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Les cat¦gories sont-elles d¦finissables ?

Arnaud Pelletier

Juste aprÀs l’¦nonc¦ de la table des cat¦gories, Kant ¦crit : « De donner


des d¦finitions de ces cat¦gories, je m’exempte — dessein dans ce trait¦,
bien que je sois en mesure de les poss¦der. J’analyserai dans la suite ces
concepts jusqu’au point qui suffit relativement — la m¦thodologie dont je
poursuis l’¦laboration » (KrV, A 82/B 108).1 Et il ajoute, sans autre
pr¦cision, qu’il est non seulement facile de dresser l’inventaire du systÀme
des concepts d¦riv¦s en consultant pour commencer les manuels scolaires
d’ontologie,2 mais qu’il est aussi facile d’analyser les cat¦gories mÞmes. La
diff¦rence entre ¦tablir une d¦finition et mener une analyse jusqu’— un
certain point semble d’abord renvoyer — la proposition bien connue de la
Discipline de la raison pure selon laquelle « en philosophie, la d¦finition,
comme clarification pond¦r¦e, doit plutút clore l’entreprise que l’inau-
gurer » (A 731/B 759). Avant d’envisager le problÀme de la d¦finition des
cat¦gories, il faut prendre acte de l’¦nonc¦ kantien selon lequel elles sont,
— tout le moins, analysables et qu’elles sont donc, en tant que concepts-
souches de l’entendement pur (Stamm-Begriffe, A 81/B 107) dont d¦ri-
vent tous les pr¦dicables, des concepts originaires mais non des concepts
simples, ou encore des concepts fondamentaux et pourtant analysables. La
possibilit¦ de cette analyse pose un premier problÀme : celui de la d¦-
termination, du statut et du contenu des ¦l¦ments qui seraient produits
par une telle analyse. Kant n’insiste pas sur cette difficult¦, mÞme s’il
indique que le projet de d¦finir les cat¦gories, qu’il annonce comme ¦tant
facile, ferait « perdre de vue le thÀme principal de la recherche, en sou-
levant des doutes et des objections que l’on peut fort bien laisser de cút¦
pour une autre entreprise, sans rien retirer au projet essentiel » (A 83/
B 109, nous soulignons). Bref, puisqu’il n’est pas essentiel que la fon-
dation cat¦gorielle de la connaissance s’appuie sur des d¦finitions des

1 Critique de la raison pure. Trad. Alain Renaut. Paris 1997, 165. Toutes les cita-
tions seront prises dans cette traduction et nous n’indiquerons d¦sormais que la
pagination dans les ¦ditions originales A et B.
2 Dans les Prol¦gomÀnes, Kant donne le manuel de Baumgarten comme exemple
d’un d¦nombrement assez complet des pr¦dicables (cf. Prol, AA 04 : 325).

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cat¦gories, autant s’¦pargner les objections qu’elles susciteraient : le


« thÀme principal de la recherche » reste l’usage synth¦tique des cat¦go-
ries, c’est-—-dire leur liaison — l’exp¦rience, et non leur analyse. Ainsi, dÀs
le titre VII de l’introduction, Kant ¦crit que :
De l’analyse d¦taill¦e de ces concepts eux-mÞmes, tout comme de la recen-
sion complÀte de ceux qui en d¦rivent, [la critique] se dispense — juste titre :
en partie parce que cette analyse n’est pas pertinente dans la mesure o¾ elle
ne pr¦sente pas la difficult¦ qui se pr¦sente dans la synthÀse, laquelle est
l’objet propre de toute la critique. (KrV, A 13/B 27)
Ainsi la « topique syst¦matique » ici simplement indiqu¦e se distingue
d’entr¦e d’avec le projet leibnizien de caract¦ristique universelle tel que
Kant le comprend, — savoir la d¦composition des termes du pensable en
¦l¦ments primitifs simples et inanalysables.3 Achever la topique n¦cessi-
terait en effet de combler deux types de ‘place vide’ : la place des concepts
qui sont d¦riv¦s des concepts-souches (processus de d¦rivation) ; et la
place des ¦l¦ments r¦sultant de l’analyse des cat¦gories, promise jusqu’—
un certain point (processus d’analyse).
L’¦nonc¦ de cette possibilit¦ d’une analyse et mÞme d’une d¦finition
des cat¦gories ¦tait en r¦alit¦ mod¦r¦ par une note de la premiÀre ¦dition
non reprise dans la seconde :
On s’aperÅoit que la raison de [notre] prudence est encore plus profonde,
savoir que nous ne pouvions d¦finir les cat¦gories, quand bien mÞme nous
l’aurions voulu, mais que, si l’on fait abstraction de toutes les conditions de
la sensibilit¦, qui les d¦signent comme concepts d’un usage empirique pos-
sible, et si on les prend pour des concepts de choses en g¦n¦ral (d’un usage
par cons¦quent transcendantal), il n’y a plus rien — faire que de consid¦rer la
fonction logique qui intervient dans des jugements. (KrV, A 240)
La note indique clairement la question pr¦liminaire, et peut-Þtre pr¦ju-
dicielle, — la possibilit¦ d’une analyse et plus encore d’une d¦finition des
cat¦gories : quel est le contenu d’une cat¦gorie, et ce contenu est-il
analysable ? Il faut ainsi repartir de la caract¦risation des cat¦gories pour
voir si l’on peut distinguer des caractÀres de chacune.

