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santé publique
16
septembre 1996
L’éducation
pour la santé
Du discours à la pratique
Sommaire
III Le développement de XXII L’éducation pour la santé,
l’éducation pour la santé une efficacité sous
en France : aperçu conditions
historique XXVII Tribune
VII État des lieux XL Bibliographie
XVI Une politique et des Adresses utiles
instruments pour
l’éducation pour la santé
e présent dossier s’inscrit dans le dé- dans une perspective à long terme de dévelop-
u regard de l’histoire médicale, deux gran- ventif dans l’histoire des politiques sanitaires
A des conceptions de la santé et de la mala-
die émergent. La première est centrée sur
et, par conséquent, met en exergue une prise de
conscience hésitante et tardive de l’importance
l’objectivation de la maladie dans le corps. La de l’éducation pour la santé dans les politiques
seconde appréhende la santé et la maladie de santé publique.
comme un mode de relation de l’homme avec
son milieu où interviennent les facteurs hu-
mains, les conditions écologiques, économiques Les précurseurs
et sociales. Cette dichotomie n’est pas sans rap-
peler la distinction traditionnellement faite en- Le XIXe siècle est avant tout marqué par le dé-
tre les thèses « organicistes » qui privilégient le veloppement de la clinique. Le corps que l’on
corps en tant que tel, et les thèses « environ- interroge, et qui renferme le mystère de la ma-
nementalistes » qui soulignent les inter- ladie, occupe une place de plus en plus impor-
relations entre l’individu et le milieu qu’il oc- tante dans la médecine officielle ; même si par
cupe. Ces deux approches se sont confusément ailleurs, responsables sanitaires et médecins
mêlées au cours des siècles, pourtant leur continuent de s’interroger sur les liens entre les
coexistence n’implique pas qu’elles aient joui maladies et les conditions sociales. À l’issue de
du même développement et de la même impor- ces réflexions, de nombreuses campagnes se-
tance dans la société. En effet, à certaines ront lancées pour l’amélioration des conditions
périodes, des formes d’organisation vont favo- de vie et d’hygiène sur la base d’une causalité
riser l’émergence puis l’institutionnalisation de sociale à la santé et à la maladie.
l’approche organiciste. L’évolution de l’éduca- Mais ces amorces de politiques sociales se
tion pour la santé illustre ce mouvement de heurtent à un problème culturel majeur en
« balancier » entre le dispositif curatif et pré- France puisque la doctrine dominante considère
Qui fait de l’éducation pour la santé ? Dans quel cadre ? Avec quels moyens ?
Selon quelle conception ? L’état des lieux présenté ici a été dressé en 1995 dans
le cadre d’un rapport (cf. p. XIII) élaboré par un groupe de travail interinstitutions.
a notion de santé peut être définie idéale- évaluer), méthodes pédagogiques, participati-
L ment comme un état de bien-être physi-
que, mental et social, c’est-à-dire comme une
ves, communautaires, technologies de commu-
nication, audiovisuelles notamment. L’éduca-
bonne adaptation à l’environnement et pas seu- tion pour la santé apparaît ainsi comme une
lement comme l’absence de maladie. L’éduca- dimension des sciences de la communication et
tion pour la santé va donc s’intéresser particu- de l’éducation.
lièrement aux facteurs de risques et aux Les approches de l’éducation pour la santé
conditions d’une meilleure santé (conditions de sont de trois ordres :
vie et comportements). • par thèmes (nutrition, sport, tabac, sida,
À cet égard, l’éducation pour la santé s’ins- maltraitance…) ;
crit dans le champ de la santé publique comme • par populations (jeunes, populations défa-
un moyen essentiel de la prévention et de la vorisées, personnes âgées…) ;
promotion de la santé. • par lieux de vie (école, entreprise, quar-
L’éducation pour la santé intervient auprès tier).
des individus et des groupes par des actions de L’éducation pour la santé concerne deux ty-
communication générale (campagnes télévi- pes d’acteurs : ceux qui sont confrontés à la né-
sées, affichage, radio, presse) ou de terrain (in- cessité de dispenser au quotidien des conseils de
terventions « d’éducateurs pour la santé » dans santé (médecins, pharmaciens, professions socia-
les écoles, les quartiers, les entreprises…). Elle les, enseignants… voire acteur implicite que peut
ne se réduit cependant pas à la délivrance d’une être tout un chacun), et ceux qui sont engagés
bonne information mais vise à infléchir les com- dans des activités explicites d’éducation pour la
portements individuels et collectifs, tout en santé (personnels de santé scolaire, médecins du
garantissant le respect de la personne humaine. travail, médecins de PMI, animateurs des orga-
Elle fait appel à des disciplines de base va- nismes d’éducation pour la santé, etc.).
