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Revue française de sociologie

Adolphe Landry et la démographie


Alain Girard

Citer ce document / Cite this document :

Girard Alain. Adolphe Landry et la démographie. In: Revue française de sociologie, 1982, 23-1. pp. 111-126;

doi : 10.2307/3320853

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1982_num_23_1_3545

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Résumé
Alain Girard : Adolphe Landry et la démographie.

L'Institut national d'études démographiques réédite un livre d'Adolphe Landry, "La révolution
démographique", paru en 1934. Une présentation, que reproduit cet article, était nécessaire pour
marquer son importance et faire connaître aux nouveaux lecteurs la personnalité et l'œuvre de son
auteur. De formation littéraire et philosophique, Adolphe Landry (1874-1956) enseigne d'abord l'histoire
des faits et des doctrines économiques, puis poursuit une double carrière de savant et de
parlementaire. Il est ministre du Travail en 1932. Très tôt préoccupé par les questions de population, et
inquiet de la dénatalité française, il n'a cessé d'œuvrer à la fois pour le développement de la science et
des connaissances démographiques, et sur le plan législatif, pour l'extension des assurances sociales
et la protection des familles. Il est sans doute le premier à avoir dégagé les principales étapes de
l'évolution démographique, en identifiant des « régimes » successifs. Le passage du régime primitif ou
ancien au régime moderne constitue une véritable révolution. Le mot n'est pas trop fort et la théorie de
la « transition démographique », élaborée et affinée depuis, est déjà formulée pour l'essentiel dans
l'essai de Landry. Les idées qu'il développe demeurent d'autre part de la plus grande actualité.

Abstract
Alain Girard : Adolphe Landry and demography.

The Institut national d'études démographiques re-publishes a book by Adolphe Landry, "La révolution
démographique", first issued in 1 934. A presentation, reproduced in this article, seemed necessary so
as to mark its importance and introduce its new readers to its author's personnality and work. Having
been trained in Arts and Philosophy, Adolphe Landry (1874-1956) first teached economic facts and
doctrines history ; afterwards he followed a double carreer of scholar and Member of Parliament. He
was appointed Ministre du Travail in 1932. Very soon he became preoccupied by population issues,
and worried by the fall in the French birth-rate. He never stopped working for both the developpment of
demography as a science and, at the legislative level, for the extention of social insurances and family-
welfare programs. Adolphe Landry has, no doubt, been the first to describe the main stages of
demographic evolution, by identifying its sequences of order. The transition form the primitive or
ancient order to the modern one is a true revolution. The word is not too strong. The essential of the
theory of "demographic transition", though improved since then, is in Adolphe Landry 's book and his
ideas remain of present interest.

Zusammenfassung
Alain Girard : Adolphe Landry und die Demographie.

Das Institut National d'Etudes Démographiques (Nationalinstitut demographischer Studien) bringt ein
1934 erschienenes Buch von Adolphe Landry : "La révolution démographique" (die demographische
Revolution) wieder heraus. Die in diesem Artikel wiedergegebene Vorstellung war notwendig, um seine
Bedeutung zu unterstreichen und neue Leser mit der Persönlichkeit und dem Werk seines Verfassers
bekanntzumachen. Nach literarischen und philosophischen Studien, unterrichtete A. Landry (1874-
1956) zuerst die Geschichte der wirtschaftlichen Doktrinen und Tatsachen und schlug dann eine
doppelte Laufbahn als Gelehrter und Parlamentsabgeordneter ein. 1932 wurde er Arbeitsminister. Sehr
früh war er um die Bevölkerungsfragen und den Geburtenrückgang in Frankreich besorgt und
unablässig tatig sowohl für die Entwicklung der demographischen Wissenschaft und Kenntnisse, als
auch, auf der legislativen Ebene, für die Ausdehnung der Sozialversicherungunddes Familienschutzes.
Als erste hat er zweifellos die hauptsächlichen Stufen der demographischen Entwicklung festgehalten,
wobei er aufeinanderfolgende « Regime » festlegte. Der Uebergang vom alten oder Ursprungsregime
zum modernen Regime ist eine echte Revolution. Der Ausdruck ist nicht übertrieben und die Theorie
der « demographischen Transition », die seither ausgearbeitet und verfeinert wurde, liegt bereits in
ihren Hauptlinien in Landrys Essay. Die von ihm entwickelten Ideen sind auch heute hoch aktuell.
Resumen
Alain Girard : Adolphe Landry y la demografïa.

Vuelve a editar el Institut national d'études démographiques un libro de Adolphe Landry, "La révolution
démographique", que pareció en 1934. Era necesaria una presentación para marcar su importancia y dar a
conocer a los nuevos lectores la personalidad y la obra de su autor. Con su formación literaria y filosófica
enseňa primero Adolphe Landry (1874-1956) la historia de los hechos y de las doctrinas económicas, y
luego lleva doble carrera de erudito y de parlamentario. En 1932 es ministro del Trabajo. Preocupado
pronto por los problemas de populación e inquieto por la desnatalidad francesa, no dejó de obrar
juntamente para el desarollo de la ciencia y de los conocimientos demográficos, y en lo legislativo para la
extension de los seguros sociales y la protección de las familias. Sin dudo es el primero que desprendió las
principales etapas de la evolución demográfica al identificar « régimenes » sucesivos. El paso del régimen
primitivo o antiguo al régimen moderno constituye una verdadera revolución. No es demasiado fuerte el
vocablo y la teoria de la « transición demográfica » elaborada y afinada desde entonces se halla formulada
en su mayor parte en el ensayo de Landry. Permanecen las ideas que desarrolla en la actualidad presente.

резюме
Alain Girard : Адольф Ландри и демография.
Национальный институт демографических наук переиздаёт книгу Адольфа Ландри
"Демографическая революция", изданную в 1934 г. Оценка, данная в этой статье, была необходима
для отмечания ее важности и для познания новым читателям личность и труд её автора.
Адольф Ландри (1874-1956), обладая литературным и философским образованием, преподаёт
сначала историю фактов и экономические доктрины, затем продолжает двойную карьеру ученого и
члена парламента. В 1932 г. он министр по работе. Занимающийся очень рано вопросами населения
и волнующийся о понижении рождаемости во Франции, он не покидал трудиться одновременно и
для развития науки, демографических познаний, и на законодательном поприще для расширения
социальных обеспечений и защиты семей.
Он, без сомнения, первым подчеркнул основные этапы демографического развития, определив
последовательные "режимы". Переход от примитивного режима или прошлого к современному
режиму представляет настоящую революцию. Слово не очень сильное, и теория "демографического
переходного периода", развитая и утончённая с того времени, уже в основном формулировалась в
произведении Ландри. Идеи, которые он развивает, являются, с другой стороны, наиболее важной
актуальностью.
R. franc, sociol., XXIII, 1982, 111-126

