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POUR UNE FORMATION EN FLE ADAPTÉE AUX SPÉCIFICITÉS DES

« DÉBUTANT·E·S COMPLETS/ÈTES »

Anne Girard

BSN Press | « A contrario »

2011/1 n° 15 | pages 11 à 26
ISSN 1660-7880
ISBN 9786169078104
DOI 10.3917/aco.111.0011
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2011-1-page-11.htm
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Articles }

Pour une formation en FLE


adaptée aux spécificités
des « débutant·e·s complets/ètes » *
Anne Girard

La pédagogie ne prépare pas seulement à la vie, elle est vie […]. Il n’y a pas dissocia- 11
tion entre vie et pédagogie, l’acte pédagogique est un acte de vie.
Bernard Dufeu

D ès le début de mes activités de formatrice 1 en français langue étrangère (FLE), il


y a une vingtaine d’années, j’ai travaillé principalement avec un public d’adultes
« débutant·e·s complets/ètes » 2, en contexte homoglotte 3, aussi bien au Centre femmes
(CF) de l’association Appartenances à Lausanne (lieu d’accueil et de formation pour
femmes migrantes en situation de précarité) qu’au Cours de vacances de l’Université de
Lausanne (CDV). Mon parcours, dont je voudrais ici évoquer quelques moments déter-
minants, a été très tôt marqué par la découverte d’une approche dite « non conven-
tionnelle » 4 de l’apprentissage des langues étrangères : le Silent Way, développé par
C. Gattegno 5. J’ai trouvé, dans les formations proposées par ses héritiers/ères et dans
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les occasions d’enseignement qui m’ont été données au CF et au CDV, la possibilité
de m’initier pratiquement à cette pédagogie. Formatrice en FLE débutante, je décou-
vrais une manière d’apprendre par et dans l’action en groupe, où chaque participant·e

* Je tiens ici à exprimer ma recon- accompagnateur/trice ; mentor, rien « capté » de la langue cible
naissance aux participant·e·s que etc.) endossés par une personne avant de commencer un cours.
j’ai été amenée à accompagner dans qui accompagne un groupe D’autre part, tout·e locuteur/trice
leur apprentissage du FLE, à mes d’apprenant·e·s, je privilégie le d’une langue (quelle qu’elle soit)
collègues formateurs/trices ainsi terme de « formateur/trice », est au moins capable d’entendre et
qu’aux responsables d’institutions parce qu’il est couramment uti- de produire des sons, bagage pre-
grâce auxquel·le·s l’expérience qui lisé dans le domaine de la forma- mier à ne pas négliger.
est à la base de la réflexion qui suit tion des adultes.
3
a pu avoir lieu. Je remercie parti- J’emprunte la terminologie
2
culièrement José­phine Stebler, qui Les guillemets s’imposent ici « homoglotte/hétéroglotte » à
m’a accompagnée dans la rédaction pour plusieurs raisons : d’une Porquier et Py (2004).
de cet article. part, l’expérience pratique d’un
4
contexte d’immersion nous Selon les termes de B. Dufeu
1
Bien qu’il ne permette pas de montre qu’il est extrêmement (1996).
rendre compte de la multipli- rare que des apprenant·e·s dit·e·s
5
cité des rôles (animateur/trice ; « débutant·e·s complets/ètes » (ou Voir Gattegno (1972) et URL : www.
enseignant·e ; facilitateur/trice ; « zéro ») n’aient encore strictement uneeducationpourdemain.org

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est considéré·e comme un·e véritable acteur/trice de l’apprentissage et est amené·e à


(inter)agir et expérimenter avec les autres. Cette manière d’enseigner et d’apprendre
qui place l’apprenant·e et la manière de s’y prendre avec lui/elle au centre des préoc-
cupations du/de la formateur/trice – avant les contenus et les moyens d’en évaluer les
acquisitions – me procurait de fortes émotions, rarement rencontrées dans d’autres
situations de formation. Une certitude s’est alors installée en moi : c’est ainsi que je
désirais travailler. Je commençais enfin à trouver des réponses aux malaises qui étaient
les miens face à un enseignement explicite aux contenus fixés par des concepteurs/
trices extérieur·e·s aux réalités des groupes d’apprenant·e·s et souvent éloignés de leurs
désirs d’expression. Je commençais à pouvoir me positionner face à des programmes
12 prévus pour des groupes en contexte hétéroglotte où une bonne part des consignes et
des explications se donnaient en langue source et face au constat que la pratique de la
langue orale d’usage occupait un très faible pourcentage du temps d’apprentissage,
voire était inexistante. Dès mon engagement au CDV, en 1992, j’ai été amenée à accom-
pagner des « débutant·e·s complets/ètes », dans des cours intensifs d’une durée de
trois, puis de six semaines. J’y ai trouvé un contexte favorable à l’expérimentation et,
par la suite, au développement de ma pratique avec ce public. Après quelques années
de travail nourries des apports de la pédagogie de Gattegno, j’ai eu besoin de puiser
à d’autres sources, ce qui m’a conduite « sur les chemins d’une pédagogie de l’être »,
expression tirée du titre de l’ouvrage de référence de Bernard Dufeu (1992), concep-
teur de la Psychodramaturgie linguistique (PDL) 6. Cette approche pédagogique s’appuie
sur des principes qui considèrent la personne en apprentissage comme un individu
unique, dans sa globalité, et aussi en tant que membre d’un groupe. L’apprentissage y
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est en effet appréhendé dans ses dimensions cognitive, affective et relationnelle, pers-
pective qui m’a alors permis de renouveler et d’élargir ma pratique dans les champs
de l’expressivité, de l’émotion et du jeu en interaction, domaines que je n’avais pas su
développer jusque-là. Depuis ce deuxième moment déterminant de mon parcours, ma
pratique repose sur une combinaison de techniques et de principes issus des sources
que je viens d’évoquer, ainsi que d’autres domaines tels que l’expression théâtrale, le
clown de théâtre, le chant, la relaxation, etc., autant d’apports qui accordent toute
leur place au corps vécu et engagé dans l’espace. La troisième étape clé que je voudrais
évoquer correspond à ma formation de formatrice d’adultes (Brevet fédéral de forma-
teur/trice d’adultes). Au cours de ce processus, j’ai pu réfléchir tant à ma posture de
formatrice qu’aux spécificités de l’accompagnement d’adultes en situation d’appren-
tissage. J’en retiens, entre autres choses, le fait que tout·e adulte porte avec lui/elle une
somme d’expériences sur lesquelles il/elle peut s’appuyer, bien que ce vécu – dont sont
6
notamment issues des représentations de l’apprentissage –
Voir URL :
www.psychodramaturgie.de puisse aussi être source de résistances face à certaines pro-

