Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
sanctions
La Poste face au repérage des malversations de ses agents
Nadège Vezinat
Dans Terrains & travaux 2013/1 (N° 22), pages 77 à 94
Article
étant d’abord tournée vers la prévention des agressions externes (attaques de bureau
de poste notamment), les malversations internes restaient souvent impunies ou
inconnues. Si la réalité des fraudes est difficile à saisir, ce phénomène peut
néanmoins être approché à travers les irrégularités repérées par l’entreprise – ce qui
implique que la victime (qu’elle prenne la forme du client ou de l’entreprise) s’en
rende compte et réagisse.
Parmi les raisons qui ont conduit la Poste à repérer les irrégularités, nous pouvons 4
évoquer : la croissance des cas problématiques, le changement de statut de
l’entreprise et de profil des agents, le positionnement par rapport aux banques ainsi
que la réglementation juridique.
L’absence de trace de malversations dans les archives avant 1970 ne signifie pas 5
qu’elles n’existaient pas, mais seulement qu’avant cette date ces détournements
étaient peu pris en compte par les instances nationales des PTT. Si les
détournements de fonds ont toujours existé, ils se réglaient plutôt à l’échelon local.
Le niveau de malversations n’est en ce sens pas strictement corrélé à l’activité de
répression de ces dernières. Pour qu’une malversation soit associée à une déviance
au sens « d’action publiquement disqualifiée » (Becker, 1985, p. 186), il fallait qu’elle
devienne visible c’est-à-dire qu’elle soit constatée. La Direction des services
financiers commence à se soucier des malversations internes en 1970 et cherche à
comprendre quelles techniques utilisent les agents incriminés.
Repérer les irrégularités constitue donc un enjeu fondamental pour l’entreprise qui 7
veut endiguer ces comportements. Ainsi, en 1988, le chef de service de sécurité et de
contrôle de la Poste note que la prévention de la fraude est orientée vers les
agressions externes et que les détournements internes ont alors pu se développer [4].
Entre 1977 et 1987 le montant des malversations découvertes a dès lors pu
considérablement augmenter (cf. tableau 1). Les fraudeurs demeurant le plus souvent
impunis, un risque de banalisation et donc d’augmentation des fraudes internes est
encouru par l’organisation si elle n’entreprend pas de rétablir une certaine
« morale » parmi ses agents.
Tableau 1 : Sommes détournées par les agents lors de fraudes internes
(1970-1995)
Cela ne signifie pas que la morale des contractuels est moins forte que celle des 9
fonctionnaires mais que cette représentation d’une différence de moralité a conduit
les responsables des services financiers à renforcer les dispositifs de repérage et de
sanctions des déviances.
Les affaires traitées par le Conseil Central de Discipline dans les années 1990 10
concernent majoritairement les malversations financières [5]. Or La Poste cherche à
se faire reconnaître comme une banque à part entière. Elle adopte donc les mêmes
règles déontologiques que ses concurrentes et traite ceux qui iraient contre ces
règles comme des déviants dont elle doit « se débarrasser ». L’ensemble du secteur
bancaire a en effet cherché à réguler collectivement les risques encourus. Le
renforcement des fonctions d’audit et de contrôle avec les accords de Bâle II [6] est
venu concrétiser l’encadrement juridique des agissements frauduleux. Mais ceux-ci
s’adaptant au fur et à mesure que les contrôles les mettent à jour, le droit a souvent
eu un temps de retard sur les actes déviants en constante adaptation. Les fraudes
postales ont donc conduit la direction des services financiers à prendre conscience
du vide laissé concernant les règles à suivre en matière de déontologie et à mettre en
place des dispositifs de repérage des malversations.
Les dispositifs de repérage des irrégularités sont de plusieurs ordres, ils relèvent de 11
l’informatisation, des contrôles croisés mis en place, d’un corps d’enquête
spécifique, d’une déontologie fournissant des normes à respecter ou encore de
l’étude des techniques des fraudes afin de les contrecarrer. Les agents coupables de
malversations financières utilisent notamment deux grands procédés : soit
l’enregistrement d’un remboursement fictif (quand les signatures sont imitables, le
fraudeur établit des bulletins, les signe et les transmet contre un paiement qu’il
encaisse), soit la conservation ou la diminution du montant d’un versement (le
fraudeur majore la pièce comptable avec encaissement de la différence en cas de
retrait d’une somme importante ou alors la détourne quand la somme est minime
pour la réutiliser ensuite à son profit) [7].
