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Introduction Au Droit Constitutionnel - Documents Semestre 1 2020-2021
Introduction Au Droit Constitutionnel - Documents Semestre 1 2020-2021
droit
Introduction au droit constitutionnel
Licence 1
Année universitaire 2020/2021
Professeur : Maxime Tourbe
Ambrogio Lorenzetti, Allégorie du Bon Gouvernement, fresque (1337-1340), Palais Public de Sienne
Patrick Boucheron, « “Tournez les yeux pour admirer, vous qui exercez le pouvoir, celle qui est
peinte ici”. La fresque du Bon Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti », Annales. Histoire,
Sciences Sociales, 2005, n° 6, p. 1137 et s. (extrait)
Trois plans doivent être distingués : le sol, que foulent les pieds des citoyens et, à l’extrême
gauche, de l’allégorie de la Concorde; l’estrade, où est placé, isolé, le trône de justice ainsi que le banc
où siègent les sept autres allégories; le ciel uniformément bleu enfin, où les vertus théologales
déploient leurs ailes mordorées. Si l’on hiérarchise à présent les figures en fonction de leurs tailles
respectives, s’impose d’abord le vieillard barbu, qui trône, souverain, au milieu du banc. Il règne. Sa
dextre tient le sceptre et sa senestre un disque doré (bouclier ? sceau de la Commune ?). Il arbore non
une couronne, mais le chapeau bordé de vair des podestats. Une inscription au dessus de ses épaules
(CSCCV), l’habit noir et blanc dont il est vêtu, la présence des jumeaux Senius et Aschinus têtant la
louve à ses pieds : tout, autour de lui, fait signe vers la Commune de Sienne . Représentée sous les
traits d’une jeune femme sévère mais richement vêtue, la Justice trône à gauche et constitue le second
pôle de la composition. Elle est identifiée par le verset du Livre de la sagesse déjà maintes fois cité, et
a comme attribut une grande balance romaine dont elle équilibre les plateaux avec ses pouces. Chaque
plateau porte un ange. Celui de gauche, tenant le glaive et la couronne, est surmonté de l’inscription
« Distributiva » : il symbolise donc la justice distributive qui punit (une décapitation) et récompense
(un couronnement). Un autre titulus (« Comutativa ») désigne l’ange de droite tenant une canne
(mesure de longueur) et un cylindre (mesure de capacité) : il incarne la justice commutative qui règle
l’équité des échanges. Cette représentation de la justice dans sa double nature aristotélicienne
(distributive et commutative) est inspirée par la Sapientia, qui tient le fléau de la balance dans le ciel
des idées.
À l’égard des vertus théologales, la position du gouvernement est tout autre. Bien que de
stature plus modeste, les trois figures féminines que leur titulus désigne respectivement comme Fides,
Caritas et Spes : la Foi, la Charité et l’Espérance, dominent le grand personnage dans le ciel des idées,
puisque leur caractère surnaturel les maintient hors de la hiérarchie terrestre. Contrairement aux six
vertus précédentes, elles lui sont extérieures et représentent une force particulière qui doit l’inspirer.
Cette force, c’est la grâce divine, qui le domine immédiatement et lui est transmise directement, sans
passer par l’Église, entièrement absente de cette composition.
Plan du cours magistral
Introduction générale : droit constitutionnel et constitutionnalisme
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Règles de fonctionnement des travaux dirigés
- La présence à l’ensemble des séances est obligatoire. Toute absence doit être dûment justifiée. Au-delà
de deux absences, l’étudiant sera considéré comme défaillant, ce qui signifie qu’aucune note ne lui sera
attribuée, ni dans le cadre des TD, ni dans le cadre du CM. Il ne sera donc pas admis à composer lors de
l’examen terminal, ni dans le cadre de la session 1, ni dans le cadre de la session 2.
- Le comportement de l’étudiant est soumis aux exigences du règlement intérieur de l’Université, dont
l’article 4 prohibe tout acte de nature à « perturber le bon déroulement des enseignements ». À ce titre et
sans que cette liste ne présente de caractère exhaustif :
! Tout retard empêche l’accès à la séance de travaux dirigés, quelle qu’en soit la raison, et sera
comptabilisé comme une absence.
! Le port d’un chapeau ou d’une casquette durant la séance est prohibé.
! Tout comportement perturbateur entraînera l’exclusion immédiate de la salle de cours, et
l’engagement éventuel de poursuites disciplinaires selon la gravité des faits.
- La réalisation d’un exercice individuel chaque semaine est obligatoire. Cet exercice, sous forme de
dissertation ou de commentaire de texte, est une composante de l’évaluation dans le cadre des travaux
dirigés, tout en assurant une préparation à l’examen terminal, qui sera de même nature. Sa rédaction doit
être manuscrite. Tout travail dactylographié sera refusé.
- Les étudiants sont informés de la stricte prohibition de toute forme de plagiat, qui sera
invariablement sanctionné par la note de 0/20, et constitutive d’une fraude passible de poursuites
disciplinaires. La mention des sources, qu’il s’agisse d’un texte officiel ou de l’œuvre d’un auteur,
est une obligation dans le cadre de tout travail universitaire dès la première année de licence.
- Si la préparation de l’exercice hebdomadaire est obligatoire, elle doit être précédée d’un travail
indispensable de révision du cours, de lecture de l’ensemble des documents pédagogiques de la
séance de TD, mais aussi de recherches personnelles que les indications bibliographiques fournies
visent à faciliter.
- L’étudiant qui souhaite bénéficier du statut d’étudiant salarié doit en faire la demande auprès de son
enseignant chargé de travaux dirigés et du secrétariat dès la première séance (aucune demande tardive
ne sera acceptée). Un tel statut ne pourra être accordé que sur présentation d’une attestation de
l’employeur indiquant précisément les jours et horaires de travail et sera subordonné à l’accord du
secrétariat.
Ces informations d’ordre général sont en partie un rappel des modalités de contrôle
des connaissances de l’UFR droit, disponible sur son site internet. Elles ne font pas
obstacle à la liberté des enseignants chargés des travaux dirigés, dont les étudiants
doivent en tout état de cause observer les consignes, d’établir des règles
complémentaires et d’exiger des travaux supplémentaires.
Ordre est donné aux enseignants chargés de travaux dirigés d’assurer le respect
scrupuleux de ces règles.
Maxime Tourbe
Professeur responsable du cours magistral
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À bon entendeur… (cela vaut aussi pour l’enseignement à distance)
« Pourquoi prendre des notes avec un ordinateur est une mauvaise idée »
La Tribune, 30/11/2017
Des chercheurs aux Etats-Unis ont découvert que les étudiants qui tapent leurs cours sur
ordinateur ont de moins bons résultats aux examens que les autres, a fortiori ceux qui
prennent des notes à la main. Explications.
Etudiants ou professionnels, beaucoup ont délaissé les calepins pour l'ordinateur portable ou la
tablette ces dernières années. Il faut dire que si la prise de note lors d'une réunion ou d'un cours
magistral est plus rapide en version électronique, elle est bien moins efficace pour les neurones que
la version papier.
Un article de l'Association for psychological science relate une expérimentation réalisée auprès
d'étudiants de Princeton et de l'Université de Californie aux Etats-Unis. Les chercheurs ont découvert
que ceux qui utilisent un ordinateur portable ont un niveau de compréhension du cours inférieur à
ceux qui n'en utilisent pas, et obtiennent de moins bons résultats aux examens.
Comment expliquer ce phénomène ? Certes, l'utilisation d'un ordinateur, surtout avec une connexion
internet, peut être source de distraction. Pourtant, ce n'est pas la principale raison pointée par les
auteurs de l'étude. Selon eux :
« La tendance des utilisateurs d'ordinateur portable à retranscrire des verbatim, au lieu de traiter
l'information et de la reformuler avec leurs propres mots, est préjudiciable à l'apprentissage. »
En clair, les étudiants qui tapent sur leur clavier ont tendance à retranscrire mot pour mot ce qu'ils
entendent. A l'inverse, les autres - ceux qui utilisent des abréviations par exemple - traitent déjà
l'information, se l'approprient avec leurs propres mots et ainsi l'intègrent de manière plus
efficace. Lors de l'examen, les étudiants ayant pris leur cours à la main réussissent mieux à répondre
aux questions conceptuelles.
Ce biais lors de la prise de notes à l'ordinateur est presque de l'ordre du réflexe. Durant
l'expérimentation, les chercheurs ont fait un test en précisant aux étudiants, avant de démarrer le
cours, de « ne pas prendre en note des verbatim ». Même cette précaution « n'a pas empêché ce
comportement délétère », ont-ils observé. Les auteurs de l'étude en concluent que :
« L'utilisation d'ordinateur portable dans les salles de classe devrait être considérée avec une bonne
dose de précaution ; malgré leur popularité grandissante, les ordinateurs portables pourraient faire plus
de mal que de bien dans les salles de classe. »
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Université Paris 8
- Séance n° 2 : La Constitution
- Séance n° 3 : Le pouvoir constituant
- Séance n° 4 : La justice constitutionnelle
- Séance n° 5 : L’État – notion et formes
- Séance n° 6 : La participation au pouvoir
- Séance n° 7 : La séparation des pouvoirs
- Séance n° 8 : Les systèmes de gouvernement
- Séance n° 9 : Aperçu d'histoire constitutionnelle française : la consécration de la
République
- Séance n° 10 : Programme à la discrétion de l’enseignant chargé de travaux dirigés
Explications méthodologiques :
- La préparation de la séance
- La dissertation
- Le commentaire de texte
Documents joints :
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Droit constitutionnel
Méthodologie de la dissertation
I. Conseils préalables
! Attention ! il n’est pas deux sujets exactement identiques. Le souvenir d’un thème similaire déjà traité
peut aider dans sa recherche d’idées et d’arguments mais pas dans la reprise tel quel du plan.
! Croire qu’il suffit de réciter la tranche du cours se rapportant au sujet. C’est une « idée fausse » pour au
moins deux raisons. D’abord, parce que le sujet fait très souvent appel à des connaissances dispersées dans
plusieurs chapitres du cours. Ensuite, parce que le cours ne correspond pas à une succession de dissertations.
Le cours et la dissertation obéissent en définitive à des logiques différentes. Par le biais du cours, l’enseignant
a pour objectif d’apporter à l’étudiant un ensemble de connaissances. Par le biais de la dissertation, l’étudiant
a pour objectif d’élaborer une réflexion personnelle à partir de ses connaissances.
! Ne pas se méprendre sur la nature véritable du sujet (c’est-à-dire commettre un « hors-sujet »). Pour cela,
il faut lire le sujet avec beaucoup d’attention. En particulier, il faut prendre garde à ne pas « réécrire » le sujet
en fonction des connaissances que l’on possède. Dans l’intitulé, chaque mot a son importance, et le choix des
termes par le professeur n’est pas neutre.
! Ne pas réduire les enjeux du sujet (faire l’impasse sur un développement capital) ou inversement, ne pas
les élargir abusivement (perdre de vue l’essentiel).
La dissertation consiste à traiter un sujet d’une manière logique à l’aide d’un plan en deux parties, elles-
mêmes subdivisées en deux sous-parties. Elle n’est en aucune manière un exercice de récitation des
connaissances, mais un exercice de réflexion.
En conséquence, il ne faut pas confondre le travail qui doit s’effectuer sur le brouillon et le travail qui
doit figurer sur la copie :
- Sur les feuilles de brouillon, on essaie toujours de rassembler, d’énumérer tous les éléments du sujet.
- Sur la copie, il faut se servir de ces éléments pour élaborer une réflexion claire et argumentée.
Face au sujet, l’étudiant doit penser à l’interroger. Il faut le cribler de questions. La première question
posée est l’équivalent « d’un coup de hache dans une mer gelée » disait Kafka.
Chaque question va permettre, par un jeu « d’association d’idées », de solliciter l’ensemble de ses
connaissances.
• Série de questions à poser par exemple : Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Combien ?
Pourquoi ? Pour quoi ?
• Autre grille de questions afin de ne rien oublier : « théorie-pratique ? », « avantages-
inconvénients ? », « causes-conséquences ? » ; « principe-exceptions ? », « héritage-évolution ? »,
« déclin-renouveau ? »…
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B. Détailler le plan
1. Présentation
Comprendre la technique du plan est de loin l’exercice le plus difficile en 1ère année, il faut donc s’y
entraîner régulièrement.
Le plan peut se définir comme « l’expression synthétique de la réflexion ». Tout y figure, il forme le
canevas précis du futur devoir. À défaut de plan détaillé, le candidat s’expose aux redondances, aux
répétitions, au déséquilibre. Finalement il risque de se perdre et de perdre le correcteur avec lui.
En conséquence, ce plan doit englober aussi bien les parties du devoir que l’introduction. Après, la phase
de rédaction ressemble à un exercice de style. Avec un plan solidement détaillé, on oserait presque dire que
« le plus dur est fait ».
Attention ! Il ne doit pas intervenir trop tôt (danger lorsque cela semble évident) car il serait illusoire
d’essayer de le modifier en cours de rédaction.
Il existe différents « types » de plans, que l’on peut notamment regrouper en deux grandes catégories :
- le « plan d’idées », c’est-à-dire celui qui résulte d’une idée-force, qui consiste à défendre une thèse
en organisant le plan à partir de celle-ci (par exemple, pour un sujet sur « les pouvoirs du Président
sous la Ve République », le choix de défendre la thèse suivant laquelle l’étendue de ces pouvoirs serait
excessive pourrait faire l’objet d’une démonstration en deux parties : I. Des pouvoirs excédant
largement ses attributions constitutionnelles ; II. La désignation au suffrage universel, un argument
insuffisant). Le choix de retenir un plan d’idées présente cependant un risque, surtout en 1ère année,
car lorsqu’il n’est pas réussi, il peut conduire à des catastrophes (hors-sujet, contre-sens, etc.).
- le plan dit « bateau » peut ainsi apparaître plus prudent, mais il ne sera valorisé que par d’excellentes
connaissances sur le fond. Il s’agit d’un plan banal, qui « tombe sous le sens », dont un certain nombre
de variantes existe, par exemple : « I. Statut - II. Fonctions » ; « I. Texte - II. Pratique » ; « I.
Avantages - II. Inconvénients » ; « I. Nature juridique - II. Régime juridique » etc. En cas de choix
d’un « plan bateau », il est très important, dans le choix des titres, de dissimuler ces énoncés trop
simples et neutres sous des formules un peu plus élaborées ou « habillées » qui font apparaître
quelques idées (exemple : plutôt que le trop neutre « les pouvoirs du Président dans le texte de la
Constitution », choisir « le caractère limité des attributions constitutionnelles du Président »).
Important ! Sur la copie, seuls figurent les intitulés des axes majeurs du Plan : ceux de la première et seconde
partie (I et II), ceux de la première et seconde sous-partie (A et B).
Attention ! Les intitulés trouvés dans les manuels ou dans le cours ne correspondent pas – ou très rarement
– à des intitulés de dissertation ou de commentaire. Encore une fois, la logique n’est pas la même.
Précisions :
Avant de songer à leur formulation, il est indispensable que chaque intitulé exprime une idée
constitutionnelle précise. Il faut bannir en 1ère année les intitulés énigmatiques et la forme interrogative.
En définitive, à la lecture des seuls intitulés, le correcteur doit pouvoir suivre le cheminement de la
réflexion et estimer la valeur de la copie. Naturellement, les intitulés doivent correspondre au contenu des
développements qui suivront. Ils rendent compte d’une manière synthétique (1 ligne, 2 grand maximum) de
chaque partie ou sous-partie.
Ces intitulés (figurant sur la copie) doivent donc être « habillés ». Les techniques pour « habiller »
les intitulés sont variables – usage d’adjectifs pour préciser son idée, répétition de la même structure, effets
de contraste etc. – et seront précisées par les enseignants chargés de TD. Dans tous les cas, ces subtilités de
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style ne sont pas essentielles ; elles s’apprennent à l’usage. Le but de l’étudiant est avant tout de rédiger des
intitulés à la fois courts et explicites. Comme le dit la formule célèbre : « ce qui se conçoit bien, s’énonce
clairement » (et les mots pour le dire arrivent aisément…).
L’étudiant de 1ère année de licence doit savoir que l’ignorance du sujet ou de certains aspects du sujet
sera beaucoup plus sévèrement sanctionnée que le manque d’originalité du plan.
C. Préparer l’introduction
Il faut d’abord dire que la Conclusion ne s’impose pas en droit constitutionnel. Il est trop tard pour y
analyser une idée importante. Il est inutile d’y résumer son devoir. Autant donc s’en dispenser.
En revanche, l’importance de l’introduction est telle que certains juristes y voient une sorte de 3e partie
(elle peut représenter jusqu’à ¼ de la copie).
C’est en effet à partir de l’introduction que tout le devoir s’organise. Elle doit permettre de planter la
réflexion sur des bases solides. De plus, il ne faut jamais oublier qu’elle constitue le premier contact avec le
correcteur.
Elle est révélatrice de la rigueur d’esprit ou non de l’étudiant, de l’étendue de sa culture juridique, de son
aptitude à interroger le sujet et du contenu de sa démonstration. Elle doit donc se diviser en quatre étapes (de
préférence différenciées par un retour à la ligne) qui peuvent se résumer en quatre verbes : « définir »,
« situer », « interroger », « annoncer ».
1. Définir le sujet
Cela revient à repérer les mots-clés du sujet et à leur donner une définition juridique précise. La définition
doit déboucher sur une délimitation précise du sujet (à la fin de cette première étape, on en connaît les bornes).
2. Situer le sujet
Cela revient à le situer dans son contexte historique. Il convient donc de rappeler des points de l’histoire
constitutionnelle qui vont venir éclairer l’actualité du sujet. Le détour par certains régimes étrangers peut
aussi aider à situer le sujet. Cette étape doit permettre de dresser le cadre général dans lequel le problème se
pose ou dans lequel l’institution évolue. Elle permet donc de dégager l’intérêt de ce sujet.
Attention ! Au cours de cette étape, on ne doit pas entrer dans le cœur du sujet, ce qui reviendrait à empiéter
sur le contenu des développements à l’intérieur des deux parties.
3. Interroger le sujet
Derrière le verbe « interroger » se cache la notion ô combien importante de problématique. Elle se définit
comme « l’art, la science de poser les problèmes ». L’art de poser un problème insinue que l’auteur aura aussi
l’art de le résoudre. Dès lors, la problématique ne doit jamais se confondre avec un obstacle, mais davantage
s’envisager comme un tremplin. À partir de cette impulsion, le débat va s’ouvrir, le débat va même s’élever.
Bien posée, une problématique doit aussi suggérer le déroulement du devoir (les parties).
Concrètement, cette problématique va se matérialiser par l’énoncé d’une question simple à laquelle les
deux grandes parties du devoir vont s’efforcer de répondre. La forme interrogative ne s’impose pas
nécessairement, d’autant plus que la problématique ne doit jamais consister dans la répétition du sujet sous
forme de question (par exemple, pour un sujet sur « Les pouvoirs du Président de la République », la question
« mais quels sont donc les pouvoirs du Président » n’est pas une problématique ; de même, lorsque le sujet
apparaît lui-même sous la forme interrogative – par exemple, « Réviser la Constitution, un acte souverain ? »
–, il convient de s’interroger sur les raisons pour lesquelles une telle question se pose et il est interdit de
recopier son intitulé sous forme de prétendue « problématique »).
La problématique, il faut le marteler, est ce qui fait l’articulation entre le sujet tel qu’énoncé par
l’enseignant, et le plan, c’est-à-dire la manière dont l’étudiant a choisi de le traiter. Elle est le pivot de la
copie, qui justifie que « ce sujet-là » soit traité « de cette façon-là ».
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4. Annoncer le plan
Après avoir posé la question qui fait office de fil conducteur de la dissertation, il revient à l’étudiant
d’annoncer de manière habile (technique enseignée par les enseignants chargés de TD) quels seront les deux
grands axes de sa réflexion.
Remarque complémentaire : dans le devoir, il faudra aussi penser à annoncer suivant une technique
similaire les sous-parties (A et B).
Ne pas oublier enfin de rédiger à la fin de chaque sous-partie une phrase de transition qui doit révéler la
logique de la démonstration et la cohérence du plan.
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Le commentaire
de texte
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Le commentaire de te)ce U
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l8 Droitconstitutionnel
I I
Le commentaire d'un texte commence
par sa lecture
Cette exigence paraît évidente dans cette épreuve car oD ne peut
commenter un texte que si celui-ci est connu et donc compris.
Quelle que soit la longueur du texte, la lecture est une phase essen-
tielle de l'exercice et il est vivement recommandé de faire plusieurs
lectures du texte, la prenière servant à découvrir ce qui est proposé,
les autres permettant de souligner, à I'aide d'un crayon de papier (ce
qui permet d'effacer en cas d'erreur), d'encadrer ce qrri retient par-
ticulièrement I'attention. Il est conseillé cependant de ne pas tout
souligner car il devient alors difficile de retmuver ce qui est impor-
tant et cê qui ne l'est pas si tout est placé sur le même plan. Il n,est
pas interdit, sans surcharger le texte à I'excès, d'ajouter des annota-
tions en marge du texte, sous forme de rappel d,autres textes
connexes à celui qui est proposé {par I'insertion de << voir> ou
< cf.
"] ou au contrair',e d'opposition entre le texte pmposé et d,autres
qui sol)t collnus. Les rn6thodes soat bien sùr personnelles et il faut
faire son propre appleltissage, mais I'essenliel est de retrouver Ies
idées suggérées lors d'une lecture du texte âu moment où il faudra
rédiger le commentaire.
Lorsque le texte est long, la difficulté consiste d'abord à tire
entièrement le texte el à opérer un tri entre les informations qu'il
apporte. Tôut n'est peut-être pas essentiel dans celui-ci, il peut
contenir des passages descriptifs ou él'entuellement répétitifs. C,est
ià oir les connaissances, toujours elles, sont utiles car elles per-
rnettent de distinguer eu quoi le texte est nouveau et en quoi il se
contente de conârmer des éléments ou des solutions connus.
Constater un revirement ou une opinion confirmée est particulière-
ment nécessaire pour le commentaire d'une décisiou de justice, aûn
de tre pas colnmettrc de corrtresens sur I'intérôt de celle-ci.
Lorsque le texte est, au contraire, très court, dans I'hypothèse
par exemple d'un extrait de texte, il peut se confondre avec un sujet
de dissertation. En principe, le sujet est précédé de la mention
( Connentez le texte suivaùt >, ce qui évite cette erreur. Il faut
lraiter alors ce passage non pas comme un prétexte à la dissertation
générale mais comme le commentaire de ce te)te. Si celui-ci a été
choisi, c'est qu'il contient suffisamment do richesses pour donner
lieu à un commentaire dense, rnalgré sa brièwet6, et il faut sans
doute faire attentioD à chacun de ses ter:nes.
12
Le commentaire de telte t9
13
20 Oroit constitutionnel
14
Le commentaire de Gxte 2l
15
22 Droitconstitutionnel
16
Le commentaire d€ text€ 23
17
24 Droitco,lstitutionnel
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Indications bibliographiques (non exhaustives)
• Manuels
ARDANT PH. et MATHIEU B., Institutions politiques et droit constitutionnel, LGDJ, 32e éd., 2020
BOUDON J., Manuel de droit constitutionnel, t. 1, Théorie générale – Histoire – Régimes étrangers,
PUF, 2e éd., 2019
CHANTEBOUT B., Droit constitutionnel, Sirey, 33e éd., 2017
CONSTANTINESCO V. et PIERRE-CAPS S., Droit constitutionnel, PUF, 7e éd., 2016
DUHAMEL O. et TUSSEAU G., Droit constitutionnel et institutions politiques, Seuil, 5e éd., 2019
FAVOREU L. et al., Droit constitutionnel, Dalloz, 23e éd., 2020
GICQUEL J. et GICQUEL J.-E., Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, 34e éd.,
2020
PACTET P., MELIN-SOUCRAMANIEN F., Droit constitutionnel, Sirey, 39e éd., 2020
HAMON F. et TROPER M., Droit constitutionnel, LGDJ, 41e éd., 2020
ROUVILLOIS F., Droit constitutionnel, 2 t. (1. Fondements et pratiques, 6e éd., 2017 ; 2. La Ve
République, 6e éd., 2019), Flammarion
TURPIN D., Droit constitutionnel, PUF, 2e éd., 2007 (ancien mais toujours utile sur la théorie
générale de l’État)
• Traité
CHAGNOLLAUD D. et TROPER M., Traité international de droit constitutionnel, Dalloz, 3 t.
- t. 1 : Théorie de la Constitution, 2012
- t. 2 : Distribution des pouvoirs, 2012
- t. 3 : Suprématie de la Constitution, 2012
• Histoire constitutionnelle
BODINEAU P. et VERPEAUX M., Histoire constitutionnelle de la France, PUF, coll. « Que sais-je ? »,
6e éd., 2020
MORABITO M., Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à nos jours, LGDJ, coll. « Précis
Domat », 16e éd., 2020
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• Textes constitutionnels
BOUDON J. et RIALS S., Textes constitutionnels étrangers, PUF, coll. « Que sais-je ? », 16e éd., 2017
GODECHOT J., Les Constitutions de la France depuis 1789 (accompagnées chacune d’une
présentation contextualisée), Flammarion, 2006
RIALS S., Textes constitutionnels français, PUF, coll. « Que sais-je ? », 31e éd., 2019
• Dictionnaires et lexiques
ALLAND D. et RIALS S. (DIR.), Dictionnaire de la culture juridique (v. spécialement les entrées
« Constitution et droit constitutionnel » et « Constitutionnalisme »), PUF, 2003
AVRIL P. et GICQUEL J., Lexique de droit constitutionnel, PUF, coll. « Que sais-je ? », 6e éd., 2020
DE VILLIERS M. et LE DIVELLEC A., Dictionnaire du droit constitutionnel, Sirey, 12e éd., 2020
MBONGO P., HERVOUËT F., SANTULLI C. (DIR.), Dictionnaire encyclopédique de l’État, Berger-
Levrault, 2014
MENY Y. et DUHAMEL O. (DIR.), Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992
• Ressources électroniques
- Sites officiels : Présidence de la République, Premier ministre, Assemblée nationale, Sénat, Conseil
constitutionnel (qui contient de nombreux dossiers, liens, textes constitutionnels français et
étrangers), mais aussi Commission européenne pour la démocratie par le droit (dite « Commission
de Venise »)
- Autres sites : v. notamment Jus Politicum. Revue de droit politique (revue en ligne) et le blog
associé à cette revue (JP blog)
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FONDEMENTS et
CONSTITUTION POUVOIR LÉGISLATIF POUVOIR EXÉCUTIF COLLÈGE ÉLECTORAL
CARACTÉRISTIQUES
Constitution du 3 septembre Une assemblée unique : Le Roi. L’élection des membres Cette constitution est basée
1791 l’Assemblée Nationale A l’exclusivité du pouvoir exécutif. de l’Assemblée nationale sur le principe de la
Législative. Elle est puissante, a Désigne seul les ministres, est a lieu à deux degrés, par souveraineté nationale et
l’initiative des lois et le pouvoir délégué à la sûreté extérieure du l’intermédiaire des celui de la séparation des
de les faire : fixe les dépenses royaume. En matière législative, a le assemblées primaires et pouvoirs. Le régime institué
publiques, etc. droit de veto. des assemblées est un régime représentatif.
électorales.
Constitution de l’an I Une assemblée unique, qui Un Conseil exécutif de 24 Des assemblées Institution de la République
(du 24 juin 1793) « propose » les lois et « rend » membres, simple intermédiaire entre primaires procèdent et proclamation de la
les décrets. les « agents en chef de directement à l’élection souveraineté du peuple.
La législature est d’un an. l’Administration » et l’Assemblée. des députés.
Constitution de l’an III Deux Conseils : Un collège de 5 membres : le Retour au régime Retour aux principes de
(du 5 fructidor an III au 22 août a) Le Conseil des Cinq-Cents, Directoire. censitaire et réapparition 1791 (séparation des
1795) qui a l’initiative des lois ; Le Directoire est nommé par le Corps de la distinction entre les pouvoirs et régime
b) Le Conseil des Anciens, qui législatif. Il gouverne, possède le assemblées primaires et représentatif). Mais on
les vote. pouvoir réglementaire, mais les assemblées maintient la forme
Le pouvoir de décision n’administre pas. électorales. républicaine. Principe de la
appartient aux Cinq-Cents. souveraineté nationale.
Constitution de l’an VIII Quatre assemblées : Trois Consuls. Le suffrage de censitaire, Par cette constitution
(du 22 frimaire an VIII au a) Le Conseil d’Etat par ailleurs Nommés pour dix ans, constituent le redevient universel. En survivent altérés, les
13 décembre 1799) Conseil du Gouvernement, Gouvernement. revanche, la fonction du principes révolutionnaires
propose les lois ; Le Premier Consul a seul les corps électoral est (République, souveraineté
b) Le Tribunat (100 membres) pouvoirs de décision. considérablement réduite nationale).
les discute ; par le système des listes Mais la primauté est au
c) Le Corps législatif (300 (liste de confiance Gouvernement,
membres) les vote sans les communale, représentant de la Nation
discuter ; départementale et qui lui confie le pouvoir au
d) Le Sénat (80 membres) nationale). moyen du plébiscite.
gardien de la Constitution.
Constitution de l’an X Même organisation que ci- Le Consulat à vie pour Bonaparte Le Corps électoral se voit Renforcement du
(du Sénatus-Consulte du 14 dessus, sauf que le Sénat a ses qui, pratiquement, nomme ses rendre, au moins en Gouvernement personnel.
thermidor an X au 8 août 1802) pouvoirs renforcés, et que le collègues et son éventuel principe, la fonction
Tribunat est réduit à 50 successeur, a le droit de ratifier les d’élire.
membres. traités de paix et d’alliance.
Constitution de l’an XII Maintien des organismes ci- L’Empereur. Pas de nouveau Consacre la dictature
(du Sénatus-Consulte du 28 dessus, avec prééminence du Institution de l’Empire héréditaire au remaniement. napoléonienne.
floréal an XII au 18 mai 1804) Sénat, dont sont membres les profit de Napoléon Bonaparte. Toutefois survit l’affirmation
princes français, les grands de la souveraineté
dignitaires, etc. nationale.
Le Sénatus-Consulte du 18 août
1807 supprime le Tribunat.
Charte du 4 juin 1814 Deux Chambres : Le Roi. Le Corps électoral est Cette charte a un caractère
a) La Chambre des Pairs, dont Propose la loi, la sanctionne et la censitaire. réactionnaire. Elle est
certains membres sont nommés promulgue. Il a seul le pouvoir Pour être électeur, il faut « octroyée » par le roi à son
à vie par le roi, d’autres exécutif et peut dissoudre la payer 300 francs-or peuple. Elle consacre le
héréditaires ; Chambre des Députés. d’impôts directs, et avoir principe de la souveraineté
b) La Chambre des Députés Entre les Chambres et le roi se 30 ans d’âge. royale : en fait, elle établit
des départements, élus par les situent les ministres : le ministère ou une monarchie limitée,
collèges électoraux pour sept cabinet devient un organe autonome. basée sur la représentation
ans. censitaire et sur le concours
des pouvoirs.
Charte du 14 août 1830 Deux Chambres : Le Roi. Le Corps électoral est La Charte de 1830 institue
a) La Chambre des Pairs , dont Partage avec les Chambres, élargi. une monarchie
les séances deviennent désormais, l’initiative des lois. Voit On est électeur à 25 ans, révolutionnaire, basée sur la
publiques. L’hérédité de la pairie préciser et limiter son pouvoir éligible à 30. souveraineté nationale. La
sera par ailleurs abolie par la loi réglementaire. Le cens est ramené de royauté n’est plus que
du 22 décembre 1830. 300 à 200 francs. représentative ; le
b) La Chambre des Députés, parlementarisme est
qui désigne son président pour « dualiste ».
cinq ans.
Constitution du 4 novembre Une Chambre unique : Le Président de la République, élu Le suffrage universel est Ce nouveau régime
1848 l’Assemblée Législative, élue pour quatre ans. C’est le Chef unique institué ; il suffit pour être républicain est
pour trois ans, comprenant 750 de l’exécutif ; mais dans plusieurs électeur d’avoir 21 ans et représentatif : sont
membres. cas on lui impose la collaboration du de jouir de ses droits proclamés la souveraineté
Conseil d’Etat. civils et politiques. Le populaire et le principe de la
Corps électoral élit séparation des pouvoirs.
l’Assemblée et le
Président.
21
Constitution de l’an 1852 Trois Assemblées : D’abord le Prince-Président, Louis Le suffrage universel est La Restauration impériale
(Sénatus Consulte du 14 janv. a) Le Conseil d’Etat soutient Napoléon Bonaparte, élu pour dix maintenu. amène un régime de
1852, modifié par les sénatus- devant les Chambres les projets ans ; puis l’Empereur (Sénatus- Il s’exerce de deux césarisme démocratique qui
consulte des 2 fév. 1861, 31 de lois du Gouvernement ; Consulte du 7 novembre 1852). façons, soit par le évoluera à partir de 1860,
déc. 1861, 18 juillet 1866, b) Le Corps Législatif (260 Son rôle est de gouverner. plébiscite (constituant ou vers le libéralisme.
8 sept. 1869 et 21 mai 1870, députés élus pour six ans) Il peut prendre l’initiative des lois personnel), soit par
ainsi que par diverses lois) sanctionne la loi plus qu’il ne la ordinaires, et promulgue tous les l’élection des Députés au Le scrutin adopté est le
fait ; textes. Les ministres ne dépendent corps législatif. scrutin uninominal.
c) Le Sénat, inamovible, est le que de lui.
gardien de la Constitution et des
libertés publiques.
Constitution de 1875 (lois Deux Chambres : Le Président de la République élu La Chambre des Cette constitution ne
constitutionnelles des 24, 25 a) La Chambre des Députés ; pour sept ans par les deux Députés est nommée par comporte aucun élément
février et 16 juillet 1875, b) Le Sénat. Chambres réunies en Congrès. Il le suffrage universel spécifiquement nouveau.
modifiées par les lois des 29 L’initiative des lois leur appartient nomme les ministres, délibère et direct (le droit de vote est République, souveraineté
er
juillet 1879 et 1 août1884) concurremment au Président de décide avec eux de l’action toutefois suspendu pour nationale, parlementaire ont
la République. Tant qu’il n’y a gouvernementale. Tous ses actes les militaires). L’élection existé antérieurement ;
pas accord entre les deux doivent être contresignés. Il peut est majoritaire. régime représentatif,
chambres, leurs décisions sont dissoudre la Chambre des Députés Les Sénateurs sont élus gouvernement.
sans effet, et la « navette » se avec l’assentiment du Sénat. au suffrage universel L’innovation réside dans
poursuit. indirect. leur réunion.
Loi constitutionnelle du 10 Le Chef de l’Etat en Conseil Le Chef de l’Etat, à partir de 1942, Un texte ultérieur devrait Régime dont le principe est
juillet 1940 (Actes des Ministres, en attendant la le Chef du Gouvernement nommé fixer le mode d’élection celui d’un Etat autoritaire et
constitutionnels de 1940, 1941 formation de nouvelles par lui et responsable devant lui. Ils des nouvelles caractérisé par la
et 1942) assemblées ; à partir de 1942, le ont la plénitude du pouvoir assemblées, à laquelle il personnalisation,
Chef du Gouvernement. gouvernemental. ne fut jamais procédé. l’affranchissement et la
concentration de l’autorité.
Loi constitutionnelle du 2 Une Chambre unique : Le Gouvernement, qui outre son La loi de 1945 fait Cette Constitution fixe le
novembre 1945 l’Assemblée Nationale pouvoir exécutif, promulgue les lois disparaître les deux régime provisoire de la
Constituante, chargée et peut demander à l’Assemblée une restrictions essentielles France jusqu’à l’entrée en
d’élaborer la nouvelle seconde délibération. mises à l’universalité du vigueur de la Constitution
Constitution. suffrage : institue définitive.
Elle nomme le Chef du l’électorat pour les
Gouvernement et partage avec femmes et rend aux
lui l’initiative des lois. militaires le droit de vote.
Constitution du 27 octobre Le Parlement se compose de Le Président de la République et L’Assemblée nationale Cette Constitution définit les
1946 (modifiée par la loi l’Assemblée nationale et du le Conseil des Ministres. est élue au suffrage institutions de la France et
constitutionnelle du 7 Conseil de la République. Deux universel direct (scrutin de l’Union française.
décembre 1954) assemblées : le Conseil de liste départemental
économique et l’Assemblée de majoritaire à un tour avec
l’Union française jouent un rôle apparentement et vote
consultatif. préférentiel). Le Conseil
de la République est élu
au S.U. indirect.
22
Université Paris 8
Document n° 3. Kelsen, H., Théorie pure du droit, trad. par Ch. Eisenmann,
Dalloz, 1962, p. 299-302 (extraits).
23
Document n° 1. « Constitution », dans De Villiers M., Le Divellec A.,
Dictionnaire du droit constitutionnel, Sirey, 10e éd., 2015, p. 73-78.
La notion qui a donné son nom à la discipline du « droit constitutionnel » est polysémique et peut
être appréhendée de diverses manières, qu'il convient d'utiliser de concert.
1. Constitution descriptive
2. Constitution normative
Dans une deuxième approche, la Constitution renvoie à l'idée de contrainte, d'obligation. Elle ne
désigne plus exclusivement un état de fait mais un certain ordre qui doit être, qui est censé se
produire (même si cela ne correspond pas tout à fait à la réalité). Elle fait alors plus intimement
corps avec l'idée de droit, de normativité. Ainsi comprise, la Constitution est un ensemble de règles,
principalement (mais non exclusivement) juridiques, écrites ou non, qui prétendent poser un
certain type d'organisation politique, énoncer des principes la structurant, créer ou reconnaître
des institutions, prescrire des obligations et des procédures. Cette conception repose en grande
partie sur l'idée de volonté. Cette idée permet d'imputer le caractère obligatoire d'une
Constitution. Cette volonté peut être très évanescente ou très implicite, notamment lorsque la
Constitution est vue comme un legs de l'histoire.
