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L’annulation partielle du titre foncier devant le juge administratif

camerounais.
The partial cancellation of the land title before the Cameroonian
administrative judge.

Par
KOUE KAOKAMLA
Magistrat
Doctorant en droit public
Université de Maroua
Tel : 00237699684311
Email : kouakaoukamla@yahoo.fr

RESUME :
L’annulation partielle du titre foncier relève désormais d’une politique jurisprudentielle
pleinement assumée par les juridictions administratives inférieures au Cameroun. En effet, le
juge administratif camerounais semble démontrer au fil de sa jurisprudence en lamatière qu’il
entend ôter l’automaticité de la cause et de la conséquence du contrôle de légalité. En d’autres
termes, en prononçant les annulations partielles du titre foncier, il consolide progressivement
la thèse selon laquelle l’annulation doit se présenter comme une sanction proportionnée à
l’illégalité commise.Ainsi, le juge de l’excès de pouvoir, statuant en matière foncière a intégré
à son office des possibilités de réformer ou de régulariser un titre foncier en ne prononçant que
des annulations partielles sur la base de la nature et de la gravité des irrégularités constatées
ainsi que de l’admission du caractère divisible d’un tel document.

MOTS CLES : annulation partielle, excès de pouvoir, titre foncier, juge administratif,
irrégularité.

ABSTRACT :
The partial cancellation of the land title is now part of a jurisprudential policy fully
assumed by the lower administrative courts in Cameroon. Indeed, the Cameroonian
administrative judge seems to demonstrate through his case law in the matter that he intends to
remove the automaticity of the cause and the consequence of the control of legality. In other
words, by pronouncing the partial cancellations of the land title, it gradually consolidates the
thesis according to which the cancellation must be presented as a sanction proportionate to the
illegality committed. Thus, the judge of excess of power, ruling in land matters, has integrated
into his office the possibilities of regularizing a land title by pronouncing only partial
cancellations based on the nature and the seriousness of the irregularities noted. as well as the
admission of the divisible nature of such a document.
KEYWORDS: partial cancellation, excess of power, land title, administrative judge,
irregularity.

1
Introduction

La gestion des terres au Cameroun demeure source de nombreux conflits. Le 28 avril


2022, au cours d’un conseil de cabinet, le ministre des Domaines, du cadastre et des affaires
foncières (Mindcaf) annonçait la suspension des transactions foncières dans 21 des 58
Départementsdu pays1. Plus récemment, c’est l’opération de déguerpissement à la suite d’une
expropriation dans la zone de Bali-Dikolo à Douala qui a suscité la vive colère des habitants.
Selon les chiffres assez éloquents du Mindcaf, les conflits fonciers représenteraient en 2016
85% des affaires enrôlées devant les juridictions administratives et 65% pour ce qui est des
juridictions judiciaires 2. Ce diagnostic sommaire est suffisamment révélateur de l’extrême
sensibilité de la question foncière au Cameroun. En effet, si les gouvernements successifs ont
tenté de maitriser, voire de réduire l’ampleur des litiges fonciers en reconnaissant au titre
foncier un caractère absolu, intangible et définitif, force est de reconnaitre que ce document a
progressivement perdu sa valeur face à la percée de l’insécurité foncière 3. Il n’est donc pas
surprenant que l’augmentation du volume du contentieux relatif au titre foncier puisse justifier
une réflexion autour de l’annulation partielle du titre foncier devant le juge administratif
camerounais. Souvent limitée aux questions de recevabilité 4, l’annulation partielle du titre
foncier est une question aux contours délicats et très superficiellement étudiée par la doctrine
camerounaise.

1
Il s’agit du département de la Lékié, de la Mefou et Afamba, de la Mefou et Akono, du Mbam et Inoubou, du
Mbam et Kim, du Lom et Djerem, du DJA et Lobo, de la Valée du Ntem, de l’Océan, de la Mvila, de la Sanaga
maritime, du Moungo, du Nkam, de la Haute-sanaga, du Noun de la Bénoué, du Fako, de la Mezam, du Mayo-
banyo, de la Vina et du Wouri.
2
Données consultables sur https://www.cameroun-tribune.cm, 29 avril 2022, consulté le 25 mai 2022 à 03 heures.
3
E. LE ROY, A. KARSENTY, A. BERTRAND, La sécurisation foncière en Afrique, Paris, Karthala, 1996
4
CS/CA jugement n° 8 du 2/11/78,Metou Christine c. État du Cameroun (désistement); CS/CA jugement n° 48 du
29/3/79, Effa Jean c. État du Cameroun (recours non fondé); CS/CA jugement n° 49 du 29/3/79,Essomba
Théophile Gauthier c. État du Cameroun (recours non fondé); CS/CA jugement n° 36 du 26/4/76,Fenkam
Christian c. État du Cameroun (recours non fondé); CS/CA jugement n° 74 du 27/9/79, Taie Ntem c. État du
Cameroun (forclusion); CS/CA jugement n° 38 du 29/5/80,Mbankollo, née Yondo Alice Téclaire c. État du
Cameroun (désistement); CS/CA jugement n° 58 du 28/2/85,Socapolc. État du Cameroun (consignation tardive);
CS/CA jugement n°50 du 25/6/87, Nana André c. État du Cameroun (forclusion); CS/CA jugement n° 60 du
25/6/87,Mfegue Sophie c. État du Cameroun (recours non fondé); CS/CA jugement n°36 du 31/5/90,
ElokanEbongue Hubert c. État du Cameroun (recours non fondé); CS/CA jugement n° 65 du 30/8/90,Onana Louis
Bernard et autres c. État du Cameroun (forclusion); CS/CA jugement n° 16 du 5/12/96,Edimo Pierre c. État du
Cameroun (défaut de recours gracieux préalable); CS/CA, jugement n° 38 du 5/12/96,Tekogno Moïse c. État du
Came-roun (forclusion); CS/CA jugement n°44 du 26/12/96,Ndzana Innocent c. État du Cameroun; CS/CA
jugement n° 27 du 29/4/99,EtemeOngolo Gabriel c. État du Cameroun; CS/CA jugement n° 28 du 27/5/99, North
West Cooperative Association Limited c. État du Cameroun (recours non fondé); CS/CA jugement n° 29 du
1/7/99,Kamgo Léon c. État du Cameroun (défaut de recours gracieux préalable); CS/CA jugement n° 12 du 25/
11/99,NyamsiKetsement et autres c. État du Cameroun (défaut de recours gracieux préalable); CS/CA jugement
n° 21 du 30/12/99, Mono Assam Ella Jean Lebon c. État du Cameroun (défaut de recours gracieux préalable),
CS/CA jugement n° 68 du 28/9/ 2000,Nche Simon Tabong c. État du Cameroun (défaut de recours gracieux
préalable).

2
Le terme « annulation », vient du latin « annulatio », lui-même dérivé du verbe latin «
annulare » qui signifie « rendre nul ». L’annulation est un terme générique qui désigne le fait
pour un tribunal d’anéantir un acte juridique entaché de nullité ou l’acte par lequel un tribunal
d’appel déclare nulle la décision rendue par un tribunal inférieur. Renvoyant à l’action
d’annuler, l’annulation est généralement considérée comme « l’anéantissement d’un acte par
une juridiction en raison de l’inobservation d’une ou des conditions de formation dudit acte »5.
Autrement dit, c’est la disparition rétroactive d’un acte juridique, pour inobservation de ses
conditions de formation et, ayant pour effet soit de dispenser les parties de toute exécution, soit
de les obliger à des restitutions réciproques 6. Dans ce sens, annuler c’est supprimer l’acte en
cause et anéantir ses effets antérieurs et postérieurs dans l’ordonnancement juridique, celui-ci
est censé n’avoir jamais existé, tant pour les intéressés que pour les tiers. L’annulation suppose
un anéantissement rétroactif de l’acte, de sorte que les parties sont tenues à
restitution7.L’annulation est donc un élément important du contentieux de la légalité 8 et
notamment celui de l’excès de pouvoir devant le juge administratif. Elle ne doit cependant pas
être confondue avec l’inexistence, l’abrogation, le retrait ou encore la caducité.

Pendant très longtemps, la doctrine classique a assimilé l’annulation à l’inexistence en


stipulant qu’un acte nul est considéré comme n’ayant jamais existé. Nul signifie proprement ce
qui n’existe pas. Nullité est le mot dont on se sert pour exprimer l’inexistence d’un acte qui a
paru se former, mais qui, en réalité, n’existe point. Toutefois, l’inexistence apparaît comme la
forme la plus parfaite du néant 9 : il n’y a jamais rien eu10, ou rien du moins de ce que l’on
attendait. En ce sens, l’inexistence va au-delà de l’annulation en raison de ses effets radicaux
sur l’acte attaqué qui ne peut, en aucun cas, être modulée. Ainsi, la tentation est grande de

5
C. Puigelier, Dictionnaire juridique, Bruxelles, Éditions Larcier, 2015, p. 93.
6
On parle d’annulation ex tunc , pour l’annulation d’un acte juridique produisant ses effets depuis l’origine de
celui-ci, c’est-à-dire avec effet rétroactif (règle de principe). Et d’annulation ex nunc, pour l’annulation dont les
effets ne se produisent qu’à compter du jugement, voire à une date postérieure, en respectant les effets passés de
l’acte (situation exceptionnelle pour tenir compte, essentiellement, d’exigences de sécurité juridique.
7
C. Puigelier, Dictionnaire juridique, op. cit., p. 93.
8
J. Binyoum,Le contentieux de la légalité en droit administratif camerounais, Thèse, Toulouse, 1979, p. 9 ; A.
Sebilo, Le contentieux de l’annulation des actes administratifs unilatéraux en Afrique noire francophone : Cas du
Congo, Cameroun, Bénin et Sénégal, Thèse, Université Marien NGOUABI, 2021, 537 pages ; C.
KeutchaTchapnga, Précis de contentieux administratif au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2013
9
Néant se trouve en lat. scolast. sous la forme nonens, c’est-à-dire littéralement non-étant, soit inexistant.
10
Du lat. existentia, dérivé de ex-sistere, puis existere : sortir, surgir, s’élever de. Est in-existant ce qui n’a jamais
paru.

