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GALLEZ
2005
Avant-propos
Le titre de ce tome premier suggère un rapprochement, a priori surprenant, entre les textes
de Qumrân ou d’autres du même genre, et le Prophète de l’Islam. L’étonnement peut être motivé
par le fait que ces parentés ou ressemblances ne sont connues encore que de quelques cercles,
quoique beaucoup de chercheurs en aient relevées dans le passé. Il est vrai que ces ressemblances
ne parlent pas par elles-mêmes ; il en est souvent ainsi des intuitions des chercheurs : même
solidement étayées, elles sont rarement significatives et convaincantes si elles ne sont pas
présentées avec suffisamment d’explications cohérentes. Ainsi, nombre de recherches
intéressantes du passé sont restées confinées dans le milieu des spécialistes.
La situation est différente aujourd’hui, du fait du regroupement et de la confrontation
possibles des données disponibles dans les domaines habituellement tenus pour séparés – alors
qu’ils sont intrinsèquement liés. L’analyse de cet ensemble de recherches, dont la présente étude
rend compte, a abouti à des conclusions qui ne sont plus simplement de simples hypothèses bien
étayées. Une perspective globale et cohérente a pris forme, où toutes les données actuellement
disponibles trouvent leur place. A travers les siècles, une continuité apparaît ainsi entre les écrits
trouvés dans les grottes de la mer Morte et les débuts de l’Islam, à la fois aux points de vue de la
pensée et des modes d’expression. Ceci étant, il convient d’apporter deux correctifs immédiats en
vue de préciser de quoi il est question de part et d’autre.
D’une part, les textes dits de Qumrân ne sont pas ce que l’on croit. Ils font partie d’un
ensemble beaucoup plus vaste d’écrits apocalyptiques ou eschatologiques qui sont le produit
d’une même mouvance juive encore trop peu étudiée comme telle aujourd’hui. Dans un premier
temps, il faudra donc retourner à ces textes ainsi qu’aux différents aspects de leur contexte ; une
telle approche multiple est indispensable pour répondre à la question essentielle (tome I, 1 ère
Partie) : qui étaient les auteurs de ces écrits ? En devenant connaissable, leur système de pensée se
prête alors à une analyse systématique qui révèle à la fois la cohérence profonde de l’ensemble du
dossier et certains liens unissant ces textes – surtout les plus récents d’entre eux – et le texte
coranique (tome I, 2de Partie).
D’autre part, ce n’est pas du discours musulman sur le Prophète de l’Islam, qu’il faut
rapprocher l’analyse du dossier dit de Qumrân, mais du proto-islam tel que les islamologues
commencent à le reconstituer aujourd’hui (tome II). Il existe en effet une différence notable : si
Mahomet a joué effectivement un rôle important, ce chef de guerre – dont il est préférable
d’orthographier le nom (ou surnom) à la manière arabe, muh1ammad, du fait qu’il possède une
signification révélatrice que la déformation française ne permet plus d’entrevoir – ne s’est jamais
prétendu prophète pour autant. Par commodité, on continuera cependant à parler du "Prophète
de l’Islam" (l’expression "prophète du proto-islam sera elle évitée – elle serait fautive). Quant à la
mention, dans le titre général, d’un prophète relatif au Messie, elle se comprendra au cours de
l’exposé des deux tomes.
Depuis plusieurs années, une autre histoire s’esquisse ainsi. Un des facteurs qui retarde
encore les ultimes développements de ces recherches est le fait que la signification globale des
convergences est encore trop peu perçue. Une telle difficulté est inhérente à toutes les recherches
modernes, qui, du fait de l’hyperspécialisation, ont le plus grand mal à situer leurs découvertes à
l’intérieur d’un ensemble cohérent et à en percevoir le sens ; souvent, l’éclairage mutuel entre
deux ou plusieurs approches parcellaires y contribue – ce facteur joue un rôle important dans
cette présente étude. L’histoire des religions où elle s’inscrit est une discipline dont le but
principal est normalement de sortir des écueils de l’hyperspécialisation (quoiqu’elle devienne
parfois elle-même une spécialisation de plus) ; c’est dans un tel cadre que la question du sens peut
surgir et éclairer l’ensemble.
La convergence des données émanant des divers domaines impliqués est évidemment la
condition fondamentale d’un tel surgissement. La valeur du fait de converger peut certes toujours
être discutée, mais cela n’offre guère d’intérêt ici. La connaissance que nous avons de n’importe
quel événement du passé ne repose jamais sur une constatation pure et simple de celui-ci –
l’unique "preuve" possible serait de le revivre, ce qui est un rêve –; elle est néanmoins accessible
avec le degré de certitude lié à la quantité des données disponibles, à leur valeur et, bien sûr, à leur
convergence. C’est ainsi qu’en cette étude, des certitudes ont émergé : elles reposent sur des
convergences qui se sont vérifiées de manière continuelle et générale ; et elles concernent des
questions essentielles. C’est à propos de questions secondaires qu’il conviendra de parler selon les
cas de certitudes, de probabilités plus ou moins grandes ou de simples hypothèses.
Vu la variété des angles de vue et des données à aborder, le lecteur pourra parfois ressentir
une certaine dispersion, du moins à la première lecture ; par exemple, on peut se demander la
raison pour laquelle, dans la 1ère Partie de ce tome, les écrits de Flavius Josèphe qui évoquent les
"esséniens" sont si longuement analysés. En fait, il s’agit d’un nœud : les invraisemblances du
"dossier essénien" remontent en effet pour une bonne part à ses écrits, c’est-à-dire non seulement
à la manière dont ils ont été compris mais aussi aux passages concernés eux-mêmes. L’exégèse de
ceux-ci, qui a longtemps été négligée ou jugée inconvenante, s’avère donc indispensable, même si
elle présente un aspect inévitablement laborieux ; l’exposé s’est attelé à en faciliter le suivi au
maximum, comme toutes les fois où il faudra procéder à des analyses exégétiques. Ce sera le cas
dès l’introduction (0.2).
La transposition des caractères arabes ou hébreux suit la pratique consistant à rendre
rigoureusement une lettre par une lettre. Pour ce faire, on fait appel à des signes complémentaires
– également en vue de rendre le diacritisme affectant certaines lettres. Le marquage par un point
indique le caractère emphatique (s1, d1, t1, z1) ; il différencie le h1 arabe ou hébreu, du h qui est une
autre lettre. Le son "ch" est rendu par un š qui ne se distingue graphiquement du s que par un
signe ajouté, ce qui est précisément le cas en hébreu ou en arabe. Le soulignement (b [héb.], t, h
[arabe, différenciant du h1], d, k [héb.]) correspond à un diacritisme indiquant (ou non) une
prononciation particulière de la lettre. Toutes ces transpositions se reconnaîtront sans difficulté
au fur et à mesure ; elles rendent accessibles et claires les indispensables comparaisons.
La convention habituelle ici suivie indique "islam" avec un i minuscule pour désigner la
doctrine religieuse avec tout ce qui s’y rapporte strictement (rites, traditions, etc.) – c’est-à-dire ce
qui était dénommé islamisme au début du 20e siècle encore, et qui est toujours désigné comme tel
en italien (islamismo)1. La majuscule sera réservée à l’Islam en tant qu’ensemble des institutions qui
conditionnent la vie quotidienne. Le but de cette convention est d’écarter toute confusion entre
doctrine religieuse, institutions politiques, et… personnes : car le terme arabe de islâm est même parfois
employé pour désigner également les musulmans, selon une intention qui n’est pas toujours
anodine. Dans ce dernier cas, le terme utilisé sera évidemment celui de musulmans, et nul autre.
Quant aux abréviations, elles se limiteront aux plus usuelles (voir note 1).
Enfin, il importe que soit exprimée ici une profonde reconnaissance à tous ceux qui, de sa
conception à sa réalisation, ont fait avancer ce vaste dossier de recherche, en particulier aux
1
Ce terme de islamisme qui désignait simplement la doctrine islamique a subi un glissement : il a pris le sens
d’extrémisme, suggérant une différence doctrinale par rapport à ce qui serait un islam commun. Ce n’est évidemment
pas sous cet angle doctrinal que l’islam commun – celui des traditions vécues et celui de la majorité des musulmans –
pourra s’en distinguer. Il serait plus judicieux de revenir au sens premier du mot.
Pour le Nouveau Testament, les seules abréviations employées seront celles qui désignent l’ évangile de Matthieu (Mt),
ainsi que les Actes des Apôtres (Ac), les lettres de Paul, Jacques, Pierre et Jean – Rm, 1 ou 2 Co, Ga, Eph, Phil, 1 ou 2
Th, 1 Tm, Tt, He, Jc, 1 ou 2 P, 1 ou 2 Jn –, et l’Apocalypse de Jean (Ap). Les cinq livres formant la Tôra h seront
également désignés par des abréviations – Genèse (Gn), Exode (Ex), Lévitique (Lv), Nombres (Nb), Deutéronome
(Dt) –, ainsi que les deux livres des Chroniques (1-2 Ch), les deux livres des Maccabées (1-2 M), les Psaumes (Ps), le
Cantique des Cantiques (Ct), et le livre de la Sagesse (Sg).
chercheurs qui ont apporté des données ou des éclairages en divers domaines, spécialement à
Antoine Moussali (m. 2003) grâce auquel l’exégèse du Coran a fait un pas décisif, et à Jacqueline
Genot-Bismuth (m. 2004) qui a résolu de manière définitive une difficulté de fond inhérente
depuis des décennies aux questions traitées dans la 1ère Partie (1.3.1).
Introduction :
L’idée de l’influence d’un groupe antérieur sur les origines de la communauté islamique est
on ne peut plus ancienne ; ainsi que nous le verrons, certaines traditions islamiques y font elles-
mêmes allusion, et telle est également la perspective évoquée traditionnellement par les chrétiens
proche-orientaux2. Cet axe de recherche a été désigné et parfois suivi par des spécialistes de
l’exégèse biblique ou patristique ou par des islamologues, les premiers se plaçant à un point de
vue prospectif et les seconds à un point de vue rétrospectif. En fait, les deux points de vue sont
indispensables, non seulement en soi mais parce qu’ils se fécondent mutuellement.
Cependant, que ce soit d’un point de vue ou de l’autre, deux difficultés surgissent
immédiatement. La longueur et la densité de cette introduction tiennent à la nécessité de les
regarder sans attendre, et d’y répondre au moins partiellement par une courte étude aussi
révélatrice qu’emblématique.
L’étude sur les "deux Marie" dans le Coran résout ces deux difficultés à la base, en fondant
radicalement ces pistes de recherche que beaucoup n’ont fait qu’entrevoir et que le reste de ce
travail consistera simplement à exposer aux points de vue prospectif puis rétrospectif. D’une part,
elle est tout à fait révélatrice quant à l’existence d’une tradition bien vivante en laquelle le texte
coranique s’inscrit nécessairement ; d’autre part, elle montre dans quelle direction précise il faut
chercher, même si les étiquettes ne sont pas actuellement adéquates aux indications qu’elle
fournit.
5
Cette étude est parue sous le titre Le Coran identifie-t-il Marie, mère de Jésus, à Marie, sœur d’Aaron ? in DELCAMBRE Anne-
Marie, BOSSHARD Joseph & ALII, Enquêtes sur l’islam, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p.139-151.
6
Miryâm est dite sœur d’Aaron (Ex 15,20) et Aaron est dit frère de Moïse (Ex 7,1; 28,1s; Lv 16,2 etc.) ; les trois sont
dits enfants de ‘Amrâm (Nb 26,59 || 1 Ch 5,29).
7
Par convention, les références au texte coranique seront faites en caractères gras et comme suit : s.19,28 = chapitre
ou sourate 19, verset 28. Autant que possible, nous suivrons la traduction assez littérale de Muh1ammad HAMIDULLAH
(Al-Qur’ân al-majîd / Le saint Coran, 12e éd. [bilingue], 1986) ; au besoin, elle sera corrigée par celle de Régis BLACHÈRE
(1900-1973 – Le Coran, Paris, Librairie orientale américaine, 1957) ou par le travail de recherche exégétique réalisé par
Antoine MOUSSALI (ancien professeur d’arabe à l’Université d’Alger).
8
Littéralement : “Oui, je voue à Toi ce qui [est] dans mon ventre muh1arrar ”. Il ne s’agit pas ici d’un emphatisme par
redondance : “Je te voue… voué ” : le terme de muh1arrar (racine : h1 r r) n’est pas une reprise du verbe principal nadara,
vouer (hébreu nâdar). La racine h1 r r semble inconnue en arabe, mais, selon son sens hébreu (h1ârar, brûler), elle convient
parfaitement ici pour qualifier le "ventre" de la mère de Marie, muh1arrar , desséché [par les ans]. Celle-ci était en effet
âgée et stérile aussi bien selon le Coran (cf. s.19,5) que d’après le Protévangile de Jacques qui en est ici la source possible.
0.2.1 Des explications assez curieuses
Si l’on tient le Coran pour divin – Dieu conservant entre Ses mains son archétype éternel –,
l’erreur n’est même pas envisageable. Ainsi, certains commentateurs musulmans (wahabites
surtout) avancent l’idée que Marie sœur d’Aaron a réellement vécu douze siècles avant d’enfanter
Jésus, tout en gardant une apparente jeunesse (la tradition chrétienne rapporte en effet qu’elle
devint mère très jeune) et sans que personne ne se soit jamais étonné de cette longévité anormale
(Allah éclaire ou aveugle qui Il veut).
Si l’on est sceptique, on cherchera une autre explication. Certains commentateurs
musulmans et quelques islamologues ont ainsi proposé une explication résolvant le problème en
le contournant : l’Aaron, frère de Marie-mère de Jésus selon s.19,28, ne serait pas l’Aaron biblique
des autres passages coraniques, mais simplement un cousin de celle-ci ; de même, le ‘Imrân (
), père de Marie-mère de Jésus selon s.66,12 et s.3,35, serait étranger au ‘Amrâm (mr=m$ i-),
père de Miryâm selon la Bible ; il aurait même changé de nom, car il devrait s’appeler Joachim
selon le Protévangile de Jacques, un texte antérieur de près de cinq siècles au Coran (pour les parties
les plus anciennes). Bref, il y aurait une suite de malentendus ; l’auteur (divin ou non) des trois
passages coraniques ne se serait donc pas vraiment trompé. Mais alors, on est obligé de supposer
que l’auteur judéochrétien du Protévangile, lui, s’est vraiment trompé, substituant le nom de Joachim
à celui de ‘Imrân comme nom du père de Marie.
Une troisième manière de traiter l’erreur apparente est d’en arrondir le côté abrupt :
certains commentateurs, indique Régis BLACHÈRE9, interprètent "sœur d’Aaron" dans le sens de
"descendante d’Aaron". Une telle interprétation pourrait éventuellement se défendre pour "fille" dans
l’expression "fille de ‘Imrân" (s.66,12) ; mais assurément pas pour "sœur d’Aaron" (s.19,28). Et moins
encore pour "femme" dans l’expression "femme de ‘Imrân" (s.3,35), à laquelle le traducteur
HAMIDULLAH donne carrément la signification de descendante de ‘Imrân afin qu’elle convienne à la
mère de Marie. Ainsi, tous les termes sœur, fille, femme, sont interprétés dans le sens de descendante.
Evidemment, si l’on remplace mentalement certains mots par d’autres, "l’erreur" apparente du
texte coranique disparaît effectivement.
Enfin, certains ont pensé à une erreur de bonne foi, due à l’ignorance invincible de
Muh1ammad. Cette explication suppose que Muh1ammad ait été issu d’un milieu païen resté
complètement ignorant du judaïsme et du christianisme malgré des siècles de contacts avec des
juifs ou des chrétiens pour des raisons commerciales. De plus, malgré les rencontres que, comme
caravanier, il fait de juifs et de chrétiens, on doit supposer que, Muh1ammad restait lui-même
ignorant au point de confondre les deux Marie – la mère de Jésus avec la sœur d’Aaron. Au reste,
son ignorance se serait étendue au nom même de Jésus – Yasû ‘ en arabe10 –, de sorte que des juifs
ont pu s’amuser à lui faire prendre ‘Îsa pour son vrai nom11 – c’est seulement sous ce "nom" que le
"fils de Marie" est mentionné dans le Coran. De cette même manière, on veut expliquer les demi-
citations de la Bible et l’imprécision de nombreux récits (par exemple celui de la s.12) : en quelque
sorte, Muh1ammad se serait réinventé l’Ancien et le Nouveau Testament, à partir de ce qu’il aurait
entendu dire çà et là, tout en ne corrigeant jamais ses erreurs relatives aux deux Marie ou au nom
de Jésus. Ainsi, celui que les traditions musulmanes présentent comme ayant dicté le Coran et
9
Cf. BLACHERE Régis, Le Coran (al-Qor’ân), Paris, librairie orientale américaine, 1957 – à s.19,28, au bas de la p.331.
10
Les Arabes chrétiens ont toujours – et bien avant le Coran – appelé Jésus Ya sû ‘ [prononcer : iassou-a],
translittération fidèle de l’hébreu Y e šû a ‘. Pour l’explication de l’appellation coranique de ‘Îsa, voir 1.4.1 \3°.
11
CUTLER TORREY Charles, The Jewish foundation of Islám, New York, Jewish Institute of Religion Press /Bloch, 1933,
p.73. Au 19e siècle, NÖLDEKE semble être le premier qui ait émis cette hypothèse.
ayant organisé autour de lui une nouvelle société aurait été à la fois un grand naïf et un ignorant
entêté.
Il faut avouer que cette dernière "explication" accumule les suppositions contradictoires.
Certes, l’idée de l’existence “d’informateurs juifs et chrétiens de Muh1ammad” n’est pas fausse en soi,
comme l’a montré Claude GILLIOT. Les juifs et les chrétiens d’Orient en ont d’ailleurs toujours fait
état (ainsi que certaines traditions islamiques primitives – nous le verrons à propos de Waraqa en
3.1.5.2), ce qui a obligé les commentateurs musulmans à essayer de retourner ce thème en faisant
de ces "informateurs" les premiers à reconnaître le "prophétisme" de Muh1ammad ; dès la seconde
moitié du 8e siècle, ils les imaginent même de préférence esclaves, car
“comment des esclaves, appartenant aux couches défavorisées et de plus "baragouinant" un
mauvais arabe, auraient-ils pu être d’un secours quelconque à Muh1ammad pour établir cette
"merveille" écrite en un arabe "pur et inégalable" qu’est le Coran ?”12.
Cependant, il n’est pas plausible d’utiliser ce thème des "informateurs" (bien mal informés
eux-mêmes) pour expliquer les erreurs et inexactitudes apparentes du texte coranique. Le chef de
guerre que fut Muh1ammad ne peut pas avoir été quelqu’un de naïf, d’ignare et de mal renseigné.
Quant aux citations coraniques de la Bible qui paraissent tronquées, il faudrait se demander
si elles ne proviennent pas de quelque part, ce que la sourate 12 illustre justement : elle n’est pas
un récit déformé mais un commentaire de l’histoire du Joseph biblique, dont des sources sont connues
depuis longtemps ; de plus, ce commentaire suppose que les auditeurs devaient déjà connaître
oralement le récit, sans quoi la sourate leur aurait été incompréhensible, explique Alfred-Louis de
PRÉMARE :
“Toutes les indications données par les auteurs musulmans anciens rejoignent ce que le récit
coranique sur Joseph, entre autres, nous révèle de son côté : les éléments narratifs de base tels qu’ils
apparaissent dans la Bible ou dans les commentaires midrachiques en sont connus des rédacteurs et
des destinataires”13.
Cette situation de connaissances orales préalables concerne le texte coranique assez
généralement, comme John WANSBROUGH l’a également fait remarquer :
“On peut supposer en effet que le public auquel l’écriture musulmane était destinée, était capable de
pallier les détails manquants”14.
L’hypothèse d’une erreur de la part de Muh1ammad n’est donc aucunement plausible.
12
Claude GILLIOT ajoute que ce souci apologétique “n’en est pas encore rendu aux théories futures sur l’inimitabilité
(i ‘jâz) du Coran” – qui apparaissent au début du 9 e siècle (Les "informateurs" juifs et chrétiens de Muh 1ammad, in Jerusalem
Studies in Arabic and Islâm, n r 22, Hebrew University, 1998, p.115.118).
13
Prémare A.-L. de, Joseph et Muhammad. Le chapitre 12 du Coran, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de
Provence, 1989, p.31.
Cette sourate Joseph a été considérée comme infidèle au "texte" primitif par certains groupes kharijites et par Ibn
Mas‘ûd (p.164). En soi, elle constitue une réinterprétation de l’histoire du Joseph biblique sous l’angle de la Toute-
Puissance souveraine de Dieu. Mais treize ou quatorze (de PRÉMARE) commentaires de longueur variée viennent
rompre le cours de son exposé, essentiellement pour affirmer plus encore cette "Toute-Puissance" ; ces
commentaires relèveraient d’une époque postérieure aux premières rédactions, lorsque la “composition finale” se
conforma à
“ce qui était rapporté de Muh1ammad dans les traditions qui furent à la source du H1adît et de la Sîra” (p.166).
14
Relativement à la s.12, John E. WANSBROUGH remarquait encore :
“L’histoire coranique de Joseph exige, pour échapper à l’accusation de non sequitur [c’est-à-dire d’incohérence],
un minimum de compléments” – que les commentateurs fournissent généralement en puisant dans les
commentaires juifs (Quranic Studies. Sources and methods of scriptural interpretation, Oxford /New York, Oxford
University Press, 1977, p.1 et 134).
Mais alors, s’il n’y a pas "d’erreur", pourquoi le texte coranique identifie-t-il délibérément
les figures des "deux Marie" ? Que veut-il dire ainsi ? A une exception près15, personne à ce jour
ne semble avoir soulevé cette question simple, qu’il faut évidemment préciser ainsi : une tradition
(juive) aurait-elle existé qui identifie ou, du moins, rapproche les "deux Marie" ?
En disant : “ De Gaulle, c’est Louis XIV ”, on ne prétend pas que le Roi Soleil a vécu trois
siècles et s’est métamorphosé en général d’une armée républicaine ; on tend à identifier deux
"figures" de l’histoire de France, en vertu d’une analogie fonctionnant à l’intérieur d’un jeu de
références culturelles. De la même manière, en disant que la Vierge Maryam ( ) est la
(nouvelle) Miryâm biblique (My+ r m1) – deux noms écrits avec les mêmes consonnes mrym –, on ne
prétend assurément pas que les deux personnages n’en formaient qu’un, mais qu’un trait commun
important unit leurs "figures" à l’intérieur d’une certaine tradition culturelle. Quel trait et dans
quelle tradition ?
Indubitablement, la culture de référence de cette analogie entre les "deux Marie" est celle
que partageaient les premiers chrétiens : les textes évangéliques écrits en grec, se référant à la
Septante juive, témoignent d’une telle analogie, puisque les "deux Marie" sont identiquement
appelées Mariam (avec un m, selon la prononciation araméenne qui sera celle de l’arabe), et
qu’elles sont les seules à l’être – les autres "Marie" des Evangiles sont dénommées Maria (sans m).
Un texte peu remarqué de l’apôtre Paul donne la clef de cette analogie d’une manière lapidaire qui
ne suffit plus au lecteur venant deux millénaires plus tard. Voici ce passage de la Première Lettre
aux Corinthiens qui se rapporte aux Hébreux traversant le désert sous la conduite de Moïse :
“Nos pères... ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer, tous ont mangé le même
aliment spirituel et tous ont bu le même breuvage spirituel. Car ils buvaient à un rocher spirituel qui
les suivait : ce rocher, c’était le Christ” (1Co 10,3-4).
Dans ce passage, Jésus est comparé au rocher servant de puits, qui suivait les Hébreux dans
le désert. De quel "rocher-puits" s’agit-il ? Ceux qui ont eu l’occasion de voir les fresques de
Doura-Europos (qui se trouvent aujourd’hui à Damas) peuvent s’en faire une idée. Les
descriptions de ce "rocher" ne manquent pas dans la littérature rabbinique, par exemple dans la
Tosefta qui, écrit Jules LEROY,
“rapporte la révélation d’un puits faite à Miriam. Celui-ci suivait les Israélites durant tout leur
voyage à travers le désert. Il se plaçait au milieu du camp devant le Tabernacle chaque fois qu’on
s’arrêtait pour prendre un repos. Moïse et les anciens sortaient alors de leur tente et chantaient le
"Chant du puits". Alors le puits répandait ses eaux qui divisaient le camp en douze parties. C’est
cette scène qui est ici reproduite fidèlement [sur la fresque]”16.
La légende dont la Tosefta se fait l’écho est très antérieure à notre ère : elle s’enracine dans
une lecture un peu spéciale de Nb 21,19 en hébreu où, par le jeu d’une voyellisation possible, on
peut très bien lire à propos du puits que Dieu donna aux Israélites :
“C’est un don (mattanah) qui va des ouadis (nah1aliel) aux hauts-lieux (bamot)”.
Ce puits les suivait donc partout, et, comme il était question en Nb 20,11 du rocher-source
que Moïse frappa, on en a déduit que ce rocher se transforma en "puits baladeur". Ce bienfait très
particulier, les pieux commentaires l’attribuèrent à la ferveur de la prière de Miryâm. Une telle
15
Il s’agit d’Alfred HAVENITH qui a passé une partie de sa vie en Syrie et que nous avons rencontré (Les Arabes
chrétiens nomades au temps de Mohammed, Louvain-la-Neuve, Centre Cerfaux-Lefort, 1988).
16
LEROY Jules, Les fresques de Doura-Europos in Bible et Terre Sainte, 1967, n° 88, p.11.
tradition était déjà très ancrée à l’époque de Paul et des Antiquités bibliques, puisqu’on peut lire en
celles-ci :
“Après le trépas de Moïse, la manne cessa de descendre sur les fils d’Israël, et ils commencèrent
alors à manger les fruits du pays. Tels furent les trois dons que Dieu fit à son peuple à cause des
trois personnages : le puits d’eau de Mara en faveur de Marie ; la colonne de nuée en faveur
d’Aaron ; et la manne en faveur de Moïse. Mais une fois disparus les trois [personnages], ces trois
[présents] furent retirés [aux fils d’Israël]”17.
L’allusion de Paul en 1Co 10,3-4 retrouve ainsi la clarté qu’elle avait au premier siècle pour
le lecteur judéochrétien. Maryam, mère de Jésus, est la nouvelle Miryâm, sœur de Moïse, en ceci 18
que, si Miryâm a valu l’eau de la vie au peuple hébreu assoiffé dans le désert 19, Maryam vaut
aujourd’hui, au peuple universel, l’eau vive du salut qu’est Jésus, “source d’eau jaillissant en vie
éternelle” selon un symbolisme mis sur les lèvres de Jésus lui-même en Jean 4,14. Pour Paul, Jésus
est donc comme le nouveau puits-rocher qui suit le nouveau peuple partout où il se trouve.
La problématique de l’eau et du puits ne forme pas le seul parallélisme qui peut être relevé
entre les "deux Marie". La comparaison de l’évangile de Luc avec les Antiquités bibliques permet de
mettre en évidence un second parallélisme. Comme en Luc, on y trouve l’annonce par un ange
d’une naissance prochaine ; mais cette annonce s’adresse à Miryâm et concerne la naissance de
son frère Moïse :
“L’esprit de Dieu fondit sur Marie, une nuit, et elle vit un songe qu’elle raconta le matin à ses
parents : J’ai vu une vision cette nuit. Voici qu’un homme vêtu de lin se tenait là. Il me dit : Va dire à tes
parents : Voici, ce qui naîtra de vous sera rejeté dans l’eau [allusion à la signification du nom de
Moïse], car par lui, l’eau sera asséchée ; je ferai par lui des signes et je sauverai mon peuple ; c’est lui qui en
assurera toujours la conduite. Marie raconta le songe, mais ses parents ne la crurent pas”(9,10) 20.
17
PSEUDO-PHILON, Antiquités bibliques, t.I, XX, 8, Sources Chrétiennes n° 229, Paris, Cerf, 1976, p.171.
18
Pour sa part, R. LE DÉAUT a mis en évidence certaines expressions mineures de l’analogie existant entre les "deux
Marie", par exemple le fait que le Codex Néofiti (vers 150 en Palestine) présente Miryâm comme ancêtre de David :
de son union avec Caleb naît la "Maison de David" ; de la sorte, elle peut préfigurer Marie, mère du Messie davidique
qu’est Jésus (Miryam, sœur de Moïse et Marie, mère de Jésus, in Biblica n° 45, 1964, p.198-219). Le fait que les "deux Marie"
se situent toutes deux dans l’ascendance du Messie, constitue un aspect tout de même très marginal de l’analogie.
19
Une telle tradition était encore vivante chez les chrétiens de Perse au 4 e siècle comme en témoigne APHRAHATE:
“Au moment où mourut Miryâm, il n’y eut plus d’eau à boire pour le peuple” ( Les exposés 23,4 [= II, 16], t.2,
trad. Marie-Joseph PIERRE, S.C. n° 359, Paris, Cerf, 1989, p.886).
APHRAHATE pourrait être le surnom de Jacques, Evêque de Nisibe, un surnom signifiant Sage en persan ; ses Exposés
furent écrits entre 336 et 345. La permanence de cette tradition peut s’expliquer par le fait que la majorité des
chrétiens de Perse descendent des judéochrétiens (et continuent à parler l’araméen).
20
PSEUDO-PHILON, Antiquités bibliques, t.I, IX, 10, S.C. n° 229, Paris, Cerf, 1976, p.111-112 || in La Bible. Ecrits
intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, p.1259.
Un texte semblable se lit in GINZBERG Louis, The legends of the Jews, vol.II, Philadelphia, 1910, p.264 :
“Dis à ton père et à ta mère, dit [l’homme vêtu de lin fin], que celui qui leur naîtra sera jeté dans les eaux, et
par lui les eaux seront asséchées ; il fera des prodiges et des miracles et il sauvera mon peuple Israël, et sera
leur chef pour toujours”.
Dès sa naissance, Moïse est cause de prodiges : une lumière rayonne dans toute la maison, et, à un jour, il se met à
marcher et à parler (ibidem).
Dans le récit parallèle du Talmud (Sot1a 11a), indique Frédéric MANNS, c’est le mot Šekîna h [š : prononcer ch] ou
Présence divine que l’on trouve à la place de "l’Esprit de Dieu" (La prière d’Israël à l’heure de Jésus, Jérusalem, Franciscan
Printing Press, 1986, p.77).
La ressemblance avec l’annonce faite à Marie dans le récit évangélique est frappante :
“Or, au sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu... à une vierge promise en mariage à un
homme nommé Joseph, de la famille de David ; et le nom de cette vierge était Marie. L’ange entra
auprès d’elle et lui dit : ... Ne crains pas, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu vas être
enceinte, tu enfanteras un fils et tu l’appelleras du nom de Jésus... Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de
David son père ; il régnera pour toujours sur la famille de Jacob, et son Règne n’aura pas de fin... L’Esprit
Saint viendra sur toi... Celui qui naîtra sera appelé fils de Dieu... Car rien n’est impossible à Dieu” (Luc
1,26-37).
Dans les deux textes21, il est question de l’Esprit de Dieu, du messager qu’est l’ange "vêtu
de lin" (Gabriel22), de la mission de l’enfant à naître, et du rôle de chef qu’il assumera pour
toujours. Quant à l’affirmation de l’éternelle conduite du peuple de Dieu par Moïse, elle semble
être une réponse à l’évangéliste Matthieu qui affirme l’éternelle conduite par Jésus de “son
peuple” (Mt 1,21).
Il semble bien en effet que le livre des Antiquités bibliques, pseudépigraphe attribué à PHILON
d’Alexandrie, soit postérieur – au moins en ce passage 23 – au récit lucanien ; du reste, si,
globalement, ce PSEUDO-PHILON était antérieur à notre ère, il constituerait le seul cas connu
d’attribution d’une œuvre antique à un auteur postérieur à l’œuvre elle-même – ce qui est peu
vraisemblable. De plus, un tel récit se lit également chez FLAVIUS JOSÈPHE24, donc largement après
70 de notre ère, avec une variante : là, le message de l’ange ne s’adresse pas à Miryâm mais à son
père, ‘Amrâm. Cette variante serait sans doute à rapprocher des éléments avancés en Mt 1 où
c’est au père légal de Jésus, Joseph, que l’annonce est faite par l’ange.
Enfin, la littérature juive tardive dote Miryâm de quelques traits typiques de la mère de
Jésus selon la vision chrétienne : Miryâm mourut sans péchés et son corps fut préservé de toute
corruption25. Ces caractéristiques ne se retrouvent pas dans le Coran.
21
Une différence importante entre les deux textes mérite d’être relevée : dans les Antiquités bibliques, Dieu dit que
Lui-même va sauver son peuple, tandis qu’en Luc, c’est le fils de Marie qui sauvera, en vertu de la signification de son
nom : Jésus-Il sauvera – ainsi que l’évangile de Matthieu le précise expressément à propos du nom que Joseph devra
donner à son fils légal : “ Y ešû a ‘, car lui sauvera son peuple de ses péchés : ’Ihsoàn. aÙtÕj g¦r sèsei tÕn laÕn
aÙtoà ¢pÕ tîn ¡martiîn aÙtîn ” (Mt 1,21).
22
L’homme vêtu de lin [de Ezéchiel 9,11s] est identifié à l’Ange Gabriel dans une tradition juive que rapporte le
Midraš Tanh1umah de BUBER, 3,84. Selon la compilation de Louis GINZBERG, l’identification entre Gabriel et "l’homme vêtu
de lin" annonçant la naissance de Moïse était une donnée rabbanite commune (The legends of the Jews, vol.V, Philadelphia,
1934, p.396 /note 40).
23
Le livre des Antiquités bibliques est composite. Dans son état final, il est postérieur à 70, indique Jean H ADOT, qui
précise que le récit de l’annonciation miryamique constitue “le premier temps d’une présentation miraculeuse de la naissance de
Moïse” (Ecrits intertestamentaires…, p.CIX.1258) ; c’est dans le mouvement rabbinique qu’une telle présentation s’était
développée.
En vue d’une datation, il faut considérer aussi que le récit de l’évangéliste Luc est simple dans son jeu de références
bibliques, tandis que celui des Antiquités bibliques est porteur d’allusions à des écrits non bibliques et tardifs. C’est
pourquoi P.-M. BOGAERT indique une datation clairement tardive de l’ensemble du livre : les Antiquités bibliques
seraient du milieu du premier siècle après J.-C. (S.C. n° 229, Paris, Cerf, 1976) ; elles seraient même de la fin de ce
premier siècle de notre ère, selon Albert-Marie D ENIS et Jean-Claude HAELEWYCK (Introduction à la littérature judéo-
hellénistique, t.2, Turnhout-Paris, Brepols, 2000), qui remarquent que la Loi (la Torah) commence à y prendre une
place centrale, comme on le voit seulement dans le judaïsme rabbanite postérieur au premier siècle (la Loi y est dite
éternelle, Ant.bibl., 11,2, vie et lumière, 33,3, etc.). Selon A. ZERON, les Antiquités Bibliques dateraient du 3e siècle de notre
ère (Erwägungen zu Pseudo-Philos Quellen und Zeit in Journal of Semitic Studies 11 [1980], p.38-52 – cité par Frédéric MANNS,
La prière…, p.77, en note).
24
FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités juives, II, 9,215.
25
Respectivement in GINZBERG Louis, The legends…, vol.III, p.444 ; vol.II, p.148 et vol.IV, p.272.
En revanche, le Coran offre un récit d’Annonciation à la mère de Jésus, dont trois éléments
ne renvoient pas au récit de Luc mais témoignent d’une autre source ; voici l’essentiel du passage :
“Nous lui envoyâmes Notre esprit, lequel prit, pour elle, la forme d’un homme accompli... Elle dit :
Comment y aurait-il un garçon pour moi quand aucun homme ne m’a touchée et que je ne suis pas
une prostituée ? Il dit : Comme cela ! Ça M’est facile, dit ton Seigneur. Et Nous ferons de lui un
signe pour les gens...
Puis elle vint avec le bébé le porter à son peuple. Ils dirent : Ô Maryam, tu en es venue à une chose
énorme... [v.28]. Elle fit alors un signe vers le bébé... [qui dit] : Je suis vraiment l’esclave de Dieu...”
(s.19,17b-30 – traduction Hamidullah).
Les trois éléments non lucaniens sont, dans l’ordre : la réfutation des accusations de
prostitution, apparues dans certains milieux rabbiniques au 2 e siècle26 ; l’allusion aux signes que
Dieu va accomplir par l’enfant, ce qu’on lit dans le récit de l’Annonciation de Moïse des
Antiquités bibliques, cité plus haut ; et le fait que Jésus ait parlé dès sa naissance, conformément à
ce qu’on trouve dans les Evangiles de l’enfance et en particulier dans la Vie de Jésus en arabe (28,4)27.
26
Dans les deux Talmud-s (et dans la Tosefta Hullin), Jésus est appelé Ješu fils de Pantera, Pantera étant présenté comme
un soldat romain. Comme dit le Coran, “Ils ont dit contre Marie une immense infamie” (s.4,155).
27
Cf. BOVON François & GEOLTRAIN Pierre, Ecrits apocryphes chrétiens, Gallimard, 1997, p.223.
28
Les neuf occurrences (dont deux doubles) où le Coran indique que le Messie-masîh1 est Jésus, sont : s.3,45 ;
4,157.171.172 ; 5,17 (2 fois).72 (2 fois).75 ; 9,30.31 (concernant le sens du terme masîh1, voir note Erreur : source de la
référence non trouvée).
29
De ces occurrences du mot masîh1 désignant Jésus, quatre présentent la formule “le Messie-Jésus” (al-masîh1 ‘Îsa) :
s.3,45 ; 4,157.171 ; 5,17.
30
En fait, si les Yahûd “ne l’ont pas tué”, explique le texte coranique, c’est parce que “quelque chose qui lui ressemble” a
été “substitué” et crucifié à sa place (s.4,157 ).
retiré de ce monde au Ciel, où il se trouve en quelque sorte tenu en réserve pour le Jour du
Jugement31.
Alors, dans quelle tradition s’inscrivent le Coran et sa tradition des "deux Marie" ?
Il doit s’agir d’une part d’une tradition bien vivante, non seulement pour l’auteur du texte,
mais nécessairement aussi pour ceux qui l’écoutent ; et d’autre part, elle n’est manifestement ni juive-
rabbinique ni chrétienne32. C’est à découvrir cette tradition – celle également de nombreux
apocryphes dont nous parlerons – qu’est consacré ce premier tome. Elle s’impose comme un fait
aussi incontournable que l’identification faite entre les "deux Marie" dans le Coran est indéniable.
D’aucuns avaient entrevu l’existence d’une telle tradition et ont cherché à la préciser à l’aide
des documents disponibles à leur époque. Des parallélismes textuels d’ordres divers ont ainsi été
mis en lumière entre le Coran et des textes juifs ou "judéochrétiens" très anciens, que ce soit les
évangiles de l’enfance (s.3,49 ; 5,110 ; 19,30-32), la jurisprudence talmudique (qui permet d’avoir
quatre épouses, s.4,3), des commentaires midrachiques33, ou d’autres textes encore34. Des
parallèles ont été indiqués également avec les textes trouvés à Qumrân 35. Dans le passé, l’exégète
anglo-chaldéen Alphonse MINGANA avait montré que la curieuse appellation de Azar donnée en
s.6,74 au père d’Abraham (Terah) n’offre de parallèle que dans “certains cercles judéo-chrétiens”36,
31
Ou en relation avec ce Jour : les traditions musulmanes en parlent aujourd’hui encore, mais à travers des récits
eschatologiques devenus flous, divergents et très imaginatifs. Voir 2.4.3.1.2.
32
“Ni juive ni chrétienne” : cette double qualification négative a justement été employée par JÉRÔME pour définir ceux
qu’il nommait "ébionites" ou "nazaréens", cf. 1.6.2.2 – il emploie fréquemment ces deux désignations l’une pour
l’autre (voir par exemple JÉRÔME, Lettre 112 à Augustin, datée de 404, 13).
33
Certains parallélismes sont même textuels, par exemple celui-ci que Denise MASSON a indiqué en bas de page de sa
traduction du Coran (Paris, Gallimard, 1967) :
“Si tous les arbres servaient de calame et que toute la mer avec sept autres mers servait d’encre, ce ne serait
pas assez pour écrire les décrets de Dieu” (s.31,27 ; ce thème apparaît aussi en s.18,109).
“Si tous les cieux étaient du parchemin, tous les arbres des calames et tous les océans de l’encre, tout cela ne
suffirait point pour enregistrer mon savoir que j’ai appris de mes maîtres” (Massekhet Sopherîm).
Dans les commentaires midrachiques se trouve l’origine probable des curieux récits, tels que celui des discussions
entre Noé et son peuple (s.7,59-60 || 4 fois) ; le récit merveilleux des oiseaux et des fourmis saluant Salomon
(s.27,16-28 et || ) ; et la légende d’un sosie de Salomon qui l’aurait remplacé un moment sur le trône, dont il aurait
été dépossédé à cause de ses fautes (s.38,34).
34
Bien d’autres parallélismes thématiques existent avec la littérature apocryphe ; par ex. s.2,259 résume le récit
d’Abimélek des Paralipomènes de Jérémie, 5 (cf. Ecrits intertestamentaires..., p.1747-1751). Il s’agit parfois d’un mélange
comme en s.96,1-5 où l’on retrouve une syntaxe hébraïque et non arabe (appeler le nom de Dieu, v.1), le thème
rabbinique de l’embryon humain né d’une "goutte" (v.2), le "calame" d’Hénoch (v.4) par lequel se “fait connaître à
l’homme ce qu’il ignorait” (Livre des Jubilés 2,10 – v.5).
A propos de cette petite sourate 96, Alfred-Louis de PRÉMARE concluait :
“Nous ne sommes pas ici dans un univers de traditions orales, mais dans un univers de scribes compositeurs”
(Les fondations de l’Islam. Entre écriture et histoire, Paris, Seuil, 2002, p.312).
35
RABIN Chaim a relevé des parallèles entre le Coran et les textes trouvés à Qumrân, et également à propos d’autres
aspects de l’islam naissant où il voit des influences juives sur Muh1ammad (Qumrân Studies, Oxford University Press,
1957 – rééd. 1975 / 1977). Pour sa part, Marc PHILONENKO a mis en évidence certaines parentés textuelles existant
entre des expressions du Coran et leur équivalent dans l’un ou l’autre texte qumrânien (Une tradition essénienne dans le
Coran, in Revue d’Histoire des Religions, n° 170, 1966, p.143-157 ; Une expression qoumrânienne dans le Coran, in PARET Rudy
& ALII, Wege der Forschung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975, p.197-200 – à propos de s.85,4).
Une recherche est en cours sur l’expression “gustation de la mort” ( dâ’iqa t al-mawt i ) présente en s.3,185 / 21,35 /
29,57 ; la même expression se lit en 4Esd 6,26 et en He 2,9 (geuô ton thanaton) – à quoi il faut ajouter, en vertu du
double sens de l’araméen dûq (ressentir ou observer attentivement) : Ps 89,49 ; Job 38,17 ; Luc 2,26 (eídon ton thanaton) ; Jean
8,51 (théôréô ton thanaton) – source : communication privée.
36
Dans le midraš, le père d’Abraham est appelé Atar. Cf. MINGANA Alphonse, Leaves from three Ancient K 1ur’âns possibly
pre-‘othmânic, Cambridge University Press, 1914, p.xxiv.
écrit-il ; et la parenté était connue entre les versets relatifs aux marins dans la sourate "Jonas"
(s.10) et le livre d’Hénoch37, dont des fragments en araméen ont justement été trouvés à Qumrân
(mais malheureusement pas la partie avec ce passage-là).
En fait, l’accès aux textes trouvés à Qumrân, nous le verrons, aurait dû être l’occasion d’un
grand pas dans la connaissance de l’enracinement historique du texte coranique ; un tel souhait a
été exprimé par exemple par l’islamologue Jacques JOMIER (il fait allusion ici aux passages
qumraniens mentionnant la Fosse, cf. note Erreur : source de la référence non trouvée ) :
“La connaissance de certaines branches du judaïsme n’est pas moins indispensable. De ce fait, les
textes de Qumrân peuvent être d’un grand secours pour éclairer le sens de telle ou telle expression
religieuse. C’est ainsi qu’à propos de la sourate al-borûh (sourate 85), M. Philonenko a souligné le fait
que le mot fosse signifiait l’Enfer dans plusieurs passages de la littérature qumranienne... Une
meilleure connaissance des milieux religieux professant un judaïsme qui accepte le Christ (dans
certaines limites) est le premier but à atteindre... Le grand écueil auquel se heurte toute recherche en
ce domaine est la rareté des documents connus. Mais pourquoi ne tenterait-on pas dès maintenant
de faire un état de la question, en rassemblant systématiquement tout ce qu’on possède comme
sources sur le sujet, avec les principales réflexions de ceux qui les ont utilisées ?”38.
Son souhait de “faire un état de la question” se heurtait en réalité non à un problème de
quantité de documents mais à celui de leur étiquette imposée : "textes esséniens". En effet, cette
qualification excluait a priori un rapprochement avec le texte coranique, puisque, disait-on, les
écrits qumraniens sont l’œuvre d’une "secte" disparue en 68 de notre ère : celle-ci n’avait donc
pas pu avoir de prolongement39.
En vertu de ce postulat, il semblait donc que les parallélismes de ces textes attribués à la
"secte de Qumrân" (ou d’autres de la même veine) avec le Coran soient de purs hasards. De la
même manière, on pensait que la similitude existant entre la "Règle de la Communauté" (1QS) et
le Document de Damas (CD) remontant au 10e siècle et retrouvé dans la guénizah 40 de la synagogue
37
Les passages 1Hén 101,4-7 et s.10,22b-23 sont tous deux de libres développements du Ps 107,23-30 qui évoque
des marins en difficulté.
Le développement de s.10,22b-23 insiste sur la prière des marins menacés de périr, là où 1Hén 101,4-7 insiste sur
la puissance de la mer et la présente comme signe de la puissance de Dieu. La suite, moralisatrice, se ressemble :
“Quand Allah les eut sauvés, ils furent insolents sur la terre” du côté du texte coranique, “Et vous coupables qui êtes sur la terre,
vous ne le craindriez pas ?” du côté du texte hénochien.
38
JOMIER Jacques, L’évangile de Barnabé, in IDEO [INSTITUT DOMINICAIN D’ETUDES ORIENTALES DU CAIRE], Mélanges [Mideo]
n° 14, Beyrouth, Librairie du Liban, 1980, p.294-295. En bas de page, il renvoie à : PHILONENKO Marc, Une expression
qumrânienne dans le Coran, in Der Koran ou bien in Atti del Terzo Congresso di Studi Arabice Islamici, Ravello, 1966, Naples
1967, p.553-556.
39
La possibilité d’une postériorité est cependant envisagée par André DUPONT-SOMMER lorsqu’il évoque, à propos de
4Esd, l’existence après 70 d’un “essénisme de dispersion, de refuge, de conventicules difficiles à localiser”
(Introduction à Ecrits intertestamentaires…, p.CXVI). Mais l’auteur n’a jamais expliqué le comment de cette possibilité qui est
en contradiction avec tout ce qu’il développe par ailleurs.
40
La guéniza h était un lieu où l’autorité rabbanite remisait des écrits (généralement en hébreu) dont on veut se
débarrasser sans les détruire, car ils contiennent le tétragramme sacré (YHWH). En général, ils étaient marqués
comme impurs (un de leurs bords était passé au feu).
qaraïte du vieux Caire, était due à un hasard heureux 41 ; hasard aussi, la présence dans la grotte XI
de deux psaumes connus des seuls chrétiens syriaques42.
Cependant, si l’on ne croit guère en l’apparition spontanée du texte coranique (sous la
dictée de l’ange Gabriel), on ne croira pas non plus en une telle accumulation de hasards.
C’est donc par le dossier habituellement appelé "essénien" – comprenant des textes
provenant de Qumrân et d’autres –, que nous devons débuter notre recherche prospective. Cette
1ère partie reposera sur l’analyse de textes parmi les plus significatifs – les textes importants sont
trop nombreux pour être tous regardés –; elle ne sera donc pas exhaustive du tout, ce qui n’est
d’ailleurs pas nécessaire. Le but de cette partie est simplement de découvrir quelle a pu être la
mouvance religieuse qui relie les écrits dits "esséniens" au texte coranique apparu au 7 e siècle.
Enfin, dans la 3e partie, le moment sera venu d’aborder l’étude historique des origines de
l’Islam ; partant des données disponibles qui sont toujours des documents écrits après coup, cette
étude procède d’un regard rétrospectif sur le 7e siècle proche-oriental. Ultimement, les regards
prospectifs et rétrospectifs convergent vers le portrait probable du Muh1ammad historique, qui
pourra alors être brossé.
En annexe seront jointes des études relatives à l’archéologie dite "judéochrétienne", à
l’histoire de La Mecque, à quelques aspects du texte coranique ou de son devenir.
41
Cette similitude serait due au fait que les Qaraïtes (voir notes Erreur : source de la référence non trouvée et
Erreur : source de la référence non trouvée), qu’on assimile aux "gens de la grotte" dont Qirqisânî, au 10 e siècle, dit
qu’ils “ont trouvé leurs livres dans une grotte”, se seraient inspirés de livres découverts dans des grottes. Mais cette
manière curieuse d’expliquer l’origine du qaraïsme est une hypothèse bâtie sur deux autres hypothèses : 1°- les
Qaraïtes sont les "gens de la grotte" dont parle Qirqisânî (mais alors, pourquoi ne le dit-il pas ?) ; 2°- les Qaraïtes
n’auraient pas pu avoir connaissance autrement de la Règle de la Communauté (puisque les "esséniens" sont supposés
être diparus en 68 de notre ère).
L’explication toute simple selon laquelle les Qaraïtes continuent une tradition vivante est bien plus plausible.
42
Ce sont les psaumes conservés par les chrétiens syriaques sous les numéros 154 et 155 : ils se donnent à lire en
hébreu dans le document 5 de la grotte XI (cf. WISE Michael & ALII, Les manuscrits de la mer Morte [New York, 1997],
Paris, Plon, 2001, p.589-590).
1. Le dossier "essénien" : une forêt que cache un arbre
Ce dossier, formant la première partie de notre étude, est complexe non seulement parce
qu’il concerne des textes autres que ceux qui ont été trouvés près de Qumrân (mais qui sont
apparentés à ceux-ci), mais aussi parce qu’il nous amène à aborder des questions très diverses :
1.1 LE DOSSIER DES TEXTES ANTIQUES............................................................................................................................17
1.2 LE DESTIN DES "MOINES ESSÉNIENS".........................................................................................................................48
1.3 RÉALITÉ DE LA "SECTE" ORIGINELLE ET RÉALITÉS DE QUMRÂN.....................................................................................55
1.4 MOUVANCE MESSIANISTE ET TESTAMENTS DES XII PATRIARCHES..................................................................................81
1.5 MOUVANCE MESSIANISTE ET AUTRES ÉCRITS.............................................................................................................109
1.6 MOUVANCE MESSIANISTE ET INDICATIONS PATRISTIQUES............................................................................................125
1.7 SYNTHÈSE ET COMPARAISONS : UNE DOCTRINE PROTO-MUSULMANE ?...........................................................................149
PLINE L’ANCIEN (m.79) est légèrement postérieur à PHILON d’Alexandrie (?-30 – vers 54)
mais il convient de regarder en premier lieu cet auteur romain car c’est chez lui qu’apparaît le
vocable "Esseni". La question qui se pose est de savoir s’il en est l’origine ou s’il latinise là une
appellation dont il a entendu parler par des voyageurs venus de Palestine (lui-même ne s’y est
jamais rendu).
C’est une courte notice que PLINE L’ANCIEN a consacrée aux Esseni dans sa Naturalis Historia
(V, 73).
Son ouvrage n’est pas avare de descriptions fantastiques, surtout lorsqu’elles ont trait à des
contrées lointaines ou même imaginaires. Mais l’auteur n’est pas dupe ; il rapporte ces
descriptions par ouï-dire non sans un certain esprit caustique, qui devait amuser le lecteur de
l’époque ; le récit relatif à un peuple d’unijambistes au pied palmé en est un exemple.
43
Dans la littérature grecque, le premier à mentionner le Phénix est Hésiode (8 e-7e siècle). Hérodote (±484 – ±425) le
décrit et explique que cet oiseau vénéré à Héliopolis apparaît en Egypte, venant d’Arabie, tous les cinq cents ans.
Car, explique Jean HUBAUX44, c’est bien le Phénix, oiseau unique et éternel qui, venant
d’Arabie, renaît de ses cendres, et cela tout au long de milliers de siècles – tous les cinq cents ans ou tous
les mille ans selon les versions de la légende –:
“C’est comme si une notice relative à un être merveilleux et unique avait été utilisée, à des fins
difficiles à discerner, en vue de décrire une collectivité, elle aussi merveilleuse et unique. Le Phénix
est appelé par Ovide unica semper avis ; ainsi, la race des Esséniens est signalée par Pline comme une
société unique et, dans le monde entier, plus étonnante que toutes les autres : gens sola et in toto orbe
praeter ceteras mira”.
L’allusion plinienne aux palmiers prend ainsi un sens très particulier, et plus encore si l’on y
voit des références au texte biblique : il est très concevable en effet que PLINE ait cherché à savoir
si celui-ci mentionnait le Phénix. Tel est bien le cas. Dans la Septante, on lit en particulier en Job
29,18 :
“Je me disais : je mourrai dans mon nid,
comme un stšlekoj fo…nikoj , je multiplierai mes jours”,
44
HUBAUX Jean, Pline et les Esséniens, in Bulletin de l’Académie Royale de Belgique, t.44, 1958, p.475-495.
45
Traduction in LEROY Maxime & HUBAUX Jean, Le mythe du Phénix dans les littératures grecque et latine, Paris-Liège, 1934.
ce qui ne veut pas dire grand chose s’il s’agit d’un tronc de palmier mais davantage s’il s’agit
d’un tronc au sommet duquel le Phénix vient élire domicile, selon l’image présentée par LACTANCE.
C’est d’ailleurs ainsi que JÉRÔME a traduit dans sa Vulgate :
“In nidulo meo moriar et sicut phœnix multiplicabo dies : comme le Phénix, je multiplierai mes
jours”.
De fait, le texte hébreu ne parle pas de tronc – c’est une paraphrase de la traduction grecque
– et porte simplement le terme l vx (h1ôl) qu’on hésite à traduire par palmier car palmier se dit r mt
(tâmâr) ; c’est pourquoi beaucoup traduisent carrément h1ôl par Phénix46.
Par ailleurs, Job, qui est l’exemple du sage juif éprouvé par les malheurs mais constant, avait
tout pour plaire à PLINE ; et il correspond assez bien aux "esséniens" “fatigués de l’existence”. En
quelque sorte, PLINE pouvait fort bien prêter à ces Juifs le projet de vivre en s’inspirant de Job
qui, au reste, mourut récompensé par Dieu et vieux – n’est-ce pas un idéal ? L’auteur trouvait
ainsi, par le texte biblique, une raison supplémentaire d’introduire des références au Phénix.
Cet humour pas méchant mais un peu moqueur semble être également à l’origine de
l’appellation d’Esseni (il existe une autre explication, un peu conjecturale, qui sera exposée ci-
après). Le poème de LACTANCE indique en effet que le Phénix “ignore les liens de Vénus”. Or
l’appellation d’Essènes était celle de la confrérie grecque des prêtres du temple d’Artémis à
Ephèse47. Cette Artémis d’Ephèse, vindicative déesse vierge de la chasse, exigeait la virginité de
ses prêtresses et de ses prêtres48. Précisément, ce trait est central dans la notice plinienne : les Juifs
dont il parle se perpétuent sans femme, et cela depuis des milliers de siècles – à l’image du Phénix.
La pointe caustique est donc celle-ci : en même temps qu’il compare un groupe juif avec
des prêtres grecs, PLINE fait allusion, sous forme d’exagération caricaturale, à l’affirmation des
Juifs – prétentieuse et fausse aux yeux d’un gréco-romain cultivé – d’être “uniques” et d’avoir un
culte propre depuis des millénaires. En résumé, il tient les Juifs pour de braves gens mais estime
que leur idéal religieux n’est finalement pas très différent de ceux de la sagesse commune ou des
autres cultes existants. Le lecteur est invité à voir les choses de haut, et d’en sourire un peu.
46
La Bible TOB a choisi de traduire Job 29,18 ainsi : “Comme le Phénix, je multiplierai mes jours”.
47
Au 2e siècle, ils sont mentionnés par PAUSANIAS dit PERIÈGÈTE, "le descripteur" (cf. 8.113.1, cf. Thesaurus Linguae
Graecae 001 8.113.1.12). Voir aussi SCHREIDEN Jacques, Les énigmes des manuscrits de la mer Morte, Wetteren (B-9200),
Cultura, 1964, p.45 /bas de page.
48
Assimilée à la Diane romaine et à la clarté lunaire, Artémis était paradoxalement représentée à Ephèse avec de
multiples mamelles, comme déesse de la fécondité.
Il faut donc se poser honnêtement la question : puisque cela semble être difficilement à
Qumrân, où PLINE situe-t-il ses "esséniens" ? Aucune réponse précise ne peut être avancée sinon
qu’il les situe en Judée (la notice se termine d’ailleurs par ces mots : “Et c’est tout pour la
Judée”) ; de plus, comble de malchance, on a bien pu montrer à PLINE un verset du Siracide – un
livre de Sagesse susceptible de l’intéresser tout autant que celui de Job – qui dit :
“J’ai grandi comme un palmier d’Engadi” (Si 24,14).
L’esprit caustique de PLINE a pu y trouver un motif suffisant pour faire une allusion à
Engadi.
En tout état de cause, la seule chose que l’on puisse honnêtement tirer de la notice de PLINE
est le fait que des Juifs religieux se sont organisés en association de vie, et vivent quelque part en
Judée, sans femme et plutôt à l’écart ; ces Esseni pliniens “éprouvent un repentir de leurs actes
antérieurs” et sont très probablement comparés à des prêtres grecs de l’époque. En fait, PLINE ne
comprend pas – et ne peut pas comprendre – le motif pour lequel ces Juifs se regroupent, loin
des femmes : il les prend pour des célibataires “fatigués de l’existence” en même temps que
dignes de figurer parmi les curiosités de son Histoire naturelle !
Certes, ces renseignements sont maigres, mais non pas inintéressants, surtout lorsqu’ils
sont confrontés avec ceux que donne la notice de PHILON à propos des Essaïoï de Palestine.
53
VERMÈS Gésa The etymology of Essenes in Revue de Qumran 7/ t.2, fasc.2, juin 1960, p.427-444 ; Essenes and Therapeuthai
in idem 12/ t.3, fasc.4, oct. 1962. Voir 1.1.2.1.
1.1.2 Philon d’Alexandrie et le souci de la liberté
Trois passages de PHILON nous intéressent, qui mentionnent soit les "Esséens" (l’un dans le
traité Sur le fait que l’homme vertueux est libre 54 et l’autre dans l’Apologie des Juifs 5 5 ), soit les
“Thérapeutes de Dieu” (dans le traité sur La vie contemplative). L’appellation d’Essènoï n’apparaît
jamais dans ses œuvres.
65
M. PETIT (Quod omnis probus, p.201) se réfère ici à FESTUGIÈRE A.J., La révélation d’Hermès Trismégiste, t.II, p.478.
66
Madeleine PETIT indique que la mentalité du temps est en effet favorable à la koinwnia de sages, et cite CICÉRON :
“De toutes les sociétés, nulle n’est plus remarquable ni plus solide que celle qui unit des hommes de bien de
caractère semblable” (De Officiis I,5 – cité p.207).
proximité les uns des autres et se réunissent tous les sept jours pour écouter une lecture de la
Bible et pour chanter des hymnes, “les hommes et les femmes formant un seul chœur… les
hommes conduits par Moïse et les femmes par la prophétesse Myriam” 67 ; une palissade sépare
les hommes des femmes, conformément à la pratique juive générale (mais il faut le préciser pour
le lecteur grec).
Ils ne se livrent habituellement pas à un travail productif et vivent dans la pauvreté, ou
même dans la misère ; ils ont laissé leurs biens à leur famille en se joignant à cette vie très retirée
(spécialement aux environs du lac Maréotis). Les jeûnes et la pauvreté de leur alimentation
semblent dus bien davantage à ce facteur qu’à une pure vertu. Toutes les sept semaines, c’est-à-
dire sept fois par an, un frugal repas est pris en commun : toute la nuit y est consacrée, ainsi qu’à
la prière.
PHILON ne parle pas de caisse commune, nécessaire au moins à l’organisation de ce repas
commun, peut-être parce que l’accent porte sur un autre détail : il
“met l’accent, écrit Fiorenza Elisabeth SCHÜSSLER, sur le fait que dans cette communauté les ascètes
« ne sont pas servis par des esclaves… » ; ce ne sont pas des esclaves mais de jeunes hommes nés libres
qui servent aux tables… : « Ils rendent ces services avec joie et fierté, comme des fils à leurs vrais pères et mères,
les considérant comme leurs parents à tous en commun »”68.
Sans doute s’agit-il des enfants de Thérapeutes et/ou de Thérapeutrides. La liberté (très
vertueuse) constitue l’aspect que PHILON veut mettre en lumière – comme dans le Quod omnis
probus –, et les femmes en bénéficient. Ces Thérapeutrides
“ont gardé leur chasteté et ce, sans y avoir été contraintes, comme certaines prêtresses grecques,
mais de leur propre gré dans leur ardent désir de Sagesse [qu’elles aspirent]… à avoir comme
compagnon de vie”.
Remarquons l’allusion aux “prêtresses grecques” à propos de la virginité (PLINE faisait
allusion aux prêtres grecs pour les mêmes raisons) ; si la majorité de ces femmes sont des “vierges
âgées”69, il faut comprendre que d’autres ont été mariées – ce qui explique la présence d’au moins
certains des jeunes hommes qui servent à table de temps en temps.
67
De vita contemplativa, trad. MIQUEL Pierre, coll° œuvres n° 29, Paris, Cerf, 1963, p.87. Remarquons l’allusion à la sœur
de Moïse et d’Aaron, Myriam, qui "figure" les femmes chantant et répondant en chœur aux hommes figurés eux par
Moïse.
68
Fiorenza Elisabeth SCHÜSSLER traduit le passage complet ainsi : ces “jeunes hommes nés libres servent aux tables
auprès desquelles les hommes sont couchés sur le côté droit et les femmes sur le côté gauche ” (En mémoire d’elle, Paris, Cerf, [1982]
1986, p.305). Il s’agit d’une interprétation libre, le texte grec indiquant seulement que les hommes sont du côté droit
et les femmes de l’autre ; en fait, “chaque convive est appuyé sur le coude gauche et ramène ses pieds vers la droite”,
précise bien Pauline DONCEEL-VOÛTE (« Coenaculum » - La salle à l’étage du locus 30 à Khirnet Qumrân sur la mer Morte in
Banquets d’Orient, coll° Res Orientales IV, 1992, p.71 et 72 /note 38).
69
De vita contemplativa, p.33s.
70
DUPONT-SOMMER André, Les écrits esséniens…, p.36
71
EUSÈBE de Césarée, La préparation évangélique, trad. SCHROEDER Guy et DES PLACES Edouard, coll° Sources Chr. n° 369,
1987, p.9.124-129.
“Notre législateur a entraîné à vivre en communauté des multitudes de ses disciples, que l’on appelle
esséens et qui ont mérité ce nom, me semble-t-il, par leur sainteté”( XI,1).
Ce qui laisse perplexe, c’est que jamais Moïse ou sa Loi ne sont évoqués comme raison
d’être des Esséens de PHILON – ni d’ailleurs dans les textes de Qumrân – comme raison de la vie
communautaire : ces textes orientent vers ce qui doit arriver et non vers le Sinaï ("l’idéologie du
désert" ne signifie pas un retour au passé mais une préparation de l’avenir). PHILON parle souvent
de Moïse, mais l’allusion tombe mal ici, et la compréhension du mot gnwrimo… s’en ressent.
Plutôt que de faire de ces gnwrimo… de curieux "familiers-disciples" de Moïse, DEL MEDICO
propose de privilégier l’autre sens :
“Parmi les notables (gnwrimo… ), notre législateur a pris des myriades pour en faire une
communauté ; ceux-ci, on les surnomme essaïoï et, à cause de leur grande piété me semble-t-il, ils
méritent cette appellation”72.
Ce sens recoupe la fin du passage où on lit qu’il arrive aux Esséens de recevoir de la part de
“grands rois… des gratifications et des honneurs” ( XI, 18). On objectera que c’est globalement
contraire à l’état et à la vie pauvre et d’égalité que décrit le Quod omnis probus ; mais justement,
l’Apologie des Juifs que cite Eusèbe ne fait pas vraiment des Esséens des pauvres : ils n’ont rien en
propre, certes, mais comme ils ont
“tout déposé à la masse, ils jouissent en commun des ressources de tous” ( XI,4).
Du reste, bien des aspects du fragment eusébien s’opposent au texte du Quod omnis probus
(ce qui n’est pas le cas de la transformation du chiffre symbolique de 4 000 en “myriades” : il
s’agit d’une explicitation). Alors que le Quod omnis probus laissait entendre que les Essaïoï vivaient
en maisons familiales "élargies" et avaient donc des enfants, le fragment d’Eusèbe le nie
expressément : ils sont sans enfants, célibataires (“Parmi les Esséens, nul ne prend femme” –
XI,14) et misogynes en vertu de raisons longuement et lourdement expliquées ( XI,14-17). La raison
d’être même de la communauté est différente : d’un côté la fidélité à l’Alliance face à la
dépravation des citadins, de l’autre l’attrait d’un idéal communautaire. Et ce qui est indiqué dans
le Quod omnis probus à propos de la prière, du sabbat stricto sensu ou de la synagogue, a disparu dans
le fragment eusébien.
Bref, dans celui-ci, de nombreuses notions essentielles font défaut, tandis que ce qu’il
ajoute par rapport au contenu de la notice du Quod omnis probus est en contradiction avec celle-ci.
Il semble assez invraisemblable que ce soit la même personne qui ait composé l’un et l’autre texte.
La valeur du texte eusébien doit être mise en question.
Il n’est pas anormal de le faire plutôt que de chercher un concordisme à tout prix. Dans
l’Antiquité en effet, les pseudépigraphies et les interpolations (ou d’autres modifications
apportées sur un texte) constituent un phénomène fréquent, quelle qu’en soit la raison. Eusèbe,
qui annonce qu’il va citer l’Apologie des Juifs (X,19), a pu être abusé de bonne foi par un mauvais
copiste. Car, si le terme de Essaïoï ne se trouvait dans ce texte, on penserait lire ici la description
d’une communauté idéale de sages célibataires, plutôt âgés et assez profanes ; seul un copiste
ignorant les réalités juives du 1er siècle a pu rédiger un tel texte. Le motif de l’insertion-rédaction,
suggère Henri DEL MEDICO, devait être de répondre à une demande : tout lecteur de l’Apologie
s’attend à y lire quelque chose sur les Esséens-Esséniens, depuis que ceux-ci ont été largement
portés à la connaissance du public par la diffusion du Quod omnis probus et de la notice de PLINE
(dont le fragment tire probablement son allusion au célibat des Esséens). La copie tombée entre
les mains d’Eusèbe répondait sans doute à cette attente.
72
Trad. DEL MEDICO Henri E., Le mythe des Esséniens, des origines à la fin du Moyen Age, Paris, Plon, 1958, p.56. André
DUPONT-SOMMER a fourni à Madeleine PETIT une autre traduction, moins littérale :
“Notre législateur a incité des multitudes de ses disciples à vivre en communauté ; on appelle ceux-ci les
Esséens”.
A défaut d’apport réel, ce passage nous apprend tout de même à nous méfier de tout
concordisme, ce qui n’est pas un enseignement négligeable avant d’aborder les passages de
Flavius Josèphe concernant les "esséniens". L’esprit critique que d’aucuns appliquent jusqu’à la
démesure au témoignage de Josèphe sur Jésus dans les Antiquités juives – non pas à l’allusion à
“Jacques, le frère de Jésus dit le Christ” du livre XX (8) mais au paragraphe du livre XVIII (63-64)
dont Serge BARDET a magistralement montré l’authenticité probablement intégrale (autant que
l’on puisse jamais le dire d’un document aussi ancien) 73 –, il serait bon de ne pas l’oublier ailleurs.
En particulier, il convient d’appliquer son sens critique entre autres au texte lui-même des
Antiquités juives et de ses passages sur les "esséniens", ainsi que nous le verrons.
Auparavant, il est intéressant de dresser déjà un certain bilan, sur la base des deux passages
assurés que nous possédons de PHILON en rapport avec la question "essénienne".
73
BARDET Serge, Le Testimonium flavianum. Examen historique, considérations historiographiques, Paris, Cerf, 2002, p.183.250-
251. Pour sa part, Théodore REINACH avait qualifié le Testimonium de “sûrement interpolé ou maquillé” quoique sur
une certaine base (introd. à Contre Apion,… p.VI). En réalité, ce qui faussait le jugement, c’était le manque de
perception du “domaine intellectuel commun [que] Josèphe pouvait avoir avec Jésus ou ses sectateurs” (spécialement
lucaniens), c’est-à-dire la connaissance du “judéo-christianisme” (BARDET, p.187). Le Testimonium est comparable à
d’autres notices des Ant. jud., en particulier à celle qui est consacrée à Jean Baptiste (p.173-175) ; et il n’est pas
nécessaire du tout d’exclure de l’authenticité des deux courtes indications en caractères grecs, comme le font par
exemple Shlomo PINES et Pierre-M. BEAUDE (Jésus de Narareth, Paris, Desclée, 1983, p.14-17). Parmi les diverses
versions qui ont circulé (plus longues ou plus courtes), la plus originelle semble être celle-ci ( BARDET p.48 – trad. du
grec) :
“[63] A cette époque-là, il y eut [un certain] nommé Jésus, un homme sage, s’il faut l’appeler un homme
[e‡ g' ¥ndra aÚtÒn lšgein cr»]. En effet, auteur d’œuvres incroyables, il enseignait de telle sorte que les gens
l’écoutaient avec plaisir, et attirait beaucoup de juifs et aussi beaucoup parmi les païens. Le Christ il était [ `O
CristÒj oátoj Ân]. [64] Et lorsque, sur l’insistance des Premiers parmi nous, Pilate le condamna à être à la
croix, ceux qui l’aimèrent depuis le début ne l’abandonnèrent pas. En effet, il leur apparut à nouveau vivant le
troisième jour, comme les prophètes sacrés ainsi que des miriades de merveilles l’avaient dit à son sujet. Le
groupe des Chrétiens, nommés ainsi d’après son nom, n’est pas encore éteinte à ce jour”.
Même si l’auteur de cette notice n’était pas Josèphe – ce qui semble peu probable selon l’analyse de BARDET –, une
convergence d’indices, parmi lesquels le style joséphien, date celle-ci “des premières années de la décennie 90 – un
peu avant la publication en 93-94 – à 140-150 au plus” (p.163). Au reste, à cette époque, comment des chrétiens
auraient-ils pu l’insérer dans des copies des Ant. jud. ? Et dans quel intérêt ?
En revanche, à partir du 2 e siècle, les raisons ne manquèrent pas à certains courants influents et opposés au
judéochristianisme d’essayer de faire disparaître toute mention de ce testimonium dans les copies des Ant. jud.
1.1.3 PHILON et PLINE : un premier état de la question
Si l’on compare les Esséens et les Thérapeutes, on constate que ni les uns, ni les autres ne
se caractérisent par des pratiques religieuses particulières : ce sont celles de tout juif. Comparées
avec la "Règle de la Communauté" ou d’autres textes trouvés près de Qumrân, ces pratiques font
voir de curieuses absences : il n’y est question ni de noviciat probatoire, ni de prescriptions
rituelles, ni d’interprétations eschatologiques guerrières, etc.
Ces "absences" s’expliqueraient-elles par le souci étroitement apologétique de PHILON qui
voudrait faire apparaître Esséens ou Thérapeutes comme les vrais disciples de la Sagesse, en
laissant dans l’ombre beaucoup d’autres aspects ? Comme aucune allusion ne se lit au sujet des
démêlés avec les Hasmonéens qu’évoquent certains textes qumrâniens 74, on pourrait admettre
que PHILON "arrange" ses données, soit de crainte d’importuner son lecteur grec, soit plus
probablement en vue de faire ressortir le pacifisme des Esséens :
“aucun des nombreux souverains qui se sont levés sur le pays, écrit-il,… n’a jamais pu accuser la
société des Esséens ou des Saints (‘Os‹oi – § 89-91)”.
Cependant, tout cela n’explique pas pourquoi PHILON ne dit rien du tout de “l’histoire
intérieure de la secte”, et supposer qu’il l’ignore est vraiment gros 75. Ces explications des trop
nombreuses "absences" dans les données fournies par PHILON ne sont pas convainquantes. Il doit
y avoir une autre explication.
Il faut remarquer que toutes les "explications" avancées partent d’un présupposé : Esséens
et Thérapeutes de PHILON, Esseni de PLINE, et “hommes du parti (ou conseil, ‘és1 a h) de Dieu” – pour
reprendre une des nombreuses appellations utilisées dans les manuscrits dits "de la secte" –
devaient former, au moins à l’origine, le même groupe "sectaire". Précisément, c’est ce qui est
discutable. Car si, à l’inverse, on considère Esséens, Thérapeutes et Esseni comme des groupes
divers faisant partie d’une vaste mouvance eschatologique et populaire, les divergences qui
apparaissent à leur sujet s’expliquent d’elles-mêmes : elles correspondent tout simplement à la
réalité. Or, avant de comprendre les spécificités de chaque groupe, il importe de bien voir ce qui
leur est commun : l’eschatologie. C’est, en général, ce qu’on ne comprend pas.
On l’a vu, la perspective eschatologique est totalement étrangère à PLINE : il attribue le
"célibat" de ses Esseni à une "fatigue de l’existence" ! Elle est à peine soulignée par PHILON – il
peut craindre à juste titre d’indisposer son lecteur grec et préfère mettre l’accent sur des
motivations telles que “l’amour de Dieu, de la vertu et des hommes” (§ 83 à propos des Esséens),
ou sur l’attente de la vision de Dieu (à propos des Thérapeutes). Et elle est encore trop souvent
méconnue des commentateurs actuels :
“Les spécialistes eux-mêmes ne sont pas parvenus à un accord, écrit Madeleine PETIT. La seule chose
qui apparaisse clairement, c’est que la fondation des communautés esséniennes comme celle des
communautés thérapeutes correspondait au même besoin : celui d’un retour aux sources les plus
pures du judaïsme, d’un retour à la tradition sinaïtique”76.
Dans le judaïsme rabbinique, le regard est effectivement tourné vers la “tradition
sinaïtique”77, mais l’auteur semble ne pas se rendre compte que les textes dits "esséniens" ne
regardent pas vers le passé à la manière rabbinique, mais vers l’avenir, et cela selon une mentalité
74
C’est à ces démêlés que l’on pense lorsqu’on parle du "Maître de Justice" (voir 1.3.1).
75
“Ce désaccord ne peut être dû qu’à l’ignorance de l’histoire intérieure de la secte”, écrit Madeleine PETIT
(introduction à Quod omnis probus…, p.119).
76
PETIT Madeleine, Quod omnis probus…, p.126.
eschatologique qui est tout autre chose. C’est justement le manque de renseignements sur une
telle mentalité que les textes de Qumrân doivent pallier.
77
En bas de page, M. PETIT renvoie à une allusion de la notice du De vita contemplativa à Moïse et à Myriam comme
figures des chœurs d’hommes et de femmes qui se répondent ; mais une telle allusion est liturgique et renvoie bien
davantage à l’idéologie du désert, tournée vers l’avenir, que vers le passé sinaïtique.
78
CAQUOT André, Essénisme et christianisme in Dossiers d’Archeologia. Les manuscrits de la mer Morte, n° 189, janv.1994, p.83.
Il s’agit de 11Q RT (rouleau du Temple) 57,17-18 à propos du Roi :
“Il ne prendra pas d’autre femme ; elle seule restera avec lui tous les jours de sa vie”.
A travers le roi, ce précepte s’adressait aussi à tous ses sujets, commente André CAQUOT.
tandis que l’autre appelle à une “haine éternelle envers les hommes de perdition (ou hommes de la
Fosse 7 9 )” (1QS 9,21-22 et || ). En fait, un tel enseignement n’est pas spécifiquement "qumranien"
comme on l’a prétendu ; il est celui des fanatismes "au nom de Dieu" à toutes les époques.
