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La relation avec autrui est-elle nécessairement conflictuelle ?

Introduction
Le conflit est une expérience fréquente. Nos relations avec les autres, y compris avec
nos proches, parents, enfants, amis, peuvent souvent être tendues au point de prendre la
forme de conflits – c’est-à-dire de violences que produisent les affrontements, les luttes, les
disputes qui opposent les individus les uns aux autres. Mais la relation avec autrui est-elle
nécessairement conflictuelle ? Ce n’est sans doute pas parce qu’il y a de la violence dans nos
rapports aux autres, que celle-ci constitue l’essence de la relation avec autrui. N’y a-t-il pas en
effet des situations de paix, de bonne entente immédiate, de compréhension mutuelle, ne
serait-ce que dans la charité ou l’amitié ? Les hommes, il est vrai, sont souvent haineux,
jaloux les uns des autres, en rivalité ; ils cherchent à s’évincer, à se nuire, pour n’importe quel
motif ; mais ils peuvent aussi se montrer bienveillants, hospitaliers, altruistes, et surtout
ouverts à l’altérité du prochain. Toutefois, aimer son prochain comme soi-même, est-ce là
l’attitude première ? La peur de l’autre, en raison même de son altérité, n’est-elle pas
première ? Ne nous conduit-elle pas à nous méfier de l’étranger, et donc à le traiter en
ennemi ? Autrement dit, le conflit n’est-il pas le sens originel de la relation à l’autre ? Le
problème est donc de savoir si le conflit n’est qu’une modalité, sans doute fréquente, de la
relation avec autrui, ou bien s’il peut être évité, ou du moins dépassé. Comment la rencontre
d’autrui est-elle possible si le conflit est inévitable ? Afin d’examiner cette question, on se
demandera d’abord si la relation avec autrui peut échapper au conflit, ce qui nous conduira à
interroger les raisons de notre hostilité à l’égard des autres, pour enfin envisager la possibilité
de surmonter des conflits peut-être nécessaires mais toujours destructeurs.

I. Le conflit n’est-il qu’une modalité de la relation avec autrui ?

a) L’ambivalence de la relation avec autrui : l’insociable sociabilité de l’homme. (Kant)


