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« DÉBUTANT·E·S COMPLETS/ÈTES »
Anne Girard
2011/1 n° 15 | pages 11 à 26
ISSN 1660-7880
ISBN 9786169078104
DOI 10.3917/aco.111.0011
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2011-1-page-11.htm
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La pédagogie ne prépare pas seulement à la vie, elle est vie […]. Il n’y a pas dissocia- 11
tion entre vie et pédagogie, l’acte pédagogique est un acte de vie.
Bernard Dufeu
* Je tiens ici à exprimer ma recon- accompagnateur/trice ; mentor, rien « capté » de la langue cible
naissance aux participant·e·s que etc.) endossés par une personne avant de commencer un cours.
j’ai été amenée à accompagner dans qui accompagne un groupe D’autre part, tout·e locuteur/trice
leur apprentissage du FLE, à mes d’apprenant·e·s, je privilégie le d’une langue (quelle qu’elle soit)
collègues formateurs/trices ainsi terme de « formateur/trice », est au moins capable d’entendre et
qu’aux responsables d’institutions parce qu’il est couramment uti- de produire des sons, bagage pre-
grâce auxquel·le·s l’expérience qui lisé dans le domaine de la forma- mier à ne pas négliger.
est à la base de la réflexion qui suit tion des adultes.
3
a pu avoir lieu. Je remercie parti- J’emprunte la terminologie
2
culièrement Joséphine Stebler, qui Les guillemets s’imposent ici « homoglotte/hétéroglotte » à
m’a accompagnée dans la rédaction pour plusieurs raisons : d’une Porquier et Py (2004).
de cet article. part, l’expérience pratique d’un
4
contexte d’immersion nous Selon les termes de B. Dufeu
1
Bien qu’il ne permette pas de montre qu’il est extrêmement (1996).
rendre compte de la multipli- rare que des apprenant·e·s dit·e·s
5
cité des rôles (animateur/trice ; « débutant·e·s complets/ètes » (ou Voir Gattegno (1972) et URL : www.
enseignant·e ; facilitateur/trice ; « zéro ») n’aient encore strictement uneeducationpourdemain.org
C’est dans ce sens que semble aller le Conseil de l’Europe, qui a publié, suite à la
mise en place et à la diffusion du CECR et après avoir conçu un référentiel pour le
niveau B2 9, un document de référence intitulé Niveau A1.1 pour le français : référentiel
et certification (DILF) pour les premiers acquis en français 10. Cet ouvrage, de par son
titre même, apparaît au premier abord comme une tentative de tenir compte des
14 spécificités du public « débutant complet » en FLE. Seulement, le/la lecteur/trice
apprend rapidement que le référentiel A1.1 est explicitement destiné à structurer
les enseignements dispensés « aux personnes migrantes et aux nouveaux arrivants,
peu ou non scolarisés, peu ou non francophones » (Conseil de l’Europe 2005a : 11, je
souligne). Censé combler le vide laissé par l’échelle du Cadre (qui commence au
niveau A1) en définissant un « niveau » de langue, l’ouvrage cible de toute évidence
une appartenance socio-économique (les « personnes migrantes » « peu ou non
scolarisées ») et affiche, jusque dans son titre, un objectif de certification aux
enjeux clairement annoncés. À la lecture de ce référentiel, conçu en réponse à la
demande de la Direction de la population et des migrations qui dépend en France du
ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, il apparaît qu’il s’agit avant
tout d’accompagner, par le biais d’une certification en langue, des mesures politiques
dites « d’intégration » :
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contexte socioprofessionnel au plus vite 11. Cela étant, lorsque l’on s’interroge sur
les enjeux sous-jacents aux décisions prises par le Conseil de l’Europe à l’égard des
« débutant·e·s complets/ètes », force est de constater que la maîtrise de la langue
étant reconnue officiellement comme critère indispensable à l’« intégration »
sociale et professionnelle, il devient légitime d’en invoquer le déficit pour justi-
fier la « non-intégration », qui passe par la non-entrée en matière des décideurs en
termes d’emploi, de formation, d’assistance, de permis de séjour, etc. Autrement
dit, la certification sert aussi une politique de discrimination, voire d’exclusion.