riées : épidémiologie, démographie, statistique, L’éducation pour la santé est appelée à jouer
sociologie, psychologie, économie. Elle utilise un rôle de plus en plus important dans les poli-
aussi des méthodes complexes : enquêtes quan- tiques publiques :
titatives et qualitatives (en préalable et pour • en santé publique : la France, plus que les
Les caisses du régime général d’assurance ma- Le secteur mutualiste regroupe environ 25 mil-
ladie fonctionnent dans le secteur de l’éduca- lions de Français. Depuis la fin des années
tion pour la santé grâce à deux grands types de soixante-dix, la Mutualité française a décidé de
ressources financières : développer d’importants programmes de pré-
• le Fonds national de prévention, d’éduca- vention et de promotion de la santé. Cette poli-
tion et d’information sanitaires (FNPEIS). Ce tique a été mise en place grâce à la constitution
fonds est géré au niveau national par la Caisse d’un fonds de prévention à partir de prélève-
nationale d’assurance maladie des travailleurs ments sur les cotisations de tous les adhérents
salariés (Cnamts). Ses grandes orientations re- et à la création dans chaque union départemen-
lèvent du conseil d’administration de cette ins- tale d’une équipe de prévention travaillant en
titution mais font l’objet de négociations avec lien étroit avec l’équipe nationale et les acteurs
la tutelle, c’est-à-dire le ministère chargé de la locaux de la prévention.
santé et de l’assurance maladie. Le poids finan-
cier de ce fonds est important pour le champ de
la prévention puisqu’il dépasse un milliard de Les grandes associations nationales
francs chaque année. Plus de la moitié de cette
somme finance les centres d’examen de santé Sur des thèmes précis relatifs en général à des
de la sécurité sociale, le reste étant utilisé pour pathologies spécifiques, elles poursuivent des
des programmes de dépistages (cancer, mala- objectifs variés, parfois simultanément :
dies génétiques, hygiène bucco-dentaire…), des • la défense des malades,
grandes actions nationales de communication • l’aide sociale et psychologique,
(alcool, tabac, vaccination…) ou des actions de • l’aide à la recherche,
proximité réalisées par les caisses d’assurance • la prévention et l’éducation,
maladie régionales ou locales. • la communication.
• les fonds d’action sanitaire et sociale. Ils Elles font en général appel aux fonds privés et
sont gérés par chaque caisse. Le soutien à des bénéficient très souvent de financements publics.
actions d’éducation pour santé relève de la dé- Les principales associations thématiques in-
cision de chaque conseil d’administration. Deux terviennent sur les thèmes suivants : alcoolisme,
points sont à préciser concernant la politique tabagisme, cancer, sida, maladies cardiovascu-
des caisses dans ce domaine : la très grande laires, toxicomanie, maladies respiratoires et
majorité des caisses d’assurance maladie dis- tuberculose, maladies génétiques, épilepsie,
pose maintenant d’un service d’éducation pour diabète… Certaines d’entre elles sont ancien-
la santé propre à leur structure ; les caisses ré- nes et ont une histoire très riche dans le champ
gionales d’assurance maladie ont des compé- de la prévention (tuberculose, alcool). Elles sont
tences spécifiques en matière de prévention des souvent organisées en fédération et peuvent dis-
accidents du travail et d’intervention auprès des poser de structures décentralisées.
publics du troisième âge. Concernant ce dernier Des associations nationales (Secours popu-
point, des liens existent avec la caisse nationale laire français, Secours catholique, Croix-rouge
d’assurance vieillesse. française, banques alimentaires…) ou des as-
Parmi les autres régimes obligatoires, la sociations de proximité portent plus particuliè-
mutualité sociale agricole est à l’initiative de- rement leurs efforts en direction des publics les
puis de nombreuses années de programmes plus démunis.
n
Sa Fédération nationale nancés essentiellement sur programme, ils ne
M inistèr e d e la de la Mutualité française disposent que de moyens limités pour dévelop-
per cette fonction essentielle au développement
et à la professionnalisation de l’éducation pour
la santé en France.
L’absence de reconnaissance universitaire et
Les deux logiques du système de santé donc professionnelle, le sous-développement en
Poursuite d’objectifs et gestion des ressources recherche, l’anarchie méthodologique du sec-
teur, ajoutés aux difficultés structurelles de
l’évaluation, alimentent le déficit en visibilité,
Part de la mortalité évitable Structure de la dépense en légitimité, lesquels par un retour en boucle
dans la mortalité avant courante de santé en 1993
expliquent en partie la faiblesse des moyens
65 ans en 1991
26 472 Dépenses en faveur alloués et donc la place paradoxalement faible
du système de soins d’un secteur pourtant stratégique.
Mortalité évitable par (recherche, formation)
20 000
le système de soins
clairement Le Collège Rhône-Alpes d'éducation pour la santé (Craes) a réalisé qui le facilitent, d’où
fixés (par les pour la direction générale de la Santé entre novembre 1994 et mars sans doute, le score
pouvoirs 1995 une enquête sur les activités d’éducation pour la santé dans dans les items, de la
publics) pour la région Rhône-Alpes. Cette enquête a comporté deux volets : communication, de l’ani-
que l’édu- • des entretiens semi directifs auprès d’une quinzaine de représen- mation, de la formation.
cation pour la tants des principales « familles » institutionnelles spécialement in- Il est intéressant de re-
santé puisse téressées par la prévention éducative (services déconcentrés de marquer l’écart appa-
s’inscrire l’État, collectivités territoriales, organismes de protection sociale, as- rent entre la place do-
véritablement sociations, univers éducatif et économique). minante de l’information
dans la santé • une enquête par questionnaire auprès de 1 004 organismes de dans les missions et les
publique ; la région susceptibles de développer des activités d’éducation pour interventions des orga-
• que le la santé (494 associations, 57 organismes de protection sociale, 160 nismes et le poids mis
domaine se services de collectivités territoriales, 26 services d’État déconcen- ici sur le changement
profession- trés, 124 services de médecine du travail, 73 structures relevant de des personnes. L’uni-
nalise avec l’éducation nationale, 27 organismes d’assurances et de retraite, 43 vers de l’éducation pour
l’élaboration autres structures s’occupant de populations spécifiques : familles, la santé vit en équilibre
de référentiels jeunes). entre deux modèles :
méthodo- 322 d’entre eux ont répondu à l’enquête dont 280 se sont déclarés l’apport d’information et
logiques concernés. la promotion du chan-
communs. gement.