Alain GIRARD

Adolphe Landry
et la démographie

La Révolution démographique d'Adolphe Landry, que l'Institut national


d'études démographiques réédite aujourd'hui, a paru en 1934. Bien des
événements se sont produits depuis lors, qui sembleraient devoir reléguer ce livre et les
craintes qu'il exprime dans un lointain passé. En dehors des guerres et des
bouleversements politiques, aucun dépeuplement en effet, annonciateur de
décadence, ne s'est manifesté nulle part. Au contraire, loin de diminuer, la population
des pays d'Europe occidentale a continué de s'accroître. La population humaine,
dans son ensemble, et durant ce demi-siècle, a plus que doublé. Dans le même
temps la démographie s'est affirmée comme science autonome, et ses progrès ont
été remarquables.
Ce livre n'en mérite pas moins d'être repris et médité à nouveau. En premier
lieu, il constitue un maillon important dans l'histoire de la science et de la pensée
en matière de population. En outre, l'évolution démographique passée y est décrite
en toute clarté et il en fournit une explication qui reste décisive. Enfin, l'histoire
étant fertile en retournements, la situation présente de l'Europe, et de la France,
notamment, à laquelle il s'intéresse particulièrement, rejoint à bien des égards celle
de l'entre-deux guerres. Conçu et rédigé dans des circonstances qui l'expliquent,
et dont il demeure tributaire dans une large mesure, ce livre comporte un
enseignement toujours valable, et conserve une saisissante actualité.
Pour prendre conscience de son importance, il convient de le replacer à son
moment, à la fois dans l'activité et la pensée de son auteur, et dans le mouvement
des faits et des idées de l'époque. Les œuvres durables et de portée générale sont
les plus individualisées, expression de la personnalité d'un homme, ancré dans la
culture de son pays et de son temps (1).

* Cet article doit paraître comme préface à la 1957: 265-304.


réédition de La Révolution démographique LAMY (Maurice). - « Adolphe Landry
d'Adolphe Landry par l'Institut national d'études (1874-1956), créateur de la science
démographiques. démographique ». Académie nationale de médecine, séance du
(1) Pour plus de précisions sur la vie et 17 juin 1975, pp. 515-520.
l'œuvre d'Adolphe Landry, le lecteur pourra se D'autre part, une étude sur la pensée
reporter notamment à : démographique de Landry, se trouve dans :
SAUVY (Alfred). - «Adolphe Landry». VIALATOUX (Jean). - « Adolphe
Population, (4) 1 956 : 609-620. (Cet article Landry », in Le peuplement humain..., t. II.
comporte une bibliographie des œuvres de Landry) Doctrines et théories. Paris, Editions ouvrières, 1959,
HAURY (Paul). - «L'œuvre législative pp. 543-574.
d'Adolphe Landry ». Pour la vie, (70), septembre

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La carrière d'Adolphe Landry

Issu d'une vieille famille corse, né à Ajaccio, Adolphe Landry, 1874-1956,


poursuit à Nîmes, où son père est président du Tribunal, des études secondaires
classiques, couronnées par un premier prix de vers latins au concours général.
Normalien, agrégé de philosophie, professeur de lycée, docteur ès-lettres dès 1 901 ,
il obtient en 1907 une chaire à l'École pratique des hautes études. Articles et
ouvrages se succèdent à un rythme rapide jusqu'à l'entrée en politique.
Membre du Conseil général de la Corse, qu'il préside à plusieurs reprises, il
représente en effet son département au Parlement, de 1910 à sa mort, comme
député puis comme sénateur. Il a été ministre de la Marine en 1 920, de l'Instruction
publique un court moment en 1 924, du Travail en 1 93 1-1932. Dans ses différentes
fonctions, il a contribué à la création et au développement des assurances sociales,
et, très inquiet de la dénatalité française, n'a cessé d'oeuvrer en faveur de la famille.
On le trouve à l'origine des trois lois, que lui-même a qualifiées de « salvatrices » :
1932, extension du principe des allocations familiales à l'ensemble des salariés et
aussi aux employeurs et travailleurs indépendants; 1939, à quelques semaines de
la guerre, « code de la famille » ; 1 946, ensemble cohérent en matière de protection
de la famille qui demeure la base de notre système d'allocations. Il a eu la
satisfaction, après avoir tant dénoncé le péril, et après les épreuves des deux
guerres, de voir se produire une renaissance démographique.
L'intense activité politique et législative ralentit, mais ne tarit pas le travail
scientifique. Il profite d'une interruption de mandat en 1932 pour préparer et
rédiger le texte de La Révolution démographique, auquel il joint quelques articles
antérieurs. Les loisirs forcés de l'occupation lui permettent de mettre au point avec
l'aide de quelques collaborateurs le Traité de démographie, publié en 1945 et
réédité en 1949. L'œuvre a des résonances à l'étranger. Il préside en 1937 le
congrès de l'Union internationale pour l'étude scientifique de la population, et en
publie les Actes. Il veille au lendemain de la guerre au réveil de cette Union, dont
il est élu président. Enfin, il apporte l'appui de son autorité, dès sa création en 1 945,
à l'Institut national d'études démographiques, comme membre du Comité
technique et président du Conseil d'administration.
Telle fut à grands traits la carrière de Landry. Pénétrer dans sa pensée permet
de découvrir son inspiration constante, et en même temps, de mieux comprendre
la genèse de La Révolution démographique. Il ne s'agit pas en effet d'un travail de
circonstance, mais d'une œuvre longuement mûrie.

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Régime économique et préoccupations sociales

Le premier ouvrage qui a attiré l'attention sur Landry est sa thèse de doctorat
de 1 90 1 , L 'utilité sociale de la propriété individuelle (2). « On a dessein d'étudier
dans ce livre, est-il dit à la première page, les déperditions de richesse qui résultent
nécessairement, pour la société, du régime présent de la propriété, en d'autres
termes, de montrer par où et dans quelle mesure ce régime est contraire à l'intérêt
général ». La démonstration s'articule autour de deux grands pôles, la production
et la distribution des richesses. S'appuyant sur des distinctions proposées par
Sismondi, Cournot ou Otto Effertz, entre productivité et rentabilité d'une part, et
entre produit brut et produit net d'autre part, il s'attache à montrer comment le
propriétaire d'une terre ou d'une entreprise peut avoir intérêt à réduire le produit
brut, c'est-à-dire la quantité de biens profitables à tous, pour accroître le produit
net, c'est-à-dire son profit. L'inégalité des revenus entre la classe dirigeante et la
classe la plus nombreuse est préjudiciable à la richesse totale et ne permet pas
d'élever le niveau de vie général. Mais elle a aussi une autre conséquence qu'il
importe de souligner, c'est de diminuer la population.
Un chapitre, entièrement consacré à cette question, l'avant-dernier du livre vers
lequel semblent tendre tous les développements précédents, « L'inégalité et la
population » (pp. 344-389) s'ouvre ainsi : « II n'est pas de problème que les
économistes aient abordé plus souvent, ni discuté avec plus de passion que le
problème de la population. Ce problème est en effet parmi les plus graves de ceux
que l'économie politique soulève ; celui qui s'intéresse aux destinées d'une nation
attachera une très grande importance au nombre des individus dont elle sera
composée ; celui qui s'intéresse aux destinées de l'humanité donnera son attention,
de même, aux variations numériques auxquelles elle est sujette, à la fois parce que
ces variations ont un prix en elles-mêmes, et parce qu'à première vue il apparaît
comme fort probable qu'elles exercent une influence sur la condition de ceux qui
vivent ».
Ainsi, dès ses premières réflexions sur le régime économique et social, Landry
attache une importance primordiale à la population. Or, le vice essentiel du régime
capitalistique, selon son expression, ou encore individualiste et libéral, est qu'il ne
favorise pas l'augmentation du nombre des hommes, mais exerce au contraire une
action déprimante sur le peuplement. Le propriétaire fait des économies de
main-d'œuvre qui réduisent la production au détriment des consommateurs, « et
souvent en même temps ôtent à des travailleurs la possibilité de vivre » (p. 405).
« La direction de l'intérêt général ne coïncide pas nécessairement avec celle de la
résultante des intérêts particuliers » (p. X). Ainsi, va jusqu'à écrire Landry,
« aujourd'hui, si la liberté est reconnue comme un droit naturel imprescriptible, on
ne reconnaît pas encore le droit à la vie » (p. 358). Néanmoins, les avancées

