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Recension Philosophie

Du conservatisme en politique
À propos de : C. Nadeau, Contre Harper. Bref
traité philosophique sur la révolution
conservatrice, Éditions du Boréal.

par Roberto Merrill , le 8 juillet 2011

 libéralisme , conservatisme , État , justice , Canada


La révolution conservatrice en cours au Canada depuis 2006, fondée sur une conception
paternaliste de la politique, est pour Ch. Nadeau une menace à l’encontre des valeurs de
pluralisme qui sont au fondement de l’Etat canadien. Mais cette interprétation est discutable :
si la politique menée par les conservateurs est critiquable, leurs convictions ne sont pas
nécessairement illégitimes.

Recensé : Christian Nadeau, Contre Harper. Bref traité philosophique sur la révolution
conservatrice, Montréal, Éditions du Boréal, 2010, 166 p.
Christian Nadeau, professeur de philosophie politique à l’université de Montréal et chercheur
associé au Centre de Recherche en Éthique de l’Université de Montréal (CRÉUM), se livre dans
son bref traité philosophique sur la révolution conservatrice en cours depuis 2006 au Canada,
à un exercice trop rarement pratiqué par les spécialistes en philosophie politique et morale :
descendre de leur tour d’ivoire de la recherche académique, si souvent si abstraite, et
s’engager dans le débat public. Même s’il existe de plus en plus de philosophes politiques qui
sont insatisfaits du tournant trop idéal que la réflexion sur les théories de la justice a pris ces
dernières décennies et s’appliquent davantage à contribuer à éclairer ou résoudre des
problèmes réels du monde [1], force est de constater que cette insatisfaction se concrétise
rarement en des ouvrages philosophiquement rigoureux accessibles au grand public.Christian
Nadeau est inquiet pour son pays, jusqu’au point d’en avoir honte, car selon l’auteur, depuis
que le parti conservateur est au pouvoir au Canada, il sape progressivement et avec méthode
les fondements moraux du contrat social.Même si je partage l’inquiétude de l’auteur et
considère admirable, par sa rigueur et son honnêteté intellectuelles, son engagement dans le
débat public en faveur d’une société canadienne plus juste, je suis toutefois plus réservé sur la
honte que l’auteur affirme ressentir pour son pays. En effet, même si mes convictions
égalitaristes et libérales ne sont pas partagées par ceux qui gouvernent au Canada, toutefois je
reconnais que leurs convictions morales et politiques ne m’apparaissent pas illégitimes. Je
voudrais donc justifier cette réserve en essayant de montrer que les conservateurs au Canada
ne semblent pas franchement hostiles aux principes et valeurs essentielles du contrat social
que Nadeau considère progressivement bafoués depuis que les conservateurs sont au pouvoir
au Canada. Je ne vais pas discuter les faits qui me semblent très objectivement décrits par
Christian Nadeau dans son livre (voyez dans le site de Raison Publique (http://www.raison-
publique.fr/article439.html), l’article en ligne de Christian Nadeau, « Élections canadiennes :
victoire d’un conservatisme radical », qui expose quelques uns de ces faits), mais plutôt me
borner à esquisser une défense philosophique du conservatisme moral qui pourrait
permettre de justifier la politique menée par ce gouvernement. Je vais appuyer ma
démonstration en discutant deux thèmes centraux sur lesquels Christian Nadeau s’appuie
pour rejeter le renouveau conservateur au Canada : (1) celui du rapport entre la neutralité de
l’État et le respect du pluralisme, (2) celui du rapport entre libertarisme et paternalisme.