3 Cf. PND, AA 01 : 390.

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1 Concept et fonction

Le contenu cat¦gorial se r¦duit-il aux fonctions logiques des jugements ?


Si l’on reprend l’ordre d’exposition de la d¦duction m¦taphysique des
cat¦gories, il faut commencer par rappeler la caract¦risation centrale de
l’entendement comme pouvoir de juger : « Nous pouvons ramener toutes
les actions de l’entendement — des jugements, tant et si bien que l’en-
tendement en g¦n¦ral peut Þtre repr¦sent¦ comme un pouvoir de juger
(Vermçgen zu urteilen) » (A 69/B 94). L’identification du pouvoir de
l’entendement comme un pouvoir de juger est justifi¦e par la notion de
fonction qui, comprise comme « l’unit¦ de l’action (die Einheit der
Handlung) consistant — ordonner des repr¦sentations diverses sous une
repr¦sentation commune » (A 68/B 93), intervient tant dans les juge-
ments logiques que dans la formation des concepts de l’entendement.
Ceci pos¦, il suit imm¦diatement que « les fonctions de l’entendement
peuvent Þtre trouv¦es toutes si l’on peut pr¦senter complÀtement les
fonctions de l’unit¦ intervenant dans les jugements » (A 68/B 94). En
effet, puisque les fonctions logiques du jugement ¦puisent le pouvoir de
l’entendement, il y aura autant de concepts purs de l’entendement se
rapportant a priori aux objets de l’intuition en g¦n¦ral qu’il y avait de
fonctions logiques dans les jugements possibles. C’est ainsi la caract¦ri-
sation fondamentale de l’entendement comme « pouvoir de juger » qui
justifie que les fonctions logiques du jugement puissent servir de fil
conducteur pour d¦terminer les concepts purs de la synthÀse d’un divers,
contenus a priori dans l’entendement, selon l’¦nonc¦ canonique du § 10 :
La mÞme fonction qui fournit [giebt] de l’unit¦ aux diverses repr¦sentations
dans un jugement donne [giebt] aussi — la simple synthÀse de diverses re-
pr¦sentations dans une intuition une unit¦ qui, exprim¦e de faÅon g¦n¦rale,
s’appelle le concept pur de l’entendement […]. (KrV, A 79/B 104)
Si la fonction ¦tait caract¦ris¦e comme « l’unit¦ d’une action », Kant
indique ici que cette action consiste pr¦cis¦ment — « donner de l’unit¦ » —
un divers. Il faut donc distinguer trois ¦l¦ments : la synthÀse d’un divers,
la fonction qui s’y applique, et l’unit¦ de la synthÀse qui en r¦sulte. Le
concept pur de l’entendement est donc le produit d’une fonction s’ap-
pliquant — un divers de repr¦sentations dans une intuition, c’est-—-dire
lorsqu’elle se rapporte — un objet possible, et non — de simples repr¦-
sentations logiques comme dans un jugement. C’est en ce sens que Kant
peut ¦crire que les cat¦gories proviennent (entspringen, A 80/B 106) des
fonctions logiques, ou que les concepts reposent (beruhen auf, A 68/B 93)

