Vous êtes sur la page 1sur 20

Alfred Dupont Chandler :

sa contribution au
contrôle de
gestion
Agnès Nabet

VIII
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

Alfred D. Chandler est né en 1918 dans l’État du Delaware aux ÉtatsUnis.


Licencié d’Harvard en 1940, la Deuxième Guerre mondiale interrompt son
cursus universitaire. Il passe alors 5 ans (entre 1940 et 1945)
en tant qu’officier de marine dans l’US Navy. Il obtient quelques années
plus tard son doctorat à Harvard en 1952. Il poursuit ses travaux de
recherche au Massachusetts Institute of Technology en 1950 et 1951, pour
y devenir professeur en 1960. Par la suite, il est professeur d’histoire au
sein de la John Hopkins University de 1963 à 1971 et directeur de
recherche du centre de recherche Center for Study of Recent American
History de
1964 à 1971. Il devient professeur d’histoire des affaires à la Harvard
Business School en 1971, puis est nommé professeur émérite en 1989.
Alfred D. Chandler développe également une activité de consultant
notamment auprès de la US Navy War College en 1954.
Les recherches de Chandler montrent que tout changement stratégique
a un impact sur la structure organisationnelle. Ce phénomène n’est
néanmoins pas présenté comme mécanique ; sa compréhension passe par
celle
du contexte organisationnel pouvant être mis en lumière par une analyse
historique. Ainsi, pour Alfred D. Chandler l’adaptation aux grandes
mutations macroéconomiques impose des changements
microéconomiques.
Il semble donc s’intéresser au changement organisationnel « contextualisé
» ; la nécessaire influence du contexte impose une logique
méthodologique de nature contingente. Pour Chandler, cette contingence
n’est
pas culturelle mais économique. En effet, l’adaptation stratégique puis
structurelle des organisations dépend plus du stade de développement
économique atteint que des caractéristiques culturelles propres aux pays
dans
lesquels évoluent les organisations. Chandler offre donc une vision de
l’entreprise de plus en plus complexe au fur et à mesure de l’évolution du
tissu
économique : les fonctions organisationnelles passant de la génération
d’un simple profit à des fonctions d’administration, de coordination des
activités et de répartition des ressources.
Chandler, « historien des affaires », à travers sa lecture historique de
l’économie, donne une vision particulière de l’organisation mettant en
avant la relation stratégie/structure dans l’organisation. Ses travaux
offrent
également une aide à la compréhension des grandes évolutions
organisationnelles obligeant à un positionnement contingent. De ce fait,
les
recherches de Chandler peuvent être appréhendées sous différents axes
d’évolution et/ou de croissance : historique (Chandler, 1959 ; Chandler,
1960 ; Chandler, 1965 ; Chandler, 1972 ; Chandler et Tedlow, 1985 ;
Chandler, Mc Craw et Tedlow, 1996 ; Chandler, 2000), managérial
(Chandler et Daems, 1980 ; Chandler, 1988), économique (Chandler et
Hikino, 1997), stratégique (Chandler, 1972), nouvelles technologies de
l’information (Chandler, 2001).
156 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

Les travaux d’Alfred D. Chandler abordent une diversité de thèmes et


mettent en œuvre une perspective de recherche comparative et historique
qui leur confère un intérêt particulier. Ils présentent un modèle d’évolution
des entreprises pouvant être repris. Ainsi, sa démarche historique a
fait l’objet d’un essai (Mac Craw, 1988) facilitant l’appréhension de la
richesse des travaux et de la méthodologie adoptée par Chandler. Sa
méthodologie comparative et historique de la relation stratégie/structure a
été récemment réutilisée par Whittington et Mayer (2002) pour étudier
les grandes entreprises européennes. Le point de vue adopté est
néanmoins
moins universaliste puisqu’il prend en compte les spécificités nationales.
Pour notre part, nous avons choisi d’analyser l’apport des principaux
travaux d’Alfred D. Chandler dans le domaine du contrôle. Nous
présentons Chandler comme un éminent chercheur en histoire de
l’organisation
adoptant une approche « contextualisée ». Sa lecture historique et
contingente de la relation stratégie/structure est utilisée ici pour dégager
et analyser les grandes évolutions de la fonction de contrôle dans
l’organisation.
Chandler analyse l’évolution et les transformations de la structure de
l’entreprise de la seconde Révolution Industrielle aux années 1990. Son
observation des grandes entreprises industrielles concerne d’abord
l’économie américaine qu’il compare ensuite à l’évolution des économies
européennes (l’Allemagne, la Grande-Bretagne, épisodiquement la France)
(Chandler, 1972, 1980, 1990, tome 1). Cette étude historique permet de
mettre en lumière les principales métamorphoses des grandes
organisations et leur impact sur la croissance de leurs économies
nationales
(Chandler, 1997).
L’évolution majeure de l’organisation concerne sa transformation
structurelle. Cette mutation conduisant à l’entreprise industrielle
moderne suit deux stades (Chandler, 1990, tome 1) :
– le stade entrepreneurial où l’entreprise de petite taille est gérée par
son propriétaire ;
– le stade managérial où l’entreprise est gérée par des équipes de
managers professionnels.
L’entreprise managériale peut alors adopter trois configurations
distinctes : la structure centralisée, la structure multidivisionnelle et la
structure conglomérale.
Le passage de la structure centralisée à une structure par divisions suit
le déclin des stratégies de croissance par différenciation par les prix au
profit des stratégies de diversification. Ces changements stratégiques
supposent
Alfred Dupont Chandler 157
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

