporate Executive Board,
que les équipes de ventes B2B les plus efficaces sont celles où le collectif et
le relationnel prennent le pas sur la performance de l’individu isolé, aussi
performant soit-il dans l’exécution de ses tâches. Inciter les commerciaux à collaborer
au travers d’outils ludiques, sur le réseau social interne par exemple, a toutes les
chances de donner de bons résultats.

De même, dans tous processus de créativité et d’ouverture du processus d’innovation,


une dimension ludique – sous forme de concours en équipe, par exemple –
encouragera les collaborateurs à s’impliquer davantage dans la recherche de solutions
en activant des mécanismes d’émulation et non de simple compétition. Ce n’est pas
un hasard si Gartner prévoit qu’en 2015, 50 % de l'innovation des entreprises sera «
gamifiée ».

Enfin, la ludification paraît une méthode particulièrement adaptée dans


les contextes de changement et de transformation où l’enjeu est de favoriser
l’adoption de bonnes pratiques. Par exemple, on peut très bien imaginer, dans le
cadre de la mise en place d’un portail achats, un système de bonus ou de récompenses
pour les directions qui respectent le mieux les contrats cadres (pour les achats de
voyages, de fournitures, etc.).

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Les conditions sine qua non du succès

On commence à avoir suffisamment de recul pour constater que les initiatives de


ludification qui donnent les résultats attendus présentent trois points communs :

 Une conception très soignée, tant dans les aspects graphiques du jeu que
dans le scénario (la mécanique de jeu) et l’intégration dans les processus de
travail existants. C’est la condition de base pour que le projet soit accepté par
les salariés.

 La transparence sur les objectifs - Le management doit être soit clair sur
la finalité poursuivie ainsi que sur le dispositif d’évaluation qu’implique tout
système de récompense/gratification, individuel ou collectif. C’est aux
managers d’expliquer en amont aux collaborateurs pourquoi ce jeu est mis en
place et comment il fonctionne...

 Des récompenses non stigmatisantes - Toutes les enquêtes sur la


motivation des salariés montrent que l’argent, même s’il est important, n’est
pas le principal ressort de la motivation. Les récompenses pécuniaires, qui ont
tendance à  favoriser l’individualisme, ne sont pas forcément les plus adaptées.
Quel que soit le type de gratification choisi, il faut être assez adroit pour que la
récompense des uns ne stigmatise pas les autres.

Les outils numériques rendent beaucoup de choses possibles en matière de


ludification. L’erreur serait de croire que les outils et la technologie
suffisent. Dans un contexte où l’organisation du travail est de plus en plus
fragmentée et où les salariés s’interrogent de plus en plus sur le sens de ce qu’ils font
au quotidien, la dimension humaine est au contraire plus importante que
jamais.

Dans une démarche de ludification, qu’elle concerne la formation, un processus


spécifique ou la recherche d’innovation, le rôle des managers, notamment des
managers de proximité, est absolument central. Pour que leurs collaborateurs
s’impliquent et gagnent, c’est d’abord à eux de jouer le jeu !

Vincent Beliveau DG de Cornerstone OnDemand Les Echos/ Le Cercle Mars 2014

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