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sur des fonctions.4 Ces deux verbes n’indiquent pas une identification
stricte des cat¦gories aux fonctions logiques, mais m¦nagent une dis-
tinction entre les simples fonctions logiques et les concepts comme le
produit de leur usage ou de leur action dans le divers de l’intuition.
Autrement dit, un concept qui n’est pas vide de contenu est toujours
concept d’un objet possible, et est donc constitu¦ par une fonction lo-
gique en tant qu’elle se rapporte — un objet possible, c’est-—-dire — la fois
par une forme et par la possibilit¦ de rapporter cette forme — un objet :
Pour tout concept se trouvent requises [erfordert], premiÀrement, la forme
logique d’un concept (de la pens¦e) en g¦n¦ral, et ensuite aussi, deuxiÀme-
ment, la possibilit¦ de lui donner un objet auquel il se rapporte. Sans ce
dernier, il n’a pas de sens et est totalement vide de contenu, bien qu’il puisse
poss¦der [enthalten] en lui la fonction logique de constituer [machen] un
concept — partir de certaines donn¦es. (KrV, A 239/B 298)
La derniÀre formule n’est pas tautologique : la fonction de constituer un
concept n’est pas le concept lui-mÞme, puisque la forme n’a de signifi-
cation que pour un divers donn¦ possible. De la mÞme maniÀre, les
cat¦gories sont distingu¦es de simples fonctions logiques pour Þtre des
formes d’un objet en g¦n¦ral, et reÅoivent les qualifications suivantes :
« Un concept pur contient uniquement la forme de la pens¦e d’un objet
en g¦n¦ral » (A 51/B 75) ; « Les cat¦gories sont des concepts d’un objet en
g¦n¦ral, par lesquels l’intuition de celui-ci est consid¦r¦e comme d¦ter-
min¦e vis-—-vis d’une des fonctions logiques des jugements » (B 128) ;
« Les cat¦gories ne sont rien d’autre que ces mÞmes fonctions du jugement,
en tant que [so fern] le divers d’une intuition donn¦e est d¦termin¦ par
rapport — elles » (B 143).
Quel est alors le contenu d’une cat¦gorie ? Quelles sont les formes
d’une chose en g¦n¦ral, d’un quelque chose en g¦n¦ral, d’un etwas ? La
cat¦gorie de la r¦alit¦, qui repose sur la fonction d’unit¦ du jugement
affirmatif, ne contient que la repr¦sentation d’un quelque chose qui existe ;
la cat¦gorie de la n¦gation contient la repr¦sentation d’un quelque chose
qui n’existe pas ; la cat¦gorie de la substance, la repr¦sentation d’un
quelque chose comme sujet absolu de d¦termination ; la cat¦gorie de la
causalit¦, la repr¦sentation « que quelque chose A [etwas A] soit de telle
sorte qu’une autre chose B [ein anderes B] en r¦sulte n¦cessairement et selon
une rÀgle universelle » (A 91/B 124). Ces diff¦rentes caract¦risations de la

4 Sur ce point, voir Longuenesse, B¦atrice: « Kant on a priori concepts. The me-
taphysical deduction of the categories ». In: P. Guyer (¦d.): The Cambridge
Companion to Kant and Modern Philosophy. Cambridge 2006, 139 sq.

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pens¦e d’un etwas en g¦n¦ral livrent les premiers caractÀres des cat¦gories,
c’est-—-dire le d¦but de leur analyse contentuelle – cette mÞme analyse dont
Kant dit se dispenser dans la Critique, et dont il se dispense de fait pour les
autres cat¦gories. Du reste, les cat¦gories de la modalit¦ ne peuvent pr¦-
cis¦ment pas Þtre distingu¦es de maniÀre purement conceptuelle (ou ab-
straction faite des conditions de la sensibilit¦) puisqu’elles ne sont pr¦ci-
s¦ment que des modalit¦s du quelque chose qui existe (A 244/B 302).
Une question se pose : cette esquisse d’analyse cat¦goriale peut-elle
Þtre poursuivie et donner lieu — des d¦finitions des cat¦gories ?