la maîtrise préalable des « capacités organisationnelles ». Les « capacités


organisationnelles » constituent alors pour l’entreprise le résultat d’un
triple investissement dans le processus de production, le processus de
distribution et le management.
La création et le maintien de ces capacités organisationnelles rendent
l’entreprise apte à accumuler de l’expérience. Cet « apprentissage
organisationnel » (Chandler, 1997) améliore la capacité à contrôler et
coordonner des activités variées, puis à allouer les ressources dans
l’organisation.
L’objectif de contrôle et de coordination est atteint par l’utilisation d’outils
de gestion à l’origine des premiers modèles de contrôle de gestion.
L’objectif d’allocation est la source du développement d’un contrôle de
gestion plus raffiné (Chandler, 1979).
En définitive, les changements stratégiques sont suivis de transformations
structurelles, le contrôle de gestion s’adaptant aux besoins du nouveau
couple stratégie/structure. Le contrôle de gestion, tel que présenté
par Chandler, est un moyen d’optimiser l’efficacité de ce couple. Les
étapes marquantes de ces mutations concernent la période historique
1870-
1990.
De 1870 à 1914, l’accroissement des marchés se fait par la domination
par le prix. L’entreprise monoproduit assied son attrait commercial sur son
aptitude à contraindre les coûts pour proposer des prix en baisse. À ce
stade, la stratégie de différenciation impose une structure centralisée, la
recherche d’outils permettant la maximisation des économies de coût, et
la coordination des flux physiques en amont et en aval de la production.
De 1914 à 1940, l’accroissement des marchés se fait par la diversification
des activités. La diversification est à l’époque de type concentrique,
vers des marchés proches et en rapport direct ou indirect avec le métier
de
base et/ou vers des produits complémentaires liés par le mode de
distribution, le savoir-faire technologique, les compétences des ressources
humaines. Cette stratégie de croissance permet à l’organisation de profiter
de
synergies et d’utiliser de manière optimale les compétences déjà
accumulées. À ce stade, la stratégie de diversification impose une
structure multidivisionnelle ; la recherche d’outils permettant le contrôle et
la
coordination des flux physiques et l’allocation des ressources employées.
Si
auparavant la structure organisationnelle choisie ne permettait que de
suivre la performance en termes de résultat, la nouvelle structure
divisionnelle permet de faire le lien entre le résultat et les ressources
engagées pour
les divisions et l’organisation dans son ensemble. Les indicateurs de
performance (chiffre d’affaires, parts de marché, rendement, rentabilité…)
obéissent également à une démarche prévisionnelle d’anticipation, de
nature volontariste, nécessaire à l’autonomie des divisions.
158 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

Après la Seconde Guerre mondiale, la diversification est plus poussée.


Elle finit par concerner des activités sans correspondances entre elles. En
conséquence, le contrôle de gestion « central » devient de plus en plus
financier pour suivre les stratégies conglomérales, puis les stratégies de
croissance externe par fusions/acquisitions des années 1970.
La description de l’évolution de la grande entreprise industrielle montre
que la stratégie et la structure ont des implications directes sur les outils
du contrôle de gestion utilisés. Avant la Seconde Guerre mondiale (des
années 1900 à 1939), le mécanisme d’élaboration des outils de contrôle
de
gestion semble obéir à une impulsion venant de l’extérieur. En effet,
l’évolution des marchés impose des modifications d’orientations
stratégiques.
L’adaptation du contrôle de gestion n’intervenant qu’après. Un tel
processus évolutif peut être enrayé par le blocage des structures,
remettant ainsi
en cause l’adaptation de l’entreprise. Après la Seconde Guerre mondiale,
l’impulsion semble venir de l’intérieur de l’organisation. L’évolution de la
structure devient un préalable aux manœuvres stratégiques. De ce fait, la
remise en cause des méthodes et des outils de gestion se fait
parallèlement
aux changements structurels. Les orientations (objectifs et stratégies) sont
donc dans ce cas portées par la structure. C’est en ce sens que nous
pouvons dire que la stratégie et la structure évoluent de façon simultanée,
les
outils de gestion étant conçus logiquement pour assurer leur connexion
(tableau 1).
Tableau 1.
Stratégie, Structure et Contrôle de gestion
Caractéristiques Capacités
Structur
organisationnell Stratégie organisationnelle Contrôle de gestion
e
es s
Contrôle statistique et comptable
Création des capacités
Fonctions Méthodes de détermination des
organisationnelles par
managériales coûts
Contrôle des Différenciati un
U form Évaluation des managers en termes
performances et du on triple investissement
(p. 165) de
fonctionnement de par les prix (production,
savoir-faire
l’organisation distribution,
Évaluation des performances sur un
management)
résultat opérationnel
Coordination des flux Différenciati U form Maintien et Mesure du taux de rotation du
on
volume
par les prix
d’affaires
et
de transactions et renforcement Mesure des flux de trésorerie
par la
des des capacités générés
faculté
activités organisationnelles Suivi du coût des crédits
à vendre
Détermination de coûts standard et
« en masse
de volumes de production standard
»
Diversificati Suivi des actifs
Diversifier les
on Méthodes d’évaluation des actifs
capacités
des Suivi des capitaux permanents
et investir dans
produits, Indicateurs de performance :
Allocation des M. form ou l’innovation des
des rendement
ressources Holding produits
marchés du capital investi, ROI
et les processus de
et des Mise en place de tableaux de bord
production, dans la
technologie Mise en œuvre d’un contrôle de plus
R&D
s en plus financier