Il en est de même pour la parabole sur la lampe selon la version de Luc (Luc 11,33-36). Elle
suppose, écrit Marc PHILONENKO, “une atmosphère piétiste et essénisante”, moins à cause de
l’opposition entre l’œil sain (ou simple, ¡ploàj) et le corps malade (ou mauvais, ponhrÒj), comme en
Mt 6,22-23, qu’à cause de l’expression “avoir une part de ténèbres” [en soi] : le seul parallèle
connu semble être celui de deux écrits qumrâniens consacrés aux horoscopes 80. Pour autant, on
ne peut en déduire une dépendance de Luc ou de certaines communautés chrétiennes à l’égard de
“doctrines esséniennes”, mais simplement le fait qu’un large milieu "piétiste et essénisant" – les
adjectifs eschatologique ou messianiste conviendraient mieux – avait un sens profond de la vérité
intérieure, au sens de l’opposition ténèbres-lumière qu’on lit par exemple en Jean 3,21 :
“Celui qui fait la vérité vient à la lumière pour que ses œuvres soient manifestées”.
D’autres exemples pourraient être invoqués qui témoignent de même de l’ampleur
populaire de la mouvance eschatologique – c’est-à-dire d’une mouvance qui est tout autre que ce
qu’on a imaginé à propos de la "secte essénienne". Rappelons ici que jamais les manuscrits
n’évoquent le nom "d’esséniens", sous quelque forme translittérée que ce soit des termes esséens ou
esséniens. Le seul rapprochement possible serait avec le mot ‘és1 a h dans l’expression “hommes du
parti (ou du conseil) de Dieu”, mais il s’impose d’autant moins que beaucoup d’autres
dénominations apparaissent dans les textes, telles que pauvres (ébionîm), ou humbles-pauvres en esprit
(’nwy[m] rwh1) 81, ou gardiens-observants de l’alliance (nozré ou nos1ré ha-berît), ou Congrégation d’Israël (4Q
377), ou d’autres encore82.
Cette multiplicité d’appellations ne peut pas être une coquetterie communautaire ou le fruit
du hasard : il n’existe pas un groupe, mais une diversité, d’où ne doivent même pas être exclus les
zélotes. On a pris l’habitude d’opposer l’attitude de ceux-ci par rapport au Temple à ce que
prônent les textes "esséniens" ; mais là encore, l’arbre risque de cacher la forêt : cette divergence
ne doit pas occulter la mentalité eschatologique commune aussi bien aux zélotes qu’aux groupes
producteurs de ces textes. Du reste, ce sont des zélotes – appelés "sicaires" par JOSÈPHE – qui,
résistant à Massada jusqu’en 73, y avaient apporté les manuscrits qu’on a dit être “esséniens” 83.
79
Trad. Emile PUECH (Les manuscrits et le nouveau testament, in LAPERROUSAZ & ALII…, p.271). André DUPONT-SOMMER
rend l’expression par “hommes de la Fosse” qu’emploie FLAVIUS JOSÈPHE pour désigner les impies (Guerre juive II,
11,155) – cf. Ecrits intertestamentaires…, p.19.37. Une expression semblable, “voie de la Fosse” se lit dans un autre écrit
des grottes, Le pièges de la femme, cf. note Erreur : source de la référence non trouvée.
80
PHILONENKO Marc, La parabole sur la lampe et les horoscopes qoumrâniens in Zeitschrift für die
Neutestamentliche Wissenschaft, Berlin-New York, Nr 79, 1988, p.149s.
81
PUECH Emile, Les manuscrits et le nouveau testament, in LAPERROUSAZ & ALII…, p.295-296.
82
Dans les Hymnes (1QH) par exemple, après une mention des “hommes de ton conseil” (6,11 – Ecrits
intertestamentaires…, p.255), on trouve l’opposition entre les “fils de vérité” (ou : “fils du Véridique”) et les “fils de la
faute” (6,29-30 : 7,30 ; etc.).
83
Pour accorder cette donnée avec la thèse "essénienne", d’aucuns ont transformé des zélotes, défenseurs de
Massada, en "esséniens" ayant fui Qumrân (cf. PUECH Emile, Les manuscrits et le nouveau testament, in LAPERROUSAZ &
ALII…, p.258).
limité par l’organisation sociale et la tradition biblique 84. Bien sûr, la conception antique de la
liberté n’est pas celle du néo-libéralisme : c’est la possibilté et le droit de se conduire de manière
autonome (à la différence des esclaves), non de s’inventer ses propres règles.
L’attachement des juifs à cette liberté concrète et vécue aux plans individuel 85 et surtout
communautaire s’enracine dans l’histoire même du peuple depuis l’Egypte ; sans liberté, la fidélité
à la religion juive devient un défi impossible. Une illustration extrême de cette difficulté est la
question des dettes insolvables ou du vol : la possibilité existait de se vendre ou d’être vendu
comme esclave, ainsi que sa famille ; certes, cela assurait un minimum vital, mais un juif ne
pouvait devenir l’esclave d’un païen sous peine de ne plus pouvoir vivre en juif (respect du šabbat,
de la dîme sur certains aliments, pureté rituelle, etc.). En Palestine, des mesures qu’on peut
qualifier de solidaires faisaient en sorte qu’un
“Hébreu ne peut être vendu hors du pays, ni dans le pays à un étranger qui ne s’était pas converti au
judaïsme”86.
Ce contexte éclaire la multiplication des associations de Juifs pauvres afin de se préserver et
de s’entraider, selon la situation propre à chaque région. Ceux de Palestine en tout cas ne
partageaient pas le mépris de la culture grecque envers le travail manuel, la notice sur les Esséens
l’illustre bien ; en revanche, c’était sans doute un peu le cas en Egypte où l’hellénisme était
beaucoup plus influent sur la vie juive, ainsi que la notice sur les Thérapeutes et les
Thérapeutrides le laisse supposer. Du reste, même parmi les non juifs, les associations de ce type
n’étaient pas rares du tout. La fameuse Règle de la Communauté trouvée en treize exemplaires à
Qumrân (1QS ou serek ha-yah1ad) présente des règles de fonctionnement très comparables à celles
des associations (c’est le sens de sunagwgh, synagogue, rassemblement), religieuses ou même non
religieuses, qui foisonnaient à cette époque dans tout l’Empire gréco-romain. C’était l’une des
conclusions du colloque organisé en 1992 par l’Académie des sciences de New York. Comme
l’expliquait Matthias KLINGHARDT,
“Les parallèles les plus proches du Manuel de Discipline (ou 1QS) par rapport au genre et aux
contenus sont les statuts des Associations hellénistiques... La soi-disant "secte" était une association
privée au sens légal... Beaucoup des statuts de ces associations montrent une non uniformité
littéraire qui résulte des modifications intervenues au long des ans”87 (cf. 1.3.2.1.2).
L’Eglise de Jérusalem a commencé selon ce type d’associations, si l’on en croit le récit de
Ac 4,32-5,11 – il est impensable que les apôtres aient inventé le mode de vie qui y est décrit et qui
semble aller de soi (dans une perspective d’eschatologie proche en tout cas) –:
“La multitude de ceux qui étaient devenus croyants n’avait qu’un seul cœur et qu’une seule âme et
nul ne considérait comme sien l’un de ses biens. Au contraire, ils mettaient tout en commun… Nul
parmi eux n’était indigent car ceux qui étaient possesseurs de terrains ou de maisons les vendaient,
apportaient le prix des biens qu’ils avaient cédés et le déposaient aux pieds des apôtres. Chacun en
recevait une part selon ses besoins” (Ac 4,32.34-35).
84
Cf. BOHRMANN Monette, Valeurs du judaïsme du début de notre ère, Bern-Paris-…, Peter Lang, 2000, p.149-161.
85
“Selon le Talmud, écrit Monette BOHRMANN, la dignité de l’homme se définit par le fait qu’il n’est soumis à aucun de
ses semblables, mais à Dieu qui l’avait libéré de la servitude d’Egypte” (Valeurs du…, p.152).
86
BOHRMANN Monette, Valeurs…, p.150. Par ailleurs, “l’esclave hébreu ne faisait pas partie des biens transmissibles
par héritage (seuls les esclaves étrangers en faisaient partie) et il ne pouvait pas être forcé de changer de maître
(Talmud B. Arakhin 18b)” (p.151). Autre différence : “Il n’y a pas de mariage pour les esclaves étrangers, donc une
famille ne peut pas se constituer légalement et la parenté n’existe pas (T.B. Baba Kamma 86a)” (p.155).
87
KLINGHARDT Matthias, The Manual of Discipline in the Light of Statutes of Hellenistic Associations, in WISE
Michael O. & ALII, Methods of Investigation of the Dead Sea Scrolls and the Khirbet Qumran Site : present realities
and future prospects (Annals of the New York Academy of Sciences, vol.722), 1994, p.252.256.258).
Si ce passage était inconnu et avait été trouvé à Qumrân, il aurait été assurément étiqueté
comme "propre à la secte", tout comme cet autre passage, tiré de la Lettre aux Hébreux, qui évoque
les persécutions subies par les Juifs fidèles de la part des païens :
“D’autres subirent l’écartèlement, refusant la délivrance pour aboutir à une meilleure résurrection.
D’autres encore subirent l’épreuve des moqueries et du fouet et celle des liens et de la prison. Ils
furent lapidés, ils furent sciés ; ils moururent tués à coups d’épée. Ils menèrent une vie errante,
vêtus de peaux de moutons ou de toisons de chèvres ; ils étaient soumis aux privations, opprimés,
maltraités, eux dont le monde n’était pas digne ; ils erraient dans les déserts et les montagnes, dans
les grottes et les cavités de la terre” (He 11,35-38).
Il n’est pas sans intérêt de remarquer que le passé qui y est décrit est lointain – le contexte
le rend proche selon une volonté de mêler le passé au présent –; hors de son contexte, un tel
texte serait daté du premier siècle avant notre ère…
Il faudra revenir sur la vision – multiforme – qui se dégage de la vie juive et de ses
associations. On a réduit à un cas unique, supposé être situé ou centré à Qumrân, ce qui relève
d’une vie associative socio-religieuse très largement répandue au 1 er siècle, parmi les Juifs (de
Palestine, d’Egypte ou d’ailleurs) ou même parfois dans le monde gréco-romain. Pour les
premiers, cette vie était indispensable, non seulement par solidarité (entre autres afin d’éviter que
certains ne deviennent esclaves à cause de leur pauvreté) mais tout simplement par souci pratique
de fidélité envers les exigences de l’Alliance. L’arbre a-t-il caché la forêt ? Les passages des écrits
de FLAVIUS JOSÈPHE en rapport avec la "question essénienne" doivent être regardés maintenant.
1.1.4 Josèphe et le long passage de la Guerre juive
L’étude de la "question essénienne" chez FLAVIUS JOSÈPHE (37 ou 38 - après 95) conduit à
regarder successivement le long passage du livre II de la Guerre Juive, celui de l’Autobiographie – qui
est beaucoup plus court –, les passages des Antiquités juives, et enfin les quelques autres mentions
éparses des "esséniens" dans le reste de la Guerre.
“Le texte grec de la Guerre est parvenu jusqu’à nous sous la forme de plus de trente anciens
manuscrits ne remontant pas avant les Xe-XIe siècles”,
rappelle Monette BOHRMANN88. On possède également un millier de manuscrits latins (peu
étudiés), diverses versions d’une traduction partielle en hébreu, et une traduction en vieux russe
dite "slave", qui est bien connue. Du "Josèphe slave", explique l’auteur, les manuscrits
“sont fondés sur des manuscrits grecs qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous et qui existaient en
Orient, à Byzance, alors que le texte grec généralement adopté remonte aux manuscrits
occidentaux”.
Le principal passage de Flavius Josèphe relatif aux "esséniens" couvre le chapitre 8 (2-14)
du livre II (= les §119-166) – nous suivons le texte grec communément admis. Seules les
premières lignes sont extérieures au sujet : elles font allusion aux territoires d’Archélaos et
évoquent la révolte de Judas le Galiléen qui avait constitué une secte autour de lui (c’est là que
commence le passage sur les "esséniens"). Remarquons que le chapitre suivant, très court,
commence en précisant ce que sont devenus les territoires d’Archélaos : il viendrait très bien
après les premières lignes du précédent.
90
NIKIPROWETZKY Valentin, préface à Les Juifs par Flavius Josèphe, Paris, Lidis, 1982, p.II
91
Les Philosophoumena sont également connus sous les titres de Refutatio omnium haeresium ou de Elenchos – au complet :
Kat¦ pasîn aƒršsewn œlegcoj. En fait, l’attribution à Hippolyte de Rome reposerait sur une double confusion.
D’abord, l’auteur est bien romain, il se fait élire évêque de Rome en face de Calliste en 217, et compose l’Elenchos
après 235 ; mais il ne s’appelle pas Hippolyte comme le prêtre romain déporté en Sardaigne avec le Pape Pontien en
235. Il se serait appelé Josipos. La seconde confusion tient au fait qu’un évêque du nom d’Hippolyte a effectivement
rédigé de nombreux écrits, dont un Sur Daniel, mais un peu plus tard, et propbablement en Palestine. Il connaît les
Philosophoumena. La thèse de l’attribution à Hippolyte de Rome garde des partisans. Cf. P. NAUTIN, art. Hippolyte in
Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien (DECA), t.1, p.1163s.
92
BURCHARD Christoph, Zur Nebenüberlieferung von Josephus’ Bericht über die Essener Bell 2,119-161 bei
Hippolyt, Porphyrius, Josippus Niketas Choniates und anderen, in BETZ Otto, HAACKER Klaus & HEGEL Martin,
Josephus-Studien, Untersuchungen zu Josephus, dem antiken Judentum und dem Neuen Testament, Göttingen,
Vandenhœck & Ruprecht, 1974, p.80.
s’asseoir, ni de dormir et de soupirer après des festins”, c’est-à-dire que le sabbat ne doit pas être
un prétexte pour ne pas être debout et pour rêvasser ; c’est exactement le contraire que BURCHARD
semble avoir compris. Quant à ce qu’HIPPOLYTE a écrit, est-ce bien que les "esséniens" restaient au
lit ? L’expression un peu difficile des Philosophoumena veut dire plutôt que, pour éviter tout travail
le jour du sabbat, les "esséniens" ne dressaient pas leur lit 93. Tel est l’exemple principal donné
pour montrer qu’HIPPOLYTE s’est inspiré du texte de JOSÈPHE et a “christianisé les Esséniens”94.
Le postulat sous forme d’équation : auteur chrétien = interpolateur + christianisateur, fait sourire
Emile PUECH, qui remarque, à propos de la doctrine de la résurrection que mentionne HIPPOLYTE
et que tait curieusement le passage dit "de JOSÈPHE" :
“Les qoumrânologues et les historiens en général ont tendance à opter pour la notice de l’auteur
juif, et la plus ancienne, de préférence à celle du chrétien occidental, et la plus récente, en raisonnant
ainsi : si Josèphe a quelque peu habillé à la grecque la croyance essénienne, Hippolyte l’a
christianisée. Mais on se garde bien d’expliquer comment un auteur cherchant à réfuter une hérésie
a pu la déformer au point de l’identifier à l’orthodoxie !”.
Et que dire du passage des Philosophoumena relatif aux zélotes (26, l.2s), absent dans le texte
de la Guerre juive ? BURCHARD signale cette absence en passant, comme si elle était fortuite ; mais
d’autres données importantes manquent dans le texte dit de JOSÈPHE. Solution proposée par
BURCHARD : HIPPOLYTE n’a pas directement copié JOSÈPHE, l’un et l’autre dépendent d’une source
commune inconnue que tous deux ont modifiée à leur guise 95. C’est fonder une hypothèse sur
une autre hypothèse encore moins étayée !
Une explication bien plus simple s’impose. Un interpolateur païen avait toutes les raisons,
lui, de laisser tomber certaines données d’HIPPOLYTE dans sa copie de la Guerre – par exemple
celles qui concernent les Zélotes.
93
“oÚdš klinid…ou (?) cw r…zonta i ”, cf. DEL MEDICO Henri E., Le mythe des Esséniens…, p.118.
94
En bas de page et dans un style télégraphique (p.80 /note 10), BURCHARD fournit en vrac quelques autres exemples
de “christianisation des Esséniens”. HIPPOLYTE a écrit que les "esséniens" interdisent [aux enfants qu’ils élèvent]
d’avoir des rapports sexuels (ga me‹n kolÚo ntej – 18 l.3)” ; le passage parallèle dans la Guerre indique que les
"esséniens" “ne réprouvent pas les rapports sexuels en soi” mais sont misogynes (§ 121). Interprétation de l’auteur :
Hippolyte a transformé cette dernière indication en se référant à 1Tm 4,3 où on lit que “dans les temps ultimes,
certains renieront la foi… et interdiront le mariage”. Mais des centaines d’écrits (gnostiques ou non) ont pu employer
l’expression "interdire le mariage", et le contexte de fin du temps, qui est celui de 1Tm 4, n’offre aucun rapport avec
les "esséniens" qui sont supposés appartenir à un passé déjà lointain. De plus, BURCHARD ne tient pas compte de ce
qu’indique le verset 28 : n’est-il pas normal que des éducateurs soucieux des enfants dont ils ont la charge éducative
leur interdisent de frayer avec des filles ?
Au § suivant, là où le passage de la Guerre évoque la confiscation des biens (§ 122), Hippolyte souligne le secours
mutuel entre juifs. Commentaire de BURCHARD : Hippolyte s’est inspiré d’une pratique chrétienne (Ac 2,44). Comme
si la solidarité libre n’avait pas existé chez les juifs du temps de Josèphe ou avant !
Selon le § 126 de la Guerre, les "esséniens" ne changent de vêtement ou de chaussures que quand ils sont déchirés,
alors qu’Hippolyte a simplement écrit que les Juifs ne veulent pas posséder deux manteaux ni deux paires de
chaussures (v.20). Interprétation de BURCHARD : Hippolyte s’est inspiré de Mt 10,10 : “Ne vous procurez… ni deux
tuniques, ni sandales ni bâton, car l’ouvrier a droit à sa nourriture”. Il ne lui vient pas à l’esprit que le sens religieux
juif pouvait pousser à la modération et à la confiance en Dieu.
Les quelques autres exemples sont bâtis sur le même schéma, à savoir sur ce que les Juifs sont supposés ne pas faire,
mais que les chrétiens font – en oubliant le fait que la vie chrétienne primitive s’enracine justement et pleinement
dans la vie juive, ce qui explique évidemment les ressemblances.
95
PUECH Emile, Les Esséniens croyaient-ils à la résurrection ? in LAPERROUSAZ & ALII…, p.410.
1.1.4.3 Ce qu’a écrit Hippolyte et la question des Zélotes
Lorsqu’on lit pour lui-même le passage d’Hippolyte, l’extension de son concept d’Essènoï
révèle un flou étonnant : dès le début, il utilise de manière très ambiguë cette appellation qui
traîne dans la littérature depuis la diffusion des œuvres de PHILON et de PLINE.
Après une introduction où il annonce qu’il va parler des Juifs en général, il donne en effet
l’impression de les répartir en trois "hérésies" ; certes, ces "hérésies" constituent son sujet, mais il
semblerait ainsi que tous les Juifs qui ne sont ni des Pharisiens, ni des Sadducéens, soient des
"esséniens". Or, il avance immédiatement une étymologie très restrictive, en rapprochant par
consonance l’appellation d’essènoï de celle des h1azanîm : le h1azan, mentionné dans la Mišna h (Šabbat
11a), était à l’époque, comme le précise un commentaire rabbinique récent,
“la personne qui surveille les études des enfants dans les synagogues” 96.
Il ne s’agit donc pas d’un groupe particulier mais d’une fonction partout présente dans les
communautés juives, depuis la Babylonie jusqu’en Egypte. Très vraisemblablement, HIPPOLYTE
fait de ces "esséniens" les modèles des Juifs et, à travers eux, parle des Juifs en général. C’est là
que réside toute l’ambiguïté de sa notice.
Seules quelques lignes du verset 18 ont trait à ces éducateurs d’enfants particulièrement
vertueux (“ils s’écartent de toute œuvre de concupiscence”) et rigoureux :
“acceptant de recevoir les enfants des autres, ils les élèvent et les dirigent suivant leur propre
morale, en les éduquant et les faisant progresser dans les études. Ils leur défendent d’avoir des
rapports sexuels, comme eux-mêmes s’abstiennent de rapports sexuels. Quant aux femmes, bien
qu’il faille être attentifs à leurs bienveillants conseils, ils ne se confient pas à elles ; en aucune façon,
ils ne croient les femmes”.
Bref, ce sont des éducateurs très soucieux des enfants qui leur sont confiés (et non qu’ils
enlèvent à leur parents, comme l’interpolateur de Josèphe l’a imaginé dans sa transposition), et
aussi très soucieux de pureté (jusqu’à devenir misogynes).
Ensuite, le texte s’oriente vers les Juifs en général, ce qui est indéniable au verset 20 :
“Ils n’ont pas une ville à eux mais individuellement, beaucoup vont s’établir ailleurs… Errant
autour du pays natal pour s’expatrier n’importe où…” (trad. DEL MEDICO).
Ce n’est pas la situation d’un groupe particulier qui est décrite ici, mais celle des Juifs
palestiniens en général après 135. La suite du texte concerne toujours les Juifs en général, à
travers ceux qui sont décrits comme des modèles et qui vivent en associations de vie, où ils
s’engagent par serment – ceci vaut aussi pour les groupes pharisiens –; l’engagement porte sur le
fait
“d’abord de vénérer Dieu, ensuite d’observer les droits humains, de ne commettre d’aucune façon
une injustice, de ne jamais haïr ni l’injuste ni l’adversaire mais de prier pour eux, d’être l’allié de ceux
qui sont dans leur droit, d’assister tous les croyants et surtout de ne jamais désobéir à ceux qui
exercent le pouvoir… Après Dieu, c’est le Législateur [Moïse] qu’ils vénèrent” (verset 22).
Ni un tel tableau (qui fait penser aux descriptions de P HILON) ni la suite ne peuvent être
appliqués à un groupe restreint. Et, à la différence de l’interpolation de la Guerre, le texte
d’HIPPOLYTE n’est pas du tout anti-juif : sa seule préoccupation est de rapporter les choses au
mieux de ses connaissances. Quant aux détails de sa notice tels que le noviciat à deux étapes, les
décisions à la majorité des voix ou la manière de déféquer avec pudeur, ils portent sur des
96
The Babylonian Talmud. Tractate Shabbath, hebrew-english / trad. FREEDMAN, vol.1, London-Jerusalem-New York,
Soncino, 1972. On lit en bas de page à propos du terme h1azzan :
“Littéralement : surveillant. A l’époque talmudique, le mot ne désignait pas un lecteur synagogal comme dans
les temps modernes, mais était appliqué à diverses fonctions, à savoir la personne qui surveille les études des
enfants dans les synagogues, le bedeau, le clameur du tribunal et l’appariteur lors des débats académiques. Le
même homme pouvait cumuler plusieurs fonctions”.
manières de faire en vigueur dans la plupart des associations juives de vie : il n’est pas étonnant
qu’ils puissent être rapprochés avec précision de passages trouvés près de Qumrân, au contraire 97.
Au début du verset 26, HIPPOLYTE se réfère aux quatre rangs qui structurent le judaïsme
selon l’ancienneté et selon la connaissance de la doctrine :
“Divisés d’après le temps [kata cronon], et tous ne pratiquant pas l’ascétisme de la même façon, ils
se séparent en quatre classes”.
Ces quatre "classes" sont celles des élèves, des étudiants, des maîtres (rab) et des gérontes98,
que l’on retrouve dans le judaïsme rabbinique mais qui devaient être très habituelles auparavant
dans beaucoup d’associations.
Ensuite, HIPPOLYTE mentionne “d’autres encore plus pieux”, puis “d’autres encore… qui
sont appelés zélotes et par certains autres sicaires” – et d’autres encore. Ceci reflète l’aspect
multiforme de la vie juive dans l’Antiquité.
Enfin, il consacre un court paragraphe – le verset 28 – à “un autre ordre d’Essènoï” et aux
Pharisiens, et termine en parlant des Sadducéens (verset 29). Le verset 28 qui évoque “un autre
ordre d’Essènoï” porte simplement sur certaines pratiques vertueuses concernant le mariage :
n’est-ce pas la simple raison de l’utilisation ici du terme d’essènoï, dont les modèles en vertu sont
les haz1anîm-éducateurs dont a parlé le verset 18 ? 99 Il paraît indéniable que la qualité d’essènoï chez
Hippolyte fonctionne de manière paradigmatique et non sociologique.
Or, c’est de manière sociologique – sans rapport avec les questions maritales –, que
l’interpolateur de la Guerre a lu ce concept d’Essènoï, dans le texte d’Hippolyte qu’il avait sous les
yeux ; à ce qu’il croit être la communauté des Essènoï, il applique grossièrement toute la notice
d’HIPPOLYTE, et il en fait le modèle de la vie juive en le caricaturant. C’est pourquoi il ne peut plus
mentionner les Zélotes : ils sont trop connus et ne peuvent évidemment pas passer pour une
partie de ce qu’il imagine être la communauté des "esséniens".
En résumé, il apparaît que le long passage du livre II de la Guerre juive, relatif aux "esséniens"
(et accessoirement aux Pharisiens et aux Sadducéens), est une interpolation, et que celle-ci s’est
diffusée en premier lieu dans le milieu culturel païen auquel elle était destinée. Elle a introduit
dans la culture gréco-romaine l’idée d’une vaste communauté juive dite des "esséniens", à la
lumière de laquelle les textes de PHILON et de PLINE seront lus par la suite.
105
BURCHARD Christoph, Zur Nebenüberlieferung…, p.84.
1.1.5 Les autres passages de Josèphe
Les quelques autres passages des textes de Flavius Josèphe jouèrent un rôle moins
important dans l’élaboration de l’idée des "moines esséniens" ; ils méritent cependant notre
attention.
Pour tout esprit libre de postulats, cette unique ligne suffit à démontrer que le passage a
pour auteur un païen ignorant et méprisant le judaïsme. La suite le confirme.
“Arrivé à l’âge de 16 ans, j’ai désiré faire l’expérience des sectes qui existent chez nous. Elles sont
trois : celle des Pharisiens est la première, celle des Sadducites la deuxième, et la troisième est celle
des Esséniens (Esshnîn), comme nous l’avons dit souvent… ayant passé trois ans auprès de lui
(Bannous)… à l’âge de 19 ans…” :
Une soustraction immédiate nous indique que Josèphe aurait, au plus, consacré six mois à
“s’instruire des trois”, comme il est supposé l’écrire, soit deux mois par secte. Il faut croire que
ces trois sectes sont aussi vides d’enseignement que le grand-prêtre et ses acolytes étaient ignares ;
l’auteur païen a forgé là une belle moquerie. Et, faut-il le dire, dans la réalité, on n’entrait ni ne
sortait ainsi des écoles pharisiennes ou de l’affiliation aux Sadducites.
Quant à l’expérience de trois ans auprès de "Bannous", elle est tout aussi invraisemblable. Il
est difficile d’imaginer qu’un fils d’Aaron et descendant des Asmonéens, peu porté vers
l’ascétisme (par la suite, il se maria quatre fois et rechercha le confort et le luxe en Italie), serait
allé vivre de cueillette dans le désert durant trois ans, et cela sans que sa famille s’y opposât.
Quant à l’invraisemblable figure de "Bannous", son aspect caricatural fait penser à une autre
moquerie : l’auteur ne viserait-il pas quelque chose comme la description de Jean le Baptiste
donnée en Mt 3,4106 ?
Quant à la remarque “comme nous l’avons dit souvent”, elle est une signature de
l’interpolateur (elle apparaîtra ailleurs encore). Il en est de même du style, de la méconnaissance
de la religion juive, des remarques inutiles (la comparaison entre Stoïciens et Pharisiens rappelle le
pédant § 155 de la Guerre) et du ton satirique : l’interpolateur de l’Autobiographie est très
certainement le même que celui de la Guerre.
106
“Jean avait un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de
sauterelles et de miel sauvage” (Mt 3,4).
1.1.5.2 Les passages des Antiquités juives
Le premier des passages des Antiquités juives (XIII, 5,9) qui mentionne les "esséniens" est une
énumération des trois "sectes" qui n’est pas sans rappeler la fin de l’interpolation du livre II de la
Guerre et surtout celle de l’Autobiographie. Elle transforme les “trois a„ršsej parmi les Juifs qui
professaient un enseignement différent au sujet des affaires humaines” (§ 171), en “écoles
philosophiques à la grecque”, fait remarquer Théodore REINACH107. De plus, elle fait des
"esséniens" une race (gšnoj, § 172), ce qu’un auteur juif n’aurait jamais écrit. Il n’est question nulle
part de résurrection, mais de divergences entre Pharisiens, Sadducéens et "esséniens" au sujet du
déterminisme de l’existence. Et l’auteur termine par un renvoi au livre II de la Guerre.
Cette première et manifeste interpolation introduit les suivantes.
Un peu plus loin (en XIII, 10,5-7), se lit le récit de la rupture de Jean Hyrcan avec les
Pharisiens ; ce récit commence par un renvoi “à ce qui a été dit plus haut” et se termine par un
renvoi interne (signature typique de l’interpolateur) à “mon deuxième [livre] des Judaïques”, au
sujet des deux races des Pharisiens et des Sadducéens – le texte qualifie en effet les Sadducéens de
gšnoj –; puis, dans cette finale, apparaît tout à coup une mention des "esséniens" comme étant la
troisième secte ou race juive. Peu importe que tout le passage ou que seulement la finale ait été
interpolée : l’interpolation comprenant le mot "essènoï" est évidente.
107
Cité in DEL MEDICO Henri E., p.199.
108
Ou encore de “notable parmi les pieux”, cf. DEL MEDICO Henri E., p.206.
109
DEL MEDICO Henri E., Le mythe des Esséniens…, p.208-210.
110
DEL MEDICO Henri E., Le mythe des Esséniens…, p.193.
Vient enfin le long passage sur les “trois philosophies chez les Juifs” (XVIII, 1,2-6) qui se
présente explicitement comme un résumé de la longue interpolation du livre II de la Guerre traitant
des trois sectes (a„ršsej), et dont il s’écarte cependant. Le renvoi interne est une signature de
l’interpolateur, mais il ne s’agit plus de l’interpolateur de la Guerre mais d’un interpolateur
postérieur. Ce second interpolateur, grec lui aussi et nullement hostile aux Juifs, est moins
ignorant du judaïsme que le premier ; il s’agit probablement d’un chrétien. Sous sa plume, la satire
que constitue l’interpolation de la Guerre se transforme en louange : les "esséniens" sont “dignes
d’admiration”, travailleurs de la terre (1,4 § 19), monogames (“pas de concubine”, § 20),
honnêtes, amicaux et serviables (§ 21) etc. Bref, ils sont tout le contraire des “Daces les superflus”
(ple…stoi, § 22)111– une comparaison qu’il faut relever car elle situe ce second interpolateur.
Dans la Guerre (II, 16,3), les Daces n’apparaissaient que dans le discours d’Agrippa aux Juifs,
ce qui constitue un anachronisme (peut-être dû à Josèphe lui-même) car c’est seulement 35 ans
ou plus après ce discours que les Romains ont effectivement commencé à combattre les Daces ;
sous Trajan et jusque sous Aurélien, ils occupèrent même la rive droite du Danube. Au cours du
4e siècle, les Daces barbares avaient été en partie christianisés, mais “certains avaient adhéré à des
sectes hérétiques et avaient le mariage en horreur”, indique DEL MEDICO112. C’est probablement la
raison de la comparaison entre les vertueux "esséniens" fidèles en mariage et les Daces ; le second
interpolateur doit être quelqu’un du 4e siècle.
Les quelques renseignements qu’il fournit au sujet des Pharisiens et des Sadducéens
précisent ceux de l’interpolation de la Guerre (petit nombre des Sadducéens, notion de Jugement,
soif de pouvoir des Pharisiens, etc.). Sa sympathie va aux petites gens de la terre, dont les
meilleurs ont selon lui le don de divination : ce sont eux qu’il appelle "esséniens", sans trop savoir
d’ailleurs s’il faut les appeler du vocable philonien d’esséens ou du vocable plinien d’essènes.
111
Nous suivons ici la traduction de DEL MEDICO, qui semble bien étayée (“Ils ne vivent donc en rien d’une façon
insolite, surtout en ce qu’il reprochent [™mfšrw ] à ceux des Daces qu’on nomme les superflus”), plutôt que la
traduction de REINACH, qui est une interprétation et qui se lit ainsi : “mais leur vie rappelle au plus haut degré celle des
Daces appelés fondateurs”. Au jugement de Jacques SCHREIDEN, “cette dernière ligne du texte est corrompue, et à notre
avis, désespérée” (Les énigmes des manuscrits de la mer Morte, Wetteren (B-9200), Cultura, 1964, p.42)
112
DEL MEDICO Henri E., Le mythe des Esséniens…, p.222.
113
Pour plus de précisions, voir DEL MEDICO Henri E., Le mythe des Esséniens…, p.196.
Les modifications apportées par l’interpolateur du 4 e siècle ne sont pas passées dans le
manuscrit ayant servi à la version slave, ni dans l’Hégésippe latin ou dans le Yossipon hébreu qui
datent respectivement du 4e et du 5e siècle (cf. 1.1.4.5 et note Erreur : source de la référence non
trouvée) ; il faut rappeler que ces deux derniers textes ne reproduisent pas l’ajout du premier
interpolateur – ils ne reproduisent évidemment pas non plus les ajouts du second.
1.1.6 Le milieu de réception du texte de Josèphe et de ses interpolations
114
Fragm.14, Müller d’après Diodore XXXIV, fr.1, trad. Th REINACH, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme,
Paris [1895] 1963, p.56-59, cité in BOHRMANN Monette, Valeurs du judaïsme…, p.72.
115
REINACH Théodore, préface à Contre Apion, p.XVI.XXIII.
116
Monette BOHRMANN, spécialiste des questions juives dans l’Antiquité romaine, signale encore l’exemption du
service militaire à cause du šabbat, la distribution d’argent en lieu et place de la distribution d’huile (lorsque de telles
largesses du pouvoir impérial avaient lieu – cf. communication personnelle). L’huile pouvait en effet poser un
problème, soit du fait de son utilisation dans les rites païens, soit parce qu’un juif était tenu de payer une dîme
religieuse sur son achat ; “la levée de l’interdiction concernant l’utilisation de l’huile des païens date du 2 e siècle p.C.”,
indique M. BOHRMANN (Valeurs du judaïsme…, p.22). .
117
SIMON Marcel, Recherches d’Histoire Judéo-Chrétienne, Paris-La Haye, Mouton, 1962, p.20.
Presque un siècle plus tard, en 115-116, estime l’historien juif Peter S CHÄFER,
“La grande révolte de la Diaspora devait montrer que le messianisme constituait toujours une force politique
aux lourdes répercussions... Selon les sources, la révolte était dirigée contre les voisins "païens" (gréco-
romains) des Juifs dans les différents foyers d’insurrection ; des massacres et d’innombrables atrocités
commis par les Juifs sur la population païenne [220 000 morts à Alexandrie] sont attestés surtout par Dion
Cassius” (Histoire des juifs dans l’Antiquité, Paris, Cerf, 1989, p.168).
Dans un livre récent, Peter SCHÄFER donne des exemples de ces antagonismes antiques
existant entre juifs et païens en Egypte, le plus ancien qui soit connu remontant à 410 avant
Jésus-Christ ; il mentionne également une émeute sanglante à Alexandrie en 38 de notre ère 118. A
Rome aussi, des tensions se font jour au début de notre ère, ce qui conduit Tibère à décréter
l’expulsion des juifs de l’Urbs en 19 :
“Tibère, écrit Jean-Pierre LÉMONON, était inquiet des succès du prosélytisme juif dans les milieux
romains, ce prosélytisme atteignait alors la haute société romaine, comme le montre le cas de
Fulvia… Ces mesures de Tibère ne sont pas le signe d’une hostilité fondamentale de Tibère à
l’égard du Judaïsme”.
Et il précise en note : “En renonçant au Judaïsme, les proscrits peuvent obtenir le pardon (TACITE,
Ann., II, 85)… Donc en 19, des mesures ont été prises contre les prosélytes eux-mêmes” 119.
A cette époque, Séjan, dont on a fait la figure de l’antisémite 120, n’était pas encore préfet de
Rome ; mais c’est bien lui qui, en 26, nomma Ponce-Pilate préfet 121 à Jérusalem, et qui, selon
PHILON,
“peu avant sa mort survenue en 31, projeta des attaques radicales contre les Juifs” 122.
118
SCHÄFER Peter, Judéophobie, attitudes à l’égard des juifs dans le monde antique, Paris, Cerf, 2003 – cité par Alain
MARCHADOUR, La haine des juifs dans l’Antiquité, in La Croix, jeudi 10/07/2003, p.13.
En rapport avec les événements de 410-404 à Eléphantine où la communauté juive (Haute-Egypte) avait
son propre corps militaire, l’auteur signale honnêtement “l’attitude inamicale des juifs et leur alliance avec les
ennemis de l’Egypte”, écrit A. MARCHADOUR ; et il reconnaît que la responsabilité de la judéophobie antique n’est pas
unilatérale. Dans le cas d’Eléphantine, l’insurrection se termina par la destruction du Temple juif qui avait plus de
deux siècles (cf. VINCENT Albert, La religion des judéo-araméens d’Eléphantine, Paris, Geuthner, 1937, p.389-391.554-557.
119
LÉMONON Jean-Pierre, Pilate et le gouvernement de la Judée, études bibliques, Paris, Gabalda, 1981, p.223 ; p.222 /note 92.
120
Par exemple Charles PERROT (Jésus et l’histoire, Paris, Desclée, 1979, p.182). PHILON charge Séjan de toute la
responsabilité des tensions judéo-romaines (Legatio ad Caïum § 159), et JOSÈPHE le fait aussi en confondant les
incidents de 30-31 avec les mesures prises en 19 (Ant. jud. 18, 3,5). Les historiens latins apportent heureusement des
précisions (TACITE, Annales 2, 85 ; DION CASSIUS, Hist. Rom. 57, 18 ; SUÉTONE Tiberius 36).
121
Préfet et non procurateur, selon la titulature attestée par l’inscription trouvée à Césarée (cf. LÉMONON Jean-Pierre,
Pilate et…, p.43-58). Suite au massacre des Samaritains rassemblés sur le mont Garizim, en 35 (ou 36 ?), Pilate fut
renvoyé à Rome, pour se justifier ; il fut remplacé par Vitellius, légat de Syrie (35-39).
“Dès son arrivée à Rome, Pilate échappe à l’historien” (p.245) ; J.-P. LÉMONON signale aussi que de
nombreuses légendes ont circulé à propos de son suicide supposé (p.267-269).
122
LÉMONON Jean-Pierre, Pilate et…, p.223.
123
Cf. HADAS-LEBEL Mireille, Jérusalem contre Rome, Paris, Cerf, 1990, p.563-364.
le but était de répondre à diverses griefs, dont l’un consistait à nier que le peuple juif fût antérieur
à l’Empire Babylonien – alors que c’était un argument des apologistes juifs, et en premier lieu de
Josèphe lui-même (c’est ce qu’il avait développé dans les Antiquités).
“A cette accusation de modernité, continue REINACH, venaient s’ajouter des attaques contre les lois
religieuses des Juifs, leurs mœurs, leur caractère national. Ces attaques étaient nées dans les milieux
alexandrins, où la rivalité entre Grecs et Juifs, la polémique antisémite avaient pris, depuis les
derniers Ptolémées, un développement de plus en plus inquiétant”.
Au jugement de Théodore REINACH, le Contre Apion constitue
“non seulement une réfutation éclatante de attaques d’Apion, mais un des écrits polémiques les plus
spirituels et les plus savants de tous les temps”124.
Il faut remarquer aussi que les plus graves accusations portées par Apion ou par des
prédécesseurs contre les Juifs (selon le Contre Apion) seront reprises plus tard contre les chrétiens :
clandestinité, hostilité envers les dieux, refus de sacrifier aux empereurs, culte de l’âne et meurtres
rituels (II § 33-120 et spécialement § 80.95). Quant à l’accusation de sédition, elle devient chez
TACITE le reproche d’une “superstition qui déferle”, animée d’une “haine du genre humain” : car,
commente Etienne NODET125, l’historien romain voit les chrétiens comme
“une nouvelle superstitio abominable qui recrute n’importe qui, Juif ou non, et a la réputation durable
de susciter des troubles”.
Le même TACITE fait dire à Titus après la révolte de 66-70 :
“Les chrétiens sont issus des Juifs, et d’arracher la racine fera périr le surgeon” 126.
C’est en rapport avec les oppositions païennes à l’égard des juifs et à l’égard des chrétiens
qu’il faut assurément chercher les origines du monachisme judéochrétien puis chrétien, et même
les formes dérivées du monachisme : il s’agit de formes de vie communautaires continuant des
pratiques juives, puis justifiées par la préservation de la foi – mais tel était déjà le but réel et
premier de l’amixia juive, au delà de certaines exagérations (par exemple à propos de l’huile, cf.
note Erreur : source de la référence non trouvée ). En fait, les Juifs chrétiens puis les autres chrétiens
n’ont fait que continuer et adapter certaines formes de vie associatives juives existant déjà ; un
passage tel que celui de Ac 4,32-37 est inconcevable si la communauté des biens était une forme
de vie nouvelle. Et ce n’est pas la seule allusion du Nouveau Testament aux formes ou aux
exigences de vie commune en usage127. Du reste, les formes de vie associatives juives puis
judéochrétiennes ont même inspiré d’autres mouvements128.
124
Théodore REINACH appuie ce jugement sur deux prédécesseurs, Bunsen et Gutschmid (introd. à FLAVIUS JOSÈPHE,
Contre Apion, Paris, Les Belles Lettres, 1930, p.XXXIX).
125
TACITE (Annales 15, 44) écrivait que Néron
“supposa des coupables et leur infligea des tourments raffinés... Réprimée alors [sous Tibère], la détestable
superstitio [terme littéral] déferlait à nouveau, non seulement en Judée, origine de ce mal, mais aussi per Urbem
[Rome]... tous furent convaincus moins du crime d’incendie que de celui de la haine du genre humain” (cité
in NODET Etienne, Flavius Josèphe. Baptême et résurrection, Paris, Cerf, 1999, p.77-78.
126
En fait, TACITE se préoccupe moins de Jérusalem que de Rome :
“Il faut certainement dans ce passage situer le problème des chrétiens non pas à Jérusalem mais à Rome”,
commente Etienne NODET (Flavius Josèphe. Baptême et…, p.74.75).
127
Par ex. : “Qu’aucune racine d’amertume ne vienne à pousser, causant du trouble et infectant la communauté” (He
12,15)
128
Un mouvement gnostique comme le manichéisme possédait, dès le départ, une composante "monastique"
importante. Au siècle suivant – 4e siècle –, la présence de moines manichéens est signalée dans les papyrus trouvés
dans l’antique Kellis romaine (AMMOUN Denise, Les papyrus surgis du désert, in La Croix, 23 déc. 1998, p.12-13). A l’autre
bout du domaine reconnu du manichéisme, dans le désert de Gobi, des monastères furent actifs jusqu’au 9 e siècle
(Karakhoja, où von Le Coq trouva une grande peinture murale de Mani), ou même au delà du 9 e siècle, mais ils
Il faut regretter que rares sont les documents qui nous décrivent ces associations qui
formaient la maille du monde juif, avant que les structures et le centralisme rabbiniques
s’imposent peu à peu, surtout à partir du 3 e siècle. Les auteurs patristiques occidentaux eux-
mêmes, peu familiers de ces questions, en ont manqué. Le lien de filiation entre la vie associative
et communautaire chrétienne et les formes d’organisation juives du 1 er siècle est devenu moins
évident. Dès lors, il était inévitable que les textes de Philon et de Pline soient interprétés un jour
comme s’ils s’appliquaient à de groupes juifs restreints, alors qu’ils témoignaient de modes de vie
ou d’organisation largement répandus. Et, ce qui n’arrange rien, la version interpolée de Josèphe,
circulant en milieu païen, a fini par être prise pour argent comptant.
Ainsi est apparu l’arbre des "moines esséniens" qui a commencé à dissimuler la forêt des
organisations juives du 1er siècle. Cet arbre a pris racine pour de nombreux siècles, et il convient
d’en suivre la présence jusqu’à nos jours.
semblent se confondre ensuite avec le bouddhisme (HOPKIRK Peter, Bouddhas et rôdeurs sur la route de la soie, Paris,
Arthaud, 1981, p.140s).
1.2 Le destin des "moines esséniens"
C’est vers la fin du 4e siècle qu’avec Philastre de Brescia, l’idée des "moines esséniens"
prend forme. On la trouve ensuite chez Jérôme. Auparavant, elle est encore aussi rare que
balbutiante. Mais, après plusieurs éclipses, elle connaîtra un brillant avenir, surtout aux 18 e et 20e
siècles.
e
1.2.1 L’idée des "moines esséniens" dans l’Empire à partir du 4 siècle
Dans la mentalité traditionnelle, la valeur d’une pratique religieuse ou autre dépend de son
ancienneté. Dans cette perspective, certains auteurs chrétiens – des moines en particulier – ont eu
à cœur de démontrer l’ancienneté du monachisme chrétien. De façon discutable.
129
TEICHER J.L., The Essenes, in ALAND K. & CROSS F.L., Studia patristica, vol.1 part 1, Berlin, Akademie-Verlag, 1957,
p.540-541. Pour l’auteur, “les Esséniens n’étaient pas autres que les premiers chrétiens non-pauliniens” (p.541). Ses
arguments reposent sur la persécution qu’ils auraient subies, selon Josèphe, de la part des Romains (qui persécutaient
les chrétiens, non les juifs), et sur la terminologie des Psaumes de Salomon (note Erreur : source de la référence non
trouvée).
130
Cf. BURCHARD Christoph, Zur Nebenüberlieferung…, p.86. Cette Lettre 22 est appelée également De custodia virginitatis.
Après Jérôme, l’idée des "moines esséniens" disparaît quasiment : ni JEAN CASSIEN [m.444]
dans son De cœnobiorum institutis, ni PALLADE dans son Histoire lausiaque, ni RUFFIN dans son Historia
monachorum in Aegypto ne mentionnent "d’esséniens" – moines ou non. Quant à EPIPHANE, évêque
de Salamine (± 315-403), s’il parle des "esséniens", il en fait l’une des quatre sectes des
Samaritains (Panarion I, 1,10 / PG 41, 232-233). Dans son Contre Julien écrit vers 433-441 (V / PG
76, 776), CYRILLE d’Alexandrie évoque à peine les "Esséens" : il mentionne simplement leur don
divinatoire selon Porphyre – un détail qui a échappé à BURCHARD et qui est significatif car CYRILLE
cite par ailleurs des passages de Josèphe : les exemplaires qu’il possède des œuvres de Josèphe
sont donc probablement dépourvus de toute mention des "esséniens" !
Ensuite, il faut attendre ISIDORE de Séville (7e siècle) qui, dans son De haeresibus Judaeorum /
PL 82, 297-298) signale rapidement que
“Les Esseni disent que le Christ lui-même leur a enseigné l’abstinence de tout”.
Par la suite, à l’exception de deux mentions des Esseni par Pierre Abélard au 12 e siècle, on
n’en entend plus parler avant le 17e siècle.
Il faudrait tout de même se demander pourquoi Augustin, Grégoire de Nysse, Cassiodore,
Théodoret de Cyr et tant d’autres qui citent souvent Josèphe, ou encore Benoît d’Aniane et
d’autres qui traitent du monachisme, ne mentionnent jamais les "esséniens".
1.2.1.2 En Orient
En Orient, l’idée des "moines esséniens" ne réapparaît que très lentement. D’abord, au
cours des 7e et 8e siècles, seul Jean Damascène mentionne, en passant, le terme "d’esséniens",
dans son Traité des hérésies écrit vers 746 ; il reproduisait simplement la ligne qu’Epiphane avait
écrite au sujet de la 4e hérésie des Samaritains. Pourtant, il connaît les œuvres de Josèphe…
Ensuite, les "esséniens" apparaissent comme des précurseurs des chrétiens dans la
Chronique de Georges le Moine (terminée en 866-67) ; selon cette chronique, écrit BURCHARD,
“les chrétiens de Marc descendent, comme juifs de naissance, des Esséniens comme de la partie la
plus noble d’Israël et ceux-ci proviennent à leur tour des Réchabites” 131.
Bref, ces “Esséens comme dit Josèphe” (Essa‹oi éj fhsin Ièshpoj) sont presque des
moines et presque des chrétiens, mais ils ne sont encore ni l’un ni l’autre. De plus, indique
BURCHARD, Georges le Moine semble s’être inspiré du texte de Porphyre et non pas de celui de
Josèphe.
C’est chez Photius (820-891) que l’idée des "moines esséniens" reprend forme. Se référant
à un ouvrage qui était probablement un condensé des notices de Philon sur les Thérapeutes et sur
les Esséens, et présentant cet ouvrage comme étant de Philon lui-même, le Patriarche distingue
“ceux qui ont cultivé la philosophie contemplative… les Essènoï” de “ceux qui ont cultivé la
philosophie pratique… les Thérapeutes” ; les uns et les autres
“fondèrent des monastères et des maisons religieuses”132.
Par la suite, l’idée des "moines esséniens" se renforce avec le récit très imaginatif du moine
Georges Cédrénos, dans sa Synopsis historiôn (fin 11e - début 12e siècle). Le long chapitre consacré
aux "esséniens" (PG 121, 386-391) est une construction romancée où l’on reconnaît difficilement
131
BURCHARD Christoph, Zur Nebenüberlieferung…, p.87.
132
DEL MEDICO Henri E., Le mythe des Esséniens…, p.275.
les sources employées – essentiellement Porphyre, selon BURCHARD. En bref, Georges fait des
"esséniens" les précurseurs des moines de St Jean de Stoudios 133.
Dans les milieux monastiques en Orient, ce chapitre de Georges Cédrénos eut du succès –
on comprend pourquoi –; dans les milieux lettrés, il n’en eut pas. L’Abrégé de l’Histoire, écrit par
Jean ZONARAS vers 1125, oppose un démenti en ne citant à propos des "esséniens" que trois des
six interpolations des Antiquités : les "esséniens" n’y apparaissent nullement comme des moines 134.
Et chez Nicétas Choniatès, ils apparaissent tout simplement comme un schisme juif ; Nicétas
maltraite et mélange quelque peu ses sources, mais on y reconnaît tout de même l’idée
d’Epiphane qui classait les "esséniens" parmi les sectes samaritaines, et surtout l’interpolation de
la Guerre Juive.
Pour terminer, il faut signaler que les meilleurs historiens byzantins, Michel Glycas au 12 e
siècle et Nicéphore Calliste Xanthopoulos à la fin du 13 e ne parlent absolument pas des
"esséniens".
133
DEL MEDICO Henri E., Le mythe des Esséniens…, p.278-290 et spécialement p.286.
134
Antiquités XIII 10,5-7 (les trois hérésies parmi les Juifs), XV 10,4 (exemption dont bénéficient les "esséniens") et
XVIII 1,2-6 (les trois philosophies parmi les Juifs). C’est la première fois que ces interpolations sont citées en Orient, cf.
DEL MEDICO Henri E., Le mythe des Esséniens…, p.292.
135
BOHRMANN MONETTE, La version vieux russe de la Guerre Juive…, p.96-98.
e
1.2.2 En Occident, du 17 siècle à nos jours
Dès 1596, l’historien Baronius, très proche de la Curie romaine, s’était élevé contre ces
prétentions connues sous le nom de succession élianique ; et les Bollandistes (jésuites) prirent le
relais. Mais les Carmes réussirent à impliquer l’inquisiteur d’Espagne à leur côté : un premier
décret fut pris en 1639, approuvant quatre propositions qui affirmaient que, sous l’Ancienne Loi,
existait un véritable “Monachat et ordre religieux” ; un second décret confirma le premier en 1673 138.
Parvenu dans le nord de l’Europe et confronté à la philosophie des Lumières, le débat prit
bientôt une autre tournure. Le pas est vite franchi en effet de la question : le monachisme est-il
d’origine chrétienne ? 139, à la question : le christianisme a-t-il vraiment une origine propre ?. De la sorte, le
chemin était pavé pour VOLTAIRE qui reprit l’idée de la “confrérie des Esséniens” dans le but de
montrer l’absence d’originalité du christianisme : Jésus, explique-t-il, avait été un essénien 140 !
136
Cf. WAGNER Siegfried, Die Essener in der wissenschaftlichen Diskussion, in Beihefte zur Zeitschrift zur die Altestestamentlichen
Wissenschaft, n° 79, Berlin, Töpelmann, 1960, p.3. Le compte-rendu des discussions que donne cet auteur est loin
d’être complet.
137
BRUNO DE JÉSUS-MARIE, Puissance de l’archétype, in COLL., Elie le Prophète, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, t.2, p.12
n°3.
138
LOUIS-MARIE DU CHRIST, La succession élianique devant la critique, in COLL., Elie le Prophète, … p.123-124. Les dates
exactes des deux décrets sont respectivement le 9 décembre 1639 et le 6 mars 1673. L’auteur ne précise pas quelle
traduction du décret de 1639 il cite en ancien français.
139
En France, cette question suscita une vive discussion à coups de libelles, de 1709 à 1719, entre Dom Bernard de
MONTFAUCON, bénédictin, et Jean BOUHIER, président au Parlement de Dijon. En résumé, BOUHIER avance que les
"thérapeutes" de PHILON sont des moines et qu’ils ne peuvent être chrétiens puisqu’il n’y avait pas de "moines
chrétiens" à cette époque ; MONTFAUCON pense le contraire.
140
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, art. Esséniens, Paris, réédition MÉNARD et DESENNE, 1825. Le roi de Prusse
Frédéric II suivit Voltaire en affirmant à son tour dans une lettre à d’Alembert : “Jésus était proprement un essénien”
(cf. HADAS-LEBEL Mireille, Les manuscrits de la mer Morte in L’histoire n° 161, déc. 1992, p.10).
Evoquant Voltaire, Alain PONS expliquait que “son anticléricalisme fut la grande affaire de sa vie”. En fait, dans la
pièce créée en 1741, Mahomet le prophète, Voltaire peignit celui-ci tout d’abord comme le type hideux du fanatisme
commun à toutes les religions. Mais, dans son Essai sur les moeurs (1756), il dépeint le fondateur de l’Islam comme un
Après la succession des révolutions, la polémique reprit bientôt en France en milieu universitaire,
dans la ligne voltairienne qu’Ernest RENAN (1823-1892) a vulgarisée par la fameuse formule : “Le
christianisme est un essénisme qui a réussi”. Malgré la découverte de nombreux manuscrits au
cours du 19e et surtout du 20e siècle (en particulier ceux de Qumrân), le débat n’a curieusement
plus guère évolué jusqu’à nos jours, ou alors tout récemment, depuis qu’on a commencé à mettre
en question radicalement le concept des "moines esséniens".
Des fissures apparaissent aujourd’hui parmi les défenseurs érudits mais étroits de l’idée des
"moines esséniens". Jean-Baptiste HUMBERT tirait ainsi les conclusions d’un récent colloque
multidisciplinaire organisé en novembre 2002 et réunissant des spécialistes venant d’horizons
divers – pour ne pas dire divergents –:
“La thèse de de Vaux – un complexe essénien autarcique qui aurait géré les grottes et établi son
propre cimetière – est attaquée de plusieurs côtés à la fois. La réunion a eu le mérite de souligner la
coexistence de deux tendances : les "Anciens" attachés à la vulgate de de Vaux ou à d’autres
théories… et les "Nouveaux" qui veulent avancer…”141.
Pour sa part, André PAUL a été amené à écrire que le site qumrânien suggère “l’existence de
plusieurs communautés, successives et mêmes simultanées” – ce qui tend à démentir la présence
d’une même "communauté de moines esséniens" à Qumrân du premier siècle avant notre ère à
68 de celle-ci, mais on n’en saura pas plus142. Il reste cependant bien voltairien dans les lignes qui
suivent :
“On peut penser que... Jésus ainsi que Jean séjournèrent à Qumrân ou dans l’une des fondations
esséniennes proches... ou simplement... ont-ils fréquenté les esséniens... Cette seconde hypothèse...
suffit à expliquer que l’on retrouve, parfois presque littéralement, dans telle ou telle déclaration de
Jésus, des sources formellement esséniennes”.
En quelque sorte, explique-t-il, “l’expérience essénienne de Jésus” 143 est à la base du
christianisme.
Les découvertes de Qumrân auraient pu être l’occasion d’un renouveau de l’exégèse des
textes de Pline, Philon et Josèphe. Il n’en fut rien. En fait, le débat fut fermé avant même d’être
ouvert. Dès 1950, alors même que les textes de Qumrân commençaient à peine à être déchiffrés,
André DUPONT-SOMMER proclama l’identité "essénienne" du site qumrânien 144 – il fut largement
relayé par la presse.
génie rempli de sagesse humaine et de tolérance. Cette approche voltairienne prévaut encore aujourd’hui (Voltaire
dans tous ses éclats, in L’express, 19 février 1993). L’admiration qu’Ernest R ENAN vouait au fondateur de l’Islam s’est
exprimée en particulier dans ses Etudes d’histoire religieuse, Paris, 1857.
141
HUMBERT Jean-Baptiste, Pour une archéologie nouvelle à Qumrân in Le Monde de la Bible, n° 151, juin 2003, p.51. Il faut
souligner cependant qu’en 1949, à la suite de sa prospection du site de Qumrân, de VAUX écrivait :
“Aucun indice archéologique ne met cette installation humaine en relation avec la grotte [la grotte I] où furent
cachés les manuscrits” (La grotte des manuscrits hébreux in Revue Biblique, 1949 /4, t.56, p.586 /note 2).
142
PAUL André, Les révélations de la Mer Morte. Un bilan du cinquantenaire, in NRT n° 121, avril-juin 1999,
p.203.205.
143
PAUL André, Les révélations de la Mer Morte…, p.214-215. Probablement, écrit-il, “le prophète Jésus” est allé se
former chez les Esséniens, “afin de parfaire sa connaissance des Ecritures, en apprendre et en rôder la pratique du
commentaire” (p.215).
L’auteur récidive dans Jésus-Christ, la rupture. Essai sur la naissance du christianisme, Paris, Bayard, 2001, où il explique
que le christianisme est essentiellement une rupture “dogmatique” avec le "judaïsme" et le Temple, et a pris sa forme
définitive par l’élaboration du “mythos chrétien” (p.271) – une rupture qui avait été réalisée déjà par les "esséniens" –;
c’est à leur école que Jésus a pu prendre conscience progressivement de sa mission.
144
DUPONT-SOMMER André, Aperçus préliminaires sur les manuscrits de la mer Morte, Paris, Maisonneuve, 1950.
Or, non seulement le débat fut fermé, mais il était écrit d’avance. Il est en effet surprenant
de voir énoncée vingt ans plus tôt l’idée de l’existence d’un couvent de "moines esséniens" près de
la mer Morte, par un autre Français, le romancier Maurice MAGRE. Dans un de ses romans, il
faisait dire à un personnage initié à une société secrète ésotérique :
“Au cours de mon voyage en Orient, je me suis rendu au bord de la mer Morte pour contempler
l’emplacement où avaient vécu autrefois les Esséniens, ces hommes sages et parfaits, au milieu
desquels Jésus fut instruit... Eh bien ! pas très loin de l’endroit où Jésus a été baptisé par Jean-
Baptiste, il y a un monastère, un monastère sans chapelle et dont le seuil n’est dominé par aucune
croix”.
Plus haut dans le texte, un autre personnage tout aussi ésotérique était mis en scène :
“Il avait, racontait-il, recherché en Palestine et en Syrie les traces des anciens Esséniens. Il avait
pour cela séjourné dans différents monastères, notamment dans celui de Baruth, bâti sur le reste
d’une ancienne forteresse maritime des Templiers. Là, il avait fouillé dans une bibliothèque
ensevelie sous la poussière et négligée par des moines ignorants. Il avait découvert des manuscrits
oubliés, pris connaissance de secrets perdus”145.
Certes, commente Jean HUBAUX,
“il ne faut pas supposer que, dès 1929, MAGRE avait prédit la découverte des manuscrits de la mer
Morte, mais il faut constater que, dès 1929, mektoub, il était écrit que le jour où des manuscrits
antiques seraient trouvés dans le voisinage de la mer Morte, ces documents ne pourraient être
qu’esséniens”146.
On devrait même ajouter que les ruines, qualifiées de monastère et situées au bord de la mer
Morte, étaient quasiment déjà déclarées "esséniennes" : le site de Qumrân était connu en France en
effet depuis le milieu du 19e siècle147. Tout était donc écrit d’avance.
A la suite de milliers d’articles ou de livres érudits encensés par la presse, ce qui aurait dû
rester une hypothèse de travail s’est transformé quasiment en dogme. On est même allé jusqu’à
"reconstituer" en grandeur nature le "scriptorium essénien" (dans l’actuel musée archéologique de
Palestine) – si l’on peut dire car le terme de "reconstituer" est impropre à propos d’une œuvre
d’imagination basée sur ce qu’on sait des salles de copistes monastiques médiévales. Par effet
d’entraînement, ce scriptorium de musée a servi de référence à nombre d’auteurs et d’illustrateurs
de la vie supposée des moines du monastère de Qumrân 148 (cf. 1.3.1.1) ; qui douterait de
l’existence des copistes devant un tel luxe de détails hauts en couleurs ?
Ainsi, curieusement, le lieu commun moderne des "moines esséniens" résulte d’une alliance
hétéroclite entre des Carmes imbus de leur importance, l’Inquisition espagnole, le franc-maçon
Voltaire, le Roi Frédéric II (cf. note Erreur : source de la référence non trouvée ) et pour finir, un
érudit qui obtint une chaire à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Or puisqu’il s’avère que
l’explication supposée de la découverte existait des années – ou plutôt des siècles – avant la
découverte elle-même, celui qui s’empressa de la proclamer sans vérification ne méritait peut-être
145
MAGRE Maurice, Lucifer, Paris, Albin Michel, 1929, respectivement p.202 et p.85. Dans ce roman, Maurice MAGRE
se donnait volontiers pour théosophe et occultiste.
146
HUBAUX Jean, Pline et les Esséniens, in Bulletin de l’Académie Royale de Belgique, t.44, 1958, p.475-495. L’auteur
suggérait : “Il n’est pas impossible que les historiens et géographes sérieux fréquentent les œuvres des romanciers ou,
qui sait, les romanciers eux-mêmes”. L’histoire personnelle d’André DUPONT-SOMMER rend plausible une éventuelle
affinité avec MAGRE ; HUBAUX en aurait-il su quelque chose ?
147
F. de SAULCY avait exploré le site en 1851 – cf. Voyage autour de la mer Morte et dans les terres biblique, exécuté de déc.
1850 à avr. 1851, Paris, 1853 (t.2, p.165-166 pour ce qui a trait à Qumrân), cité par Ernest-Marie LAPERROUSAZ, art.
Qumrân in DBS, tome IX, 1979, col.738.
148
Par exemple DAVIES Philip R., BROOKE George J. & CALLAWAY Philip R., The Complete World of the Dead Sea Scrolls,
London, Thames & Hudson, 2002 (p.69 pour le dessin).
pas des félicitations. Un de ses anciens élèves, Ernest-Marie LAPERROUSAZ, lui-même ancien
fouilleur de Qumrân aux côtés du Père de Vaux, a résumé ainsi la situation :
“Dupont-Sommer, un ancien prêtre, était tenté de minorer la valeur du christianisme en faisant de
lui une pâle imitation du mouvement essénien”.
Une telle manière de voir était facilitée par le contexte du moralisme occidental
traditionnel, qui avait eu tendance à faire de Jésus un modèle intemporel plus qu’un fils de
l’histoire et de la nation juives ; or, explique-t-il, il fallait revenir à cette évidence première :
“Devant les ressemblances entre ces textes et le Nouveau Testament, on oubliait juste que Jésus
était juif et que les points communs entre l’Evangile et Qumrân n’étaient pas en soi surprenants” 149.
Cette conclusion de bon sens est encore plus éclairante lorsqu’on perçoit à quel point
l’arbre constitué par l’idée d’une "secte essénienne" a pu cacher la forêt des réalités associatives
juives dans l’Antiquité, lesquelles n’ont évidemment disparu ni en 68, ni en quelque autre année.
A ce stade, l’ensemble des "explications" relatives à Qumrân doit être reconsidéré. Il va
falloir regarder ce que furent réellement le site et les découvertes de Qumrân – ruines, grottes,
textes et cimetière –, et d’abord se demander à quels événements historiques anciens et
fondateurs un certain nombre de ces textes font allusion. Car une "secte" – au sens d’un groupe
assez restreint, fermé et revendiquant l’exclusivité de la vraie religion –, a réellement existé, mais
dans un lointain passé ; c’est la confusion des époques, induite par les ajouts au texte de Josèphe,
qui a fait de cet arbre un écran empêchant de voir la forêt qui a réellement découlé de cette secte.
149
LAPERROUSAZ Ernest-Marie, Archélogie-fiction. Propos recueillis par Samuel PRUVOST, in France Catholique
n° 2890, 11/07/2003, p.22.
1.3 Réalité de la "secte" originelle et réalités de Qumrân
Le terrain de la recherche ayant été déblayé, il devient possible, en ce chapitre 1.3, de cerner
positivement les événements du passé dont nous parlent divers textes trouvés près de Qumrân ou
connus par ailleurs. Deux pistes de recherche se présentent nécessairement :
D’une part, il y a la recherche archéologique. Qu’étaient ces manuscrits que l’on a trouvés
dans des grottes ? Que furent les grottes elles-mêmes, ainsi que les ruines et le cimetière
adjacent ? Nous n’entreprendrons ici que de synthétiser la nouvelle problématique apparue
surtout à la fin du 20e siècle et de signaler les hypothèses de recherches les plus prometteuses
(1.3.2).
D’autre part, il y a l’étude des textes. Que nous disent-ils des origines de la mouvance dont
ils font partie ? A quelle époque se situent ces origines ? Qui est le fondateur ? Qu’est-il advenu
ensuite ? Jusqu’à présent, ces questions n’ont jamais reçu de réponses satisfaisantes : il fallait
croire qu’une secte dite "essénienne" et basée à Qumrân avait duré plus de deux siècles avant de
disparaître en 68 de notre ère (1.3.1).
Commençons par la seconde question.
Le "Maître de Justice" (qd j h r vm , mor e h s1èdèq), titre donné dans plusieurs documents au
fondateur de la "secte", semble échapper à toute identification. C’était sans doute vrai jusqu’en
1992, année de la publication d’une étude procédant à des recoupements nouveaux.
L’erreur avait été de se cantonner aux seules sources que sont la fameuse Règle de la
Communauté (1QS), son annexe (1QSa), le Document de Damas (CD) et quelques autres écrits
trouvés aux alentours de Qumrân, le tout étant mis en rapport avec les deux Livres des Maccabées
(1-2Mac) ainsi qu’avec les passages des Antiquités juives relatifs à cette période. Aucune hypothèse
sérieuse ne pouvait se fonder sur ces seules sources150.
Heureusement, d’autres viennent compléter ces données insuffisantes : ce sont les deux
Talmud-s et certains commentaires rabbiniques. La difficulté de ces sources, qui transmettent plus
ou moins fidèlement des souvenirs du passé, est leur lecture et leur interprétation ; très souvent,
elles ne sont accessibles qu’aux spécialistes du rabbinisme, doublés de linguistes dans le cas
présent, car, à l’époque hellénistique qu’on est appelé à regarder, le bilinguisme des milieux juifs
avait conduit à des correspondances systématiques entre l’hébreu et le grec – certaines d’entre
elles sont restées longtemps méconnues alors qu’elles donnent la clef du problème.
150
L’une des dernières hypothèses en date est celle d’Emile PUECH qui fait du "Maître de justice" le successeur
inconnu (et tout à fait hypothétique) d’Alcime comme Grand Prêtre, jusqu’en 152 lorsque Jonathan l’aurait chassé du
pouvoir :
“La scission du mouvement hassidéen entraînant le passage d’une majorité des pieux au parti pharisien dut
très probablement avoir lieu en 152, lors de la nomination de Jonathan de la classe sacerdotale de Yehoyarîb
au grand pontificat par le Syrien Alexandre Balas (1M 10,20s), chassant ainsi le prêtre légitime en fonction. Ce
dernier, le « Docteur légitime » ou « Maître de justice », s’exila alors au désert avec un groupe de fidèles « pour expier
en faveur du pays et préparer une plantation éternelle, un temple saint… »” (Les manuscrits et le nouveau testament in
LAPERROUSAZ & ALII…, p.255s).
C’est utile de faire des hypothèses à condition de signaler le cas échéant qu’elles sont purement gratuites.
C’est précisément le mérite de Jacqueline GENOT d’avoir mis en lumière ces données 151. Les
recoupements minutieux qu’elle a effectués permettent de suivre les dix-sept années d’existence
de la "secte des ’Issyîm" (cf. 1.1.2.1) – qu’elle appelle "l’Alliance de Damas", nous verrons pourquoi
– et la vie de leur fondateur : Yosé ben Yo‘ezer.
Dans ce préambule, il convient encore de souligner que les textes de cette période ne nous
sont évidemment pas parvenus à l’état brut. Le Document de Damas (CD) a une origine qui, dans sa
forme globale, remonte à la dispersion de la secte, pourchassée de partout suite à l’exécution du
fondateur ; il en est de même des Commentaires trouvés près de Qumrân (Pešer de Nahum, Habacuc
et autres fragments plus petits). La plupart de ces textes ont reçu des ajouts, ce qui est tout à fait
normal. En effet, si les grands textes de la littérature liée au pouvoir n’ont pas tellement d’histoire
(le pouvoir se les approprie et les fixe), les textes de la mouvance qui nous occupe, eux, ne sont
pas figés et reçoivent divers développements en fonction des circonstances nouvelles et des
espérances que celles-ci suscitent du point de vue eschatologique. C’est même ce que le lecteur
attend. Dans la mesure où l’on peut les déterminer, les strates les plus anciennes de la Règle de la
Communauté (1QS + 1QSa), et surtout l’essentiel du Document de Damas152 et du Commentaire
d’Habacuc153 proviennent du fondateur lui-même ; de plus, indique Jacqueline GENOT au terme de
son étude,
“il n’est sans doute pas absurde d’émettre l’hypothèse que le Rouleau du Temple, le Livre d’Enoch (1-
36 ; 83-90 et 92-105), Daniel 7-12 ou les Jubilés sont peut-être sortis de cette mouvance en ces
années. Là serait le milieu d’où serait sorti, entre 176 et 160, l’essentiel de la production dite
« apocalyptique », parmi laquelle il faut encore compter : le Testament de Moïse, Judith, Barukh ou le
Martyr d’Isaïe”154.
Nous ne regardons ici que les passages des textes essentiels qui permettent de comprendre
les origines de ce mouvement à l’eschatologie exacerbée. Afin de ne pas retomber dans le mythe
"essénien" et pour éviter toute ambiguïté, convenons de qualifier de messianiste cette vaste
mouvance où le Messie est attendu dans une perspective de royauté guerrière. Et puisqu’on en est
aux précisions de vocabulaire, précisons que le terme de Messie sera systématiquement préféré à
tout autre pour rendre l’hébreu Mašiah1, sauf dans les citations de traductions qui, elles, emploient
tantôt le terme de Messie, tantôt celui de Oint, voire… parfois les deux dans le même texte !
151
GENOT-BISMUTH Jacqueline, Le scénario de Damas. Jérusalem Hellénisée et les origines de l’Essénisme, Paris, de Guibert,
1992. Il faut également regarder le Siracide, auquel se réfèrent plusieurs fois le Nouveau Testament (Mt et Jc) et
plusieurs écrits rabbiniques, car ce livre et le Document de Damas “parlent un même langage” ; ils
“sont contemporains à quelques décennies près, même si à l’évidence leurs analyses et leurs options
parfois divergent” (p.197).
152
“l’Alliance de Damas” [= le CD] serait donc, sinon de la main, au moins de la voix du maître inspiré” sauf
évidemment les passages qui expriment ”le désarroi consécutif à l’exécution de More Z1edeq” (p.263) “rédaction à
chaud de l’Alliance de Damas dans l’été 162” (p.265)
153
Ce pešer Habakuk, exposant les démêlés avec Alcime et la mort du "Maître de Justice", daterait, lui, d’après 162
(p.262)
154
GENOT-BISMUTH Jacqueline, Le scénario…, p.452.
La sainteté morale et rituelle du Grand Prêtre en fonction apparaissait donc comme un
facteur déterminant du culte, puisque son efficacité sacerdotale en dépendait ; elle était
suprêmement importante au jour des expiations, le Yom ha-kipurim, qui tombait chaque année le 10
tisri (c’est-à-dire neuf jours après le jour de l’an, le 1 er tisri). Si l’on en croit le Livre des Jubilés, qui
remonte à cette époque, ce jour avait même pris une valeur cosmique :
“L’idée d’un renouvellement annuel du contrat d’alliance depuis Noé lui-même est déjà
explicitement formulée dans les Jubilés (6,18sq.), explique Jacqueline GENOT. D’où le témoignage…
de cette tradition conservée grâce à la Tosefta155 (Roš Ha-Šana 1,11) :
Le « Jour de l’an », toutes les créatures du monde (ba’e ha-‘olam) passent devant lui comme pour un
contrôle d’effectifs (be-numeron, de numerus), puisqu’il est dit : … Sonnez ce mois du šofar au pardon du
jour de notre fête (Ps 81,3)”156.
Dans sa version talmudique, le même traité précise un peu plus loin comment s’opère ce
"contrôle" qui prélude au Jugement, et comment peuvent précisément y échapper ceux qui ne
sont pas pleinement justes, grâce au Jour des expiations :
“Trois registres (sefarim, livres) sont ouverts à Roš Ha-Šana (i.e. le premier Tisri) : un pour les reša‘im
[mauvais] absolus, un pour les z1ediqim [justes] absolus, un pour les intermédiaires. Les z1ediqim absolus
sont inscrits et scellés sur-le-champ sur [le registre] de la vie (le-h1ayim) ; les reša‘im absolus sont
inscrits et scellés sur-le-champ sur [le registre] de la mort ; les intermédiaires sont en suspens et le
restent (durant neuf jours) jusqu’au Yom ha-kipurim : s’ils le méritent, ils sont inscrits pour la vie ;
s’ils ne le méritent pas, ils sont inscrits pour la mort… (Roš Ha-Šana 16b)”.
Ce qui est donc en jeu au Temple n’est rien moins que la sanctification du monde :
“La raison d’être des Jubilés [selon le Livre des Jubilés] était d’épuiser le mal sous toutes ses formes,
permettant au terme des temps comptés une purgation de la terre et un état de pureté enfin exempt
de tout « satan » et de tout mal (50,5)”157.
Or, déjà bien avant qu’Antiochus IV Epiphane, en 169, ne dépouille le Temple de ses
richesses et massacre nombre d’habitants de Jérusalem, le sacerdoce du Temple était en crise. Il
était devenu un enjeu de pouvoir et de complots. Dans un contexte d’hellénisation forcée,
d’apostasies et de mépris du sabbat (1M 2,34), le comble avait été atteint en 176, lorsque Jason
avait usurpé la Grande Prêtrise en écartant son frère Onias III 158 grâce à l’appui des Syriens : le
sacerdoce du Temple ne pouvait plus être tenu pour légitime. C’est alors qu’un des membres en
vue de la Gerousia appela à se rassembler et à quitter Jérusalem : Yosé ben Yo‘ezer.
164
Le scénario…, p.259.
165
S’ils descendent au désert (verbe katabaïnô), ils viennent bien de Jérusalem pour la majorité d’entre eux.
166
Ils forment la figure de l’homme de l’oppression (Iš ha-laz1on, typologie inspirée d’Isaïe 28,13), surtout Ménélas.
167
Le scénario…, p.264.
168
Iš ha-kazav, l’homme de l’illusion du CD et du pešer d’Hab. La traduction des Ecrits intertestamentaires… (DUPONT-
SOMMER) rend kazav par mensonge conformément au sens biblique premier, mais la traduction homme de mensonge écarte
a priori tout rapprochement avec Judas Maccabée et sa sincérité
169
Le scénario…, p.211.
Dorénavant, Alcime n’aura de cesse de se débarrasser de ses deux ennemis : Judas
Maccabée (2M 14,10), que Bakkhidès finira par tuer (1M 9,14-18) et… Yosé ben Yo‘ezer.