Les propositions présentées ont été établies avec l’objectif de créer les conditions
d’une coordination et d’une utilisation efficaces des moyens humains et financiers
disponibles dans le domaine de l’éducation pour la santé, tout en respectant
l’autonomie des acteurs. Pragmatiques, elles n’envisagent donc pas de profonde
réforme d’ensemble de la gestion du dispositif qui aurait conduit par exemple à
proposer de centraliser l’ensemble des moyens publics affectés à l’éducation pour
la santé. Destinées à consolider ce secteur et à lui donner une crédibilité, elles
devraient permettre l’adoption de mesures propres à accentuer son développement.
Académie de Nice
à la suite d’un colloque national entre médecins
tous les possibles » outil, les dossiers AATP
de santé publique et médecins généralistes
(AATP) est un Une soixantaine de personnes de
(Hammamet, Tunisie). Dans le cadre du dispo- programme d’éducation l’Éducation nationale, d’organismes et
sitif conventionnel actuel, une demande de prise
pour la santé destiné d’associations de prévention se sont
en compte de l’éducation pour la santé dans la
aux adolescents des réunies régulièrement de février 1993
liste des thèmes indemnisables a été effectuée collèges. à mai 1994.
auprès du Comité national pour la formation
La finalité est de Elles ont élaboré deux dossiers de 300
continue pour 1997 (à l’heure actuelle, le thème
responsabiliser les pages chacun, à l’usage des ensei-
n’y figure pas explicitement). Il s’agit de pou- adolescents et de les gnants : Adolescence, âge de tous les
voir bâtir une formation sur le rôle du médecin
rendre capables de faire possibles (dossier sixième-cinquième
généraliste, les méthodes en éducation pour la
le choix d’un mode de édité en août 1995 et dossier qua-
santé, l’éducation du patient, le relais local vie sain et équilibré. trième-troisième édité en août 1996).
d’une campagne nationale, l’intégration dans
Pour cela, les Chaque volume comprend quatre cha-
des actions locales collectives…
enseignants devenus pitres :
Il n’existe pas à l’heure actuelle de système éducateurs de santé, • équilibre alimentaire et croissance,
national permettant de recenser les différentes
transmettront des • hygiène de vie pour vivre ensemble,
informations sur les supports, les acteurs et les
notions de base de • vie sexuelle et vie familiale,
actions d’éducation pour la santé. La DGS a santé aux élèves, et • consommations et comportements à
établi un mode de classification pour les actions
essaieront d’apporter risques.
co-financées avec les crédits déconcentrés pour
aide et écoute aux Chaque chapitre est divisé en cinq
l’éducation et la promotion de la santé (ligne adolescents en difficulté parties, toutes organisées de la même
47.11/20). Ce système sera coordonné avec
Ce projet est né de la manière : conseils santé (rappelant les
celui que le CFES vient d’entreprendre dans le
volonté commune de notions de base de santé), fiches et
cadre du réseau afin de disposer d’un outil per- promouvoir des actions pistes pédagogiques, documents pé-
mettant — en premier lieu au niveau régional
de prévention exprimée dagogiques utilisables dans les diffé-
— de recenser l’activité menée dans ce do-
par des acteurs de rentes disciplines sans surcharge des
maine. Cette mission devrait être prise en terrain : médecins et programmes scolaires car conçus
compte dans le cadre des financements pour
infirmiers de l’Éducation pour s’y intégrer.
conseil méthodologique régional.
nationale, enseignants
de collèges, chefs Deuxième phase : mise en œuvre du
d’établissement, et des programme AATP dans les collèges
Consolider les crédits d’État affectés à
responsables L’application sur le terrain consiste à
l’éducation pour la santé académiques. faire connaître le programme et former
L’association « Interface les enseignants pour qu’ils deviennent
En dépit des redéploiements déjà effectués à
santé 83 » composée de acteurs d’éducation pour la santé
leur profit, les crédits d’État consacrés à l’édu- l’académie de Nice, du auprès des adolescents.
cation pour la santé sont insuffisants pour orien-
conseil général du Var, Les enseignants doivent transmettre des
ter de façon volontariste le dispositif et de dis-
de la Caisse primaire connaissances afin de modifier les com-
poser au niveau local de leviers d’entrainement d’assurance maladie, de portements en inscrivant les messages
sur d’autres partenaires pour construire des pro-
l’Union varoise de la dans la durée pendant les quatre ans de
grammes régionaux. Une augmentation sera
Mutualité française et la scolarité au collège, repérer les diffi-
demandée au budget 1997 avec un triple but : du comité cultés de certains élèves et leur propo-
renforcer l’action du CFES dans l’optique de
départemental ser un projet d’aide personnalisée.
la restructuration prévue plus haut, constituer
d’éducation pour la Les informations données aux adoles-
les pôles de référence méthodologique évoqués santé pilote le cents portent sur leur corps, leur santé
ci-dessus et enfin développer des actions dans
programme qui se et les problèmes qu’ils peuvent ren-
le cadre des projets régionaux de santé élabo-
décompose en deux contrer.
rés sur la base des priorités des conférences ré- étapes principales. Ce travail prend comme point de dé-
gionales de santé.
