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Lectures 

Les comptes rendus

Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les


conséquences culturelles de la globalisation
Mathias De Meyer

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/lectures/18709
ISSN : 2116-5289

Éditeur
Centre Max Weber

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Référence électronique
Mathias De Meyer, « Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la
globalisation  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2015, mis en ligne le 31 août 2015, consulté le
14 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/lectures/18709

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Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la gl... 1

Arjun Appadurai, Après le


colonialisme. Les conséquences
culturelles de la globalisation
Mathias De Meyer

1 Bien que ce livre ait été publié il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, il reste d’une
grande pertinence pour penser notre monde contemporain. Les concepts et les études de
cas qu’y présente Appadurai visent en effet à rendre toute sa complexité à la
globalisation. Plutôt que de présenter ce phénomène comme un processus
essentiellement économique et de concevoir ses conséquences dans les termes d’une
acculturation mondialisée, notre auteur cherche à multiplier les facteurs causaux et
complexifie les rapports de cause à effet.
2 Dans la première partie de l’ouvrage, Appadurai commence par brosser un tableau de la
globalisation dans lequel les migrations de masses et les nouvelles technologies de
l’information occupent le premier plan. Notre auteur explique que ces deux phénomènes
rebattent, à eux seuls, les cartes du monde : ils contraignent à repenser la stabilité des
localités, les identités nationales et les frontières des États. Pour « faire prise » sur ce
monde en flux et en recomposition permanente, Appadurai propose deux grands
concepts. D’abord sa notion de scape ou de « paysage » qu’il décline en ethnoscapes,
médiascapes, technoscapes, financescapes et idéoscapes. Plus qu’un concept parfaitement
balisé, il s’agit d’un outil heuristique : les scapes permettent de réfléchir à la disjonction
des flux mondiaux, ainsi qu’à leurs multiples interactions, sans accorder à aucun d’entre
eux une prééminence fondamentale sur les autres. Le terme de scape suggère l’idée de
flux en mouvement et en construction permanente qui varient en fonction du point de
vue à partir duquel on les considère. Dans cette perspective, le concept de scape appelle
des études de cas. C’est en contexte, c’est dans des histoires singulières, qu’il s’agit de
mettre au jour la façon dont différents scapes se déploient.
3 Appadurai souligne ensuite le rôle crucial que joue aujourd’hui l’imagination. Dans un
monde où les médias et les migrations démultiplient considérablement le nombre des
modèles d’action et de consommation, ainsi que les formes d’allégeance envisageables,

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c’est à l’imagination qu’il revient de considérer ces possibles, de les sélectionner et de les
combiner entre eux. Avec l’imagination, Appadurai rend compte de l’invention
quotidienne et de l’hybridité de nos mondes contemporains. La notion d’imagination
permet en outre de considérer la force des grands modèles culturels sans négliger
l’agentivité des individus, sans minimiser les résistances à petites échelles. Même si
Appadurai ne le dit pas explicitement, l’imagination semble faire pendant au concept de
scape. En effet, alors que les scapes permettent de réfléchir au déploiement des flux
mondiaux, à leurs disjonctions et imbrications, l’imagination fait office de lieu où ces flux
se rejoignent et s’expriment.
4 Conformément à ce qu’exige son couple de concepts, Appadurai présente dans la
deuxième partie de son ouvrage deux études de cas. En l’occurrence, il montre comment
deux institutions coloniales britanniques, de prime abord secondaires, ont donné forme
de façon étonnante aux « communautés » et à la nation indiennes. Bien que ces deux
études soient profondément ancrées dans l’histoire coloniale et postcoloniale de l’Inde,
elles s’avèrent très suggestives. Elles nous invitent à interroger la façon dont les identités
se sont construites dans d’autres contextes. Appadurai se penche d’abord sur l’histoire du
cricket en Inde. Il s’interroge : comment ce sport si intimement lié, à l’origine, aux vertus
victoriennes (fair play, droiture, respect des règles...), s’est-il indigénisé, au point
d’incarner aujourd’hui la nation indienne elle-même ? Notre auteur présente une histoire
complexe et, à certains égards, paradoxale. Contentons-nous ici de citer un extrait
résumant les différentes strates de cette histoire : « [L’indigénisation de ce sport] dépend
notamment de la façon dont il est géré, financé et porté à la connaissance du public ; de
l’origine de classe des joueurs indiens et, partant, de leur capacité à imiter les valeurs de
l’élite victorienne ; de la dialectique entre esprit d’équipe et sentiment national, qui est
inhérente à ce sport tout en étant implicitement corrosive pour l’Empire ; de la création
et du maintien d’un réservoir de talents en dehors des élites urbaines, permettant à ce
sport de survivre sur un mode autarcique ; des diverses façons dont les médias et le
langage contribuent à séparer le cricket de son anglitude ; et enfin de la constitution d’un
public postcolonial de spectateurs masculins qui peuvent charger le cricket des fonctions
de la compétition corporelle et du nationalisme viril » (p. 145).
5 Dans sa deuxième étude empirique, Appadurai montre comment les politiques de
dénombrement, introduites en Inde par l’administration coloniale, ont participé de la
constitution des « communautés » et de la nation indiennes. Appadurai explique d’abord
qu’au-delà de visées immédiates, telles la levée de taxes ou la planification de politiques,
le « vaste océan de chiffres concernant la terre, les champs, les récoltes, les forêts, les
castes, les tribus, etc. collectés dans le régime colonial dès le début du XIXe siècle n’était
pas une entreprise utilitaire au sens classique du terme » (p. 178). Les pratiques de
dénombrement ont, d’abord et dans une large mesure, servi d’outil rhétorique dans les
rapports entre la Compagnie des Indes orientales et les autorités métropolitaines. Les
statistiques faisaient office d’un langage commun, à l’allure objective, permettant de
traduire – ou plutôt de créer l’illusion de maîtriser – une réalité indienne perçue comme
anarchique. C’est ainsi qu’apparut l’imaginaire d’un corps social indien, conçu comme un
agrégat de communautés et que la différence de groupe (religieux, ethniques, de caste)
devint le principe central de la politique coloniale. Appadurai note que cet imaginaire
s’est propagé à tous les échelons de l’administration, du gouverneur général au plus
humble fonctionnaire. À long terme, ces stratégies énumératives ont contribué à réveiller
les identités communautaires et nationalistes qui ont miné le régime colonial lui-même.