Quoique de la caste sacerdotale, Alcime passait aux yeux de beaucoup pour indigne du culte, et
cela ne semble pas être dû simplement à sa complicité avec l’hellénisation : selon 2M 14,7, il se
serait “volontairement souillé” 170. C’est alors que ben Yo‘ezer, lui-même de la caste sacerdotale,
lui aurait envoyé l’avertissement solennel (la tokah1a h 171) :
“C’est vraisemblablement après [l’écrasement de Judas en 159 et], après le retour d’Alcimos et la
négociation de Jérusalem que doit se situer l’affaire de la tokhah1at adressée par la More Z1edeq au
Grand Prêtre, qui consacrait de fait la rupture de l’unité religieuse et constituait objectivement un
schisme”172.
Cet avertissement décisif, qui ne fut évidemment pas reçu positivement par Alcime, sonnait
comme une déclaration de guerre : à partir de ce moment, le Maître de Justice entreprit un "tenant-
lieu" de culte, axé sur le Yom ha-kipurim comme on s’en doute… mais selon un calendrier
légèrement différent de celui du Temple, sans doute pour mieux faire correspondre la liturgie
terrestre avec celle du ciel – c’est-à-dire des astres et surtout du soleil 173. C’était réaliser une
rupture radicale ; à vue humaine, ce schisme équivalait à un suicide, surtout depuis qu’Alcime en
avait fini avec Judas Maccabée.
Le jour même où Yosé ben Yo‘ezer célébrait son Yom kipurim, en septembre 159, il fut
capturé. Aux yeux de ses partisans, cette action commise par le Grand Prêtre de Jérusalem tenu
pour illégitime constituait la suprême impiété : c’est lui que le pešer d’Habacuc surnomma le
"prêtre impie" (kohen ha-Raša‘ ou le Grand Prêtre du Mal) :
“[Il s’agit du] kohen ha-Raša‘ qui poursuivit le More Z1edeq pour l’anéantir en sa colère enflammée,
dans sa maison d’exil, et en période de temps consacré (mo‘ ed), le jour des expiations (yom ha-kipurim), il
leur parut pour les anéantir (Le More et ses disciples) et les contraindre à la faute le jour de jeûne et
du šabat de leur repos sacré” (pHab 11,4-8)174.
Traduit devant le tribunal du Beth ha-mišpât1, ben Yo‘ezer fut condamné aux châtiments
prévus pour le violeur du temps sacré, l’incestueux, le rebelle, et le meurtrier ; ainsi, son exécution
170
Un recoupement complexe de sources permet de penser qu’il n’avait pas respecté les huit jours de mise à l’écart
que le Grand Prêtre doit observer entre le jour de l’an et le jour important entre tous, celui du Yom ha-kipurim (cf.
Le scénario…, p.220-221).
171
C’est ainsi qu’il faut rendre ce terme de tokah1a h, essentiel au passage du pHab 5,10 (cf. Le scénario…, p.278).
Si on le traduit à la manière des Ecrits intertestamentaires… (p.345) par “châtiment du Maître de Justice”, on ne
comprend plus rien au passage qui parle aussi du Iš ha-kazav (Judas). En effet, ce n’est pas ce dernier mais le kohen ha-
Raša ‘ que le pešer d’Habacuc accuse d’avoir tué le More S1èdèq. Il ne peut donc être question là de "châtiment". Le texte
devient compréhensible quand on sait que le Beth av-Šalom est le parti de ceux qui voulaient la paix à tout prix et
avaient négocié aussi bien avec Judas qu’avec Alcime :
“L’explication de ceci concerne la Maison du Père de la Paix et les membres de leur conseil, qui se turent
lors de la tokah1a h [adressée par le Maître de Justice] et qui n’aidèrent pas celui-ci contre l’homme de l’illusion
qui avait méprisé la Loi au sein même de toute leur con[grégation]” (11Q pHab 5,9-10).
172
Le scénario…, p.290.
173
Le scénario…, p.354. Le "calendrier des Bœthusiens" n’est autre que celui que Yosé ben Yo‘ezer avait mis au point
et commencé à appliquer, cf. note Erreur : source de la référence non trouvée.
174
Le scénario…, p.277. La traduction des Ecrits intertestamentaires… de ce passage de pHab 11,4-8 est semblable, sauf
pour le sujet de “paraître pour les anéantir” : au lieu du "prêtre impie", DUPONT-SOMMER imagine qu’il s’agit du
"maître de justice" revenant comme Juge au Jour du Jugement ! Faisant un parallèle avec “la figure de l’Elu dans les
« Paraboles d’Hénoch »”, il commente en bas de page :
“Cette représentation de l’Elu de Dieu, auguste martyr devenu, après sa mort, le souverain juge du
monde, donne à ce passage sa pleine signification” (p.351).
La question est : quelles raisons personnelles l’ont poussé à imaginer que le personnage du "Maître de
Justice" est attendu au Jour du Jugement – par une secte qui aurait duré deux siècles et jusqu’au temps de Jésus –?
devait frapper les esprits puisqu’elle combinait les quatre manières de mettre à mort
correspondant aux quatre accusations : il fut lapidé, brûlé, étranglé et décapité, et de surcroît
crucifié si l’on en croit la description laissée par le Midraš Raba en un long passage trop peu connu
(Berešit 65,22) qui rend compte assez fidèlement de cet événement inouï 175. Le comble est
qu’Alcime, le principal responsable de cette décision et de son exécution, n’était sans doute plus
là pour les voir : il dut mourir de maladie dans l’été 159, “Dieu accumulant sur lui son abjection et
la douleur” (pHab 11,15).
“Le procès de More Z1edeq Yosé ben Yo‘ezer s’inscrivait peut-être dans la perspective plus large de la
lutte contre ses partisans, les Bœthusiens”176.
C’est ce qu’il reste à regarder.
175
Il commence par “Yaqim /Alkimos… était le fils de la sœur de Yosé ben Yo‘ezer, le prêtre de Z1erada” (cité par J.
GENOT, Le scénario…, p.324-325) ; ce doit être une erreur due à l’ancienneté des souvenirs, que de faire d’Alcime un
neveu de ben Yo‘ezer ; mais tout est possible dans le petit monde du sacerdoce du Temple.
176
Le scénario…, p.329.
177
Le scénario…, p.298.386.409.
178
En particulier dans la deuxième partie.
propres, sa véritable législation d’exception ou de circonstance qui devra durer au long des quarante
années prévues de la « période du mal »” (p.256).
C’est ce qui expliqua l’attitude apparemment suicidaire (et en tout cas dédaigneuse) de ben
Yo‘ezer face à Alcime : il lui semblait que Dieu allait intervenir.
Une telle attente de l’intervention de Dieu forme le cœur du messianisme qui va se diffuser
dans les diverses communautés juives à la suite de la dispersion des partisans du More S1èdèq et de
l’accueil qui leur est réservé. En effet, le sentiment messianiste part de la vision du "temps actuel"
comme étant l’époque du mal (qes1 ha-riš‘a) précédant la venue du Messie, et y associe (déjà) l’idée
d’un "retour" (ou d’une reconquête) du Pays occupé par des impies :
“C’est là l’organisation de la société des camps (mošav ha-mah1anot) pour toute la durée de l’époque du
mal [lacune dans le texte179] ceux qui n’adhéreront pas à ces règles ne réussiront pas à retourner au
Pays à l’avènement final de l’oint d’Aaron et d’Israël” (CD 13,20-22 – trad. J. GENOT)180.
Ces objectifs, il revient précisément au Messie de Dieu de les accomplir et c’est à lui – et à
travers lui à Dieu – qu’il revient aussi d’instaurer un nouveau sacerdoce.
183
Les interpolations…, p.43. La citation commence par : “Anciennement, deux Messies étaient attendus, l’un de Lévi,
l’autre de Juda”.
184
La question sera abordée en 1.4.2.1.1 et 1.7 \2°.
185
On trouve cette image par exemple dans le Targum Jonathan sur Gn 49,10-11 – cf. 2.3.3.1.
186
Un rapprochement s’impose ici avec le curieux titre coranique de “secoureurs de Dieu” (ans1ar u Llah i, s.3,52 ||
s.61,14), d’autant plus que le verbe de la même racine apparaît dans des versets sans ambiguïté tels que :
“émigrés (muhâjrûn) ... qui portent secours à (yans1urûna, aidant) Allah ainsi qu’à son messager”(s.59,8).
187
More ha-Yah1îd – et non : le maître unique.
188
Ecrits intertestamentaires…, p.163-164. Relevons ici l’expression de "Nouvelle Alliance", sans doute forgée par ben
Yo‘ezer lui-même. Des expressions approchantes se lisent dans le Livre des Bénédictions (1QSb) et dans le pešer
d’Habacuc :
Selon ce passage, les disciples sont invités à rester fidèles à l’enseignement de ben Yo‘ezer,
dans l’attente du Messie à venir. A l’évidence, ce dernier n’est pas ben Yo‘ezer : ce sont deux
personnages bien distincts qui sont évoqués.
De même, explique Emile PUECH, le Commentaire d’Osée ne présente pas du tout le “Maître
de justice” comme un Messie eschatologique189.
Dans les Testaments des douze Patriarches, le thème des "deux Visites" est fréquent ( cf.
1.4.2.1.3) ; il s’agit toujours de réécritures post-chrétiennes, comme on le verra. Ce thème apparaît
dans le Document de Damas, dans un passsage du manuscrit A (CD A), qui date du 10e siècle ; il faut
savoir que les fragments parallèles mis au jour près de Qumrân (6Q) ne présentent pas le passage
en question. C’est justement ce passage qui sert à identifier le personnage du "Maître de Justice"
au Messie à venir :
“L’Etoile, c’est le Chercheur de la Loi qui est venu à Damas selon ce qui est écrit :
Une étoile a fait route de Jacob, et un sceptre s’est levé d’Israël [Nb 24,17]. Le sceptre, c’est le Prince de
toute la Congrégation, et, lors de son avènement il abattra tous les fils de Seth. Ceux-là seront
sauvés au temps de la première Visite.
Mais ceux qui reculèrent furent livrés au glaive,
et tel sera le sort etc. [cf. note Erreur : source de la référence non trouvée]” (CD 7-18-8,2).
Cet obscur passage semble identifier l’étoile au sceptre, la première désignant sans doute le
fondateur de la "secte" et le second désignant le Prince de la Congrégation qui est aussi le Messie
d’Aaron et d’Israël selon le passage parallèle190, ou même selon d’autres textes 191. Conclusion hâtive
de certains auteurs : le Messie attendu, c’est le "Maître de Justice" décédé ! Certes, normalement,
les deux stiques d’un verset se répondent, mais telle n’est précisément pas la lecture que l’auteur
messianiste tardif veut donner de Nb 24,17192 : s’il avait voulu dire que ben Yo‘ezer est le Messie
“… Prince de la Congrégation qui […] et pour qui Il renouvellera l’Alliance de la Communauté, afin qu’il
restaure le royaume de Son peuple à jama[i]s” (1QSb 20-22 – Ecrits intertestamentaires…, p.57).
“[L’explication de ceci] concerne ceux qui ont tra[hi l’Alliance] Nouvelle car ils n’ont pas cru en
l’Alliance de Dieu” (11QpHab 2,3-4 – Ecrits intertestamentaires…, p.342).
189
Cf. PUECH Emile, Les manuscrits et le nouveau testament in LAPERROUSAZ & ALII…, p.276ss.
190
La fin du passage est identique à son parallèle du manuscrit B que voici :
“Ceux-là seront sauvés au temps de la Visite mais les autres seront livrés au glaive quand viendra l’Oint
d’Aaron et d’Israël ainsi qu’il en fut au temps de la première Visite – ce qu’il a dit par l’intermédiaire
d’Ezéchiel : On mettra le signe sur le front de ceux qui soupirent et gémissent [Ezéchiel 9,4].
Quant aux autres, ils furent livrés au glaive vengeur, vengeur de l’Alliance,
et tel sera le sort de tous ceux qui sont entrés dans Son Alliance mais qui ne tiendra pas ferme à ces
préceptes quand Il les visitera pour l’extermination par l’intermédiaire de Bélial” (CD B 1,10-14 – Ecrits
intertestamentaires…, p.161-162).
191
Par exemple le fragment (très abîmé) 4Q 285 5 qui doit être lu de cette manière :
“[Ils tomberont, les Kittîm /Romains et leur roi] et le prince de la Congrégation le mettra à mort”.
(et non : “Ils [les Kittîm] mettront à mort le prince de la Congrégation, le ger[me] de David”, cf. PUECH
Emile, Les manuscrits et le nouveau testament in LAPERROUSAZ & ALII…, p.276ss. Voir aussi WISE Michael & ALII, Les
manuscrits…, p.363).
Ou par exemple dans l’Annexe à la Règle de la Communauté :
“Quand le [prin]c[e] Messie sera révélé parmi eux” (1QSa 2,11).
– et non : “Quand Dieu aura engendré le Messie parmi eux” (cf. PUECH Emile, ibidem).
Notons une fois de plus que cette dernière traduction (donnée dans les Ecrits intertestamentaires…) tend à
"christianiser" les supposés "esséniens"…
192
Bien sûr, il n’interprète pas non plus cette prophétie de Nb 24,17 au double messianisme abandonné depuis
longtemps (l’étoile serait le Messie-Prêtre et le sceptre serait le Messie-Roi).
qui doit revenir “pour l’extermination”, il l’aurait écrit simplement ; et les fragments parallèles
trouvés dans les grottes en parleraient.
Au lieu de cela, on trouve un texte apparemment obscur, mais qui s’explique très bien si
l’étoile est la figure du prophète qui doit précéder le Messie (cf. Malachie 3,23), et si le sceptre est la
figure du Messie qui est venu (1 ère Visite, explicite dans le texte) et qui doit revenir (2 e visite,
implicite). Le Document de Damas est un texte qaraïte et, dans les prières qaraïtes, on trouve
justement une demande se référant à Malachie 3,23 et disant :
“Que Dieu nous envoie le Maître de Justice pour ramener le cœur des pères vers les fils” 193 ;
la figure biblique du nouvel Elie est identifiée à celle du "Maître de Justice". En d’autres
termes, le CD a fait de ce dernier le Prophète précédant le Messie dont la 1ère visite est décrite
comme future – ce qui est normal dans un écrit supposé être intégralement ancien –, mais qui est
déjà un événement du passé au moment où ces lignes ont été ajoutées au manuscrit A. Et ce
Messie qui doit revenir encore “pour l’extermination”, c’est le Messie-Jésus qui a été mis en
réserve au Ciel au terme de sa 1ère visite, et tel que se le représentent par exemple les Testaments,
ainsi qu’on le verra.
Ce passage CD 7-18-8,2 et quelques autres sont l’œuvre d’un héritier post-chrétien du
messianisme eschatologique inauguré deux siècles plus tôt par Yosé ben Yo‘ezer.
Enfin, on s’est parfois appuyé sur deux versets du Commentaire d’Habacuc portant sur Hab
2,4b (Le juste vivra par sa foi) :
“Dieu les délivrera de la Maison de jugement à cause de leur affliction (ou : de leur peine194) et de leur
foi dans le Maître de justice” (11QpHab 8,2-3)195.
Donc, croit-on lire, la foi au "Maître de Justice" sauve. En fait, ces versets prônent
simplement la fidélité à l’enseignement de ben Yo‘ezer. Pour tous les h1asidîm, une vie attend
l’homme après la mort, et ceux qui ont vécu fidèlement à l’Alliance de Dieu recevront leur
rétribution. Au plus fort de la crise de l’hellénisation et de ses persécutions, ben Yo‘ezer a été un
exemple de cette foi en l’au-delà qui l’a conduit au martyre ; il fut une référence pour beaucoup,
au delà même du cercle de ses partisans : il fut un vrai professeur de justice196, titre qui peut provenir
du jeu de mots se trouvant en Joël 2,3197, et qui signifie simplement qu’il conduit ses disciples à
être justes (ou justifiés) devant Dieu. On ne peut pas faire dire autre chose à ce petit passage.
193
Cf. SCHREIDEN Joseph, Les énigmes des manuscrits…, p.15.
194
SCHREIDEN Joseph, Les énigmes des manuscrits…, p.346.
195
Ecrits intertestamentaires…, p.347.
196
L’emploi du titre de "maître qui enseigne la justice" ne s’est pas circonscrit au messianisme de S1érada.
Au reste, le titre de "Maître de Justice" est-il devenu une figure-type ayant désigné divers personnages ?
Nous pensons que cette hypothèse est inutile ; c’est cependant la position actuelle d’Etienne NODET (Le Fils de Dieu.
Procès de Jésus et Evangiles, Paris, Cerf, 2002), que Florentino GARCIA-MARTINEZ résume ainsi :
“Il ne s’agit plus d’un nom propre particulier mais de la désignation d’un « maître inspiré, médiateur
d’une connaissance de Dieu » porté par plusieurs personnages… Ainsi découvre-t-il un maître de Justice à
l’époque d’Alexandre Jannée, plusieurs maîtres de Justice dans les hymnes, et même un dernier maître de
Justice qui n’est autre que Jacques « le Juste » du Nouveau Testament” (Querelle sur le messianisme in Le Monde de la
Bible, n° 151, juin 2003, p.22).
Par ailleurs, les sceaux des juges des tribunaux rabbiniques portent assez fréquemment de nos jours la
mention : q d j h r v m v ] y d , juge et professeur de droit (cf. SCHREIDEN Joseph, Les énigmes des manuscrits…, p.8).
197
“Yhwh votre Dieu… vous donne la pluie (môrèh) pour votre justification (s1edâqa h )” (Joël 2,23 – cf. SCHREIDEN
Joseph, Les énigmes des manuscrits…, p.15).
On peut penser aussi à Osée 10,12 : “C’est maintenant qu’il faut chercher Yhwh jusqu’à ce qu’il vienne
répandre sur vous la justice (s1èdèq)”.
En résumé, la foi messianiste d’avant notre ère n’était pas opposée à la tradition biblique en
voie de constitution à cette époque ; certes, elle attendait les "Messies d’Aaron et d’Israël" plutôt
qu’un seul, mais cela ne change pas grand-chose puisque ceux-ci sont supposés arriver ensemble.
D’autre part, aucun texte n’attribue au personnage historique du More S1èdèq les traits
eschatologiques qui seront ceux du Jésus des chrétiens – thèse qu’un auteur parmi les premiers
découvreurs des textes de Qumrân a voulu imposer envers et contre tout ( cf. note Erreur : source
de la référence non trouvée).
Ceci dit, même avant notre ère, cette foi messianiste n’est pas exempte de gauchissements –
on pourrait d’ailleurs en dire autant de la religiosité des Pharisiens ou de celle des milieux
sacerdotaux de Jérusalem – : elle est entremêlée d’eschatologie guerrière et d’idées de revanche.
Cette dérive ne révèlera et ne donnera sa pleine nocivité que beaucoup plus tard 198.
198
Entre-temps, une composante nouvelle sera venue, après 70 de notre ère, cristalliser les pires tendances de ce
gauchissement messianiste pré-chrétien. Ce sera l’objet de la 2e partie.
1.3.2 Manuscrits trouvés près de Qumrân et archéologie du site
Enfin, l’hétérogénéité existant entre les manuscrits des grottes doit être soulignée 217, même
s’ils reflètent la même mouvance de pensée ; on trouve en effet parfois de grosses nuances :
quelques textes ne reflètent pas du tout une idéologie guerrière mais ce qu’on pourrait appeler
213
De même qu’André DUPONT-SOMMER, M. DELCOR indique que “le bas de toutes les colonnes a été rongé par la
vermine et il est donc impossible d’établir sa hauteur” (art. Qumrân in DBS, tome IX, 1979, col. 914).
214
L’excellente photo de la Règle de la Communauté publiée dans le n° 86 du Monde de la Bible consacré à Qumrân
permet de voir très clairement le tracé sinusoïdal de la découpe inférieure et des endroits roussis (p.23).
215
Ce même numéro 86 du Monde de la Bible a publié aussi une photo du Rouleau du Temple (p.27). Un dixième du
texte a été perdu avec la disparition des lignes supérieures. Notons que ce texte présente curieusement des tournures
d’hébreu mishnique (Ecrits intertestamentaires…, p.62) ; il en est d’ailleurs de même pour le Commentaire d’Habacuc (par
exemple en 11,6 : ’-byt glwtw pour ‘l-byt glwtw, en sa demeure d’exil, cf. DEL MEDICO Henri, L’énigme des manuscrits de la mer
Morte, Paris, Plon, 1957, p.190 /note 1).
216
La partie de la citation laissée en pointillé précise que, à en croire cet auteur et M. DELCOR qui le cite, ces
“quatre stades dans ce développement… peuvent être mis en relation avec les périodes d’occupation du
site de Qumrân. Ainsi, la Règle de la Communauté refléterait l’histoire des Esséniens à l’époque où s’est fondée la
secte. Le stade I est représenté par 1QS VIII, 1-16a + IX, 3-x, 8a. Il est en effet question dans cette section
d’un groupe qui va exister. Il y a évidemment une part assez grande d’hypothèse dans cette reconstitution
brillante de l’évolution littéraire de 1QS” (DELCOR M. art. Qumrân in DBS, tome IX, 1979, col.853).
217
Emile PUECH exclut la possibilité qu’un fragment de Marc (Marc 6,52-53) se trouve parmi les fragments grecs de la
grotte 7, évoquant les “mauvaises lectures” de ce fragment 7Q5 et “des leçons textuelles non attestées par ailleurs”
(Les manuscrits et le nouveau testament, in LAPERROUSAZ & ALII, p.281). En fait, la discussion, lancée par José O’
CALLAGHAN dès 1972, tourne autour de la présence d’un n (nûn) à la deuxième ligne du fragment (ce nûn apparaîtrait
sous la lumière du microscope électronique stéréoscopique), et autour des divergences par rapport aux manuscrits
connus de Marc (mineures et explicables). Aucune autre identification de ce 7Q5 n’a jamais été proposée.
une "pré-gnose", leur manière de louer la Sagesse tendant à exalter la connaissance comme
telle218.
Bref, c’est d’une mouvance – par définition traversée de courants divers et susceptible
d’évoluer dans le temps – dont témoignent les manuscrits dits de Qumrân. Les explications
basées sur la volonté de trouver une solution unique correspondant à une communauté unique
ont conduit à des impasses ; inversement, le discernement d’une vaste mouvance eschatologique
et messianiste doit permettre d’envisager des solutions rendant compte des faits et des textes dans
leur complexité – et sans les relier artificiellement. Les événements liés aux dépôts dans les
grottes environnantes ont dû s’étaler dans le temps 219, et, du point de vue géographique, ce serait
un second a priori que limiter la provenance de ces dépôts à la seule Palestine du temps (où ne
vivait pas la moitié des "fils d’Abraham et de Jacob").
Avant d’esquisser une analyse de la question des dépôts dans les grottes, il convient sans
plus tarder de regarder d’une part les ruines et d’autre part le cimetière de Qumrân – là aussi, on a
voulu établir un lien constitutif entre eux, ce qui est éminemment discutable.
218
Citons deux fragments du manuscrit 4Q301 et l’un de celui de 1Q27 col.1 (trad. Edward COOK) :
“… Je dirai tout, et je vous exposerai toutes les facettes de mon savoir… [ceux qui veulent] comprendre
énigmes et paraboles, et eux qui veulent pénétrer les origines de la connaissance, ainsi que ceux qui sont
attachés aux…”
“A présent, de quelle utilité est l’énigme pour vous qui recherchez l’origine de la connaissance… Qui
dira… lequel d’entre vous recherche la présence de la Lumière et l’Il[lumination]…” ;
“Le monde sera affermi et tous les adeptes des secrets du péché (? des merveilles) n’existeront plus. La
connaissance emplira le monde et il n’y aura plus de folie”.
Ces extraits et d’autres fragments qui formeraient un Livre des secrets – c’est le titre donné au chapitre – sont
assez représentatifs d’une telle tendance "pré-gnostique" (in Michael WISE, Les manuscrits de la mer Morte, Paris, Plon,
2001, p.204s.).
219
Fin 1950, avec les techniques balbutiantes d’alors, un morceau de tissu provenant d’un linge entourant un
manuscrit de la grotte I fut soumis à la datation au C 14 par “W.F. Libby de l’Institut d’Etudes nucléaires de Chicago,
un des pionniers du développement du procédé”. Le résultat a fourni une fourchette allant de –167 à +233 (cf.
BURROWS Millar, Les manuscrits de la mer Morte (the Dead Sea Scrolls), Paris, Laffont, 1957, p.103).
Depuis lors, aucun nouvel examen de tissu au C 14 n’a été fait (cf. DONCEEL Robert, (Synthèse des observations
faites en fouillant les tombes des nécropoles de khirbet Qoumrân et des environs, Cracow, Enigma Press, 2002, p.71 /note 202),
mais seulement un examen de fragments de papyrus (cf. note Erreur : source de la référence non trouvée).
220
RAMLOT Léon, Recensions, in Revue Thomiste, avril-juin 1996, t.XCVI, n° 2, p.337-338.
comme c’est habituellement le cas dans les résidences de la région 221. Quant aux deux encriers, ils
ne provenaient pas du niveau de fouilles correspondant aux restes du premier étage, mais avaient
été trouvés plus bas, à même le sol du rez-de-chaussée : ils n’ont donc aucun rapport avec la pièce
supérieure222. Le site a été un lieu d’habitation – et même de villégiature, sauf durant l’été qui y est
éprouvant –, comme en témoignent non seulement ce triclinium mais aussi la richesse de
l’habitation, bien peu "monastique" et attestée par la présence d’objets de verre, de dalles de
pierre colorées et d’urnes en pierre223.
Au congrès tenu à New York du 14 au 17 décembre 1992, qui s’était donné pour but de
faire le point sur les manuscrits et le site de Qumrân ( titre : voir note Erreur : source de la référence
non trouvée), un autre fait essentiel a été mis en évidence – il ne concernait d’ailleurs pas
seulement le site de Qumrân, mais aussi les sites avoisinants –: la destination économique.
Manifestement, à une période donnée, la moitié occidentale des ruines fut consacrée à des
activités économiques, non pas tant à la fabrication de poteries qu’à celle de parfums et de
baumes. Le parfum le plus cher à l’époque était une variété locale de balsam ; or, les baumiers
sont des arbustes fragiles et sauvages : on n’a jamais pu en planter – du reste, ils ont disparu de la
région et sont devenus très rares aujourd’hui. C’est dire la valeur du site et de ses environs à
l’époque (des géographes en parlent). On stabilisait leur essence végétale grâce au bitume de la
mer Morte, avant de la verser dans les amphores (peut-être fabriquées sur place). Les produits de
ces activités servaient au culte et aux ensevelissements. Une telle rentabilité économique suffit à
expliquer la présence probable de soldats, sur place ou dans les environs : ils n’étaient pas là pour
protéger des frontières mais des richesses convoitées par tous les pillards 224. La "grotte 4" dut
alors servir d’entrepôt bien à l’abri des grosses chaleurs, ce qui explique la présence (probable)
d’étagères.
L’autre partie du site était consacré à l’habitation, et, bien sûr, seul un groupe très restreint
de personnes a jamais pu y habiter – non une communauté 225. Quant à la destination "religieuse"
de certains loci, elle n’a jamais été démontrée, au contraire. Le professeur Robert DONCEEL, dont
l’équipe s’occupe de classer les nombreux tessons trouvés sur place, résumait récemment ainsi la
situation :
221
Cf. DONCEEL-VOÛTE Pauline, The Archeology of Khirbet Qumran, in WISE Michael O. & ALII, Methods..., p.27-
29 ; « Coenaculum » - La salle à l’étage du locus 30 à Khirnet Qumrân sur la mer Morte in Banquets d’Orient, coll°
Res Orientales IV, 1992, p.61-84. A propos des copistes de l’Antiquité, Pauline DONCEEL-VOÛTE précise encore que
“L’iconographie autant que les textes évoquent les scribes et les écrivains munis d’un équipement léger,
réduit à une seule tablette à appuyer sur les genoux ou encore posée sur une sorte de lutrin amovible”
(« Coenaculum » -…, p.79).
222
Le journal des fouilles du P. de Vaux est formel à ce sujet ; comme l’indique Pauline DONCEEL-VOÛTE, de ce
“niveau sur le sol proviennent aussi divers clous, des ferrures, une marmite”, etc. Sur le site de ‘Aîn Feška, on a
d’ailleurs trouvé un encrier très semblable, ainsi qu’à Jérusalem (« Coenaculum » -…, p.78 texte/notes 79-80).
223
WISE Michael O. & ALII, Methods..., p.11.12.37.
224
DONCEEL-VOÛTE Pauline et Robert, The Archeology of Khirbet Qumran, in WISE Michael O. & ALII, Methods..., p.26-
27.36.
225
Aux dires de Jean-Baptiste HUMBERT, “une dizaine ou une quinzaine de personnes au mieux peuvent habiter
Qumrân” (Le monde de la Bible, janvier-mars 1984, p.15). Michael WISE, Martin ABBEG et Edward COOK estiment pour
leur part que
“tout au plus cinquante personnes durent donc résider sur le site, ses murs ne pouvant en contenir
davantage”.
Par ailleurs il n’existe aux alentours nulle trace d’un habitat même provisoire. Cela suffit à infirmer le
“modèle standard” de l’interprétation des découvertes de Qumrân, qui, écrivent-ils, a déjà “aujourd’hui disparu du
tableau” (Les manuscrits de la mer Morte, Paris, Plon, 2001, p.35).
“La question de la définition et de l’identification du site n’est pas résolue ; pour l’essentiel, la
chronologie proposée par le fouilleur n’a pas été contestée de manière entièrement convaincante, et
elle ne le sera pas tant que le matériel archéologique le plus abondant, la céramique, n’aura pas été
publié...
On peut donc attendre de l’avenir de nouvelles et vives polémiques autour de "Qumrân". De
grands ténors de la science biblique et philologique française se sont résolument engagés dans
l’hypothèse essénienne, hypothèse que continuent à défendre avec bec et ongles certains milieux de
biblistes et d’archéologues. Cette hypothèse a la vie dure : n’a-t-on pas lu récemment encore dans la
Revue Biblique qu’un objet de pierre, qui n’est probablement qu’un bouchon gradué ou un
instrument de comptage rudimentaire, était un calendrier essénien, et que l’emplacement que nous
avons identifié en 1988 comme un pressoir à vin (locus 75) répondait à des normes rituelles
précises ?” 226.
Enfin, s’il doit y avoir un rapport quelconque entre les ruines et les cimetières si proches,
demandons-nous d’abord à quel moment le premier cimetière fut établi et ce qu’étaient les
bâtiments avant et après cet établissement. En effet, les premières datations au C 14 se rapportant
aux tombes ne donnent pas un résultat très ancien227.
En rapport avec le cimetière, il reste à évoquer deux détails intéressants relatifs à l’état
dernier du site. D’abord, comment se fait-il que des os de bêtes grillées ou bouillies jonchent le
sol ou se trouvent parfois dans des pots, “dans presque toutes les régions non couvertes du
Khirbet”, selon de Vaux (cité par Ernest-Marie LAPERROUSAZ) ? C’est là une cause assez
importante d’impureté, comme le rappelle le Rouleau du Temple :
“Quiconque prend quelque chose de leur squelette [d’animaux]… nettoiera ses vêtements, se lavera
à l’eau et, au coucher du soleil ensuite, il sera pur” 240.
Assurément, une telle situation “risque de gêner la circulation à travers l’établissement et
même d’amener les occupants à marcher sur ces reliques”. Elle découle évidemment de repas
importants, ce dont l’importante vaisselle retrouvée sur place témoigne certainement aussi – et
non pas de “dépôts volontairement conservés”, comme l’imaginait le P. de Vaux ; LAPERROUSAZ
suggère alors qu’un de ces repas – le dernier – s’est terminé en catastrophe (deux marmites
pleines en témoignent)241, ce qui est une hypothèse logique chez un défenseur de l’idée des
"moines esséniens" : s’ils ont laissé un tel désordre, c’est qu’ils ont dû interrompre leur repas et
partir promptement. Mais le présupposé rend cette explication invalide.
Un tel état des choses (dont le fait d’entreposer des ossements dans des pots) ne pouvait
s’expliquer aucunement par un si curieux dernier repas. L’hypothèse de DEL MEDICO est
autrement plus plausible, qui voit dans ces ossements les reliefs de repas pris par les familles se
rendant au cimetière, soit du côté NO des ruines, soit du côté SE, chacun des deux côtés offrant
237
Le plan formant la fig.4 et l’excellente photographie aérienne de 1956 reproduite à la fin de l’ouvrage montrent
bien cette orientation NNE-SSO, donc légèrement tournée vers l’est (DONCEEL Robert, Synthèse…).
238
Cf. 1.3.2.1.2 et note Erreur : source de la référence non trouvée : “Quand les exilés des fils de Lumière
retourneront du désert des nations pour camper dans le désert de Jérusalem” (1QM 1,3).
239
Cf. La prise de Jérusalem par les Perses en 614. Trois documents nouveaux, trad. COURET, Orléans, Herluison, 1896, p.34.
Le texte qui nous intéresse est paru ensuite in Revue de l’Orient Chrétien, t.2, 1897, p.125-164. Une autre version arabe
de ce texte, un peu plus longue, a été publiée par PEETERS in Mélanges de l’Université Saint-Joseph, t.9/1, Beyrouth, 1923,
p.1-42. Il en existe aussi une version géorgienne (GARITTE G., CSCO n° 202, Louvain, 1960).
240
Rouleau du Temple 51,4-5. Cf. Ecrits intertestamentaires…, p.111.
241
LAPERROUSAZ Ernest-Marie, Présentation générale in LAPERROUSAZ & ALII…, p.30.32.
d’ailleurs la possibilité d’accomplir les rites funéraires de l’ensevelissement (dont les purifications)
242
. Lors d’un tremblement de terre, un de ces repas a sans doute été écourté (et le locus 130 où se
trouvaient deux marmites s’est retrouvé sous eau 243 ; on les y a abandonnées) ; mais cela n’a
empêché personne de revenir ensuite, tant que le cimetière fut en usage.
L’autre détail intéressant concerne les pièces de monnaies retrouvées sur le site. Une jarre
contenait 561 pièces de monnaies en argent, dont la plus récente est de l’an 8 avant notre ère 244 ;
on peut penser qu’au milieu d’autres jarres ou tessons, elle n’a pas éveillé l’attention des pilleurs,
mais que faisait-elle à cet endroit ? La même interrogation concerne la présence de près de 500
autres pièces de monnaies retrouvées çà et là dans différentes couches et appartenant à des
époques diverses (dont quelques-unes de l’époque arabe). Manifestement, il y a eu beaucoup de
passage sur le site ; un long usage du ou des cimetières l’explique aisément.
247
VAUX Rolland de, La grotte des manuscrits hébreux in Revue Biblique, 1949 /4, t.56, p.591-596).
Le dépôt de la grotte I, au moins “cent cinquante rouleaux de dimensions respectables” correspondant à
cinquante jarres, suggère une cache, d’autant plus que les rouleaux devaient être enveloppés par un linge enduit de
bitume et de cire (TOURNAY Raymond, Les anciens manuscrits hébreux récemment découverts in Revue Biblique, 1949 /2, t.56,
p.204). Notons qu’on suppose ainsi le fait que les manuscrits trouvés par terre provenaient des jarres vides ou en
morceaux, c’est-à-dire qu’à une époque reculée, la grotte aurait été visitée par des pillards qui auraient étalé par terre
le contenu des jarres, sauf d’une ; ceci est possible mais a été très contesté (cf. Le monde de la Bible n°100, sept.-oct.
1996, p.94).
248
De surcroît, on peut se demander comment un tel transport a pu passer inaperçu. Ces remarques ont été
développées par Yaacov SHAVIT contre Norman GOLB, qui ne croit pas aux copistes esséniens de Qumrân mais se
demandait néanmoins quelle bibliothèque aurait pu être cachée dans les grottes de la mer Morte en 67 ou 68 ( The
Qumrân Library in the Light of the Attitude towards Books and Libraries in the second Temple Period, in WISE Michael O. &
ALII, Methods of Investigation of the Dead Sea Scrolls and the Khirbet Qumran Site : present realities and future prospects [Annals of
the New York Academy of Sciences, vol.722], 1994, p.299s).
SHAVIT souligne l’absence du “courant pharisien” parmi les écrits des grottes et l’hétérogénéité de ceux-ci
(p.300) ; “Nous ne possédons aucune évidence ou indication qu’il existait une bibliothèque centrale dans le Temple
de Jérusalem”, écrit-il (p.303) ; JOSÈPHE indique que les archives brûlèrent mais “ne mentionne de livres ni détruits ni
sauvés de la destruction” (p.304). Et il ne faut pas projeter sur la génération de 66-70 une mentalité postérieure qui
“attribue une sainteté ou une valeur à tout texte écrit” (p.305).
249
Il s’agit de deux rouleaux de type administratif ou commercial, dont le déchiffrement est en cours ( VILLENEUVE
Estelle & LAURENT Sophie, Des manuscrits redécouverts in Le Monde de la Bible, n° 151, juin 2003, p.54).
250
Au sud-ouest des grottes 4 à 10 se situent six grottes à poteries ; on en trouve trois autres au sud des grottes 1 et
2, à deux kilomètres au nord du site, une encore un kilomètre plus au nord, et sept autres à côté des grottes 3 et 11,
quatre kilomètres au nord du site (cf. carte dressée in supplément au Cahier Evangile n° 28, Paris, Cerf, 1979, p.82, et
reprise in RAMLOT Léon, Les manuscrits de la mer Morte…, 2e éd., Cannes, juin 1992, couverture).
S’il s’agit bien de l’huile royale, que fait-elle là ? En vue de quel sacre futur (eschatologique ?)
fut-elle cachée ?
Dans le désert de Juda, un nombre important de grottes ont été plus ou moins pillées. La
pratique d’y enfouir fut très courante entre le 2 e siècle avant notre ère et le 3 e siècle de notre ère ;
elle était judicieuse à court terme – à long terme, le risque de pillage augmentait 252. De fait, il est
arrivé que ces grottes soient visitées – quelle qu’en fût la raison 253–; le Patriarche nestorien
Timothée Ier (m. 823) raconte que des livres hébreux ont été trouvés de son temps “aux environs
de Jéricho, dans une grotte”254. Le qaraïte du 10e siècle, Qirqisânî255, fait allusion lui aussi à des
livres trouvés dans une grotte256. Ceci dit, rien ne permet de penser que les Qaraïtes eux-mêmes,
dont l’origine remonte en fait au 1er siècle de notre ère257 et dont le nom signifie "fils de l’Ecriture"
– par opposition au mouvement pharisien puis talmudique –258, aient été ces fouilleurs et en aient
tiré leur doctrine259 ; dès le départ, celle-ci s’apparentait à la mouvance messianiste, ce dont
251
Michael BAIGENT et Richard LEIGH précisent encore, en donnant leur source : “[Newsweek, 27 février 1989, p.55]…
Si cette huile était un baume, le petit vase pouvait fort bien faire partie du trésor inventorié par les rouleaux de
cuivre” (La Bible confisquée. Enquête sur le détournement des manuscrits de la mer Morte, Paris, Plon [1991] 1992, p.154-155).
252
Que peut-on trouver dans une grotte ou une cache qui a été pillée – on peut considérer aujourd’hui qu’elles l’ont
toutes été –? En 1994, soixante archéologues israéliens ont procédé à une fouille systématique des grottes et des
anfractuosités de la région de Jéricho et de la mer Morte. Seuls des fragments de documents économiques en
araméen ont été trouvés, ainsi que des objets de valeur diverse (cf. Mer Morte : une nouvelle chasse au trésor, in Le monde de
la Bible, n° 86, 1994, p.42). Il est difficile de tirer des conclusions de cette déception (on espérait trouver des
manuscrits religieux). Pendant longtemps, aux yeux des pilleurs ou des découvreurs fortuits, les documents écrits
n’avaient aucune valeur – sinon, hélas, pour faire du feu –: ils cherchaient des pièces d’or ou d’argent. Quant à la
présence d’objets sans valeur apparente, elle laisse perplexe.
253
Selon la Vita S. Charitonis (PG 115, 900-918), vers 320, Chariton et ses disciples ont d’abord habité dans les
“grottes de Calamon” sur les bords de la mer Morte, avant de se rapprocher de Jérusalem. Cf. DEL MEDICO Henri E.,
Le mythe des Esséniens…, p.257.
254
Cf. MAGNIN J.-M., Notes sur l’ébionisme, tiré-à-part de Proche-Orient Chrétien, Jérusalem, 1979, p.137-138 /note 75.
255
Al-Qirqisânî est lui-même un qaraïte, indique Millar BURROWS ; sa courte notice commençait par :
“Là-dessus [c’est-à-dire après avoir parlé des Sadducéens] commença à prêcher une secte qu’on appelle
les Maghariens etc.” (Les manuscrits de la Mer Morte, [Yale] Paris, 1957, p.144).
256
Al-Qirqisânî écrit que les adeptes d’une secte inconnue par ailleurs, les Maghârîya (ou gens de la grotte) “ont été
appelés ainsi parce que leurs livres ont été trouvés dans une grotte”.
Le mot employé, mag)âra, grotte, correspond sans doute à la racine hébraïque r g m, tomber qui donne aussi
r O g m, lieu où l’on émigre, grenier, crainte (Kamal SALIBI a indiqué la transformation consonantique fréquente de l’hébreu g
en l’arabe q ou g), cf. La Bible est née en Arabie, Paris, Grasset, 1986, p.23).
257
Et non de la seconde moitié du 8 e , comme on le lit dans les dictionnaires. Il s’agit d’une forme du judaïsme non
rabbinique et assez messianiste, en partie issu de l’émigration de judéens au 1 er siècle – cf. note Erreur : source de la
référence non trouvée. Leur influence fut longtemps prédominante hors de la Mésopotamie, dans des régions où le
rabbinisme s’imposera tardivement.
“Parmi les articles de foi, écrit Jean-Hugo TISIN, on peut relever les trois derniers : la résurrection des
morts, la providence divine, l’avènement du Messie” (Notes sur les apocalypses midrachiques in URVOY Marie-
Thérèse & ALII, En hommage au père Jacques Jomier o.p., Paris, Cerf, 2002, p. 200 en bas).
258
Kurt HRUBY les définissait par le fait de
“contester le caractère obligatoire de la Tradition orale codifiée dans le Talmud. Ils s’appelèrent eux-
mêmes Bené Miqra, « fils de l’Ecriture », ce qui leur valut le nom de Karaïtes” (art. Juifs et chrétiens in Catholicisme t.6,
col.1135).
259
Sur la base de l’allusion énigmatique de Qirqisânî, certains ont pensé que les “gens de la grotte” auraient été les
Qaraïtes eux-mêmes et qu’ils auraient récupéré et fait leurs des manuscrits "de Qumrân". Cette hypothèse très
imaginative se heurte à deux difficultés : 1°— si les Qaraïtes sont les "gens de la grotte", Qirqisânî l’aurait dit ;
2°— on suppose que les Qaraïtes n’auraient pas pu avoir connaissance autrement des textes retrouvés au
19e siècle dans leur guénizah ; au contraire, par leurs origines mêmes qui sont anti-pharisiennes, ils étaient proches de
la mouvance messianiste.
témoignent par exemple les noms qu’ils se donnèrent : ebionim, nos1re, ‘nwym 260. La présence du
fameux CD dans leur guénizah du vieux-Caire n’a rien d’étrange.
Au stade actuel des recherches, il importe surtout d’être ouvert à des datations diverses (qui
reflètent d’ailleurs peut-être la réalité), entre l’hypothèse de la mise à l’abri de documents jugés
précieux par la mouvance née avec Ben Yo‘ezer, et celle du rejet de ces mêmes documents par
des autorités religieuses, et en passant par toutes les possibilités intermédiaires. Il y eut bel et bien
en Palestine une chasse aux manuscrits non conformes, mais non avant le début du 2 e siècle de
notre ère (elle est une des suites du synode de Yavneh, en 93, qui restructura et durcit le
mouvement pharisien). Plus tard encore, il semble que des moines chrétiens autochtones (non
grecs) aient pratiqué eux aussi la mise à l’écart d’écrits anciens tenus pour hérétiques – on peut
penser à ceux de Saint-Sabas, et ce fut très probablement une pratique courante en Egypte, par
exemple chez les moines de S t Pacôme (cf. note Erreur : source de la référence non trouvée ).
260
Et d’autres noms encore : “Dans leurs prières, indique J.-M. MAGNIN, les Caraïtes se nomment habituellement
‘aniyyim, ebionim, nos1re ‘edothaw et autres appellations où figure le mot nos1re... Les Caraïtes, dont le nom signifie
« scripturaires »... se caractérisent par leur rejet de la tradition talmudique et leur volonté de s’en tenir à la seule
Ecriture” (Notes sur l’ébionisme, tiré-à-part de Proche-Orient Chrétien, Jérusalem, 1979, p.137-138 /notes 75-76).
261
Au reste, il est manifeste que le site lui-même de Qumrân a resservi entre 70 et 135 (ainsi que d’autres sites des
environs). Sur le site, on a trouvé des pièces de monnaie postérieures à 70, et un niveau ancien des fouilles a révélé la
présence de lampes moulées en série, récemment identifiées – on fait généralement débuter leur fabrication après 70
(DONCEEL Robert, Publication des fouilles au Kh. Qumrân, in Revue Biblique, 1992 /3, p.562).
262
“Il existe dans la grotte 4 une recension du texte de la col. XIV connu dans la grotte 1. La recension de la
grotte 4 serait, d’après Hunzinger, plus ancienne que celle de la grotte 1 qui contiendrait des additions
secondaires… Certaines corrections sont dues à une autre main qui reflète non pas les fautes du premier
scribe, mais des textes différents” (DELCOR M., art. Qumrân in DBS, tome IX, 1979, col. 923.914).
1.3.2.5 En guise de conclusion provisoire
Le congrès de New York de 1992, évoqué plus haut, a mis en pleine lumière la forêt cachée
derrière l’arbre, c’est-à-dire de prendre la mesure du phénomène dont les écrits faussement
dénommés qumrâniens sont les témoins. Le congrès souligna :
• que la mentalité d’hostilité à l’égard des Pharisiens et des Sadducéens au pouvoir était
beaucoup plus répandue et populaire qu’on voulait le croire jusqu’à présent : elle correspond à
l’opposition entre une partie importante du peuple et les gens en place 263 ;
• que "l’idéologie du désert" qu’expriment les textes (en mentionnant parfois même des
"camps du désert") n’implique nullement que les adhérents vivaient réellement au désert, non plus
que les nombreux adeptes de Jean le Baptiste : ils vivaient en ville – à Ephèse en particulier 264 –;
de tels adhérents étaient présents partout, le désert étant un symbole de leur attente messianique,
non un lieu d’habitation ;
• enfin, que la Règle de la Communauté (1QS) présente des règles de fonctionnement qui sont
comparables à celles d’autres associations religieuses ou même profanes existant à cette époque,
dans tout l’Empire gréco-romain265.
L’essentiel était dit, mais le réexamen de la totalité du "dossier essénien" ne faisait que
commencer. L’histoire (très profane) du site est à considérer à part de celle des manuscrits, et il
en est de même de l’histoire des cimetières. Plus encore que dans le cas des manuscrits, la
datation des cimetières reste encore essentiellement à établir. Beaucoup de questions restent
certes en suspens, spécialement à propos de l’histoire de chaque manuscrit jusqu’à sa mise en
dépôt dans une grotte ; elles montrent que le 1er siècle de notre ère est moins bien connu qu’on le
croit souvent, et qu’en particulier la mouvance ne doit plus échapper à la recherche.
263
EISENMAN Robert, Theory of Judeo-Christian Origins : the last Column of the Damascus Document, in WISE Michael O. &
ALII, Methods..., p.356-358. L’auteur rappelle que, selon Josèphe, ce sont les gens en place,
“les Pharisiens, Sadducéens et Hérodiens [qui] pressaient les Romains d’entrer dans la Cité afin d’écraser
l’insurrection [de 66-70]” (p.357).
264
L’exemple est donné par Matthias KLINGHARDT à la suite de sa contribution The Manual of Discipline in the Light of
Statutes of Hellenistic Associations, in WISE Michael O. & ALII, Methods..., p.269.
265
Cf. 1.1.2.5 et note Erreur : source de la référence non trouvée.
1.4 Mouvance messianiste et Testaments des XII Patriarches
Les Testaments des Douze Patriarches forment une pièce maîtresse pour comprendre le devenir
et le développement de la mouvance messianiste au cours des 2 e et 3e siècles de notre ère. Ce
corpus de textes était déjà connu et bien attesté (par de multiples manuscrits en grec, arménien ou
araméen266) bien avant les découvertes de Qumrân ; certains passages y ont été trouvés. Ceci est
particulièrement intéressant et révélateur quant à la postérité des écrits des grottes, et à plus d’un
titre :
• ces Testaments ont circulé dès avant le 1 er siècle et semblent avoir été lus par la suite par un
vaste public (surtout juif et judéochrétien) ; ils sont des témoins majeurs de l’eschatologie
messianiste – leur étude doit permettre de la cerner de plus près.
• les passages trouvés à Qumrân en araméen ou parfois en hébreu (il s’agit de fragments
des Testaments de Juda, Lévi, Joseph et Nephtali) trahissent un original en hébreu, et les
divergences quelquefois fortes avec leurs parallèles en grec ou en arménien ne s’expliquent que si
ces fragments constituaient une version antérieure.
• dans les manuscrits classiques des Testaments, écrit Marc PHILONENKO,
“on relève bien, ici ou là, des retouches chrétiennes, mais le plus souvent, elles ne se trouvent que
dans un ou deux manuscrits. Une simple comparaison entre les différents témoins du texte permet
de les éliminer sans difficulté”267.
On relève également des interpolations juives, ce qui n’a rien pour surprendre dans des
manuscrits ayant connu une large diffusion et donc de nombreuses copies 268. En fait, les
Testaments n’ont jamais formé une unité littéraire ; leur unité provient de leur enracinement dans
l’histoire d’une même mouvance. Le premier à avoir été mis par écrit fut probablement le
Testament de Lévi.
• les Testaments présentent des passages nombreux et importants qui reflètent une
problématique post-judéochrétienne. Tel n’est justement pas le cas des fragments de ces
Testaments mis au jour à Qumrân (même s’ils ne recoupent que rarement ces passages-là). Malgré
l’ampleur de la tâche, on a donc pensé que le texte des Testaments aurait été interpolé par un ou
plusieurs chrétiens – si l’on peut parler d’interpolations et d’interpolations chrétiennes, car d’une part,
dans beaucoup de cas, il s’agit quasiment de réécritures, et d’autre part ces supposées interpolations
sont loin d’être chrétiennes. Au contraire, André CAQUOT et Marc PHILONENKO sont de ceux qui ont
défendu l’authenticité de ces textes utilisés dans les premiers siècles 269 : elle ressort de l’étude
minutieuse des passages litigieux, qui s’avèrent plutôt avoir été écrits “par des juifs de langue
266
Par exemple, des fragments araméens du Test.Lévi ont été découverts dans un des manuscrits du 11 e siècle
conservés dans la guénizah qaraïte du Caire.
267
Ecrits intertestamentaires…, p.814.
268
Ces interpolations de copistes juifs seraient antérieures à celles de copistes chétiens ; R.H. CHARLES en relève au
moins onze et les date du premier siècle avant notre ère (CHARLES R.H. & ALII, The Apocrypha and Pseudepigrapha of the
Old Testament in English, Oxford, Clarendon Press, 1913-1973, vol.2, 1973, p.290-291).
Pour sa part, Marc PHILONENKO en dénombre bien davantage (Les interpolations chrétiennes des douze Patriarches
et les manuscrits de Qoumrân, Paris, PUF, 1960, p.5-6).
269
“Les Testaments des XII Patriarches, écrivent-ils, apparaissent, avec Hénoch et les Jubilés, comme l’un des plus
grands textes de la secte essénienne”(Ecrits intertestamentaires…, introduction, p.LXXXI).
Il est simplement inexact de leur donner l’étiquette "d’essénien".
grecque pour des juifs de langue grecque” 270. A ce même courant juif doivent être attribués
Hénoch et les Jubilés, et d’autres textes encore (nous en verrons).
Cette position a été attaquée : comment les textes que nous avons des Testaments des XII
Patriarches pourraient-ils être authentiques puisque leurs variantes trouvées à Qumrân sont, par
définition, authentiques ? Ce paradoxe disparaît si l’on resitue les textes dans leur histoire. Au
contraire de la grande littérature liée au pouvoir, les écrits qui sont vraiment populaires et tout
spécialement ceux qui sont d’inspiration eschatologique ne sont pas figés et connaissent des
développements, voire des réécritures, sans que rien d’essentiel ne soit trahi pour autant. De tels
phénomènes existent encore aujourd’hui. Cela signifie simplement que les Testaments ont connu
deux rédactions (ou plus), l’une antérieure à notre ère, l’autre postérieure, et cela à l’intérieur d’une
même mouvance (qui avait évolué entre-temps).
Au regard de tout ce qui précède, il paraît très incertain de donner une date précise à la
rédaction primitive des douze Testaments, et cela d’autant moins que tout le monde s’accorde pour
souligner que ces douze textes n’ont pas vu le jour ensemble. Cela n’a d’ailleurs guère d’intérêt
ici ; plus important est de comprendre ce dont les Testaments témoignent au terme de leur
évolution, et plus particulièrement encore, de porter au loin notre regard, en direction du 7 e
siècle.
270
Les deux auteurs relèvent encore que “les nombreux sémitismes que l’on relève dans le grec des Testaments des
douze Patriarches laissent entrevoir, ici et là, des passages traduits de l’hébreu ou de l’araméen. Le texte sémitique
original, cependant, pour autant qu’il ait existé, ne peut plus être reconstitué, tant l’ouvrage a subi de remaniements et
de réfections. Ce travail a-t-il été effectué en milieu chrétien ? Rien ne permet de l’affirmer. Tout, au contraire,
permet de supposer qu’il a été fait par des juifs de langue grecque pour des juifs de langue grecque” (Ecrits
intertestamentaires…, introduction, p.LXXVI).
1.4.1 Aborder les Testaments sous un regard neuf
La question centrale est la suivante : qui sont les auteurs de l’état dernier des Testaments dont
nous avons un texte complet et largement attesté ?
Cette interrogation suppose que l’on reparte de bases solides, qui peuvent être brossées en
cinq points :
1/ L’état dernier des Testaments étant évidemment libre de tout rapport avec une "secte
essénienne" non existante, plus rien n’amène à le dater d’avant la seconde moitié du 1 er siècle –
positivement, les raisons sont nombreuses de le dater d’après 70. Par ailleurs, les rapports étant
étroits entre ces Testaments et la littérature messianiste trouvée à Qumrân (ou même ailleurs), on
est amené à les étudier à l’intérieur d’un cadre large et étalé dans le temps – ceci valant déjà pour
les manuscrits des grottes, comme on l’a vu.
3/ En fait, la question de fond est celle-ci : l’absence (totale) du nom Ièsous implique-t-elle
qu’il ne soit jamais question de Jésus ? Pour le dire autrement, quelque chose empêchait-il que le
nom de Jésus soit glissé furtivement dans ces textes qui se donnent pour écrits par les douze
Patriarches ? Cette question vaut mutatis mutandis pour tous les autres écrits de la mouvance
messianiste, et même pour beaucoup de ceux de la mouvance gnostique, dont nous dirons un
mot dans la 2e partie en regardant l’exemple de l’Authentikos Logos, un écrit postchrétien (et très
antichrétien) : non seulement le nom de Jésus n’y apparaît pas, mais ce texte et tous les autres
dessinent une "figure" de Messie qui, quoique souvent émaillée d’allusions au Jésus "historique",
ne correspond pas à celle des Evangiles. Comme s’il s’agissait d’un autre Jésus – le nom en moins.
Dans la littérature rabbinique (par exemple les Talmud-s – cf. note Erreur : source de la
référence non trouvée, ou la Tosefta Hullin – cf. 1.6.3.6), le nom hébreu de Jésus apparaît quelques
rares fois, mais sans le ‘aïn final – c’est-à-dire sous la forme de Y ešû au lieu de Y ešû a ‘ (iv>y ).
Certains dictionnaires d’hébreu moderne donnent toujours ce nom abrégé comme étant celui de
Jésus. Cette omission apparemment inexplicable du ‘aïn, privant le nom de toute signification, est
également systématique dans la littérature messianiste 272. Certes, les trois consonnes de Y ešû
271
PHILONENKO Marc, Les interpolations chrétiennes…, p.21. Cela ne pourrait donc pas être Jésus. “Ainsi donc, le Maître
de justice fut crucifié”, explique l’auteur à propos de ce passage Test.Lévi 4,4 .
272
Jacqueline Lise GENOT-BISMUTH a intitulé le manuscrit Evr. B 93 3r-v du fonds Firkovitch, “Ješu [consacré] à la
Maison du Pain (Beth Leh1em), prophète de YYY et scribe” ; un tel titre correspond au contenu des deux
cryptogrammes formant le centre et la clef du manuscrit (Israël, Edom, Ismaël. Les Craignant-Dieu, St-Pétersbourg,
(yšw ) ont pu servir d’acrostiche sarcastique 273 en milieu rabbanite, mais il s’agit d’une
réinterprétation tardive. Si elle existe, la raison de la suppression de la dernière consonne de
yšw ‘-Jésus remonte à une époque beaucoup plus ancienne (voir 4/).
Parfois, on trouve le nom d’Esaü 274 tenant lieu du nom de Jésus dont la quatrième consonne
serait passée à la première place : ‘ysw-v>yi au lieu de ysw ‘-iv>y. Dans la littérature rabbinique,
cette substitution apparaît surtout dans l’expression “fils d’Esaü” désignant les chrétiens (tandis
que celle de “fils d’Edom” désigne les Romains, et que les juifs sont appelés “fils d’Israël” c’est-à-
dire de Jacob). Par là, les écrits rabbiniques se font l’écho d’une vieille polémique jouant sur les
figures de Jacob et d’Esaü275 (dont l’origine remonte en fait à l’apôtre Paul276). Mais quelque chose
de plus important est en jeu.
4/ Qu’a donc le nom de Jésus-Y ešû a ‘ pour ne pas être utilisé, ou alors de manière
inexacte ? Remarquons d’abord qu’il s’agit d’un nom ancien, porté par deux personnages
bibliques mineurs277. Or, après Jésus, pratiquement plus personne n’a porté ce nom, qu’il est
impossible de confondre278 avec celui de Josué (i- V D ohy $ / Y e hô-šû a ‘).
279
De la même manière, Jo-saphat c’est-à-dire Y e hô-šâp ât signifie Dieu juge.
280
Cf. GENOT-BISMUTH Jacqueline, Un homme nommé Salut, Paris, de Guibert-OEIL, Paris, 1986. Le substantif bâti sur
la racine yš ‘ (i w y) – qui donne un verbe très irrégulier – se présente comme yešû‘âh en Ex 14,13 ou encore en Ps
106,4 :
“Occupe-toi de moi par ton salut (K( tE i = V Dyb < Q yn1 d 2 q 4 p < = : p âq e dé-nî bi- yšû ‘ â t -èkâ)” .
Les trois consonnes iwy – sans le û / v ni h/ h – se lisent également comme substantif en Ps 69,14 et Isaïe
35,4.
Jacqueline GENOT fait remarquer également que le frère du grand-prêtre Onias, Jason (I£swn), qui “usurpa
le pontificat” (2M 4,17), portait un nom qui était certainement l’hellénisation de l’hébreu "salut" car il est
“l’équivalent ou le calque de Y e šû a ‘ si on le reconduit en effet à ‡asij qui réfère à la guérison et au remède”
(Le scénario de Damas. Jérusalem Hellénisée et les origines de l’Essénisme, Paris, de Guibert, 1992, p.199).
281
Israël LÉVI précisait ainsi sa pensée : “Je croirais plutôt que cette forme est la reproduction phonétique du nom
tel que les Juifs l’entendaient prononcer” (in Revue des études juives, t.62, 1911, p.306). Ce qui suppose que peu avaient
porté ce prénom, sans quoi l’erreur phonétique ne serait même pas envisageable.
Selon Mt 1,21 , c’est Joseph qui prénomme son fils légal : Y e šû a ‘ (cf. note Erreur : source de la référence
non trouvée).
282
Le mot masîh1 provient de l’hébreu mašîah1 (rac. mašah1, oindre). La théologie musulmane n’admet pas que le mot
masîh1 puisse signifier celui qui est oint (c’est-à-dire un messie royal), ‘Îsa ne pouvant être qu’un prophète.
La principale réinterprétation proposée du terme de masîh1 consiste à dire : le masîh1, c’est celui qui oint, ou
plus exactement qui passe la main, qui frotte et qui guérit. Trois passages coraniques utilisent le verbe masah1a
(évidemment dans ce sens-là). Les versets s.4,43 et s.5,6 – des quasi doublets – expliquent longuement comment les
ablutions rituelles doivent se faire, que ce soit avec ou sans eau ; ces versets, qui viennent rompre le cours de la
sourate, ont un fort relent d’anachronisme... Quant au troisième verset, il se lit ainsi dans son co-texte :
“Quand un soir, on lui [à David] eût présenté de magnifiques chevaux debout sur trois pattes, il dit
alors… Ramenez-les moi. Puis il se mit à passer la main (mas1â) sur les pattes et les encolures” (s.38,31-33 – trad.
HAMIDULLAH).
BLACHÈRE, qui se réfère à un “récit identique du Talmud de Babylone” (sans préciser les références),
traduit :
“Ramenez-moi ces cavales. Et il se mit à leur trancher les jarrets et le col” (s.38,33).
évoquent seulement celles d’un nom connu, celui d’Esaü 283 –, et ce n’est même pas le nom
normal utilisé par les Arabes chrétiens, Yasû‘ (
-YSW‘), équivalent exact de l’hébreu Y ešu a ‘.
On a émis beaucoup d’hypothèses à ce sujet ; la seule qui soit plausible est celle de la déformation
du nom de Yasû‘ dans le parler populaire des chrétiens Arabes 284, et il n’y a rien d’étonnant alors à
ce qu’elle se retrouve dans le texte coranique.
5/ Comme ce rapport entre le nom de Jésus et l’eschatologie messianiste n’a pas été perçu,
les défenseurs du roman essénien ont logiquement pensé que les Testaments ne parlent pas du tout
de lui. Ils sont donc supposés parler de quelqu’un d’autre : le "Maître de Justice" qui fut crucifié
(cf. note Erreur : source de la référence non trouvée ) ! Il le fut en effet ; mais c’est essentiellement par
les sources rabbiniques qu’on le sait ( cf. 1.3.1.3). Aucun rapport n’existe avec par exemple ce
passage concernant le Messie :
“Une bénédiction te sera donnée… jusqu’à ce que le Seigneur visite toutes les nations par la
miséricorde de son fils à jamais, mais tes fils porteront les mains sur lui pour l’empaler
(¢naskolop…sai )” (Test.Lévi 4,4).
Bref, la question est ouverte, la manipulation étant loin d’être exclue. En tout cas, l’interprétation
musulmane dominante de la figure du "Messie"-‘Îsa est celle d’un thérapeute : ‘Îsa “passait doucement sa main sur le
front du malade avant de le guérir” (cf. MOUSSALI Antoine, Sept nuits avec un ami musulman, éd. de Paris, 2001, p.141).
Au lieu de se contenter d’une seule réinterprétation, les commentateurs musulmans en proposent trop :
“L’antéchrist… est aussi nommé le Faux-Messie car il est borgne : le borgne se dit en arabe masîh1.
Quant à Jésus, il est nommé ainsi parce que Zacharie l’a essuyé (masah1a ‘alayhi). Il est dit qu’il est appelé ainsi
parce qu’il traversera toute la terre (yamsah1 al-ard1) et que partout où il ira, il passera sa main sur l’handicapé,
qui le guérira. Il est dit aussi que Masîh1 signifie le véridique” (HAJA Fdal, La mort et le jugement dernier, Paris, éd.
Universel, 2001 [3e éd.], p.82).
Ce n’est pas tout. On a rapproché aussi la racine ms h1 de la racine ms k (masaka, traîner – cette racine existait
réellement) : le titre de "masîh1" signifie alors celui qui traînait, au sens où l’on imagine que Jésus-‘Îsa s’habillait d’un
vêtement ample qui traînait par terre.
Les pistes se brouillent plus encore. Avec une accentuation différente, mâsih1 signifie menteur (dict. BELOT,
1898, p.769). Au féminin, mâsih1a h signifie coiffeuse – donc menteuse au sens où, dans l’Antiquité, les coiffeuses étaient
plus ou moins assimilées aux femmes publiques (une vieille tradition rabbinique traite Marie de coiffeuse, en jouant sur
le fait que les coiffeurs oignaient les cheveux – mašîah1 signifiant oint). Par le glissement (souvent artificiel) du h1 au h, on
arrive au sens de transformé, falsifié (masîh) et au verbe masaha (falsifier – BELOT) qui ne repose, bien sûr, sur aucune
racine sémitique (la seule qui existe est celle de msh1, oindre).
Sous un tel fouillis de significations qui exhalent une forte odeur d’artifices, il est impossible qu’un
arabophone découvre de lui-même le sens véritable et royal du titre de masîh1 – le seul sens qui ne soit évidemment
jamais indiqué.
283
Esaü, hébreu ‘ YSW – vD= yi2 ou vD= yi- , ‘é y šâ w , donne ‘Îs a [ w /y] – en arabe. Les quatre consonnes sont ‘ Y S+
alif maqs1ûra, qui est en fait un y muet (yâ’ ), semi-consonne équivalant souvent au w (wâw). Ces deux semi-consonnes
étaient d’ailleurs une à l’origine, et les exemples abondent de la transformation du w en y ou inversement, dans les
formes verbales mais aussi entre l’hébreu (par exemple yèlèd, d l3 y3 , garçon) et l’arabe (walad, … à moins que, tout
simplement, le wâlâd biblique – enfant en Gn 11,30 – n’ait donné l’un et l’autre).
284
Par exemple, Henri LAMMENS qualifait “d’improbable” l’hypothèse d’une “harmonisation [de ‘Îsâ ]avec Mûsa” (à
cause de la finale sembleble) – l’importance de Moïse, cité 175 fois dans le Coran, n’étant pas un argument ; mais sa
propre hypothèse explicative n’est pas moins invraisemblable : il pense que le mot ‘Îsa a pu être une
“forme imposée par les juifs à Muh1ammad qui l’employa de bonne foi. En effet, ils appelaient... Jésus
Esaü (vD= i - ) en disant que l’esprit d’Esaü était passé en lui” (LAMMENS Henri, Machriq, I, p.334, cité par
ANAWATI G.C., art. ‘Îsa in Encyclopédie de l’Islam, t.IV, p.85).
Guillaume Dye et Manfred Kropp ont montré, par des exemples, que le passage de Yasû‘ à ‘Îs â obéit
simplement à des lois du parler poplulaire arabe (Le nom de Jésus (‘Îsâ) dans le Coran et quelques autres noms bibliques :
remarques sur l’onomastique coranique, in Figures bibliques en islam, sous la direction de Guillaume Dye et Fabien Nobilio,
Bruxelles, Ed. E.M.E., 2011).
De la lecture de ces lignes en fonction de l’a priori essénien, on a même conclu que les
sectateurs de Qumrân tenaient le "Maître de justice" pour le Messie dont parlent les prophéties –
en particulier celle qu’évoque le Commentaire de Nahum (4QpNah 2,8) :
“Car du suspendu [crucifié] vivant sur le bois il (en) est parlé (dans les Ecritures)”.
Mais pour Emile PUECH, ni cette ligne, ni un passage comparable du Rouleau du Temple ne
vise un personnage particulier : c’est simplement “un renvoi manifeste” à Dt 21,22-23285.
En conclusion, c’est sous un regard neuf qu’il faut aborder les Testaments. Avec le roman
essénien et l’écheveau d’hypothèses relatives au "Maître de justice", disparaissent toutes les
fausses ressemblances avec la figure de Jésus de Nazareth. Les éventuelles vraies ressemblances ont
ainsi la possibilité d’apparaître. Encore faut-il découvrir leur raison d’être. C’est l’axe de recherche
qui s’impose maintenant.
285
Un tel renvoi est plus évident encore pour le cas des crucifixions légales évoqué en 11QRT 64,6-12. Cf. PUECH
Emile, Les manuscrits et le nouveau testament in LAPERROUSAZ & ALII…, p.289-290. Emile PUECH donne la traduction
suivante de Dt 21,22-23 :
“Et s’il s’agit d’un homme coupable de peine capitale et qu’en conséquence il soit mis à mort (doive être
exécuté), tu le suspendras au bois. Son cadavre ne doit pas passer la nuit sur le bois mais tu dois l’ensevelir le
jour même, car un pendu est une malédiction divine”.
1.4.2 Venue de Dieu en un homme et réécriture des Testaments.
Les nombreux passages propres à l’état dernier des Testaments sont évidemment ceux qui
ont été suspectés d’être les interpolations d’un "copiste chrétien", en particulier ceux qui
évoquent la venue de Dieu en un homme. Disons-le de suite : la théologie de ces passages n’est
pas chrétienne, on va le voir – leurs auteurs ne le sont donc pas non plus. De plus, il ne s’agit pas
de petites insertions de copistes. Enfin, il ne s’agit pas d’interpolations du tout : l’authenticité de
ces passages est établie au regard de leur grand nombre, au regard de leur ampleur, et d’abord du
simple fait que tous ces passages, à de rares détails près, sont intégralement et presque
unanimement attestés… sauf un. Cette exception est très instructive en vue d’y voir clair.
Il s’agit d’un court passage du Testament de Zabulon (9,8) qui a été reproduit selon deux
versions, entre lesquelles les manuscrits se répartissent à peu près ; l’une est courte (à gauche),
l’autre longue (à droite)286 :
“Après cela, se lèvera pour Seigneur lui-même, lumière de justice (Osée 10,12 –
vous le note Erreur : source de la référence non trouvée),
et la guérison et la compassion seront dans ses ailes.
et vous retournerez dans votre C’est Lui qui délivrera de Béliar toute la captivité des
pays. fils des hommes, et tout esprit d’égarement sera foulé
aux pieds ;
et Il convertira toutes les nations pour qu’elles Le
servent avec zèle.
Et vous verrez Dieu sous la forme d’un homme
qu’aura choisi le Seigneur, dans Jérusalem, à cause de
son nom” (Test.Zab. 9,8).
Cette exception est un témoin révélateur de l’histoire du texte. La leçon de gauche n’est pas
un résumé de celle de droite, elle est clairement antérieure : c’est la vision eschatologique du
retour victorieux au Pays, vision pré-chrétienne prenant pour modèle soit le retour d’Exil avec
Néhémie, soit même l’Exode – on retrouvera ce thème du retour très souvent –; on peut y voir
peut-être aussi une allusion aux démêlés des tenants de la mouvance eschatologique avec les
Hasmonéens (qui auraient obligé certains d’entre eux à quitter la Palestine), et plus encore une
allusion à l’insurrection de 66 (qui obligea tous ceux qui ne voulaient pas y prendre part à fuir
vers la Transjordanie et la Syrie).
Par comparaison avec celle de gauche, la leçon de droite n’est pas une interpolation. C’est
carrément une réécriture (hébraïque), attestée dans la moitié des manuscrits. Pourquoi a-t-on
réécrit et amplifié le passage ? Quels événements y ont poussé ? Que signifie : “vous verrez Dieu
sous la forme d’un homme” ? Qui a parlé ainsi de la venue de Dieu ?
286
Les interpolations…, p.36.
1.4.2.1 Thématique de la venue de Dieu et double Visite
Les Testaments, quoique chacun d’eux ait vraisemblablement connu une histoire propre,
présentent une unité doctrinale impressionnante. Parmi les nombreux passages développant la
thématique de la venue de Dieu, deux méritent d’être cités immédiatement, car, attestés par tous
les manuscrits, ils présentent tous les thèmes messianistes majeurs. Celui du Testament d’Aser est
particulièrement significatif :
“[vous serez dans la dispersion…] jusqu’à ce que le Très-Haut visite la terre et vienne lui-même, et
qu’il écrase la tête du dragon sur l’eau [cf. Ps 74,13]. C’est lui qui sauvera Israël et toutes les nations,
Dieu parlant par l’intermédiaire d’un homme” (Test.Aser 7,3).
La formule qeÕj e„j ¥ndra ÙpokrinÒmenoj évoque un rôle de théâtre – “Dieu
assumant un rôle d’homme” selon une autre traduction 287. Le texte exprime une prise de possession
par Dieu d’un homme prédestiné, parvenu à l’âge adulte (¥ner).
L’autre passage à regarder en priorité se situe dans le Testament de Siméon (dont un fragment
a été trouvé à Qumrân) ; il présente une formule qui recoupe celle du "rôle d’homme assumé par
Dieu" en précisant que “Dieu prend un corps” (Óti Ð qeÕj sîma labèn) :
“Alors, un signe sera glorifié, car le Seigneur Dieu, le Grand d’Israël, paraissant sur terre, viendra
comme un homme et sauvera par lui le genre humain... Car Dieu a pris un corps et, mangeant
avec les hommes, il a sauvé les hommes” (Test.Siméon 6,5.7)288.
Le tableau suivant permet de constater que ces passages (et beaucoup d’autres, que l’on
trouve aussi en d’autres écrits) expriment une doctrine commune :
287
Ecrits intertestamentaires…, p.919.
288
Ecrits intertestamentaires…, p.831.
10,7.8
s’est transformé en
Ap.Eli homme
e
1,6-7
Le long passage du Testament de Benjamin (10,7-9) sera analysé plus loin – et deux fois car il
est important au point de vue de deux de ses thèmes. L’Apocalypse d’Elie est citée ici à titre de
comparaison (la comparaison est fiable car l’état de conservation de ce texte, moins bon que celui
des Testaments, ne joue pas directement ici – voir 1.5.2.3). Tous les quatre thèmes de ce tableau
tournent autour de celui de la visite de Dieu et constituent les thèmes messianistes majeurs des
Testaments (auxquels il faut ajouter le retour dans le Pays et la reconstruction du Temple, cf. 1.4.4).
D’aucuns renvoient ici à un passage de la Légation à Caïus de PHILON pour montrer qu’une
telle idée existait dans le monde juif avant toute prédication chrétienne – ce qui est une grosse
erreur chronologique, on va le voir. Ce passage avait trait aux excentricités de l’empereur Caïus
Caligula qui s’était déguisé un jour en Jupiter et entendait se faire ainsi adorer :
“Il ne s’agissait pas d’ailleurs d’une chose sans portée, écrit PHILON, mais de la plus grave de toutes :
faire d’un homme, d’un être engendré et périssable, l’image de l’Etre incréé, éternel ! Les Juifs [de
Rome] jugeaient que c’était le comble de la profanation [que de se déguiser en Jupiter] : Dieu se
changerait plutôt en homme que l’homme en Dieu”.
Cette idée d’un “changement de Dieu en homme” ne peut pas être une simple boutade, et,
à la fin du 19e siècle, F. DELAUNAY remarquait avec un certain bon sens :
“Ce passage donnerait à penser que la question de la possibilité de l’incarnation de Dieu était déjà
agitée à cette époque dans les écoles juives”294.
Certes, mais cette époque n’est pas celle des rédactions pré-chrétiennes des Testaments 295 ;
elle est celle où s’enracinent leurs rédactions post-chrétiennes où l’on trouve effectivement l’idée
de "métamorphose de Dieu" ; elle est celle de la prédication apostolique.
En effet, c’est en 41 que PHILON s’est rendu à Rome ; et il a évidemment attendu la mort de
l’empereur, soit après 41, pour dresser le triste tableau de ses excentricités. A ce moment-là, la
prédication chrétienne était à l’œuvre depuis plus de dix ans – et presque exclusivement dans les
milieux juifs. L’interprétation la plus simple et obvie de la remarque de PHILON est d’y voir l’écho
de discussions résultant de cette prédication ou découlant du souvenir des événements de
Jérusalem même ; et ces discussions touchaient tout autant les milieux populaires que celui des
292
Aucune autre explication de l’unification du double messianisme n’a jamais été avancée.
293
D’une part, le gnosticisme, dans lequel le sens d’un Créateur se dissout, est étranger aux perspectives
apocalyptiques et guerrières. D’autre part, ce qui s’y développe, ce sont les doctrines du type de la métempsycose ;
par exemple, l’âme d’Adam sera attribuée à Jésus (cf. notes Erreur : source de la référence non trouvée et Erreur :
source de la référence non trouvée). Les doctrines messianistes du genre de "l’insomatose" (™nsw m£ tw sij ) ou venue
dans un corps adulte lui sont donc doublement étrangères.
294
PHILON d’Alexandrie, Peri presbeiaj proj Gaion ½ peri ¢retwn, trad. DELAUNAY F., Ecrits historiques. Philon /
Légation à Caïus, Paris, Didier, 1870, p.310 en bas de page.