Propositions du rapport cité p. XIII
également des résultats significatifs à partir du En revanche, les actions qui ne fournissent
moment où le processus d’évaluation n’est pas que des connaissances, ne visent pas à dévelop-
réduit à des critères sanitaires. per l’estime de soi ou l’aptitude à prendre des
Ces résultats connexes ou dérivés de l’action décisions, ou proposent simplement des com-
sont particulièrement significatifs dans un portements alternatifs ont des effets limités.
champ plus vaste que celui du sanitaire : le Il est à noter également que les campagnes
champ social. L’éducation pour la santé n’est nationales, qui ont des indicateurs limités (pré-
pas seulement un moyen d’intervention de santé test, post-test), ont un impact fort et immédiat,
publique qui permet un bien être physique et mais qui s’atténue dans le temps.
mental, mais elle concourt, au-delà, au bien être Finalement, peu d’études actuellement sont
social, soit à toutes les dimensions de la santé en mesure de montrer l’impact à long terme des
définies par l’OMS en 1983. La toxicomanie, actions d’éducation pour la santé sur le com-
comme les maladies liées à une consommation portement, pour les raisons énoncées ci-avant.
excessive d’alcool, sont avant tout l’expression Toutefois le changement comportemental est
d’un mal de vivre que l’éducation pour la santé plus significatif dans les programmes qui ont
tente d’apaiser. développé une approche globale. Peters et
Ainsi, en s’intéressant à une population d’un School Health a review Paulussen, qui ont fait le compte rendu de douze
foyer d’hébergement pour travailleurs immigrés of the effectiveness of health études d’évaluation de la santé à l’école dans
education and health
à La Verrière dans les Yvelines, les promoteurs le cadre du projet de synthèse sur l’efficacité
promotion, International
d’un projet d’éducation pour la santé ont agi sur Union for Health Promotion de l’éducation et de la promotion de la santé de
les représentations de la santé de ces personnes and Education, Peters L. & l’UIEPS, montrent que la plupart des program-
et, indirectement, ont réduit l’isolement dont Paulussen T., 1994. mes présentaient quelques résultats positifs.
souffrait une majorité de ces immigrés. L’amélioration des connaissances à court terme
taires et ophtalmologiques, ou certaines ligibilité quand on la regarde de l’exté- L’éducation pour la santé dans le
pathologies mentales névrotiques (essen- rieur) que celle offerte dans le champ de champ de la précarité : enjeux et
tiellement les dépressions). la santé, même si les formes qu’elle prend limites actuels
Autour et entre ces figures relative- (souvent il s’agit de situations complexes
ment classiques de la nosographie médi- que le sujet présente en bloc, de manière
cale, viennent s’ajouter des « demandes » massive et indifférenciée) ne correspon- Comme nous venons de le décrire très
d’un genre « nouveau » pour les profes- dent pas avec les critères d’admission sommairement, l’éducation à la santé
sionnels de la santé, que l’on classera es- opérant couramment dans le système de dans une réalité aussi complexe que celle
sentiellement dans le champ de la santé santé. L’analyse de la « demande » (qui des personnes en situation de précarité,
mentale, parce que renvoyant au domaine souvent n’est identifiée que par les pro- exige a priori un degré de construction
du comportement et du ressenti (résumé fessionnels en contact avec ces publics), conceptuel, stratégique et organisationnel
souvent sous la notion de « mal-être »)7. fait souvent apparaître un sujet en voie de d’une grande qualité et cohérence. L’en-
Ici, on constatera l’absence ou l’abandon décomposition, ayant perdu (ou ne pos- jeu ici n’est pas seulement de « soigner »
des préceptes préventifs les plus basiques sédant pas pour les plus jeunes) les repè- un corps, mais bien plus de (re)donner à
et surtout (ce qui pose le plus problème à res les plus élémentaires lui permettant de un sujet les conditions de sa santé (dans
l’intervenant en santé, puisqu’en en con- s’adapter de manière logique à sa situa- ses dimensions biologique, psychologi-
tradiction totale avec son propre référen- tion, en discernant clairement ses intérêts que et sociale, et on peut même ajouter
tiel culturel et professionnel), des attitu- (ici il s’agirait de sa santé) et en se situant éthique et politique), et de l’aider à « être
des individuelles ou collectives dans correctement (c’est-à-dire en tenant bien » dans l’environnement qui est à
lesquelles la santé semble désinvestie compte des normes en vigueur) dans son l’origine de son « mal-être », sans pour
parce que dépourvue de toute valeur sym- environnement social, administratif et autant jouer sur la plupart des détermi-
bolique. Ces nouvelles conduites agies8, économique. nants qui ont provoqué cet état.