Ainsi pour une constitution dite « coutumière » comme celle de la Grande-Bretagne : œuvre du
temps, façonnée par les traditions, elle n'en comporte pas moins des aspects contraignants pour
les gouvernants (qu'il s'agisse de lois écrites votées par le Parlement, ou bien de coutumes, c'est-
à-dire de véritables règles de droit mais non écrites, auxquelles il faut ajouter les « conventions de
la constitution », c'est-à-dire des règles politiques précisant la façon dont les organes doivent
exercer leurs compétences. Au contraire, la volonté peut être plus explicite et exprimée de façon
solennelle. Il était ainsi fréquent, jadis, que la constitution d'un État repose sur un pacte ou un
contrat (par exemple, entre le monarque et le peuple ou ses représentants). À l'époque moderne,
la constitution est le plus souvent réputée être l'expression de la volonté unique d'un souverain
(ainsi notamment de monarques qui, au XIXe siècle, ont octroyé un texte constitutionnel ; de même,
en démocratie, le peuple est réputé avoir « voulu » la constitution), que l'on peut appeler le pouvoir
constituant.
3. Constitution écrite
24
règles constitutionnelles auxquelles on souhaitait donner un caractère obligatoire.
L'expérience américaine est ici particulièrement importante : elle a développé l'idée qu'une
constitution devait être écrite et même consignée dans un document solennel. C'est ainsi que dès
leur fondation au XVIIe siècle, les colonies d'Amérique du Nord puis, en 1787, les États-Unis
d'Amérique eux-mêmes, se dotent de constitutions écrites. À partir de 1789, cette idée est reprise
en France et va progressivement gagner la plus grande partie de l'Europe puis du reste du monde
aux siècles suivants. Aujourd'hui, dans chaque État, de très nombreuses règles constitutionnelles
sont écrites. Mais elles n'épuisent pas le sens de la Constitution.
La constitution matérielle et la constitution formelle se correspondent dans une très large mesure.
Toutefois, il n'y a jamais identité totale entre elles : outre des règles non écrites, de nombreuses
règles écrites matériellement constitutionnelles sont placées en dehors de la constitution formelle
(ainsi, par exemple, les règles relatives à l'élection des députés et sénateurs en France sont
consignées dans des lois organiques et ordinaires). À l'inverse, il arrive que soient intégrées dans
une constitution formelle des dispositions dont l'objet n'est manifestement pas constitutionnel.
Ainsi, par exemple, la Constitution fédérale suisse de 1874 contenait-elle depuis 1893 un article
interdisant de « saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdis préalablement ». La
tendance contemporaine est de multiplier les dispositions de détail dans les constitutions écrites,
même si leur objet n'est pas matériellement constitutionnel.
25
5. Constitution souple (ou flexible) et constitution rigide
Il convient de souligner que, contrairement à une erreur répandue, la constitution formelle ne
possède pas toujours une valeur juridique supérieure aux autres règles de droit dans un ordre
juridique donné. Certaines constitutions formelles peuvent être qualifiées de « souples » (ou
« flexibles »), parce qu'une simple loi suffit en principe à les modifier. Tel était par exemple le cas
des Chartes constitutionnelles françaises de 1814 et 1830, ou encore du Statut Albertin italien de
1848. À l'inverse, sont qualifiées de « rigides » les constitutions qui ne peuvent être modifiées que
par une loi spéciale, adoptée selon des exigences différentes de celles imposées aux lois ordinaires
(on parle alors de loi constitutionnelle au sens formel). Ce type de constitution est le plus répandu
aujourd’hui dans le monde. (Il existe quelques cas, rares, de pays dans lesquels la constitution est
essentiellement souple, mais comporte certaines dispositions « rigides », comme en Nouvelle-
Zélande). L'idée fondamentale des constitutions rigides est la volonté de faire échapper les règles
essentielles d'un État aux caprices des gouvernants d'un jour. Elle vise à donner un caractère
suprême aux principes et règles « voulus » par le pouvoir constituant (originel ou dérivé). On
considérait naguère qu'un système de « balance des pouvoirs » suffisait à assurer celui-ci. Puis s'est
peu à peu imposée l'idée que cette primauté pouvait être mieux assurée par la justice
constitutionnelle et en particulier le contrôle de constitutionnalité des lois, qui se sont développées
dans un grand nombre de pays au XXe siècle.
Mais le degré de « rigidité » peut varier considérablement. La procédure de révision de la
Constitution fédérale aux États-Unis est ainsi particulièrement lourde. Quoique moins complexe,
celle de la Constitution française de 1958 l'est également (art. C 89). En revanche, la Loi
fondamentale allemande de 1949 impose seulement une loi parlementaire adoptée à la majorité
des deux tiers des voix dans chacune des deux chambres du Parlement. Compte tenu de cette
diversité, on pourrait, par exemple, distinguer parmi les constitutions rigides, celles dont la
modification suppose obligatoirement l'intervention du peuple dans le processus (soit par un
référendum obligatoire, comme en Suisse ou au Danemark, soit par de nouvelles élections
parlementaires, comme aux Pays-Bas ou en Finlande), ou bien son intervention facultative (par ex.
France et Italie) et celles pour lesquelles la révision est exclusivement opérée par les organes
représentatifs constitués, même si les exigences requises sont modifiées par rapport à la procédure
législative ordinaire (par ex. Allemagne, Portugal).
Il arrive enfin que des lois constitutionnelles formelles soient votées sans être placées dans la
constitution formelle rigide (cela est très fréquent, par exemple, en Autriche ou au Canada).
6. Constitution vivante
Une constitution ne se réduit jamais complètement à sa forme, au statut technique de ses
dispositions. Même s'il existe un document écrit solennel censé regrouper les principales règles
d'organisation du pouvoir, il doit toujours être complété par d'autres éléments :
• les textes secondaires (par ex. en France, les lois organiques, les règlements des assemblées
et même des lois ordinaires comme la loi fixant le mode de scrutin pour l'élection des
députés) ;
• les règles non écrites, soit juridiques (les coutumes), soit politiques (les conventions), ainsi
d'autre part que les pratiques, usages et comportements des acteurs constitutionnels c'est-
à-dire l'application qui est faite de la Constitution : ce sont des éléments qui révèlent le vrai
visage d'une constitution. La question du statut juridique de ces règles et pratiques est une
des questions les plus délicates qui se posent en droit constitutionnel ;
• les décisions de la jurisprudence. Qu'il s'agisse, selon les cas, des décisions d'un juge ordinaire
ou bien d'un juge spécialisé dans la protection des règles constitutionnelles, on peut
26
constater que la jurisprudence constitutionnelle modifie, de façon très substantielle, le
contenu et la signification des constitutions, en particulier des constitutions écrites. En
dégageant des principes non-écrits ou bien en interprétant des dispositions écrites, la
jurisprudence constitue aujourd’hui une source de plus en plus importante du droit
constitutionnel.
27
à -dire qu’elles résultent d’un effort volontaire de la part de l’État d’établir une fois pour toutes un
corps de règles cohérentes sous lesquelles son gouvernement devrait être établi et conduit. […]
Pourtant la frontière entre ces deux types n’est pas toujours très claire. […] Il est donc souhaitable
de parvenir à un test ou à un critère plus précis et plus fin grâce auxquels on pourrait distinguer
les deux types de constitution qui viennent d’être décrits en des termes généraux.
28
question, on peut utiliser l’image spatiale de la hiérarchie, du rapport de supériorité-subordination :
la norme qui règle la création est la norme supérieure, la norme créée conformément à ses
dispositions est la norme inférieure. L’ordre juridique n’est pas un système de normes juridiques
placées toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou
hiérarchie formée (pour ainsi dire) d’un certain nombre d’étages ou couches de normes juridiques.
Son unité résulte de la connexion entre éléments qui découle du fait que la validité d’une norme
qui est créée conformément à une autre norme repose sur celle-ci ; qu’à son tour, la création de
cette dernière a été elle aussi réglée par d’autres, qui constituent à leur tour le fondement de sa
validité ; et cette démarche régressive débouche finalement sur la norme fondamentale – norme
supposée. La norme fondamentale hypothétique – en ce sens – est par conséquent le fondement
de validité suprême, qui fonde et scelle l’unité de ce système de création.
Commençons par raisonner uniquement sur les ordres juridiques étatiques. Si l’on s’en tient aux
seules normes positives, le degré suprême de ces ordres est formé par leur Constitution. Il faut
entendre ici ce terme en un sens matériel ; où il se définit : la norme positive ou les normes
positives qui règlent la création des normes juridiques générales. La Constitution ainsi entendue
peut être créée soit par la voie de coutume, soit par un acte ayant cet objet et ayant pour auteurs
un individu ou plusieurs individus, autrement dit : par acte de législation. Dans le second cas, elle
est toujours consignée dans un document ; pour cette raison, on l’appelle une Constitution ‘écrite’ ;
alors que la Constitution coutumière est une Constitution non-écrite. Il se peut aussi qu’une
Constitution au sens matériel se compose pour partie de normes légiférées et écrites, pour partie
de normes coutumières et non-écrites. Il est également possible que les normes d’une Constitution
créée coutumièrement soient codifiées à un moment donné ; si cette codification est l’œuvre d’un
organe de création du droit et a par suite un caractère obligatoire, la Constitution née coutumière
devient une Constitution écrite.
Le terme Constitution est pris aussi en un sens formel : la Constitution au sens formel est
un document qualifié de Constitution, qui – en tant que Constitution écrite – contient non
seulement des normes qui règlent la création des normes juridiques générales, c’est-à-dire la
législation, mais également des normes qui se rapportent à d’autres objets politiquement
importants, et, en outre, des dispositions aux termes desquelles les normes contenues dans ce
document ne peuvent pas être abrogées ou modifiées de la même façon que les lois ordinaires,
mais seulement par une procédure particulière, à des conditions de difficulté accrue. Ces
dispositions représentent la forme constitutionnelle ; en tant que forme, cette forme
constitutionnelle peut recevoir n’importe quel contenu, et elle sert en première ligne à stabiliser
les normes que l’on a appelées la Constitution matérielle, et qui sont la base positive de l’ensemble
de l’ordre juridique étatique ».
29
Cependant, si la masse des citoyens n’a pas attribué les mêmes bienfaits à l’existence de tel
ou tel texte constitutionnel, elle a été portée à le rendre responsable des maux survenus à l’État.
Lorsque les choses vont mal, on s’en prend à la constitution, ce qui prouve bien malgré tout
l’importance que par instinct, on lui attache. On a imputé à celle de 1875 la défaite de 1940 et à
celle de 1946 la guerre d’Algérie. On mettrait sans doute de nouvelles catastrophes sur le compte
de celle de 1958.
Il y a dans tout cela une grande part d’illusion. La fièvre constituante – la superstition
constitutionnelle – est certainement une maladie, dont la France a plus souffert que n’importe quel
autre pays. Cela ne signifie pas que toutes les constitutions s’équivalent. Il en est de bonnes et il en
est de mauvaises. Les meilleures sont les moins ambitieuses, celles qui ne prétendent pas enserrer
la vie nationale dans un carcan, celles qui font oublier leur existence. Toujours est-il qu’il convient
de ne s’exagérer ni les vices, ni les vertus d’un texte fondamental déterminé. Aucun n’a jamais
transformé les mœurs d’une nation, n’a jamais réussi ni à les améliorer, ni à les corrompre. Et le
moins qu’on puisse dire, c’est que la France en plus d’une circonstance a perdu beaucoup de temps
à la poursuite d’une constitution miraculeuse. En 1815, pendant que l’ennemi est aux portes de
Paris, la Chambre des représentants discute imperturbablement une constitution qu’elle ne pourra
voter qu’en partie. En 1945-1946, seule parmi les Alliés, la France éprouve le besoin de refondre
ses institutions : alors que des soucis multiples l’assaillent pour le relèvement des ruines de la
guerre, elle consacre deux ans à échafauder un statut nouveau qui sera emporté au bout de
quelques années. Bref, le scepticisme un peu dédaigneux des Britanniques à l’égard des savantes
architectures constitutionnelles n’est pas sans quelque fondement.
30
civile et qu’en 1955 encore la plénitude des droits civiques proclamés par les amendements à la
Constitution n’était pas assurée à de nombreux citoyens (noirs) du Sud. En Allemagne et en Italie,
ce sont également les cours constitutionnelles qui ont permis au constitutionnalisme de s’enraciner.
Faut-il rappeler que l’évolution des esprits en France eût pu être fragile et précaire si la
transformation du rôle du Conseil constitutionnel n’avait permis d’affirmer pleinement la
supériorité de la loi fondamentale. Bien qu’en principe, le constitutionnalisme ne soit pas en
contradiction avec la théorie de la souveraineté populaire, du moins s’oppose-t-il à la forme que
celle-ci a prise en France, c’est-à-dire l’omnipotence parlementaire. Il n’y a pas de
constitutionnalisme possible là où l’on peut affirmer ‘que vous avez juridiquement tort parce que
vous êtes politiquement minoritaire’. Le constitutionnalisme aujourd’hui en France s’exprime en
revanche avec éclat dans la formule qu’utilise le Conseil constitutionnel : ‘la loi n’exprime la volonté
générale que dans le respect de la Constitution’ ».
À l’origine, le terme de constitution, qui vient du latin constitutio, renvoie aussi bien à la
médecine (où il décrit l’idée d’état, d’ordre ou d’organisation d’un tout) qu’au droit où il désigne à
la fois un ensemble de textes pontificaux ou monastiques et une sorte d’acte authentique. De même,
il peut renvoyer à la fois tant au corps d’un individu (‘la constitution humaine’) qu’à un corps social
ou abstrait. La riche polysémie du terme lui a permis un usage très extensif. Quant au concept de
constitution, il est traversé par une opposition radicale entre deux conceptions qu’on appellera
respectivement institutionnelle (Bobbio) et normative.
Selon la conception institutionnelle ou ‘organique’, la constitution est ‘l’ordre’ politique ou
le ‘principe premier de l’unité politique ou de l’ordre politique’ (Fioravanti). En tant qu’organisation,
elle règle l’action et la vie de l’Etat tout comme la constitution règle la vie et le mouvement du
corps physique. D’où il résulte que tout Etat a une constitution, ‘car tout ce qui existe a une
manière d’existence, bonne ou mauvaise, conforme ou non à la raison’ (P. Rossi). Très souvent,
cette conception de la constitution est attachée à une pensée politique antilibérale car cette
primauté de l’ordre politique – du Tout – suppose d’admettre une (ou des) autorité(s) capable(s)
de créer et de maintenir un tel ordre. La constitution est alors ce qui permet de conserver l’unité
d’un peuple face aux forces centrifuges (internes à l’Etat ou externes) qui la menacent de manière
permanente […]. En revanche, la conception normative perçoit la constitution comme une loi
fondamentale, c’est-à-dire comme une norme juridique suprême. Elle correspond au courant de la
pensée politique qui, remontant à Locke et passant par Constant jusqu’à Rawls, envisage la
constitution comme une technique de limitation du pouvoir destinée à garantir la liberté de
l’individu.
Le concept de constitutionnalisme n’est pas moins plurivoque que celui de constitution.
Dans son acception la plus large (lato sensu), il décrit la ‘technique consistant à établir et à maintenir
des freins effectifs à l’action politique et étatique’ (C. J. Friedrich). Ainsi défini, le constitutionnalisme
condenserait deux idées essentielles et anciennes de la philosophie politique : d’abord, la promotion
d’un gouvernement limité, et, ensuite, le gouvernement de la loi qui se serait substitué au
gouvernement des hommes. Ainsi permettrait-il de rendre compte de la limitation tant du pouvoir
de la Cité (‘constitutionnalisme ancien’) que du pouvoir de la royauté par un droit coutumier
(‘constitutionnalisme médiéval’). En revanche, dans son acception plus restreinte (stricto sensu), le
constitutionnalisme désigne certes l’idée de limitation du pouvoir politique, mais ce pouvoir
31
politique est uniquement l’Etat moderne. Le constitutionnalisme fait en effet partie intégrante de la
philosophie de la démocratie libérale qui présuppose une distinction entre la sphère privée ou
sociale et la sphère publique et politique, c’est-à-dire entre l’Etat et la société civile, distinction
inconnue des anciens modes de pensée constitutionnalistes ».
Seule sera ici retenue l’acception stricto sensu de constitutionnalisme parce que le
constitutionnalisme ancien ou médiéval est devenu obsolète depuis la naissance de la souveraineté
et de l’Etat moderne. Le constitutionnalisme postule l’existence d’un ensemble de règles intangibles
formant ce qu’on appelle la ‘constitution’. Mais, contrairement à ce qu’affirme Mac Ilwain,
l’apparition de l’Etat moderne (qui est souverain) a totalement déclassé le constitutionnalisme
médiéval dans la mesure où la souveraineté met à la disposition du Souverain le droit non étatique
– le droit coutumier par exemple. En d’autres termes, l’Etat souverain peut modifier tout le droit
positif (donc les règles coutumières formant la ‘constitution’) au gré de sa volonté, de la raison
politique. Ce constat n’invalide cependant pas l’idée d’un constitutionnalisme moderne pour la
simple raison que celui-ci se développera à l’intérieur de l’Etat, par une sorte de processus
d’involution. La souveraineté de l’Etat est donc impliquée dans le concept de constitutionnalisme
moderne. Ce dernier vise à limiter cette puissance de l’Etat au moyen de règles ‘intangibles’
appelées constitutionnelles et qui sont hors de portée des gouvernants. Plus précisément, la
naissance de la constitution moderne témoigne de l’effort visant à soustraire une partie du droit positif à la
volonté des gouvernants en faveur de la défense des droits des citoyens. Le constitutionnalisme est
inséparable de l’idée du trust – propre à Locke, son premier théoricien – selon laquelle le peuple
(la community), devenu souverain, investit des gouvernants de la confiance et les contrôle afin que
les droits des citoyens soient respectés. Ainsi, inscrits dans la relation entre droits de l’homme et
souveraineté du peuple, le constitutionnalisme obéit au programme lockien : ‘le peuple a […]
proclamé les limites de la ‘prérogative’ royale dans des domaines où cela lui a semblé nécessaire’
(Second traité, § 162). Historiquement, son triomphe signifie d’abord et avant tout le recul de la
‘prérogative’ royale, c’est-à-dire du pouvoir absolu du monarque. On peut donc dire que, depuis
Locke, l’opposition cardinale en matière politique passe entre le pouvoir absolu, qualifié d’arbitraire,
et le pouvoir limité, qualifié de constitutionnel. Dans un Etat constitutionnel, les gouvernants sont
liés par le droit qui les protège contre les abus du pouvoir. Le constitutionnalisme peut
s’accommoder de la monarchie et donner naissance à ce qu’on a appelé la ‘monarchie limitée’ (S.
Rials) dans le cas français et qu’on appelle généralement ‘monarchie constitutionnelle’. La question
de la forme du gouvernement (monarchique ou démocratique) est donc reléguée au second plan
par les principes et techniques du constitutionnalisme.
Toutefois, si le constitutionnalisme procède indubitablement de la philosophie politique
libérale, sa spécificité provient du fait que la limitation du pouvoir politique qu’il poursuit est réalisée
au moyen du droit, au moyen de la constitution conçue comme juridique. De ce point de vue, il se
distingue autant du constitutionnalisme grec (constitution-ordre) que du constitutionnalisme
médiéval (constitution coutumière). Comme le droit moderne lui-même tend vers la norme
juridique, le constitutionnalisme moderne tend lui aussi vers la constitution-norme, ainsi que
l’indiquent les définitions courantes de la constitution. Celle-ci, prise dans son acception usuelle
(c’est-à-dire normative) ‘se caractérise par la prétention à régir de manière globale et unique, par
une loi supérieure à toutes les autres normes, le pouvoir politique dans sa formation et ses modes
d’exercice (D. Grimm). De cette définition découlent quatre grandes caractéristiques de la
constitution-norme.
Selon la première, elle règle et organise la dévolution et le fonctionnement des pouvoirs
publics de l’Etat. Elle habilite les gouvernants à agir en fixant et donc en délimitant leurs pouvoirs
qui deviennent des compétences. Juridiquement, elle est davantage un acte d’habilitation qu’un
commandement. Le second trait de la constitution est de protéger les droits de l’individu contre
les abus potentiels du pouvoir. Telle est sa première dimension spécifiquement libérale en ce qu’elle
32
relie la problématique des droits naturels de l’homme avec l’idée de limitation du pouvoir des
gouvernants. Selon sa troisième caractéristique, la constitution vise à limiter l’exercice du pouvoir
et garantit cette limitation en organisant une séparation des pouvoirs, c’est-à-dire une division des
fonctions exercées par les pouvoirs actifs de l’Etat. On sait que l’article 16 de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789 résume ces deux derniers traits en énonçant que ‘toute
société, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs
déterminée, n’a point de constitution’. Enfin, la dernière marque de la constitution moderne est
d’être, formellement, une loi suprême, supérieure aux autres normes juridiques, condensée dans
un seul document. Sauf dans certains pays, notamment le Royaume-Uni et Israël, la constitution est
une loi écrite, une sorte de code constitutionnel (G. Stourzh) ».
Art. 1er. - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales
ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.
Art. 2. - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à
l'oppression.
Art. 3. - Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul
individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.
Art. 4. - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des
droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la
Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la
Loi.
Art. 5. - La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n'est pas
défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle
n'ordonne pas.
Art. 6. - La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir
personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous,
soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également
33
admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre
distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.
Art. 7. - Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi,
et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font
exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de
la Loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance.
Art. 8. - La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne
peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement
appliquée.
Art. 9. - Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est
jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa
personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
Art. 10. - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi.
Art. 11. - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux
de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de
l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
Art. 12. - La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette
force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux
auxquels elle est confiée.
Art. 13. - Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une
contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les
citoyens, en raison de leurs facultés.
Art. 14. - Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants,
la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en
déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.
Art. 15. - La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration.
Art. 16. - Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des
Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.
Art. 17. - La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est
lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition
d'une juste et préalable indemnité.
L'Assemblée nationale voulant établir la Constitution française sur les principes qu'elle vient de
reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et
l'égalité des droits.
- Il n'y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d'ordres, ni régime
féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient,
ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations, pour lesquelles on
exigeait des preuves de noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre
supériorité, que celle des fonctionnaires publics dans l'exercice de leurs fonctions.
- Il n'y a plus ni vénalité, ni hérédité d'aucun office public.
- Il n'y a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception
au droit commun de tous les Français.
34
- Il n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers.
- La loi ne reconnaît plus ni voeux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux
droits naturels ou à la Constitution.
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Université Paris 8
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Document n° 1. Sieyès E.-J., Qu’est-ce que le Tiers-État ?, 1789,
chapitre V (« Ce qu’on aurait dû faire. Principes à cet égard »)
Dans toute nation libre, et toute nation doit être libre, il n’y a qu’une manière de terminer les
différends qui s’élèvent touchant la constitution. Ce n’est pas à des notables qu’il faut avoir recours,
c’est à la nation elle-même. Si nous manquons de constitution, il faut en faire une ; la nation seule
en a le droit. Si nous avons une constitution, comme quelques-uns s’obstinent à le soutenir, et que
par elle l’Assemblée nationale soit divisée, ainsi qu’ils le prétendent, en trois députations de trois
ordres de citoyens, on ne peut pas, du moins, s’empêcher de voir qu’il y a de la part d’un de ces
ordres une réclamation si forte qu’il est impossible de faire un pas de plus sans la juger. Or, à qui
appartient-il de décider de pareilles contestations ? On sent bien qu’une question de cette nature
ne peut paraître indifférente qu’à ceux qui, comptant pour peu en matière sociale les moyens justes
et naturels, n’estiment que ces ressources factices, plus ou moins iniques, plus ou moins
compliquées, qui font partout la réputation de ce qu’on appelle les hommes d’État, les grands
politiques. Pour nous, nous ne sortirons point de la morale ; elle doit régler tous les rapports qui
lient les hommes entre eux à leur intérêt particulier et à leur intérêt commun ou social. C’est à
elle à nous dire ce qu’on aurait dû faire, et, après tout, il n’y a qu’elle qui puisse le dire. Il en faut
toujours revenir aux principes simples, comme plus puissants que tous les efforts du génie.
Jamais on ne comprendra le mécanisme social, si l’on ne prend pas le parti d’analyser une société
comme une machine ordinaire, d’en considérer séparément chaque partie, et de les rejoindre
ensuite, en esprit, toutes l’une après l’autre, afin d’en saisir les accords et d’entendre l’harmonie
générale qui en doit résulter. Nous n’avons pas besoin, ici, d’entrer dans un travail aussi étendu.
Mais puisqu’il faut toujours être clair et qu’on ne l’est point en discourant sans principes, nous
prierons au moins le lecteur de considérer dans la formation des sociétés politiques trois époques
dont la distinction préparera à des éclaircissements nécessaires.
Dans la première, on conçoit un nombre plus ou moins considérable d’individus isolés qui veulent
se réunir. Par ce seul fait, ils forment déjà une nation ; ils en ont tous les droits ; il ne s’agit plus
que de les exercer. Cette première époque est caractérisée par le jeu des volontés individuelles.
L’association est leur ouvrage. Elles sont l’origine de tout pouvoir.
La seconde époque est caractérisée par l’action de la volonté commune. Les associés veulent
donner de la consistance à leur union ; ils veulent en remplir le but. Ils confèrent donc, et ils
conviennent entre eux des besoins publics et des moyens d’y pourvoir. On voit qu’ici le pouvoir
appartient au public. Des volontés individuelles en sont bien toujours l’origine et en forment les
éléments essentiels ; mais considérées séparément, leur pouvoir serait nul. Il ne réside que dans
l’ensemble. Il faut à la communauté une volonté commune ; sans l’unité de volonté, elle ne
parviendrait point à faire un tout voulant et agissant. Certainement aussi, ce tout n’a aucun droit
qui n’appartienne à la volonté commune. Mais franchissons les intervalles de temps. Les associés
sont trop nombreux et répandus sur une surface trop étendue pour exercer facilement eux-mêmes
leur volonté commune. Que font-ils ? Ils en détachent tout ce qui est nécessaire pour veiller et
pourvoir aux soins publics, et cette portion de volonté nationale, et par conséquent de pouvoir, ils
en confient l’exercice à quelques-uns d’entre eux. Telle est l’origine d’un gouvernement exercé par
procuration. Remarquons sur cela plusieurs vérités. 1º la communauté ne se dépouille point du
droit de vouloir. C’est sa propriété inaliénable. Elle ne peut qu’en commettre l’exercice. Ce
principe est développé ailleurs. 2º le corps des délégués ne peut pas même avoir la plénitude de
cet exercice. La communauté n’a pu lui confier de son pouvoir total que cette portion qui est
nécessaire pour maintenir le bon ordre. On ne donne point du superflu en ce genre. 3º il
n’appartient donc pas au corps des délégués de déranger les limites du pouvoir qui lui a été confié.
On conçoit que cette faculté serait contradictoire à elle-même.
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Je distingue la troisième époque de la seconde, en ce que ce n’est plus la volonté commune réelle
qui agit, c’est une volonté commune représentative. Deux caractères ineffaçables lui appartiennent ;
il faut le répéter. 1º Cette volonté n’est pas pleine et illimitée dans le corps des représentants, ce
n’est qu’une portion de la grande volonté commune nationale. 2º Les délégués ne l’exercent point
comme un droit propre, c’est le droit d’autrui ; la volonté commune n’est là qu’en commission.
Actuellement, je laisse une foule de réflexions auxquelles cet exposé nous conduirait assez
naturellement, et je marche à mon but. Il s’agit de savoir ce qu’on doit entendre par la constitution
politique d’une société, et de remarquer ses justes rapports avec la nation elle-même. Il est
impossible de créer un corps pour une fin, sans lui donner une organisation, des formes et des lois
propres à lui faire remplir les fonctions auxquelles on a voulu le destiner. C’est ce qu’on appelle la
constitution de ce corps. Il est évident qu’il ne peut pas exister sans elle. Il l’est donc aussi, que
tout gouvernement commis doit avoir sa constitution ; et ce qui est vrai du gouvernement en
général l’est aussi de toutes les parties qui le composent.
Ainsi le corps des représentants, à qui est confié le pouvoir législatif ou l’exercice de la volonté
commune, n’existe qu’avec la manière d’être que la nation a voulu lui donner. Il n’est rien sans ses
formes constitutives ; il n’agit, il ne se dirige, il ne se commande que par elles. À cette nécessité
d’organiser le corps du gouvernement, si on veut qu’il existe ou qu’il agisse, il faut ajouter l’intérêt
qu’a la nation à ce que le pouvoir public délégué ne puisse jamais devenir nuisible à ses commettants.
De là, une multitude de précautions politiques qu’on a mêlées à la constitution, et qui sont autant
de règles essentielles au gouvernement, sans lesquelles l’exercice du pouvoir deviendrait illégal. On
sent donc la double nécessité de soumettre le gouvernement à des formes certaines, soit
intérieures, soit extérieures, qui garantissent son aptitude à la fin pour laquelle il est établi et son
impuissance à s’en écarter.
Mais qu’on nous dise d’après quelles vues, d’après quel intérêt on aurait pu donner une constitution
à la nation elle-même. La nation existe avant tout, elle est l’origine de tout. Sa volonté est toujours
légale, elle est la loi elle-même. Avant elle et au-dessus d’elle il n’y a que le droit naturel. Si nous
voulons nous former une idée juste de la suite des lois positives qui ne peuvent émaner que de sa
volonté, nous voyons en première ligne les lois constitutionnelles, qui se divisent en deux parties :
les unes règlent l’organisation et les fonctions du corps législatif : les autres déterminent
l’organisation et les fonctions des différents corps actifs. Ces lois sont dites fondamentales, non pas
en ce sens qu’elles puissent devenir indépendantes de la volonté nationale, mais parce que les corps
qui existent et agissent par elles ne peuvent point y toucher. Dans chaque partie, la constitution
n’est pas l’ouvrage du pouvoir constitué, mais du pouvoir constituant. Aucune sorte de pouvoir
délégué ne peut rien changer aux conditions de sa délégation. C’est en ce sens que les lois
constitutionnelles sont fondamentales. Les premières, celles qui établissent la législature, sont
fondées par la volonté nationale avant toute constitution ; elles en forment le premier degré. Les
secondes doivent être établies par une volonté représentative spéciale. Ainsi toutes les parties du
gouvernement se répondent et dépendent en dernière analyse de la nation. Nous n’offrons ici
qu’une idée fugitive, mais elle est exacte.
On conçoit facilement ensuite comment les lois proprement dites, celles qui protègent les citoyens
et décident de l’intérêt commun, sont l’ouvrage du corps législatif formé et se mouvant d’après ses
conditions constitutives. Quoique nous ne présentions ces dernières lois qu’en seconde ligne, elles
sont néanmoins les plus importantes, elles sont la fin dont les lois constitutionnelles ne sont que
les moyens. On peut les diviser en deux parties ; les lois immédiates ou protectrices, et les lois
médiates ou directrices. Ce n’est pas ici le lieu de donner plus de développement à cette analyse.
Nous avons vu naître la constitution dans la seconde époque. Il est clair qu’elle n’est relative qu’au
gouvernement. Il serait ridicule de supposer la nation liée elle-même par les formalités ou par la
constitution auxquelles elle a assujetti ses mandataires. S’il lui avait fallu attendre, pour devenir une
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nation, une manière d’être positive, elle n’aurait jamais été. La nation se forme par le seul droit
naturel. Le gouvernement, au contraire, ne peut appartenir qu’au droit positif. La nation est tout
ce qu’elle peut être, par cela seul qu’elle est. Il ne dépend point de sa volonté de s’attribuer plus
de droits qu’elle n’en a à sa première époque, elle a tous ceux d’une nation. À la seconde époque,
elle les exerce ; à la troisième elle en fait exercer par ses représentants tout ce qui est nécessaire
pour la conservation et le bon ordre de la communauté. Si l’on sort de cette suite d’idées simples,
on ne peut que tomber d’absurdités en absurdités. Le gouvernement n’exerce un pouvoir réel
qu’autant qu’il est constitutionnel ; il n’est légal qu’autant qu’il est fidèle aux lois qui lui ont été
imposées. La volonté nationale, au contraire, n’a besoin que de sa réalité pour être toujours légale,
elle est l’origine de toute légalité. Non seulement la nation n’est pas soumise à une constitution,
mais elle ne peut pas l’être, mais elle ne doit pas l’être, ce qui équivaut encore à dire qu’elle ne l’est
pas.
Elle ne peut pas l’être. De qui, en effet, aurait-elle pu recevoir une forme positive ? Est-il une
autorité antérieure qui ait pu dire à une multitude d’individus : « je vous réunis sous telles lois ;
vous formerez une nation aux conditions que je vous prescris ? » nous ne parlons pas ici brigandage
ni domination, mais association légitime, c’est-à-dire volontaire et libre. Dira-t-on qu’une nation
peut, par un premier acte de sa volonté, à la vérité indépendant de toute forme, s’engager à ne
plus vouloir à l’avenir que d’une manière déterminée ? D’abord, une nation ne peut ni aliéner, ni
s’interdire le droit de vouloir ; et quelle que soit sa volonté, elle ne peut pas perdre le droit de la
changer dès que son intérêt l’exige. En second lieu, envers qui cette nation se serait-elle engagée ?
Je conçois comment elle peut obliger ses membres, ses mandataires, et tout ce qui lui appartient ;
mais peut-elle, en aucun sens, s’imposer des devoirs envers elle-même ? Qu’est-ce qu’un contrat
avec soi-même ? Les deux termes étant la même volonté, elle peut toujours se dégager du prétendu
engagement.
Quand elle le pourrait, une nation ne doit pas se mettre dans les entraves d’une forme positive.
Ce serait s’exposer à perdre sa liberté sans retour, car il ne faudrait qu’un moment de succès à la
tyrannie, pour dévouer les peuples, sous prétexte de constitution, à une forme telle, qu’il ne leur
serait plus possible d’exprimer leur volonté, et par conséquent de secouer les chaînes du
despotisme. On doit concevoir les nations sur la terre comme des individus hors du lien social, ou,
comme l’on dit, dans l’état de nature. L’exercice de leur volonté est libre et indépendant de toutes
formes civiles. N’existant que dans l’ordre naturel, leur volonté, pour sortir tout son effet, n’a
besoin que de porter les caractères naturels d’une volonté. De quelque manière qu’une nation
veuille, il suffit qu’elle veuille ; toutes les formes sont bonnes, et sa volonté est toujours la loi
suprême. Puisque, pour imaginer une société légitime, nous avons supposé aux volontés
individuelles, purement naturelles, la puissance morale de former l’association, comment
refuserions-nous de reconnaître une force semblable dans une volonté commune, également
naturelle ?
Une nation ne sort jamais de l’état de nature, et au milieu de tant de périls, elle n’a jamais trop de
toutes les manières possibles d’exprimer sa volonté. Répétons-le : une nation est indépendante de
toute forme ; et de quelque manière qu’elle veuille, il suffit que sa volonté paraisse, pour que tout
droit positif cesse devant elle, comme devant la source et le maître suprême de tout droit positif.
Mais il est une preuve encore plus pressante de la vérité de nos principes. Une nation ne doit ni ne
peut s’astreindre à des formes constitutionnelles, car au premier différend qui s’élèverait entre les
parties de cette constitution, que deviendrait la nation ainsi disposée à ne pouvoir agir que suivant
la constitution disputée ? Faisons attention combien il est essentiel, dans l’ordre civil, que les
citoyens trouvent dans une partie du pouvoir actif une autorité prompte à terminer leurs procès.
De même, les diverses branches du pouvoir actif doivent pouvoir invoquer la décision de la
législature dans toutes les difficultés qu’elles rencontrent. Mais si votre législature elle-même, si les
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différentes parties de cette première constitution ne s’accordent pas entre elles, qui sera le juge
suprême ? Car il en faut toujours un, ou bien l’anarchie succède à l’ordre.
Comment imagine-t-on qu’un corps constitué puisse décider de sa constitution ? Une ou plusieurs
parties intégrantes d’un corps moral ne sont rien séparément. Le pouvoir n’appartient qu’à
l’ensemble. Dès qu’une partie réclame, l’ensemble n’est plus ; or s’il n’existe pas, comment pourrait-
il juger ? Ainsi donc, on doit sentir qu’il n’y aurait plus de constitution dans un pays, au moindre
embarras qui surviendrait entre ses parties, si la nation n’existait indépendante de toute règle et
de toute forme constitutionnelle. À l’aide de ces éclaircissements, nous pouvons répondre à la
question que nous nous sommes faite. Il est constant que les parties de ce que vous croyez être la
constitution française ne sont pas d’accord entre elles. À qui donc appartient-il de décider ? À la
nation, indépendante, comme elle l’est nécessairement, de toute forme positive. Quand même la
nation aurait ces états généraux réguliers, ce ne serait pas à ce corps constitué à prononcer sur un
différend qui touche à sa constitution. Il y aurait à cela une pétition de principes, un cercle vicieux.
Les représentants ordinaires d’un peuple sont chargés d’exercer, dans les formes
constitutionnelles, toute cette portion de la volonté commune, qui est nécessaire pour le maintien
d’une bonne administration. Leur pouvoir est borné aux affaires du gouvernement.
Des représentants extraordinaires auront tel nouveau pouvoir qu’il plaira à la nation de leur
donner. Puisqu’une grande nation ne peut s’assembler elle-même en réalité toutes les fois que des
circonstances hors de l’ordre commun pourraient l’exiger, il faut qu’elle confie à des représentants
extraordinaires les pouvoirs nécessaires dans ces occasions. Si elle pouvait se réunir devant vous
et exprimer sa volonté, oseriez-vous la lui disputer, parce qu’elle ne l’exerce pas dans une forme
plutôt que dans une autre ? Ici, la réalité est tout, la forme n’est rien.