295
Les partisans de la thèse "essénienne" ont invoqué cette remarque de PHILON pour en déduire que
“De telles doctrines ont fort bien pu se développer en milieu essénien” (Ecrits intertestamentaires…, p.831,
en note de Test.Siméon 6,5),
et pour fixer la rédaction des Testaments “sous leur forme présente”
“avec quelque vraisemblance… dans la seconde moitié du 1 er siècle avant J.-C.” (Ecrits
intertestamentaires…, introduction, p. LXXXI).
"écoles juives" ou de PHILON, et peut-être plus encore : les milieux populaires, opposés aux gens
en place, devaient être particulièrement réceptifs à une prédication chrétienne mettant en cause
les Sadducéens du Temple et les Pharisiens (Ac 2,23 ; 3,14 ; 7,51-52).
L’objection a silentio serait la suivante : si l’idée d’une "métamorphose de Dieu", tout
comme celle d’un salut universel à l’œuvre, provient d’une certaine manière de la prédication
judéochrétienne, les sources qui en parlent ne devraient-elles pas être plus nombreuses ?
Justement, les choses apparaissent telles qu’elles doivent être : d’une part, les sources du 1er siècle
sont en soi rares, et d’autres part, celles dont on attendrait qu’elles en donnent un écho, le
donnent effectivement – y compris JOSÈPHE296.
307
En grec correct, si ce texte n’était pas “la traduction d’un original hébreu, nous aurions très vraisemblablement ™n
morf Í ¢nqrwpinÍ [c’est-à-dire sous forme humaine]” ; de plus, la “chaîne génitivale [forme d’homme d’humilité],
impossible en grec, est, au contraire, courante en hébreu” et signifie simplement : “sous la forme d’un humble”
(PHILONENKO Marc, Les interpolations…, p.31-32).
308
Concernant la fin de la phrase : voir 1.4.4.
309
Le passage complet de Test.Lévi 4,4 est attesté par les principaux mss. Cependant, R.H. CHARLES pense que le
passage s’arrêtait à : “jusqu’à ce que le Seigneur visite toutes les nations dans Sa tendre miséricorde pour toujours” ;
le reste serait “une addition chrétienne évidente” (p.307), dit-il. Or, les manuscrits qu’il n’écarte pas ici, en 4,4 ,
indiquent justement en 14,1 (p.312) :
“A la fin des siècles, vous commettrez des impiétés contre le Seigneur, portant les mains [sur lui, précise
un manuscrit] par malice ; et vous deviendrez un objet de risée parmi toutes les nations” (Test.Lévi 14,1).
Il faudrait savoir…
“Ceux-là seront sauvés au temps de la Visite mais les autres seront livrés au glaive, quand viendra le
Messie d’Aaron et d’Israël, ainsi qu’il fut au temps de la première visite” (CD-B 1,10)310.
A propos du deuxième texte (Test.Lévi 16,3-5), M. PHILONENKO souligne qu’il
“faut donner à p£lin [à nouveau || de nouveau, 5e texte] son sens plein… Qui dit seconde Visite en
suppose une première”311.
A propos du quatrième texte (Test.Lévi 4,4), il est possible que la mention de la “miséricorde
de son fils” soit une petite retouche d’un copiste chrétien ; cependant, il faut garder à l’esprit,
rappelle l’auteur, que
“Fils de Dieu, ce peut être une désignation de l’homme pieux (cf. Siracide 4,10). Fils de Dieu, c’est
ainsi qu’est qualifié le Juste souffrant du livre de la Sagesse (Sg 2,18). Fils de Dieu, c’est dans le livre
d’Hénoch un des titres du Messie312 (IHén 105,2)” 3 1 3 .
Et il fait remarquer que, de toute façon, un chrétien n’aurait pas “employé pour la
crucifixion de son Seigneur cet ¢naskolop…sai [empaler] scandaleux” (voir 1.4.1 \2) – ce qui ne
dérange pas un messianiste puisque, au point de vue de celui-ci, le fait ne s’est pas réellement
produit (cf. 1.4.3.2).
Car c’est bien entendu aux messianistes héritiers de la mouvance messianiste pré-
chrétienne, que sont dues les réécritures des Testaments, dont la rédaction finale ne peut de toute
façon pas se situer avant l’an 70, comme on l’a vu.
310
Ecrits intertestamentaires…, p.161.
311
L’auteur ajoute : “Cette visite du Maître [de Justice] sera une seconde visite… L’Ecrit de Damas y fait expressément
allusion (CD 7,21) : Ceux-là furent sauvés au temps de la première Visite”(Les interpolations…, p.15).
C’est évidemment à autre chose que se rapporte ce passage du CD relatif aux deux Visites et intéressant à
signaler. Pour ce qui est des interprétations eschatologiques imaginées à propos du Maître de Justice, voir 1.3.1.6.
312
En cela, 1Hén 105,2 se réfère à plusieurs passages bibliques où le Roi-Messie est dit fils de Dieu (1Ch 17,13 ; Ps
2,7 ; 89,27).
313
Les interpolations…, p.20. Bien sûr, il n’est pas question d’un engendrement du Messie par Dieu dans la Règle annexe
trouvée à Qumrân (voir note Erreur : source de la référence non trouvée).
314
R.H. CHARLES fait remarquer ici : “Seulement le Test.Juda (24,5-6 – 1 er siècle avant J.-C.) et celui de Nephtali (8,2 –
corrompu) font advenir le Messiah de Juda”.
315
“Cf. Luc 1,17 [à propos de Jean Baptiste : “il marchera… pour ramener… les rebelles à la prudence des justes”] et
Test.Zab. 9,8 [“il délivrera de Béliar toute la captivité des fils des hommes”]”, indique R.H. CHARLES (p.334).
personnel (sauf en 2Ba 73,4 – et encore316) mais de la captivité et de la délivrance de celle-ci ; et la
délivrance idéale est celle qui doit advenir à grands coups d’exterminations.
Dans le système visionnaire messianiste, il existe un lien étroit entre la "descente" de Dieu
en Son Messie, et la délivrance du Mal et de ses suppôts : c’est l’image du Jourdain.
316
On trouve seulement une courte sentence relative aux péchés personnels… qui disparaîtront merveilleusement
“lorsque viendra le temps de Mon Messie… tous ceux qui auront dominé sur vous ou qui vous auront
connus, tous ceux-là seront livrés au glaive… Jugements, accusations, disputes et vengeances, sang, envie, jalousie et
haine, et tout ce qui leur ressemble, iront à la damnation, ils seront supprimés” (2Ba 72,2.6 ; 73,4 – Ecrits
intertestamentaires…, p.1542-1543).
317
NODET Etienne, Flavius Josèphe. Baptême et résurrection, Paris, Cerf, 1999, p.63-64. Citation complète en 2.3.2.2.
318
Cette expression “camps des Nombreux” ( mybr-h ynx [m) se lit dans un fragment assez lacunaire, le 4Q477 (cf.
EISENMAN Robert & WISE Michael, Les manuscrits de la mer Morte révélés, Paris, Fayard, [Shaftesbury -GB, 1992] 1995,
p.337).
319
Dans la Règle de la Communauté par exemple, le terme de "Nombreux" manifeste une claire autodésignation :
“Voici la règle pour une séance des Nombreux (mwšb h-rbym)” (1QS 6,8 – Ecrits intertestamentaires…, trad.
André DUPONT-SOMMER, p.26).
320
“Le mevaqer, à l’image de Dieu exerçant la providence et veillant au bon régime du monde, est donc littéralement
le gouverneur de la nouvelle société que constitue l’ensemble des rabim”,
écrit Jacqueline GENOT-BISMUTH en commentaire de l’expression mebaqer (rqbm) ‘al ha-rabîm, inspecteur sur les
nombreux (CD 15,16 – Le scénario de Damas…, p.413). Le parallélisme s’impose entre le Mebaqer, l’inspecteur-chef de
"camp" ou de "communauté" selon le CD et plusieurs passages qumrânien (4Q266 16 par ex.), et d’autre part le nom
même que Paul confère aux chefs de Communautés ; comme il l’explique en Ac 20,28, l’épiskopos est celui qui "veille
sur", c’est-à-dire un inspecteur au sens étymologique :
“… le troupeau sur (én) lequel l’Esprit Saint vous a établis épiskopoï pour paître l’Eglise de Dieu” (voir
aussi Phil 1,1 ; 1Tm 3,1.2 ; Tt 1,7 : “intendant [des biens] de Dieu”).
Relevons à ce propos une nouvelle fois l’évocation de Jacques dans la littérature ecclésiastique
ancienne comme « évêque de la communauté de Jérusalem » et comme « grand-prêtre321 »”322.
Dans cette nouvelle idéologie d’Exode et de conquête, il n’est plus question seulement
d’aller occuper la Terre – la Palestine –; c’est la terre au sens du monde entier qui doit être "libérée".
La prise du pouvoir à Jérusalem et en Palestine par ceux qui se voient les vrais croyants ne sera
que la première étape du Règne de Dieu qui doit s’établir ensuite sur toute la terre (avec
Jérusalem pour capitale). Les textes que nous avons vus ne peuvent en aucun cas être interprétés
dans une perspective simplement nationaliste : le Messie habité par Dieu doit venir – ou plutôt
revenir – libérer “le genre humain”, “la captivité des fils des hommes” ou, selon une terminologie
plus fréquente encore, “Israël et les nations” ; il s’agit d’un salut universel :
“Dieu apparaîtra habitant parmi les hommes sur la terre pour sauver la race d’Israël et rassembler
les justes des nations” (Test.Nephtali 8,3].
“Ensuite [après Israël], il jugera toutes les nations, toutes celles qui n’ont pas cru en lui quand il
apparut sur la terre” (Test.Benjamin 10,7.9).
Quelquefois, les “nations” sont mentionnées avant “Israël” :
“Honorez Juda et Lévi, car c’est de leur semence que se lèvera pour vous l’agneau de Dieu qui, par
grâce, sauvera toutes les nations et Israël” (Test.Joseph 19,11),
“C’est lui [le Messie de Lévi et de Juda] qui sauvera toutes les nations et la race d’Israël” ( Test.Siméon
7,2).
Il semble que, dans leur vision universaliste du salut, les Testaments nomment en premier
lieu tantôt la judaïté en vertu de sa préséance en dignité, tantôt les nations parce qu’elles ont
moins péché par rapport au Messie. Peu importe quant au fond : c’est la mission du Messie qui est
centrale – au point d’éclipser sa personne.
321
Ce point sera regardé plus loin en 2.3.3.2.
322
EISENMAN Robert & WISE Michael, Les manuscrits de…, p.335.
323
EPIPHANE explique que l’évangile des Hébreux e st utilisé par les "ébionites" et commence par la courte péricope de
l’appel des douze – symbolisant Israël –; Jésus y parle à la première personne et souligne que son but est le
“témoignage à Israël”. Ensuite, le texte passe directement au baptême du Jourdain (Panarion, 30,13 – PG 41, 428D).
324
La contruction descendant / venant est absente des deux autres synoptiques. Le parallèle en Marc 1,10 offre une
autre construction et, par rapport à Mt 3,16 , supposerait la suppression de plusieurs mots (“il vit… l’Esprit comme
une colombe descendant jusqu’à lui [e„j aÙtÒn]”), tandis que le parallèle en Luc 3,22 (“L’Esprit Saint descendit selon
un aspect corporel comme une colombe sur lui [™p' aÙtÒn]”) n’est pas non plus un simple parallèle.
“Il vit l’Esprit de Dieu descendant comme une colombe et venant sur lui (™rcÒmenon ™p' aÙtÒn)”
(Mt 3,16).
La différence peut sembler anodine, elle tient à la préposition : eís, jusqu’à, à la place de épi,
sur ; or eís peut signifier en [lui]. TERTULLIEN (±157–±225), qui connaît mal les "ébionites" puisqu’il
prend leur nom pour un patronyme325, indique cependant qu’ils
“disent que le Christ est seulement un homme, descendant de David mais non le Fils de Dieu,
quoiqu’en un sens plus glorieux que les prophètes, en ce sens qu’il avait un ange en lui, comme en
Zacharie”( De Carne Christi, 14,5).
Ces indications de TERTULLIEN présentent une certaine confusion – c’est la gnose qui
imagine l’habitation "d’anges" ou d’âmes spéciales dans les prophètes ou en Jésus –, mais il
ressort clairement que, pour eux, Jésus est devenu le Messie… et même Jésus-Y ešu a ‘ (celui qui sauve) :
“Les ébionites, écrit HIPPOLYTE, vivent selon les mœurs des Juifs et prétendent être justifiés par la
Loi. Ils disent que c’est en pratiquant la Loi que Jésus a été justifié. C’est pourquoi il a été appelé
Christ de Dieu et Jésus (!), puisque personne d’autre n’a accompli aussi parfaitement la Loi” 326.
Ce qui rend "Jésus" Messie (et même Jésus), c’est d’être "investi" et "habité". Un passage de
l’évangile des Hébreux reproduit par JÉRÔME fait dire à l’Esprit Saint :
“Je repose en toi. Tu es en effet mon repos, tu es mon Fils premier-né, qui règnes éternellement”
(In Is. 11,2 – texte complet en note 1002)327.
A partir de quand fut-il "investi" par l’Esprit ? A défaut de texte messianiste qui le précise,
il est permis de nous tourner vers les textes gnostiques qui situent au Jourdain "l’investissement"
de Jésus par un esprit et son "éveil" à une Sagesse nouvelle. C’est le cas des textes de la secte des
S1abéens ou "disciples de Jean" (cf. 2.2.3 et note Erreur : source de la référence non trouvée ), qui offre
la particularité de placer Jean au-dessus de Jésus ; lors de son baptême, celui-ci est dit recevoir
une part de la sagesse de Jean328.
Bien sûr, dans une perspective gnostique, on ne parle de "l’Esprit Saint" ou "Esprit de
Dieu" et du titre de "Christ" que dans un sens affadi (un tel titre, rarement employé, ne signifie
plus "qu’être céleste"). Jésus est dit être habité par un esprit-ange-âme qui vient sur terre à
325
TERTULLIEN ignore en effet que "ébiyôn" est un adjectif (] O y b ) , pauvre) – que l’on trouve souvent dans la Bible et
qui a en Jérémie 2,34 une signification exemplaire –; il croit qu’il s’agit du nom du fondateur des "ébionites". A partir
du 4e siècle, beaucoup feront la même erreur, cf. 1.6.2.1.
326
Philosophoumena, VII, 34 (PG 16, 3342). Marcel SIMON a traduit par inadvertance : “Il a mérité le nom de Christ et de
Dieu” (Verus Israël,… p.292) ; le texte grec est sans ambiguïté et rendu littéralement ici.
327
Une ligne très lacunaire d’un fragment trouvé à Qumrân indique simplement :
>]dvq xvr vxy>m li h[xn : “… Saint Esprit [rep]osant sur Son Messie…” (4Q286-287, frag.3).
Ce fragment qumrânien est connu sous le titre de "Les chars de Gloire". Cf. EISENMAN Robert & WISE Michael,
Les manuscrits de…, p.281.283.
328
Jésus apparaît comme inférieur à Jean dans un de leurs deux livres fondamentaux, le Ginza (ou Trésor, livre 2 – cf.
THOMAS Joseph, Le mouvement baptiste en Palestine et Syrie [150 av.-300 ap. JC], Gembloux, Duculot, 1935). En 1915 et
1925, LIDBARSKI avait publié ces deux textes s1abéens, le Livre de Jean et le Ginza.
Est-ce pour cette raison que certains groupes messianistes, peut-être voisins des S1abéens, allèrent jusqu’à
supprimer le baptême de Jésus et le remplacer par un passage qui le nie – ce qui montre bien qu’il s’agit d’un
changement tardif –? Dans Adv. Pelag., JÉRÔME donne en effet une citation du supposé Evangile des Hébreux qui va
exactement à l’encontre de celle que donne son contemporain Epiphane (cf. note Erreur : source de la référence non
trouvée), et qui donne à lire :
“La mère et les frères du Seigneur lui disaient : Jean-Baptiste donne un baptême pour la rémission des
péchés ; allons nous faire baptiser par lui ! Il leur répondit : Quel péché ai-je commis pour aller me faire
baptiser par lui ?” (Adv. Pelag. III, 2 – cité par AMIOT François, La Bible Apocryphe. Evangiles apocryphes,
Paris, Cerf-Fayard, [1952] 1975, p.39).
différentes époques, naissant parfois d’une vierge ; à l’âge adulte (au Jourdain), il est "investi" 329.
En quelque sorte, il est l’Adam qui revient périodiquement sur terre330.
Que l’on soit ici perplexe n’est pas du tout un signe d’inintelligence : les auteurs
ecclésiastiques antiques l’étaient déjà. Il faut dire que les formules gnostiques sont fluctuantes
quand ce ne sont pas les doctrines elles-mêmes. Cependant, il y a au moins un nœud à saisir : la
différence entre les conceptions chrétiennes et celles des gnostiques ou des messianistes est
radicale. C’est quand on veut définir les unes et les autres que les difficultés commencent. JÉRÔME
lui-même, qui vit en Palestine, ne sait trop comment définir les "ébionites" alors que, dit-il, il en a
rencontrés : il les appelle des “semi-juifs” 331 et, dans une lettre à Augustin, il dit d’eux :
“Tandis qu’ils veulent tout ensemble être juifs et chrétiens, ils ne sont ni juifs, ni chrétiens” 332.
Ceci n’indique positivement ni ce qu’ils sont, ni ce qu’ils pensent, ni ce qu’ils veulent.
Le dossier patristique ( 1.6) tentera de préciser ces questions. Pour autant, si Jérôme qui, au
début du 4e siècle, aurait eu la possibilité de se renseigner sérieusement et facilement ne l’a pas
fait, ne nous attendons pas à trouver beaucoup de renseignements auprès des autres Pères de
l’Eglise ; ils ne s’intéressent aux "ébionites" ou aux "nazaréens" que pour mettre en garde certains
chrétiens attirés par les "rites juifs" ( cf. 1.6.3.4). Et ils ne perçoivent leur doctrine que de
l’extérieur, sans voir la vision messianiste de l’histoire du salut, dont leur christologie lacunaire est
dépendante.
A ce stade, l’étude des Testaments des Douze Patriarches nous a révélé la réinterprétation de la
prédication chrétienne, opérée dans la mouvance messianiste ; cette nouvelle vision de l’Histoire,
marquée par les deux Visites de Dieu sur terre en son Messie, ressemble à celle du
judéochristianisme. Mais ce n’est plus du judéochristianisme. Dieu vient en un homme adulte, Il
en prend possession, Il ne prend pas chair : ce Jésus n’est pas celui des chrétiens. Et l’idéologie
guerrière qui en découle l’est encore moins. Les Testaments nous renseigne sur d’autres points
encore de la doctrine messianiste, en particulier sur la manière dont l’origine et la fin de la vie de
Jésus sont réinterprétés.
329
Cf. Philosophoumena – texte datant d’avant 230 – IX, 13/ X, 29,2.
330
Cf. la notice XIX du Panarion consacrée aux Osséens qui sont des Elkhasaïtes). Une position semblable se lit dans
les Pseudo-clémentines (Rec. I, 33-34.52; II, 22,4 et Hom. III, 20,2 pour ce qui a trait à l’Adam-Christ-Ange, "Prophète de
Vérité"). Voir aussi note Erreur : source de la référence non trouvée.
331
JÉRÔME, Comm. sur Isaïe, I, 2,20 (PL 24, 56).
332
JÉRÔME, Lettre 112 à Augustin, datée de 404 (PL 22, 924). Il parlait là des nazaréens mais, sous sa plume, cette
appellation équivaut à celle d’ébionites : rien ne permet de dire pourquoi il emploie tantôt l’une, tantôt l’autre.
1.4.3 Le Messie, fils de la vierge et "fils de Joseph"
Trop souvent, seul l’aspect purement christologique de la doctrine des Testaments a été
perçu et en tout cas retenu par les Pères de l’Eglise gréco-romains. Il n’est pas central, ainsi qu’on
l’a vu, spécialement en sa question de l’origine virginale.
A la différence d’Eusèbe333, JÉRÔME a indiqué clairement que les "ébionites"
“croient au Christ, fils de Dieu, né de la Vierge Marie334” ;
il l’affirme parce qu’il a dû leur poser la question, non parce qu’il aurait lu par exemple ce
passage du Testament de Joseph (dont un fragment a été retrouvé à Qumrân) :
“Et je vis que de Juda était née une vierge, portant une robe de lin, et d’elle surgit un agneau sans
tache, et à sa gauche se tenait comme un lion…
Honorez Juda et Lévi, car c’est de leur semence que se lèvera pour vous l’agneau de Dieu qui, par
grâce, sauvera toutes les nations et Israël” (Test.Joseph 19,8a.11).
Ces deux versets, un chrétien pourrait les avoir écrits – mais pas les versets
intermédiaires335. Ils trahissent une des nombreuses réécritures des Testaments ; la figure de l’agneau
de Dieu y réunit en elle celle du Messie de Juda et celle du Messie de Lévi (distinctes dans les
élaborations messianistes anciennes dont témoignent les textes trouvés près de Qumrân).
La mère du Messie a sur sa gauche “comme un lion”, c’est-à-dire quelqu’un qui veille
jalousement sur elle qui est dite vierge et descendante de Juda, et qui veille aussi sur l’agneau : pour
une longue tradition polémique judéochrétienne et messianiste, il s’agit de Joseph, père de Jésus
selon la loi, descendant de Juda (Mt 1,2-3), et gardien de la virginité de Marie336.
338
LEVI Israël, Le ravissement du Messie-Enfant, in Revue des études juives, t.77, 1923, p.7s.
339
François BLANCHETIÈRE signale “la découverte d’un ensemble sépulcral dans les environs de Jérusalem ayant fourni
des ossuaires... [dont l’un porte] le nom de Yeshua ben Yosef / Jésus fils de Joseph” (Enquête sur les racines juives du
mouvement chrétien [30-135], Paris, Cerf, 2001, p.190). Il y en a d’autres.
340
S’il ne s’agit pas d’une invocation, il faudrait alors penser qu’au 1 er siècle de notre ère, beaucoup de pères
prénommés Joseph ont appelé un de leurs fils Ysw‘. Selon J. GILMAIN – qui exagère un peu –,
“Les savants restent intrigués par la fréquence avec laquelle on découvre le nom [ YSW‘] parmi
des tombes clairement identifiées par le signe de la croix en même temps que par d’autres noms,
symboles et attestations d’appartenance chrétienne ; les découvertes actuellement mises au jour ne
constituent qu’une partie des vestiges de la communauté chrétienne du 1 er siècle” (The name of
Jesus..., in Jerusalem Christian Review, August 1992).
341
Dans Die syro-aramäische Lesart des Koran. Ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koransprache (Berlin, Das Arabische Buch,
2000), Christoph LUXENBERG a étudié le texte coranique en linguiste, en le lisant sans les voyelles ni les points
diacritiques (qui ne furent ajoutés qu’à partir du 8 e siècle) ; il envisage alors les différentes possibilités de lecture et les
compare au syro-araméen, langue qui était majoritairement parlée et écrite au Proche-Orient avant l’imposition de
l’arabe (ce que dit bien le titre : Lecture syro-araméenne du Coran. Contribution au déchiffrement de la langue du Coran). Ses
conclusions sont largement acceptées par les spécialistes.
Par exemple, au lieu de lire “ceux qui blasphèment Nos signes, ne Nous sont pas cachés”, il faut lire : “Ceux qui se
moquent de Nos signes (syro-araméen ljez correspondant avec un autre diacritisme à lah1ada)” (s.41,40 – p.92)
L’exemple le plus frappant (analysé aux p.102-121) est le verset où le nouveau-né s’adresse ainsi à Marie :
“[Mais] l’enfant [Jésus] qui était à ses pieds lui parla : Ne t’attriste pas ! Ton Seigneur a mis à tes pieds un ruisseau”
(s.19,24 trad. BLACHÈRE) ;
on ne voit pas pourquoi un nouveau-né serait aux pieds de sa mère plutôt qu’entre ses bras, ni comment un ruisseau
pourrait consoler celle-ci. La lecture arabo-syriaque, elle, coule de source :
“Alors il s’adressa à elle aussitôt après son accouchement : Ne t’attriste pas ! Ton Seigneur a rendu ton accouchement
légitime” (s.19,24 – p.120).
Ce que le bébé Jésus dit ensuite ne pose plus de problème de lecture : “Secoue vers toi le tronc du palmier, tu feras
tomber sur toi des dattes fraîches et mûres” (s.19,25) ; c’est effectivement ce qu’on lit dans L’évangile de l’enfance : il parla
au palmier et celui-ci se pencha et offrit ses dattes à Marie, puis un ruisseau sortit de ses racines pour abreuver
Joseph (cf. JOMIER Jacques, Le Coran. Textes choisis en rapport avec la Bible, in Supplément au Cahier Evangile n° 48, Cerf,
1989, p.59).
En faisant parler Jésus dès sa naissance, le texte coranique suit une assertion des évangiles de
l’enfance, et en particulier de la Vie de Jésus en arabe (28,4)342. Mais pourquoi doit-il défendre
l’honneur de sa mère, et contre qui ?
Dans les deux Talmud-s (et dans la Tosefta Hullin, cf. 1.6.3.6), Jésus est appelé Ješu fils de
Pandira, Pandira ou Pantera343 étant présenté comme un soldat romain dont Marie, mariée à
Joseph, aurait été la maîtresse344. La réfutation de cette accusation apparaît tôt, peut-être déjà dans
l’évangile grec de Matthieu qui insiste beaucoup sur la paternité légale de Joseph (Mt 1,1 6 345) et
sur la garde346 qu’il avait de Marie. Elle apparaît encore vers la fin du 10 e siècle : ‘ABD AL-JABBÂR
faisait allusion à la doctrine d’une secte "chrétienne" qui insistait beaucoup sur le fait que la mère
de leur Seigneur (Jésus) était bien la femme de son père, et que tous deux étaient juifs 347.
L’expression "Jésus, fils de Joseph" est donc une formule très ancienne qui s’est perpétuée
parmi les juifs chrétiens ou messianistes durant plusieurs siècles, et qui, paradoxalement, ne nie
aucunement la conception virginale du Messie, au contraire. Ce n’est pas tout.
342
Cf. BOVON Fr. & GEOLTRAIN P., Ecrits apocryphes chrétiens, Gallimard, 1997, p.223.
343
Il s’agit sans doute simplement d’une déformation ironique du qualificatif de parthenos (parqšnoj), vierge.
344
Pour une présentation générale des opinions des Talmud-s et du Midraš sur Jésus, voir LAGRANGE J.-M., Le
messianisme chez les Juifs, Paris, 1909, p.288-289. C’est une baraïta sur la Mišna h (tr. Sanhédrin 43a), donc une tradition
assez tardive, qui évoque un procès de Jésus devant le Beth-Din – à Lydda précisent d’autres sources oubliant le fait
que le tribunal ne s’y installa qu’au début du 2e siècle (p.289).
345
Mt 1,20-21 : “Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, car ce qui a été engendré
en elle vient de l’Esprit Saint. Et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car il sauvera son peuple de
ses péchés”.
346
Le mot vierge, ‘almah, est bâti sur une racine signifiant originellement garder, conserver.
347
“Ces précisions visaient à réfuter les racontars des Juifs chez qui s’était accréditée la légende que Jésus n’était
qu’un bâtard, né de la liaison d’un légionnaire romain avec une "parfumeuse "” (MAGNIN J.-M., Notes sur l’ébionisme,
Jérusalem, tiré-à-part de Proche-Orient Chrétien, 1979, p.123). ‘Abd al-Jabbâr,
“qui vivait dans la seconde partie du 10 e siècle et au début du 11 e, a incorporé dans son œuvre [Tatbît Dala’il
a-Nubûwa] une série de textes dont l’origine est, d’évidence interne, presque inmanquablement judéo-
chrétienne”,
indique pour sa part PINES Shlomo, Jâhiliyya and ‘Ilm, in Jerusalem Studies in Arabic and Islâm, 1990 /13, p.179.
348
Cf. LAGRANGE M.-J., Le messianisme chez les juifs, Paris, 1909, p.251-256. Cette source n’est pas connue à ce jour.
Peut-être s’agit-il d’un commentaire inspiré par un passage du Testament de Joseph (cf. note Erreur : source de la
référence non trouvée) ; il n’y est cependant pas dit que l’agneau descend de Joseph, mais bien de “Lévi et Juda”.
Magog et soulèvera Israël contre l’Antichrist, mais il sera mis à mort 349 (Succa 51A). Ce Messie est
figuré souffrant, et il est mis en rapport avec la prophétie de Zacharie 12,10 :
“ils regarderont vers celui qu’ils ont transpercé” (Succa 52A)350.
Il est vraiment difficile de ne pas voir là une évidente allusion à ce qui est arrivé au "Messie-
Jésus fils de Joseph", d’autant plus que le rapport avec l’ancien messianisme double Lévi/Juda
s’en trouve éclairé : le Messie de Juda (politique) est encore à venir, et celui qui est mort, c’est
seulement le Messie qui n’est plus dit de Lévi (sacerdotal) mais de Joseph (en jouant sans doute sur
l’homonymie entre le père de Jésus et le patriarche biblique). En d’autres termes, ce passage du
Talmud semble être l’écho de la conviction primitive d’une partie du Sanhédrin (qui se serait
opposée à la condamnation de Jésus si elle avait été présente lors de sa condamnation nocturne) :
Jésus était probablement un Messie prédit, mais non celui qui doit encore venir (le Messie
politique) – c’est le sens des paroles de Gamaliel en Ac 5,36-39.
Toute autre est la perspective messianiste : certes, le Messie-Jésus meurt, mais ce sera après
son retour. Car le Messie politique qu’il est n’a pas pu mourir sur une croix. Voyons d’abord la
première idée.
Le 4e Livre d’Esdras enseigne que le Messie de l’avenir qui établira le Royaume de Dieu
mourra au terme de 400 ans de règne – de mort naturelle si l’on peut dire puisque toute
l’Humanité mourra à ce moment-là, de sorte que Dieu puisse recréer un monde parfait 351 (la
vision messianiste de l’Histoire est confrontée à un gros problème : quel sens le monde a-t-il
encore après l’instauration du Royaume ?). Curieusement, une idée comparable se retrouve dans
la théologie islamique qui, tout en niant que le Messie-Jésus soit mort sur la croix, le fait mourir
après son retour eschatologique ; de cette idée, des versions diverses se sont répandues qui toutes
évoquent le chiffre de 40 années – c’est-à-dire 400 banalisé par une division par dix (cf. 2.4.3.1.2).
Quant à la non-mort du Messie, elle reflète des polémiques primitives, la mort sur le bois
apparaissait au regard biblique de Dt 21,23 comme “une malédiction de Dieu”, ce que souligne le
Rouleau du Temple 352 ; un verset du Testament de Lévi veut justifier le crucifié :
“Le Seigneur visitera toutes les nations par la miséricorde de son fils à jamais, mais tes fils [à Lévi] porteront
la main sur lui pour le crucifier” (Test.Lévi 4,8)353 ;
et deux petits fragments issus d’un même manuscrit, trouvés dans la grotte 4, font de même :
“Ils proféreront de nombreuses paroles contre lui, et de nombreuses [fausseté]s ; ils forgeront des
mensonges et déverseront sur lui toutes sortes de calomnies. Sa génération sera mauvaise et
perverse... (4Q541 /frag.9).
349
Les Secrets de Rabbi Simon ben Yohay, une apocalypse juive datant d’après 750, présentent une version du "Messie
fils de Joseph" adaptée aux circonstances (les remous suivant la mort du Calife Marwân II). Le Messie "fils de Joseph"
qui va venir conduira les Juifs à Jérusalem et rebâtira le Temple (beyt ha-miqdaš). Mais le roi Armilos (l’Antichrist) lui
fera la guerre, poussera Israël au désert où il tuera le Messie. Alors le "Messie fils de David apparaîtra : il tuera
Armilos, ramènera tout Israël à Jérusalem (et la Jérusalem céleste descendra du Ciel).
Ceci étant, le même texte (composite ?) avait d’abord annoncé la venue du Messie (de David, selon Zacharie 9,9) à
la suite du mouvement de conquête de la Palestine lancé par Muh1ammad (cf. Erreur : source de la référence non
trouvée). Dans les deux cas, les ennemis sont les Byzantins (l’auteur imagine que ceux-ci vont reprendre la Palestine à
la faveur de la mort de Marwân II), mais le second récit (qui fait appel au "fils de Joseph") suppose que le "fils de
David" victorieux détruira la Mosquée que ‘Abd al-Malik a érigée sur le lieu du Temple… (cf. TISIN Jean-Hugo, Notes
sur les apocalypses midrachiques in URVOY MARIE-THÉRÈSE & ALII, En hommage au père Jacques Jomier o.p., Paris, Cerf, 2002,
p.190-191).
350
Cf. TISIN Jean-Hugo, Notes sur les apocalypses…, p.196-197.
351
4Esd 7,28-31 – cf. 1.5.3. 3 . Ecrits apocryphes chrétiens, Gallimard, 1997, p.1420.
352
“Le pendu sur l’arbre est maudit de Dieu et des hommes” (11Q19-20 ou Rouleau du Temple 64,12 cf. WISE
Michael & ALII, Les manuscrits de la mer Morte [New York, 1997], Paris, Plon, 2001, p.637).
353
Ecrits intertestamentaires…, p.840.
Les [mystères] ca[chés] il révélera... La grande Mer sera apaisée par lui... alors les livres de sa[gesse]
seront ouverts (4Q541 /frag.7)”.
Ces passages, pour lesquels le traducteur lui-même signale les parallèles évangéliques 354,
auraient pu être écrits par un polémiste chrétien, à un petit détail près : ni là, ni ailleurs, n’est
jamais indiqué que ce Messie crucifié fût effectivement mort sur le bois. Ce qui change tout.
Au 2e siècle, un certain BASILIDE par exemple enseignait que ce n’était pas le Messie qui était
mort sur la croix, mais Simon de Cyrène
“après avoir été métamorphosé pour qu’on le prît pour Jésus” 355,
ce qui suppose une élaboration déjà bien avancée de l’idée selon laquelle Dieu avait retiré son
Messie de la croix – ou juste avant la crucifixion. Certainement au 1 er siècle déjà fut exprimée
l’idée de l’enlèvement par Dieu de son Messie au Ciel 356 où Il le tient désormais en réserve (cf.
1.5.3.1) – en vue de le renvoyer sur terre lorsque les circonstances s’y prêteront : c’est la question
capitale de la "seconde Venue". Notons que le second discours de Pierre abordait ces derniers
points :
“Repentez-vous donc et convertissez-vous pour que vos péchés soient effacés afin que viennent les
moments de fraîcheur venant du Seigneur et qu’Il envoie le Messie Jésus choisi d’avance pour vous,
lui que le Ciel doit garder encore (dšcomai) jusqu’aux temps de la restauration (¢pokatastasij) de
tout ce dont Dieu a parlé par la bouche de Ses saints prophètes d’autrefois” (Ac 3,19-21).
Sortie de son co-texte, cette phrase serait tout à fait à sa place dans un texte messianiste.
Quoique loin d’être épuisés, les textes des Testaments des douze Patriarches déjà cités attestent
une vaste doctrine, au moins dans ses grandes lignes et sa cohérence. On peut parler de
cohérence, même si elle est parfois prise en défaut de plausibilité, car c’est moins la conformité
avec l’expérience qui compte, que la logique interne.
Il est capital de saisir cette logique eschatologique pour elle-même, avant toute comparaison
avec la pensée judéochrétienne dont elle dérive. Nous sommes au cœur de “l’ère du Mal”. Les
vrais croyants doivent redoubler de fidélité à la Tôrah et attendre la Visite qui libérera l’humanité
du Mal. Un tel message est rappelé dans un fragment qumrânien appelé Les fondements de la Justice
(4Q266), qui offre des parallèles avec la fin du Document de Damas :
“Ceci est le sens exact des Jugements qu’ils (les fils de Lévi et les habitants des camps) doivent
observer pour toute l’ère [du Mal, ce qui a été ord]onné… à quiconque [réside dans leurs camps et à
quiconque réside dans leurs cités, tou]t ce [qui se trouve dans l’«Ultime M]idra[š] de la Loi »”
(4Q266 18).
Robert EISENMAN et Michael WISE qui citent le fragment le commentent ainsi :
“On soulignera l’importance d’une formule comme « accomplir le sens exact de la Torah ». On la
retrouve dans le Document de Damas (CD 6,14-15), associée à une mention de l’« Ere du Mal »…
Cette adhésion rigoureuse au moindre iota de la Loi est bien entendu caractéristique de traditions
liées au christianisme de Jacques, dont la moindre n’est pas la célèbre condamnation, en Jc 2,1 0, de
« l’écart sur un seul point » de la Loi”359.
En réalité, avant de relever d’une prescription de Jacques, ce souci du “iôta de la Loi”
renvoie à une parole de Jésus, encore et toujours selon l’évangile selon Matthieu (et lui seul) 360 :
“Car en vérité je vous le dis : avant que ne passent le ciel et la terre, pas un iôta, pas un menu trait
ne passera de la Loi, que tout ne soit arrivé” (Mt 5,18).
363
Il n’est pas sans intérêt d’y relever, avec M. PHILONENKO, une allusion cryptée à la figure de Judas Maccabée qui,
aux yeux d’une mouvance eschatologique exacerbée, constituait un prototype de sauveur du monde.
Dans les Chroniques de Jerah1méel, recueil de traditions juives en hébreu, d’époques diverses et de valeur très inégale,
mais dont certaines s’apparentent singulièrement aux traditions maccabéennes et au Livre des Jubilés, la figure de Juda,
fils de Jacob, est revêtu d’une dimension messianique : il mène victorieusement la guerre des fils de Jacob contre les
fils d’Esaü ; on ne peut douter que furent transférées sur la personne de Judas Maccabée, au moins momentanément,
les prophéties et les espérances messianiques qui concernaient Juda, fils de Jacob. Il est significatif que dans ces
Chroniques de Jerahméel, on lui confère le titre de “Oint de la Bataille” (aux ch. 94 et 95 – cf. GASTER M., The Chronicles of
Jerah1meel or the Hebrew Bible Historiale, Londres, 1899, p. 84-87. 276-279).
364
Ecrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, p.853.
365
Selon la manière dont R.H. CHARLES qualifie ce passage du Test.Lévi.
Comme toujours le texte s’abstient justement de dire que le Juste est réellement mort ; et ce
qu’il dit du rénovateur de la Loi décrit parfaitement le Messie-Jésus des messianistes 366. Le
passage se termine par l’expression “la foi et l’eau”, qui est peut-être une insertion de copiste 367,
mais qui semble être plutôt une polémique dont la Première lettre de Jean se fait l’écho :
“C’est lui qui est venu par l’eau et par le sang, Jésus Christ, non avec l’eau seulement, mais avec
l’eau et le sang. Et c’est l’Esprit qui rend témoignage, parce que l’Esprit est la vérité. Car ils sont
trois à rendre témoignage, l’Esprit, l’eau et le sang, et les trois convergent en un” (1Jean 5,6-8).
On comprend pourquoi les messianistes ne mentionnent pas "le sang" (le Messie n’est pas mort).
Clôturons notre découverte des Testaments par un passage de celui de Benjamin où, en plus
de thèmes déjà rencontrés, apparaît le thème du feu de l’Esprit qui se répandra sur la terre :
“Le Temple de Dieu sera dans votre lot et le dernier sera plus glorieux que le premier. Les
douze tribus seront rassemblées [dans le Temple] avec toutes les nations, jusqu’à ce que le Seigneur
envoie son salut par la visite d’un Prophète unique. Il entrera dans le premier Temple ; là le
Seigneur sera insulté, et il sera élevé sur le bois. Le rideau du Temple sera déchiré et l’Esprit de
Dieu descendra sur les nations comme un feu qui se répand. Et montant du Shéol, il passera de la
terre au ciel. Je sais comment humble il sera sur la terre et comment glorieux il sera dans le ciel”
(Test.Benj. 9,2-5).
La dernière phrase évoquant le passage du Shéol au ciel – phrase omise par aucun
manuscrit – a été analysée plus haut (en 1.4.3.2). Le texte mentionne la déchirure du voile du
Temple (également mentionnée en Test.Lévi 10,3368) et le feu du jugement qui se répandra sur les
nations : ces deux données, un seul des évangiles les reproduit, celui de Matthieu 369 – c’est-à-dire
encore et toujours cet évangile utilisé par les "ébionites" (1.6.1.1).
366
M. PHILONENKO a remarqué également que “notre personnage est présenté comme un rénovateur de la Loi, rejeté
et mis à mort par les prêtres. Ces traits conviennent mal au Messie chrétien” (Les interpolations…, p.14). En fait, le
passage ne fait reproche que de la tentative de tuer.
367
“Probablement une addition chrétienne”, indique R.H. CHARLES (p.313), s’appuyant sur l’absence de ces mots en
deux manuscrits importants. “Souvent considéré comme une interpolation chrétienne”, écrit M. PHILONENKO. (Ecrits
intertestamentaires…, p.852 /note 5).
368
L’auteur fait là une référence explicite (à 1Hén 89,54 ?) qui pourrait contribuer à le dater :
“ainsi que le rapporte le livre d’Hénoch, le juste” (Test.Lévi 10,5).
369
Respectivement Mt 27,51 et Mt 3,11-12 – il s’agit là de paroles de Jean Baptiste :
“Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu... quant aux bales [ou ballots de paille], il les fera brûler au feu qui
ne s’éteint pas”.
1.5 Mouvance messianiste et autres écrits
e
1.5.1 Le II livre de Baruch (2Ba)
Le 2e livre de Baruch (2Ba) est appelé également Apocalypse syriaque de Baruch (par distinction
d’avec l’Apocalypse grecque de Baruch ou 3Ba). La seconde partie de 2Ba (78-87) a été intégrée parmi
les textes prophétiques de la Bible syriaque (Pešit1ta) ; ce n’est pas de cette partie que sont extraits
les passages qui nous intéressent, mais du corps de cette Apocalypse, découvert seulement en 1866.
370
Au terme du règne messianique aura lieu la résurrection des corps, cf. 2Ba 49 et spécialement 2Ba 36,11 :
“Dormez maintenant dans l’angoisse et reposez dans le tourment jusqu’à ce que vienne ton temps dernier, où
tu [chef de l’Empire romain] viendras de nouveau pour être encore plus tourmenté” (Ecrits
intertestamentaires…, p.1510).
371
Ecrits intertestamentaires…, p. 1482.1483.1485.1491.1504-1505.1509.1511.
Des comparaisons avec des passages parallèles indiquent que les copies de 2Ba qui nous
sont parvenues sont moins violentes que ce que devait être le texte original 372 ; elles le sont
pourtant déjà bien. L’opposition est vivement exprimée entre les "bons" (“le reste de mon
peuple”, les partisans du Messie) et les "mauvais" (tous les autres). Il s’agit d’une réinterprétation
radicale d’une opposition qui certes est exprimée dans le Nouveau Testament :
“Pendant que vous avez la Lumière, croyez en la Lumière, pour devenir des fils de Lumière ” (Jean
12,36) ; “Car les fils de ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que les fils de la
Lumière” (Luc 16,8) ; “Tous, vous êtes fils de la lumière, fils du jour : nous ne sommes ni de la nuit,
ni des ténèbres” (1Th 5,5) ; “Ce n’est pas contre des hommes que nous luttons, mais contre des
forces invisibles” (Eph 6,12),
mais celle-ci est détournée de son sens spirituel visant d’abord deux attitudes intérieures
devant Dieu373 ; le messianisme en fait une opposition entre deux groupes extérieurement et
humainement définissables, les “fils de lumière” contre les “fils de ténèbres”, comme on l’a déjà
lu dans la Règle trouvée près de Qumrân (1QS 1,9-10.21-22 – cf. 1.1.3.1).
Plus spécifique encore est la manière d’opposer entre eux les "mauvais" : d’un côté, il y a
“le peuple châtié pour un temps”, de l’autre, les Romains et leurs chefs ; d’abord “le peuple sera
châtié” par le bras des païens, puis viendra le tour des païens et de leur “dernier chef”, et enfin
triompheront les vrais croyants et leur Messie. Qu’est-ce à dire ?
Du point de vue du fond, l’auteur de 2Ba, quoique antiromain, nie la responsabilité réelle
des Romains dans la destruction du Temple et de Jérusalem en 70, au terme de la rébellion de 66
menée par les Juifs n’ayant pas reconnu Jésus pour leur Messie (et qui ont donc empêché la
réussite de sa mission royale) ; 2Ba les tient pour seuls responsables de la destruction du Temple
et des autres ravages de la guerre (voir les deuxième et troisième extraits). Une telle position est
typique de la mouvance messianiste. Mais il y a encore plus intéressant à voir.
Du point de vue de la forme, la manière de s’exprimer qui positionne les ennemis en deux
camps opposés que Dieu va punir et éliminer tour à tour, est un jeu dialectique qu’on peut lire
dans d’autres passages de 2Ba et surtout qu’on retrouve dans toute la littérature messianiste. C’est
même l’ancêtre de toutes les dialectiques idéologiques qui proposent une vision de salut en deux
temps, basée sur une analyse de type thèse, antithèse, synthèse :
vrais croyants
← →
juifs ayant refusé le Messie > < Romains impies
372
Jean HADOT a fait remarquer que le texte actuel est édulcoré ; il s’appuie sur la comparaison de certains passages
(respectivement 2Ba 48,33-36 et 2Ba 77,20-26) avec leur parallèle soit dans les Testimonia ad Quirinium de CYPRIEN, soit
dans les Paralipomènes de Jérémie (7,8-12 – Introduction à Ecrits intertestamentaires…, p.CXIX-CXX). Notons que, la
qualification de "dualiste" qu’il aplique à 2Ba est impropre : elle pourrait faire penser au "dualisme platonicien", dont
2Ba est précisément exempt ; ce qu’il veut dire, c’est que ce texte apocryphe est animé d’une vision dialectique, ce qui
n’est pas la même chose.
373
Voir aussi Luc 22,53 ; 2Co 6,14-15 ; 1Th 5,5 ; Ep 5,8.6,12 ; Col 1,12-13 ; 1P 2,9. Le gnosticisme proposera une
autre réinterprétation encore de l’opposition "lumière-ténèbres" (cf. 2.2 et 2.2.2.2).
374
Ecrits intertestamentaires…, p.1555 /note.
“Mais maintenant les justes ont été enlevés et les prophètes se sont endormis ; nous aussi nous
sommes sortis de notre Terre, Sion nous a été enlevée, et nous n’avons plus rien que le Puissant et
sa Loi” (2Ba 85,3).
Il apparaît donc que l’auteur est membre d’un groupe qui a quitté la Palestine vers 68, et
que lui et d’autres n’y sont pas revenus par la suite (cette volonté de ne pas revenir
immédiatement fut déterminante dans la mouvance messianiste postérieure – cf. 2.3.2.2). 2Ba a
donc été rédigé hors de la Terre Sainte, sans doute peu avant l’an 100.
La suite de l’analyse du texte confirme cette datation évidente et permet de préciser
l’identité du groupe auquel l’auteur s’identifie en écrivant "nous".
375
L’expression én tê sunteleïai tou aíônos, “lors de l’aboutissement de ce temps actuel (a„wn, époque)”, est habituellement
traduite par "à la fin du monde", ce qui est un contresens (note Erreur : source de la référence non trouvée). Voir
aussi Mt 28,20 :
“ Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à l’aboutissement du temps actuel (èôs tês sunteleïas tou aíônos)”,
ou encore Mt 24,3 : “Les disciples demandent à Jésus ... un signe de ta Parousie [Visite ou Présence] et de
l’aboutissement du temps a ctu el ”.
376
Ces événements prometteurs sont pour très bientôt – c’est en tout cas une possibilité évoquée –:
“ Il y en a ici présents qui ne connaîtront pas la mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venant avec sa
Royauté ” (Mt 16,28 parall. à 10,23).
“ En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé ” (Mt 24,34 parall. à
Marc 13,30 ; Luc 21,33).
“Jésus lui dit : ... celui qui te dit... t’aurait donné de l’eau vive” (Jean 4,10). “Si quelqu’un a soif, qu’il
vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi. Comme l’a dit l’Ecriture : De son sein couleront des
fleuves d’eau vive” (Jean 7,37-38).
L’utilisation des Evangiles (essentiellement de Mt, bien sûr) est évidente, mais il s’agit d’une
réinterprétation radicale (et parfois subtile).
On a vu plus haut comment l’auteur de 2Ba oppose et renvoie dos à dos “le peuple châtié
pour un temps” et les Romains coupables “d’impiétés” ; cette dialectique justifiant la position
propre de l’auteur est encore plus évidente dans ce passage :
“Tout d’abord, [le Très-Haut] n’a pas épargné ses fils [les juifs], mais il les a torturés comme ses
ennemis parce qu’ils ont péché. Ils ont donc été châtiés pour être purifiés. Mais maintenant, vous,
peuples et nations, vous êtes coupables d’avoir, durant tout ce temps, foulé aux pieds la Terre et
d’avoir abusé de la créature d’une manière injuste” (2Ba 13,9-11).
Aux “juifs qui ont péché” (en rejetant le Messie) et qui sont aujourd’hui châtiés (2Ba 5,3),
l’auteur oppose les païens qui ne tarderont pas à l’être à leur tour, à cause de leur immoralité (Paul
a dit cela dans sa lettre aux Romains – Rm 2,15-16) et surtout à cause de leur injustice : s’ils avaient
le droit en effet de punir les insurgés de Jérusalem, ils n’ont pas le droit de rester et d’occuper le
Pays aujourd’hui encore ; ils auraient dû le remettre sans tarder aux juifs étrangers à la rébellion et
dont l’auteur fait partie.
Ici encore, la comparaison avec certaines paroles de Jésus s’impose :
“Il y aura... une grande colère contre ce peuple ; ils tomberont au fil de l’épée et seront déportés
dans toutes les nations. Jérusalem sera foulée aux pieds par les nations, jusqu’à ce que les temps des
nations (kaïroï éthnôn) soient accomplis” (Luc 21,24)378.
La différence est subtile mais de taille : Jésus parle simplement des “nations qui fouleront
Jérusalem”, non de leur culpabilité et moins encore du châtiment qu’elles mériteraient – ce qui
vient en plus en 2Ba, de même que dans un fragment qumrânien lacunaire ( cf. note Erreur : source
de la référence non trouvée).
Le texte continue selon un raisonnement implacablement logique. Puisque la colère et le
Jugement de Dieu vont s’abattre sur tout homme, tout homme est sommé de choisir son camp –
de préférence celui des "bons" évidemment, sinon Dieu le punira éternellement –:
“Il serait vrai que l’homme ne connaît pas mon jugement, s’il n’avait reçu la Loi et si je ne l’avais pas
averti en son intelligence. Mais maintenant que sciemment il a désobéi [parce qu’il est désormais
averti], c’est sciemment aussi qu’il sera tourmenté” (2Ba 15,5-6)379.
Cette thématique du tourment éternel et mérité, arrivant après des sommations divines en
bonne et due forme (don de la loi et rappel), évoque davantage le texte coranique que celui du
Nouveau Testament, sauf peut-être en ces deux passages dont voici le premier :
“S’ils [les juifs] n’ont pas échappé [au châtiment] sur la terre lorsqu’ils repoussèrent celui qui leur
donnait des oracles (crhmatizonta – c’est-à-dire Moïse), à plus forte raison nous non plus, si nous
nous détournons de celui [qui vient nous parler] depuis les Cieux (c’est-à-dire Jésus)” (He 12,25) ;
l’autre se situe dans la perspective du Jugement, lorsque paraîtra
377
La source d’eau vive est également le motif par lequel la figure de la mère du Messie, Marie, est rapprochée de
celle de la Miryâm biblique selon une vieille tradition judéochrétienne puis messianiste (cf. introduction, 0.2.2).
L’Apocalypse l’applique au Messie en Ap 21,6 (“je donnerai de la source d’eau vive, gratuitement ”), en Ap 22,1 (“un
fleuve d’eau vive... jaillissant du trône de Dieu et de l’agneau”), et en Ap 22,17 (“Que celui qui a soif... reçoive de
l’eau vive, gratuitement”).
378
Jésus reprend évidemment des images et des perspectives apocalyptiques “en circulation depuis quelques
décénnies”, selon une expression de Mireille HADAS-LEBEL : l’hypothèse qu’elle avance d’un texte apocalyptique "juif"
que “Marc 13 et ses parallèles reproduiraient” – hypothèse de LOISY – est aussi infondée qu’inutile (Jérusalem contre
Rome,… p.400-404).
379
Ecrits intertestamentaires…, p.1494.
“la révélation du Seigneur Jésus, qui viendra du ciel avec les anges de sa puissance dans un feu
flamboyant, pour tirer vengeance de ceux qui ne connaissent pas Dieu et qui n’obéissent pas à
l’Evangile de notre Seigneur Jésus” (2Th 1,6-8).
La ressemblance ne doit cependant pas masquer la différence, que Paul résumait en
quelques mots en Rm 11,32 :
“C’est pour faire miséricorde à tous, que Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance”.
L’apocalypse syriaque de Baruch est un texte qui ne peut être ni d’origine rabbinique, ni
d’origine judéochrétienne apostolique, ni antérieur à la fin du 1 er siècle. Comme les Testaments, il
exprime une pensée messianiste longuement et logiquement élaborée ; elle s’exprime ici de
manière particulièrement dialectique.
Cette pensée post-chrétienne est une réinterprétation radicale de ce qui est présenté dans
les Evangiles. Il s’agit donc d’un anti-christianisme, même si cet aspect n’est pas explicitement
développé ; simplement, tous ceux qui refusent de suivre les perspectives de foi exposées dans
l’écrit sont voués au Châtiment éternel.
1.5.2 L’Apocalypse d’Elie.
De même que le Quatrième livre d’Esdras (4 Esd) que nous regarderons rapidement ensuite,
l’Apocalypse d’Elie est un écrit messianiste que certains exégètes ont parfois considéré comme
antérieur à notre ère, ce qui n’est vrai que de la version primitive, et ce n’est pas elle qui est
parvenue jusqu’à nous, mais un ouvrage rédigé en grec mais néanmoins hétéroclite 380, où certains
suggèrent de voir une allusion à Palmyre et aux guerres romaines contre les Perses 381 – ce qui le
daterait de la seconde moitié du 3e siècle.
Les mêmes difficultés de datation avaient été soulevées à propos des Testaments, et se
résolvent de la même manière : ce texte a connu diverses rédactions (et éventuellement
l’intégration de passages extérieurs) jusqu’à la rédaction finale au 3 e siècle – ce qui n’a rien
d’étonnant pour un écrit axé sur l’eschatologie 382. Comme aucun manuscrit n’est tout à fait
complet et que c’est essentiellement par des traductions en copte (1 manuscrit) et en sahidique (3
manuscrits) que le texte nous est accessible 383, beaucoup d’hypothèses ont été envisagées quant à
l’histoire complexe du texte, mais elles ne sont légitimes qu’à condition de saisir son caractère
eschatologique juif384 non rabbinique, en un mot : messianiste. Qualifier "d’interpolations
chrétiennes" certains passages souvent longs et répétitifs ou offrant de multiples parallèles dans
d’autres écrits de la même mouvance procède des errements que nous avons déjà réfutés ; il s’agit
de réécritures tout à fait messianistes – elles n’ont plus rien de chrétien.
Quant aux rares et courtes formules qui reflètent une théologie réellement chrétienne
comme “le Christ qui nous a créés” (Ap.Elie 3,66) ou comme “Dieu a envoyé son fils dans le
monde” (1,7), elles constituent des hapax assez hétérogènes au texte ; très probablement, il s’agit
de fautes de traducteur ou de copiste.
Une rédaction primitive partielle de l’Apoc.Elie a-t-elle fourni une référence au Nouveau
Testament ? Cela n’est pas impossible.
“Ce livre, écrit Albert-Marie DENIS, est souvent cité par les Pères comme source de 1Co 2,9 : ainsi
qu’il est écrit : l’œil n’a pas vu et l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de
380
Jean-Marc ROSENSTIEHL a exprimé sa perplexité devant la fausse alternative selon laquelle tout écrit devrait être
soit d’origine "juive" (au sens de rabbanite), soit chrétien :
“La nature hétéroclite de l’Apocalypse d’Elie n’autorise des conclusions que de portée limitée : l’écrit est
d’origine juive et a été remanié par un rédacteur chrétien à une date indéterminée entre le IIe et le IIIe siècle de
notre ère” (Introduction à Ecrits intertestamentaires…, p.CXLVI).
Redisons encore l’absurdité d’une telle alternative, qui conduit à imaginer à un curieux texte "juif" – l’ Ap.Elie par
exemple–, un interpolateur "chrétien" aurait ajouté ses propres opinions, non moins curieuses puisqu’elles ne
reflètent justement pas une théologie chrétienne. C’est accumuler les contradictions.
381
Hormis par l’allusion à l’occupation de l’Egypte par Palmyre (269-271), la "ville du soleil" ( 2,39), et aux guerres
perso-romaines, l’Apoc.Elie évoquerait le 3e siècle par une possible restauration des lieux saints – cf. DENIS Albert-M.
& HAELEWYCK Jean-Claude, Introduction à la littérature judéo-hellénistique, t.2, Turnhout-Paris, Brepols, 2000, p.461.
Jean-Marc ROSENSTIEHL, traducteur pour le volume de La Pléiade, relève également la possible allusion à Palmyre.
382
Comme on l’a vu déjà, le lecteur messianiste est sensible au fait que chaque année qui passe le rapproche de la fin
des temps et peut rendre nécessaire des développements ou des corrections de l’écrit en fonction des événements
importants qui seraient advenus entre-temps. Et le tout est mis sous le patronage d’un auguste personnage biblique.
Il n’y a là rien de choquant.
383
Ecrits intertestamentaires…, notice de Jean-Marc ROSENSTIEHL, p.1799.
384
“Les allusions historiques aux guerres romaines contre les Perses (Valérien prisonnier en 260) ne peuvent venir
que de Juifs”, a remarqué Albert-Marie DENIS (Introduction aux pseudépigraphes grecs d’Ancien Testament, Leiden, Brill,
1970, p.168).
l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui L’aiment. Ainsi fait Origène (Comm. in Mt,
27,9)385 bien qu’il suggère auparavant une citation ad sensum de Isaïe 52,15” 386.
Selon EPIPHANE (Panarion 42, 12,3), l’hymne baptismale d’Eph 5,14 est à attribuer elle aussi à
l’Apoc.Elie 387.
Comme dans les Testaments, on retrouve des thèmes comme le Temple futur, l’héritage de la
Terre, le Messie guerrier à venir etc. Plus originaux sont les quatre passages sur lesquels il
convient de s’arrêter.
385
Le texte incomplet de l’édition de Migne ne présente pas ce passage qui traite des trente deniers de Judas
qu’ORIGÈNE dit retrouver “in secretis Eliae prophetae”
386
“Ils verront ce qui ne leur avait pas été raconté” (Isaïe 52,15). Cf. DENIS Albert-Marie, Introduction aux
pseudépigraphes grecs d’Ancien Testament, Leiden, Brill, 1970, p.164. A.-M. DENIS précise :
“Cet écrit rédigé en araméen… composé en dépendance d’Isaïe mais selon le grec de la LXX, est antérieur à s.Paul
qui le cite. Il est possible pourtant d’y voir un emprunt à la liturgie synagogale, avec, comme en 1Clem. Rom.
34,8 , un usage libre et une fusion d’Is. 64,3 ou 65,16-25 sur la création nouvelle” (Introduction à la littérature
religieuse judéo-hellénistique, 1ère éd., t.2, Louvain-la-Neuve, 1996, p.452).
Et en note : “Cf. P. PRIGENT, Ce que l’œil n’a pas vu. 1Cor.2,9 dans Theologische Zeitschrift, 14, 1958, p.425 : inspiré d’Is.
64,3 et 65,18 ; p.428 : d’une liturgie synagogale”.
387
DENIS, ibidem p.454. Hippolyte aurait écrit la même chose, mais le texte n’est pas sûr.
“Rom 15,26 et Ga 2,10 emploient le terme de pauvres (ébyonîm) pour désigner l’Eglise de Jérusalem”,
fait remarquer Frédéric MANNS388.
A Jérusalem en particulier, sans doute du fait qu’ils vivaient de manière communautaire et
toute tournée vers l’attente du Messie-Jésus, les Saints se sont appliqués cette appellation de
pauvres (il est vrai qu’ils ne roulaient pas sur l’or). Elle a donné plus tard le mot "ébionites" que
l’on trouve sous la plume des Pères de l’Eglise gréco-romains ( voir 1.6.2.1), et qui reflète sans
doute l’appellation qui fut portée par certains groupes messianistes jusqu’à la fin du 3 e siècle –
probablement ceux qui étaient les plus proches de la foi (judéo)chrétienne apostolique.
— Ils souhaiteront la mort, mais la mort les fuira : De nouveau, c’est dans le
Nouveau Testament qu’on trouvera un passage parallèle, et c’est même le seul :
“En ces jours-là, les hommes chercheront la mort sans la trouver, ils souhaiteront mourir et la
mort les fuira” (Ap 9,6)389.
Le texte de l’Apocalypse de Jean s’enracine dans une histoire complexe, et à lui seul, l’exemple
ne prouve pas une dépendance de Ap.Elie 2,18-25 à son égard (ce pourrait être à l’égard d’un
autre texte, non connu) ; mais d’autres passages suggèrent une même dépendance.
En bref, ce premier des quatre passages se lit et se comprend parfaitement dans une
perspective messianiste, et exclusivement ainsi.
388
A quoi on pourrait ajouter encore Jc 2,5 et la citation de 2Co 9,9. Cf. MANNS Frédéric, La liste des premiers évêques de
Jérusalem, in BLANCHETIÈRE F. & HERR M.D., Aux origines juives du christianisme, Centre de recherche français de
Jérusalem / Louvain-Paris, Peeters, 1993, p.148.
389
La phrase qui suit offre un intérêt moindre :
“Ils monteront sur les rochers et s’en jetteront, disant : Tombez sur nous ” (Ap.Elie 2,25).
On doit sans doute y voir une allusion au prophète Osée – mais lointaine et simplifiée –:
“Ils diront alors aux montagnes : Couvrez-nous, et aux collines : Tombez sur nous ” (Osée 10,8).
En Ap 6,16 , cette même citation de Osée 10,8 se présente de manière unifiée :
“Ils disent aux montagnes et aux rochers : Tombez sur nous et cachez nous...”.
On peut donc se demander si Ap 6,16 ne forme pas une référence intermédiaire entre ApElie et le texte
prophétique d’Osée. En tout cas, la citation d’Osée en Luc 23,30 est beaucoup plus fidèle, à une inversion près (il
s’agit de paroles de Jésus en chemin vers le calvaire) :
“ Alors on commencera à dire aux montagnes : Tombez sur nous, et aux collines : Couvrez-nous ! ”.
390
“Réjouis-toi, stérile, toi qui n’as pas enfanté ; pousse des cris de joie et vibre, toi qui n’as pas mis au monde, car
les fils de la désolée ( Mm2 D=, šâmém, en ruine) sont plus nombreux que les fils de l’épouse” (Isaïe 54,1).
391
Le passage d’Isaïe 54,1 a inspiré plus directement Gal 4,27 que ce passage Ap.Elie 2,31 ! Quant aux parallèles
entre Ap.Elie 2,31et 2Ba 10,13, ils n’ont rien de surprenant : ces textes sont de la même famille de pensée.
Manifestement, la signification de Ap.Elie 2,31 est en rapport avec cette conception ; car
comment des vierges pourraient-elles paradoxalement avoir “des enfants dans les Cieux” sinon
dans la perspective judéochrétienne du célibat consacré, ouverte en Mt 19,12 ? Les mots de Jésus
qui y sont rapportés établissent une sorte de parallélisme entre le mariage et le célibat “en vue du
Royaume des Cieux” – comme par hasard, il se trouve en Mt et seulement là –:
“Il y a des eunuques qui se sont rendus tels en vue du Royaume des Cieux. Que celui qui peut
comprendre, comprenne !” (Mt 19,12).
On peut penser que Jésus fait allusion à une formes de consécration à Dieu existant déjà et
incluant le célibat (cf. 1.1.3.1), et cela dans une perspective eschatologique ; en tout cas, dès la
première génération "chrétienne", des hommes et des femmes juifs ne se sont pas mariés dans
l’attente du Messie qui doit venir en gloire, et aussi dans le but de se consacrer à la prière et au
témoignage392 – témoignage plus discret de la part des femmes mais non moins réel –: ainsi, des
“enfants” pourront être "engendrés" à la foi en Jésus, qui auront leur “nom inscrit dans les
Cieux”393. Voilà l’idée que reprend ce passage d’Ap.Elie 2,31 – mais dans un esprit autre.
Dans les formes de célibat messianiste post-chrétien, l’accent est mis sur la "Cause" à
servir ; le messianisme est devenu une "Foi" et ses adeptes se croient chargés de faire advenir le
salut du monde, en rapport avec le retour matériel du Messie-Jésus. Ce sera le sujet de la 2 e partie,
mais il convient de poser dès maintenant la question de ces hommes et sans doute de ces femmes
aussi qui ont consacré leur vie à cette "Foi" (y compris dans le célibat). Certes, sur ce point précis,
les données manquent encore en l’état actuel de la recherche – sauf celle-ci, énorme, qu’on oublie
toujours d’aller regarder… dans le texte coranique. Deux versets en effet donnent en exemple
une communauté juive et ses pratiques de prière qui sont monastiques 394 – le premier de ces versets
fait allusion au lever de nuit pour la prière395 –:
“Ils ne sont pas tous semblables parmi les gens de l’Ecrit [ahl al-kitâb i ] : une "communauté" debout
[ummat u n qâ’imat u n ] récite les versets de Dieu durant la nuit, et ils se prosternent” (s.3,113) ; et :
“Parmi eux [les juifs], il y a une "communauté" (umma h) modérée [allant sans dévier, traduit BLACHÈRE]”
(s.5,66).
Régis BLACHÈRE est amené à se poser cette question :
“Quelle est la secte judéo-chrétienne ou chrétienne visée ici ?”
Il est évident d’une part que quelques "convertis" à la doctrine de Muh1ammad ne forment
pas une umma h à eux seuls, et d’autre part, le co-texte et d’autres passages indiquent qu’il ne s’agit
aucunement de l’umma h rabbanite (cf. note Erreur : source de la référence non trouvée ). Les juifs dont
il est question ici et qui doivent compter parmi eux des "moines" pour se lever la nuit – ce qui
trouble BLACHÈRE –, sont ceux de notre étude, ainsi que nous aurons de très nombreuses
occasions de le voir à divers points de vue.
En bref, le court passage d’Ap.Elie 2,31 évoquant les vierges consacrées exprime une
manière de vivre typiquement post-chrétienne, et qui est le fait de juifs ; ceci correspond tout à
fait au profil de la mouvance messianiste qui prend forme.
“Chaque jour, au temple comme à la maison, ils ne cessaient d’enseigner et d’annoncer la Bonne Nouvelle du
392
En conclusion, les quatre passages cités de l’Ap.Elie, qui sont un peu originaux par rapport
à ce qu’on lit dans les autres écrits messianistes actuellement connus, précisent le tableau des
croyances et des manières de vivre messianistes. Ils renvoient à une bonne partie des livres du
Nouveau Testament, ce qui est assez rare (les autres écrits messianistes ne renvoient
habituellement qu’à Mt). Et, bien entendu, cet écrit, qui nous est parvenu sous une forme
remontant au 3e siècle, ne peut aucunement être qualifié de chrétien.
396
Il sera question du signe du tâw dans l’annexe consacrée à l’archéologie, chapitre A.3.
397
Talmud Babli, Sanh. 43a : “A la veille de la Pâque, on pendit Yešû... il avait pratiqué la magie”. Voir aussi Shab.104b qui
suggère que Jésus avait rapporté d’Egypte des formules magiques en des entailles sur son corps.
398
Cette fin du verset s.61,6 est commune aux deux versions selon la vulgate et selon Ubayy (ce qui n’est pas le cas
des lignes qui précèdent et dont nous reparlerons en 3.1.6).
e
1.5.3 Le 4 Livre d’Esdras (4Esd)
Il est inutile de répéter à propos du Quatrième livre d’Esdras (4Esd) ce qui a été déjà dit à
propos d’autres écrits :
“Les problèmes de II Baruch sont, à bien des égards, semblables à ceux soulevés par IV Esdras et les
deux écrits doivent être étudiés corrélativement. Les tours de phrase et les thèmes communs aux
deux apocalypses sont si nombreux que seule une relation littéraire étroite peut les expliquer” 399.
Comme probablement tous les écrits de la mouvance messianiste, 4Esd a une histoire
mouvementée, qui commence sans doute avant notre ère ; c’est une composition (avec des
réécritures) datant d’après 70 – et bien entendu "post-chrétienne" – qui nous est parvenue.
L’arbre "essénien" qui cachait la forêt a fait place à un tableau précis de la mouvance
messianiste pré- et surtout post-chrétienne. Après les textes de Qumrân, les Testaments, 2Ba,
Ap.Elie et 4Esd, d’autres écrits pourraient être regardés encore, mais ils sont moins importants,
par exemple le 5e livre des Oracles Sybillins dont Albert-M. DENIS résumait l’enseignement en
quatre points :
“• venue du personnage cosmique et céleste mais aussi messianique et eschatologique, l’Etoile-Roi-
Sauveur, • pour restaurer le peuple dans ses droits et sa législation, • pour reconstruire le Temple
avec le culte, et rétablir Jérusalem, centre du monde, • après la destruction finale de ses ennemis” 407.
Ces quatre points constituent pour ainsi dire un programme, formant le fond de l’espérance
messianiste. Le plus troublant et étonnant, c’est que ce programme, dans la mesure où il pouvait
être réalisé déjà (c’est-à-dire avant et sans la présence du Messie), l’a été effectivement – nous
verrons cela beaucoup plus loin (en particulier en 2.4.2-2.4.3).
Par ailleurs, l’originalité radicale de la doctrine néotestamentaire – ou plus exactement de la
prédication apostolique qu’elle reflète – est apparue ; c’est par rapport à elle que le messianisme,
qui n’était qu’ébauché avant notre ère, s’est structuré en idéologie de salut mondial (et ceci vaut
également pour d’autres mouvements, comme on le verra). C’est une grosse confusion, hélas
répandue, que de ranger, sous le même concept de "judéo-christianisme primitif", le
judéochristianisme véritable et sa dérive messianiste, qui est, il est vrai, presque aussi primitive.
L’originalité judéochrétienne ne peut échapper à une étude systématique, sinon en vertu d’a priori
qui entravent la recherche ; on ne peut évidemment pas approuver le point de vue suivant :
“Le préalable que tout chercheur en histoire du christianisme ancien – notamment en histoire des
origines du christianisme – semble devoir accepter est le suivant : jusqu’à la fin du 1er siècle, voire
jusqu’en 135, le christianisme est à analyser comme un mouvement parmi d’autres à l’intérieur du
judaïsme , il ne peut donc être apprécié qu’en fonction du judaïsme, de ses courants, de ses idées et
de ses rituels”408.
Les textes que nous avons analysés montrent le contraire.
Par rapport aux textes, le témoignage des Pères gréco-latins apporte quelque chose de
vivant, non que les textes soient "morts" mais du fait qu’on peut avoir du mal à imaginer
l’existence concrète des groupes messianistes – ce qui est une difficulté appelée à disparaître à
l’avenir. Certains ont rencontré des messianistes ; la plupart, hélas, ne font que répéter ce qu’ils
ont lu ou entendu. Ce chapitre (1.6) n’apprendra donc pas de choses vraiment nouvelles, mais il
sera l’occasion de définir les appellations, dont l’imprécision contribue à entretenir les confusions
visées précédemment ; en particulier, le vocable "d’ébionites" qui a fini par désigner un peu tout
correspondait à l’origine à une appellation réellement portée, au moins par certains groupes
messianistes, comme cela est indiqué clairement dans des textes.
La Partie I se terminera alors sur une synthèse générale de la doctrine messianiste au-delà
de ses nuances internes (1.7).
407
DENIS Albert-M., Introduction à la littérature religieuse judéo-hellénistique, 1ère éd., Louvain-la-Neuve, 1996, p.684.
L’auteur († 1999) situe la rédaction finale de ces livres en grec entre 117 et 132 à Alexandrie ou en Palestine.
408
MIMOUNI Simon-Claude, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, Cerf, 1998, p.483.
1.6 Mouvance messianiste et indications patristiques
Contrairement à ce qu’a pensé Irénée, il est normal pour des messianistes que le Messie-
Jésus qui est venu et qui doit revenir soit né d’une vierge selon une volonté et une action spéciale
de Dieu, puisque c’était annoncé (en Isaïe 7,14 : “Voici que la vierge concevra et elle enfantera un fils”409)
et qu’il était prédestiné – du reste, ce Messie-Jésus a fait beaucoup de miracles : tout cela rentre
dans le même cadre miraculeux.
409
L’hébreu ‘alma h a été rendu dans la LXX par parthénos, vierge, car c’est indubitablement une jeune fille vierge (bien gardée,
rac. ‘l m) que le terme ‘almâh désigne. "Jeune femme" se dirait plutôt na ‘arâh en hébreu – kÒrh en grec – (en Juges 19,3,
ce terme signifie clairement récemment mariée, et en Ruth 2,6, jeune veuve). La LXX a bien compris le sens de ‘almâh aussi
pour Gn 24,43 (voir aussi Ex 2,8 ; Ps 68,26 ; Ct 1,3 ; 6,8-9a ; Proverbes 30,19 cf. 12,4).
410
JÉRÔME, Lettre 112, 13.
411
“Evangelium quoque quod appellatur secundum Hebraeos et a me nuper in graecum sermonem latinumque
translatum est, quo et Adamantius [= Origenes] saepe utitur, post resurrectionem Salvatoris refert : Dominus
autem cum dedisset sindonem servo sacerdotis, iit ad Jacobum et apparuit ei – iuraverat enim Iacobus se non comesurum
panem ab illa hora qua biberat calicem Domini donec videret eum resurgentem a dormientibus –; rursumque post paululum :
Adferte, ait Dominus, mensam et panem. Statimque additur : Tulit panem et benedixit et fregit et dedit Jacobi Iusto
et dixit ei : Frater mi, comede panem tuum, quia resurrexit Filius hominis a dormientibus” (JÉRÔME, De viris
illustribus, 2 – PL 23, 611F).
autre qu’il a offert sa vie et que sa mort s’est révélée être une source de bénédiction ; tel n’est pas
le cas.
Il faut considérer également que la mouvance des messianistes n’est pas monolithique.
Ceux que JÉRÔME a rencontrés, non d’ailleurs pour les connaître mais dans le but d’avoir accès à
des textes anciens, n’étaient certainement pas adeptes des tendances les plus ouvertement anti-
chrétiennes. Il rapporte ainsi qu’ils utilisent “l’évangile selon les Hébreux”, écrit “en langue syro-
chaldéenne [c’est-à-dire en araméen] mais en caractères hébraïques” 412, qui n’est autre qu’une
version remaniée de ce qui fut le proto-Matthieu araméen dont parle Irénée 413. Il en existe
d’ailleurs plusieurs versions, sans doute peu divergentes mais liées à tel ou tel groupe.
EPIPHANE de Salamine (±315-403) signale que, par rapport à l’évangile dit “des ébionites”414,
celui qu’on appelle “selon les Hébreux” est une version “non complète” de cet évangile matthéen
en hébreu ; quant à celui “des Nazaréens”, ce serait le même texte, mais en araméen 415. Ce n’est
pas très clair, mais le Panarion d’EPIPHANE a au moins le souci de tout rapporter (sans distinguer
entre les données416). Selon PAPIAS cité par EUSÈBE, "l’évangile selon les Hébreux" contiendrait en plus
le récit de la femme adultère – un récit qui a lontemps fait difficulté en milieu judéochrétien 417.
THÉODORET de Cyr, vers 450, fait état d’une autre appellation de cet "évangile" :
“Ils [les "ébionites"] n’utilisent que l’Evangile selon saint Matthieu, ils observent le sabbat selon la loi
juive, et sanctifient le Dimanche suivant notre coutume... Les Nazaréens sont des juifs qui honorent
le Christ comme un homme juste. Ils utilisent l’évangile que l’on dit être de saint Pierre” 418.
A travers les petites différences existant entre ces "évangiles" apparaît la relative diversité
des groupes au sein de la mouvance messianiste. Le fait qu’ils ne connaissent ou ne veulent
connaître qu’un seul évangile, n’a rien pour surprendre : l’évangile de Matthieu a été mis par écrit
à l’intention des milieux juifs araméophones et, même parmi les judéochrétiens de cette langue, il
est resté longtemps l’évangile unique. Jusqu’à la fin du 2 e siècle en effet, les trois autres évangiles
412
JÉRÔME reçut probablement des "Nazaréens" de Bérée (Alep) un exemplaire de l’evangelium juxta Hebraeos et le
traduisit (CAVALLERA F., Saint Jérôme. Sa vie, son œuvre, Paris-Louvain, 1922, t.1, I, p.56) ; cet évangile était
“Chaldaico quidem Syroque sermone sed Hebraicis litteris scriptum, quo [evangelio] utuntur usque hodie
Nazareni” (Adv. Pelag., 3,2 – PL 23, 570 F).