sont à la base de l’augmentation des con- Devant ces situations le diagnostic est Dans une perspective d’éducation et
duites dites « à risque » (toxicomanies, posé : il s’agit de reconstruire et de sou- promotion de la santé, une telle mission
alcoolisme, accidents…), ainsi que de la tenir le sujet atteint, de lui (re)donner les peut rapidement apparaître comme une
démultiplication des tableaux de décom- clefs nécessaires à sa « réinsertion so- injonction paradoxale, faute d’une appré-
pensations psychologiques, difficiles à ciale », et dont la santé fait partie. En ciation fine des différents mécanismes en
saisir pour le non spécialiste au guichet somme, il s’agit de l’éduquer, voire le jeu, qui permettent à l’intervenant et à la
des services sanitaires et sociaux en con- rééduquer : apprendre à se détendre et « cible » de trouver un terrain sur lequel
tact avec ces publics (violences, suicides, parler de sa souffrance pour retrouver la chacun puisse garder un degré de liberté
comportements d’abandon particulière- confiance en soi, soigner ses dents, se suffisant pour gérer les contradictions que
ment visibles au niveau de l’hygiène cor- désintoxiquer, être propre, apprendre à la démarche révélera dès sa mise en ap-
porelle et de vie ou dans l’absence d’at- manger équilibré (c’est possible même plication.
titudes d’attention et de protection des quand on a un « petit budget »9), s’occu- Nous avons pu observer un certain
plus vulnérables notamment à l’égard des per correctement de soi et de ses enfants, nombre de difficultés de cet ordre, qu’il
enfants et des personnes âgées). savoir utiliser ses droits et comprendre ses semble opportun de signaler ici, même si
Ces constats renvoient directement obligations (de citoyen… mais aussi de nous ne pouvons trop les expliciter dans
aux dynamiques de régression générées « malade »), avoir confiance dans la so- l’espace qui nous est imparti.
par la crise sociale citées plus haut. Sur ciété et y retrouver des appuis (réinventer Un premier problème se pose au ni-
le plan social, la transformation et perte ou retrouver « la communauté », « créer veau des capacités de l’éducateur. En ef-
de rôles et statuts sociaux identitaires (no- du lien social »). fet, l’absence de codification et d’orga-
tamment ceux liés au travail), l’affaiblis- La stratégie thérapeutique va (pres- nisation du champ de l’éducation à la
sement des mécanismes de socialisation que) de soi : mettre en place des démar- santé13, et l’importance de la demande a
et de soutien social (montée en charge des ches d’éducation pour la santé, telle que pour conséquence que nombre d’interve-
situations d’isolement et fractures com- la définit la circulaire nº 385 du 31 octo- nants aujourd’hui confrontés à ces situa-
munautaires, transformations de la fa- bre 1985 du ministère des Affaires socia- tions sont rapidement asphyxiés par la
mille et crise de l’école), mais aussi les les et de la Solidarité nationale10, ou plus complexité de la tâche, et finissent par
difficultés d’accès aux services de protec- largement celle donnée par le rapport obtenir des résultats contraires à ceux
tion sanitaire et sociale (seuils d’accès Lévy en 198211. Or, l’observation de la espérés. L’absence de connaissance et de
incompatibles avec les capacités des per- mise en pratique de la démarche12 mon- maîtrise de la problématique dans toutes
sonnes fragilisées), sont à l’origine d’une tre qu’elle ne va pas de soi, et que sa réus- ses dimensions14, une faible position dans
souffrance individuelle et collective qui site exige un certain nombre de condi- le champ de l’action sanitaire et sociale
a du mal à être élaborée et qui ne trouve tions qui sont souvent très difficiles à (la légitimité de ce type de démarche est
d’autre surface d’expression (ou d’intel- réunir dans l’état actuel du champ. loin d’être reconnue dans un champ où
Les familles,
l’éducation et la santé
n assiste, dans le champ de l’édu- vidus sur leur propre existence et leurs
O cation pour la santé, à l’émergence capacités de gestion des problèmes aux-
quels ils sont confrontés2.
