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Business Model et création d'entreprise

Article in Revue française de gestion · February 2008


DOI: 10.3166/rfg.181.175-197

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Jouison Estèle Thierry Verstraete


Université de Bordeaux IAE de l'Université de Bordeaux
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DOSSIER
ESTÈLE JOUISON
IUT Montesquieu Bordeaux IV
THIERRY VERSTRAETE
Université Montesquieu Bordeaux IV

Business model
et création
d’entreprise
La notion de business model est apparue en contexte
entrepreneurial avec l’avènement de ce qui a été qualifié de
start-up. L’article en propose une conceptualisation
pédagogiquement déclinée dans le cadre de programmes de
sensibilisation et de formation à l’entrepreneuriat. Le cadre
théorique a également été transféré pratiquement pour servir
l’accompagnement des porteurs de projets, montrant ainsi
que le concept de business model est pertinent pour aider les
créateurs à comprendre le cœur de leur affaire. Le plan
d’affaires, apparaît alors comme une version rédigée du
projet, mais la conviction repose avant tout sur le business
model expliquant comme la valeur est générée, rémunérée et
partagée. Autrement dit, le business model est une
convention d’affaires et le plan d’affaires un document rédigé
pour la communiquer.

DOI : 10.3166/RFG.181.175-197 © 2008 Lavoisier, Paris


176 Revue française de gestion – N° 181/2008

I
l n’est pas étonnant de parler de Busi- L’utilisation de l’expression se diffuse, avec
ness model (BM dans la suite du texte) une croyance en une acception partagée1.
en contexte de création d’entreprise Or, la participation à divers jurys de sélec-
puisque c’est pour aider à comprendre les tion de projets permet de remarquer que
projets d’affaires envisagés sur internet, les protagonistes (investisseurs privés,
média alors nouvellement apparu, que les conseillers, prêteurs institutionnels, etc.)
parties prenantes potentielles au projet, au interrogent le BM sans se soucier de savoir
premier rang desquelles les investisseurs, si chacun des membres présents autour de
ont exigé un effort de conceptualisation la table lors de ces comités possède la
supplémentaire de la part des créateurs même acception du concept et, conséquem-
d’entreprise. Si, aujourd’hui, on sait com- ment, de l’affaire envisagée. En première
ment quelques entreprises remarquables ont écoute, les praticiens ont tendance à réduire
construit leur modèle d’affaires (ebay, le BM aux sources de revenus. Mais, dépas-
Amazon, etc.), il était moins aisé, lors de la sant ce cadre restrictif, leurs interrogations
prise de conscience du potentiel offert par portent également sur l’apport du projet à
internet, d’imaginer comment y réussir en l’ensemble des acteurs susceptibles d’être
affaires. Ce problème du succès en contexte concernés voire impliqués (c’est-à-dire les
de forte incertitude a très largement dépassé parties prenantes ou stakeholders). Autre-
les frontières des nouvelles technologies de ment dit, le BM est une notion dépassant la
l’information et de la communication pour, seule explication des sources de revenus au
dans un premier temps, concerner les diffé- sens strict du terme pour recouvrir l’en-
rentes formes d’innovation, puis tous les semble des revenus partagés, ceux-ci ne se
projets entrepreneuriaux, que ces derniers traduisant pas forcément par une valeur
soient innovants ou pas. Il est même désor- pécuniaire (par exemple, un investisseur
mais fréquent de discuter du BM avec le institutionnel peut attendre que le projet
porteur d’un projet même lorsque la dyna- soutenu crée des emplois).
mique qu’il impulse n’est pas réservée à la Quoi qu’il en soit, entre autres lors de la
création d’une firme. Les projets peuvent en tenue de ces jurys et parfois avant qu’un
effet concerner différentes sphères profes- business plan (ou plan d’affaires) ne soit
sionnelles (art, culture, économie sociale et finalisé, le créateur doit convaincre les par-
solidaire, sport, etc.) au sein desquelles ties présentes d’adhérer à sa proposition de
l’observation montre des individus entre- lancement d’une affaire. La plupart du
prenant selon différentes voies (exemple : temps, il s’agit de lever des fonds permet-
reprise d’entreprise, création d’une activité tant de démarrer ou d’aller plus loin dans la
au sein d’une forme organisationnelle exis- mise au point du projet de création (par
tante, etc.), pour différentes sphères (privée, exemple, dans ce dernier cas, obtenir une
publique, etc.) et donnant lieu à l’émer- enveloppe financière permettant d’engager
gence de différentes formes (sociétaire, le développement d’un prototype, de com-
associative, réticulaire, etc.). mander une recherche en propriété indus-

1. Le BM est parfois traduit par modèle d’affaires ou par modèle économique. Cette dernière terminologie n’est pas
toujours considérée comme reflétant correctement la notion.
Business model et création d’entreprise 177

trielle ou une étude de marché plus étayée, se sont passés de la notion de BM, et plus
etc.). Mais plus largement, les ressources à encore d’une conceptualisation de celle-ci.
réunir sont de diverses natures (tangibles ou Mais de nombreux créateurs ne bénéficient
intangibles, cognitives ou matérielles, pas du conseil des structures spécialisées,
financières ou non financières, etc.) et tout alors qu’il est démontré que les entrepre-
porteur d’un projet de création d’entreprise neurs accompagnés ont très sensiblement
déploie un exercice de conviction visant à plus de chance de réussite que les autres
recevoir l’adhésion des possesseurs de ces (Birley et al., 1992). Cet article s’intéresse
ressources pour en faire des parties pre- à la mise au point d’une méthode concrète
nantes. Pour démarrer, il faut qu’un d’élaboration d’un BM afin d’apprécier sa
ensemble d’acteurs s’accorde à collective- pertinence, aussi, dans une pratique de
ment reconnaître que le modèle d’affaires conseil et d’accompagnement.
proposé est pertinent. Le mimétisme inter- La première revue de littérature effectuée
vient en partie car cette reconnaissance est pour cerner l’objet de nos recherches fait
influencée par la croyance en l’adhésion des apparaître que d’une discipline à l’autre
autres. Il y aurait une forme de représenta- (ex : entrepreneuriat, finance, système d’in-
tion collective autour de ce qu’est, ou doit formation, stratégie, etc.), les conceptions
être, ou peut être le BM. Celui-ci serait académiques du BM diffèrent, même s’il
alors une convention en construction qu’il reste possible de relever quelques lignes
faudrait, en quelque sorte, implanter au sein communes. Nous avons abouti à une
d’un système d’offre. Tout porteur d’un conception où le BM est considéré comme
projet aurait intérêt à connaître la notion la première convention autour de laquelle
afin de mieux préparer son exercice de des possesseurs de ressources se rejoignent
conviction. et prennent partie au projet. Le BM est la
De façon pratique, le conseiller en création représentation d’une affaire exprimant
d’entreprise peut alors s’interroger sur l’uti- comment la valeur est générée, rémunérée
lisation du BM comme outil de mise au et partagée avec, pour ces trois dimensions,
point du projet. Aujourd’hui, c’est la notion des questions relatives aux volumes (de
de plan d’affaires qui guide sa méthodolo- génération, de rémunération, de partage) et
gie de création d’entreprise. Sans rejeter ce aux canaux (par quelles voies la valeur est-
que ce document écrit apporte à la compré- elle générée, rémunérée, partagée ?) C’est
hension du projet, celle de BM peut en en cela que cette représentation doit devenir
amont s’avérer utile dans la construction de une convention, c’est-à-dire une conception
celui-ci. Le chercheur intéressé par le collective forcément influencée par les
conseil en création d’entreprise peut formu- attentes des parties prenantes (notamment
ler la question suivante : « la réflexion en les porteurs du projet, les clients, les finan-
termes de BM est-elle en mesure d’aider le ceurs, etc.) La théorie des conventions est
créateur d’entreprise dans le cadre de la ainsi centrale dans notre conceptualisation
mise au point de son projet et des exercices et le présent article s’y focalise même si
de conviction qu’il est amené à déployer ? ». deux autres corpus théoriques guident
La question n’est pas triviale, car jusqu’à également notre démarche : celui des res-
présent la plupart des créateurs d’entreprise sources et celui des parties prenantes. Ils
178 Revue française de gestion – N° 181/2008