(2) Paris. Société nouvelle de librairie et d'édition, 1901, XII-512 p.

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réalisées grâce aux progrès techniques, qui ne sauraient être niées, contribuent
d'une autre manière encore à limiter la population. Si difficile que demeure sa
condition, l'ouvrier ne se contente plus du strict nécessaire, et il sera encore « plus
exigeant quand il sera persuadé qu'il a droit à autant de bien-être que son
employeur ». On trouve déjà dans les lignes suivantes un des thèmes centraux de
La Révolution démographique .- « II est très certain que l'affaiblissement du
sentiment religieux, lequel commande à chacun l'acceptation du sort que la
naissance lui a fait dans ce bas monde, que la diffusion des idées politiques dont
procède la Révolution, que les progrès du socialisme, que l'instruction publique et
le suffrage universel sont pour beaucoup dans l'amélioration qu'ont obtenue pour
leur condition les ouvriers de France, au cours du XIX e siècle; et qu'ainsi ces faits
ont ralenti la croissance de la population dans notre pays... D'une manière
générale, tout ce qui augmente, comme on dit, les besoins des ouvriers tend à élever
les salaires, et à diminuer la population » (p. 383).
Le problème est alors de définir les moyens susceptibles d'empêcher la baisse
de la natalité. Landry admet que « sans bouleverser le régime de la propriété, on
peut par de certaines mesures législatives déterminer une augmentation de la
population... Les mesures cependant que l'on pourrait préconiser n'auraient jamais
des résultats très considérables ». Au contraire, et l'on dirait ici quelque écho
lointain des anticipations de Godwin ou de Condorcet qui déclenchèrent, comme
on sait, la passion inverse de Malthus, « dans la société socialiste, il sera possible
d'accélérer ou de ralentir l'accroissement ou la diminution de la population : il
suffira de décharger les parents de l'entretien de leurs enfants, ou au contraire de
leur en laisser le soin ; et si cela ne devait pas suffire pour donner les résultats
cherchés, on pourrait faire dépendre la rémunération du travail de chaque individu
du nombre d'enfants qu'il aurait donné à la société » (pp. 388-389).
Il ajoute en note à ces derniers mots : « II pourrait se faire aussi, contrairement
à ce que pensent MM. Effertz et Hertzka (et que nous inclinons nous-mêmes à
croire), que l'amélioration de la condition des travailleurs diminuât la natalité, au
lieu de l'accroître ».
N'y a-t-il pas ici un pressentiment de ce qui se poursuit encore aujourd'hui
même, à la fin du XXe siècle, et n'assistons-nous pas à un débat toujours ouvert et
toujours actuel sur les avantages et les inconvénients de la croissance
démographique ? En tout cas, l'intérêt général doit servir de guide, et c'est pourquoi Landry
cherche à définir le régime susceptible de le mieux assurer. Il croit l'apercevoir dans
le socialisme et la suppression de la propriété privée, mais l'orientation très concrète
de son esprit le détourne de croire possible l'égalité totale à laquelle il aspire. Aussi
bien s'efforcera-t-il pendant toute sa vie politique, de promouvoir des mesures qui,
sans bouleverser l'ordre social, ni supprimer la propriété privée, peuvent permettre
de maintenir la population au niveau désirable, en assurant à ceux qui les
assument, c'est-à-dire aux familles nombreuses, une compensation de leurs
charges.
Un régime économique, si parfait qu'il puisse paraître, n'est pas forcément apte
à résoudre le grave problème de la population. Tout ne se joue pas pour l'homme
sur le plan du bien-être. Voici les derniers mots du livre : « A côté des fins

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purement économiques, il y a pour l'humanité des fins esthétiques, intellectuelles,


morales, dont l'utilitaire lui-même ne doit pas se désintéresser ; et il se pourrait que
le régime individualiste, mieux que l'autre, permît à l'humanité de réaliser ces fins.
Et puis, enfin, est-il bien sûr que la justice ne viendra pas opposer son veto à ce
que l'utilité sociale aura ordonné ? » (p. 408-409).
Landry n'est pas un esprit dogmatique, pour qui il y a une vérité intangible et
sans nuance. Dans un livre postérieur (3), il fait part de ses hésitations, et déclare
avoir modifié ses premières vues sur certains points. Il était tombé dans « l'erreur »
à propos des « opérations capitalistiques », parce qu'il les considérait « d'un point
de vue exclusivement objectif» sans tenir compte des « conditions d'ordre
subjectif» (p. 341) dans lesquelles elles sont conduites. « Un premier conflit de l'intérêt
particulier et de l'intérêt social... résulte dé ce fait que l'individu est périssable,
tandis que la société peut être regardée comme impérissable » (p. 347). Si cette
remarque est exacte en ce qui concerne la capitalisation, combien ne l'est-elle pas
davantage lorsqu'il s'agit de l'avenir de la population ? C'est la part impérissable
du groupe social sur laquelle il importe de veiller. Il peut être de l'intérêt bien
entendu des individus, ne considérant que leur seul avantage immédiat, de limiter
leur descendance, il est vital pour la société d'assurer au moins son
renouvellement, sinon sa croissance.
La réflexion et Faction démographiques ne sauraient être séparées pour Landry
de l'exigence d'une moralité supérieure. Il s'en est expliqué et a consacré à la morale
un troisième ouvrage, Principes de morale rationnelle (4), « sorti de méditations
laborieuses et persévérantes ». « Le problème moral, écrit-il, m'a obsédé depuis
mon initiation à la philosophie. Il est le problème auquel toute recherche
philosophique doit aboutir, sous peine de demeurer incomplète » (p. V).
Au point de vue moral, comme dans le domaine institutionnel, se retrouve
l'opposition entre « utilité individuelle » et « utilité générale », autour de laquelle
s'articule l'analyse de Landry. La raison est le guide souverain de la conduite. Elle
fixe à l'individu comme fins parfaitement légitimes, avec la maîtrise de soi, la
recherche des satisfactions et du bonheur personnels. Mais l'individu n'est pas
seul ; il faut prendre en considération les rapports qu'il entretient avec les autres,
et qui doivent être organisés de manière à sauvegarder sa liberté, mais en même
temps à assurer sa protection. Le principe de l'utilité générale doit être substitué à
celui de l'utilité individuelle, transposition sur le plan moral des résultats de
l'analyse économique. Encore, dans le calcul de l'utilité générale, « il faut
considérer non seulement le présent et l'avenir prochain, mais l'avenir éloigné. .. La vie d'un
individu est courte, ... la destinée de l'espèce humaine, au contraire... peut être
regardée comme indéfinie... L'incertitude des prévisions empêchera de sacrifier
trop le présent, l'avenir prochain aux perspectives lointaines. Il n'empêche que
nous devons avoir l'œil fixé sur celles-ci, que la question du progrès de la race, de
sa marche vers un état plus heureux... doit être pour le moins une des
préoccupations principales de l'homme de bien » (p. 1 84).