de nouvelles modalités d’intervention qui
prennent pour cible le sujet individuel
considéré dans sa globalité. L’action pré-
ventive visait naguère à améliorer la prise Une recherche sur les
en charge de risques particuliers (tabac, préoccupations des parents
alcool, drogue, sida, etc.) en diffusant, à quant à la santé de leurs enfants
leur propos, de l’information et des ap-
pels à la responsabilité. On commence adolescents
aujourd’hui à prendre de la distance avec
ce modèle, au motif qu’il surévalue et la Cette évolution qui s’amorce dans le
rationalité des acteurs visés et le lien cau- champ de l’éducation pour la santé doit,
sal qui va de l’information reçue à la mise selon nous, être replacée dans les trans-
en œuvre des comportements attendus1. formations plus générales des pratiques
Plutôt que de faire valoir tel ou tel risque éducatives et des modalités contemporai-
et le moyen de s’en protéger, certaines ac- nes de la régulation sociale. En effet, cette
tions d’éducation pour la santé se propo- mutation des interventions de prévention,
sent donc de contribuer à doter les in- dans laquelle passent au second plan les
dividus des ressources personnelles pratiques à risques tandis que sont valo-
nécessaires pour faire face à toute situa- risées les capacités individuelles de réac-
tion. Abandonnant la spécialisation tra- tion face aux problèmes, se retrouve dans
ditionnelle par « produit » ou par type de bien d’autres secteurs de l’éducation, et
risques, elles insistent sur l’autonomie in- notamment dans le champ familial. Tel
dividuelle et sur la capacité de résistance est du moins l’enseignement d’une recher-
aux injonctions des groupes de pairs. El- che portant sur les pratiques éducatives en
les se centrent sur le bien-être psycholo- matière de santé que nous réalisons auprès
gique des individus et sur leur insertion de parents d’enfants des classes de troi-
dans leur communauté d’appartenance. sième et quatrième3. Dans le cadre de
Dans la perspective ainsi développée, cette étude, qui englobe également les
c’est moins l’information qui compte que enfants eux-mêmes et les enseignants,
la possibilité de disposer de lieux de pa- nous avons eu des entretiens avec les pa-
role ou de dispositifs permettant de main- rents au sujet de leurs enfants : comment
tenir voire de reconstruire les liens so- les voient-ils ? Quelles préoccupations
ciaux — tous dispositifs qui ont pour ont-ils à leur propos ? Quels principes
visée d’accroître la « maîtrise » des indi- d’éducation mettent-ils en œuvre ?
Benoit Bastard
Centre de sociologie des organisations,
CNRS, Paris
Laura Cardia-Vonèche
Institut de médecine sociale et préven-
tive, Université de Genève
adoptent des comportements de consom- L’ensemble des recherches sur l’ado- d’initiative, si nécessaire à une vie
mation (par ordre de fréquence) d’alcool, lescence et les actions de prévention per- adulte… De plus, la diversité et la multi-
de tabac, de médicaments psychotropes mettent de définir quelques priorités de plicité des messages, surtout s’ils se suc-
et de drogues, sans toutefois devenir sys- réflexion. cèdent à un rythme accéléré ou s’ils sont
tématiquement des consommateurs régu- Une approche globale de la santé s’im- discordants (de la part d’un même émet-
liers ; d’autres manifestent des troubles pose : à partir d’un problème de santé teur ou d’émetteurs différents), peut pro-
somatiques ou psychologiques (fatigue, (comme le tabagisme, par exemple), il duire des effets non désirés, allant de la
sommeil, appétit, malaise). convient non pas d’éviter d’aborder les saturation à l’indifférence, voire le rejet
En cas de difficultés personnelles aspects spécifiques (il faut bien donner un des messages.
(santé, scolaire, sentimental, drogue, minimum d’information sur le sujet !), Toute stratégie de prévention nécessite
sexualité…), deux attitudes majeures se mais de le comprendre dans un cadre glo- une implication des divers acteurs (jeu-
dégagent : soit les adolescents s’adressent bal, c’est à dire, leur mode de vie, leur nes, parents, enseignants, décideurs).
à un membre de la famille ou à un(e) scolarité, leur vie relationnelle, leurs con- Mettre en place cette stratégie prend du
ami(e), soit ils ne se confient pas. Les jeu- sommations d’autres produits, leurs temps, passe par des voies itératives et
nes les plus « à risque » ont tendance à plaintes somatiques… n’est pas toujours spectaculaire… Les
faire confiance aux amis plutôt qu’aux Il convient de partir de l’expérience changements opérés ne concernent pas
parents. individuelle de chacun et non d’une éla- seulement les comportements (parfois
boration générale sur les dangers (mor- l’effet est même à long terme), mais aussi
talité et morbidité) et les motifs des un climat, des échanges, un mode de vie
De grandes différences conduites. En effet, parler d’un sujet plus général…
selon l’âge et le sexe « externe » est aisé mais peu efficace…
Une approche de groupe devrait être
Toutefois, sur tous ces points, des diffé- privilégiée, en particulier pour les gar-
rences importantes apparaissent selon le çons. Le groupe permet, en effet, de se
sexe et l’âge. comparer aux autres et de prendre la
Les filles investissent plus la famille mesure des problèmes rencontrés par
et le travail scolaire que les garçons ; les d’autres jeunes. Si, au cours d’une inter-
garçons privilégient les activités de vention collective de prévention, une li-
groupe (sports collectifs, sorties au café, bre parole émerge à propos des condui-
sorties avec les copains). Elles se confient tes individuelles de santé, la réflexion,
aussi plus souvent aux parents, en parti- porteuse de changement, peut se prolon-
culier à propos des sujets « intimes » ger au-delà, lors d’une situation de risque
(sexualité, grossesse) alors que les gar- par exemple. Ce qui n’exclut pas une
çons restent nettement plus discrets sur prise en charge individuelle pour ceux qui
ces points. À propos de leur santé, les ont des difficultés graves (prévention se-
filles s’expriment surtout à travers des condaire).
plaintes corporelles (elles se disent « trop Pour des raisons d’opportunité, les
grosses », « fatiguées », « nerveuses », médias et l’école sont très sollicitées. Or,
« déprimées »…) alors que les garçons d’autres canaux d’interventions pour-
privilégient les troubles du comportement raient être explorés, comme par exemple,
(alcoolisation, drogue, violence, vol…). pour les plus jeunes, les lieux de loisirs
Les plus jeunes participent plus volon- et de vacances. Quant à la famille, elle est
tiers à de multiples activités « encadrées » rarement impliquée activement. Or, sa
(sport, musique, mouvements de jeu- participation s’avère nécessaire et ceci du
nesse, sorties avec les parents) que les début jusqu’à la fin de l’adolescence.
