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LES FONCTIONNEMENTS PSYCHOTIQUES : UNE PSYCHOPATHOLOGIE

PSYCHANALYTIQUE

Vassilis Kapsambelis

Érès | « Psychologie clinique et projective »

2007/1 n° 13 | pages 9 à 33
ISSN 1265-5449
DOI 10.3917/pcp.013.0009
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-psychologie-clinique-et-projective-2007-1-page-9.htm
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Les fonctionnements psychotiques :
une psychopathologie psychanalytique1

Vassilis Kapsambelis2

Résumé – La psychopathologie psychanalytique des états psychotiques propose de


multiples approches, souvent en apparence contradictoires. En prenant comme axe
de réflexion le “ rapport à la réalité ”, référence la plus constante de Freud en matière
de psychoses, on est amené à étudier deux aspects du déni : déni de la réalité
extéroceptive (“ réalité extérieure ”) et déni de la réalité proprioceptive (vie
biologique et pulsionnelle), et à décrire le déni comme déni de la réalité du désir, et
même de l’existence, de l’objet. À partir de cette conception du déni, différentes
formes de psychoses peuvent être délimitées, notamment le déni avec création d’une
nouvelle réalité (psychoses délirantes), le déni avec clivage du moi (psychoses non
délirantes), et le déni avec identification à l’objet (pathologies maniaco-
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dépressives). La schizophrénie apparaît comme une formation instable, représentant
des figures de désorganisation de ces différentes formes de psychoses, et nécessitant
une description clinique spécifique, ne se confondant pas avec elles.

Mots-clés : Psychoses – Schizophrénies – Réalité – Objet – Moi – Déni.

Abstract in English at the end of the text


Resumen en español al final del texto
1. Conférence au colloque de la Société du Rorschach et des méthodes projectives de langue française.
Paris (Boulogne), novembre 2006. Le présent texte conserve le caractère oral de la présentation.
2. Psychiatre, praticien hospitalier, et psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris.
Directeur général de l’Association Santé Mentale dans le 13ème arrondissement de Paris, Centre Philippe
Paumelle.
Psychologie clinique et projective, volume 13 – 2007, pp. 9-33 – 1265-5449/02/08
Vassilis Kapsambelis

Les réflexions qui vont suivre, et qui ont comme objectif de brosser un
tableau général des fonctionnements psychotiques en termes de
psychopathologie psychanalytique, sont nées dans un lieu précis et ont une
histoire.
Le lieu est celui de l’Association Santé Mentale dans le 13ème
arrondissement de Paris, et plus particulièrement son Centre de
Psychanalyse, fondé au milieu des années 1970 par Evelyne Kestemberg, sur
un projet élaboré avec son mari, Jean Kestemberg, prématurément disparu.
Le projet a vu le jour dans les échanges avec des psychiatres et (ou) des
psychanalystes comme Philippe Paumelle, Paul-Claude Racamier, René
Diatkine, René Angelergues et Serge Lebovici, précurseurs pour la plupart
de cet immense essor de la psychiatrie publique française des années 1960
qu’a été la sectorisation. Le but était de créer une structure pour l’approche
psychanalytique des pathologies non névrotiques, et plus particulièrement
des pathologies psychotiques, qui aurait précisément la particularité d’être
adossée à un organisme de psychiatrie de secteur. Cette particularité
fondamentale du Centre de Psychanalyse du 13ème, à savoir son insertion dans
une structure de secteur psychiatrique, a eu comme conséquence le
développement d’un dialogue constant entre psychiatres et psychanalystes.
Plusieurs des élaborations qui vont suivre sont en rapport avec ce travail de
réflexion en commun.
Le Centre étant une institution “ sectorisée ”, les patients qui y ont été
accueillis ont eu d’emblée, et ont toujours, un caractère “ tout venant ”, ce
qui constitue une différence sociologique et épidémiologique importante par
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rapport à des expériences antérieures dans des pays de langue anglaise, où
l’approche psychanalytique des psychoses a le plus souvent concerné un
public “ averti ” et fondamentalement demandeur. Dans l’expérience de
notre Centre, il s’agit de patients psychotiques consultant au centre médico-
psychologique de ce secteur (ou hospitalisés dans l’une de ses structures),
auxquels leur psychiatre a jugé utile de proposer une approche
psychothérapique parallèlement à leur suivi psychiatrique, ou qui en ont fait
la demande par eux-mêmes. Ainsi, cette population psychotique de secteur
qui s’adresse au Centre de Psychanalyse présente une grande variabilité
quant aux pathologies : des schizophrénies de tout type, mais aussi des

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Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

psychoses délirantes chroniques non schizophréniques, des fonctionnements


psychotiques non délirants, des patients ayant présenté des épisodes
délirants aigus à répétition, des anorexies mentales et plus généralement des
patients présentant cette nébuleuse clinique qui commençait à l’époque, dans
les années 1970, à intéresser les psychanalystes français, et que l’on
regroupe souvent sous l’appellation générique d’états-limite.
Du fait peut-être de cette variabilité, et donc aussi de la nécessité d’adapter
en conséquence les thérapies proposées, le Centre de Psychanalyse du 13ème
ne se limite pas aux traitements psychanalytiques classiques, la cure-type (en
fait, rarement pratiquée) et la psychothérapie psychanalytique en face à face.
Il dispose de plusieurs équipes de psychodrame individuel (Evelyne
Kestemberg a été parmi les premiers à adapter cette technique en France, au
cours des années 1950) et, selon les indications, il propose des
psychothérapies de relaxation, ainsi que des thérapies en couple (deux
thérapeutes, un homme et une femme, avec un patient), technique mise au
point au Centre et destinée à des patients éprouvant des difficultés à
fonctionner aussi bien en thérapie individuelle qu’en psychodrame.
C’est à partir de ces multiples expériences psychothérapiques, et sans
oublier bien sûr l’expérience des traitements psychiatriques auxquels elles
étaient également confrontées, qu’une vision plus globale des pathologies
psychotiques dans leur ensemble a commencé à se faire jour, dessinant
progressivement les particularités de la pensée psychanalytique française de
ces pathologies. En fait, l’étude bibliographique de langue anglaise,
antérieure à la bibliographie française, et sur laquelle les précurseurs se sont
initialement appuyés, ne permettait pas une vision uniforme de la
problématique psychanalytique des psychoses. Il y a plusieurs années,
Gilbert Diatkine avait écrit un court texte dans le Bulletin de psychologie
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intitulé : “ Les contradictions de la théorie psychanalytique des psychoses
sont-elles dialectisables ? ” (Diatkine, 1983). On ne saurait mieux condenser
la perplexité du lecteur français devant une bibliographie qui, déjà dans les
années 1950, était riche d’une cinquantaine d’années de recherches
psychanalytiques sur les psychoses, nourrie des élaborations successives de
Freud, d’Abraham et de Klein – pour ne citer que les principaux auteurs. De
façon générale, deux grandes directions semblaient, et semblent encore, se
dégager (Racamier, 1976, Kapsambelis, 1996) :
– d’une part, le courant qui naît des travaux de Freud sur le moi et le
narcissisme, plus particulièrement dans ses rapports avec le délire et la