Un corps de représentants extraordinaires supplée à l’assemblée de cette nation. Il n’a pas besoin,
sans doute, d’être chargé de la plénitude de la volonté nationale ; il ne lui faut qu’un pouvoir spécial,
et dans des cas rares ; mais il remplace la nation dans son indépendance de toutes formes
constitutionnelles. Il n’est pas nécessaire ici de prendre tant de précautions pour empêcher l’abus
de pouvoir ; ces représentants ne sont députés que pour une seule affaire, et pour un temps
seulement. Je dis qu’ils ne sont point astreints aux formes constitutionnelles sur lesquelles ils ont à
décider. 1º cela serait contradictoire ; car ces formes sont indécises, c’est à eux à les régler. 2º ils
n’ont rien à dire dans le genre d’affaires pour lequel on avait fixé les formes positives. 3º ils sont
mis à la place de la nation elle-même ayant à régler la constitution. Ils en sont indépendants comme
elle. Il leur suffit de vouloir comme veulent des individus dans l’état de nature. De quelque manière
qu’ils soient députés, qu’ils s’assemblent et qu’ils délibèrent, pourvu qu’on ne puisse pas ignorer (et
comment la nation, qui les commet, l’ignorerait-elle ?) qu’ils agissent en vertu d’une commission
extraordinaire des peuples, leur volonté commune vaudra celle de la nation elle-même.
Je ne veux pas dire qu’une nation ne puisse donner à ses représentants ordinaires la nouvelle
commission dont il s’agit ici. Les mêmes personnes peuvent sans doute concourir à former
différents corps. Mais toujours est-il vrai qu’une représentation extraordinaire ne ressemble point
à la législature ordinaire. Ce sont des pouvoirs distincts. Celle-ci ne peut se mouvoir que dans les
formes et aux conditions qui lui sont imposées. L’autre n’est soumise à aucune forme en
particulier : elle s’assemble et délibère, comme ferait la nation elle-même, si, n’étant composée que
d’un petit nombre d’individus, elle voulait donner une constitution à son gouvernement. Ce ne sont
point, ici, des distinctions inutiles. Tous les principes que nous venons de citer sont essentiels à
l’ordre social ; il ne serait pas complet, s’il pouvait se rencontrer un seul cas sur lequel il ne pût
indiquer des règles de conduite capables de pourvoir à tout.
Il est temps de revenir au titre de ce chapitre. Qu’aurait-on dû faire au milieu de l’embarras et des
disputes sur les prochains états généraux ? Appeler des notables ? Non. Laisser languir la nation et
les affaires ? Non. Manœuvrer auprès des parties intéressées pour les engager à céder chacune de
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leur côté ? Non. Il fallait recourir au grand moyen d’une représentation extraordinaire. C’est la
nation qu’il fallait consulter. […]
Nous admettons tous, comme attribut essentiel de la puissance nationale, le droit de modifier ou
de changer la constitution ; mais je demande à ceux qui ne veulent rien d’ultérieur à la déclaration
de ce principe, je leur demande quels moyens leur restent de provoquer l’exercice d’un tel droit.
Je n’en connais que deux :
La forme légale et l’insurrection.
La forme légale si la constitution a voulu l’indiquer.
L’insurrection, lorsque la constitution est muette.
Cela posé, l’argument que je combats se réduit à cette question fort simple : Dans le choix des
moyens, l’insurrection vaut-elle mieux que la forme légale ? Présenter ainsi la question, c’est, je crois, la
discuter, et c’est aussi la résoudre ; car je ne pense pas qu’une seule voix se fasse entendre pour
vanter parmi nous les douceurs de l’insurrection.
Mais la souveraineté nationale, a-t-on dit, ne peut se donner aucune chaîne, sa détermination future
ne peut être interprétée ou prévue, ni soumise à des formes certaines ; car il est de son essence
de pouvoir ce qu’elle voudra et de la manière dont elle voudra.
Eh bien, Messieurs, c’est précisément par un effet de cette toute-puissance que la nation veut
aujourd’hui, en consacrant son droit, se prescrire à elle-même un moyen légal et paisible de
l’exercer ; et, loin de trouver dans cet acte une aliénation de la souveraineté nationale, j’y remarque
au contraire l’un des plus beaux monuments de sa force et de son indépendance ».
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Document n° 3. Constitution du 3 septembre 1791 (extraits)
[...]
TITRE VII - De la révision des décrets constitutionnels
Article 1. - L'Assemblée nationale constituante déclare que la Nation a le droit imprescriptible de
changer sa Constitution ; et néanmoins, considérant qu'il est plus conforme à l'intérêt national
d'user seulement, par les moyens pris dans la Constitution même, du droit d'en réformer les
articles dont l'expérience aurait fait sentir les inconvénients, décrète qu'il y sera procédé par une
Assemblée de révision en la forme suivante :
Article 2. - Lorsque trois législatures consécutives auront émis un voeu uniforme pour le
changement de quelque article constitutionnel, il y aura lieu à la révision demandée. (…)
Article 8. - L'Assemblée de révision sera tenue de s'occuper ensuite, et sans délai, des objets qui
auront été soumis à son examen : aussitôt que son travail sera terminé, les deux cent quarante-
neuf membres nommés en augmentation, se retireront sans pouvoir prendre part, en aucun cas,
aux actes législatifs. Les colonies et possessions françaises dans l'Asie, l'Afrique et l'Amérique,
quoiqu'elles fassent partie de l'Empire français, ne sont pas comprises dans la présente Constitution.
Aucun des pouvoirs institués par la Constitution n'a le droit de la changer dans son ensemble ni
dans ses parties, sauf les réformes qui pourront y être faites par la voie de la révision,
conformément aux dispositions du titre VII ci-dessus. […]
[…]
Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont
créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se
trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis par les
hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés.
Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit
de la changer ou de l’abolir, et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes
et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur.
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La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas
être changés pour des causes légères et passagères ; et l’expérience de tous les temps a montré,
en effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu’à se faire justice à
eux-mêmes, en abolissant les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais, lorsqu’une longue suite
d’abus et d’usurpations, tendant invariablement au même but, marque le dessein de les soumettre
au despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir, de rejeter un tel gouvernement et
de pourvoir par de nouvelles sauvegardes à leur sécurité future. Telle a été la patience de ces
colonies, et telle est aujourd’hui la nécessité qui les force à changer leurs anciens systèmes de
gouvernement. L’histoire du roi actuel de la Grande-Bretagne est l’histoire d’une série d’injustices
et d’usurpations répétées qui, toutes, avaient pour but direct l’établissement d’une tyrannie absolue
sur ces États. […]
Que faut-il penser de la théorie qui part de l’idée que la souveraineté constituante réside,
en principe, dans le peuple ? Pour en apprécier la valeur, il convient d’envisager, d’abord, la
première Constitution de l’État, celle même d’où il est né.
On vient de voir qu’il existe, au sujet de cette Constitution initiale, une doctrine fort
répandue, qui s’efforce de lui découvrir une base juridique, et qui prétend trouver cette base dans
les volontés individuelles des hommes composant la nation. Mais cette doctrine repose sur une
erreur fondamentale, qui est de même nature que celle qui vicie la théorie du contrat social.
L’erreur, c’est, en effet, de croire qu’il soit possible de donner une construction juridique aux
événements ou aux actes qui ont pu déterminer la fondation de l’État et de sa première organisation.
Pour qu’une telle construction fût possible, il faudrait que le droit fût antérieur à l’État : en ce cas,
la procédure créatrice de l’organisation originaire de l’État pourrait être considérée comme régie
par l’ordre juridique qui lui a préexisté. Cette croyance à un droit antérieur à l’État constitue le
fond même des conceptions émises en matière d’organisation étatique, du XVIe au XVIIIe siècle,
par les juristes et les philosophes de l’école du droit de la nature ; elle a inspiré pareillement les
hommes de la Révolution : comme on l’a vu plus haut, c’est en partant de l’idée d’un droit naturel
qu’ils ont été amenés à formuler, à la base de leur œuvre constituante, ces Déclarations de droits,
qui, dans leur pensée, devaient, tout à la fois, précéder et conditionner le pacte social et l’acte
constitutionnel, en même temps qu’elles leur serviraient de fondement à tous les deux. Mais, s’il
n’est pas possible de contester l’existence de préceptes de morale ou de justice supérieurs aux lois
positives, il est certain aussi que ces préceptes ne sauraient, par leur seule vertu ou supériorité –
encore que celle-ci soit transcendante – constituer des règles de droit. Car, le droit, au sens propre
du mot, n’est pas autre chose que l’ensemble des règles imposées aux hommes sur un territoire
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déterminé par une autorité supérieure, capable de commander avec une puissance effective de
domination et de contrainte irrésistible. Or, précisément, cette autorité dominatrice n’existe que
dans l’État : cette puissance positive de commandement et de coercition, c’est proprement la
puissance étatique. Dès lors, il apparaît que le droit proprement dit ne peut se concevoir que dans
l’État une fois formé ; et par suite, il est vain de rechercher le fondement ou la genèse juridiques de
l’État. L’État, étant la source du droit, ne peut avoir lui-même sa source dans le droit.
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leurs attaches avec le corps national, soit de leur structure ou composition, les volontés qu’ils
exprimeront, puissent être considérées comme ayant même nature que celles qui se dégageraient
de l’ensemble de la nation, si celle-ci pouvait directement apprécier ses intérêts et formuler en
conséquence ses volontés.
Comment le même pouvoir peut-il être dans un cas « originaire » et dans l’autre cas
« dérivé » ? Comme l’exprime parfaitement Olivier Beaud : si par dérivé on veut désigner ce fait
que le pouvoir en question est un pouvoir habilité, alors on pose une distinction de nature entre
un pouvoir habilité et un pouvoir originaire inconditionné. Les ranger dans une même catégorie,
celle du pouvoir « constituant », relève peut-être d’une « faute de logique », cela, en tout état de
cause, revient à nier en même temps qu’on l’affirme la distinction entre les deux pouvoirs : ils sont
à la fois identiques (expression du pouvoir constituant) et différents (habilité ou originaire). Une
telle classification, derrière l’apparence de son caractère logiquement impeccable (la différence
spécifique fournit le critère de distinction au-dedans du genre), nous paraît en réalité ne rien
trancher et laisser ouvertes toutes les possibilités explicatives qui conviendront à l’interprète : il
appuiera sur l’identité de genre (la révision est l’exercice du pouvoir constituant) lorsque cela lui
conviendra (le pouvoir constituant ne saurait être matériellement limité), et sur la différence
spécifique selon les besoins de la cause (par exemple : la révision de 1962 est inconstitutionnelle).
Bref, sur la base d’une telle classification, on peut soutenir tout et son contraire : il suffit de déplacer
les accents.
Il est remarquable que la doctrine utilise pour désigner le pouvoir de révision les concepts
de pouvoir constituant « dérivé » ou « institué ». En effet, dès lors que l’on voulait continuer de
qualifier le pouvoir de révision de pouvoir constituant, pour désigner un pouvoir établi par la
Constitution, il pouvait évidemment apparaître assez contradictoire de le nommer le « pouvoir
constituant constitué ». On a certes effacé cette contradiction au plan terminologique en utilisant
ces euphémismes que sont les adjectifs « dérivé » ou « institué ». Mais on n’a pas effacé la
contradiction conceptuelle que dévoile pleinement l’idée, difficilement acceptable, d’un pouvoir
constituant constitué. Quelle signification spécifique peut-on attacher aux adjectifs institué ou
dérivé qui les distingueraient de l’adjectif constitué ?
Enfin, dans ce registre des difficultés, il faut encore compter la suivante : on affirme le
caractère « inconditionné » du pouvoir constituant originaire ; il lui est dès lors loisible d’instituer
un pouvoir de révision auquel il peut prescrire une procédure ; mais il apparaît alors difficile de lui
refuser, dans le même temps, cette liberté de limiter la compétence matérielle de ce pouvoir
« conditionné » qu’est le pouvoir de révision. Nous ne trouvons aucune explication juridique de la
raison pour laquelle les règles de procédure imposées au pouvoir de révision seraient valides et
efficaces mais pas, à l’inverse, les règles matérielles. Très significativement, le doyen Vedel écrivait :
la Constitution fixe « les conditions, au moins les conditions de forme dans lesquelles ce pouvoir
constituant (dérivé) est exercé ». Que signifie cet « au moins » si l’on refuse (et pour quel motif
normatif ?) les limitations constitutionnelles matérielles ?
46
de la Constitution). Il est inconditionné (absence de normes supra-constitutionnelles). Sa fonction
consiste à donner à une unité politique déjà constituée ou qui se constitue par le même acte, le
statut des pouvoirs politiques qui sont ainsi légitimés en même temps que limités.
Parmi ces pouvoirs constitués, il a le pouvoir de révision qui agit en vertu d’une compétence
établie par la Constitution. Ce pouvoir est habilité (et légitimé) par le Constituant à modifier le
texte de la Constitution dans le respect de certaines formes et procédures et dans les limites
(matérielles, circonstancielles) établies par cette Constitution.
Le pouvoir constituant étant inconditionné, il est juridiquement libre de permettre la révision
totale de la Constitution (et, comme en Suisse, par exemple, de la soumettre à une procédure
différente de la révision partielle) ou de soustraire certains objets à la compétence du pouvoir de
révision, comme, d’ailleurs, il est libre de ne pas instituer de pouvoir de révision. La décision sur
cette question est une décision de politique constitutionnelle qui relève de l’appréciation
souveraine du constituant.
Article 289
(Les limites circonstancielles de la révision)
Aucun acte de révision constitutionnelle ne peut être accompli en période d’état de siège ou d’état
d’urgence.
47
Document n° 8. Constitution française du 4 octobre 1958 (extrait)
Article 89
[…]
Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à
l'intégrité du territoire.
La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision.
48
Université Paris 8
Commentaire : Document n° 3
49
Document n° 1. Favoreu, L., « Justice constitutionnelle », dans Y.
Mény, O. Duhamel, dir., Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, p.
556-558 (extraits).
Notion. L’expression désigne l’ensemble des institutions et techniques grâce auxquelles est
assurée, sans restriction, la suprématie de la Constitution. Il s’agit évidemment d’une première
définition qui demande à être affinée et précisée mais est susceptible de fournir un point de départ.
Il est difficile de déterminer exactement quand apparaît la notion ; mais on notera que Hans
Kelsen et Charles Eisenmann l’utilisent dès 1928 avec le sens qu’on lui connaît aujourd’hui. Pour
Kelsen, la justice constitutionnelle, c’est ‘la garantie juridictionnelle de la constitution’. Eisenmann
donne une première définition simple, aux termes de laquelle ‘la justice constitutionnelle est cette
sorte de justice ou mieux de juridiction qui porte sur les lois constitutionnelles’. Il complètera cette
première définition en distinguant ‘justice constitutionnelle’ et ‘juridiction constitutionnelle’, la
seconde étant l’organe par lequel s’exerce la première, et en dégageant ensuite le sens juridique
de la justice constitutionnelle.
‘Le sens juridique de la justice constitutionnelle… est donc, en dernière analyse, de garantir
la répartition de la compétence entre législation ordinaire et législation constitutionnelle, d’assurer
le respect de la compétence du système des règles ou de l’organe suprême de l’ordre étatique’.
Cela nous paraît être l’élément décisif permettant de déceler l’existence de la justice
constitutionnelle : s’il ne rentre pas dans les attributions d’une juridiction de ‘garantir la répartition
de la compétence entre législation ordinaire et législation constitutionnelle’, cette juridiction
n’exerce pas la justice constitutionnelle et n’est donc pas une juridiction constitutionnelle. C’est le
cas en France de toutes les juridictions administratives et judiciaires y compris le Conseil d’Etat et
la Cour de cassation.
Ce vocabulaire moderne ne sera pas utilisé, pendant longtemps, par la doctrine française
qui préférera parler de ‘contrôle de constitutionnalité des lois’. En fait, le contrôle de
constitutionnalité des lois n’est qu’une des techniques à la disposition de la justice constitutionnelle.
C’est sans doute la plus importante mais elle ne représente que l’un des
éléments de la théorie de la justice constitutionnelle et ne s’identifie pas à celle-ci.
Missions. La justice constitutionnelle peut assumer quatre missions principales et des missions
secondaires : mais il convient de préciser que chaque système de justice constitutionnelle ne
comporte pas nécessairement l’ensemble de ces missions et qu’il y a une assez grande variété de
situations possibles.
Une première mission consiste à veiller à l’authenticité des manifestations de volonté du
peuple souverain, soit que celui-ci désigne des représentants par la voie de l’élection, soit qu’il
prenne lui-même des décisions par voie de référendum. Le contentieux des votations peut être
confié au juge constitutionnel soit directement (comme en Autriche ou en France), soit en appel
des décisions de l’assemblée parlementaire procédant elle-même à la vérification des pouvoirs de
ses membres (République fédérale d’Allemagne). Il est également des cas où cette mission n’est pas
confiée au juge constitutionnel, le système de la vérification des pouvoirs par l’assemblée étant seul
concevable (par exemple, aux Etats- Unis).
Il entre généralement dans les tâches de la justice constitutionnelle de veiller au respect des
répartitions horizontales et verticales des pouvoirs établies par la Constitution. La répartition
horizontale des pouvoirs est contrôlée par le juge constitutionnel de diverses manières. Il peut
exister, tout d’abord, une procédure particulière permettant aux divers pouvoirs publics de saisir
directement la justice constitutionnelle afin de faire trancher les conflits de compétence les
opposant entre eux et résultant d’interprétation divergentes de la Constitution (c’est le cas, par
exemple, en République fédérale d’Allemagne, Autriche, Italie et Espagne). Mais il est également
possible que le maintien de l’équilibre entre les divers pouvoirs publics, tel qu’il est voulu par la
50
Constitution, soit assuré, de manière indirecte par le juge constitutionnel : ainsi, en France, peut-
on considérer que les diverses procédures permettant au Conseil constitutionnel de faire respecter
la répartition des compétences entre le Parlement et le gouvernement, telle qu’elle est établie
notamment par les articles 34 et 37 de la Constitution, ont pour résultat d’assurer le respect de la
division horizontale des pouvoirs.
La répartition verticale des pouvoirs a surtout une importance dans les Etats fédéraux et
quasi fédéraux et c’est dans ces Etats que la justice constitutionnelle joue un grand rôle en
maintenant l’équilibre entre pouvoir central et pouvoirs locaux. Ainsi en est-il, évidemment, aux
Etats-Unis ou au Canada ou encore en République fédérale d’Allemagne ; et aussi dans les Etats
parfois appelés régionaux ou autonomiques, tels que l’Espagne ou l’Italie. Mais l’expérience française
depuis 1982 montre que ce rôle peut aussi être important dans un pays comme la France.
La dernière mission essentielle est la protection des droits et libertés fondamentaux. On a
souvent tendance à considérer que l’activité de la justice constitutionnelle est, principalement sinon
exclusivement, consacrée à cela, alors que d’autres missions ont une importance très grande. Au
Canada, par exemple, la justice constitutionnelle a longtemps eu pour activité essentielle le contrôle
de la répartition verticale des pouvoirs et ce n’est qu’à partir de ‘l’enchâssement’ d’une Déclaration
des droits dans la Constitution, en 1982, que la protection des droits fondamentaux est devenue
une attribution essentielle. Il est vrai cependant que, dès qu’elle se développe, cette mission de la
justice constitutionnelle a tendance à reléguer les autres au second plan (exemples de la France,
après 1974, et du Canada, après 1982) ».
51
jugements rendus par les juridictions. En second lieu, il y a le contentieux de la constitutionnalité
des lois (et autres règles de droit) lors de leur application ; les juristes allemands appellent ce
contentieux celui du contrôle concret des normes, parce que la loi (ou, plus généralement la règle
de droit) est contestée à l'occasion de son application à une situation concrète et, le plus souvent
à la demande de l'une des parties à un litige interindividuel. En troisième lieu, il y a le contentieux
de la constitutionnalité des lois en dehors de toute application à des situations concrètes ; c'est
pourquoi les juristes allemands parlent de contrôle abstrait de la constitutionnalité. Le plus souvent,
ce contrôle est déclenché par des autorités politiques en dehors de toute application concrète ; il
peut l'être soit dès l'adoption de la loi, que celle-ci ait été simplement votée, mais encore
inapplicable, soit qu'elle soit promulguée et donc applicable ; enfin, ce contrôle consiste à
confronter la règle constitutionnelle non à la solution à laquelle conduit l'application de la loi, mais
à la règle abstraite contenue dans la loi.
Ces trois types de contentieux correspondent à trois degrés d'abstraction. Le premier type
est principalement concret. Le second est en réalité mixte, c'est-à-dire mi-concret, mi-abstrait, car
le juge constitutionnel est amené nécessairement à considérer le problème de compatibilité ou
d'incompatibilité avec la constitution en prenant déjà en considération les cas voisins de celui qui
est à l'origine de la question de droit constitutionnel. Seul le troisième cas est à peu près totalement
abstrait, encore qu'il arrive que le législateur ait été amené à édicter la nouvelle loi en ayant à
l'esprit un certain nombre de situations concrètes qu'il a pu observer dans les mois qui ont précédé
l'élaboration de la loi.
[…]
La question de savoir si un acte contraire à la Constitution peut devenir la loi du pays est une
question d’intérêt essentiel pour les Etats-Unis […]. Pour la résoudre, il n’est besoin que de
rappeler certains principes depuis longtemps fermement établis. Que le peuple ait le droit originaire
d’établir son futur gouvernement sur les principes qui, d’après lui, permettront d’atteindre son
bonheur, est le fondement sur lequel repose toute la société américaine. La mise en oeuvre de ce
droit originaire exige une grande énergie et, de ce chef, ne peut, ni ne doit être répétée
fréquemment. Aussi bien les principes qui sont ainsi établis sont-ils considérés comme
fondamentaux. Et comme l’autorité dont ils émanent est suprême, et ne peut agir
qu’exceptionnellement, les principes en question sont conçus pour être permanents.
La volonté originaire et suprême organise le gouvernement, et assigne aux différents pouvoirs leurs
compétences respectives. Elle peut soit s’arrêter là, soit établir des limites que ces pouvoirs ne
devront pas dépasser.
Le gouvernement des Etats-Unis ressort du deuxième modèle. Les compétences du pouvoir
législatif sont définies et limitées ; et c’est pour que ces limites ne soient pas ignorées ou oubliées
que la Constitution est écrite. À quoi servirait-il que ces pouvoirs soient limités et que ces limites
soient écrites si ces dites limites pouvaient, à tout moment, être outrepassées par ceux qu’elles
ont pour objet de restreindre ? Lorsque ces limites ne s’imposent pas aux personnes qu’elles
obligent et lorsque les actes interdits et les actes permis sont également obligatoires, il n’y a plus
de différence entre un pouvoir limité et un pouvoir illimité. C’est une proposition trop simple pour
être contestée que, soit la Constitution l’emporte sur la loi ordinaire qui lui est contraire, soit le
pouvoir législatif peut modifier la Constitution au moyen d’une loi ordinaire.
52
Entre ces deux possibilités, il n’y a pas de troisième voie. Ou la Constitution est un droit supérieur,
suprême, inaltérable par des moyens ordinaires ; ou elle est sur le même plan que la loi ordinaire
et, à l’instar des autres lois, elle est modifiable selon la volonté de la législature. Si c’est la première
partie de la proposition qui est vraie, alors une loi contraire à la Constitution n’est pas du droit ;
si c’est la deuxième qui est vraie, alors les constitutions écrites ne sont que d’absurdes tentatives
de la part des peuples de limiter un pouvoir par nature illimité.
Il est certain que ceux qui élaborent les constitutions écrites les conçoivent comme devant former
le droit fondamental et suprême de la nation, et que, par conséquent, le principe d’un tel
gouvernement est qu’un acte législatif contraire à la Constitution est nul.
Ce principe est consubstantiel à toute constitution écrite et doit, par conséquent, être considéré
par cette Cour comme l’un des principes fondamentaux de notre société […]. Si un acte du pouvoir
législatif, contraire à la Constitution, est nul, doit-il, nonobstant sa nullité, être considéré comme
liant les juges et oblige-t-il ceux-ci à lui donner effet ? Ou, en d’autres termes, bien qu’il ne soit pas
du droit, constitue-t-il une règle qui serait en vigueur ? […]. Ce serait renverser en fait ce qui est
établi en théorie ; et cela constituerait, à première vue, une absurdité trop énorme pour qu’on y
insistât. Il faut pourtant y consacrer une réflexion plus attentive.
C’est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu’est le droit. Ceux
qui appliquent la règle à des cas particuliers doivent par nécessité expliquer et interpréter cette
règle. Lorsque deux lois sont en conflit, le juge doit décider laquelle des deux s’applique.
Dans ces conditions, si une loi est en opposition avec la Constitution, si la loi et la Constitution
s’appliquent toutes les deux à un cas particulier, de telle sorte que le juge doit, soit décider de
l’affaire conformément à la loi et écarter la Constitution, soit décider de l’affaire conformément à
la Constitution et écarter la loi, le juge doit décider laquelle de ces deux règles en conflit gouverne
l’affaire. C’est là l’essence même du devoir judiciaire.
Si donc les juges doivent tenir compte de la Constitution, et si la Constitution est supérieure à la
loi ordinaire, c’est la Constitution, et non la loi ordinaire, qui régit l’affaire à laquelle toutes les
deux s’appliquent.
Ceux qui contestent le principe selon lequel la Constitution doit être tenue par le juge comme une
loi suprême en sont réduits à la nécessité de soutenir que les juges doivent ignorer la Constitution
et n’appliquer que la loi […].
Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations. Cependant il est
revêtu d'un immense pouvoir politique.
D'où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les autres juges ;
pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n'ont pas ?
La cause en est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs
arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d'autres termes, ils leur ont permis de ne point
appliquer les lois qui leur paraîtraient inconstitutionnelles. (...) Si, en France, les tribunaux pouvaient
désobéir aux lois, sur le fondement qu‘ils les trouvaient inconstitutionnelles, le pouvoir constituant
serait réellement dans leurs mains, puisque seuls ils auraient le droit d‘interpréter une constitution
dont nul ne pourrait changer les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et
domineraient la société, autant du moins que la faiblesse inhérente au pouvoir judiciaire leur
permettrait de le faire.
53
Je sais qu‘en refusant aux juges le droit de déclarer les lois inconstitutionnelles, nous donnons
indirectement au corps législatif le pouvoir de changer la constitution, puisqu‘il ne rencontre plus
de barrière légale qui l‘arrête. Mais mieux vaut encore accorder le pouvoir de changer la
constitution du peuple à des hommes qui représentent imparfaitement les volontés du peuple, qu‘à
d‘autres qui ne représentent qu‘eux-mêmes.
Il serait bien plus déraisonnable encore de donner aux juges anglais le droit de résister aux volontés
du corps législatif, puisque le parlement, qui fait la loi, fait également la constitution, et que, par
conséquent, on ne peut, en aucun cas, appeler une loi inconstitutionnelle quand elle émane des
trois pouvoirs.
Aucun de ces deux raisonnements n'est applicable à l'Amérique.
Aux États-Unis, la constitution domine les législateurs comme les simples citoyens. Elle est donc la
première des lois, et ne saurait être modifiée par une loi. Il est donc juste que les tribunaux
obéissent à la constitution, préférablement à toutes les lois. Ceci tient à l‘essence même du pouvoir
judiciaire : choisir entre les dispositions légales qui l‘enchaînent le plus étroitement est, en quelque
sorte, le droit naturel du magistrat.
En France, la constitution est également la première des lois, et les juges ont un droit égal à la
prendre pour base de leurs arrêts ; mais, en exerçant ce droit, ils ne pourraient manquer d'empiéter
sur un autre plus sacré encore que le leur : celui de la société au nom de laquelle ils agissent. Ici, la
raison ordinaire doit céder devant la raison d‘État.
En Amérique, où la nation peut toujours, en changeant sa constitution, réduire les magistrats à
l‘obéissance, un semblable danger n’est pas à craindre. Sur ce point, la politique et la logique sont
donc d‘accord, et le peuple ainsi que le juge y conservent également leurs privilèges.
Lorsqu'on invoque, devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime contraire à la
Constitution, il peut donc refuser de l'appliquer. Ce pouvoir est le seul qui soit particulier au
magistrat américain, mais une grande influence politique en découle.
Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper pendant longtemps à l'analyse
judiciaire, car il en est bien peu qui ne blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne puissent
ou ne doivent invoquer devant les tribunaux.
Or, du jour où le juge refuse d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à l'instant une partie de
sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont alors avertis qu'il existe un moyen de se soustraire à
l'obligation de lui obéir: les procès se multiplient, et elle tombe dans l'impuissance. Il arrive alors
l'une de ces deux choses: le peuple change sa Constitution ou la législature rapporte sa loi.
Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir politique ; mais en les
obligeant à n'attaquer les lois que par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers
de ce pouvoir.
Si le juge avait pu attaquer les lois d'une façon théorique et générale ; s'il avait pu prendre l'initiative
et censurer le législateur, il fût entré avec éclat sur la scène politique; devenu le champion ou
l'adversaire d'un parti, il eut appelé toutes les passions qui divisent le pays à prendre part à la lutte.
Mais quand le juge attaque une loi dans un débat obscur et sur une application particulière, il dérobe
en partie l'importance de l'attaque aux regards du public. Son arrêt n'a pour but que de frapper un
intérêt individuel ; la loi ne se trouve blessée que par hasard.
D'ailleurs, la loi ainsi censurée n'est pas détruite : sa force morale est diminuée, mais son effet
matériel n'est point suspendu. Ce n'est que peu à peu, et sous les coups répétés de la jurisprudence,
qu'enfin elle succombe.
De plus, on comprend sans peine qu'en chargeant l'intérêt particulier de provoquer la censure des
54
lois, en liant intimement le procès fait à la loi au procès fait à un homme, on s'assure que la
législation ne sera pas légèrement attaquée. Dans ce système, elle n'est plus exposée aux agressions
journalières des partis. En signalant les fautes du législateur, on obéit à un besoin réel: on part d'un
fait positif et appréciable, puisqu'il doit servir de base à un procès.
Je ne sais si cette manière d'agir des tribunaux américains, en même temps qu'elle est la plus
favorable à l'ordre public, n'est pas aussi la plus favorable à la liberté.
Si le juge ne pouvait attaquer les législateurs que de front, il y a des temps où il craindrait de le
faire; il en est d'autres où l'esprit de parti le pousserait chaque jour à l'oser. Ainsi il arriverait que
les lois seraient attaquées quand le pouvoir dont elles émanent serait faible, et qu'on s'y soumettrait
sans murmurer quand il serait fort ; c'est-à-dire que souvent on attaquerait les lois lorsqu'il serait
le plus utile de les respecter, et qu'on les respecterait quand il deviendrait facile d'opprimer en leur
nom.
Mais le juge américain est amené malgré lui sur le terrain de la politique. Il ne juge la loi que parce
qu'il a à juger un procès, et il ne peut s'empêcher de juger le procès. La question politique qu'il doit
résoudre se rattache à l'intérêt des plaideurs, et il ne saurait refuser de la trancher sans faire un
déni de justice. C'est en remplissant les devoirs étroits imposés à la profession du magistrat qu'il
fait l'acte du citoyen. Il est vrai que, de cette manière, la censure judiciaire, exercée par les tribunaux
sur la législation, ne peut s'étendre sans distinction à toutes les lois, car il en est qui ne peuvent
jamais donner lieu à cette sorte de contestation nettement formulée qu'on nomme un procès. Et
lorsqu'une pareille contestation est possible, on peut encore concevoir qu'il ne se rencontre
personne qui veuille en saisir les tribunaux.
Les Américains ont souvent senti cet inconvénient, mais ils ont laissé le remède incomplet, de peur
de lui donner, dans tous les cas, une efficacité dangereuse.
Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains de prononcer sur
l'inconstitutionnalité des lois forme encore une des plus puissantes barrières qu'on ait jamais
élevées contre la tyrannie des Assemblées politiques.
1° La juridiction constitutionnelle
Il n’est pas d’hypothèse de garantie de la régularité où l’on pourrait davantage que dans celle de la
garantie de la Constitution, être tenté de confier l’annulation des actes irréguliers à l’organe même
qui les a faits. Et en aucun cas, cette procédure ne serait précisément plus contre-indiquée. Car la
seule forme où on y pourrait voir dans une certaine mesure une garantie efficace de la
constitutionnalité – déclaration de l’irrégularité par un tiers organe et obligation pour l’organe
auteur de l’acte irrégulier de l’annuler – est ici impraticable, parce que le Parlement ne peut, par
nature, être obligé de façon efficace. Et ce serait une naïveté politique de compter qu’il annulerait
une loi votée par lui pour la raison qu’une autre instance l’aurait déclarée inconstitutionnelle.
L’organe législatif se considère dans la réalité comme un créateur libre du droit et non comme un
organe d’application du droit, lié par la Constitution, alors qu’il l’est théoriquement, bien que dans
une mesure relativement restreinte. Ce n’est donc pas sur le Parlement lui-même que l’on peut
compter pour réaliser sa subordination à la Constitution. C’est un organe différent de lui,
indépendant de lui et par conséquent aussi de toute autre autorité étatique qu’il faut charger de
l’annulation ses actes inconstitutionnels – c’est-à-dire une juridiction ou tribunal constitutionnel.
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À ce système, on adresse ordinairement certaines objections. La première est, naturellement,
qu’une telle institution serait incompatible avec la souveraineté du Parlement. Mais – abstraction
de ce qu’il ne peut pas être question de la souveraineté d’un organe étatique particulier, la
souveraineté appartenant tout au plus à l’ordre étatique lui-même – cet argument s’écroule par
cela seul que l’on doit reconnaître que la Constitution règle en somme la procédure de la
législation, de la même manière exactement que les lois la procédure des tribunaux et des autorités
administratives ; que la législation est subordonnée à la Constitution, absolument comme la justice
et l’administration le sont à la législation, et que, par suite, le postulat de la constitutionnalité des
lois est, théoriquement comme techniquement, absolument identique au postulat de la légalité de
la juridiction et de l’administration. Si, contrairement à ces vues, on continue d’affirmer
l’incompatibilité de la justice constitutionnelle avec la souveraineté du législateur, c’est simplement
pour dissimuler la puissance politique qui s’exprime dans l’organe législatif de ne pas laisser – en
contradiction patente avec le droit positif – limiter les normes de la Constitution. Mais, même si
on approuve cette tendance pour des raisons d’opportunité, il n’est pas d’argument juridique dont
elle puisse s’autoriser.
[…]
56
la limite entre ces dispositions et les dispositions traditionnelles sur le contenu des lois que l’on
trouve dans les Déclarations de droits individuels s’effacera facilement, et il n’est dès lors pas
impossible qu’un tribunal constitutionnel appelé à décider de la constitutionnalité d’une loi l’annule
pour le motif qu’elle est injuste, la justice étant un principe constitutionnel qu’il doit par conséquent
appliquer. Mais la puissance du tribunal serait alors telle qu’elle devrait être considérée comme
simplement insupportable. La conception de la justice de la majorité des juges de ce tribunal
pourrait être en opposition complète avec celle de la majorité du Parlement qui a voté la loi. Il va
de soi que la Constitution n’a pas entendu, en employant un mot aussi imprécis et équivoque que
celui de justice ou tout autre semblable, faire dépendre le sort de toute loi votée par le Parlement
du bon plaisir d’un collège composé d’une façon plus ou moins arbitraire au point de vue politique,
comme le tribunal constitutionnel. Pour éviter un semblable déplacement du pouvoir – qu’elle ne
veut certes pas et qui est politiquement tout à fait contre-indiqué – du Parlement à une instance
qui y est étrangère et qui peut devenir le représentant de forces politiques tout autres que celles
qui s’expriment dans le Parlement, la Constitution doit, surtout si elle crée un tribunal
constitutionnel, s’abstenir de ce genre de phraséologie, et, si elle veut poser des principes relatifs
au contenu des lois, les formuler d’une façon aussi précise que possible.
Cela nous aura pris plus de deux siècles. Plus de deux siècles pour admettre qu'une loi
puisse être imparfaite, et des représentants du peuple mal inspirés ; qu'un gouvernement et sa
majorité agissent trop souvent pressés, et que la Constitution s'en trouve malmenée. Que la
protéger fait progresser la liberté. Deux siècles pour admettre que sur ce point la révolution
américaine avait vu plus juste que la française.
Les révolutionnaires, ici très rousseauistes, ne vénéraient que la loi, « expression de la
volonté générale ». Encore convient-il de ne pas caricaturer. Montesquieu les inspirait aussi,
puisque l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen affirme rien moins que :
« Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n'est pas assurée, ni la séparation
des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Quant à la loi adulée, le même texte
fondateur s'en défiait déjà discrètement, par exemple lorsqu'il éprouvait le besoin de disposer en
son article 5 qu'elle « n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ».
Nos pères fondateurs se faisaient donc bien une plus haute idée de la Constitution, et de la
Déclaration des droits qui la fonde, que de la loi. Mais ils n'envisageaient pas de confier le contrôle
à un juge, quel qu'il fût. Les Parlements de l'Ancien Régime, composés de magistrats, s'étaient en
effet opposés par leurs remontrances aux réformes royales – inconcevable alors de les laisser
brider la grande transformation enclenchée par la Révolution. La Déclaration de 1789 confia donc,
en son préambule, la protection des droits fondamentaux « à tous les Membres du corps social »
et, le cas échéant, par son article 2, à « la résistance à l'oppression ». En termes plus modérés,
notre première constitution, celle de 1791, s'achève par un appel « à la vigilance des pères de
famille, aux épouses et aux mères, à l'affection des jeunes citoyens, au courage de tous les Français ».
