L3 Économie et gestion – Cours de Stratégie d’entreprise – Frédéric Héran/Sandrine Meeschaert
La RSE (responsabilité sociale de l’entreprise) selon Ikea
Ikea est une firme multinationale d’équipement de la maison qui, en 2016, a réalisé 34,2 milliards d’euros de chiffre
d’affaires, a reçu 783 millions de visiteurs dans 340 magasins installés dans 28 pays et diffusé 200 millions de cata-
logues. Elle bénéficie d’une notoriété mondiale et d’une excellente image de marque. Voici quelques éléments concer-
nant sa politique RSE.
Questions
1. En quoi la stratégie d’Ikea est en cohérence ou en
contradiction avec son discours en matière de RSE ?
2. Le modèle Ikea est-il compatible avec un dévelop-
pement durable ?
1. Le développement durable chez Ikea
Sur son site Internet destiné aux clients, Ikea se pré-
sente comme une entreprise exemplaire sur le plan du
développement durable.
https://www.ikea.com/fr/fr/this-is-ikea/sustainable-
everyday/?icid=fr|footer|ikea|developpementdurable
Les matériaux utilisés sont durables (bois, coton,
laine, plastique recyclé…). La firme promeut l’écono-
mie circulaire et le zéro déchets. Les produits sont du-
rables à la fois « bons pour la planète et votre porte-
feuille » : en 2030, 100 % des produits Ikea seront fa-
briqués dans des matériaux recyclés ou renouvelables.
Les lampes utilisent des LED. Des solutions pour
l’énergie solaire sont proposées aux clients. Même les
aliments vendus dans ses restaurants « font du bien ».
Selon Le Monde du 4 juin 2015, le groupe a indiqué
dans un communiqué que « [Sa] décision d’investir
600 millions d’euros dans les énergies renouvelables
vient s’ajouter aux 1,5 milliard d’euros déjà investis
dans l’énergie éolienne et solaire depuis 2009. L’entre-
prise est bien partie pour assurer son indépendance
énergétique et produire suffisamment d’électricité verte
pour couvrir la totalité de ses besoins opérationnels.
Elle possède et exploite déjà 314 éoliennes hors site et
a équipé ses bâtiments de 700 000 panneaux solaires.
L’essentiel de ce nouvel engagement [500 millions]
concernera des investissements éoliens. Les 100 mil-
lions restants devraient être investis dans le solaire
d’ici à 2020. »
Le groupe suédois a déjà montré son engagement
concernant toutes les questions environnementales, et
multiplié les initiatives de sensibilisation des popula-
tions.
En janvier, la branche française du groupe, a annon-
cé que 230 foyers français participaient pendant six
mois à son projet « Durable & Vous » pour adopter un
mode de vie plus durable à la maison. Dix des trente
magasins Ikea en France participent à ce projet. Ces
foyers recevront un coaching à domicile pour les aider
à réduire leur consommation d’eau, d’énergie, leur
gaspillage alimentaire et mieux trier leurs déchets tout
en faisant des économies.
De la même manière, depuis le début de l’année, le
géant suédois se dirige, en France, vers un mode de
livraison plus tourné vers le développement durable.
Toutes les livraisons d’Ikea dans Paris intra-muros
sont, depuis janvier, réalisées avec des camions utili-
sant comme carburant du biométhane. Une flotte de
14 véhicules effectue près de 800 livraisons par se-
maine dans la capitale. Le groupe a indiqué qu’il avait
la volonté de développer ce système pour les livraisons
dans d’autres grandes villes françaises cette année.
Selon le Télégramme de Brest, le magasin Ikea de
Brest, ouvert en 2007, a demandé et obtenu que la ligne
de tramway inaugurée en 2012 arrive jusqu’à son ma-
gasin. « Il sera ainsi facile d’y faire un saut ou de com-
biner une visite en transports en commun avec une li-
vraison de ses achats. », dit le communiqué de presse
de l’enseigne lors de son ouverture. Mais à ce jour 1 %
seulement des clients viennent en tramway.