Alfred Dupont Chandler 159


www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

En conclusion, la description historique de Chandler montre l’existence de


deux logiques de dynamique industrielle qui ont une consé-
quence sur la forme et le contenu du contrôle de gestion :
– Dynamique de la domination par les prix. La structure est dominée
par une approche fonctionnelle qui facilite la surveillance des coûts
partiels par fonction, la performance locale pouvant aller à l’encontre de la
performance globale. La structure suit ici, avec plus ou
moins de retard, la stratégie de croissance. Le type de contrôle a
posteriori qui en découle ne rend pas indispensable l’évaluation des
managers en termes de performance.
– Dynamique d’expansion latérale par diversification concentrique
puis conglomérale. La coordination des divisions en tant que centres
d’investissement est assurée par le choix préalable d’une structure
multidivisionnelle qui assure a priori la performance globale de
l’organisation et la contribution locale des entités « produits/marchés ».
Le savoir-faire des managers ne suffit plus, l’évaluation de leur
performance en termes économiques et financiers devient cruciale.
Cet article a pour objectif de présenter les implications de la vision
historique des entreprises industrielles de Chandler sur la compréhension
de
l’évolution cohérente de la stratégie, de la structure et du contrôle de
gestion, ces trois aspects du management étant considérés comme
interdé-
pendants. Pour décrire cette évolution, nous suivrons les deux dynamiques
précitées : dynamique de la domination par les prix et dynamique
d’expansion latérale de diversification explicitées ou sous-jacentes à la
plupart
des travaux de Chandler (Chandler, 1970 ; 1979 ; 1980 ; 1982 ; 1992-1,
tomes 1, 2 et 3 ; 1992-2 ; 1992-3 ; 1997 ; 1998).

1. DYNAMIQUE DE DOMINATION PAR LES PRIX


Dans la période 1870-1914, les organisations adoptent en général une
stratégie de croissance fondée sur la domination par les prix. Par la suite,
l’investissement massif dans le réseau de distribution accompagné du
maintien de la capacité organisationnelle acquise permet alors à
l’entreprise industrielle moderne de se différencier par sa faculté de
vendre en
« masse ». Ainsi, l’organisation continue de développer ses parts de
marché avant d’investir dans le développement d’activités connexes.
160 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

1.1. Différenciation par les prix


1.1.1. La recherche de la compétitivité par la taille
Dans les années 1870, l’entreprise connaît une autorité fortement
centralisée autour d’une ligne bureaucratique. Une telle structure est celle
d’entreprises du secteur privé, engagées dans la production d’un produit
unique.
La notion de professionnalisation, partagée par l’opinion à l’époque,
limitait
la production à un domaine d’activité bien défini. Par exemple, Chandler
(1970) précise qu’une entreprise d’acier ne peut pas se développer dans
un
domaine étranger au travail de l’acier, sous peine de perdre toute
crédibilité.
La seule alternative pour assurer une croissance durable est d’exploiter
au mieux l’investissement engagé dans les installations et les hommes
nécessaires à la production d’un bien unique. Une production de masse
permet de dégager des économies d’échelle suffisamment importantes
pour assurer une domination par les prix.
Une telle domination est donc rendue possible grâce à l’effet « taille ».
Le développement de la dimension, notamment le passage à une
production de masse, permet de profiter d’économies d’échelle assurant la
contraction des coûts sur la longue période. Le maintien de cet avantage
concurrentiel sur le long terme n’est rendu possible que par l’expérience
accumulée par les « first movers ». Au fur et à mesure que l’entreprise se
transforme et change de taille, sa capacité de production installée
augmente et dépasse la masse critique. Le dépassement de la masse
critique
permet à l’organisation de dominer le marché par les coûts devenus
durablement inférieurs au prix du marché établi de façon externe. Le
différentiel entre le prix et les coûts donne l’avantage à ces entreprises de
maximiser leur rentabilité globale, voire de contribuer à la baisse du prix
du marché. L’effet d’expérience permet d’ériger des barrières à l’entrée du
marché, les entreprises dont la taille ne permet pas de produire en grande
quantité en étant naturellement exclues.
La faculté de contraindre les coûts à long terme est par la suite le résultat
d’un investissement constant dans le processus de production, le
processus de
distribution et le management. Selon Chandler, l’engagement dans ces
trois
domaines mène à l’accumulation de capacités organisationnelles à
l’origine du
développement et du maintien des avantages concurrentiels de
l’entreprise.
1.1.2. Le contrôle de gestion : outil nécessaire à la contraction des
coûts
Dans ces conditions, le contrôle de gestion reproduit l’approche
fonctionnelle de l’organisation et se centre sur la minimisation et le
contrôle
du coût de chacune des fonctions. La préoccupation de la performance
Alfred Dupont Chandler 161
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

globale du système n’émerge que très peu dans le champ de conscience


des
dirigeants. La forme et le contenu du contrôle de gestion s’orientent
principalement sur la recherche d’une meilleure perception des facteurs
explicatifs de l’avantage compétitif et de son optimisation.
L’avantage compétitif acquis par une stratégie de différenciation par les
prix, dans un contexte où le volume d’affaires est considérable mais où
l’investissement productif est limité (dans la mesure où c’est un
investissement de remplacement) rend accessoire la comparaison du
volume d’affaires aux moyens engagés considérés comme moindres. Ainsi
l’avantage sur
la concurrence étant essentiellement lié à l’efficacité de la coordination
des
flux physiques (matières premières, produits, ventes) relevant directement
de l’activité, l’attention se porte sur le développement de méthodes de
détermination des coûts (contraindre les coûts sur la moyenne période) et
sur l’évaluation de la performance des managers au regard du résultat
opé-
rationnel (produits générés ramenés aux dépenses engagées). On juge
également la hiérarchie des managers professionnels (direction générale,
managers intermédiaires, managers opérationnels) qualitativement sur
leur savoir-faire en matière de coordination des tâches, de contrôle des
flux
de production et de contrôle du fonctionnement de l’organisation.
Dans cet esprit, l’industrie ferroviaire (Chandler, 1979) est à l’origine
des contrôles statistiques et comptables de coordination des flux
physiques
(trains, marchandises transportées…) et du calcul de coûts directs tels que
les coûts variables, fixes et mixtes. Une telle observation peut expliquer
l’engouement de l’époque pour le direct costing. En termes d’évaluation
des
performances, l’objectif premier étant d’assurer un volume de production
supérieur au seuil critique, les opérationnels ne sont jugés que sur leur
capacité à contribuer à la croissance du volume d’affaires. Les profits
ramenés aux coûts (dit ratio opérationnel) étant une mesure bien adaptée
à
l’objectif du maintien de l’avantage compétitif.
En définitive, l’activité ferroviaire américaine est à l’origine du
développement de la comptabilité de gestion moderne. Le contrôle de
gestion
naissant est alors un outil de contrôle des performances en termes de maî-
trise des coûts, et de contrôle du fonctionnement régulier du processus de
production.
162 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