La suite de l'Histoire révéla combien cet idéalisme se nourrissait de naïveté. L'idée de
garantir le respect de la Constitution subit alors d'autres malheurs. Les Bonaparte, dont les régimes
sacrifiaient la liberté à l'autorité, chargèrent un « Sénat conservateur », et plus encore soumis,
d'apprécier la constitutionnalité des lois. Du coup, les Républiques qui les remplacèrent se
gardèrent bien de reprendre un tel mécanisme.
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Cela nous aura pris près d'un siècle. En Autriche, grâce à Hans Kelsen, la suprématie de la
Constitution fut reconnue et garantie par une cour constitutionnelle dès 1920. En France, nous
ignorâmes longtemps jusqu'à la notion d'État de droit, d'État limité par le droit et ne pouvant agir
que dans son cadre. Combien de fois lit-on encore « état de droit », sans majuscule, comme s'il
s'agissait d'une situation conjoncturelle et non d'un agencement structurel ! La France ne se souciait
guère d'établir et de conforter un État de droit – même si, sans le dire, elle commençait à le faire,
notamment grâce à la jurisprudence de moins en moins docile du Conseil d'État. La préoccupation
première restait de conforter le pouvoir, dès lors qu'il était républicain.
Cela nous aura pris un demi-siècle. Nos voisins d'outre-Rhin ou transalpins ont instauré des
cours constitutionnelles et des recours pour y accéder dès les lendemains de la Seconde Guerre
mondiale – ils sortaient du nazisme et du fascisme, et ne lésinaient pas sur les solutions pour se
protéger de la dictature ou, tout simplement, de l'arbitraire. En France, à la Libération, un Comité
constitutionnel fut créé. Il avait cependant pour seul objet d'inciter les deux chambres à s'accorder
pour rendre une loi conforme à la Constitution – et cela, bien entendu, seulement s'il était saisi, ce
qui impliquait une action conjointe du président de la République et de celui du Sénat. Il ne le fut
donc qu'une seule fois, le 16 juin 1948, sur une pure question de procédure que les deux chambres
s'empressèrent de régler. À tout le moins avait-on introduit le début du commencement du mot –
en aucun cas la chose.
Cela nous aura pris plus de trente ans. Nos voisins transpyrénéens ont suivi les autres
exemples européens dès qu'ils se sont débarrassés du salazarisme ou du franquisme. [...]
En France, il aura donc fallu attendre beaucoup plus longtemps. Dès la fin des années quatre-
vingt, le mouvement était lancé, un président social-jacobin se ralliait à une idée pourtant plus
associée au libéralisme politique qu'à son républicanisme. Mais parce que cela venait de lui, et de
Robert Badinter, les socialistes approuvèrent. Parce que cela s'inspirait de Montesquieu, une partie
de la droite tel Édouard Balladur, approuva. Parce que cela venait de la gauche au pouvoir, un autre,
tel Nicolas Sarkozy, fit barrage, et, en 1990, la tentative échoua – sous les feux croisés des
communistes et des gaullistes. […]
Deux ans plus tard, le Comité Vedel pour la révision de la constitution tenta de la relancer.
François Mitterrand, président de la République, déposa un ample projet de loi constitutionnelle
dans lequel, après les élections législatives aussitôt intervenues, le nouveau Premier ministre,
Édouard Balladur, picora ce qui l'intéressait, dont l'extension du contrôle de constitutionnalité ne
faisait pas partie à l'époque. […]
Le temps ayant passé, les réalités s'étant imposées, les esprits ayant évolué, le sujet était
mûr et la victoire finale, tout bien considéré, fut assez aisée. […]
Désireux de moderniser et rééquilibrer les institutions, Nicolas Sarkozy créa, par un décret
du 18 juillet 2007, un « comité de réflexion et de proposition », présidé par Édouard Balladur,
ancien Premier ministre, et composé de treize autres membres (dont les deux auteurs). Le chef de
l'État leur adressa une lettre de mission dans laquelle il écrivait notamment : « vous examinerez les
conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel pourrait être amené à statuer, à la demande
des citoyens, sur la constitutionnalité des lois existantes. Des voix s'élèvent dans notre pays pour
regretter que la France soit le seul grand pays démocratique dans lequel les citoyens n'ont pas
accès à la justice constitutionnelle [...] ».
La révision dans son ensemble fut adoptée de justesse, grâce aux parlementaires radicaux
de gauche, avec seulement une voix de plus que les nécessaires trois cinquièmes des suffrages
exprimés […].
58
La Constitution s'est trouvée ainsi enrichie d'un nouvel article 61-1. Selon le premier alinéa
de celui-ci :
« Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une
disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil
constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de
cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». […]
Bref, notre Constitution n'ayant qu'une consistance très relative, elle ne pouvait susciter
qu'un intérêt et un attachement très relatif.
La QPC ne supprimera pas ces anomalies. En tout cas pas directement, pas immédiatement.
Personne n'imagine un Premier ministre refusant de céder sa place, un chef de l'État le traînant en
justice, et l'accusé poser une QPC… Mais la QPC va tisser petit à petit des liens qui n'existaient
pas entre les Français et les principes constitutionnels dont ils se sont dotés au fil du temps. Parce
que désormais ils peuvent invoquer ces principes, au moins lorsqu'ils ont maille à partir avec la
justice. La Constitution n'était que la chose des gouvernants, par eux appliquée ou contournée. Elle
est dorénavant appelée à devenir progressivement notre bien commun et indivis.
[…] Le concept de gouvernement des juges stricto sensu est employé à propos des seuls juges
constitutionnels, dès lors qu’ils exercent le pouvoir législatif. Mais les concepts d’exercice du
pouvoir législatif sont eux aussi nombreux et le gouvernement des juges est ou n’est pas réalisé
selon qu’on emploie tel ou tel d’entre eux.
Certains auteurs, à vrai dire assez rares, admettent que les juges exercent le pouvoir législatif dès
lors qu’ils peuvent interpréter la constitution, parce que l’interprétation est toujours une fonction
de la volonté et que celui qui interprète peut ainsi donner au texte la signification qui lui permettra
d’obtenir la décision souhaitée. Ainsi, Édouard Lambert, qui cite la formule de l’évêque Hoadley,
souvent invoquée par les réalistes américains : « quand quelqu’un a une autorité absolue pour
interpréter des lois écrites ou orales, c’est lui qui est en réalité le législateur à tous égards et à
toutes fins, et non pas la personne qui la première les a écrites ou prononcées ». Dans ces
59
conditions, il n’y a pas de système de contrôle de constitutionnalité qu’on ne puisse appeler
gouvernement des juges.
C’est pourquoi la plupart des auteurs préfèrent réserver cette appellation à certaines situations où
le pouvoir d’appréciation des cours est plus important. Ainsi, quelques-uns, comme Léo Hamon,
considèrent qu’il y aurait en France un gouvernement des juges si le Conseil constitutionnel pouvait
s’auto-saisir, comme il en avait été question en 1974. Celui lui permet de considérer que, puisque
l’auto-saisine n’existe pas, il n’y a pas de gouvernement des juges, si bien que le ‘spectre a été écarté’
[…]. D’autres estiment que le juge constitutionnel ne dispose du pouvoir législatif que s’il est en
mesure de créer lui-même les principes qu’il est censé appliquer. Ces auteurs peuvent se réclamer
du premier Kelsen, qui estimait que le contrôle de constitutionnalité ne devait pas être exercé
conformément à des Déclarations des droits, parce que ces textes sont nécessairement vagues et
que le juge peut les interpréter librement. On sait que l’auteur de la Théorie pure s’est par la suite
rallié à une théorie réaliste de l’interprétation et qu’il a considéré que l’autorité qui dispose d’un
pouvoir d’interprétation authentique dispose de la même liberté quelle que soit la précision du
texte à interpréter. Mais son influence sur ce terrain s’est principalement exercée dans la première
période et l’on peut retrouver des thèses analogues dans les écrits de Charles Eisenmann […]. Il
s’agirait d’une usurpation de l’autorité judiciaire et la cour aurait un pouvoir constituant. Faut-il
alors en conclure que, puisque en France le bloc de constitutionnalité comprend des principes
énoncés d’une manière vague, le Conseil constitutionnel serait en mesure d’énoncer lui-même les
principes applicables, et qu’on serait bien en présence d’un gouvernement des juges ? Rares sont
ceux qui adoptent une pareille thèse […]. Le plus souvent, les auteurs ajoutent un nouveau critère.
Il ne suffit pas, pour qu’on doive parler de gouvernement des juges, que le juge dispose d’un pouvoir
important dans la détermination des normes de référence. Encore faut-il que ces normes ne soient
pas rattachées à des textes. Or, le Conseil constitutionnel prend toujours soin de rattacher à des
textes les principes qu’il invoque […]. Pour d’autres, le critère supplémentaire n’est pas un lien
entre le principe applicable et un texte, mais seulement l’usage qu’en fait le juge constitutionnel. Il
n’y a gouvernement des juges que si le juge fait un mauvais usage de son pouvoir, c’est-à-dire s’il
l’emploie contre la volonté du législateur […].
Cependant, les cours constitutionnelles, même si elles peuvent interpréter librement les textes
applicables, c’est-à-dire déterminer les normes de référence, dès lors qu’elles ne peuvent pas
s’auto-saisir, ne peuvent être considérées que comme des autorités législatives partielles. C’est
pourquoi, Jean Gicquel, après avoir noté que le Conseil constitutionnel représente un ‘authentique
pouvoir politique’, peut écrire que ‘ce pouvoir, même lorsqu’il est entièrement actif, ne peut être
qualifié de gouvernemental, car il ne représente qu’une faculté d’empêcher. Il contribue à équilibrer
le moteur principal, ou à rétablir, comme en 1974, l’équilibrage du système constitutionnel’. Il
rejoint ainsi la théorie du législateur négatif de Hans Kelsen, qui estime que si le juge est bien un
législateur (car ‘la décision de la cour constitutionnelle annulant une loi avait le même caractère
qu’une loi abrogeant une autre loi […], il est néanmoins un législateur d’un autre type, parce qu’il
y a une grande différence entre faire seul une loi et s’opposer à une loi déjà faite’. Il est donc facile
pour ces auteurs d’écarter encore l’appellation de gouvernement des juges, puisque, en France au
moins, le Conseil constitutionnel ne peut faire office de législateur positif.
60
Université Paris 8
Commentaire : Document n° 9
61
Document n° 1. Duguit, L., Traité de droit constitutionnel, t. I, La règle
de droit – le problème de l’Etat, de Boccard, 1927, p. 655- 670
(extraits).
Dans tous les groupes sociaux qu’on qualifie d’États, les plus primitifs et les plus simples,
comme les plus civilisés et les plus complexes, on trouve toujours un fait unique, des individus plus
forts que les autres qui veulent et qui peuvent imposer leur volonté aux autres. Peu importe que
ces groupes soient ou ne soient pas fixés sur un territoire déterminé, qu’ils soient ou ne soient pas
reconnus par d’autres groupes, qu’ils aient une structure homogène ou différenciée, le fait est
toujours là identique à lui-même : les plus forts imposent leur volonté aux plus faibles.
Cette plus grande force s’est présentée sous les aspects les plus divers : tantôt elle a été
une force purement matérielle, tantôt une force morale et religieuse, tantôt une force intellectuelle,
tantôt (et cela bien souvent) une force économique. La puissance économique n’a pas été le seul
facteur de la puissance publique, comme l’enseigne l’école marxiste […] ; mais elle a joué
assurément dans l’histoire des institutions politiques un rôle de premier ordre. Enfin cette plus
grande force a été souvent et aujourd’hui tend à être presque partout la force du nombre en
attendant qu’elle soit la force des groupes sociaux organisés.
Ainsi, dans tous les pays et dans tous les temps, les plus forts, matériellement,
religieusement, économiquement, moralement, intellectuellement ou numériquement, ont voulu
imposer et ont imposé en fait leur volonté aux autres. Les gouvernants ont toujours été, sont et
seront toujours les plus forts en fait. Ils ont bien essayé souvent, avec le concours de leurs fidèles,
de légitimer cette plus grande force ; mais ils n’ont pu inventer que deux explications aussi
artificielles l’une que l’autre et qui ne doivent tromper personne.
Souvent, ils se sont présentés comme les délégués sur la terre d’une puissance surnaturelle.
L’idée théocratique a eu une grande force aux époques et dans les pays de foi profonde ; elle a été
un moyen commode pour justifier toutes les tyrannies. Mais aux époques de tiédeur religieuse
comme la nôtre, elle est devenue insuffisante. De plus, on l’a déjà dit, pour tout esprit positif, elle
ne vaut même pas la peine d’une discussion.
On a imaginé alors la fiction de la volonté sociale : le chef qui commande, roi, empereur,
protecteur, président ; les chefs qui délibèrent ou ordonnent, majorité d’un parlement ou d’une
assemblée du peuple, ne sont, dit-on, que les organes de la volonté collective qui s’impose aux
volontés individuelles, précisément parce qu’elle est la volonté collective […].
Droit divin, volonté sociale, souveraineté nationale, autant de mots sans valeur, autant de
sophismes dont les gouvernants veulent leurrer leurs sujets et se leurrent souvent eux-mêmes.
Assurément, ces conceptions ont, à certaines époques, pénétré profondément la masse des esprits ;
à ce titre, elles sont des faits sociaux qui ne doivent point échapper à l’observateur ; mais ils forment
ces croissances artificielles que connaît bien le sociologue et dont il importe de dégager le fait
simple et irréductible ; ce fait, c’est la distinction positive des gouvernants et des gouvernés ; c’est
la possibilité pour quelques-uns de donner aux autres des ordres sanctionnés par une contrainte
matérielle ; c’est cette contrainte matérielle monopolisée par un certain groupe social ; c’est la
force des plus forts dominant la faiblesse des plus faibles […].
62
Document n° 2. Hauriou, M., Précis de droit constitutionnel, Sirey,
1929, p. 85-97 (extraits).
Il y a dans l’État un principe d’unité. Encore faut-il le bien connaître. Est-ce la domination
d’un même pouvoir sur tous les sujets et sur les organes ? Est-ce, au contraire, le consentement
volontaire de tous les sujets et de tous les organes à un même état de choses ? Est-ce une
combinaison de domination de pouvoir et de consentement, de telle sorte que l’État soit à moitié
coercitif et à moitié volontaire ? Mais, dans ce dernier cas, l’État est-il plus coercitif que volontaire
ou plus volontaire que coercitif ?
Nous allons nous efforcer de répondre à ce questionnaire. Mais nous ne procéderons pas
au hasard. Il ne s’agira pas de n’importe quel État, mais de l’État conforme au type classique. J’appelle
ainsi celui qui est la conclusion du développement historique d’une nation, qui a été une nation
avant d’être un État, et qui, sous la forme État, ne cesse pas d’être une nation. Pour plus de sûreté,
je le définirai de la façon suivante : c’est une nation dans laquelle un gouvernement central a fait
l’entreprise d’une chose publique, d’une res publica au sens latin du mot. Ainsi, dans les nations
antiques, le gouvernement central a créé la cité avec la chose publique ; ainsi, dans les nations
modernes, le gouvernement central est venu créer l’État avec toute sa chose publique.
Rappelons également, avant d’aller plus loin, que les nations sont unanimement considérées
comme des unités spirituelles, fondées à la fois sur des affinités mentales, sur des habitudes
communes, sur la volonté de vivre ensemble, et que, finalement, elles prennent la figure d’unités
consensuelles. Bref, nous sommes en présence de trois éléments très différents, déposés ensemble
dans le berceau de l’État : le pouvoir du gouvernement central ou puissance publique, élément de
coercition ; l’unité spirituelle de la nation, élément consensuel ; l’entreprise de la chose publique,
élément idéal, propre à polariser les consentements, aussi bien des organes du gouvernement que
des membres de la nation.
Ces trois éléments sont tellement importants qu’ils constituent l’équilibre fondamental de
l’État, celui d’où résultent à la fois la qualité de son gouvernement, la qualité de la liberté dont il
fait jouir ses sujets, la qualité des buts qu’il poursuit. Et la valeur de cet équilibre sera elle-même
rendue saisissante par le fait que chacun de ces éléments peut être projeté en une forme de la
souveraineté. A certains égards, la souveraineté de l’État est une ; nous ne chercherons pas à savoir
ici si elle est absolue ou relative, si elle est ou non affranchie du droit ; nous la croyons plutôt
relative et soumise au droit ; nous ne voyons pas pourquoi une souveraineté ne serait pas relative
aussi bien qu’une liberté. Mais là n’est pas, pour le moment, la question. Elle est de savoir si la
souveraineté ne peut pas être à la fois une et complexe ; une dans de certaines circonstances,
lorsque ses formes diverses convergent en une même action ; complexe et décomposable en
plusieurs formes, lorsqu’il s’agit d’analyser sa nature intime […].
Sans doute, l’institution de l’État peut être fondée en outre sur des lois, et, dans les pays à
constitution écrite, elle l’est certainement sur les lois constitutionnelles. Mais, de même que des
institutions constitutionnelles ont existé en tant que coutumières, avant d’exister en vertu de
constitutions écrites, de même l’État a existé comme coutumier avant d’être consacré par les
constitutions écrites. Même quand il possède une constitution écrite et tout un ordonnancement
de lois organiques, l’État n’a-t-il pas encore besoin d’un consentement coutumier lui constituant
une sorte de tréfonds juridique ? J’ai peine à croire qu’il puisse s’en passer. Les constitutions
formelles, les lois écrites, sont des actes juridiques qui ne vivent que dans l’actuel. Combien de
temps une constitution écrite reste-t-elle en vigueur et combien de temps dure une loi sur le mode
de scrutin pour l’élection des députés ? Serait-il admissible que l’existence juridique de l’État ne fût
consacrée que d’une façon aussi momentanée et aussi discontinue ? Il faut donc convenir que les
lois écrites et les lois organiques règlent d’une façon actuelle certains éléments de l’État, certaines
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organisations et certaines procédures, mais que l’institution de l’État, envisagée dans ses réalités
profondes et dans ses équilibres fondamentaux, continue d’être consacrée juridiquement par un
consentement coutumier, dans lequel baignent constitutions et lois organiques. D’ailleurs, les objets
de ce consentement coutumier apparaissent sous le nom de principes constitutionnels. Il est rare
que les principes soient consacrés par les constitutions et par les lois et il est certain qu’ils dominent
constitutions et lois. Cela apparaît nettement dans les pays à contrôle juridictionnel de la
constitutionnalité des lois. Ce n’est pas au nom de la lettre de la constitution que les déclarations
d’inconstitutionnalité sont prononcées ; pratiquement, c’est presque toujours au nom des principes
dominant la constitution, et qui constituent une véritable légitimité constitutionnelle. C’est à ces
principes fondamentaux, et non pas aux détails d’organisation, que s’attache le consentement
coutumier des sujets […].
Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur
conservation dans l'état de nature l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque
individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus
subsister, et le genre humain périrait s'il ne changeait sa manière d'être.
Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et
diriger celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen pour se conserver que de former par
agrégation une somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par
un seul mobile et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs: mais la force et la
liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les
engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu'il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon
sujet peut s'énoncer en ces termes :
" Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse
pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. " Tel est le problème fondamental dont
le contrat social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte que la
moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-
être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises
et reconnues ; jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers
droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y
renonça.
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de
chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se
donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a
intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle ne peut l'être
et nul associé n'a plus rien à réclamer : car s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il
n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en
quelque point son propre juge prétendrait bientôt l'être en tous, l'état de nature subsisterait et
l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.
Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé
sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce
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qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se
réduit aux termes suivants : Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance
sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre
comme partie indivisible du tout.
À l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte
d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a
de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette
personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres prenait autrefois le nom de
Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses
membres Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses
semblables. À l'égard des associés ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s'appellent en
particulier citoyens comme participants à l'autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois
de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les
savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.
La définition de l’État
L’État est caractérisé par trois éléments constitutifs qui permettent de reconnaître son existence :
un territoire, une population, un pouvoir de contrainte.
Le droit de contraindre est l’élément décisif, le privilège suprême de l’État, sa marque. L’État a seul
le pouvoir de fixer des règles de comportement et d’en imposer légitimement le respect – privilège
que l’on baptise traditionnellement « souveraineté ». Le grand sociologue allemand Max Weber a
ainsi défini l’État comme l’institution qui revendique avec succès pour son propre compte le «
monopole de la violence physique légitime ». Cela ne signifie évidemment pas que l’État exerce
quotidiennement la violence à l’encontre de ses administrés, mais qu’il peut toujours le faire, dans
les conditions par lui prescrites, pour imposer le respect des règles collectives ou sanctionner leur
violation. L’État détient ainsi un double pouvoir, normatif et coercitif, ou, si l’on préfère, il détient
un vrai pouvoir normatif, c’est-à-dire le pouvoir d’edicter des règles de droit et de punir ceux qui
ne les respectent pas. Si des entités infra-étatiques peuvent posséder un pouvoir normatif, si des
personnes physiques et/ou morales peuvent édicter des règles de droit qui les lient, elles ne le font
que de façon subordonnée, c’est-à-dire dans le respect des règles fixées par l’État, dans l’exacte
mesure où l’État consent à ce qu’elles les édictent, et elles ne peuvent recourir elles-mêmes à la
force mais doivent s’adresser à l’État pour imposer l’application des règles dont elles étaient
convenues ou la sanction de leur irrespect. Si une entité supra-étatique se développe, soit qu’elle
procède des seuls transferts consentis et révocables par les États qui y participent, soit elle ébauche
un nouvel État.
La population est la deuxième composante de l’État. L’ordre normatif évoqué ci-dessus régit une
communauté d’hommes. Le point commun entre l’ensemble limité que sont les êtres humains
ressortissants d’un État peut fort bien n’être que la soumission à ce pouvoir normatif, par-delà la
diversité culturelle, linguistique, ethnique, nationale. Nation et État ne coïncident pas
nécessairement. Une nation peut préexister à l’État, les Allemands le savent bien. Un État peut
préexister à une nation, les Français le savent bien. Une même nation peut être divisée en deux
États, comme le fut de l’après-guerre à 1990 la nation allemande ou comme l’est encore la nation
coréenne. Un même État peut regrouper différentes nations, comme le firent les empires ottoman,
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austro-hongrois, soviétique, comme le font encore la Fédération russe, le Canada, la Suisse ou
l’Espagne. En France, puisque l’État y fit la nation et craignit que les nations ne le défissent, la
tendance dominante fut longtemps d’identifier État et nation. Ce franco-centrisme est explicable,
pas justifiable.
Le territoire est la troisième et dernière condition d’existence de l’État. La naissance de l’État va
de pair avec la sédentarisation, l’avènement de frontières et l’apparition de la cartographie. Le
territoire peut être minuscule, comme celui du Liechtenstein ou d’Andorre. Il peut être discontinu,
comme entre la France métropolitaine et les départements et territoires d’outre-mer, ou comme
le Pakistan avant la sécession du Bangladesh en 1971, les Etats-Unis avec l’Alaska et Hawaï. Il peut
être amputé, comme lors de la constitution de nouveaux États. Mais il doit être pour que l’État
soit.
L’État est la personnification juridique d’une nation : c’est le sujet et le support de l’autorité publique.
Ce qui constitue en droit une nation, c’est l’existence, dans cette société d’hommes, d’une autorité
supérieure aux volontés individuelles. Cette autorité, qui naturellement ne reconnaît point de
puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu’elle régit, s’appelle la souveraineté.
Elle a deux faces : la souveraineté intérieure, ou le droit de commander à tous les citoyens
composant la nation, et même à tous ceux qui résident sur le territoire national ; la souveraineté
extérieure, ou le droit de représenter la nation et de l’engager dans ses rapports avec les autres
nations.
Le fondement même du droit public consiste en ce qu’il donne à la souveraineté, en dehors et au-
dessus des personnes qui l’exercent à tel ou tel moment, un sujet ou titulaire idéal et permanent,
qui personnifie la nation entière : cette personne morale, c’est l’État, qui se confond ainsi avec la
souveraineté, celle-ci étant sa qualité essentielle. Mais cette abstraction puissante et féconde est un
produit lentement dégagé de la civilisation : souvent et longtemps les hommes ont confondu la
souveraineté avec le chef ou l’assemblée qui l’exerçait. Cependant l’antiquité classique s’était élevée
déjà la véritable conception de l’État ; les Romains en particulier, grâce peut-être au génie juridique
qui les distingue, semblent l’avoir dégagée de très bonne heure et presque d’instinct. Mais dans la
décomposition lente, qui produisit la société féodale, cette idée disparut, subit une longue éclipse,
et c’est par une nouvelle élaboration qu’elle a repris sa place dans le droit moderne.
L’État est aussi la traduction juridique de l’idée de patrie : il résume tous les devoirs et tous les
droits qui s’y rattachent. On ne saurait même établir autrement un rapport direct et précis entre
le citoyen et sa patrie, sauf dans une monarchie absolue, où la patrie s’incarne et s’absorbe en
quelque sorte dans le monarque. L’État suppose nécessairement un territoire déterminé dans les
limites duquel il exerce son autorité, à l’exclusion de toute autre, sur les personnes et sur les
choses […]. De cette conception découlent deux conséquences capitales :
1° L’autorité publique, la souveraineté, ne doit jamais être exercée que dans l’intérêt de tous : c’est
ce qu’on atteste en lui donnant pour sujet une personne fictive, distincte de tous les individus qui
composent la nation, distincte des magistrats et des chefs aussi bien que des simples citoyens.
2° L’État, de sa nature, est perpétuel et son existence juridique n’admet aucune discontinuité.
Personnifiant la nation, il est destiné à durer autant que la nation elle-même. Sans doute la forme
de l’État, les personnes réelles en qui la souveraineté s’incarne momentanément, peuvent changer
avec le temps et par l’effet des révolutions. Mais cela n’altère pas l’essence même de l’État, cela ne
rompt pas la continuité de son existence, pas plus que la vie nationale ne se fractionne ou ne
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s’interrompt par le renouvellement des générations successives. De cette perpétuité découlent un
certain nombre de conséquences secondaires.
a) Les traités qui ont été conclus avec les puissances étrangères au nom de l’État, alors que celui-
ci avait une certaine forme, demeurent valables et obligatoires, malgré les changements de forme
qui peuvent l’affecter dans la suite.
b) Les lois, régulièrement édictées et promulguées au nom de l’État, sous une forme d’État
déterminée, restent en vigueur, alors même que cette forme d’État vient à changer, à moins qu’elles
ne soient abrogées ou qu’elles soient inconciliables avec les lois nouvelles, ce qui équivaut à une
abrogation. C’est ainsi qu’on applique encore aujourd’hui en France certaines lois qui datent de
l’ancien régime.
c) Les obligations pécuniaires, contractées au nom de l’État, subsistent et restent obligatoires, alors
même que disparaît la forme d’État sous laquelle elles ont été contractées.
Mais si l’État persiste ainsi, perpétuel et immuable, identique toujours à lui-même, tant que subsiste
la nation, la forme de l’État, comme je viens de le dire, peut changer au contraire. Que faut-il
entendre par là ? L’État, sujet et titulaire de la souveraineté, n’étant qu’une personne morale, une
fiction juridique, il faut que la souveraineté soit exercée en son nom par des personnes physiques,
une ou plusieurs, qui veuillent et agissent pour lui. Il est naturel et nécessaire que la souveraineté,
à côté de son titulaire perpétuel et fictif, ait un autre titulaire actuel et agissant, en qui résidera
nécessairement le libre exercice de cette souveraineté. C’est celui-là que l’on appelle proprement
le souverain en droit constitutionnel et déterminer quel est le souverain, ainsi compris, c’est
déterminer la forme de l’État […].
Plus décisive est la question de la structure, ou encore de la forme de l'État. À cet égard, on peut
noter pour commencer que les États se répartissent en deux catégories : les États unitaires, et les
États composés ou fédératifs. Deux catégories, et deux seulement : les multiples variantes que l'on
rencontre en droit positif s'avèrent au fond toujours susceptibles de rentrer dans l'une ou dans
l'autre.
A. Un prototype ?
L'État unitaire est « celui qui, sur son territoire et pour la population qui y vit, ne comporte qu'une
seule organisation politique et juridique (…) dotée, et elle seule, de la plénitude de sa
souveraineté ». Comme le précise un auteur, il s'agit d'un État où « la loi est la même pour tous.
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La volonté politique s'y exprime d'une seule et même voix. Elle s'impose à tous : individus ou
groupes ou collectivités politiques ». Ces éléments de définition suscitent un certain nombre de
questions, car cet État unitaire est susceptible d'être organisé suivant des modalités distinctes : il
pourra être centralisé, ou décentralisé.
1. L'État centralisé
L'État est dit centralisé lorsque le gouvernement central dispose de façon exclusive de l'autorité
politique, au détriment des collectivités locales. Le pouvoir est alors monopolisé par le centre, et
« partout où s'exerce la puissance publique, c'est au nom de l'État et sous son autorité. » [...]
2. L'État décentralisé
Tout autre est le schéma de la décentralisation, puisque, dans ce cas, ce ne sera plus « le même
marteau ». Une activité est décentralisée « si c'est une multitude d'organes non centraux qui en
ont la maîtrise, c'est-à-dire (qui) décident en fin de compte quelles normes seront édictées, chacun
pour une fraction distincte de la collectivité » : en son nom, et non plus au nom de l'État.
La décentralisation territoriale, contrairement à la déconcentration, ne se situe donc plus dans le
cadre de l'État – personne morale. Elle implique l'existence, à côté de celui-ci, de collectivités
territoriales également dotées de la personnalité morale, et bénéficiant par rapport à lui d'une
relative autonomie. […]
Toutefois, cette autonomie qui caractérise la décentralisation est forcément relative et limitée.
« La décentralisation, observait Georges Burdeau, est un régime de liberté surveillée. » Elle se situe
en effet, on ne saurait l'oublier, dans le cadre de l'État unitaire. Or, celui-ci ne peut admettre le
développement en son sein de petits « États dans l'État », libres de leurs décisions, de leurs
mouvements, de leurs relations internationales, et susceptibles le cas échéant de s'opposer à
l'intérêt général de l'ensemble. Il est donc inévitable que l'État central se réserve un droit de regard,
plus ou moins rigoureux, que l'on qualifie juridiquement de tutelle, sur les décisions prises par les
collectivités décentralisées.
C'est à ce niveau que vont apparaître les variations les plus notables, la décentralisation étant
susceptible de degrés et de gradations – suivant l'intensité du contrôle exercé par l'État. […]
Au-delà encore, on rencontre un cas qui tend à devenir de plus en plus fréquent, où la
décentralisation atteint un degré extrême – au point qu'on en vient à se demander s'il s'agit toujours
de décentralisation, et si l'on se situe encore dans le cadre classique de l'État unitaire. C'est à ce
propos que l'on peut s'interroger sur le déclin annoncé de ce modèle.
B. Un prototype menacé
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le principe d'un État unitaire, la Constitution de 1947 promeut les autonomies locales,
reconnaissant aux (dix-neuf) régions le caractère d'« organismes autonomes ayant des pouvoirs
particuliers et des fonctions particulières selon les principes fixés par la Constitution » (art. 115).
Dans certaines matières énumérées par le texte constitutionnel, et « dans les limites des principes
fondamentaux fixés par les lois de l'État », les régions établissent en particulier des règles
« législatives », « à condition que ces mêmes règles ne soient pas en opposition avec l'intérêt
national et avec celui d'autres régions ». […]
Depuis quelques décennies, cette tendance s'est répandue dans toute l'Europe, en particulier dans
la Constitution espagnole du 27 décembre 1978, ou dans le cadre britannique, avec la dévolution
des pouvoirs en Écosse et au pays de Galles en 1997, puis avec le nouveau statut de l'Irlande du
Nord en 1998.
[…]
Avant d'évoquer plus précisément l'État composé, qui de nos jours se confond à peu près avec
l'État fédéral, il faut s'arrêter brièvement sur deux points : la question de la confédération, et celle
des « unions d'États ».
Malgré sa dénomination, la confédération ne constitue pas, en principe, un État composé, mais un
ensemble d'États, qui conservent leur nature et leur souveraineté, et dont, par suite, « les relations
restent d'ordre international, parce qu'il n'est créé aucun organisme politique qui soit un super-
État » par-dessus ces différentes composantes.
Ce mode de relations, assez courant dans l'Antiquité, est précisément celui qu'adoptent, en 1778,
les treize États américains qui viennent de proclamer leur indépendance, et qui, comme tels, se
montrent jaloux de leur souveraineté fraîchement acquise. Mais cette organisation « confédérale »
ne durera que peu de temps, s'avérant bientôt insuffisante et inefficace : c'est pour y mettre bon
ordre que la Constitution de 1787 établira un système fédéral. C'est également ainsi que
s'organisent les cantons suisses, du XIVe siècle à 1848, date à laquelle la « Confédération suisse »
va adopter, elle aussi, une Constitution fédérale.
Même si elle se situe dans l'ordre international, la confédération instaure entre ses membres une
relation relativement étroite, qui se manifeste par la création d'organes communs, réunissant des
représentants des différents États. Ces organes, permanents ou siégeant périodiquement, sont
chargés de traiter des affaires communes expressément prévues par le traité créant la
confédération ; cependant, ils ne peuvent en principe prendre de décisions qu'à l'unanimité (chaque
État membre conservant ainsi un droit de veto), et ils ne forment donc pas un nouvel État souverain,
distinct des confédérés – lesquels peuvent à tout instant sortir de la confédération. Cette dernière
apparaît ainsi comme une structure assez incertaine, et plutôt fragile. Il s'agit souvent d'une forme
de transition, préalable à un retour à l'indépendance complète des États membres ou, au contraire,
à l'accession à une structure fédérale. Telle est du reste la question posée par l'évolution actuelle
de l'Union européenne, initialement confédérale, mais qui, de plus en plus vite, tend à se rapprocher
du modèle fédéral.
Si la confédération n'est pas un État composé, appartiennent en revanche à cette catégorie les
« unions d'États » : unions « personnelles », quand deux États sont unis par la personne de leur
monarque (comme l'Angleterre et le royaume de Hanovre de 1714 à 1837), ou unions « réelles »,
lorsque deux États sont réunis non seulement par le même chef, mais par un gouvernement et un
appareil étatique partiellement communs (par exemple, l'union entre l'empire d'Autriche et le
royaume de Hongrie de 1865 à 1918). Mais ces États composés constituent des formes archaïques,
désormais à peu près disparues. De nos jours, les fédérations restent le seul exemple significatif
69
d'État composé. Un exemple qui suscite d'ailleurs d'innombrables difficultés, tant pratiques que
théoriques.
A. Modalités d'organisation
Par définition, un système fédéral apparaît plus complexe qu'un État unitaire, dans la mesure où il
associe des collectivités étatiques distinctes, qui vont former en quelque sorte le premier étage de
la fédération, avant de leur superposer un second étage : l'État fédéral, situé au-dessus des États
fédérés. C'est ainsi que les États-Unis comptent cinquante États fédérés, réunis dans et dominés
par un État fédéral.
La fédération se caractérise toujours par cette superposition d'ordres juridiques et institutionnels :
ceux des différents États fédérés, et celui de l'État fédéral, qui recouvre l'ensemble du territoire et
s'impose à la population des différents États fédérés. La particularité du système vient de ce que
chacun des États fédérés demeure en théorie un véritable État, avec sa constitution propre, son
organisation politique, sa capitale, son drapeau, et même sa nationalité spécifique, chaque citoyen
bénéficiant ainsi d'une double nationalité, celle de l'État fédéré où il réside, et celle de la fédération.
La seule différence, mais elle est essentielle, entre un État fédéré et un État unitaire « classique »
vient de ce que le premier ne dispose pas de la plénitude de la souveraineté, qui se trouve divisée,
ou répartie, entre lui et la fédération.
En l'occurrence, la question cruciale est donc celle des rapports entre les deux étages, entre les
États fédérés et la fédération, et naturellement, celle de leur équilibre. Il faut en effet, pour que le
système fédéral soit efficace et viable, que les institutions de la fédération puissent prendre un
certain nombre de décisions importantes sans être constamment entravées par l'opposition d'un
ou de plusieurs États fédérés. Telle fut même la raison pour laquelle les treize premiers États
américains renoncèrent à une organisation confédérale pour adopter, en 1787, un système fédéral.
Mais à l'inverse, il faut également que les États fédérés conservent un certain pouvoir, et un droit
de contrôle sur l'État fédéral – sans quoi celui-ci prendrait inévitablement le dessus : il ne s'agirait
plus d'une véritable fédération, mais d'un nouvel État unitaire.
Pour parvenir à perpétuer cet équilibre, les constitutions fédérales proposent d'ordinaire deux
séries de moyens cumulatifs : l'organisation de la répartition des compétences entre la fédération
et les États fédérés ; et la possibilité, garantie à ces derniers, de participer à l'exercice du pouvoir
fédéral.
[…]
C'est parce que la souveraineté ne parvient pas à se scinder que surgissent les difficultés pratiques
que l'on vient d'évoquer. Mais cette division de la souveraineté suscite également de graves
difficultés d'ordre théorique. « La constitution d'un pays fédéré, constatait Léon Duguit, est en elle-
même contradictoire ; elle impose sur le même territoire et aux mêmes hommes deux autorités
souveraines ; or, par définition même, la souveraineté politique ne peut être limitée par une autre
souveraineté ; la conception de l'État mi-souverain imaginée par les juristes n'est qu'une hypothèse
commode. Dans deux souverainetés rivales, l'une absorbera l'autre fatalement (…). La loi est
générale. » Si, en effet, on définit l'État par sa souveraineté, et celle-ci, par sa suprématie et son
indivisibilité, comment admettre que les deux niveaux du système fédéral constituent des États au
sens propre ? En fait, on peut imaginer plusieurs réponses.