(3) L'intérêt du capital. Paris, Giard et Brière, (4) Paris, Alcan, 1906, 278 p.
1904, 368 p.

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Hédonisme et utilitarisme, pour employer le langage de l'école, conduisent à


« proclamer comme principe moral suprême le principe de l'utilité générale »
(p. 186). Cette morale ne conduit pas dans des voies de facilité. L'individu,
préoccupé légitimement de sa propre situation et de son épanouissement, n'est pas
toujours à même de discerner où se trouve et en quoi consiste l'utilité générale. Il
appartient à la politique de la définir et de mettre en œuvre les moyens de réaliser
ce qu'elle commande, fût-ce par la contrainte. « La politique - la politique
rationnelle - travaille au bien général en usant de la contrainte : son domaine sera
constitué par toutes ces matières dans lesquelles il y a lieu d'employer la contrainte
pour servir les intérêts généraux des hommes » (p. 26 1 ). Il va sans dire que la seule
contrainte dont il est ici question est celle de la loi.
Ce résumé très sommaire des conceptions économiques et de la doctrine morale
de Landry, forgées dans sa jeunesse et qui ne peuvent être séparées, suffisent à
indiquer ce qui fut tout au long de sa carrière le ressort même de sa pensée et de
son action. La préoccupation primordiale de l'intérêt général, du bien collectif, le
regard toujours fixé sur les perspectives lointaines, plaçaient en quelque sorte par
nécessité la question de la population au premier rang de ses recherches et de son
effort. Pour que cette morale, qui ne confond en aucune manière hédonisme et
égoïsme, ne restât pas lettre morte et comme suspendue dans le vide, il fallait
l'appliquer au réel. L'action politique n'était pas pour lui la recherche du pouvoir
pour le pouvoir, mais le moyen naturel pour œuvrer en faveur de la collectivité,
dans le moment présent, en vue d'assurer son avenir.

Les trois régimes démographiques

La Révolution démographique comporte deux parties. La deuxième reproduit


quatre articles parus dans la revue Scientia, en 1909, puis entre 1924 et 1933,
constituant comme autant d'étapes dans la réflexion de Landry depuis le premier
ouvrage sur la propriété individuelle (5).
Le plus ancien, de 1909, « Les trois théories principales de la population »,
montre à quel point la familiarité avec les œuvres des économistes, et l'observation
aiguë du passé et du présent, ont révélé très vite à Landry la portée considérable
d'un changement inédit dans l'histoire humaine, survenu à l'époque moderne dans
les pays occidentaux : l'apparition d'un régime démographique nouveau.
Dans le régime ancien, ou encore primitif, sous lequel l'humanité a vécu
jusqu'à une période très récente, une liaison rigoureuse, pour l'espèce humaine
comme pour les espèces animales, s'établit entre le nombre des individus et la
quantité des subsistances. Si la nourriture vient à manquer, la mort se charge de

(5) Un article important de 1 909, « Les idées Quesnay et la physiocratie. T. I : Préface, études,
de Quesnay sur la population », {Revue d'histoire biographie, bibliographie. Paris, ined, 1958,
des doctrines économiques et sociale) n'a pas été pp. 1 1-50.
repris par Landry. Il a été réédité dans François

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Alain Girard

ramener le peuplement à un point d'équilibre. C'est très schématiquement le


postulat sur lequel se fonde la théorie de Malthus, exprimé plus brutalement encore
par un de ses précurseurs, Townsend.
Cette relation étroite a été rompue. La production de produits alimentaires et
de biens de toute nature a connu une progression extraordinaire. En outre, les
chances de survie individuelle n'étant plus strictement limitées, plus n'est besoin
de mettre au monde autant d'enfants pour assurer la perpétuation du groupe. La
natalité échappe aux seuls impératifs vitaux pour être soumise à des facteurs
psychologiques. Les couples fixent eux-mêmes la dimension de leur progéniture
en fonction de leurs besoins et de leurs aspirations personnelles, pour eux-mêmes
et pour leurs enfants. Tel est le régime contemporain.
Ces deux régimes sont si radicalement différents que les hommes n'ont pas pu
passer de l'un à l'autre sans transition. Il a fallu une phase intermédiaire, pendant
laquelle subsiste quelque chose du régime initial, tandis que le nouveau se met en
place. Production et consommation, loin d'être des données immuables, sont sous
la dépendance d'un facteur commun de caractère social, et qui retentit sur toute
l'économie, l'orientation de la demande. Certes, « les hommes se multiplient
comme des souris dans une grange, s'ils ont les moyens de subsister sans
limitation », mais « pour connaître le rapport de la population aux subsistances, il
faut prendre en considération les façons de vivre des peuples », aussi bien les goûts
des propriétaires ou de la classe riche, que de la partie la plus nombreuse de la
population. C'est la théorie de Cantillon, et Landry s'étonne qu'elle n'ait pas
davantage retenu l'attention. En tout cas, pendant la période intermédiaire,
l'adaptation de la population aux subsistances s'effectue non pas encore par la
limitation des naissances dans la famille, mais par les tendances de la nuptialité, les
couples ne se formant qu'avec l'assentiment du groupe et l'assurance qu'ils
pourront élever leur descendance comme ils le souhaitent.
Quoi qu'il en soit de ce passage du régime démographique ancien au nouveau,
du moment où il se produit et de sa durée variable selon les pays, l'opposition entre
eux est si fondamentale qu'elle constitue une véritable révolution. Les
conséquences de cette révolution peuvent être d'une extrême gravité, si elle débouche à terme
sur une diminution de la population. « II y a là un de ces sujets de méditation dont
il est difficile de se détacher, quand on y a arrêté une fois son attention ». Landry
n'en détachera pas son attention, et ces derniers mots de l'article de 1 909 justifient
l'action politique comme ils annoncent l'écrit de 1934.