plus âgés, plus indépendants dans leurs Le contenu et la cohérence globale des
activités quotidiennes. Les plus jeunes messages méritent une plus grande atten-
s’appuient presque exclusivement sur tion. Comme la majorité des messages
leurs parents lorsqu’ils rencontrent une suggère (explicitement ou implicitement)
difficulté, alors que les plus âgés ont plus les effets néfastes (voire catastrophiques)
souvent recours aux divers intervenants des comportements individuels, on peut
professionnels. Si les premiers ont envie se demander si certains n’engendrent pas Marie Choquet
d’information et de discussion sur la des peurs et des prudences excessives, Directeur de recherche, Inserm U 169,
santé, ce désir s’étiole avec l’âge. qui, à terme, risquent d’entamer l’esprit Villejuif
U nnoncé
chirurgien du siècle dernier a pro-
cette parole célèbre — que je
fondeur émotive à l’existence dans son
ensemble.
cite de mémoire — : « Je croirai à l’exis- Cette recherche de sens ne peut être
tence de l’âme lorsque je rencontrerai satisfaite par l’effort d’incorporation so-
celle-ci à la pointe de mon scalpel. » À la ciale qui caractérise trop exclusivement
fin du XXe siècle cette profession de foi notre système éducatif, ses principes et
scientiste et matérialiste nous apparût ses méthodes. Ce besoin vital de trouver
dans toute sa sécheresse et son dogma- un sens à la vie, insuffisamment nourri,
tisme. Pourtant le scientisme a la vie « s’exalte » pour employer un terme em-
dure ; « âme » est un terme qui par ses prunté à Diel, c’est-à-dire qu’il s’hyper-
connotations mythique, théologique et trophie, se fanatise, sécrète des idéaux
poétique inspire la méfiance ; il demeure que leur caractère absolu rend inaccessi-
qu’aucune culture, aucune langue n’a pu bles ou destructifs. Ainsi les idéologies
faire l’économie de cette notion qui ex- totalitaires qui ont marqué plusieurs gé-
prime à la fois l’évidence et le mystère nérations de ce siècle, et aujourd’hui, le
de notre animation. Freud lui-même, tout raidissement dogmatique et ritualiste de
imprégné qu’il fût de l’idéologie scien- diverses religions, menace pour le présent
tiste emploie le mot Seele (âme) traduit et peut-être pour l’avenir. Et ce n’est pas
durant des décennies par le terme réduc- un millénarisme naïf, croyance en un âge
teur de « psyché ». Lorsque C. G. Jung du Verseau salvateur ou en un XXe siècle
parle du « Soi », lorsque Paul Diel1 il y a devenu par miracle spirituel, qui appor-
déjà un demi siècle employait le terme teront la solution. Si j’ai mentionné
« désir essentiel », ils désignaient cette l’âme, terme mythique, c’est pour rappe-
aspiration caractéristique de l’être humain ler l’aspect mystérieusement animé de la
à se vivre, non pas seulement comme un personne, terme qui désigne une réalité
être social, mais comme un être animé, éminemment concrète.
participant de l’aspect mystérieux de la La nécessité, même si elle n’est pas
nature et du cosmos. actuellement à l’ordre du jour, se fera de
En d’autres termes, la psychologie, la plus en plus urgente de rétablir dans le
psychosomatique, et plus généralement la projet éducatif l’équilibre entre la forma-
problématique de l’équilibre et donc de tion intellectuelle, utilitaire et adaptative,
la santé humaine ne peuvent faire abstrac- et d’autre part le développement de la
tion de ce besoin vital de se sentir exister personne, ses capacités de sentir, de
comme un être autonome limité par la s’émouvoir, et de créer, le versant inven-
naissance et par la mort, relié dans sa pro- tif et intuitif de l’être humain. La mise à
l’écart par l’éducation traditionnelle de pas seulement son moi social. L’institu- présentés comme les seuls indices de sa
ces aspects fondamentaux est peut être tion scolaire, l’organisation sociale, fon- valeur aux yeux des adultes. C’est qu’il
une des causes principales du malaise de dées sur des principes utilitaires étant des existe dans le milieu social et son éma-
l’époque et du mal-être des individus jus- structures établies, apparemment nation, le système éducatif une sorte
qu’au dysfonctionnement corporel dont la sécurisantes, il est plus facile pour les d’impatience de tirer l’enfant de son
fréquence peut faire oublier le caractère adultes d’y pousser l’enfant puis l’ado- monde enfantin pour en faire un futur ci-
anormal et le lien avec les aspects lescent et le jeune adulte que de chercher toyen, un futur membre actif et efficace
dysfonctionnels de notre culture. à détecter leurs potentialités individuel- de la collectivité. Le mercantilisme, idéo-
les, leurs aspirations personnelles. Au logie plus ou moins inavouée qui sous-
cours de l’histoire des collectivités les tend notre culture, incite les éducateurs,
Instruire et épanouir adultes ont su se faire entendre pour com- parents et enseignants à méconnaître les
battre la domination et l’aliénation dont besoins profonds de l’enfant et à le pro-
Éduquer l’enfant, c’est-à-dire la personne ils souffraient : les esclaves, le Tiers-État, jeter trop tôt, et surtout sans les transitions