aident, d’une part, à cerner la constitution dont il va les agencer, donc les organiser,
du BM (quelles ressources réunir pour le pour en tirer des compétences). Handicapé
projet ? Qui possède celles-ci ? Quels pos- par l’inexistence d’un passé dont les pos-
sesseurs de ces ressources faut-ils lier au sesseurs de ressources tirent plus habituel-
BM ?, etc.) et, d’autre part, à comprendre lement des renseignements (en termes de
comment le BM procure un avantage solvabilité, de qualité, etc.), la firme non
concurrentiel (quel agencement des res- encore née s’appuie sur un ou des porteurs
sources réunies pour construire un avantage devant, outre leur propre expérience, mon-
concurrentiel ? Comment lier durablement trer comment les apprentissages des pre-
les parties prenantes au projet ?, etc.). Ce mières années d’exploitation vont conduire
dernier point établit un pont entre le à une maîtrise de l’organisation des res-
domaine de l’entrepreneuriat et celui de la sources réunies. La configuration organisa-
stratégie, finalement liés autant dans le tionnelle mise en place joue alors un rôle
domaine théorique que dans la pratique. crucial, puisqu’elle agence ces ressources
Dans la première section, nous expliquons de façon optimale, c’est-à-dire de sorte à ce
que la théorie des conventions permet de que la valeur de l’offre soit appréciée, d’une
comprendre comment des possesseurs de part, par les marchés (valeur générique du
ressources s’accordent autour d’une projet) et, d’autre part, par les différentes
convention donnant naissance à l’organisa- parties prenantes (valeur qui leur est singu-
tion. Notre conceptualisation s’est peu à lièrement apportée).
peu affirmée par les allers-retours entre la S’agissant de ces parties prenantes, la dyna-
théorie et la pratique, au travers de diffé- mique inhérente à l’impulsion d’une orga-
rents protocoles relevant de la recherche- nisation suppose une énergie déployée
action. La deuxième section et la troisième auprès de possesseurs de ressources (en
section présentent, de façon non exhaustive, premier lieu l’entrepreneur lui-même) qu’il
nos terrains, respectivement pédagogique et faudra durablement satisfaire pour les
pratique, en contexte de création d’entre- maintenir en relation avec l’ensemble
prise auquel se circonscrit notre travail. construit par la convention d’affaires pro-
posée. Le BM est une cristallisation des
1. Conceptualisation du BM en contexte relations entre parties prenantes. En effet,
de création d’entreprise pour que les affaires puissent démarrer, il
Le BM est ici une convention construite faut apporter une valeur attendue par les
autour d’une affaire envisagée (et plus tard parties prenantes en compensation de ce
effective) à laquelle prend plus ou moins qu’elles consentent (et qui leur confère un
directement part un ensemble de parte- pouvoir plus ou moins grand, ce qui peut
naires (les parties prenantes) apportant des poser des problèmes de gouvernance). Pour
ressources en échange de ce qu’ils attendent cela, le créateur doit montrer aux pos-
de la relation instaurée. sesseurs de ressources qu’il souhaite
S’agissant des ressources, le créateur ne « embarquer » dans ses affaires ce qui
peut démarrer son affaire sans, à la fois, constitue le cœur de son business, c’est-à-
identifier puis réunir ce dont il a besoin et dire le modèle avec lequel il compte appor-
sans montrer ce qu’il va en faire (la façon ter de la valeur qu’il saura se faire rémuné-
Business model et création d’entreprise 179

rer par le marché. Ce modèle doit être suf- tat d’actions individuelles et comme un
fisamment clair pour que chacun s’accorde cadre contraignant les sujets » (ibid.,
à reconnaître que, effectivement, c’est là p.143). Elle permet de comprendre com-
une bonne façon de générer de la valeur ment se constitue une logique collective et
qu’un chiffre d’affaires, payé, récompen- comment les comportements des membres
sera. Les mêmes parties prenantes sauront d’une population peuvent faire preuve
mieux, à l’issue de cette démonstration, d’une certaine régularité dans une situation
expliciter ce qu’est le véritable business de récurrente (Orléan, 1994). Elle suppose des
l’entreprise (l’acteur en possédant la repré- conditions fixées de conformité et de
sentation la plus complète reste le créateur). croyances régies par une base de connais-
En échange des ressources apportées au sances communes quant aux comporte-
créateur, leurs possesseurs, alors devenus ments des autres.
parties prenantes, attendent eux-mêmes une La théorie des conventions explique ainsi
rémunération, c’est-à-dire quelque chose en que le comportement des individus est lié à
échange de ce qu’ils apportent (ressources un univers symbolique établissant les
contre ressources). Le BM doit montrer de règles du jeu économique. Cet univers est
façon concrète comment l’argent va rentrer constitué de représentations partagées per-
et, de façon plus abstraite, comment vont se mettant d’ériger des normes de conduites
dérouler les relations d’échange avec les économiques et sociales. Ainsi, globale-
parties prenantes. Mais pour qu’un pos- ment, le comportement d’un individu
sesseur de ressources se transforme en sta- résulte de ce qu’il croit être le comporte-
keholder d’un projet de création d’entre- ment des autres dans une situation et à un
prise, que le processus en soit au début ou moment donnés. L’individu se réfère à ce
déjà bien avancé, il lui faut adhérer à la pro- qu’il connaît des décisions prises par les
position du créateur et croire en sa péren- autres ou à ce qu’il imagine être leur déci-
nité. Cette proposition peut être comprise sion, persuadé qu’il est de savoir comment
par la théorie des conventions. Il est utile de ils vont réagir face à une situation d’incer-
rappeler quelques fondements de cette titude : « une convention apparaît dans une
théorie avant de présenter les questions situation d’incertitude radicale (…) elle est
posées par sa mise en œuvre dans le cadre une régularité qui résout de manière iden-
qui nous intéresse ici. tique des problèmes de coordination iden-
La convention constitue un moyen d’ajuste- tiques. Elle se substitue alors au calcul
ment des comportements intersubjectifs individuel. » (Gomez, 1994, p. 95). À ce
(Gomez, 1994), un moyen de coordination titre, le BM compose forcément avec les
des agents basé sur des dispositifs cognitifs conventions déjà à l’œuvre dans l’environ-
collectifs (Munier et al., 1993). Elle est une nement, que le créateur les respecte ou
procédure régulière de résolution de pro- qu’il propose une nouvelle vision des
blèmes collectivement établie faisant appel affaires qui devra devenir une convention,
à une rationalité procédurale ; néanmoins, par exemple une innovation. Ce dernier cas
elle se présente aux acteurs sous forme est délicat au regard du rôle du mimétisme
objectivée (Dupuy et al., 1989). Elle doit dans le comportement des agents : « la
« être appréhendée à la fois comme le résul- convention est une construction sociale,
180 Revue française de gestion – N° 181/2008