3
baptiser « inexistence » une super-nullité dont on veut qu’elle ait des effets draconiens. Les
actes inexistants n’imposent aucune obéissance même provisoire de la part des administrés 11.

Dans la même perspective, le retrait désigne la disparition de l’acte dans tous ses effets
passés et sans qu’il ne soit à même d’en produire dans le futur 12, tandis que l’abrogation ne
prive l’acte de ses effets que pour l’avenir. En ce sens, s’il est certain que l’annulation comme
le retrait ou encore l’abrogation, privent les actes de leurs conséquences juridique, force est de
reconnaitre que les deux dernières techniques ne résultent pas généralement d’une action
contentieuse introduite devant le juge 13 et ne supposent pas nécessairement que les conditions
de validité des actes en cause soient viciées. Dans la même veine, l’acte caduc demeure valable,
mais il ne produit aucun effet en raison de la survenance d’un fait postérieur à son établissement.
Des considérations qui précèdent, l’annulation partielle renvoie alors à un procédé par lequel le
juge anéantit ou neutralise certains aspects de la validité d’un acte juridique entaché de certaines
irrégularités qui ne seraient pas de nature à corrompre la totalité de l’acte. Cette mesure est très
souvent prononcée dans le cadre du contentieux du titre foncier devant les juridictions
administratives inférieures.

On entend par titre l’écrit qui constate un acte juridique ou un acte matériel susceptible
de produire des effets juridiques 14. Se dit, également, de l’acte juridique lui-même en tant qu’il
désigne le fondement du droit invoqué : titre conventionnel, juste titre 15. Il s’agit de la cause ou
le fondement juridique d’un nouveau droit qui, associé à divers qualificatifs, indique tant la
source du droit que le mode et les caractères essentiels de l’acquisition 16. Dans le cadre de ce
travail le qualificatif est le terme foncier.

11
J.-M. Auby, La théorie de l’inexistence des actes administratifs, th. Paris, 1947, A. Pedone, 1951, p. 307 ; P.
Weil, « Une résurrection : la théorie de l’inexistence en droit administratif », D. 1958, chr., pp. 49-56
12
A. Nasri, « De quelques problèmes posés par le retrait des actes administratifs », Les Petites Affiches, 25 avril
2000, n° 82, p. 4 et s. P. Bringuer et E. Guillon, « Le pouvoir de retrait des actes administratifs », Actualité
Juridique-Droit Administratif, 1978, p. 301. A. BA, « Le retrait des actes administratifs illégaux créateurs de droits
: la complexité croissante du régime », Revue du Droit Public et de la Science Politique en France et à l’Etranger,
2007, p. 1617 et s. P. Collière, « Le retrait des décisions individuelles créatrices de droits : un régime juridique
peu satisfaisant », Actualité Juridique-Droit Administratif, 2008, P. 334
13
S. Carotenuto, La Disparition Non Contentieuse Des Actes Administratifs. Contribution A La Théorie Du Retrait
Et De L’abrogation Des Actes Administratifs, Thèse Pour Le Doctorat En Droit, Université d’Aix Marseille III,
2000, 417 P. ; A. Lambert-Ribot, Des Moyens Dont Dispose L’administration Pour Mettre Fin Aux Situations
Qu’elle A Irrégulièrement Créées. Contribution A L’étude De La Validité Des Actes, Thèse Pour Le Doctorat En
Droit, Librairie Nouvelle De Droit Et De Jurisprudence, 1913
14
C. Puigelier, Dictionnaire Juridique,Bruxelles, Éditions Larcier, 2015, P. 1226. ; G. Cornu, Vocabulaire
Juridique, Paris, PUF, 2014, P. 2164
15
S. GuinchardEt T. Debard, Lexique Des Termes Juridiques, Paris, 25e Edition, Dalloz, 2017-2018, P. 2010.
16
G. Cornu, Vocabulaire Juridique, Op. Cit., P. 2163. S. Guinchard Et T. Debard, Lexique des termes juridiques,
op. cit., p. 2010.

4
Le terme foncier17est issu du latin fundus ou fonds de terre, qui a donné en ancien
français fons, dont le mot fonds est devenu une variante graphique et a permis de créer tréfonds
(le sous-sol) au 13e siècle, foncier au 14 esiècle et bien-fonds au 18e siècle. L’adjectif permet de
qualifier celui qui possède une terre ou des terres. On parle de propriétaire foncier, de la
propriété foncière, ou tout ce qui se rapporte à la terre l’enregistrement foncier, l’impôt foncier,
la publicité foncière et la vente foncière. Foncier est donc ce qui se rattache à un fonds de terre,
plus généralement à un immeuble18. Il est donc en rapport avec un immeuble, une maison ou
un terrain19.

On peut alors dans une première approximation considérer le titre foncier comme l’acte
de naissance d’un immeuble20. Il est un mode de preuve de la propriété et un moyen de faire
naitre le droit de propriété21. Le titre foncier est généralement considéré comme la preuve de la
propriété foncière tout comme il désigne aussi une feuille ouverte du Livre foncier tenu par le
conservateur foncier chargé d’assurer la garantie des droits réels qu’on possède sur un
immeuble22. Au terme du décret n°76-165 du 27 avril 1976 fixant les conditions d’obtention du
titre foncier, modifié et complété par le décret N°2005/481 du 16 décembre 2005, « le titre
foncier est la certification officielle de la propriété immobilière »23. Il est sous réserve des
dispositions des articles 2(alinéa 3)24 et 24 dudit décret, « inattaquable, intangible, définitif ».
Par conséquent, on peut saisir le concept de titre foncier à partir de ses caractéristiques et de sa
nature juridique pour admettre qu’il s’agit d’un acte administratif en principe inattaquable,
intangible et définitif certifiant officiellement la propriété immobilière. Dans cette veine, la

17
L’adjectif foncier qualifie au premier chef une des divisions du droit des biens appelée le droit foncier. Par
ellipse, on dit aussi, simplement, le foncier. Il convient de signaler sa variante graphique très répandue, le Foncier
(avec la majuscule). « Le droit de la terre, les droits sur les terres, ensemble, constituent le Foncier. » Le droit
foncier s’intéresse au rapport qu’entretient la personne avec la terre, au droit de la terre, ce mot étant entendu au
sens du fonds et du bien-fonds.
18
G. Cornu, Vocabulaire juridique, op. cit., p. 1004.
19
S. Guinchard et T. Debard,Lexique des termes juridiques, op. cit., p.76.
20
J. M. Nyama, Régime foncier et domanialité publique au Cameroun, Presse de l’UCAC, 2001, p. 47.
21
Article 1er du décret n° 76/165 modifié. A. D. Tjouen, Droits fonciers et technique foncières en droit
camerounais, étude d’une réforme législative, Paris, Economica, 1982, p. 172.
22
U. N. EbangMve, Le titre foncier au Cameroun, recherche sur la spécificité d’un acte administratif unilatéral,
Paris, L’Harmattan, 2011, p. 32.
23
Article premier.
24
Art. 2. (Décret N° 2005/481 du 16 décembre 2005). Un titre foncier est nul d'ordre public dans les cas suivants :
- lorsque plusieurs titres fonciers sont délivrés sur un même terrain ; dans ce cas, ils sont tous déclarés nuls de
plein droit, et les procédures sont réexaminées pour déterminer le légitime propriétaire. Un nouveau titre foncier
est alors établi au profit de celui-ci ; - lorsque le titre foncier est délivré arbitrairement sans suivi d'une quelconque
procédure, ou obtenu par une procédure autre que celle prévue à cet effet ; - lorsque le titre foncier est établi en
totalité ou en partie sur une dépendance du domaine public ; - lorsque le titre foncier est établi en partie ou en
totalité sur une parcelle du domaine privé de l'Etat, d'une collectivité publique ou d'un organisme public, en
violation de la réglementation.

5
question que l’on se pose est la suivante : l’annulation partielle du titre foncier constitue-t-elle
une innovation devant le juge administratif camerounais ?