Première réponse : on conserve la souveraineté comme critère de l'État. Mais cela signifie alors
70
que l'un des deux éléments du système, n'étant pas souverain, n'est pas réellement un État – celui-
ci pouvant être l'étage supérieur (comme c'est encore le cas de l'Union européenne), ou à l'inverse,
le niveau inférieur, qui ne forme plus, malgré le nom et les apparences, qu'une collectivité non
souveraine, infra-étatique, à l'intérieur d'un État devenu unitaire. Les cantons suisses, par exemple,
sont considérés par la doctrine helvétique comme des « quasi-États » : tout se passe comme s'ils
étaient « des États à part entière », à cette différence près que leur « autonomie est relative, c'est-
à-dire qu'elle ne peut se déployer que dans le cadre tracé par l'État central (…). L'ensemble des
attributions des États fédérés et la manière dont ils en font usage sont soumis aux exigences d'une
ordre juridique supérieur ». En d'autres termes, les États fédérés « ne sont pas souverains » : ils ne
sont donc pas véritablement des États. Plus généralement, on doit en conclure que seuls des États
unitaires peuvent exister.
Seconde réponse possible : la notion de la souveraineté comme critère essentiel de définition de
l'État est abandonnée. On peut alors concevoir sans difficulté l'idée d'une fédération, combinant un
État fédéral et des États fédérés. Mais en ce cas, malheureusement, on ne sait plus trop, faute d'un
critère fiable, ce que c'est qu'un État, de même qu'on ne peut plus distinguer l'État fédéral de l'État
« régional » ou de l'État unitaire décentralisé.
C'est pourquoi la solution la plus satisfaisante sur un plan théorique est peut-être celle
qu'évoquaient Léon Duguit ou Carl Schmitt. Celle-ci présente l'intérêt d'envisager le problème non
plus sur un mode statique, comme les précédentes, mais de manière dynamique. L'État fédéral,
explique Schmitt, est fondé sur des antinomies, des contradictions logiques et politiques : et en
premier lieu, sur l'irréductible contradiction entre la souveraineté des États et celle de la fédération.
Ce que souligne Schmitt, c'est, précisément, que le système fédéral se caractérise par le fait que la
question de la souveraineté n'a pas encore été résolue, qu'elle « reste toujours pendante entre
fédération et États membres », et que la fédération n'existe qu'aussi longtemps qu'elle demeure
posée. Lorsqu'elle ne se pose plus, parce qu'elle a été tranchée irrévocablement dans un sens ou
dans l'autre, on a affaire en réalité à un, ou à une pluralité, d'États unitaires souverains. C'est ainsi
que la question, aux États-Unis, resta posée jusqu'à la guerre de Sécession, soit pendant trois quarts
de siècle : mais, après la guerre, elle fut tranchée au profit de l'État central. C'est pourquoi, même
sans être explicitement révisée en ce sens, la Constitution a alors « changé de nature (…), et la
fédération en tant que telle a cessé d'exister ».
71
ou « organes fédéraux » sont institués : corps législatif fédéral ; juridictions fédérales ; services
publics fédéraux et, notamment, services publics de relation, tels que la diplomatie, les consulats,
les transports, etc. ; services publics de défense extérieure (armée, etc.) ou d'exécution interne
(police, etc.). Or, il n'y a vraiment fédéralisme que si les collectivités associées participent par leurs
représentants à la constitution de ces organes fédéraux et à l'élaboration de leurs décisions (1). À
défaut de cette participation – par exemple si les organes fédéraux ne sont l'émanation que d'un
seul des États ou collectivités associés – il y aurait « droit de subordination » et non « droit de
collaboration » et c'est la collaboration qui est la caractéristique du Droit fédéral, qui distingue le
fédéralisme de la vassalité, de la tutelle, de la colonisation.
Cela ne signifie pas que cette participation doive être égale ou identique, quels que puissent être
l'importance ou le volume des collectivités (États) fédérées. Réintroduire ici le dogme de l'égalité
absolue des États parce qu'États, c'est retomber dans l'erreur de l'égalité fonctionnelle, qui est en
correspondance directe avec l'idée de souveraineté et incompatible avec toute organisation
effective (2).
b) Loi d'autonomie
La seconde caractéristique, c'est l'autonomie garantie des collectivités associées. Cette
« décentralisation gouvernementale » est essentielle, sans quoi les collectivités perdraient leur
caractère étatique et l'organisation fédérale ne tarderait pas à évoluer vers l'État unitaire. Le
fédéralisme suppose non pas une fusion, mais une association de collectivités distinctes conservant
chacune sa législation, son système juridictionnel, administratif, sanctionnateur, pour tout ce qui
correspond à leurs domaines respectifs de solidarité particulière. Tant qu'il ne se dégage pas un
besoin d'unification correspondant à un intérêt commun, les collectivités composantes restent
individualisées. La compétence fédérale ne s'applique qu'à la gestion des affaires d'intérêt commun,
notion d'ailleurs évolutive.
C'est la raison fondamentale pour laquelle les collectivités politiques fédéralisées continuent à être
considérées comme des États, même dans le cas où leurs gouvernements ont abdiqué toute
compétence internationale.
1. C'est ce que les auteurs qualifient souvent de « participation à la formation de la volonté fédérale ». Il n'y
a pas plus de volonté fédérale que de volonté étatique, mais seulement, au sein des organes institutionnels,
formation de majorités conditionnant la validité juridique des décisions.
2. Jamais une collectivité de valeur 1000 ne consentira à être mise sur le même pied qu'une collectivité de
valeur ou de volume 10, à laisser prendre des décisions majoritaires par une majorité de 5 X 10 contre 1000
X 1. La constitution normale des organes fédéraux (et c'est aussi l'équité), doit donc partir du principe de la
proportionnalité. Sans doute peut-il y avoir des difficultés pratiques considérables à établir la base de cette
proportionnalité : le volume n'est pas tout (notamment le chiffre de la population), d'autres facteurs doivent
entrer en ligne de compte : richesse, industrialisation, culture, etc. Comme dans toute « société » il y a lieu
de tenir compte des « apports ». C'est une question de dosage et d'équité, non d'arithmétique. Répétons-le,
la solution – difficile – exige, au moment de la conclusion du Pacte fédéral ou de ses modifications, un esprit
de volonté d'accord et de bonne volonté en vue de réaliser un équilibre par des sacrifices mutuels, équilibre
qui d'ailleurs, sera sujet à révisions.
72
Document n° 8. Masclet J.-C. et Valette J.-F., Droit constitutionnel et
institutions politiques, 1997, p. 67 (extrait).
73
Document n° 9. Constitution espagnole de 1978 (extraits)
Article 137.
L’État, dans son organisation territoriale, se compose de communes, de provinces et des
Communautés autonomes qui se constitueront. Toutes ces entités jouissent d’autonomie pour la
gestion de leurs intérêts respectifs.
Article 138.
1. L’État garantit l’application effective du principe de solidarité consacré à l’article 2 de la
Constitution, en veillant à l’établissement d’un équilibre économique approprié et juste entre les
différentes parties du territoire espagnol, compte tenu tout particulièrement des circonstances
propres au caractère insulaire.
2. Les différences entre les statuts des diverses Communautés autonomes ne pourront impliquer,
en aucun cas, des privilèges économiques ou sociaux.
Article 139.
1. Tous les Espagnols ont les mêmes droits et les mêmes obligations dans n’importe quelle partie
du territoire de l’État.
2. Aucune autorité ne pourra adopter des mesures qui directement ou indirectement entraveraient
la liberté de circulation et d’établissement des personnes et la libre circulation des biens sur tout
le territoire espagnol.
Article 143.
1. En application du droit à l’autonomie reconnu à l’article 2 de la Constitution, les provinces
limitrophes ayant des caractéristiques historiques, culturelles et économiques communes, les
territoires insulaires et les provinces ayant une entité régionale historique pourront se gouverner
eux-mêmes et se constituer en Communautés autonomes, conformément aux dispositions du
présent titre et des statuts respectifs.
2. Le droit d’initiative, en matière d’autonomie, incombe à tous les Conseils généraux intéressés
ou à l’organe interinsulaire correspondant et aux deux tiers des communes dont la population
représente au moins la majorité du corps électoral de chaque province ou de chaque île. Ces
conditions devront être remplies dans le délai de six mois à partir de l’adoption du premier accord
en la matière par l’une des collectivités locales intéressées.
[...]
Article 146.
Le projet de statut sera élaboré par une assemblée composée des membres du Conseil général ou
de l’organe interinsulaire des provinces concernées et par les députés et les sénateurs élus dans
chacune d’elles ; il sera transmis aux Cortès générales pour qu’il lui soit donné cours en tant que
loi.
74
Article 147.
1. Selon les termes de la présente Constitution, les statuts seront la norme institutionnelle de base
de chaque Communauté autonome et l’État les reconnaîtra et les protégera comme partie
intégrante de son ordre juridique.
2. Les statuts d’autonomie devront contenir :
a) le nom de la Communauté qui correspondra le mieux à son identité historique ;
b) la délimitation de son territoire ;
c) la dénomination, l’organisation et le siège des institutions autonomes propres ;
d) les compétences assumées dans le cadre établi par la constitution et les bases pour le transfert
des services correspondant à ces compétences.
3. Toute révision des statuts suivra la procédure établie par ceux-ci et exigera, en tout cas,
l’approbation des Cortès générales, au moyen d’une loi organique.
Article 148.
1. Les Communautés autonomes pourront assumer des compétences dans les matières
suivantes :
1) l’organisation de leurs institutions de gouvernement autonome ;
2) les modifications des limites des communes comprises dans leur territoire et, en général, les
fonctions qui incombent à l’administration de l’État en ce qui concerne les collectivités locales et
dont le transfert est autorisé par la législation sur le régime local ;
3) l’aménagement du territoire, l’urbanisme et le logement ;
4) les travaux publics intéressant la Communauté autonome sur son propre territoire ;
5) les chemins de fer et les routes dont le parcours se trouve intégralement sur le territoire de la
Communauté autonome et, dans les mêmes conditions, le transport assuré par ces moyens ou
par câble ;
6) les ports de refuge, les ports et les aéroports de plaisance et, en général, ceux qui n’ont pas
d’activités commerciales :
7) l’agriculture et l’élevage conformément à l’organisation générale de l’économie ;
8) les forêts et l’exploitation forestière ;
9) la gestion en matière de protection de l’environnement ;
10) les projets, la construction et l’exploitation des installations hydrauliques, des canaux et des
systèmes d’irrigation présentant un intérêt pour la Communauté autonome, et les eaux minérales
et thermales ;
11) la pêche dans les eaux intérieures, l’exploitation des fruits de mer et l’aquiculture, la chasse et
la pêche fluviale ;
12) les foires locales ;
13) le développement de l’activité économique de la Communauté autonome dans le cadre des
objectifs fixés par la politique économique nationale ;
14) l’artisanat ;
15) les musées, les bibliothèques et les conservatoires de musique présentant un intérêt pour la
Communauté autonome ;
16) le patrimoine monumental présentant un intérêt pour la Communauté autonome ;
17) le développement de la culture, de la recherche et, s’il y a lieu, de l’enseignement de la langue
de la Communauté autonome ;
18) la promotion et l’aménagement du tourisme sur leur territoire ;
19) la promotion du sport et l’utilisation adéquate des loisirs ;
20) l’assistance sociale ;
21) la santé et l’hygiène ;
22) la surveillance et la protection de leurs édifices et de leurs installations. La coordination et
75
d’autres fonctions en rapport avec les polices locales selon les dispositions que déterminera une
loi organique.
2. Au terme d’une période de cinq ans et par la révision de leurs statuts, les Communautés
autonomes pourront étendre successivement leurs compétences dans le cadre établi à l’article
149.
Article 149.
1. L’État jouit d’une compétence exclusive dans les matières suivantes :
[suit une longue énumération]
3. Les matières qui ne sont pas expressément attribuées à l’État par la Constitution pourront
incomber aux Communautés autonomes, conformément à leurs statuts respectifs. La compétence
dans les matières qui ne figurent pas dans les statuts d’autonomie incombera à l’État, dont les
normes prévaudront, en cas de conflit, sur celles des Communautés autonomes dans tous les
domaines qui ne sont pas attribués à leur compétence exclusive. Le droit étatique aura, dans tous
les cas, un caractère supplétif par rapport au droit des Communautés autonomes.
[...]
76
Université Paris 8
Document n° 6. Hamon F., Troper M., Droit constitutionnel, LGDJ, 2012, p. 194-
197 (extraits).
77
Document n° 1. Bidégaray, Ch., « Élection », dans Y. Mény, O.
Duhamel (dir.), Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, p. 372-373.
L’élection est un mode de dévolution du pouvoir reposant sur un choix opéré par l’intermédiaire
d’un vote ou suffrage. La démocratie athénienne, la République romaine ont utilisé ce mode de
choix des gouvernants. Les premiers chrétiens y recourent pour désigner les évêques et le pape.
Au Moyen Age, ce procédé est connu dans le monde anglo-saxon (choix des rois teutoniques ou
Saint Empire romain). Certaines villes et guildes peuvent également s’en servir. L’organisation
financière de la France d’Ancien Régime reconnaît aussi un régime distinct de perception de l’impôt
pour les ‘pays d’élection’. Toutefois, l’émergence progressive de la Chambre des Communes à côté
des lords en Grande-Bretagne et la naissance du régime parlementaire entraînent le développement
du procédé électif. Il connaît un succès définitif avec la généralisation de l’idée démocratique à
partir de la fin du XVIIIe siècle.
Deux options s’affrontent. Celle de la souveraineté nationale abstraite, indivisible, dans laquelle le
citoyen a pour fonction d’exprimer la volonté nationale – mission qui ne saurait être confiée à
n’importe qui : c’est la démocratie représentative. Celle de la souveraineté populaire selon laquelle
chaque citoyen, détenteur d’une parcelle de souveraineté, doit l’exercer directement. Le corps des
citoyens exerce alors lui-même les trois fonctions législative, exécutive, judiciaire. Par impossible,
il se gouverne par l’intermédiaire de représentants élus mais contrôlés et révocables : c’est la
démocratie directe. Ces deux conceptions qui déterminent l’étendue du droit de suffrage se sont
opposées tout au long du XIXe siècle et du XXe siècle à travers le conflit entre suffrage restreint
et suffrage universel.
Avec le ralliement de la communauté internationale au suffrage universel et la prise en compte des
limites de la démocratie politique au regard des exigences de la démocratie économique et sociale,
le débat s’est prolongé par l’alternative entre démocratie libérale et pluraliste et démocratie
socialiste ou unanimiste. Dans les démocraties constitutionnelles pluralistes le débat porte sur le
vote individuel (ou politique) et le vote social (ou économique). Le suffrage plural ou familial essaie
de répondre à ces préoccupations. Même dans le cas du suffrage universel, l’élection peut connaître
un certain nombre de limites. Tout d’abord celles tenant à la capacité électorale (âge, sexe,
condamnations, etc.).
D’autres tiennent aussi au type de suffrage retenu : suffrage direct (chambre législative, président)
ou indirect (deuxième chambre, chef de l’Etat). D’autres découlent de la taille et du découpage des
circonscriptions à l’intérieur desquelles se déroulent les élections.
D’autres enfin résultent du mode de scrutin retenu : scrutin majoritaire qui déforme la réponse
électorale mais assure l’efficacité des majorités victorieuses ; scrutin de liste, plus représentatif des
nuances de l’opinion mais conduisant à des coalitions souvent impuissantes.
Ces traits sont plus ou moins forts selon qu’on privilégie dans le scrutin majoritaire un, ou deux
tours (ou plus) et dans le scrutin de liste, la représentation proportionnelle intégrale, approchée,
le vote préférentiel, le vote unique transférable, ou des systèmes mixtes.
A supposer résolues ces difficultés techniques, il n’en reste pas moins que la démocratie se réduit
essentiellement à une lutte concurrentielle de professionnels de la politique sur les votes du peuple
(J. Schumpeter). Hors les cas de primaires, le choix des candidats relève bien souvent de la
cooptation par les appareils des partis. Malgré la réglementation des campagnes électorales et de
leur financement, le poids de l’argent secret, le marketing politique et les sondages viennent altérer
souvent la réalité de la consultation. Reste alors à se demander si ‘les élections sont la démocratie ?’.
L’abstentionnisme, le poids du marais et du vote flottant, la faible compétence politique du citoyen,
privent l’élection d’une large part de son efficacité supposée. Que dire alors des élections non
compétitives (liste unique) ou semi-compétitives (cas d’une très grande majorité de pays) où
l’élection, plus qu’un ‘piège’, est une trahison ?
78
Document n° 2. Fonbaustier, L., « Élection », dans D. Alland, S. Rials,
dir., Dictionnaire de la culture juridique, PUF/LAMY, 2003, p. 604-607.
L’élection n’a jamais, historiquement, abandonné les contrées éclairantes de l’étymologie. Eligere
signifie choisir et l’élection correspond en effet, en français vieilli, à cette faculté. Maître-mot
précoce du vocabulaire théologique, l’élection renvoie dès l’origine à l’idée directrice de peuple élu,
désigné librement par amour de Dieu et consentant à être fidèle à ses promesses. Dans ce sillage,
les orientations plus mondaines d’une élection recomposée garderont trace de ces caractères. Une
fois exclue la signification particulière que revêt le terme en histoire financière – un pays dit «
d’élection » est alors le siège du contentieux de la taille et des principales impositions indirectes –
le terme peut être défini assez simplement.
Offrant certains points de ressemblance avec les notions de désignation et de nomination, l’élection
se particularise comme un mode de dévolution du pouvoir supposant un choix (donc plusieurs
possibles) opéré au sein d’un groupe (donc un corps électoral) au moyen de mécanismes appropriés
permettant d’assurer la mise en œuvre du vote. Historiquement, et de manière idéale, l’élection
est apparue comme le moyen adéquat, le plus juste (sinon le plus efficace) pour assurer la
représentation (des gouvernés par les gouvernants), avec laquelle l’élection entretient d’ailleurs un
rapport quasiment symbiotique. A quelques exceptions près (le pouvoir, au sein de l’Union
européenne par exemple, n’est pas entièrement exercé ou assumé par des organes directement
élus ; le droit de la fonction publique fait souvent, c’est compréhensible, la part belle aux
nominations…), l’élection s’est donc progressivement généralisée, les mécanismes assurant sa mise
en œuvre se sont également affinés, et sa signification s’est profondément renouvelée.
79
En Grande-Bretagne, l’extension du droit de suffrage masculin ne fut réelle qu’à partir de la réforme
de 1832 et nécessita près d’un siècle. Même la Révolution française, qui proclama énergiquement
les droits universels, distingua en 1791 entre les citoyens passifs et les citoyens actifs, qui seuls
avaient accès au vote (sur fond de débats larvés entre électorat-droit et électorat-fonction). La
concrétisation des principes électoraux n’a en effet rien de linéaire : furent ainsi longtemps exclus
du vote d’une part les femmes, dont la capacité était mise en cause et qui n’ont conquis ce droit
que tardivement, souvent grâce à leur rôle actif pendant les guerres (Autriche : 1918 ; Etats-Unis :
1920 ; France : 1944) ; d’autre part les non propriétaires et les pauvres, souvent considérés comme
manquant des lumières indispensables (sous la Restauration, le suffrage censitaire imposait un cens
électoral était fixé à 300 francs de contribution directe et à 250 francs sous la Monarchie de Juillet).
La question du vote des étrangers, enfin, laisse entrevoir le rapport historique entre nationalité et
citoyenneté. Si en Grande-Bretagne, les ressortissants des pays du Commonwealth disposent du
droit de vote pour toutes les élections, cette faculté est généralement réduite, dans la plupart des
pays qui en acceptent le principe, aux élections locales et sous condition de résidence (comme
c’est le cas en Suède depuis 1976 ou aux Pays-Bas depuis 1985). Le Traité de Maastricht, ratifié par
la France en septembre 1992, confère aux étrangers citoyens d’un Etat membre de l’Union un droit
de vote aux élections européennes et municipales. Par ailleurs, d’autres circonstances viennent
encore restreindre le droit de suffrage : des conditions d’âge (dix-huit ans est, actuellement, le seuil
fixé pour la majorité électorale dans de nombreuses démocraties représentatives) ; des
interdictions liées à l’incapacité (notion utile mais dangereuse car reposant parfois sur des motifs
discutables, comme l’analphabétisme en Italie jusqu’en 1912) ou l’indignité d’un électeur (privé du
droit de vote en raison de condamnations judiciaires). L’élargissement du corps électoral peut, au
même titre que la libéralisation des conditions de la candidature, être analysé comme le signe d’une
démocratisation de l’élection.
À l’extension progressive du corps électoral fait écho l’amplification du phénomène général de
l’élection. Par une sorte d’effet irradiant, les principes électoraux ont progressivement gagné (sans
qu’il soit facile de préciser le sens du rayonnement entre espaces public et privé) la plupart des
sphères sociales où la représentation joue un rôle. Sous la République romaine déjà, l’élection était
le mode habituel – à quelques exceptions près – de désignation des magistrats. Dans la mouvance
d’idées libérales et individualistes, elle s’est historiquement étendue à de nombreuses fonctions
politiques. Mais loin d’être réductible à l’univers politique, national ou local, l’élection a gagné
l’ensemble des collectivités humaines : les associations et certaines sociétés élisent leurs présidents,
les entreprises désignent ainsi les représentants du personnel, les cardinaux le pape, l’Académie
française un nouvel académicien, etc. L’élection est devenue un mode privilégié et incontesté
d’émergence des représentants et d’accès à des fonctions de direction. Son extension à la
désignation des juges est même préconisée par les optimistes qui, prenant exemple sur la Suisse
(pour les magistrats cantonaux et fédéraux) ou sur les Etats-Unis (où le juge est depuis longtemps
considéré comme agent de l’Etat de droit), y voient le seul mécanisme susceptible de garantir
l’impartialité et la compétence morale de la magistrature. Dans la sphère du droit public, l’élection
est tellement attachée à la démocratie que les constitutions modernes écrites lui consacrent
souvent des dispositions (constitution française du 4 octobre 1958, art. 3 ; constitution des Etats-
Unis du 17 septembre 1787, art. 1er, section II ; loi fondamentale de la République fédérale
d’Allemagne du 23 mai 1949, art. 20.2 ; constitution italienne du 27 décembre 1947, art. 48). Par-
delà le droit interne, la communauté internationale, qui dépêche souvent à ce titre d’importantes
missions d’observation, voit dans l’élection, lorsqu’elle n’est pas qu’une simple vitrine, un indice
fort autant qu’un gage du caractère démocratique d’un Etat, ainsi qu’une condition indispensable
de reconnaissance officielle.
80
L’évolution des techniques électorales
[…]
L’évolution historique a consacré la variété des modes de scrutin, dont chacun répond à des
considérations politiques différentes. Historiquement le plus ancien, le scrutin majoritaire (uni- ou
plurinominal) repose sur l’attribution du ou des sièges à pourvoir à celui ou ceux arrivés en tête
(l’exigence de majorité variant selon que le scrutin est à un ou à deux tours). Il peut être utilisé
seul ou associé à la représentation proportionnelle, dont l’invention, plus récente, a donné lieu à
des aménagements subtils. Comme l’indique son nom, elle repose sur le principe d’une répartition
des sièges à pourvoir au prorata des suffrages obtenus. Le contraste entre ces deux modes
principaux de scrutin (il y en a beaucoup d’autres, plus ou moins apparentés à eux) se manifeste à
un triple point de vue : concernant la représentation, l’effet simplificateur du scrutin majoritaire est
évident, puisqu’il évince des institutions des minorités parfois très fortes et peut même conduire
(les expériences anglaise et américaines en témoignent) à une éviction totale de courants politiques
essentiels en offrant une « prime à la majorité ». La représentation proportionnelle permet, au
nom d’une certaine éthique de la représentation (en dépit d’incontournables effets de seuils : par
exemple plancher de 5% de voix imposé pour participer à la répartition des sièges), une
photographie plus fine de la sociologie électorale. S’agissant du fonctionnement des institutions, le
scrutin majoritaire présente l’avantage (à nuancer notamment lorsque le scrutin est à deux tours)
de faciliter l’apparition d’une majorité stable et d’un mode de gouvernement efficace, alors que la
proportionnelle favorise, par la multiplication des groupes représentatifs, des coalitions souvent
hétérogènes et incontrôlables rendant la tâche de et du gouvernement délicate. Leurs effets sur
les partis politiques accusent encore l’opposition entre les deux modes de scrutin : simplificateur,
le scrutin majoritaire concentre la représentation. Il encourage généralement le vote utile et le
bipartisme (scrutin à un tour) et un multipartisme limité (scrutin à deux tours). Au contraire, la
proportionnelle, au risque de pulvériser la représentation, stimule la formation de courants
d’opinion, même minoritaires, qui se traduisent souvent par l’émergence de partis politiques
espérant participer à la répartition des sièges. Combinés, ces divers éléments posent la question
de la signification de l’élection du point de vue démocratique.
81
La sociologie politique nous enseigne que l’autonomie individuelle galopante, dans la prise de
décision électorale, permet de nos jours, par le truchement des partis politiques, de choisir entre
des programmes de gouvernement et de départager des équipes en compétition (à cet égard, la
formule de Schumpeter, pour qui le rôle du peuple est de produire un gouvernement, reste
actuelle), tout en faisant, en quelque sorte, allégeance envers le type de régime politique dans le
cadre duquel œuvrent les électeurs.
Les mécanismes électoraux interrogent enfin la démocratie. Les élections sont une condition sine
qua non de la démocratie, en tant qu’elles constituent l’alternative moderne à la légitimité
charismatique ou historique ; par elles, la raison d’être du pouvoir des gouvernants tient au fait
qu’ils représentent (certes de manière fictive) la volonté du peuple, à tout le moins du corps
électoral. L’élection est ainsi devenue le procédé d’expression de la volonté des électeurs et de
leur choix des dirigeants chargés de décider en leur nom. Elle pose à cet égard le problème général
du civisme et de l’abstentionnisme. En faire le fondement technique autant que le principe
d’expression de la démocratie implique en retour, de la part des citoyens, une éducation politique
suffisante, un sens exacerbé de la collectivité pour ne pas dire une certaine vertu civique, d’ailleurs
parfois aidée (comme en Belgique, en Italie ou en Australie) par le caractère obligatoire du vote.
Ces conditions idéales étant supposées remplies, l’élection n’en constitue pas pour autant l’élément
suffisant de la réalisation d’une démocratie. Non seulement en raison du maintien sclérosant, et
toujours possible, de véritables oligarchies politiques (déjà perceptibles sous la Révolution), mais
également parce qu’elle expose le peuple à une éventuelle confiscation de son pouvoir et de sa
souveraineté par les représentants. La formule de Rousseau est, à cet égard significative, lorsqu’il
affirme : “Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des
membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien” (Contrat social, III, XV). Par
ailleurs, si l’élection apparaît comme la seule alternative à la démocratie directe, elle s’éloigne de la
démocratie lorsqu’elle ne s’accompagne pas d’un authentique pluralisme politique, lui-même reflet
de la variété des opinions au sein du corps social et facteur du maintien d’une véritable liberté de
choix. Enfin, concrètement, les élections ne sont susceptibles de véhiculer une certaine idée de la
démocratie que si elles traduisent transparence et sincérité, dans un cadre où l’alternance et le
débat structurent l’opinion des électeurs.
Le désenchantement du monde et la perte bien connue de référence à la transcendance ont
transformé l’élection en moyen de légitimation des gouvernants. L’on peut toujours craindre qu’une
désaffection généralisée et le développement d’un électorat si flottant qu’il ne se déplace plus
jusqu’aux urnes portent au pouvoir un dictateur ou un tyran. Dès lors qu’elle n’est plus un
mécanisme « environné » par des valeurs éthiques et qu’elle dessine simplement la clôture de la
relation gouvernants/gouvernés, l’élection s’apparente à l’autodétermination d’un peuple ou d’un
groupe et peut en cela jouer, même dans le respect de la démocratie formelle, contre la démocratie
réelle. La grandeur de l’élection est donc indissociable de l’inquiétude qu’elle génère, puisque à
travers les gouvernants, elle tend à toute société le miroir souvent déformant de ses propres choix.
Les Peuples Européens modernes ressemblent bien peu aux Peuples anciens. Il ne s’agit parmi nous
que de Commerce, d’Agriculture, de Fabriques, etc. Le désir des richesses semble ne faire de tous
les États de l’Europe que de vastes Ateliers : on y songe bien plus à la consommation et à la
production qu’au bonheur. Aussi les systèmes politiques, aujourd’hui, sont exclusivement fondés
sur le travail ; les facultés productives de l’homme font tout ; à peine fait-on mettre à profit les
facultés morales qui pourraient cependant devenir la source la plus féconde des plus véritables
jouissances. Nous sommes donc forcés de ne voir, dans la plus grande partie des hommes, que des
82
machines de travail. Cependant vous ne pouvez pas refuser la qualité de Citoyen, et les droits du
civisme, à cette multitude, sans instruction, qu’un travail forcé absorbe en entier. Puisqu’ils doivent
obéir à la Loi, tout comme vous, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. Ce
concours doit être égal.
Il peut s’exercer de deux manières. Les Citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns
d’entr’eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice. C’est pour l’utilité commune
qu’ils se nomment des Représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt
général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté.
L’autre manière d’exercer son Droit à la formation de la Loi, est de concourir soi-même
immédiatement à la faire. Ce concours immédiat, est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le
concours médiat désigne le Gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systèmes
politiques est énorme.
Le choix entre ces deux méthodes de faire la Loi n’est pas douteux parmi nous.
D’abord, la très-grande pluralité de nos Concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir,
pour vouloir s’occuper directement des Lois qui doivent gouverner la France ; leur avis est donc
de se nommer des Représentants ; et puisque c’est l’avis du grand nombre, les hommes éclairés
doivent s’y soumettre comme les autres. Quand une société est formée, on sait que l’avis de la
pluralité fait Loi pour tous.
Ce raisonnement qui est bon pour les plus petites Municipalités, devient irrésistible quand on songe
qu’il s’agit ici de Lois qui doivent gouverner vingt-six millions d’hommes ; car je soutiens toujours
que la France n’est point, ne peut pas être une Démocratie ; elle ne doit point devenir un État fédéral,
composé d’une multitude de Républiques, unies par un lien politique quelconque. La France est et
doit être un seul tout, soumis dans toutes ses parties à une Législation, et à une Administration
communes. Puisqu’il est évident que cinq à six millions de Citoyens actifs, répartis sur plus de vingt-
cinq mille lieues quarrées, ne peuvent point s’assembler ; il est certain qu’ils ne peuvent aspirer
qu’à une Législature par représentation. Donc les Citoyens qui se nomment des Représentants,
renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes, immédiatement la Loi : donc ils n’ont pas de
volonté particulière à imposer. Toute influence, tout pouvoir, leur appartiennent sur la personne
de leurs mandataires ; mais c’est tout. S’ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet État
représentatif ; ce serait un État démocratique.
De la représentation politique
Il existe par exemple dans le droit public commun des États actuels une institution que l’on observe
avec un sentiment plutôt curieux : avec la croyance, d’une part, qu’elle est à la fois nécessaire et
vitale et la conscience, d’autre part, que son objectif ne sera jamais atteint. Aucun parti, ou presque,
ne pourrait s’en passer, mais tous en sont également mécontents. Il s’agit du concept de
représentation politique, qu’il convient de mentionner ici, comme étant celui qui, plus que tout
autre, se rapporte à notre sujet. Il a en effet précisément pour objectif de mettre en contact direct
l’État avec la société, les institutions avec les éléments mobiles et fluctuants de la vie publique.
L’attention des partisans du système corporatif est constamment rivée sur ce phénomène. Ils ne
sont cependant pas toujours conscients du sens qu’il convient de donner à ce sentiment général
83
auquel nous avons fait allusion : la représentation politique n’a pas besoin d’être déracinée des
fondements sur lesquels elle repose, mais elle doit encore acquérir un contenu positif. Elle se
propose un objectif qui est et qui doit être le sien, mais qu’elle n’est pas capable d’atteindre. Le
principe est juste, mais l’institution n’est pas organisée de manière pratique et efficace.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la représentation politique est née et a acquis sa
physionomie propre en Angleterre, c’est-à-dire dans un système qui, jusqu’à une époque récente,
connaissait la division de la société en classes et qui en conserve de profondes traces. Toutefois,
transportées dans un climat politique différent, ces caractéristiques de la représentation politique,
autrefois décisives, ont progressivement disparu. Comme cela est bien connu, l’opinion la plus
diffuse affirme aujourd’hui que l’usage des termes « représentation politique » est inexact, ou plus
précisément qu’il s’agirait d’une fiction juridique, car la manière dont elle est organisée ne donne
lieu à aucun véritable rapport de représentation entre élus et électeurs. Il s’agit peut-être de
théories excessives et inexactes, mais cela ne signifie en aucun cas qu’elles ne contiennent une
grande part de vérité. En substance, on a attribué au principe démocratique une valeur uniquement
négative : il s’oppose au principe royal et aristocratique en niant que le peuple puisse être le sujet
d’un seul homme ou d’un groupe restreint. Son aspect positif est en revanche toujours demeuré
dans l’ombre, et il convient de s’accorder sur le fait que les systèmes électoraux actuels sont des
expédients assez médiocres, certes préférables au tirage au sort adopté dans certaines anciennes
démocraties comme par exemple la démocratie athénienne, mais encore très éloignés de l’objectif
poursuivi.
Il est peu probable que les parlements puissent devenir les fidèles oracles de la volonté populaire
lorsque l’élu est, entre deux élections, indépendant de ses électeurs, lorsque la représentation
organique des minorités n’est garantie ni par des mécanismes élaborés ad hoc, ni par la technique
empirique de la spécialisation du peuple en collège, et lorsque les représentés sont des milliers de
personnes regroupées au hasard, qui pensent différemment et qui ont des intérêts, des cultures et
donc des volontés divergentes. L’observation d’un brillant écrivain selon laquelle plus le nombre
d’électeurs éclairés augmente, plus la conscience civile et politique des individus se développe est
sans aucun doute vraie. En d’autres termes, plus la civilisation grandit, moins il est possible que l’élu
représente des groupes aussi peu homogènes et aussi importants. La composition des chambres
électives a quelque chose d’extrêmement artificiel et fictif. Par ailleurs, on ne saurait nier que tout
un ensemble de causes diverses et variées a conduit à reconnaître au peuple une force politique
qui n’a de cesse de s’accroître: l’amélioration des conditions économiques, la diffusion de l’opinion
publique et de l’esprit critique et investigateur, l’élargissement de la culture, la presse quotidienne,
la plus grande facilité de se réunir et s’associer, les contacts provoqués par le travail industriel
moderne qui réunit les ouvriers autour des machines, la rapidité des moyens de communication
qui ont aboli la vie sédentaire et représentent un puissant moyen de rapprochement. Ainsi, souvent,
il advient que la presse ou d’autres manifestations énergiques des forces sociales devancent la
tribune parlementaire et l’action des partis, en exerçant sur le travail législatif une influence bien
plus importante que ces derniers. Il est également vrai qu’à côté de la responsabilité juridique et
politique du gouvernement s’est développée une sorte de responsabilité sociale des ministres plus
efficace que les anciennes formes de responsabilité. Se passant du Parlement, elle crée un contact
direct entre le peuple et le gouvernement. L’existence même d’une presse officieuse peut
éventuellement être déplorée, il n’empêche qu’elle met également en évidence le développement
de cet aspect extra- juridique de la vie publique contemporaine.
On peut alors considérer que la crise de l’État actuel est caractérisée par la convergence de deux
phénomènes qui se renforcent mutuellement : d’une part, l’organisation progressive de la société
sur le fondement d’intérêts particuliers qui fait progressivement perdre à la société son caractère
atomiste ; d’autre part, l’insuffisance de moyens juridiques et institutionnels permettant de refléter
cette structuration de la société et de la faire valoir au sein de l’État. Cette déficience peut servir
84
à expliquer pourquoi même les associations et les groupements qui, par nature et par intérêts, ne
sont pas destinés pas s’opposer à l’État, tendent parfois à faire cause commune avec ceux qui se
battent pour une transformation radicale et révolutionnaire des pouvoirs publics. C’est entre autre
pour cette raison qu’a pris corps une certaine défiance, extrêmement dommageable, envers la
possibilité de trouver dans les institutions créées par l’État et encadrées par son ordre la solution
recherchée. Par un curieux hasard, dès qu’une institution fait converger les sympathies et les
espoirs du plus grand nombre, se diffuse progressivement l’opinion que cette institution est
contraire aux principes de l’État moderne, même lorsque cela est parfaitement injustifié.
Ainsi, par exemple, bien que nous ne sachions pas et que nous ne souhaitions pas ici mener
l’enquête pour savoir si la représentation politique peut être renouvelée et atteindre son objectif
grâce à la représentation des intérêts, il s’agit d’un système qui, à première vue, semble
correspondre au développement de la division de notre société en classes et corporations, et qui
pourrait certainement redonner à cette ancienne institution son sens premier. Pourtant, il est
d’opinion commune que cela reviendrait à attribuer une fraction de souveraineté à chaque groupe
ou classe, et que cela serait donc, par nature, incompatible avec le principe d’unification et de
réunion de l’ensemble des pouvoirs publics. Or, si les adversaires du système corporatif utilisent
cet argument pour le combattre, certains de ses partisans s’en tiennent avec complaisance à cette
prétendue incompatibilité afin de développer et renforcer leurs idées anti-étatiques. La vérité
semble assez différente et, mise à part la difficulté pratique de concilier les intérêts particuliers de
chacun des groupes avec les intérêts généraux, la représentation des premiers n’est pas
incompatible avec la défense des seconds, de même que l’actuelle division en collèges électoraux
n’est pas une négation de l’unité de l’État et du caractère organique de ses intérêts.
Récemment, on assiste à la renaissance de l’idée, déjà proposée par John Stuart Mill, d’instituer une
série de parlements spéciaux pour chacun des domaines législatifs concernant directement tel ou
tel groupe social. Alors que certains voudraient leur attribuer de simples fonctions consultatives,
d’autres croient, en revanche, que ces nouveaux organes devraient posséder une véritable
compétence législative, capable de limiter la compétence du Parlement central, et de devenir ainsi
une sorte de bureau de contrôle, approuvant ou posant son veto. D’autres encore proposent de
ne pas toucher à la Chambre élective actuelle, ou de la modifier en fonction du système de
représentation des minorités, mais de réformer le Sénat en le transformant en une Chambre dont
les composantes seraient élues par des collèges professionnels.