La relation avec autrui ne semble pas nécessairement conflictuelle même si nos
désaccords sont fréquents. Les hommes en effet sont sociables. Ils semblent faits pour
l’être : ne serait-ce que parce que les autres nous sont indispensables, nous devons entretenir
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avec eux des relations pacifiques. Mais s’il y a une sociabilité qui nous pousse à rechercher la
compagnie de nos semblables, il y a aussi, comme le souligne Kant, une insociabilité :
« L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire
qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se
séparer (s’isoler); en effet, il trouve en même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à
sa guise et il s’attend à provoquer surtout une opposition des autres, sachant bien qu’il incline lui-même à
s’opposer à eux. » (Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784), IV°
proposition, trad. J.-M. Muglioni, Bordas, 1999, p.15-16.) Kant nous fait comprendre que la
vie sociale est le lieu où s’épanouit la condition humaine par excellence et qu’il n’y a donc
d’humanité – c’est-à-dire de dépassement des pulsions animales – que par la relation aux
autres. Cependant, nous sommes aussi enclins à nous opposer à nos semblables et donc à
nous replier sur nous-mêmes au point de nous opposer aux autres. Nous comprenons ainsi
que le conflit soit fréquent. Toutefois, du fait même de la vie sociale, selon Kant, nous nous
humanisons. Si l’homme ne se réduit donc pas à son agressivité, s’il peut faire preuve
d’humanité, n’est-ce pas parce qu’il y a dans l’âme humaine non seulement ce principe qui
nous pousse à nous intéresser à nous-mêmes, mais aussi ce principe qui nous « inspire une
répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement nos
semblables » ? Le phénomène de la pitié – analysé par Rousseau – témoigne de cette
tendance innée à porter secours aux faibles. La pitié ou la compassion semble donc être une
manifestation de la bonté naturelle de l’homme.
b) La pitié est-elle la manifestation de la bonté naturelle de l’homme (Rousseau) ou
bien recouvre-t-elle un désir de domination ?
La pitié, explique Rousseau, est « un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu
l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous
porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir. » (Rousseau, Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes, GF, p. 214.) Certes, la pitié caractérise l’homme à l’état
de nature, mais si elle s’affaiblit à l’état social, elle n’est pas pour autant détruite par la société
qui nous dénature : « telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore
peine à détruire. » Et, ajoute-t-il, c’est de cette seule qualité que « découlent toutes les vertus sociales […].
En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux
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coupables, ou à l’espèce humaine en général ? » (Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, éd. GF-Flammarion, p. 213.) La pitié est donc une vertu universelle
qui protège l’homme de sa propre violence. Mais n’objectera-t-on pas que la pitié peut
déguiser des humiliations et créer des soumissions ? Ne faut-il donc pas chercher une
relation avec autrui moins ambiguë ? L’amitié – plutôt que l’amour trop passionnel – n’est-
elle pas à privilégier ? Ne s’agit-il pas d’une affection pour le prochain délivrée de toute
forme de violence ?
c) L’amitié, est-ce le modèle de la relation non conflictuelle avec autrui ?
(Montaigne, Nathalie Sarraute)
Dans les Essais, livre I, ch. XXVIII, Montaigne parle de son amitié exceptionnelle
avec Etienne de la Boétie : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut
exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » […] Nous nous cherchions avant
que de nous être vus […]. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie
de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche
que l’un à l’autre. » Si une telle amitié est possible, n’est-ce pas la preuve que la relation avec
autrui n’est pas nécessairement conflictuelle ? L’expérience de l’amitié – si importante dans la
philosophie politique d’Aristote – n’est-elle pas l’expérience d’une compréhension
immédiate, d’une entente à mi mots ? Cette amitié entre Montaigne et La Boétie est si
parfaite que les âmes des deux amis n’en forment plus qu’une. Elles sont comme cousues
ensemble mais la couture ne se retrouve plus. Il ne peut donc pas y avoir de conflit entre de
tels amis. Mais est-ce si certain ? N’y a-t-il pas aussi, du fait que cette amitié est présentée
comme fusionnelle disparition en quelque sorte de l’expérience spécifique de l’altérité de
l’autre ? Y a-t-il encore relation ? Par ailleurs, en voyant la pièce de Nathalie Sarraute, Pour un
oui ou pour un non, on comprend que le conflit se loge jusque dans les amitiés les plus sûres.
La pièce met en scène deux amis, H 1 et H 2 qui s’efforcent de comprendre pourquoi ils se
sont brouillés. Ils découvrent qu’une phrase – « c’est bien… ça » – prononcée sur un certain
ton a été la cause de leur dispute. Cette pièce nous fait comprendre que si nos relations aux
autres ne prennent pas nécessairement la forme d’un conflit explicite, elles sont toujours
menacées et ambiguës : un rien suffit à créer du conflit alors qu’on croyait que l’autre allait
être un ami indéfectible. Il nous faut donc examiner la question de savoir si le conflit n’est
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tout de même pas – contrairement à ce qu’on aurait pu croire – le sens originel de la relation
avec autrui.