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positions pédagogiques. Enfin, et à l’origine de cette contribution, la récente nécessité


de composer avec le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) (Conseil
de l’Europe 2005b) est l’objet, pour moi, d’un nouveau questionnement. En effet,
forcée d’adapter mes pratiques à ce nouveau contexte, je suis amenée à m’interroger
sur les raisons d’être et les conséquences de la diffusion d’un tel modèle standard. Ses
objectifs prioritaires que sont l’évaluation en fonction de critères prédéfinis et la cer-
tification (potentiellement générateurs d’exclusion, comme le montre Tanja Vicario
dans ce numéro) me paraissent difficilement compatibles avec les buts d’émancipation
et d’« intégration réciproque » 7, qui fondent ma conception de l’accompagnement de
« débutant·e·s complets/ètes » dans l’apprentissage d’une nouvelle langue.
13
Au terme de cet aperçu non exhaustif de mon parcours de formatrice en FLE,
j’aimerais encore brièvement revenir sur la genèse de cette contribution. Débutante
dans la pratique de rédaction d’un article, j’ai beaucoup hésité à donner ici mon
point de vue sur l’apprentissage du FLE par des « débutant·e·s complets/ètes » en
contexte homoglotte et sur l’enseignement qui s’y destine. Seulement, compte tenu
des caractéristiques souvent négligées de ce public et des difficultés pratiques que
cause l’application du CECR en classe de FLE, mes collègues m’ont convaincue qu’il
était opportun, voire nécessaire, de faire entendre ma voix. Aussi, après quelques
constats issus d’une lecture critique des choix qui sous-tendent la politique du
Conseil de l’Europe à l’égard des « débutant·e·s complets/ètes », décrirai-je les spéci-
ficités de ce public qui me paraissent déterminantes dans le contexte d’immersion
où s’inscrivent mes pratiques. J’évoquerai ensuite quelques principes pédagogiques
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auxquels je me réfère, avant de montrer par des exemples pratiques comment je m’y
prends pour accompagner les participant·e·s dans un apprentissage qui soit autant
que possible en accord avec leurs spécificités et leurs besoins concrets et immédiats.

Le référentiel A1.1 : quand « débutant·e·s complets/ètes » rime avec


« migrant·e·s peu scolarisé·e·s »
On l’aura compris, dans ma pratique de formatrice, au CDV comme au CF, j’ai
affaire à la frange la plus débutante des apprenant·e·s en FLE (les personnes anal-
phabètes constituant un groupe à part) que l’on puisse rencontrer parmi les deman-
deurs/euses de cours. Si les dénominations varient (on
parle de « débutant·e·s complets/ètes », mais aussi de 7
Terme que j’emprunte à Jean-
Claude Métraux, pédopsychiatre,
« grand·e·s débutant·e·s » 8 , de « vrai·e·s débutant·e·s », membre fondateur et ancien pré-
etc.), il n’en demeure pas moins que les institutions sident de l’association Apparte-
nances, à Lausanne.
comme les chercheurs/euses, les formateurs/trices et
les apprenant·e·s tendent à (ont, pratiquement, besoin 8
Rosen et Reinhardt (2010 : 6).

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de) reconnaître un « statut » particulier à ce public. Ni « débutant·e·s » tout court ni


« faux/sse·s débutant·e·s », ni « A1 » ni « A0 » (niveau qui n’existe pas sur l’échelle du
CECR), les « débutant·e·s complets/ètes »­ occupent en effet une place à part qui reste
à définir et qui mérite une attention particulière.

C’est dans ce sens que semble aller le Conseil de l’Europe, qui a publié, suite à la
mise en place et à la diffusion du CECR et après avoir conçu un référentiel pour le
niveau B2 9, un document de référence intitulé Niveau A1.1 pour le français : référentiel
et certification (DILF) pour les premiers acquis en français 10. Cet ouvrage, de par son
titre même, apparaît au premier abord comme une tentative de tenir compte des
14 spécificités du public « débutant complet » en FLE. Seulement, le/la lecteur/trice
apprend rapidement que le référentiel A1.1 est explicitement destiné à structurer
les enseignements dispensés « aux personnes migrantes et aux nouveaux arrivants,
peu ou non scolarisés, peu ou non francophones » (Conseil de l’Europe 2005a : 11, je
souligne). Censé combler le vide laissé par l’échelle du Cadre (qui commence au
niveau A1) en définissant un « niveau » de langue, l’ouvrage cible de toute évidence
une appartenance socio-économique (les « personnes migrantes » « peu ou non
scolarisées ») et affiche, jusque dans son titre, un objectif de certification aux
enjeux clairement annoncés. À la lecture de ce référentiel, conçu en réponse à la
demande de la Direction de la population et des migrations qui dépend en France du
ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, il apparaît qu’il s’agit avant
tout d’accompagner, par le biais d’une certification en langue, des mesures politiques
dites « d’intégration » :
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« Le Comité interministériel à l’intégration d’avril 2003 a préconisé la mise en
place d’une politique globale, passant par la mise en œuvre d’un Contrat d’accueil
et d’intégration comportant un volet de formation lin-
9
Conseil de l’Europe (2004). guistique. Cette formation, qui contribue à favoriser
10
Conseil de l’Europe (2005a). l’intégration sociale et professionnelle des personnes,
11
(voir appel page suivante) doit pouvoir être validée par une certification, dès les
Pour les expatrié·e·s non
premiers acquis. » (Conseil de l’Europe 2005a : 15)
européen·ne·s « débutant·e·s
complets/ètes » issu·e·s du monde
de la finance, de l’industrie, de la
Le référentiel A1.1 sert donc à fournir des contenus
recherche, de l’art, du sport ou de
la diplomatie, qui peuvent subve- d’apprentissage évaluables « dès les premiers acquis »,
nir à leurs besoins et/ou consti-
dans le but de l’obtention d’une certification. C’est
tuer un atout pour l’économie du
pays d’accueil, la question de la bien la volonté d’évaluer puis de certifier qui importe
langue comme critère d’« intégra-
en priorité, ceci en vue d’attester de l’« employabilité »
tion » ne se pose, semble-t-il, pas
dans les mêmes termes… des personnes en situation précaire à insérer dans le