2 Caract¦risation et r¦alisation des cat¦gories


Les quelques caract¦risations du contenu des cat¦gories que nous avons
relev¦es n’ont ¦videmment aucun sens ind¦pendamment de leur signifi-
cation empirique. Prise ind¦pendamment de celle-ci, la « pure cat¦gorie »
n’est qu’un concept insens¦ (sans signification, ohne Sinn und Bedeutung,
A 241/B 300), une fonction logique qui tourne — vide d’objet et qui n’est
plus qu’un « simple jeu de l’entendement ou de l’imagination » (A 239/
B 298). C’est — un tel jeu que se livre l’ontologie scolaire lorsqu’elle pense
diviser le domaine du pensable (du cogitabile, de l’aliquid) selon les dif-
f¦rentes qualit¦s de distinction des concepts pour nous : l’aliquid se
distingue du nihil comme le pensable du non-pensable ; le pensable peut
lui-mÞme Þtre distinct (ens) ou non distinct (non ens) ; l’¦tant renvoie —
son tour — la chose (res) ou — un mode (modus).5 Une telle ontologie qui se
pr¦tend scientia de aliquo et nihilo ne peut avoir de sens cat¦gorial pr¦-
cis¦ment parce qu’elle s’en tient au domaine du pensable.
Puisque les cat¦gories n’ont de signification et ne sont r¦alis¦es que
par l’interm¦diaire des schÀmes – ou d¦terminations a priori du temps qui
rÀglent l’application possible des cat¦gories aux objets des sens – on a pu
compter les schÀmes comme des caractÀres des cat¦gories elles-mÞmes, ou
consid¦rer que seules les cat¦gories sch¦matis¦es ¦taient les vraies cat¦-
gories proprement dites.6 Cela semble particuliÀrement convenir aux

5 Sur l’arriÀre-plan nihiliste de l’ontologie scolastique allemande (J. Clauberg, C.


Timpler), voir Courtine, Jean-FranÅois: Suarez et le systÀme de la m¦taphysique.
Paris 1990, 258 sq.
6 Cf. Paton, Herbert J.: Kant’s Metaphysic of Experience : A Commentary on the First
Half of the Kritik der reinen Vernunft. London 1936, 204.

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cat¦gories de la modalit¦ qui ne pouvaient recevoir de caract¦risation


purement intellectuelle :
La possibilit¦, l’existence et la n¦cessit¦, personne n’a encore pu les d¦finir
autrement que par une flagrante tautologie, — chaque fois que l’on a voulu
puiser leur d¦finition dans l’entendement pur […]. (KrV, A 244/B 302)
Les trois cat¦gories ne reÅoivent en effet de caractÀres distinctifs que dans
leurs schÀmes, — savoir respectivement : l’existence de quelque chose en
un temps en g¦n¦ral pour le possible ; l’existence de quelque chose en un
temps d¦termin¦ pour le r¦el ; l’existence de quelque chose de tout temps
pour le n¦cessaire. Il ne faut cependant pas confondre la caract¦risation
des cat¦gories et leur sch¦matisation par laquelle « les cat¦gories comme
simples formes de la pens¦e reÅoivent une r¦alit¦ objective » (B 150) :
Les cat¦gories, sans schÀmes, sont seulement des fonctions de l’entendement
relativement — des concepts mais ne repr¦sentent aucun objet […]. (KrV,
A 147/B 187)
Les concepts purs a priori, outre la fonction qui est celle de l’entendement
dans la cat¦gorie, doivent contenir encore a priori des conditions formelles de
la sensibilit¦ qui renferment la condition g¦n¦rale sous laquelle la cat¦gorie
peut Þtre appliqu¦e — quelque objet […]. (KrV, A 139/B 178)
C’est pr¦cis¦ment parce que la cat¦gorie n’est r¦alis¦e que par le schÀme
qu’il ne peut y avoir de d¦finition r¦elle des cat¦gories elles-mÞmes, c’est-—-
dire, selon une note de la premiÀre ¦dition qui sera supprim¦e, « de d¦-
finition qui rende clair non seulement un concept mais en mÞme temps sa
r¦alit¦ objective » (A 242). En somme, la question de la d¦finition des
cat¦gories se r¦vÀle Þtre une question mal pos¦e, puisque ces concepts purs
de l’entendement ne sont pas des concepts d’objet (mais de quelque chose
en g¦n¦ral) tout en n’ayant de signification que pour des objets – selon la
doctrine la plus connue et la plus centrale de la d¦duction transcendantale.7
La diff¦rence entre la caract¦risation et la r¦alisation des cat¦gories donne
ainsi lieu — deux maniÀres de consid¦rer la question de la d¦finition r¦elle
des cat¦gories.
D’un cút¦, si une cat¦gorie n’est pas une pure fonction logique
puisqu’elle est la repr¦sentation d’un quelque chose en g¦n¦ral, elle ne
repr¦sente aucun objet particulier et ne peut s’appliquer — des objets de