II. Le conflit est-il le sens originel de la relation avec autrui ?

a) Les désirs mimétiques sont à l’origine de nos querelles : le conflit est inévitable
car il est inhérent à la nature humaine.
Comment expliquer que malgré, les manifestations de bonté dont nous pouvons faire
preuve les uns pour les autres, les conflits soient si fréquents dans les relations avec les
autres, au point qu’ils peuvent sembler inévitables ? Thomas Hobbes propose une
anthropologie pessimiste que peut résumer la formule empruntée à Plaute : « Homo homini
lupus ». Il ajoute, il est vrai, que l’homme n’est pas seulement un loup pour l’homme, mais
qu’il est aussi un dieu. Quelle est la cause des conflits selon Hobbes ? « On trouve dans la nature
humaine trois causes principales de conflits : premièrement, la compétition ; deuxièmement, la défiance ;
troisièmement, la gloire. » (Hobbes, Léviathan, trad. Gérard Mairet, Folio/Gallimard, p. 224.)
Pour Hobbes, comme pour Spinoza, les hommes se montrent violents les uns envers les
autres d’abord parce qu’ils sont des rivaux : ils ont fortement tendance à désirer les mêmes
biens, ils désirent intensément ce que l’autre possède ou simplement désire : « si deux humains
désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir l’un et l’autre, ils deviennent ennemis et, pour
parvenir à leur fin (qui est principalement leur propre conservation et parfois seulement leur jouissance), ils
s’efforcent de s’éliminer ou de s’assujettir l’un l’autre. » Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance
de l’Etat chrétien et civil (1651), trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, coll. « Folio /essais », p.
222.) Cette explication des causes de la guerre de chacun contre chacun qui s’installe tant
qu’il n’y a pas de pouvoir commun pour tenir en respect les hommes sera radicalisée par
René Girard : « Les désirs rivalitaires sont d’autant plus redoutables qu’ils ont tendance à se renforcer
réciproquement. C’est le principe de l’escalade et de la surenchère qui gouverne ce type de conflit. » C’est
pourquoi, comme on le voit dans le Décalogue, il faut, pour interdire la violence, interdire les
désirs : « Le dixième et dernier commandement tranche sur ceux qui le précèdent et par sa longueur et par
son objet : au lieu d’interdire une action il interdit un désir : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton
prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son
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âne, rien de ce qui est à lui. » (Ex 20, 17). » (René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair,
Grasset.)
Si un Etat parvient à imposer aux citoyens son pouvoir, nous pourrions penser que le
risque d’une guerre généralisée de tous contre tous peut être évité. Qu’est-ce qui permet dès
lors de comprendre que le conflit est le sens originel de la relation avec autrui ?

b) Si la relation avec autrui est une relation avec une liberté aux prises avec la
mienne, alors elle ne peut qu’être conflictuelle. Sartre, dans L’Être et le néant, récuse le
concept de nature humaine pour lui préférer la notion de condition humaine : l’homme n’a
pas de nature, il n’y a pas d’essence de l’homme, précisément parce que le sujet est avant tout
liberté. L’homme, écrit Sartre à la fin de L’Être et le néant, est « condamné à être libre. » Dans
ces conditions, la relation avec autrui n’est autre chose qu’une relation d’une liberté avec une
autre liberté et elle ne peut donc être qu’un affrontement. De plus, Sartre aborde le problème
d’autrui à partir de l’expérience du regard, et en effet, en un sens au moins, lorsqu’autrui me
regarde, il m’objective, puisqu’il me voit non pas comme un sujet, mais bien comme un
objet. Je ne me vois pas moi-même tel qu’autrui me voit. Le regard d’autrui me révèle ainsi à
moi-même et c’est pourquoi on peut dire que l’autre est le médiateur indispensable entre moi
et moi-même. Mais si autrui m’objective et ainsi me chosifie, la réciproque est vraie : autrui
me regarde et je le regarde. Il est donc nécessaire, presque au sens littéral du terme, qu’il y ait
affrontement : « Tout ce qui vaut pour moi vaut pour autrui. Pendant que je tente de me libérer de
l’emprise d’autrui, autrui tente de se libérer de la mienne ; pendant que je cherche à asservir autrui, autrui
cherche à m’asservir. […] Les descriptions qui vont suivre doivent donc être envisagées dans la perspective du
conflit. Le conflit est le sens originel de l’être-pour-autrui. Si nous partons de la révélation première d’autrui
comme regard, nous devons reconnaître que nous éprouvons notre insaisissable être-pour-autrui sous la forme
d’une possession. […] Le regard d’autrui façonne mon corps dans sa nudité, le fait naître, le sculpte, le
produit comme il est, le voit comme je ne le verrai jamais. […] Il me fait être et, par cela même, me possède,
et cette possession n’est rien autre que la conscience de me posséder. » (Jean-Paul Sartre L’Être et le Néant
(1943), troisième partie, chap. III, Paris, éd. Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 413.) La relation
avec l’autre est ici décrite comme une lutte entre deux consciences, qui tentent désespérant
de se soustraire au regard de l’autre qui me chosifie.
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c) Si la relation avec autrui est par principe conflictuelle, notre expérience d’autrui
n’est-elle pas compromise ?