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contexte socioprofessionnel au plus vite 11. Cela étant, lorsque l’on s’interroge sur
les enjeux sous-jacents aux décisions prises par le Conseil de l’Europe à l’égard des
« débutant·e·s complets/ètes », force est de constater que la maîtrise de la langue
étant reconnue officiellement comme critère indispensable à l’« intégration »
sociale et professionnelle, il devient légitime d’en invoquer le déficit pour justi-
fier la « non-intégration », qui passe par la non-entrée en matière des décideurs en
termes d’emploi, de formation, d’assistance, de permis de séjour, etc. Autrement
dit, la certification sert aussi une politique de discrimination, voire d’exclusion.
Se retrouvent en effet potentiellement exclu·e·s ceux/celles qui n’atteignent pas
le niveau de compétence requis selon les critères d’évaluation mis en place et qui
n’obtiennent donc pas les certifications attendues. 15

Ces considérations devraient permettre de mieux comprendre pourquoi, dans la


logique « communautariste » dans laquelle s’insère le référentiel A1.1, la préoccupa-
tion première de ses concepteurs porte plutôt sur les contenus d’apprentissage (le
quoi) et les moyens d’en valider les acquisitions que sur les problématiques de forma-
tion spécifiques aux « débutant·e·s complets/ètes » et sur la manière de s’y prendre
(le comment) pour accompagner ceux/celles (le qui) qui forment en réalité un type
d’apprenant·e·s à part entière dont la définition ne saurait être réduite à la situation
socio-économique des individus. En effet, mon expérience pratique me permet d’en-
trevoir un certain nombre de caractéristiques propres aux groupes de « débutant·e·s
complets/ètes » que j’ai rencontrés, caractéristiques qui, quel que soit le statut poli-
tique, social et économique des personnes concernées, doivent être prises en compte
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et exigent une manière particulière de s’y prendre. Ce sont ces caractéristiques que
j’aimerais maintenant examiner, en rappelant que mon propos s’appuie sur mon
expérience d’un contexte d’immersion et n’est donc que partiellement généralisable
aux situations d’apprentissage en milieu hétéroglotte.

Des choix de formation adaptés à un public spécifique


Être formateur/trice en FLE implique de trouver des moyens qui répondent aux
besoins des apprenant·e·s, besoins qui sont à la fois individuels et collectifs. Comme
je l’ai soulevé dans le chapitre précédent, la prise en compte des caractéristiques d’un
groupe d’apprenant·e·s « débutant·e·s complets/ètes » passe, à mon sens, avant la
considération des contenus et des moyens d’en valider les acquisitions. Au fil de mon
expérience de formatrice en FLE, j’ai appris à reconnaître et à tenir compte de deux
caractéristiques essentielles des groupes auxquels j’ai eu affaire : l’impossibilité de
passer par un enseignement explicite, quelle que soit la langue utilisée, et ce que j’ai
appelé la « fragilité » des apprenant·e·s.

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Impossibilité de passer par un enseignement explicite


Un groupe de « débutant·e·s complets/ètes » en contexte homoglotte, hétérogène
en terme de langue d’origine, possède une caractéristique indéniable : il n’a pas néces-
sairement de langue de communication en dehors de la langue d’apprentissage. Par-
tant du principe que l’anglais (supposé abusivement la langue véhiculaire incontour-
nable) est maîtrisé par tou·te·s, certain·e·s imaginent souvent qu’il peut et doit servir
de langue intermédiaire permettant l’explication et le métadiscours. Cependant, la
réalité de mon terrain est tout autre, puisque, dans un groupe, il se trouve toujours
au moins une personne (mais généralement plus) qui ne maîtrise pas du tout, ou mal,
l’anglais, voire qui ne parle que sa langue maternelle. Je ne saurais ignorer une telle
16 situation en plaçant un·e apprenant·e devant la contrainte de devoir comprendre et/
ou parler une langue qui lui est étrangère pour pouvoir apprendre une autre langue
étrangère. On le voit, l’absence de langue commune au groupe m’empêche de passer
par une langue tierce pour former des « débutant·e·s complets/ètes » en FLE. Seule-
ment, ce n’est pas là la seule raison à ce qui est aussi et avant tout un choix pédago-
gique. Car, quand bien même j’aurais affaire à des groupes d’apprenant·e·s partageant
une langue de communication autre que la langue cible et que je maîtriserais moi-
même, la perspective (actionnelle) qui est la mienne me préviendrait de recourir à
cette langue intermédiaire. Le passage par une langue tierce m’apparaît en effet, dans
tous les cas, comme problématique, et ceci pour plusieurs raisons. Parce que José-
phine Stebler, dans le présent numéro, a déjà insisté sur le parasitage que peut causer
la mise en correspondance (traduction) d’éléments ne correspondant pas d’une langue
à l’autre, je me contenterai ici d’évoquer une autre raison importante à mon choix de
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ne pas recourir à une langue intermédiaire : cela ne permet pas aux participant·e·s
d’oser et d’expérimenter ce saut dans l’inconnu, dans une altérité radicale, que consti-
tue l’immersion dans une forme de vie – et donc une langue – étrangère. Or, parce que
je considère les périodes d’apprentissage en classe comme des occasions uniques et
nécessaires d’apprivoiser ses propres réactions face à ce saut dans l’inconnu inévitable
et particulièrement déstabilisant, on comprendra pourquoi la formation en FLE telle
que je la préconise se fait uniquement en langue cible 12.
12
Cette règle s’applique pour les
situations de travail en groupe et Cependant, ce choix, dans le cas des « débutant·e·s
dans l’espace-temps des séances.
complets/ètes », nous place face à ce que certain·e·s consi-
Il arrive pourtant qu’en pré-
sence de situations personnelles déreront comme une difficulté mais que j’envisage plutôt
d’apprenant·e·s méritant éluci-
comme une opportunité : l’impossibilité de passer, même
dation, le passage par une langue
autre que la langue d’apprentis- en langue cible, par un enseignement explicite. En effet,
sage se justifie, mais ceci à l’occa-
toute formulation (orale comme écrite) de consignes, de
sion de moments de rétroaction
individuelle ou en groupe. règles, d’explications et autres métadiscours accompa-