Dans les années 1970, les agents des PTT s’occupant de l’activité financière 12
appartiennent au corps des receveurs mais ces derniers sont peu à peu remplacés
par des agents affectés à cette fonction au cours des années 1980 et c’est avec l’un
d’eux qu’un détournement de grande ampleur a été mis au jour en 1986. Cette affaire
a permis à l’organisation postale d’établir quelles circonstances favorisent les
fraudes. Celle-ci est le fait d’une guichetière qui « s’efforçait d’obtenir la garde d’un
maximum de livrets » dans un village de 350 habitants avec une proportion importante
de personnes âgées, d’invalides et d’étrangers. La personnalité de l’agent et son
degré d’intégration sociale semblent jouer un rôle dans ce type de malversation. Si
162 comptes (sur 350 habitants) et une somme de 2 600 000 F ont pu être escroqués,
c’est parce qu’elle avait la confiance du village et un fort ascendant sur ses collègues :
« elle ‘étouffait’ ses collègues, […] et s’était rendue l’interlocuteur obligé pour les opérations
financières qu’elle effectuait hors de [leur] vue (dans le bureau du conseiller financier, à son
domicile ou à celui des clients). Participant à toutes les activités du bureau, mêmes à celles dont
elle n’était pas chargée, elle avait main mise sur la comptabilité de fin de mois. » [8]
Techniquement, les transferts d’argent s’effectuaient au moyen de pièces
comptables (les documents de retrait notamment) en format papier signées par le
client. Les versements ou retraits apparaissaient alors en miroir sur leurs livrets
d’épargne – qui n’étaient pas encore dématérialisés.
« […] je connais tout des gens. Enfin tout ce qu’ils ont bien voulu me dire ! Et s’ils ne veulent 17
pas me le dire, je le note aussi, pour me couvrir ! S’ils ne m’ont pas donné les renseignements,
je ne peux pas leur faire de conseil, mais je dois dire pourquoi je n’ai pas pu conseiller. On est
dans un monde procédurier et on est obligé de se couvrir dans tous les sens du terme. […] Et
[12]
donc si la personne ne veut pas tout dire, on doit le marquer. »
Dans le cas de l’erreur, les fausses déclarations d’activité concernent plutôt les 22
agents les plus jeunes, ceux qui ne connaissent pas les règles et procédures postales.
En général, un premier acte non conforme intervient par accident mais s’il n’est pas
détecté tout de suite, il peut devenir une habitude et l’irrégularité s’installe jusqu’à sa
découverte, quand cette dernière a lieu. La mise en place de formations plus
poussées (BTS en apprentissage avec la Poste) et, à partir de 2001 – quand a été mis
en place le statut de cadre professionnel – le recrutement de diplômés déjà formés
(BTS Banque ou Force de Vente) permet à la direction des services financiers de
limiter ce comportement chez ses contractuels. Avec un niveau de qualification qui
augmente et une socialisation bancaire faite en amont, les erreurs sont amenées à
être moins nombreuses. Le plus souvent, ces affaires se résolvent au niveau local et
en interne, elles ne sont donc pas portées devant le Conseil Central de Discipline
pour les fonctionnaires ou la Commission Consultative Paritaire départementale
pour les contractuels [17].
Sans être de véritables données longitudinales, les archives permettent de savoir qui 24
est l’agent incriminé (statut d’emploi, grade, ancienneté, sexe), s’il est un récidiviste,
de connaître sa sanction et les circonstances de l’irrégularité afin de comparer la
réprobation de l’entreprise en constatant des différences de sanctions entre des faits
proches. L’entreprise ne peut pas savoir s’il y a volonté de frauder mais elle peut
trouver des signes lui permettant de projeter son sentiment d’un comportement
intentionnel ou non. Ainsi l’adoption délibérée d’un comportement jugé déviant
(discrétion par exemple) permet de juger a posteriori si le comportement était
intentionnel ou accidentel. L’intentionnalité est alors de fait plus sévèrement punie
car elle autorise l’entrée dans la carrière déviante c’est-à-dire la récidive.
Cependant, même quand l’intention frauduleuse est avérée, nous allons voir que 25
certains agents sont davantage excusés que d’autres par l’entreprise, même si les
sanctions à leur égard restent lourdes.
Les spoliations et les abus de confiance sont des malversations complexes à mettre 32
en œuvre sans être découvertes. Ces fraudes sont par conséquent le fait d’agents
expérimentés, qui connaissent les procédures et peuvent espérer les contourner sans
se faire prendre (en sachant comment repasser derrière la comptable ou détourner
les pièces comptables). Ce type de fraudeur, sans circonstances atténuantes, encourt
les sanctions les plus graves. Ainsi un agent accusé d’un détournement de fonds
dont le mobile établi à l’issue de l’enquête est le « jeu » vis-à-vis de la fraude s’est vu
révoqué malgré ses difficultés financières et une épouse atteinte d’une maladie
invalidante. Ces difficultés objectives n’ont pas été jugées « atténuantes » car elles ne
semblaient pas être la cause de son acte.
« Melle C. qui a persévéré dans ses errements s’est montrée particulièrement butée et 35
dissimulatrice. Elle n’a admis ses malversations que lorsque l’enquête les a faites ressortir.
Les faits qui lui sont reprochés sont d’une extrême gravité [détournements effectués sur des
livrets dont les titulaires étaient très âgés ou même décédés], et elle ne mérite plus la confiance
de l’Administration.