7 Martin Heidegger a particuliÀrement insist¦ sur l’impossibilit¦ d’une d¦finition


r¦elle des cat¦gories, rapport¦e — la structure mÞme de la d¦duction transcen-
dantale : « Dans la mesure o¾ l’entendement se trouve au service de l’intuition
pure, il en va de mÞme pour les concepts purs » (cf. Interpr¦tation ph¦nom¦nolo-
gique de la « Critique de la raison pure » de Kant. Paris 1983, 262 sq.).

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l’intuition que par l’interm¦diaire des schÀmes. Ainsi, les concepts de


r¦alit¦, cause, substance, etc. ne peuvent pr¦senter la possibilit¦ r¦elle d’un
objet — la maniÀre dont les concepts math¦matiques construisent les objets
dans l’intuition. De ce point de vue, il est clair que la caract¦risation
d’une cat¦gorie ne donnera jamais lieu — une d¦finition r¦elle (B 302n).
D’un autre cút¦, Kant comprend aussi l’expression de d¦finition r¦elle en
un sens moins strict pour indiquer que l’on peut exhiber la r¦alit¦ ob-
jective des cat¦gories non au travers de leur simple caract¦risation (con-
ceptuelle) mais au travers de la r¦alisation (sch¦matique) :
Nous ne pouvons donner d’une seule de ces cat¦gories une d¦finition r¦elle,
c’est-—-dire rendre compr¦hensible la possibilit¦ de son objet, sans redes-
cendre aussitút aux conditions de la sensibilit¦, par cons¦quent — la forme des
ph¦nomÀnes […]. (KrV, B 300)
Autrement dit, on peut bien rendre compte de la possibilit¦ d’un objet des
cat¦gories, mais non — partir des cat¦gories elles-mÞmes. Si l’expression ¦tait
autoris¦e, on pourrait dire que les cat¦gories sch¦matis¦es ont une d¦fini-
tion r¦elle ; au sens strict cependant, c’est-—-dire au sens ou des concepts
math¦matiques sont des d¦finitions r¦elles, les cat¦gories ne sont pas d¦-
finissables.
Ceci ¦tabli, est-il toutefois possible de poursuivre l’analyse cat¦goriale,
c’est-—-dire de pr¦ciser davantage la caract¦risation des cat¦gories ? Cela
reviendrait — ajouter un caractÀre suppl¦mentaire aux formes du juge-
ment, ce qui ne pourrait se faire sans employer ces mÞmes formes du
jugement et donc sans tomber dans le mauvais infini d’un cercle d¦fi-
nitionnel :
[Les cat¦gories] elles-mÞmes ne peuvent Þtre d¦finies. Les fonctions logiques
des jugements en g¦n¦ral : unit¦ et pluralit¦, affirmation et n¦gation, sujet et
pr¦dicat, ne peuvent Þtre d¦finies sans que l’on s’enferme dans un cercle,
puisque la d¦finition devrait en tout cas Þtre elle-mÞme un jugement et
devrait donc d¦j— contenir ces fonctions […]. (KrV, A 245)
L’enquÞte cat¦goriale s’achÀve ainsi avec les caract¦risations minimales du
quelque chose en g¦n¦ral, caract¦risations qui ne constituent que des
d¦finitions nominales des cat¦gories. Comment alors expliquer que Kant
supprime dans la seconde ¦dition les notes portant sur l’impossibilit¦
d’une d¦finition des cat¦gories, et laisse ainsi, apparemment, leur possi-
bilit¦ entiÀre, quoique hors du propos de la Critique ?

