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B. Manin, Principes du gouvernement représentatif

Article  in  Politix · January 1997


DOI: 10.3406/polix.1997.1676

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Eric Agrikoliansky
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Politix

B. Manin, Principes du gouvernement représentatif


Eric Agrikoliansky

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Agrikoliansky Eric. B. Manin, Principes du gouvernement représentatif. In: Politix, vol. 10, n°38, Deuxième trimestre 1997. pp.
160-166;

doi : 10.3406/polix.1997.1676

http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1997_num_10_38_1676

Document généré le 09/06/2016


Lectures

s'explique surtout par la perception nouvelle et aiguë qu'ils ont de la "crise


de la démocratie représentative" et le sentiment d'urgence qu'ils
manifestent à montrer l'authenticité de leur bonne volonté démocratique»
(p. 208). En cela il s'apparente à ce que Bernard Lacroix appellerait une
«entreprise de modernisation conservatrice».

Cette interprétation pourrait s'appliquer également au texte de 1995.


L'examen des conditions d'exercice, particulièrement restrictives, de ce
«droit d'initiative populaire», éclaire également les raisons de l'acceptation
des élus. Néanmoins, ce texte constitue une rupture avec les conceptions
jusque-là dominantes, niant la possibilité d'une inadéquation entre les
intérêts défendus par l'élu et ceux de la population qu'il représente.
Finalement l'effet majeur du texte de 1995, qui d'après l'auteur n'a peut-
être pas pour fonction essentielle d'être appliqué (p. 226), serait d'avoir
normalisé le droit de 1992. La campagne pour les élections municipales de
1995, marquée d'ailleurs par le recours accru à des technologies de
participation-communication, montre ainsi une banalisation de l'idée
référendaire.

La participation est donc irréductiblement ressource et contrainte ; tel est


le double statut du discours participatif (p. 232), à la fois discours de
légitimation du pouvoir local et discours privilégié de sa contestation. Après
avoir été un moyen de contestation des élus en place, la crise de la
démocratie représentative serait aujourd'hui proclamée par les détenteurs
du capital représentatif eux-mêmes.

Riche en informations, minutieux dans l'éclairage qu'il apporte sur une


procédure jusque-là méconnue dans sa pratique et ses usages, cet ouvrage
constitue également une contribution stimulante à l'analyse du
fonctionnement local d'un régime démocratique. Il permet notamment de
questionner l'équivalence démocratie locale = démocratie participative.
Mettant en évidence la récurrence historique d'un discours participatif
souvent présenté aujourd'hui comme synonyme de modernité, il ouvre un
vaste champ de réflexion sur les conditions de possibilités d'une
transformation du fonctionnement de la démocratie dans le sens d'une «plus
grande participation».

Cécile Blatrix
Centre de recherches politiques de la Sorbonne
Université Paris I

MANIN (Bernard), Principes du gouvernement représentatif, Paris,


Flammarion («Champs»), 1996, 319 pages.

RINCIPES du gouvernement représentatif de B. Manin, réédité en


collection de poche l'an passé, constitue assurément un ouvrage
majeur pour la science politique française contemporaine. Majeur
d'abord par son sujet, puisqu'il entend mettre au jour les principaux
traits caractérisant dans les sociétés politiques occidentales les institutions
représentatives et les relations entre représentants et représentés.
L'importance de ce travail ne se limite cependant pas à l'ampleur de son
objet. La clarté des démonstrations et la portée des conclusions font la force
de ce livre dont la principale qualité est sans doute de montrer qu'il est
possible de dépasser les clivages internes à une discipline qui, dans ce cadre,
peut prétendre à la cumulativité.