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Vassilis Kapsambelis

schizophrénie. Ce courant met l’accent sur les failles de la constitution du


moi psychotique, et plus particulièrement schizophrénique, sur l’incertitude
et la porosité de ses limites, sur son “ hémorragie ” au moindre contact avec
le monde extérieur. De ce fait, le repli autistique apparaît comme une défense
contre les effets désorganisants et délétères de l’objet sur le moi
(désobjectalisation et inflation narcissique), et le délire comme une tentative
de réobjectalisation (“ tentative de guérison ” chez Freud), mais à partir d’un
objet entièrement conçu par le sujet (déni de la réalité). Cette ligne de pensée
laisse une place à la différenciation entre schizophrénies et autres psychoses
délirantes, cette différenciation se faisant sur le critère du degré de réussite,
d’une part, de l’effort de sauvegarde du moi, d’autre part, de la constitution
d’un délire suffisamment organisé, et donc organisateur. Ce courant,
corroboré par de nombreux textes freudiens, a eu comme représentant initial
Paul Federn (1952). Un grand nombre d’auteurs s’en inspire, directement ou
indirectement, comme Fromm-Reichmann, Jacobson, Arrow, Freeman,
Benedetti, ou Racamier. Les travaux de Winnicott sur le rôle de l’objet pour
la constitution du self et d’Anzieu sur le moi-peau permettent d’enrichir cette
conception de nouvelles dimensions ;
– d’autre part, le courant qui naît des théories de relation d’objet, étayé sur
de nombreux écrits de Freud, notamment autour de la deuxième théorie des
pulsions, sur les travaux d’Abraham sur les stades prégénitaux de l’évolution
libidinale et leurs rapports avec les pathologies non névrotiques, et bien sûr
sur l’œuvre majeure de Melanie Klein (Klein, 1947, Klein et col., 1952).
L’hypothèse d’une précocité des relations d’objet à partir des deux
mouvements pulsionnels fondamentaux de l’amour et de la destructivité a
permis d’inclure dans la relation thérapeutique l’ensemble des
manifestations relationnelles de ces patients. Ainsi, l’extension de concepts
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comme le clivage (lointain héritier de la dissociation que Freud avait
empruntée à Janet, avant de lui donner un sens plus précis dans le
fétichisme) a permis de suivre les mouvements entre patient et analyste, et
de les traduire en termes de transfert/contre-transfert, en utilisant de façon
étendue le concept original d’identification projective. De même, le retrait,
le négativisme, le désinvestissement ou l’attaque ont pu trouver une place
théorique cohérente dans la conception du transfert négatif, comme en
témoignent les travaux de Rosenfeld, de Segal, et en partie de Searles et plus
tard de Kernberg. Bion enrichira cette conception d’une théorie plus
générale du lien et de l’ “ attaque des liens ” (Bion, 1967), qui permettra de

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Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

formaliser les troubles de la pensée dans les pathologies psychotiques. En


revanche, le courant des relations d’objet s’est peu intéressé aux différences
entre schizophrénie et paranoïa (les deux étant comprises dans le syndrome
paranoïde, et traduisant les traces de la position paranoïde en tant que phase
précoce du développement), et plus généralement à une typologie des
différents états psychotiques à partir de mécanismes distincts.

LE RAPPORT À LA RÉALITÉ
Etant donné le caractère divergeant, et parfois inconciliable, de ces
différents courants – et on n’en cite ici que les deux majeurs, d’autres
perspectives, par exemple celles dégagées par l’œuvre de Lacan, posant de
leur côté leurs difficultés propres – est-il possible de dessiner à grands traits
une psychopathologie psychanalytique d’ensemble des états psychotiques,
rendant compte aussi bien de leur diversité clinique que des différences entre
les mécanismes de défense engagés ?
Le plus simple, pour y parvenir, serait de choisir comme ligne directrice ce
qui, chez Freud, apparaît comme l’élément central de sa compréhension des
états psychotiques, quels qu’en soient l’origine ou le type, et quel que soit le
moment de son œuvre où il en parle. Cet élément commun, unificateur,
pourrait être le rapport à la réalité. En effet, la position selon laquelle la
psychose correspond à une “ perte de la réalité ” parcourt toute l’œuvre
freudienne sur plus de quarante ans. Il suffit, pour s’en convaincre, de
prendre deux repères fort éloignés dans le temps. En 1894, dans Les
psychonévroses de défense, Freud (1894) décrit la façon dont les
hallucinations et les idées délirantes apparaissent dans un contexte de
psychose hallucinatoire et, à ce propos, il remarque : “ Le moi s’arrache à la
représentation inconciliable, mais celle-ci est inséparable avec un morceau
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de la réalité, donc le moi se détache aussi de la réalité ”. En 1938, dans
l’Abrégé de psychanalyse, œuvre ultime (Freud, 1938), il utilisera toujours
la faculté de “ rester dans la vie réelle ” pour tracer une grande ligne de
démarcation entre les patients psychotiques et les autres. Entre ces deux
dates, une multitude de remarques, annotations, réflexions plus ou moins
élaborées, vient attester de la persistance de Freud à utiliser le concept de
“ réalité ” chaque fois qu’il est question de parler de la spécificité des
pathologies psychotiques, toutes nuances confondues. Et même, parfois, de
sa tendance à placer “ la réalité ” presque dans une position d’instance
psychique. Par exemple, lorsqu’il affirme, dans le chapitre La personnalité

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Vassilis Kapsambelis

psychique des Nouvelles conférences (Freud, 1933), que “ le pauvre moi sert
trois maîtres sévères, qui sont le monde extérieur, le surmoi et le ça ”, ou
encore lorsqu’il établit les grands traits des conflits qui caractérisent les
pathologies mentales, en notant, dans Névrose et psychose (Freud, 1924),
que “ la névrose de transfert correspond au conflit entre le moi et le ça, la
névrose narcissique à celui entre moi et surmoi, la psychose à celui ente moi
et monde extérieur ”. En se souvenant aussi que, dans les écrits des années
1911, Freud apportera quelques précisions essentielles, à savoir que cette
“ perte de la réalité ” dans les états psychotiques n’implique pas seulement
la capacité à agir sur elle (ce qui est le cas aussi des patients névrotiques),
mais aussi une perte “ dans le fantasme ”. En d’autres termes, la “ réalité ”,
chez les patients psychotiques, cesserait d’être représentée et donc d’entrer
en des configurations variables dans l’activité fantasmatique du sujet,
comme si un mécanisme en amont de la représentation – quelque chose au
niveau de l’activité perceptive, ou plutôt de l’investissement libidinal de
l’activité perceptive – entrait en action pour l’en empêcher.
Mais qu’est-ce que la “ réalité ” en psychanalyse ? Nous savons que les
premiers psychanalystes qui se sont intéressés aux psychoses – à l’exception
notable de Melanie Klein – ont naturellement adopté l’idée d’une “ perte de
la réalité dans les psychoses ”. Dans les années 1950, un des premiers
psychanalystes de langue française à s’intéresser aux schizophrènes, Paul-
Claude Racamier, définissait le rôle du thérapeute comme celui d’un
“ ambassadeur de la réalité ” (Racamier, 1956). Cette évidence du rapport
entre “ psychose ” et “ réalité ” était aussi celle de la psychiatrie
préfreudienne, et si la “ réalité ” a fini par avoir mauvaise presse dans la
pensée psychopathologique et dans la thérapeutique psychiatrique, c’est bien
parce que les actions thérapeutiques qu’elle pouvait inspirer, dans le
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quotidien du soin, étaient celles d’un plaidoyer pour une certaine
“ adaptation à la réalité ”. Adaptation qui, associée à la composante carcérale
de l’univers asilaire, finissait par poser de sérieux problèmes éthiques dans
l’action des médecins et des soignants en psychiatrie.
En effet, une certaine conception de la réalité, et de l’adaptation à celle-ci,
risquait de réduire de plus en plus la thérapeutique à un autoritarisme
comportemental dont la visée ultime serait de rendre la vie psychique du
sujet, et même sa vie tout court, compatible avec les standards de son milieu.
Ce qui aurait comme corollaire l’instauration de fait d’une certaine opacité
quant à d’autres dimensions de la vie psychique, comme l’imagination, la