parce qu’elle n’existe concrètement que stable des conventions confronte, en


par l’accumulation de comportements contexte de création d’entreprise, l’entre-
mimétiques, auxquels elle donne, comme preneur à des conventions de niveaux dis-
un miroir social, leur sens. » (Gomez, tincts bien que liés :
1996, p. 145). Le BM est assimilable à une – Le premier, relatif à tout projet d’entre-
convention première à laquelle l’entrepre- prendre, est de montrer l’intensité et la qua-
neur doit faire adhérer des partenaires lité du travail fourni dans le cadre du pro-
(organismes, institutions ou individus) pos- cessus entrepreneurial en le formalisant
sédant les diverses ressources nécessaires dans un business plan. « Le plan d’affaires
ou utiles au projet. En raison du rôle du (ou business plan) est la forme écrite de
mimétisme, ces derniers sont d’autant plus l’exercice de conviction communicant la
facilement convaincus que d’autres, avant vision stratégique du porteur de projet (ou
eux, ont déjà adhéré au projet. Par des porteurs de projet) et montrant que le
exemple, démontrer que des clients sont modèle envisagé peut générer suffisam-
convaincus par la valeur de l’offre et sont ment de valeur partageable pour être sou-
prêts à s’engager dans l’achat, provoque un tenu par la partie à laquelle le document est
premier effet d’entrainement susceptible de adressé, et dont des ressources sont atten-
recevoir l’adhésion d’autres catégories de dues. Il inscrit le projet dans le temps par
parties prenantes potentielles (capital- l’explicitation des ressources nécessaires et
risque, banque, etc.). Ainsi, on peut imagi- employées pour atteindre les objectifs et,
ner un processus progressif d’adhésion au ainsi, réaliser la vision. » (Verstraete et al.,
registre conventionnel proposé par l’entre- 2006, p. 380). Dans le « monde » de la créa-
preneur (ou l’équipe entrepreneuriale). Ce tion d’entreprise, un certain nombre d’ac-
que les partenaires doivent saisir, c’est le teurs essentiels au démarrage de l’affaire,
cœur de l’affaire, ce qui fait accord ou notamment les investisseurs et les prêteurs
qu’ils croient faire accord. Le BM devient de capitaux, exige ce document qui oblige,
en quelque sorte l’unité élémentaire d’un également, le créateur à formaliser son pro-
véritable business naissant (Jouison, 2005). jet, par exemple en expliquant le montage
Il évolue en fonction des interactions de juridique, les tableaux financiers prévision-
l’entrepreneur avec des possesseurs de res- nels, etc. Il ne peut donc être assimilé au
sources puis, plus tard, de l’entreprise avec BM, bien qu’il doive être construit autour
ses parties prenantes. Ainsi, toute organisa- de ce dernier.
tion naissante développe progressivement – Le deuxième est relatif au secteur d’acti-
un registre conventionnel qu’elle va parta- vité au sein duquel les entreprises ont leur
ger avec l’ensemble de ses parties pre- conception de ce que sont les affaires et,
nantes (Verstraete, 1999, 2003). Le BM est donc, des conventions correspondantes.
une convention évolutive. Les convention- Sans forcément s’inscrire dans la théorie
nalistes précisent que « Les conventions des conventions, la littérature a, assez large-
sont des construits stables mais pas sta- ment, mis à jour les représentations, les
tiques (…) les conventions évoluent, se conceptions ou les valeurs guidant les diri-
modifient et parfois disparaissent. » geants de certains secteurs (pour une syn-
(Gomez et al., 2000, p.701). La partie thèse, voir Desreumaux, 1995).
Business model et création d’entreprise 181

– Le troisième registre est relatif aux potentielle au départ, autour de laquelle des
détenteurs de ressources sollicités, lesquels possesseurs de ressources vont s’accorder
partagent des conventions relatives à leurs pour y voir une bonne façon de faire des
métiers et que l’entrepreneur doit connaître affaires en pariant que le projet régulera de
afin d’être entendu d’eux. Par exemple, il façon optimale les échanges de valeur (autre-
est utile de connaître ce qui guide un capi- ment dit de ressources) escomptés entre
tal-risqueur dans le suivi d’un dossier pour toutes les catégories de parties prenantes. Un
mieux savoir négocier avec lui. Le BM est réseau se crée ainsi autour du BM proposé.
une convention s’encastrant dans d’autres La figure 1 récapitule notre conceptualisa-
registres conventionnels dont le porteur du tion en suggérant ce que cela implique pra-
projet doit tenir compte. tiquement dans la construction d’un BM
Autrement dit, le créateur doit « faire convaincant devenant ainsi une convention.
naître », ou concevoir une convention, certes Sa partie haute comporte les éléments

Figure 1 – Le BM comme convention d’affaires


182 Revue française de gestion – N° 181/2008

constitutifs du BM (qui s’exprimeraient 2. Insertion du BM dans une pédagogie


dans un processus forcément itératif) et sa de l’entrepreneuriat
partie basse montre que la convention Qu’il s’agisse d’une sensibilisation à l’es-
d’affaires doit composer avec d’autres prit d’entreprendre ou d’une formation
registres conventionnels, chacun d’entre eux dédiée à l’entrepreneuriat, les étudiants sont
étant poreux ou encastré dans les autres. souvent placés dans des situations concrètes
Le BM peut être rapproché de ce que les de défense d’un projet de création d’entre-
conventionnalistes nomment une « conven- prise devant un jury composé de profes-
tion d’effort ». La théorie des conventions sionnels (banquier, capital-risqueur, inves-
définit l’entreprise comme une organisation tisseur institutionnel, conseiller en création,
permettant de normaliser les relations entre etc.). Il est demandé à ces derniers de repro-
les parties prenantes intéressées par sa sur- duire en salle de classe ce qu’ils vivent dans
vie dans la logique de contribution à un leur pratique d’évaluation de projets de
objectif commun (Gomez, 1997). Il s’agit création. En 2002, pour la première fois,
d’un lieu de confrontation collective à certains étudiants furent explicitement
l’incertitude dans une perspective de renta- interrogés sur leur BM. La notion était
bilité (Ughetto, 2000). Cette dimension col- certes évoquée en cours, mais n’avait pas
lective de l’organisation implique l’exis- encore fait l’objet d’un enseignement spéci-
tence d’une convention d’effort partagée fique. Il convenait de décliner dans la péda-
par les parties prenantes sur laquelle elles gogie les éléments permettant aux étudiants
fondent leur action, l’effort commun ainsi de cerner le concept et de s’en servir prati-
fourni permettant de donner « corps » à quement dans la mise au point de leur pro-
l’entreprise. Dans cette veine, une entre- jet. La question générique à laquelle nous
prise (convention d’effort) peut reposer sur nous intéressons ici (« la réflexion en
une seule convention d’affaires mais égale- termes de BM est-elle en mesure d’aider le
ment sur plusieurs. Par ailleurs, le Business créateur d’entreprise dans le cadre de la
Model n’est pas strictement assimilable à la mise au point de son projet et des exercices
convention d’effort car il intègre en partie de conviction qu’il est amené à
la notion de « convention de qualification ». déployer ? ») trouvait ainsi un terrain pro-
Les conventions de qualification correspon- pice à l’expérimentation. Les manuels trai-
dent au marché (Gomez, 1997). Les tant du BM sont à la fois peu nombreux et
échanges s’y déroulant sont définis au muets en matière d’apport pédagogique. La
regard de conventions portant sur la qualité question devenait dans ce contexte : com-
des acteurs engagés dans cet espace ment aider les étudiants à comprendre le
d’échange c’est-à-dire sur les comporte- BM, puis à construire ce registre conven-
ments normaux, connus et partagés, aux- tionnel aidant à convaincre ?
quels chacun fait référence pour agir, atten- Notre expérimentation a porté, dès l’année
dant des autres acteurs du marché qu’ils 2003, principalement sur le terrain de
fassent de même. trois programmes bordelais : un troi-
Sur cette base théorique, nous avons sième cycle universitaire consacré à
construit une méthode servant la pédagogie l’entrepreneuriat, un deuxième cycle
et la pratique de la conception d’un BM.
Business model et création d’entreprise 183