Le mouvement naturel de la population

Un phénomène d'une telle ampleur requiert des études approfondies. Il ne suffit


pas de l'énoncer, il faut tenter de le comprendre. Force est de connaître le
mécanisme présidant au renouvellement de la population, de perfectionner les
moyens d'investigation, d'améliorer les méthodes.

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Revue française de sociologie

Suivant de près les discussions des économistes vers les années 30, Landry
insiste sur le rôle essentiel joué par les deux idées du maximum et de l'optimum de
population. Sa réflexion antérieure le portait naturellement de ce côté. Il fait
abstraction des visées nationales, fréquentes à ce moment où plusieurs pays en mal
d'expansion identifient la puissance et le nombre des hommes, et exaltent la
fécondité. Indépendamment de considérations de cette nature, on s'en est tenu trop
longtemps à envisager le problème d'une manière pour ainsi dire statique. Or, « le
maximum de la population n'est pas un point fixe », mais peut varier dans des
proportions considérables, selon le volume de la production que permet l'état des
techniques. Il n'y a pas lieu de rechercher la population pour la population, mais
de tendre à un équilibre entre richesse et population, qui garantisse à tous les
hommes dans un territoire donné « la plus grande somme de bonheur », selon
l'expression de Sismondi, ou en un langage qui convient mieux, le plus de
« bien-être ». En cela consiste l'optimum de population, difficile à chiffrer, mais
qui n'est pas non plus un point fixe. Dans bien des domaines, les progrès de la
technique augmentent le nombre des emplois, et, par suite, tendent à accroître la
population. Cependant, tous les progrès de la technique ne favorisent pas
l'accroissement de la population. L'optimum, par sa nature même, varie au cours du temps.
De telles considérations ouvrent la voie à des recherches futures et à des discussions
qui sont encore en cours.
Une science progresse par les progrès de ses méthodes. Non statisticien
lui-même, Landry se tient très au courant des travaux des spécialistes, et en discerne
la portée. Sa pensée intègre les résultats de leurs recherches. C'est dans cette optique
qu'il convient de relire aujourd'hui l'article de 1933, « Méthodes nouvelles pour
étudier le mouvement de la population ».
Ces méthodes sont trop connues pour qu'il soit utile d'insister. Outre celle de
la « population-type », il s'agit essentiellement des notions de durée moyenne de
vie, de reproduction, reproduction brute et reproduction nette, de population
stable. On pourrait s'étonner qu'il ait fallu attendre les travaux « particulièrement
remarquables » de Lotka et de Kuczynski pour s'aviser que la seule considération
des taux bruts de mortalité et de natalité « ne permettaient pas d'apprécier
justement les situations démographiques, ni de faire de justes comparaisons entre
ces situations ». Les méthodes « nouvelles » en tout cas reposent sur les données
fondamentales de répartition par âges de la mortalité et de la fécondité, que les
premiers recensements ne précisaient pas, et qui permettent seules de mesurer
l'aptitude au renouvellement, le dynamisme des populations, ou leur degré de
vieillissement.
La période de l'entre-deux guerres apparaît comme un moment privilégié dans
l'histoire de la démographie. Elle est aussi l'époque où furent calculées, pour la
première fois avec quelque rigueur, des perspectives de population (6). Longtemps
contestées, eu égard à leur caractère hypothétique, elles n'en ont pas moins acquis
droit universel de cité, et Landry en conçoit la signification et toute l'importance,

(6) Voir GLASS (D.V.). - Population Poli- Estimates of Future Populations or Discussions of
des and Movements in Europe. London, 1 940 such Estimates, pp. 468-472).
(Selected List of Articles and Books containing

118
Alain Girard

comme signal pour guider la politique. « Ce qu'il faut voir, note-t-il, c'est que la
méthode nouvelle écarte du présent l'adventice, constitué par ce qui résulte des
contingences du passé, pour dégager le fondamental. N'est-on pas, en effet, en droit
de penser que le présent est moins bien exprimé par la réalité qu'il montre que par
les virtualités qu'il contient ? »
Les recherches patientes de démographes de plus en plus nombreux et qualifiés
ont certes affiné l'analyse et démultiplié les moyens d'investigation. L'informatique
permet de prendre en compte une multitude de variables et de réaliser des calculs
impensables autrement, mais les principes de base ont été posés et les notions
essentielles découvertes et précisées pendant la période de l'entre-deux guerres. En
tout état de cause, l'examen de la situation présente, résultat de l'évolution passée,
l'observation des tendances de la mortalité et de la fécondité, et les projections pour
l'avenir issues des « méthodes nouvelles » ont fourni à Landry les données positives
qui forment le substrat de l'essai sur la révolution démographique.

« La rationalisation de la vie

La première partie, qui porte seule le titre général du livre, s'ouvre sur une
description de l'évolution du régime démographique depuis deux siècles. Notre
connaissance actuelle, appuyée sur des recherches récentes d'historiens et de
démographes conjuguant leurs efforts, est déjà là tout entière. Il n'y a pratiquement
rien à changer au tableau présenté pour la France et pour les autres pays : baisse
de la mortalité, suivie d'une baisse encore plus accusée de la natalité ; caractère
général du déclin de la natalité, partout en Europe; rapidité et accélération de la
baisse là où elle est plus récente.
La disparition des mortalités extraordinaires, les « magnifiques progrès qu'ont
réalisés la médecine et l'hygiène », « un accroissement du bien-être véritablement
énorme », parallèle à l'accroissement de la population, expliquent suffisamment la
baisse de la mortalité. La misère a disparu, « même dans les pays qui comptent des
millions de chômeurs ». Des inégalités subsistent, l'une d'entre elles
particulièrement choquante, « l'inégalité devant la mort », dénoncée notamment par Hersch,
qui, lui aussi, appartient au courant de pensée socialiste (7). Landry voit bien que
ces inégalités ont été creusées au XIX e siècle, parce que les progrès réalisés ont
profité d'abord aux « gens riches ou aisés ». Depuis, dit-il, « l'écart a dû
sensiblement diminuer ». Sans doute, « il ne pourra jamais être supprimé totalement »,
mais « le nivellement de la mortalité entre les classes sociales pourra aller assez
loin ». La situation d'aujourd'hui semble bien confirmer cette vue des choses.