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gnant les pratiques sont incompréhensibles pour un·e apprenant·e débutant·e dans
les premières étapes de son apprentissage de la langue étrangère. Pour s’en convaincre,
prenons pour exemple une activité qui consisterait, lors de la première séance d’un
cours, après que chacun·e a choisi un·e partenaire de langue d’origine différente, à
se demander mutuellement nom et prénom, dans le but de se présenter ensuite au
groupe. Essayons d’imaginer le regard perdu des participant·e·s à l’annonce d’une
consigne du type : « Je vous propose que nous nous présentions… alors… euhhhh…
mettez-vous par deux ! … mais pas avec quelqu’un de la même langue que vous et
après… euhhhh, vous allez demander à votre partenaire comment il ou elle s’appelle. »

Pour ceux/celles qui ne seraient pas convaincu·e·s et qui estiment légitimement 17


que cette consigne fait appel à un langage trop complexe pour des « débutant·e·s
complets/ètes », il est toujours possible d’envisager une version « simplifiée »,
quoique très éloignée de notre langage ordinaire, faite d’une succession de substan-
tifs et de verbes à l’infinitif que je vous laisse le soin d’imaginer…

On le voit, l’enseignement à des « débutant·e·s complets/ètes » en contexte homo-


glotte nous place face à l’impossibilité – pour faire comprendre une consigne ou une
règle (de grammaire ou de fonctionnement du groupe) – de recourir à une langue tierce
commune au groupe, comme à la langue cible. Sans recours possible à l’explication par
les mots – que l’on considère la plupart du temps comme garante de la compréhension
(entendue comme formulation d’un savoir) et donc de l’apprentissage –, la question
qui se pose alors est de savoir comment s’y prendre et où trouver des techniques appro-
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priées. Je montrerai plus bas comment j’ai tenté, au fil de mes expérimentations, de
répondre à cette question, mais avant cela, il me faut évoquer une autre spécificité des
« débutant·e·s complets/ètes », rendue saillante en situa-
13
Le mot « fragilité », dans son
tion homoglotte et en l’absence de langue commune au
usage ordinaire, renvoie à un
sein d’un groupe : la « fragilité » des apprenant·e·s. objet ou une personne dont il
convient de prendre particuliè-
rement soin. Je rappellerai, en
La « fragilité » des apprenant·e·s 13 passant, que cette idée de soin
et d’attention à l’autre (to care, en
Pour bien saisir ce que j’appelle la « fragilité »
anglais) renvoie à ce que l’on a
des apprenant·e·s « débutant·e ·s complets/ètes », un appelé l’« éthique du care » (voir
Laugier 2010), posture de laquelle
exemple devrait être éclairant. Imaginons que Joana,
je me sens proche et qui rejoint,
24 ans, originaire de Tchéquie est arrivée à Lausanne dans le champ de la formation
des adultes, Karolewicz, qui
il y a quelques jours pour y suivre un cours intensif
insiste aussi sur l’importance,
de FLE de six semaines, dans l’intention de s’inscrire à pour le/la formateur/trice, d’être
sensibilisé·e à ce qu’il appelle
l’Université de Lausanne (UNIL). Au bénéfice d’un visa
« la relation d’aide » (Karolewicz
de tourisme, elle habite à l’hôtel en attendant de trouver 2000 : chap. 4).

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un logement. Sans aucune base de français ni de contact préalable sur place, elle
a consacré ses premiers jours en terre vaudoise à se familiariser avec son nouvel
environnement : espace urbain, transports publics, monnaie, nourriture, climat,
pratiques socioculturelles, etc. On le comprendra aisément, sa situation se caracté-
rise par une importante perte de repères, à l’origine d’une inévitable déstabilisation,
renforcée par l’agacement ou l’indifférence de certain·e·s de ses interlocuteurs/
trices francophones. Au terme de cette courte mais néanmoins éprouvante période
d’« acclimatation », Joana se rend dans l’institution où elle s’est inscrite pour son pre-
mier cours de FLE. Se félicitant d’avoir prévu une demi-heure de marge pour trouver
la salle du rendez-vous, elle pénètre dans l’immense auditoire, déjà comble, réservé
18 au premier accueil des 250 étudiant·e·s inscrit·e·s. Lorsque la personne qui introduit
la session prend la parole, en français, pour transmettre les informations d’usage et
former les classes, Joana, comme à d’autres occasions, se voit confrontée à son inca-
pacité de comprendre les mots de la langue étrangère. Pourtant, ayant pu observer
qu’à l’annonce de leur nom, des étudiant·e·s se sont levé·e·s pour rejoindre ce qu’elle
suppose être des formateurs/trices, elle fait de même – le cœur en accélération et
le chaud aux joues – lorsqu’elle croit entendre le sien. Qu’il s’agisse de l’absence de
repères socioculturels et matériels ou de l’incapacité à comprendre les mots de la
langue étrangère, les situations que vit Joana, avant même son premier cours de FLE,
participent à divers degrés de sa « fragilisation ».