[27]
Le Chef de service propose donc que la sanction de la révocation lui soit infligée. »
Conclusion
[1] Les malversations internes peuvent être de plusieurs sortes : vol, détournement de
fonds ou de stocks. Le détournement de fonds correspond à l’appropriation
frauduleuse par un agent des PTT de sommes confiées par un tiers.
[3] CAC 19980498 art. 14, La Poste, Direction des Clientèles Financières, « Pertes
financières : fraudes, malversations internes, découverts CCP-CNE », Bilan 1993, p.
6.
[4] CAC 19980498 art. 14, Ministère des Postes et Télécommunications, DGP, Service
de sécurité et de contrôle de la poste, Note « Caisse nationale d’Épargne-
Prévention et gestion du risque », 30 mars 1988.
[5] DRH, DOIGRH, « Prévenir les manquements internes à la probité. Guide à l’usage
des chefs d’établissements, de l’encadrement et de la maîtrise », mai 1997, p. 7.
[6] Bâle II est un dispositif pour mieux appréhender les risques bancaires. Il classe les
risques opérationnels en sept catégories dont celle de fraude interne. Devenue une
directive européenne en juin 2006, son but est l’uniformisation des bonnes
pratiques bancaires.
[7] CAC 19980498 art. 14, Ministère des Postes et Télécommunications, DGP/DSF, 9
février 1973, Lettre circulaire du Directeur des Services Financiers aux Directeurs
régionaux des services postaux.
[8] Ibidem, Note pour le Directeur des Services Financiers, Service de sécurité et de
contrôle de la poste, 30 mars 1988.
[9] CAC 19980498 art. 14, Compte rendu réunion du 2 juin 1988, M. Marguerit. Objet :
Problèmes de sécurité et d’escroqueries liés aux opérations de Caisse Nationale
d’Epargne.
[11] Homme, né en 1960, fonctionnaire, bac +2, entré à la Poste en 1981, responsable
départemental sûreté-sécurité.
[13] Cela ne signifie pas qu’aucun tribunal n’ait été impliqué mais seulement que les
archives de l’entreprise n’ont pas répertorié les sanctions pénales prises à
l’encontre des fraudeurs.
[14] CAC 19980498 art. 14, Prévention malversations internes. Guide actions de
détection et de prévention, 1996, Affaire du 23 décembre 1994 avec le Comptable
Départemental.
[16] Ibidem.
[18] Il ne prend donc pas en compte les « accusés à tort » tels que Becker les avait
identifiés pour les fumeurs de marijuana et qui peuvent exister pour les individus
soupçonnés de fraude mais « innocents ».
[21] Fonds personnel Nadège Vezinat, DRH, « Prévenir les manquements internes à la
probité. Guide à l’usage des chefs d’établissements, de l’encadrement et de la
maîtrise », Mai 1997, p. 16.
[22] CAC 19980498 art. 14, La Poste, Direction du Contrôle Général, Rapport du Groupe
de Travail Jean Stocki, Avril 1995, « Pour une politique de prévention et de
dissuasion des manquements internes en matière de probité », p. 21.
[23] Ibidem.
[24] Ibidem.
Plan
Pourquoi repérer l’irrégularité ? Des malversations financières invisibles aux
comportements « déviants »
Punir les déviants : typologie des irrégularités et mise en œuvre des sanctions
L’agent en situation d’irrégularité par erreur
La fraude par nécessité
La fraude par choix
Conclusion
Bibliographie
Références
Godechot O., 2001. Les traders, essai de sociologie des marchés financiers, Paris, La
Découverte.
Loriol M., 2012. La construction du social. Souffrance, travail et catégorisation des usagers
dans l’action publique, Rennes, PUR.
Montagne S., 2012. Investir avec prudence : les usages d’un impératif juridique par
les acteurs du capitalisme financiarisé, Sociologie du travail, 54(1), 92-111.
Prechel H., Morris T., 2010. The Effects of Organizational and Political
Embeddedness on Financial Malfeasance in the Largest U.S. Corporations:
Dependance, Incentives, and Opportunities, American Sociological Review, 75, 331-354.
Reynaud J.-D., 1997. Les règles du jeu, L’action collective et la régulation sociale, Paris,
Armand Colin.
Salon S., 1969. Délinquance et répression disciplinaire dans la fonction publique, Paris,
Librairie générale de droit et de jurisprudence.
Sheinman L., 1997. Ethique juridique et déontologie, Droit et société, 36-37, 265-275.
Terré D., 2004. Droit, morale et sociologie, L’Année sociologique, 54 (2), 483-509.
Weller J.-M., 1999. L’État au guichet, Sociologie cognitive du travail et modernisation des
services publics, Paris, Desclée de Brouwer.
Auteur
Nadège Vezinat
nadege.vezinat@ens.fr
Précédent Suivant
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour ENS Paris-Saclay © ENS Paris-Saclay. Tous
droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de
reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article,
de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit.
Cairn.info