85
Document n° 5. De Villiers M. et Le Divellec A., « Référendum »,
dans Dictionnaire du droit constitutionnel, Sirey, 10e éd., 2015, p. 313-
314.
Le référendum, c’est le peuple législateur, ainsi que l’expose Jean-Jacques Rousseau : « Toute loi
que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle, ce n’est pas une loi ». Introduit dans la pratique
constitutionnelle française par la Convention (premier référendum en juillet 1793 pour adopter la
Constitution dite « montagnarde », et deuxième deux ans plus tard pour adopter celle du régime
du Directoire), le référendum fera ensuite l’objet d’une utilisation plébiscitaire par les deux
Bonaparte. Après une longue éclipse, de Gaulle le rétablira, d’abord en 1945 (référendum
constituant du 21 octobre, qui sera suivi de deux autres – de Gaulle étant parti – les 5 mai et 13
octobre 1946), puis en 1958 (28 septembre pour adopter la Constitution de la Ve République et
depuis, neuf autres, huit au titre de l'art. C. 11 et un dans le cadre de l'art. C. 89).).
Le référendum ne correspond pas à un modèle unique :
1. selon la procédure, il peut être d’initiative populaire (Italie : 500 000 signatures ; Suisse : 50 000),
d’initiative parlementaire (France, art. C. 11, jusqu’ici sans succès), ou d’initiative gouvernementale,
le président de la République ayant l’exclusivité de la décision d’organisation – et en pratique
l’initiative elle-même – (tous les référendums organisés sous la Ve république) ; la révision de 2008
ouvre, de façon originale, la voie à un référendum d'initiative jumelée, à la fois parlementaire et
populaire : la proposition déposée par un cinquième des membres du Parlement doit être soutenue
par un dixième des électeurs inscrits (art. C. 11, al. 3 à 6) ;
2. selon l’objet, le référendum peut être constituant (1945, 1946, 1958, octobre 1962, 1969, 2000,
avec beaucoup de contestations pour ceux d'oct. 1962 et 1969 en raison du choix de la procédure)
ou législatif (en ce qui concerne les autres référendums de la Ve République) ;
3. selon le caractère du recours au référendum, il sera dit obligatoire ou facultatif (ainsi est
obligatoire le référendum prévu à l’article C. 53 al. 3 : « Nulle cession, nul échange, nulle adjonction
de territoire n’est valable sans le consentement de populations intéressées », mais, dans cette
hypothèse, il ne s'agit pas d'un référendum national) ;
4. selon la portée du vote, le référendum peut être, d’une part, national ou local (les Etats fédérés
américains ou Cantons suisses ainsi que les collectivités territoriales françaises, art. C. 72-1, al. 2) ;
et, d’autre part, décisionnel ou consultatif : dans le premier cas, il s’agira, soit d’abroger une loi en
vigueur (Italie), soit de faire adopter un projet de loi (art. C. 11) et dans le second cas, de donner
un avis dont le gouvernement fera l’usage qu’il jugera bon.
Le référendum permet au peuple de décider lui-même. Lorsqu’une Constitution accorde une place
à la procédure référendaire parallèlement à l’élection de représentants, la démocratie pourra être
qualifiée de semi-directe ».
« […] Dans le système représentatif, les gouvernants exercent une souveraineté, dont ils ne sont
pas les titulaires. Il faut donc déterminer qui est le titulaire véritable et en quoi consiste cette
mystérieuse puissance. Il existe à ce sujet un débat très ancien et rendu confus par l’imprécision
du vocabulaire.
86
Il faut, pour le clarifier, distinguer quatre significations des mots souveraineté et souverain […].
En quatrième lieu, la souveraineté est la qualité de l’être, réel ou fictif, au nom de qui est exercé le
pouvoir de l’organe souverain […]. C’est en ce sens qu’on dit que seul la nation ou le peuple est
souverain […]. Puisque le législateur n’est qu’un représentant, qu’il ne fait qu’exercer la
souveraineté, à qui appartient réellement cette souveraineté ? Puisque l’exercice de la souveraineté
a été délégué à des représentants, à qui appartient son essence ?
Sur ce point, on oppose traditionnellement deux doctrines, la souveraineté nationale et la
souveraineté populaire.
1. La souveraineté populaire
Selon cette tradition, la doctrine de la souveraineté populaire enseigne que la souveraineté
appartient au peuple, conçu comme l’ensemble des hommes vivant sur un territoire donné. Ce
peuple serait donc un être réel. Il peut donc exercer lui-même sa souveraineté. La doctrine de la
souveraineté populaire serait donc compatible avec la démocratie directe. Cependant au cas où il
apparaîtrait que cette démocratie directe est peu praticable, le peuple pourrait déléguer l’exercice
de la souveraineté.
Mais comme le peuple est un être réel, il est parfaitement capable d’avoir et d’exprimer une volonté
distincte de celles des gouvernants. Tous ceux qui composent le peuple peuvent et ont le droit de
choisir ces gouvernants et de contrôler leurs actions. Aussi, la doctrine de la souveraineté populaire
implique-t-elle trois conséquences :
- le principe de l’électorat-droit, c’est-à-dire le suffrage universel,
- des éléments de démocratie directe, c’est-à-dire l’institution du référendum,
- le mandat impératif.
2. La souveraineté nationale
Au contraire, la doctrine de la souveraineté nationale postulerait que le titulaire de la souveraineté
est la nation, c’est-à-dire une entité tout à fait abstraite, qui n’est pas composée seulement des
hommes vivant sur le territoire à un moment donné, mais qu’on définit en prenant en compte la
continuité des générations ou un intérêt général qui transcenderait les intérêts particuliers. Comme
il s’agit d’une entité abstraite, il ne pourrait évidemment pas exercer la souveraineté. La démocratie
directe est impossible. Elle ne peut vouloir que par ses représentants.
Elle ne peut d’ailleurs même pas les choisir, puisqu’elle n’a pas pour éléments des hommes réels.
Elle est donc contrainte de confier ce soin à certains hommes. Le suffrage n’est pas un droit, mais
une fonction confiée par la nation. Elle ne doit pas d’ailleurs être confiée à tous, mais à ceux qui
sont capables de l’exercer et il se peut que seuls en soient capables certains, notamment parmi
ceux qui, possédant des biens, exerçant une profession ou payant des impôts, ont un intérêt à
défendre. Une fois élus, les représentants, qui ne représentent pas leurs électeurs mais cette nation
abstraite, ne peuvent évidemment être soumis à aucun contrôle.
La souveraineté nationale entraînerait donc des conséquences symétriquement inverses de celles
que l’on suppose à la souveraineté populaire :
- refus de la démocratie directe ou semi-directe,
- théorie de l’électorat-fonction et possibilité du suffrage restreint,
- prohibition du mandat impératif.
87
Ainsi, les constituants procéderaient toujours à un choix fondamental entre les deux doctrines de
la souveraineté. Ce choix présenterait d’ailleurs un caractère idéologique marqué : la doctrine de
la souveraineté populaire serait démocratique et progressiste, la doctrine de la souveraineté
nationale conservatrice. On pourrait donc classer les constitutions selon qu’elles se rattachent à
l’une ou l’autre doctrine : souveraineté nationale en 1791, populaire en 1793, nationale à nouveau
en l'an III, etc. À l'Assemblée constituante de 1946, les deux doctrines auraient eu leurs partisans,
de sorte qu'il aurait fallu réaliser un compromis, en énonçant que : « la souveraineté nationale
appartient au peuple ». Cette formule, reproduite à l'article 3 de la Constitution de 1958,
entraînerait ainsi certaines des conséquences de la souveraineté nationale et certaines
conséquences de la souveraineté populaire ».
88
œuvre pour la formation de la volonté nationale dans chaque État ; mais les problèmes que cette
question engage, touchent aux concepts mêmes sur lesquels repose, d'une façon essentielle,
l'organisation étatique de la nation. C'est en vain qu'on chercherait à se dérober à la nécessité de
tenir compte de ces concepts. Si la puissance du Parlement est représentative de celle qui
appartient à la volonté populaire, ainsi qu'on le répète couramment, la question du référendum se
trouve d'avance jugée, sans qu'il reste place pour une discussion sur les avantages ou les
inconvénients de ce mode de consultation populaire : car il est de principe que les pouvoirs du
représentant sont nécessairement limités par les droits du représenté.
Ainsi, les motifs mêmes qui sont ordinairement invoqués pour justifier l'absolutisme
parlementaire, tel qu'il fonctionne présentement en France, portent en eux la condamnation de cet
absolutisme, comme aussi ils fournissent l'indication des moyens qui doivent servir à le limiter et à
le modérer. Et le premier de ces moyens, dans le concept de la représentation populaire, c'est
précisément le référendum. À dire vrai, l'admission du référendum produirait même plus qu'un
effet limitatif sur le parlementarisme : elle entraînerait une transformation radicale dans l'échelle
hiérarchique des pouvoirs. Sans doute, le Parlement continuerait à représenter le peuple, tant qu'il
délibère ; mais, une fois la loi votée par les Chambres, la volonté générale recouvrerait ses droits
inaliénables, et la parole passerait au peuple, à supposer qu'il veuille la prendre. S'il la prenait, ce
serait en souverain. La puissance populaire ne se bornerait donc pas à limiter celle du Parlement :
elle la dominerait, de la même façon que le souverain domine toutes autorités fonctionnant sous
sa suprématie. Peu importe, d'ailleurs, qu'en fait les demandes de référé au peuple doivent
demeurer rares ou même exceptionnelles : pas plus dans la démocratie que dans la monarchie, la
qualité de souverain ne se reconnaît ou ne se mesure à la fréquence des interventions. Dès qu'il
est constaté que le peuple est mis par la Constitution en possession de moyens qui lui permettent
d'intervenir chaque fois qu'il le désire, notamment en ce qui concerne la législation, et qui, de plus,
lui assurent, s'il intervient, la possibilité de faire prévaloir sa volonté, cela suffit pour que l'on doive
affirmer que la Constitution l'a érigé en organe suprême, et même qu'elle le traite en souverain.
89
l’alinéa 3 de l’article 11 d’un référendum dit d’initiative partagée par la révision constitutionnelle du
23 juillet 2008 censé permettre à un cinquième des membres du Parlement (c’est-à-dire 185
députés ou sénateurs) soutenu par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales (c’est-
à-dire pas moins de 4,5 millions de personnes) de soumettre une proposition de loi au référendum
n’est qu’une plaisanterie cynique tant les conditions de mise en œuvre sont difficiles et
contradictoires dans leur principe, encore renforcées par la loi organique du 6 décembre 2013
censée en permettre l’application.
Tout ceci n’en a pas moins valu à la Ve République, depuis 1958, le qualificatif baroque de
« démocratie semi-directe ». L’appellation de « démocratie » est sans doute usurpée si l’on
considère que la démocratie directe est un pléonasme et la démocratie représentative une
contradiction dans les termes. Mais la qualification est vraie si le « semi » désigne l’inaboutissement
d’une procédure qui ne donne pas aux citoyens l’essentiel, c’est-à-dire l’initiative de la consultation
référendaire et le libre choix du sujet. Cette revendication du référendum d’initiative citoyenne qui
jaillit des manifestations des « Gilets jaunes » dit bien que la Ve République n’est pas allée jusqu’au
bout de sa logique fondatrice telle qu’a pu la défendre René Capitant par exemple, c’est-à-dire la
participation active des citoyens à l’expression de la volonté nationale. Elle est révélatrice du
sentiment que le corps électoral est en réalité tenu à l’écart des choix collectifs faits au nom du
peuple souverain au point d’être contraint de se réfugier dans l’abstention tant ils savent que leur
vote n’est d’aucun poids sur la politique menée dès qu’il ne s’agit plus d’une question de personne.
Mais elle est aussi constructive dans la mesure où elle exprime le vœu d’une part importante des
citoyens de disposer d’une procédure institutionnelle permettant d’exprimer, dans le cadre des
institutions de la République, leurs revendications et de les transformer en décisions souveraines
qui s’imposent aux gouvernants. Elle montre enfin qu’ils sont de moins en moins dupes du piège
que constitue l’élection du président de la République au suffrage universel sur un programme de
gouvernement et de la rhétorique qui en est tirée : en votant pour un homme c’est sa politique qui
serait souverainement ratifiée « par le peuple » au prix d’une confusion funeste entre élection et
souveraineté. Censée constituer et épuiser à elle seule toute la question de la « légitimité
démocratique », elle est ensuite jetée à la face des gouvernés pour leur interdire toute consultation
voire toute protestation sur la politique qui s’applique à eux puisqu’ils sont censés l’avoir approuvé,
via l’élection présidentielle, fondement à l’action du pouvoir majoritaire élu pour cinq ans et
irresponsable de fait pendant cette période.
Le référendum d’initiative citoyenne permettrait de sortir de cette logique perverse du
« présidentialisme programmatique ». Non seulement en plaçant le corps électoral à l’initiative des
propositions législative, constitutionnelle, abrogative voire révocatoire comme le pratiquent des
Etats aussi différents que la Suisse, l’Italie ou certains Etats des Etats-Unis (la Californie en
particulier) selon des modalités diverses pouvant toutefois fort bien être transposées en France.
Toutes permettraient de corriger les mécanismes de contrôle parlementaire le plus souvent
défaillants en raison de l’emprise du « fait majoritaire ». Mais aussi et surtout en lui offrant la
possibilité d’examiner dans le détail les « réformes » que l’on prétend appliquer au pays, de les
écarter le cas échéant voire de les abroger une fois les effets connus, et non de se les voir imposer
au prétexte d’une pseudo ratification aveugle faite à l’occasion d’une élection quinquennale relevant
plus du happening médiatique que du choix démocratique. Il faudra pour cela que les conditions
posées par le gouvernement sur la nature des questions posées, les limites des domaines, le
contrôle des questions opéré sur les propositions référendaires (vraisemblablement confié au
Conseil constitutionnel) et le seuil quantitatif du déclenchement ne réduisent pas à rien son principe
même comme c’est à craindre. Mais si cette demande de souveraineté est prise au sérieux, peut-
être pourrait-on enfin arriver à mettre fin à cette irrationnelle peur française du référendum, et
modérer ainsi, à défaut d’une solution plus radicale, le présidentialisme par le référendum comme
R. Carré de Malberg entendait, à la fin de la IIIe République, combiner référendum et
parlementarisme. Et ainsi redonner, autant qu’il est possible, un sens au mot démocratie.
90
Université Paris 8
Document n° 2. Avril, P., Les Français et leur Parlement, Casterman, 1972, p. 34-
40 (extraits).
Document n° 4b. De Villiers M., Le Divellec A., « Fusion des pouvoirs », dans
Dictionnaire du droit constitutionnel, 10e éd., Sirey, 2015, p. 172-173.
Commentaire : Document n° 7
91
Document n° 1. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI, chapitre
VI (« De la constitution d’Angleterre »), dans Œuvres complètes,
Gallimard, 1951, t. II, p. 396-407 (extraits).
92
tribunaux qui se tempèrent. Ainsi, à Venise, le grand conseil a la législation ; le prégady, l’exécution ;
les quaranties, le pouvoir de juger. Mais le mal est que ces tribunaux différents sont formés par des
magistrats du même corps ; ce qui ne fait guère qu’une même puissance.
La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat permanent, mais exercée par des
personnes tirées du corps du peuple, dans certains temps de l’année, de la manière prescrite par
la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert.
De cette façon, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n’étant attachée ni à un
certain état, ni à une certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n’a point
continuellement des juges devant les yeux ; et l’on craint la magistrature, et non pas les magistrats.
Il faut même que, dans les grandes accusations, le criminel, concurremment avec la loi, se
choisisse des juges ; ou, du moins, qu’il en puisse récuser un si grand nombre, que ceux qui restent
soient censés être de son choix.
Les deux autres pouvoirs pourraient plutôt être donnés à des magistrats ou à des corps
permanents ; parce qu’ils ne s’exercent sur aucun particulier ; n’étant, l’un, que la volonté générale
de l’État ; et l’autre, que l’exécution de cette volonté générale […].
Comme, dans un Etat libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être
gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme
cela est impossible dans les grands Etats et est sujet à beaucoup d’inconvénients dans les petits, il
faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut faire par lui-même […]. Le grand
avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point
du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie […].
Ainsi, la puissance législative sera confiée, et au corps des nobles, et au corps qui sera choisi
pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des
vues et des intérêts séparés.
Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il n’en
reste que deux ; et comme elles ont besoin d’une puissance réglante pour les tempérer, la partie
du corps législatif qui est composée de nobles est très propre à produire cet effet.
Le corps des nobles doit être héréditaire […]. Mais comme une puissance héréditaire
pourrait être induite à suivre ses intérêts particuliers et à oublier ceux du peuple, il faut que dans
les choses où l’on a un souverain intérêt à la corrompre, comme dans les lois qui concernent la
levée de l’argent, elle n’ait de part à la législation que par sa faculté d’empêcher, et non par sa
faculté de statuer.
J’appelle faculté de statuer, le droit d’ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été
ordonné par un autre. J’appelle faculté d’empêcher, le droit de rendre nulle une résolution prise par
quelque autre ; ce qui était la puissance des tribuns de Rome. Et quoique celui qui a la faculté
d’empêcher puisse avoir aussi le droit d’approuver, pour lors cette approbation n’est autre chose
qu’une déclaration qu’il ne fait point d’usage de sa faculté d’empêcher, et dérive de cette faculté.
La puissance exécutrice doit être entre les mains d’un monarque, parce que cette partie du
gouvernement, qui a presque toujours besoin d’une action momentanée, est mieux administrée
par un que par plusieurs ; au lieu que ce qui dépend de la puissance législative est souvent mieux
ordonné par plusieurs que par un seul.
Que s’il n’y avait point de monarque, et que la puissance exécutrice fût confiée à un certain
nombre de personnes tirées du corps législatif, il n’y aurait plus de liberté, parce que les deux
puissances seraient unies ; les mêmes personnes ayant quelquefois, et pouvant toujours avoir part
à l’une et à l’autre.
93
Si le corps législatif était un temps considérable sans être assemblé, il n’y aurait plus de
liberté. Car il arriverait de deux choses l’une : ou qu’il n’y aurait plus de résolution législative, et
l’Etat tomberait dans l’anarchie ; ou que ces résolutions seraient prises par la puissance exécutrice,
et elle deviendrait absolue. Il serait inutile que le corps législatif fût toujours assemblé. Cela serait
incommode pour les représentants, et d’ailleurs occuperait trop la puissance exécutrice, qui ne
penserait point à exécuter, mais à défendre ses prérogatives, et le droit qu’elle a d’exécuter […].
Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter les entreprises du corps législatif, celui-
ci sera despotique ; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il anéantira
les autres puissances. Mais il ne faut pas que la puissance législative ait réciproquement la faculté
d’arrêter la puissance exécutrice. Car l’exécution ayant ses limites par sa nature, il est inutile de la
borner ; outre que la puissance exécutrice s’exerce toujours sur des choses momentanées. Et la
puissance des tribuns de Rome était vicieuse, en ce qu’elle arrêtait non seulement la législation,
mais même l’exécution : ce qui causait de grands maux.
Mais si, dans un Etat libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d’arrêter la
puissance exécutrice, elle a droit, et doit avoir la faculté d’examiner de quelle manière les lois
qu’elle a faites ont été exécutées […]. Mais, quel que soit cet examen, le corps législatif ne doit
point avoir le pouvoir de juger la personne, et par conséquent la conduite de celui qui exécute. Sa
personne doit être sacrée, parce qu’étant nécessaire à l’Etat pour que le corps législatif n’y devienne
pas tyrannique, dès le moment qu’il serait accusé ou jugé, il n’y aurait plus de liberté. Dans ce cas
l’Etat ne serait point une monarchie, mais une république non libre. Mais comme celui qui exécute
ne peut exécuter mal sans avoir des conseillers méchants, et qui haïssent les lois comme ministres,
quoiqu’elles les favorisent comme hommes, ceux-ci peuvent être recherchés et punis […].
Si le monarque prenait part à la législation par la faculté de statuer, il n’y aurait plus de
liberté. Mais comme il faut pourtant qu’il ait part à la législation pour se défendre, il faut qu’il y
prenne part par la faculté d’empêcher.
Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps
législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle
d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la
législative.
Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le
mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de
concert […] ».
[…] Le premier effort a consisté à distinguer parmi les fonctions dont le pouvoir politique était
investi. C’est le domaine de la fameuse ‘séparation des pouvoirs’ dont la théorie a été formulée par
le philosophe anglais Locke et surtout par Montesquieu. Celui-ci, on le sait, analyse trois ‘pouvoirs’
(ou fonctions) : légiférer, exécuter et juger. Les trois fonctions incombent à l’Etat, mais le génie de
Montesquieu a été de distinguer ces fonctions elles-mêmes des organes qui étaient chargés de les
assurer – nous dirions en termes sociologiques : des structures correspondantes. Non seulement
L’Esprit des lois annonce sur ce point l’analyse sociologique contemporaine qui distingue précisément
les fonctions et les structures, mais il a encore pressenti le principe dégagé par l’école
fonctionnaliste selon lequel fonctions et structures ne coïncident pas nécessairement : une
structure déterminée peut contribuer à plusieurs fonctions, une fonction déterminée peut être
assurée par plusieurs structures. La théorie de la séparation des pouvoirs ne signifie pas, en effet,
qu’aux fonctions législative, exécutive et judiciaire correspondent des organes qui les exercent
94
chacune exclusivement et intégralement, elle exclut seulement qu’aucun organe les détienne toutes.
En revanche, elle appelle la participation d’organes différents à l’accomplissement d’une même
fonction car le principe selon lequel ‘le pouvoir arrête le pouvoir’ ne pourrait s’appliquer si chaque
organe détenait exclusivement une fonction et s’il n’était amené à participer à la décision avec un
autre.
Mais participer comment ? Montesquieu distingue à ce propos la faculté de statuer, c’est-à-dire de
décider, et la faculté d’empêcher. Ainsi l’organe qui sera chargé principalement de la fonction
législative (disons : le Parlement) détiendra la faculté de statuer dans ce domaine, mais l’organe
chargé de la fonction exécutive (disons : le gouvernement) disposera de la faculté de l’empêcher.
En ce qui concerne la fonction exécutive, le gouvernement décide, mais le Parlement doit avoir la
faculté d’examiner de quelle manière les lois qu’il a faites ont été exécutées. Les deux pouvoirs
sont ainsi conduits à aller de concert, chacun réagissant sur l’autre.
La théorie de la séparation des pouvoirs reflétait un besoin de la société du XVIIIe siècle dans la
mesure où le développement social appelle la diversification des fonctions et la spécialisation des
structures. Mais en partant d’une réflexion sur l’exemple de l’Angleterre où ce processus était
politiquement plus avancé qu’en France, elle proposait en même temps la formulation doctrinale
qui allait dominer la pensée constitutionnelle et inspirer en particulier les auteurs de la constitution
américaine de 1787. On voit par cet exemple comment la solution de besoins confusément
ressentis se cristallise en une formule dont on ne retient plus que le caractère normatif, juridique,
alors que ses fondements sociaux ne sont pas moins importants […].
95
cru voir toujours la liberté menacée par la prérogative toujours croissante et toujours usurpatrice
d'un magistrat héréditaire, soutenu et fortifié par une branche héréditaire de l'autorité législative.
Ils ne semblent jamais s'être rappelé le danger des usurpations législatives qui, en rassemblant tous
les pouvoirs dans les mêmes mains, doivent mener à la même tyrannie que les usurpations de
l'exécutif.
Dans un gouvernement où des prérogatives nombreuses et étendues sont placées dans les mains
d'un Monarque héréditaire, le département exécutif est très justement considéré comme la source
du danger, et surveillé avec toute la jalousie que doit inspirer le zèle pour la liberté. Dans une
démocratie, où la multitude exerce en personne les fonctions législatives et est continuellement
exposée, par son incapacité de prendre des délibérations régulières et des mesures réfléchies, aux
ambitieuses intrigues de ses magistrats exécutifs, on peut bien craindre que, dans une occasion
favorable, la tyrannie ne s'ensuive. Mais dans une République représentative, où la magistrature
exécutive est soigneusement limitée dans l'étendue et dans la durée de son pouvoir, où le pouvoir
législatif est exercé par une assemblée animée, à cause de l'influence que l'on suppose qu'elle a sur
le peuple, d'une confiance inébranlable dans sa propre force, assez nombreuse pour éprouver
toutes les passions qui agissent sur une multitude, trop peu nombreuse cependant pour être
incapable d'employer, pour la satisfaction de ses passions, des moyens dictés par la raison, c'est
contre l'entreprenante ambition de ce département que le peuple doit diriger toute sa jalousie et
épuiser toutes ses précautions.
Le département législatif tire une supériorité dans nos gouvernements d'autres causes. Ses pouvoirs
constitutionnels étant à la fois plus étendus et moins susceptibles d'être renfermés dans des limites
précises, il peut, avec plus de facilité, voiler, sous des mesures compliquées et indirectes, les
usurpations qu'il commet aux dépens des départements coordonnés. Quelquefois, il est réellement
difficile de dire, dans des corps législatifs, si l'effet d'une mesure particulière s'étendra ou non au-
delà de la sphère législative. D'un autre côté, le pouvoir exécutif étant circonscrit dans un espace
plus resserré et étant plus simple par sa nature, le pouvoir judiciaire étant limité par des lignes de
démarcation encore moins incertaines, des projets d'usurpation ne pourraient être formés par ces
départements sans qu'ils fussent à l'instant découverts et renversés. Ce n'est pas tout : comme le
département législatif peut, seul, puiser dans les poches du peuple et qu'il a, dans quelques
Constitutions, une autorité illimitée et, dans toutes, une influence prépondérante sur les
rétributions pécuniaires des agents des autres départements, il en résulte, vis-à-vis du législatif, une
dépendance qui facilite encore ses usurpations.
96
la puissance de faire la loi, celle d’exécuter les ‘résolutions publiques’ et celle de juger les crimes
ou les différends des particuliers.
– Le principe, qui est un principe de non-cumul : ‘Tout serait perdu si le même homme, ou le même
corps des principaux […] exerçaient ces trois pouvoirs […]’.
– L’ordonnance : la puissance de juger étant mise de côté (elle est en quelque façon ‘nulle’), il y a
une constitution idéale, ou plutôt, fondamentale : ‘Le corps législatif y étant composé de deux
parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées
par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative’.
Où l’on voit par conséquent que la séparation des pouvoirs, non seulement ne signifie pas
antagonisme, mais exige au contraire la collaboration pour aboutir à ce ‘concert’ dont parle
explicitement Montesquieu, toujours dans ce même chapitre VI. Simplement, le concert résultera
des freins et contrepoids : les célèbres checks and balances du régime présidentiel américain.
2. Les interprétations et applications dont la doctrine de la séparation des pouvoirs a été l’objet
Le régime de monarchie absolue, et sans constitution écrite, que connaît la France au XVIIIe siècle
(alors que le régime anglais, observé et admiré par Montesquieu entre 1729 et 1731, est celui de
la monarchie limitée), explique que la séparation des pouvoirs ait été reçue comme exprimant la
raison d’être de toute Constitution, d’où la rédaction de l’article 16 de la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen : ‘Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni
la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution’. Mais les constituants de 1789
ont durci le principe d’organisation énoncé par Montesquieu au point d’en faire un ‘dogme de
philosophie politique’, devant enfermer chaque pouvoir dans sa sphère. Les Américains en ont
donné une autre interprétation, n’excluant pas par exemple que le juge puisse refuser d’appliquer
une loi qu’il jugerait contraire à la Constitution.
Sur un autre plan, le principe de la séparation des pouvoirs a acquis une telle autorité dans le droit
constitutionnel occidental qu’il a rapidement été utilisé en doctrine en tant que critère de
classement des régimes politiques, et plus particulièrement de ces deux modes d’organisation et
de fonctionnement du pouvoir politique que sont le régime présidentiel et le régime parlementaire.
Ces deux modes sont pourtant postérieurs à Montesquieu : la Constitution américaine date de
1787, et le régime parlementaire ne peut être considéré établi en Angleterre que le jour où le
Premier ministre démissionne ainsi que tous les membres de son cabinet (principe de la solidarité
ministérielle) parce que la chambre des Communes refuse sa confiance (principe de la
responsabilité politique) : or cela se produit pour la première fois nettement en 1782 avec la
démission du cabinet North. Cependant, la distinction entre les pouvoirs que comportent ces deux
régimes peut justifier qu’ils soient présentés l’un et l’autre comme des applications de la doctrine
de la séparation, séparation dite (de façon réductrice) stricte en régime présidentiel, et (de façon
non moins réductrice) souple en régime parlementaire, en raison de l’indépendance des organes
délibératif et exécutif dans le premier cas, et des procédures de révocabilité mutuelle (engagement
de responsabilité et dissolution) dans le second, mais à la condition de ne pas s’en tenir à cette
présentation très formelle, et de discerner qu'il s'agit plutôt, dans les régimes parlementaires, d'une
« fusion des pouvoirs » (v. ce mot). Ainsi les facultés d’empêcher dont sont aux Etats-Unis dotés
le président et le Congrès (droit de veto, refus de vote du budget, refus d’approbation de
nominations ou de traités) sont-elles autant de moyens pour chaque pouvoir de s’ingérer dans
l’exercice des compétences de l’autre pouvoir, et l’idée de pouvoirs enfermés chacun dans sa
sphère est, en soi, irréaliste, et, de fait, contraire à toute réalité observée.
Quant au régime parlementaire, le phénomène partisan a substantiellement modifié le contenu de
la séparation, ce que Montesquieu avait d'ailleurs parfaitement anticipé : « Que s'il n'y avait point
97
de monarque, et que la puissance exécutrice fut confiée à un certain nombre de personnes tirées
du corps législatif, il n'y aurait plus de liberté, parce que les deux puissances seraient unies ; les
mêmes personnes ayant quelque fois, et pouvant toujours avoir part à l'une et à l'autre » (De l'Esprit
des Lois, livre XI, chap. VII). Or n'est-ce pas exactement ce qui se passe lorsqu'un parti, majoritaire
à la chambre basse, place son équipe dirigeante aux leviers de commande de l'exécutif ? Mais c'est
le génie des institutions politiques britanniques d'avoir, par l'institutionnalisation de l'opposition et
la pratique de l'alternance, engendré une autre forme de séparation entre la majorité et l'opposition.
Définir le régime parlementaire comme un régime de séparation souple pouvait se concevoir tant
que le gouvernement était encore étroitement lié au chef de l'État (régime parlementaire dualiste),
cela devient beaucoup plus discutable avec l'avènement depuis plus d'un siècle des régimes
parlementaires monistes (logique d'interpénétration ou de fusion des pouvoirs).
Fusion des pouvoirs – Expression due à l'essayiste anglais Walter Bagehot (The English Constitution,
1867) pour exprimer le principe d'organisation des pouvoirs de la Constitution britannique, mais
qui peut être généralisé mutatis mutandis à tous les régimes représentatifs de type parlementaire.
À l'idée répandue mais caricaturale et illusoire d'une « séparation des pouvoirs » entendue comme
impliquant l'indépendance absolue des organes et leur spécialisation respective dans une seule
fonction étatique, Bagehot oppose, en s'appuyant sur l'exemple anglais, l'idée de la fusion (qui n'est
pas la confusion) : tout en jouissant d'une certaine autonomie, chaque organe dépend dans une
large mesure des autres tant au plan organique (par l'influence sur la nomination ou la révocation
notamment) qu'au plan fonctionnel (un même organe participe simultanément à l'exercice de
plusieurs fonctions). Ainsi le Premier ministre britannique est-il désigné de facto par la Chambre
des Communes (fonction élective) ; ainsi le Cabinet peut-il faire dissoudre cette Chambre par le
Roi ; le Roi peut nommer de nouveaux Lords (« fournées de pairs ») ; le Parlement peut destituer
un ministre (impeachment) ; les ministres sont soit eux-mêmes membres des chambres, soit ont un
droit d'entrée et de parole devant elles ; la fonction législative est exercée en commun par le
cabinet et les chambres. Cette logique d'interpénétration juridique des organes constitutionnels se
retrouve à des degrés divers dans tous les systèmes de type parlementaire et va donc au-delà de
l'idée de « séparation souple des pouvoirs » couramment utilisée par la doctrine française. Elle peut
98
être accrue dans ses effets pratiques en cas d'harmonie politique entre les titulaires des différents
organes (notamment entre le cabinet et les assemblées), si bien que le clivage entre majorité et
opposition est presque plus important que celui, essentiellement formel, maintenu entre le
gouvernement et les assemblées. L'expression de fusion des pouvoirs rend, en somme, bien mieux
compte du droit et de la pratique des systèmes représentatifs.
« Grande erreur de notre temps » selon l'appréciation formulée par J. Grévy en 1848, la séparation
des pouvoirs demeure, deux siècles et demi après la publication de L'Esprit des lois, le credo des
démocraties libérales, en dépit de toutes les négations et déviations dont elle a été l'objet, ou peut-
être à cause de celles-ci.
A. Les négations du principe
D'abord la preuve de ses vertus pour assurer la liberté des gouvernés a été apportée a contrario
par les régimes qui l'ont niée en se fondant sur la notion d'unité du pouvoir d'État, qu'il s'agisse des
régimes « conventionnels » basés sur une pyramide de délégations, du peuple souverain à une
assemblée sous contrôle tenant elle-même en lisière un exécutif commis, qui a débouché sur la
Terreur en 1793 et sur le totalitarisme en Union soviétique après 1917, la Convention ayant dû
céder la place au Comité de salut public et à Robespierre tout comme les Soviets au Parti unique
et à Staline ; ou de ceux ayant cherché à regrouper toutes les énergies en un « faisceau »
convergent pour assurer la supériorité d'un État (fascisme) ou d'une race (nazisme) sur les autres,
derrière un chef charismatique (Duce, Führer) concentrant entre ses mains tous les pouvoirs.
Aujourd'hui, à l'Est comme dans le tiers monde, on commence à remplacer le parti unique par des
expériences de pluralisme (en Afrique noire notamment, à l'exemple du Sénégal mais aussi du Bénin
depuis février 1990) et à rétablir le principe de séparation des pouvoirs dans les Constitutions (par
exemple en Algérie, après celle du 19 novembre 1976 qui le niait, dans celle du 23 février 1989,
malheureusement suspendue depuis).
1 Cf. également l'Italie, l'Israël, l'Union indienne (où 40 partis sont représentés au Parlement), etc.
2 Cf. Lambert (J.), « La transposition du régime présidentiel hors des États-Unis : le cas de l'Amérique latine », RFSP,
99
D'autre part, on a soutenu que cette classification des régimes à partir des modalités d'application
du principe de séparation des pouvoirs « présente toutes sortes de faiblesses : elle heurte la
logique ; elle n'enseigne rien ; elle repose sur le pré-supposé absurde que les régimes purs sont des
êtres réels »1. Et il est vrai qu'après avoir d'abord construit les catégories à partir de régimes
concrets – le régime américain étant baptisé « présidentiel » et le britannique du XVIIIe siècle
« parlementaire » – on a ensuite présenté ces régimes comme des applications plus ou moins
parfaites de ces sortes de « types idéaux », expliquant de surcroît qu'ils n'étaient viables en pratique
que parce qu'ils s'écartaient du modèle : par exemple, des régimes présentant des structures
apparemment analogues, tels les régimes prétendus « conventionnels » de la Suisse et de l'Union
soviétique jusqu'en 1988, n'ont en réalité aucun point commun. Par ailleurs, si l'on définit le régime
parlementaire comme étant celui qui assure la responsabilité politique du gouvernement devant le
Parlement, on s'aperçoit que celle-ci existe de facto aux États-Unis mais non en Grande-Bretagne,
du fait du « two-party system » et du mode de scrutin (le Premier ministre, sûr de sa majorité, ne
redoutant nullement d'être censuré). De même, si l'on définit le régime présidentiel comme étant
celui qui assure aux deux pouvoirs, législatif et exécutif, spécialisation et indépendance, on constate
que cela ne correspond pas au régime américain, qui en constitue cependant le seul exemple
d'application (pas plus que le président n'y est élu au suffrage universel direct, second critère du
régime présidentiel). Enfin, de nombreux régimes politiques ne peuvent rentrer dans cette
classification théorique, possédant à la fois l'élection présidentielle au suffrage universel et la
responsabilité politique du gouvernement, telle la Ve République française notamment, et on doit
alors se réduire à les qualifier de régimes « mixtes », « bâtards », sui generis, « mi-parlementaires,
mi-présidentiels », voire « ni parlementaires ni présidentiels », ou encore « semi-présidentiels » ou
« parlementaires à correctif présidentiel »2, ce qui n'est guère satisfaisant et pousse certains esprits
à exiger la révision de la Constitution afin de la faire coïncider au modèle théorique (soit par retour
au régime parlementaire après suppression de l'élection présidentielle, soit par accession au
« véritable » régime présidentiel après suppression du poste de Premier ministre, de la
responsabilité gouvernementale et du droit de dissolution).
Maurice Hauriou 3 , pour sa part, envisageait une séparation entre, par ordre hiérarchique, les
pouvoirs « exécutif », « délibératif » et enfin « de suffrage », « consistant à accepter ou à ne pas
accepter une proposition faite ou une décision prise par un autre pouvoir », selon une conception
réductrice qui limite le pouvoir du peuple à une fonction épisodique de nomination ou
d'approbation.