On se situe ainsi au cœur des enjeux de la sécurité foncière qui, dans les pays en
développement, est supposée affecter la productivité agricole à travers les incitations à
l’investissement et l’amélioration de l’accès au crédit. Les performances relativement faibles
des ménages agricoles camerounais s’accompagnent d’un accroissement de la rareté des terres
et des litiges fonciers qui compliquent l’accès aux ressources foncières. L’heure est donc à
l’engagement des réformes foncières qui permettront de formaliser et de sécuriser les droits
d’accès à la terre ainsi que les droits d’usage et d’exploitation des investisseurs. L’annulation
partielle du titre foncier pourrait participer à cette dynamique tout comme elle contribuerait au
renforcement de la stabilité sur le plan social. Les politiques foncières sont un des ressorts clés
des politiques publiques 25. Parce qu’elles définissent les rapports entre les hommes à propos de
la terre et des ressources naturelles, elles peuvent contribuer à stabiliser la paix, ou au contraire
alimenter les conflits 26. Dès lors, il convient de saluer la hardiesse du juge administratif dans le
contentieux de l’annulation du titre foncier porté à son appréciation. Cette audace est
perceptible à travers la détermination prétorienne conditions substantielles de l’annulation
partielle du titre foncier (I),qui laisse entrevoir une évolution certaine de l’office du juge
administratif camerounais dans le contentieux de l’excès de pouvoir (II).

I. La détermination jurisprudentielle des conditions substantielles de


l’annulation partielle du titre foncier

S’il est constant que le titre foncier partiellement annulable doit d’abord être entaché
d’irrégularités corrigibles (A), le juge administratif ajoute qu’une telle mesure ne peut être prise
que contre les actes créateurs de droits divisibles (B).

A. L’exigence d’une irrégularité non substantielle entachant la validité du titre


foncier

25
E. Bouquet, « Politiques publiques et changement institutionnel : légalisation, formalisation et sécurisation des
transactions foncières au Mexique », in J.-P. Colin, P.-Y. Le Meur, E. Léonard, éd., Les politiques
d’enregistrement des droits fonciers : du cadre légal aux pratiques locales, Paris, Karthala, 2010, pp. 333-364
26
P. Lavigne Delville, « Sécurité, insécurités et sécurisation foncières : un cadre conceptuel », Réforme agraire et
coopératives, no 2006/2, pp. 18-25. ; E. Le Roy, A. Karsentyet A. Bertrand, La sécurisation foncière en Afrique :
pour une gestion viable des ressources renouvelables, Paris, Karthala, 1996, pp. 239-250.

6
C’est incontestablement en matière foncière que les Tribunaux administratifs
camerounais construisent toute la théorie de l’annulation partielle. Il s’agit par cette démarche
qui ne fait pas l’unanimité de corriger les erreurs de droit ou de fait qui ont été commises au
moment de l’établissement du titre foncier. Ces corrections pouvant d’après la jurisprudence
constante en la matière, affecter les titulaires du titre foncier en cause 27 ou sa superficie28.

La première hypothèse relative aux sujets de l’immatriculation intervient lorsque le nom


d’un titulaire a été inscrit dans un titre foncier alors que ce dernier ne remplissait pas les
conditions exigées par la loi. Il sera donc procédé à l’annulation partielle du titre foncier en
cause par soustraction du nom de l’intrus. Dans certains cas, le bénéficiaire légitime des droits
sur un terrain n’a pas été inséré dans le titre foncier dudit terrain. Dans cette occurrence, le juge
procèdera à l’annulation partielle par adjonction de nom29. Parfois aussi, le titre foncier est
délivré à un titulaire illégitime au détriment des bénéficiaires légitimes. Le juge procède alors
par substitution de nom.

Dans la seconde hypothèse portant sur l’objet de l’immatriculation, le titre couvre une
superficie plus grande que celle à laquelle pouvait légitimement prétendre son titulaire. Le juge
procède alors à une annulation partielle par soustraction de la superficie annexée. C’est ainsi
que dans l’affaire ayants droit de feu Nguime Thomas contre Etat du Cameroun, les requérants
exposent que le défunt Nguime Thomas a acquis coutumièrement le 23 juin 1974 auprès de la
collectivité BELL BELL de Bonabéri une parcelle de terrain sis à Bonambappé. Il l’a mis en
valeur en y érigeant trois constructions en matériaux définitifs protégés par une clôture. Il
donnera par la suite à bail l’espace vide situé à l’intérieur de la clôture pour servir de garage à
des tiers. Après son décès, ses ayants droit notamment ses épouses seront surprises de recevoir
le 17 avril 2017, une sommation de déguerpir de leur concession motif pris de ce que ledit
terrain serait la propriété d’un certain EkoloMoundi Alexandre titulaire du titre foncier
n°7637/W délivré en 1978.

27
TA Centre, Jugement n° 017/2020/ADD/TA-YDE du 14 janvier 2020, Mvogo Joseph contre Etat du Cameroun
(MINDCAF) sur un cas de suppression de nom ; TA centre, Jugement n°123/2020/TA-YDE du 15 juin 2021,
Onguene Justine Contre Etat du Cameroun (MINDCAF) sur un cas d’adjonction de nom ; TA Centre, Jugement
n°124/2021/TA-YDE du 15 juin 2021 Bana Charles Florentin et NzengueAmougou Clémentine contre Etat du
Cameroun (MINDCAF) sur un cas de substitution de nom
28
TA littoral, jugement n°319/FD/18 du 18 octobre 2018, Ayants droit de feu Nguime Thomas contre Etats du
Cameroun (MINDCAF) ; TA littoral, Jugement n°308/FD/18 du 04 octobre 2018, Monsieur Nguila Abel contre
Etat du Cameroun (MINDCAF) et KingueKingueNenoît
29
TA Centre, Jugement n°292/2020/TA-YDE du 4 août 2020, Edzoa Berthold contre Etat du Cameroun
(MINDCAF) ; jugement n°335/2020/TA-YDE du 8 septembre 2020, Ebogo Marie Thérèse contre Etat du
Cameroun.

7
Dans cette affaire le tribunal administratif du littoral relève que le certificat d’acquis de
droit, qui énumère les biens laissés par OkoloMoundi Alexandre, ascendant et homonyme du
titulaire du titre foncier querellé établi le 5 décembre 2003 ne fait pas allusion au site disputé
du fait que c’est lui qui avait installé feu Nguime Thomas par attribution coutumière. Le juge
considère alors « qu’en s’appropriant la mise en valeur des requérantes au moment de
l’établissement du titre foncier attaqué, sieur EkoloMoundi Alexandre a usé de la fraude
laquelle droit être sanctionné par l’annulation dudit titre en ce qui concerne la superficie de 900
mètres carrés occupés par les ayants droit du défunt ».

De même, dans l’affaire Nguila Abel précité, le juge administratif camerounais admet
« qu’en passant outre l’examen de l’opposition formulée par le requérant lors de l’établissement
du titre foncier contesté, l’administration foncière a commis une faute en incorporant dans le
titre de propriété incriminé, la mise en valeur du requérant constituée de sa case d’habitation.
Qu’une telle entorse justifie que soit ordonnée l’annulation partielle dudit titre par restitution à
l’intéressé du site de 225 mètres carrés revendiqué à bon droit ».

Il arrive même qu’un titre foncier situe le terrain dont il se réfère dans une localité
différente de celle où il est véritablement situé. Dans ce cas, le juge décide de l’annulation
partielle par substitution de la localisation inexacte par celle appropriée. Comme on peut le
constater, en attendant le consensus sur le houleux débat qui a cours en ce moment sur la
question, on peut d’ores et déjà affirmer que l’annulation partielle du titre foncier s’impose dans
le contentieux administratif Camerounais, même si cette pratique ne rencontre pas l’assentiment
de la juridiction administrative suprême qui sanctionne systématiquement cette position des
juridictions inférieures.

En déclarant partiellement nul un acte administratif unilatéral, « le juge


administratifréussit à démontrer, au fil de sa jurisprudence, qu’il entend ôter l’automaticité de
la cause et de la conséquence du contrôle de légalité c’est-à-dire du vice et de la sanction »30.
En d’autres termes, il a consolidé la thèse selon laquelle « l’annulation doit se présenter comme
une sanction proportionnée à l’illégalité commise »31. Dans la droite ligne de cette idée, Isabelle
De Silva précisait dans les conclusions sur l’arrêt Hallal que « la tâche du juge de l’excès de
pouvoir ne se borne pas à détecter des violations de la légalité et à en déduire automatiquement

30
B. Pardeilhan, La hiérarchie des vices dans le contentieux de l’excès de pouvoir, Mémoire, Université de Pau et
des pays de l’Adour, 2019, 162 pages, not. p. 8
31
C. Broyelle, Contentieux administratif, LGDJ, 3ème ed., 2015-2016, p. 143, n° 197

8
que la décision viciée doit être annulée : le juge recourt à toute une palette de solutions ou de
mécanismes qui peuvent le conduire à confirmer finalement la décision tout en rejetant le
recours »32.

En effet, c’est par l’aménagement de l’examen des moyens que le juge assure la
sécurisation des actes administratifs. L’observateur de cet aménagement peut alors aisément
remarquer la variété des procédés utilisés. À ce titre, le juge peut tout d’abord recourir aux
procédés substitutifs qui désignent la substitution de l’illégalité par le motif correct (substitution
de motifs 33) ou la base légale correcte (substitution de base légale 34). Le juge de l’excès de
pouvoir a donc intégré à son office des possibilités de réfection de l’acte relativisant la théorie
selon laquelle il ne s’apparente qu’à un juge de l’annulation 35. Isabelle De Silva précise à cet
égard que la technique de substitution représente « une des techniques de confirmation ou de
réfection de l’acte administratif, par lesquelles le juge de l’excès de pouvoir détermine les
conséquences qu’il doit tirer d’une illégalité » 36.