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Lectures

L'argument de B. Manin se décompose en deux temps. Dans le premier, il


entreprend, à partir de l'étude des débats fondateurs des institutions
françaises, britanniques et américaines, l'analyse des fondements théoriques
et des dispositifs institutionnels du «gouvernement représentatif». Le
principe de représentation constitue en effet à ses yeux la caractéristique
principale des régimes démocratiques contemporains. Il distingue alors
quatre traits qui spécifient, au-delà des évolutions historiques, la
démocratie représentative depuis la fin du XVIIIe siècle : l'élection des
gouvernants qui constitue le cœur du principe de représentation,
l'indépendance relative des élus qui ne sont pas liés aux citoyens par un
mandat impératif, la liberté d'expression de l'opinion qui est - en
contrepartie dit Manin - accordée aux gouvernés, la logique de la discussion
et de la délibération. Ce travail de conceptualisation a comme premier
intérêt de rompre avec une perspective qui voit la démocratie comme le
système dans lequel le peuple se gouverne par lui-même. À l'inverse, Manin
affirme ici ce qui est la thèse principale de son ouvrage : les institutions
issues des révolutions politiques modernes ont peu de choses à voir avec la
démocratie telle qu'elle est conçue dans la pensée politique classique. À
l'opposé du modèle de la démocratie directe, les révolutionnaires français ou
américains - et a fortiori britanniques - aspirent à une forme de
gouvernement dans laquelle la voix des citoyens peut s'exprimer (par le
vote, la liberté d'expression) mais où seule une élite éclairée est assurée de
maîtriser le pouvoir politique. Le recours au cens, en France ou en Grande-
Bretagne, manifeste bien sûr cette dimension élitiste des institutions
postrévolutionnaires. Cependant, la force de l'analyse de B. Manin est de
montrer qu'au-delà de cette restriction, la plupart des techniques du
gouvernement représentatif inventées à ce moment (l'élection, la réunion
en assemblée de représentants sans mandat impératif) reflètent cette
préoccupation. De ce fait, les transformations ultérieures des dispositifs
institutionnels (en particulier l'élargissement du droit de suffrage)
n'affecteront pas réellement cette logique qui semble encore prégnante
aujourd'hui. Le gouvernement représentatif est ainsi le système dans lequel
l'élu n'est «ni le double, ni le porte-parole de l'électeur, mais gouverne en
anticipant le jour où le public rendra son jugement». Ce dernier point est
essentiel, puisque pour B. Manin la logique du vote ne permet un contrôle
des représentants qu'a posteriori, c'est-à-dire qui ne vaut que dans la mesure
où il est anticipé par les gouvernants.

Si l'auteur procède dans ce premier temps en isolant des principes a-


historiques définissant la spécificité du gouvernement représentatif
moderne, la seconde phase de son argumentation réintroduit les évolutions
historiques qui affectent les institutions politiques. B. Manin distingue
alors trois séquences qui rythment les «métamorphoses» contemporaines du
gouvernement représentatif. La première est celle du «parlementarisme» qui
en constitue la forme originelle et dont l'apogée se situe au XIXe siècle.
Dans ce cadre, l'élection des gouvernants renvoie au choix d'une personne
de confiance sur la base de liens locaux et personnels qui évoquent une
relation notabiliaire. Les élus, recrutés dans une élite éclairée, sont
considérés comme entièrement libres de leurs décisions ultérieures.
L'opinion du public s'exprime hors de la relation électorale, notamment par
les mouvements protestataires qui viennent, parfois par la violence, porter
la parole du Peuple aux portes du Parlement. À cette phase succède, au
début du XXe siècle, ce que Manin nomme la «démocratie de partis».
L'apparition d'entreprises de mobilisation pérennes et structurées
transforme en effet durablement la nature de la relation politique. Celle-ci
se dépersonnalise d'abord puisque la fidélité à un parti remplace la fidélité à
un homme. De plus, l'identification à une tendance politique est dans ce
cadre moins l'expression de liens locaux que le reflet d'une appartenance «de