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3 D¦finition des concepts et d¦finitions des cat¦gories

Pour rendre compte de cette h¦sitation textuelle, on pourrait sugg¦rer que


Kant ait voulu simplement estomper les divergences entre l’¦nonc¦ de la
possibilit¦ (A 82) et de l’impossibilit¦ (A 245) d’une d¦finition des ca-
t¦gories. On pourrait aussi rappeler que Kant indique lui-mÞme une
certaine latitude dans l’usage du terme de d¦finition :
La langue allemande ne dispose, pour rendre les expressions d’exposition,
d’explication, de d¦claration et de d¦finition, que du seul et unique terme
d’Erkl•rung, et c’est pourquoi il nous faut d¦j— restreindre quelque peu la
rigueur de l’exigence que nous faisions valoir quand nous refusions aux ex-
plications philosophiques le titre honorifique de d¦finitions. (KrV, A 730/
B 758)
Mais on justifierait alors — bon compte et de maniÀre purement nominale
la d¦finissabilit¦ des cat¦gories si l’on invoquait seulement une certaine
latitude d’usage. Il y a cependant trois ¦l¦ments dans l’histoire de la
doctrine kantienne des d¦finitions et des cat¦gories qui permettent de
comprendre en quel sens Kant a pu envisager la possibilit¦ d’une d¦fi-
nition des cat¦gories – possibilit¦ dont le texte de la Critique garderait
trace. Ce sont : (a) la possibilit¦ de consid¦rer les cat¦gories en tant que
concepts rationnels susceptibles d’analyse ; (b) le fait que les cat¦gories
kantiennes se substituent — la doctrine des lignes pr¦dicamentales qui
d¦terminait les pr¦dicaments comme les chefs de toute d¦finition des
concepts ; (c) enfin, le fait que Kant n’a que progressivement abandonn¦
l’expression de « d¦finition analytique », pourtant contradictoire dans une
doctrine de la stricte r¦ciprocit¦ du concept definiens et du concept de-
finiendum. Reprenons les trois ¦l¦ments qui ont en commun de consi-
d¦rer les cat¦gories simplement en tant que concepts et non en tant que
concepts purs de l’entendement.
(a) Les termes qui d¦signent les cat¦gories d¦signent aussi des concepts
philosophiques usuels ou, en termes kantiens, des concepts donn¦s a priori
comme sont ceux de « substance, cause, droit, ¦quit¦, etc. » (A 728/B 756),
dont on peut analyser les caractÀres — la maniÀre dont on ¦numÀre les
caractÀres r¦els (ou caractÀres internes d¦rivatifs) des concepts donn¦s a
priori du droit ou de la morale.8 De mÞme que les juristes cherchent encore

8 Cf. V-Lo/Dohna, AA 24 : 756 : si l’on d¦finit par exemple le concept de vertu


par « la disposition — agir librement conform¦ment au droit », on ne fait pas
simplement que donner une d¦finition nominale, mais l’on ¦numÀre des ca-

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leur concept de droit, de mÞme les m¦taphysiciens n’en finissent pas