Le rétablissement de la légalité s’illustre ensuite par les procédés neutralisants, soit qu’il
s’agisse de la neutralisation des motifs surabondants 37 soit de l’interprétation neutralisante38.
Enfin, il est désormais possible au juge d’éviter l’annulation en neutralisant l’illégalité elle-
même, soit en aménageant son contrôle – ce qui le conduit à s’interroger sur la substantialité de
l’illégalité commise39– soit en offrant la possibilité à l’administration de régulariser l’acte avant
que le juge statue sur la solution du litige 40.

Lorsque le juge considère que telle illégalité n’est pas invocable, doit être substantielle,
peut être tolérée, doit être relevée d’office, etc., le juge opère des différences entre les illégalités.
La hiérarchisation des illégalités est donc une conséquence du mouvement de la stabilisation
des actes. Cette hiérarchisation peut être qualifiée de « substantielle » puisque les illégalités
sont hiérarchisées en fonction de leur importance, de leur substantialité. Autrement dit, la

32
I. De Silva. Concl. sur CE, sect. , 6 février 2004 Hallal, n° 240560
33
CE, Sect. , 3 décembre 2003, Préfet de la Seine-Maritime c/ El Bahi, n° 240267
34
ArrêtHallalpréc
35
V. not. L. Aucoc, Conférences sur l’administration et le droit administratif, Dunod, 1ère ed. , t. I, p. 361 ; E.
Laferriere, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. I, 1re éd. , 1887-1888, p. 15.
36
I. De Silva. Concl. précitée
37
CE, Ass. 12 janvier 1968, Ministre de l'Economie et des Finances c/ Dame Perrot, n° 70951.
38
CE, 29 octobre 2004, Sueur, n° 269814
39
CE, Ass. , 23 décembre 2011, Danthony, n°335033
40
CE, Sect. , 1er juillet 2016, Commune d'Emerainville, n° 363047

9
hiérarchisation s’opère ici en fonction du « caractère de ce qui est essentiel, fondamental,
important »41.

Depuis longtemps il est possible de constater que toutes les illégalités ne se valent pas.
Jean Khan précisait que « les annulations doivent, autant que possible, être constructives et (…)
s’il n’est pas d’usage de retenir plusieurs moyens à la fois, mieux vaut retenir celui qui, ayant
la portée la plus générale, est de nature à éclairer davantage l’administration (…) »42.
Implicitement, cela revenait à affirmer la préférence d’une annulation pour une illégalité interne
(c’est-à-dire s’intéressant à la substance de l’acte) plutôt qu’une annulation pour une illégalité
externe (c’est-à-dire s’intéressant à la forme de l’acte) dans la mesure où cette dernière n’avait
aucune incidence sur la substance de l’acte.

Plus tard, il semble que la hiérarchisation entre les illégalités ait été réellement admise
sans toutefois se trouver mentionnée expressément. Isabelle de Silva ajoute dans ses
conclusions que « toutes les illégalités ne sont pas pareillement graves. Récemment, Jacques-
Henri Stahl affirmait explicitement cette différence de valeur entre les illégalités. Il précisait
que « l’office du juge administratif de la légalité est de mesurer la valeur des critiques de légalité
qui sont susceptibles d’être adressées aux actes administratifs devant lui et d’apprécier si ces
critiques sont de nature à justifier la censure de ses actes ». Insistant sur cela, il réaffirme que
c’est un « devoir » du juge de « mesurer si une illégalité doit ou non conduire à l’annulation
d’une décision administrative » et selon lui, le juge peut « considérer que telle illégalité n’est
pas de nature à justifier, tout bien pesé, l’annulation de la décision qui lui est soumise, au
bénéfice de tel ou tel raisonnement juridique » 43. C’est encore dans les conclusions d’un
rapporteur public du Conseil d’État qu’il est possible de remarquer cette hiérarchisation puisque
Gaëlle Dumortier écrivait dans ses conclusions sur l’arrêt Danthony44qu’« une irrégularité qui
ne peut ou n’a pu être de nature à affecter la teneur de la décision n’a pas à être sanctionnée par
l’annulation de celle-ci ». La valeur de l’illégalité joue donc depuis longtemps comme un «
poids de mesure » pour justifier (ou non) une sanction absolue ou relative de l’acte.

Dès lors, en prononçant une annulation partielle, le juge s’appuie sur un critère
intentionnel qui peut être formulé de la façon suivante : « l'administration aurait-elle adopté
l'acte tel qu'il subsiste après son amputation ? Le critère réside donc, non pas tant dans le point

41
V. https://www. cnrtl. fr/definition/substantialité.
42
J. Khan, Concl sur CE, Ass. , 12 décembre 1969, Sieur de Talleyrand-Périgord n° 73969.
43
J. -H. Stahl, Concl. sur CE, sect. , 3 décembre 2003, Préfet de la Seine-Maritime c/ El Bahi, n° 240267.
44
G. Dumortier, Concl. sur CE, Ass. , 23 décembre 2011, M. Claude Danthony et autres, n° 335033.

10
de savoir si l'acte reste conforme à l'intention première de l'administration, mais plutôt de savoir
si le reliquat de l'acte aurait pu entrer dans les intentions de l'administration » 45. Pourtant, en
l’état actuel du droit, l’analyse reste bien objective, et laisse le juge de l’excès de pouvoir dans
des pouvoirs proches de celui du plein contentieux. Le juge administratif préfère ainsi une
annulation partielle, lorsqu’elle est possible, à l’annulation totale. Il substitue parfois
l’annulation partielle à l’annulation totale y compris lorsque seule l’annulation totale est
demandée46. Le juge administratif annule la partie viciée « en tant que » cette dernière est
illégale et que l’illégalité n’est pas de nature à vicier la totalité de l’acte. Au regard de ce qui
précède, on peut aisément conclure que le titre foncier partiellement annulable doit être avant
tout irrégulier. Le juge administratif a cependant la faculté d’apprécier la gravité d’une telle
irrégularité pour déterminer si l’annulation de l’acte doit être totale ou partielle. Dans la seconde
hypothèse, il faudrait à en croire la jurisprudence administrative que l’acte querellé soit divisible
et créateur de droit.

B. La reconnaissance du caractère divisible et créateur de droits du titre foncier


partiellement annulable

Le juge administratif, saisi de conclusions tendant à l'annulation d'un acte administratif


unilatéral, peut souhaiter limiter celle-ci, s'il s'aperçoit que la décision attaquée n'est que
partiellement irrégulière et ne mérite donc qu'une amputation. Seules certaines dispositions ou
dimensions du texte qui lui est soumis sont illégales ; l'essentiel de l'acte lui paraît devoir être
préservé. Dans une étude consacrée à l'annulation partielle 47, M. P. Corbel s'est attaché à
démontrer que le fondement de l'idée de divisibilité est constitué par le maintien de l'essentiel
de l'acte qu'elle frappe. Le juge ne saurait en prononcer si ce procédé aboutissait à dénaturer la
partie préservée du texte, parce que cela le conduirait ipso facto à faire acte d'administrateur.

Dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, en effet, le juge ne peut théoriquement
prononcer autre chose que l'annulation de l'acte qui lui est déféré, ou le rejet de la requête. Il se
refuse à apporter des corrections, contrairement aux domaines de plein contentieux où il n'hésite
pas à modifier des décisions. Or, l'annulation partielle se rapproche dangereusement du pouvoir
de modification, et peut donc sembler porter atteinte au principe de séparation de

45
H. Bouillon, « Pour une subjectivisation de l'annulation partielle des actes administratifs unilatéraux », AJDA,
2017 p. 217.
46
CE, 5 mars 2003, Titran, n° 241325 et CE, 29 octobre 2008, Fédération Générale des retraités des chemins de
fer de France et d’outre-mer, n° 307212.
47
M. P. Corbel, « L'annulation partielle des actes administratifs », Actualité juridique, Droit administratif, 1972,
p. 138

11
l'administration active et de la fonction juridictionnelle48 qui motive l’« autolimitation » du juge
de l'excès de pouvoir. Ce dernier n'en admet donc la possibilité qu'à condition que l'objet de
l'acte soit préservé : l'autorité administrative qui l'a édictée doit se reconnaître dans la décision
amputée de sa partie initiale, faute de quoi le juge aura outrepassé ses pouvoirs. Il ne saurait
valablement remettre en cause l'appréciation d'ensemble portée par l'administration pour y
substituer la sienne49. C'est pour maintenir l'annulation partielle dans ces strictes limites que la
jurisprudence a été amenée à dégager le concept de "divisibilité".

Le juge ne procède à une annulation partielle que lorsqu'il estime la partie illégale
"divisible" de l'essentiel de l'acte, c'est-à-dire susceptible de disparaître sans pour autant priver
la partie restante de son équilibre ou de sa portée pratique ; au cas contraire, il prononcera
l' « indivisibilité », et exclura par là même toute possibilité d'amputation : « la divisibilité de
l'acte ouvre la voie à l'annulation partielle ; l'indivisibilité la ferme »50. L’idée ici est que, le
juge administratif se réserve la possibilité d'amputer la décision de certains de ses effets ou
modalités qu'il ne considère pas primordiaux pour le maintien de l'économie globale de celle-
ci.