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Lectures

classe». Ensuite, la liberté de choix pour l'élu et la liberté d'expression pour


l'électeur se trouvent limitées ; elles sont désormais encadrées par des
organisations partisanes qui fixent dans des programmes les limites des
opinions exprimables tant par les citoyens que par les représentants
assujettis à une discipline de vote. La troisième et dernière séquence est
enfin pour B. Manin l'occasion de s'interroger sur le sens des
métamorphoses contemporaines de la démocratie représentative. La plus
récente évolution est constituée selon lui par l'avènement d'une
«démocratie du public», lié au déclin des identifications partisanes et à
l'émergence de nouveaux registres d'expression de la relation électeurs-élus
(la communication, l'opinion publique sondagière). Or, pour B. Manin, ce
dernier avatar du principe de la représentation peut s'analyser comme une
remise en cause des évolutions liées à l'apparition des partis de masse. «Une
curieuse symétrie apparaît ainsi entre la situation actuelle et celle de la fin
du XIXe siècle». Dans la démocratie du public, on observe par exemple un
phénomène de re-personnalisation du choix électoral, de plus en plus fondé
sur l'image que projettent les candidats grâce aux technologies de
communication. La croissance des instruments de représentation des
préférences (sondages, journaux indépendants des partis) contribue, de plus,
à autonomiser les modalités de formation des opinions qui dépendent de
moins en moins d'organisations partisanes perdant ainsi le monopole
d'énonciation des clivages politiques et sociaux. Re-personnalisation du vote
et autonomisation de l'opinion représenteraient donc deux formes de
désobjectivation de la démocratie des partis et manifesteraient ainsi un
mouvement de retour vers un modèle parlementaire du gouvernement
représentatif. En ce sens, le thème très en vogue de la crise de la
démocratie renverrait moins à la déliquescence des principes fondateurs du
système, qu'à «la crise d'une forme particulière du gouvernement
représentatif, celle qui s'était établie [...] dans le sillage des partis de
masse».

L'ouvrage de B. Manin est, on le voit, d'un grande richesse tant par


l'ampleur des phénomènes abordés que par la diversité des recherches et des
développements théoriques qui constituent le cœur de l'étude. Ce travail
met au jour les topiques qui fondent les pratiques politiques modernes et les
replace dans les grands mouvements historiques qui affectent la forme du
gouvernement. Il dessine ainsi l'esprit des institutions, puis dégage un
modèle général d'analyse de leurs évolutions. Il serait en ce sens
présomptueux de prétendre suivre ici l'ensemble les pistes qu'ouvre cette
réflexion ou de s'engager dans les débats que suggèrent ses développements.
Les analyses de la métaphore du marché politique ou encore de la dimension
performative du discours politique qui contribue à fonder les principes de
«di-vision» du monde social nécessiteraient ainsi de (trop) longs
développements. La critique n'en serait d'ailleurs pas absente, notamment à
propos de la place, sans doute surestimée, qu'accorde B. Manin à l'électeur
flottant dans la période contemporaine ou encore à propos du principe qui,
selon lui, caractérise la relation électorale : l'anticipation par l'élu du
jugement du public Cependant, l'apport essentiel de cet ouvrage réside
autant dans la pluralité des discussions qu'il suscite que dans sa
contribution à une redéfinition de son objet : l'étude historique des idées et
des institutions politiques.

B. Manin s'inscrit en effet dans une tradition qui fait de l'étude des textes
et plus généralement de la pensée politique sa focale principale. Son étude,
surtout à propos de l'esprit des institutions, porte ainsi essentiellement sur
la pensée des théoriciens du gouvernement représentatif qui sont souvent
les acteurs de sa construction (les philosophes politiques classiques, les
pères fondateurs de la Constitution américaine, les constituants français,

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Lectures

etc.). C'est en partie contre cette approche que se sont développés en


France des courants visant à replacer l'étude des idées politiques dans le
contexte social de leur production et à appréhender les institutions, non à
partir de l'étude de leurs textes fondateurs, mais dans leurs usages. À en
croire les vifs débats qui divisent le monde de la science politique française,
il y aurait deux voies pour analyser l'histoire des institutions politiques :
l'une fondée sur l'exégèse de leurs théoriciens et le commentaire de leur
droit et l'autre cherchant à rendre compte de leur fonctionnement réel. Or,
c'est la prégnance de cette opposition, sommairement brossée ici, que
contribue à remettre en cause le travail de B. Manin. L'auteur montre en
effet à la fois qu'il est impossible d'étudier la pensée politique sans prendre
en compte l'ancrage historique et sociologique des débats étudiés, mais qu'il
est aussi réducteur d'analyser les dispositifs institutionnels (comme
l'élection) sans saisir l'intention de ceux qui en furent les promoteurs et
sans s'intéresser aux significations que les acteurs attribuent à ces
techniques. B. Manin considère en ce sens que les institutions - et c'est ici
un point de méthode essentiel - ne sont pas uniquement les produits
inconscients ou non-intentionnels de pratiques reflétant des intérêts
«méconnus comme tels», mais qu'elles doivent aussi s'analyser comme des
solutions techniques, des configurations de sens que les agents sociaux
pensent et justifient en raison. A ses yeux, les discours des acteurs sur les
institutions ne relèvent pas d'un aveuglement enchanté ou d'une «mauvaise
foi» structurelle, mais révèlent des intentions par lesquelles ont peut saisir
à la fois le poids des positions de chacun et l'importance du contexte qui en
définit le sens.

