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EXTRAIT DU DISCOURS DE GARY BECKER LORS DE LA REMISE DU PRIX NOBEL D’ECONOMIE EN 1992

Texte publié en intégralité dans le Journal des Economistes et des Etudes Humaines, vol.4
n°2&3, Juin/Septembre 1993

(…) 3. Crime et châtiment

J'ai commencé à m'interroger sur le crime dans les années 1960 alors que je me rendais à
l'Université de Columbia pour la soutenance d'un étudiant en théorie économique. J'étais en
retard et j'ai dû décider rapidement entre laisser ma voiture dans un parking payant ou risquer
une contravention pour l'avoir garée illégalement dans la rue. J'ai calculé la probabilité d'avoir
une contravention, l'importance de l'amende et le coût d'une place de parking. J'ai décidé de
prendre le risque et de me garer clans la rue. (Je n'ai pas eu de contravention).

Comme je me dirigeais vers la salle d'examen en marchant le long des bâtiments, il me vint à
l'esprit que les autorités de la ville avaient probablement fait la même analyse. La fréquence des
inspections des véhicules en stationnement et l'importance de l'amende imposée aux
contrevenants devaient dépendre de leurs estimations des calculs effectués par les contrevenants
potentiels comme moi. Bien entendu, la première question que j'ai posée à ce malheureux
étudiant fut d'élaborer le comportement optimal des délinquants et de la police, chose que je
n'avais pas encore faite.

Dans les années 1950 et 1960, les discussions intellectuelles sur 1e crime étaient dominées par
1'opinion qu'un comportement criminel était causé par une maladie mentale ou une oppression
sociale et que les criminels sont des "victimes" impuissantes. Un livre d'un grand psychiatre
était d'ailleurs intitulé "Le crime du châtiment"[11].

De telles idées ont commencé à exercer une influence considérable sur 1a politique sociale, en
même temps que les lois ont été modifiées pour étendre les droits des criminels. Ces
changements ont réduit les craintes et les condamnations des criminels et ont procuré une
protection moindre à la population respectueuse de la loi.

Je n'étais pas en sympathie avec l'hypothèse selon laquelle les criminels ont des motivations
radicalement différentes du reste de 1a population. J'ai étudié plutôt les implications théoriques
et empiriques de l'hypothèse que le comportement criminel est rationnel [12], mais une fois
encore, "rationalisé" ne signifiait pas matérialisme étroit. Elle reconnaissait que beaucoup de
gens étaient contraints par des considérations morales et éthiques et qu'ils ne commettaient pas
de crimes, même si ceux-ci leur étaient profitables et ne pouvaient être découverts.

Toutefois, la police et les prisons seraient inutiles si de telles attitudes prévalaient toujours. La
rationalité supposait que certains individus deviennent des criminels parce qu'ils comparent les
récompenses financières d'un crime et d'un travail légal, en tenant compte de la probabilité
d'être appréhendés et condamnés, et de la sévérité de la peine.

La quantité de crimes est non seulement déterminée par la nationalité et les préférences des
criminels potentiels, mais également par l'environnement économique et social, créé par les
politiques publiques, et qui comprennent les dépenses de police, les peines pour les différents
crimes, les offres d'emploi, d'éducation et de formation. En clair, le type d'emplois légaux
disponibles, la loi, l'ordre et les peines représentent une partie intégrante de 1'approche
économique du crime.

La dépense publique totale pour la lutte contre le crime peut être diminuée, tout en conservant
inchangée l'espérance mathématique de la peine, en compensant la réduction des dépenses pour
la capture des criminels par une augmentation suffisante de la peine de ceux qui sont
condamnés. Toutefois, les individus qui ont une préférence pour le risque sont davantage
dissuadés de commettre un crime par une plus grande probabilité de condamnation que par des
peines plus lourdes. Par conséquent, le comportement optimal de l'État devrait compenser la
diminution des dépenses de police et de justice (qui réduisent la probabilité de condamnation)
par une plus grande incertitude sur la peine. L'État devrait aussi considérer la probabilité de
punir des personnes innocentes.