Dans la même veine, le titre foncier partiellement annulé est inévitablement un acte
créateur de droit. Les tentatives déployées par la doctrine pour définir la notion d’acte créateur
de droit se sont soldées par des échecs. Ces échecs peuvent trouver une explication dans le
pragmatisme du juge qui n’est animé que par le souci de régler le litige au cas par cas. Certains
auteurs défendent l’idée d’une distinction entre les actes réglementaires et non-réglementaires
et aboutissent à la conclusion selon laquelle seuls les actes non réglementaires ou individuels
sont créateurs de droits. René Chapus peut être considéré comme le chef de file de cette
proposition car il considère que les actes créateurs de droits « ne sauraient être des décisions
réglementaires », même s’il admet que « toutes les décisions non réglementaires et notamment
individuelles ne sont pas créatrices de droits »51.

48
Pour Laferrière, « n'ayant que le droit d'annulation et non de réformation, le Conseil d'État ne peut pas modifier,
amender l'acte attaqué, car ce serait faire acte administratif nouveau et empiéter sur les attributions de
l'administration active » in Traité de la juridiction administrative, ouvrage précité, p. 568
49
Le problème est le même en matière de nullité partielle des contrats administratifs, où le risque est grand de voir
le juge "défigurer" ces derniers, "au détriment du respect de la volonté des parties". Lire notamment D.
Pouyaud, La nullité des contrats administratifs, op. cit. , p. 347 s.
50
P. Corbel, art. cit., p. 140
51
R. Chapus, Droit administratif général, op. cit. , p. 1162

12
Cette distinction peut paraître séduisante car elle part de la règle bien établie par le juge
que les actes réglementaires ne garantissent le maintien d’aucun droit au profit des administrés
puisque l’autorité compétente peut abroger ou modifier l’acte à tout moment. Elle est cependant
difficilement applicable parce que, comme le reconnaît René Chapus lui-même, les décisions
non réglementaires ne sont pas toutes créatrices de droits.

Une tentative plus audacieuse, développée par Patrick Auvret, se propose de revenir à
la distinction entre acte individuel et règlement. Pour l’auteur, seuls les actes individuels sont
créateurs de droits et il insère dans cette catégorie les actes collectifs qu’il définit comme « les
décisions qui concernent plusieurs personnes individuellement désignées et dont les situations
sont solidaires »52. Le titre foncier susceptible d’annulation partielle en est un exemple patent.

L’originalité se manifeste encore par le fait que l’auteur exclut les tiers du bénéfice des
actes créateurs de droits car ils « ne peuvent se prévaloir d’une décision particulière qui ne les
concerne pas »53. Il prend l’exemple de fonctionnaires bénéficiant indirectement pour leur
propre avancement d’une sanction disciplinaire infligée à un collègue. Ces personnes ne
bénéficient en fait que d’un acte collectif ou de la succession d’actes individuels qui leur sont
directement destinés.

Une distinction est aussi faite au sein des actes individuels entre les actes individuels
créateurs de droits intangibles correspondant aux actes créateurs de droits, les actes individuels
créateurs de droits précaires parmi lesquels figurent les décisions conditionnelles, les
autorisations administratives et les agréments et les actes individuels non créateurs de droits
positifs qui comptent les décisions « recognitives, confirmatives et réellement négatives »54.
Cette proposition est contestable car elle ne prend pas en considération la jurisprudence du
Conseil d’Etat qui n’hésite pas à reconnaître expressément l’existence de droits pour les tiers à
un acte administratif individuel55. Le commissaire du gouvernement Mayras dans ses
conclusions sur l’arrêt syndicat chrétien du ministère de l’industrie CFTC précise en ce sens
que « le principe demeure que toute décision instituant ou modifiant une situation juridique

52
P. Auvret, « La notion de droit acquis en droit administratif français », article précité p. 69
53
Idem, p. 71
54
Idem, p. 76
55
Ainsi, l’éviction d’un magistrat confère des droits à ses collègues qui ont été nommés à sa place : CE 26 mai
1950 Dirat Rec. p. 322. De même, le refus de titularisation d’agents contractuels crée des droits au profit des
membres du corps concerné : Conseil d‘Etat 12 juin 1959 Syndicat chrétien du ministère de l’industrie et du
commerce (CFTC) AJDA 1960 II, p. 62. Enfin, le retrait d’un permis de construire confère des droits à des riverains
du terrain d’assiette : CE 4 mai 1984 Epoux Poissonnier. AJDA 1984, conclusions D. Labetoulle

13
individuelle est, en elle-même, créatrice de droits, soit au profit de la personne qui en est l’objet,
soit au profit des tiers intéressés à son maintien »56.

Une distinction a également été proposée entre actes favorables et défavorables, selon
laquelle ne sont créateurs de droits que les actes favorables. A cette proposition René Chapus
répond qu’ «il ne faut pas croire, ni qu’une décision crée des droits dès lors qu’elle est une
décision favorable (accordant un avantage, satisfaisant une demande), ni qu’une décision
défavorable est insusceptible d’en créer »57. Ce point de vue de l’auteur est notamment
confirmé par le fait, déjà évoqué, qu’une décision défavorable peut créer des droits au profit
des tiers 58.

Dans le souci de refléter l’évolution de la jurisprudence, la doctrine a évoqué l’existence


d’une distinction entre actes attributifs et recognitifs. Logiquement, les actes recognitifs ne se
bornent qu’à constater une situation déterminée ou l’existence de droits préexistants et ne sont
donc pas créateurs de droits 59. Néanmoins, la difficulté est née lorsque se sont trouvés intégrés
par le juge dans la catégorie des actes recognitifs des actes qui ne sont pas purement
déclaratifs 60.

L’impossibilité de définir l’acte créateur de droits est constatée par le commissaire du


gouvernement Labetoulle dans ses conclusions sur l’arrêt Poissonnier. Selon lui, « on ne peut
(…) s’appuyer sur une définition générale de la notion d’acte créateur de droits car les
définitions auxquelles on peut songer, si elles permettent tant bien que mal de rendre compte a
posteriori de la jurisprudence, ne correspondent pas à un critère opérationnel »61. Dès lors, en
l’absence de critère positif d’identification les auteurs font appel à une approche fonctionnelle
de l’acte créateur de droits qui tient davantage compte du pragmatisme du juge.

L’intérêt des notions dites fonctionnelles consiste dans la reconnaissance d’une latitude
laissée au juge de compléter le contenu de leur définition dans chaque cas d’espèce.

56
Conclusions de M. Mayras sur l’arrêt du Conseil d‘Etat du 12 juin 1959 Syndicat chrétien du ministère de
l’industrie et du commerce précité AJDA 1960 II, p. 63.
57
R. Chapus, Droit administratif général, ouvrage précité, p. 1163.
58
Voir les arrêts du Conseil d’Etat du 26 mai 1950, Syndicat chrétien du ministère de l’industrie et du commerce
du 12 juin 1959 et Poissonnier du 4 mai 1984 précités.
59
CE 6 novembre 1991 Ministre de l’éducation contre Vandeplanque précité à propos de la délivrance d’un diplôme
d’instituteur et CE 11 mai 1987 Demoiselle Ollier à propos d’un relevé de notes de baccalauréat.
60
Certains auteurs ont défendu cette idée de restreindre la catégorie des actes recognitifs aux simples actes
déclaratifs. Voir L. Tallineau, Les actes particuliers non créateurs de droits, thèse, Poitiers, 1972, p. 168 et
suivantes.
61
D. Labetoulle conclusions sur l’arrêt du Conseil d’Etat Epoux Poissonnier, AJDA, 1984, p. 512.

14
L’explication de ce phénomène réside dans une évolution trop rapide des faits sociaux et dans
les « tâtonnantes fantaisies du législateur »62. Le juge devant cette situation est guidé par le
souci « d’éviter les règles générales et les notions a priori »63 afin de régler les litiges au cas
par cas. Ce postulat existentialiste posé par Bernard Chenot dans l’après-guerre est plus que
jamais d’actualité aujourd’hui. Aucune notion ne résiste à l’évolution des mentalités ni à
l’inflation législative64. L’approche du juge se veut pragmatique car il constate que les notions
sont floues et les principes trop évolutifs. Il ne cherche qu’à donner une solution au litige qui
lui est soumis. Finalement, l’analyse des tentatives de définition doctrinale de l’acte créateur
de droits achève de convaincre l’observateur de la difficulté de définir cette notion. Seul le juge
dans son attitude pragmatique semble s’accommoder de ce flou conceptuel qui lui permet en
tout état de cause d’affirmer son pouvoir normateur en matière d’annulation partielle du titre
foncier.