L'exemple de l'élection, auquel B. Manin consacre les deux tiers de son


ouvrage, constitue sans doute la meilleure illustration de la portée de cette
approche. L'auteur s'interroge en effet sur l'unanimisme avec lequel les
constituants français, britanniques et américains ont entériné cette
technique comme mode de dévolution du pouvoir. Cette interrogation, qui
rompt avec une conception naturaliste du vote comme seul instrument de la
représentation, se fonde sur une question connexe : pourquoi le tirage au
sort n'est-il, a aucun moment, pensé comme une méthode possible de
distribution des responsabilités politiques ? Le tirage au sort est en effet
considéré, avant les révolutions politiques modernes, comme l'instrument
par excellence de la démocratie. Dispositif clef de la démocratie athénienne,
il est ensuite popularisé chez les penseurs politiques du XVIIe et XVIIIe
siècle (notamment Harrington, Montesquieu et Rousseau) par l'expérience
des républiques italiennes (Florence et Venise). Le tirage au sort est donc
une technique disponible, car connue et attachée à la tradition
républicaine, pour ceux qui élaborent les premières institutions
représentatives modernes. Pourquoi alors le sort est-il totalement absent de
leurs débats et des solutions institutionnelles retenues ? L'argument de
l'impossibilité technique est rapidement écarté par l'auteur. Pour
comprendre ce que B. Manin appelle le «triomphe de l'élection» il faut alors
se pencher sur les caractéristiques relatives de ces techniques et surtout
sur les attentes et les perceptions des acteurs à leur propos.

D'abord, explique magistralement B. Manin, l'élection est non seulement un


instrument de désignation des gouvernants mais aussi et surtout un mode
de légitimation de leur autorité. Il y a dans l'élection comme «une promesse
d'obéissance». Si le sort a comme principal intérêt de permettre une égalité
absolue face aux charges publiques, il a comme principal défaut de ne pas
impliquer le consentement des individus. «Dans un système de tirage au
sort», explique l'auteur, «les magistrats ne sont pas portés au pouvoir par
ceux sur qui va s'exercer leur autorité, ils ne sont portés au pouvoir par
personne». Le consentement des gouvernés représente pour les constituants

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Lectures

français et américains, lecteurs de J. Locke et témoins de l'évolution


politique britannique, un élément fondamental du gouvernement légitime.
Or, poursuit B. Manin, à l'inverse du sort, «l'élection accomplit deux choses
à la fois : elle sélectionne les titulaires des charges, mais en même temps
elle légitime leur pouvoir et crée chez ceux qui sont désignés un sentiment
d'obligation et d'engagement envers ceux qu'ils ont désigné». Ce sens donné
à l'élection n'est cependant pas un pur produit de la raison ou une
caractéristique ontologique de la technique, mais il est le fruit d'une
histoire spécifique. Dès le XHIe siècle, en France et en Angleterre, la
convocation de représentants élus est ainsi utilisée par le monarque «en
vue de créer dans la population un sentiment d'obligation, en particulier
vis-à-vis de l'impôt». Le consentement comme principe de légitimation de
l'autorité n'est donc pas une formule révolutionnaire. Les États généraux
en France ou les convocations du Parlement en Grande-Bretagne reposaient
sur ce principe. Le consentement renvoie en fait à un principe encore plus
ancien tiré du droit romain : «Ce qui touche tout le monde doit être
considéré et approuvé par tout le monde». En ce sens on perçoit que le
moment révolutionnaire s'inscrit dans une logique de continuité par rapport
aux logiques des régimes antérieurs, privilégiant aux dispositifs du hasard
une forme déjà éprouvée de légitimation du pouvoir de contraindre.