universitaire, une première année de Une telle pédagogie peut s’appuyer


trois programmes en École de com- sur deux lectures complémentaires.
merce2. D’autres programmes bénéficient La première consiste à comprendre le phé-
désormais de l’ingénierie mise en place, en nomène entrepreneurial, notamment les
France et à l’étranger, dispensés par divers enjeux et les problèmes qu’il pose ainsi que
membres de l’équipe d’enseignants sa genèse et ses niveaux d’analyse. Selon
chercheurs. Aujourd’hui, environ 3000 étu- cette perspective, le BM constitue le pre-
diants ont été formés au BM selon la mier élément de l’organisation naissante
conception ici présentée. puisque la convention conduit à agencer ou
Préalablement à l’insertion du BM dans le à imaginer l’agencement des ressources
programme pédagogique, nous avons dans une configuration organisationnelle
procédé à quelques entrevues avec des imbriquée à une organisation plus vaste
conseillers expérimentés en création d’en- l’entourant et constituée, à la fois, d’autres
treprise (dont le créateur de plusieurs struc- conventions avec lesquelles elle compose et
tures d’accompagnement), notamment pour d’acteurs dont certains sont les parties pre-
savoir si la notion de BM était utilisée par nantes apportant les ressources nécessaires
eux (entre autres pour apprécier la possibi- au projet. Cette lecture est essentiellement
lité de décliner la pratique dans la pédago- théorique même si des exemples pratiques
gie). Force fut de constater que le BM jalonnent l’exposé fait en classe. Elle est
n’était pas explicitement mobilisé, ni même utilisée dans le programme de troisième
autant théoriquement que concrètement cycle.
assimilé ; le référent instrumental de leur La seconde lecture, effectuée dans tous les
activité restant le business plan. Le pro- programmes, est plus pratique pour aider
blème de la conception d’une pédagogie du les étudiants à comprendre cette convention
BM était posée, sans pour autant remettre d’affaires. Elle est processuelle et itérative
en cause ce qui fonctionnait bien, mais en y plutôt que linéaire même si l’axe de temps
incluant les conceptions modernes d’éva- y prend utilement place. Elle comporte cinq
luation de projet de création d’entreprise3. phases génériques : idée, opportunité,
Autrement dit, il convenait d’insérer le BM BM, vision stratégique et plan d’affaires
dans une pédagogie plus complète de l’en- (Verstraete et al., 2006). Nous nous y
trepreneuriat dont il ne peut raisonnable- attardons ici car elle prépare les déclinai-
ment pas se déconnecter. sons pédagogiques et pratiques du BM. Il

2. Les cycles universitaires sont le Master II CREE (création, reprise d’entreprise et entrepreneuriat), d’un volume
de 360 heures et l’option entrepreneuriat (70 heures) du Master I « Management » du pôle universitaire de sciences
de Gestion de l’université Montesquieu Bordeaux IV. Les trois programmes de Bordeaux École de management
sont ESC, SUPT’G et EBP (15h par séminaire). Le PRES université de Bordeaux lance une Maison de l’entrepre-
neuriat s’appuyant sur la pédagogie ici présentée.
3. Le plus surprenant est que, à l’époque, les porteurs de projet désirant convaincre des partenaires (essentielle-
ment lors de la levée de fonds) se voyaient questionnés sur un concept auquel ils n’étaient absolument pas formés,
ni parfois même leurs conseillers. Cette remarque reste en partie d’actualité et une recherche serait particulièrement
intéressante pour comprendre comment la notion se diffuse et s’apprend par les confrontations et les pratiques.
184 Revue française de gestion – N° 181/2008

ne s’agit pas de dire que le processus entre- ment, concrètement, il est probable que les
preneurial est balisé, pour son démarrage, événements se déroulent comme les prévi-
par l’idée et, pour sa fin, par le plan sions, en partie chiffrées, l’estiment. Mais
d’affaires. Par contre, chacune des étapes pour comprendre ces prévisions, il faut
identifiées nécessite un travail pouvant préalablement saisir le cœur de l’affaire, le
bénéficier d’une formation et d’un accom- BM. En amont de celui-ci, le travail sur
pagnement dans le montage d’un projet de l’idée et sur l’opportunité fait l’objet d’une
création d’entreprise. Dans une certaine méthodologie éprouvée, même si parfois,
mesure, le processus évoque un dispositif dans le cadre d’une activité nouvelle, l’esti-
gigogne où chaque étape compose la sui- mation du chiffre d’affaires reste spécula-
vante (idée dans opportunité, opportunité tive. Quant au BM lui-même, la pédagogie
dans BM, etc.). implantée s’est largement inspirée de la
Ainsi vue, la compréhension du BM est figure 2.
d’abord servie par une présentation du L’idée et l’opportunité sont, dans une pers-
processus complet (de l’idée au plan pective processuelle, les composantes mini-
d’affaires). Outre l’étude du couple créateur males du BM. Mais pour que les étudiants
-projet, le processus comportant cinq comprennent la convention, où la dimen-
phases, aux frontières poreuses, est ici juste sion collective est essentielle, il convient de
résumé dans le but de montrer la place cen- schématiser les relations avec les pos-
trale qu’y occupe le BM. sesseurs de ressources. L’une des difficultés
Le porteur du projet doit trouver une idée majeures d’apprentissage du BM consiste à
d’affaires qu’il met au point et, si possible, montrer au porteur du projet qu’il n’est
qu’il protège (exemple : brevet). Il évalue la finalement pas seul dans l’élaboration d’un
capacité de cette idée à rencontrer un mar- BM et qu’il convient de rencontrer les
ché et, ainsi, devenir une opportunité. Il éla- possesseurs de ressources avant même que
bore son BM, puis sa vision stratégique le plan d’affaires ne soit formalisé.
qu’il formalise dans un plan d’affaires. Le La partie supérieure de la figure 2 explique
BM prend ainsi place au milieu du proces- que le BM ne peut s’imaginer sans l’idée et
sus, car il est difficile de le concevoir sans ne peut convaincre sans montrer qu’une
avoir approché le marché, lequel ne se opportunité d’affaires a été en partie éva-
limite pas au potentiel de clients mais inclut luée. Plus encore, le porteur du projet doit
tout le système d’offre. Il est très lié à la exposer sa capacité à construire, par l’orga-
vision stratégique dont il est la principale nisation naissant du phénomène, les compé-
composante mais il évacue certains aspects tences permettant de prendre un avantage
que la stratégie ne peut éluder (exemple : le compétitif. Mais ces compétences ne peu-
contrôle de la performance). Le plan d’af- vent être réalisées sans avoir réuni les res-
faires est la version rédigée de cette vision. sources tangibles et intangibles possédées
Il n’est pas qu’un ensemble de mots cou- par des acteurs dont le créateur aimerait
chés sur le papier car il consacre toute l’ac- qu’elles prennent part aux affaires (voir la
tivité menée en amont de sa défense, c’est- partie inférieure du schéma). Si ces
à-dire tout le travail effectué sur chacune possesseurs de ressources perçoivent la
des phases, et présente pourquoi et com- valeur générique apportée par le modèle
Business model et création d’entreprise 185

Figure 2 – Lecture pédagogique du BM

Source : Verstraete et Saporta, 2006.

imaginé (essentiellement la capacité à la fois, rémunérée (volume et canal de la


générer un chiffre d’affaires, donc à savoir rémunération) puis répartie entre les diffé-
exploiter l’opportunité appréciée), ils sont rentes parties prenantes (valeur singulière à
alors susceptibles de devenir des parties chacune d’entre elles), sachant que chacune
prenantes du projet. Mais ils ne le devien- de ces dernières reste avant tout sensible à
dront véritablement que si la valeur ses propres attentes. À ce titre, les pos-
d’échange qui leur est singulièrement pro- sesseurs de ressources influencent le BM,
posée leur convient (le « ressources contre tout porteur de projet devant tenir compte,
ressources » évoqué dans la section précé- dans sa modélisation, des attentes des diffé-
dente). Plus exactement, ils doivent com- rentes parties prenantes.
prendre comment la valeur générique est, à
186 Revue française de gestion – N° 181/2008