1.2. Différenciation par les prix, et par


la puissance
marketing et de distribution
1.2.1. Un investissement dans le domaine commercial
Au début du XXe siècle, la deuxième phase de croissance consiste à
renforcer et maintenir les capacités organisationnelles acquises jusqu’alors
(avant 1870), ce qui explique la structure oligopolistique des marchés
industriels. Les nouvelles formes de transport et de communication sont à
l’origine de la réflexion sur les techniques nouvelles de distribution. La
pérennité de l’entreprise étant désormais assurée, cela ouvre la voie au
développement des techniques de marketing, d’information et de
communication.
À force d’accumulation d’investissements en marketing et dans les
réseaux de distribution, la différenciation se fait également par la capacité
de vendre et de développer des produits destinés à des marchés de masse
à
fort taux de rotation. La préoccupation de la maîtrise de la fonction de
production, et en amont, de la fonction d’approvisionnement, incite géné-
ralement à la mise en place de stratégies d’intégration verticale des
fournisseurs, gage de la maîtrise des coûts de transaction en même temps
que
de la sécurité des approvisionnements.
1.2.2. Le contrôle de gestion : outil de suivi des flux monétaires
Dans ce contexte, le contrôle de gestion a tendance à se formaliser et
à s’inspirer des nouvelles méthodes commerciales. Chandler (1979)
estime
que la montée en puissance des métiers de la vente transmet leur logique
au domaine de la gestion. Par exemple, l’apparition du ratio de mesure du
taux de rotation est empruntée du taux de rotation des affaires
nécessaires
à l’évolution des volumes vendus par les commerciaux. Un taux de
rotation élevé implique nécessairement la perception de flux monétaires
en
provenance de la clientèle et la volonté de les gérer au mieux.
Un tel emprunt mène à l’adoption d’une logique de flux monétaires
qui complète la logique de gestion des flux physiques. Le dégagement de
cash-flows améliore la capacité d’endettement et rend le coût du crédit
plus faible. L’attrait des crédits proposés à l’organisation pousse alors à
une
plus grande utilisation du financement externe, voire à investir de manière
plus importante. Le suivi du coût des crédits devient aussi un facteur à
contrôler et à gérer.
Enfin, le processus de production étant maîtrisé et ses capacités bien
connues, les managers sont désormais capables de déterminer les coûts
standard de production et les volumes de production standards.
Alfred Dupont Chandler 163
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

D’une part l’évolution de l’entreprise industrielle moderne à cette époque


est à l’origine du suivi d’indicateurs de performance liés au volume
d’affaires et de manière marginale de critères plus financiers. D’autre part,
la détermination de standards de production offre les bases des méthodes
de calculs de coûts par imputation rationnelle. L’absorption des coûts fixes
est intégrée au calcul du coût unitaire du produit, ainsi l’exigence
d’efficacité des moyens devient une préoccupation majeure.
Les managers commencent à acquérir de nouvelles responsabilités
vis-à-vis des moyens utilisés. C’est alors que l’entreprise managériale
utilise
des outils de contrôle permettant non seulement de contrôler la maîtrise
des coûts et le fonctionnement du processus de production, mais
également
de coordonner les flux de transactions, monétaires et de produits liés aux
activités.

2. DYNAMIQUE D’EXPANSION LATÉRALE DE DIVERSIFICATION

2.1. L’investissement dans des activités


connexes
Dans les années 1920, l’entreprise s’ouvre à l’extérieur, elle a pour priorité
la coordination de plusieurs activités et la communication avec des
organisations à la fois des secteurs privé et public (associations
commerciales, fédérations, institutions, agences gouvernementales, autres
entreprises
privées de type « challengers »). Ces organisations viennent modifier le
paysage industriel où désormais on peut distinguer les entreprises dites de
« premier rang » (les « leaders » ou « first movers ») et les entreprises de
« second rang » (les « challengers ») à bien plus faible échelle de
production.
Un réseau organisationnel se crée aux niveaux national et international.
C’est le développement du réseau dont le cœur est l’entreprise industrielle
moderne créatrice de richesses économiques (Chandler, 1997). Pour se
maintenir au centre du réseau, l’entreprise doit donc de plus en plus
maintenir et consolider ses avantages compétitifs.
Pour garder ses avantages compétitifs, l’entreprise industrielle moderne
se lance dans une stratégie de diversification. Les profits accumulés grâce
à une stratégie de différenciation par les coûts ont été par la suite investis
dans des activités connexes ou complémentaires au métier principal. La
production de ces nouveaux produits utilisant la même technologie ou les
mêmes réseaux de distribution… accuse l’avantage sur les coûts et sur les
quantités vendues. La diversification dans des aires liées confirme la supé-
riorité économique de ces entreprises.
164 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