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Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

distinction réalité/vérité, le désir…, et finirait par éloigner tout espoir d’une


compréhension plus fine des états psychotiques. Une autre conception de la
psychopathologie des psychoses, elle aussi très ancienne, pourrait alors venir
à l’appui d’une telle approche “ réalistique ” et adaptative : la conception
défectologique (la compréhension de la psychose à partir de la notion de
déficit), qui avait été au centre de la définition de la schizophrénie selon
Kraepelin. Cette conception pourrait fournir à l’approche de type “ perte de
la réalité ” une base objectivante, se donnant par exemple comme but la
description et l’analyse de déficits précis dans l’appréhension et l’intégration
des données perceptives et cognitives chez les patients psychotiques. De ce
fait, elle pourrait jouer un rôle de science fondamentale à l’observation
empirique des cliniciens – mais aussi au sens commun – selon laquelle les
personnes atteintes de psychose souffrent d’une “ perte de la réalité ”.
Malgré le risque d’une telle dérive – Kraepelin était son contemporain, et
son œuvre lui était connue – Freud n’a jamais renoncé à une définition de la
psychose en rapport avec une “ perte de la réalité ”. Il y a, dans ses écrits,
une sorte de conviction intime qui traverse silencieusement ses théorisations
et qui signe l’homme des Lumières et de la science physique de la deuxième
moitié du 19ème siècle qu’il était ; une conviction que l’on pourrait qualifier
de “ matérialiste ”, selon les lignes de démarcation qui apparaissent dans la
philosophie de son époque, en opposition avec les conceptions “ idéalistes ”.
La conviction selon laquelle la “ réalité ” existe, c’est-à-dire qu’elle a un
statut indépendant de l’univers psychique du sujet (la “ réalité psychique ”),
fait de représentations et de fantasmes. Que le monde qui nous entoure n’est
ni pure création de l’esprit ni même hypothèse incertaine à partir d’un travail
de projection, qui seul nous permet de l’appréhender, car il se situe non pas
en continuité avec le monde interne, mais bien en conflit, et même en
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rupture, avec lui.
Quelle est la fonction, quels sont l’organe ou le lieu psychique qui, chez
Freud, sont en rapport et rendent compte de cette entité non réductible à la
réalité psychique, de cet “ au-delà ” de celle-ci que désigne la “ réalité ” ?
Sur ce point, la réponse de Freud est très claire : la “ réalité ” se définit chez
lui par l’activité perceptive, dans son opposition à l’activité
représentationnelle. Dans la première topique, l’opposition prend la forme
de l’incompatibilité entre perception et souvenir, qui conduit à la nécessité
d’imaginer des lieux psychiques différents pour l’accueil des produits de ces
deux types d’activité psychique, celle qui consiste à imaginer et celle qui

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Vassilis Kapsambelis

consiste à percevoir. Après la deuxième topique, cette même opposition


apparaît dans la juxtaposition entre moi-plaisir et moi-réalité. Ainsi, dans La
négation (Freud, 1925), deux “ jugements ” fondent les conflits qui
traversent la vie psychique : un jugement de “ qualité ”, de “ valeur ”, destiné
à qualifier les événements psychiques selon la variable plaisir/déplaisir, et un
jugement d’“ existence ”, destiné à authentifier la présence effective de
l’objet du désir dans un monde qui est extérieur par rapport au monde
interne, et indépendant de celui-ci. C’est d’ailleurs cette même opposition
qui, en passant par le concept du narcissisme, fonde l’inaccessibilité, selon
Freud, des états psychotiques au traitement analytique. En effet, il faut se
souvenir que, pour Freud, la psychanalyse n’est pas un traitement des
troubles spécifiquement psychiques (il n’y a pas de “ psychogenèse ” chez
Freud), mais un traitement destiné potentiellement à toute sorte de troubles,
qui utilise des moyens psychiques. Or, ce sont précisément ces moyens
psychiques qui feraient défaut dans les psychoses : “ perte de réalité ” et
narcissisme sont les deux aspects d’une non-représentation de l’objet dans la
vie psychique de ces patients. Et comme il n’y a pas de possibilité du
transfert là où l’objet n’est même pas représenté, il s’ensuit une impossibilité
de traitement psychanalytique pour ces pathologies.
Nous voilà donc revenus à la question initiale : qu’est-ce que la réalité en
psychanalyse – cette “ réalité ” invoquée avec tellement d’insistance dans les
états psychotiques ? Nous avons vu qu’une première définition, telle qu’elle
se laisse déduire des textes freudiens, est la suivante : la réalité est ce qui
provient de l’activité perceptive. Il s’agit donc d’une irruption – on ne peut
pas contrôler la perception –, d’où la composante potentiellement
“ traumatique ” qui s’associe à l’activité perceptive. Une activité dont les
“ produits ” viennent s’imposer dans la vie psychique du sujet, en
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provenance d’un monde “ extérieur ” à celle-ci, et qui restent traumatiques
tant qu’ils n’ont pas réussi à se faire représenter, c’est-à-dire à s’insérer dans
un système représentationnel qui permet à la fois d’en atténuer la charge
d’excitation, par le réseau d’associations dont il dispose, et d’en découvrir
ou d’en inventer le(s) sens. C’est par rapport à cette conception de la réalité,
intimement liée à l’activité perceptive, que Freud introduit la série de termes
(rejet, abolition, suppression…) dont le terme de déni (souvent sous la forme
de “ déni de la réalité ”) représente la forme la plus générique.
Une différence substantielle s’établit ici par rapport à un autre terme,
faussement symétrique, celui de la (dé)négation : alors que cette dernière

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Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

implique une activité de représentation (quelque chose, un contenu


psychique, est refoulé, puis re-admis en tant que nié), le déni indiquerait une
activité défensive qui, dans l’absolu, se situerait “ en amont ” de toute
représentation, en tant que visant une perception. On rencontre donc ici cette
notion que l’œuvre freudienne ne fait qu’effleurer, et à laquelle les travaux
de Green (1993) ont donné toute son importance : la notion d’hallucination
négative, vieux terme de la psychiatrie traditionnelle du 19ème siècle,
traduisant initialement le caractère pathologique, non seulement de ce qui est
perçu alors qu’il n’existe pas (l’hallucination “ positive ” de la clinique
classique), mais aussi de ce qui n’est pas perçu, alors qu’il existe. On sait
que, dans Le Président Schreber, Freud (1911) signale l’intérêt de cette
notion pour comprendre les mécanismes hallucinatoires, et on connaît aussi
l’extension, à partir de cette notion, du concept de négatif dans l’œuvre de
Green, en rapport avec des opérations qui sont étroitement liées aux
processus psychotiques : phénomènes de déliaison et travail de la pulsion de
mort.
Quoi qu’il en soit, le déni ainsi compris semble désigner, dans l’œuvre de
Freud, un processus primaire, radical, qui consiste à refuser la perception
elle-même ; on comprend aussi que la mise en œuvre d’un mécanisme de
défense aussi radical (et, in fine, invalidant pour l’activité psychique toute
entière) ne se conçoit que lorsque le moi a de bonnes raisons pour y recourir,
notamment lorsque la perception ainsi “ bannie ” semble constituer une
véritable menace pour son intégrité même, voire pour sa survie ; on perçoit
donc enfin le lien entre le recours à ce type de mécanisme de défense et le
narcissisme.
À partir de cette notion centrale de déni, considéré dans ses rapports avec
la réalité et l’échec de sa représentation, on voit se dessiner deux grandes
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formes de travail psychotique, qui peuvent se combiner à des degrés
variables, mais qui ne constituent pas moins deux modèles assez différents
de “ choix de la psychose ” :
– d’une part, les pathologies dans lesquelles le déni va s’accompagner d’un
travail de reconstitution de certaines parties de la réalité ainsi bannie. Ce
travail est celui des psychoses délirantes et hallucinatoires, aiguës ou
chroniques, schizophrénies comprises jusqu’à un certain point, dans la
mesure où plus de la moitié de ces dernières comporte, d’une façon ou d’une
autre, des éléments délirants et, à une proportion moindre, hallucinatoires
(nous verrons, à la fin du présent texte, la place plus spécifique des