Mais, en fin de compte, quel que soit l'intérêt de ces critiques, il reste que, si ses modalités ont pu
changer, l'intention fondamentale qui a présidé à l'instauration de la séparation des pouvoirs chez
Aristote, Locke ou Montesquieu est aujourd'hui plus actuelle que jamais : la vieille distinction entre
pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire a peut-être fait long feu, du moins pour les deux premiers
à cause du phénomène majoritaire, mais c'est bien toujours la séparation des pouvoirs qui constitue
le critère permettant de distinguer les démocraties des autres régimes politiques : séparation entre
pouvoir majoritaire et opposition tout d'abord, c'est-à-dire entre régimes pluralistes ou de parti
unique. Séparation entre pouvoir politique et contre-pouvoirs ensuite : partis, associations, groupes
de défense, collectivités locales, presse, audiovisuel, intelligentsia, pouvoir de l'argent, etc., dans les
« polyarchies » modernes. Séparation enfin entre pouvoir d'action (unique par définition) et
1963/3, p. 577 et s. ; Conac (G.), « Pour une théorie du présidentialisme : quelques réflexions sur les
présidentialismes latino-américains », Mélanges Burdeau, 1977, p. 115 et s. [...]
1 Troper (M.), « Les classifications en droit constitutionnel », RDP, 1989, p. 945.
2 Cf. de Gaulle, le 11-4-1961 : « Notre Constitution est à la fois parlementaire et présidentielle. » Ibid, G. Pompidou,
le 16 mars 1972, se félicitant du caractère « bâtard » du régime (dans Le Nœud gordien, 1974, p. 68, il confirmait que
« les » corniauds « sont souvent plus intelligents que les chiens de pure race »). [...]
3 Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929, p. 351 [...]
100
pouvoirs de contrôle, le Parlement devant à notre avis chercher à renforcer cette fonction plutôt
que de s'épuiser à concurrencer les gouvernements dans l'exercice d'une fonction normative à
laquelle ils paraissent de moins en moins bien adaptés.
101
aux anciennes idées républicaines). La réforme gouvernementale a pour principal résultat de
réinstaller le « pouvoir personnel » au cœur du fonctionnement de l’expérience républicaine. Dans
le cadre du modèle Matignon, le Président du Conseil est pensé dorénavant comme le véritable
« chef » du gouvernement. Au début de la Première Guerre, Abel Ferry avait fait remarquer que
le gouvernement devrait être dirigé non plus selon le principe traditionnel de la collégialité et de la
solidarité ministérielle mais selon le principe de la direction centralisée exercée par un « chef »
doté du pouvoir de remplacer individuellement les ministres défaillants. Depuis que cette remarque
a été formulée en 1915, Painlevé, Flandin, Blum et plus tard les hommes de la Quatrième
République ont réalisé le rêve envisagé par le neveu de Jules Ferry : l’Exécutif est devenu une forme
organisée et hiérarchisée, dotée d’un Règlement précis qui fixe les procédures de son travail et
particulièrement dévouée à son chef.
Dans les nouvelles générations républicaines du XXe siècle (c’est encore plus net chez
Debré et Mendès que chez Painlevé, Flandin ou Reynaud), la réforme gouvernementale a eu pour
effet de « libérer » une pensée positive d’un Exécutif dont la nature dorénavant assumée est d’être
organisée et personnalisée. La technique de l’organisation accouche ainsi d’un « pouvoir
personnel » nouvelle manière qui est dorénavant perçu comme nécessaire mais aussi comme
légitime par les républicains de droite comme par ceux de gauche. Déjà dans ses « Lettres sur la
réforme gouvernementale », Léon Blum avait osé comparer la figure nouvelle du Chef du
gouvernement qu’il appelait de ses vœux à celle d’un « monarque ». Émile Borel, l’un des acteurs
essentiels du processus de transformation de l’Exécutif, revendiquait en 1925 la notion de
« dictateur constitutionnel » pour le Président du Conseil. Certes, le « monarque » de Blum est
« temporaire » et « constamment révocable » parce qu’il reste suspendu aux votes de confiance
des assemblées parlementaires. De même, le « dictateur constitutionnel » de Borel n’est pas un
émule du chef fasciste italien mais s’inspire du rôle du Premier ministre anglais qui exerce une
dictature tempérée par le « contrôle de l’opinion » et par la « confiance de sa majorité ». Les idées
générales (ou, pour mieux dire, les références formelles) restent donc conformes à la tradition
républicaine du XIXe siècle et à l’idée d’une prépondérance de la « nation assemblée ». Mais, vis-à-
vis des autres ministres, et par rapport à la Haute Administration, le Président du Conseil devient,
aux yeux de Blum, le directeur en chef des travaux gouvernementaux : les nécessités de la
« technique » gouvernementale l’autorisent à être « centralisé » et « autocratique » sans que cela
paraisse remettre en question la « doctrine républicaine ».
D’une guerre à l’autre, l’espace légitime d’un Exécutif fort est donc né à la fois comme
représentation conceptuelle et comme pratique effective d’une transformation gouvernementale.
Une fois passé les expériences encore fragiles de 1917 et de 1925 puis celles, beaucoup plus
déterminantes, de 1935 et de 1936, de la Résistance, du Gouvernement provisoire et du début de
la Quatrième République, les nouvelles générations de républicains ne remettent plus en question
l’existence d’une « Présidence du Conseil organisée ». Elles admettent et elles soutiennent le
nouveau rôle « directorial » de l’Exécutif. Autrement dit, la pensée républicaine, même si elle
continue de se référer au concept de la « souveraineté nationale », est devenue favorable à un
Exécutif fort. Elle en fait même dorénavant une condition de réussite pour la suite de son
expérience constitutionnelle.
102
Document n° 7. Débat entre Édouard Herriot et Aristide Briand,
Chambre des députés, 12 juillet 1926 (extrait de Mopin M., Les
grands débats parlementaires de 1875 à nos jours, La Documentation
française, 1988, p. 164-167).
Note explicative sur le contexte : Président du Conseil pour la dixième fois, Aristide Briand soumet à la
Chambre un projet de loi lui accordant les pleins pouvoirs jusqu’au 30 novembre suivant « pour réaliser le
redressement financier et la stabilisation de la monnaie ». Édouard Herriot descend de son fauteuil de
président de la Chambre pour s’y opposer. Briand sera mis en minorité par 283 voix contre 245. Herriot
lui succède pour trois jours (19-22 juillet 1926). Dès le lendemain, sous la menace de la faillite financière,
Gaston Doumergue appela Raymond Poincaré, qui restera Président du Conseil pendant trois ans (23 juillet
1926-29 juillet 1929). Il redressera la situation, sans recours aux décrets-lois.
103
déléguer le pouvoir législatif, ce sont des articles essentiels, ce sont, si je puis employer en ce sens
cette expression, des articles organiques du credo républicain et, en particulier, du credo
républicain français (Applaudissements.)
On vous l’a dit, M. de Chappedelaine le rappelait tout à l’heure : que sommes-nous ici, messieurs ?
Je m’excuse de le dire, mais c’est peut-être mon devoir de président de la Chambre de le rappeler :
sommes-nous le souverain ? Non. […]
Le souverain, c’est le pays. (Applaudissements.)
Nous sommes les délégués mandatés du souverain et nous sommes d’après tous les auteurs – il
suffit d’ouvrir un traité de M. Esmein pour s’en convaincre – des délégués qui ne peuvent pas
déléguer leur délégation.
Je ne veux pas abuser des textes. On a raillé l’autre jour ici l’abus des citations. Laissez-moi
cependant verser dans ce débat une phrase qui est, je crois, pleine de sens, de Sieyès :
« Le pouvoir législatif ne peut pas être subdélégué ; il appartient d’une manière inaliénable et
intransmissible au corps des représentants. »
[…]
Essayons de trouver le point qu’il ne faut pas dépasser pour rester dans la ligne républicaine.
Essayons de trouver la formule qui doit donner satisfaction à vos préoccupations techniques.
Qu’est-ce que je vous demande, quelle est ma conclusion ?
Quoi qu’on dise ou qu’on fasse, je vous dis ceci, messieurs du Gouvernement : collaborez avec le
Parlement, ne le supprimez pas. (Vifs applaudissements à gauche, à l’extrême gauche et sur divers bancs
au centre. – Sur ces bancs, MM. les députés se lèvent et applaudissent longuement. – L’orateur, de retour
à son banc, reçoit les félicitations de ses amis.)
[…]
M. Aristide Briand, Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères. Moi aussi, messieurs, je
prie l’honorable M. Herriot de vouloir bien me croire. J’ai dû me mettre en face de ma conscience
avant de prendre l’initiative contre laquelle, comme président de la Chambre, il vient de s’élever.
Le républicain sincère et ardent que je suis ne s’est déterminé pour la procédure qui vous est
proposée qu’avec la certitude que, bien loin de porter atteinte, à cette heure, au prestige du
Parlement, elle est plutôt de nature, s’il s’y associe de bon cœur, à l’affermir.
[…]
C’est parce que j’ai cette conviction que, malgré ce qu’il pouvait y avoir de si profondément
émouvant dans les objurgations de l’honorable président de la Chambre, je crois devoir persister
dans mes résolutions et par là, j’ai conscience – je le dis au risque d’être traité de présomptueux –
de servir à la fois mon pays et la République. (Très bien ! très bien !)
Demain, si votre proposition était suivie, si une discussion interminable s’engageait dans les
Chambres, si, pendant qu’elle durerait, sous votre direction attristée, vous voyiez le franc, dans
notre pays, subir des atteintes chaque jour plus graves et si vous constatiez qu’il est impossible de
le retenir sur la pente de l’abîme, quelles seraient, monsieur Herriot, les suggestions de votre
conscience ?
Dans un moment comme celui-ci, permettez-moi de vous le dire, quand on exerce une fonction
élevée, comme la vôtre, il ne faut pas se tromper dans ses conseils.
Je m’oppose à votre proposition.
Nous vous présentons une procédure que nous croyons parfaitement compatible avec les
104
prérogatives du Parlement. Nous vous demandons de vous y associer, de nous permettre d’agir et
d’agir vite.
Dans un pays voisin1 des hommes qui ont, eux aussi, le souci des principes démocratiques, des
hommes comme M. Vandervelde2…
M. Léon Blum. J’aime mieux un roi, alors, monsieur Briand. (Applaudissements à l’extrême droite.
– Mouvements divers et exclamations.)
1
En Belgique.
2
Homme politique belge (1866-1938). Socialiste. Ministre des Affaires étrangères (1925-1927).
105
106
Université Paris 8
Commentaire : document n° 5
107
• Le système des États-Unis d’Amérique
[…] ‘Le régime américain, écrit Jacques Cadart dans l’intéressant bilan qu’il établit de la vie politique
des Etats-Unis, fonctionne de manière curieuse au moyen de techniques constitutionnelles ou
paraconstitutionnelles qui sont souvent sources de conflits et de crises’. Il note le ‘fonctionnement
très saccadé du régime… Il n’y a pratiquement jamais, écrit-il, de période prolongée de
fonctionnement véritablement souple tant les saccades sont permanentes’.
Les tensions habituelles dans le couple Président-Congrès pourraient être bénéfiques. Nous avions
suggéré que le système politique américain offrait un excellent schéma de conciliation des deux
éléments de la vie publique : le ‘techniquement désirable’ et le ‘politiquement possible’. Seule
l’administration, à nos yeux et nous avons dit pourquoi, semble susceptible de trouver le
techniquement désirable. Mais, en son sein même, des avis divergents peuvent se faire jour. Après
arbitrage à l’intérieur de chaque département ministériel, il appartient éventuellement au Président
de départager ses secrétaires. De toute manière, le Président, l’élu du peuple en pratique, est un
animal essentiellement politique (sauf le cas exceptionnel où il est mis en place par un parti, comme
ce fut le cas d’Eisenhower). Il est donc susceptible de pressentir que le techniquement désirable
n’est pas politiquement possible et de bloquer un projet ou demander à ses techniciens de le revoir.
Il est bon, pourtant, que le techniquement désirable, même contrôlé par un Président politique, ne
puisse devenir loi sur un fiat de celui-ci. D’abord parce qu’il arrive aux techniciens de se tromper.
Et, d’autre part, parce que la démocratie, selon le mot bien connu, n’est la forme de gouvernement
la plus mauvaise qu’après toutes les autres. Une participation du citoyen à la vie publique est
souhaitable, autre que celle qui résulte de défilés, de manifestations de masse et de votes à 99%.
Autrement, le citoyen laisse un maître disposer de son destin. Il est donc heureux que le
programme présidentiel, essentiellement contenu au début de chaque année dans le discours sur
l’état de l’Union, soit soumis, sinon au peuple, du moins au Congrès, qui reflète les sentiments de
celui-ci. Le Congrès n’est d’ailleurs pas plus purement politique que l’administration n’est purement
technicienne. Ses commissions sont capables d’un travail sérieux – exceptionnellement,
d’élaboration d’une loi, mais plus couramment de contrôle, et éventuellement, d’amendements d’un
projet gouvernemental. Ses floor leaders se voient expliquer la politique présidentielle, et parfois
confier des informations qui leur permettent de la mieux comprendre.
Les institutions politiques américaines offrent donc l’image d’une ogive. Les deux piliers du
‘technique’ et du ‘politique’ se rapprochent l’un de l’autre à partir d’une certaine hauteur, trouvant
leur clé de voûte dans le Président. C’est à ce dernier qu’il incombe d’assurer l’équilibre entre des
forces souvent opposées. Non content de présenter au Congrès un programme d’action, il doit le
faire comprendre, aider à son adoption par les multiples moyens de pression dont il dispose, de la
conférence de presse ou du discours télévisé à la promesse ou à la menace confidentielle, élaborer
des compromis, manœuvrer sans cesse. Convaincre et persuader le Congrès revient, en gros, à
convaincre et persuader l’opinion publique, donc à assurer à la fois la direction de la Nation et le
mouvement dans la nation d’idées diverses.
Ce tableau – dont on voit la place qu’il donne au Président – est, sinon idyllique, car il ne cache pas
les tensions de la vie politique, au moins très séduisant. Dès la première édification de notre
ouvrage, nous n’avions pas caché ses imperfections, en particulier la faiblesse du Congrès et la
pauvreté des débats, la médiocrité de la presse lue par l’immense majorité des citoyens,
108
l’importance enfin du Président, dont la qualité est susceptible des plus grandes variations […].
Il est une autre possibilité qu’il ne faut pas absolument rejeter : c’est que le monde, dans les
décennies à venir, devienne de plus en plus ingouvernable, tant au niveau des nations que sur le
plan international. Un nombre considérable de facteurs pourraient produire le phénomène :
l’interdépendance d’une multitude d’éléments dans tous les grands problèmes de l’heure, la montée
des exigences impatientes, intolérantes et intransigeantes, souvent intrinsèquement contradictoires,
le refus du partage de la plupart des possédants, le déclin relatif de l’écriture au profit d’une diffusion
audio-visuelle ou purement auditive des idées, la contestation systématique de toute autorité dans
les pays où cette contestation peut s’exprimer, la puissance des moyens de destruction dont
peuvent s’emparer des minorités radicales. Il n’est pas certain que nous retournions à la barbarie,
fût-ce pour quelques décennies. Mais, si l’avenir de la vie politique américaine peut susciter
l’inquiétude, est-il un pays sur terre qui offre aujourd’hui un spectacle réconfortant ?
[…] Pour un esprit cartésien, les armes des partenaires institutionnels étant assez clairement
posées dans le texte de 1787, il ne saurait être impossible de bâtir un modèle stable des relations
entre le Président et le Congrès. Ce modèle, c’est peu douteux, devrait à bon droit être dit
‘congressionnel’. Et pourtant, aujourd’hui, en dépit des secousses récentes, une telle qualification
– certes grosse d’enseignements qu’on aurait tort d’oublier – ne rend pas compte de la réalité.
L’on se prend à songer, par analogie, à la fameuse phrase de Tocqueville sur le judiciaire américain :
‘Ce qu’un étranger comprend avec le plus de peine, aux Etats-Unis, c’est l’organisation judiciaire. Il
n’y a pour ainsi dire pas d’événement politique dans lequel il n’entende invoquer l’autorité du juge ;
et il en conclut naturellement qu’aux Etats-Unis le juge est une des premières puissances politiques.
Lorsqu’il vient ensuite à examiner la constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier
abord, que des attributions et des habitudes judiciaires. A ses yeux, le magistrat ne semble jamais
s’introduire dans les affaires publiques que par hasard ; mais ce même hasard revient tous les jours’.
N’en va-t-il pas en gros de même pour la présidence ? Les prérogatives du Congrès sont écrasantes.
Il peut refuser de voter les textes ou de consentir les crédits nécessaires à l’action présidentielle.
Il peut harceler l’administration par le truchement de ses puissantes commissions. Le Sénat a le
loisir de ne pas ratifier les traités ou de ne pas entériner un nombre de plus en plus nombreux de
nominations (celle par exemple du directeur de l’Office of Management and Budget depuis 1974).
Par le veto législatif, le Congrès peut s’immiscer dans l’exécution des lois qui prévoient cette
procédure. Il est vrai que cette technique a été mise à mal par la Cour suprême en juin 1983 (arrêt
Chadha). Dans des cas limites – mais assez vagues puisque la Constitution vise les high crimes and
misdemeanors –, la procédure d’impeachment peut être mise en oeuvre et les précédents de Andrew
Johnson et Richard Nixon montrent que Hauriou n’avait pas tort de juger que la responsabilité dite
‘pénale’ est en vérité toujours ‘politico-pénale’.
En face, le président est nu – ou presque. Le droit de message n’est qu’une occasion de persuader.
Le veto est une prérogative limitée et, par son caractère global, assez peu maniable, même s’il est
vrai que la menace de son emploi joue un rôle permanent auprès des chambres. Les executive
agreements, dont la technique a été légèrement aménagée par le Case Act de 1972 (inégalement
appliqué), ne sont qu’une tolérance, certes fort large. Le ‘privilège de l’exécutif’ – cette autre
invention de la pratique – s’est sérieusement effiloché depuis la décision de la Cour suprême US v.
Nixon de 1974 qui, en dépit de la doctrine des questions politiques, a dénié au Président traqué la
possibilité de se réfugier derrière son invocation pour refuser de livrer les fameuses bandes.
109
La question se pose donc de savoir pourquoi le Congrès consent au Président une latitude d’action
qui, même si elle a décliné dans les années soixante-dix par rapport à la période antérieure,
demeure aussi consistante. Et à quelles conditions ? La réponse nous semble devoir être recherchée
essentiellement dans les relations de la Maison-Blanche avec le peuple. Il est notable que la
‘présidentialisation’ ait accompagné la démocratisation de l’élection présidentielle, qu’au XIXe
siècle les Présidents forts aient été ceux qui jouissaient d’un large appui populaire – ainsi Jackson –
et que le développement de la présidence moderne ait suivi celui des moyens de communication
de masse qui favorisent la personnalisation du pouvoir. Le Président, tant qu’il ne fait pas d’erreur
majeure et s’il jouit d’une suffisante envergure, bénéficie du relatif discrédit dans lequel sont tenus
les politiciens aux Etats-Unis et du fait que l’esprit national de ce pays fédéral s’incarne volontiers
dans un homme, surtout depuis que la mission extérieure de la grande démocratie est mieux
ressentie par les citoyens. On ajoutera enfin que de guerres en crises, certaines habitudes mentales
ont été prises qui demeurent à l’état un capital historique favorable au leadership présidentiel.
C’est dire l’importance du facteur personnel. On le retrouve dans l’aptitude au 'marchandage’ qui
est l’une des qualités essentielles du Président efficace, quelle que soit la couleur politique du
Congrès. Truman se voyait ainsi : ‘Je reste assis toute la journée à essayer de persuader des gens
de faire ce qu’ils devraient avoir le bon sens de faire sans que j’aie besoin de les persuader’. La
‘carotte’ et le ‘bâton’ doivent être utilisés alternativement. Tous les moyens informels sont mis en
oeuvre – invitations, favoritisme, lobbying… Où l’on comprend que dans un régime que l’on dit
‘présidentiel’, le Congrès apparaisse aussi puissant. Incapable d’agir sans doute, il peut tout
empêcher. Si le soutien populaire au Président s’estompe durablement, ou si ce dernier commet
trop d’erreurs dans le maniement des chambres, la lettre de la Constitution peut reprendre à tout
moment une certaine actualité.
Régime présidentiel. Appellation relativement récente, ayant remplacé entre les deux guerres celle
de gouvernement présidentiel, et, bien que trompeuse, ne s’appliquant rigoureusement qu’au seul
régime politique des Etats-Unis. Il faut ajouter que la théorie du régime présidentiel n’a été faite
que bien après que la Constitution de 1787 qui, selon les termes mêmes employés par John Quincy
Adams, ‘fut extorquée sous l’empire de la nécessité à une nation récalcitrante’, ait été adoptée.
Dégagé de sa relation au fédéralisme, et en laissant de côté le rôle si important cependant de la
Cour suprême, le principe mis en œuvre par la Constitution de 1787, qui est une transposition
républicaine de la monarchie limitée, est que le président ne peut agir si un accord n’est pas trouvé
entre trois organes élus distinctement, pour des durées différentes (le président pour 4 ans, les
représentants pour 2 ans, et les sénateurs pour 6 ans), et entre lesquels n’existent pas de
procédures de révocabilité mutuelle : l’exécutif n’est pas responsable devant le législatif, qui ne peut
être dissous. En d’autres termes, il y a contrairement à la plupart des régimes parlementaires, deux
expressions de la souveraineté, données par les élections présidentielles et les élections législatives
(et même trois si on distingue les élections à la chambre des représentants et les élections au
Sénat). L’exécutif n’est donc pas l’émanation du Parlement, et la séparation ainsi établie est
complétée par une règle d’incompatibilité absolue qui interdit à tout agent de l’exécutif d’être
membre du Congrès. Mais parce que le président ne peut gouverner si le Congrès ne lui en donne
pas les moyens (notamment financiers), et que les lois votées par le Congrès ne peuvent être
appliquées si le président leur oppose son veto, ils sont obligés de s’entendre, ce qui finit toujours
par se produire. Montesquieu, définissant sa constitution idéale (devant comporter un roi, une
110
chambre haute et une chambre basse) avait lumineusement anticipé cette logique du régime
présidentiel : ‘ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction, mais comme, par le
mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles iront de concert’ (De l’Esprit
des Lois, livre XI, chapitre VI). Il est donc paradoxal que la fonction présidentielle ait été retenue
pour qualifier le régime américain, alors que c’est beaucoup plus sûrement un régime de
négociation permanente entre le président et le Congrès, ou encore, selon une formule classique,
un régime de ‘freins et contrepoids’ (checks and balances).
Section 1 [Congrès]
Tous les pouvoirs législatifs accordés par la présente constitution seront attribués à un Congrès
des Etats-Unis, qui se composera d’un Sénat et d’une chambre des Représentants.
Section 3 [Sénat]
Le Sénat des Etats-Unis sera composé de deux sénateurs de chaque Etat, élus par le peuple de cet
Etat pour six ans1 ; et chaque sénateur aura une voix.
Immédiatement après qu’ils se seront assemblés par suite de leur première élection, les sénateurs
seront partagés, aussi également que possible, en trois classes. Les sièges des sénateurs de la
première classe seront vacants à l'expiration de la seconde année, ceux de la deuxième classe à
l'expiration de la quatrième année et ceux de la troisième classe à l'expiration de la sixième année,
de telle sorte qu'un tiers soit désigné tous les deux ans.
Nul ne pourra être sénateur s’il n’a atteint l’âge de trente ans, s’il n’est depuis neuf ans citoyen des
Etats-Unis, et s’il ne réside, au moment de son élection, dans l’Etat pour lequel il est désigné.
Le vice-président des Etats-Unis sera président du Sénat, mais n’aura pas de droit de vote, à moins
d’égal partage des voix.
Le Sénat désignera ses autres agents, ainsi qu’un président pro tempore pour remplacer le vice-
1
Avant la révision constitutionnelle de 1913 (27e amendement à la Constitution), les sénateurs étaient « choisis pour
six ans par la législature de chacun [des Etats] ».
111
président en l’absence de celui-ci ou quand il exercera les fonctions de Président des Etats-Unis.
Le Sénat aura le pouvoir exclusif de juger toutes les mises en accusation (all impeachments). Quand
il siégera à cet effet, ses membres prêteront serment ou feront une déclaration solennelle. Quand
le Président des Etats-Unis est jugé, le président de la Cour suprême (Chief Justice) présidera. Et
nul ne sera déclaré coupable sans l’accord des deux tiers des membres présents.
La sentence dans les affaires d’impeachment ne pourra excéder la destitution et l’incapacité de tenir
et de bénéficier de toute fonction honorifique, de confiance ou rémunérée relevant des Etats-Unis.
Toutefois, la partie déclarée coupable n’en sera pas moins responsable et sujette à accusation,
procès, jugement et punition, conformément à la loi […].
112
lequel jour sera le même dans toute l’étendue des Etats-Unis.
Nul ne sera éligible aux fonctions de Président s’il n’est citoyen de naissance, ou citoyen des Etats-
Unis au moment de l’adoption de la présente Constitution, s’il n’a trente-cinq ans révolus et n’est
résident aux Etats-Unis depuis quatorze ans.
En cas de destitution, de mort, de démission ou d’incapacité du président à s’acquitter des pouvoirs
et devoirs de sa charge, ceux-ci seront dévolus au vice-président. Et le Congrès pourra, par une
loi, pourvoir en cas de destitution, de mort, de démission ou d’incapacité à la fois du Président et
du vice-président en désignant l’agent qui fera alors fonction de Président, lequel agent remplira
ladite fonction jusqu’à cessation de l’incapacité ou élection d’un Président.
Le Président recevra, à échéances fixes, pour ses services, une indemnité qui ne sera ni augmentée
ni diminuée pendant son mandat, et il ne recevra, pendant cette période, aucun autre émolument
des Etats-Unis ou de l’un des Etats.
Avant d’entrer en fonctions, il prêtera le serment ou prononcera la déclaration solennelle qui suit :
‘Je jure (ou déclare) solennellement que je remplirai fidèlement les fonctions de Président des Etats-
Unis et que, dans toute la mesure de mes moyens, je sauvegarderai, protégerai et défendrai la
Constitution des Etats-Unis’.
113
Document n° 5. Résolution de la Chambre des représentants
procédant à la mise en accusation de Donald John Trump, Président
des États-Unis d’Amérique, pour hauts crimes et délits, 10
décembre 2019.
Il est résolu, que Donald J. Trump, Président des États-Unis d’Amérique, est mis en accusation pour
hauts crimes et délits et que les articles suivants soient exposés au Sénat des États-Unis :
[…]
ARTICLE I : ABUS DE POUVOIR
En utilisant les pouvoirs de ses hautes fonctions, le Président Trump a sollicité l’ingérence
d’un gouvernement étranger, l’Ukraine, dans l’élection présidentielle des États-Unis de 2020. Il a
ainsi agi au moyen d’un plan ou d’un comportement qui incluait une demande adressée au
gouvernement de l’Ukraine d’annoncer publiquement la tenue d’une enquête qui favoriserait sa
réélection, porterait atteinte aux perspectives électorales d’un opposant politique, et influencerait
l’élection présidentielle des États-Unis de 2020 d’une manière avantageuse pour lui. Le Président
Trump a également cherché à exercer une pression à l’égard du gouvernement de l’Ukraine pour
que celui-ci exécute cette demande, en soumettant l’adoption d’actes officiels du gouvernement
des États-Unis d’une importance significative pour l’Ukraine à la condition que soit annoncée
publiquement la tenue de l’enquête. Le Président Trump a entrepris la mise en œuvre de ce plan
ou comportement à des fins de corruption, en cherchant à en retirer un bénéfice politique
personnel. En agissant ainsi, le Président Trump a utilisé les pouvoirs que lui confère la présidence
d’une manière qui a compromis la sécurité nationale des États-Unis et a sapé l’intégrité du
processus démocratique des États-Unis. Il a ainsi négligé et porté atteinte aux intérêts de la Nation.
[…]
La Chambre des représentants a entamé une enquête en vue d’une mise en accusation,
centrée sur la demande constitutive de corruption adressée au gouvernement de l’Ukraine de
s’ingérer dans l’élection présidentielle des États-Unis de 2020. Dans le cadre de cette enquête en
114
vue d’une mise en accusation, les commissions chargées des investigations ont, afin d’obtenir des
documents et témoignages considérées comme fondamentaux pour l’enquête, adressé des mandats
et convocations à divers agences et services de la branche exécutive, ainsi qu’à des agents en
fonction ou ayant quitté leur fonction.
En réponse, le Président Trump a, sans cause ni raison légale, ordonné aux agences, services
et agents de la branche exécutive de ne pas obéir à ces mandats et convocations. Le Président
Trump a ainsi fait obstacle aux mandats et convocations légalement édictés de la Chambre des
représentants au moyen des pouvoirs que lui confère la présidence, et il s’est arrogé des fonctions
et un pouvoir de décision relevant de l’exercice du « pouvoir exclusif de mise en accusation »
attribué par la Constitution à la Chambre des représentants. […]
115
• Les régimes parlementaires
Le régime parlementaire est issu de la séparation des pouvoirs. La séparation des pouvoirs
n’est pas, ce qu’on y voit souvent, un principe abstrait, une sorte de légitimité qui s’imposerait aux
constitutions et dont l’interprète ne saurait nier la présence sans retirer toute valeur et presque
toute existence à celles-ci. Sans doute, comme toute doctrine, elle a eu ses fidèles, et, comme tels,
ceux-ci lui accordaient une valeur absolue, dont témoigne la Déclaration des droits en affirmant
qu’à défaut de séparation des pouvoirs il ne saurait y avoir de constitution. En réalité, la séparation
des pouvoirs n’est qu’un régime politique parmi d’autres régimes. C’est en ce sens que l’on peut
dire qu’elle précède historiquement le régime parlementaire.
Ce régime n’est autre que la monarchie limitée, réalisée en Angleterre dès 1688, que
Montesquieu prit pour exemple dans son célèbre chapitre sur la Constitution de l’Angleterre, et
qui, après qu’il en eut fait la théorie et lui eut donné pour fondement idéologique l’idée de la
protection de l’individu contre la tyrannie, devint le régime présidentiel, tel que l’adoptèrent les
constituants américains. Elle se caractérise par l’indépendance respective de l’assemblée et du
monarque. Elle est essentiellement un gouvernement à deux têtes, où les décisions étatiques
doivent résulter de l’accord de deux organes opposés, dont aucun n’a le pouvoir de contraindre
l’autre à se ranger à son avis. Chacun, par son dissentiment, détient le pouvoir d’empêcher l’autre
de statuer, en sorte que s’établisse un régime de constante discussion, où la diversité des points
de vue, garantie par la diversité de organes, conduise à des décisions longuement délibérées et
mûries, empreintes de la modération et de la sagesse des transactions. Sans doute, la machine sera
lente, et risquera de s’immobiliser au point mort d’une opposition irréductible ; mais Montesquieu
se fie à la force des choses pour réaliser à la fin le « concert » des organes et assurer ainsi le
mouvement de l’État. Participation du monarque à la législation, contrôle de l’assemblée sur le
gouvernement, en sorte que partout monarque et assemblée se trouvent affrontés et tenus de se
conjuguer, tels sont les traits caractéristiques de ce régime d’égalité et d’indépendance des pouvoirs,
où Montesquieu crut découvrir les suprêmes garanties du libéralisme. Nous y voyons surtout
l’égalité conquise, première étape victorieuse de l’assemblée dans sa longue lutte pour s’emparer
des prérogatives gouvernementales.
116
l’unité de l’Exécutif et l’indépendance des pouvoirs exclut leur responsabilité politique.
Mais le régime parlementaire va bientôt s’annoncer par l’apparition d’un nouveau pouvoir,
que Benjamin Constant appelle « le pouvoir ministériel » par opposition au « pouvoir royal », et
qui, réalisant une scission au sein de l’Exécutif, vient rompre le dualisme de la monarchie limitée.
Les ministres s’émancipent, se libèrent du monarque et forment un organe de gouvernement
distinct. En même temps ils se groupent en collège, deviennent un conseil, un « cabinet », afin de
retrouver dans leurs délibérations en commun le principe d’unité qu’ils recevaient autrefois de leur
subordination individuelle au chef d’État. Enfin ils conquièrent une zone de compétence propre qui
se trouve retranchée à la compétence du monarque, et qui, par son étendue, fait d’eux l’organe
prépondérant du gouvernement. Alors se trouve réalisé le gouvernement de cabinet.
À lui seul, lorsqu’il n’est pas accompagné de la responsabilité politique des ministres, le
gouvernement de cabinet n’est pas encore le régime parlementaire ; il n’est qu’un acheminement
vers celui-ci. Il eut, d’ailleurs, sa période d’application sous la Restauration et forma alors vraiment
la transition entre la monarchie de 91, limitée de Montesquieu, et la monarchie parlementaire de
juillet. À la même époque, il eut ses théoriciens, dont le premier est Benjamin Constant. Cet auteur
ne connaît et ne revendique d’autre responsabilité pour les ministres qu’une responsabilité pénale
et tout au plus une responsabilité morale. Ni dans son œuvre, ni d’ailleurs dans le droit positif de
la Restauration, n’existe ce qu’on appelle aujourd’hui la responsabilité politique des ministres qui
est la condition du régime parlementaire. Le seul apport vraiment original, et d’ailleurs capital, de
Benjamin Constant est la distinction entre « pouvoir ministériel » et « pouvoir royal ». Il est donc
bien le théoricien du gouvernement de cabinet.
Mais, si la Restauration ne connut pas pleinement le régime parlementaire, elle en prépara
pourtant l’avènement d’une autre façon encore. C’est qu’elle vit se développer chez le monarque,
pour autant du moins qu’on songe à Louis XVIII, un esprit de conciliation, qui, sans aller jusqu’à le
faire renoncer aux prérogatives de l’Exécutif, le porta du moins à n’en faire usage qu’avec une
modération qui bien souvent permit le développement d’un véritable parlementarisme de fait, sinon
de droit. Sans doute, l’Exécutif a conservé toutes ses prérogatives. Il reste indépendant en face des
assemblées. Le régime s’inspire toujours de cet idéal d’opposition et de discussion cher à
Montesquieu ; mais, après l’expérience de la période révolutionnaire, après les crises qui, soit
pendant le règne de Louis XVI, soit sous le Directoire, ont montré le danger des conflits
irréductibles, on comprend enfin l’idée profonde de l’auteur chez qui le conflit des pouvoirs n’est
que le moyen de leur « concert », et pour qui la divergence des opinions doit précéder leur
synthèse. La sagesse du Roi lui fait apercevoir que la Charte lui commande en fait, sinon en droit,
de céder parfois, de ne jamais abuser de ses prérogatives, de pousser lui-même à ces transactions
dont sera faite la vie du régime. Il comprend le danger du veto obstiné de Louis XVI et il recherche
l’accord avec la majorité des Chambres comme une condition du fonctionnement paisible et normal
de la Charte. Il n’est pas – et les ministres non plus – juridiquement tenu de se soumettre ; mais il
préfèrera bien souvent se séparer des cabinets qui n’ont pas su garder la confiance des assemblées,
plutôt que de les maintenir au pouvoir contre le gré de celles-ci. Ainsi se développe une sorte de
parlementarisme octroyé par la sagesse du Roi, mais toujours révocable. Les doctrinaires, en 1816,
n’en ont pas encore pris conscience, dans le célèbre débat où Royer-Collard et de Serre prennent
la parole pour exalter les prérogatives royales ; mais Guizot, le plus jeune et le premier parmi eux,
écrira bientôt que « l’harmonie des pouvoirs » est la condition du fonctionnement de la Charte.
Déjà, d’ailleurs, et avec un incomparable éclat, Chateaubriand avait affirmé l’impérieuse obligation
de fait qui, sous l’empire de la Charte, impose aux ministres de « disposer de la majorité ». Sans
majorité, ni budget, ni législation, ni gouvernement possibles. Si la majorité change de camp, écrit-
il, « le ministre reste et le gouvernement s’en va ». Toute la théorie de la Restauration est dans ces
quelques mots. « Le gouvernement s’en va » avec la confiance de l’assemblée ; c’est bien ce qu’a
compris Louis XVIII, c’est bien ce que les 221 rappelleront à Charles X. « Mais le ministre reste »,
car juridiquement et en droit strict il peut rester : « la majorité, comme dit encore Chateaubriand,
117
ne peut pas physiquement le prendre par le manteau et le mettre dehors ». C’est le signe que le
régime parlementaire n’est pas encore entièrement constitué.
C’est de 1830 que date la responsabilité politique des ministres, et du même coup le régime
parlementaire. Thiers l’a constaté au lendemain même de la Révolution, le véritable résultat de
celle-ci a été d’introduire « le principe de la déférence au vœu de la majorité des Chambres ». Ce
principe, le nouveau roi, Louis-Philippe, « l’a admis et irrévocablement fondé le jour où, dans le
Palais-Bourbon, tête nue, la main levée, entouré de sa famille, des pairs, des députés, des chefs de
l’armée, de tous les Français enfin qu’il n’était possible de faire assister à ce contrat auguste, il a
accepté la couronne aux conditions de la Charte ». « Pour ce principe, ajoute-t-il, il valait la peine
de faire une révolution »1.
Ce principe, nous l’appelons aujourd’hui la responsabilité politique des ministres, et nous
entendons par là l’obligation juridique pour ceux-ci de se démettre s’ils perdent la confiance de
l’assemblée. On ne remarque pas toujours à quel point cette appellation est mal choisie. Elle fait
penser à une sorte de diminutif de la responsabilité pénale ; elle évoque l’idée de faute et de
sanction, comme si la perte du pouvoir était pour le ministre une première et légère peine que
viendra renforcer, si la gravité de l’infraction l’exige, la mise en jeu d’une responsabilité pénale
véritable. Or, rien ne serait plus faux qu’une telle interprétation. Responsabilité pénale et
responsabilité politique se développent, en réalité, malgré la similitude des dénominations, dans des
plans bien distincts. La responsabilité politique a pour but de maintenir l’accord entre la politique
ministérielle et la politique de la majorité de l’assemblée ; elle entre en jeu dès qu’un désaccord se
manifeste, et ce serait évidemment méconnaître profondément la réalité politique que d’apercevoir
une faute en une telle divergence. Le premier devoir d’un gouvernement parlementaire est de
rester fidèle à son programme ; il n’y aurait de faute de sa part qu’à vouloir l’imposer à une majorité
hostile et, s’il se retire devant un vote de défiance, c’est pour se conformer à la règle, non pour
subir une peine ni pour la prévenir.