II. L’évolution de l’office du juge administratif dans le contentieux de


l’annulation du titre foncier

Quelle est l’étendue des pouvoirs du juge administratif camerounais dans le contentieux
de l’annulation ? Saisi du recours en annulation d’un titre foncier le juge administratif est-il
fondé à prononcer une annulation partielle ? Ces questionnements nous plongent
inévitablement au cœur de l’appréciation de l’office du juge 65 dans le contentieux de l’excès de
pouvoir. A l’évidence, il apparait que cet office subit des transformations si importantes qu’une
partie de la doctrine n’hésita pas à penser que le recours pour excès de pouvoir serait en voie
de disparition car absorbé par le recours de plein contentieux66. C’est en tout cas la position du
Doyen HAURIOU qui écrivait : « le changement, c’est que le recours pour excès de pouvoir
pâlit et s’efface de plus en plus derrière le contentieux ordinaire. Et ce n’est pas depuis l’arrêt
Boussugeque le recours pour excès de pouvoir est touché dans ses œuvres vives, c’est depuis

62
Bernard Chenot, « L’existentialisme et le droit », Revue française de science politique, 1953, n°1, p. 57 et plus
particulièrement p. 59.
63
Idem, p. 62
64
Cette conception avait cependant été vivement critiquée à l’époque par des auteurs attachés à la notion de
système. Voir Jean Rivero, « Apologie pour les faiseurs de systèmes », Dalloz, 1951, Chronique p. 99
65
La prudence et l’autorité : l’office du juge au XXIe siècle, Rapport de la mission de réflexion confiée par Madame
Christiane Taubira, garde des Sceaux, à l’Institut des hautes études sur la justice, sur l’évolution de l’office du juge
et son périmètre d’intervention, mai 2013, 2018 pages, consultable sur www. ihej. org; S. Rials, « Ouverture.
L’office du juge », Droits. Revue française de théorie juridique, no 9, « La fonction de juger », Paris, PUF, 1989,
p. 6.
66
M. Bernard, « Le recours pour excès de pouvoir est-il frappé à mort ? », AJDA 20 juin 1995, no spécial Le droit
administratif, p. 190. V. aussi B. Pacteau, « Du recours pour excès de pouvoir au recours de pleine juridiction ? »,
PUF-RA, 2001, t. 1, p. 195 ;J. -M. Woehrling, « Vers la fin du recours pour excès de pouvoir ? », Mélanges en
l’honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p. 777

15
l’arrêt Cadot. . . Il y a vingt-cinq ans que le recours pour excès de pouvoir est frappé à mort » 67.
Hauriou aurait-il donc finalement raison ? Rien n’est moins sûr. Le recours pour excès de
pouvoir, loin de disparaître subit des adaptations 68. En effet, la décision de procéder à
l’annulation partielle du titre foncier conforte l’idée d’une subjectivation progressive du
contentieux de l’excès de pouvoir (B) qui découle nécessairement de l’affirmation du pouvoir
normateur du juge (A).

A. L’affirmation du pouvoir normateur du juge administratif à travers


l’annulation partielle du titre foncier

Nombreux sont ceux qui estiment que, le juge administratif camerounais, en prononçant
des annulations partielles statut ultra petita, s’immisce dans le fonctionnement de
l’administration active en violation du principe de la séparation autorité administrative et
autorité judiciaire69 et dénature même l’essence du recours pour excès de pouvoir puisque
l’annulation partielle se rapproche de la réformation ou de la rectification de l’acte dans ses
parties irrégulières. Pour pertinent qu’il soit, ce raisonnement qui tend à faire du juge de l’excès
de pouvoir un garant de l’application mécanique de la loi ne prend pas suffisamment les
évolutions actuelles de la fonction de juger. Devrait-on oublier que la hausse des contentieux 70,
l’extension des compétences du juge et l’accroissement des pouvoirs juridictionnels constituent
les signes les plus visibles de la transformation devenue inévitable de l'office du juge ?

Derrière la fonction de juger, se cache désormais un rôle normatif qui permet au juge de
participer à la création du droit 71. Il y a de ce point de vue, non pas une rupture avec la figure
du juge, strict serviteur de la loi tel que voulu par Montesquieu72 mais une évolution qui découle

67
M. Hauriou, note sur CE 29 nov. 1912, Boussuge, S. 1914. 3. 33 (arrêt admettant la tierce opposition).
V. infra, p. 645 ; et sur l’arrêt Cadot, supra, p. 39
68
M. Deguergue, Procédure administrative contentieuse, Montchrestien, coll. « Focus droit », 2003, p. 95; D.
Bailleul, L’effıcacité comparée des recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux objectif en droit public
français, paris, LGDJ, « Bibl. de droit public », t. 220, 2002
69
J. Chevallier, « Paradoxes du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires », in Chapus (R),
(Mél. à), Montchrestien, Paris, 1992, p. 135
70
L. Cadiet, « Le spectre de la société contentieuse », in Droit civil, procédure, linguistique juridique. Écrits en
hommage à Gérard Cornu, Paris, PUF, 1994, p. 29.
71
Voir notamment D. Lanzara, « Le pouvoir normatif de la Cour de cassation à l’heure actuelle »,
LGDJ, 2017, et J. -B. Belda, « Du discours sur l’office de la Cour de cassation. Contribution à l’analyse réaliste
de la justice française », Epitoge, 2018.
72
Serge Dauchy, « Le juge, bouche de la loi. A propos de la célèbre métaphore de Montesquieu », Nagoya
University Journal of Law and Politics, 2014, pp. 325-343 ; Céline Spector, « La bouche de la loi ? Les figures du
juge dans L’Esprit des lois », Montesquieu Law Review, Université de Bordeaux, Forum Montesquieu, 2015, pp.
87-102

16
de l’essence même de l’interprétation 73. En effet, la loi qui reconnait la possibilité au juge
administratif d’annuler les actes administratifs unilatéraux illégaux lui autorise-t-elle à moduler
ces annulations en ayant recours par exemple à la technique de l’annulation partielle ? Là se
situe toute la question car si l’on considère qu’en annulant partiellement le juge fait ce que la
loi ne lui autorise pas expressément, on peut tout autant penser qu’en y faisant recours il règle
une imprécision du législateur ! Dès lors, l’approche légicentrique qui privait, en définitive, le
juge du pouvoir d’interpréter la règle de droit et réduisait ainsi à néant le rôle de la
jurisprudence, ne résiste guère à l’expérience 74.

En énonçant que « le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité
ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice »
(article 4 du code civil), les auteurs du code civil ont entendu ainsi restituer à la jurisprudence
le rôle essentiel qui est le sien de donner une portée concrète à la règle de droit édicté. Ce
d’autant plus que la loi ne pouvant tout prévoir, ni pourvoir à tout, « une foule de choses sont
nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à
l’arbitrage des juges » 75. Dès lors, parce que le législateur ne peut tout prévoir et qu’il appartient
au juge de trancher même en cas de silence 76, d’obscurité77 ou d’insuffisance de la loi, il est
parfois nécessaire de préciser les textes, de les compléter voire de créer la norme qui fait défaut
pour statuer sur le cas.

En cela, le juge ne se contente pas d’appliquer la norme, mais participe à son


perfectionnement. Les juges avec l’assentiment du législateur se réapproprient désormais
d'importants espaces de liberté dans l'exercice de leurs fonctions. Il est désormais admis qu’«
au-delà de la solution du litige et à travers celle-ci le juge participe occasionnellement à la
création du droit » 78par le biais de la jurisprudence. Dans son acception normative, désormais

73
P. WafeuToko, « Le juge qui crée le droit est-il un juge qui gouverne ? » Les Cahiers de droit, 2013, 54(1), pp.
145–174.
74
Le rôle normatif de la Cour de Cassation, Etude annuelle, op. cit. , p. 17
75
J. Krynen, op. cit. , p. 115
76
M. U. Ngah Noah, « Quelques réflexions sur le silence et le droit : essai de systématisation », Les Cahiers de
droit, 2015, 56(3-4), 575–613.
77
P. Amselek, « La teneur indécise du droit », Texte d’un rapport présenté au Colloque sur « Le doute et le droit
» organisé à la Cour d’Appel de Paris le 12 avril 1991 par l’Institut de Formation Continue du Barreau de Paris,
18 pages ; J. -C. Gémar, « Analyse jurilinguistique des concepts de « lisibilité » et d’« intelligibilité » de la loi »,
Revue générale de droit, 2018, 48(2), pp. 299–336.
78
Y. Gaudemet, « Méthodes du juge », in ALLAND (D.), RIALS (S), Dictionnaire de la culture juridique, Paris,
PUF, coll. « Grands dictionnaires », 2003, spéc. p. 1020

17
la plus courante, ce terme désigne les règles de droit posées par le juge79. Le pouvoir du juge
de créer du droit se dédouble en un pouvoir juridictionnel et en un pouvoir jurisprudentiel. Dans
l’exercice de son pouvoir normatif juridictionnel 80, le juge crée des normes juridiques de portée
individuelle : ce sont les jugements. Dans l’exercice de son pouvoir normatif jurisprudentiel, le
juge participe à la production de règles de droit de portée générale.