Pour suivre cette stratégie de diversification, l’entreprise adopte une


nouvelle structure : celle de l’entreprise multidivisionnelle, par projets ou
divisions de produits (« M form »). Les décisions opérationnelles ne sont
plus partagées entre la direction générale et les fonctions opérationnelles
mais de la seule responsabilité des centres opérationnels.
La « U form » (Chandler, 1970) trop centralisée poussait le centre à
prendre position dans les décisions courantes ; selon Chandler (1982), une
telle implication l’empêche de s’investir pleinement dans la conception de
la stratégie et la planification. La vision de la pérennité et de la croissance
de l’entreprise est dans ce cadre limitée.
Pour redistribuer les responsabilités et les pouvoirs plus rationnellement,
l’entreprise a adopté la « M form » : désormais la coordination des
activités, la planification et l’allocation des ressources sont de la
responsabilité de la direction générale, et chaque centre opérationnel est
responsable d’une division produit-marché, de son résultat et de son
niveau
d’investissement. La division, à la différence du département fonctionnel,
passe du statut de centre de coût ou de profit à celui de centre
d’investissement. En d’autres termes, les responsables de division sont
jugés sur leur
capacité à améliorer le taux de rentabilité des actifs qu’ils emploient dans
leur unité ; leur rémunération et leur promotion dépendent
essentiellement de ce critère synthétique.
Au cours de cette période, la supériorité des entreprises américaines
s’explique alors par leurs formes d’organisation et de structures ; les
entreprises européennes prennent alors conscience de leur retard. Celui-ci
s’explique par la lenteur avec laquelle ces organisations sont passées de
la
forme centralisée à la structure multidivisionnelle dans les années 1970
(Chandler, 1992, tome 3). Pour illustrer ce point, Chandler (1992,
tome 3, p. 331) estime que : « (…) les managers américains avaient pris
l’habitude de lutter beaucoup plus vigoureusement (sur le plan
stratégique et
fonctionnel) que les managers européens, ils avaient accordé très tôt
toute leur
attention à ces techniques de management. C’était à ces procédures
américaines de gestion d’un haut niveau de sophistication et aux
compétences que leur
utilisation avait fait naître parmi les managers que Jean Jacques Servan
Schreiber pensait en écrivant Le Défi Américain. On peut ainsi lire dans
l’introduction de ce livre publié en 1968 : “Il est fort possible que dans les
quinze
ans à venir la troisième puissance économique du monde juste derrière
les
États-Unis et la Russie, ne soit pas l’Europe mais l’industrie américaine en
Europe. Et d’ailleurs, au cours de la neuvième année d’existence du
marché
commun, on constate que le marché européen est devenu
fondamentalement
américain au niveau de son organisation”. »
Déjà très diversifiées, les entreprises américaines dans leur implantation
en Europe ne comptent déjà plus seulement sur une domination par
Alfred Dupont Chandler 165
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

la technologie, par les prix et par les coûts, mais aussi sur une domination
en termes de compétences. Dans ce contexte, la diversification dans des
activités de pointe accélère les stratégies d’innovation ainsi que la taille
des
investissements dans la recherche et le développement.
2.2. Un contrôle de gestion : outil
nécessaire
à l’autonomie des divisions
Dans ce contexte, le contrôle de gestion se sophistique pour deux raisons
essentielles.
D’une part, l’investissement dans la recherche et développement mène
à la distinction des produits en termes de maturité sur le marché. Dans ce
cadre, le contrôle de gestion permet d’arbitrer le développement des
produits, d’évaluer la contribution à la performance des nouveaux produits
et
d’allouer les ressources entre eux. D’autre part, les investissements
changent de nature ; ils deviennent offensifs : l’investissement
d’expansion
visant à accroître les capacités s’ajoute à l’investissement de
remplacement
et croît proportionnellement au volume d’affaires et/ou de production. Le
contrôle de gestion s’arme alors d’outils permettant d’optimiser
l’allocation des ressources entre production en cours et production et
distribution
futures. L’objectif des outils de gestion utilisés est d’évaluer les moyens
engagés (actifs et/ou capitaux permanents) et de suivre la rentabilité du
capital investi.
Ainsi, des indicateurs nécessaires à la prise de décision d’un centre
d’investissement se généralisent :
– En ce qui concerne les relations clients/fournisseurs entre centres de
responsabilité d’une même organisation, on formalise des prix de
cession internes.
– En matière d’évaluation de la performance des décisions prises, le
calcul d’un ROI (Return On Investment) s’impose. Les indicateurs
économiques et financiers sont regroupés dans l’outil de prise de
décision et de contrôle qu’est le tableau de bord. Le tableau de bord
est utilisé de manière centrale puis décliné pour chaque centre de
responsabilité. Ce document synthétique permet alors de choisir les
objectifs à atteindre, les indicateurs et le niveau de performance
correspondant au niveau central et local. Un contrôle de gestion
prévisionnel et correctif se développe.
Parmi ces indicateurs, Chandler (1979) souligne l’importance de
l’indicateur de rentabilité ROI en faisant référence à la formule de Brown.
Brown décompose le taux de rentabilité des investissements en deux
composantes : le taux de rotation des actifs et le taux de profitabilité des
ventes.
166 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