À cela s’ajoute une autre dimension de ce que vit un·e adulte « débutant·e complet/
ète » lors de son arrivée dans une communauté étrangère : l’impossibilité de s’expri-
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mer par des mots. En effet, l’adulte qui se trouve confronté·e à une langue totale-
ment étrangère peut ressentir une frustration car – à la différence d’un·e enfant qui
apprend sa langue maternelle – il/elle porte avec lui/elle tout ce qui constitue son
identité, mais qu’il/elle n’a alors plus les moyens d’exprimer verbalement. Pour s’en
convaincre, il suffit de se souvenir des soupirs, expressions de désarroi, détourne-
ments du regard qui expriment l’expérience vécue par une personne cherchant à dire
quelque chose en langue étrangère sans y parvenir. La perte de compétences verbales
qu’un·e adulte estime la plupart du temps être l’unique moyen de se maintenir en
position de personne respectable, à l’identité clairement définie, la perte d’autono-
mie et de confiance en soi qui en découle, engendrent une fragilité parfois difficile-
ment vécue au point de constituer un frein à l’apprentissage.

Cette « fragilité » des apprenant·e·s, pour peu que l’on tienne compte de son
importance au vu de ses conséquences sur l’apprentissage, ajoutée à la contrainte
de ne pas passer par un enseignement explicite (en langue cible comme dans une

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autre langue) exige des manières particulières de s’y prendre pour accompagner des
« débutant·e·s complets/ètes » dans l’apprentissage d’une langue étrangère. Sans
autre prétention que de donner à voir une façon possible de guider un tel apprentis-
sage, j’aimerais maintenant décrire, par le biais d’un exemple d’activités visant à
faire connaissance, certains dispositifs, techniques et attitudes de formateur/trice
qui caractérisent ma pratique.

Un exemple d’activités
Comme je l’évoquais en introduction, je m’inspire principalement du Silent
Way développé par C. Gattegno, et de la PDL, conçue par B. Dufeu, approches
pédagogiques auxquelles je me suis formée et qui guident ma pratique depuis de 19
nombreuses années. Ces deux concepteurs, bien que très distincts dans le système
pédagogique et les techniques qu’ils ont développés, ont en commun une concep-
tion de l’apprentissage selon laquelle ce ne sont pas les contenus qui conditionnent
l’apprentissage mais les personnes qui apprennent. L’apprentissage se fait donc sans
manuel ni brochure qui en dicteraient a priori le « menu » et le découpage temporel.
D’autre part, chacun à sa manière ancre l’apprentissage dans une pratique incorporée
de la langue, dans l’action et dans le groupe en tant que cadre privilégié des interac-
tions et de la socialisation des participant·e·s dans la langue cible. Sans entrer dans
les détails de ces deux approches, qui s’opposent autant qu’elles se rapprochent,
j’aimerais ici montrer comment je mets en application certains principes de l’une, de
l’autre ou des deux. Pour cela, je m’appuierai sur la description singulière d’une série
d’exercices qui prennent place dans les premiers moments de l’apprentissage et qui
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participent de l’objectif de faire connaissance.

Quand « faire connaissance » veut dire « découvrir et suivre les règles du jeu »
Formatrice dans une institution qui dispense des cours intensifs de FLE, au terme
d’un moment d’accueil des étudiant·e·s tel que celui qu’a vécu Joana, je me trouve à
conduire un groupe de quatorze « débutant·e·s complets/ètes » vers la salle de classe
qui nous a été attribuée. Après en avoir franchi le seuil et invité les participant·e·s,
par des gestes, à déposer leurs affaires dans un coin, je leur fais signe de prendre
place sur les chaises disposées en cercle au centre de l’espace (les tables ayant été au
préalable rangées le long des murs). Je m’installe sur une chaise du cercle, dans une
attitude silencieuse et souriante, en prenant le temps de croiser le regard de chaque
personne. J’encourage la détente en prenant de grandes respirations et marquant,
ce faisant, mon attention au stress inhérent à cette première prise de contact. Sans
qu’aucune parole n’ait encore été échangée, les participant·e·s se regardent, m’obser-
vent et prennent connaissance de l’espace qui les accueillera désormais chaque jour.

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Ce premier moment, bien qu’il semble sceller une fois pour toutes l’appartenance
commune des participant·e·s à « leur classe », ne suffit cependant pas pour que
cet ensemble d’individus constitue un groupe. En effet, être un certain nombre de
personnes réunies dans un lieu et pour une même raison ne permet pas, en soi, de
constituer une communauté. Or, la phase de constitution d’un groupe d’apprentis-
sage est une étape essentielle. Réussie, elle permet d’assurer une qualité de travail
dans et par le groupe. Que faut-il donc alors pour constituer un groupe ? Il faut d’une
part que tous les membres se (re)connaissent, et d’autre part qu’ils partagent un
certain nombre de repères communs, c’est-à-dire des règles du jeu en groupe. Dans
la situation présente, la difficulté, c’est que, comme nous l’avons vu, les règles des
20 jeux auxquels nous allons jouer ne peuvent être explicitées. Il revient donc au/à la
formateur/trice de trouver des moyens de faire voir et appliquer ces règles. Voici un
exemple de la manière dont je peux m’y prendre. Seulement, avant de poursuivre la
description entamée, je tiens à préciser que les activités évoquées ici ne constituent
pas une liste fermée, et leur agencement en aucun cas un modèle figé. L’exemple qui
suit ne prétend donc pas à la généralisation.