En France, on sait le rôle que le juge a joué dans la définition de la légalité


administrative. Il a construit des branches entières du droit administratif moderne sans pour
autant assumer pleinement le pouvoir créateur jurisprudentiel qu’il exerce pourtant
indéniablement. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour que le Conseil d’État français
officialise enfin, à l’occasion de sa décision Tropic81, son pouvoir normatif jurisprudentiel. Pour
qui est attentif à la motivation des décisions de justice, cette consécration par le juge
administratif de son pouvoir normatif jurisprudentiel ne surprend guère. On sait qu’avant même
l’officialisation de son pouvoir créateur, le Conseil d’État, par une rédaction habile de ses
décisions avait déjà donné à voir le caractère normatif de sa jurisprudence en imprimant à la
règle jurisprudentielle les attributs traditionnellement attachés à la règle légale. Il a su en ce
sens mobiliser plus pleinement encore les motifs de ses décisions pour confirmer le caractère
normatif de sa jurisprudence et partant, l’existence effective de son pouvoir normatif
jurisprudentiel.

En tout état de cause, l’audace du juge administratif camerounais dans le contentieux de


l’annulation du titre foncier se fonde sur la volonté d’adapter la législation à l'évolution de la
société et des mœurs. En ce sens, il élabore des constructions jurisprudentielles qui donnent
naissance à des théories juridiques de grande ampleur. La théorie de l’annulation partielle des
actes administratif en est certainement une. Exploitant les lacunes de la loi, ces développements,
dont la dimension créatrice est explicitement assumée par les juges renforcent la thèse d’une
subjectivation progressive du recours pour excès de pouvoir dans le contentieux administratif.

79
F. Zenati, La jurisprudence, Paris, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 1991, spéc. p. 109 ; P. Théry, « La «
jurisprudence » des cours d’appel et l’élaboration de la norme », in MOLFESSIS (N.) (dir), La Cour de cassation
et l’élaboration du droit, Paris, Economica, coll. « Études juridiques », 2005, pp. 129-132
80
D. De Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l’État, Paris, Economica,
1996, spéc. p. 118
81
CE, Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, rec. p. 360

18
B. La subjectivation progressive du contentieux de l’excès de pouvoir

Si le contrôle du juge de l'excès de pouvoir peut dans certains cas aboutir à des
jugements de rejet qui paradoxalement produisent des effets analogues à une modification de
la décision litigieuse par l'administration elle-même (techniques de la substitution de base
légale ou de motifs), l'office du juge de l'excès de pouvoir, quand il entend sanctionner
l'illégalité dont se plaint le requérant, est enfermé dans les limites du pouvoir d'annulation.
La sanction de l'illégalité consiste donc dans l'annulation de l'acte administratif. Ce pouvoir
d'annulation constitue traditionnellement la caractéristique propre du recours pour excès de
pouvoir autrement dénommé recours en annulation pour le distinguer du recours de pleine
juridiction où les pouvoirs du juge sont plus larges et ne sont pas restreints à la seule
annulation.

Dès lors, saisi d'un recours de l'excès de pouvoir, le juge n'a traditionnellement que
le pouvoir de prononcer l'annulation de l'acte administratif jugé illégal. L'explication d'une
telle limitation peut être recherchée dans les finalités du contentieux de l'excès de pouvoir :
la réparation du trouble causé à l'ordre juridique par l'édiction d'un acte illégal n'exige
finalement pas davantage que son annulation. Point n'est besoin d'aller plus loin. A partir
du moment où la décision illégale est annulée, le principe de légalité se trouve rétabli ; quand
bien même la situation du requérant ne serait pas complètement réglée. C'est à ce dernier
point de vue (celui du justiciable) que le recours pour excès de pouvoir, dans sa conception
classique, risquait de manquer à sa fonction. De ce fait, la technique de l’annulation partielle
renforce l’efficacité du recours pour excès de pouvoir en atténuant l’effet classiquement
absolu des annulations.

Sous la plume d’auteurs comme G. Braibant, « chaleureusement » relayé par G.


Vedel82et bien d’autres 83, les excès de l’effet ex tuncde l’annulation84, invariable depuis
l’origine du recours pour excès de pouvoir 85, avaient fait naître un débat doctrinal quant à
l’utilité d’un pouvoir de modulation des effets des annulations contentieuses. Si le juge a

82
V., leurs interventions respectives in « Questions pour le droit administratif », AJDA, 1995, p. 25 s. ; B. Seiller,
« L’illégalité sans l’annulation », AJDA, 2004. 963
83
D. Labetoulle, « Principe de légalité et principe de sécurité », Mélanges Guy Braibant, 1996, p. 403
84
J. -H. Stahl et A. Courrèges, parlent à ce sujet « de l’alternative du « tout ou rien » qui caractérise aujourd’hui
l’intervention du juge administratif, notamment dans le contentieux de l’excès de pouvoir », in « La modulation
dans le temps des effets d’une d’annulation contentieuse, Note à l’attention de Monsieur le président de la Section
du contentieux », RFDA, 2004. 442
85
D’après R. Odent, « les choses doivent être remises en l’état exact où elles se trouveraient si l’acte annulé n’avait
pas été pris », in concl. sur CE, ass. , 27 mai 1949, n° 93122, Véron-Réville, Lebon p. 246; Gaz. Pal. 10 juin 1949.

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toujours tenté de prendre en considération, au prix de certains tempéraments jurisprudentiels 86,
la déstabilisation contestable des situations juridiques nées de la rigidité de la rétroactivité, cette
insatisfaction s’est accentuée au vu de la montée en puissance de la prise en compte des droits
publics subjectifs des administrés87. Les techniques de contournement de l’annulation, ajoutées
à celles démontrant le souci de stabilité des situations juridiques pouvant conduire à des
accommodements avec la légalité, se sont ainsi déployées dans un court laps de temps 88. La
jurisprudence AC en France constitue l’aboutissement de ce renouveau dans les pouvoirs du
juge, résolument soucieux de la portée de l’annulation, en lui offrant celui de contenir les effets
« catastrophiques »89de la rétroactivité.

La modulation des effets d’une annulation contentieuse s’inscrit alors dans un courant
d’accroissement des pouvoirs du juge et une évolution de son office vers un pragmatisme
certain. La modulation des effets de l’annulation permet effectivement au juge de l’excès de
pouvoir de disposer d’outils afin de mieux préciser les effets de sa décision, au point d’accentuer
la proximité des deux contentieux quant au pouvoir de « réformation » dont disposait,
jusqu’alors, seul le juge du plein contentieux. La question d’un « mouvement de fusion des
offices »90avait été posée. L’idée suivant laquelle le juge de l’excès de pouvoir ne se préoccupe
pas de l’efficacité de ses décisions est aujourd’hui dépassée.

Le juge a ainsi été conduit à justifier son pragmatisme en usant délibérément de


nouveaux pouvoirs. Synthétiser les apports des différentes applications ne peut donner qu’une
vision relativement partielle des pouvoirs du juge dans chaque espèce. La frontière n’est
toujours pas aisée, pour savoir où fixer le seuil de distinction entre ce qui est manifestement
disproportionné et ce qui ne l’est pas 91; c’est toute la problématique de la mise en œuvre d’un
bilan de proportionnalité au stade de l’appréciation des effets de la décision d’annulation.

86
D. Bailleul, « Les nouvelles méthodes du juge administratif », AJDA, 2004. 1626.
87
De l’avis de A. -L. Constant, « La transformation du juge va ainsi de pair avec la reconnaissance de nouveaux
droits fondamentaux aux justiciables », in « La modulation dans le temps des effets de l’annulation contentieuse
», in J. Fialaire et J. Kimboo (dir) Le nouveau droit du procès administratif - les évolutions choisies, les évolutions
subies, 2013, L’Harmattan, coll. « Logiques juridiques », p. 133
88
V., sur ces questions B. Seiller « L’illégalité sans l’annulation », AJDA, 2004. 963 s.
89
Anne-Charlène BEZZINA, « 2004-2014 : les dix ans de la jurisprudenceAC! », Revue Française de Droit
Administratif, juillet - août 2014, pp. 735 – 752
90
C. Landais et F. Lenica, op. cit. , p. 1890
91
De l’avis de J. -C. Bonichot, « la question de savoir ce qu’il faut faire lorsqu’un acte est illégal et qu’on en
demande la suppression peut, contrairement à ce qu’on pourrait penser, s’accommoder de différentes réponses.
Elles sont fonction de l’époque, du système juridique en vigueur, des attentes des justiciables, des mœurs et des
besoins de l’État », in « L’arrêt AC!: évolution ou révolution? », AJDA, 2004. 1054.

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Ainsi, « il ne suffit plus au demandeur de démontrer l’excès de pouvoir, il lui faut aussi
prendre en compte les différentes possibilités de “régularisation” et de modulation qui peuvent
limiter, voire réduire à néant les effets de l’illégalité92. En tout état de cause, une politique
jurisprudentielle exprime toujours un choix qui relève d’une certaine appréciation de la situation
sociale sur laquelle le juge veut agir très souvent à travers des créations prétoriennes et répond
nécessairement à un besoin de réguler les tensions et de conflits. En développant dans sa thèse
l’idée d’une « subjectivation » du droit administratif 93 camerounais, le Professeur NGANGO
YOUMBI marque sa rupture avec une certaine tendance doctrinale de type objectiviste qui a
pendant longtemps placé l’intérêt général au cœur du dispositif normatif et du raisonnement du
juge en présupposant que l’administration, gardienne de cet intérêt bénéficie tout naturellement
d’une situation de faveur 94. Si cette approche n’est pas totalement infondée, il faut cependant
relever que le juge administratif camerounais n’est pas indifférent aux préoccupations en lien
avec la protection des droits. C’est dans cette veine qu’on peut imaginer que la politique
d’annulation partielle des actes administratifs unilatéraux que construit progressivement le juge
administratif camerounais en matière foncière fait corps avec une volonté certaine d’assurer
une meilleure protection des droits des citoyens face aux manquements de l’administration.