Cette décomposition permet de souligner l’importance pour l’organisation


d’accumuler les trois fonctions « économiques » essentielles que sont
l’administration de l’exploitation, la coordination des flux monétaires et
des
activités (taux de profitabilité des ventes) et enfin la pertinence de
l’allocation des ressources (taux de rotation des actifs). Chandler (1979)
précise
qu’en assurant ces attributs, l’entreprise « internalise » les fonctions
fondamentales de l’activité économique. Ces trois fonctions, que nous
préférons
appeler « managériales », sont nécessaires à l’analyse et à l’évaluation de
l’efficacité et de la performance de l’équipe managériale désormais
possible.
Pour Chandler, la stratégie de diversification dans des aires liées est la
plus efficace dans la mesure où elle permet d’utiliser de manière optimale
les installations de production, le réseau de distribution, la technologie
utilisée et les compétences de management. Une telle stratégie permet
également de minimiser les coûts de transfert des biens et les coûts de
transaction lorsqu’ils sont internes. Néanmoins, il a une vision plus
nuancée
des stratégies de diversification dans des aires non liées (Chandler, 1982).
Pour lui, la croissance conglomérale est une mutation de la « M form » qui
conduit à la dispersion des ressources dans la mesure où l’entreprise ne
peut plus centraliser les départements de production, de marketing et de
recherche et développement, les activités fragmentées nécessitant des
départements spécifiques internalisés. De plus, l’équipe managériale
devient moins efficace dans la mesure où elle ne peut maîtriser le
processus de production et l’activité dans des domaines trop lointains.
Chandler
remet en cause l’efficacité de cette structure éclatée puisque :
– L’organisation ne fait plus d’économies sur certaines ressources qui
doivent être multipliées. Cette critique est à l’origine de l’amoindrissement
des capacités organisationnelles, l’entreprise n’étant plus en
mesure d’utiliser de manière optimale les ressources engagées dans la
production, la distribution et le management.
– L’organisation perd une partie de son effet d’expérience. En effet, la
croissance du volume des affaires dans des unités autonomes et
nombreuses est plus difficile à mettre en œuvre lorsque les activités sont
lointaines. L’entreprise perd sa capacité d’accumuler des capacités
organisationnelles et d’assurer, dans des cas extrêmes, une croissance
à long terme.
– La direction générale n’utilise qu’un contrôle de gestion de type
financier pour juger de la capacité des entités autonomes, dans la
mesure où elle ne peut détenir les compétences nécessaires à la maî-
trise de toutes les activités opérationnelles. Le contrôle de gestion
permet de gérer la rotation des ventes et des achats des entités dans
le groupe (Chandler, 1990), c’est-à-dire de gérer le périmètre du holding,
mais n’est plus en lien avec le processus de production et de
Alfred Dupont Chandler 167
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

commercialisation. C’est cette rupture qui remet en cause l’efficacité


du contrôle de gestion et de l’équipe managériale.
Un tel changement de structure (passage de la « M form » au
conglomérat) impose le passage d’un contrôle de gestion « central » de
type économique ; alliant des paramètres stratégiques, économiques,
d’exploitation et financiers ; à un contrôle de gestion « central »
strictement financier.

3. SYNTHÈSE
Chandler montre que l’organisation dynamique de l’entreprise est
génératrice de croissance. « (…) il est possible de déduire de l’histoire de
ces
grandes entreprises celle des transformations et de la croissance d’une
économie » (Chandler, 1992, tome 3, p. 301).
À partir d’une observation microéconomique, Chandler fait une analyse
historique macroéconomique de la croissance et des grandes
transformations organisationnelles de l’entreprise industrielle moderne de
la fin
du XIXe siècle à la fin du XXe siècle aux États-Unis, en Europe et au Japon.
Son étude historique touche à la relation stratégie/structure et débouche
naturellement sur une grille de lecture de l’évolution du contrôle de
gestion au cours de cette période. L’analyse de Chandler est utilisée pour
montrer que les transformations du contrôle de gestion sont déterminées
par la structure organisationnelle, caractéristique de l’option pour une
stratégie de croissance.
Les entreprises industrielles modernes, au cours de l’histoire, ont
acquis des capacités organisationnelles qui sont du domaine des
installations nécessaires à la production, du domaine du développement
des services marketing, commerciaux et du réseau de distribution, enfin
du
domaine du management. Ces trois investissements interdépendants,
constituent selon Chandler les facteurs ayant conduit à la naissance de
l’entreprise industrielle moderne et à sa supériorité dans la longue
période.
L’avantage concurrentiel est également assuré par la capacité à innover,
développée par les grandes entreprises. En quelque sorte, le niveau de
maturité de l’apprentissage organisationnel déterminé selon Chandler par
l’expérience accumulée dans les produits, les relations avec les clients, les
fournisseurs… permet de déterminer les domaines où l’investissement en
recherche et développement est optimal. Ainsi, l’entreprise industrielle
moderne dans sa forme la plus actuelle sait investir de manière équilibrée
dans des capitaux matériels et immatériels (tangible and intangible
capital)
(Chandler et Hikino, 1997).
168 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

Ces capacités ont permis de créer des situations concurrentielles


incontestées, et de faire évoluer les choix stratégiques de ces
organisations. La
structure s’est alors adaptée aux choix stratégiques pour en assurer les
effets. L’évolution de la structure permet à l’entreprise de s’adapter plus
vite au marché en assumant les fonctions économiques fondamentales de
contrôle, de coordination et d’allocation. Dans un premier temps,
l’entreprise sous sa forme primaire avait pour fonction de contrôler et de
coordonner ; dans un second temps, avec l’apparition de la « M form »,
l’entreprise est également capable d’allouer les ressources. Avec la
maîtrise
de ces fonctions, le contrôle de gestion s’est raffiné. Il est passé d’un
contrôle des coûts à un contrôle stratégique et opérationnel. Dans sa
forme la plus accomplie le contrôle de gestion décrit par Chandler
assurant les fonctions d’administration, de coordination et d’allocation est
le
contrôle de gestion moderne défini par Anthony (Anthony, 1965, p. 17) :
« Le contrôle de gestion est le processus par lequel les managers
obtiennent l’assurance que les ressources sont obtenues et utilisées de
manière efficace et efficiente pour la réalisation des objectifs de
l’organisation. »
En définitive, dans une première étape de l’histoire, les transformations du
contrôle de gestion sont déclenchées par des facteurs exogènes
marché/concurrence. Le contrôle de gestion assure alors le maintien de
l’avantage concurrentiel sur les coûts. Dans une seconde étape de
l’histoire, les transformations du contrôle de gestion proviennent de
facteurs
plus endogènes. Les équipes managériales devenues professionnelles ont
tendance à sophistiquer le contrôle de gestion pour qu’il devienne un outil
permettant le contrôle de la relation interne stratégie/structure/efficacité
opérationnelle. Le contrôle de gestion auparavant plus opérationnel
devient plus stratégique, la relation résultat/ressources est établie.
Aujourd’hui, on peut se demander si dans un contexte de globalisation
économique et de mondialisation des échanges, l’élévation du niveau de
concurrence ne souligne pas de nouveau la pression de facteurs externes
sur les outils internes de contrôle. En ce sens, les missions du contrôle de
gestion dans l’aide à l’élaboration, la mise en œuvre de la stratégie et son
évaluation pourraient devenir de plus en plus prégnantes. C’est ce que
semble anticiper Chandler (1992, tome 3, p. 321) en citant Vernon
parlant de « l’extraordinaire rétrécissement de l’espace », c’est-à-dire du
phé-
nomène de convergence des systèmes économiques américains et
européens, l’espace géographique se contractant et le modèle de gestion
américain étant largement reproduit.
La tendance à rétrécir l’espace et par conséquent le champ d’étude est
critiqué par Whittington et Mayer (2002). Chandler prendrait le modèle
américain comme exemple. En ce sens, son analyse vaut mais avec retard
pour les économies européennes et japonaises qui entreprennent le triple
Alfred Dupont Chandler 169
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