Par un geste, j’invite les participant·e·s à se lever, à pousser les chaises et à former
un cercle au centre de la salle. Prenant place dans le cercle comme membre du groupe
et tenant un petit coussin, j’initie l’activité, en silence, après avoir attiré l’attention
sur moi, par une attitude (regard, posture, sourire, etc.) engageant l’observation
des participant·e·s. Je me tourne alors vers mon voisin de gauche en déplaçant mes
pieds, en engageant mon corps et en portant mon regard dans ses yeux. Je lui lance 14
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le coussin en prononçant mon propre prénom et je l’invite, par un geste, à faire de
même avec sa voisine de gauche, et ainsi de suite. Après que deux personnes ont pu
ainsi dire leur prénom à leur voisin·e de gauche, et cela sans difficulté, c’est le tour
d’une participante qui, elle, dit son prénom de manière quasi inaudible. Comme
certain·e·s manifestent qu’ils/elles n’ont pas entendu, je l’encourage, là encore par
un geste accompagné d’une mimique, à recommencer plus fort. Comme elle n’y
parvient toujours pas, je lui montre, en disant volontairement trop doucement mon
prénom, qu’elle n’a pas parlé assez fort, l’explication (impossible ici) étant remplacée
par l’expérience vécue de ce qu’elle a fait vivre aux autres. Lorsqu’elle parvient à dire
14
Francesca (son prénom) suffisamment fort, nous conti-
Selon l’intention que je sou-
haite mettre en évidence dans nuons l’activité et je demande, toujours par un geste, à
cette activité, je peux, en fai-
certain·e·s, de répéter leur prénom autant de fois que
sant modifier l’espace entre les
personnes, varier l’intensité nécessaire, soit que la portée de la voix fasse à nouveau
du geste, en donnant de main à
défaut, soit que la prononciation manque de clarté.
main, en offrant délicatement
l’objet, etc. Quand nous avons effectué dans les deux sens le nombre

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de tours de cercle nécessaire à la réussite de la tâche par chacun·e et que je tiens à


nouveau le coussin entre mes mains, je modifie l’activité en disant non plus mon
prénom, mais le prénom de mon voisin de gauche (Vladimir) lorsque je lui lance le
coussin. Quand je lui fais signe de continuer, il apparaît que la nouvelle consigne n’a
pas été comprise, puisqu’il dit alors son propre prénom au lieu de dire celui de sa voi-
sine de gauche, suivant ainsi la règle de l’exercice précédent. En silence, je récupère le
coussin et montre une nouvelle fois la règle. Certain·e·s manifestent alors qu’ils/elles
ont compris ce qu’il faut faire et Vladimir dit correctement le prénom de sa voisine
de gauche, Constanza, en lui lançant le coussin. À son tour, Constanza tente de dire
le prénom de sa voisine de gauche, mais un nouveau problème apparaît : elle ne sait
absolument pas comment celle-ci s’appelle, bien qu’elle ait dit son prénom (Janet) 21
dans l’exercice précédent. Une écoute attentive de l’autre, non parasitée par le stress
lié à sa propre prise de parole, aurait dû permettre de le retenir. Janet chuchote alors
son prénom pour aider Constanza. Comme ce problème – qui n’a rien de surprenant
et que le changement de consigne visait en réalité à faire émerger – se répète au fil de
l’activité, j’interromps l’exercice et nous refaisons un tour de cercle où chacun·e dit
son prénom. Cela fait – et l’attention portée aux autres devenant du coup ostensible-
ment plus marquée –, nous reprenons l’exercice qui consiste à dire le prénom de son/
sa voisin·e. À plusieurs reprises, je fais signe à l’un·e ou l’autre des participant·e·s que
quelque chose « cloche » dans la manière dont il/elle a prononcé un prénom, véri-
fiant, si besoin est, la bonne prononciation auprès de son/sa propriétaire.

À ce stade de la description, j’aimerais m’arrêter sur certains principes qui sous-


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tendent cette activité et l’importance d’un certain nombre de choix que j’ai faits.
Tout d’abord, mon attitude silencieuse – principe pédagogique que j’hérite du Silent
Way –, aussi incongrue qu’elle puisse paraître à certain·e·s participant·e·s, leur per-
met d’emblée de découvrir pratiquement une première règle du jeu : l’écoute et l’ob-
servation attentives de l’autre, rendues nécessaires par le fait que la consigne n’est
pas dite mais montrée dans l’action et parce que c’est une condition de possibilité
du second exercice (si l’on n’écoute pas l’autre lorsqu’il/elle dit son prénom, on ne
peut le répéter). C’est parfois un premier choc pour les participant·e·s, une déstabi-
lisation légitime qu’il convient d’accueillir comme telle. Mon silence implique éga-
lement la découverte d’une autre règle très importante : l’entraide. En effet, puisque
je me contente de signaler un « problème » et que je ne fournis la « solution » qu’en
dernier recours, les participant·e·s sont naturellement amené·e·s à la chercher par
eux/elles-mêmes et à la proposer aux autres. Un autre choc, qui correspond à une
autre règle du jeu, réside dans l’exigence de précision qui est appliquée dans cette
activité. Par mes demandes de répétition, j’insiste sur l’importance de dire distinc-

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tement son prénom – seul moyen alors d’exprimer qui l’on est – et de s’assurer qu’il
est reproduit correctement par les autres, sans être « estropié ». Les participant·e·s
sont ainsi sensibilisé·e·s au fait que tout prénom, dans sa beauté et son originalité,
a le droit à l’existence dans le groupe. Le prénom étant lié à l’identité, chacun·e
pourra faire le lien avec sa propre place dans le groupe et, par-là même, se voir
reconnu·e et valorisé·e. Ce principe de précision, s’il permet à chacun·e d’exister et
de faire exister l’autre dans le groupe malgré son peu de ressources verbales, joue
également un rôle dans la reconnaissance de l’importance à accorder – autre règle
du jeu – à l’articulation précise des sons, à l’intensité et aux modulations de la voix.
Mais ce n’est pas tout, car cette activité toute simple qui consiste à dire son prénom
22 puis le prénom des autres me permet de mettre en place une autre règle essentielle
du jeu que nous commençons à jouer ensemble et que nous pratiquerons pendant
six semaines. Cette règle concerne ma posture et mon rôle de formatrice et peut
être qualifiée, à la suite de Gattegno (1972), de « subordination de [la formation] à
l’apprentissage ».