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Vassilis Kapsambelis

schizophrénies par rapport aux problématiques psychotiques). Le terme de


“ néo-réalité ” convient ici parfaitement à ce travail, que Freud avait
considéré, à juste titre, comme une deuxième étape du processus
pathologique, correspondant plutôt à une “ tentative de guérison ” :
“ guérison ” au sens où une certaine forme d’objectalité devient à nouveau
possible, bien que, dit-il dans Pour introduire le narcissisme, “ ce nouvel
investissement libidinal se produit à partir d’un autre niveau et sous d’autres
conditions que l’investissement primaire ” (Freud, 1914) ;
– d’autre part, une opération défensive du moi qui sauve le rapport avec la
réalité, mais d’une façon assez particulière, que l’on appelle le clivage. Le
moi se partage en deux : une partie tient compte de la réalité extérieure telle
que celle-ci a été appréhendée par les fonctions perceptives ; l’autre partie
persiste à ignorer la perception indésirable, et continue son projet selon le
mouvement pulsionnel à l’origine du déni. Freud (1927) a mis en évidence
ce mécanisme dans Le fétichisme, mais ses rapports avec certains aspects des
psychoses sont évidents, et ont été d’ailleurs soulignés par lui-même dans
d’autres textes. En effet, cette bipartition du moi n’a rien de commun avec la
bipartition de la première topique entre conscient et inconscient, clé des
mécanismes névrotiques : ici, les deux parties s’ignorent mutuellement, sont
activées en même temps au niveau conscient, et n’entretiennent entre elles
aucun rapport de représentation symbolique (l’une n’est pas le “ négatif ” de
l’autre au sens de la négation). Les travaux d’Evelyne Kestemberg (2001) et
de René Angelergues (1982) ont identifié, dans cette configuration, les
pathologies qu’ils ont appelées “ psychoses non délirantes ”, ou encore
“ psychoses perverses ” ou “ froides ” (par opposition aux psychoses
“ chaudes ” que sont les psychoses délirantes et hallucinatoires), et que
Donnet et Green (1973) avaient approchées dans le modèle de la “ psychose
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blanche ”. Les travaux de Winnicott et, plus récemment, de Roussillon
(1999), ont formulé des hypothèses intéressantes sur l’expérience négative
qui est à l’œuvre dans ces pathologies. Leurs rapports avec la nébuleuse des
états-limite fait toujours débat, mais il est incontestable que certains aspects
de ces derniers, notamment un pôle particulièrement mortifère et destructeur
de soi-même et des autres, entre pleinement dans cette description.

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Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

LES PSYCHOSES FACE À LA RÉALITÉ DU MOI ET À


CELLE DE L’OBJET
Il nous faut maintenant faire un bref, et dernier, retour sur la notion de
“ réalité ” dans la théorie psychanalytique. Nous avons proposé de la définir
comme constituée des “ produits de l’activité perceptive ”, cette dernière
étant considérée dans son opposition à l’activité représentationnelle et
fantasmatique. Il convient toutefois d’être plus précis. De l’activité
perceptive, on connaît fondamentalement deux sources : l’une,
extéroceptive, basée sur les cinq organes de sens, est celle qui nous met en
relation avec le monde dit extérieur ; l’autre, proprioceptive, nous met en
relation avec une autre réalité, tout aussi extérieure à celle de la réalité
psychique, qui a trait à nos activités corporelles et plus généralement à notre
réalité biologique : elle est donc, fondamentalement, celle par laquelle notre
vie pulsionnelle cherche à se faire représenter dans notre vie psychique.
Qu’est-ce que signifie, dans ces conditions, “ percevoir ”, du point de vue de
notre appareil psychique ? De façon très schématique, on pourrait avancer
les hypothèses suivantes.
En termes d’activité extéroceptive, la représentation de la réalité qui lui
correspond (celle que nous appelons “ extérieure ”) renvoie avant tout à la
quête d’un objet susceptible de satisfaire la poussée pulsionnelle. Nous
savons que l’objectalité précède l’objectivité (c’est-à-dire que, selon la
formulation de Lebovici (1980), “ l’objet est investi avant qu’il ne soit
perçu ”). Les travaux de Winnicott ont montré toutefois que cette opération
d’investissement préalable n’est possible qu’à la condition que l’objet soit
déjà là, de façon à ce que le psychisme naissant puisse avoir l’illusion de
l’avoir créé. À cette condition, l’illusion réussit, et l’objet peut apparaître
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comme étant la pure création des projections de désir du sujet, c’est-à-dire
un “ objet subjectif ”, selon la terminologie de Winnicott. Cette condition
d’un “ être déjà là ” de l’objet présuppose à son tour que le sujet (le bébé)
soit, lui aussi, investi en tant qu’objet de la part de son objet (qu’il soit
investi de l’amour, de la sollicitude, des soins maternels) ; autrement dit,
qu’il soit l’“ objet de l’objet ”.
Dans les conditions de l’illusion, le sujet n’a nul besoin de percevoir
l’objet autrement que “ subjectivement ”, c’est-à-dire qu’il n’a pas besoin de
se poser la question de la réalité de l’existence de l’objet et de son désir
propre, indépendamment de la représentation qu’il s’en fait. Mais ces

19
Vassilis Kapsambelis

conditions ne sont ni réalisables, ni même souhaitables, et la réalité


indépendante de l’objet se fera rapidement sentir ; c’est la raison pour
laquelle Freud (1915) soutient, dans Pulsions et destins des pulsions, que
nous découvrons l’objet dans la haine, c’est-à-dire dans les conditions de
“ frustration ”, de “ refusement ” ou de manque, conditions dans lesquelles,
précisément, l’objet cesse d’être l’objet de la pulsion du sujet et se révèle
comme motivé par une pulsionnalité propre, qui peut choisir, ou pas, le sujet
comme objet. C’est aussi la raison pour laquelle Winnicott (1971) écrit
qu’une “ adaptation incomplète au besoin rend les objets réels, c’est-à-dire
aussi bien haïs qu’aimés ”, ce qui signifie qu’elle permet l’instauration d’une
fonction perceptive indépendante des projections des représentations du
sujet, fondatrice à la fois de l’objet en tant que “ réel ” et de ce que nous
appelons la “ réalité ” (extérieure). C’est dans ce même esprit que Pasche
(1969) a pu écrire que “ percevoir, c’est aimer ”.
Il s’ensuit que l’opération par laquelle la réalité est perçue sans être
frappée de déni est celle-là même par laquelle le sujet finit par se représenter
l’objet comme indépendant de lui, et doté d’une pulsionnalité propre. Ce qui
revient à dire que l’opération de perception de la réalité est celle-là même par
laquelle le sujet se représente soi-même comme l’objet de l’objet, c’est-à-
dire comme l’objet des désirs de son objet. On pourrait donc conclure que ce
que nous appelons le “ principe de réalité ” n’est rien d’autre que le
“ principe de plaisir ” d’un autre, dont nous sommes l’objet volontaire ou
involontaire, et que l’opération d’instauration du “ principe de réalité ” est
celle-là même par laquelle l’objet de désir devient objet désirant. Ou, dans
une formulation plus sommaire : la réalité, c’est le désir de l’autre.
Voilà qui nous ramène directement à la problématique psychotique. En
effet, c’est bien la façon dont le sujet se représente le désir de l’autre (plus
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que son désir propre), et la façon dont il se vit lui-même comme l’objet de
l’objet, qui sont constamment en jeu et inlassablement mises en scène, dans
les multiples manifestations des pathologies psychotiques. L’automatisme
mental, et plus généralement l’expérience xénopathique, n’expriment-ils pas
cette possession du moi par un autre, dont le sujet pense n’avoir nullement
souhaité la présence ? L’essence même de la totalité des idées délirantes ne
réside-t-elle pas dans la conviction du sujet qu’il se trouve dans le point de
mire de l’investissement d’un autre qu’il n’a jamais interpellé ? Et la clinique
des psychoses aiguës n’est-elle pas celle d’une sollicitation débordante du
monde extérieur, du sentiment du sujet d’être assailli par les messages que