(7) HERSCH (L). - L'inégalité devant la 109p. Dans cette deuxième étude, Hersch
mort, d'après les statistiques de la ville de Paris. constate un recul de l'inégalité devant la mort, la
Effets de la situation sociale sur la mortalité. mortalité ayant baissé plus vite dans les quartiers
Paris, 1920, 54 p. (extrait de la Revue d économie pauvres que dans les quartiers riches. «Je me
politique, 1 920, n° 3 et 4); et Pauvreté et mortalité trompe peut-être, écrit-il ; mais à moi, un tel fait
selon les principales causes de décès d'après les m'annonce l'avènement d'une ère nouvelle ».
statistiques de la ville de Paris. Roma. 1932,

119
Revue française de sociologie

« L'explication de la baisse de la natalité est plus difficile à donner que celle de


la baisse de la mortalité ». Bien des auteurs se sont exercés sur ce sujet (8), chacun
apportant une nuance, ou un aperçu conforme à sa tournure d'esprit, mais aucun,
en définitive, n'ajoute rien d'essentiel à l'analyse de Landry.
Diverses explications ne résistent pas à un examen sérieux, par exemple, le
dépérissement biologique du corps social comme de tout organisme vivant ou
encore la baisse de la mortalité infantile entraînent par réaction le sentiment que
point n'est besoin de mettre au monde autant d'enfants. Cette baisse, en effet, n'est
intervenue qu'après celle de la natalité. Il faut chercher ailleurs. Le fait
incontestable est « la restriction volontaire des naissances ». Il fallait, pour qu'apparaisse
une telle volonté, un véritable renversement des perspectives, « une conception
nouvelle de la vie » ayant « pour conséquence d'engager les hommes à restreindre
leur progéniture ». La limitation des naissances, à l'échelle collective, est apparue
d'abord en France, à l'époque où un vaste mouvement affranchissant les esprits
d'une soumission séculaire tendait à « réformer la société, à la reconstruire d'après
des vues rationnelles ». Appliqué d'abord à la politique, et étendu à ce qui concerne
l'individu et la famille, « le principe fondamental est celui, si l'on peut ainsi parler,
de la rationalisation de la vie ».
Les autres causes, évoquées depuis, transformation des techniques, changement
des conditions de vie, généralisation de l'instruction, urbanisation, etc. constituent
un faisceau complexe d'éléments concomitants, qui tous peuvent être rapportés à
ce « principe fondamental ». Le calcul ou la raison se substitue à l'instinct. « On
veut donc régler la reproduction ; et la régler, ce ne peut être, logiquement, que la
limiter ». L'auteur de Principes de morale rationnelle ne saurait trouver la limitation
des naissances reprehensible ou condamnable en soi. D'ailleurs elle est « motivée
souvent par des préoccupations qui n'ont rien d'immoral » et présentent même un
caractère altruiste, comme le souci de bien éduquer les enfants, et de leur
permettre, par l'action d'un phénomène que l'on a appelé la « capillarité sociale »,
d'obtenir une situation meilleure, et de s'élever dans la hiérarchie sociale. Mais des
sentiments égoïstes, divers et multiples, agissant simultanément, paraissent
compter de plus en plus. Si légitimes que puissent être certaines ambitions, elles
dissimulent un danger. Peu d'enfants suffisent à satisfaire les besoins affectifs, et
l'individu, songeant à soi seulement, risque de mettre en péril l'avenir de la
collectivité, plus gravement encore que ne le faisaient les calamités d'autrefois. Une
action s'impose pour conjurer ce danger vraiment mortel.

(8) Consulter notamment Causes et consé- ques, n° 17) 1 re partie, chap. Ill, « Histoire des
quences de l'évolution démographique. Nations théories démographiques », pp. 22-50 et idem.
Unies, New-York, 1953 (Études démographi- 1978, vol. I, chap. III, pp. 37-68.

120
Alain Girard

Révolution... Transition démographique

Après un renversement aussi radical de mentalité, l'homme d'hier se


reconnaîtrait-il dans l'homme d'aujourd'hui ? Entre l'un et l'autre, il y aurait un hiatus, ou
un véritable changement de nature, si le passage s'était effectué de manière
soudaine, sans le secours du temps. Landry reprend son schéma des trois régimes,
pour montrer ce qu'il appelle révolution. « Tout changement de régime, dans le
domaine démographique comme ailleurs, peut être regardé comme constituant une
révolution ».
L'idée était dans l'air, dira-t-on, et c'est en 1 929 que l'américain W.S. Thompson
établit une classification des populations en trois types d'après les niveaux et les
tendances de la mortalité et de la natalité (9). Quelques années plus tard, son
compatriote F.W. Notestein consacre cette idée des trois types successifs de
population en élaborant la théorie de la transition démographique (10). Bien des
nuances seront apportées à cette théorie, certains iront jusqu'à la revoir à la lumière
de recherches localisées (11). Même si l'on peut noter des différences dans telle
région à tel moment, sa généralité n'en est pas moins évidente. S'appuyant sur elle
dans un livre qui a connu un très large écho, un sociologue a défini pour chacun
des régimes successifs un « caractère social », c'est-à-dire un ensemble de valeurs
intériorisées, inspirant les conduites des individus (12). Même si cette construction
paraît arbitraire, d'autres critères pouvant aussi bien la justifier, le régime
démographique n'en est pas moins par son tréfonds charnel une des composantes
les plus importantes des phénomènes sociaux.
Il ne s'agit pas de soulever une querelle d'antériorité ou d'entreprendre une
recherche en paternité. Les découvertes scientifiques ne sortent jamais tout armées
du cerveau d'un seul homme. L'intérêt des discussions, suscitées par la théorie de
la transition démographique, n'est en rien diminué si l'on admet que l'essentiel en
est déjà formulé dans le court essai de Landry, et si l'on estime en conséquence qu'il
est bon de le connaître. Le terme de transition a acquis force de loi par l'usage :
il est loisible cependant d'accorder une valeur particulière à celui de révolution. Du
régime ancien au régime nouveau, on est passé d'un monde à un autre. Certes, la
chose ne fut pas soudaine, et il y eut précisément un régime intermédiaire, ou de
transition. Mais, note Landry avec pénétration, une différence radicale oppose le
régime contemporain aux deux autres : autrefois, « on tendait vers une égalisation
de la mortalité et de la natalité, vers un état de la population destiné à demeurer
par la suite stationnaire. On ne voit plus rien de tel aujourd'hui ». L'entrée en scène

(9) THOMPSON (W.S). - « Population ». pp. 36-57.


American Journal of Sociology, XXXIV, may (11) COALE (A.J.). - The demographic
1929, pp. 959-975; et Population Problems, New Transition. Congrès international de la Popula-
York, 1930, fst éd. tion, Liège, 1973, uiesp, 1974, vol. I., pp. 53-72.
(10) NOTESTEIN (F.W.). - «Population. (12) RIESMAN (D.). - La foule solitaire.
The Long View ». in SCHULTZCTh.W.). - Food Anatomie de la société moderne. Paris, Arthaud,
for the World, University of Chicago Press, 1 945, 1 964.