Les conflits avec les autres semblent ainsi inévitables. Ils peuvent même être perçus
comme nécessaires, au sens où on ne peut se poser qu’en s’opposant. Il peut parfois être
nécessaire de ne pas chercher à fuir un conflit si le conflit n’est pas stérile, s’il n’est pas que
négation, s’il n’est qu’une étape pour parvenir à s’affirmer soi-même. Dans cette perspective,
le conflit doit aussi être surmonté : on ne peut en rester au stade de la lutte pour la
reconnaissance. Mais si le conflit est l’essence de la relation à l’autre, l’expérience de l’altérité
de la personne de l’autre peut-elle encore être vécue ? Si on considère que la relation à l’autre
ne peut être que conflictuelle, est-ce qu’on ne risque pas de manquer la spécificité de la
rencontre avec un être qui, tout en étant, comme moi, un moi, n’est pas moi, est, autre,
unique, singulier, non-interchangeable ? Si les conflits ont leur utilité dans la construction du
sujet, ils sont aussi destructeurs, et c’est pourquoi il nous faut parvenir à dépasser le conflit,
ne serait-ce que si nous espérons pouvoir nous ouvrir à l’altérité du prochain.

III. Le conflit dans la relation avec autrui peut-il être dépassé ?

a) Ne faut-il pas, pour rencontrer autrui, c’est-à-dire pour s’ouvrir à sa différence et


à son unicité, renoncer à la violence, autrement dit aux prérogatives du moi ? On ne peut pas
examiner le problème de la relation avec autrui, donc le problème de l’altérité, sans
s’interroger sur le moi. Pascal nous fait comprendre que « Le moi est haïssable. » Pourquoi ?
parce qu’il est « injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout : il est incommode aux autres en ce qu’il les
veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. […] La nature de
l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. » (Pascal, Pensées, éd.
Le Guern, § 509 et 758.) Or, l’expérience d’autrui prend principalement la forme d’une
expérience éthique, autrement dit d’une expérience qui conduit à m’évader de moi-même et
à – que je le veuille ou non – m’ouvrir la différence de la personne d’autrui. Autrui est celui
qui me met en question, ce dont témoigne par exemple le poème en prose de Baudelaire Les
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yeux des pauvres, dans lequel, évoquant des pauvres fascinés par un café neuf qui regorge de
richesses, Baudelaire écrit : « je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes,
plus grands que notre soif. » L’éthique, c’est cette honte d’avoir trop quand d’autres
manquent de tout. Autrui m’adresse un appel et je ne peux pas ne pas répondre à cet appel.
C’est aussi faire l’expérience de la primauté de l’autre sur le moi. Lévinas résume cette
primauté de l’autre en disant de sa philosophie qu’elle est une tentative pour penser un
« après vous, Monsieur ! originel. »
b) L’expérience d’autrui est avant tout une expérience éthique
Emmanuel Lévinas, sans être le moins du monde naïf sur la violence dont il sait bien
qu’elle est au cœur des relations humaines, nous fait comprendre que la relation à autrui,
précisément parce qu’elle est expérience involontaire de l’altérité du prochain, ne peut pas,
par principe, se réduire au conflit. L’altérité est avant tout, pour Lévinas, mystère. Il dit
encore énigme ou pudeur. Dans Le Temps et l’autre, il esquisse une phénoménologie de la
caresse et il montre que l’éros est la situation où l’expérience de l’altérité de l’autre apparaît
dans sa pureté. Si l’autre, si l’Aimée, n’est ni saisie, ni connue par la caresse, ce n’est pas
parce qu’autrui opposerait par une sorte de lutte sa liberté à la mienne, c’est parce qu’autrui
est absolument autre, et ne peut donc être possédé. C’est pourquoi la caresse est
« recherche » sans savoir ce qu’elle cherche. Elle est un « désordonné fondamental. » Dans
l’expérience érotique de la caresse s’éprouve l’altérité inassimilable du prochain : « Si on
pouvait posséder, saisir et connaître l’autre, il ne serait pas l’autre. » (Lévinas, Le Temps te
l’autre, PUF, p. 83.)
« L’autre n’est pas un être que nous rencontrons, qui nous menace ou qui veut s’emparer de nous. Le
fait d’être réfractaire à notre pouvoir n’est pas une puissance plus grande que la nôtre. C’est l’altérité qui fait
toute sa puissance. Son mystère constitue son altérité. Remarque fondamentale : je ne pose pas autrui
initialement comme liberté, caractéristique dans laquelle est inscrit d’avance l’échec de la communication. Car
avec une liberté il ne peut y avoir d’autre relation que celle de la soumission et de l’asservissement. Dans les
deux cas, l’une des deux libertés est anéantie. La relation entre maître et esclave peut être saisie au niveau de
la lutte, mais alors elle devient réciproque. Hegel a montré précisément comment le maître devient l’esclave et
l’esclave le maître du maître. En posant l’altérité d’autrui comme le mystère défini lui-même par la pudeur, je
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ne la pose pas comme liberté identique à la mienne et aux prises avec la mienne, je ne pose pas un autre
existant en face de moi, je pose l’altérité.» (Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, PUF, p. 79-80.)