d’analyser les concepts de substance et de cause. Ainsi l’¦lucidation pro-
gressive du concept de cause – et non de la cat¦gorie de la causalit¦ –
s’opÀre dans la conscience progressive des caractÀres que l’on peut distin-
guer par exp¦rience (A 86/B 118 ; A 196/B 241). La relation causale n’a
pas d’origine empirique mais elle est pourtant d’abord connue empiri-
quement, et nous en constituons pour nous-mÞmes le concept logique de
maniÀre tout — fait usuelle, par comparaison, r¦flexion et abstraction des
donn¦es de la sensibilit¦. La cat¦gorie de la causalit¦ n’est pas engendr¦e
empiriquement, mais le concept de cause est progressivement reconnu par
application dans la comparaison.9 C’est en ce sens que Kant peut renvoyer,
nous l’avons vu, aux manuels scolaires d’ontologie pour l’¦num¦ration des
caractÀres et des pr¦dicables de ces concepts (A 82/B 108).
(b) DeuxiÀmement, la nouvelle signification cat¦goriale des douze
items se substitue — leur fonction scolaire usuelle qui est, depuis la lecture
boÀcienne d’Aristote, d’Þtre des chefs des lignes pr¦dicamentales, et par
cons¦quent des chefs de la d¦finition. Rappelons en effet que les pr¦di-
caments avaient la qualit¦ d’Þtre les classes les plus hautes que l’on pouvait
diviser en espÀces successives jusqu’— constituer des classes ou des s¦ries de
choses : series rerum sub uno generalissimo genere. Melanchthon parlait
ainsi des pr¦dicaments comme de chapitres g¦n¦raux (capita generalia) et
des pr¦dicables comme des titres (titula) pour discerner des degr¦s dans
les pr¦dicaments.10 Or un tel h¦ritage lexical, si ce n’est s¦mantique, des
cat¦gories se retrouve dans les r¦flexions et les leÅons des ann¦es 1770,
lorsque Kant travaille d¦j— sur les cat¦gories, mais sans poss¦der la doc-
trine du fil directeur et de la d¦duction m¦taphysique des cat¦gories.
Ainsi, dans certaines r¦flexions des ann¦es 1770, il appelle pr¦cis¦ment
« titres de la pens¦e » ou « titres de l’entendement » ces maniÀres de
penser les choses qui se manifestent dans l’appr¦hension des ph¦nomÀnes,
ces maniÀres de les consid¦rer par exemple comme substance ou comme
accident,11 et que trahissent aussi nos maniÀres de les dire.12 MÞme plus
tardivement, dans les LeÅons sur l’encyclop¦die philosophique prononc¦es
vraisemblablement en 1779 – 1780, lorsque Kant a d¦j— ¦tabli que les

ractÀres qui appartiennent r¦ellement au concept de droit, mÞme si l’on n’est pas
s˜r d’en avoir clos la liste.
9 Cf. Longuenesse, B¦atrice: Kant et le pouvoir de juger. Paris 1993, 144.
10 Melanchthon, Philipp: Erotemata dialectices. Livre 1, « De praedicamentis ».
11 Cf. R 4672 (1773 – 75), Refl, AA 17 : 635 – 636 ; R 4678 (vers 1775), Refl, AA
17 : 661.
12 Cf. R 4679 (vers 1775), Refl, AA 17 : 664.

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douze items sont tir¦s des fonctions logiques de l’entendement et qu’ils


fournissent bien des rÀgles de l’usage de la pr¦dication, c’est-—-dire des
maniÀres de penser les ph¦nomÀnes, il continue de les nommer des « titres
de l’entendement » ou des « titres de la pens¦e » (Titel des Denkens).13 De
cette variation lexicale, qu’il est ais¦ de consid¦rer comme peu signifiante,
on peut au moins dire ceci : les expressions de « cat¦gorie » et de « titre de
la pens¦e » semblent avoir ¦t¦ employ¦es de maniÀre indiff¦rente tant que
Kant n’¦tait pas en possession de la doctrine de la d¦duction des cat¦-
gories. Les LeÅons ne pr¦cisent en effet pas de quelle maniÀre ces titres se
rapportent aux choses, pour indiquer laconiquement : « Lorsque les
fonctions logiques sont appliqu¦es aux choses, il en r¦sulte les titres de la
pens¦e »14. Ainsi l’abandon du terme de titre est concomitant de l’achÀ-
vement de la red¦finition complÀte de la doctrine des cat¦gories, qui ne se
confondent plus avec de simples concepts, mÞmes les plus hauts. Ce-
pendant, on peut sugg¦rer que les ¦nonc¦s sur la d¦finissabilit¦ des ca-
t¦gories renvoient, de nouveau, — cette possibilit¦ de les consid¦rer en tant
que simples concepts et d’envisager leur analyse selon une tradition qui
parcourt la scolastique allemande.
(c) Enfin, mÞme si l’on considÀre les cat¦gories comme de simples
concepts rationnels, ou concepts donn¦s a priori d¦lest¦s de toute signi-
fication cat¦goriale, on ne pourra ainsi justifier que leur possible analyse,
mais non leur possible d¦finition qui impliquerait un achÀvement de
l’analyse dans la constitution d’un concept d¦taill¦ ou complet (aus-
fìhrlich). Il semble bien qu’il faille sur ce point constater, ainsi que Kant
le suggÀre lui-mÞme, une certaine latitude dans l’usage du terme de d¦-
finition qui ne s’applique, — strictement parler, qu’aux concepts synth¦-
tiques a priori – qui seuls sont complets puisqu’il n’y a en eux que les
caractÀres qu’on y pense – et qui ne concerne donc ni les concepts donn¦s
ni les concepts form¦s a posteriori.15 Cette latitude d’usage s’observe
particuliÀrement dans le recours — l’expression contradictoire de « d¦fi-
nition analytique » dans les LeÅons de logique. On peut lire ainsi, dans la
Logik Blomberg (de la d¦cennie 1770), que des concepts donn¦s de la
raison ne peuvent devenir « complets que de maniÀre progressive »16 ;