Avec ce schéma, l’étudiant comprend que le geables. Cette instrumentation pose la ques-
BM est une construction collective, en fait tion suivante : comment concrètement
une convention devant faire accord et sur apprend-t-on à utiliser cet outil ? La pro-
laquelle se fondera la future convention chaine section propose une réponse.
d’effort (l’entreprise). Le BM s’articule Un tiers des étudiants de formation initiale
finalement autour de la question suivante : ou de formation continue du 3e cycle sont
comment la valeur est-elle générée, rému- des porteurs de projet de création, soit 7 à
nérée et partagée ? Étant entendu que la 10 étudiants par an. Outre ce public mobi-
valeur revêt deux dimensions, la valeur lisé depuis 2003, une vingtaine de cas de
pour le marché et la valeur pour les parties créateurs a servi, au cours des années 2006
prenantes. et 2007, la construction et parfois l’expéri-
Si le BM est une convention, ou une forme mentation du protocole ici résumé. Ces cas
de représentation collective, et si les propos sont, en partie, issus d’une thèse de docto-
précédents, adaptés au public et agrémentés rat en cours dont le cadre opératoire
d’exemples, permettent une première s’apparente à une recherche-action.
approche, reste posée la question de l’ins-
trumentation de sa construction. La forma- 3. Pertinence d’une approche par le BM
lisation est une aide difficilement contour- dans l’accompagnement des porteurs
nable pour un public ayant besoin de de projet de création d’entreprise
« voir » le résultat de l’avancée de son tra- La tolérance à l’ambiguïté est l’une des
vail, son « modelage »… À cette fin, et en principales difficultés face à laquelle les
prenant garde qu’il n’y ait pas d’amalgame créateurs ne sont pas identiquement armés.
entre BM et business plan, en nous Tant que faire se peut, la méthodologie doit
appuyant sur les développements schémati- premièrement s’appuyer sur des questions
sés par les figures 1 et 2, les étudiants sont concrètes auxquelles, par ses réponses, le
conduits à remplir un tableau, présenté dans créateur a le sentiment de donner corps au
la prochaine section, nous servant égale- concept de BM. Deuxièmement, elle
ment dans l’accompagnement des porteurs aboutit à une visualisation qui possède un
de projet. caractère émancipatoire, à l’instar de ce
Dans nos formations, tous les étudiants sont qu’ont pu constater par exemple les utilisa-
placés en situation d’entreprendre, qu’ils teurs de la cartographie cognitive (voir
soient ou non porteurs d’un projet et défen- Cossette et al., 2003). L’instrumentation
dent, en fin de programme, leur travail comporte ainsi trois étapes.
devant un jury. Même en élaborant un pro- La première liste un ensemble de questions
jet fictif, l’apprentissage est alors très utile à (se) poser. La figure 1, de construction
à l’étudiant désirant travailler dans le théorique, trouve ainsi une traduction pra-
conseil ou dans l’évaluation de projet tique comportant d’une part le chemine-
(exemple : en banque, en capital risque, ment afférent à la constitution du BM (res-
etc.). Mais c’est principalement vis-à-vis sources, parties prenantes) et, d’autre part,
des créations en cours que l’instrumenta- celui de sa finalisation (conventions) ou,
tion revêt une importance capitale puisque, dans une certaine mesure, de son insti-
éthiquement, les enjeux ne sont pas négli- tutionnalisation. Le tableau 1 présente les
Business model et création d’entreprise 187

Tableau 1 – Liste de questions pour aider la conception du BM

Constitution du BM (ressources, parties prenantes)


Quelles sont les ressources (tangibles et intangibles) nécessaires au projet ?
Qu’allez-vous en faire ? Comment allez-vous les agencer, les utiliser ? De quoi vont-elles
vous rendre capable ? Quelles compétences allez-vous construire ? Quels seront vos avan-
tages concurrentiels basés sur ces compétences ?
Quels sont les acteurs possédant les ressources dont vous avez besoin et que vous aime-
riez voir devenir parties prenantes ? Comment allez-vous vous y prendre pour, d’une part,
les approcher et, d’autre part, les convaincre ?
Quelle valeur (générique) votre projet génère-t-il, ou autrement dit qu’est-ce qu’il apporte
au marché ? Comment cette valeur est-elle générée ? Comment est-elle rémunérée
(volume et canal) ?
Quelle valeur singulière votre projet génère-t-il pour chaque catégorie de parties prenantes?
Comment est-elle générée puis restituée (part du gâteau)? Comment faire grossir le gâteau?4
Avez-vous anticipé le pouvoir et l’attitude des stakeholders ?
Finalisation du BM (axe des conventions)
Quelle est votre idée ? D’où vient-elle ? Comment l’avez-vous travaillée ? Est-elle proté-
geable et protégée (exemple : brevet) ?
À défaut de pouvoir protéger l’idée, savez-vous comment protéger votre marché
(exemple : fidélisation) ?
L’idée a-t-elle rencontré un marché (occasion d’affaires) ?
Quels sont les critères génériques semblant favorables à votre projet (exemple : croissance
de la taille du marché, changement des modes de consommation, etc.) ?
Quel est le marché ? Avez-vous analysé ses opportunités et ses menaces ?
Quelle cible de clientèle visez-vous ? Comment avez-vous approché votre cible, comment
l’avez-vous délimitée ?
Avez-vous une idée de votre chiffre d’affaires potentiel ? Quels sont vos objectifs ?
Quels sont vos facteurs-clés de succès et vos facteurs stratégiques de risque ?
Quelles sont les conventions à l’œuvre dans le secteur d’activité où s’insère le projet ?
Comment avez-vous pris connaissance des règles ou des conventions relatives à la façon
de faire des affaires dans votre secteur d’activité (exemple : expérience professionnelle,
réseau, recherche, etc.) ?
Quels sont vos concurrents dans ce secteur et comment pensez-vous qu’ils répondent aux
questions du présent document ?
Quelles sont les conventions propres aux parties prenantes que vous allez prochainement
solliciter ?
Comment avez-vous pris connaissance des critères utilisés par les stakeholders que vous
rencontrez (expérience professionnelle, recherches, discussion avec des professionnels,
conseil, etc.) ?

3. La métaphore du gâteau est utilisée pour montrer que l’ensemble des parties participe à la recette en apportant
ses ressources et que chacun va récupérer une part du gâteau (ou plus exactement de la rémunération de celui-ci).
188 Revue française de gestion – N° 181/2008

questions posées par chaque axe du BM. On sesseurs appartiennent (exemple : les
y retrouve certains éléments attendus dans conventions dans le domaine du capital
un plan d’affaires, ce qui n’est pas surpre- risque) mais aussi aux conventions du sec-
nant puisque ce dernier doit, à notre sens, teur investi (exemple : les ventes privées en
s’écrire autour du BM et l’ensemble des ligne sur internet). Le créateur peut être
interrogations du tableau sert la construc- conduit à procéder à un travail similaire à
tion de la convention d’affaires devant faire propos des concurrents. Si ceux-ci sont étu-
accord. diés (voir les questions du tableau 1), et
Chacune des questions fait elle-même l’ob- outre le travail de positionnement que la
jet d’une traduction en fonction du public stratégie complètera, ils sont surtout vus
concerné. Les étudiants suivant le troisième comme des concurrents potentiels dans la
cycle, ainsi que certains porteurs de projet captation de ressources dont le créateur a
accompagnés dans le cadre de l’IRA (incu- besoin. À ce titre, ce dernier est particuliè-
bateur régional Aquitaine) ayant suivi les rement sensibilisé au fait que la concur-
formations dispensées par l’équipe d’ensei- rence commence au niveau de l’obtention
gnants-chercheurs impliquée dans nos pro- des ressources, chaque acteur du secteur
grammes, comprennent le vocabulaire uti- (ou même d’autres secteurs) luttant pour
lisé. Par contre, les porteurs non formés ne obtenir les meilleures d’entre elles, qui ne
subissent pas toujours les questions selon la sont ni inépuisables ni toujours disponibles.
formulation du tableau 1. Par exemple, la Ce type de tableau ne prétend pas poser
toute première question est formulée sans toutes les questions relatives au réseau d’af-
utilisation des mots « tangibles » et « intan- faires mais incorpore l’essentiel pour
gibles », lesquels sont remplacés par des construire la convention impliquant un
exemples (un savoir, de l’argent, un empla- réseau de représentations partagées d’une
cement, des machines, un ingénieur, etc.). affaire. Le micro-ordinateur équipé d’un
La question sur la valeur générique est tableur est évidemment utile. Pour certains
reformulée pour être combinée à l’appré- dossiers, un lien dynamique conduit, en un
ciation de l’opportunité ou du marché et les clic de souris, à une page spécifique de ren-
nuances apportées dans la formulation seignements de la partie prenante concer-
s’adaptent à la singularité du projet (et de née. Outre le travail du BM, l’un des grands
son porteur). avantage de ces outils est de permettre au
La convention supposant un collectif, la porteur de projet de voir son réseau d’af-
deuxième étape de l’instrumentation faires, d’en prendre conscience, ce qui
consiste à remplir un tableau (voir un oblige, bien souvent, à entrer en contact
exemple avec le tableau 2). L’objectif de ce avec les partenaires potentiels (la fréquence
dernier est, partant des besoins du projet, des contacts offrant à chaque partie une
d’aider l’identification des possesseurs de compréhension et une vérification de l’exis-
ressources, la compréhension de leurs tence de la convention). Autrement dit, au
attentes et de leur pouvoir, ainsi qu’à l’anti- confort de la réflexion menée face à un
cipation de leur attitude. Cette dernière ren- micro-ordinateur bien installé dans une
voie aux conventions relatives à la catégorie pièce d’où on refait le monde, le candidat à
de parties prenantes à laquelle ces pos- l’entreprise doit substituer une rencontre
Business model et création d’entreprise 189