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Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

lui adressent massivement, à lui personnellement, les êtres et les choses qui
l’entourent ?
Passons maintenant à la perception proprioceptive. Du point de vue du
moi, l’activité pulsionnelle, la vie et l’excitation somatiques représentent
elles aussi une “ réalité extérieure ”, au sens où la dimension biologique de
l’être possède une extériorité certaine par rapport à la vie psychique, et
représente donc une nécessité pour cette dernière de la prendre en compte et
de la représenter ; il s’agit là, je crois, d’un élément fondateur de la
métapsychologie freudienne, c’est même cet élément qui la rend “ méta- ”.
Toutefois, ce qui est issu de la perception proprioceptive n’est pas
symétrique par rapport à la réalité dite extérieure (celle de la perception
extéroceptive) et ne peut pas être traité de la même façon. Freud en parle de
façon incidente dans Pulsions et destins de pulsions (1915), lorsqu’il
explique que l’activité musculaire, par sa capacité à agir sur l’excitation
d’origine externe (alors qu’elle est impuissante face à l’excitation interne),
délimite très tôt un “ dedans ” et un “ dehors ”, un “ extérieur ” et un
“ intérieur ”. Il s’ensuit que l’excitation pulsionnelle, lorsqu’elle n’est pas
totalement “ assouvie ” dans la réalisation de la satisfaction, c’est-à-dire
lorsqu’elle n’est pas totalement investie sur l’objet, servira à investir un lieu,
ou plutôt une fonction : la fonction qui est chargée de la gestion des
excitations, de la recherche de l’objet et, par là même, de la représentation
psychique de cette “ réalité du dedans ”, qui n’est pas issue de l’activité
extéroceptive mais de la réalité proprioceptive. En deux mots, cette
excitation pulsionnelle servira à constituer un ensemble de représentations
que Freud désigne du terme de “ moi ”.
Comme plusieurs travaux de Green (1983) l’ont montré, on pourrait
considérer que c’est ce mouvement d’investissement stable d’un lieu
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psychique représentant la réalité proprioceptive que Freud désigne, très tôt,
comme marquant le passage du principe d’inertie au principe de constance.
Et c’est cette “ constance ” qui sera par la suite le substratum énergétique de
ce que Freud nommera l’“ investissement narcissique ”, au moment où il
acceptera l’hypothèse que la libido n’est pas uniquement dirigée vers les
objets, mais peut aussi choisir comme “ objet d’amour ” le moi lui-même ;
et on pourrait ajouter que, en choisissant le moi comme objet, elle fait du moi
un “ moi ” au sens où nous l’entendons en psychanalyse. Plus tard, Freud
deviendra encore plus explicite sur la constitution de cet investissement, en
décrivant le moi comme issu du ça par différenciation, et plus tard encore,

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Vassilis Kapsambelis

dans les années 1930, il décrira plus précisément cette part d’investissement
pulsionnel qui est soustraite à l’objet pour être investie dans un “ moi ” traité
en tant qu’objet : ce sont les élaborations sur l’identification. Ce qui nous
ramène aussi, par un autre chemin, aux problématiques psychotiques : le
défaut de “ rétention ” d’un investissement suffisant pour constituer un
“ moi ” à peu près assuré en toute circonstance de sa continuité d’existence
n’est-il pas l’expression même de la menace d’éclatement psychotique ? Ne
témoigne-t-il pas des failles dans la constitution de ses identifications ? Et
n’est-il pas encore à l’œuvre lorsque Freud remarque (par exemple, dans Le
Président Schreber, mais pas seulement) que la spécificité de la projection
psychotique réside dans le fait qu’un mouvement pulsionnel n’est pas
reconnu comme tel par le moi, qu’il est donc frappé de déni (au même titre
qu’une perception extéroceptive) et que, de ce fait, il se retrouve “ rejeté ” à
l’extérieur (ce que Melanie Klein appellera “ identification projective ”) ?
On serait donc tenté de formuler un couple d’opposés fondamental, qui
parcourt je crois en filigrane l’œuvre de Freud, sans jamais aboutir à une
formulation systématique, sauf peut-être dans Pour introduire le
narcissisme : le couple d’opposés formé par le moi et l’objet, à savoir un
véritable “ dipôle ” énergétique et fonctionnel, au sens qu’a ce terme en
physique, à savoir “ l’ensemble formé par deux charges électriques ou
magnétiques ponctuelles, égales et de signes opposés, situées à faible
distance ” (Dictionnaire Robert). Couple d’opposés qui rejoint les
élaborations de quelqu’un comme Francis Pasche, notamment les notions de
narcissisme et d’antinarcissisme (Pasche, 1969), ainsi que la place qu’il
accorde à l’activité perceptive comme mode d’entrer en relation avec
l’objet :
– d’un côté le moi, en tant que lieu de convergence de l’ensemble des
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excitations d’origine interne (l’ensemble de l’excitation proprioceptive) qui,
de téguments en zones érogènes, tendent à construire un schéma corporel,
puis une image du corps dont l’expression psychique, dans sa globalité et
dans la conscience de ses limites, est ce que Freud appelle le moi ; en tant
que carrefour entre pulsion, surmoi et monde extérieur, cette définition du
moi comporte toujours la tension vers un “ objet ” comme finalité de son
mouvement centrifuge vers le monde extérieur, et cet objet est toujours un
“ objet-plaisir ”, sorte d’idéal pour la satisfaction de la pulsion ;
– de l’autre côté l’objet, point de convergence de notre activité
extéroceptive, pour autant qu’elle véhicule, non pas un désir réductible à

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Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

notre travail hallucinatoire négatif et positif, mais le désir d’un autre qui
s’adresse à nous en tant qu’objet, et nous force de l’être : un mouvement
donc centripète, par lequel le moi devient l’objet de l’objet et se sent investi
par lui. Je crois que, paradoxalement, c’est la seule façon de concevoir
l’objet (et donc, la “ réalité extérieure ”) de façon à ce que celui-ci acquière
une qualité de véritable instance psychique, et ne reste pas une ombre
constituée par le mouvement de la projection centrifuge, hallucinatoire, du
moi-plaisir. Faut-il rappeler ici que, chez Freud, ce qui devient instance dans
la deuxième topique, est toujours quelque chose d’extérieur par rapport au
monde interne (la pulsion en tant qu’expression de l’exigence biologique, le
surmoi en rapport avec l’autorité parentale), qui impose sa prise en compte
psychique et sa représentation, non pas dans la convergence avec le moi,
mais bien dans sa confrontation et dans son conflit avec lui.
On en arrive ainsi à une certaine reformulation des grandes lignes de partage
entre les différents types de fonctionnement mental qui s’offrent à notre
observation. On qualifierait volontiers de fonctionnements névrotiques tous
ceux qui présentent diverses formes de conflit, de compromis, de composition,
de synthèse entre le désir du moi pour l’objet et le désir de l’objet pour le moi.
Ce qui implique, pour chaque individu considéré de façon isolée, la capacité à
aimer et à être aimé (Pasche), et bien sûr à haïr et à être haï, c’est-à-dire la
capacité à se représenter à la fois comme sujet et comme objet
d’investissement. On mesure ici l’importance décisive de l’organisation
œdipienne, et je ne serais pas loin d’adopter l’approche de Melanie Klein,
supposant une forme d’Œdipe pratiquement dès le début de la vie ; non pas
l’Œdipe impliquant la différence des sexes qui a été décrit par Freud – et qui,
effectivement, ne me paraît possible que plus tardivement – mais un dispositif
par lequel la question de savoir “ quel est l’objet de l’objet ” se trouve très tôt
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posée. C’est ce que, dans la littérature psychanalytique française, Denise
Braunschweig et Michel Fain (1975) ont exprimé par la double polarité de
l’objet primaire, mère et amante, dans La nuit, le jour. Etant entendu que ces
fonctionnements globalement névrotiques comportent toute la gamme de
l’incessant jeu de connaissance/reconnaissance/méconnaissance qu’implique
cette représentation continuellement simultanée du moi et de l’objet : du moi
tel qu’il est, tel qu’il se croit être, et tel que l’autre le voit ; de l’objet tel qu’on
le recherche, et tel qu’on le trouve, on le retrouve, ou l’on croit le trouver ou
le retrouver. Source inépuisable de malentendus (ceux-là mêmes qui sont au
cœur de la vie amoureuse et plus généralement pulsionnelle des êtres