2. Les montages fiscaux du géant suédois
Selon Le Monde du 12 février 2016 (« Ikea : les eu-
rodéputés verts dénoncent les montages fiscaux du
géant suédois », Cécile Ducourtieux), un rapport à
l’initiative des députés européens détaille le système
mis en place par le groupe pour échapper au fisc no-
tamment en France.
Les pratiques du géant suédois du meuble bon mar-
ché ont souvent été dénoncées par les médias ces der-
nières années, mais les Verts entendent aller plus loin,
et de manière plus détaillée. (…)
A en croire cette étude, Ikea aurait échappé en
grande partie à l’impôt ces dernières années, notam-
ment grâce à deux fondations, l’une au Lichtenstein,
l’autre aux Pays-Bas. Soit un manque à gagner total
d’environ 1 milliard d’euros pour les fiscs européens
entre 2009 et 2014.
Comment fonctionne ce système bien rodé d’éva-
sion fiscale ? En 1982, Ingvar Kamprad, le fondateur
d’Ikea, a divisé sa société (plus de 33 milliards d’euros
de chiffres d’affaires et environ 172 000 salariés), en
deux entités juridiques distinctes : Inter Ikea Group,
contrôlée par une fondation basée au Lichtenstein, Inte-
rogo Foundation ; et Ikea Group, contrôlée par une
fondation néerlandaise, la Stichting INGKA.
L’étude s’est concentrée sur le cas d’Inter Ikea
Group, une holding néerlandaise possédant la marque
Ikea. Chaque magasin Ikea reverse à cette entité, en
« royalties », l’équivalent de 3 % de ses ventes, au titre
de l’usage de la marque Ikea. Cela permet à ces maga-
sins de réduire leur base imposable dans les pays con-
cernés. Et aussi, à l’entité néerlandaise de ne quasiment
pas payer d’impôts, les Pays-Bas étant connus pour
leur législation généreuse sur la non-imposition des
royalties.
L’entité batave, pour racheter la marque Ikea, s’est
endettée en 2012 auprès d’une filiale luxembourgeoise,
et lui renvoie une grande partie des royalties sous
forme d’intérêts qui servent à rembourser son prêt. Or,
ces intérêts ne sont pas taxés à leur « sortie » des Pays-
Bas. Par ailleurs, au Luxembourg, il existe un « ru-
ling » (un accord entre Ikea et le fisc du Grand Duché),
qui permet à Inter Ikea Group de n’être taxée qu’à
0,06 % de ses profits. Enfin, des dividendes sont versés
de la filiale luxembourgeoise vers la fondation du Lich-
tenstein. Or, il se trouve que dans ce notoire paradis
fiscal, les dividendes des filiales venus de l’étranger ne
sont pas taxés…
3. La gestion des ressources humaines
Selon un article de Slate.fr du 26 février 2010
(« Ikea, l’entreprise en kit », Bruno Askenazi), le con-
flit social s’enlise à Ikea France. (…) [Pourtant], tu-
toiement généralisé, tenue cool du magasinier au PDG,
collaboration au sein des équipes de vente, autonomie
des cadres, parité homme-femme… c’est le manage-
ment à la scandinave qui est appliqué par l’entreprise.
Ces méthodes se basent sur le « testament d’un négo-
ciant en meubles » (Ingvar Kamprad). Une « bible »
que peuvent consulter tous les salariés. Y sont prônées
les valeurs d’humilité, de respect mutuel, d’entraide
dans l’adversité… Pour l’entreprise, c’est le meilleur
moyen d’entretenir la motivation des troupes et de fidé-
liser les « collaborateurs ». Effectivement, pendant
longtemps, ces méthodes ont bien fonctionné. On res-
tait bosser chez Ikea pour la bonne ambiance et la con-
vivialité. Mais il semble qu’en grandissant le groupe
suédois a commencé à négliger cette fibre sociale. Le
conflit actuel en serait donc le symptôme. Certes, en
France, les salaires du groupe restent supérieurs à la
moyenne dans le secteur de la grande distribution. Mais
côté conditions de travail, ça ne rigole plus du tout.