Neutralité, pluralisme et relativisme

En 2003, Stephen Harper, l’actuel Premier ministre du Canada et chef du Parti conservateur,
défendait, devant les membres de la Société Civitas, une association de conservateurs et de
libertariens, l’idée que le défi le plus important pour la droite était de combattre le
« relativisme et la neutralité morale » de la gauche et des libéraux, qui mènent selon Harper
au nihilisme moral. Selon Christian Nadeau, ce rejet de la neutralité est une erreur, puisque
cela revient à donner une priorité aux valeurs du bien sur les valeurs du juste. Il me semble
toutefois que le conservatisme, par son rejet de la neutralité morale et par son association du
pluralisme au relativisme, est en phase avec des positions défendues par un nombre
important de philosophes libéraux, et pas des moindres, que l’on appelle dans le jargon
académique, des libéraux « perfectionnistes ». En effet, sur le thème de la neutralité de l’État,
il faut reconnaitre que c’est de l’intérieur même de la théorie libérale que sont formulées
depuis plusieurs années les plus vigoureuses critiques de l’idéal de neutralité politique. En
outre, sur le thème de l’assimilation du pluralisme moral au relativisme, rappelons
simplement qu’il existe, à l’intérieur du libéralisme, une école de pensée, appelée « pluralisme
libéral », qui remonte au moins aux travaux du philosophe Isaiah Berlin, et dont l’un des
objectifs théoriques centraux consiste à montrer de quelle manière le pluralisme des valeurs
n’est pas équivalent à un relativisme des valeurs. Or, le moins que l’on puisse dire est que
dissocier pluralisme et relativisme est un tâche ardue, ce qui sans doute explique pourquoi
certains des plus éminents pluralistes libéraux, comme par exemple John Gray, vont jusqu’à
défendre des versions relativistes du pluralisme libéral. Autrement dit, si même les
philosophes politiques les plus impliqués dans une défense non relativiste du pluralisme
moral échouent dans leurs efforts, alors il faut reconnaître que les conservateurs canadiens
ne peuvent pas avoir entièrement tort d’assimiler le pluralisme au relativisme moral, et ce
indépendamment de leurs motivations intellectuelles et politiques. Voilà au moins une raison
valable qui permettrait de justifier le scepticisme des conservateurs à l’égard du pluralisme
moral.

Neutralité, perfectionnisme et paternalisme

Je voudrais maintenant expliquer pourquoi le rejet de la neutralité par les conservateurs et


leur adoption d’un perfectionnisme politique me semble également justifiés, en développant
quelques idées sur le rapport entre la neutralité de l’État d’une part, le perfectionnisme et le
paternalisme politiques d’autre part.Selon le perfectionnisme politique, l’une des finalités
légitimes de l’État est de promouvoir certains modes de vie éthiques et d’en décourager
d’autres. Mais n’est-ce pas là une conception de l’État qui est paternaliste ? Et surtout, n’est-ce
pas là une conception illégitime, dans un État libéral, de l’usage du pouvoir politique ? Cela ne
revient-il pas en effet à imposer aux individus des valeurs du bien qu’ils ne partagent pas
nécessairement et qu’ils doivent être libres de rejeter ? Selon Christian Nadeau, les réponses à
ces questions sont sans équivoque : oui, la promotion par l’État d’une conception du bien est
paternaliste et illégitime. Sur ces questions, Christian Nadeau se place dans son livre
explicitement du côté des philosophes politiques anti-perfectionnistes pour qui, dans le sillage
des travaux de John Rawls, les valeurs du juste doivent être prioritaires sur les valeurs du
bien. Toutefois, rappelons qu’un nombre important de philosophes libéraux se revendiquent
perfectionnistes parce qu’ils rejettent l’idée d’une priorité du juste sur le bien et en
conséquence l’idéal d’un État neutre. On comprend alors que des conservateurs puissent
également rejeter un tel idéal. Christian Nadeau considère à plusieurs reprises dans son livre
ce rejet de la neutralité comme une erreur morale et intellectuelle fondamentale des
conservateurs. Mais l’idéal de neutralité est extrêmement difficile à défendre de manière
clairement anti-perfectionniste et je vais essayer d’expliquer pourquoi. Lorsque les
philosophes disent que l’État neutre est celui qui ne favorise aucune conception du bien, cela
peut vouloir dire au moins trois choses différentes :

(1) Neutralité des conséquences : l’État ne doit rien faire qui ait pour conséquence – que cette
conséquence soit intentionnelle ou pas – de favoriser ou de défavoriser une conception du
bien controversée.

(2) Neutralité des buts : l’État ne doit rien faire dans le but de favoriser une conception du
bien controversée au détriment des autres.
(3) Neutralité des justifications : la justification des principes politiques ou des politiques de
l’État ne doit pas reposer sur la supériorité d’une conception du bien controversée.

Dans la littérature spécialisée, la neutralité des conséquences est presque toujours considérée
comme non plausible et comme non désirable, contrairement à la neutralité des justifications,
qui est la conception de la neutralité partagée par presque tous les libéraux. La neutralité des
buts quant à elle est le plus souvent associée à la neutralité des justifications, bien qu’il existe
toutefois des raisons importantes de les distinguer clairement. Mais ce qu’il importe de noter
est que la neutralité des justifications, qui est donc la version la plus consensuelle parmi les
libéraux neutralistes, est toutefois compatible avec le perfectionnisme politique d’au moins
quatre manières :

(1) Un accord sur une conception du bien non controversée

Certains neutralistes ne s’opposent pas nécessairement à la promotion par l’État de biens qui
ne soient pas des biens premiers, à partir du moment où ces biens ne sont pas controversés.
C’est par exemple un point partagé par des neutralistes qui défendent un libéralisme
politique, comme Larmore (Modernité et morale, Paris, PUF, « Philosophie morale »,1993) et
Rawls (Libéralisme politique (trad. par C. Audard, Paris, PUF, « Philosophie morale »,1995).