L’expression étymologiquement désigne, en réalité, une institution du gouvernement de
cabinet, antérieure à la règle que l’arbitraire de la langue politique lui fait aujourd’hui désigner. Les
ministres, maîtres de leurs actes, en ont la responsabilité morale. Ils ont, en outre, l’obligation d’en
répondre devant l’assemblée, c’est-à-dire de s’expliquer sur eux, de répondre aux questions qui
leur sont posées : c’est la responsabilité politique. Mais, si la responsabilité ministérielle ne signifiait
aujourd’hui rien de plus, il serait bien erroné d’y voir l’institution caractéristique du régime
parlementaire. Le mot a changé de sens et désigne, nous l’avons dit, une nouvelle prérogative du
Parlement, le droit pour celui-ci d’obliger à la retraite les ministères qui ont perdu sa confiance.
1
A. THIERS, La Monarchie de 1830, Paris, 1831, p. 46.
118
Document n° 7. De Villiers M., Le Divellec A., « Régime parlementaire »,
dans Dictionnaire du droit constitutionnel, 10e éd., Sirey, 2015, p. 315-318.
1. Origines
2. Agencement statique
Les réalisations contemporaines du régime parlementaire sont multiples. Aussi sa définition peut
varier en fonction des éléments que l'on veut privilégier.
La définition juridique traditionnelle consiste, après le rappel d’un cadre institutionnel pratiquement
immuable (comportant – sauf exception – un chef d’Etat, un gouvernement et un Parlement –
bicaméral ou monocaméral), à montrer que le régime parlementaire est un régime de collaboration
et de dépendance réciproque entre le gouvernement et le Parlement sous l’arbitrage plus ou moins
formel du chef de l’Etat. La collaboration s’exprime dans le fait que les ministres sont généralement
choisis au sein du Parlement et participent au travail parlementaire : dépôt de projets de lois, droit
de parole, droit d’amendement, débats de politique générale, séances de questions orales… La
dépendance réciproque se traduit par des procédures de révocabilité mutuelle : mise en jeu de la
responsabilité du gouvernement par les procédures de la question de confiance et de la motion de
censure, et, le plus souvent (mais pas toujours), droit de dissolution de la chambre élue par
l’exécutif.
Cette définition, juridique et procédurale, du régime parlementaire, qui est fondée sur un certain
type de rapports entre les organes du pouvoir, doit, à l'époque contemporaine, être complétée en
y ajoutant la dimension électorale et le jeu des partis politiques. Le régime parlementaire apparaît
alors comme le régime dans lequel les seules élections législatives pourvoient de manière décisive
119
à la désignation du personnel parlementaire et gouvernemental : dans un premier temps, élection
des députés dont la majorité, dans un second temps, se saisit du gouvernement : la majorité
gouverne. C’était d’ailleurs la définition du régime parlementaire donnée par Boris Mirkine-
Guetzévitch (« Le fait que cette majorité a le droit de choisir 'son' ministère responsable devant
elle »), en quoi il confirmait l'analyse de l'Anglais Walter Bagehot qui parlait du gouvernement de
cabinet comme système dans lequel le Parlement désigne le premier ministre, autrement dit exerce
une fonction élective. Les différences entre les régimes parlementaires tiennent alors à la plus ou
moins grande aptitude du système des partis à dégager une telle majorité.
En fonction de cette aptitude, les procédures juridiques du régime parlementaire n’ont plus la
même signification. Ainsi la responsabilité du gouvernement devant le Parlement n’est qu’une
simple procédure de vérification de l’accord entre le Parlement et le cabinet. Si cet accord existe,
elle ne joue pas, ou alors de façon purement formelle (en Grande-Bretagne, un seul gouvernement,
le gouvernement Callaghan en 1979, a été renversé par la Chambre des Communes depuis 1921).
Et si l’accord n’existe pas, ou n’existe que difficilement, la mise en jeu répétée de la responsabilité
du gouvernement traduit plutôt la crise du régime parlementaire que son bon fonctionnement
(ainsi des IIIe et IVe Républiques qui sont devenues au fil du temps des régimes d’assemblée de fait).
4. De multiples variantes
120
Le pouvoir ministériel, bien qu’émané du pouvoir royal, a cependant une existence réellement
séparée de ce dernier : et la différence est essentielle et fondamentale, entre l’autorité responsable,
et l’autorité investie de l’inviolabilité.
Cette distinction étant de la sorte consacrée par notre constitution même, je crois devoir
l’entourer de quelques développements. Indiquée dans un ouvrage que j’ai publié avant la
promulgation de la charte de 1814, elle a paru claire et utile à des hommes dont l’opinion est à
mes yeux d’un grand poids. C’est en effet, selon moi, la clef de toute organisation politique.
Le pouvoir royal (j’entends celui du chef de l’état, quelque titre qu’il porte), est un pouvoir neutre.
Celui des ministres est un pouvoir actif. Pour expliquer cette différence, définissons les pouvoirs
politiques, tels qu’on les a connus jusqu’ici.
Le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, et le pouvoir judiciaire, sont trois ressorts qui doivent
coopérer, chacun dans sa partie, au mouvement général : mais quand ces ressorts dérangés se
croisent, s’entrechoquent et s’entravent, il faut une force qui les remette à leur place. Cette force
ne peut pas être dans l’un des ressorts, car elle lui servirait à détruire les autres. Il faut qu’elle soit
en dehors, qu’elle soit neutre, en quelque sorte, pour que son action s’applique nécessairement
partout où il est nécessaire qu’elle soit appliquée, et pour qu’elle soit préservatrice, réparatrice,
sans être hostile.
La monarchie constitutionnelle crée ce pouvoir neutre, dans la personne du chef de l’état. L’intérêt
véritable de ce chef n’est aucunement que l’un des pouvoirs renverse l’autre, mais que tous
s’appuient, s’entendent et agissent de concert.
L’efficacité secrète de la Constitution anglaise réside, on peut le dire, dans l’étroite union,
dans la fusion presque complète du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Suivant la théorie
traditionnelle qu’on trouve dans tous les livres, ce qui recommande notre Constitution c’est la
séparation absolue du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ; mais en réalité ce qui en fait le
mérite, c’est précisément la parenté de ces pouvoirs. Le lien qui les unit se nomme le Cabinet. [...]
Cette fusion du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif peut sembler à ceux qui n’y ont pas
suffisamment réfléchi beaucoup trop simple et trop mesquine pour expliquer le mécanisme latent
et l’efficacité secrète de la Constitution britannique ; mais on n’en peut apprécier l’importance
réelle qu’en observant quelques-uns de ses effets principaux et en comparant ce système avec le
grand système rival dont la marche semble, si l’on n’y prend garde, destinée à devancer la sienne
dans le monde. Ce système rival, c’est le système présidentiel. Le trait caractéristique de ce dernier,
c’est que le président y est élu par le peuple d’une certaine manière et la Chambre des
représentants d’une autre façon. C’est l’indépendance mutuelle du pouvoir législatif et du pouvoir
exécutif qui est la qualité distinctive du gouvernement présidentiel, tandis qu’au contraire la fusion
et la combinaison de ces pouvoirs sert de principe au gouvernement de Cabinet.
121
Document n° 10. « Au service de sa Majesté », dans Les institutions
de la Grande-Bretagne, La documentation française, 1994, p. 29.
122
Université Paris 8
Document n° 1a. Loi du 17 février 1871, ayant pour objet de nommer M. Thiers,
Chef du pouvoir exécutif de la République française, dans S. Rials, prés., Textes
constitutionnels français, PUF, coll. « Que sais-je ? », 15e édition, 2001, p. 71 ; 1b.
Loi du 31 août 1871, portant que le chef du pouvoir exécutif prendra le titre de
Président de la République française, ibid., pp. 71-72 ; 1c. Loi du 13 mars 1873,
ayant pour objet de régler les attributions des pouvoirs publics et les
conditions de la responsabilité ministérielle, ibid., pp. 72-73 (extraits) ; 1d. Loi
du 20 novembre 1873, ayant pour objet de confier le pouvoir exécutif pour sept
ans au Maréchal de Mac-Mahon, ibid., p. 73.
Document n° 2a. Loi du 24 février 1875 relative à l’organisation du Sénat
(extraits). ; Document n° 2b. Loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des
pouvoirs publics (extraits) ; Document n° 2c. Loi du 16 juillet 1875 sur les
rapports des pouvoirs publics (extraits).
Document n° 3a. Loi du 21 juin 1879, révisant l’article 9 de la loi
constitutionnelle du 25 février 1875 ; 3b. Loi du 14 août 1884, portant révision
partielle des lois constitutionnelles.
Document n° 4a. Lettre du maréchal de Mac-Mahon à Jules Simon, le 16 mai
1877 ; 4b. Ordre du jour de la Chambre des députés, le 17 mai 1877 ; 4c. Message
de Jules Grévy au Sénat, le 6 février 1879.
Document n° 5. Constitution du 27 octobre 1946 (extraits).
Document n° 6. Révision du 7 décembre 1954 (extraits).
Document n° 7. Godechot, J., prés., Les constitutions de la France depuis 1789,
chapitre XIV, La constitution de la IVe République, Garnier-Flammarion, 1979,
pp. 357-369 (extraits).
123
Document n° 1a. Loi du 17 février 1871, ayant pour objet de
nommer M. Thiers, Chef du pouvoir exécutif de la République
française, dans S. Rials, prés., Textes constitutionnels français, PUF,
coll. « Que sais-je ? », 15e édition, 2001, p. 71 .
124
Document n° 1c. Loi du 13 mars 1873, ayant pour objet de régler les
attributions des pouvoirs publics et les conditions de la
responsabilité ministérielle, ibid., pp. 72-73 (extraits).
« L’Assemblée nationale, – Réservant dans son intégrité le pouvoir constituant qui lui appartient,
mais voulant apporter des améliorations aux attributions des pouvoirs publics, décrète :
Article premier. – La loi du 31 août 1871 est modifiée ainsi qu’il suit : – Le Président de la
République communique avec l’Assemblée par des messages qui, à l’exception de ceux par lesquels
s’ouvrent les sessions, sont lus à la tribune par un ministre. – Néanmoins, il sera entendu par
l’Assemblée dans la discussion des lois, lorsqu’il le jugera nécessaire, et après l’avoir informée de
son intention par un message. – La discussion à l’occasion de laquelle le Président de la République
veut prendre la parole est suspendue après la réception du message, et le Président sera entendu
le lendemain, à moins qu’un vote spécial ne décide qu’il le sera le même jour. La séance est levée
après qu’il a été entendu, et la discussion n’est reprise qu’à une séance ultérieure. La délibération
a lieu hors la présence du Président de la République.
Article 2. – Le Président de la République promulgue les lois déclarées urgentes dans les trois jours,
et les lois non urgentes dans le mois après le vote de l’Assemblée. – Dans le délai de trois jours,
lorsqu’il s’agira d’une loi non soumise à trois lectures, le Président de la République aura le droit
de demander, par un message motivé, une nouvelle délibération. – Pour les lois soumises à la
formalité des trois lectures, le Président de la République aura le droit, après la seconde, de
demander que la mise à l’ordre du jour pour la troisième délibération ne soit fixée qu’après le délai
de deux mois […].
Article 4. – Les interpellations ne peuvent être adressées qu’aux ministres et non au Président de
la République. – Lorsque les interpellations adressées aux ministres ou les pétitions envoyées à
l’Assemblée se rapportent aux affaires extérieures, le Président de la République aura le droit d’être
entendu. – Lorsque ces interpellations ou ces pétitions auront trait à la politique intérieure, les
ministres répondront seuls des actes qui les concernent. Néanmoins, si, par une délibération
spéciale, communiquée à l’Assemblée avant l’ouverture de la discussion par le vice-président du
Conseil des ministres, le Conseil déclare que les questions soulevées se rattachent à la politique
générale du Gouvernement et engagent ainsi la responsabilité du Président de la République, le
Président aura le droit d’être entendu dans les formes déterminées par l’article premier. – Après
avoir entendu le vice-président du Conseil, l’Assemblée fixe le jour de la discussion […] ».
« Article premier. – Le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac- Mahon, duc
de Magenta, à partir de la promulgation de la présente loi ; ce pouvoir continuera à être exercé
avec le titre de Président de la République et dans les conditions actuelles jusqu’aux modifications
qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles.
Article 2. – Dans les trois jours qui suivront la promulgation de la présente loi, une commission de
trente membres sera nommée en séance publique et au scrutin de liste, pour l’examen des lois
constitutionnelles ».
125
Document n° 2a. Loi du 24 février 1875 relative à l’organisation du
Sénat (extraits).
Article premier. – Le Sénat se compose de trois cents membres : – Deux cent vingt-cinq élus par
les départements et les colonies, et soixante-quinze élus par l’Assemblée nationale
[…].
Article 3. – Nul ne peut être sénateur s’il n’est Français, âgé de quarante ans au moins et s’il ne
jouit de ses droits civils et politiques […].
Article 7. – Les sénateurs élus par l’Assemblée sont inamovibles. – En cas de vacance par décès,
démission ou autre cause, il sera, dans les deux mois, pourvu au remplacement par le Sénat lui-
même.
Article 8. – Le Sénat a, concurremment avec la Chambre des députés, l’initiative et la confection
des lois. – Toutefois, les lois de finances doivent être, en premier lieu, présentées à la Chambre
des députés et votées par elle.
Article 9. – Le Sénat peut être constitué en Cour de justice pour juger soit le président de la
République, soit les ministres, et pour connaître des attentats commis contre la sûreté de l’État.
Article 10. – Il sera procédé à l’élection du Sénat un mois avant l’époque fixée par l’Assemblée
nationale pour sa séparation. – Le Sénat entrera en fonction et se constituera le jour même où
l’Assemblée nationale se séparera.
Article 11. – La présente loi ne pourra être promulguée qu’après le vote définitif de la loi sur les
pouvoirs publics.
Article premier. – Le pouvoir législatif s’exerce par deux Assemblées : la Chambre des députés et
le Sénat. – La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel, dans les conditions
déterminées par la loi électorale. – La composition, le mode de nomination et les attributions du
Sénat seront réglés par une loi spéciale.
Article 2. – Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et
par la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est
rééligible.
Article 3. – Le Président de la République a l’initiative des lois, concurremment avec les membres
des deux Chambres. Il promulgue les lois lorsqu’elles ont été votées par les deux chambres ; il en
surveille et en assure l’exécution. – Il a le droit de faire grâce ; les amnisties ne peuvent être
accordées que par une loi. – Il dispose de la force armée. – Il nomme à tous les emplois civils et
militaires. – Il préside aux solennités nationales ; les envoyés et les ambassadeurs des puissances
étrangères sont accrédités auprès de lui. – Chacun des actes du Président de la République doit
être contresigné par un ministre […].
Article 5. – Le président de la République peut, sur l’avis conforme du Sénat, dissoudre la chambre
des députés avant l’expiration légale de son mandat. – En ce cas, les collèges électoraux sont
convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois.
Article 6. – Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la politique
générale du gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels. – Le Président de la
126
République n’est responsable que dans le cas de haute trahison.
Article 7. – En cas de vacance par décès ou pour toute autre cause, les deux Chambres réunies
procèdent immédiatement à l’élection d’un nouveau président. – Dans l’intervalle, le Conseil des
ministres est investi du pouvoir exécutif.
Article 8. – Les Chambres auront le droit, par délibérations séparées prises dans chacune à la
majorité absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du président de la République,
de déclarer qu’il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. – Après que chacune des deux
Chambres aura pris cette résolution, elles se réuniront en Assemblée nationale pour procéder à
la révision. – Les délibérations portant révision des lois constitutionnelles, en tout ou en partie,
devront être prises à la majorité absolue des membres composant l’Assemblée nationale. –
Toutefois, pendant la durée des pouvoirs conférés par la loi du 20 novembre 1873, à M. le Maréchal
de Mac-Mahon, cette révision ne peut avoir lieu que sur la proposition du président de la
République.
Article 9. – Le siège du pouvoir exécutif et des deux chambres est à Versailles.
Document n° 2c. Loi du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs
publics (extraits).
Article premier. – Le Sénat et la Chambre des députés se réunissent chaque année le second mardi
de janvier, à moins d’une convocation antérieure faite par le président de la République. – Les deux
chambres doivent être réunies en session de cinq mois au moins chaque année. La session de l’une
commence et finit en même temps que celle de l’autre. – Le dimanche qui suivra la rentrée, des
prières publiques seront adressées à Dieu dans les églises et dans les temples pour appeler son
secours sur les travaux de l’Assemblée.
Article 2. – Le président de la République prononce la clôture de la session. Il a le droit de
convoquer extraordinairement les Chambres. Il devra les convoquer si la demande en est faite,
dans l’intervalle des sessions, par la majorité absolue des membres composant chaque Chambre. –
Le président peut ajourner les Chambres. Toutefois, l’ajournement ne peut excéder le terme d’un
mois ni avoir lieu plus de deux fois dans la même session.
Article 3. – Un mois au moins avant le terme légal des pouvoirs du président de la République, les
Chambres devront être réunies en Assemblée nationale pour procéder à l’élection du nouveau
président. – A défaut de convocation, cette réunion aurait lieu de plein droit le quinzième jour
avant l’expiration de ces pouvoirs. – En cas de décès ou de démission du président de la République,
les deux Chambres se réunissent immédiatement et de plein droit. – Dans le cas où, par application
de l’article 5 de la loi du 25 février 1875, la Chambre des députés se trouverait dissoute au moment
où la présidence de la République deviendrait vacante, les collèges électoraux seraient aussitôt
convoqués, et le Sénat se réunirait de plein droit.
Article 4. – Toute Assemblée de l’une des deux Chambres qui serait tenue hors du temps de la
session commune et illicite est nulle de plein droit, sauf le cas prévu par l’article précédent et celui
où le Sénat est réuni comme Cour de justice ; et, dans ce dernier cas, il ne peut exercer que des
fonctions judiciaires […].
Article 6. – Le président de la République communique avec les Chambres par des messages qui
sont lus à la tribune par un ministre. – Les ministres ont leur entrée dans les deux Chambres et
doivent être entendus quand ils le demandent. Ils peuvent se faire assister par des commissaires
désignés, pour la discussion d’un projet de loi déterminé, par décret du président de la République.
Article 7. – Le président de la République promulgue les lois dans le mois qui suit la transmission
127
au gouvernement de la loi définitivement adoptée. Il doit promulguer dans les trois jours les lois
dont la promulgation, par un vote exprès de l’une et l’autre Chambre, aura été déclarée urgente.
– Dans le délai fixé pour la promulgation, le président de la République peut, par un message motivé,
demander aux deux Chambres une nouvelle délibération qui ne peut être refusée.
Article 8. – Le président de la République négocie et ratifie les traités. Il en donne connaissance
aux Chambres aussitôt que l’intérêt et la sûreté de l’Etat le permettent. – Les traités de paix, de
commerce, les traités qui engagent les finances de l’Etat, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes
et au droit de propriété des Français à l’étranger, ne sont définitifs qu’après avoir été votés par les
deux Chambres. Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu’en
vertu d’une loi.
Article 9. – Le Président de la République ne peut déclarer la guerre sans l’assentiment préalable
des deux Chambres […].
Article 12. – Le président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des
députés, et ne peut être jugé que par le Sénat. – Les ministres peuvent être mis en accusation par
la Chambre des députés pour crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions. En ce cas, ils sont
jugés par le Sénat. – Le Sénat peut être constitué en Cour de justice par un décret du président de
la République, rendu en Conseil des ministres, pour juger toute personne prévenue d’attentat
contre la sûreté de l’État. – Si l’instruction est commencée par la justice ordinaire, le décret de
convocation du Sénat peut être rendu jusqu’à l’arrêt de renvoi. – Une loi déterminera le mode de
procéder pour l’accusation, l’instruction et le jugement.
Article 13. – Aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut être poursuivi ou recherché
à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions.
Article 14. – Aucun membre de l’une ou de l’autre Chambre ne peut, pendant la durée de la session,
être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu’avec l’autorisation de la
Chambre dont il fait partie, sauf le cas de flagrant délit. – La détention ou la poursuite d’un membre
de l’une ou de l’autre Chambre est suspendue pendant la session, et pour toute sa durée, si la
Chambre le requiert.
128
Article 4. – Le paragraphe 3 de l’article premier de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, sur
les rapports des pouvoirs publics, est abrogé.
Monsieur le Président du Conseil. Je viens de lire dans le Journal officiel le compte rendu de la séance
d’hier. J’ai vu avec surprise que ni vous, ni le Garde des Sceaux n’aviez fait valoir à la tribune toutes
les graves raisons qui auraient pu prévenir l’abrogation d’une loi sur la presse votée, il y a moins
de deux ans, sur la proposition de M. Dufaure et dont tout récemment vous demandiez vous-
même l’application aux tribunaux ; et cependant dans plusieurs délibérations du Conseil et dans
celle d’hier matin même, il avait été décidé que le Président du Conseil et le Garde des Sceaux se
chargeraient de la combattre. Déjà on avait pu s’étonner que la Chambre des députés, dans ses
dernières séances, eût discuté toute une loi municipale, adopté même une disposition dont au
Conseil des Ministres vous avez vous-même reconnu tout le danger, comme la publicité des
délibérations des conseils municipaux, sans que le ministre de l’Intérieur eût pris part à la discussion.
Cette attitude du Chef du cabinet fait demander s’il a conservé sur la Chambre l’influence
nécessaire pour faire prévaloir ses vues. Une explication à cet égard est indispensable, car si je ne
suis pas responsable comme vous envers le parlement, j’ai une responsabilité envers la France, dont
aujourd’hui plus que jamais je dois me préoccuper.
Agréez, monsieur le Président du Conseil, l’assurance de ma plus haute considération » (le
Président de la République, Maréchal de Mac-Mahon).
« La Chambre. Considérant qu’il lui importe dans la crise actuelle et pour remplir le mandat qu’elle
a reçu du pays, de rappeler que la prépondérance du pouvoir parlementaire, s’exerçant par la
responsabilité ministérielle, est la première condition du gouvernement du pays par le pays, que
les lois constitutionnelles ont eu pour but d’établir ; Déclare que la confiance de la majorité ne
saurait être acquise qu’à un cabinet libre de son action et résolu à gouverner suivant les principes
républicains qui peuvent seuls garantir l’ordre et la prospérité au-dedans et la paix en-dehors, Et
passe à l’ordre du jour » […] (le scrutin est ouvert et les votes sont recueillis)
M. le Président, voici le résultat du scrutin. Nombre de votants : 496 ; majorité absolue :
249 ; pour l’adoption : 437 ; contre : 149.
129
la sécurité, de la confiance, le plus ardent des voeux de la France, le plus impérieux de ses besoins.
Dans l’application des lois, qui donne à la politique générale son caractère et sa direction, il se
pénétrera de la pensée qui les a dictées ; il sera libéral, juste pour tous, protecteur de tous les
intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l’État.
Dans sa sollicitude pour les grandes institutions qui sont les colonnes de l’édifice social, il fera une
large part à notre armée, dont l’honneur et les intérêts seront l’objet de ses plus chères
préoccupations.
Tout en tenant un juste compte des droits acquis et des services rendus, aujourd’hui que les deux
grands pouvoirs sont armés du même esprit, qui est celui de la France, il veillera à ce que la
République soit servie par des fonctionnaires qui ne soient ni ses ennemis, ni ses détracteurs.
Il continuera à entretenir et à développer les bons rapports qui existent entre la France et les
puissances étrangères, et à contribuer ainsi à l’affermissement de la paix générale.
C’est par cette politique libérale et vraiment conservatrice, que les grands pouvoirs de la
République, toujours unis, toujours animés du même esprit, marchant toujours avec sagesse, feront
porter ses fruits naturels au gouvernement que la France, instruite par ses malheurs, s’est donné
comme le seul qui puisse assurer son repos, et travailler utilement au développement de sa
prospérité, de sa force et de sa grandeur.
Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir
et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain,
sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il
réaffirme solennellement les droits et les libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la
Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
Il proclame, en outre, comme particulièrement nécessaires à notre temps, les principes politiques,
économiques et sociaux ci-après :
La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme.
Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a le droit d’asile sur les
territoires de la République.
Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son
travail ou dans son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances.
Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat
de son choix. Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent.
Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des
conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises.
Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public
national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.
La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.
Elle garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la
santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de
son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a
le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence.
La Nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent
130
des calamités nationales.
La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle
et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un
devoir de l’État.
La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international.
Elle n’entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n’emploiera jamais ses forces
contre la liberté d’aucun peuple.
Sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à
l’organisation et à la défense de la paix.
La France forme avec les peuples d’outre-mer une Union fondée sur l’égalité des droits et des
devoirs, sans distinction de race ni de religion.
L’Union française est composée de nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent
leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-
être et assurer leur sécurité.
Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à
la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires ;
écartant tout système de colonisation fondé sur l’arbitraire, elle garantit à tous l’égal accès aux
fonctions publiques et l’exercice individuel et collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés
ci-dessus.
131
Article 11. – […].
Lorsque les deux Chambres se réunissent pour l’élection du président de la République, leur bureau
est celui de l’Assemblée nationale […].
Article 13. – L’Assemblée nationale vote seule la loi. Elle ne peut déléguer ce droit.
Article 14. – Le président du Conseil des ministres et les membres du Parlement ont l’initiative des
lois […].
Article 17. – Les députés à l’Assemblée nationale possèdent l’initiative des dépenses.
Article 18. – L’Assemblée nationale règle les comptes de la Nation.
Article 19. – L’amnistie ne peut être accordée que par une loi […].
Article 21. – Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou
jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions […].
Article 24. – Nul ne peut appartenir à la fois à l’Assemblée nationale et au Conseil de la République
[…].
132
adressés à l’Assemblée nationale.
Article 38. - Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par le président
du Conseil des ministres et par un ministre. […]
Article 42. - Le président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison.
Il peut être mis en accusation par l'Assemblée nationale et renvoyé devant la Haute Cour de
justice dans les conditions prévues à l'article 57 ci-dessous. [...]
133
La motion de censure ne peut être adoptée qu'à la majorité absolue des députés à l'Assemblée.
Article 51. – Si, au cours d’une même période de dix-huit mois, deux crises ministérielles
surviennent dans les conditions prévues aux articles 49 et 50, la dissolution de l’Assemblée
nationale pourra être décidée en Conseil des ministres, après avis du président de l’Assemblée. La
dissolution sera prononcée, conformément à cette décision, par décret du président de la
République.
Les dispositions de l’alinéa précédent ne sont applicables qu’à l’expiration des dix-huit premiers
mois de la législature. […]
Article 53. - Les ministres ont accès aux deux Chambres et à leurs commissions. Ils doivent être
entendus quand ils le demandent.
Ils peuvent se faire assister dans les discussions devant les Chambres par des commissaires
désignés par décret. […]
[...]
Titre XI. De la révision de la Constitution
Article 90. – La révision a lieu dans les formes suivantes.
La révision doit être décidée par une résolution adoptée à la majorité absolue des membres
composant l’Assemblée nationale.
La résolution précise l’objet de la révision.
Elle est soumise, dans le délai minimum de trois mois, à une deuxième lecture à laquelle il
doit être procédé dans les mêmes conditions qu’à la première, à moins que le Conseil de la
République, saisi par l’Assemblée nationale, n’ait adopté à la majorité absolue la même résolution.
Après cette seconde lecture, l’Assemblée nationale élabore un projet de loi portant révision de la
Constitution. Ce projet est soumis au Parlement et voté à la majorité et dans les formes prévues
pour la loi ordinaire.
Il est soumis au référendum, sauf s’il a été adopté en seconde lecture par l’Assemblée nationale à
la majorité des deux tiers ou s’il a été voté à la majorité des trois cinquièmes par chacune des deux
Assemblées.
Le projet est promulgué comme loi constitutionnelle par le président de la République dans les
huit jours de son adoption.
Aucune révision constitutionnelle relative à l’existence du Conseil de la République ne pourra être
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réalisée sans l’accord de ce Conseil ou le recours à la procédure de référendum
[…].
Article 14. – Les projets de loi sont déposés sur le bureau de l’Assemblée nationale ou sur le
bureau du Conseil de la République. Toutefois, les projets de loi tendant à autoriser la ratification
des traités prévus à l’article 27, les projets de lois budgétaires ou de finances et les projets
comportant diminution de recettes ou création de dépenses doivent être déposés sur le bureau
de l’Assemblée nationale.
Les propositions de loi formulées par les membres du Parlement sont déposés sur le bureau de la
Chambre dont ils font partie, et transmises après adoption à l’autre Chambre. Les propositions de
loi formulées par les membres du Conseil de la République ne sont pas recevables lorsqu’elles
auraient pour conséquence une diminution des recettes ou une création de dépenses […].
Article 20. – Tout projet ou proposition de loi est examiné successivement dans les deux Chambres
du Parlement en vue de parvenir à l’adoption d’un texte identique.
À moins que le projet ou la proposition n’ait été examiné par lui en première lecture, le Conseil
de la République se prononce au plus tard dans les deux mois qui suivent la transmission du texte
adopté en première lecture par l’Assemblée nationale.
En ce qui concerne les textes budgétaires et la loi de finances, le délai imparti au Conseil de la
République ne doit pas excéder le temps précédemment utilisé par l’Assemblée nationale pour leur
examen et leur vote. En cas de procédure d’urgence déclarée par l’Assemblée nationale, le délai
est le double de celui prévu pour les débats de l’Assemblée nationale par le règlement de celle-ci.
Si le Conseil de la République ne s’est pas prononcé dans les délais prévus aux précédents alinéas,
la loi est en état d’être promulguée dans le texte voté par l’Assemblée nationale.
Si l’accord n’est pas intervenu, l’examen se poursuit devant chacune des deux Chambres. Après
deux lectures par le Conseil de la République, chaque Chambre dispose, à cet effet, du délai utilisé
par l’autre Chambre lors de la lecture précédente, sans que ce délai puisse être inférieur à sept
jours ou à un jour pour les textes visés au troisième alinéa.
A défaut d’accord dans un délai de cent jours à compter de la transmission du texte au Conseil de
la République pour deuxième lecture, ramené à un mois pour les textes budgétaires et la loi de
finances et à quinze jours en cas de procédure applicable aux affaires urgentes, l’Assemblée
nationale peut statuer définitivement en reprenant le dernier texte voté par elle ou en le modifiant
par l’adoption d’un ou plusieurs des amendements proposés à ce texte par le Conseil de la
République.
Si l’Assemblée nationale dépasse ou prolonge les délais d’examen dont elle dispose, le délai prévu
pour l’accord des deux Chambres est augmenté d’autant.
Les délais prévus au présent article sont suspendus pendant les interruptions de session. Ils peuvent
être prolongés par décision de l’Assemblée nationale […].
Article 49. – Le vote sur la question de confiance ne peut intervenir que vingt-quatre heures après
qu’elle a été posée devant l’Assemblée. Il a lieu au scrutin public.
La confiance est refusée au Cabinet à la majorité absolue des députés à l’Assemblée.
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Document n° 7. Godechot, J., prés., Les constitutions de la France
depuis 1789, chapitre XIV, La constitution de la IVe République,
Garnier-Flammarion, 1979, p. 357-369 (extraits).
Le gouvernement de Vichy avait supprimé la Constitution de 1875 parce qu’il la trouvait trop
démocratique. Son projet de constitution était, en effet, nettement en retrait sur les lois de 1875.
Sans aller jusqu’à revenir au régime de ‘l’Empire autoritaire’, encore moins jusqu’à l’absolutisme
monarchique de Charles X, il s’était efforcé de codifier les pratiques constitutionnelles de ‘l’ordre
moral’.
Les organisations de la Résistance, qu’elles fussent implantées à l’intérieur du territoire
métropolitain, ou qu’elles se fussent développées à l’extérieur (Londres, Alger), reprochaient au
contraire à la Constitution de 1875 de n’être pas assez démocratique. Le général de Gaulle avait
proclamé, dès juin 1940, sa volonté de rétablir en France la légalité républicaine, mais non la
Constitution de 1875. Aussi, les organisations de Résistance réfléchirent-elles, dès leur fondation,
aux caractéristiques qu’il conviendrait de donner à la nouvelle Constitution. Ces organisations
étaient, en général, dominées par des hommes ‘de gauche’, et, à partir de 1942, les communistes y
acquièrent de plus en plus d’influence. Tous ces hommes ont, en commun, l’hostilité envers les
classes ‘riches’ où se sont recrutés beaucoup de ‘collaborateurs’, le désir de donner satisfaction
aux revendications anciennes et nouvelles du ‘peuple’ conçu, comme Michelet, de manière assez
vague, l’admiration pour la Convention et le gouvernement révolutionnaire de l’an II, qui dans des
circonstances peut-être aussi graves qu’en 1940, ont su provoquer un sursaut populaire et sauver
la patrie, qui était en danger. De manière plus concrète, au point de vue politique, la Résistance
semble désirer une Assemblée unique, munie de grands pouvoirs […].
Dès 1942, en accord avec les chefs de la Résistance intérieure, le général de Gaulle avait admis que
le peuple français libéré aurait à choisir un régime nouveau, en élisant une Assemblée constituante.
L’ordonnance d’Alger, du 21 avril 1944, précisa que le peuple français déciderait de ses institutions
futures en pleine liberté, et qu’à cet effet, une Assemblée nationale constituante serait convoquée,
dès que des élections libres seraient possibles.
Le général de Gaulle, par contre, inclinait personnellement vers un régime présidentiel, inspiré des
Etats-Unis, et dans lequel le Pouvoir exécutif serait prépondérant. Nommé président du «
gouvernement provisoire de la République française » à Alger le 3 juin 1944, entré à Paris dès la
libération de la capitale, le 25 août suivant, le général de Gaulle va essayer de faire prévaloir ses
conceptions. Mais il est soumis à la pression très forte de certains chefs de la Résistance, et après
la fin de la guerre et le retour des prisonniers, à celle des hommes politiques de la troisième
République, notamment d’Edouard Herriot, rentré en France en mai 1945, et qui plaide pour le
rétablissement de la Constitution de 1875 avec une telle chaleur que de Gaulle en fut, paraît-il,
ébranlé.
Dans une conférence de presse, le 3 juin 1945, le général expliqua qu’il y avait trois solutions
possibles au problème constitutionnel : « Ou bien revenir aux errements d’hier, faire élire
séparément une Chambre et un Sénat, puis les réunir à Versailles en une Assemblée nationale qui
modifierait, ou non, la Constitution de 1875. Ou bien considérer que cette Constitution est morte
et procéder à des élections pour une Assemblée constituante qui ferait ce qu’elle voudrait. Ou
bien, enfin, consulter le pays sur des termes qui serviraient de base à sa consultation et auxquels
ses représentants auraient à se conformer ».
De Gaulle était partisan de la troisième hypothèse, il n’avait, disait-il, aucun doute sur le résultat
du référendum, qui abolirait la Constitution de 1875. Mais il espérait que ce vote permettrait de
restreindre les pouvoirs de la Constituante. « Grâce au référendum, écrit-il dans ses Mémoires de
Guerre, on pourrait d’abord imposer quelque équilibre entre ses pouvoirs et ceux du
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gouvernement, et, ensuite, faire en sorte que la constitution qu’elle aurait élaborée soit soumise à
l’approbation du suffrage universel ».
Le général de Gaulle se heurta à l’opposition des partis socialiste et communiste […]. Les partis
furent, bien entendu, divisés sur les réponses à apporter […]. Le projet de constitution fut soumis,
ainsi qu’il avait été prévu, au référendum, le 5 mai 1946. Seuls les socialistes et les communistes
firent campagne pour le « oui » […]. C’est la première fois, en France, qu’un référendum aboutissait
à un résultat négatif, ce qui prouvait la maturité politique des citoyens […]. Il faut chercher les
raisons profondes du refus dans la répugnance pour le « régime d’Assemblée » qu’on identifiait,
trop facilement peut-être, sinon avec le régime communiste, du moins avec la possibilité donnée
aux communistes de s’emparer facilement du pouvoir. Le résultat du référendum entraînait en tout
cas l’élection d’une deuxième constituante […].
Avant même que les discussions aient commencé, le général de Gaulle prononce, le 16 juin, à
Bayeux, un discours dans lequel il esquisse ce que devrait être, selon lui, la nouvelle constitution
française pour avoir des chances de durer : trois pouvoirs nettement séparés et équilibrés, mais
prépondérance de l’exécutif jouant le rôle d’un arbitrage national qui maintienne la continuité de
l’action politique. En conséquence, pour faire contrepoids à l’Assemblée nationale, il faudrait, d’une
part, que le chef de l’Etat joue un rôle important, d’autre part qu’il y ait une seconde chambre qui
fasse entendre « la voix des grandes activités du pays » […]. La Constituante ne tint guère compte
de ce schéma. Les communistes et les socialistes s’y montrèrent nettement hostiles, les radicaux,
d’ailleurs peu nombreux, firent de graves réserves, ils voyaient en germe, dans le projet, le «
pouvoir personnel ». Le MRP ne peut obtenir de ses associés que quelques concessions. Le projet
de constitution fut voté, par la Commission, après de laborieuses négociations […]. Le 22
septembre, le général de Gaulle faisait connaître, par le discours d’Epinal, à la presse que le projet
lui paraissait inacceptable, parce qu’il ne contenait pas le mot gouvernement et ignorait tout autant
la chose, parce qu’il ne fixait au chef de l’Etat que des attributions pratiquement « inopérantes »,
parce qu’il lui refusait les moyens d’assurer le fonctionnement « régulier » des institutions, de telle
sorte que le pays soit « toujours effectivement gouverné ».
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Université Paris 8
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