121
Revue française de sociologie

de facteurs psychologiques, et leur emprise sur les forces instinctives, peuvent


provoquer des aléas, si bien que « le régime nouveau se définit comme un régime
non d'équilibre, mais de mouvement ».
Anticipant l'avenir à partir du présent, la révolution démographique apparaît
« proprement formidable », et les perspectives très sombres. Si le taux net de
reproduction reste inférieur à l'unité, et s'il s'affaiblit encore comme on peut le
craindre d'après l'exemple des grandes agglomérations, il y a lieu de s'attendre, en
France et en Europe, sauf forte immigration, non plus à une dépopulation
virtuelle, mais bien à une dépopulation effective. Les perspectives établies à la
demande de la Société des Nations concluaient dans le même sens (13). Il y a eu
reprise après la deuxième guerre, mais on revient aujourd'hui à la situation
précédente. Le régime nouveau est bien un régime de mouvement.
Ce que Landry n'a pas vu, et qui d'ailleurs n'aurait fait qu'aggraver ses alarmes,
c'est l'étonnante croissance de la population des pays du Tiers Monde. Mais
personne ne l'a vu à son époque, pourtant si proche de nous, parce que personne
n'imaginait alors avec quelle rapidité allait se propager la baisse de la mortalité.
Combien faudra-t-il de temps pour que s'accomplissent dans ces pays les phases
ultérieures de la révolution démographique, si elle doit y suivre le même
processus ? Telle est la question, qui, aujourd'hui, domine les autres. Au moment où écrit
Landry, la perspective est encore celle du xix e siècle, où les peuples d'Europe
étendaient leur empire sur le monde, et y introduisaient leurs techniques. La
civilisation qu'ils avaient construite n'était-elle pas menacée par le même mal qui
provoqua la ruine de la Grèce et de Rome, le manque d'hommes ?

Progrès et décadence

Le livre aurait pu s'arrêter sur cette question, mais Landry y ajoute des
réflexions de philosphie morale inspirées par l'histoire, pour mieux saisir
l'enchaînement des faits et des causes, et montrer la pente fatale où conduit la
dépopulation, car « la dépopulation est une décadence ».
Au témoignage des anciens, comme d'après les reconstitutions des historiens,
la Grèce et Rome ont vu leur civilisation s'écrouler, parce qu'à l'essor
démographique qui avait fait leur grandeur a succédé une longue période de fléchissement
des naissances et de dépeuplement. L'oliganthropie n'a pas été le fruit du hasard,
mais « la conséquence d'un système de vie », fondé dans les deux cas sur un même
état d'esprit. Ce système de vie se retrouve dans le monde contemporain, et
pourrait bien être un signe précurseur de déclin.
Le paradoxe apparent, mais aussi la grande difficulté, c'est que ses racines sont
ancrées dans le succès des efforts antérieurs, et qu'il en est en quelque sorte une

future
(13)deNOTESTEIN(F.)e/a/.
l Europe et de l'Union -soviétique.
La population
Per- spectives
sdn, 1944.démographiques 1940-1970 Genève

122
Alain Girard

résultante. Le perfectionnement des techniques, l'accroissement de la production,


et, couronnant le tout, l'intervention de l'État qui assure à tous minimum vital et
protection sociale, dirait-on en langage du jour, en un mot l'essor remarquable de
la civilisation, délivre chacun de l'inquiétude d'un lendemain qui a cessé d'être
redoutable, et l'incite à profiter de la situation qui lui est faite. Le bien-être et la
sécurité amollissent les énergies. « L'individualisme se généralise et s'oriente vers
les satisfactions matérielles ». Les croyances anciennes, ou simplement les
coutumes, les disciplines établies s'affaiblissent et même disparaissent. La caractéristique
fondamentale est « l'absence d'une foi, et même d'une âme collective ».
Il y a , ou il y a eu, dans le monde moderne un élément qui le distingue de
l'Antiquité, la croyance en un progrès indéfini, sur laquelle Landry avait déjà
insisté dans l'article sur l'idée de progrès. L'accroissement des connaissances et
l'extension des applications pratiques se présentent aux yeux des hommes depuis
le XVIIIe siècle comme devant se prolonger sans fin, et modifier les conditions
d'existence et l'organisation politique et sociale dans le sens d'une amélioration
continue, entraînant plus de justice et d'égalité. Les découvertes de tous ordres ont
été vraiment « prodigieuses » et ne pouvaient que fortifier la foi dans la science et
dans le progrès. L'augmentation du nombre des hommes a été de pair avec celle
de la richesse, au point que certains ont vu dans la croissance de la population le
ressort même du progrès. On se souvient de la thèse de Durkheim sur la division
du travail. Dupréel, à qui Landry fait allusion, pousse l'idée à l'extrême.
« L'augmentation du nombre des hommes, écrit-il, est une des causes principales
du développement social, de la civilisation et du progrès ; elle en est même la cause
universelle et primitive ». Cette affirmation est de 1 9 1 4, et Dupréel ne la publie que
plus tard, tempérée par un texte de 1925. Ce n'est pas la multiplication elle-même
des hommes qui provoque le progrès, mais le fait qu'elle impose ce qu'il appelle
un « désordre de croissance », c'est-à-dire un effort d'accommodation, une tension
des énergies et une progression nécessaire (14).
Entre ces deux moments avait eu lieu la première guerre qualifiée de mondiale,
marquant profondément les hommes qui ont traversé l'épreuve. Malgré l'élan né
de la force du sentiment patriotique, elle incitait au pessimisme, mettant en cause
la confiance dans le progrès. Depuis, une autre guerre mondiale est intervenue, et
une croissance économique à un rythme encore jamais connu lui a succédé. Les
applications de la science, de la conquête de l'espace, par exemple, à la quasi-
disparition de la mortalité infantile, ont été encore plus « prodigieuses ». Mais la
fécondité atteint maintenant dans les pays occidentaux des niveaux inférieurs à
ceux de l'entre-deux guerres, la diminution de la population est déjà effective dans
plusieurs pays. Les avertissements contenus dans La Révolution démographique ne
retentissent-ils pas avec une singulière actualité ?
La science est donc capable de maîtriser, et d'aménager la nature. Mais, dit
Landry, « s'il s'agit d'organiser la société, il faudra tenir compte de ce que sont les
hommes ». « Aux avantages qui accompagnent la vie, il ne faut pas sacrifier

(14) DUPRÉEL (Eugène). - Deuxessaissur Population et progrès (1914). Bruxelles, M.


Late progrès. I. La valeur du progrès (1925). II. mertin, 1928, 272 p.