Moins de personnel mais toujours autant de boulot et
de pression : Ikea est rentré dans le rang.
Quelques années plus tard, selon cet article du
Monde du 14 mars 2018 (« Espionnage chez Ikea : le
parquet confirme un système "à grande échelle" », Ber-
trand Bissuel), le réquisitoire demande le renvoi en cor-
rectionnelle de l’enseigne et de quinze personnes, dont
les deux ex-patrons d’Ikea France.
2
La sentence tombe à la 85e page, après un long ex-
posé des faits : Ikea France a bel et bien instauré « un
système (…) à grande échelle » pour se renseigner sur
des candidats à l’embauche et sur certains salariés déjà
en place. Ces informations provenant, pour partie,
d’une consultation illicite des fichiers de la police et de
la gendarmerie, le marchand de meubles devra en ré-
pondre, en tant que personne morale, devant un tribunal
correctionnel. Telle est l’appréciation du parquet de
Versailles, dans son réquisitoire définitif, rendu le
2 janvier, aux termes de l’instruction visant l’enseigne.
Un document d’une centaine de pages, que Le Monde a
pu consulter.
4. Un cas d’école en matière de stratégie de rupture
Selon Jean-Marc SCHOETTL (« La révolution à pe-
tits pas. Pour une relecture du cas Ikea », Revue fran-
çaise de gestion, n° 197, 2009, p. 165.), Ikea est un cas
d’école en matière de stratégie de rupture, en imposant
au secteur du meuble de nouvelles règles du jeu con-
currentiel.
– Conception modulaire du meuble permettant de
conjuguer standardisation des composants et variété de
l’offre.
– Production des composants industrielle, internatio-
nale et dispersée, réalisée dans des pays à faible coût de
main-d’œuvre ou automatisée.
– Assemblage supprimé, pris en charge par le client.
Réduction du volume des stocks grâce à la vente de
produits en kit.
– Stockage, contrôle et transport réalisés grâce à un
réseau mondial d’entrepôts et à une gestion maîtrisée
de la chaîne logistique.
– Choix des produits très large et produits mis en
scène à la fois dans le catalogue et le magasin.
– Vente sans vendeur cherchant à rendre autonome le
client dans son acte d’achat. Convivialité de l’acte
d’achat (restaurant, garderie, mise à disposition d’outils
de conception 3D, location de camionnette, vente de
fixe au toit, club des familles…).
– Livraison transférée au client : picking dans le
rayon et transport final faits par le client.
Notre commentaire : ce modèle est aujourd’hui co-
pié par ses principaux concurrents (Conforama, But,
Habitat…). En quelques décennies, le secteur tradition-
nel de fabrication et de distribution des meubles a pra-
tiquement disparu. Dans chaque région, des menuisiers
et des ébénistes fabriquaient des meubles typiques
(l’armoire normande, l’horloge comtoise, la panetière
de Provence…) qui duraient toute une vie et que les
familles se transmettaient même de génération en géné-
ration.
 Réponses aux questions sur le cas Ikea
1. En quoi la stratégie d’Ikea est en cohérence ou en
contradiction avec ses efforts affichés en matière de
RSE ?
La stratégie d’Ikea est en rupture complète avec la
stratégie traditionnelle du secteur du meuble. Malgré
des efforts affichés et réels, Ikea est loin d’être exem-
plaire en matière sociale et environnementale.
La production est fabriquée dans des pays à faible
coût de main-d’œuvre où les conditions de travail ne
sont pas aussi bonnes qu’en Europe. Or la fabrication
de meubles engendre beaucoup de poussières, utilise
des produits chimiques (colles, vernis…) et des ma-
chines dangereuses et bruyantes (scies, presses…) qui
peuvent provoquer des maladies professionnelles ou
des accidents.
La production dans des pays à bas salaires donne du
travail aux ouvriers de ces pays, mais en supprime dans
les pays occidentaux.