Dans sa diversité, le judéonazaréisme utilisa diverses versions de ce qui était au départ le même évangile matthéen.
413
L’éventualité d’une rétroversion du grec en araméen a été évoquée parfois, mais paraît invraisemblable. Selon
IRÉNÉE, un Protomatthieu en araméen a bel et bien existé (il en parle en Adv. Haer., III, 1,20). Pour sa part, PAPIAS cité
par EUSÈBE (Hist. eccl., III, 39,16) évoque simplement des logia réunis par Matthieu en langue hébraïque. La recherche
exégétique actuelle envisage l’existence d’un évangile rédigé en hébreu à Jérusalem dès les années 40 et centré sur les
événements de la Passion – en plus de ou indépendemment des logia.
414
Cet “évangile des ébionites” est écrit “en hébreu et lettres hébraïques”, rappelle EPIPHANE ; il apporte quelques
"corrections" à Mt : par exemple il enseigne la prohibition de la viande et rapporte une attaque contre les sacrifices
sanglants : “Jésus dit : Je suis venu détruire les sacrifices” (Panarion, 30,16 – PG 41, 432C).
415
EPIPHANE, Panarion, 30,13 – PG 41,428C.
416
Par définition, le Panarion ou Boîte de remèdes contre toutes les hérésies (Panarion kat¦ pasîn aƒršsewn, PG
41-42) est un fourre-tout.
EPIPHANE, évêque de Salamine (aujourd’hui Famagouste) sur l’île de Chypre l’a bâti selon la symbolique des
chiffres 3, 7, 13 (le chiffre des traîtres) et 80 (80 étant le nombre des concubines du Cantique des Cantiques) : 7 tomes
répartis en 3 livres, décrivant autant que possible des groupes de 13 hérésies chacun, pour arriver au terme à 80
hérésies au total. Pour atteindre un tel nombre, il lui faut parer quelques banalités du titre d’aìresis et les mettre sur le
même plan que les hérésies déviantes : il fait appel ainsi à divers courants philosophiques de l’Antiquité grecque, et
même à la religion du temps de Noé (qu’il appelle scythisme).
417
EUSÈBE, Hist. eccl., III, 39,17. Le récit de la femme adultère, qui se trouve aujourd’hui en Jean 7,53-8,11 , aurait fait
partie à l’origine de Luc (voir par exemple Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1973, p.1542 /note e).
418
THÉODORET de Cyr, Résumé des hérésies, 2,1.2.
étaient volontairement ignorés en ces milieux, alors que circulaient déjà des codices les regroupant
tous avec les Actes (ce qui faisait un codex de cinq livres)419.
Un autre trait commun qui apparaît ici et que d’autres que Jérôme ont signalé est la place
donnée à Jacob le Juste – selon le titre que l’évangile selon les Hébreux lui confère en même temps qu’il
affirme sa prééminence sur les apôtres. Membre de la famille de Jésus, Jacob n’était pas l’un des
douze et fut choisi pour être le premier chef de la communauté judéochrétienne de Jérusalem.
On en reparlera souvent car sa figure a joué un rôle éminent dans l’idéologie messianiste (cf.
2.3.1.3).
La diversité des "ébionites", qui peuvent être proches de la foi chrétienne ou radicalement
opposés, ressort assurément de ces lignes d’EUSEBE de Césarée (263-339) ; pour le reste, il faut se
méfier de ces affirmations qui contiennent au moins une erreur :
“Ils regardaient [le Christ] comme simple et commun, comme un pur homme justifié par le progrès
de sa vertu, né du rapprochement d’un homme et de Marie... Mais à côté de ceux-ci, il y en avait
d’autres qui portaient le même nom et qui échappaient à leur sottise étrange. Ils ne niaient pas que
le Seigneur fût né d’une vierge et du Saint-Esprit ; pourtant, semblablement à eux, ils ne
confessaient pas qu’il fût Dieu Verbe et Sagesse préexistant... Ils gardaient le sabbat et le reste de la
conduite juive, mais célébraient les dimanches à peu près comme nous, en souvenir de la
résurrection du Sauveur” (Hist. eccl., III, 27,2-3).
EUSÈBE relie manifestement la foi en la virginité de Marie à celle de la Divinité du Messie, ce
qui est une erreur provenant d’Irénée, comme on va le voir ; quant aux "ébionites" qui, très
étonnemment, célèbrent le samedi et le dimanche, ne s’agirait-il pas des quelques groupes de
judéochrétiens jacobites qui se sont maintenus à Jérusalem jusque vers 335, ainsi qu’à Nazareth
(cf. notes Erreur : source de la référence non trouvée et Erreur : source de la référence non trouvée ) ?
Mais comment pourrait-il l’ignorer, s’il a eu à cœur de se renseigner tant soit peu ? La
comparaison avec d’autres témoignages laisse penser que ce fut là le moindre de ses soucis et qu’il
a librement extrapolé.
419
Cf. MINNERATH Roland, De Jérusalem à Rome. Pierre et l’unité de l’Eglise apostolique, coll. th. hist. n° 101, Paris,
Beauchesne, 1994, p.296-298.301.
420
ORIGÈNE, Contre Celse, 5,65 .
421
ORIGÈNE, Commentaire sur Mt (9, 41-42). Dans le paragraphe suivant, il répète quasiment la notice du Contre Celse :
“Lorsqu’on examine la foi qu’ont dans le Sauveur les croyants en Jésus venus du judaïsme, eux qui pensent
tantôt qu’il est né de Marie et de Joseph, tantôt de Marie seule et de l’Esprit divin, mais certes non avec la
théologia à son sujet, on comprend comment cet aveugle a dit : Fils de David, aie pitié de moi”.
Pour sa part, EPIPHANE est plus sérieux et circonspect :
“Ils enseignent que Jésus le Christ est le Fils de Dieu… je ne peux pas affirmer avec certitude... s’ils
affirment du Christ qu’il est un simple homme ou... s’ils professent qu’il fut engendré de la Vierge
Marie par l’Esprit Saint”422.
Pourquoi évite-t-il ainsi de se prononcer ?
Le premier texte patristique connu qui parle des "ébionites" est celui du Contre les hérésies où
IRÉNÉE indique qu’aucun "ébionite" ne croit en la virginité de Marie. On ne peut pas aller contre
une telle autorité. Très probablement, les auteurs postérieurs ont donc coupé la poire en deux,
c’est-à-dire ajouté l’affirmation d’IRÉNÉE à ce qu’ils savaient de leur côté : ainsi, ils en viennent à
écrire que certains "ébionites" y croient tandis que d’autres n’y croient pas – seul EPIPHANE ne joue pas
ce jeu. Du reste, EUSÈBE reproduisait lui-même des passages entiers du texte grec du Adversus
Haereses d’IRÉNÉE, dont précisément le passage ci-dessous qui parle des "ébionites" et qu’on ne
connaîtrait autrement que par la traduction latine de l’ouvrage qui nous est parvenue au complet ;
il ne pouvait guère infirmer ce qu’il écrit lui-même.
Qu’est-ce qui avait conduit IRÉNÉE à une telle position négative ? Quatre notices très
courtes – presque des apartés – concernent ceux qu’il appelle "ébionites" (les 98 % du texte étant
consacrés aux gnostiques). Indiquant dans une première notice (I,26,2) que les "ébionites" nient
la divinité du Christ et pratiquent la circoncision , il précise qu’ils
“utilisent l’Evangile selon Matthieu, rejettent l’apôtre Paul qu’ils accusent d’apostasie à l’égard de la
Loi... [et vont] jusqu’à adorer Jérusalem, comme étant la maison de Dieu” 423.
C’est surtout le troisième renseignement qui nous intéresse 424, relatif au fait de se tourner
pour prier vers le Temple de Jérusalem, alors que les chrétiens se tournent vers l’est (le soleil
levant étant un symbole de la résurrection du Christ à l’aube 425) ; cette indication est significative
car, à l’époque où IRÉNÉE écrit, les synagogues rabbanites, elles, n’étaient pas encore tournées vers
Jérusalem – si elles le furent jamais toutes. Dans la deuxième notice, plus longue, il aborde la
question de la virginité de Marie ; cette notice se présente comme un commentaire de la
Prophétie de l’Emmanuel (Isaïe 7,14) :
“Dieu s’est donc fait homme, et le Seigneur lui-même nous a sauvés en nous donnant lui-même le
signe de la Vierge (tÁj parqšnou). On ne saurait dès lors donner raison à certains, qui osent
maintenant traduire ainsi l’Ecriture : Voici que la jeune fille (ne©nij) concevra et enfantera un fils. Ainsi
traduisent en effet Théodotion d’Ephèse et Aquila du Pont, tous deux prosélytes juifs.
Ils sont suivis par les ébionites, qui disent Jésus né de Joseph, détruisant ainsi autant qu’il est en eux
cette grande "économie" de Dieu et réduisant à néant le témoignage des prophètes, qui fut l’œuvre
de Dieu... cette prophétie fut traduite en grec par les Juifs eux-mêmes longtemps avant la venue de
notre Seigneur, en sorte que personne ne puisse les soupçonner d’avoir traduit comme ils l’ont fait
422
Cette remarque est faite à la notice 29 relative aux narôraïoï (EPIPHANE, Panarion, 29,6).
423
IRÉNÉE, Contre les hérésies, trad. Adelin ROUSSEAU, coll° S.C. n° 264, p.347.
424
Le rejet de Paul par les "ébionites" est une affirmation qui doit être nuancée, même si les positions de Paul sont
aux antipodes des leurs ; en effet, il semble avoir laissé, en tant que personne, un bon souvenir en milieu jacobien
(qu’il a aidé par des collectes ; cf. note Erreur : source de la référence non trouvée). En fait, les "ébionites" rejettent
simplement tout ce qui n’est pas leur "évangile".
425
Les Constitutions apostoliques sont un témoin de cette habitude liturgique primitive de prier vers l’Orient,
spécialement importante dans la seconde partie des "mystères" chrétiens où une venue-présence du Christ est
célébrée (célébrée seulement le premier jour de la semaine, face au soleil levant – ou certains jours de fête) :
“fixant l’Orient, après le départ des catéchumènes puis des pénitents [qui n’ont pas le droit d’assister à cette
seconde partie], ils prieront... vers l’Orient” (t.1, II, 57, trad. Marcel METZGER, coll° S.C. n° 320, 1985, p.317).
Il s’agit d’une compilation que l’on date d’environ 380, à Antioche ; on y reconnaît des passages antérieurs d’un ou de
deux siècles. La prière vers l’est explique l’orientation de toutes les églises anciennes dans cette direction.
dans l’éventuelle pensée de nous faire plaisir : car, s’ils avaient su que nous existerions un jour et
que nous utiliserions les témoignages tirés des Ecritures, ils n’auraient certes pas hésité à brûler de
leurs mains leurs propres Ecritures...” (III,21,1 – trad. corrigée)426.
L’argument avancé par IRÉNÉE pour dire que les "ébionites" rejettent la conception virginale
du Christ, c’est le qualificatif de "fils de Joseph" qu’il sait être employé par eux, car il n’imagine
pas que, dans la mentalité juive, on puisse concevoir que le Messie est “homme entre les
hommes”, comme l’écrit JUSTIN427, tout en ayant été conçu de manière miraculeuse.
IRÉNÉE est originaire d’Asie mineure, mais, s’il l’a quittée très jeune, on peut comprendre
qu’il ignore que, en milieu juif araméen, l’expression de "fils de Joseph" des évangiles 428 était
devenue une formule (cf. 1.4.3.1), non seulement en vue de répondre aux calomnies visant Marie,
mais aussi comme titre messianique, ce qui a échappé à IRÉNÉE.
Aussi ne saisit-il pas non plus l’enjeu du remplacement du terme parthénos–vierge par celui de
néanias–jeune fille dans la traduction de Isaïe 7,14 selon T HÉODOTION et AQUILA : les deux mots
visent en soi la même réalité, mais il y a une différence entre dire qu’une vierge est enceinte – ce
qui est impossible en soi –, et dire qu’une jeune fille (non mariée) est enceinte – ce qui est rare mais
possible. Le glissement opéré dans la nouvelle traduction rabbinique en grec va simplement dans
le sens de la légende rabbinique de Ješu, à laquelle les "ébionites" sont précisément opposés (et que
le texte coranique condamne en s.19,17 – cf. 0.2.4).
L’Evêque de Lyon se trompe encore lorsqu’il confond signe et preuve, expliquant longuement
(en III, 19-21) que la virginité de Marie est la preuve de la divinité du Christ. Bien sûr, il en déduit
que ceux qui nient la divinité du Christ doivent nier aussi la virginité de Marie. Notons que selon
les Actes (Ac 2,32.36), l’unique preuve – si l’on peut dire – de la divinité du Christ, c’est la
Résurrection par laquelle “Dieu l’a établi Christ et Seigneur”. La conception miraculeuse n’est pas
une preuve, mais seulement un signe (aujourd’hui encore, les musulmans le reçoivent tout en niant
la divinité du Messie-Jésus).
Bref, Irénée s’est laissé aller à une logique d’interprétation trop rapide du titre archaïque de
"fils de Joseph" employé par les "ébionites", et les conséquences qu’il en tire ont partiellement
trompé la plupart des auteurs postérieurs (jusqu’à aujourd’hui 429)… sauf son principal traducteur
latin ! En effet, celui-ci n’hésita pas à contredire Irénée sur ce point, quoique ni ce passage ni son
contexte n’offraient la moindre ambiguïté : contre le texte même, il écrit que les "ébionites" ne
partagent pas l’opinion de Cérinthe et de Carpocrate (qui, eux, niaient la conception virginale) 430.
426
IRÉNÉE, Contre les hérésies, trad. Adelin ROUSSEAU, coll° S.C. n° 211, p.399-401. La correction porte sur la
signification du terme ne©nij, néanis, jeune fille – que ROUSSEAU rend par jeune femme sous l’influence probable de la
traduction liturgique française de Isaïe 7,14 de 1970 (elle a été corrigée). Comme ce passage n’est pas une
rétroversion du latin et qu’on le connaît par EUSÈBE, on est sûr qu’il porte bien le terme de ne©nij.
427
C’est ce que croient les "ébionites", selon ce que JUSTIN, écrivain apologiste et martyr du 2e siècle (±102 – ±166 à
Rome) rapporte avoir dit à Tryphon :
“Il en est de votre race qui reconnaissent que Jésus est le Christ, tout en déclarant qu’il fut homme
entre les hommes” (JUSTIN, Dialogue avec Tryphon, 48,4).
Il précise encore que ces "ébionites" tiennent les prescriptions mosaïques pour des “ordonnances éternelles”.
428
Le passage le plus significatif en rapport avec “Jésus fils de Joseph” pourrait être Jean 1,45 :
“Philippe va trouver Nathanaël et lui dit: «Celui de qui Moïse a écrit dans la Loi et [de qui ont écrit] les
prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus, fils de Joseph, celui de Nazareth »”.
Les autres mentions (Luc 3,23 ; Luc 4,22 ; Jean 6,42) paraissent être simplement liées au récit.
429
“Les ébionites tenaient Joseph pour le père réel de Jésus”, avance tout à coup François BLANCHETIÈRE (Enquête sur
les racines juives du mouvement chrétien [30-135], Paris, Cerf, 2001, p.190 /note).
430
“Ebionæi... non similiter ut Cerinthus et Carpocrates opinantur”.
Les traducteurs des Sources Chrétiennes signalent à plusieurs reprises un tel "souci" d’amélioration ou de correction de
la part d’un traducteur ou d’un copiste – un souci d’ailleurs non dissimulé par un artifice –, spécialement dans les
traductions latines (voir à ce sujet S.C. n° 100, t.1, p.123-125).
Les deux dernières notices d’IRÉNÉE sur les "ébionites" ne nous apprendront rien de plus :
“Le disciple vraiment spirituel [c’est-à-dire celui qui “juge tous les hommes et n’est lui-même jugé par
personne” (1Co 2,15), cf. 33,1] juge aussi les ébionites. Comment les hommes peuvent-ils être sauvés, si
Dieu n’était pas celui qui opéra leur salut sur terre ?... Comment y avait-il plus que Salomon et plus
que Jonas et comment était-il le Seigneur de David, s’il fut de la même substance qu’eux ?... Quel
autre pouvait l’être hormis le Fils de Dieu, à la ressemblance de qui l’homme fut fait ?” (IV,33,4)431.
La dernière notice, au livre V, fait une allusion aux eucharisties aquariennes qu’ils pratiquaient
par refus d’employer du vin :
“Vains aussi432 les ébionites. Refusant d’accueillir dans leurs âmes, par la foi, l’union de Dieu et de
l’homme, ils demeurent dans le vieux levain de leur naissance. Ils ne veulent pas comprendre que
l’Esprit-Saint est survenu en Marie et que la puissance du Très-Haut l’a couverte de son ombre... Ils
repoussent donc le mélange du vin céleste (™pouran…oj) et ne veulent être que l’eau de ce monde
(kosmikÒj), n’acceptant pas que Dieu se mélange à eux, mais demeurant en cet Adam qui fut vaincu
et chassé du Paradis” (V,1,3 – S.C. n° 153, p.25-27).
IRÉNÉE voit dans le rejet du vin, le refus de la nouveauté du christianisme – à savoir le refus
que Dieu (le vin céleste) se mélange à eux (l’eau terrestre).) Un tel refus n’a rien à voir avec un
symbolisme théologique abstrait, ni avec le passé juif (“le vieux levain de leur naissance”) ; au
contraire, c’est à cause d’un avenir bien concret, le retour du Messie-Jésus – comme on le verra
ci-après –, qu’est prescrite l’abstention du vin jusque dans les commémorations eucharistiques.
En résumé, les courtes notices des Pères gréco-romains manifestent un manque d’intérêt et
surtout une incompréhension assez typique de l’Occidental face au mode proche-oriental
sémitique. Tout ce qui peut positivement être tiré de celles d’Irénée se résume à ceci que les
"ébionites" utilisent l’évangile de Matthieu, qu’ils se tournent vers Jérusalem pour prier (c’est
implicitement dit), qu’ils s’interdisent l’usage du vin, et qu’au moins certains groupes se
retrouvent pour des liturgies eucharistiques.
431
IRÉNÉE, Contre les hérésies, IV,33,4 – S.C. n° 100, p.811-813.
432
Cette notice vient après une courte notice sur les Docètes et les Valentiniens ( V,1,2), lesquels sont dits professer
une apparence d’incarnation, comme si le Seigneur n’avait “rien reçu de Marie”.
1.6.2 Ebionites, abstention du vin et attente messianiste
Il faut revenir sur l’abstention du vin signalée par IRÉNÉE (Contre les hérésies, V,1,3) : il ne s’agit
pas d’un simple détail.
Déjà dans le passage de “l’évangile selon les Hébreux” que citait JÉRÔME (en 1.6.1.1) et où la
"figure" de Jacob le Juste vaut pour les messianistes, il était question d’un vœu de ne plus manger
de pain suite à l’absence du Messie-Jésus ; celui-ci explique pourquoi ce vœu prend fin :
“Mon Frère, mange ton pain car le Fils de l’Homme s’est relevé d’entre ceux qui dorment”.
De la même manière, un vœu concernant le vin a du sens par rapport cette fois au retour
du Messie ; l’allusion à “l’heure où il but au calice du Seigneur” le suggère. Comme IRÉNÉE, EPIPHANE
indique expressément que les "ébionites" s’abstiennent de vin et célèbrent ainsi l’eucharistie –
annuellement selon lui, à l’occasion de la Pâque juive –:
“Ils célèbrent chaque année une sorte de "mystères" 433 à l’imitation des chrétiens et de l’Eglise, dans
laquelle ils recourent à des pains azymes et, pour l’autre partie du "mystère", à de la simple
eau”(Panarion, 30,16 – PG 41, 432).
L’apocryphe Actes de l’apôtre Pierre et de Simon décrit brièvement une telle commémoration
eucharistique sans vin:
“Ils présentèrent à Paul du pain et de l’eau pour le sacrifice, afin qu’il fit la prière et en donnât à
chacun”434.
CLÉMENT d’Alexandrie (vers 200) avait déjà signalé que certains hérétiques
“célèbrent l’Eucharistie avec de l’eau pure”435.
Le fait des "eucharisties" sans vin est bien établi – on pourrait citer d’autres textes encore –
mais les auteurs de culture gréco-romaine n’en donnent jamais d’explication. Le raisin (c’est-à-
dire le vin puisque c’est l’unique forme sous laquelle il se conserve) est un symbole biblique qui
figure le banquet (eschatologique) avec Dieu. Son emploi dans une perspective messianique est
tout indiqué, et c’est bien ce que fait le texte de 2Ba analysé plus haut ( en 1.5.1.2) qui chante le
triomphe du Messie-vigne nouvelle. Un autre passage du même 2Ba promet au lecteur que
“La terre aussi donnera ses fruits, dix mille pour un, et sur une seule vigne, il y aura dix mille
rameaux, et un rameau donnera mille grappes, et une grappe donnera dix mille raisins, et un raisin
donnera un cor de vin” (2Ba 39,5)436,
selon un langage imagé qui se comprend ainsi437 :
“L’avènement messianique se signale par une quantité excessive de vin”.
433
Le terme grec Musteria est la manière dont l’Orient chrétien appelle l’Eucharistie.
434
BOVON François & GEOLTRAIN Pierre, Ecrits apocryphes chrétiens, Gallimard, 1997, p.1055. De même, dans un autre
apocryphe, les Actes de Thomas, on lit que “l’Eucharistie est faite chez eux de pain et d’eau, sans vin”.
435
CLÉMENT d’Alexandrie, Stromates, I, 96 :
“L’Ecriture (Pv 9,16-17)... ne vise personne autre que les hérétiques qui utilisent le pain et l’eau dans
l’oblation, en dehors de la règle de l’Eglise. Car il en est qui célèbrent l’Eucharistie avec de l’eau pure”
(Stromates, trad. Marcel CASTER, I, 96, S.C. n° 30, Paris, Cerf, p.121).
436
Ecrits intertestamentaires,… p.1505.
437
Germain BIENAIMÉ rapproche cette description de celle du paradis dans un autre apocryphe messianiste :
“Il y a au paradis, des sources de miel, de lait, d’huile et de vin d’après 2Hén 8,5” (Moïse et le don de l’eau dans la
tradition juive ancienne : targum et midrash, in Analecta biblica, n° 98, Rome, 1984, p.225 /note 110)
Cette description est littéralement reproduite par IRÉNÉE de Lyon, comme venant de
PAPIAS438. Entre 132 et 135, l’insurgé Bar Koséba n’hésitera pas à frapper l’image du raisin sur ses
monnaies.
Cependant, c’est d’abord et avant tout dans l’évangile de Matthieu qu’il faut chercher la
raison d’être de la perspective proprement messianiste ; Jésus y dit expressément :
“Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai
avec vous, nouveau, dans le Royaume de mon Père” (Mt 26,29)439,
dans un co-texte où il est justement question du récit de l’institution de l’eucharistie (Mt 26,26-
28) :
“Pendant le repas, Jésus prit du pain, prononça la bénédiction, etc.”
ORIGÈNE consacre plusieurs pages de sa 7e Homélie sur Lv à commenter ce passage de Mt. En
résumé, il explique que le Christ
“ne veut pas être seul dans le royaume à boire le vin ; il nous attend... il en boira de nouveau plus
tard, quand tout lui aura été soumis (1Co 15,28) et... qu’il ne sera plus nécessaire d’offrir des
victimes pour le péché (Lv 6,30)... [il boira] un vin nouveau dans un ciel nouveau et une nouvelle
terre (Ap 21,1)”440.
A quelques nuances près, c’est de cette manière et au pied de la lettre que les messianistes
ont interprété le passage de Matthieu : par conséquent, il faut réserver le “vin nouveau” pour le
jour où le Messie, revenu inaugurer le Royaume de Dieu sur terre, le boira avec ses fidèles.
Le rapport entre l’interdiction du vin et l’eschatologie n’a pas toujours été bien vu. Elle
n’est pas une question d’ascétisme441, ni un trait du christianisme oriental 442 ; et, bien sûr, EPHREM
de Nisibe (±306–373) ne l’a jamais enseignée, pas plus qu’il ne réservait l’usage du vin aux élus du
Ciel443. D’autres groupes que messianistes ont prohibé le vin, à savoir certains groupes gnostiques,
ce qui est sans doute la cause des confusions 444. Leur motivation ne découlait pas de
438
PAPIAS, évêque de Hiérapolis en Asie mineure. Cf. IRÉNÉE de Lyon, Contre les hérésies, V, 33,3-4.
439
Notons que les récits des apparitions du Messie ressuscité n’indiquent justement jamais que celui-ci ait bu avec
ses disciples. Certes, dans un discours de Pierre après la Pentecôte, une telle allusion apparaît (“Nous qui avons
mangé et bu avec lui après son relèvement d’entre les morts” – Ac 10,41), mais elle est liée au fait de manger et n’est
nullement eschatologique (elle est peut-être même non fondée du tout).
440
ORIGÈNE, Homélies sur le Lévitique, t.1, VII, 2 entier, trad. Marcel BORRET, Paris, Cerf, 1981, en particulier
p.313.315.323.
441
“S’abstenir de vin est un trait du judaïsme ascétique”, avaient observé Patricia CRONE et Michael COOK (Hagarism. The
Making of the Islamic World, Cambridge University Press, 1977, p.157 /note 38).
442
Selon TOR ANDRAE, EPHREM de Nisibe aurait enseigné la prohibition du vin, évoquant en même temps d’autres
plaisirs charnels (Les origines de l’Islam et du christianisme, [Upsalaa 1926] Paris, 1955, p.12). Il s’agit là d’une double
erreur, comme l’indique la notice judicieuse de François GRAFFIN à la p.103 des Hymnes sur le Paradis, trad. René
LAVENANT, S.C. n° 137, Paris, Cerf, 1968 (voir aussi note suivante).
443
En réalité, dans ses Hymnes sur le Paradis, EPHREM enseigne exactement le contraire. On y lit certes une louange du
“sage qui s’est abstenu de vin” (Hymne VII, 18), mais le vin n’est nullement prohibé ; quant à ce qui rassasiera à satiété
les élus célestes, il s’agit de
“souffles pour nourriture et d’autres pour boisson... [A ce] banquet sans fatigue,... [on] se rassasie sans mets et
s’enivre sans boisson” (Hymne IX, 9 || Hymne XI, 1-2 – Hymnes sur le Paradis, S.C. n° 137, Paris, Cerf, 1968,
respectivement p.102.125.145).
Donc, pas de vin au ciel selon EPHREM !
444
De fait, TOR ANDRAE avait relevé le fait que la prohibition du vin s’accompagnait souvent de celle du mariage et de
la viande chez certaines “sectes elkhasaïtes ou sabéennes” (Les origines de l’Islam et du christianisme, [Upsalaa 1926] Paris,
Maisonneuve, 1955, p.11). De fait, la Vie de Mani (codex CMC) enseigne une "mortification de la chair" (sarkoder…
l’eschatologie mais du mépris de la chair au sens fort du terme : leur rejet de toute nourriture
carnée était un aspect du mépris général du corps, et ce mépris justifiait l’abstention de vin.
Il existe néanmoins un point commun entre les attitudes messianiste et gnostique : le rejet
du monde présent, considéré comme mauvais. On mesure pleinement ici que la question du vin
n’est pas un détail. Les chrétiens en boivent (sans se cacher) du fait que “Dieu a tant aimé le
monde qu’Il a donné son Fils unique” (Jean 3,16). Inversement, une des premières choses que
Muh1ammad imposera lors de son arrivée à Médine en 622 fut justement de l’interdire 445.
a) impliquant l’abstinence de vin et de femmes (ce qui est explicitement attribué à certains manichéens dans le
Fihrist).
445
A part le vin, Muh1ammad n’interdit rien d’autre qui ne soit prescrit dans la Bible, selon ce que rapporte la source
fiable qu’est la Chronique de Sebêos, évêque arménien, et que l’on date des années 660 – les deux premières parties de
l’ouvrage sont désignées sous le titre de Pseudo-Sebêos mais l’authenticité de la troisième, où il est question de
Muh1ammad, n’est pas sérieusement mise en question) :
“Mahmet leur interdit de manger de la viande d’aucun animal mort, de boire du vin, de mentir ou de
forniquer” (cf. CRONE & COOK, Hagarism..., Cambridge University Press, 1977, p.6 e t p. 157 /note 36).
446
SIMON Marcel, Verus Israël. Etudes sur les relations entre juifs et chrétiens dans l’Empire romain (135-425), Paris,
de Boccard, 1964, p.381.
447
JERÔME, In Isaiam, 49,14 (PL 24, 488).
448
Voir aussi s.52,23 ; 56,17-18 ; 78,34 ; 83,25.
449
Les charmes (bi)sexuels sont décrits en s.2,25; 3,15; 4,57; 37,48-49; 44,54; 52,20.24; 55,56.58.70.72; 56,22-24.35-
38; 78,31-33.
450
Cf. par exemple HAJA Fdal, La mort et le jugement dernier, Paris, éd. Universel, 2001 [3e éd.], p.107-120.
La question du vin n’était donc pas un point marginal et on aurait tort, en se gaussant de
tous les délires descriptifs et sensuels auxquels sa prohibition est indirectement liée, d’en
méconnaître le sens et le but. Le messianisme ne prône pas la débauche (même si, dans les faits, il
peut y conduire parfois) ; à la manière des discours militants, il est moraliste et prêche un
Royaume idéal terrestre futur, auquel les joies du présent doivent être sacrifiées. Avec une
différence : ici, le militant peut espérer une belle place au Paradis des jouissances mi-célestes, mi-
terrestres.
1.6.3 Les appellations "d’ébionites" et de "nazaréens" : difficultés propres
Dans les témoignages patristiques, il reste un point important à regarder : celui des
appellations. Les textes messianistes en offrent de multiples, désignant les adeptes de cette vaste
mouvance. Parmi elles, on trouve les deux seules appellations qu’emploient les Pères gréco-latins,
qui sont des translittérations respectivement de ébyônim et de nos1ré 451. Mais par laquelle les groupes
messianistes se désignaient-ils exactement ? Quand et où ?
C’est souvent par les autres que l’on sait comment un groupe s’appelle de fait. D’où l’intérêt
des renseignements fournis par les textes patristiques, ce qui ne veut pas dire pour autant que
leurs auteurs aient bien saisi le sens de ces deux dénominations.
451
Voir 1.1.3.1 et note Erreur : source de la référence non trouvée à propos des Qaraïtes.
452
Il est vrai qu’une même insistance sur la pauvreté rigoureuse en vue du salut se lit dans les Homélies pseudo-
clémentines, c’est-à-dire dans une perspective toute autre (XV, 10 / PG 2,363).
453
ORIGÈNE, Contre Celse, II, 1.
454
TERTULLIEN, De Carne Christi, 14,5.
“Les Saints Le loueront dans l’assemblée du peuple et Dieu aura pitié des Pauvres pour la joie
d’Israël” / “L’espoir et le refuge des Pauvres, c’est Toi, ô Dieu” / “Tes oreilles écoutent la prière du
Pauvre” (Psaumes de Salomon Ps 10,6 ; Ps 15,1 ; Ps 18,2).
Enfin, il faut citer les trois occurrences de l’expression “Congrégation des Pauvres” (yah1ad
ha-ébyônîm) dans le Commentaire du Psaume 37 trouvé dans la grotte IV ; dans leur co-texte, ces
expressions attestent la première dénomination que se donna le courant pré-messianiste dans les
années qui suivirent la mort de ben Yo‘ezer (4QpPs37 2,10 ; 3,10 ; 4,20)455. Cette appellation à
connotation eschatologique et populaire a été utilisée ensuite dans diverses tendances et en tout
cas dans celle des jacobiens (cf. 2.3.1.3), comme en témoigne la Lettre de Jacques :
“Ecoutez, mes frères bien-aimés ! N’est-ce pas Dieu qui a choisi les Pauvres aux yeux du monde
[pour les rendre] riches en foi et héritiers du Royaume qu’Il a promis à ceux qui L’aiment ?” (Jc 2,5)
On peut d’ailleurs se demander si le centrage jacobien sur la famille de Jésus ne provient
pas d’une influence messianiste.
Quoi qu’il en soit, il est clair que les "ébionites" désignés par les textes patristiques d’avant le
4e siècle sont ceux que les textes messianistes ont désigné sous ce nom.
455
Plusieurs autres commentaires psalmiques suivaient ; le manuscrit en lui-même n’indique que les premières lignes
du suivant, à savoir celui du Psaume 45, qui est tout aussi belliqueux : il évoque le trône de Dieu qui va régner sur la
terre grâce à son Messie guerrier. De petits fragments épars ont pu faie partie de ce rouleau de Commentaires.
456
EPIPHANE, Panarion, 30,3 (PG 41, 405-473).
457
Le végétarisme n’est pas une diététique mais une ascèse voulant respecter les formes supérieures d’âmes animales
(il présuppose des conceptions plus ou moins réincarnationistes).
458
JÉRÔME qualifie ce Symmaque "d’ébionite", un terme bien vague chez lui (De viris illustribus, 54). EUSÈBE emploie le
même qualificatif et précise que ce Symmaque a traduit la Bible et utilise Mt (Hist. eccl., VI,17).
459
Marius VICTORINUS (de tendance assez marcionite), Comm. sur l’épître aux Ephésiens, 1, 19 (PL 8, 1155B). Dans le
Psautier manichéen, on peut lire également :
“Il [le Sauveur Jésus] était corps dans Mani, Esprit dans le Paraclet” (cité in PUECH Henri-Charles, Le
manichéisme, son fondateur, sa doctrine, Paris, Civilisations du Sud, 1949, /note 250).
et la réalité d’autre part, il y a une distance. De fait, les groupes messianistes ont préféré – et
certains depuis longtemps – une autre appellation : celle de "nazaréens".
C’est exactement la difficulté que pose la lecture du Panarion, qui se veut une nomenclature
de toutes les hérésies ; EPIPHANE semble y avoir rapporté tel quel tout ce qu’il lisait ou entendait
dire à son époque – sans doute de peur de perdre quelque renseignement important. Le résultat
est un texte tendant à mettre sur le même pied l’avéré et l’incertain, le passé et l’actuel, l’important
et l’insignifiant numériquement. Si l’appellation d’ébionites perd tout contenu précis – ce qui était le
cas à son époque mais EPIPHANE aurait pu l’expliquer –, celle de "nazaréens", elle, se retrouve
démultipliée d’une manière déroutante au premier abord. C’est par des orthographes diverses
qu’il distingue les catégories de "nazaréens" dont il veut parler.
461
EPIPHANE Panarion 29,6 (PG 41, 400B) : “D’autres [que les nazôraïoï – Nazwra…oi] cependant s’appellent eux-
mêmes nasaraïoï (Nasara…oi) ; il y a en effet une secte (a†resij) des Nasaraïoï avant le Christ, et elle ne connut pas le
Christ”.
renseignement est exact : il s’agit de ceux que PLINE l’ANCIEN (23-79) avait signalés à l’ouest de
l’Oronte et en face d’Apamée, en indiquant qu’ils forment là une Nazerinorum tetrarchia ou
province des Nazerini 462. Mais était-ce une "secte" que PLINE avait en vue, ou une ethnie ? En tout
cas, du nom de ces Nazerini doivent être rapprochés ceux de divers lieux parmi lesquels il faut
compter en premier lieu le village de Nazareth (ou Nas1irâ en arabe)463. Les nazaréens qui sont des
messianistes ont donc porté le nom d’une communauté existant déjà avant Jésus – tandis que les
judéochrétiens ont eux-mêmes abandonné rapidement cette appellation 464.
Ce qui complique encore les choses, c’est que certains "nazaréens" ont été attirés vers des
formes de gnosticisme – on l’a vu. La troisième appellation nazaréenne qu’EPIPHANE donne à une
secte, dans la notice 18 cette fois, concerne ceux-là : sous le nom de nazaraïoï – avec un "a" et un
"z" cette fois –, EPIPHANE dit qu’ils habitaient les mêmes régions syriennes que leurs homonymes
d’autrefois avec "s" ; et il les décrit comme des juifs observants, baptistes et végétariens comme
les "ébionites", c’est-à-dire effectivement comme des gnostiques (l’étiquette ébionite ayant
essentiellement ce sens-là chez EPIPHANE – ce qui est en fait un contre-sens).
Contre toute attente, les renseignements collectionnés dans le Panarion se tiennent donc.
Certaines questions inattendues en découlent, par exemple : les judéochrétiens puis les
messianistes se sentaient-ils à l’aise de porter le nom d’un groupe existant avant notre ère ? On
peut même poser la question autrement : les Nazerini de PLINE n’auraient-ils pas constitué déjà un
certain groupe ethnico-religieux "juif" ? Hors de la Judée, on connaît encore mal l’histoire des
nombreuses comunautés juives, hormis en Egypte. On ne peut ici que soulever ces questions ; le
seul éclairage – très limité – que nous pourrons apporter sera celui de la topographie syrienne ( cf.
3.3.2).
Il conviendrait de s’intéresser particulièrement aux communautés "juives" de l’Empire
Perse, nombreuses, variées et parfois érigées en petits royaumes semi-autonomes 465. Une telle
situation favorable explique comment les communautés judéochrétiennes se sont maintenues là
plus longtemps qu’ailleurs, sans pour autant être fermées aux chrétiens non circoncis, et elles se
prolongent dans les communautés assyro-chaldéennes d’aujourd’hui (Turquie, Syrie, Iraq et
diaspora) ; à Chypre même, la communauté judéochrétienne fondée par Barnabé subsista jusque
sous les Lusignan (13e - début 15e siècle), sous l’autorité du Patriarche de Bagdad. En 1840-1841,
dans les montagnes du Kurdistan central, entre les lacs de Van et d’Ourmiah, le docteur Asahel
GRANT et sa femme, anglicans, ont rencontrés des "anciens judéochrétiens" – à moins qu’il ne
s’agisse de messianistes plus ou moins revenus à une foi chrétienne, car leur pauvreté liturgique et
doctrinale s’explique difficilement par leur seule pauvreté matérielle ou par leur seul isolement –;
en tout cas, ils formaient là une principauté à peu près autonome, avec à sa tête, leur
"archimandrite"466.
462
PLINE L’ANCIEN, Histoire Naturelle, V, 81.
463
Etienne NODET fait remarquer que le "Nazareth" de Jésus ne se situait peut-être pas en Galilée (mais plutôt en
Judée), car, dit-il, il existait alors “plusieurs groupements de nazoréens” (NODET Et. & TAYLOR Justin, Essai sur les
origines du christianisme, Paris, Cerf, 1992, II § 12, et N. Et., Baptême et Résurrection. Le témoignage de Josèphe, Paris, Cerf,
1999, p.151 /note). En fait, il n’y a pas de raison en soi de supposer ce village ailleurs qu’en Galilée (c’est nettement
plus au nord que l’on trouve des noms de villages bâtis sur cette racine ns1r – cf. carte 3.3.2).
464
“Nazareth. D’où le Christ fut appelé nazaréen. C’est pourquoi jadis on nous appelait Nazaréens et maintenant
Chrétiens”, écrit EUSÈBE (Onomastikon, 138, 24-25).
465
Il y a lieu de penser en particulier aux "royaumes" de Néhardéa et d’Adiabène dont la reine Hélène se déplaça à
Jérusalem en 48 pour apporter des secours à la population souffrant de famine (c’est ce que Paul fit aussi).
466
Il semble que les Turcs, peu de temps après, en aient massacré un grand nombre. Le D r Asahel GRANT évalue à
cent mille le nombre de ceux qu’il appelle les "Nestoriens [= Chaldéens] indépendants". Ils se réclamaient d’une
ascendance juive et l’étaient de fait du point de vue des rites, tout en ayant une certaine vie sacramentelle chrétienne,
très pauvre : "l’Eucharistie" – ou ce que le docteur anglican jugeait telle – n’était même pas célébrée tous les
1.6.3.4 Une appellation parfois équivalente à celle "d’ébionites"
Les ambiguïtés de l’appellation nazaréenne expliquent sans doute pourquoi JÉRÔME (347-420)
et AUGUSTIN (355-430), qui viennent une génération après EPIPHANE, ont employé tantôt cette
dénomination, tantôt celle "d’ébionites" sans que l’on sache vraiment pourquoi 467 (mais ni JÉRÔME
ni AUGUSTIN n’emploient jamais le terme d’ébionites avec la signification étendue de gnostiques) ; leur
hésitation traduit un embarras bien réel. Ainsi, AUGUSTIN semble distinguer nazaréens et ébionites :
“Les nazaréens, tout en confessant que le Christ est fils de Dieu, observent cependant tous les
préceptes de la Loi ancienne, que les chrétiens ont appris par tradition apostolique à ne plus
comprendre de manière charnelle, mais spirituelle.
Les ébionites disent même que le Christ n’est qu’un homme. Ils observent les commandements
charnels de la Loi, c’est-à-dire la circoncision, et les autres poids desquels le Nouveau Testament
nous a libérés. Epiphane confond tellement avec ces hérétiques les Sampsaei et les Elcesaei qu’il les
placent ensemble sous la même rubrique”468.
De fait, l’appellation d’ébionites va finir par désigner de manière floue des groupes
gnostiques, d’où le rapprochement avec les Elkhasaïtes – nous l’avons déjà signalé. Revenant sans
doute à une acception plus ancienne, il infirme la distinction dans une lettre, parlant de
“l’hérésie d’Ebion ou ceux qui sont appelés communément nazaréens”469.
Quant à JÉRÔME, il indique vers 398 que
“les nazaréens et les ébionites se servent [seulement] de l’Evangile selon les Hébreux”470,
ce qui n’indique aucune différence réelle, au contraire. C’est probablement de Nazaréens de Bérée
(Alep) qu’il reçut cet "évangile", lorsqu’il en rencontra vers 375 lors de sa retraite au désert de
Chalcis, non loin de là ; et il le traduisit 471. Sa manière de définir les "ébionites" est vague – ils sont
des “semi-juifs”, écrit-il472 –, et, dans une lettre écrite en 404 à AUGUSTIN, il précise :
“Que dirais-je des ébionites, qui feignent d’être chrétiens ? Jusqu’aujourd’hui, dans toutes les
synagogues de l’Orient, il y a chez les juifs une secte qu’on appelle les Mînîm (minaeorum) qui est
jusqu’ici condamnée par les Pharisiens [c’est-à-dire par la mouvance rabbinique]. Ils les appellent
vulgairement nazaréens 473. Ils croient au Christ, fils de Dieu, né de la Vierge Marie, et ils disent que
c’est lui qui, sous Ponce Pilate, a souffert et est ressuscité. En lui nous aussi nous croyons, mais tandis
qu’ils veulent tout ensemble être juifs et chrétiens, ils ne sont ni juifs ni chrétiens474”.
Cette dernière formule revient plus loin encore dans la lettre :
“Telle est la pensée de ces hérétiques qui, en voulant être à la fois juifs [par les rites] et chrétiens,
n’ont pu être ni juifs ni chrétiens”.
Et il reproche à Augustin ceci :
dimanches, et leurs livres rares, abîmés ou incomplets (Les Nestoriens ou les tribus perdues, Paris, 1843 – trad. de
l’anglais).
467
Wilhelm RUDOLPH fait remarquer que, sans que l’on sache pourquoi, “Jérôme appelle ces juifs-chrétiens tantôt
ébionites, tantôt nazaréens” (Die Abhängigkeit des Qorans von Judentum und Christentum, Stuttgart, 1922, p.6).
468
AUGUSTIN, Lettre sur les hérésies à Quodvultdeus, 9 & 10, in Œuvres complètes, t.25, 1870, p.218.
469
AUGUSTIN, Lettre 116, 16.
470
JÉRÔME, Commentaire sur St Matthieu, XII, 13.
471
CAVALLERA F., Saint Jérôme. Sa vie, son œuvre, Paris-Louvain, 1922, t.1, I, p.56.
472
JÉRÔME, Comm. sur Isaïe, I, 2,20 (PL 24, 56).
473
“Quos vulgo nazareos nuncupant”, écrit JÉRÔME en reprenant une formule de TERTULLIEN (Contre Marcion, IV, 8).
Augustin devait connaître cette formule.
474
JÉRÔME, Lettre 112, 13.
“Tu tombes dans les pièges d’Ebion en décidant que ceux des juifs qui sont croyants doivent
observer la Loi”475.
JÉRÔME redoute en effet les tendances à "judaïser" qu’il rencontre chez certains chrétiens
(non précisés), qu’il appelle des “amis des ébionites” (!) :
“Que les ébionites écoutent, eux qui, après la passion du Christ et l’abolition de la Loi, pensent qu’elle
doit être observée. Qu’ils écoutent, les amis des ébionites qui pensent que [les sacrifices] ne doivent
être offerts que par les juifs et par la race d’Israël” 476.
Ou encore, dans son Commentaire sur Zacharie :
“Juifs et chrétiens judaïsants... ne sont pas des juifs chrétiens mais des chrétiens juifs” 477.
Les "judaïsants" constituèrent longtemps un problème aux yeux des pasteurs de l’Eglise 478,
et c’est sans doute surtout à cause d’eux qu’ils se sont un peu intéressés aux "ébionites".
Faute d’étiquette valable et surtout faute de compréhension en profondeur de leur
idéologie messianiste (elle n’intéresse pas), les définitions se contentent d’allusions ou d’un jeu de
négations (ni juifs ni chrétiens).
Plus tard, s’appuyant sur les notices d’IRÉNÉE, THÉODORET de Cyr (±393–±466) témoignera
du même flou ; il emploie d’ailleurs l’étiquette de "nazaréens" là où précisément IRÉNÉE n’avait
jamais employé que celle "d’ébionites"479.
Ces fluctuations dans le temps peuvent dérouter un esprit occidental désireux de désigner
toute chose par un vocable propre, fixe et univoque. L’étymologie de l’appellation de "nazaréen"
n’arrange rien, au contraire.
Son emploi par les chrétiens suppose un rapport fondamental au Messie-Jésus ; mais quel
rapport ? Même les évangiles ne sont clairs ni sur l’orthographe ni sur le sens à donner : les
versets Mt 2,23 et Mt 26,71 ainsi que les versets de Jean et d’Ac qualifient Jésus de nazôraïos, mais
en Marc 14,67, Jésus est qualifié de nazarênos. Quant à la signification, seul Mt 2,23 relie cet
adjectif au nom du village de "Nazaret" (en Mt 4,3 le nom du village est même orthographié
"Nazara"). D’après François BLANCHETIÈRE, les Galiléens étaient connus à l’époque comme des
juifs très attachés aux préceptes 482 : une telle qualification n’aurait donc rien de péjoratif, et l’on se
demande alors pourquoi elle aurait été employée sur le Titulus crucis ou Titre de la Croix, si elle
signifiait banalement "issu de Nazareth".
Le Titulus crucis est l’inscription peinte en trois langues par les soldats romains (ou sur leur
indication) et placée sur la croix de Jésus. Son étude n’apporte pas vraiment d’éclairage, sinon
pour indiquer que l’adjectif nazôraïos employé par Mt (et ||) s’inspire de l’hébreu et que celui de
nazarênos de Marc existait en grec : Y e šû a ‘ ns1ôr mèlèk ha-yahûdîm / Iesus nazarenus basileus iudeôn /
Iesus nazarinus rex iudeorum 483. Ni le latin, ni le grec de l’inscription n’impose une allusion au village
gnostiques). Seule la mention de mktk-y laisse perplexe. Restent celles de krystdan et de nas1ra ; elles sont corrélatives.
Le terme de krystdan qui évoque le grec khristianoï peut avoir désigné les chrétiens de langue grecque déportés sous
Šapûr I (241-272). J. de MÉNASCE a proposé une autre explication, moins plausible : en milieu syriaque, les marcionites
se désignaient par l’appellation grecque de krest1yânê, par opposition aux chrétiens qui, eux, se nommaient nâse1 râyê ou
m e šîh1âyê ; un texte syriaque de peu postérieur, les Actes des martyrs, indique par deux fois l’appellation "chrétienne" des
marcionites, en précisant, dit le texte, qu’elle est “courante ici”.
Dans les deux cas, la mention restante, celle de nas1ra, désignerait les chrétiens araméophones de l’Empire perse
(COLPE Carsten, Development of Religious Thought – appendix, p.907-908 / ASMUSSEN J. P., Christians in Iran, p.929-930, in
YARSHATER E. & ALII, The Cambridge History of Iran, vol.3/2, Cambridge University Press, 1982). Certes, les mandéens
utilisent parfois l’appellation nas1orây (COLPE) ; mais cette appellation originelle ne désigne plus que l’élite qui a atteint
la gnose (manda, zand) ultime : la nas1irutha, qui
“est réservée à très peu”, écrit Ethel S. DROWER (The secret Adam. Study of Nas1oraean Gnosis, Oxford, Clarendon
Press, 1960, p.IX).
Dans l’inscription de Kartîr, l’appellation de zindiq-s désigne les gnostiques – mandéens ou manichéens –, à moins
que le terme non attribué de mktky désigne plus spécialement l’un de ces deux groupes.
481
C’est sans doute ce qui a poussé Alphonse MINGANA, islamologue anglais d’origine assyrienne, à chercher en Perse
l’acception du terme de nas1ârâ comme "chrétiens" (en arabe actuel) ; mais au 7e siècle, il y avait sans doute près de trois
siècles déjà qu’en Perse, les chrétiens avaient abandonné à leur tour la dénomination de nâse1 râyê.
Du reste, l’acception d’un terme ne se prend pas dans le passé en sautant plusieurs siècles et un bon millier de
kilomètres et, de plus, le terme de nas1ârâ dans les feuillets coraniques primitifs avait un sens tout autre que celui de
l’arabe actuel (voir 3.2.3.4 – MINGANA A., Syriac influence on the Style of the K 1ur’an, in Bulletin of the John Rylands Library, II,
1927, p.96-97 ; voir aussi HOROVITZ J., Koranische Untersuchungen, Berlin-Leipzig, 1926, p.145-146).
482
BLANCHETIÈRE François, Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien [30-135], Paris, Cerf, 2001, p.138.
L’appellation de Galiléens a peut-être désigné en certains lieux les disciples de Jésus (p149).
483
L’ordre et l’orthographe donnés ici de ces trois versions de l’indication "Jésus nas1aréen Roi des juifs" se réfèrent à la
planchette retrouvée au 15e siècle dans la Basilique de la Sainte Croix à Rome, et encore lisible à ce moment-là (cf.
LESÊTRE H., art. Titre de la Croix, in Dict. de la Bible, 1912 ; BARDY G., art. Croix, in Catholicisme, 1952 ; DENIS-BOULET,
art. Basilique, in Catholicisme, 1948). Les indications données en Jean 19,19.21 diffèrent : la pancarte, écrit l’évangéliste,
Nazareth. Bref, la dénomination “Jésus [le] nazaréen” peut signifier autre chose que “Jésus de
Nazareth”, ce que beaucoup ont pensé. On se trouve alors devant trois possibilités.
Selon l’hébreu biblique, la racine ns1r peut signifier garder, observer484 : le titre viserait alors le
fait d’être observant (les Galiléens étant connus comme tels). Selon l’araméen ancien, le sens de
cette racine ns1r, quoique dans la même ligne, serait plutôt celui de secourir, protéger ; un titre royal
en est même dérivé : an-Nas1îr 485. Le titulus signifierait alors : "Jésus le Secoureur". En faveur de
cette lecture inhabituelle, on peut invoquer le qualificatif de BohQÒj (Boèthos, secoureur, cf. 1.3.1.2)
donné à Jésus dans la Lettre précisément adressée aux Hébreux (He 2,18 et 13,6) 486 – c’est justement
le seul endroit où l’on trouve un tel qualificatif : traduirait-il ns1ôr de l’original hébreu ? On peut
invoquer aussi la moquerie émanant des grands prêtres, des scribes et anciens, et semblant se
référer précisément à un tel sens du titulus :
“Il en a sauvé d’autres et il ne peut se sauver lui-même ; il est Roi d’Israël, qu’il descende maintenant
de la croix” (Mt 27,42).
On a avancé également un rapprochement avec nés1èr, le rejeton de Isaïe 11,1 qui, selon le livre
de Daniel (Daniel 11,7), devient un chef de guerre messianique 487. Les passages de Rm 15,12 et de
Ap 5,5.22,16 rapportent effectivement à Jésus un tel titre (“rejeton de David”).
“était écrite : Jésus le nazôréen le Roi des Juifs (Ièsous ò Nazôraïos ò Basileus tôn Ioudaiôn)... en hébreu, romain
et grec (hebraïsti, rômaïsti, hellènisti)” (Jean 19,19.20).
“On peut difficilement soutenir, remarque l’exégète Philippe ROLLAND, qu’il s’agirait d’un faux fabriqué
tardivement à partir du texte de Jean. En effet, si l’on s’était inspiré de l’évangéliste, on aurait écrit l’hébreu
sur la première ligne, le latin sur la deuxième, et le grec sur la troisième. De plus, on aurait recopié
littéralement le texte grec de Jean... Quant au mot latin "Nazarinus", il est légèrement différent de la forme
"Nazarenus" qui était employée au temps de Constantin et postérieurement” (Lettre des Amis de l’Abbé Jean
Carmignac, n° 22, déc. 1994).
On pourrait remarquer encore que l’orthographe du "nazarenus" grec de la pancarte ne correspond pas à
celle du texte de Jean ("nazôraïos") – de même pour Iudeôn et le Ioudaïôn johannique –, et que d’autre part, tous les
articles manquent dans le grec de la pancarte (comme si l’auteur de la pancarte, connaissant mal le grec, avait
hâtivement transposé en cette langue l’intitulé hébreu ou latin). S’il est clair que le grec de la pancarte ne peut dériver
aucunement du texte évangélique, on peut concevoir en sens inverse pourquoi Jean a rapporté les mots " Ièsous ò
Nazôraïos ò Basileus tôn Ioudaïôn" en grec correct : il ne se souvient que du texte hébreu, qu’il “retraduit à frais
nouveaux en grec”, estime Philippe ROLLAND.
484
En hébreu biblique, la racine n s1r (r j n), garder, préserver, possède un sens curieusement proche de l’araméen
biblique lx-n 2, n es1 a l, qui signifie justement sauver, délivrer (Daniel 3,29; 6,15.28).
De tels rapprochements sont intéressants mais ne sont pas des explications. A la suite de Jacqueline GENOT (Israël,
Edom, Ismaël…, p.89 /note 4), on peut rapprocher également n as1ûr ou n es1er de nazir (celui qui est mis à part par un
vœu, cf. Nb 6,5 ; Isaïe 11,1 ; etc.),. en gardant à l’esprit que le z gréco-romain transcrit la plupart du temps un s1 et
non un z hébreu, cf. 1.6.3.3.
485
Ce titre de an-Nas1îr fut porté par Ašurbanipal II entre 883 et 859 avant JC, par Ašur na s1i r pal, et par le roi
nabatéen Rabbel, vers 95 de notre ère (cf. AL-ASSIOUTY, Recherche comparée sur le Christianisme primitif et l’Islâm premier, t.II,
Paris, Letouzey & Ané, 1987, p.122). A l’époque islamique, on le retrouve avec le sens de victorieux dans le nom du
premier Calife abbasside, al-Mans1ûr (754-775).
486
He 2,18 : “Par le fait d’avoir souffert lui-même en étant mis à l’épreuve, il est capable de porter secours
(boêthêsaï) à ceux qui subissent l’épreuve”
L’archéologue Bellarmino BAGATTI a relevé sur un ossuaire palestinien, outre le nom de Jésus en hébreu (YSW ‘) et
une croix gravée sur un côté, un monogramme contenant les lettres grecques ICB qu’il interprète de la manière
suivante : Jésus-Christ Secoureur (BohQÒj).
487
“Un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses racines” (Isaïe 11,1).
“Un rejeton de ses racines se lèvera à sa place, il viendra vers l’armée et entrera dans la forteresse du roi du
Nord ; il agira contre eux et l’emportera” (Daniel 11,7).
La troisième possibilité de titre a été proposée par Eugenio ZOLLI dans la ligne du verbe
nes1ar signifiant chanter (et qui a donné le sens de déclamer en syriaque) : cela donnerait le titre de
prêcheur ou de professeur, qui exprimerait “l’essence de l’œuvre de Jésus”, écrit-il, et indiquerait par
dérision l’absence de fondement de la condamnation (ce qui correspondrait assez bien à l’état
d’esprit cynique et moqueur du gouverneur Pilate, cf. Jean 19,22)488.
Entre ces diverses possibilités de significations relatives à l’appellation de "nazaréen" sur le
titulus, nous nous garderons bien de choisir – à supposer qu’il le faille : le souci d’une clarté
univoque n’est guère oriental et sans doute peu utile ici.
lors, à l’origine, le terme de mînîm employé seul ne désignait-il pas plutôt les judéochrétiens, seuls
ou en priorité492 ? En fait, c’est bien ce qu’indiquent les deux Talmudîm, et en particulier le traité
Avodah Zara (27b) du Talmud de Babylone, qui appelle "mîn" un certain Jacob de Kefer Sekania ; ce
Jacob, écrit Ray PRITZ,
488
ZOLLI, ancien Grand Rabbin de Rome venu à la foi chrétienne durant et après la guerre, argumente ainsi son
hypothèse :
“nes1ar signifie chanter, en syriaque déclamer... Pour comprendre l’existence des deux formes grecques utilisées
dans le nouveau testament, il faut revenir à nas1rana et à nas1ora signifiant celui qui enseigne la Tradition et celui qui
l’explique. Ainsi, le terme "nazaréen" contient-il à la fois le concept de prêcheur et de professeur” (cf. CABAUD
Judith, Eugenio Zolli, Prophète d’un monde nouveau, Paris, éd. de Guibert, 2000, p.43-44).
489
Il s’agit de l’insertion d’une 12e "bénédiction" au milieu des 17 ou 18 bénédictions formant la ‘Amîda h, appelée
encore Tefilla h ou Šemoneh ‘Esreh – à réciter trois fois par jour à la Synagogue.
490
Selon MIMOUNI, les "apostats" et les "arrogants" sont des manières de désigner juifs pro-romains et les gréco-
romains de l’Empire (Le judéo-christianisme ancien…, p.171).
491
Cf. MIMOUNI Simon Claude, Le judéo-christianisme ancien.., p.172.
492
Frédéric MANNS indique plusieurs sources judaïques remontant au 2e siècle qui appellent "mînîm" les
"judéochrétiens" établis à Capharnaüm et à Sepphoris, dont la présence là est attestée par d’autre sources et par
l’archéologie (Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?, Paris, Beauchesne, 2000, p.151-182)
“doit être vu comme plus qu’un individu isolé : il est représentatif, un type de prédicateur juif
chrétien que les communautés juives après 70 ont pu rencontrer fréquemment” 493.
Un passage de la Tosefta Hullin (2, 22) donne même ces précisions assez stupéfiantes494 :
“Ce fait est arrivé à R. Eliézer ben Dama, qui avait été mordu par un serpent. Jacob de Kefar Sama
vint pour le guérir au nom de Yešu ben Pantera, mais Rabbi Ismaël ne le permit pas. Il dit : Ben
Dama, tu n’as pas le droit ”.
Ainsi, un rabbin vivant à la fin du premier siècle de notre ère serait intervenu pour interdire
à un juif – chrétien – de guérir au nom de Jésus-Y e šû 495 un homme empoisonné. Le texte se présente
de manière très polémique puisqu’il se réfère à la légende du sodat romain Pantera.
Toujours à l’encontre des mînîm, la Tosefta Sabbat 13,5 reproduit plusieurs éléments
polémiques provenant de ce même Rabbi Ismaël (et de Rabbi Tarphon), notamment celui-ci :
“les livres des mînîm qui causent l’inimitié, le zèle et la lutte entre Israël et leur père des Cieux...
doivent être détruits, eux et le nom de Dieu qu’ils contiennent”.
Tout indique donc que les mînîm que vise originellement la Birkat ha-mînîm sont les
judéochrétiens, qui, bien sûr, se voyaient ainsi exclus de la prière commune des 18 bénédictions
qui forment la ‘Amîda h (ils n’allaient pas se maudire eux-mêmes). Ceux qui avaient de la
sympathie pour les "mînîm"496 ou même qui étaient simplement partisans d’accommodements se
virent exclus tout autant, sans doute dans un second temps : le Talmud de Babylone fait en effet
un devoir de prononcer parfaitement la "Bénédiction des mînîm" (à la différence des 17 autres qui ne
doivent pas être répétées si elles ont été mal prononcées), car, comme l’explique le traité Berakhot
(28b-29a),
“on craint que celui qui s’est trompé l’ait fait à dessein, étant lui-même un hérétique (]ym)” !
Cette politique d’exclusion conduisit également à l’abandon de la récitation des dix
commandements (après 135), comme l’explique le Talmud de Jérusalem :
“R. Mattenah et R. Šemûel bar Nahman affirment que selon la halakha, il fallait qu’on récite les dix
commandements tous les jours. Alors, pourquoi ne le fait-on plus ? A cause de l’allégation des
mînîm pour qu’ils ne puissent dire : c’est seulement eux [ces dix commandements] qui ont été donnés à
Moïse sur le Sinaï” (Berakhot, 1,3) 497.
Toutes ces dispositions ont fortement contribué à la structuration du judaïsme rabbanite (il
est donc indéniable que l’opposition au judéochristianisme y a été un facteur très important 498).
493
PRITZ Ray A., Nazarene Jewish Christianity…, p.107.
494
Citée par MANNS Frédéric, Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?, Paris, Beauchesne, 2000, p.79.
495
A propos de ce nom de Jésus dont la quatrième lettre est omise, cf. 1.4.1 \4°.
496
C’est ainsi que Rabbi Eliézer fut exclu du rang des sages juifs ; c’est R. ‘Aqiba, un converti d’origine païenne
(selon BOHRMANN Monette, Valeurs du judaïsme…, p.159) et qui avait été son disciple, qui fut chargé de communiquer
à Rabbi Eliézer son excommunication.
Ce fanatique Rabbi ‘Aqiba devint ensuite le principal instigateur de l’insurrection de 132-135.
497
L’abandon de la récitation du décalogue avec le Shema eut lieu après 135 selon Frédéric MANNS, et elle reflèterait
une attitude anti-païenne tout autant qu’anti-chrétienne (Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?, Paris, Beauchesne,
2000, p.116).
498
En matière de prescriptions rituelles également, l’opposition au judéochristianisme a dû contribuer à structurer le
rabbinisme :
“Le traité Yadaïm révèle l’existence de l’impureté rituelle des mains, décision rabbinique déduite de Lév. XVII
(T.B. Houlin 106a). Cette impureté ne concernait initialement que l’offrande (terouma), la raison sous-jacente
étant que les mains pouvaient aisément se souiller (T.B. Šabbat 15a). Le rite fut étendu à la nourriture profane
(T.B. Yadaïm 3,2) : on considère qu’il s’est généralisé, au début de notre ère, dans la mesure où il constituait un
élément de rupture entre Jésus et les Pharisiens (Marc 2,15-17)” (BOHRMANN Monette, Valeurs du judaïsme…,
L’introduction de la mention des nos1rîm dans la version définitive n’a pas dû changer
immédiatement l’acception du terme de mînîm, et cela d’autant moins que nos1rîm était la manière
dont se désignaient les messianistes. Mais une fois transféré dans l’Empire perse où les chrétiens
s’appelaient encore aussi bien nazaréens que messiens, il est possible que le Sanhédrin rabbinique ait
finalement donné au terme de nos1rîm le sens de chrétiens 499, les mînîm désignant alors plutôt les
autres (les gnostiques et les messianistes).
Il faut remarquer d’ailleurs que le Talmud a gardé des expressions propres pour désigner les
chrétiens non juifs : gôyîm (, Y v g ) c’est-à-dire nations500, ou surtout l’appellation de fils d’Esaü 501. Les
chrétiens désignés sous le vocable de nos1rîm ont dû être en premier lieu les judéochrétiens de
l’Empire perse, qui y étaient nombreux.
En résumé, l’appellation de nazaréens n’a guère été utilisée par les chrétiens dans l’Empire
romain, et seulement durant deux siècles en Perse (où les chrétiens étaient majoritairement des
judéochrétiens) ; sous l’influence de la propagande islamique, le terme a pris le sens de chrétiens en
arabe (mais non parmi les Arabes chrétiens de souche ancienne). C’est par ce terme que,
probablement dès les débuts et bientôt de manière exclusive, les groupes messianistes se sont
désignés. Une appellation chargée d’une telle histoire – elle remonte même à avant notre ère –
p.42).
Frédéric MANNS, qui est également d’origine juive, fait remarquer de même que
“Le problème judéo-chrétien fut sérieux puisqu’il inquiéta les autorités juives. Il est impossible de réduire ce
problème à un mythe, puisque les textes juifs eux-mêmes en ont conservé l’écho. De plus, l’examen de la
datation des textes rabbiniques cités [plus haut dans son ouvrage] permet de conclure que ce problème ne
disparut pas après la destruction du Temple, mais qu’il se prolongea jusqu’au quatrième siècle” ( L’Israël de
Dieu. Essais sur le christianisme primitif, Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1996 p.302).
499
L’extension du terme de nos1rîm aux chrétiens comme en hébreu moderne ne signifie pas que l’autorité rabbinique ait
oublié le sens premier du terme, en particulier dans la prière tri-quotidienne. Marcel SIMON ne l’a pas bien vu lorsqu’il
cite JÉRÔME (m. 420) pour démontrer que nos1rîm = chrétiens :
“Jusqu’à ce jour, [les Juifs] persévèrent dans leurs blasphèmes et, trois fois par jour, sous l’appellation de
Nazaréens, anathématisent le nom chrétien” (Sur Is., cité in SIMON Marcel, Verus Israël.., p.235-236.).
JÉRÔME ne dit pas que, pour le judaïsme rabbanite de son temps, les deux appellations soient des synonymes, mais
que sous une certaine appellation, les chrétiens sont visés. Cinq autres passages du même Commentaire indiquent très
clairement que les Nazaréens ne sont pas des chrétiens mais des juifs de la mouvance messianiste.
500
Gôyîm ou nations a le sens de païens idolâtres ; la Trinité chrétienne est présentée en effet comme une forme
d’idolâtrie – ou comme un retour à l’idolâtrie – dans les commentaires talmudiques :
“R. Lakich a dit encore : Un idolâtre qui observe un jour de repos [le dimanche chrétien, inspiré du Šabbat] mérite la
mort, ainsi qu’il est dit : Jour et nuit ils ne doivent pas se reposer (Gn 8,22), et on a dit ci-dessus (57a) : la seule
mise en garde qui leur est adressée signifie qu’ils mériteront la mort... Rabbi Yoh1anan a dit : Un idolâtre qui s’occupe de
l’étude de la Thora mérite la mort, ainsi qu’il est dit : c’est à nous que Moïse a prescrit la Thora en héritage (Dt
33,4)” (Sanh. 59a – trad. RABBINAT FRANÇAIS, La guemara, Sanhédrin, Keren Hasefer, 1974, p.288).
501
L’appellation judaïque de fils d’Esaü vise la revendication des chrétiens à hériter (faussement) des promesses ; de
fait, le Nouveau Testament témoigne de la conviction des chrétiens d’être de tels héritiers, et Paul écrit même à
propos des chrétiens d’origine non-juive :
“Les païens sont admis au même héritage” (Eph 3,6) !
Le problème, c’est une dispute d’héritage. Paul fut d’ailleurs le premier à utiliser l’appellation (très péjorative) de fils
d’Esaü... à l’encontre des juifs rabbanites (d’où il est lui-même issu) :
“Ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, seuls comptent comme postérité les enfants
de la promesse... Mieux encore [= prenons une autre comparaison]: [à la génération suivante,] Rebecca avait
conçu [deux jumeaux] d’un seul homme, Isaac notre père... il lui fut dit [de la part de Dieu]: l’aîné servira le
cadet, selon ce qu’il est écrit [en Malachie 1,2-3] : J’ai aimé Jacob et j’ai détesté Esaü ” (Rm 9,8-13).
Notons que Paul avait également utilisé la figure d’Ismaël dans le même sens (Ga 4,22-24). La littérature rabbanite
retournera l’argumentation : ce sont les chrétiens qui sont les descendants d’Esaü, car il est écrit :
“Le plus grand des deux peuples sera assujetti au plus petit [celui de Jacob]” (Gn 25,23) – voir note Erreur :
source de la référence non trouvée.
restera toujours équivoque pour désigner le messianisme qui s’est structuré après 70 ; celui-ci
requiert une dénomination qui lui soit propre. Laquelle ?
502
SHOLEM Gershom, Le messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme [The messianic idea in Judaïsm and
other Essays on Jewish Spirituality, 1971] Paris, Calmann-Levy, 1974.
503
La perspective envisagée par Ray A. PRITZ est assez vague, mais peu importe (Nazarene Jewish Christianity…).
Comme le titre l’indique, l’auteur déduit de l’absence de témoignages patristiques sur les "ébionites" ou sur les
Nazaréens après 400, l’idée que les judéonazaréens ont disparu ; non seulement la déduction est en soi indue, mais il
omet par exemple le témoignage du pèlerin appelé l’ANONYME de Plaisance (cf. texte de la note Erreur : source de la
référence non trouvée).
504
Albert VINCENT n’a pas hésité à forger un néologisme basé sur le terme "judéo-" pour désigner la communauté
juive d’Eléphantine (début 7e s.– fin 5e s. avant notre ère) dont d’importants papyrus araméens ont été publiés au
début du 20e s. – mais leur langue religieuse était l’hébreu (La religion des judéo-araméens d’Eléphantine, Paris,
Geuthner, 1937).
1.6.4 Conclusion : les judéonazaréens, une mouvance "discrète" ?
Les textes patristiques ne sont pas toujours faciles à comprendre et sont parfois
paradoxaux ; ils pèchent par leur superficialités et leurs lacunes. De multiples raisons
concouraient à ces manques : intérêt pastoral inexistant, communication limitée par la langue,
éloignement géographique, incompréhension de l’idéologie messianiste. Cependant, une analyse
systématique met en lumière leur convergence profonde avec les textes messianistes (qui leur sont
antérieurs).
A la différence des gnostiques, les judéonazaréens n’étaient apparemment pas présents dans
la région de Lyon au temps d’Irénée ; il ne semble d’ailleurs pas y avoir de témoignage clair de
leur présence dans la partie occidentale de l’Empire 505. L’évêque de Lyon n’a donc jamais eu d’eux
que des connaissances très indirectes, et les petites notices qu’il rédigea s’en ressentent – elles
eurent malheureusement un grand retentissement après lui –; du reste, de l’Orient, il ne semble
connaître que la composante hellénistique. En ce sens, il est le prototype des incompréhensions
occidentales devant les arcanes du monde proche-oriental.
Au fond, ce n’est pas très surprenant que les judéonazaréens aient pu échapper à
l’historiographie telle qu’on l’écrit habituellement en Occident. Essentiellement centrés sur la
Syrie ainsi qu’un peu plus à l’est, ils sont restés discrets à nos yeux, et surtout incompris, alors
qu’ils semblent avoir été impliqués dans plusieurs aventures messianistes ( comme nous le verrons
en 2.4.3 et 2.5.1). Jusqu’au jour où, au grand désarroi des Byzantins ahuris 506, leur mouvement
inconnu s’est subitement imposé à la face du monde et de l’Histoire.
Grâce aux découvertes du 20e siècle, qu’il s’agisse des textes trouvés près de Qumrân ou
secondairement des découvertes de l’archéologie qui, par nature, sont souvent moins explicites
(cf. annexe A ou 3.2.2.2), le messianisme judéonazaréen a pu prendre enfin un visage pour
l’historien.
505
Ceci ne veut pas dire que les judéonazaréens n’aient pas eu une influence indirecte. Il faudrait se demander en
effet où l’idéologie arienne a trouvé son inspiration (cf. note Erreur : source de la référence non trouvée).
506
Raymond LE COZ fournit une certaine explication de cet aveuglement :
“Les nations menacées par l’invasion musulmane n’ont pas pris au sérieux ce genre d’incursions [celles des
Arabes de Muh1ammad], habituées qu’elles étaient aux razzias des Arabes du désert. En général, les pillards se
retiraient d’eux-mêmes, puis le calme revenait. Les dirigeants des anciennes puissances [Byzance et Perse]
n’ont pas réalisé l’importance du bouleversement politique qui était en train de s’opérer” (Histoire de l’Eglise
d’Orient. Chrétiens d’Irak, d’Iran et de Turquie, Paris, Cerf, 1995, p.135).
Si “l’importance d’un bouleversement” ne peut jamais être appréciée à l’avance, le danger peut l’être, à condition
que soit comprise l’idéologie qui anime la troupes des envahisseurs. D’autre part, depuis des années, les Arabes
s’étaient tenus tranquilles – ceci étant dû à leur christianisation relativement récente (voir 3.2.3.2) –; l’association que
les peuples des alentours faisaient traditionnellement entre Arabes et pillards était certes encore présente dans la
plupart des esprits, mais elle ne suffit pas à expliquer le manque de compréhension des élites.
1.7 Synthèse et comparaisons : une doctrine proto-
musulmane ?
507
L’utilisation du terme de judéochristianisme dans un sens large est abusive et, en soi, illégitime. L’amalgame qu’elle
induit constitue exactement la position que Simon-Claude MIMOUNI a défendue (et justifiée au nom d’un “préalable”
qui s’imposerait à toute recherche – cf. note Erreur : source de la référence non trouvée et texte) :
“Le judéo-christianisme ancien est une formulation récente désignant des chrétiens d’origine juive qui ont
reconnu la messianité de Jésus, qui ont reconnu ou qui n’ont pas reconnu la divinité du Christ, mais qui tous
continuent à observer la Tôra h ” (MIMOUNI Simon-Claude, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris,
Cerf, 1998, p.15).
Cet amalgame a priori et anti-scientifique a été dénoncé en particulier par Frédéric MANNS (Le judéo-christianisme,
mémoire ou prophétie ?, Paris, Beauchesne, 2000 – voir en particulier p.6).
508
PRÉMARE Alfred-Louis de, Aux origines du Coran, questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Paris, Téraèdre, 2004,
p.113 /note 111.
Au contraire de Mt 5,43-44 ( cf. 1.1.3.1), il est enseigné que le vrai croyant doit haïr “tous les
fils des ténèbres” (1QS 1,9-10.9,21-22). La comparaison s’impose ici de deux textes encore guère
cités, l’Apocalypse de Jean d’une part, et d’autre part Guerre des fils de lumière contre les fils de ténèbres ou
1QM, dont les fragments trouvés dans les grottes de Qumrân correspondent à sept exemplaires
différents509 (ce qui indique son importance). Tous deux traitent du combat eschatologique entre
la lumière et les ténèbres (cf. 1.5.1.1) et du monde renouvelé (cf. 1.5.1.2).
Pour l’Ap.Jean d’abord, c’est Dieu seul (secondé par les anges) qui exercera Sa colère et Son
jugement, non des hommes en Son nom ; même le Messie n’apparaît pas comme un acteur de ce
jugement, mais seulement comme une cause : il est l’agneau.
“Alors, je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes …
L’une de ses têtes était comme blessée à mort, mais sa plaie mortelle fut guérie. Emerveillée, la terre
entière suivit la bête…
Il lui fut donné de faire la guerre aux saints et de les vaincre, et lui fut donné le pouvoir sur toute
tribu, peuple, langue et nation…
Ils l’adoreront, tous ceux qui habitent la terre, tous ceux dont le nom n’est pas écrit, depuis la
fondation du monde, dans le livre de vie de l’agneau immolé…
Et je vis l’agneau debout sur la montagne de Sion, et avec lui les cent quarante-quatre mille qui
portent son nom et le nom de son père écrits sur leurs fronts. Et j’entendis une voix venant du ciel
…
« Craignez Dieu et rendez-lui gloire, car elle est venue, l’heure de son jugement. Adorez le créateur
du ciel et de la terre, de la mer et des sources d’eaux… »
Puis un autre ange sortit de l’autel. Il avait pouvoir sur le feu et cria d’une voix forte à celui qui
tenait la faucille tranchante : Lance ta faucille tranchante et vendange les grappes de la vigne de la
terre, car ses raisins sont mûrs… De la cuve sortit du sang qui monta jusqu’aux mors des chevaux
sur une étendue de mille six cents stades…
Et je vis dans le ciel un autre signe, grand et merveilleux : Sept anges tenaient sept fléaux, les
derniers, car en eux s’accomplit la colère de Dieu…
Les vainqueurs de la bête, de son image et du chiffre de son nom, tenaient les harpes de Dieu. Ils
chantaient le cantique de Moïse, le serviteur de Dieu, et le cantique de l’agneau” (Ap 13,1-15,3 –
trad. TOB).