La seconde cause du «triomphe de l'élection» réside dans les effets de la


technique sur la distribution des charges. Les pères fondateurs des
gouvernements représentatifs n'envisagent en effet pas de construire des
institutions démocratiques au sens rousseauiste du terme. Le principe même
de la représentation, qui implique une classe exerçant l'autorité politique,
exclut l'hypothèse d'un gouvernement direct du Peuple par lui-même. Or, B.
Manin montre que l'élection constitue justement un instrument permettant
de garantir l'accès au pouvoir à une aristocratie sociale avec ou sans le cens.
Plaçant les électeurs dans la dynamique d'une situation de choix, l'élection
est par essence une procédure aristocratique qui conduit à désigner ceux
qui sont considérés comme les meilleurs dans une communauté. Voter c'est
choisir et choisir c'est distinguer. Par une analyse purement abstraite du
vote, B. Manin rejoint donc les conclusions de la plupart des études
empiriques qui suggèrent que l'élection consacre la domination politique des
élites sociales (aristocratiques, économiques, culturelles). Cependant, la
démonstration de B. Manin ne s'arrête pas là, puisqu'il montre que cette
dimension aristocratique du vote n'est pas un trait caché de la technique.
Les débats sur la Constitution américaine, à la fin du XVIIIe siècle,
révèlent parfaitement que l'élection revêt aux yeux des acteurs cette
dimension distinctive. Deux camps s'affrontent en effet au moment de la
Convention de Philadelphie en 1787. D'un coté, les «anti-fédéralistes»
défendent le principe de l'exacte représentativité d'un corps de dirigeants
conçu comme un microcosme reflétant le corps politique dans sa diversité.
Pour eux, la représentation se définit par un principe d'identité entre
gouvernants et gouvernés. De l'autre, les «fédéralistes» défendent le
principe du recrutement aristocratique des représentants qui doivent être
issus d'un «cercle choisi de citoyens distingués», c'est-à-dire supérieurs par
leurs qualités - en particulier la fortune - aux gouvernés. C'est cette
seconde conception, aristocratique, de la représentation qui s'imposera tant
aux États-Unis qu'en France et en Grande-Bretagne. Cependant, outre-
Atlantique, la technique du cens n'est pas utilisée. En effet, aux yeux des
constituants américains, la logique du vote dans le cadre de grandes
circonscriptions semble suffire pour assurer la supériorité des élus. Ainsi, les
«anti -fédéralistes» qui plaident pour l'institution d'une représentation très
localisée, ont «l'intuition» que l'élection à une grande échelle géographique
amène à consacrer une élite économique. «Le cours ordinaire des choses
humaines», écrit ainsi un anti-fédéraliste en 1787, «fera que l'aristocratie

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Lectures

naturelle du pays sera élue. [...] Seul un petit nombre de marchands, les
plus fortunés et les plus ambitieux, seront probablement représentés par
l'un des leurs - parmi les marchands, peu sont des personnages assez
éminents pour attirer l'attention des électeurs dans une représentation si
réduite». Les fédéralistes, partisan de la définition de vastes
circonscriptions, expriment la même «intuition». Pour J. Madison, par
exemple, «les grandes circonscriptions favorisent manifestement les
candidats attachés au droit de la propriété», i.e qui sont eux-mêmes les plus
fortunés.