La standardisation, la suppression de l’assemblage,
la vente sans vendeur et la livraison transférée au
client réduisent fortement le coût des meubles, mais a
aussi supprimé la plupart des emplois dans la filière
traditionnelle et locale de fabrication et distribution des
meubles, non complètement compensés par la création
d’emplois chez Ikea.
Une production internationalisée suppose d’impor-
tants transports de marchandises émetteurs de nui-
sances (bruit, accidents, pollution, émissions de gaz à
effet de serre…).
Le catalogue papier est gratuit et distribué à 200
millions d’exemplaires dans le monde, ce qui nécessite
de grosses quantités de papier. Ikea cherche à dématé-
rialiser ce catalogue (càd qu’il ne soit plus disponible
que sur Internet).
Les arbres utilisés pour le catalogue et les meubles
en bois sont issus, nous dit-on, de forêts ayant une ges-
tion durable. Il existe cependant plusieurs labels plus
ou moins contraignants et certains sont sévèrement cri-
tiqués par des ONG comme le WWF, Greenpeace ou
les Amis de la terre.
La qualité des produits Ikea est plutôt médiocre. Il
n’est pas prévu qu’ils durent longtemps pour pouvoir
être renouvelés selon la mode. Ils sont conçus pour être
jetés en fin de vie (obsolescence programmée). Autre-
ment dit, les produits ne sont certes pas chers, mais ne
durent pas. Certains parlent de « meubles jetables ». Ce
système engendre énormément de déchets même si une
partie est recyclée. Les meubles d’autrefois étaient
certes en moyenne bien plus chers, mais beaucoup plus
durables.
Selon la règle des 3 R, il vaut mieux :
– réduire d’abord la quantité de produits qui arrivent
en fin de vie,
– réutiliser ensuite des produits ou certaines de leurs
parties qui deviendraient autrement des déchets,
– recycler les matières premières
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Trois_R).
Les magasins Ikea (comme ceux de la grande distri-
bution) sont toujours très grands et situés en frange
d’agglomération, près d’un échangeur autoroutier, pour
capter à la fois les urbains et les ruraux dans un large
périmètre. Mais cela oblige les clients à venir de loin et
en voiture, ce qui génère de très nombreux déplace-
ments automobiles et les nuisances associées. Un sys-
tème de petits magasins plus proches des clients génè-
rerait beaucoup moins de déplacements.
Ikea a exigé et obtenu de la Communauté urbaine de
Brest que son magasin soit accessible en tramway. Cet
investissement a coûté très cher au contribuable, alors
qu’1 % seulement des clients viennent finalement en
tramway. Ikea a ainsi verdi son image aux frais du con-
tribuable.
La gestion des ressources humaines d’Ikea n’est pas
non plus exemplaire. Le « management à la scandi-
nave » assez décontracté est remis en cause. Les condi-
tions de travail se durcissent, dès que la concurrence
s’avive, avec notamment l’arrivée de la vente en ligne
(Amazon…).
Enfin, l’optimisation fiscale pratiquée par Ikea prive
les États de recettes importantes. Le budget des États
sert pourtant notamment à former les personnes quali-
fiées dont Ikea a besoin et à créer les infrastructures
routières quelle utilise massivement.
2. Le modèle Ikea est-il compatible avec un dévelop-
pement durable ?
On peut répondre clairement non. Les efforts d’Ikea
en matière de RSE sont réels, comme en témoignent
ses approvisionnements en matériaux durables, le recy-
clage de ses produits ou ses investissements dans les
énergies renouvelables, mais ils sont insuffisants. Son
modèle de production international de meubles jetables
dans des magasins situés en périphérie urbaine en-
gendre beaucoup trop de déchets, provoque de nom-
breuses nuisances, via le transport de marchandises et
les déplacements des clients, et a supprimé beaucoup
d’emplois qualifiés de proximité.
Il est naïf de croire qu’une démarche purement vo-
lontaire de la part des entreprises peut permettre de
faire face à elle seule aux défis sociaux et environne-
mentaux actuels.