La « subordination de [la formation] à l’apprentissage » : une attitude de formateur/trice


Afin de voir en quoi consiste cette posture particulière de formatrice, j’aimerais
évoquer le type d’activités qui font suite à celles que je viens de décrire, participant
toujours de l’objectif de faire connaissance. Après que nous avons effectué autant
de tours de cercle que nécessaire, dans un sens et dans l’autre, en disant le prénom
de son/sa voisin·e, je récupère le coussin et le lance à travers le cercle à une personne
qui ne se trouve pas à côté de moi, ceci en disant son prénom. Cette personne fait
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de même en lançant à son tour l’objet à un·e participant·e dont il/elle dit le prénom,
et ainsi de suite. Cela fait, j’invite les participant·e·s à marcher, sur mon exemple,
dans l’espace de la salle (sans tourner en rond car cela ne permet pas les rencontres
en face-à-face et donne rapidement le tournis). Soudain, je m’arrête face à Joana,
à qui je fais signe de s’arrêter aussi et attends, en silence, l’attention de tout le
monde. Insistant sur mon attitude corporelle et la direction de mon regard (droit
dans les yeux de Joana), je montre clairement l’importance d’adopter une posture
d’équilibre, les pieds parallèles, bien ancrés dans le sol. Je serre ensuite la main de
Joana, dis mon prénom, puis l’invite à en faire autant. La consigne ainsi donnée
par l’exemple, j’invite les participant·e·s à reprendre la marche et à effectuer cet
exercice de présentation, en s’arrêtant au gré des rencontres face à une personne
puis à une autre, etc. Je participe au même titre que les autres participant·e·s et
cherche, lors des rencontres que je fais, à faire appliquer – toujours par la seule
démonstration – le principe de précision (relative à la posture, au regard, à la portée
de la voix, à la prononciation des prénoms) évoqué ci-dessus. Durant cet exercice,

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je m’aperçois que certain·e·s ajoutent un Bonjour ! à l’énonciation de leur prénom.


Je fais alors un signe pour que tout le monde s’arrête et demande à Vladimir, qui a
prononcé correctement ce mot, de rejouer une rencontre avec une autre personne,
pour tout le monde, en disant Bonjour ! puis son prénom. Cela fait, nous intégrons
ce nouveau vocable – nouvelle règle née du besoin bien naturel de se saluer – à
l’exercice et continuons. Lorsque tout le monde s’est rencontré au moins une fois,
je fais signe aux participant·e·s, dans le calme, de reformer le cercle, au centre de la
salle. Après avoir attiré l’attention sur moi, je pose une main sur mon thorax et dis :
« J’m’appelle Anne ». Je répète deux fois cela et invite mon voisin de droite, Bao, à
poursuivre sur ce modèle. Comme il manifeste son incapacité à répéter la phrase, je
ne lui donne pas la solution, mais cherche du regard une personne qui se sentirait 23
capable de poursuivre. Un participant hispanophone, qui s’appuie visiblement sur
des acquis antérieurs à ce premier cours, dit alors « [jemap lsantjago] ». Je l’encourage
dans sa tentative, mais, insistant une nouvelle fois sur la règle de précision, je fais
un geste de la main et une mimique qui signalent le caractère approximatif de sa
production et l’invite à répéter une seconde fois la phrase. Comme il la répète de
façon quasi identique à la première fois, je répète « J’m’appelle Anne ». Parce qu’il
ne parvient toujours pas à suivre au plus près le modèle, j’utilise une technique
que je dois à la PDL – appelée le « double » – qui consiste à me placer derrière lui
et à lui « souffler » près de l’oreille la phrase en question, qu’il tente de prononcer
immédiatement comme il l’aura entendue. Si sa prononciation se rapproche alors
un peu plus du modèle, elle reste problématique en ce qui concerne l’accentuation
et l’élision propres à la langue orale, alors je l’encourage – en le faisant moi-même
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– à taper dans ses mains pour marquer la syllabation et l’accent tonique (tapé plus
fort). Lorsqu’il est parvenu à prononcer la phrase correctement, je regagne ma place
dans le cercle et invite Bao à continuer l’exercice. Ayant suivi avec attention le tra-
vail effectué avec Santiago, il parvient du premier coup à prononcer la phrase « à la
francophone ». C’est ensuite au tour de Mei, qui, elle, ne parvient pas à reproduire
« J’m’appelle Mei » selon le modèle. J’invite alors, par des regards et un geste de la
main, les autres participant·e·s à l’aider en proposant ce qui leur semble être une
prononciation correcte. Quelqu’un propose un modèle correct (par rapport à la pro-
nonciation française) et je lui fais signe de venir se placer à son tour en « double »
derrière Mei. Cette dernière parvient ainsi à produire la phrase « J’m’appelle Mei »
de façon correcte, réussite de la tâche que je signale en invitant la personne suivante
sur le cercle à poursuivre l’activité. L’exercice continue ainsi jusqu’à ce que tout le
monde soit passé, certain·e·s participant·e·s – qui ont rapidement compris le sens
de la règle d’entraide – s’autorisant à fournir eux/elles-mêmes le modèle lorsque
quelqu’un rencontre une difficulté.