Se retrouvent en effet potentiellement exclu·e·s ceux/celles qui n’atteignent pas
le niveau de compétence requis selon les critères d’évaluation mis en place et qui
n’obtiennent donc pas les certifications attendues. 15
gnant les pratiques sont incompréhensibles pour un·e apprenant·e débutant·e dans
les premières étapes de son apprentissage de la langue étrangère. Pour s’en convaincre,
prenons pour exemple une activité qui consisterait, lors de la première séance d’un
cours, après que chacun·e a choisi un·e partenaire de langue d’origine différente, à
se demander mutuellement nom et prénom, dans le but de se présenter ensuite au
groupe. Essayons d’imaginer le regard perdu des participant·e·s à l’annonce d’une
consigne du type : « Je vous propose que nous nous présentions… alors… euhhhh…
mettez-vous par deux ! … mais pas avec quelqu’un de la même langue que vous et
après… euhhhh, vous allez demander à votre partenaire comment il ou elle s’appelle. »
un logement. Sans aucune base de français ni de contact préalable sur place, elle
a consacré ses premiers jours en terre vaudoise à se familiariser avec son nouvel
environnement : espace urbain, transports publics, monnaie, nourriture, climat,
pratiques socioculturelles, etc. On le comprendra aisément, sa situation se caracté-
rise par une importante perte de repères, à l’origine d’une inévitable déstabilisation,
renforcée par l’agacement ou l’indifférence de certain·e·s de ses interlocuteurs/
trices francophones. Au terme de cette courte mais néanmoins éprouvante période
d’« acclimatation », Joana se rend dans l’institution où elle s’est inscrite pour son pre-
mier cours de FLE. Se félicitant d’avoir prévu une demi-heure de marge pour trouver
la salle du rendez-vous, elle pénètre dans l’immense auditoire, déjà comble, réservé
18 au premier accueil des 250 étudiant·e·s inscrit·e·s. Lorsque la personne qui introduit
la session prend la parole, en français, pour transmettre les informations d’usage et
former les classes, Joana, comme à d’autres occasions, se voit confrontée à son inca-
pacité de comprendre les mots de la langue étrangère. Pourtant, ayant pu observer
qu’à l’annonce de leur nom, des étudiant·e·s se sont levé·e·s pour rejoindre ce qu’elle
suppose être des formateurs/trices, elle fait de même – le cœur en accélération et
le chaud aux joues – lorsqu’elle croit entendre le sien. Qu’il s’agisse de l’absence de
repères socioculturels et matériels ou de l’incapacité à comprendre les mots de la
langue étrangère, les situations que vit Joana, avant même son premier cours de FLE,
participent à divers degrés de sa « fragilisation ».
À cela s’ajoute une autre dimension de ce que vit un·e adulte « débutant·e complet/
ète » lors de son arrivée dans une communauté étrangère : l’impossibilité de s’expri-
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Cette « fragilité » des apprenant·e·s, pour peu que l’on tienne compte de son
importance au vu de ses conséquences sur l’apprentissage, ajoutée à la contrainte
de ne pas passer par un enseignement explicite (en langue cible comme dans une
autre langue) exige des manières particulières de s’y prendre pour accompagner des
« débutant·e·s complets/ètes » dans l’apprentissage d’une langue étrangère. Sans
autre prétention que de donner à voir une façon possible de guider un tel apprentis-
sage, j’aimerais maintenant décrire, par le biais d’un exemple d’activités visant à
faire connaissance, certains dispositifs, techniques et attitudes de formateur/trice
qui caractérisent ma pratique.
Un exemple d’activités
Comme je l’évoquais en introduction, je m’inspire principalement du Silent
Way développé par C. Gattegno, et de la PDL, conçue par B. Dufeu, approches
pédagogiques auxquelles je me suis formée et qui guident ma pratique depuis de 19
nombreuses années. Ces deux concepteurs, bien que très distincts dans le système
pédagogique et les techniques qu’ils ont développés, ont en commun une concep-
tion de l’apprentissage selon laquelle ce ne sont pas les contenus qui conditionnent
l’apprentissage mais les personnes qui apprennent. L’apprentissage se fait donc sans
manuel ni brochure qui en dicteraient a priori le « menu » et le découpage temporel.