humaine, devrait idéalement comporter la classe ouvrière, plus près de nous les nécessaires et sans respecter son rythme
une double finalité dont la fin commune femmes. Mais l’enfant, lui, ne sait pas propre, dans l’univers de l’abstraction et
serait que l’adulte parvînt à l’équilibre, exprimer clairement ses aspirations et ses du savoir livresque. D’où la dichotomie
donc à la santé dans son acception la plus revendications, il les exprime globale- que l’on peut observer dans les sociétés
générale et la plus complète2. Il s’agit ment et inconsciemment par ses caprices, développées entre les êtres résignés ou
d’une part de transmettre à l’enfant, à sa désobéissance, ses refus, ses inhibi- sur-adaptés aux exigences matérielles de
l’adolescent et au jeune adulte les con- tions. Les adultes doivent faire preuve la société et ceux qui rejettent et/ou se
naissances et les savoir-faire qui lui per- d’une grande capacité d’écoute s’ils veu- sentent rejetés par le système. Je pense
mettront de s’adapter à la société et d’y lent découvrir derrière ces manifestations que l’enfant est avide d’apprendre et que,
exercer ses compétences : cet aspect de la demande de l’enfant qui est toujours lors du passage décisif au Cours Prépa-
l’éducation, le plus souvent considéré, est la même : une réclamation adressée aux ratoire, si les traits caractéristiques de
assuré tant bien que mal par la collecti- adultes d’être reconnu pour ce qu’il est l’enfance et les différences individuelles
vité grâce au système d’enseignement dans sa spécificité personnelle, en tant étaient davantage pris en compte, bien des
pour tous qu’elle a progressivement mis qu’enfant d’abord et parmi les enfants en échecs pourraient être évités, et le corps
en place. C’est le versant que l’on pour- tant qu’individu irréductible. Pour le dire social s’en trouverait renforcé, dans sa
rait appeler « institutionnel » de la tâche en un mot n’est-ce pas son besoin cohésion, mais aussi dans sa créativité et
éducative. Mais l’autre versant, bien d’amour qu’il exprime ? sa capacité d’évolution.
moins exploré, dont la prise en compte est L’enfance, comme toute autre étape du
aussi urgente sinon davantage, pourrait développement — et l’être humain peut
être appelé « vocationnel ». Dans le pre- se développer tout au long de sa vie — Respecter la nature de l’enfant
mier cas, il s’agit de faire entrer l’enfant demande à être vécue pour elle-même
dans le système préétabli créé par l’effort alors que souvent elle est considérée trop Si la société, trop souvent, projette ses
civilisateur des générations ; c’est une exclusivement comme une préparation idéologies sur l’enfance, méconnaissant
nécessité, la survie de l’individu et de la aux stades ultérieurs. Le besoin vital de ainsi ses aspirations profondes, les pa-
société en dépend. Dans le second cas, il jeu, la vision poétique du monde qui est rents, de leur côté, ont tendance, souvent
ne s’agit plus de lui faire entendre ce que propre à l’enfant sont souvent étouffés, sans s’en rendre compte, à projeter sur
nous avons à lui dire mais d’écouter ce parfois brutalement, lors du passage à « la leurs enfants leur vision, leurs préjugés,
qu’il a à nous dire de sa nature, de ses grande école »3 et, par exemple, lors de leurs angoisses d’où une insuffisante at-
désirs, de ses aspirations. L’éducation l’apprentissage de la lecture qui pourrait, tention portée à leur nature propre et à
vocationnelle devrait tendre moins à ins- qui devrait être un élargissement mer- leurs besoins. Les parents, quel que soit
truire qu’à épanouir. Ce que « veut » l’en- veilleux de son champ de connaissance. leur statut social veulent que leurs enfants
fant sans pour autant savoir consciem- Trop souvent l’enfant se sent jugé selon « réussissent » ce qui est bien naturel, et
ment ce qu’il veut, c’est certes s’instruire des critères intellectuels, des critères d’ef- dans un monde où le chômage, la préca-
et acquérir des connaissances, mais avant ficacité, de rapidité qui font qu’il s’effraie rité et l’esprit de compétition entretien-
tout développer sa personne, c’est-à-dire ou s’inhibe, dans le cas surtout où ses nent une sorte de menace confuse cela ne
sa créativité, son inventivité, le libre jeu premiers pas dans l’intellectualisation va pas sans angoisse. Mais l’angoisse est
de ses capacités. Il aspire en effet à vivre sont mal soutenus par son milieu d’ori- mauvaise conseillère et l’enfant, trop vi-
sa vie d’adulte non comme un devoir à gine. Lui qui a encore tant besoin de jouer vement poussé vers la réussite scolaire,
accomplir sous la surveillance d’une so- et de rêver se trouve soudain jeté dans une trop souvent harcelé et sanctionné, soit se
ciété hiérarchisée mais comme un jeu compétition où l’intellect, la rapidité de soumet passivement aux exigences, re-
créatif dont l’acteur soit sa personne et compréhension et d’assimilation lui sont nonçant trop vite à sa nature ludique et