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Vassilis Kapsambelis

humains), ouverture à la surprise et au hasard qui, s’ils ne nous assurent pas le


bonheur, établissent du moins une conflictualité qui permet de l’espérer.
A contrario, on commence à entrer dans un fonctionnement de type
psychotique dès l’instant où le moi se trouve dans l’obligation de développer
des mécanismes de déni, ce qui, dans le présent propos, revient à dire qu’il
dénie le caractère désirant de l’objet à son égard (la “ réalité ”). On est alors
dans le cas de figure où le moi se trouve dans la difficulté, ou dans
l’impossibilité, de se constituer (et donc de se représenter) comme objet
d’investissement, qu’il soit confronté au désir de l’autre ou qu’il soit aux
prises avec des aspects de sa propre vie pulsionnelle (ce qui revient au
même, car ces exigences pulsionnelles, par le choix d’objet qu’elles
impliquent, font du moi un objet dont il ne veut rien savoir). J’ai évoqué
précédemment ce vaste ensemble, à propos du “ choix de la psychose ”.
Rappelons-le, en précisant désormais qu’il conviendrait d’y repérer, non pas
deux, mais trois modalités majeures de fonctionnement mental qui, à partir
des idées proposées autour de la réalité et du désir de l’objet, pourraient
entrer dans ce cadre :
– les psychoses délirantes et, plus généralement, toute pathologie
comportant, à des degrés divers ou à tel ou tel moment de son évolution, la
constitution d’un délire. Ici, la principale modalité défensive face à l’objet
désirant est de le construire de toutes pièces : créer un objet, créer donc du réel
(du perceptif extéroceptif). De quoi cet objet sera-t-il construit ? On pourrait
donner la réponse freudienne, telle qu’elle semble se dégager dans le Président
Schreber : cet objet est issu d’un déni portant sur un contenu pulsionnel.
Autrement dit, le déni de perception initial concerne la réalité proprioceptive,
et cette composante que le moi refuse d’accueillir comme faisant partie de lui
se retrouvera comme faisant partie de la réalité extéroceptive (c’est-à-dire de
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l’objet). Mais les rapports entre déni “ extéroceptif ” et déni “ proprioceptif ”
ne sont pas si simples, et il nous faudrait explorer davantage leur intrication,
en la juxtaposant à la deuxième modalité ;
– les psychoses “ froides ” (non délirantes) et, plus généralement, toute
pathologie ou fonctionnement mental comportant ce mécanisme qui, après le
déni, instaure un clivage du moi plutôt qu’une “ néo-réalité ” ; les états-
limites en font plus ou moins partie, mais cette modalité peut aussi se
présenter comme forme évolutive des psychoses délirantes, lorsque le travail
du délire passe au deuxième plan. Quel est ici le point central ? Alors que,
dans la psychose délirante, il y a un travail de dénaturation – sinon

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Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

d’invention – du désir de l’objet, dont l’aboutissement final consiste à le


dénier pour lui substituer un désir qui, en fait, aurait dû faire partie du moi
et être assumé par lui (telle est, en tout cas, l’hypothèse freudienne), le
travail psychotique, dans cette deuxième modalité, consiste à dénier le
caractère même de l’objet en tant que désirant. Il s’ensuit un travail de
réification de l’objet, au sens où ce dernier est rendu inanimé, “ chosifié ” et
donc totalement dépourvu de pulsionnalité et de désirs propres : un objet
entièrement voué au service, à l’usage et aux manipulations du moi – c’est-
à-dire au service, d’une façon ou d’une autre, de ses besoins narcissiques
(Kestemberg, 2001) ;
– enfin, les pathologies maniaco-dépressives qui, confrontées au même
problème de l’impossibilité d’accepter le désir de l’objet, optent pour une
troisième voie, totalement originale, qui s’appuie sur les rapports entre
investissement de l’objet (l’avoir) et identification à l’objet (l’être). Il s’agit
d’une modalité défensive qui consiste à confondre l’“ être ” et l’“ avoir ” :
être et avoir l’objet (la mélancolie), être et avoir tout objet (la manie).
L’originalité de cette voie, et sa relation intime avec notre façon de définir le
déni comme déni du désir de l’objet, consiste dans le fait que le problème
posé par le désir de l’objet est ici résolu par un fantasme central selon lequel
moi et objet partagent, en fait, le même désir (et même, dans l’absolu, ils se
confondent – d’où le rôle de l’identification dans cette modalité défensive).

PSYCHOSES ET SCHIZOPHRÉNIES
Les développements précédents appellent trois remarques.
La première remarque concerne le rapport inversement symétrique des
psychoses délirantes et des psychoses non délirantes. On pourrait observer
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que, dans les premières, un déni de réalité proprioceptive semble créer de la
réalité extéroceptive, si l’on admet l’hypothèse (attestée aussi bien chez Freud
que chez Klein) que c’est bien un mouvement pulsionnel non admis par le
moi qui se trouve “ illustré ”, pris en charge par la réalité extérieure et comme
“ incarné ” par l’objet. En revanche, dans les secondes, c’est un déni de réalité
extéroceptive (le désir de l’objet et, plus généralement, l’objet en tant que
désirant) qui semble “ créer ” de la réalité proprioceptive, en ce sens qu’il la
dédouble, faisant en définitive cohabiter deux “ moi ” sans rapports entre eux.
Le temps manque pour explorer davantage cette idée qui suggérerait des
mécanismes de symétrie inversée entre les différents procédés défensifs mis
en place par notre psychisme pris dans le dipôle moi/objet.