investissement dans les domaines de la production, la distribution et le


management dans les années d’immédiate après-guerre. Cela correspond
à
la période (1960-1970) d’importation du modèle d’organisation américain
et des techniques de contrôle de gestion afférentes. « C’est ainsi que dans
les
années 1960 et 1970 à l’instar de ce qui s’était passé dans les années
1880
et 1890, les nouvelles industries hautement capitalistiques passèrent
rapidement sous le contrôle de quelques entreprises qui avaient su faire
des investissements suffisamment importants en production, distribution
et management
pour développer leurs capacités organisationnelles et exploiter pleinement
les
économies d’échelle et de diversification. On constate donc que dans
l’industrie
des ordinateurs, c’est-à-dire dans l’industrie la plus dynamique de toutes
celles
d’après-guerre, les sociétés déjà anciennes représentaient une bien plus
grande
part de revenus qui y étaient produits que les “entreprises
entrepreneuriales”
toutes récentes » (Chandler, 1992, tome 3, p. 328). Whittington et Mayer
(2002) remarquent que lorsque Chandler présente le modèle américain
comme exemplaire et reproductible, il a tendance à ignorer le contexte
dans
lequel l’entreprise croît dans la mesure où il généralise des résultats
limités
géographiquement et datés. Ces auteurs préconisent une étude qui prend
mieux en compte l’influence des institutions nationales, du système
éducatif, des spécificités socioculturelles… Ils mettent en avant le fait que
le
contrôle de gestion est également marqué idéologiquement et
économiquement. Par conséquent, les spécificités culturelles sont à
considérer.
À la lumière de cette lecture des principaux travaux de Chandler, nous
pouvons nous questionner sur les pratiques de gestion apparues
récemment. Par exemple, nous pouvons nous demander si l’engouement
actuel
pour les pratiques de Benchmarking, consistant à progresser par
comparaison des performances à celles des leaders du marché n’est pas
induit par
l’adhésion au principe que ces pratiques renforcent systématiquement
leurs capacités organisationnelles au sens de Chandler. On peut
également
se demander si les pratiques de Benchmarking ne sont pas elles-mêmes
affectées dans leur pertinence et leur efficacité par l’absence de prise en
compte du contexte historique, des systèmes de valeur, de la culture
propre des organisations qui servent de référence… Plus généralement,
les recherches historiques de nature contingente de Chandler, nous
permettent « d’interpréter les nouvelles formes d’organisation, du moins
celles
qui semblent constituer une rupture radicale par rapport à ce qui était
connu
jusqu’ici, comme la manifestation d’une nouvelle étape d’évolution,
héritée des
travaux de A.D. Chandler » (Desreumaux, 1997).
170 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

Publications citées de Chandler


Chandler A.D. (1959), “The beginnings of ‘big business’ in American industry”,
Business History Review, n° 33, Spring, pp. 1-31.
Chandler A.D. (1960), “Development diversification and decentralization”, in
Postwar economic trends in the United States, par Freeman E., New York,
Harper and Brother, pp. 237-288.
Chandler A.D. (1965), Railroads, the nation’s first big business, New York,
Columbia University Press.
Chandler A.D. et Galambos L. (1970), “The development of large scale economic
organizations in modern America”, The journal of economic history, vol.
30, issue 1 “The tasks of economic history”, March 1970, pp. 201-217.
Chandler A.D. (1972), Stratégies et structures de l’entreprise, Les Éditions
d’Organisation, traduit de Strategy and structure. Chapters in the history of
industrial enterprise, (1962), Massachussets Institute of Technology.
Chandler A.D. et Daems H. (1979), “Administrative coordination, allocation
and monitoring : a comparative analysis of the emergence of accounting and
organization in the US and Europe”, Accounting Organizations and Society,
vol. 4, n° 1/2, pp. 3-20.
Chandler A.D. et Daems H. (1980), Managerial hierarchies : comparative
perspectives on the rise of the modern industrial enterprise, Cambridge Harvard
University Press.
Chandler A.D. (1980), “The growth of the transnational industrial firm in the
United States and the United Kingdom : a comparative analysis”, The Economic
History Review, New Series, vol. 33, issue 3, August 1980, pp. 396-410.
Chandler A.D. (1982), “The M. form : industrial groups, American style”,
European Economic Review, 19, pp. 4-23.
Chandler A.D. et Tedlow R.S. (1985), The coming of managerial capitalism : a
casebook on the history of American economic institutions, Homewood, Richard
D. Irwin.
Chandler A.D. (1988), La main visible des managers : une évolution historique,
Economica, traduit de The visible hand : the managerial revolution in American
Business, (1977), Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press.
Chandler A.D. (1992-1), Organisation et performance des entreprises, Tome I,
USA 1880-1948 – Le capitalisme managerial coopératif, Les Éditions
d’Organisation, traduit de Scale and scope, the dynamics of industrial capitalism,
(1990), The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge,
Massachussets.
Chandler A.D. (1992-1), Organisation et performance des entreprises, Tome 2 : La
Grande Bretagne 1880-1948 – Le capitalisme familial, Les Éditions
d’Organisation, traduit de Scale and scope, the dynamics of industrial capitalism,
(1990), The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge,
Massachussets.
Alfred Dupont Chandler 171
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