Pour atteindre un tel objectif, l’annulation partielle des actes administratifs unilatéraux
se construit autour de la notion de sécurité juridique que le juge mobilise subtilement mais
irrévocablement. Sans évoquer formellement la notion de sécurité juridique qui est d’ailleurs
une notion introuvable dans le dispositif normatif camerounais, on note cependant que, la
décision d’annulation partielle est substantiellement guidée par l’exigence de sécurité juridique
puisqu’elle fonde la remise en cause des « annulations platoniques »95. Dès lors, aussi
longtemps que la stratégie du tout ou rien en matière d’annulation peut remettre durablement et
dangereusement en question les droits acquis et la stabilité des situations juridiques, les faveurs

92
P. -L. Frier, op. cit. , p. 32.
93
P. Fraissex, « La ‘ subjectivation’ du droit administratif », LPA, 2004, n°207, p. 12 ; P. Devolve, « Droits publics
subjectifs des administrés et subjectivisation du droit administratif (Propos introductifs) » in Les droits publics
subjectifs des administrés, Colloque de l'AFDA, Bordeaux, 2010, Litec, Colloques et débats, 2011, p. 3.
94
E. NgangoYoumbi, thèse précité, p. 47
95
L’ « annulation platonique », il faut le souligner « est une formule dont la paternité est attribuée au Commissaire
du gouvernement Romieu qui la désigne avec bienveillance dans ses conclusions sur l’arrêt Martin de 1905, au
sujet des actes détachables des contrats (CE 4 août 1905, Martin, n° 14220, Leb. p. 749, RDP 1906, p. 749). Elle
témoigne de l’attachement porté au principe de légalité. Invitant la formation de jugement à ne pas être surprise
ou effrayée par l’absence d’effet de sa décision, Romieu soulignait :« Vous savez bien que les annulations pour
excès de pouvoir n’ont, dans bien des cas, qu’un caractère purement platonique : le juge de l’excès de pouvoir
n’a qu’à examiner si l’acte administratif attaqué doit ou non être annulé en raison du vice qui lui est reproché ; il
n’a pas à se préoccuper des conséquences, positives ou négatives, de son jugement » ». Cf. Caroline Lantero,
« Sécurité juridique et mutation des annulations platoniques », AJDA, Dalloz, 2019, n° 19, p. 1100.

21
du juge administratif pour les annulations partielles sont parfaitement compréhensibles au nom
de la sécurité juridique.

De ce point de vue, on assiste au « passage d’un recours à l’objectivité douteuse à un


recours dont le subjectivisme devient certain »96. Le Professeur F. Melleray n’a donc pas tort
lorsqu’il relève que « la croissance du recours pour excès de pouvoir est terminé et nul ne
conteste plus son caractère juridictionnel […] le recours pour excès de pouvoir est désormais
entré dans une phase de mutations accélérées. Deux aspirations de plus en plus pressantes font
en effet vaciller la cadre classique. On pourrait les résumer en deux formules : plus d’effectivité
et plus de sécurité. L’heure est à une valorisation accrue des intérêts personnels du requérant,
afin qu’à l’ère des satisfactions de principe succède celle des satisfactions concrètes » 97.

Dès lors, par subjectivation, il faut entendre de l’avis du professeur SIRINELLI, « la


place accrue accordée par le juge administratif aux situations des personnes physiques et
morales, ainsi qu’aux droits et obligations propres qu’elles en tirent » 98. La subjectivisation
désigne donc le rapprochement du recours objectif vers un recours portant sur une situation
juridique subjective99. Les relations administratives reposent de moins en moins sur l’idée de
verticalité. Des notions beaucoup plus individualistes comme la confiance légitime 100, de droits
subjectifs 101 et même de droits publics subjectifs 102semblent désormais s’imposer. Ces notions
relèvent, selon le professeur MELLERAY, d’un « substrat idéologique individualiste et libéral
»103. En ce sens, le droit administratif se recentre de plus en plus autour de l’individu comme
corollaire de l’affirmation d’une certaine citoyenneté administrative.

Cette individualisation de la relation entre l’administration et l’administré impacte


fatalement les rapports entre la justice et le justiciable à travers la subjectivisation du
contentieux. En effet, la nécessité de promouvoir les droits individuels nonobstant le caractère

96
Brahim Dalil, Le droit administratif face au principe de sécurité juridique, thèse, Université de Paris-Ouest
Nanterre la Défense, 2006, 431 pages, not. p. 304
97
F. Melleray, Essai sur la structure du contentieux administratif français. LGDJ, Prais, 2001, p. 11.
98
J. Sirinelli, « La subjectivisation du recours pour excès de pouvoir », RFDA, 2016, p. 529
99
Camille Morot, Le tiers requérant et l’altération du recours pour excès de pouvoir en droit de l’urbanisme,
Thèse, Université Toulouse 1 Capitole, 2018, 597 pages, not., p. 96
100
S. Calmes, Du principe de protection de la confiance légitime en droits allemand, communautaire et français,
Paris, Dalloz, 2001, 711 p
101
Sur la montée des droits subjectifs, voir J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Vème République, Paris,
Flammarion, 2006, 276 p., spé. p. 121 et suiv.
102
N. Foulquier, Les droits publics subjectifs des administrés, émergence d’un concept en droit
administratiffrançais du XIXe au XXe siècle, Paris, Dalloz, 2003, 805 p
103
F. Melleray, « L’exorbitance du droit du contentieux administratif », in L’exorbitance du droit administratif en
question(s), Paris, Université de Poitiers, diff. LGDJ, 2004, 312 p., spé. pp. 277- 310.

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objectif supposé du recours pour excès est désormais pleinement assumée. La subjectivisation
du recours pour excès de pouvoir correspond donc la traduction juridique de l’individualisation
de la relation administrative et implique son rapprochement avec le recours de plein
contentieux. L’évolution du recours pour excès de pouvoir va en effet dans le sens d’une prise
en compte des intérêts en jeu, de leur nature, mais aussi d’un durcissement de l’appréciation de
l’intérêt à agir et d’un plus grand pragmatisme du juge administratif au regard de cette situation.
A ce propos, le professeur FROMONT a écrit que « ce qui est certain, c’est que la mission du
juge administratif français changera radicalement : elle passera d’une défense de la "légalité" à
la protection des situations individuelles de ceux qu’on appelait, il y a encore peu, des
"administrés" et qu’il convient de qualifier de personnes privées. De ce fait, la théorie des cas
d’ouverture du recours pour excès de pouvoir perdra de plus en plus de sa force explicative et
l’on passera à une conception plus subjective des rapports entre l’administration et les
personnes privées » 104.

De la sorte, le contentieux de l’excès de pouvoir est en proie à une subjectivisation


généralisée qui le rapproche du recours de plein contentieux. L’individualisation de la relation
administrative conduit à une volonté de mieux prendre en compte les droits des administrés lors
d’un procès administratif. Ce sont leurs situations personnelles qui tendent à être mieux
protégées par le juge de l’excès de pouvoir. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement car faire
du recours pour excès de pouvoir une arme destinée uniquement à censurer les actes illégaux
serait une simple survivance du contrôle hiérarchique de l’époque de la justice retenue.

Conclusion

En définitive, l’annulation partielle du titre foncier relève désormais d’une politique


jurisprudentielle105 pleinement assumée par les juridictions administratives inférieures au
Cameroun. En effet, le juge administratif camerounais semble démontrer au fil de sa
jurisprudence en matière qu’il entend ôter l’automaticité de la cause et de la conséquence du
contrôle de légalité. En d’autres termes, en prononçant les annulations partielles du titre foncier,
il consolide progressivement la thèse selon laquelle « l’annulation doit se présenter comme une
sanction proportionnée à l’illégalité commise »106. Dans la droite ligne de cette idée, Isabelle

104
M. FROMONT, « L’intensité du contrôle du juge sur les décisions administratives en France et en Allemagne
», Mélanges Moderne, Paris, Dalloz, 2004, 1264 p.,spéc. p. 1133.
105
Guy Canivet et Nicolas Molfessis, « La politique jurisprudentielle », consultable sur dgemc.ac-versailles.fr,
consulté le 25 oct. 22 à 03 heures, 14 pages
106
C. Broyelle, Contentieux administratif, LGDJ, 3ème ed., 2015-2016, p. 143, n° 197

23
De Silva précisait dans les conclusions sur l’arrêt Hallal que « la tâche du juge de l’excès de
pouvoir ne se borne pas à détecter des violations de la légalité et à en déduire automatiquement
que la décision viciée doit être annulée »107. Le juge de l’excès de pouvoir a donc intégré à son
office des possibilités de réfection de l’acte relativisant la théorie selon laquelle il ne s’apparente
qu’à un juge de l’annulation.

107
I. De Silva. Concl. sur CE, sect. , 6 février 2004 Hallal, n° 240560

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