La mise en faillite de la Samir est une grosse magouille où les pouvoirs
publics endossent une lourde responsabilité. Tout autant que le propriétaire saoudien Mohamed Al-Amoudi. Ironie du sort! Le Sheikh Mohammed Hussein Ali Al-Amoudi, homme d’affaires saoudien né en Ethiopie, PDG de l’entreprise Corral Morocco Holdings, propriétaire de la raffinerie La Samir, réclame, devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) de la Banque mondiale, 14 milliards de dirhams (1,5 milliard de dollars américains) à l’Etat marocain comme dédommagements. En guise de plaidoirie, Al-Amoudi accuse les autorités marocaines d’être entièrement responsables concernant la suspension de l’activité de La Samir en août 2015. Il accuse l’Etat marocain «d’entraves et de traitement injuste de son investissement» ayant été la cause directe de la suspension du raffinage. Et de citer, entre autres, la saisie des comptes bancaires de la raffinerie et l’interdiction d’accostage au quai de déchargement imposée aux bateaux transportant des carburants destinés à la raffinerie. Al-Amoudi a déposé cette plainte au moment même où l’entreprise est en liquidation judiciaire sous le contrôle d’un syndic pour le paiement des arriérés dus au fisc, à la Douane et à des banques marocaines, évalués à 43 milliards de dirhams. Mais aussi au moment où il fait l’objet, depuis le 5 novembre 2018, d’une décision du tribunal du commerce de Casablanca d’étendre la liquidation de la raffinerie de Mohammedia à ses biens personnels. Décision unilatérale Le milliardaire saoudien est ou amnésique, ou quelqu’un qui sait ce qu’il fait, jouant à un jeu dangereux de pression sur les autorités marocaines car détenant peut-être des preuves de complicité et de corruption sur des responsables marocains. Amnésique car c’est lui-même qui a pris la décision, de façon unilatérale, d’arrêter l’activité de la raffinerie (200.000 barils par jour) le 5 août 2015. Quelques mois plus tôt, il avait préparé le marché au scénario de la faillite. La vache-à-lait était devenue sans intérêt pour le milliardaire, qui avait déjà transformé les bénéfices de plusieurs années en dividendes, en les transférant vers l’Ethiopie et ailleurs. Tout a commencé en décembre 2014. A l’issue d’un premier «Profit Warning », La Samir reconnaissait une dette envers l’Etat de 27 millions de dirhams et une perte record de 3,4 milliards de dirhams en 2014. Quelques mois plus tard, la restructuration générale de la dette de La Samir avait suscité l’espoir d’un retour à l’équilibre. En février 2015, elle a signé une convention «murabaha» (produit financier utilisé en finance islamique) de 235 millions de dollars avec la Société Internationale Islamique de Financement du Commerce, une filiale de la Banque Islamique de Développement. Plan de sauvetage Le 29 avril, La Samir a obtenu un crédit de refinancement à long terme de 1,2 milliard de dirhams de la Banque Populaire. Ce n’est pas tout. Le groupe américain Carlyle lui a accordé une facilité de 350 millions de dollars pour financer ses activités d’import de matières premières. Au premier semestre 2015, La Samir a annoncé une perte de 2,17 milliards de dirhams! Et puis, après avoir empoché tout cet argent, Al-Amoudi annonce, contre toute attente, le 5 août, la cessation de l’activité de La Samir, sans préavis et sans en aviser les autorités. Le gouvernement convoque l’actionnaire majoritaire, pour justifier la cessation d’activité de la raffinerie. Pour rappel, le groupe Corral Morocco Gas and Oil AB, contrôlé par la société Moroncha Holdings Co. Limited, détenue à 100% par le Cheikh Mohammed Hussein Al-Amoudi, a racheté 67% de La Samir en 2006, qui étaient détenus par la société suédoise Corral Morocco Holdings AB. La réunion débouche sur une impasse. L’homme d’affaires saoudien s’est lancé dans une partie de chantage: La Samir est le seul raffineur du pays -détenant à ce titre plus de 65% de parts de marché- et emploie 1.000 salariés, sans oublier qu’elle est redevable à l’Etat et à ses fournisseurs de grosses sommes d’argent. La veille du Conseil de gouvernement du 19 août 2015 à Rabat, dont le principal sujet de discussion était La Samir, le cheikh Al-Amoudi s’est réuni avec le ministre de l’Énergie, Abdelkader Amara, l’ex-ministre de l’Économie et des Finances, Mohamed Boussaïd, et l’ex-ministre de l’Intérieur, Mohamed Hassad. Il n’est pas venu avec un plan de sauvetage de la raffinerie. Et les trois ministres ne concèdent rien. Le richissime Saoudien a joué le rôle de «sauveteur de la raffinerie», qui se bat pour un apurement de ses