25
Vassilis Kapsambelis

La deuxième remarque a trait au narcissisme. Bien sûr, il serait impossible


d’évoquer ici tous les aspects de cette notion complexe, plus ou moins
délaissée par Freud après le tournant des années 1920. Toutefois, si l’on s’en
tient à la façon la plus commune dont ce terme est accepté dans l’œuvre
freudienne, à savoir comme un investissement libidinal du moi
concurrençant l’investissement d’objet, on pourrait observer que les trois
solutions psychotiques évoquées précédemment ont toutes en commun la
sauvegarde de l’investissement du moi. Dans le cas des psychoses délirantes,
l’objet est fabriqué à partir d’éléments propres au moi, en faisant fi de la part
d’inconnu de l’objet. Dans le cas des psychoses non délirantes, l’objet ainsi
fabriqué, à savoir dépourvu de désirs propres, accomplit d’évidentes tâches
de garant narcissique pour le moi. Dans le cas des psychoses maniaco-
dépressives, l’identification à l’objet récupère dans le moi la totalité de
l’investissement destiné à l’objet – et c’est d’ailleurs le terme d’
“ identification narcissique ” que Freud utilise pour rendre compte de cette
opération. On pourrait donc supposer que les fonctionnements psychotiques
tels que décrits ici, toutes formes confondues, se caractérisent par la
difficulté à faire vivre la tension du dipôle moi/objet de façon à ce que le
pôle du moi ne se trouve pas constamment menacé par les manifestations de
l’objet et notamment par l’investissement qu’il requiert de la part du sujet.
Cette notion n’a rien de nouveau, elle est même considérée comme
classique dans la psychopathologie des états psychotiques. Mais les
différents états psychotiques que nous avons passés en revue nous montrent
encore quelque chose : ce qui est difficile à vivre dans le dipôle moi/objet,
ce n’est pas tellement l’investissement de l’objet ; manifestement, il y a
toujours moyen de l’effectuer de façon à ce que cet investissement ne
menace pas l’organisation narcissique, et même qu’il la conforte – et
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d’ailleurs, il est douteux que la moindre vie psychique puisse exister sans
investissement d’objet. La véritable menace est le désir que l’objet adresse
au moi, c’est-à-dire cette part de l’objet qui n’est pas conforme au
mouvement pulsionnel issu du moi, tout en lui étant imposé – que ce “ désir
de l’objet ” lui appartienne en propre, ou qu’il soit issu d’un mouvement
pulsionnel du sujet que le moi refuse d’accepter. Je crois que c’est
précisément dans cette part de l’objet que réside son caractère éminemment
traumatique – pour tout le monde, et pas seulement pour les états
psychotiques, même si ces derniers semblent les seuls à ne pas vouloir s’en
accommoder et entrent ouvertement en résistance.

26
Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

Ma troisième remarque nécessite un développement plus large. On serait


en droit de se poser la question : et la schizophrénie dans tout cela ? Où
entre-t-elle, dans ce schéma qui veut pourtant embrasser l’ensemble des
fonctionnements psychotiques ? De quel modalité de fonctionnement
psychique se réclame cette pathologie si protéiforme, qui délire mal, qui
déprime sans consistance ou alors pour se supprimer d’un coup, qui semble
trop happée par le monde environnant pour être autistique, et trop
imprévisible ou désorganisée pour établir une relation d’objet, fût-elle
pathologique, mais saisissable dans une certaine typicité ?
Comparées à la schizophrénie – comparées aux schizophrénies, je crois
que Bleuler avait raison d’utiliser ce pluriel – on s’aperçoit que les
différentes modalités d’être psychotique décrites à grands traits
précédemment ont en commun un élément fondamental : elles partagent
entre elles, et avec les pathologies névrotiques, cette structure psychique de
base, ce dipôle fondamental formé par le moi et l’objet. Certes, à leur façon :
en détournant, en dénaturant, en modifiant profondément le sens de l’un,
comme de l’autre. Mais elles sont bâties sur cette assertion fondamentale, et
toute leur créativité s’épuise à trouver un moyen pour la mettre en musique
de façon pas trop menaçante pour la fragilité de leur équilibre. Il y a comme
une acceptation de la distinction moi/objet dans les différentes psychoses
que nous venons d’envisager. Une distinction qui n’est certes pas de type
névrotique ; qui est inquiétante, traumatique, qui nécessite une surveillance
de tout instant et des aménagements très coûteux pour qu’elle puisse
fonctionner. Mais une distinction implicitement acceptée, et en fait bien
présente, imposant le colossal travail défensif qui est le leur, comme une
tâche à laquelle ils auraient bien voulu se soustraire, mais sans le pouvoir.
C’est sur ce point que la schizophrénie diffère de l’ensemble des états
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psychotiques que nous avons examinés jusqu’à présent. Depuis le début de
la vie psychique, peut-être dès la vie intra-utérine, et jusqu’au moment de la
puberté, le dipôle moi/objet ne cesse d’évoluer, de se transformer, de se
découvrir des nouveaux enjeux et de nouvelles formes expressives. Puis
vient la puberté et l’adolescence, ce “ quatrième organisateur ” selon
l’expression d’Evelyne Kestemberg, qui empruntait le terme aux travaux
bien connus de René Spitz. Et cet avènement marque la fin à ce long
cheminement du dipôle moi/objet : au plan strictement psychosexuel, et
malgré l’infinité des variations et les oscillations régressives ou
transformationnelles qui s’ensuivront, l’évolution est terminée, un moi

27
Vassilis Kapsambelis

désormais sexué et s’appuyant sur un corps adulte se trouve dorénavant face


à un objet désormais génital. Il y a peut-être des pathologies – je pense par
exemple à l’autisme – qui peuvent passer outre ce cheminement, c’est-à-dire
qu’elles parviennent à faire taire, psychiquement, aussi bien les
transformations du corps que les sollicitations de l’objet. Les pathologies de
l’adulte qui nous intéressent plus particulièrement ici, névrotiques ou
psychotiques, sont nécessairement passées par ce cheminement commun, les
unes pour trouver des moyens rendant compte de cette évolution dans une
relative harmonie, c’est-à-dire conflictualité, entre désir du moi et désir de
l’objet, les autres pour entrer dans ce tortueux travail de dénaturation du
désir de l’objet que nous appelons déni de la réalité et psychose.
Et puis, il y a la schizophrénie. Elle tâte à l’autisme – faut-il rappeler que
le terme a été inventé pour elle ? – mais elle n’en est pas : elle a trop bien
soupçonné la réalité de l’objet. Elle tâte au délire, aux identifications
narcissiques de la manie ou de la mélancolie, à la réification de l’objet
– mais elle n’en est pas non plus : solutions qu’elle peut utiliser ici ou là, que
l’on reconnaît dans son parcours, mais qu’elle essaie sans grande conviction,
car elle sait que l’objet est destiné à lui échapper sans cesse ; on pourrait dire
que, de ce point de vue, elle nourrit sans doute moins d’illusions à propos de
l’objet que les autres psychoses, et même que plusieurs névroses. Elle reste
donc longtemps, parfois éternellement, dans un “ entre deux ”, au sens d’un
“ les deux à la fois ” : avec et sans objet, et donc avec et sans moi. C’est, je
crois, ce que met en évidence la notion de paradoxalité élaborée par
Racamier (1978) dans Les schizophrènes.
C’est pour cette raison que l’on pourrait penser de la schizophrénie qu’il
ne s’agit pas d’une maladie, mais d’une “ maladie des maladies ”
(Kapsambelis, 2000), c’est-à-dire d’une maladie qui frappe les maladies
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elles-mêmes en tant qu’organisations intelligibles, productrices d’un certain
travail psychique et porteuses d’un certain sens. Car le dipôle moi/objet est
une organisation fondamentale, à partir de laquelle certaines organisations,
dont les différentes psychoses telles que nous les avons décrites ici, vont
émerger. Alors que la schizophrénie traduit précisément la précarité, la
“ pathologie ” de cette organisation fondamentale, l’indétermination
longtemps entretenue quant à la valeur organisatrice de ce dipôle. De ce
point de vue, la schizophrénie reste le prototype du non-choix ; je crois
même : non-choix aussi bien de psychose que de névrose. D’où, sans doute,
son polymorphisme clinique : “ pseudo-névrotique ” comme on disait