On le voit, les fidèles de Dieu sont occupés à chanter le cantique de Moïse et de l’Agneau,
et non à occire Ses ennemis – à l’inverse de 1QM :
“La conquête des fils de lumière sera entreprise en premier lieu contre le lot des fils de ténèbres…
quand la Déportation des fils de lumière sera revenue du désert des peuples pour camper dans le
désert de Jérusalem…
Il y aura un désarroi immense pour les fils de Japhet, et Assour tombera sans que personne lui porte
secours, et la domination des Kittim [les Romains] disparaîtra, pour que soit abattue l’impiété sans
qu’il y ait un reste et sans qu’il y ait un rescapé pour tous les fils de ténèbres. Alors les fils de justice
éclaireront toutes les extrémités du monde…
Au moment de Dieu, Sa sublime grandeur brillera durant tous les temps des siècles, pour le
bonheur et la bénédiction. La gloire et la longueur des jours seront données à tous les fils de
lumière...
Au jour où tomberont les Kittim, il y aura une bataille et un rude carnage en présence du Dieu
d’Israël, car ce sera le jour fixé par Lui dès autrefois pour la guerre d’extermination des fils de
ténèbres… Et au jour où ils combattront contre les Kittim, Il les sauvera du carnage en ce
509
Respectivement un exemplaire dans la grotte I et six dans la grotte IV. Cf. 1.3.2.1.2.
combat… La grande main de Dieu soumettra les fils de ténèbres à tous les anges de Son empire et à
tous les hommes de son lot” (1QM, 1.3.6-14)510.
Le Messie sera l’artisan de cette victoire ; on le voit par exemple en 2Ba 40,1-3 ( cf. 1.5.1.1),
en TgJon (cf. 2.3.3.1) ou en ce fragment d’un Commentaire d’Isaïe qui parle du descendant de
“David qui fera son apparition dans les derni[ers jours]… Et Dieu le soutiendra d’[un esprit]
puissant [… et lui donnera] un trône glorieux, [un] diadème [sacré] et des habits d’apparat… sceptre
dans ses mains, et il régnera sur tous les G[enti]ls et même sur Magog [et son armée… tous] les
peuples à son glaive seront soumis” (4Q161 10 22-26)511.
Des convictions comparables se sont exprimées dans le Coran, en particulier dans les
passages où Dieu Lui-même est dit châtier à travers l’action de ses fidèles :
“Ce n’est pas vous qui les avez tués [les infidèles], c’est Dieu qui les a tués” (s.8,17 – trad.
HAMIDULLAH).
“Qu’Allah les tue ! Combien ils s’écartent [de la vérité] !” (s.9,30b – trad. BLACHÈRE, cf. note 1197).
“Combattez-les (à mort, qâtilû-hum512) afin que Dieu par vos mains les châtie” (s.9,14 – trad.
HAMIDULLAH).
510
La Bible. Ecrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, p.191-194.
511
WISE Michael & ALII, Les manuscrits de la mer Morte,… p.251.
512
Ce verbe, à la 3e forme qui diffère de la 1ère (qatala, tuer) par l’allongement du premier a par un signe diacritique,
est trop souvent rendu par un mitigé combattre qui pourrait se comprendre en un sens figuré, alors que la 3 e forme
indique une action qui concerne un tiers ou qui va ou doit aller jusqu’au bout, c’est-à-dire aller jusqu’à tuer ou combattre
à mort – comme la forme adverbiale kâffa tan l’implique en s.9,36b :
“Combattez à mort les associateurs sans exception comme ils vous combattent à mort sans exception”.
C’est la 1ère forme qui apparaît en s.9,5 :
“Quand les mois sacrés seront expirés, tuez (uqtulû) les associateurs” – “excepté les associateurs avec lesquels vous
avez conclu un pacte” (s.9,4), et excepté ceux qui paient un tribut (v.5),
de même qu’en s.9,111 : “Ils [les croyants qui méritent le Paradis] combattent [à mort] dans le sentier de Dieu, puis ils
tuent aussi bien qu’ils sont eux-mêmes tués” (s.9,111 – trad. HAMIDULLAH).
Il s’agit de défendre les droits de Dieu :
“Luttez (jâhidû) pour Dieu selon le droit (h1aqq) de Sa lutte” (s.22,78).
513
“Cette doctrine messianique, continue Marc PHILONENKO, est toute voisine de celle de l’Ecrit de Damas qui
connaît de même un seul Messie « le messie d’Aaron et d’Israël » (CD 12,23-13,1.19,10-11.20,1)” (Les
interpolations…, p.10).
relient Muh1ammad aux juifs et au messianisme au moment de la conquête de la Palestine, il est
naturel de voir dans la pensée de l’apocalypse juive le point de départ de ses idées politiques” 514.
Les vrais croyants qui doivent aller reprendre possession du Pays et rebâtir la Maison de
Dieu sont les nouveaux émigrés du nouvel Exode. Justement, tel est le nom que se sont donné les
partisans de Muh1ammad (ils garderont cette appellation de muhâjirûn durant au moins deux
générations).
\4° Le Messie-Jésus – une expression littéralement coranique ( cf. notes Erreur : source de la
référence non trouvée-Erreur : source de la référence non trouvée ) – est miraculeusement né d’une
Vierge : cette affirmation judéonazaréenne est même très polémique dans le Coran. Il a été enlevé
de la croix et élevé au Ciel où Dieu le tient en réserve (l’expression “tenir en réserve” est explicite
en 4Esd 12,31-34 et 13,25-32 – cf. 1.5.3.1). C’est aussi ce qu’indique le verset coranique s.4,157 (cf.
2.4.2.2). Cette dérive des croyances judéochrétiennes est particulièrement évidente, et bien
d’autres ont été mises en lumière dans les réécritures de 2Ba, de l’Ap.Elie, de 4Esd ou des
Testaments. Les judéonazaréens attendaient le retour matériel sur terre de ce Messie-Jésus
vainqueur qu’ils ne nomment jamais ou de manière incomplète ; de même, les traditions
musulmanes annoncent son retour à Jérusalem et sa victoire sur l’anti-christ et/ou le dragon ( cf.
2.4.3.1.2), et le nom du Messie est toujours caché du fait du déplacement de sa 4 e consonne avant
la première (cf. 1.4.1 \3°-4°).
514
COOK Michael, Muhammad, Oxford/ New York, Oxford University Press, 1983, p.82.
Dieu fondra la création en une seule masse (Oracles Sibyllins, 3,87) ou simplement le soleil et la
lune ensemble (s.75,9) : le monde actuel disparaîtra (cf. 1.5.3.3). Fin de l’Histoire.
Certes, la doctrine musulmane n’est pas exactement ce qui est exposé ici.
D’abord, les musulmans disent ne pas connaître la raison réelle pour laquelle Jésus doit
revenir sur terre pour livrer un combat contre l’Antichrist, ou plus exactement ils indiquent des
raisons peu convaincantes et souvent contradictoires ; le rapport ne semble pas évident avec la fin
des temps ou avec le Royaume de Dieu, et beaucoup n’y attachent guère plus d’importance qu’à
un conte. Par ailleurs, le titre de Messie ne porte plus aucune signification royale en arabe ( cf. note
Erreur : source de la référence non trouvée ) ; Jésus n’était qu’un prophète simplement destiné à
annoncer le Prophète de l’Islam. Le Pays que le texte coranique invite à reprendre, disent-ils, était
La Mecque et ses environs515. Si Muh1ammad tenta d’envahir la Palestine (au départ de Médine),
ce n’est pas parce que Jérusalem était pour lui le centre du monde (Ezéchiel 38,12) d’où le Messie
de Dieu redescendu du Ciel devra régner, mais parce qu’il y avait fait une étape lors de son voyage
nocturne. En effet, venu de La Mecque sur le dos d’une jument ailée – équivalant au cheval Pégase
des Grecs – sans laquelle il n’aurait pu accomplir en une nuit le bon millier de kilomètres qui
sépare La Mecque de Jérusalem (sans parler du retour), le Prophète de l’Islam s’est élevé depuis
l’esplanade de Jérusalem jusqu’au Ciel, où, parvenu auprès de Dieu, il reçut connaissance du Saint
Coran. Ceci dit, les traditions musulmanes ne parlent pas de la tentative de 629 ou 630 ; est-ce
uniquement parce que ce fut un échec ou parce qu’on voit mal ce que Muh1ammad et ses hommes
faisaient du côté du Jourdain ?
Par ailleurs, pour les musulmans, la Maison de Dieu à relever n’est évidemment pas le
Temple mais la Ka‘ba mecquoise élevée par Abraham ; comme les polythéistes de l’endroit
l’avaient négligée, elle était tombée en ruine. Quant à l’autodésignation de muhâjirûn (qui
deviendra d’ailleurs un titre envié au cours du 8 e siècle), il se réfère non à l’image biblique du
désert et de l’Exode mais à l’émigration-Hégire (hijr) que Muh1ammad et de ses partisans ont été
forcés de faire vers Médine ; selon le discours musulman, ce repli – disons stratégique – a fourni
l’année 1 du calendrier musulman. Mais qui croira qu’on a jamais fondé un calendrier nouveau sur
un souvenir peu glorieux ?
Enfin, l’enseignement musulman ne lie pas l’avènement de la société universelle de justice
et de paix au retour du Messie-Jésus, mais à l’établissement universel de "l’Islam". Les Etats
musulmans sont supposés réaliser déjà cet Islam idéal, mais l’authenticité islamique (as1âla h) qui
existait dans l’Etat idéal de Médine est toujours trahie. Il faudra donc que Dieu intervienne.
Comme on le voit, les divergences sont importantes. Mais est-ce avec le judéonazaréisme
qu’elles le sont ou avec la doctrine proto-musulmane ?
Tous les spécialistes savent en effet que la doctrine musulmane actuelle est le résultat d’une
longue élaboration qui s’est étendue essentiellement sur les 8 e et 9e siècles. A lui seul, le récit du
voyage nocturne (cf. 3.1.1.3) trahit une longue élaboration. Quelle était la croyance "musulmane" au
7e siècle, avant cette élaboration ? Et si elle a évolué au cours de ce siècle-là déjà, qu’était-elle
avant la prise de Jérusalem en 638, puis dans les années 640 ?
Seule une approche interdisciplinaire peut avancer en ces questions à la fois complexes et
profondes puisqu’elles touchent aux ressorts les plus profonds de la psychologie humaine, qui
sont de nature religieuse. L’islamologie sera évidemment centrale, mais que peut-elle sans l’apport
des recherches en matière de traditions juives, sans l’exégèse, sans la discipline historique, et
même sans les disciplines philosophiques et théologiques ? Car aucune compréhension profonde
515
Régis BLACHÈRE a pleinement démontré qu’il s’agit bien de la Palestine, comme nous le verrons dans la partie
islamologique.
d’un phénomène humain ne peut se contenter d’une approche descriptive : il manquerait la
dimension du sens. Qu’est-ce que les judéonazaréens avaient dans la tête et dans le cœur ?
Comment se fait-il qu’une dialectique autojustifiante – nous n’avons qu’entrevu son ébauche en
1.5.1.1 – soit assez forte pour maintenir l’identité de groupes pendant plusieurs siècles, avant de se
répandre à un moment donné particulièrement favorable ? Comment fonctionne-t-elle, non
seulement en soi mais en tant que religion de salut – car c’est bien de cela qu’il s’agit –? Ces
questions formeront pour une bonne part l’objet de la 2e Partie.
Le "dossier essénien" est comme une boîte de Pandore. Une fois que sont levés les verrous,
dus originellement à la longue interpolation païenne de la Guerre juive au 3e siècle, des questions
fusent en s’appelant l’une l’autre – elles ne pouvaient pas être formulées auparavant. On ne
pourra plus refermer la boîte.
II. Origine et élaboration de la religion judéonazaréenne
2. Origine et élaboration de la religion
judéonazaréenne
La 1ère Partie a fait connaître le judéonazaréisme surtout de manière descriptive. Dans cette
2e Partie, il sera davantage question de son fonctionnement "religieux", et cela dans le cadre d’une
démarche de recherche prospective, à la fois notionnelle et historique : en effet, en repartant des
questions originelles des messianistes devenus les judéonazaréens, on est amené en même temps
à regarder leur développement dans l’histoire.
L’attitude originelle où naît le messianisme judéonazaréen est le scandale devant le mal, non
pas un mal abstrait à la manière philosophique, mais au contraire – si l’on peut dire – le mal très
concret que constitue l’injustice présente en ce monde. Certes, pour le croyant de tradition
biblique, le mal a toujours quelque chose de scandaleux, et plus que jamais, car la Révélation
biblique le révèle dans son universalité et sa profondeur ( 2.1). Il peut devenir intolérable à partir
du moment où l’idée d’un salut universel possible est, pour ainsi dire, mise sur le marché
ouvertement. C’est par Jésus qu’elle le fut (et par beaucoup d’autres après lui). S’il est possible que
disparaisse l’injustice présente en ce monde – qui est pour les judéonazaréens la forme même du
mal –, alors il est intolérable qu’elle ne disparaisse pas. Or, humainement, l’action de Jésus n’a pas
abouti puisque non seulement lui-même n’est plus là mais l’injustice, elle, est toujours là – et plus
que jamais. Une certaine logique conduit donc à reprendre le projet de Jésus le Messie et du
judéochristianisme, ou ce qui est présenté en tout cas comme tel.
Deux notions reviendront en permanence dans l’analyse formant cette Partie : la notion de
post-christianisme et celle d’idéologie. La première est relativement récente ; elle est apparue pour
qualifier ce qui semble être un trait de l’histoire européenne des 19 e et 20e siècle, en rapport avec
le phénomène qu’on a appelé la déchristianisation. Tout en reconnaissant ce que cette analyse peut
avoir de pertinent, il faut souligner l’étroitesse et la superficialité d’une vision européano-centriste.
Comme la 1ère Partie l’a montré, le post-christianisme apparaît dès que se manifeste une quelconque
réinterprétation du (judéo)christianisme ; le postchristianisme, c’est ce qui n’est plus du
christianisme. Globalement, ce phénomène commence au 1er siècle de notre ère.
La seconde notion, celle d’idéologie, se révèlera dans toute sa signification au fur et à mesure
de l’exposé. Il convient de situer tout de suite le problème qu’elle soulève. Le terme "d’ idéologie"
semble posséder aujourd’hui autant de définitions que d’auteurs qui l’emploient ; plus
exactement, à la manière de Jean BAECHLER, beaucoup de sociologues parlent "d’idéologie" à tout
propos, faisant de ce mot un quasi-synonyme de pensée commune ou d’identité communautaire
quelconque. En quelque sorte, l’idéologie d’une famille ou d’un village par exemple ne différerait de
l’idéologie de groupes se donnant pour but de sauver le monde, que par le qualificatif qu’on lui
ajoute : fondamentalement, il s’agirait du même phénomène. Que vaut ou cache une telle
définition aussi large que confuse ? Est-ce responsable d’affaiblir ainsi le seul terme qui existe
actuellement pour exprimer justement la différence entre les deux exemples choisis 516 ? La pensée
commune et les expressions identitaires d’une famille humaine sont des phénomènes humains
naturels qui n’ont radicalement rien à voir avec la pensée commune et les expressions identitaires
516
Bien sûr, entre ces deux exemples très éloignés peuvent exister des situations équivoques. Concernant le milieu de
travail, qui est en principe un certain prolongement économique de la vie familiale et sociale, on parle habituellement
"d’esprit". Mais lorsque cet "esprit" tourne à l’embrigadement et à la dévotion, la qualification "d’idéologie" peut être
adéquate – dans certains cas, on a même parlé de "religion d’entreprise". C’est parfois une question de nuances, mais
dans le flou sémantique, aucune nuance n’est plus possible.
de groupes artificiels se donnant pour but de sauver le monde ; les premières expriment une
finalité liée à la survivance et aux enfants, les secondes manifestent un but qui n’a précisément
rien de naturel. C’est à ce second phénomène que le terme d’idéologie sera réservé ici, ce que nous
ferons à la suite d’Alain BESANÇON et de tous les analystes libres des vieux a priori néomarxistes 517.
Les deux termes de post-christianisme et d’idéologie de salut étant définis (au moins
négativement), on peut reformuler ainsi la question centrale de cette 2 e Partie : comment la
prédication judéochrétienne a-t-elle pu donner naissance, face au scandale de l’injustice en ce
monde, à une idéologie de salut c’est-à-dire à ce que beaucoup appellent une "religion" puisque le
salut y est central (2.3) ? Il faut remarquer que cette question ne peut pas être abordée sans son
pendant : la prédication judéochrétienne a également donné naissance à une idéologie
individualiste de salut, face à l’autre versant du mal qui est celui de l’impureté spirituelle présente
en l’homme lui-même ; c’est la gnose (2.2).
Evidemment, on ne peut pas retracer les cheminements intérieurs qui ont mené certains
judéochrétiens à l’un ou l’autre de ces deux post-christianismes, non seulement parce que nous nous
situons vingt siècles après, mais d’abord parce que la compréhension d’un tel cheminement
intérieur est sans doute impossible en soi 518. En revanche, il est possible d’étudier l’apparition de
ces systèmes de salut ainsi que leur fonctionnement comme phénomènes historiques – ce qui a
déjà été ébauché, et notamment au point de vue du fonctionnement dialectique (cf. 1.5.1.1).
De la sorte s’organise cette 2 e Partie. Après un regard sur la vision de foi judéochrétienne
face au mal (2.1), un tableau de la naissance de la vision de foi gnostique sera brossé ( 2.2), ce qui
permettra de mieux situer la place et le processus d’apparition propres à la réponse de foi
judéonazaréenne face au scandale de l’injustice (2.3). Ensuite, on pourra regarder le
fonctionnement et l’impact historique du projet judéonazaréen ( 2.4), ainsi que ses premières
tentatives d’aboutissement politique et guerrier (2.5). Enfin, deux aspects caractéristiques de la
"religion" judéonazaréenne seront abordés, la "profession de foi" qui l’exprime, et l’application
du projet au domaine conjugal (2.6). Un dernier chapitre esquissera une vue d’ensemble (2.7).
La 3e Partie appartiendra au tome II. Le judéonazaréisme y sera alors regardé d’une manière
rétrospective, c’est-à-dire à partir des données et études disponibles aujourd’hui relatives à l’islam
et qui permettent d’en connaître les origines.
517
Parmi les nombreux passages éclairants qui pourraient être cités, celui-ci est à la fois précis et concis :
“L’idéologie est rationnelle, centrale, encyclopédique. Elle comporte une morale déduite de la doctrine et
relative à l’exécution du plan cosmique dont la réalisation, guidée par la connaissance théorique, équivaut à
l’obtention du salut” (BESANÇON Alain, Trois tentations dans l’Eglise, Paris, Calmann-Lévy, 1996, p.79).
La "définition" avancée par Jules MONNEROT, moins précise, était en même temps plus subjective :
“L’idéologie est une pensée chargée d’affectivité où chacun de ces deux éléments corrompt l’autre” (Sociologie
du communisme, Paris, Gallimard, 1949) ;
elle suffit cependant à définir un concept qui a été indument étendu (les marxistes niaient que la famille soit une
réalité naturelle et considéraient l’état futur de communisme comme la seule structure par nature).
518
Ce n’est certes pas une explication que d’appeler ces judéochrétiens des “anti-christs” – mais 1Jean 2,18-19 ne
prétend pas fournir d’explication.
2.1 Mystère du mal et vision de foi judéochrétienne
Le mal n’est ni un problème intellectuel que les philosophes auraient à résoudre, ni une
illusion de la sensibilité. Il est un mystère. Il est présent à la fois en ce monde et en chaque être
humain. Selon son éducation et son expérience ou son âge, chacun sera sensible à un aspect
plutôt qu’à l’autre. La conscience du mal dans le monde peut engendrer la révolte et pousse en
tout cas à l’action extérieure, sociale et même politique ; la conscience du mal tapi en l’homme
peut engendrer le désir d’évasion et pousse en tout cas à la recherche intérieure de vérité et de
sagesse.
La prédication judéochrétienne et en premier lieu Jésus lui-même ont montré un chemin de
foi face au mal (2.1.2), dans un environnement à la conscience morale et spirituelle presque
exacerbée par la Bible. En effet, celle-ci avait pleinement révélé la profondeur du Mal, qui va
jusqu’à l’opposition à Dieu – c’est même là qu’est sa source –; plus aucune réalité humaine
collective ou individuelle n’échappe désormais à cette révélation. Avant de regarder la vision de
foi des judéochrétiens, il n’est pas inutile de voir comment l’auteur du livre de Job a essayé de se
situer devant la dramatique présence du mal dans la vie humaine, à la fois personnelle et
familiale ; face au mal ressenti dans toute son absurdité, le choix des attitudes se réduit finalement
à deux, soit à la confiance en Dieu, soit l’inverse (2.1.1).
La confrontation avec la souffrance et la mort est aussi vieille que l’humanité ; elle est vécue
avec une acuité décuplée dès lors qu’apparaît une Alliance entre un peuple et son seul Dieu,
Yhwh. Car quel sens le mal peut-il avoir devant Yhwh – car il doit bien en avoir un –?
Parmi tous les textes bibliques, le livre de Job va sans doute le plus loin dans cette
interrogation de vie. Sa portée est d’autant plus universelle que l’auteur juif de ce livre a utilisé
comme "prétexte littéraire" un conte ancien qui, grosso modo, forme le début et la fin du récit
biblique (1,1-2,13 et 42,7-17).
Dans ce conte ancien, qui remonte à l’univers babylonien voire à plus loin encore, le juste
est finalement récompensé – Dieu lui "rend" tout ce qu’il a perdu, et même plus. C’est une
conception basée sur le donnant-donnant : celui qui est fidèle est récompensé tôt ou tard sur cette
terre, et donc celui qui est dans la misère est probablement maudit de Dieu. D’emblée, l’auteur
fait intervenir Satan pour prendre cette règle en défaut :
“Donnant, donnant… Veuille [dit Satan à Yhwh] étendre ta main et toucher à ses os et à sa chair, je
parie qu’il Te maudira en face !” (Job 2,4-5).
Job n’a commis aucun acte qui justifierait que Dieu le châtie sur terre – c’est pourtant ce
qui lui arrive selon une certaine conception de la Justice divine. En criant son innocence, Job
dénonce cette idée de rétribution sur terre.
“C’est à l’occasion de l’exil (-587) et de la crise morale qu’il a entraînée, écrit Dominique URVOY, que
cette conception naïve a été abandonnée et qu’un nouvel auteur a intercalé des dialogues sur la
valeur de l’existence où Job apparaît désormais comme un révolté souffrant du silence de Dieu” 519.
519
URVOY Dominique, Les penseurs libres dans l’Islam classique, Paris, [Albin Michel 1996] Flammarion, 2003, p.18.
Plus tard, l’auteur du Livre de la Sagesse proposera de reporter la Justice divine dans l’au-
delà :
“La domination de l’Hadès ne s’exerce pas sur terre, car la justice est immortelle… Les âmes des
justes sont dans la main de Dieu… Alors, le juste se tiendra debout avec une belle assurance, face à
ceux qui l’opprimèrent et qui méprisaient ses efforts” (Sg 1,15 ; 3,1 ; 5,1).
Job lui aussi va évoquer une perspective d’au-delà, celle d’un “rédempteur-vengeur” qui,
dans un au-delà de la mort, prendra son parti, de sorte qu’il “contemplera Dieu” (Job 19,25-26).
Cependant, le mal n’en devient pas plus acceptable. Rien n’éclaire ni ne justifie la souffrance du
juste sur cette terre. En vertu d’une logique implacable, Job pourfend toutes les solutions faciles –
et fausses. Le juste aurait-il des droits sur Dieu ? Faut-il aller jusqu’à dire que Dieu est mauvais
puisqu’il n’intervient pas en faveur de l’innocent ?
“Veux-tu vraiment, dit Yhwh, casser mon jugement, me dire mauvais520 pour te justifier ?” (Job 40,8).
Nous sommes là au cœur du drame biblique. L’homme n’a ni à se justifier devant le mal, ni
à justifier Dieu – il se ferait le juge de Dieu. Dieu seul est saint, et l’homme qui se reconnaît
pécheur est appelé à se tenir confiant devant Lui. La finale du récit, qui provient du conte ancien
et voit Job récompensé, tombe mal : elle ne fonctionne plus. Job enseigne à ne plus mettre là son
espérance. Mais qu’espérer alors ? Le récit ne le dit pas réellement.
Le nom de Job apparaît quatre fois dans le Coran. Dans les versets s. 4,163 et s.6,84, ce
n’est qu’un nom dans une énumération de figures prophétiques de l’Ancien Testament ; dans les
versets s.21,83 et s.38,40, le personnage biblique a plus de consistance et l’accent est mis sur la fin
du récit qui voit Job récompensé sur la terre. De la sorte, l’aspect dramatique du récit biblique est
gommé ; le Job coranique apparaît comme un prophète serein, un prophète aux nations – plusieurs
traditions juives attribuaient déjà à Job un tel rôle 521. C’est que le problème qu’il pose n’est plus
l’objet d’une dramatique espérance : la solution a été trouvée. Elle est désormais disponible dans
la religion dont témoigne Muh1ammad, il n’y a plus qu’à l’appliquer.
520
Sens littéral du verbe, indique l’introduction à Job (TOB, p.1449).
521
Le thème de l’envoi par Dieu de "messagers" à d’autres peuples que le peuple juif apparaît par exemple dans cette
baraïta (ou commentaire oral juif) :
“Sept prophètes adressèrent leur prédication aux nations : Balaam et son père, Job, Eliphaz de Théman [fils
d’Esaü], Bildad de Shouha, Tsophar de Naama et Elihou, fils de Barakéel, de Buz” ( Aggadoth du Talmud de
Babylone, Paris, Verdier, 1982, p.936).
Tous les noms sont bibliques, mais leur emploi ne l’est pas : le texte fait de ces personnages des messagers aux
nations, dont Job.
2.1.2 Confrontation au mal et espérance selon le Nouveau Testament
Quelle est le chemin de foi qu’expose le Nouveau Testament face au mystère du mal
présent sur terre et en chaque homme ?
Un double enseignement est proposé, l’un regardant le destin individuel et l’appel à la
sainteté, l’autre relatif aux destinées de l’humanité dans son ensemble. Une double espérance
eschatologique est ainsi proposée ; on ne peut pas ignorer cette dualité, explique André FEUILLET :
“L’attente de la Parousie [ou Venue en gloire du Christ, cf. note Erreur : source de la référence non
trouvée] joue dans le christianisme primitif un rôle essentiel et se maintient d’un bout à l’autre du
Nouveau Testament... elle n’est pas rejetée à l’arrière-plan ni même, à proprement parler,
concurrencée par une autre perspective qui se fait jour de plus en plus nettement : celle d’une
rencontre avec le Christ aussitôt après la mort”522.
Il n’est pas utile de s’étendre ici sur le message néotestamentaire concernant le destin
individuel ; les publications au sujet du progrès spirituel, des expériences personnelles avec Dieu,
voire de l’Au-delà sont nombreuses (le meilleur y cotoyant le pire pour ce qui est du choix
d’ouvrages évoquant l’Au-delà). En revanche, celles qui traitent de l’aspect collectif de l’espérance
chrétienne sont étonnement rares. Avant de l’aborder, gardons à l’esprit la remarque d’André
FEUILLET : il existe en même temps une nette distinction et un rapport certain entre la “rencontre
avec le Christ aussitôt après la mort” 523 et celle, collective, de la Parousia. Ce rapport se présente
comme un certain parallélisme, dû tout simplement au fait que le destin des humanités
individuelles ne peut pas être étranger au destin de l’humanité dans son ensemble, et inversement.
S’il était aisé de parler aujourd’hui de l’espérance chrétienne pour cette terre, tout le monde
le ferait. En fait, une longue tradition moraliste occidentale a altéré les termes et les images s’y
rapportant dans le Nouveau Testament. Nous sommes obligés de reprendre les données à la
base.
Une telle position est d’ailleurs incohérente : s’il "vient" pour punir et détruire ce monde, pourquoi doit-il "venir" ?
Ne serait-ce pas plus convenable et confortable qu’il le fasse de Là-Haut, sans se déranger ?
530
Juste auparavant, Paul écrivait que “le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui sont morts” (1Co
15,20).
531
Cette gloire conférée à la création est symbolisée entre autres par l’accès qui sera donné au nouveau paradis (Ap
22,3 , allusion à Gn 3,22-24) et par l’absence de nuit “car le Seigneur répandra sur eux sa lumière” (22,5).
de 1Co 15,22b-25532. En premier lieu, son souci était de rencontrer les préoccupations des
chrétiens confrontés à des formes actuelles de messianisme : son message rappelle que, sans
l’intervention de Dieu, il n’y aura pas de société parfaite, et que ceux qui prétendent la faire
advenir servent une cause destructrice.
Dans ses articles, le CEC distingue ce qu’il appelle le “Jugement dernier” (art.11, V § 1038 à
1041), de “l’espérance des cieux nouveaux et de la terre nouvelle” (art.11, VI § 1042 à 1050)533.
Sous le titre de “Jugement dernier”, on lit que la venue du Christ (§ 1038.1040) aura pour effet de
“mettre à nu, face au Christ, la vérité sur la relation de chaque homme à Dieu” (§ 1039). Ensuite,
sous le titre de “l’espérance des cieux nouveaux et de la terre nouvelle”, on voit qu’il est question
non plus de jugement mais de plénitude, de “perfection dans le Christ” (§ 1042), de rénovation, de
Jérusalem céleste (§ 1043-1044), etc. Ce n’est pas extrêmement clair, mais le point commun et
l’essentiel de ces images est d’affirmer à propos de la “fin des temps” et en rapport avec le
passage de Rm 8,19-23 (qui est cité) :
“Quant au cosmos, la Révélation affirme la profonde communauté de destin du monde matériel et
de l’homme” (§ 1046).
La “terre nouvelle” apparaît comme l’ultime étape, “lorsque le Christ remettra à son Père le
royaume éternel et universel” : c’est une citation de Gaudium et Spes 534 renvoyant à 1Co 15, et c’est
également tout le contraire de l’idée de la destruction finale du cosmos par Dieu.
Ainsi, ce qui importait pour le CEC était de distinguer les vraies espérances des fausses.
Aux chrétiens, il n’est pas promis qu’un jour, ils bâtiront un monde idéal – au mieux peut-on
envisager une “meilleure organisation de la société humaine” (§ 1049) –; ils sont mis en garde
contre tout projet “d’accomplir dans l’histoire l’espérance messianique” (§ 676)535. Ce langage
n’est pas nouveau ; on lit déjà dans le Nouveau Testament d’une part que “le monde tout entier
gît sous l’emprise du Mal” (1Jean 5,19) qui est dit “Prince de ce monde” (Jean 14,30), et d’autre
part que cette situation ne changera pas avant que le Messie-Jésus ne se soit manifesté. Certes,
humainement, une telle espérance est difficile à vivre ; Pierre évoqua déjà cette difficulté en
parlant de ceux
“qui diront : Où en est la promesse de son avènement ? Car depuis que les pères sont morts, tout
demeure dans le même état qu’au début de la création !” (2P 3,4).
Face à cette objection de tendance très messianiste, la réponse de 2P paraît insuffisante
(“Pour Dieu, mille ans sont comme un jour”) : elle se borne à évoquer la nécessaire miséricorde
532
Mais ce passage paulinien est cité au travers de la citation de Gaudium et Spes 39 § 2.
533
Une seule phrase, au seul § 667 semble déroger à cette distinction, en rapport avec “l’Épreuve ultime de l’Église” :
“Le triomphe de Dieu sur la révolte du mal prendra la forme du Jugement dernier (Ap 20,12) après l’ultime
ébranlement cosmique de ce monde qui passe (2P 3,12-13)” (§ 677).
De fait, 2P 3,12 ainsi qu’en Ap 21,1, il est question des cieux nouveaux et d’une terre nouvelle ; la phrase suggère donc de
lire la description de Ap 21 (et de 2P 3,12) avant celle de Ap 20 (ce qui inverserait également les deux "étapes"
indiquées par Paul en 1Co 15,22b-25 à la suite de la résurrection). Telle n’est évidemment pas la visée du paragraphe :
le Catéchisme n’invite pas à lire l’Apocalypse à l’envers, il veut simplement condamner les doctrines annonçant “un
triomphe historique de l’Eglise selon un progrès ascendant”. Ce qui est à prévoir, explique-t-il, c’est plutôt un
“déchaînement ultime du mal”, et le triomphe de Dieu viendra de Dieu lui-même – d’où la dernière phrase, qui
n’entend pas préciser "comment" cela se fera.
534
GS 39, §2 || Lumen Gentium, 2. Ces deux grandes Constitutions conciliaires sont abondamment cité dans les
§ 1042-1050.
535
Il s’agit, continue le § 676, d’une “falsification du Royaume à venir”, spécialement perverse “sous la forme
politique d’un messianisme sécularisé”.
accordant à tous le temps de se convertir (2P 3,5-10) – sans expliquer comment cela doit se faire
536
. Le CEC ne fournit pas non plus de réponse satisfaisante.
Le scandale du mal est de toujours et, fondamentalement, il est toujours celui des
messianistes du 1er siècle qui s’arrêtaient à cette interrogation : le Messie est venu (il y a peu), et le
mal est toujours aussi présent, en l’homme comme dans le monde ! Même si Jésus l’avait évoquée
à l’avance537, cette interrogation demeure ; mais doit-on s’y arrêter ou accepter dans la confiance,
comme Job, que le salut soit repoussé à un futur qui appartient à Dieu seul ?
Les judéonazaréens ont répondu de manière négative à cette dernière question. Avant de
regarder ce que fut leur vision de foi face au mal, une parenthèse éclairante sera bienvenue à
propos du parallèle gnostique.
S’il fallait résumer ce premier chapitre, on pourrait dire que le christianisme occidental,
profondément marqué par des messianismes qui ne disent jamais leur nom et qui ont engendré
une suite d’utopies politiques, a mis de côté l’attente judéochrétienne de la Venue en Gloire et de
la réalisation des promesses de Dieu, qui y sont liées. Il s’agit du remplacement d’une espérance
par une autre, dont la thématisation systématique remonterait au moine calabrais Joachim de
Flore (m. 1202), dont Henri de LUBAC a montré la postérité de pensée jusque dans le marxisme538.
“C’est là un problème qui attend encore d’être étudié de façon appropriée, écrit Massimo
BORGHESI539 ; le "messianisme de l’Esprit" joachimite, son idée d’un Royaume historique de paix, de
justice et de liberté, jouent un rôle essentiel dans la manière dont se dessine, justement, le visage
même de la modernité. Un grand historien, MORGHEN, a observé que « le message de Joachim (~1130–
1202) constitue vraiment la clef de voûte du passage du Moyen Age à la Renaissance : de l’attente de la fin des
temps à l’attente de la nouvelle ère ». Cette attente entre tellement dans la fabrication de la
modernité, qu’elle en constitue sa "forme fondamentale" : la modernité est le temps du novum, de
l’utopie qui se réalise, de la maturité et du progrès... Elle marque le point de non retour, le lieu de la
manifestation achevée de la raison”.
536
Paul a davantage réfléchi à la question du "comment", c’est-à-dire aux conditions préalables de réalisation :
“Auparavant adviendront l’apostasie et la manifestation de l’Homme impie, le Fils de la perdition, l’Adversaire,
celui qui s’élève au-dessus de et contre tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à
s’asseoir en personne dans le temple de Dieu et proclamer qu’il est Dieu…
L’avènement (parousia) de l’Impie, activé (energeïa) par Satan, [se manifestera] en toutes sortes d’œuvres
puissantes, de signes et de prodiges trompeurs, et par toutes les séductions de l’injustice, pour ceux qui se
perdent parce qu’ils n’ont pas accueilli l’amour de la vérité qui les aurait sauvés” (2Th 2,3-4 ; 9-10).
537
On lit par exemple en Mt 24,12 : « Par suite de l’iniquité croissante, l’amour chez la plupart se refroidira ».
Ce passage de Mt a indéniablement nourri l’eschatologie islamique traditionnelle puisque, sous la forme de l’impiété
générale et de l’oubli général du "Coran", on retrouve ce "signe" parmi les dix signes majeurs de la fin des temps
selon les penseurs musulmans – ainsi Taftâzânî (vers 1390) dans son Tafsîr –; les autres "signes" sont également des
islamisations de "signes" donnés dans ce même passage de Mt, ou proviennent d’autres traditions juives (cf. TISIN
Jean-Hugo, Notes sur les apocalypses midrachiques…, p.208). Voir HAJA Fdal, La Mort et le Jugement Dernier, Paris, éd.
Universel, p.72-92.
538
Henri de LUBAC, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris-Namur, Lethielleux, 1978-81, 2 t. Ce Joachim,
fondateur d’une communauté monastique où il régna en maître, annonçait une ère nouvelle, venant après l’Âge du
Père ou âge de la dépendance servile depuis Adam jusqu’à Jésus, et surtout après l’Âge du Fils ou âge de la dépendance
filiale qui dure jusqu’à lui-Joachim : ce sera l’Âge de l’Esprit, débarrassé des structures qui contraignent la liberté. Les
moines qui ont librement choisi une vie monacale si parfaite ne sont-ils pas les prototypes des citoyens de demain,
dans un monde nouveau et unifié qui sera régi par le Pape ? Ce grand hérétique fut considéré de son vivant comme
un grand saint, spécialement par certains cardinaux romains.
539
BORGHESI Massimo, Joachim et ses fils, in 30 Jours, 1994 /3, p.58-59. C’est de la Renaissance que date le concept de
Moyen Age, par opposition à l’Age Ancien (l’Antiquité, qui est aussi le temps de l’Ancien Testament) et à l’Age Nouveau
(qui va commencer demain).
A la lumière du Nouveau Testament, il convient aujourd’hui 540 de redécouvrir la
signification de la Venue en Gloire, à l’intérieur d’une vaste vision de l’Histoire, qui commence
par une libre décision de Dieu (la Création), qui n’aura d’autre fin que l’accomplissement (l’entrée
dans la Gloire), et qui suppose d’abord la réalisation des promesses bibliques (vétéro- et néo-
testamentaires).
540
Le Concile Vatican II eut à cœur de réorienter l’espérance vers la Venue du Christ ( LG n° 48) et de renouer avec
cette vaste vision judéochrétienne de l’Histoire, ce qui n’allait pas sans quelques remises en question :
“Contrairement à la façon dont plusieurs manuels de dogme présentaient l’Eglise avant Vatican II, écrit John
FUELLENBACH, celle-ci n’est pas le royaume de Dieu actuellement présent. C’est ce que le Concile a exprimé dans
l’article 5 de Lumen Gentium et de nouveau dans l’article 45 de Gaudium et Spes. Ceci remplace ce qui était peut-être
l’erreur la plus grave dans l’ecclésiologie d’avant le Concile, à savoir que l’Eglise est identique au royaume de Dieu sur terre ”
(art. Règne-Royaume in LATOURELLE René, FISICHIELLA Rino et COLL., Dictionnaire de Théologie fondamentale, Paris,
Bellarmin-Cerf, 1992, p.1024 – en italiques, l’auteur cite MC BRIEN R., Catholicism, London, 1981).
C’est l’augustinisme de la Cité de Dieu qui, comme par un jeu de bascule, reporte au temps actuel, donc à l’Eglise, les
promesses de Dieu qui se rapportent au Royaume à venir (puisqu’il n’y aura pas de temps à venir, la Venue en Gloire
étant fusionnée avec la fin des temps, cf. note Erreur : source de la référence non trouvée et GALLEZ Edouard-M., La
dimension collective…).
2.2 Scandale du mal en l’homme et vision de foi gnostique
De même que le judéonazaréisme est axé sur le salut collectif (il veut l’élimination du mal
encore présent dans le monde), ainsi la gnose l’est sur le salut individuel (elle veut l’élimination du
mal qui subsiste encore en l’homme). Dans les deux cas, nous sommes devant des programmes de
salut, un salut dont l’homme détient les clefs : il suffira d’appliquer le programme.
Au fur et à mesure que nous regarderons les différents aspects de la gnose, nous verrons
que le parallélisme est plus profond que ce qu’une simple comparaison peut mettre en lumière,
par exemple autour du thème de l’affrontement entre la lumière et les ténèbres, que nous avons
souvent rencontré déjà ; la gnose utilise fréquemment ce thème pour exprimer la contradiction
qui existe – ou semble exister – entre la part de lumière et celle de ténèbres existant en chacun.
Ceci est effectivement vrai pour l’homme baptisé, au sens où son expérience intérieure peut
s’apparenter à un affrontement entre la lumière et les ténèbres (ou quelles que soient les images
employées) : Augustin, évêque, Père de l’Eglise et fondateur de la psychologie en a parlé
longuement dans ses Confessions, et Paul avant lui (Rm 7,19). Comme on le verra, la gnose est née
en milieu judéochrétien, et ce n’est pas un hasard. Aussi, par le fait qu’elle est relativement bien
connue aujourd’hui, elle est susceptible d’éclairer l’autre mouvance post-chrétienne née en milieu
judéochrétien, le judéonazaréisme.
541
TERTULLIEN (De Praescript., 7), cité in TIXERONT J., Histoire des dogmes, t.1, Paris, 1905, p.189.
souffrance : la dimension affective est beaucoup plus fondamentale que les textes le font penser.
IRÉNÉE de Lyon, qui n’ignore ni les textes ni leurs subtilités, a bien saisi le côté humain de la
gnose. Très probablement avec raison, il lui donne pour origine Simon dit "le Magicien" (fin du
livre I du Adversus haereses – cf. Ac 8,9-24), c’est-à-dire un homme dont la démarche s’enracinait à
l’origine dans la foi judéochrétienne (peu importe qu’il fût seul ou non).
Si l’on peut douter du fait que ce Samaritain ait jamais été un théoricien de la gnose –
l’enseignement qu’IRÉNÉE attribue à Simon ne serait pas très particulier au 1 er siècle542 –, tout
indique cependant qu’il a voulu constituer sa propre Eglise en Samarie après avoir reçu le
baptême543 ; et vu que ses disciples sont devenus des gnostiques caractérisés, il y a lieu de penser
simplement que la gnose de Simon s’exprimait d’une manière "basique" ( cf. 2.2.2.2). Du reste,
IRÉNÉE signale comme central chez Simon le thème de l’homme "libéré", qui a un relent
profondément gnostique (I, 23,3-4).
Après Simon le Magicien, une suite de "maîtres" développe des systèmes, plus ou moins
spécifiques et sophistiqués, dont la cohérence tient plus à ce qui est implicitement nié qu’à
l’exposé lui-même. Venant après Ménandre ( I, 12,5), Saturnin est le premier à enseigner
explicitement que “le mariage et la génération viennent de Satan” ( I, 24,1-2). Ensuite, Basilide, qui
est juif comme ses prédécesseurs, est le premier à rapporter l’histoire de Simon de Cyrène
“qui fut crucifié après avoir été métamorphosé pour qu’on le prît pour Jésus” 544 (I, 24,4) ;
lui aussi enseigne l’indifférence morale vis-à-vis de la sexualité ou des pratiques magiques ( I,
24,5), dans une sorte de dépassement du bien et du mal. En IV, 39,1 (et ailleurs), IRÉNÉE reproche
explicitement aux gnostiques de “répudier la connaissance du bien et du mal” 545, c’est-à-dire de
vouloir se situer au-delà du bien et du mal ; et il rapproche cette volonté, de la tentation d’Adam
et d’Eve.
Disciple de Basilide, Carpocrate enseigne à son tour la licence sexuelle et toute révolte
possible contre la loi morale, car celle-ci a été érigée par une puissance inférieure qui nous tient
sous sa coupe : nous devons donc nous en libérer pour découvrir le Dieu Suprême. A l’inverse
mais également en vue de dépasser la Loi, ses successeurs Cérinthe, Cerdon et Marcion 546
proposent le rigorisme. Tous ces gnostiques proposent une libération que Jésus serait venu
montrer. Seul un homme sur mille ou deux sur dix mille est capable de devenir un vrai gnostique
(I, 24,6).
La totalité des thèmes gnostiques est présente déjà chez ces premiers théoriciens de la
gnose, par exemple la transmigration des âmes ou métempsycose, ou comme le dit IRÉNÉE, “leur
542
Par exemple, dire que les anges ont créé le monde n’implique pas nécessairement que Dieu ne soit pas créateur :
c’est une manière de parler juive qui veut préserver la transcendance de Dieu (mais dire que les anges ont créé le
corps humain serait gnostique). De même, le fait de parler de la Mère qui crée en obéissance au Père n’est pas
gnostique au 1er siècle : la Mère désigne l’Esprit (cf. 3.1.3.3), et il est tout à fait orthodoxe de dire que l’Esprit est
"créateur". Cf. PETREMENT Simone, Le Dieu séparé..., p.326-342.659.
543
S’est-il posé en "instrument du salut", à la manière des fondateurs de secte ? Selon IRÉNÉE, Simon aurait enseigné
à ses disciples à se sentir libres par rapport à la Loi, “car les hommes sont sauvés selon sa grâce (secundum ipsius
gratiam : la "grâce" de Simon) et non selon des œuvres justes” ( I, 23,3). La question est ouverte.
544
IRÉNÉE de Lyon, Contre les hérésies, trad. Adelin ROUSSEAU, Sources Chrétiennes n° 264, Paris, Cerf, 1979, p.329. Et
tandis que Simon de Cyrène était crucifié à la place de Jésus, celui-ci sous les traits de Simon s’amusait de ceux qui le
crucifiaient, comme il est dit au Ps 2,4 : “Celui qui siège dans les Cieux s’en amuse” (cf. GRANT Robert M., La gnose et
ses origines chrétiennes, Paris, Seuil, [New York, 1959] 1964, p.129).
545
IRÉNÉE de Lyon, Contre les hérésies, SC n° 100, Paris, Cerf, 1965, p.965.
546
Marcion est connu pour son rejet de l’Ancien Testament et pour son anti-judaïsme, mais on peut trouver des
tendances semblables – explicites ou non – chez tous les auteurs gnostiques. IRÉNÉE évoque encore les marcionites en
deux autres endroits encore : à propos du thème de l’opposition entre le Dieu Bon (celui du Christ) et le Dieu
justicier (le Créateur, celui des Juifs et de l’Ancien Testament – III, 25,2-7), et à propos de l’impossibilité pour le Fils
de sauver quoi que ce soit d’un monde qui serait créé par un autre que lui ( V, 2,1) – ce qui est logique.
passage dans des corps successifs” 547 : cette idée s’enracine dans la comparaison du Christ avec
Adam, ces deux hommes parfaits étant dits n’en former qu’un par leur âme ( cf. 1.6.3.2 et note
Erreur : source de la référence non trouvée ). Depuis lors, rien de vraiment neuf n’est apparu (et cela
jusqu’aux thèmes du New Age actuel).
Le danger des analyses occidentales de la mouvance gnostique, c’est de découper celle-ci en
sectes abstraites ayant chacune leur doctrine propre. Certes, tous les groupes n’ont pas explicités
tous les aspects possibles de la gnose. Mais à ne regarder que les divergences d’accentuation ou de
formulation, on perd de vue l’essence stable de la gnose, qui est d’être une doctrine de salut
individualiste réinterprétant la révélation judéochrétienne. Par exemple, on a fait du "docétisme"
la doctrine d’une secte en soi ; selon cette supposée doctrine, seule l’apparence de Jésus a pu
souffrir sur la croix : le Christ réel n’y était plus – peu importe la manière dont cette idée est
ensuite étayée548. Mais cette manière de voir n’est rien d’autre qu’un aspect plus ou moins
explicite de toute gnose. En fait, le lien est à double sens : tout docète est un gnostique 549, et tout
gnostique est nécessairement un docète dès que, comme gnostique, il s’intéresse aux récits de la
Passion. Car, à son point de vue, il est impensable que le "gnostique-Jésus" ait souffert
réellement. C’est sans doute pour se différencier d’autres groupes, que certains gnostiques se sont
appelés dokhtai , signalent Hippolyte de Rome et Clément d’Alexandrie 550 ; mais si le
"docétisme" a pu être une tendance, c’est au titre d’un aspect de la gnose : il n’a jamais constitué
une doctrine à part (ni Tertullien, ni Epiphane, ni Philastre de Brescia, ni Augustin n’ont jamais
signalé l’existence d’une "secte docète"). De même, la morale gnostique, sa cosmologie ou sa
christologie ont pu attirer des esprits en recherche, mais il ne s’est jamais agi que d’aspects divers
de la gnose, qui n’ont jamais formé de doctrines en soi.
Il est arrivé que l’époque de l’apparition de la gnose fasse l’objet de discussions, ce qui est
assez normal puisque cette question va de pair avec celle de la nature de la gnose et de la manière
dont elle s’est structurée.
Nous avons signalé parmi les fragments trouvés dans les grottes autour de Qumrân deux
manuscrits qui suggèrent une tendance gnostique (le 4Q301 et le 1Q27 – cf. note Erreur : source de
la référence non trouvée) : ils insistent sur l’importance de la connaissance, et pronent un certain
dédain du "monde" et un élitisme dans la recherche du salut. Cependant, même considérés
ensemble, ces éléments n’offrent rien qui soit gnostique de manière déterminante : il leur manque
l’essentiel, à savoir la conviction d’avoir en soi son propre salut et un rejet de l’Ancien Testament.
Ils illustrent simplement le fait qu’avant notre ère (on suppose que ces fragments remontent à
cette époque), la révélation vétéro-testamentaire a déjà été l’objet de diverses déviances ; le
contraire eût été d’autant plus étonnant que la Bible en a elle-même parlé. Dans le cas présent, on
pourrait parler de "spéculations pré-gnostiques", si cela a un sens de donner une étiquette en
vertu du futur. Il est en tout cas pensable que certaines accentuations déviantes aient préparé les
esprits au gnosticisme – ce qui a pu jouer dans la vie de Simon "le Magicien", lequel était
samaritain –, de même que le messianisme antérieur à notre ère a pu préparer le terrain de la
mouvance judéonazaréenne.
551
Elle argumentait contre Kurt RUDOLPH qui avançait “l’hypothèse d’un gnosticisme pré-chrétien” :
“De plus en plus, on se rend compte que les doctrines fondamentales du gnosticisme ne sont pas attestées
avant le christianisme. Même ceux des chercheurs qui croient le gnosticisme indépendant du christianisme,
reconnaissent pour la plupart qu’il n’est pas apparu avant celui-ci… Même Sholem, en confondant d’ailleurs
gnosticisme et ésotérisme, ne parvient pas à faire remonter le "gnosticisme juif" à une époque antérieure à
l’apparition du gnosticisme chrétien. En fait, le trait le plus caractéristique du gnosticisme, qui est de
représenter le Dieu de l’Ancienne Loi comme une puissance inférieure au vrai Dieu et ne le connaissant pas,
est peut-être impensable dans le judaïsme” (PÉTREMENT Simone, Le Dieu séparé. Les origines du gnosticisme. Les
origines du gnosticisme, Paris, Cerf, 1984, p.651.653).
Est visé le livre de Gershom SHOLEM, Jewish Gnosticism, Merkabah, Mysticism and talmudic Tradition, New York, 1960.
de Dieu, sur le Logos image et fils aîné, sur leur rôle respectif dans l’apparition des contraires, sur
la création du corps humain par les anges (ce qui le dévalue), sur les lÒgoi-prêtres, etc. Emile
BRÉHIER, qui y a relevé des “contradictions indéniables” 552, oublie que la réflexion judéochrétienne
s’est faite pour une part en grec – le Nouveau Testament en témoigne – et que la matière de ces
spéculations est à y chercher553. Simplement, entre la "matière" théologique apportée par la
prédication judéochrétienne et la mise en forme de ces spéculations philoniennes, il y a eu
l’invention de la gnose. En effet, probablement dans le groupe du Samaritain Simon, les
affirmations gnostiques avaient entre-temps vu le jour (il s’agit d’une gnose "basique" sur laquelle
on reviendra encore en 2.2.4 \2°). Il paraît évident qu’ensuite, dans les écrits de la fin de sa vie si
ce n’est plus tard encore sous la plume pseudépigraphe d’un disciple, "PHILON" ait effectivement
contribué aux formulations spéculatives qui sont le propre du gnosticisme. Quant à la question de
savoir si le philosophe alexandrin était véritablement devenu un gnostique rejetant le Dieu de
l’Ancien Testament, elle relève des études philoniennes ; peu importe ici.
En résumé, il est tout à fait clair que, comme l’écrit Robert GRANT, le gnosticisme est une
“réinterprétation de la doctrine chrétienne” 559.
Avant d’opérer une synthèse – une vraie – entre ces divers éléments et ce que nous savons
du judéonazaréisme, il faut encore dire un mot des formes populaires de la gnose.
2.2.3 Des formes populaires, moins connues, de gnose
Quant au groupe des mandéens, il mérite que l’on s’y arrête plus longuement du fait qu’il
présente plusieurs rapports avec le texte coranique. Leur nom viendrait de manda, un terme qui
équivaudrait à gnose, mais divers autres noms leur ont été attribués : Johannites, Kantéens et
Dosithéens564, Mug)tasilas565, Masbothéens, et surtout S1abéens, nom bâti sur la racine sémitique
ib j, s1 b ‘, signifiant teindre – par extension, baptiser. En effet, au cœur de leurs pratiques se trouve
une inlassable répétition du baptême (en eau courante si possible), le dimanche et en beaucoup
d’autres occasions566. Sous cette dénomination de s1abéens, ils sont mentionnés dans le Coran et par
561
La magie est maintes fois condamnée dans la Bible, ce qui n’empêche pas qu’elle soit présente dans des milieux
juifs comme ceux du gnosticisme populaire – elle est présente aussi dans le Talmud.
562
Cité par EUSÈBE, Hist. eccl. VI, 38.
563
Cf. A.F.J. KLIJN, art. Elkasaïtes in Dictionnaire encyclopédique du Christianisme Ancien [DECA], Paris, Cerf, 1999, p.803.
564
“Sous le nom de "Kantéens" et "Dosithéens", ils apparaissent en Perse vers 480, sans doute suite à une
émigration dans ces contrées” (THOMAS Joseph, Le mouvement baptiste en Palestine et Syrie…, p.216).
565
C’est sous l’appellation de Mug)tasilas qu’ils sont désignés dans la notice du Kitâb al-Fihrist de An-NADÎM.
566
THOMAS J., Le mouvement baptiste en Palestine et Syrie..., Gembloux, Duculot, 1935, p.193.
Mas1ûdî567. Ils ont subsisté dans la région des marais au nord de Bassorah 568 jusqu’à nos jours, ou
du moins jusqu’à la guerre iraqo-iranienne de 1980569.
Peu importe pour nous que ces groupes dépendent un peu ou beaucoup des Elkhasaïtes 570 :
ils témoignent d’une gnose populaire évidemment post-chrétienne 571. Quelques passages de
l’évangile de Jean (Jean 1,6-7.15.40) visaient certainement certains disciples de Jean le Baptiste,
qu’ils fussent déjà gnostiques ou non. Quoi qu’il en soit, la doctrine des mandéens ou s1abéens
nous est connue aujourd’hui par deux livres propres 572, le Livre de Jean et le Ginza (ou trésor)573 –
auparavant, elle ne l’était que par quelques notices chrétiennes ou arabo-musulmanes. On peut y
lire :
“Si le Christ vous persécute, dites-lui : nous sommes à toi ; toutefois, du fond du cœur, maudissez-
le et n’abandonnez pas la doctrine de votre Seigneur, le grand Roi de Lumière” (Ginza, I, 199).
Un passage du livre 2 du Ginza souligne l’humilité de Jésus devant Jean (Yoh1ana) qui le
baptise au Jourdain et lui donne sa sagesse. Après la mort de Jean, le monde sera bouleversé par
le Christ romain et les douze séducteurs qui parcourront le monde. Le livre 5 évoque la mort de
Jean et son entrée triomphale au Royaume de la Lumière, puis revient sur le baptême par Jean du
Manda d’Haijé (c’est-à-dire d’Aelia, nom latin de Jérusalem). Ce manda n’est pas le "Jésus
historique" mais plutôt une sorte d’âme qui enseigna Adam (et Jésus). Le livre 7 enfin se présente
comme le recueil des sentences adressées par Jean aux "Nazoréens".
Il faut relever que, dans ce livre 7, Yoh1ana-Jean est désigné par un surnom qui est une
déformation de son nom : Yah1ya c’est-à-dire "il vit" – Jean étant un maître de Vie pour ces
gnostiques. Il est beaucoup plus surprenant de retrouver cette même déformation de Yah1yâ dans
567
Il s’agit des s1âbi’ûn des sourates 2,62; 5,69; et 22,17 (à ne pas confondre avec les Sabéens, habitants du Royaume
de Saba’, c’est-à-dire les Yéménites, cf. s.34 par exemple). Masûdî appelle certains d’entre eux kimariens parce qu’ils
portent une ceinture ; par ailleurs, il distingue deux groupes de S1abéens, ceux qui habitent dans les marais entre Wasit
et Basrah qui prient tournés vers le nord et qui sont les véritables Sa1béens, précise Joseph THOMAS, et d’autre part
ceux du Hauran qui prient tournés vers le sud (Jérusalem) et qui auraient pris l’appellation de S1abéens pour être tolérés
par les Musulmans, en vertu de la sympathie exprimée dans le Coran envers les gens de ce nom (cf. MASOUDI, Le livre
de l’avertissement et de la révision, trad. Bernard CARRA DE VAUX, Paris, 1896, p.189.199.206).
568
Notons que le Dictionnaire de la Bible de 1846 (t.2, c.595-599) signalait déjà une communauté de ce type aux
environs de Bassorah justement, à la suite de la visite que leur fit un certain Père Ignace, jésuite ; ses membres
s’appelaient eux-mêmes les disciples de Jean, à savoir, écrit-il, Mende-Yahia. Ils identifiaient Jean le Baptiste avec la
Lumière et le considéraient comme supérieur à Jésus.
569
Quelques années auparavant, Alfred HAVENITH a passé plusieurs semaines avec ces Mandéens-S1abéens – ce qui
n’était guère habituel vu le peu d’ouverture de ce petit groupe sectaire. Dans les années 50, Ethel Stefana DROWER
avait eu accès à quatre livres réservés aux seuls initiés sacerdotaux de la communauté ; au-delà de la diversité des rites
ou des expressions, elle montre l’unité profonde de doctrine existant entre les Mandéens, les Elkhasaïtes et
finalement tous les gnostiques (The secret Adam. Study of Nas1oraean Gnosis, Oxford, Clarendon Press, 1960, p. XVI.97-
99).
A la suite de la guerre avec l’Iran, beaucoup de S1abéens ont été déplacés vers Bagdad ; ils furent choyés par le
régime de Saddam Hussein (cf. Les Sabéens, l’autre religion du Livre in Al Wasat, Londres / trad. in Courrier International,
n° 605, 6-12 juin 2002, p.52).
570
La prétention des Mandéens à descendre en droite ligne des disciples de Jean le Baptiste a été mise en doute par
Kurt RUDOLPH (Die Mandäer, t.1, Göttingen, Vandenbroeck & Ruprecht, 1960, p.70, n°4) et Henri-Charles PUECH (Le
Mandéisme, in Histoire générale des religions, t.III, Paris, 1945, p.82). Les références à Jean-Baptiste semblent tardives et
basées uniquement sur ce que le Nouveau Testament et les traditions chrétiennes disent de lui.
571
Kurt RUDOLPH avait défendu l’hypothèse d’un “baptisme juif gnostique pré-chrétien”, que Simone PETREMENT
réfute solidement (Le Dieu séparé. Les origines du gnosticisme, … p.650-651).
572
C’est en 1915 et 1925 que LIDBARSKI a fait connaître ces deux textes de la secte s1abéenne elle-même.
573
La rédaction finale de ces deux textes date du 8 e siècle, lorsque les S1abéens durent présenter aux Califes de Damas
des livres sacrés de référence, afin de justifier leur droit à exister ; mais certaines parties doivent être antérieures de
plusieurs siècles.
le Coran ; c’est même la seule qui s’y trouve pour désigner Jean (en arabe, Jean se dit Yûh1annâ,
nom qu’ont toujours utilisé les chrétiens arabes, et sa signification hébraïque est Yoh1ânân – Dieu
fait grâce.
De même que le gnosticisme intellectuel, la gnose populaire a donné naissance à de
multiples sectes plus ou moins durables ; par exemple, le courant gnostique baptiste – même s’il
ne s’appelait pas encore s1abéen – aurait donné naissance à ceux que les Philosophoumena puis le
Panarion mentionnent sous le nom d’adorateurs du serpent 574 (un reste de ce groupe existe
aujourd’hui encore au nord-est de Mossoul575). Que ce soit chez les Elkhasaïtes, les Mandéens ou
d’autres encore, la justification par un mécanisme dialectique s’est exprimée de manière théorique,
mais c’est surtout dans les pratiques dévotionnelles ou angélologiques qu’elle s’affirme :
Accès au monde de la Lumière
et surgissement d’un "Jugement"
←→
intermédiaire(s) de Lumière > < intermédiaire(s) de Ténèbres
/ bénédictions / malédictions
Ces pratiques confinent à la magie et sortent franchement du cadre de cette étude. Ce sont
des gnoses de ce type, davantage que le gnosticisme élitiste, qui ont attiré des judéonazaréens en
panne d’idéologie messianiste.
574
Respectivement nommés Naasènes selon la racine sémitique n h1 s du mot serpent, ou Ophites selon le grec. La notice
de l’Elenchos V, 7,40-41 indique qu’ils opposent la matière à l’esprit et attendent une naissance spirituelle qui les
mènera au "Grand Jourdain" – une expression typiquement s1abéenne. Quant à la notice 17 du Panarion (PG 41, 641-
653), elle nous renseigne surtout sur leur doctrine bien gnostique qui fait appel aux émanations.
575
Depuis le 12e siècle, ils se réclament d’un Calife Ummayade Yézid – d’où leur nom de Yézidis –, mais leur
réformateur de cette époque s’appelait Adi Musafir, auteur de leurs livres de référence. Ceci étant, les spécialistes
savent bien que leur doctrine est largement antérieure. L’article Yezidism (site d’Alternative Religion, http:// altreligion)
précise que, chez eux, “Lucifer est considéré comme le créateur du monde matériel… et ceux qui le vénèrent sont le
sommet spirituel de l’humanité” ; il conclut naïvement : “Les Yézidis ont été longtemps accusés d’adorer le Diable,
ce qui est dû à une mécompréhension de leur doctrine religieuse”…
Selon un autre article, ces Yézidis – qui sont ethniquement apparentés aux Kurdes –,
“adorateurs du diable, maudissent la couleur bleue parce qu’elle est celle du ciel. A l’image de la croyance des
Yézidis, l’intérieur du temple a un aspect sinistre, avec ses murs de terre battue creusés d’alvéoles et d’alcôves
funéraires. Un serpent noir et sculpté sur le portail dont on trouve le modèle sur les poignards de bronze du
Louristan. Les Yézidis présentent des affinités avec les kurdes” (art. Yézidis in Le million. L’encyclopédie de tous les
pays du monde, Paris-Genève-Bruxelles, 1971, p.407).
Selon H. POGNON, des traces de christianisme sont visibles chez les Yésidis, en particulier dans les rites rappelant
étrangement l’Eucharistie (et se référant à Jésus) ou rappelant le sacrement des malades (plus exactement : l’extrême-
onction dans les cas rencontrés), dans l’affirmation de la naissance virginale de Jésus (par le côté droit de Marie, ce
qui est une tradition gnostique). Cf. Les Yésidis, in ROC, t.10, 1915-1917, p.166.269.
2.2.4 Fondements des deux dérivations du judéochristianisme
576
EPIPHANE, Panarion XXX, 15 / PG 41 col.429-432 (notice sur les "ébionites"). Pour ce qui est de la littérature
gnostique, ces livres ont inspiré les "pseudo-clémentines" – Homiliae et Recognitiones.
← →
(judéo)gnosticisme >< judéonazaréisme
Reste à voir comment chacune des deux dérives se justifie.
On pourrait encore se poser la question : par qui le salut sera-t-il réalisé ? A l’origine, la
croyance messianiste attend tout d’une intervention miraculeuse de “Dieu et son Messie” (pour
reprendre une formule présente au moins dans certains Corans au 10 e siècle encore – cf. 2.6.2.3).
Par la suite, dans la mesure où l’idéologie devient un programme à appliquer, ce qui est
directement attendu de Dieu par le retour de son Messie tend à s’amenuiser. L’eschatologie se fait
politique. Dans le messianisme, il existe une tension inévitable entre les "politiques" qui
s’estiment choisis par Dieu et dépositaires des moyens du salut, et les "eschatologiques" qui
voient la corruption des réalisations humaines et misent sur l’intervention future de Dieu. Cette
tension permanente, qui cache une certaine contradiction, est une clef de compréhension pour les
siècles postérieurs au judéonazaréisme (et pas seulement pour l’opposition relative entre sunnites
et chiites) ; elle n’a pas beaucoup d’importance tant que les réalisations restent embryonnaires.
Nous la signalons ici pour ne plus y revenir.
2.3.1 Qui ? Disciples de Jacques et situation d’avant 70
578
Selon Ps.-CLÉMENT, Recognitiones, I, 71, 2-5. Ceci n’a rien d’étonnant si, comme l’indique 1Co 9,5, les "frères du
Seigneur" ont eu une activité missionnaire itinérante.
579
Une tradition orientale identifie "Jacques frère de Jésus" à l’apôtre Jacques "le Mineur", mais elle ne tient guère
face à toutes les autres qui indiquent au contraire qu’il n’était pas l’un des douze.
580
Tobie 10,6. Un passage de Mt 13,55-56 mentionne des "frères" du nom de “Jacques, Joseph [Joset selon Lc] et
Jude”, ainsi que des sœurs, et l’on retrouve certains de ces noms à propos de leur mère, en particulier au moment de
la crucifixion : parmi les femmes qui regardaient de loin et qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée,
“se tenaient Marie de Magdala, Marie mère de Jacques et de Joseph (Mt ; Joset selon Mc), la mère des fils de
Zébédée (Mt) et Salomé (Mc)” (Mt 27,56 || Marc 15,40.47.16,1).
D’après Jean 19,25 , des trois Marie présentes près de la croix, l’une est la mère de Jésus, la seconde, Marie de
Magdala, et la troisième est appelée “sœur de sa mère et femme de Clopas” : il s’agirait de la mère de Jacques. (voir
par ex. MINNERATH Roland, De Jérusalem à Rome..., Paris, Beauchesne, 1994, p.190 /note 4).
Une autre manière de voir, apparue tardivement mais traditionnelle en Orient, cherche à expliquer pourquoi Joseph
n’épousa pas Marie selon la chair : il avait déjà des enfants – “Jacques, Joset et Jude” – et c’est devenu veuf et âgé
qu’il épousa Marie. Quant à l’inquiétude de la "famille" de Jésus dont témoigne Mt 13,55-56 , elle se comprend très
bien, comme l’explique Pierre GRELOT :
“si Jésus est un fils unique : son entreprise de prédication était vraiment hors de sens car il allait laisser sa
mère veuve sans ressources, à la charge de toute sa famille… [alors qu’il] avait hérité du métier de son père
Joseph” ;
de plus, il n’aurait jamais confié sa mère au “disciple qu’il aimait” s’il avait eu des frères et des sœurs au sens moderne
et étroit du terme (Jean 19,26-27 – Joseph, père de Jésus, in Nouv. Revue Th., t.124 /n° 4, p.621).
581
Ensuite, Paul mentionne les "envoyés" (les apôtres au sens large) parmi lesquels il se range lui-même (1Co 15,8).
Paul n’a pas eu d’apparition de Jésus ressuscité mais seulement une vision, et largement après la Pentecôte (Ac 9,3-9
|| 22,6-11 || 26,12-18).
Le personnage étant situé, il reste à expliquer le rôle qu’il a joué. Car selon les évangiles,
rares furent ceux qui, dans la famille de Jésus, avaient cru en sa messianité. Comment alors
Jacques s’est-il retrouvé à la tête de la communauté de Jérusalem ?
S’ils n’y étaient pas déjà, l’annonce de la résurrection a amené les "frères de Jésus" à
Jérusalem. Beaucoup d’entre eux ont eu l’expérience de la résurrection de Jésus, soit avec les cinq
cents (1Co 15,6), soit peut-être à une autre occasion plus intime – ce fut le cas de Jacques (1Co
15,7). Du scepticisme, ils passent à l’enthousiasme : ne sont-ils pas la famille du Messie ?
Plusieurs d’entre eux sont d’ailleurs présents lors de la Pentecôte auprès des apôtres, de Marie et
de celles qui étaient restées à ses côtés (Ac 1,14.2,1) ; certaines de celles-ci étaient sans doute leurs
propres mères (Luc 24,10 ; Jean 20,18). La Pentecôte de cette fin mai de l’an 30 – selon la
datation la plus probable – offre l’aspect paradoxal d’être à la fois une ouverture vers toutes les
nations et une réunion de famille (autour de Marie). Ce paradoxe surprenant va se retrouver dans
le partage des responsabilités communautaires qu’il va falloir assumer bientôt.
Ce n’est pas la même chose d’être de la famille d’un maître ou d’être de ses disciples. Un
rôle spécial fut reconnu à Jacques et aux "frères" en tant que membres de la famille du Messie
d’Israël et du monde. Ils n’ont pas l’autorité que confèrent les trois courtes années passées aux
côtés de Jésus (Ac 1,21) ; ils ne sont pas appelés à être des "témoins de sa Résurrection" à la
manière des apôtres (Ac 1,22), qui attestent la vie publique du Christ et sont chargés de la
responsabilité de la "bonne nouvelle" (l’évangile). En revanche, ils sont les témoins privilégiés de la
vie dite "cachée" du Christ ; leur rôle est donc de témoigner de l’enracinement de la nouvelle
alliance dans l’histoire – c’est-à-dire dans l’histoire juive.
Ainsi, le chef de la communauté des juifs chrétiens de Jérusalem, tenue pour le centre du
monde (Ezéchiel 38,12), sera choisi parmi les "frères de Jésus" ; et sa communauté aura
spécialement à cœur de vivre radicalement selon la tradition – ce qui donnera un
judéochristianisme nettement moins ouvert que celui des apôtres. Une telle situation n’allait pas
sans tensions, bien sûr, ne serait-ce qu’entre partisans de l’ouverture et défenseurs des traditions
juives ; cependant, ce serait exagérer que de parler d’une diversité conflictuelle originelle et
inconciliable (Ernst KÄSEMANN). La diversité est certes originelle, non les conflits, qui apparaissent
par après. Les passages johanniques de Jean 2,12, 7,2-10 et 19,25-27 se font l’écho de tensions
dues à cette situation : ils seraient une critique voilée des revendications excessives des "frères de
Jésus" ou de leurs disciples 582. La gestion des biens à Jérusalem a également constitué l’objet de
certains griefs, qui ont conduit à l’instauration de "serviteurs" n’appartenant pas à la communauté
des "frères de Jésus" (Ac 6,1-5). L’Eglise naissante n’est pas figée et les conflits y sont gérables.
La situation paradoxale originelle reflète la diversité des situations et des personnes et a conduit à
une complémentarité d’orientations.
Paul ajoutera encore à la diversité en inaugurant une forme inattendue de
judéochristianisme, prioritairement tournée vers les païens (ce n’était même pas son projet de
départ). La complémentarité existant entre l’enracinement dans la tradition juive et la mission des
apôtres est une évidence pour lui, quitte à la considérer surtout au point de vue qui l’intéresse : la
complémentarité entre juifs et païens. Les païens, explique-t-il en simplifiant beaucoup les choses,
sont comme greffés sur le tronc de l’olivier de l’Israël historique (Rm 11, 16-21) 583. En fait, les
différences d’accentuation entre les formes du judéochristianisme manifestent une réalité plus
complexe (de plus, selon Jean 10, c’est Jésus qui est la vraie vigne et le tronc sur lequel il faut être
greffé).
582
Cf. MANNS Frédéric, Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?, Paris, Beauchesne, 2000, p.24.
583
Cette manière de voir est en elle-même inattendue de la part d’un ancien pharisien fanatique (Ac 7,58 ; 22,20 ;
23,6). En même temps, cet enracinement très fort constitue un soutien dans son audace (parrêsia).
2.3.1.2 Le judéochristianisme johannique : un autre regard
La diversité des formes du judéochristianisme est évidemment due en partie à celle qui
existait déjà dans la religion juive à cette époque, y compris à Jérusalem. A côté des juifs
araméophones et hébraïsants de Judée, de Galilée ou de Mésopotamie, d’autres en effet étaient
plutôt de langue grecque en Judée même, en Syrie, en Egypte (ils sont dits "hellénistes") ; du
reste, la rencontre entre la pensée grecque et la tradition religieuse hébraïque était vivante depuis
près de deux siècles. Il ne faut pas oublier non plus les mouvements prophétiques – dont les
baptistes de Jean le Baptiste584 –, ou messianistes, ou encore philosophiques (qui se retrouvent
autour du livre de la Sagesse, surtout en Egypte) ; tous ces mouvements, ainsi que la plupart des
hellénistes, étaient critiques par rapport au Temple ou au moins à l’égard de ses liturgies et de ses
autorités. Dans l’Eglise primitive, toutes ces diversités se sont retrouvées, et en partie déjà parmi
les douze apôtres (à côté d’un publicain lié aux Romains, Matthieu, on trouvait un messianiste
zélote anti-romain, Simon).
La critique du Temple n’était pas seulement ce qui rapprochait les juifs hellénistes de
l’apôtre Jean, fils de Zébédée, qui était un ancien disciple de Jean Baptiste tout comme son frère
Jacques ; une même manière de penser la Révélation leur faisait inclure, écrit Richard BAUCKHAM,
“Jésus dans l’unique souveraineté divine non seulement eschatologiquement mais aussi
protologiquement, [c’est-à-dire] non seulement dans le présent et le futur mais aussi depuis le
commencement [du monde]” 585.
Jean avait évangélisé la Samarie aux côtés de Pierre dont il est très proche (Ac 8,14-25) ;
pour le reste, il semble qu’il soit surtout resté à Jérusalem.
Même si elle n’est pas une cause de la bidirectionnalité de l’Eglise naissante, en pratique,
l’attitude face au Temple distingue les membres hébraïques de la communauté de Jacques le
"Frère du Seigneur" – les "jacobiens" –, des autres judéochrétiens et en particulier des
"johanniques". Comment se situer par rapport aux prières – et lesquelles –? Et par rapport aux
règles de pureté ? Et aux autres règles qui s’étaient multipliées 586 ? Jésus avait dit : “Détruisez ce
temple et, en trois jours, je le relèverai”, ce qui – selon Jean 2,19 – se rapportait au "temple" de son
corps587, invitant ainsi à se détacher du Temple de pierre. Justement, les judéochrétiens de Jacques
en particulier y étaient très attachés ; ils étaient assidus à la prière au Temple (Ac 2,46) et soucieux
d’observer rigoureusement les nombreuses exigences légales et rituelles, y compris toutes celles
qui avaient trait à la pureté.
A l’opposé, les johanniques et les hellénistes exprimaient ouvertement leurs critiques du
Temple, de ses pratiques rituelles et de ses autorités sacerdotales et pharisiennes : le Temple
n’était-il pas privé de sa Šekîna h ou Présence divine depuis que son voile s’était déchiré lors de la
584
Les johannites ne sont pas les seuls à critiquer le Temple et les abus qui l’entourent, remarquait Frédéric MANNS :
“leur critique du Temple les rapproche des mouvements apocalyptiques... ainsi que de l’auteur du livre
d’Hénoch” (Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?, Paris, Beauchesne, 2000, p.26).
585
BAUCKHAM Richard, God crucified. Monotheism and Christology in the New Testament, Carlisle (UK), Paternoster Publ.,
1998, p.35.
586
L’évangéliste Marc signale l’abondance de ces règles suivies et imposées par les Pharisiens (Marc 7,3-4), puis
signale une discussion avec Jésus qui leur reproche d’introduire encore d’autres règles basées sur des interprétations
fausses – et intéressées (Marc 7,11-13 à propos de l’offrande qorban).