Dans les premiers temps de ma recherche sur le crime, je ne comprenais pas pourquoi le vol est
socialement nuisible alors qu'il semble simplement redistribuer des ressources, le plus souvent
des individus les plus riches vers les individus les plus pauvres. J'ai résolu cette embarrassante
question[13] en reconnaissant que les criminels gaspillent de l'argent en achetant des armes et
la valeur du temps passé à la préparation et la réalisation de leurs crimes, et en reconnaissant
qu'une telle dépense est socialement improductive (c'est ce que l'on appelle maintenant « la
course à la rente »*) car elle ne crée pas de richesse, elle ne fait que la redistribuer par la force.
Le coût social d'un vol pouvait être estimé d'après le montant des dollars volés puisque des
criminels rationnels auraient été disposés à dépenser jusqu'à cette somme pour leurs crimes.
(J'aurais dû ajouter les ressources dépensées par les victimes potentielles pour se protéger).
Une raison pour laquelle l'approche économique est devenue si influente est que le même outil
analytique peut être utilisé pour étudier la mise en application de toutes les lois (la législation
sur le revenu minimum, les lois sur la pollution de l'air, les délits d'initiés et autres violations
de lois sur la sécurité, et les fraudes fiscales). Puisque peu de lois sont respectées
automatiquement, elles nécessitent des dépenses en condamnation et en peine pour dissuader
les violateurs. La commission américaine dénommée The United States Sentencing
Commission a explicitement utilisé l'analyse économique du crime pour développer les règles
devant être appliquées par les juges afin de punir les violateurs des lois fédérales [14].

Les études de la criminalité utilisant l'approche économique sont devenues courantes durant les
vingt-cinq dernières années. On y trouve l'analyse ces peines marginales optimales pour
prévenir des augmentations de la gravité des crimes - par exemple, pour dissuader un
kidnappeur de tuer sa victime (la littérature moderne débute avec Stigler[15] ) et l'analyse de la
relation entre les sanctions privées et publiques des lois[16].

Les amendes sont préférables à l'emprisonnement et autres types de peine car elles sont plus
efficaces. Avec 1'amende, la peine des délinquants est aussi un revenu pour l'État. Les premières
discussions sur des relations entre les amendes et les autres peines ont été clarifiées et
considérablement améliorées [17].

Les évaluations empiriques des effets des conditions carcérales, des taux de condamnation, du
niveau de chômage, de l'inégalité des revenus et d'autres variables sur le taux de criminalité
sont devenues plus nombreuses et plus précises (le premier travail fut réalisé par Ehrlich [18]
et la littérature ultérieure est abondante). Les plus grandes controverses tournent autour de la
question de savoir si la peine capitale dissuade les meurtres, une controverse qui est loin d'être
résolue [19].

[11] Voir Menninger -1966. Voir les travaux novateurs de Bentham et Beccaria -1980
[12] Voir les travaux novateurs de Bentham et Beccaria -1980
[13] N.d.T. traduction du terme américain "rent seeking". * Becker -1968.
[14] United States Sentencing Cornmission -1988.
[15] Stigler -1970.
[16] Voir Becker/Stigler -1974 et Landes/Posner -1975.
[17] Voir, par exemple, Polinsky/Shavell-1984 et Posner - 1986.
[18] Ehrlich -1973.
[19] Voir, par exemple. Ehrlich -1975 et National Research Council -1978.
Beccaria, C. marchese di, (1986), On Crimes and Punishment, 1st ed., translation of Dei
Delitti e delle Pene Indianapolis: Hackett Publishing Co.
Becker, G. S. (1968), "Crime and Punishment: An Economic Approach", Journal of Political
Economy. N°76, pp. 169 -217.
Becker, G. S. & Stigler, G. J. (1974), "Law Enforcement, Malfeasance, and Compensation of
Enforcers", Journal of legal Studios, N°3, pp. 1 -18. Reprinted in G. J. Stigler, Chicago
Studies in Political Economy, Chicago: University of Chicago Press. 1988.
Bentham, J. (1931), Theory of Legislation, New York: Harcourt, Brace.
Ehrlich, I. (1973), Participation in Illegitimate Activities: A theoretical and Empirical
Investigation , Journal of Political Economy, N°81, pp.521-65.
Ehrlich, I. (1975), The Deterrent Effect of Capital Punishment: A Question of Life and Death ,
American Economic Review, N°85, pp.397-417.
Landes, W. M. & Posner, R. A. (1975), The Private Enforcement of Law , Journal of legal
Studies, N°4, p. 146.
Menninger, K. (1966), The Crime of Punishment, New York: The Viking Press.
National Research Council (U.S.), Panel of Research on Deterrent and Incapacitative
Effects, (1978), Deterrence and Incapacitation: Estimating the Effects of Criminal Sanctions
on Crime Rates. Alfred Blumstein, Jacqueline Cohen, and Daniel Nagin, eds. (Washington,
D.C.: National Academy of Sciences).
Polinsky, A. M. & Shavell, S. (1984), "The Optimal Use of Fines and Imprisonment", Journal
of Public Economics, N°24, pp. 89 -99.
Posner, R. A. (1986), Economic Analysis of Law. 3rd ed. Boston: Little, Brown.
Stigler, G. J. (1970), "The Optimum Enforcement of Laws", Journal of Political Economy,
N°78, pp. 526 -36.
United States Sentencing Commission (1992), Federal Sentencing Guidelines Manual.

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