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Si les activités visant à faire connaissance se poursuivent bien au-delà de ce que


je viens de montrer, il me faut pourtant, faute de place, en arrêter ici la description.
J’ajouterai seulement que si les pratiques et dispositifs esquissés ci-dessus sont
régulièrement convoqués dans toutes les séances qui suivent ces premiers moments,
d’autres techniques et supports sont également mobilisés au fil de l’apprentissage.
La description qui précède, focalisée sur un moment particulier, se veut donc non
exhaustive. Cela dit, j’aimerais maintenant revenir sur l’exemple que je viens de
donner et qui doit nous faire voir comment une règle essentielle de la vie du groupe
en apprentissage telle que je la conçois est mise en place. Cette règle, c’est qu’en tant
que formatrice, je tends rapidement à ne plus occuper le centre de la scène : d’initia-
24 trice et de modèle, je passe à un rôle de facilitatrice et de guide, en accueillant autant
que possible les propositions des participant·e·s et en les conviant, dès qu’ils/elles
en ont acquis les compétences, à jouer les rôles de modèle, d’aide et/ou d’initiateur/
trice. Dès lors, il apparaît immédiatement et pratiquement que mon rôle ne consiste
pas à transmettre un savoir d’experte à des non-expert·e·s, mais à accompagner
les participant·e·s, dans l’action, en fonction non seulement de leurs difficultés et
besoins mais aussi de leurs ressources. Garante du cadre, du bon déroulement du jeu
et, en dernier recours, de la qualité de ce qui est produit, mon rôle consiste aussi et
surtout à laisser aux participant·e·s un espace accueillant les initiatives où ils/elles
peuvent expérimenter et développer leur capacité à oser et à se faire confiance dans
la langue étrangère, bref, à apprivoiser l’inconnu.

Une telle posture ne va pas de soi et il faut bien voir qu’elle constitue une prise
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de risque pour le/la formateur/trice lui/elle-même. Il/elle est en effet également en
situation de découverte face à l’inconnu qu’amènent et que sont les participant·e·s.
Pour pouvoir saisir leurs différents besoins et accueillir leurs propositions dans le
cadre et les objectifs qu’il/elle s’est fixés, il/elle doit apprendre à observer, développer
une sensibilité, un sens de l’écoute, une présence attentive aux personnes qu’il/elle
conduit dans le processus d’apprentissage 15. Cela, une posture d’extériorité par rap-
port à ce que les participant·e·s sont en train de faire ne le permet pas. Pour appro-
15
cher cette qualité de présence et de compréhension, le/la
Au fil du temps, j’ai d’ailleurs
appris à renforcer mon ancrage formateur/trice ne peut, à l’instar des participant·e·s, que
dans l’ici et maintenant par le
se faire acteur/trice du jeu. Que signifie cela si ce n’est
même type de pratiques que
je propose aux participant·e·s. accepter et apprécier de retrouver « l’esprit du jeu » que
Avant une séance, il m’arrive
nous perdons bien souvent en devenant adultes : la capa-
donc souvent de me recentrer
(dans mon corps) en faisant cité à se placer au cœur de l’action, à engager son corps et
quelques exercices de respiration,
son esprit dans l’espace-temps de l’expérience commune,
de relaxation, des étirements et/
ou en échauffant ma voix. vécue ici et maintenant.

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De la pratique à une nécessaire réflexion critique


Au terme de cette plongée dans les détails d’une pratique particulière, possible, de for-
mation d’adultes « débutant·e·s complets/ètes » en FLE, j’espère avoir montré que la tâche
de formatrice telle que je la conçois ne consiste pas tant à me préoccuper des contenus à
transmettre que de développer des activités invitant les participant·e·s à engager l’entier
de leur personne dans une nouvelle forme d’expression d’eux/elles-mêmes (inhérente à
l’apprentissage de la langue étrangère) – forme d’expression qui vient s’inscrire dans leur
corps (par la gestuelle, la mimique, la voix, les émotions, etc.) – et à éprouver les sensa-
tions liées à cette découverte. Mon rôle, dès lors, est de les guider dans l’apprivoisement
de cet inconnu, parfois déstabilisant, de les reconnaître dans leur légitime fragilité, de les
soutenir avec bienveillance et de contribuer à créer un esprit de groupe destiné à favoriser 25
l’entraide et l’autonomie dans l’apprentissage. À travers certaines activités, en portant une
attention soutenue aux personnes en action, je peux aller à la rencontre de leurs besoins
concrets et immédiats. Ainsi, les contenus d’apprentissage émergent au quotidien de la
pratique, et c’est séance après séance que se précise le contenu du cours. Inutile donc de
prévoir ni de préparer longtemps à l’avance des contenus qui pourraient dans la majorité
des cas se trouver en inadéquation avec ce qui constitue le cheminement du groupe.

Cela dit, j’aimerais, pour terminer, insister sur le fait qu’une telle manière d’envi-
sager et de vivre la formation/l’apprentissage requiert un positionnement particulier
du/de la formateur/trice. Pour y parvenir, une constante réflexion critique sur les
pratiques que l’on développe est, à mon sens, nécessaire. Cela commence, pour moi,
par la rédaction, au terme de chaque séance, d’un journal de bord où je note tout ce qui
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m’apparaît important non seulement en termes de contenus, mais aussi et surtout des
impressions, des émotions et des événements remarquables de la vie du groupe. Mais
ce n’est pas tout, car outre cet exercice individuel d’un regard distancié sur ce qui se
passe en classe, je crois que la réflexion critique à l’égard des pratiques est aussi une
affaire collective, une affaire de partage d’expériences et de points de vue. Au CDV, ce
partage a notamment pris la forme d’un accompagnement de formateurs/trices qu’il
m’a été demandé de mener à plusieurs occasions ces dernières années. Lieu d’échange,
d’allers-retours permanents entre pratique et réflexion théorique – dont ce numéro est
une illustration –, le CDV nous rappelle ainsi, me semble-t-il, le rôle que peut et doit
jouer l’Université : soumettre les décisions et politiques qui influencent concrètement
nos vies à une réflexion critique collective. Dans le cas qui m’intéresse, cela consiste, je
crois, à ne pas accepter sans les interroger les propositions du Conseil de l’Europe, qui
envisage l’apprentissage des langues en se tenant éloigné de considérations pratiques
et pédagogiques, selon des critères politico-économiques participant d’une vision
technocratique de nos vies dans le langage.  a

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