587
Ces paroles furent reprochées à Jésus lors de sa condamnation (de manière assez tronquée) :
“Deux [témoins] déclarèrent : Cet homme a dit : Je peux détruire le Sanctuaire de Dieu et le rebâtir en trois
jours (Mt 26,60-61)... [Près de la croix], des passants l’insultaient, hochant la tête, et disaient : Toi qui détruis le
Sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, si tu es le Fils de Dieu, et descends de la croix” (Mt 27,39-40).
mort du Messie-Jésus588 ? Il n’est pas fortuit que ce soient eux qui, les premiers, eurent l’occasion
de vérifier la justesse des prédictions de Jésus relatives à l’expulsion des communautés juives
officielles (Jean 9,22 ; 12,42 ; 16,2)589 et à la mise à mort de certains par des fanatiques, au nom du
“sacrifice rendu à Dieu” (Jean 16,2) : Etienne, justement un juif helléniste, est lapidé en 35 – il
était l’un des Sept diacres du groupe helléniste présent à Jérusalem –; neuf ans plus tard, à la
Pâque 44, Jacques frère de Jean est exécuté sur l’ordre d’Hérode Agrippa, tandis que Pierre est
emprisonné (cf. Ac 12).
Selon le texte des Actes, Hérode cherchait à “plaire aux juifs”, qui étaient de plus en plus
influencés par le fanatisme pharisien puis zélote ; les formes les plus dérangeantes du
judéochristianisme devenaient donc des cibles. A ce moment-là du moins, les jacobiens ne furent
pas inquiétés. Le fanatisme de Paul avant sa conversion en 35, ne les avait pas inquiétés non plus :
c’était en Syrie qu’il avait sévi, faisant emprisonner et exécuter des juifs chrétiens.
“La violence contre les ennemis d’Israël était systématiquement pratiquée par les zélotes qui, vers la
fin des années 50, commençaient à dominer la vie religieuse et politique... [Ceux-ci] prêchaient aussi
l’arrivée du Messie libérateur au désert, et remplissaient toute la Judée de leur frénésie [JOSÈPHE, La guerre
juive, II,259]... [Au nombre des zélotes étaient] les quarante fanatiques qui ont cherché à lyncher Paul
à son retour à Jérusalem en 58 (Ac 23,12-24). Ils s’étaient entendus avec le Sanhédrin pour l’attirer
dans un guet-apens et le tuer. On sait que les zélotes étaient [alors] soutenus par les pharisiens” 590.
Certains indices laissent penser que l’apôtre Jean fut tué à la même époque que son frère
Jacques dit "le Majeur"591, c’est-à-dire vers 44-45 ; cependant, IRÉNÉE signale la présence de “Jean,
le disciple du Seigneur” à Ephèse après 70592. Quoiqu’il en soit – avec ou sans Jean –, la
communauté johannique de Jérusalem avait déjà quitté la ville dès les années 50, vers Ephèse
principalement, tandis que les autres apôtres étaient partis dans diverses autres directions. Seuls
les jacobiens demeurèrent à Jérusalem, pour quelques années encore.
594
En Ga 2,1 , Paul fait allusion à [dia] quatorze années ; selon que l’on comprend "au bout de quatorze années" ou "au
cours des quatorze années", celles-ci désignent soit les années entre sa conversion en 35 et son passage à Jérusalem en 48,
soit les années séparant ses deux entrevues déterminantes avec Pierre, à Jérusalem en 36 et à Antioche en 50 (cf.
MINNERATH Roland, De Jérusalem à Rome..., p.98-99).
595
MINNERATH Roland, De Jérusalem à Rome..., p.100.
596
Ces "anciens" “préfigurent le presbyterion dont sera entouré l’évêque monarchique au début du 2 e siècle”, tel que
les Lettres d’Ignace d’Antioche l’exposeront (MINNERATH Roland, De Jérusalem à Rome..., p.195).
597
EUSÈBE parle de ce tombeau en signalant qu’il était vide. En fait, les restes de Jacques avaient été transférés en 135
dans son village natal de Saknîn, près de Nazareth, c’est-à-dire Kefer Sekania où le Talmud Babli situe le mîn Yakov (cf.
1.6.3.6). En effet, la raison d’un tel transfert est sans doute la seconde grande insurrection de la Judée. Le Maqam es1-
S1addiq Yakub serait ce tombeau à Saknîn (BAGATTI Bellarmino, L’Eglise de la circoncision, Jérusalem, Franciscan Printing
Press, 1965, p.78-79).
598
“La petite église de Dieu élevée là où les disciples... montèrent dans la chambre haute... était édifiée dans
cette partie de Sion qui avait été préservée après la ruine... [Il y avait là] sept synagogues, les seules qui
subsistaient de Sion... parmi lesquelles l’une est demeurée jusqu’aux jours de l’Empereur Maxime et de
l’Empereur Constantin” [soit au plus tard jusqu’en 337, année de la mort de Constantin] (EPIPHANE, De
mensuris et ponderibus, 14).
“Après la prise de la ville, les croyants, revenus de nouveau à la sainte Sion, choisirent pour second évêque de
Jérusalem, Siméon. Hadrien étant venu à la ville sainte et l’ayant rasée sauf l’église des chrétiens encore
debout, ordonna de rebâtir toute la cité à l’exception du Temple” (ALEXANDRE de Chypre, 6e siècle – PG 87,
4041-4044).
Cette synagogue judéochrétienne du mont Sion est signalée en 333 encore par un pèlerin, l’ANONYME de Bordeaux.
599
ORIGENE, De principiis, IV, 22 (PG 11, 389). A ce point de vue, rappelons que l’Epître de Jacques (rédigée avant Rm
c’est-à-dire avant 57 selon Philippe ROLLAND, La date de l’épître de Jacques, in NRT, n° 118, 1996, p.839-851) commence
par ces mots :
On peut attribuer aux tendances sectaires des "Pauvres" autour de Jacques, le scandale fait à
l’occasion des repas que Pierre avait partagés à Antioche avec des non-juifs, mangeant, de plus,
des nourritures interdites. Il n’est pas sûr que le conflit qui survint à cette occasion ait été plus
âpre que le récit des Actes l’indique (15,5-12) ; à la réunion qui en débattit (le "Concile" dit de
Jérusalem, vers 39600), Pierre obtint la confiance de tous. Le discours de Jacques que le texte
mentionne ensuite (Ac 15,13-21) ne semble pas à sa place ; il paraît expliciter l’ouverture faite aux
païens mais reflète surtout le cadre étroit de la communauté de Jérusalem 601. En fait, il doit s’agir
d’un décret propre à la communauté de Jacques, approuvé plus tard par Pierre lorsqu’il repassa à
Jérusalem vers 48 ainsi que Paul et Barnabé (le texte des Ac a fondu ces divers épisodes en un
seul).
Ce qu’il convient de remarquer dans le décret de Jacques, c’est la conformité "minimale"
aux lois de pureté exigée de la part des païens devenus chrétiens afin d’être fréquentables par les
disciples de Jacques – surtout à table. A contrario, cela veut dire que les disciples de Jacques
mangeaient et priaient rarement avec des chrétiens venus du paganisme, voire avec d’autres
judéochrétiens moins rigoureux en matière de pureté rituelle.
Ces diverses manières de vivre ont coexisté avec des tensions, mais en se reconnaissant
mutuellement comme légitimes – car la mission de ceux qui suivent la famille de Jésus et de ceux
qui suivent Pierre, Paul ou Jean n’est pas la même602. Au reste, la majorité des jacobiens voyait
d’un bon œil les options et les manières de faire de Paul auprès des païens, pourtant si éloignées
des leurs ; au fond, à la suite de Pierre, Paul réalisait par excellence la dimension missionnaire
universelle attendue par tous (y compris par les jacobiens). Certes, IRÉNÉE603 et ORIGÈNE604 ont
signalé que les épîtres de Paul étaient rejetées par les "ébionites" (en fait, ils rejettent tout ce qui
n’est pas leur "évangile") ; mais JÉRÔME rapporte ainsi l’opinion des "nazaréens" sur Paul :
“Lorsque le Christ vint et que sa prédication retentit, la terre de Zébulon et de Nephtali fut libérée
en premier lieu des erreurs des scribes et des pharisiens, et il enleva de leurs épaules le joug très
lourd des traditions juives. Ensuite, grâce à l’évangélisation (evangelium) de l’apôtre Paul, le dernier de
tous les apôtres, cette prédication s’est multipliée ; et l’évangile du Christ resplendit aux confins des
nations et par la mer entière”605.
Ceci laisse entendre que les judéonazaréens auraient gardé un bon souvenir de Paul (dû aux
secours apportés aux jacobiens en 48 et au fait qu’il n’en a pas profité pour se mêler de leurs
affaires), et qu’au moins certains de ses textes sont reçus (sans doute ceux où cet ancien
“Jacques, serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus Christ, aux douze tribus de la Dispersion, salut !” (Jc 1,1).
600
Les questions si importantes relatives à l’apostolat en milieu païen ont été réglées avant le départ de Pierre pour
Rome en 42 ; concernant cette assemblée, le départ et le premier séjour de Pierre à Rome (42-48), voir MINNERATH
Roland, De Jérusalem à Rome..., p.91-147 [spécialement p.100.142] et p.578.
601
Jacques demande aux Païens devenus chrétiens de “s’abstenir des chairs étouffées et du sang” (Ac 15,20), c’est-à-
dire de se conformer à une loi de pureté juive. Cela n’a de sens que de la part d’une communauté très stricte sur les
exigences de pureté, et en vue d’une certaine fréquentation de ces ex-païens. Il s’agit donc d’un décret pris par la
communauté de Jacques et qui s’applique à Jérusalem et dans les quelques autres lieux de la communauté.
602
Si l’on ne considère pas cette complémentarité, l’idée vient vite à l’esprit de croire qu’une bonne solution aurait
été l’uniformité imposée : soit interdire aux jacobiens de faire table à part et de prier uniquement entre eux, soit au
contraire obliger tout le monde à la circoncision, de sorte que, dans l’un ou l’autre cas, tous puissent manger
ensemble (NODET Etienne, Flavius Josèphe. Baptême et résurrection,… p.28-31).
603
IRÉNÉE, Contre les hérésies, trad. A. ROUSSEAU, coll° S.C. n° 264, p.347 (passage cité en 1.6.1.2).
604
“Il y a des sectes qui ne reçoivent pas les épîtres de l’apôtre Paul : les ébionites des deux sortes et ceux qu’on
appelle les encratites” (ORIGÈNE, Contre Celse, V, 65).
605
JÉRÔME, Comm. sur Isaïe 9,1-4 – PL 24,125. Ray PRITZ ajoute le commentaire suivant :
“Relevons une fois de plus la polémique contre les Scribes et les Pharisiens... [et] le regard positif que les
Nazaréens portent sur Paul et sur le refus d’obliger les chrétiens d’origine païenne à observer la Loi” (PRITZ
Ray A., Nazarene Jewish Christianity…, p.64).
“pharisien fils de pharisien” – Ac 23,6 – s’oppose aux adeptes de son ancienne obédience). Mais
JÉRÔME ne précise guère : parle-t-il ici d’un groupe représentatif des "nazaréens" ou d’un groupe qui
se serait rapproché du christianisme et qu’il aurait rencontré de ce fait ? On peut conclure
seulement que les jacobiens ont apprécié “l’apôtre des païens” (Rm 11,13) et que certains
judéonazaréens s’en souviennent.
Restés les seuls judéochrétiens organisés à Jérusalem, les jacobiens devinrent à leur tour la
cible des sectaires. En 62, leur chef, Jacques le Juste, fut exécuté à l’instigation du grand prêtre
Anan – par jalousie, indique FLAVIUS JOSÈPHE (Antiquités juives, 20, 9,1) –, mais
“le coup de force du grand prêtre contre Jacques a été facilité par l’absence du procurateur romain
et fut blâmé par l’opinion publique juive”606.
En effet, la personnalité de Jacques était respectée et même louée par toute la population,
souligne HÉGÉSIPPE607 ; mais celle-ci était devenue peu à peu l’otage des fanatiques et du pouvoir
du sanhédrin : le mécanisme était en marche qui devait aboutir à la terrible insurrection de 66-70.
En 67 ou 68, avant qu’il ne soit trop tard, les jacobiens quittèrent Jérusalem vers Pella et la Syrie
608
.
En 70, le Temple était détruit. Pour la plupart des judéochrétiens, ce n’était pas la fin du
monde – si l’on peut dire –, car, de toute façon, ils se passaient déjà du Temple. Cette destruction
et les autres désastres de la guerre furent interprétés comme le châtiment divin de la mort de
Jésus quarante ans plus tôt. Certains jacobiens y virent davantage encore un châtiment divin pour
la mort de Jacques le Juste advenue huit ans plus tôt 609. Une telle affirmation "jacobocentrique"
témoigne de la fissure qui, après 70, affecta la communauté jacobienne. Le glissement était grave
vers l’exaltation de la figure de Jacques au-dessus de celles des douze Apôtres 610, ce qu’on
606
MANNS Frédéric, Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?,… p.34. Pour ce qui concerne son tombeau, voir note
Erreur : source de la référence non trouvée.
607
L’activité principale de Jacques le Juste, resté célibataire, aurait été la prière et le jeûne d’intercession pour le
peuple (cf. EUSÈBE, Hist. eccl., II, 23,4-18).
608
Où allèrent-ils ? Selon les témoignages d’EUSÈBE et d’EPIPHANE, la communauté se déplaça à Pella en Décapole
avec le successeur de Jacques, Syméon, un autre cousin du Seigneur. Il semble cependant que beaucoup continuèrent
jusqu’en Syrie. Certains spécialistes ont élevé des objections à propos de l’installation de la communauté Jacobienne-
nazaréenne parmi la population de Pella, mais s’il s’agissait d’une présence discrète (et imposée par les Romains), ces
objections disparaissent. Le lieu exact importe d’ailleurs peu.
609
“Hégésippe [juif devenu chrétien, 2e moitié du 2e siècle, connu par Eusèbe] est l’un des premiers à
considérer les événements de 70 comme un châtiment divin, non à cause de la crucifixion de Jésus mais de la
lapidation de Jacques le Juste”,
écrit Simon Claude MIMOUNI (Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques,… p.19 /note 2 – voir aussi SIMON Marcel,
Verus Israël..., p.90). Pour leur part, TERTULLIEN (±157–±220), puis ORIGÈNE et EUSÈBE indiquent que la destruction du
Temple est une conséquence de la mort de Jésus.
610
Selon les Recognitiones pseudo-clémentines (4,35), c’est Jacques qui investit évêques Pierre et Paul ! L’Evangile de
Thomas, de son côté, fait dire à Jésus (en réponse à une question portant sur celui qui “deviendra grand sur nous”) :
“Vous irez vers Jacques le Juste, pour qui ont été faits le ciel et la terre” (12 e logion / 34,28-30).
Remarquons encore avec France QUÉRÉ que cet évangile de Thomas (dont le nombre de logia ou paroles attribuées au
Christ est de 114 comme le nombre de sourates du Coran) a été
“composé en Syrie au deuxième siècle, comme le montre ses affinités avec d’autres textes” ( Evangiles
apocryphes, Paris, Seuil, 1983).
retrouvera aussi bien dans la dérive gnostique611 que dans la dérive judéonazaréenne612. C’est sans
doute pour cette raison que la Lettre de Jacques, quoique authentique, n’aura pas toujours bonne
presse dans l’Eglise naissante au cours des deux siècles qui suivirent (elle fut parfois mise de côté,
rapporte EUSÈBE613).
Dans toutes les formes du judéochristianisme primitif, l’attente du Messie-Jésus était
centrale (ce qu’exprimait l’orientation de la prière vers le soleil levant, cf. 1.6.1.2). Il semble que
les jacobiens aient surenchéri, au sens d’une insistance unilatérale sur l’aspect apocalyptique de la
venue en Gloire. Et, dans la mesure où il a continué, le port du signe du tâw, qui avait eu un sens
en soi (cf. annexe A.3), était devenu inadéquat aux circonstances ; psychologiquement, il
prédisposait à des dérives.
Regardons le cadre dans lequel les déviations se sont concrétisées, à savoir la guerre de 66 à
70 et ses suites.
611
Tel est le cas de nombreux écrits trouvés à Nag H1ammadi, l’Epître apocryphe de Jacques et les deux Apocalypses de
Jacques (évidemment), mais aussi l’Evangile de Thomas (cité en note Erreur : source de la référence non trouvée).
Les Homélies pseudo-clémentines ne manquèrent pas non plus de souligner la primauté de l’Eglise de Jérusalem sur celle
de Rome (XI, 35 / PG 2, 302). La figure de Jacques est également exaltée dans la Lettre de Pierre à Jacques, et dans la
Lettre de Clément à Jacques.
612
L’évangile judéonazaréen que JÉRÔME appelle “selon les Hébreux” est l’un de ces apocryphes qui exaltent Jacques,
en particulier dans ce passage où Jésus ressuscité apparaît à Jacques :
“Il prit le pain, le bénit, le rompit et le donna à Jacob le Juste et lui dit : Mon Frère, mange ton pain, etc.”
(voir texte complet et analyse en 1.6.1.1).
Dans une moindre mesure, on peut y ajouter certains "apocryphes de l’enfance", dont le fameux Protévangile de Jacques.
613
EUSÈBE, Hist. eccl., II, 23,24-25. Lui-même range la lettre de Jc parmi les écrits contestés (qu’il appelle les
antilegomena).
2.3.2 Où et quand ? Désastre de 70 et projet judéonazaréen
614
FLAVIUS JOSÈPHE, La guerre juive, VI, 98.459. Pourtant, le septième des légions de l’Empire était mobilisé là.
615
FLAVIUS JOSÈPHE, La guerre juive, VI, 285s.
616
DION CASSIUS, 66,6 cité par REINACH Th., Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au Judaïsme, Paris, 1895, p.193s.
pièces précédentes qui indiquaient : “Année 3... liberté de Sion”. Ce qui est très révélateur,
remarque B. KANAEL :
“Les premières [citées] sont religieuses et messianiques, les secondes seulement politiques” 617.
JOSÈPHE, lui, est très discret sur les motivations de plus en plus messianiques de
l’insurrection et sur ses illusions ; il indique simplement :
“Plus que tout, ce qui les conduisit à la guerre fut un oracle ambigu, qu’on trouva également dans
les Saintes Ecritures, qu’un homme de leur pays, à cette époque, deviendrait le souverain du
monde” ;
mais c’est pour mieux flatter le pouvoir romain. D’abord, la manière dont il cite l’oracle est
déformée : on y reconnaît mal une prophétie biblique, et l’oracle n’était certainement pas
“ambigu”. Ensuite, le but poursuivi par la citation de JOSÈPHE apparaît dans la phrase qui suit :
“Ils crurent que cet oracle désignait un membre de leur peuple, et beaucoup de gens sages [il se
désigne ainsi lui-même] se trompèrent dans son interprétation. En fait, l’oracle signifiait la
souveraineté de Vespasien, qui fut proclamé Empereur en terre juive”.
Et voilà l’empereur devenu le sujet d’une glorieuse prophétie biblique 618 ! Monette
BOHRMANN résume ainsi le souci de Josèphe :
“Josèphe efface scrupuleusement de ses écrits ce que la tradition juive de son temps pouvait, même
indirectement, mentionner sur les espérances messianiques et les attentes du peuple” 619.
Il est certain que les objectifs de l’insurrection dépassaient un simple nationalisme 620 ; ils
dépassaient tout autant le jeu des haines civiles et politiques ou celui des ambitions personnelles,
jeu sur lequel JOSÈPHE s’étend longuement. Implicitement, une certaine vision messianiste du salut
du monde était à l’œuvre, et elle ne pouvait jouer que contre la paix621.
“Il est évident que les juifs se sont crus investis d’une fonction de mentor religieux vis-à-vis de
l’humanité (Sg 18,4), écrit François BLANCHETIÈRE à la suite de M. GOODMAN ; qu’ils ont tenu qu’à la
fin des temps, les Nations reconnaîtraient la gloire de Dieu et le gouvernement divin sur la terre,
centré sur Jérusalem ; enfin qu’a existé une volonté de susciter l’admiration pour le mode de vie et
le respect pour le Dieu d’Israël, d’éduquer moralement les Nations” 622.
Aucun des judéochrétiens ne participa à l’insurrection, qui étaient le fait des fanatiques qui
refusaient le Messie-Jésus et qui les persécutèrent, en particulier les zélotes. Du reste, les jacobiens
617
KANAEL B., The Historical Background of the Coins “Year four... of the Redemption of Zion, in Bulletin of
American Schools of Oriental Research, n° 129, febr. 1953, p.18-20. Ces pièces en bronze présentent de plus les
symboles de l’ethrog (le gros citron qu’est le cédrat) et du lulav (palme).
618
TACITE (Hist., 5,13) et SUÉTONE (Vesp., 4,5) font également allusion à un oracle concernant la carrière impériale de
Vespasien. Cette source (assurément non biblique) semble être citée indépendamment par les trois auteurs.
619
BOHRMANN Monette, La version vieux russe de la Guerre Juive…, p.43.
620
Andrew CHESTER remarque que, de cette manière, JOSÈPHE “désamorce et déseschatologise” le messianisme visant une
“réalisation nationale et terrestre” ; simplement, il faut remarquer que le messianisme, s’il est effectivement
“terrestre”, n’a plus un caractère seulement “national” comme au temps des Maccabées. Assurément,
“Josèphe évite là de citer toute prophétie de salut dans le livre Daniel, alors qu’il le fait ailleurs” (The parting of
the Ways. Eschatology and Messianic Hope, in DUNN James D.G., Jews and Christians. The parting of the Ways a.d. 70 to
135, [Tübingen, 1992] Grand Rapids/ Cambridge, Eerdmans Pub., 1999, p.261).
621
Pour sa part, Mireille HADAS-LEBEL fait davantage le lien entre cette guerre (et les suivantes) et la mentalité
"apocalyptique" :
“L’attente messianique suppose que l’on se résigne à passer par l’épreuve d’une guerre. Pour les auteurs
d’apocalypses les plus anciens, [la guerre eschatologique est] une guerre présente interprétée à des fins de
réconfort comme un prélude nécessaire. D’autres se préparent à de grandes épreuves et leurs lecteurs peuvent
même être tentés de hâter celles-ci afin de réaliser plus tôt l’espérance annoncée. Cette mentalité pourrait
donner la clef des grands mouvements contre Rome”(Jérusalem contre Rome,… p.399).
622
François BLANCHETIÈRE tient ce résumé pour un “acquis” (Enquête sur les racines juives…, p.163).
quittèrent Jérusalem juste à temps (en 67 ou 68). Le caractère messianique de l’insurrection avait
nécessairement un rapport indirect avec eux qui, depuis presque quarante années, ne cessaient
d’annoncer le retour imminent du Messie-Jésus ! Ceux qui rejetaient celui-ci "qui doit revenir
bientôt", ne pouvaient que le remplacer par un autre qui viendra tout aussi prochainement, ou
même qui est venu : on ne rejette vraiment bien qu’en remplaçant. C’est ce que les témoignages
indiquent encore plus clairement à propos de l’insurrection de 135 ; pour celle de 66, nous
sommes très tributaires du peu que JOSÈPHE a bien voulu écrire.
623
JOSÈPHE, La guerre juive IV, 8,1.
624
GENOT-BISMUTH Jacqueline-Lise, La discipline de Clergie. Disciplina clericalis. Moïse le Séfarade, alias Pierre d’Alphonse ,
Evropeïsky Dom /éd. de Paris, St-Pétersbourg-Paris, 2001, p.18.
Une émigration eut lieu à nouveau 65 ans après, spécialement vers la Crimée et l’Espagne :
“Jérôme atteste que Bosporos (Sferad-Kertch), sous Hadrien, fut encore le lieu de bannissement de Judéens
(pendant la révolte de Bar Kokhba ou après son écrasement)” (Ibidem, p.392 /note 1066 ; voir aussi p.320
/note 64).
Ces épisodes ne sont pas sans importance pour l’avenir, car ces émigrés judéens furent à l’origine du "judaïsme"
non rabbinique ou qaraïte, et ceux de Crimée plus particulièrement de celui de l’Empire des Khazars :
“En plein 10e siècle en Crimée, la religion d’Israël adoptée par les Khazars n’est pas le judaïsme stricto sensu,
mais celle du second Temple exclusivement fondée sur le Pentateuque” (Ibidem, p.396 /note 1095 – en
référence à un texte du finds Firkovitch).
Cette situation perdura jusqu’à une époque récente. En automne 1839, Firkovitch eut une discussion très
révélatrice avec ces Qaraïtes, à propos de l’ouverture d’une guénizah, celle de leur synagogue de Krassov :
“Ils redoutaient en outre que ne soit découvert qu’ils avaient été jadis eux aussi des Fils de l’Ecriture [c’est-
à-dire Qaraïtes] et non des Rabbanites, ce qu’ils savaient par tradition. C’est qu’ils craignaient que, le secret
découvert, on [c’est-à-dire le pouvoir tsariste] ne les forçât à revenir à la religion qaraïte, soupçonnant qu’il
n’était pas innocent que cette mission ait été confié à un Qaraïm [Firkovitch lui-même]” ( GENOT-BISMUTH
Jacqueline Lise, Israël, Edom, Ismaël…, p.679).
Selon ce que Firkovitch avait appris auparavant à Jérusalem, en 1831,
“dans la synagogue dite de Djofar (soit Zofar de Na’ama, à Damas), devenue aujourd’hui rabbanite, il y avait
une pleine « Arche Sainte » d’ouvrages qaraïtes placés sous scellés et h1erem qu’aucune main n’avait pu toucher”
(Ibidem, p.678).
de toute espérance messianique liée au lieu même du Temple (conformément à une perspective
évoquée par Jésus lui-même625). Et inversement – ce qu’il convient de préciser par la question :
quelle était la rupture avec le judéochristianisme que la rupture intervenue parmi les jacobiens ne
fit que manifester ?
Le dramatique et prévisible aboutissement de la guerre, en 70, survint exactement quarante
ans – une génération biblique – après l’ascension du Messie-Jésus. FLAVIUS JOSÈPHE exagère sans
doute en parlant d’un million de victimes ; il est néanmoins vrai que tous les juifs de Palestine
avaient souffert, même ceux qui, comme les judéochrétiens, ne participèrent pas à l’insurrection :
une telle guerre entraîne des famines, le banditisme, des massacres, des représailles, etc.
L’espérance juive traverse une crise terrible : pourquoi le Messie n’est-il pas venu ou revenu
(selon le point de vue respectif des zélotes ou des jacobiens) ? Pour certains jacobiens, la question
se transformait ainsi : quel empêchement le Messie-Jésus a-t-il rencontré pour ne pas êre revenu
au terme des quarante ans ? Une telle question marque subtilement la rupture de la foi : pour les
judéochrétiens, ce n’est pas un obstacle qui a empêché le Messie-Jésus de venir dans la Gloire,
c’est l’impréparation de l’Humanité au Jugement, au terme des quarante ans 626 ; autrement dit,
c’est par miséricorde qu’il ne revient pas encore :
“Un jour auprès du Seigneur est comme mille ans et mille ans comme un jour. Le Seigneur de la
promesse ne tarde pas à venir, comme certains le pensent en retard ; il prend patience envers vous,
ne voulant pas que d’aucuns périssent mais que tous aient l’occasion de se convertir”(2P 3,8-9).
Ce qui demande un acte de confiance à la manière de Job.
Certains ont pris une autre voie. Poser la question de la venue du Messie en terme
d’empêchement, c’était déjà y répondre : l’empêchement, c’est le fait que Jérusalem soit tombée
entre les mains d’impies – ceux qui l’ont refusé et ont voulu établir le Royaume de Dieu sans lui
–, puis entre les mains de païens, ce qui n’est pas mieux car s’ils ont été un moment les
instruments de Dieu pour punir les impies, ils devraient maintenant remettre les lieux saints entre
les mains des vrais croyants. Puisqu’ils ne le font pas, ils ne tarderont pas à être châtiés à leur tour
(cf. 1.5.1.1).
La vision apocalyptique et guerrière que suppose cette "lecture" des événements pouvait
s’appuyer sur une longue tradition messianiste qui en appelait au Jour de Dieu et de Son (ou de
Ses) Messie(s). Le projet de Dieu est alors imaginé ainsi : une fois le temps venu, Il remettra aux
vrais fidèles la Terre actuellement occupée par des païens impies. Ou mieux encore : les fidèles
exilés viendront bientôt la reconquérir glorieusement. Si l’exil à Babylone – consécutif aux
infidélités des rois – est un antécédent, l’image qui inspire plus directement encore cette idéologie
du désert est l’Exode, comme nous l’avons vu à propos des images du Jourdain et des camps au
désert (cf. 1.4.2.2.1) :
“Le lieu de la migration, écrit-il, n’est pas quelconque : il s’agit d’un retour au désert et à l’Exode
pour refaire l’entrée en terre promise. Le thème est très biblique, et sous-tend la prédication de
Jean-Baptiste, qui, selon Jean 1,28, se trouvait au-delà du Jourdain. De même, Josèphe lui-même
rapporte qu’au temps du procurateur Fadus (46-48), Theudas, une sorte de prophète 627, avait invité
625
“Jésus lui dit : Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur ce mont ni à Jérusalem que vous adorerez
le Père” (Jean 4,21).
626
Pour que l’Humanité ait été prête au terme de “cette génération” (Mt 24,34 || ), il aurait sans doute fallu que le
Messie ait été reçu sans exception “par les siens” (Jean 1,11), de sorte que le témoignage ait pu être déterminant et
universel (cf. note Erreur : source de la référence non trouvée) ; cette possibilité envisagée par Jésus lui-même est
infirmée par ce qu’il dit généralement au sujet de la génération présente (Luc 11,31s.17,25 etc.).
627
A propos de Theudas, voir texte et note Erreur : source de la référence non trouvée. Vers 240, dans son
commentaire Sur Daniel, HIPPOLYTE évoque
“un chef de cette Eglise lointaine [de Syrie ou du Pont] qui… se mit à divaguer… Il persuada à bon nombre
de frères de venir dans le désert avec femmes et enfants, à la rencontre du Christ dans le désert” ( IV, 18-19 –
ses fidèles à venir avec tous leurs bagages au Jourdain, parce qu’il se faisait fort de diviser les eaux
pour permettre une nouvelle entrée du peuple migrant en terre promise” 628.
Le Livre de la Guerre trouvé près de Qumrân exprime cette perspective :
“Quand les exilés des fils de Lumière retourneront du désert des nations (voir note Erreur : source de la
référence non trouvée) pour camper dans le désert de Jérusalem” (1QM 1,3).
La foi qui s’exprime ainsi n’a plus rien de judéochrétien ; elle imagine un scénario de
l’avenir qui renouvelle la vieille idéologie du désert. Certes, comme un nouveau Moïse (Ex 14,16),
le Messie devra traverser le Jourdain – en principe à pied sec comme Josué et l’Arche (Jos. 3,13-
4,18). Mais il ne s’agira plus d’y convoquer le peuple (comme Theudas l’avait fait). C’est le salut
du monde entier qui est en jeu et pas seulement la libération de la Terre. Toute une théologie de
l’Histoire et du monde s’élaborera pour nourrir cette espérance qui s’adresse et s’appuie
exclusivement sur les juifs – à ce moment-là du moins : nous verrons qu’à force d’échecs (surtout
indirects), l’idée surgit d’une coopération avec des non juifs ( cf. 2.5.1). Mais regardons d’abord
quels étaient les objectifs désignés et nécessaires des judéonazaréens.
cité in CAROZZI Claude, La fin des temps, terreurs et prophéties au Moyen Age, Paris, Flammarion, 1999, p.132).
628
NODET Etienne, Flavius Josèphe. Baptême et résurrection,… p.63-64, qui s’appuie sur FLAVIUS JOSÈPHE, Antiquités juives,
20, 9, 7. Cette citation a été reproduite partiellement déjà en 1.4.2.2.1.
2.3.3 Quoi et comment ? Rétablir le Temple et le culte parfaits
La question du Temple, désormais en ruine, est évidemment une question qui ne laisse
personne indifférent – bref, elle est mobilisatrice. De nombreux textes évoquent le Temple
détruit, par exemple un fragment assez lacunaire trouvé dans la grotte IV de Qumrân :
“[…] a été consumé par le feu et détruit… ses saints parvis sont devenus […] Jérusalem ville du
[sanctuaire a été livrée] à des bêtes sauvages… tous ses beaux bâtiments sont désolés […] et il n’y a
plus en eux de pèlerins, toutes les cités de [Juda …] notre héritage est devenu semblable au désert”
629
.
Pour un judéochrétien, cela est regrettable mais passé. Pour un messianiste au contraire,
c’est l’avenir : le but de tous les efforts doit être de rétablir ce qui sera l’ultime et troisième
Temple éternel ; ainsi commencera le règne universel et définitif de Dieu sur la terre, réalisant la
prophétie de Natan à David à propos d’un descendant dont la royauté sera éternelle. Voici
comment cette prophétie est interprétée selon un passage trouvé dans la même grotte :
“YHWH te déclare qu’il te bâtira une Maison [2Samuel 7,11s.] : Je vais susciter ta postérité après toi
[2Samuel 7,12] ; Je vais établir son trône royal pour [toujours] [2Samuel 7,13] ; Je serai son Père et il
sera mon fils [2Samuel 7,14]. C’est le Germe de David qui va se lever avec l’interprétateur [ou : le
chercheur] de la Loi [pour régner] à Sion [à la fin] des jours 630, ainsi qu’il est écrit : Je relèverai la
tente de David qui est tombée [Amos 9,11]. Cette tente de David qui est tombée, c’est celui qui se
lèvera pour sauver Israël” (4Q Florilegium 10-13).
Ce même écrit précisait encore, en référence à Zacharie 6, que ce “Germe… reconstruira le
Sanctuaire de Yahweh” (4Q Flor 6,12b-13)631.
629
Dans ce texte (ici reproduit au complet mais encore très lacunaire), il est vraiment très difficile de voir une
allusion au 6e siècle avant notre ère :
“[…] tous nos méfaits et nous n’y pouvons rien : car nous n’avons pas obéi […] Juda, de sorte que tous ces
malheurs ont fondu sur nous, par le mal […] son alliance. Malheur à nous […] a été consumé par le feu et
détruit […] notre honneur, et il n’y a rien d’agréable, dans […] ses saints parvis sont devenus […] Jérusalem
ville du [sanctuaire a été livrée] à des bêtes sauvages, et il n’y a pas […] et ses avenues […] tous ses beaux
bâtiments sont désolés […] et il n’y a plus en eux de pèlerins, toutes les cités de [Juda …] notre héritage est
devenu semblable au désert […] nous n’entendons plus de cris de joie, et [il n’y a plus personne] pour
rechercher Dieu… per]sonne pour guérir nos plaies. Tous nos ennemis […] nos offenses […] nos péchés”
(4Q179 Fragment 1 – voir aussi fragment 2 qui est une longue lamentation – cités in WISE Michael & ALII,
Les manuscrits de la mer Morte [New York, 1997], Paris, Plon, 2001, p.285-286).
630
Un "Germe de David" – le Messie – sera accompagné ou précédé par un homme de la Loi – un prophète –: tel
est le programme que le "Messie" Koséba et son "Prophète" Rabbi ‘Aqiba ont précisément voulu réaliser en 132 lors
de la seconde Guerre juive. La réinterprétation qumrânienne est aussi simplificatrice que significative, remarque Steve
MOYISE (The Old Testament in the Book of Revelation, Sheffield Academic Press, 1995, p.91-92).
631
“Lorsque tes jours seront accomplis et que tu seras couché avec tes pères, J’élèverai après toi le lignage issu
de tes entrailles et J’établirai fermement sa royauté. C’est lui qui construira une Maison pour mon Nom et
J’établirai à jamais son trône royal. Je serai pour lui un Père et il sera pour Moi un fils” (2Samuel 7,12-16).
Notons qu’une apocalypse en araméen trouvée dans la grotte IV sous la forme d’un fragment exploite ces thèmes
conjointement à ceux de Daniel 7,14 (“Voici venir comme un Fils d’homme… son empire est un empire éternel”) :
“[Daniel dit au] roi :… Il sera grand sur la terre. [Les peuples] feront la paix avec lui et tous [le] serviront. [Le
fils du grand Seigneur (?)] il sera appelé et de son nom il sera nommé. Il sera dit le fils de Dieu et le fils du
Très-Haut on l’appellera. Comme les comètes de la vision ainsi sera leur règne ! Des années ils régneront sur
la Terre et ils piétineront tout… Son royaume est un royaume éternel… Le grand Dieu est lui-même sa force
et fait la guerre pour lui. Des peuples Il livrera dans sa main et eux tous Il (les) jettera devant lui” (4Q 246 dit
Pseudo-Daniel 1,7-2,3.5.8 – PUECH Emile, Les manuscrits de la mer Morte et le Nouveau Testament in Le monde de la
Bible n° 86, janvier-mars 1994, p.35).
2.3.3.1 Le Temple éternel
On peut citer ici le commentaire que Marcel SIMON a fait d’un passage de Jérôme à propos
de "juifs" pas très bien identifiés – ce qui n’est pas surprenant, comme nous l’avons vu – :
“A l’époque de saint Jérôme encore [m. 420], ils attendaient l’instauration d’une Jérusalem nouvelle,
qu’ils se représentaient de la même manière que les Juifs ; Judaei et nostri Judaizantes putant auream et
gementam Jerusalem de celestibus ponandam (Les Juifs et nos Judaïsants […] pensent qu’une Jérusalem dorée et
diamantée doit descendre des cieux – Sur Isaïe, 49,14 – PL 24,522). Pareilles dispositions impliquent à
coup sûr la foi en la restauration du Temple”632.
Une telle espérance apparaît avec insistance dans le Talmud de Jérusalem, qui n’insiste pas
seulement sur la malédiction contre les mînîm – la douzième des 18 bénédictions qui forment la
‘Amîda h (cf. 1.6.3.6) – mais également sur la deuxième et la quatorzième :
“Pour nulle section omise, on n’a besoin de recommencer, excepté si l’on a omis celle de la résurrection des
morts [= la 2e bénédiction], ou de la soumission des hérétiques [= 12 e bénédiction], ou de la reconstruction
du Temple de Jérusalem [= la 14e bénédiction], sous peine de passer pour un hérétique (mîn)”633.
Nous avons ici l’acception primitive du terme mîn dans le Talmud (cf. 1.6.3.6), celle
signifiant judéochrétien : un judéochrétien ne pouvait demander à Dieu que le Temple et ses
sacrifices soient réinstaurés, et moins encore se maudire lui-même (la 12 e "bénédiction"). En
d’autres termes, l’orientation de ce texte est très messianiste et correspond au temps où le
rabbinisme n’a pas encore pris ses distances vis-à-vis des aventures qu’on qualifiera au choix
d’insurrectionnelles, d’indépendantistes ou de révolutionnaires ( voir 2.4). Le Talmud de Babylone,
qui est postérieur, témoigne du fait que, échaudées par les désastreuses aventures messianistes des
trois premiers siècles, les autorités rabbiniques de Babylonie mirent une sourdine à tout ce qui
pouvait y prédisposer les esprits : le texte parallèle ne reprend plus cette insistance sur la 2 e et la
14e "bénédiction" mais seulement sur la 12e ; seul compte désormais l’horizon de la Loi :
“Etudier la Torah est plus important que d’ériger le Temple” (Megilla 16b) ;
le texte indique même que l’étude de la Loi est plus importante que de sauver une vie, ou que
d’honorer son père et sa mère.
On le voit, l’érection du troisième et dernier Temple n’a pas été l’objectif des seuls
judéonazaréens, même si un lien est toujours pensé entre la venue du Messie – que ce soit la
première ou la seconde – et le Temple futur. Le messianisme est une mentalité qui déborde de
beaucoup les frontières de toute doctrine déterminée. Les Romains ne s’y trompent pas : non
seulement, ils n’ont pas l’intention de permettre à quiconque de rebâtir le Temple, mais, par
précaution, ils vont même jusqu’à fermer et désaffecter le grand temple juif d’Egypte, fin 73 ou
début 74634 :
L’interprétation de ce texte lacunaire incertain laisse indécis, spécialement quant à sa date de rédaction.
632
Ce groupe, Marcel SIMON croit pouvoir le qualifier de "judéo-chrétien" ou même de "chrétien" (ce qui, dans son
vocabulaire, signifie essentiellement non juif rabbinique), ainsi que de "primitif" (alors qu’il se situe après 70), mais,
nonobstant ces tâtonnements de vocabulaire, le lien est bien vu “entre le retour du Christ et la reconstruction du
Temple dans la pensée "chrétienne primitive" ” (Recherches d’Histoire Judéo-chrétienne, Paris, Mouton et Cie,1962, p.11).
633
Traité Bérakhot 5,4 – cité par MIMOUNI Simon Claude, Le judéo-christianisme ancien…, p.176 /note 2.
634
Les Romains ont été impressionnés par le fanatisme messianiste – incompréhensible à leurs yeux – des
combattants juifs ; JOSÈPHE souligne d’ailleurs la responsabilité de ceux-ci dans la destruction du Temple de
Jérusalem. Et, aux yeux des Romains, le Temple de Léontopolis en Egypte constituait le
“dangereux dernier symbole de l’indépendance religieuse nationale du peuple juif”, écrit Joseph MELEZE-
MODRZEJEWSKI (in HASSOUN Jacques, Juifs du Nil, Paris, Le Sycomore, 1981, p.36).
“Le temple juif de Léontopolis fut détruit sous Vespasien, explique Josèphe, parce que l’empereur
suspectait "l’incessante tendance des juifs à se révolter"”635.
Même l’aspect apocalyptique et guerrier n’est pas proprement judéonazaréen, tel qu’on peut
le lire dans un commentaire targumique antérieur au 4e siècle, qui évoque le
“temps où viendra le roi Messie à qui revient la royauté et à qui seront soumis tous les royaumes.
Qu’il est beau le Messie qui doit se lever d’entre ceux de la maison de Juda. Il ceint ses reins et part
pour le combat contre ses ennemis, et il massacre des rois avec des princes. Il rougit les montagnes
du sang de leurs tués et blanchit les collines de la graisse de leurs guerriers. Ses vêtements
dégouttent de sang : il ressemble à un fouleur de raisin” (Targum Jonathan sur Gn 49,10-11)636.
Les judéonazaréens ne sont les seuls ni à imaginer la purification de la terre par des flots de
sang impur, ni à “adorer Jérusalem, comme étant la maison de Dieu”, comme l’a écrit Irénée
(Adversus Haereses, I,26,2). Et, comme on le verra, il leur est arrivé d’être en opposition avec les
juifs zélotes-rabbanites de tendance messianiste, qui ont projeté ou essayé plusieurs fois de rebâtir
le Temple pour leur propre compte. Le Temple n’est pas un but en soi ; c’est ce qui doit advenir
ensuite qui compte – d’où l’opposition –: le Messie-Jésus ne peut revenir si le lieu sacré est aux
mains des impies et le monde ne peut pas être sauvé. Le rabbinisme rejette ce souci universaliste,
étant héritier des tendances pharisiennes voulant limiter l’alliance et le salut aux seuls juifs 637 ; ses
tendances messianistes seront toujours marquées par le nationalisme 638.
635
WALTERS James C., Romans, Jews and Christians : the Impact of the Romans on Jewish/Christian Relations in
First-Century Rome, in DONFRIED Karl P. & RICHARDSON Peter, Judaism ans Christianity in First-Century Rome,
Grand Rapids, Michigan/ Cambridge, U.K., Eerdmans, 1998, p.183-184.
636
Cet ouvrage de commentaires (Tg Jon ou Tj I en abrégé) est daté ± de l’an 300, mais certains passages peuvent être
antérieurs d’un siècle ou deux.
637
Un tel rétrécissement des prophéties bibliques fut déjà le nœud de divergences avec Jésus, aussi bien au plan des
principes (Luc 4,27-28) que de la pratique, lorsqu’il chassa les marchands installés depuis peu sur le parvis des gentils
(Mt 21,12-13 et || ) ; Marc 11,11 précise implicitement qu’il s’agit bien de cet endroit, qu’empruntaient des gens
“transportant des objets à travers le Temple” (pour éviter ainsi un détour) : Jésus le leur reproche.
Paul fut confronté à la même attitude, de la part de ceux qui “empêchent de prêcher aux païens pour leur salut”
(1Th 2,16) ; ils sont “jaloux” de l’Alliance qu’il veut ouvrir aux non-juifs (Ac13,45; 17,4-5) – ce que Pierre et les
autres apôtres font d’ailleurs aussi, plus discrètement. Selon Ac 21,27, Paul est même accusé d’avoir “introduit des
Grecs dans le Temple” c’est-à-dire dans la partie réservée aux juifs, ce qui, en l’occurrence, était faux ; mais la
manière dont l’accusation est formulée en dit long !
Le Coran défend la position inverse, universaliste : il s’en prend à ceux qui disent que la judéité sauve, alors que c’est
la foi (voir 3.2.3.4.2).
638
Il en va différemment des tendances messianistes parmi les Qaraïtes, où l’influence judéonazaréenne n’est pas
étrangère (cf. 2.5.1 et note Erreur : source de la référence non trouvée). Ceci dit, l’influence par émulation et
surenchérissement existe également, et c’est une telle influence qui a joué sur des rabbanites lors des insurrections
des 1er-7e siècle (cf. 2.4.3).
2.3.3.2 Culte parfait à venir et sacerdoce "provisoire"
Si pour les judéonazaréens, le Messie-Jésus est le Messie-Roi fils de David plus encore que le
Messie-Prêtre, c’est l’inverse parmi les judéochrétiens ; la Lettre aux Hébreux explique avec insistance
qu’il est déjà le Prêtre parfait :
“Là où il est entré pour nous en précurseur, Jésus [est] devenu grand prêtre pour l’éternité à la
manière de Melkisédeq. En effet, ce Melkisédeq, roi de Salem, prêtre du Dieu Très-Haut, est allé à
la rencontre d’Abraham, lorsque celui-ci revenait du combat contre les rois, et l’a béni, et c’est à lui
qu’Abraham a remis la dîme de tout…
Car un changement de sacerdoce entraîne nécessairement un changement de loi. Et celui que vise le
texte cité appartenait à une tribu autre [que celle de Lévi] dont aucun membre n’a été affecté au
service de l’autel. Il est notoire, en effet, que notre Seigneur est issu de Juda, d’une tribu pour
laquelle Moïse n’a rien dit relativement aux prêtres. Et l’évidence est plus grande encore si l’autre
prêtre qui se lève est à la ressemblance de Melkisédeq, et accède à la prêtrise non en vertu d’une
filiation humaine639, mais en vertu de la puissance d’une vie indestructible. Ce témoignage, en effet,
lui est rendu : Tu es prêtre pour l’éternité à la manière de Melkisédeq [Ps 110,4]” (He 6,20-7,2 ; 7,12-17).
639
On notera cependant qu’Elisabeth, de la parenté de Marie, est dite être d’ascendance aaronide (Luc 1,5), ce qui est
assez inattendu. En revanche, rien n’est précisé à propos de Marie. Le titre de “Jésus fils de Marie” aurait-il contenu
une allusion aaronide, comme celui de “fils de Joseph” contenait une allusion messianique (cf. 1.4.3.2) ?
640
EISENMAN Robert & WISE Michael, Les manuscrits de…, p.223.224.
641
Cf. note Erreur : source de la référence non trouvée.
642
EISENMAN Robert & WISE Michael, Les manuscrits de…, p.335.
“mentionne le trône de Jacques643. Or, nous savons par l’Assomption de Moïse (12,1) et le Midraš Sifre
Nb (27,18) que l’ordination dans le judaïsme avait lieu par l’imposition des mains et l’intronisation.
Epiphane insiste sur le caractère sacerdotal de Jacques”644 – dans le Panarion, 78,14 ;
HÉGÉSIPPE assimile même la figure de Jacques à celle du grand-prêtre645.
Il y a là un nœud, non pas que Jacques ait jamais joué au Grand Prêtre durant sa vie, mais à
cause du rôle que le courant messianiste a fait jouer plus tard à sa figure : celle du Grand Prêtre
du culte véritable. La Lettre aux Hébreux citée plus haut continuait en précisant que le “Grand
Prêtre des biens à venir” (He 9,11), qui est le Messie lui-même, a déjà offert le sacrifice plénier :
“Offert une fois unique pour enlever les péchés de la multitude, le Christ apparaîtra une seconde fois
non plus à cause des péchés mais en vue du salut [à accorder] à ceux qui l’attendent” (He 9,28) ;
pourquoi le texte exclut-il avec force la perspective d’un culte expiatoire parfait encore à venir
sinon pour dénier à quiconque le droit de se présenter comme "prêtre" préparant à ce culte
futur ?
643
EUSÈBE évoque le trône de Jacques en Hist. eccl., VII, 19 et 32,29 ; il précise que les judéochrétiens le conservèrent.
“Il n’est pas impossible que ce trône ait fait pendant au siège de Moïse qui se trouvait dans les synagogues”,
commente Frédéric MANNS (Le judéo-christianisme..., p.34).
644
Cf. MANNS Frédéric, La liste des premiers évêques de Jérusalem, in BLANCHETIÈRE F. & HERR M.D., Aux origines juives du
christianisme, Centre de recherche français de Jérusalem / Louvain-Paris, Peeters, 1993, p.147.
645
MANNS Frédéric, Le judéo-christianisme..., p.34. Les renseignements fournis par HÉGÉSIPPE et transmis par EUSÈBE
peuvent être sujets à caution : selon lui, le successeur de Jacques, Siméon, serait mort à 120 ans – comme une des
grandes figures pharisiennes du sanhédrin de Jérusalem, contemporain de Jésus, Yohanan ben Zakay (cf. note Erreur
: source de la référence non trouvée).
646
Cf. 1.3.1.3. Sous une autre forme, la question du culte sacrificiel juif hors de Jérusalem s’était déjà posé en Egypte
avec le Temple d’Eléphantine, puis celui de Léontopolis (Egypte) – voir note Erreur : source de la référence non
trouvée.
647
Qaryatein, “oasis aux eaux abondantes, à l’entrée du désert”, portait autrefois le nom de Nazala selon certaines
inscriptions, écrit René DUSSAUD (Topographie historique de la Syrie antique et médiévale, Paris, Geuthner, 1927, p.269.282).
“Zénobe, fils de Moschus [= Moše], nazaréen, archìereus, a élevé ce monument commémoratif
de ses propres deniers”648.
A cette époque en Syrie, qui d’autre que les judéonazaréens portaient cette appellation de
nazaréens ? Ce doit être d’eux aussi que parlent incidemment les Philosophoumena, texte datant de
cette même époque ou de peu auparavant (avant 230), lorsque sont mentionnés “les Pharisiens et
les Sadducéens” comme des groupes existant au moment de sa rédaction (4,29) ; or, si le nom de
“Pharisiens” est une manière de désigner le courant rabbanite, qui d’autres que les judéonazaréens
"fils du Juste" pouvaient alors porter le nom de Sadducéens-s1adduqîm dont le groupe lié au Temple
de Jérusalem avait disparu depuis longtemps ?
Plus intéressant encore : le titre de ¢rci-ƒereÙj porté par ce Zénobe renvoie sans doute
moins à la figure du grand-prêtre officiant dans le Temple de Jérusalem, qu’à celle de l’évêque
chrétien : si en effet le prêtre est appelé ìereus, l’évêque-épiskopos est dit archìereus.
Troisième élément, mineur celui-là : par un curieux hasard, le nom de Zénobe évoque celui
de sa contemporaine Zénobie 649. Or tout indique que cette reine de Palmyre (266-272) – ville
située justement à côté de Qaryatein – était gagnée à l’idéologie judéonazaréenne ( cf. 2.5.1).
Durant sa courte occupation de l’Egypte (de 269 à 271), Zénobie avait d’ailleurs fait reconstruire
une "synagogue" à Alexandrie, qui n’était certainement pas une synagogue rabbanite. L’intérêt de
signaler cet épisode alexandrin ici est lié à la présence de judéonazaréens en cette mégapole, et à
la manière dont, un siècle plus tôt, l’empereur Hadrien (117-138) avait parlé d’eux. En effet, dans
une lettre qu’il rédigea vers 130, Hadrien brossa un tableau de la ville d’Alexandrie où l’on peut
lire :
“Il n’y a pas un chef de synagogue juive, un Samaritain, un "ìereus chrétien" qui ne soit astrologue,
aruspice, fabriquant de drogues”650.
Certes, l’astrologie et les pratiques divinatoires – et même parfois magiques – étaient
présentes dans les milieux gnostiques, ainsi que dans les milieux samaritains et dans certains
milieux rabbanites (comme en témoignent les Talmud-s) ; mais qui Hadrien vise-t-il donc sous les
termes de "ìereus-prêtre chrétien" ? Il ne peut s’agir d’un prêtre de l’Eglise chrétienne qui rejette et
combat ces pratiques. Justement, comme le suggèrent certains petits textes trouvés à Qumrân, les
messianistes, eux, pratiquaient la divination (4Q186.318.461) ainsi que des exorcismes qui
confinaient parfois à la magie (4Q444.510-511.560 ; 11Q11) 651. De plus, les judéonazaréens se
disent chrétiens puisqu’ils croient au Christ-Jésus652.
Tout indique donc que la phrase assez sarcastique d’Hadrien, écrite après la sanglante
insurrection de 115-116 à Alexandrie (cf. 2.4.3.2), visait les "prêtres" de la communauté
judéonazaréenne, c’est-à-dire ceux auxquels renvoie le monument de Zénobe. Comme la même
phrase mentionnait également les chefs religieux des deux autres communautés juives –
rabbanites et samaritaines – qui ont pris part à l’insurrection, on peut se demander si ce n’est pas
au même titre que les judéonazaréens sont visés : ils ont dû être mêlés à l’insurrection. En tout
648
Cf. WADDINGTON, Inscriptions grecques et latines de la Syrie, n° 2571, cité in JULLIEN M., Sinaï et Syrie : souvenirs
bibliques et chrétiens, Paris, DDB, 1893, p.186.
649
L’une des quatre filles que les biographies musulmanes de Muh1ammad prêtent à celui-ci, avait également pour
nom Zénobie (Zaynab) – qui est également le nom donné à la femme de Zayd que, selon le récit islamique,
Muha1mmad aurait mis dans son lit (le principe étant qu’une femme que le "Prophète" a regardée ne peut plus
coucher qu’avec lui). Le nom de Zaynab désigne aussi une fleur de la famille des amaryllis, la tubéreuse, utilisée en
parfumerie (dans une civilisation raffinée, comme précisément celle de Syrie à cette époque).
650
Cité par Ernest RENAN (Œuvres complètes, t.V [L’Eglise chrétienne], Paris, Calmann-Lévy, 1952, p.498-499).
651
GARCIA-MARTINEZ Florentino, Ces manuscrits qui parlent de magie in Le Monde de la Bible, n° 151, juin 2003, p.36-37.
652
Nous avons déjà signalé cette remarque d’ORIGÈNE (Contre Celse, V, 61) à propos des "ébionites" : ils sont, dit-il,
“des gens qui, à la fois ont reçu Jésus – et qui de ce fait ont la prétention de se dire chrétiens –, et, en même
temps, veulent encore vivre selon la loi des Juifs comme le commun des Juifs”.
cas, Hadrien était bien renseigné par sa police (il ne mentionne pas les chrétiens qui étaient restés
en dehors), et ce n’était pas quelqu’un qui oublie.
Le culte des judéonazaréens est un élément au sein d’une vaste élaboration eschatologique,
tout comme leur christologie. On n’a souvent accordé de l’attention qu’à cette dernière, en
oubliant la puissance mobilisatrice qu’une liturgie même pauvre peut revêtir en se présentant
comme la préparation de l’unique liturgie de purification, universelle et finale, qui aura lieu un
jour. Cette question du culte futur est l’une des clefs pour comprendre le judéonazaréisme, et on
voit mieux que le relèvement du Temple n’est pas un but en soi, mais simplement la condition
nécessaire du vrai culte définitif qui doit advenir ; il ne pourra être rebâti que par les vrais
croyants que sont les judéonazaréens. Paradoxalement, le déroulement des événements sembla
leur donner raison. La tentative rabbanite de reconstruction, sous Julien l’Apostat (entre 360 et
362), n’aboutit à rien (les travaux furent interrompus pour des raisons techniques, tremblement
de terre et/ou un feu dû à un orage). Aussi surprenant que cela paraisse, la liturgie des
judéonazaréens portait donc une dimension intrinsèquement politique, liée au projet de faire
disparaître les “empêchements d’accéder”653 aux lieux saints et de rebâtir le Temple.
Les esprits gréco-latins avaient du mal à concevoir que la prière et la politique soient ainsi
inséparablement liées. Au début du 7e siècle, Sophrone de Jérusalem fut l’un des rares qui aient vu
et pris la mesure du danger (cf. note Erreur : source de la référence non trouvée ). Mais manifestement
trop tard.
653
Une telle expression apparaît plusieurs fois dans le texte coranique en rapport avec la "Maison" (le Temple) ou à
propos des sacrifices à accomplir ; par exemple :
“Ceux qui recouvrent et qui empêchent du sentier de Dieu [s1addû – en s.48,25 , ils empêchent du lieu du Temple]
puis meurent tandis qu’ils recouvrent, Dieu ne leur pardonnera pas” (s.47,34 – voir 3.5.2.4).
2.4 Dialectique judéonazaréenne et impact historique
Derrière les deux groupes antagonistes, on peut imaginer respectivement le Royaume perse,
où les rabbanites étaient nombreux et influents 654, et l’Empire romain devenu officiellement
chrétien : voilà qui expliquerait l’affrontement continuel entre Rome et la Perse. De fait, si les
persécutions ont cessé du côté romain, elles se développent du côté perse : l’ouverture relative
des souverains à l’égard du christianisme disparaît avec le remplacement de la dynastie parthe par
celles des Sassanides (en 224), et les persécutions deviennent terribles entre le 4 e et le 7e siècle
(c’est-à-dire jusqu’à la disparition du Royaume)655.
D’autre part, la substitution de la figure du chrétien (qui associe le Messie à Dieu) à celle du
païen (qui ne connaît pas Dieu) met beaucoup mieux en relief la vérité du judéonazaréisme, en
parallèle avec l’opposition à l’égard des rabbinites (qui connaissent Dieu mais refusent le Messie).
En tout état de cause, la clef de voûte de la dialectique est "Dieu" en tant qu’Il dirige
l’Histoire et lui donne son sens : c’est Lui qui a conduit rabbanites et chrétiens à s’opposer entre
eux, tout en s’opposant aux judéonazaréens. Leur antagonisme mutuel est donc providentiel pour
manifester la vérité :
le Salut (judéonazaréen)
←→
Royaume perse / rabbanites > < chrétiens / Empire romain
Cette vision de "foi" justifie – un verbe qui reviendra souvent – les judéonazaréens en
renvoyant dos à dos rabbanites et chrétiens ; et elle fonde leur "espérance" pour l’avenir, car elle
peut également se thématiser en la succession passé-présent-futur :
— le passé (de ténèbres) n’a été qu’une longue succession d’annonces prophétiques,
toujours les mêmes, et vaines ; les uns après les autres, les messagers de Dieu furent rejetées par ceux
à qui ils étaient envoyés ; ce passé obscurantiste a culminé avec le rejet du Messie-Jésus (que Dieu
a retiré in extremis de ce monde de ténèbres) ;
— le présent (de conflits) voit l’antagonisme entre rabbanites et chrétiens qui, les uns
comme les autres, errent (s’y superpose le conflit entre Romains et Perses) ;
— l’avenir (radieux) verra la disparition des antagonismes par le triomphe de la vraie
religion (judéonazaréenne), par l’érection du Troisième Temple et par le retour sur terre du
Messie-Jésus.
654
C’est en Perse que s’installe le sanhédrin rabbinique au cours du 3 e siècle.
655
Joseph YACOUB a chiffré à environ 250 000 le nombre de chrétiens tués lors des persécutions organisées par le
pouvoir (Babylone chrétienne. Géopolitique de l’Eglise de Mésopotamie, Paris, DDB, 1996, p.139).
L’idéal serait que les conditions du Royaume se réalisent de manière pacifique, grâce à la
prédication ; mais l’expérience séculaire montre que Šât1ân (arabe : Šayt1ân) veut empêcher le plan
de Dieu : la guerre est donc non seulement un moyen nécessaire mais un gage de salut.
Remarquons que la dialectique n’est pas une spécificité judéonazaréenne. On en retrouve
quelque chose dans la version définitive et tardive de la Birkat ha-mînîm qui maudit
symétriquement les mînîm et les nos1rîm (cf. 1.6.3.6), comme s’il s’agissait de renvoyer dos à dos les
chrétiens (s’ils sont désormais désignés par le terme de nos1rîm), et les judéonazaréens (s’ils sont
désormais désignés par le terme de mînîm). JÉRÔME semble avoir perçu quelque chose de la
dialectique des judéonazaréens puisque, dans la lettre qu’il envoya en 404 à Augustin, il écrit par
deux fois à leur propos :
“Tandis qu’ils veulent tout ensemble être juifs et chrétiens, ils ne sont ni juifs, ni chrétiens”.
Et plus loin : “Telle est la pensée de ces hérétiques qui, en voulant être à la fois juifs et chrétiens,
n’ont pu être ni juifs ni chrétiens”656.
Bien sûr, les judéonazaréens ne veulent être justement ni juifs rabbanites, ni chrétiens, ni un
mélange des deux : ils prétendent être les vrais juifs et les vrais chrétiens. En toute simplicité.
Leur "évangile" en araméen fut-il présenté dans cette perspective dialectique ? Un
commentaire aggadique du 5e-6e siècle (portant sur Dt 30,12) le suggère par une pointe polémique
qui ne s’explique que si certains ont prétendu posséder une "seconde Tôra h" :
“N’allez pas dire : Un autre Moïse apparaîtra qui nous apportera une Tôra h nouvelle”657.
Il est vraisemblable que ce texte rabbinique visait l’évangile des judéonazaréens qui peut se
présenter comme formé de cinq parties (séparées par les transitions conventionnelles que l’on
voit en Mt 7,28 ; 11,1 ; 13,53 ; 19,1 ; 26,1) et comme "apporté" par Jésus, à la manière dont la
Tôra h présente cinq rouleaux et est dite avoir été apportée par Moise. L’autre possibilité serait
celle des cinq rouleaux chrétiens constitués par les quatre évangiles et les Actes, ainsi qu’on les voit
représentés en parallèle avec les cinq rouleaux de la Tôra h dans la catacombe de Domitille à
Rome658 ; mais ce n’est pas en milieu chrétien 659 que l’on trouverait la trace d’une apologétique
primitive qui aurait été ainsi conçue : nos cinq livres viennent compléter vos cinq livres de la Tôra h et ils ont
été apportés par un nouveau Moïse.
Tant que les judéonazaréens n’ont pas occupé le devant de l’Histoire, leurs groupes
numériquement faibles n’ont pas intéressé le monde cultivé du temps ; et leur doctrine les
poussait plutôt à se refermer sur eux-mêmes (dans l’Empire perse comme dans l’Empire romain).
Mais le silence des sources – dont on ne peut affirmer d’aucune qu’elle aurait dû en parler – ne
signifie pas la non-existence. D’ailleurs, on dispose d’un témoignage en sens contraire.
Peu avant 570, un pèlerin appelé l’ANONYME de Plaisance visita la région 660 ; dans son récit,
il rapporte avoir rencontré à Nazareth une communauté "d’Hébreux" dont les femmes se disaient
parentes de Marie661 ; il précise que ces "Hébreux" vivent en bonne entente avec les autres
656
JÉRÔME, Lettre 112, 13.
657
Devarîm Rabba, 8,6 – cité par Jacqueline GENOT-BISMUTH (Le sage et le prophète, Paris, F.-X. de Guibert, 1995, p.92).
Nous retrouverons ce thème du nouveau Moïse et de la Tôra h nouvelle en 3.1.8.2.1 et 3.2.1.4.3.
658
La peinture murale de la catacombe de Domitille à Rome représente l’apôtre Paul tenant deux capsae, sortes de
jarres utilisées pour conserver les rouleaux : l’une contient les cinq rouleaux de la Tôra h (les cinq premiers livres de la
Bible), l’autre les cinq premiers livres du Nouveau Testament. L’usage des rouleaux en milieu judéochrétien s’est
estompé après 70, les cahiers reliés ou codices étant plus pratiques en période de troubles (et moins onéreux).
659
Ceci dit, il est possible simplement que la peinture murale de la catacombe de Domitille soit due à l’initiative
personnelle d’un juif de Rome devenu chrétien, voulant ainsi "justifier" sa foi.
660
Simon Claude MIMOUNI (Le judéo-christianisme ancien..., p.63-67) n’a pas oublié ce témoignage, à l’inverse de Ray A.
PRITZ, qui pense donc que les judéonazaréens n’ont plus existé au delà du 4 e siècle.
661
On lui montra le tome de la Tôra h qui servait de livre de lecture à Jésus et un banc sur lequel il s’asseyait.
"chrétiens" de l’endroit (ceux qu’il désigne ainsi sont probablement des chrétiens de rite grec plutôt
qu’araméen). De fait, Nazareth était resté l’un des centres des judéochrétiens. Ce n’est pas un
hasard si, deux siècles plus tôt, le Comte Joseph, juif devenu chrétien, y avait fait construire une
église sur la grotte de l’Annonciation 662 ; c’est probablement lui aussi qui avait aménagé la domus
ecclesiae ou maison de Pierre à Capharnaüm : ces deux villes, exclusivement peuplées de juifs selon
le témoignage d’Epiphane, devaient compter de vivantes communautés de juifs chrétiens très
attachés à ces lieux663.
Mais le Pèlerin indique qu’en d’autres localités, les "Hébreux" ne s’entendent pas avec les
"chrétiens". Des "Hébreux" qui ne sont pas chrétiens, ni assurément rabbanites (il aurait écrit :
judaei), ni gnostiques (les gnostiques ont abandonné depuis longtemps les rites juifs, et le Pèlerin
les aurait identifiés autrement que comme Hébreux), sont nécessairement des judéonazaréens.
La puissance d’une idéologie de salut ne s’apprécie pas extérieurement au seul point de vue
du nombre d’adeptes mais en vertu de sa longévité. Elle s’apprécie surtout intrinsèquement en
vertu de sa capacité à rendre compte de l’Histoire. Vouloir expliquer celle-ci comme un
développement d’oppositions entre "juifs" et "chrétiens" – ce que les musulmans envisagent
toujours quant aux pays non musulmans – n’est pas un simplisme grossier. La dialectique à la fois
anti-rabbanite et anti-chrétienne fonctionne jusqu’à un certain point. C’est d’ailleurs ce qu’il
convient de regarder de plus près : quels sont les reproches adressés par les judéonazaréens au
juifs rabbanites, en particulier à propos des Ecritures ? Cette polémique est d’autant plus
intéressante qu’on la retrouve dans le Coran.
“Le fait que deux souvenirs du Christ soient conservés dans cette synagogue incline à penser qu’il s’agit d’une
synagogue judéo-chrétienne”, écrit MANNS avec une réserve peu utile (Le judéo-christianisme, mémoire ou
prophétie ?,… p.143).
662
Probablement vers 336. EPIPHANE, Panarion, XXX, 11.
663
A ce propos, Claudine DAUPHIN explique justement que le silence des sources ne peut jamais être sans plus un
signe de non-existence :
“C’est précisément parce que ni les pratiques des Nazaréens [au sens, pour elle, de judéochrétiens] étaient
gnostiques ni leur théologie hétérodoxe et qu’ils sont par conséquent "invisibles", que les détracteurs de
l’Ecole franciscaine de Jérusalem ont pu nier leur existence… Les graffiti de la maison de St Pierre ne portent
aucune trace de déviations christologiques” (De l’Eglise de la circoncision à l’Eglise de la gentilité, in Liber Annuus
n° 43, Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1993, p.240).
2.4.2 Reproches anti-rabbiniques et texte coranique
Evidemment, le premier reproche judéonazaréen adressé aux rabbanites porte sur le rejet
du Messie-Jésus ; commentant le livre d’Isaïe, JÉRÔME mentionne une interprétation des
Nazaréens :
“Les Nazaréens comprennent ainsi ce passage [Is. 31,6-7] : Ô Fils d’Israël qui par une détestable
décision avez nié le Fils de Dieu, revenez à Lui et à Ses apôtres. Et si vous le faites, vous rejetterez
toutes les idoles qui avaient été jadis pour vous occasion de péché” (PG 24, 369).
On croirait lire une série de formules coraniques (voir en particulier 3.1.6.3).
Les autres reproches se rapportent à la manière de lire ou de conserver certains passages de
l’Ancien Testament particulièrement importants en vue d’identifier Jésus avec le Messie attendu.
664
JUSTIN, Dialogue avec Tryphon, trad. A. HAMMAN, coll° S.C. n° 134, p.340.
665
ATHANASE d’Alexandrie, Contre les païens et sur l’Incarnation du Verbe, 35, trad. CAMELOT, p.274 – PG 25, 156 B.
666
Cette histoire, il est vrai, n’est pas à l’avantage des "anciens" du peuple. Cf. ORIGÈNE respectivement in Contre
Celse, 1,49 ; 6,27 – PG 11, 754 ; 1334 ; et in Lettre à Jules l’Africain – PG 11, 45,86.
667
Vers 830, AL-KINDÎ dénonçait lui-même des falsifications du texte coranique, de la manière suivante :
“Montrez-moi une preuve ou un signe quelconque d’une seule œuvre merveilleuse réalisée par votre maître
Muh1ammad, qui certifie sa mission et prouve qu’il commit ses massacres et pillages sur ordre divin, comme [il
aurait réalisé] la première... La conclusion de tout ceci [la fabrication du Coran], est évidente à qui a lu ces
écrits et a vu comment, dans ce livre, les récits sont assemblés n’importe comment et entremêlés ; c’est une
évidence que diverses mains – et nombreuses – s’y sont mises et ont créé des incohérences, ajoutant ou
enlevant ce qui leur plaisait ou leur déplaisait. Est-ce donc les conditions d’une Révélation envoyée du Ciel ?”
(cf. RIPPIN Andrew, Muslims, Vol.1, London /New York, Routledge, 1990, p.26-27).
Cinq passages principaux expriment ce reproche de falsification, où il est question par deux
fois, dans le contexte, des "gens de l’Ecrit" – à l’origine, cette expression n’a jamais visé que les
juifs au sens large (rabbanites ou judéonazaréens), héritiers de l’Ecriture, et non les chrétiens 669 –:
“Ô fils d’Israël [v.40]… Croyez à ce que J’ai fait descendre ms1ddq-l [voir note 928 et D.3] ce qui est
devers vous [la Bible] et ne soyez pas les premiers à être kâfir [voir sens ci-après en 2.4.2.2] de cela…
Et ne travestissez pas la vérité au moyen du faux ! Ne tenez point secrète la vérité alors que vous
savez (racine ‘lm) !” (s.2,41-42).
Ce qui donne tout leur sens aux versets 75 et suivants :
“Pouvez-vous accepter de les considérer comme croyants avec vous, alors qu’une fraction d’entre
eux [c’est-à-dire parmi les fils d’Israël] entendaient la parole de Dieu, puis la falsifiaient [rac. th1r],
après l’avoir comprise et sue (rac. ‘lm) ?” (s.2,75).
“Ne savent-ils pas que Dieu sait ce qu’ils cachent et ce qu’ils divulguent ? Parmi eux, des clans
(ummîyûn – c’est-à-dire certains groupes juifs 670) ne savent (‘alama) en fait de l’Ecrit que des illusions
668
On ne possède aucun exemplaire complet du Coran qui soit antérieur à la seconde moitié du 8 e siècle, et les rares
manuscrits fragmentaires que certains supposent de la fin du 7 e siècle – et plutôt du premier quart du 8e selon la
plupart des spécialistes – sont encore largement à l’étude (cf. 3.1.1.3). En réalité, la question ne porte pas sur
quelques dizaines d’années de plus ou de moins, mais sur le fait que les premières éditions du Coran ont été
systématiquement recherchées et détruites à plusieurs reprises par le Calife de Damas (cf. 3.2.2.3).
669
L’expression "gens du Livre" ou "tente de l’Ecrit" désignait les juifs dans leur ensemble, et eux seuls (c’est
l’interprétation musulmane qui y a englobé ensuite les chrétiens). Le Livre par excellence – to Biblion en grec –, c’est la
Bible. Ceci ressort par exemple de s.29,46-47 où on lit que tous ceux de “la tente du Livre (ahl al-kitâb i , gens de
l’Ecrit)”, “ont reçu l’Ecrit” et “croient en lui” ; les chrétiens, eux, n’ont pas reçu la Bible, ils seraient plutôt des
voleurs d’héritage, ainsi qu’on peut le lire dans la Mišna h (Sanhédrin 57a) :
“Rabbi Yohanan a dit : Un idolâtre qui s’occupe de l’étude de la Tôra h mérite la mort, ainsi qu’il est dit : C’est
à nous que Moïse a prescrit la Tôra h en héritage [Dt 33,4]” (RABBINAT français, La guemara, Sanhédrin, Keren Hasefer,
1974, p.287).
Ceux qui ont reçu la Bible, ce sont au sens propre les "Fils de l’Ecrit" (cf. note Erreur : source de la référence non
trouvée), à savoir les judéonazaréens et les rabbanites. C’est aux premiers que l’auteur des feuillets coraniques renvoie
son interlocuteur arabe quand il dit :
“Interroge ceux qui ont récité (qara’a) l’Ecrit avant toi” (s.10,95 || s.17,103).
“Parmi eux [les gens de l’Ecrit, v.65] est une communauté (umma h ) allant sans dévier [trad. BLACHÈRE]” (s.5,66).
L’umma h qui est ainsi louée ne peut pas être faite de chrétiens ; et une poignée de disciples autour de Muh1ammad
ne forme pas une umma h. Le même problème se pose en s.7,159 (voir note suivante) et en s.3,113 : T1ABARÎ pense à des
juifs convertis (cf. comm. BLACHÈRE à s.3,113), mais, s’il s’agit nécessairement de juifs, de fait ce ne peut pas être une
poignée de "convertis à l’Islam".
Par conséquent, les juifs non rabbanites dont il s’agit ici sont les judéonazaréens.
Nous verrons dans la 3e partie pourquoi les Califes ne veulent plus en entendre parler.
670
Il est indispensable de signaler l’origine et le sens bibliques des termes ummîyûn et umma h. La traduction du mot
umma h par communauté provient de l’appropriation du terme par la théologie islamique, et ne rend pas suffisamment
l’aspect tribal fondamental (où prédomine la notion de umm – la mère). Le mot umma h au pluriel en Gn 25,16 désigne
les douze tribus des Hébreux (ummot-m), et en Nb 25,15 il signifie simplement un clan. Cette signification
fondamentale de "groupe juif" apparaît manifestement dans le texte coranique, par exemple en s.7,159-160 :
“Parmi le peuple de Moïse, une umma h avance sur la voie en vérité et ainsi en justice. Et Nous les partageâmes
en douze tribus (ou douze clans, as1bât a n ummat a n ), et Nous avons révélé à Moïse etc.”.
On retrouve cette même idée et le terme de umma h dans le verset s. 3,110 :
“Vous êtes la meilleure umma h qui ait été suscitée [par Dieu] pour les hommes”,
qui, suite à l’autodésignation de la communauté islamique comme unique umma h, est devenu la devise de la Ligue
arabe basée au Caire.
Le verset s. 2,78 constitue un autre exemple. Le terme de ummîyûn est la forme araméenne emphatique plurielle de
umma h employée dans le livre de Daniel (Daniel 3,4.7.31 ; 5,19 ; 6,26 ; 7,14) ; il signifie clans (ou tribus), conformément
au sens du mot umma h.
rêvées et des élucubrations qu’ils ont fabriquées. Malheur à ceux [les scribes] qui écrivent l’Ecrit de
leur main et disent ensuite : Cela [vient] d’auprès de Dieu” (s.2,77-79a).
“Parmi eux [les gens de l’Ecrit, ahl al-Kitâb i du v.75], une fraction adjoint leur langage à l’Ecrit pour
que vous le comptiez [comme partie] de l’Ecrit alors que ce n’est pas de l’Ecrit. Ils disent : Cela
[vient] d’auprès de Dieu, alors que cela ne [vient] pas d’auprès de Dieu ! Ils disent contre Dieu le
mensonge, alors qu’ils gardaient en eux-mêmes (ou savaient, ‘lm)” (s.3,78).
“Vous le mettez [l’Ecrit apporté par Moïse] en rouleaux de parchemin que vous montrez et [dont]
vous dissimulez beaucoup” (s.6,91).
Commentant ce dernier verset, Régis BLACHÈRE indique que le reproche de "cacher" (hafîy,
[se] dérober à la vue de) s’adresse aux juifs rabbanites :
“L’expression : On vous a enseigné... ni vos ancêtres paraît faire allusion à l’enseignement talmudique”.
Les versets s.6,91, s.2,79a et s.3,78 ne sont pas les seuls à faire ainsi allusion aux deux
Talmud-s :
“Dieu jugera entre eux au jour de la Résurrection sur ce que [dans le Livre] ils ont remplacé671”
(s.2,113).