13 PhilEnz, AA 29 : 34, 36 – 38. Voir notre introduction — Kant: Abr¦g¦ de philo-


sophie, Paris 2009.
14 PhilEnz, AA 29 : 36.
15 Voir notre ¦tude : « La th¦orie kantienne de la d¦finition dans les LeÅons de
logique ». Les sources de la philosophie kantienne aux XVIIÀ et XVIIIÀ siÀcle. Paris
2005, 175 – 184.
16 V-Lo/Blomberg, AA 24 : 272.

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Les cat¦gories sont-elles d¦finissables ? 729

dans la Logik Philippi (1772), que les concepts donn¦s sont susceptibles
d’une « d¦finition analytique » qui n’est atteinte qu’— la fin, quoiqu’elle ne
soit pas toujours n¦cessaire, et qu’elle soit bien s˜r impossible dans le cas
des descriptions des concepts empiriques ;17 ou encore dans la Logik
Dohna-Wundlacken, quoique dat¦e de 1792, que l’exposition des con-
cepts donn¦s de la raison est incidemment qualifi¦e de « d¦finition
analytique » que l’on « pr¦sume complÀte en philosophie ».18 Seule la
compilation de la Wiener-Logik, par ailleurs incertaine quant — ses sources
et — sa datation, formule clairement le rejet des soi-disant « d¦finitions
analytiques » pour conserver l’usage s¦mantique du terme de « d¦fini-
tion » aux seuls concepts synth¦tiques purs a priori.19 Aussi, bien que le
lecteur averti identifie tout de suite une contradiction in adjecto dans
l’expression, le t¦moignage des LeÅons montre que Kant n’a que pro-
gressivement ¦cart¦ la d¦signation de « d¦finition analytique », mÞme s’il
en a trÀs tút ¦cart¦ la l¦gitimit¦ conceptuelle.

Les cat¦gories ne sont pas d¦finissables. En effet, l’h¦sitation textuelle sur


la d¦finissabilit¦ des cat¦gories ne semble pas devoir Þtre interpr¦t¦e
comme une divergence doctrinale d’une ¦dition de la Critique — l’autre,
mais plutút comme renvoyant — des points de vue diff¦rents selon qu’on
les considÀre soit comme des concepts purs de l’entendement n’ayant de
r¦alit¦ objective que par la m¦diation des schÀmes, soit comme des
concepts donn¦s a priori. En tant que formes de la pens¦e en g¦n¦ral
(Gedankenformen, A 248/B 305), les cat¦gories ne sont pas des concepts
d’objets que l’on pourrait d¦finir, mais des repr¦sentations d’une chose en
g¦n¦ral que l’on peut caract¦riser : repr¦sentation de quelque chose qui
existe, de quelque chose qui n’existe pas, de quelque chose qui r¦sulte de
quelque chose d’autre selon une rÀgle n¦cessaire et universelle, etc. Elles
font donc bien l’objet d’une analyse minimale, mais d’aucune d¦finition
en raison du statut particulier des concepts purs de l’entendement. D’un
autre cút¦, — consid¦rer ces concepts simplement comme des concepts
donn¦s de la raison, coup¦s de leur sens cat¦gorial, on peut ¦galement
concevoir de les analyser davantage, d’en d¦river des pr¦dicables, et mÞme
de parler g¦n¦reusement de ‘d¦finitions’, — la maniÀre des manuels
d’ontologie en usage. Mais cette t–che, qui ne concerne pas les cat¦gories
en tant que cat¦gories, n’incombe pas — la Critique.

17 V-Lo/Philippi, AA 24 : 458.
18 V-Lo/Dohna, AA 24 : 58.
19 V-Lo/Wiener, AA 24 : 916 – 922.

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