c) La responsabilité pour autrui me constitue comme sujet


L’expérience d’autrui apparaît comme le point de départ d’une redéfinition de la
subjectivité. Afin de s’ouvrir à l’autre comme tel, le moi ne peut pas s’abolir : il doit rester
lui-même. Mais dès qu’il se laisse affecter par l’altérité du prochain, le moi cesse d’être défini
comme un être qui persévère dans son être. « Être moi, écrit Lévinas dans Humanisme de
l’autre homme, signifie ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité. […] L’unicité du moi,
c’est le fait que personne ne peut répondre à ma place. » (Lévinas, Humanisme de l’autre homme,
Biblio/essais, p. 53-54)
Conclusion
Le conflit n’est certainement pas le sens ultime de la relation avec autrui. En effet, dès
qu’on cesse de voir en l’autre un semblable, autrement dit un sujet libre que j’affronte dans
des relations qui visent la domination, la signification éthique de l’expérience d’autrui se
révèle pleinement. L’autre qui me regarde ne me constitue pas d’abord comme objet dominé
par son regard, mais, du fait même de sa fragilité de mortel, autrui est celui qui, littéralement,
me désarme. Autrui n’est pas un être qui s’oppose à moi comme la nuit s’oppose au jour,
mais il est celui qui m’oblige à remettre en question le bien-fondé de mon existence. Dès lors
ma peur de l’autre peut se convertir en crainte pour autrui – pour sa mortalité. Non
seulement son visage, nu, exposé, pauvre mais aussi droit me commande et m’adresse ce
commandement éthique « tu ne tueras point », mais il m’appelle, et c’est en lui répondant
que j’accède à pleinement à moi-même. C’est pourquoi Lévinas peut envisager la relation à
autrui comme sortie de soi ou orientation vers le Bien. Nous pouvons dès lors soumettre à
un examen critique la formule de Sartre « L’Enfer, c’est les autres » et reconnaître notre dette
originelle envers autrui, et, ainsi se laisser pleinement affecter par l’humanité d’un autre
toujours singulier, toujours fragile, qu’il ne s’agit ni de penser, ni de connaître, mais
simplement de rencontrer. Or en quoi consiste la violence du conflit, si ce n’est en une
forme d’allergie à l’égard de la différence de la personne de l’autre ? Rencontrer une
personne autre – la saluer – c’est déjà renoncer à la violence.

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