réelle, sur le terrain, avec les acteurs nément certains porteurs de projet. Prochai-
concernés par son affaire. Certains créa- nement, une représentation par carte cogni-
teurs ont un goût naturel pour l’action et les tive est envisagée, avec préalablement une
rencontres qu’occasionne celle-ci, mais il recherche visant à apprécier l’utilité de
n’est pas rare que le contact soit vécu cette forme de schématisation dans ce
comme une contrainte comme c’est souvent contexte.
le cas avec les étudiants. Ces derniers sont Parmi la vingtaine de créateurs accompa-
ainsi vite sensibilisés au besoin de se gnés, nous avons retenu comme illustration
confronter à la réalité de leur projet. le cas de Monsieur H, créateur rencontré
Cette représentation en tableau est à la fois lors d’un séminaire de formation dispensé
dynamique et modulable. Elle est dyna- auprès des porteurs de projets bénéficiant
mique car le tableau évolue en fonction du des services de l’incubateur régional Aqui-
stade d’avancement du projet et de la ren- taine. Il a souhaité recevoir des conseils
contre avec les possesseurs de ressources, personnalisés. Les sept rendez-vous de tra-
notamment lorsqu’ils deviennent des par- vail, couvrant une période de quatre mois,
ties prenantes. Les étudiants se retrouvent chacun d’une durée d’environ trois heures,
alors face à une convention dynamique. La avaient comme objectif de conduire l’entre-
représentation est modulable, par exemple preneur à concevoir progressivement son
sous forme de carte comme le font sponta- BM.

CONTEXTE DU CAS FRUITS SÉCHÉS


Le projet de Monsieur H s’inscrit dans la filière de production des fruits séchés, dont chaque
acteur contribue à la qualité finale des produits destinés à la consommation, la mesure du
taux d’humidité des fruits séchés étant un des critères d’évaluation de cette qualité. Pour
faire cette mesure, il n’existe sur le marché qu’un procédé datant des années 1960 et utili-
sant un appareil importé des États-Unis qui n’a jamais donné pleine satisfaction. Une insti-
tution, nommée ici le « Bureau interprofessionnel du fruit séchés » (BIFS), s’est saisi de ce
problème et, en tant que représentante de toute la profession, a décidé de trouver une solu-
tion à la nécessité d’une mesure fiable du taux d’humidité des fruits séchés.
Un spécialiste de la recherche de solutions innovantes, Monsieur H, a été mandaté par le
BIFS pour travailler sur la résolution de ce problème. Monsieur H a pris contact avec un
scientifique. Ce dernier, en collaboration avec un ingénieur évoluant au sein du même labo-
ratoire universitaire, a imaginé une solution dont le dépôt de brevet est en cours (Monsieur
H en sera temporairement le propriétaire, c’est-à-dire jusqu’à la création de la société,
laquelle récupérera les droits). Le BIFS, séduit, encourage la poursuite du projet et participe,
à la fois, au financement du prototype et au prétest de la solution en détachant 10 techniciens
représentants de la filière. Un intérêt commun a conduit le BIFS et Monsieur H à retenir ce
dernier comme porteur d’un projet de création d’entreprise de commercialisation de la solu-
tion technique de mesure du taux d’humidité des fruits séchés. L’idée travaillée, l’opportu-
nité d’affaires a été évaluée, dont le potentiel dépasse le cadre de la seule demande du
BIFS.
Tableau 2 – Extrait du tableau de représentation du réseau d’affaires 190

Usage de la Valeur à tirer


Ressources ressource et de la PP
nécessaires compétence Partie prenante Valeur attendue = La Prescription Le pouvoir de L’attitude
au projet qu’elle contribue potentielle par la PP la PP de la PP
à développer

Ressources Développement du 1. Reconnaissance de Phase de test : En tant


financières prototype ; savoir- la profession du rôle Propriétaire des 10 qu’investisseur et
(démarrage faire dans la mesure du BIFS : « on sert à appareils qui point d’accès au
et seconde de taux d’humidité quelque chose » serviront pour le test, marché, le BIFS est
génération) Catégorie clients : la démonstration et très exigeant :
Le BIFS ultérieurement le il demande
commanditaire de dépannage régulièrement à être
Revue française de gestion – N° 181/2008

l’étude à l’origine Pouvoir très informé de


Commercialisation du projet 2. Faire avancer la important → l’avancement
Accès au du produit profession dans la sans leur
marché Humidegré qualité des produits soutien, le Attitude de soutien :
Instance qui élabore fabriqués principal un réel besoin de la
les règles de la (communication sur marché est profession auquel le
Compréhension des profession cette dimension) Rôle de vitrine inaccessible produit Humidegré
attentes des acteurs Connaît la (sans leur répond, ils en sont
de la filière du fruit profession et soutien Développement : Aide prescription, convaincus ; ils
Connaissance séché X, des activement son 3. Participer à un pour accéder au pas de ventes veulent voir le projet
du marché conventions à développement projet innovant marché international possibles) aboutir
l’œuvre dans le technologique du fruit séché X et au
secteur segment des autres Un peu de méfiance à
Veille pour faire fruits séchés. l’égard de
évoluer le produit l’université (brevet).
en fonction des
besoins exprimés
Business model et création d’entreprise 191