28
Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

autrefois (“ trouble schizotypique ” aujourd’hui), c’est-à-dire une névrose


désorganisée ; “ paranoïde ”, c’est-à-dire une paranoïa désorganisée ;
“ dysthymique ”, c’est-à-dire une psychose maniaco-dépressive
désorganisée ; voire même “ héboïdophrénique ”, c’est-à-dire une
psychopathie désorganisée. Et par dessus tout, même si cette forme n’est
heureusement pas la plus fréquente, “ hébéphréno-catatonique ”, c’est-à-dire
cet état de sidération et de désorganisation continue, forme clinique la plus
grave et qui frappe plus tôt que toutes les autres, comme pour souligner ce
dont il est question : à savoir, le travail de progressif délitement de la vie
psychique devant l’échec, au moment de la puberté, au tout début de
l’adolescence, de la mise en place du quatrième et dernier organisateur de
notre évolution psychosexuelle.
On sait que la distinction entre la schizophrénie et les autres psychoses est
classique dans la psychopathologie francophone, alors qu’elle n’a jamais été
véritablement adoptée, ni par la psychiatrie, ni par la psychanalyse de langue
anglaise. Du point de vue des idées développées ici, on voit que, si cette
distinction mérite d’être maintenue, ce n’est pas parce que la schizophrénie
représente une modalité différente, et spécifique, d’être psychotique, par
rapport aux autres psychoses, délirantes, non délirantes, ou dites
“ affectives ”. Si la schizophrénie diffère des autres psychoses – et, dans une
certaine mesure, des névroses, auxquelles elle pourrait, par certains aspects,
être comparée – c’est précisément parce qu’elle décline la façon dont les
fondamentaux des unes, comme des autres, se désorganisent dans une
impossibilité d’utiliser de façon opératoire le dipôle moi/objet pour
permettre au travail psychique, qu’il soit névrotique ou psychotique, de se
déployer. Ou, pour être plus précis : la schizophrénie exprime l’impossibilité
d’utiliser ce dipôle, tout en ne l’ignorant pas. D’où aussi une clinique du
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continuum, qui ne permet, ni de confondre la schizophrénie aux autres
psychoses, ni de l’en différencier radicalement : la paranoïdie de l’adulte
jeune peut devenir paranoïa, tout comme la schizophrénie dysthymique peut
devenir maladie maniaco-dépressive au fil des ans ; l’avance en âge peut être
facteur de réorganisation, et la “ maladie des maladies ” peut régresser, pour
laisser apparaître la seule maladie dans son organisation propre.
Il s’ensuit une clinique spécifique de la schizophrénie. Je crois, et je
terminerais sur ce point, qu’il est nécessaire de la distinguer de la clinique
des autres états psychotiques proprement dits, par exemple de la clinique du
délire, ou encore des mécanismes de la pathologie maniaco-dépressive ou du

29
Vassilis Kapsambelis

clivage (je pense, à ce propos, qu’en confondant le clivage du Fétichisme


avec l’ “ attaque des liens ”, la pensée kleinienne et post-kleinienne n’a sans
doute pas permis d’établir une clinique plus fine des états psychotiques). Je
vais énumérer rapidement, et encore de façon non exhaustive, les éléments
qui composeraient cette clinique propre à la schizophrénie ; ils mériteraient
un développement à part entière qui dépasserait les limites de la présente
conférence. Je rangerais dans cette clinique propre : le couple
dessaisissement du moi/désobjectalisation (Racamier, Green) ; la confusion
entre activité proprioceptive et activité extéroceptive comme manifestation
spécifique de la désorganisation du dipôle moi/objet ; les rapports moi/objet
ordonnés selon les trois modalités (diffluence, effluence, influence) mises en
évidence par Racamier ; la “ sexualisation de la pensée ” (Kestemberg, 2001)
et l’“ attaque des liens ” (Bion, 1967), manifestations particulières d’un
trouble de la pensée propre à la schizophrénie, dans lequel ce sont les
associations entre représentations verbales qui sont traitées comme des
liaisons moi/objet et détruites en tant que telles ; les modalités particulières
de vie “ parasitaire ” que ces patients développent dans l’univers asilaire, et
qui semblent constituer une sorte de gigantesque “ résistance de transfert ” ;
les particularités du rapport à la temporalité, etc.
Autant de traits de clinique psychanalytique que nous ne rencontrons nulle
part ailleurs que dans la schizophrénie (à la réserve près du continuum dont
il vient d’être question) et dont l’étude séparée – je veux dire : sans
confusions inutiles avec les mécanismes propres aux psychoses – pourrait
nous permettre de mieux comprendre leur psychopathologie. Un travail qui
reste assurément à faire, à la condition de bien reconnaître à la
schizophrénie, non seulement sa spécificité, mais aussi les limites de cette
spécificité : celle d’une formation instable, spontanément évolutive soit vers
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diverses formes d’organisation (qui, du coup, la rapprochent d’autres
configurations pathologiques, notamment psychotiques), soit vers une
désorganisation finale et complète, représentée par les évolutions que
Racamier qualifiait de “ catastrophiques ” et qui peuplent encore toujours
nos hôpitaux psychiatriques.

30
Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

RÉFÉRENCES
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Psychanalyse, X : 225-304. Paris, Presses Universitaires de France, 1993.
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Psychanalyse, XIII : 161-185. Paris, Presses Universitaires de France, 1988.
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XVII : 1-7. Paris, Presses Universitaires de France, 1992.
Freud S (1925) La négation Œuvres Complètes de Freud. Psychanalyse, XVII : 165-
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Freud S (1927) Fétichisme. Œuvres Complètes de Freud. Psychanalyse, XVIII :
123-131. Paris, Presses Universitaires de France, 1994.
Freud S (1933) Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. Leçon 31 :
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France.
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Vassilis Kapsambelis
Centre Philippe Paumelle
11, rue Albert Bayet
75013 Paris
Kapsambelis@wanadoo.fr

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Les fonctionnements psychotiques : une psychopathologie psychanalytique

Abstract – Psychotic functioning : a psychoanalytical psychopathology The


psychoanalytical psychopathology of psychotic states proposes a variety of
approaches which often appear to be contradictory. By taking the most common
reference used by Freud as concerns psychoses, “ the relation to reality ” as a
guideline, we are brought to study two aspects of denial : denial of exteroceptive
reality (external reality) and denial of proprioceptive reality (biological and
instinctual life), and to describe denial as the denial of the reality of desire and even
of existance, of the object. Starting with this conception of denial, different types of
psychosis can be delineated, particularly the denial accompanied by the creation of
a new reality (delirious psychoses), denial with splitting of the ego (non-delirious
psychoses) and denial with object identification (manic-depressive pathologies).
Schizophrenia appears to be an unstable formation representing types of
disorganisation seen in the different kinds of psychosis and necessitating a specific
clinical description which sets it apart from all the others.

Key words: Psychoses – Schizophrenias – Reality – Object – Ego – Denial.

Resumen – Los funcionamientos psicóticos: una psicopatología psicoanalítica.


La psicopatología psicoanalítica de los estados psicóticos propone múltiples
acercamientos, a menudo en apariencia contradictorios. Tomando como eje de
reflexión la “relación a la realidad”, la referencia freudiana más constante en materia
de psicosis, somos llevados al estudio de dos aspectos de la negación: la negación
de la realidad exteroceptiva (“realidad exterior”) y negación de la realidad
propioceptiva (vida biológica y pulsional), y a describir la negación como negación
de la realidad del deseo, e incluso de la existencia, del objeto. A partir de esta
concepción de la negación, diferentes formas de psicosis pueden ser delimitadas,
principalmente la negación con creación de una nueva realidad (psicosis delirantes),
la negación con escisión del yo (psicosis no delirantes) y la negación con
identificación al objeto (patologías maníaco-depresivas). La esquizofrenia aparece
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como una formación inestable, representando una de las figuras de desorganización
de las diferentes formas de psicosis mencionadas, que requiere una descripción
clínica específica que no la confunda con estas.

Palabras clave: Psicosis – Esquizofrenia – Realidad – Objeto – Yo – Negacion.

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