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Ces politiques de dénombrement ont par ailleurs offert la base sur laquelle s’est
constituée la démocratie indienne : aujourd’hui encore celle-ci représente davantage les
grandes communautés de religion et de castes que des citoyens isolés. Enfin, les politiques
de dénombrement créent un idéal d’homogénéité à l’intérieur des groupes, dans la
mesure où « le nombre, de par sa nature, aplatit les idiosyncrasies et crée des frontières
autour de ces groupes tout en limitant efficacement leur étendue » (p. 199).
6 Dans la troisième et dernière partie de son livre, Appadurai propose des réflexions
transversales, plus théoriques, sur les constructions identitaires. Dans un premier temps,
il remet en question les conceptions primordialistes ou substantialistes, telles l’ethnie ou
la nation. Dans ce cadre, il est amené à discuter la notion de localité. Celle-ci semble en
effet constituer un sol solide, objectif sur lequel peuvent s’appuyer les conceptions
primordialistes. Notre auteur veut montrer, quant à lui, que la localité est en fait une
relation sociale intrinsèquement fragile qui suppose un travail quotidien de préservation.
Il propose de relire en ce sens les travaux classiques de l’anthropologie : les rites de
passage, le marquage des corps, la construction de voies de passage, le maintien de
l’habitat, etc. sont autant d’éléments qui construisent la localité. Plus près de nous, les
États donnent forme, eux aussi, aux localités en façonnant les territoires, en marquant les
corps, en instaurant des disciplines, etc. Appadurai souligne que les « localités étatiques »
se distinguent en ce qu’elles créent l’imaginaire d’une superposition du territoire, des
subjectivités et des groupes. Les médias de masse et les migrations bouleversent
aujourd’hui cet isomorphisme. Les localités s’avèrent de plus en plus déterritorialisées ;
les localités des individus et de leurs groupes ne se superposent plus aussi clairement que
dans le cadre des États-nations.
7 Pour conclure, nous pourrions émettre, vingt ans après la première publication de ce
livre, quelques réserves quant au dépassement de l’État qu’Appadurai présente comme un
des traits les plus saillants de la globalisation. Les frontières étatiques semblent certes de
plus en plus poreuses. Il n’en demeure pas moins que les États sont encore très largement
présents. Ils continuent, notamment à travers leurs systèmes d’enseignement universels,
à marquer profondément les identités et à façonner les localités. Dans quelle mesure les
médias de masse font-ils le contrepoids aux identités construites par l’école ? Par ailleurs,
l’on peut ajouter que les flux globaux qui traversent les frontières et remettent en cause
les prérogatives étatiques semblent largement dépendre de structures d’État pour se
maintenir et se projeter. Que seraient les ethnoscapes sans les institutions scolaires, les
médiascapes sans l’existence de langues préalablement stabilisées, les financescape sans
des marchés nationaux qui régissent la concurrence, etc. ? Mais malgré ces
interrogations, ce livre tient sa valeur de son caractère ouvert, suggestif. Chacune des
discussions que propose Appadurai nous invite à considérer d’autres contextes et
histoires. C’est ici certainement une des forces de ce livre et ce qui explique pourquoi il
reste aujourd’hui encore d’une grande pertinence pour appréhender la complexité de la
globalisation.

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AUTEUR
MATHIAS DE MEYER
Diplômé en sciences politiques et en philosophie à l’Université libre de Bruxelles

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