Nous reproduisons dans le tableau 2 (Extrait des contacts joue un rôle important dans la
du tableau relatif au réseau), l’exemple de la compréhension et la vérification de « l’exis-
partie prenante BIFS (nous ne livrons qu’un tence » d’une convention).
extrait du tableau car la reproduction totale, Le remplissage des tableaux constitue une
avec tous les possesseurs de ressources iden- occasion de faire le point en synthétisant
tifiés, prendrait quelques pages). l’information essentielle. Dans une pratique
Derrière cette représentation synoptique d’accompagnement, la verbalisation est un
permettant aussi de comprendre ce qui peut exercice servant autant l’entrepreneur que
faire l’accord de tous, une vingtaine de l’accompagnateur, lequel ne peut prétendre
tableaux singuliers aux parties prenantes a connaître tous les secteurs d’activités et
été remplie. Ces tableaux ont conduit le leurs acteurs. Idéalement, l’organisation
principal porteur, Monsieur H, à com- d’une répétition orale avant certains rendez-
prendre d’autres registres conventionnels, à vous importants apporte au déploiement de
savoir ceux des parties prenantes ou, au l’exercice de conviction (ce que nous fai-
moins, des catégories qu’ils intègrent (capi- sons avec nos créateurs).
tal-risque, financeurs institutionnels, four- Ce type de tableau permet également de
nisseurs, etc. les typologies de parties pre- sentir l’importance d’une ressource. Plus
nantes proposées par la littérature pouvant une ressource est stratégique (comme l’ac-
être utilisées). Dans notre exemple, cer- cès au marché dans le cas du BIFS), plus le
taines conventions sont liées à la nature pouvoir de la partie prenante est élevé, et
innovante du projet. Par exemple, il s’est plus son influence est grande sur le BM en
avéré très utile pour Monsieur H de com- cours de construction. Ainsi, c’est à la
prendre les exigences des institutions demande du BIFS que Monsieur H est
apportant des subventions en amont de la devenu le principal porteur de projet ce qui
création effective de l’entreprise et de a considérablement orienté le BM naissant.
mesurer les conséquences, pour le projet, La collaboration aurait pu s’établir directe-
des relations qui existent entre ces diffé- ment entre l’université et le BIFS mais cette
rents acteurs de la valorisation de la décision a conduit à imaginer la création
recherche. Ainsi, outre les conventions du d’une entreprise commerciale pour exploi-
secteur, Monsieur H a compris qu’il conve- ter l’innovation. Le BM n’est évidemment
nait de composer avec les conventions des pas le même selon la nature du projet de
parties prenantes et que son BM ne pouvait valorisation du travail de recherche
convaincre sans intégrer les attentes et sans (exemple de différence de nature : dépôt de
considérer à la fois le pouvoir et l’attitude brevet par l’université et concession de
des partenaires potentiels. licences à l’industrie, ou création d’entre-
D’autres conventions sont inhérentes au prise sur la base du travail à valoriser).
marché de certains types de fruits séchés : Monsieur H, en tant qu’une des principales
les nombreuses rencontres et discussions parties prenantes, ne s’est pas exonéré de
avec le représentant du BIFS ont permis à remplir un tableau pour lui-même, ainsi
Monsieur H d’assimiler les liens entre les que pour ses deux associés (des scienti-
acteurs de la filière et le rôle fédérateur de fiques). Ce travail particulier visait à défi-
l’institution BIFS (on sait que la fréquence nir clairement les rôles, à identifier les
192 Revue française de gestion – N° 181/2008

attentes et les inquiétudes de chacun des gner le comportement des proches collabo-
membres de l’équipe. Ceci a constitué une rateurs. Cela s’est avéré d’autant plus utile
étape dans la construction de la convention que, parmi les trois porteurs de projet, seul
d’effort qu’est, en fait, l’entreprise nais- Monsieur H est issu du monde écono-
sante. En effet, les trois porteurs doivent mique, les deux autres sont des scienti-
fournir un effort commun pour, dans un fiques, étrangers aux réalités du monde des
premier temps, concevoir, produire et affaires. Monsieur H s’est servi des
mettre sur le marché le produit Humidegré réflexions menées avec son conseiller, ici
puis tous les autres produits de la société. un chercheur, pour adapter son discours à
Pour qu’ils puissent travailler efficace- ses collaborateurs afin de leur communi-
ment, Monsieur H est conscient du besoin quer le plus efficacement possible le
de partage d’une conception commune de modèle d’affaires (la théorie de la traduc-
la proposition de valeur et du BM consti- tion pourrait être convoquée).
tuant le cœur de ce que les stratèges appel- Les parties prenantes ont également fait
lent la vision stratégique (laquelle doit être l’objet d’une représentation schématique
un paradigme guidant les partenaires du (voir figure 3, qui constitue la troisième
projet). Il apparaît en effet nécessaire d’ali- étape de l’instrumentation).

Figure 3 – Schématisation simplifiée de la carte des parties prenantes


Business model et création d’entreprise 193

Sur la gauche de la figure 3, les apporteurs tinctes. Mr H a en effet souvent évoqué la


de ressources, devenus parties prenantes, difficulté pour lui de composer à la fois
contribuent à l’élaboration de la proposition avec le milieu scientifique universitaire et
de valeur de la future entreprise. Cette der- des acteurs du monde économique.
nière repose sur une offre, à ce jour compo- Cette représentation, construite avec le por-
sée d’un produit unique, Humidegré, des- teur, est informatisée. À chaque partie pre-
tiné au marché spécifique du fruit séché X. nante est associé un lien hypertexte donnant
Le BIFS ne figure pas dans cette liste car accès à des informations détaillées (contact,
son rôle principal est celui de point d’entrée historique de la relation, pouvoir, etc.) com-
sur le marché de ce fruit séché. Il a donc été plétant ce qui est fait avec le tableau 2.
intégré à la partie concernant les différentes
cibles de l’entreprise. S’agissant de celles- DISCUSSION – CONCLUSION
ci, à court terme, le produit initial pourra
être adapté à d’autres fruits séchés. Ulté- Dans cette discussion-conclusion, nous
rieurement, le procédé scientifique à l’ori- revenons sur ce que le travail nous semble
gine de la solution technique pour les fruits apporter en termes de lecture théorique du
séchés fera l’objet de nouvelles applications BM et de cadre pédagogique et pratique mis
et permettra à l’entreprise de toucher de en place. Nous exposons ensuite ses limites
nouveaux marchés très différents tels que tenant à sa focalisation sur le contexte de la
l’aéronautique ou les cosmétiques. Le création d’entreprise auquel le concept
métier de l’entreprise reste, malgré cet élar- de BM nous semble fondamentalement
gissement de la cible, la mesure de taux attaché.
d’humidité par procédé non destructif. Ainsi, nous avons pu constater que sur le
L’objectif de ce schéma n’est pas de dessi- plan des ressources, le travail d’accompa-
ner totalement le BM de l’entreprise mais gnement fait apparaître la relative impor-
d’en fournir une représentation engageant tance de chacune d’entre elles. En effet, si
les discussions. Plus synthétique que le tout est à prendre en compte, les créateurs
tableau 2, il permet de visualiser le réseau remarquent que chaque ressource est plus
d’affaires de la future organisation. L’ajout ou moins cruciale et que le pouvoir de leur
de couleurs et de différents types de flèches possesseur est à nuancer. Sur le plan des
sont autant de détails visant à rendre cette parties prenantes, les expériences s’inscri-
représentation plus complète et plus riche vant dans le temps, leur influence est esti-
en informations. Ainsi, les parties prenantes mée de façon dynamique. Là encore une
se répartissent selon qu’il s’agit d’acteurs pondération des parties prenantes apparaît,
privés ou institutionnels et se distinguent en souvent liée à la nature des ressources
fonction de la nature des ressources qu’elles qu’elles détiennent ou à l’influence des
apportent. conventions qu’elles partagent.
La distinction entre les deux catégories de Sur le plan des conventions, centrales dans
parties prenantes (privées et institution- notre construction, les enseignements sont
nelles) est fondée sur la nature différente remarquables. Les discussions régulières
des conventions de qualification partagées avec un entrepreneur permettent d’observer
par les acteurs de ces deux sphères dis- comment il découvre et compose avec les
194 Revue française de gestion – N° 181/2008

conventions qui entourent le couple qu’il en contexte entrepreneurial, il devient stra-