arriérés auprès de la Douane, s’élevant à 13 milliards de dirhams, et un rééchelonnement de sa dette bancaire et obligataire, qui dépasse les 20 milliards de dirhams, dont une bonne partie est contractée auprès de la Banque Centrale Populaire. Il a même cherché aussi à politiser l’affaire. En vain. Les choses se sont donc retournées contre lui. On donne alors le feu vert aux institutions marocaines pour réagir. La Douane saisit les comptes de Corral et de ses 30 filiales au Maroc, l’Office des changes soupçonne des transferts de fonds illégaux… Mais après quoi? La Samir était déjà en faillite! Transferts illégaux Mais même en faillite, le patrimoine de La Samir vaut son pesant d’or, évalué à 21,6 milliards de dirhams, dont les unités de production de Mohammedia et de Sidi Kacem (évaluées à 15 milliards de dirhams). Les actions qu’elle détient dans le capital d’autres sociétés est estimé à 827 MDH, répartis entre la Société de distribution de carburants et combustibles (SDCC) (150 MDH), l’Académie africaine de l’énergie (ACAFE) (3,5 MDH), la Société marocaine de transport et de stockage de produits pétroliers (TSPP) (60 MDH), les Autoroutes du Maroc (12 MDH), la Société marocaine de stockage (220 MDH), AfricBitumes (26 MDH), Jorf Petrolium Storage (12 MDH), Salam Gaz (327 MDH), et la Société hôtelière d’Ifrane (17 MDH). A cela s’ajoute un patrimoine non industriel, un foncier de 240 hectares. S’il est n’est pas amnésique et qu’il sait ce qu’il fait, c’est que le Sheikh Al-Amoudi ne sort pas toutes ses cartes à la fois et en garde encore quelques-unes pour faire pression sur l’Etat marocain. Car, autrement, comment expliquer qu’il ait transféré des milliards et des milliards de dirhams de dividendes sans rembourser ses dettes ou en réinvestir une partie dans la société, conformément à ses engagements pris avec l’Etat marocain? Les 30 milliards que La Samir a investis sur la période 2004 à 2009 étaient d’ailleurs financés par la dette. Le milliardaire saoudien a investi en Ethiopie l’argent qu’il a pompé des comptes de La Samir avant de la laisser couler sous les dettes. D’ailleurs, quelques jours seulement après un bref séjour au Maroc durant lequel le patron et l’actionnaire majoritaire de La Samir a tenté de négocier avec le gouvernement une «sortie de crise» du raffineur national, la presse éthiopienne parlait des «prouesses» de l’homme d’affaires Mohammed Al- Amoudi, qui avait remporté, face à Total et Oil Libya, le marché de distribution pétrolière à Djibouti. Comment l’Etat a-t-il pu fermer les yeux sur ces transferts de dividendes à l’étranger au moment où la société ne respectait pas ses engagements en matière d’investissements, annonçait des pertes et cumulait les dettes? Et comment l’Etat a-t-il pu tolérer le fait que les distributeurs pétroliers privés importaient du pétrole de l’étranger alors que le raffineur national en produisait et en stockait? C’est dire que l’affaire de La Samir, depuis sa privatisation jusqu’à la décision de sa liquidation judiciaire, est une grosse arnaque dont les contours cachent difficilement des complicités à tous les niveaux de l’Etat. D’abord, en 1997, dans le cadre de la privatisation, durant laquelle le ministre Abderrahmane Sâaïdi avait déclaré qu’au Maroc il n’y a aucun secteur qui soit stratégique, l’on cède le raffineur national à un prix contesté (car en deçà de la valorisation réelle de la société). Ensuite, et depuis, le fisc et la Douane et même certains fournisseurs ont financé la mauvaise gestion des nouveaux actionnaires, qui n’ont pas hésité à fermer la Société chérifienne des pétroles (SCP), première raffinerie du Maroc (datant de 1929) de Sidi Kacem. Une fermeture qui a eu des conséquences désastreuses sur toute une région, qui était jusque là animée par cette activité économique. Complicités à tous les niveaux Enfin, au lieu de le poursuivre devant les juridictions internationales pour escroquerie, le gouvernement préfère garder le silence et donc le flou sur cette affaire louche qui ne profite qu’aux distributeurs pétroliers qui ont engrangé depuis la libéralisation du secteur des profits faramineux et qui menace la sécurité énergétique nationale (absence d’un stock de réserve stratégique), pour reprendre fidèlement la conclusion du récent rapport de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Et c’est le milliardaire saoudien qui prend l’initiative en poursuivant l’Etat marocain devant le CIRDI et en réclamant 14 milliards de dirhams (1,5 milliard de dollars). Comme s’il lui restait encore un peu à traire de sa vacheà- lait