L'étude des débats américains sur le vote donne donc à voir les principes qui
fondent le choix de ce dispositif. Dispositif qui remet symboliquement le
choix des gouvernants entre les mains du Peuple, le vote constitue
indissociablement un instrument garantissant la distinction d'une élite. La
technique du vote par cette dualité constitue donc un point «d'équilibre
argumentatif» dans la mesure où elle permet d'incorporer et de concilier des
aspirations antagonistes. Celles des citoyens qui réclament (ou réclameront
ensuite) une participation accrue aux affaires publiques et celles des élites
traditionnelles qui, tout en concédant cette participation, mesurent
l'avantage que leur confère la dimension aristocratique de l'élection. Le
succès de cette technologie de dévolution du pouvoir ne relève donc ni d'un
hasard historique ni de forces qui échappent à la conscience des acteurs,
mais tient à sa double qualité qui cristallise les intérêts divergents de
groupes sociaux aux intérêts opposés.

On perçoit ici la portée de cette analyse pour une histoire générale des
formes de construction des institutions politiques. Les études récentes sur
le vote en France mettent en effet l'accent sur les facteurs historiques et
contextuels qui expliquent le développement des techniques électorales
modernes. Dans ce cadre, l'acculturation à l'élection est le fruit de processus
sociaux complexes qui permirent, en France à la fin du XIXe siècle, à la fois
la mobilisation électorale des citoyens et l'investissement dans la
compétition électorale des agents en lutte pour la conquête du pouvoir.
Sans contredire ces analyses mais en les complétant, le travail B. Manin
révèle qu'il existe une condition supplémentaire qui était nécessaire à la
réussite du vote : sa dualité qui le rend acceptable tant par les élites
traditionnelles que par les nouveaux prétendants au pouvoir. L'auteur
montre ainsi que l'étude des dispositifs institutionnels ne peut se fonder sur
l'hypothèse de leur totale malléabilité. Certes, les hommes font les
institutions, mais les techniques dont ils usent ne sont pas des coquilles
vides de sens qui seraient déformables à l'infini. L'élection porte en elle-
même les conditions de sa propre réussite. Forme de légitimation du pouvoir
qui renvoie par son histoire au principe de consentement, elle offre un
cadre propice à la coordination d'attentes sociales divergentes.

Ensuite, ce qui est en jeu dans cette argumentation, c'est la question du


statut accordé aux discours et à l'intentionnalité des acteurs dans l'analyse
des institutions politiques. À propos d'un objet comme la démocratie,
l'apport est ici déterminant. S'opposeraient en effet, selon les frontières
méthodologiques esquissées plus haut, d'un côté les tenants d'une lecture
enchantée de la théorie démocratique classique et ceux qui, de l'autre,
défendent une analyse critique des institutions représentatives. Le travail
de B. Manin vient fort à propos brouiller cette démarcation trop simple. Il
montre à partir de l'étude des textes que ceux qui sont à l'origine des
institutions représentatives, à savoir les pères fondateurs des constitutions
française, britannique et américaine, n'ont absolument pas l'intention de
construire des institutions «démocratiques» au sens où ce terme était - et
est encore - admis, c'est-à-dire comme la forme du gouvernement «du Peuple

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Lectures

par le Peuple». Permettre à une aristocratie éclairée de gouverner est


davantage l'intention qui a guidé les choix déterminants réalisés à ce
moment (comme celui de recourir à l'élection). Se tourner vers les textes
fondateurs (par exemple les débats de la Convention de Philadelphie ou de
la Constituante française) ne conduit donc pas à dissoudre l'analyse dans les
eaux sucrées de l'irénisme, mais permet justement de remettre en cause les
lectures enchantées du geste constituant, le replaçant dans les débats où
les agents sociaux expriment leurs intentions et leurs positions. De plus et
surtout, ce travail montre que les acteurs ne sont pas dupes des formes
d'objectivation du monde social. Ils en perçoivent, par anticipation et par
expérience, les effets et les contraintes. Lire les débats et les discours
philosophiques sur le politique et sur les institutions revient à analyser les
formes par lesquelles s'ajustent les intérêts des groupes et des individus,
leurs perceptions et les cadres d'action qu'ils produisent. On perçoit alors au
terme de cet ouvrage combien peut être stérile une perspective qui,
associant l'étude des idées politiques aux apories d'une histoire sans
histoire, se priverait justement des instruments permettant de comprendre à
partir de quelles croyances et savoir-faire les hommes font leur histoire.

Éric Agrikoliansky
Université Strasbourg II

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