(2) Une neutralité des buts sans neutralité des justifications et vice versa

Selon le principe de neutralité des buts, le gouvernement ne doit pas limiter la liberté (ni, plus
généralement, limiter les opportunités ou les ressources) des individus dans le but de
décourager des styles de vie jugés sans valeur ou dégradants. Et selon la neutralité des
justifications, le gouvernement doit agir en accord avec un système de principes qui peuvent
être justifiés sans référence à aucune conception de la vie bonne controversée. Or, certains
des auteurs qui défendent l’idéal de neutralité, défendent seulement une neutralité des buts,
mais rejettent la neutralité des justifications. Ainsi, Dworkin, dans ses écrits plus récents (Cf.
Ronald Dworkin, Sovereign Virtue, The Theory and Practice of Equality, Cambridge MA,
Harvard University Press, 2000), en justifiant le libéralisme par une conception du bien qu’il
appelle le modèle éthique du défi, ne peut pas endosser la neutralité des justifications, mais la
neutralité des buts [2].

(3) Une neutralité limitée à la structure de base

Une troisième manière de rendre complémentaires l’idéal de neutralité et celui de perfection,


est la suivante : certains auteurs neutralistes ne s’opposent pas à la promotion par l’État de
conceptions du bien perfectionnistes et controversées, à condition que ces biens ne
concernent pas des questions politiques essentielles à la structure de base de la société,
comme par exemple les principales questions constitutionnelles ainsi que les principales
questions de justice économique et sociale. En effet, pour ce qui est des questions politiques
non essentielles, l’État pourrait légitimement promouvoir certaines conceptions du bien
controversées, par exemple à l’issue d’un vote majoritaire favorable à cette promotion. Par
exemple, on peut considérer que la loi interdisant le port de la burka se fonde sur une
conception du bien controversée (par exemple, sur une conception de la laïcité trop
militante), mais comme cette loi reste toutefois compatible avec la pratique de la liberté
religieuse, on peut dire de cette loi qu’elle est acceptable tant qu’elle n’interdit pas
entièrement l’expression d’une liberté fondamentale.

(4) Un perfectionnisme non coercitif

Il existe, enfin, une quatrième manière d’envisager une compatibilité entre l’idéal de
neutralité et le perfectionnisme : selon certains libéraux perfectionnistes, la promotion par
l’État de conceptions du bien ne doit pas se faire selon des moyens coercitifs. Il existe donc au
moins quatre façons de concilier la neutralité et le perfectionnisme politique que celui-ci soit
coercitif ou bien seulement incitatif. Les perfectionnistes modérés libéraux semblent donc
échapper à l’objection de paternalisme (défini classiquement comme limitation coercitive de
la liberté d’un individu pour son propre bien). En revanche, si l’on estime que la définition
correcte du paternalisme n’implique pas nécessairement de limitation coercitive de la liberté,
comme par exemple la définition proposée par Sunstein et Thaler (« Libertarian Paternalism
Is Not An Oxymoron », University of Chicago Law Review, Vol.70, p. 1159-1202, 2003) [3], dans
ce cas, même les perfectionnistes modérés sont paternalistes. Dans le cas où l’on admettrait
que le paternalisme d’État n’implique pas nécessairement de limitation de la liberté, on aurait
donc le choix, en tant que libéral, entre considérer le perfectionnisme politique (toujours
nécessairement paternaliste donc) comme inacceptable, ou bien accepter que le paternalisme
politique peut être légitime lorsqu’il n’est pas coercitif. Ce qu’il faut retenir de ces distinctions,
c’est que si le perfectionnisme et le paternalisme peuvent être considérés, sous certaines
conditions, comme légitimes par les libéraux [4], il devient difficile de comprendre pour
quelles raisons ces positions ne pourraient pas être tout aussi acceptables lorsqu’elles sont
défendues par les courants politiques conservateurs.

par Roberto Merrill, le 8 juillet 2011

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Pour citer cet article :


Roberto Merrill, « Du conservatisme en politique », La Vie des idées , 8 juillet 2011. ISSN : 2105-
3030. URL : https://laviedesidees.fr/Du-conservatisme-en-politique

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