Chandler A.D. (1992-1), Organisation et performance des entreprises, Tome 3 :


L’Allemagne 1880-1939 – Le capitalisme managerial coopératif, Les Éditions
d’Organisation, traduit de Scale and scope, the dynamics of industrial capitalism,
(1990), The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge,
Massachussets.
Chandler A.D. (1992-2), “Organizational capabilities and the economic history
of the industrial enterprise”, The Journal of Economic Perspectives, vol. 6,
issue 3, Summer 1992, pp. 79-100.
Chandler A.D. (1992-3), “What is a firm ? A historical perspective”, European
Economic Review, 36, pp. 483-492.
Chandler A.D., Mc Craw T.K. et Tedlow R.S. (1996), Management past and
present: a casebook on American business history, Cincinnati, Southwesterb
Publishing Company.
Chandler A.D. et Hikino T. (1997), “The large industrial enterprise and the
dynamics of modern economic growth”, pp. 24-57, in Big business and the
wealth of nations, Cambridge University Press.
Chandler A.D., Amatori F. et Hikino T. (1997), “Historical and comparative
contours of big business”, pp. 3-23, in Big business and the wealth of nations,
par Chandler A.D., Amatori F. et Hikino T. Cambridge University Press.
Chandler A.D., Hagstrom P. et Solvell O. (1998), “The dynamic firm”, in The
dynamic firm, par Chandler A.D., Hagstrom P. et Solvell O., Oxford
University Press.
Chandler A.D. (2000), A nation transformed by information : how information has
shaped the United States from colonial times to the present, New York, Oxford
University Press.
Chandler A.D. (2001), Investing the electronic century : the epic story of the
consumer electronics and computer industries, New York, Free Press.

Références
Anthony R.N. (1965), Planning and control systems : a framework for analysis,
Boston, Harvard Business School.
Desreumaux A. (1997), “Structures de l’entreprise”, pp. 3147-3173, dans
Encyclopédie de gestion, Deuxième édition, Economica.
Mc Craw (1988), The essential Alfred Chandler : essays toward a historical theory
of big business, Boston, Harvard Business School Press.
Whittington R. et Mayer M. (2002), The European corporation – strategy,
structure and social science, Oxford University Press.
172 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

William G. Ouchi :
du contrôle à la théorie Z :
un cadre conceptuel
Henri Bouquin

IX
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

174 LES GRANDS AUTEURS EN CONTRÔLE DE GESTION


Le Pr William Ouchi est né à Honolulu en 1941. Il reçoit son MBA à
Stanford en 1965 et son PhD de business administration à Chicago
(1972). Depuis 1979 il enseigne à UCLA à la Anderson Graduate School
of Management où il est aujourd’hui « Sanford & Betty Sigoloff Professor
in Corporate Renewal ». Il est l’auteur d’un succès mondial, Theory Z, qui
fut un des ouvrages phares des années 1980 où le management japonais
se
découvrait. Membre de nombreux conseils d’administration, il est
aujourd’hui très impliqué dans l’action en faveur de l’éducation,
notamment vis-à-vis des minorités. Il est conseiller du gouverneur de
Californie
pour ces dossiers.

1. LE CONTRÔLE, CLÉ DU RESTE


Le contrôle est la clé du fonctionnement des organisations, il est la
source de leur configuration d’ensemble. C’est par les modalités de leur
contrôle qu’on peut les comprendre et en faire la théorie. Voilà ce que le
parcours intellectuel de William Ouchi manifeste, en le conduisant à
associer la macrosociologie de Durkheim à la théorie des organisations et
aux
sciences de gestion en général.
Les premières recherches publiées de William Ouchi (1974) portent
sur la notion d’éventail de supervision au sein d’une entité (span of
control), une des caractéristiques formelles des organisations employées
par
la recherche contingente après son « invention » par Graicunas (1937). Sa
mesure classique est un ratio (nombre de subordonnés par manager).
Ouchi constate la complexité du problème : que veut-on mesurer, la
supervision directe ou le contrôle ? L’existence d’un contrôle impersonnel
(notion introduite par d’autres, notamment Reeves et Woodward, 1970)
par le biais de procédures peut se substituer au contrôle direct. Ouchi
propose donc un ratio amélioré, qui tient compte du temps passé par le
manager à superviser. Mais il sait que la notion de contrôle ne se ramène
pas à
l’idée de supervision, que l’aide au subordonné est aussi du contrôle. Il va
bientôt se consacrer à l’examen du fond du problème.
La supervision directe, la surveillance personnelle, est une forme du
contrôle des comportements (behavior control). L’autre mode de contrôle
consiste à assigner des résultats à atteindre (output control) pour
influencer
indirectement les comportements. L’idée vient des travaux de Thompson,
on la retrouve chez Perrow. Le contrôle des comportements suppose une
bonne connaissance du processus efficace pour prescrire le rôle de
chacun.
Le contrôle des résultats fait le plus souvent du processus une boîte noire :
il ne permet donc pas d’attribuer à chacun une contribution spécifique au
résultat global. Ouchi est connu pour la problématique de choix qu’il a
www.scholarvox.com:ENCG Kenitra:791286188:10104049:105.66.6.244:1485507029

Vous aimerez peut-être aussi