123
Revue française de sociologie

celle-ci ». C'est donc « devant un problème moral que nous sommes placés ». En
même temps qu'il est bon d'apporter une aide à ceux qui acceptent la charge
d'élever des enfants, c'est sur les causes psychologiques et morales qu'il convient
d'agir. D'une manière très générale, c'est le sens de l'effort qu'il faut maintenir en
faisant appel, s'il le faut, au mobile de l'intérêt personnel.
N'y a-t-il pas au moment présent quelque profit à tirer d'une lecture de Landry,
l'auteur de L'utilité sociale de la propriété individuelle, et qui fit tant pour
promouvoir des lois sur les assurances sociales et les allocations familiales ?
Ayant rappelé à quel point dans un pays comme la France, les programmes
« dits avancés » bénéficient d'un préjugé favorable, il ajoute dans L 'idée de progrès
(p. 200) : « II est d'une excellente intention de vouloir améliorer les conditions de
vie du travailleur; mais si l'on abrège trop la durée de la journée de travail, par
exemple, ou si encore, en voulant introduire une organisation sociale qui ne fasse
pas une part suffisante au mobile de l'intérêt personnel, on aboutit à réduire la
production, ne risque-t-on pas de causer un dommage supérieur au bien réalisé ? »
II faut revenir à La Révolution démographique, à sa conclusion. Évoquant une
dernière fois la décadence d'Athènes et de Rome, et la menace qui pèse sur le
monde moderne, si « la perpétuation de l'espèce » n'est plus assurée, Landry en
voit le principe unique dans l'émancipation qui a débarrassé les hommes des
« lisières anciennes », « fondées sur la religion, ou simplement sur la tradition, la
coutume ». C'est fort bien peut-être. Mais aucun principe n'étant venu remplacer
les croyances ou les coutumes d'hier, les hommes se trouvent en présence d'une
sorte de vide que ni la raison ni la science ne sont à même de combler. Le problème
« consiste à trouver un principe qui soit, dans le domaine moral, vraiment actif,
et qui le soit par rapport à la masse des hommes. C'est, en somme, d'une foi
nouvelle que l'on a besoin ».
Il n'y a pas grand risque d'être contredit, si l'on avance que cette foi nouvelle,
un demi-siècle plus tard, n'a pas encore été trouvée.

Sociologie et démographie

La période de l'entre-deux guerres, avons-nous dit, a posé, quelques principes


et règles de méthode qui ont permis l'essor actuel de la démographie. Cette
discipline scientifique doit alors beaucoup en France à l'effort d'hommes qui
n'étaient pas des spécialistes, mais avaient reçu une formation humaniste et
philosophique. L'orientation prise par les travaux de Landry se retrouve en effet
chez d'autres. Il n'y a aucun artifice à rapprocher son nom, comme nous l'avons
fait ailleurs (15), de celui de Maurice Halbwachs, son cadet de trois ans, également
normalien et agrégé de philosophie, et qui partage avec lui plus d'un trait commun.

(15) Voir notre présentation de la réédition de Paris, Colin, 1970.


Maurice HALBWACHS. Morphologie sociale.

124
Alain Girard

Nous avons rappelé la carrière politique et l'activité scientifique de Landry.


Dans l'œuvre de Halbwachs, maints articles témoignent d'un intérêt constant pour
les problèmes de population. Ils portent par exemple sur la population des villes
comme Paris, Istanbul ou Berlin, sur les facteurs biologiques de la population, sur
le rapport des sexes à la naissance ou le peuplement de la terre et des continents.
Il y a davantage. De même que Landry présente, après des décennies de réflexion
et d'action, la «synthèse puissante» (16) de La Révolution démographique, de
même Halbwachs, au soir de sa vie, résume sa pensée dans un petit livre qui, lui
aussi, conserve tout son prix, Morphologie sociale (1938).
Un groupe humain, famille, profession, religion, nation, se définit d'abord par
la forme et le volume qu'il occupe dans l'espace, par sa morphologie. Il dure, se
renouvelle, croît ou dépérit. Au sens strict, la morphologie sociale se confond avec
la science de la population. Les relations qui s'établissent entre les hommes,
l'organisation de la société dépendent dans une large mesure de ce substrat matériel
qui n'est pas fixé une fois pour toutes. Les faits de population s'expliquent d'abord
par des faits de population, par tout ce qui tient en particulier à la structure par
âges. Mais ce n'est pas suffisant. La morphologie agit sur les dispositions des
hommes, qui déterminent à leur tour le degré de dynamisme du groupe. « Tout se
passe comme si la société prenait conscience de son corps ». En en prenant ainsi
conscience, elle acquiert son identité et assure son développement. Des facteurs
psychologiques sont donc aussi à l'origine des mouvements de la population.
Autre caractère commun. Un volume de l'Encyclopédie française, l'Espèce
humaine, paru en 1936, comporte une troisième partie, « Le point de vue du
nombre », due à Halbwachs avec le concours de statisticiens, tout particulièrement
de M. Alfred Sauvy. Ses 112 pages in folio, imprimées sur deux colonnes,
constituent un ouvrage complet de démographie, symétrique en quelque sorte du
Traité de démographie de Landry de 1945, auquel, est-il dit, Halbwachs avait
d'ailleurs fourni « d'utiles contributions ». La science ni les événements ne se sont
arrêtés, mais les étudiants et chercheurs d'aujourd'hui auraient intérêt à puiser dans
ces deux ouvrages, en même temps que des références, des modèles de méthode
et de rigueur.
Enfin, Halbwachs et Landry ont étendu leur information et ont demandé leur
concours à des spécialistes. L'un d'entre eux a collaboré aux deux ouvrages,
M. Alfred Sauvy.
« La démographie n'est autre chose qu'une branche de la sociologie », a écrit
Landry (17). À un homme qui ne se disait pas sociologue, et qui a tant fait pour
la démographie, et pour la population de son pays, on ne saurait imputer aucune
intention impérialiste. D'ailleurs, dans de nombreuses universités étrangères, les
démographes les plus réputés occupent des chaires de sociologie.

(16) Le mot est de A. SAUVY, op. cit. op. cit., chap. XXI. « Démographie et sociologie,
(17) LANDRY (A.). - « La statistique en la thèse de Durkheim, la sociologie formelle de
démographie ». 7 e semaine internationale de Tónnies ».
synthèse. Paris, 1944. Cité par J. VIALATOUX,

125
Revue française de sociologie

Dans l'avant-propos de La Révolution démographique, l'auteur remercie


nommément deux personnes pour l'aide qu'elles lui ont apportée, un historien de
l'Antiquité, et M. Sauvy. Lorsqu'il fonda l'Institut national d'études
démographiques, l'année même où paraissait le Traité de Landry, M. Sauvy eut le projet de
ne jamais isoler la démographie de toutes les disciplines auxquelles elle est
apparentée. Il n'a jamais considéré non plus qu'une cloison étanche devait séparer
la recherche fondamentale, comme l'on dit, ou la science pure, des applications qui
peuvent en être faites, au service précisément des populations étudiées. Le
commerce qu'il a entretenu avec les savants qui l'ont précédé n'a pu que l'engager
et le confirmer dans cette voie, contribuant par là-même à assurer l'originalité et
la continuité de l'école française.
Situé à un moment précis du temps, le livre d'Adolphe Landry, La Révolution
démographique, demeure vivant, parce qu'il est une œuvre de science, mais aussi
de réflexion sociologique et de philosophie morale. La marche du temps n'a pas
contredit les idées qu'il expose, mais semble bien plutôt les confirmer.

Alain GIRARD
Institut national
d'études démographiques, Paris

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