forme avec son projet. On peut également tégique pour l’entreprise établie et remet au
étudier comment il met en place le registre goût du jour les travaux sur les relations
conventionnel autour duquel les détenteurs stratégie-structure, puisque la configuration
de ressources qu’il sollicite se rassem- organisationnelle (dont les frontières dépas-
blent et s’entraînent. Pratiquement, les sent celles de l’entité naissant du phéno-
conseillers en création d’entreprise gagne- mène entrepreneurial) matérialise, en
raient eux-mêmes en compréhension des quelque sorte, le BM.
projets des créateurs accompagnés s’ils Outre notre perception, les apports du tra-
étaient formés au BM. Le temps consacré vail s’apprécient également par les retours
aux rendez-vous semble toutefois réserver formulés par les protagonistes du projet
le financement de ce type de conseil aux pédagogique et ceux de la mise au point des
projets à fort potentiel et pour lesquels le projets concrets.
BM comporte de nombreuses dimensions à S’agissant de la pédagogie, une première
considérer mais sans perdre de vue l’essen- réaction a été mesurée par le jury de soute-
tiel du projet. Sa mise au point apporte à la nance des plans d’affaires déposés par les
fois une maîtrise et une assurance de ce qui étudiants du 3e cycle. Ce jury est, à peu de
concerne le cœur de l’affaire. On remarque chose près, composé depuis plusieurs
que la finalisation du BM diminue l’in- années des mêmes personnes. Il a été
fluence des parties prenantes ensuite ren- remarquable de constater que, sans être
contrées sur les caractéristiques du projet. avertis du changement de pédagogie et de
En effet, à un certain stade de mise au point l’importance nouvellement accordée à
du BM, après avoir apprécié les attentes et l’élaboration d’un BM, à l’unanimité les
les pouvoirs des parties prenantes (y com- membres ont évalué très positivement et
pris leurs conseillers), les créateur arrêtent spontanément la clarté avec laquelle les
en quelque sorte leur BM et ne l’amendent étudiants présentaient leur projet5. Ce senti-
plus, ou très timidement. Pour utiliser une ment s’est confirmé l’année suivante.
métaphore culinaire, la recette du gâteau est Une deuxième réaction concerne l’équipe
arrêtée, les possesseurs de ressources sont- pédagogique, notamment celle du 3e cycle
ils alors prêts à franchir le pas, à aider le qui s’est explicitement prononcée sur ce
gâteau à grossir pour mieux le partager ? En sujet. Les enseignants appréhendent mieux
fait, la convention semble se stabiliser, ce leur implication et l’impact de leur presta-
qui ne stoppe pas pour autant son évolution. tion dans le projet pédagogique par l’an-
Par exemple, le lancement effectif de l’en- crage de celui-ci dans un processus offrant
treprise et la confrontation avec la réalité du liant dans ce qui était auparavant davan-
des affaires constituent un autre parcours tage une juxtaposition d’interventions. Une
influençant le BM. Si ce dernier est apparu autre manifestation de la satisfaction des

5. Les étudiants soutiennent leur plan d’affaires devant deux ou trois membres. Sur la même demi-journée, plu-
sieurs jurys opèrent en parallèle. La douzaine de membres du jury est réunie après la soutenance pour un compte
rendu.
Business model et création d’entreprise 195

enseignants s’est révélée par une disponibi- S’agissant de l’accompagnement pratique


lité accrue auprès des étudiants, par des porteurs de projet, un premier constat
exemple par des prises de rendez-vous dans satisfaisant est la compréhension des créa-
la mise au point de leur projet. Il n’est peut- teurs à l’égard de l’intérêt à travailler le
être pas déraisonnable de considérer que le BM, dont il faut les aider à saisir le sens, ce
BM joue déjà son rôle de cristallisation qui ne pose finalement pas de problème
entre parties prenantes, ici les étudiants et fondamental. Le propos est certes adapté
leurs enseignants (des possesseurs de res- (ou traduit…) et le BM devient un objet
sources cognitives devenus des parties pre- avec lequel ils sont à l’aise. Cela provient
nantes conseillers). sans doute de son fort ancrage dans le pro-
Un troisième ensemble de réactions est bien blème concret du rassemblement des res-
évidemment celui des étudiants qui, indubi- sources auquel sont confrontés les entrepre-
tablement, ont gagné en compréhension neurs.
dans le montage d’une affaire, notamment Certains porteurs ayant participé à la phase
sur ce qui constitue son cœur tout en com- empirique de la recherche sont accompa-
prenant qu’on ne vend pas une affaire gnés par ailleurs par des organismes spécia-
comme on vend un produit. Leur créativité lisés. L’accompagnement repose sur l’aide
est canalisée par les réactions du terrain et au montage du plan d’affaires, laquelle
devient plus raisonnée et moins naïve. Les comprend essentiellement l’évaluation de
formations dispensées font l’objet d’une l’adéquation porteur-projet, le soutien dans
évaluation à l’aide de grilles remplies ano- la réalisation de l’étude de marché et dans
nymement par les étudiants. Les résultats la réalisation du prévisionnel financier. Le
sont très positifs. Un constat identique travail sur le BM, ancré dans le problème du
émerge des porteurs de projet de création rassemblement des ressources, ne semble
hébergés par l’incubateur régional pour les- pas suffisamment inscrit dans les pro-
quels un programme spécifique est dis- grammes d’accompagnement et de conseil,
pensé. ou est alors réduit à la levée de fonds. Avec
Les étudiants de troisième cycle mesurent le BM, les échanges de valeurs entre parties
concrètement l’aide à l’élaboration et à prenantes sont compris et mieux négociés.
l’expression du BM. La première version Les tableaux servent cette compréhension.
(puisqu’il est appelé à évoluer) étant vali- Mais au-delà de l’identification des parties
dée, l’étudiant étant rassuré et prenant prenantes et des ressources, l’outillage mis
confiance, l’apprentissage peut se reporter en œuvre permet aux entrepreneurs d’ap-
vers les autres éléments de mise au point de préhender les conventions de qualification
l’affaire, notamment la vision stratégique partagées par les parties prenantes dont ils
(avec des pôles de travail concernant le doivent obtenir l’adhésion, par exemple les
montage juridico-financier, les systèmes de conventions du secteur d’activité mais éga-
gestion, etc.) et l’écriture de celle-ci dans lement celles du milieu de la création d’en-
un plan d’affaires. Les anglo-saxons parlent treprise.
du business plan comme d’un « selling Enfin, la réflexion en termes de BM conduit
document », mais ce qui est à vendre est à à préciser le modèle de revenus à l’origine
notre sens le BM. de la valeur générique et à verbaliser
196 Revue française de gestion – N° 181/2008

l’échange de valeur spécifique entre la utiles à celui-ci, en y associant les spécia-


future organisation et chacune des parties listes du marketing pour la conceptualisa-
prenantes. Ce travail sert les exercices de tion de l’offre.
conviction déployés (certains créateurs ont L’autre limite majeure concerne l’exercice
par exemple intégré à leur plan d’affaires de conviction, lequel appelle la mise en
des tableaux et schémas issus du travail place d’un protocole visant à mesurer l’im-
avec le chercheur). Il leur permet égale- pact effectif du travail de construction du
ment, comme dans le cas de Mr H, de faci- BM sur la capacité à convaincre. Les outils
liter l’alignement des proches collabora- aident l’entrepreneur à « penser » son
teurs autour d’une vision partagée de la modèle d’affaires, la présence du chercheur
proposition de valeur, étape nécessaire à la lui donnant aussi l’occasion de verbaliser
naissance de la convention d’effort. celui-ci et lui permettant de se poser des
Une des limites tient au contexte de la créa- questions qu’il n’aurait pas abordé seul.
tion d’entreprise auquel se circonscrit notre Au-delà de l’apport en termes de structura-
travail. Il est sans doute utile de le dépasser tion du projet de création, le travail sur le
pour poser la question de l’utilité du BM BM est un soutien pour l’entrepreneur dans
pour la stratégie de l’entreprise établie, le cadre des exercices de conviction qu’il
comme le font Lecocq et al. (2006). Selon est amené à déployer. En effet, la prise en
ces auteurs, le BM se place à un niveau considération systématique de l’échange de
meso conduisant à la mise en œuvre de valeur lui permet de savoir quels aspects de
nouvelles formes d’organisation de la son projet mettre en avant lorsqu’il doit
chaîne et du réseau de valeur. Ceci est par- remporter l’adhésion du détenteur de res-
ticulièrement valable dans le cadre d’un sources rencontré. Mais il est nécessaire de
entrepreneuriat persistant où les entreprises mettre en place une recherche pour vérita-
créées doivent être managées. Les blement pouvoir affirmer que l’exercice est
chercheurs en entrepreneuriat et en straté- « meilleur » avec notre outillage que sans.
gie sont appelés à se côtoyer pour produire Le travail est en cours, mobilisant les cadres
sur l’entrepreneur stratège et les outils théoriques afférents.

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