D’autre part, chacun à sa manière ancre l’apprentissage dans une pratique incorporée
de la langue, dans l’action et dans le groupe en tant que cadre privilégié des interac-
tions et de la socialisation des participant·e·s dans la langue cible. Sans entrer dans
les détails de ces deux approches, qui s’opposent autant qu’elles se rapprochent,
j’aimerais ici montrer comment je mets en application certains principes de l’une, de
l’autre ou des deux. Pour cela, je m’appuierai sur la description singulière d’une série
d’exercices qui prennent place dans les premiers moments de l’apprentissage et qui
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Quand « faire connaissance » veut dire « découvrir et suivre les règles du jeu »
Formatrice dans une institution qui dispense des cours intensifs de FLE, au terme
d’un moment d’accueil des étudiant·e·s tel que celui qu’a vécu Joana, je me trouve à
conduire un groupe de quatorze « débutant·e·s complets/ètes » vers la salle de classe
qui nous a été attribuée. Après en avoir franchi le seuil et invité les participant·e·s,
par des gestes, à déposer leurs affaires dans un coin, je leur fais signe de prendre
place sur les chaises disposées en cercle au centre de l’espace (les tables ayant été au
préalable rangées le long des murs). Je m’installe sur une chaise du cercle, dans une
attitude silencieuse et souriante, en prenant le temps de croiser le regard de chaque
personne. J’encourage la détente en prenant de grandes respirations et marquant,
ce faisant, mon attention au stress inhérent à cette première prise de contact. Sans
qu’aucune parole n’ait encore été échangée, les participant·e·s se regardent, m’obser-
vent et prennent connaissance de l’espace qui les accueillera désormais chaque jour.
Ce premier moment, bien qu’il semble sceller une fois pour toutes l’appartenance
commune des participant·e·s à « leur classe », ne suffit cependant pas pour que
cet ensemble d’individus constitue un groupe. En effet, être un certain nombre de
personnes réunies dans un lieu et pour une même raison ne permet pas, en soi, de
constituer une communauté. Or, la phase de constitution d’un groupe d’apprentis-
sage est une étape essentielle. Réussie, elle permet d’assurer une qualité de travail
dans et par le groupe. Que faut-il donc alors pour constituer un groupe ? Il faut d’une
part que tous les membres se (re)connaissent, et d’autre part qu’ils partagent un
certain nombre de repères communs, c’est-à-dire des règles du jeu en groupe. Dans
la situation présente, la difficulté, c’est que, comme nous l’avons vu, les règles des
20 jeux auxquels nous allons jouer ne peuvent être explicitées. Il revient donc au/à la
formateur/trice de trouver des moyens de faire voir et appliquer ces règles. Voici un
exemple de la manière dont je peux m’y prendre. Seulement, avant de poursuivre la
description entamée, je tiens à préciser que les activités évoquées ici ne constituent
pas une liste fermée, et leur agencement en aucun cas un modèle figé. L’exemple qui
suit ne prétend donc pas à la généralisation.
Par un geste, j’invite les participant·e·s à se lever, à pousser les chaises et à former
un cercle au centre de la salle. Prenant place dans le cercle comme membre du groupe
et tenant un petit coussin, j’initie l’activité, en silence, après avoir attiré l’attention
sur moi, par une attitude (regard, posture, sourire, etc.) engageant l’observation
des participant·e·s. Je me tourne alors vers mon voisin de gauche en déplaçant mes
pieds, en engageant mon corps et en portant mon regard dans ses yeux. Je lui lance 14
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tement son prénom – seul moyen alors d’exprimer qui l’on est – et de s’assurer qu’il
est reproduit correctement par les autres, sans être « estropié ». Les participant·e·s
sont ainsi sensibilisé·e·s au fait que tout prénom, dans sa beauté et son originalité,
a le droit à l’existence dans le groupe. Le prénom étant lié à l’identité, chacun·e
pourra faire le lien avec sa propre place dans le groupe et, par-là même, se voir
reconnu·e et valorisé·e. Ce principe de précision, s’il permet à chacun·e d’exister et
de faire exister l’autre dans le groupe malgré son peu de ressources verbales, joue
également un rôle dans la reconnaissance de l’importance à accorder – autre règle
du jeu – à l’articulation précise des sons, à l’intensité et aux modulations de la voix.
Mais ce n’est pas tout, car cette activité toute simple qui consiste à dire son prénom
22 puis le prénom des autres me permet de mettre en place une autre règle essentielle
du jeu que nous commençons à jouer ensemble et que nous pratiquerons pendant
six semaines. Cette règle concerne ma posture et mon rôle de formatrice et peut
être qualifiée, à la suite de Gattegno (1972), de « subordination de [la formation] à
l’apprentissage ».
Une telle posture ne va pas de soi et il faut bien voir qu’elle constitue une prise
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Cela dit, j’aimerais, pour terminer, insister sur le fait qu’une telle manière d’envi-
sager et de vivre la formation/l’apprentissage requiert un positionnement particulier
du/de la formateur/trice. Pour y parvenir, une constante réflexion critique sur les
pratiques que l’on développe est, à mon sens, nécessaire. Cela commence, pour moi,
par la rédaction, au terme de chaque séance, d’un journal de bord où je note tout ce qui
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Références
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gattegno, Caleb (1972), Ces enfants nos maîtres ou la Subordination de l’enseignement à
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