“Parmi ceux qui sont des juifs pratiquants, [certains] falsifiaient la Parole quant à ses sens” (s.4,46).
Le reproche de falsification (tah1rîf) adressé aux rabbanites se comprend mieux encore au
regard du plus grand des reproches qui leur soit fait : celui de kufr – qu’on vient de rencontrer en
s.2,41 et qui présente un rapport visible avec le fait de dissimuler. Mais dissimuler quoi ?
l’anse la plus solide et sans fêlure. Dieu est celui qui entend et qui sait. Dieu est le patron de ceux qui croient :
Il les fait sortir des ténèbres à la lumière. Mais ceux qui recouvrent ont pour patrons les t1âg)ût : ils les font
sortir de la lumière aux ténèbres” (s.2,256b-257).
Pour l’auteur, ceux qui étaient dans la lumière avant de "recouvrir" (la Tôra h par les Talmud-s) sont les rabbanites.
En deux passages seulement (d’ailleurs douteux), l’auteur semble accuser de kf r les chrétiens – il s’agit sans doute
d’une extension ironique, cf. note 1278. En fait, aux chrétiens, le Coran reproche tout autre chose.
673
Et non pas : “Je vais t’achever” (au sens de faire mourir), comme traduit HAMIDULLAH sans craindre une
contradiction formelle avec le dogme musulman ! Kurt HRUBY renvoie à l’hébreu yâfâh, être beau, en se référant à
s.2,40 (remplir au sens de être à la hauteur, comme traduit HAMIDULLAH) et à Ex 16,8.14 (où YHWH fait un pacte avec
Jérusalem qui devient belle par ce fait / cf. BONNET-EYMARD Bruno, Le Coran. Traduction et commentaire systématique, St-
Parres-les-Vaudes, 3 t., 1988-1995, t.1, p.64-65 ; t.2 p.60).
674
Respectivement Gn 32,21 d’une part, et Ezéchiel 45,15s ; Lv 14,53 ; Dt 21,8 ; Daniel 9,24 d’autre part.
besoin de salut ; il n’a pas été déchu par un péché originel (tenu pour inexistant 675) et ne pèche
qu’en s’opposant aux desseins immuables de Dieu. Pour le justifier, Dieu n’a donc pas à le
sanctifier ; Il le revêt simplement du manteau de Sa justice. Bref, il suffit que l’homme ait la foi et
Dieu le couvrira – ses actes importent peu. Le jeu des formes verbales couvrir-recouvrir exprime
ainsi un message habile et fort (que les traductions habituelles ne permettent pas de saisir) :
soyez de ceux que Dieu couvre [du manteau de sa miséricorde 676], et non de ceux qui recouvrent [la
révélation de Moïse et la mission de Jésus] !
Car “ceux qui recouvrent” – une partie des “fils d’Israël” – ne seront pas sauvés mais
châtiés :
“Ceux qui recouvrent… le feu sera leur séjour [éternel]” (s.47,12).
“Ceux qui recouvrent et qui empêchent (s1addû) du sentier de Dieu puis meurent tandis qu’ils
recouvrent, Dieu ne leur pardonnera pas” (s.47,34).
“[Ceux des enfants d’Israël qui ont recouvert – v.78] Dans le châtiment, ils demeureront
éternellement” (s.5,80).
La condamnation est tout aussi radicale dans cet autre passage qui porte le reproche d’avoir
voulu tuer le Messie-Jésus en même temps que celui de ne pas croire en lui :
“… Mais ils ne l’ont ni tué ni crucifié ; toutefois, ils [en] ont eu l’illusion… Mais Dieu l’a élevé vers
Lui… Il n’y a personne, parmi les gens de l’Ecrit, qui, avant sa mort [de Jésus], n’ait cru vraiment en
Jésus ; celui-ci sera un témoin contre eux au jour de la Résurrection (qîâma h)” (s.4,157-159).
En fin de compte, le jeu des formes verbales de s.47,1-3 débouche sur un mot d’ordre qui
n’a rien d’un jeu :
“Lorsque vous rencontrez ceux qui recouvrent, coupez-leur la tête... serrez les garrots” (s.47,4).
Bien sûr, les juifs rabbanites sont invités à se convertir et à rejoindre les rangs des
possesseurs du salut. S’ils ne le font pas, tant pis pour eux ; ils auront été prévenus (dikr, rappel).
675
Cf. s.95,5-6 : il n’existe pas en l’homme d’inclination au mal (à la suite d’un péché originel) ; certains sont destinés
par Dieu à l’Enfer, d’autres au Paradis – voir annexe D.1 sur la s.95.
676
“La rah1ma h [miséricorde] coranique, écrit Roger ARNALDEZ, n’est que la décision arbitraire que prend Dieu de
secourir ou de ne pas secourir, de pardonner ou de ne pas pardonner… Il exerce sa miséricorde quand il veut et
envers qui il veut. Les versets coraniques sont parfaitement clairs sur ce point :
« Il châtie qui il veut ; Il fait miséricorde à qui Il veut (s.29,21) »; « Il pardonne à qui Il veut ; Il châtie qui Il
veut (s.5,18) » ; « Dieu reçoit le repentir de qui Il veut (s.9,27) ».
C’est qu’au fond il n’y a pas en Islam de péché au sens chrétien du mot. Il n’y a que des désobéissances qui ne
touchent pas Dieu, qui ne sauraient l’offenser, et qui d’ailleurs n’affectent pas profondément l’être humain” (La
« miséricorde d’Allah » in Vivre avec l’Islam ?…, p.135).
En fait, peu importent les actes posés par l’homme au regard d’une morale humaine objective : “Il gratifie qui Il
veut parmi ses serviteurs” (s.10,107). A “ceux qui croient” et qui sont engagés “dans le sentier de Dieu”, Dieu promet
des récompenses, mais sans Se lier : “S’Il veut, Il vous fera miséricorde, et s’Il veut, Il vous châtiera” (s. 17,54), car
“Nous faisons que notre miséricorde touche qui Nous voulons” (s.2,105 || 12,56 – cf. s.29,62 || 34,36.39 ; 39,52).
677
“Ainsi, les divergences entre juifs et chrétiens… conduisent à les renvoyer dos à dos”, précise encore M.-Th.
URVOY à propos des versets s.2,111-141 (De quelques procédés de persuasion dans le Coran in Arabica, tome 49 [2003], p.463-
464.
Les fautes contre Dieu reprochées aux chrétiens valent tout autant la damnation éternelle
(cf. 3.1.3.4 et note 998). Ce que la tradition judéonazaréenne leur reproche, c’est, on s’en doute, de
donner à Dieu un fils en la personne du Messie-Jésus : ils introduisent en Dieu ce qui n’est qu’une
créature – de surcroît, dans l’apologétique populaire, cette "filiation" ne manque pas d’être
grossièrement présentée comme une filiation charnelle.
Entre ces erreurs qui s’opposent, la vérité est dans “la communauté moyenne” (s.2,143)679,
c’est-à-dire chez ceux qui détiennent la véritable interprétation du message de Moïse et de Jésus.
A la manière orientale, une figure va exprimer cette volonté de se situer au-dessus des rabbanites
et des chrétiens (c’est-à-dire antérieurement à chacun de ces deux groupes) : la figure d’Abraham.
ABRAHAM, figure
de la vraie religion et des judéonazaréens
← →
Moïse, figure de la Loi et > < ‘Îsa (Esaü), figurant Jésus
des rabbanites mais surtout les chrétiens
Cette vision dialectique680 est la raison pour laquelle Abraham n’est d’ailleurs jamais dit être
"juif" (ce qui, dans le vocabulaire coranique, signifierait rabbanite) mais "h1anîf" : ce terme, qui a
beaucoup intrigué, est simplement la transposition en arabe de l’hébreu h1anef. Il s’agit d’une ironie
à l’égard des rabbanites qui désignaient ainsi (péjorativement) les judéonazaréens 681 ; ainsi, écrire
que
“Abraham ne fut pas un juif… mais au contraire un h1anîf” (s.3,67),
678
Au sujet de cette vieille polémique, voir 1.5.2.4. Le coran s’en fait l’écho à la fin des versets s.5,110 et s.61,6 .
679
“Nous avons fait (ja‘ala) de vous une communauté moyenne (ummat an wasat1an)”(s.2,143).
680
A la suite de BELL, la présence fondamentale de cette thématique dans le Coran a été bien mise en lumière par W.
MONTGOMERY WATT, qui explique que la figure d’Abraham désigne “la religion pure d’Abraham, que les juifs et les
chrétiens ont corrompue” (MONTGOMERY WATT W., Bell’s Introduction to the Qur’ân, Edinburgh, University Press, 1970,
p.12).
Shlomo PINES et Marie-Thérèse URVOY ont particulièrement bien perçu et exprimé ce jeu dialectique faisant appel à
Abraham (respectivement in Notes on Arabic Christianity in Jerusalem Studies in Arabic and Islâm, Hebrew University of
Jerusalem, 1984 /4, p.143, et in De quelques procédés de persuasion…, p.463-466).
681
Dans la littérature rabbinique, h1anef équivaut à mîn (pluriel h1anefîm ou h1anupa, cf. Talmud Babli, traités Sanh. 103a ou
Sot1a 41b). Dans la Bible déjà, le mot avait un sens négatif (celui d’impie, cf. Isaïe 9,16.10,6.33,14 etc.), mais la clef de la
question est donnée par R. Jonathan (Beréšit Rabba ch.48, 18,1) :
“R. Jonathan dit : Quand un dérivé de la racine h1n f apparaît dans l’Ecriture (Miqr’a h ), le texte vise les mînîm”
(cf. PINES Shlomo, Jâhiliyya and ‘Ilm,… p192).
c’est se moquer de la condamnation faite par les rabbanites, en disant : si nous sommes des impies,
Abraham l’était avant nous !682 C’est aussi une manière de situer Abraham au-dessus des rabbanites et
des chrétiens. De fait, la judéité ne concerne pas Abraham, et ce n’est pas elle qui sauve, mais la
foi, expliquent le Nouveau Testament (Ga 3,6-7 ; Rm 4 ; etc.) et le Coran (voir 3.2.3.4.2).
La figure d’Abraham était encore au centre du "message" supposé avoir été envoyé par
Muh1ammad à Héraclius (voir 2.5.2.2). En fait, son utilisation ne fut pas seulement longue en
amont, mais aussi en aval : loin d’être une nouveauté judéonazaréenne, elle apparaît dans une
vaste littérature postchrétienne juive (au sens large), essentiellement dans l’épisode où Abraham
manqua d’immoler son fils Isaac en holocauste (Gn 22,2 – cet épisode est appelé ‘aqeda h ou
ligature) ; cet épisode a été représenté sur les fresques de la synagogue rabbanite de Doura-
Europos (qui figurèrent également le puits de Miryâm, cf. 0.2.2). Selon Gn 22,2, la région où eut
lieu la ‘aqeda h s’appelle Moriyya, et si le texte ne précise pas qu’elle se fit au sommet du mont
appelé lui aussi Moriyya, les commentaires n’ont pas manqué de l’imaginer… afin d’identifier ce
lieu au mont du Temple : “Salomon construisit la maison de YHWH… sur le Mont Moriyya”, lit-on
en 2Ch 3,1. Une antique tradition biblique et midrashique identifie explicitement les deux
monts 683. Le lieu du Temple est donc le Lieu d’Abraham 684. C’est pourquoi la première appellation
donnée au "Dôme du Roc" élevé à Jérusalem fut celle de "Dôme d’Abraham" ( cf. 2.5.3.1.2).
682
Ce jeu polémique et ironique a échappé aux commentateurs qui tentent de voir dans le terme h1anîf un qualificatif
se rapportant à une religion primitive, à cause du verset s.30,30 (et accessoirement de s.6,79). Mais le “culte qui tient
debout” (ad-dîn u l-qayîm u ) et que Dieu a toujours voulu, c’est simplement la “religion d’Abraham” (milla t Ibrâhim a –
s.2,130).
683
Cf. Midraš Tehillim || Targum Ps 68,16-17. On alla même jusqu’à identifier le lieu même du Temple avec la Bethel
d’Abraham [be yt-El ou Maison de Dieu] citée en Gn 8,19, ce qui peut suggérer qu’effectivement, Abraham y avait
construit là une première maison (cf. Midraš Rabba, Beréšit ch.68) !
684
C’est donc doublement le Lieu sacré choisi par Dieu : “Vous ne viendrez trouver YHWH votre Dieu qu’au lieu
(ha-maqôm) choisi par Lui entre toutes vos tribus pour y placer son Nom et l’y faire habiter” (Dt 12,5). Et :
“Mon nom sera là” (1Rois 8,29).
Abraham devient ainsi la figure, certes située dans l’histoire, du croyant tel qu’il existe en
dehors du temps. Après lui, ou même avant lui (Noé), les prophètes se succèdent pour délivrer
toujours le même message. Ils ne peuvent que se répéter : Dieu n’est pas impliqué dans l’histoire
humaine – il n’y a pas "d’incarnation" –; Il la regarde de haut et envoie son Messie au moment
qu’Il juge opportun. D’ailleurs, tout est déjà écrit dans "l’Ecrit-Mère" (Umm al-kitâb i, la Mère de
l’Ecrit) qui est “auprès de Dieu” (s.13,39), c’est-à-dire tout simplement “entre Ses mains” 685.
L’utilisation de la figure d’Abraham par les judéonazaréens était habile : ni les rabbanites, ni
les chrétiens ne peuvent méconnaître ou rejeter cette figure fondatrice. Contrairement à ce
qu’avançait EUSÈBE en jouant sur la signification du terme d’ébionite, les judéonazaréens qui se
réclament d’Abraham n’étaient pas des “pauvres d’esprit”686.
685
C’est un tel rapport entre Dieu et le livre de la Tôra h que l’on trouve dans la tradition rabbanite (cf. note 929). Et
c’est ce qui se trouve littéralement écrit dans le Coran, par exemple en s.35,31 (cf. note 928) – la question se posant
alors de savoir quel est exactement ce Livre que Dieu, selon la vision judéonazaréenne, garde “entre Ses mains”.
686
EUSÈBE, Hist. Ecclés., III, 27,1. ORIGÈNE avait joué également sur le sens du mot "pauvres", cf. 1.6.3.1.
2.4.3 Idéologie judéonazaréenne et insurrections ( 1 -7 s.)
er e
687
BASILE de Césarée, Lettre 263 aux Occidentaux, datée de 377.
688
HADAS-LEBEL Mireille, Jérusalem contre Rome,… p.449.
la mobilisation que la description d’un monde merveilleux qui doit advenir après le retour du
Messie. Certains textes nous en parlent.
Le Deuxième livre de Baruch abonde en descriptions de cet avenir, en particulier en 39,5 689 où
l’image des grappes à dix mille grains est l’une des plus significatives (le vin coulera à flots !) ; on
la retrouve dans l’Apocalypse de Paul (22a), pour décrire le temps où
“la terre de la promesse se manifestera avant le temps [du jugement final]”690.
Ce sont probablement de telles espérances très imaginatives qui ont influencé parfois des
auteurs judéochrétiens. IRÉNÉE de Lyon se fait l’écho de telles images merveilleuses, par exemple
de celle des grappes à dix mille grains (Contre les hérésies, V, 33,3-4). Il tient ces descriptions,
précise-t-il, de PAPIAS, évêque d’Hiérapolis en Asie mineure. Son interprétation présente une
touche originale : selon IRÉNÉE, les mille ans qui doivent suivre les six mille ans du monde actuel
(voir ci-après) forment le temps des premiers ressuscités (1Co 15,23 ; Ap 19,4) : ces premiers
ressuscités connaîtront ainsi une préparation à l’éternité, un “prélude à l’incorruptibilité” (Contre
les hérésies, V, 32,1s – S.C. n°153).
JUSTIN, martyr vers 166 à Rome, rapporte également ces mille ans à la première résurrection :
“Pour moi et pour les chrétiens d’une pleine orthodoxie, nous savons qu’une résurrection de la
chair arrivera pendant mille ans dans Jérusalem rebâtie, décorée et agrandie, comme les Prophètes
Ezéchiel, Isaïe et les autres l’affirment”691.
Si, selon les judéonazaréens, le retour du Messie-Jésus est moins une question de date
qu’une question d’occasion à préparer, du côté judéochrétien, la tendance est donc de repousser
la date à un avenir assez lointain, même si certains ont continué de l’imaginer très proche :
“L’Epistula Apostolorum 692, écrit Frédéric MANNS, témoigne de ce que des groupes de chrétiens
attendaient la fin du monde pour l’an 120 (version copte) ou 150 (version éthiopienne)” 693 [nous
avons signalé déjà combien l’expression "fin du monde" est inadéquate ( cf. note Erreur : source de la
référence non trouvée), mais elle est ancrée dans le langage].
Du fait de l’attente prolongée du retour du Christ, certains (judéo)chrétiens étaient tentés
de s’installer : c’est en tout cas ce que le Pasteur d’HERMAS leur reproche ; en même temps, il
s’oppose farouchement aux tendances gnostiques, qui conduisent à "intemporaliser" la réalisation
des promesses (60,2; 72,5; 99,1-2). En d’autres termes, il espère encore que cette réalisation sera
proche. Si certains textes repoussaient cette réalisation à l’an 6000, c’est en vertu de
l’identification des mille ans de paix promis en Ap 20 (et qui symbolisent le triomphe et le repos
des élus), avec le septième jour de la semaine ou de la Création (qui est un jour de repos pour
Dieu et pour l’homme) ; on obtient ainsi une date pour la fin des temps, celui-ci devant durer en
tout autant de fois 1000 ans qu’il y a de jours dans la semaine. Et si le calendrier de référence est
identique au calendrier rabbanite, le report du retour du Messie au sixième jour c’est-à-dire à l’an
6000 donne largement le temps de s’installer tranquillement, comme le redoutait HERMAS.
689
Ecrits intertestamentaires,… p.1505. On peut remarquer avec Pierre GEOLTRAIN, le traducteur de 4Esdras, que, d’une
certaine manière, “comme en 2Ba 40,3 [p.1511], le royaume messianique est un prolongement du monde présent”
(Ecrits intertestamentaires,… p.1420 /note 28 à 4Es 7,28).
690
BOVON Fr. & GÉOLTRAIN P., Ecrits apocryphes chrétiens, Gallimard, 1997, p.801-8022.
691
Dialogue avec Tryphon, 80, PG 6, 664-668.
692
L’Epistula Apostolorum est datée d’entre 160 et 170 (cf. BOVON Fr. & GEOLTRAIN P., Ecrits apocryphes chrétiens,
Gallimard, 1997). Pour l’essentiel, elle se présente comme une série d’enseignements eschatologiques donnés par le
Christ à ses apôtres après sa résurrection.
693
MANNS Frédéric, Le judéo-christianisme, mémoire ou prophétie ?,… p.76.
Parmi les écrits évoquant l’an 6000, il faut citer le Pseudo-Barnabé ou Epître de Barnabé 694, un
écrit judéochrétien695 datant des débuts du 2e siècle, et, plus tard, le Talmud de Babylone lui-même696.
Dans un "4 e livre sur Daniel", selon GEORGES des Arabes697, Hippolyte aurait situé la fin de ces 6000
ans en l’an 500.
2.4.3.2 Des insurrections au goût messianiste prononcé (de l’an 1 à l’an 135)
Avant l’ère chrétienne, les dérives messianistes avaient déjà produit quelques aventures
apocalyptico-insurrectionnelles, limitées il est vrai. Peu de temps avant l’an 30, nous apprend
FLAVIUS JOSÈPHE,
“des hâbleurs et des charlatans, sous prétexte d’inspiration divine, profitant des révolutions et des
changements, persuadaient la foule de s’abandonner à un élan sacré et les conduisaient dans le
désert, comme si Dieu devait leur y donner des signes de liberté” (La guerre juive II, 13,4).
Une insurrection plus sérieuse eut pour théâtre la Perse en 35-36 ; cette histoire est encore
très mal connue, mais une telle insurrection devait viser autre chose que la simple instauration
d’un Royaume juif indépendant entre l’Empire romain et l’Empire perse, s’appuyant sur les petits
royaumes juifs semi-autonomes de la contrée 702 ; de fait, à la même époque eut lieu un
soulèvement des Samaritains703 – ou en tout cas un rassemblement menaçant –, que Ponce-Pilate
réprima brutalement sur le mont Garizim en 35 704. En Perse, le Roi dut composer avec les deux
meneurs de l’insurrection (qui semble avoir été dirigée par un "Messie" et son "Prophète", selon
le modèle biblique705).
Au temps du procurateur Fadus (46-48), FLAVIUS JOSÈPHE signale une insurrection manquée
autour d’un certain Theudas, au Jourdain (Antiquités juives, 20, 9,7). Plus dangereuse, sous le
gouverneur de Judée Félix (52-60), probablement vers 58, l’agitation fut créée par un
“faux prophète égyptien, qui était un très grand imposteur, enchanta tellement le peuple qu’il
assembla près de trente mille hommes, les mena sur le mont nommé des Oliviers...
…il les assura qu’aussitôt qu’il aurait proféré certaines paroles, ils verraient tomber les murailles de
Jérusalem sans qu’on eût besoin désormais de portes pour y entrer. Aussitôt que Félix en eut avis, il
700
John Lewis Burckhart cité in PIRENNE Jacqueline, A la découverte de l’Arabie, Paris, Amiot-Dumont, 1958, p.176.
701
Indépendemment de l’influence du 4e livre d’Esdras (cf. 1.5.3.3), les traditions islamiques cherchent ainsi à résoudre
la contradiction (déjà signalée en 1.4.3.2) entre s.4,157 où la mort de ‘Îsa-Jésus sur la croix est niée, et s.19,33 où le
même ‘Îsa-Jésus annonce sa mort :
“Que le salut soit sur moi le jour où je naquis, le jour où je mourrai, et le jour où je ressusciterai”.
702
En 48, Hélène, reine d’une de ces petites villes-royaumes juives (Adiabène) situées aux confins des deux Empires,
se rend en pèlerinage à Jérusalem et apporte des secours à la population (Antiquités juives, XX, 2, 5-51). On connaît
aussi le royaume juif de Néhardéa existant en Babylonie vers 110-120, évoqué par Marek HALTER dans son roman
historique La mémoire d’Abraham (Paris, Lafont, 1983, p.38).
703
PERRIER Pierre, Karozoutha, de la Bonne Nouvelle en araméen et évangiles gréco-romains, Paris, Médiaspaul, 1986, p.564.
“Les deux chefs de la rébellion manquée en Babylonie se réfugièrent en 37 à Nisibe à la frontière, bastion juif pour
longtemps” (Ibidem /note 157).
704
Ou en 36. Suite à ce massacre, Ponce-Pilate fut renvoyé à Rome, cf. note Erreur : source de la référence non
trouvée.
705
Cf. Malachie 3,23 – cf. Mt 11,14; 17,10-12.
alla les charger avec un grand nombre de gens de guerre 706, et il y en eut quatre cents de tués et deux
cents faits prisonniers ; mais ce séducteur égyptien se sauva”707.
L’aspect apocalyptique est clairement présent et le lieu choisi, le mont des Oliviers, n’est
pas fortuit par rapport à ce qu’annonçait le prophète Zacharie :
“Alors YHWH entrera en campagne contre ces peuples-là, le jour où il se battra, le jour de la mêlée.
En ce jour-là, ses pieds se poseront sur le mont des Oliviers, qui est en face de Jérusalem, à
l’orient… Puis YHWH mon Dieu arrivera, accompagné de tous ses saints” (Zacharie 14,3.5).
Les judéochrétiens n’attendent pas la Venue en gloire en un lieu précis – tel n’est pas le
sens des paroles angéliques adressées aux apôtres témoins de l’Ascension de Jésus :
“« Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ? Ce Jésus qui vous a été enlevé pour
le Ciel viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le Ciel ». Quittant alors la
colline appelée mont des Oliviers, ils regagnèrent Jérusalem” (Ac 1,11-12).
La comparaison porte non sur le lieu mais sur la manière, que d’autres passages du
Nouveau Testament ont d’ailleurs précisé (cf. note Erreur : source de la référence non trouvée ). Les
judéonazaréens considèrent ce lieu comme celui du retour matériel, et le récit de JOSEPHE – qui est
toujours avare en matière d’explications eschatologiques 708 – suggère que le “faux prophète
égyptien” attendait là le Messie.
Un peu plus de 40 ans plus tard, sous Trajan, entre 115 et 117, c’est tout l’Orient et Chypre
qui sont le théâtre d’une nouvelle insurrection, qui débuta comme en 35 dans les villes juives
limitrophes des deux Empires et en Mésopotamie. Cette grande révolte de la Diaspora semble
avoir éclaté simultanément en divers lieux. Comme l’indique S.W. BARON,
“en Cyrénaïque et à Chypre, les juifs réussirent manifestement à conquérir et à dévaster les capitales
respectives de Cyrène et de Salamis... Dès le départ, l’arrière-plan messianique du soulèvement avait
de graves implications antiromaines... Lukuas [proclamé Roi-Messie de Cyrénaïque] et ses partisans
paraissent avoir envahi la Palestine.. [où] ils furent bientôt rejoints par les Juifs de Mésopotamie,
immédiatement derrière les armées de Trajan qui avaient pénétré dans la capitale parthe Ctésiphon”
710
.
706
Cet "Egyptien" aurait “soulevé quatre mille sicaires et entraînés au désert” selon une allusion de Luc en Ac 21,30
– s’il s’agit bien de la même chose.
707
Cette citation double de FLAVIUS JOSÈPHE est tirée respectivement de La guerre juive II, 13,5 des Antiquités juives 20,
8,6.
708
Ainsi que nous l’avons vu en 2.3.2.1 ; de même M.-J. LAGRANGE jugeait Josèphe
“soucieux de dissimuler le rôle du messianisme” (Le messianisme chez les juifs, Paris, 1909, p.21).
709
BARON S.W., Histoire d’Israël, t.II : Les premiers siècles de l’ère chrétiene, Paris, PUF, 1986, 2e éd., p.718.
710
BARON S.W., Histoire d’Israël, t.II : Les premiers siècles de l’ère chrétiene, Paris, PUF, 1986, 2e éd., p.716-717.
Cette insurrection fut particulièrement dure et sanglante à Chypre et à Alexandrie, où une
partie de la population non juive fut exterminée 711. La réaction romaine fut en proportion 712 – à
l’époque, les massacres n’étaient pas rares (un siècle plus tard, en 215, les Alexandrins s’étant un
peu trop moqués de l’empereur Caracalla venu en visite, celui-ci livra carrément la ville à ses
soldats qui maltraitèrent et massacrèrent la population durant trois jours). Le traité Sot1a (9,14) de
la Mišnah évoque une “guerre de Quiétus” chargé par Trajan de réduire les foyers d’insurrection
et qui aurait été nommé procurateur de Judée à cette fin ; rien cependant ne vient recouper cette
indication historique (au reste, la Mišnah et plus généralement le Talmud donnent rarement des
renseignements tout à fait précis). Mireille HADAS-LEBEL pense qu’il ne s’est rien passé à ce
moment-là en Judée, mais soutient le “caractère messianique” de l’insurrection de Lukuas :
“On a émis l’hypothèse, en raison du titre de « roi » appliqué par Eusèbe (Hist. eccl. IV,2) à leur chef
Loucouas, que ce soulèvement devait avoir un caractère messianique. Nous partageons volontiers
cette hypothèse, non pas seulement en partant de cet indice, mais en tenant compte de
l’effervescence apocalyptique qui continuait d’agiter les esprits. Dans cette perspective, la fin de la
semaine d’années (sept fois sept) après un grand malheur, lui-même suivi de la destruction du
Temple, devait être attendue avec une exaltation particulière propice à l’apparition d’un roi-Messie.
Or Loucouas apparaît quarante-neuf ans après la répression exercée en 66 contre les Juifs
d’Alexandrie”713.
Il faut compter en effet : 66 + 49 = 115.
L’auteur indique encore : 66 + 70 = 136. De fait, moins de vingt ans après la grande révolte
extra-judéenne, Jérusalem714 et la Judée furent à nouveau en proie à une nouvelle insurrection, de
132 à 135, soit avec quatre ans d’avance sur la date supposée par l’auteur, mais
“si l’attente se fait trop longue, les hommes peuvent être tentés de précipiter l’avènement du
Royaume par des coups de force, encouragés en cela par des calculs fondés sur diverses prophéties.
Les soulèvements juifs du début du 2 e siècle s’expliqueraient ainsi par l’espoir de hâter la fin de
« Babylone » liée à l’avènement du Royaume”715.
D’autre part, ce serait une provocation volontaire ou involontaire des Romains (suite à une
visite d’Hadrien en 130 ?) qui aurait mis le feu aux poudres : DION CASSIUS explique en effet que
“les juifs estimaient intolérable que des étrangers s’installent dans leur cité et y établissent des rites
étrangers” (69,12).
711
“La grande révolte de la Diaspora, estime Peter S CHÄFER, devait montrer que le messianisme constituait
toujours une force politique aux lourdes répercussions... Selon les sources, la révolte était dirigée contre les
voisins "païens" (gréco-romains) des Juifs dans les différents foyers d’insurrection ; des massacres et
d’innombrables atrocités commis par les Juifs sur la population païenne [220 000 morts à Alexandrie] sont
attestés surtout par Dion Cassius” (Histoire des juifs dans l’Antiquité, Paris, Cerf, 1989, p.168).
Notons que les problèmes entre juifs et non juifs à Alexandrie avaient déjà conduit, près d’un siècle plus tôt, le
nouvel empereur Claude à écrire une lettre aux Alexandrins, “exhortant les deux partis à se mettre d’accord et à vivre
en paix” (SIMON Marcel, Recherches d’Histoire Judéo-Chrétienne,… p.20).
712
A Alexandrie, un tiers des habitants était juifs ; cet épisode est raconté par DION CASSIUS (ou plutôt par son
abréviateur XIPHILIN, 68,32).
713
HADAS-LEBEL Mireille, Jérusalem contre Rome,… p.449.
714
La destruction de Jérusalem en 70 aurait été moins importante que FLAVIUS JOSÈPHE le laisse entendre ; elle n’aurait
touché, selon EUSÈBE de Césarée, que la moitié de la ville (Démonstration évangélique, VI, 18,10).
715
HADAS-LEBEL Mireille, Jérusalem contre Rome,… p.452.
Cette chronologie des événements est confirmée depuis peu par l’archéologie 716. De toute
façon, il est rare que l’origine d’une insurrection se dessine tout à fait clairement, et une raison
n’exclut pas pour autant une autre. Cette insurrection prit bientôt un tour délibérément
messianiste, d’autant que son principal artisan, membre déjà âgé du sanhédrin rabbanite, était un
fanatique d’origine païenne et particulièrement anti-chrétien ( cf. note Erreur : source de la référence
non trouvée), le rabbi ‘Aqiba. Le Talmud et d’autres écrits rabbiniques ont gardé le souvenir de ce
rabbi, qui
“semble partager l’impatience qui se lit dans les deux apocalypses juives […] de 2Ba et de 4Esd”,
estime Mireille HADAS-LEBEL, ce qui paraît évident si l’on remarque que le traité Sanhédrin lui-
même présente une baraïta anonyme parallèle à 2Ba, où un calcul du temps de la fin est proposé
717
. En même temps, ce même traité Sanhédrin indique que R. ‘Aqiba vouait à la damnation tout
lecteur de livres "extérieurs"718 :
“Si ces livres doivent être identifiés comme des écrits apocalyptiques, il est du moins paradoxal que
ce soit précisément le rabbin le plus exposé à leur influence dans sa génération qui les banisse” 719 ;
mais il n’y a même pas de paradoxe : très probablement, les livres visés sont ceux des concurrents
en matière d’espérance messianiste et de projets quant au Temple, les judéonazaréens.
“R. ‘Aqiba, écrit S.W. BARON, avait sans hésiter proclamé Simon Bar Koséba le messie attendu” 720.
De la sorte, il se donnait le rôle du prophète qui doit précéder et accompagner le Messie –
d’après les attentes apocalyptiques liées à Malachie 3,23.
L’affirmation messianique se manifesta jusque sur les monnaies frappées par Koséba, dont
une pièce conservée jusqu’à nos jours indique : "An 1 de la Rédemption d’Israël". Une autre porte
une étoile, qui est un symbole à coloration messianiste surtout à côté d’une grappe de raisin 721 ; en
même temps l’étoile était une allusion au nom nouveau donné au "Messie", Bar Kokheba, c’est-à-
dire fils de l’étoile.
716
On a découvert des monnaies de Bar Koséba frappées en surimpression sur des monnaies romaines portant la
mention Aelia Capitolina ; ces monnaies sont postérieures à 131. Ceci indique que les Romains avaient au moins
accompli le geste symbolique marquant l’emplacement d’une nouvelle colonie : un labour appelé circumductio ; les
deux Talmud-s y font allusion. Cette circumductio dut avoir lieu en 130 (cf. HADAS-LEBEL Mireille, Jérusalem contre Rome,
… p.163).
Le débat occasionné par EUSÈBE qui place la fondation d’Aelia Capitolina après l’insurrection (Hist. eccl. IV, 6,4) est
donc clos. Dans l’Histoire Auguste, on lit que l’interdiction de la circoncision fut à l’origine du conflit (Hadrien, 14,2) ;
mais cette interdiction est certainement postérieure au conflit. Cette interdiction fut levée par Antonin le Pieux (138-
161– p.185).
717
Le Talmud Sanhédrin 97a est rigoureusement parallèle à 2Ba 27,1-13 + 28,1-2 (cf. HADAS-LEBEL Mireille, Jérusalem
contre Rome,… p.446-447). Voir aussi 2.4.3.3.
718
His1onîm : cf. Mišnah, Sanh. 10,1.
719
HADAS-LEBEL Mireille, Jérusalem contre Rome,… p.455.
720
BARON S.W., Histoire d’Israël, t.II : Les premiers siècles de l’ère chrétiene, Paris, PUF, 1986, 2e éd., p.724.
721
Si le symbolisme messianiste ne s’impose pas absolument pour l’étoile, selon Peter S CHÄFER,
“c’est là un argument plausible pour la grappe... car la grappe de raisin est aussi en littérature un symbole
important de la fécondité de la terre d’Israël aux temps messianiques” (Histoire des juifs dans l’Antiquité, Paris,
Cerf, 1989, p.178).
722
SCHÄFER Peter, Histoire des juifs dans l’Antiquité, Paris, Cerf, 1989, p.178.
“Il [Koséba] avait fait subir aux chrétiens, et aux chrétiens seuls, les derniers supplices, pour leur
refus de renier et de blasphémer Jésus-Christ”723.
LAGRANGE commente ainsi ce texte :
“C’était une lutte de messianisme à messianisme ; il fallait renier Jésus avant de s’enrôler sous la
bannière de l’étoile”724.
Aux yeux des judéonazaréens également, les prétentions messianiques de ‘Aqiba et de
Koséba étaient des blasphèmes ; le seul qui mérite le titre de Messie est Jésus – et les seuls qui ont
le droit de libérer la Terre, ce sont eux-mêmes.
Il se pourrait que Koséba ait commencé à rebâtir le Temple, conformément à ce qui est
normalement attendu du Messie ; mais la question est discutée car trop peu d’éléments l’indiquent
clairement. Certains se demandent même s’il était réellement parvenu à se rendre maître de
Jérusalem725. De toute façon, il ne se serait agi au mieux que d’un début de reconstruction.
737
BARON S.W., Histoire d’Israël, t.II… p.718.
738
“Ces épisodes plutôt exceptionnels ne font, toutefois, que mettre en un relief plus accusé la réserve politique
et militaire des Juifs après 135 et leur fidélité coutumière à leurs maîtres respectifs” (BARON S.W., Histoire
d’Israël, t.II… p.832).
739
LAGRANGE M.-J., Le messianisme chez les juifs, Paris, 1909, p.323.
740
Chagigah 14b et Midraš Rabbah sur le Cantique I, 4,1 cités et commentés par Robert M. GRANT (La gnose et ses origines
chrétiennes,… p.59).
741
BARON S.W., Histoire d’Israël, t.II… p.832.
742
COURET, introduction à La prise de Jérusalem par les Perses en 614. Trois documents nouveaux, Orléans, Herluison, 1896,
p.13. L’auteur renvoie à l’un de ses autres livres, La Palestine sous les empereurs grecs, p.240.
743
LEMANN Augustin, L’avenir de Jérusalem, Paris, 1901, p.24.
“à Antioche, au 6e siècle, les Juifs seront assez nombreux dans cette ville pour provoquer [en 602]
un soulèvement contre les chrétiens et tuer le patriarche et plusieurs milliers de ses fidèles” 744.
Mais la question se pose : s’agissait-il de juifs rabbanites ou de judéonazaréens (très présents dans
cette région), ou plus probablement encore, de groupes excités au sein de populations partagées
entre ces influences diverses ?
La même question se pose un siècle plus tard à propos de l’invasion perse :
“Plus importants, estime S.W. BARON, furent les soulèvements juifs sous l’empereur Héraclius,
lesquels facilitèrent grandement l’occupation de la Palestine en 614-628 et contribuèrent à préparer
le terrain aux grandes conquêtes arabes, peu d’années après”745.
La campagne militaire perse ressembla à une promenade militaire 746. “Lors du siège de
Jérusalem par Khusraw [Chosroès] II en 614, remarque Alfred-Louis de PRÉMARE, les Perses
avaient été assistés de l’intérieur par des milliers de juifs”747.
Dans les semaines qui suivirent la prise de la ville, la population (chrétienne) fut en grande
partie vendue, déportée en Perse ou massacrée, sauf ceux qui renièrent leur foi et judaïsèrent pour
avoir la vie sauve (cette précision est donnée dans la Doctrina Jacobi). Les sanctuaires furent
détruits748.
“Un chef anonyme prit bientôt le nom de Néhémie, écrit BARON. Il semble même avoir tenté de
restaurer le culte sacrificatoire juif. Sans aucun doute, nombre de juifs virent dans ces événements
une répétition du rétablissement d’un Etat juif par Cyrus et Darius et se comportèrent comme les
dirigeants de la ville et du pays”749.
Y eut-il ou non un début de reconstruction du Temple ? Aucune source ne l’indique
positivement. Le gouvernement de Jérusalem et de la Judée avait été confié aux juifs rabbanites
ayant accompagné les armées perses750 ; il leur fut retiré en 620 lorsque l’empereur Héraclius
enregistra ses premiers succès dans le Pont et en Cappadoce. En effet, soucieux de se rallier les
populations chrétiennes, Chosroès II destitua alors les juifs en place et les chassa de Jérusalem.
On n’en sait pas plus.
Une donnée méconnue doit être prise en compte ici. Les groupes de rabbanites ou
d’Arabes (une source parle de ces derniers751) ne sont pas les seuls à avoir accompagné les armées
perses, surtout lorsque celles-ci traversèrent la Syrie en 614 : des groupes de judéonazaréens s’y
joignirent. Le texte coranique évoque en effet des rixes ayant éclaté entre ceux-ci et les rabbanites
après la victoire perse, ainsi que leur éviction de Jérusalem ( cf. 3.4.2.3). Si cela avait été à eux, les
judéonazaréens, que les Perses avaient confié le pouvoir à Jérusalem, il n’y aurait pas eu de
744
Théophane, 301,1 ; Zonaras, XIV,14 ; Cedrenus, I, p.712, éd. de Bonn, d’après J.G. FÉVRIER ; il précise encore :
“A Antioche, rapporte Josèphe [Contre Apion, II, 4], les juifs jouissaient du droit de cité qui leur avait été
concédé jadis par Séleucus” (La religion des palmyréniens, Paris, Vrin, 1931, p.219 +note).
745
BARON S.W., Histoire d’Israël, t.II… p.832.
746
“La campagne militaire de Romizanès [le général perse] eut plutôt l’aspect d’une promenade militaire : les villes lui
ouvraient leurs portes”, estime Félix-Marie ABEL sans se demander pourquoi il en fut ainsi (Histoire de la Palestine
depuis la conquête d’Alexandre jusqu’à l’invasion arabe, Paris, Gabalda, 1952, p.389).
747
PRÉMARE A.-L. de, Les fondations de l’Islam..., p.160.
748
ABEL Félix-Marie, Histoire de la Palestine..., Paris, Gabalda, 1952, p.390 ; DAGRON Gilbert, L’Eglise et la chrétienté
byzantines..., in MAYEUR & ALII, Histoire du Christianisme, t.4, Paris, Desclée, 1993, p.72.
749
BARON S.W., Histoire d’Israël, t.III, Paris, PUF, 1961, p.187. La source principale des historiens est la chronique
intitulée La prise de Jérusalem par les Perses. Son auteur, qui est l’un des rares moines du Monastère de saint Sabas à avoir
survécu aux événements. Voir note Erreur : source de la référence non trouvée. Concernant la prise de Jérusalem par
les Perses en 614, voir aussi ZONARAS, Annales, et SOPHRONE, Hymnes anacréontiques.
750
Selon l’Enc. Jud. de Berlin (t.8, col.1144), 24 000 juifs auraient suivi les armées perses en 614 – citée par J.-M.
MAGNIN, Notes sur l’ébionisme,… p.128.
751
Une chronique grecque (PG 89, 1423) précise que ce sont des Arabes venus avec les Perses qui, en 614, ont
massacré les moines de Saint Sabas. Dans les autres sources, il n’est pas indiqué qu’il s’agirait d’Arabes.
massacres ; ils auraient consacré leur énergie à rebâtir le Temple et en particulier sa partie
principale : le Cube que constituait le Saint des Saints. C’est précisément ce qui se fera dix-sept
ans plus tard (en 637-638). Pour l’heure, il semble que rien ne se soit concrétisé, et en 622, les
Perses sont chassés de Jérusalem.
Le judéonazaréisme semble avoir joué un rôle beaucoup plus important et direct dans des
événements guerriers qu’a priori on ne penserait pas rapprocher des problématiques juives : il
s’agit de l’aventure palmyrienne entre 269 et 272. Celle-ci apparaît même être une première
application du projet judéonazaréen, sous une forme nouvelle ( 2.5.1). La tentative d’application
suivante prendra une tout autre ampleur, dans un effort et une stratégie qui s’étendent sur
plusieurs années et qui témoignent d’une volonté tenace et réfléchie (2.5.2).
752
Entretien avec Javier Teixidor, in Le Monde de la Bible, n° 134, avril-mai 2001, p.59. Selon TEIXIDOR, ce serait seulement
“après la mort de l’empereur Claude le Gothique en 270” que Zénobie se mit à occuper des villes.
753
Ces linteaux et montants de porte gravés par exemple de textes bibliques pouvaient être trouvés en nombre
récemment encore. Parmi ces linteaux palmyriens, deux portaient des bénédictions, indique J.G. FÉVRIER (La religion
des palmyréniens, Paris, Vrin, 1931, p.220.123). Fréquemment, on trouve des dédicaces “à Celui dont le nom est béni à
jamais” : LB RY K SM H L ‘L M ’ , parfois avec l’épithète “bon et miséricordieux” T1B ’ W R H1 M N’ ; ces dédicaces
sont beaucoup plus fréquentes que celles adressées aux dieux locaux traditionnels (p.121.124) et offrent une parenté
évidente avec les bénédictions "juives".
A titre d’exemple, puisé dans le livre de WADDINGTON par E. LEDRAIN (Les monuments araméens et himyarites, Paris,
Musée du Louvre, 1919, p.24), on peut citer le début de cette inscription de cinq lignes, gravée sur un autel, datée du
mois d’aôut de l’an 230 de notre ère :
“A Celui dont le nom est béni pour toujours, le Bon et Miséricordieux, élevé par Ba tzebeida fille de
Gadars1u”.
754
“Rabbi Jochanan, qui aurait vécu au 3 e siècle, s’opposait à ce que les Juifs reçussent des prosélytes
[originaires] de Palmyre”,
écrit J.G. FÉVRIER (La religion des palmyréniens,… p.222).
des troupes romaines. En peu de temps, la coalition défit les troupes perses, mais Odenath, paré
des titres de septimius et de imperator, fut assassiné en 266 ou 267. L’empereur Gallien voulut en
profiter pour liquider un royaume allié devenu encombrant ; son armée fut cependant battue par
les Palmyriens, dirigés par Zénobie, la veuve de Odenath, et par son fils Waballat, et on en resta
là provisoirement755.
C’est ici qu’intervient un curieux Patriarche d’Antioche, Paul, originaire de Samosate sur
l’Euphrate (260- après 272), dont le rôle exact intrigue les historiens. FILASTRE de Brescia dressait
ainsi son portrait :
“Il présentait le Christ non comme vrai Dieu mais comme un homme juste, et il enseignait la
circoncision ; il enseigna même une certaine Zénobie à judaïser, qui était alors reine en Orient” 756.
Ce n’est pas la seule donnée disponible. EUSÈBE le présente comme un homme assoiffé de
pouvoir et de richesses, qui niait que le Christ vienne d’en-Haut mais se faisait acclamer lui-même
comme un “ange descendu du Ciel” ; et selon JEAN CHRYSOSTOME, en habile courtisan, il aurait
rapproché ses croyances des doctrines judaïques de la reine des Palmyriens, qui étaient devenus
les maîtres de facto de la région depuis l’effacement de Rome757 (au reste, il devint un proche de la
reine). Il s’agit là d’une interprétation qui tente d’expliquer une parenté de doctrine et d’intérêt
(Paul, qui avait été déposé par le synode d’Antioche en 268, se maintint en place grâce à
Zénobie). Constatons simplement que, autant à propos de l’un que de l’autre, les documents
emploient fréquemment le terme de judaïser (iudaizare ou „ouda‹zein) ; ce terme est celui par
lequel les Pères de l’Eglise visent habituellement la propagande qu’ils appellent "ébionite" ou
"nazaréenne"758. Cette clef de lecture est étayée sous plusieurs aspects par les événements qui
suivirent.
Tout en agissant officiellement au nom de Rome, Zénobie envahit bientôt toute la région
depuis l’Asie mineure jusqu’en Egypte (269-271). On sait qu’en Egypte, elle fit restaurer au moins
une "synagogue"759 (le terme de synagogue désignant ici un édifice rabbanite aussi bien que
"nazaréen", ce dernier cas étant le seul plausible ici). Au faîte de sa puissance, vers avril 272, elle
fit graver des monnaies qui donnaient à son fils le titre d’empereur tandis qu’elle-même prenait
celui d’Augusta. C’était une déclaration de guerre visant directement le nouvel empereur Aurélien
(270-275). Celui-ci fut victorieux des Palmyriens à Antioche et à Emèse, et occupa bientôt
Palmyre que Zénobie avait fui (272) 760. Après le départ d’Aurélien, une révolte obligea celui-ci à
revenir et à châtier les meneurs ; par la suite, la ville ne jouera plus qu’un rôle mineur. A
755
LAGRANGE J.-M., Palmyre, in Le Correspondant, 10 sept. 1908, p.937-939.
756
FILASTRE de Brescia, Liber de haeresibus (rédigé entre 383 et 391 – § 64). Voir aussi ATHANASE, Hist. Arian. ad
monach., 71 (PG 25, 777B) ; THÉODORET de Cyr, Haeretic. fabul. comp., II, 8 (PG 83, 393C) ; PHOTIUS, Biblioth., cod. 265
(PG 104, 180B-C).
757
EUSÈBE, Hist. eccl., VII, 30,10-19 (coll° Sagesses chrétiennes, Paris, Cerf, p.429). JEAN CHRYSOSTOME, In Joan., hom. 8,1
(PG 59, 66). Gérard TROUPEAU a traduit la première partie du chap.10 du Kitâb al-fisal fîl-milal wal-nihal (éd. Le Caire,
1899-1901) d’Ibn H1azm de Cordoue (m.1064) où l’on trouve cette description (p.48) :
“Parmi eux [les sectes chrétiennes], il y a les tenants de Paul de Samosate qui était patriarche à Antioche avant
la manifestation du christianisme [c’est-à-dire la reconnaissance officielle du christianisme par l’édit de Milan
en 313] ; sa croyance était l’Unicité seule et véritable ; que Jésus était le serviteur de Dieu et son envoyé (rasûl),
comme l’un des prophètes ; que Dieu l’avait créé dans le sein de Marie, sans organe mâle ; qu’il était un
homme sans divinité en lui ; il disait : « Je ne sais pas ce qu’est le Verbe, ni ce qu’est l’Esprit-Saint »”
(Présentation et réfutation des croyances des Chrétiens chez Ibn Hazm de Cordoue, in DELCAMBRE Anne-Marie, BOSSHARD
Joseph & ALII, Enquêtes sur l’Islam, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p.199).
758
EPIPHANE, Panarion, 65,2 (PG 42,13). Au sujet des disciples de Paul de Samosate, EPIPHANE écrit :
“Ils nient le Dieu né de Dieu, le Fils monogène et Verbe... Quoiqu’ils ne pratiquent pas la circoncision ni le
sabbat, ils observent les autres rites juifs” (PG 42, 13D).
759
L’inscription qui rappelle ce fait est reproduite dans le Zeitschrift für Numismatik, t. V, 1878, p.229, cf. BARDY
Gustave, Paul de Samosate. Etude historique, Louvain-Paris, 1923, p.173.
Antioche, avec l’appui d’Aurélien – explique EUSÈBE –, les chrétiens réussirent enfin à chasser
Paul de Samosate de son siège.
Les motivations de Zénobie et celles d’une partie des habitants de Palmyre ne peuvent se
réduire à des calculs d’hégémonie politique ou commerciale, et l’anarchie qui régnait alors dans
l’Empire n’explique rien non plus – elle n’était que l’occasion propice. Quant à la réussite militaire
des Palmyriens, peut-elle se comprendre sans appuis ? Comment purent-ils prendre une ville aussi
peuplée qu’Alexandrie – qui opposa une forte résistance –, si loin de leurs bases ? Zénobie n’était
pas juive rabbanite (les sources de cette mouvance n’auraient pas manqué de le signaler), pas plus
qu’une partie importante des habitants de Palmyre ; mais elle était juive, ce que tout indique 761.
Les tendances judéonazaréennes qu’on peut au moins lui supposer expliquent par elles-mêmes
aussi bien son projet que l’appui qu’elle a reçu en divers lieux.
760
Après avoir quitté sa capitale assiégée, Zénobie essayait de rejoindre le vieil ennemi perse ; mais elle fut rejointe
sur les bords de l’Euphrate par la cavalerie romaine, et emmenée à Rome (elle mourut à Tivoli, après 274).
761
Il convient de signaler ici l’appellation de Septimia Batzabbaï que lui donna un historien romain Le terme de bat-
zabbaï (fille de Zabdaï) est un patronyme en même temps peut-être qu’une indication de lieu : le bèt-Zabdaï se situe au
sud du Khouzistan et de la ville perse de Hormizd, une région juive qui était alors très christianisée (cf. ASMUSSEN J.
P., Christians in Iran, in YARSHATER E. & ALII, The Cambridge History of Iran,… p.925).
762
La source la plus ancienne sur l’histoire assez bien connue de Mauvia est l’historien RUFFIN (livre II de son Histoire
ecclasiastique, écrite vers 410). Voir THÉLAMON François, Païens et Chrétiens au IV e siècle, Paris, Etudes Augustiniennes,
1981, p.124-147.
763
JÉRÔME, Vita Malchi, 4 (PL 23, 57).
764
AMMIEN MARCELLIN, XXII, 15,2 – cité par François THÉLAMON, Païens et Chrétiens au IVe siècle, … p.128.
position de Mâwîya était donc opposée à celle de Zénobie 765 ; pour le reste, les ressemblances
sont étonnantes, y compris celles du départ : leur veuvage.
“Devenue veuve en 373 ou 374, résume Alfred HAVENITH, Mâwiyya déclara la guerre aux Romains,
bien que son mari eut été l’allié de l’empereur Valens. Elle fit des incursions victorieuses en
Palestine et en Phénicie, allant jusqu’à soumettre le nord-est de l’Egypte. Un général romain appelé
en renfort se fit écraser. Et Rome dut traiter avec la reine. Elle ne posa qu’une seule condition pour
un accord de paix : lui donner comme évêque un moine arabe nommé Moyse dont la sainteté l’avait
émue... [à la suite de cet épisode] de nombreux bédouins sont devenus chrétiens et finalement,
Mâwiyya donna sa fille en mariage au général romain appelé Victor” 766.
François THÉLAMON donne le commentaire suivant :
“La création d’un évêque des Saracènes établit donc que l’on peut être saracène et chrétien, allié de
Rome tout en gardant son indépendance [cultuelle]. Pour l’Empire c’est la condition et le prix de la
paix sur le limes d’Arabie et sur les confins désertiques de la Palestine et de l’Egypte. Ruffin indique
d’ailleurs comme premier résultat de l’ordination épiscopale de Moyse : gentis ferocissimae pacem tenuit.
Cela valait bien que l’Evêque d’Alexandrie essuyât un affront et que l’on fît une entorse à la
politique pro-arienne qui était alors de règle”767.
Apparemment, cette histoire finit donc pour le mieux, d’autant que le mouvement de
pacification s’étendit, lié à la christianisation des populations 768. Indirectement cependant, elle
révéla de nouveau aux Arabes, alors très divisés, et surtout à d’autres, la force militaire qu’ils
représentaient. Ces autres-là s’en souviendront.
765
Le rapport entre l’arianisme régnant à Constantinople ou ailleurs et le judéonazaréisme présent en Syrie serait à
étudier. Non seulement l’un et l’autre nient la divinité de Jésus le Messie, mais le second prône une idéologie du
Royaume de Dieu à établir sur terre, qui correspond justement à la prétention totalitaire (et sectaire) des rois "ariens"
ou influencés par l’arianisme : c’est une certaine conception du Messie qui autorise le roi à se poser en lieutenant de
Dieu sur la terre. Des éléments exposés par Jacqueline GENOT suggèrent un tel rapport :
“L’arianisme des Goths n’est que le transport, jusqu’en Ibérie, d’une propagande missionnaire des Nazaréens
d’Orient, qui semble le fait d’une minorité de prêtres, inspirés par l’Apocalypse” (La discipline de Clergie…, p.
314 /note 19 – voir aussi p.192 et Israël, Edom, Ismaël…, p.586).
Chez les théologiens, l’épithète "d’arien" devient (évidemment) une abstraction, désignant alors tout négateur de la
divinité du Christ ; mais il y a sans doute beaucoup plus derrière l’expression de "moine arien" qu’employa Jean de
Damas à propos des débuts de l’islam (Ecrits sur l’Islam [tiré de son Traité des hérésies – sur la 100 e hérésie], 4,1.13, S.C.
n° 383, Paris, Cerf, 1992, p.213).
766
HAVENITH Alfred, Les Arabes chrétiens nomades au temps de Mohammed,… p.51-52. Cf. RUFFIN, Hist. eccl., II, 6 / PL 21,
514-515 ou SOCRATE, Hist. eccl., IV, 36 / PG 67, 556-557.
767
THÉLAMON François, Païens et Chrétiens au IVe siècle, … p.138.
768
D’après Ammonius (Relatio SS. patribus Sinaïtis), un Moyse ermite à Raithou sur le golfe de Suez – qui pourrait être
celui de Mâwîya – convertit la tribu de Obayda à la même époque. Jérôme (Vita Hilarionis, 25 – PL 23,41) montre
Hilarion opérant des miracles parmi les Saracènes (THÉLAMON François, Païens et…, p.143).
2.5.2 Réoccuper "la Terre" : un long effort arabo-nazaréen (626-637)
Cette fois, le point de départ de la tentative devant conduire à occuper la Palestine n’est pas
une grande ville du désert, mais une oasis assez peuplée du centre du désert : Yatrib (qui sera
rebaptisée Médine plus tard).
Si la présence judéonazaréenne à Palmyre échappe encore aux historiens par le fait de ne
connaître du monde juif que l’organisation rabbinique, n’en serait-il pas de même relativement à
la présence "juive" bien attestée à Yatrib ? C’est de Yatrib que Muh1ammad en personne mena en
629 (plutôt qu’en 630) une tentative de conquête de la Palestine – ce fut la première et la seule
qu’il conduisit –; il fut battu par les Byzantins au sud-est du Jourdain, à Mu’ta (ou Môteh)769.
Cette bataille, relatée dans la chronique de THÉOPHILE d’Edesse (m.785)770, est même la seule de
Muh1ammad qui soit historiquement sûre.
Qui sont ces "juifs" de Yatrib auprès desquels Muh1ammad avait cherché refuge avec son
groupe – en 622 comme l’indiquent à la fois les sources et les traditions parlant de l’Hégire –, et
qui ont préparé avec lui son expédition militaire en direction de la "Terre" ?
Quant aux questions relatives à l’endroit d’où il venait et pourquoi, nous les réservons pour
la 3e partie.
769
La Sîra t an-nabawîya ou Biographie du Prophète par Ibn Hišâm donne au récit de la bataille de Mu’ta un aspect
fabuleux (par exemple son suivi depuis Médine par Muh1ammad grâce à une sorte de télévision angélique). Pour
autant, la légendologie islamique n’a aucune raison d’inventer une telle bataille, qui est attestée par ailleurs (voir note
suivante). Selon Régis BLACHÈRE, la sourate ar-Rûm (s.30,2-5) fait allusion à cette défaite de Muh1ammad “aux confins
de la Terre” – ce qui suppose un léger changement de voyellisation tout à fait justifié (voir annexe D.2).
770
Cette chronique de THÉOPHILE d’Edesse (m.785) est perdue mais elle est soigneusement reproduite dans la
Chronographie de THÉOPHANE le Confesseur (m.817) – PG 108, col. 687-690.
771
PRÉMARE A.-L. de, Les fondations de l’Islam..., Paris, Seuil, 2002, p.102.
772
Selon l’avis de beaucoup d’historiens, cette présence juive découlerait du fait que, deux millénaires avant notre ère
(avant donc l’époque abrahamique), Phéniciens et Hébreux proviendraient de l’Arabie en voie de désertification. Une
certaine présence hébraïque se serait maintenue au Yémen et dans les oasis peuplées, cf. VINCENT Albert, La religion
des judéo-araméens d’Eléphantine,… p.31.
Yémen et Gaza en Palestine, et le géographe grec PTOLÉMÉE (2e siècle de notre ère) la mentionne
sous la forme Jathrippa773.
Or, si les traditions musulmanes évoquent sans difficulté la présence de juifs (rabbanites)
à T1âif et ailleurs, de curieuses discordances apparaissent à propos de “l’origine des juifs” de
Yatrib. La “bio-hagiographie du prophète de l’islam” 774 parle de la présence de trois tribus juives
du nom de Qaynuqâ‘, de Qurayza et de Nadîr, lesquelles sont supposées être ennemies du
"Prophète" et de son Umma h c’est-à-dire rabbanites. C’est tout autre chose qu’on lit dans la
première strate – tenue pour authentique par tous les spécialistes – de la fameuse Charte ou
Constitution de Médine (parfois appelée aussi Pacte de Médine). Ce début du texte que donne la Sîra h
d’IBN HIŠÂM témoigne en effet des alliances que Muh1ammad a nouées à Yatrib en vue de la
guerre775. Et les "juifs" y sont mentionnés comme inclus dans l’Umma h de confraternité guerrière,
et aucun des noms mentionnés ne correspond aux trois tribus citées plus haut.
Qui donc sont ces "juifs" habitant Yatrib et alliés dans la guerre, puisqu’il est impossible
qu’il s’agisse de rabbanites ? Et contre qui est dirigée cette guerre à laquelle la Charte invite “sur le
chemin de Dieu” (fî sabîl i Llah), une expression fréquente dans le Coran ?
\3° En 634, SOPHRONE est déjà Patriarche de Jérusalem. Les premières incursions
qu’on peut qualifier après coup de "musulmanes" remontaient à 626. La victoire romaine de 629
à Mu’ta sur Muh1ammad et sa troupe n’éloigne le danger que pour un temps ; elle se change en
défaite à Gaza en 634 – Muh1ammad est supposé être mort alors depuis deux ans 776. Trois ans
plus tard, SOPHRONE fera ouvrir les portes de Jérusalem à l’armée de ‘Umar (celui-ci n’arrivera que
quelques mois plus tard, en 638777) ; la situation était en effet devenue désespérée : la contrée était
occupée déjà depuis longtemps778 et, après leur défaite de Gaza, les Romains ne bougeaient plus
et n’envoyaient aucun renfort.
C’est dans ce contexte que SOPHRONE, en 634, alors même que les "Arabes" ne se
sont pas encore tournés vers Damas (prise en 636), affirmait dans une homélie qu’ils
“se vantent de conquérir le monde entier”779.
773
Cf. ZEGHIDOUR Slimane, Au commencement était Médine, in Notre Histoire, n° 56, mai 1989, p.20.
774
Selon une expression de A.-L. de Prémare (Aux origines du Coran, questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Paris,
Téraèdre, 2004, p.20).
775
Cf. PRÉMARE A.-L. de, Les fondations de l’Islam..., p.97-98. Un des principaux leitmotiv-s de la Charte est : tous unis
contre les autres.
“Un affidé (mu’min, terme souvent traduit par croyant) ne tue pas un autre affidé pour (venger) un infidèle et il
n’assiste pas un infidèle contre un affidé... Ceux des juifs qui nous suivent ont droit à l’assistance en parité :
on ne les lèse pas et on ne s’allie pas contre eux... Les affidés exercent la vengeance les uns au profit des
autres lorsque l’un d’entre eux a versé son sang sur le chemin de Dieu” (trad. de PRÉMARE, Idem, p.96).
C’est ce qu’on lit aussi en s.48,29 (un verset d’autant plus significatif qu’il est un tardif ajout) :
“Ses compagnons [à Muh1ammad] sont violents envers les impies, bons et compatissants entre eux”.
776
Deux documents quasiment contemporains suggèrent fortement la présence de Muh1ammad à cette bataille de
Gaza en 634 : THOMAS le Presbytre et la Doctrina Jacobi, cf. HOYLAND Robert G., Seeing Islam as others saw it. A survey and
evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian writings on early Islam, Princeton, The Darwin Press, 1997, p.120, et PRÉMARE
A.-L. de, Les fondations de l’Islam..., p.131.148.
777
C’est pour cette raison qu’on donne habituellement la date de 638 pour la "prise de Jérusalem" – qui n’a jamais
été "prise", et ce n’était pas en 638.
778
SOPHRONE en parle explicitement dans son homélie de Noël 634, PG 87, col.3206A-C.
779
SOPHRONE de Jérusalem (550-639), Sermon sur la Théophanie (ou sur le saint Baptême) 13-167,2 – cité in SCHÖNBORN
Christoph von, Sophrone de Jérusalem. Vie monastique et confession dogmatique, coll. Théol. hist. n° 20, Paris, Beauchesne,
1972, p. 91. La phrase complète souligne le rôle idéologique joué par Muh1ammad :
“Ils se vantent de dominer le monde entier en imitant leur chef continûment et sans retenue” (trad. PRÉMARE
A.-L. de, Les fondations de l’Islam, Paris, Seuil, p.155).
D’où les occupants de la Palestine tiennent-ils cette telle idée ? Quel est ce projet qui n’est
même pas tout à fait explicite dans le Coran mais qu’ils n’ont pas tardé à mettre en œuvre ?
\4° Par ailleurs, il paraît bien attesté que Zayd Ibn Tâbit, le fameux "secrétaire" de
Muh1ammad (cf. 3.1.5.3), était un juif qui écrivait l’arabe et l’hébreu et habitait Yatrib bien avant
l’Hégire780. Or on ne voit pas Muh1ammad prendre à un poste aussi important un rabbanite. Si
Zayd n’en est pas un, à quel groupe juif appartient-il donc ?
\5° On peut ajouter encore ce dernier point, sur lequel la 3 e partie reviendra plus en
détail. Les traditions musulmanes rapportent que Muh1ammad était alors veuf d’un premier
mariage, contracté avec une riche commerçante plus âgée que lui. Celle-ci, appelée Khadija, était
la cousine du "prêtre nazaréen" (nâs1irî) nommé Waraqa781. Les "juifs" auprès de qui Muh1ammad a
trouvé refuge à Yatrib, ne sont-ils pas simplement de la mouvance même de ces "nazaréens"
parmi lesquels il a trouvé sa première femme ?
De nombreux échos sont restés de cette vision d’un monde à asservir ; Ibn HALDUN attribue à ‘Umar un tel propos (à
l’occasion de la reconstruction de la ville de Kûfa) :
“Faites... [mais] Gardez fidèlement les pratiques suivies par le Prophète et vous garderez toujours l’empire du
monde” (Les prolégomènes, trad. DE SLANE, Paris Geuthner, 1934, t.2, p.273).
780
PRÉMARE A.-L. de, Les fondations de l’Islam..., p.308-309. Voir aussi 3.1.5.3.
781
Même si le récit sur Waraqa rapporté à la fois par B UHÂRÎ et par MUSLIM est une composition tardive “riche en
images coraniques” comme écrit Uri RUBIN, il n’existe aucune raison de mettre en doute la donnée selon laquelle
Hadîja est la cousine du nâs1irî Waraqa (The Eye of the Beholder. The Life of Muhammad as viewed by the early Muslims,
Princeton, Darwin Press, 1995, p.106-107). La 3e partie (en 3.1.5.4) reprendra cette question à la lumière de l’étude de
Joseph AZZI, très poussée au sujet de ce Waraqa (Le prêtre et le prophète, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001).
782
Le mot terre, a rd1, qui apparaît près de 40 fois dans le Coran – en général dans la proposition (très biblique) “Dieu a
fait le ciel et la terre” –, se rencontre une dizaine de fois pour désigner un quelconque territoire sans précision, mais 19
“d’entrer dans la Terre que Dieu vous a prescrite” (s.5,21),
le contexte précisant qu’il ne faut pas hésiter (au contraire des Hébreux de Moïse cf. Nb 13,25-
14,25 – s.5,20-26). Dans le même sens, l’auteur cite un psaume biblique (le Ps 37) où, après un
passage exhortatif destiné à relever les courages, cette promesse de Dieu est rappelée :
“Nous avons écrit dans les Psaumes, à la suite de l’exhortation : La Terre, ce sont mes serviteurs,
gens de bien, qui en hériteront” (s.21,105).
La raison en est la suivante : “La Terre appartient à Dieu. Il en fait hériter qui Il veut parmi ses
créatures, et le résultat appartient aux Pieux” (s.7,128)783.
Et le texte précise : “C’est nous, oui, qui hériterons la Terre” (s.19,40),
en suggérant au passage l’indignité des autres qui prétendent également en hériter 784
Un tel projet, Muh1ammad tenta de le réaliser en 629 ; ‘Umar y réussit huit ans plus tard. S’il
fallait encore un indice supplémentaire, la Chronique de Sebêos nous indique que Muh1ammad aurait
envoyé une
“ambassade à l’Empereur des Grecs [Héraclius], pour dire : Dieu a donné ce pays en héritage à
notre père Abraham et à sa descendance après lui. Nous sommes les enfants d’Abraham. Vous avez
occupé suffisamment notre Pays, rendez-le nous pacifiquement, et nous n’envahirons pas votre
territoire. Autrement, nous reprendrons ce que nous avons pris, avec des intérêts”785.
Rien n’indique que ce message soit jamais arrivé à destination, mais on peut imaginer que
Muh1ammad ait effectivement été assez "idéologue" pour en envoyer un de ce genre.
L’idée "d’émigration" – c’est-à-dire al-hijr 786, terme francisé en Hégire – portait une telle
perspective ; on la voit par exemple dans cette tradition islamique qui, expliquent CRONE et COOK,
“vise implicitement la Palestine comme but de l’hijra : "Il y aura hijra après hijra, mais les meilleurs
des hommes suivront l’hijra d’Abraham", vers la Terre Promise” 787.
Les deux aspects de l’image biblique de l’Exode sont ainsi réunis en ceux qui ont "émigré",
les mu-h âj ir ûn788 : refuge au désert et perspective de reconquête de la Terre.
Par ailleurs, il apparaît que le calendrier musulman ne peut pas avoir été fondé sur une
défaite comme cela est exposé dans les "biographies du Prophète" : selon ces récits, al-hijr serait la
fuite – en soi honteuse – de Muh1ammad qui, chassé de La Mecque, serait alors venu se réfugier à
fois pour désigner un pays bien précis que Régis BLACHÈRE (en commentaire de s.30,3) reconnaît ne pouvoir être
que la Palestine – et il s’appuie, dit-il, sur “des commentateurs” !
783
Selon la Sîra de IBN HIŠÂM, c’est ce verset s.7,128 qui aurait servi de réponse à Musaylima qui proposait par lettre
au "Prophète" de partager avec lui le terrain (cf. The life of Muh1ammad, trad. Guillaume A., Karachi, Pakistan Branch of
the Oxford University Press, [1958], 1965, p.649).
784
C’est une pointe anti-judaïque, car, comme l’écrit Viviane COMMÉRO, cette thématique souligne “l’indignité des
premiers héritiers vis à vis d’un héritage que d’autres qu’eux sauront conquérir” ( La Nouvelle Alliance dans la sourate al-
Mâ ‘ida, in Arabica t.48 /3, juillet 2001, p.303).
785
Cf. CRONE & COOK, Hagarism..., p.7.
786
Il n’existe pas de terme hébreu de même racine hjr et de même sens que hijr ; l’Exode se dit ha+ x 1 y $ , y es1i’a h, sortie,
terme dont la racine, inversement, n’existe pas non plus en arabe. On peut donc considérer que, les judéonazaréens
s’adressant à des Arabes et voulant leur exprimer l’idée de l’Exode, ont été obligés d’utiliser le terme d’al-Hijr à défaut
d’un autre.
787
CRONE & COOK, Hagarism…, p.9.
788
"Muhâ j i rûn", c’est-à-dire littéralement "ceux qui ont émigré", rappelle Michael COOK (Muhammad, Oxford/ New
York, Oxford University Press, 1983, p.19). C’est une interprétation postérieure qui insère entre le terme muhâjirûn et
sa racine hj r (émigrer), l’image biblique de Hajar (ou Hâgâr, le g hébreu correspondant au j arabe), c’est-à-dire l’émigrée
(au désert, Gn 21). Parce qu’ils ne comprenaient pas l’idéologie de l’Exode / Hégire, les écrivains grecs ont
généralement préféré àgarènoï à magaritaï (qui transcrit muhâjirûn) : c’est un terme connu qu’ils projettent ainsi sur les
proto-musulmans… qu’ils croient ainsi comprendre.
Yatrib. Or, l’année "1" musulmane (correspondant à 622) est attestée très tôt, un siècle avant
l’apparition de ces récits789. En d’autres termes, cette "explication" de l’Hégire appartient à de
tardives relectures des faits. Et elle est invraisemblable : l’explication évidente est celle de toutes
les "années 1"790 au sens absolu (c’est-à-dire des "années 1" qui ne sont pas celles des habitudes
répétitives antiques consistant à dater les événements à partir de l’année "1" de chaque nouveau
Roi). Une "année 1" absolue marque l’entrée dans une ère nouvelle eschatologique ; du reste, on
peut se demander si le changement du nom de Yatrib (en Mdyn – Madîn ah) ne procède pas de
cette même conviction proto-musulmane (voir annexe E). L’ère du salut devait commencer par la
récupération de "la Terre" – ce qui s’est réalisé. Après coup, de tels souvenirs qui trahissent
l’héritage judéonazaréen ne pouvaient pas subsister dans la mémoire (ou dans des documents) :
"l’année 1" musulmane a alors reçu pour unique raison d’être une invraisemblable fuite du
"Prophète".
Bien entendu, l’objectif du Nouvel Exode des "émigrés" ne se limite pas à la seule Terre de
Palestine : la conquête de celle-ci doit simplement constituer l’étape décisive avant de “conquérir
le monde entier”, comme l’avait déjà bien compris SOPHRONE (cf. 2.4.2.1 \3°). Du reste, il suffisait
d’ouvrir le 4 e Livre d’Esdras pour le savoir, en un passage tout à fait explicite que nous n’avons pas
encore cité :
“Seigneur, Tu as déclaré que c’est pour nous que Tu as créé le monde. Quant aux autres nations qui
sont nées d’Adam, Tu as dit qu’elles ne sont rien... Si le monde a été créé pour nous, pourquoi
n’entrons-nous pas en possession de ce monde qui est notre héritage ?...
Cherche à savoir comment seront sauvés les justes, à qui appartient le monde et pour qui il existe,
et à quelle époque ils le seront”791 (4Esd 6,55-56.59. 9,13b).
La conquête du monde est intrinsèquement liée à "l’espérance" du salut tel que le conçoit la
mouvance judéonazaréenne : le monde entier sera sauvé par “les justes” qui ont “cherché à
savoir” la volonté de Dieu et qui l’auront appliquée ; et ce monde leur est destiné, car il
“appartient aux justes”. Cet "Exode" aux dimensions mondiales est particulièrement guerrier, on
s’en doute :
“Dans le vocabulaire islamique, explique A.-L. de PREMARE, muhâjirûn (dont la racine est hjr), associé
à l’expression "sur le chemin de Dieu ", signifie "ceux qui ont quitté leur pays / qui ont émigré (afin de
combattre) pour Dieu". L’expression s’en trouve déjà dans la charte de fondation du mouvement à
Yathrib, en Arabie, dans un contexte de combat. Elle apparaîtra aussi dans le Coran où les
789
Cette "année 1" musulmane est attestée en effet très tôt. Un parchemin, le PERF 558, écrit et daté en grec de 643,
donne en même temps la date arabe de 22, ce qui donne 622 par soustraction (Hagarism..., Cambridge University
Press, 1977, p.157 /note 39). Alfred-Louis de PRÉMARE signale de plus une épitaphe égyptienne, conservée au Musée
du Caire, datée de l’année 31 de l’Hégire (Les fondations de l’Islam..., p.273.444).
790
C’est toujours après coup, bien sûr, et dans un délai assez court, qu’un groupe décrète une "année 1", à la suite
d’événements où il veut voir le début d’une ère nouvelle de salut. Une telle mystique régnait dans les milieux
révolutionnaires parisiens en 1792 quand l’année 1791 a été décrétée "année 1" de la Révolution française.
Cet exemple nous est familier, mais il n’est ni le seul ni le plus ancien. Lors de la première grande insurrection juive
(66-70 – cf. 2.3.2.1), Simon bar Giora fit couler des pièces de monnaie en bronze indiquant : “Année 4... de la
rédemption de Sion”. De même, lors de la seconde insurrection encore plus explicitement messianiste contre l’Empire
romain (132-135 – cf. 2.4.3.2), Simon Bar Kokba fit couler deux monnaies en caractères paléo-hébraïques, portant
l’inscription messianique très connue : "An 1 de la rédemption d’Israël".
Un siècle plus tard encore, en Egypte, les chrétiens (coptes) décrétèrent comme "année 1" l’an 284 de notre ère
durant laquelle la persécution de Dèce avait fait de nombreux martyrs : la mystique copte y a vu après coup les
prémices d’une ère nouvelle.
791
La Bible. Ecrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, p.1417-18.1438. Cet apocryphe 4Esd est très proche de
2Ba. Voir 1.4.2.
occurrences en seront fréquentes, dans un contexte analogue [s.4,89.100 ; 8,72.74.75 ; 9,20 ; 22,58 ;
etc]”792.
Il est presque superflu d’ajouter que la mentalité de razzia (hazwa h) trouve là une
justification facile, quoiqu’elle soit une dégradation du pur engagement désintéressé “sur le sentier
de Dieu”. Le désintéressement étant rare en ce monde, les feuillets coraniques adressés aux
Arabes traditionnellement pillards n’hésiteront pas à les motiver par la perspective d’un butin 793.
Qu’on ne s’y trompe cependant pas : le principe théologique d’appropriation ne se réduit
aucunement à une mentalité de pillards, comme beaucoup l’ont pensé faute de connaître
l’idéologie judéonazaréenne. Si les biens appartiennent à Dieu, donc au Parti de Dieu, les biens
que possède un non-membre du Parti de Dieu constituent une anormalité. On peut lui concéder
d’en posséder et même les respecter, mais cela ne peut être que provisoire. C’est une telle
mentalité théologique qui a été et reste encore conditionnante dans la pensée islamique, et non
l’influence qu’un nombre finalement très restreint d’Arabes (dont beaucoup avaient déjà renoncé
au pillage) aurait pu avoir sur les nombreux convertis à la religion du pouvoir musulman en place.
Tous ces aspects fondamentalement eschatologiques se retrouvent dans l’appellation de
muhâjirûn (les émigrés) par laquelle les "musulmans" vont se désigner – et uniquement par elle –,
durant trois générations (et même au-delà). Eux-mêmes n’utilisent pas les termes de "ismaélites"
ou de "hagarènes" (fils d’Hagar)794, de "saracènes" ou tout simplement "d’Arabes" ou de "T1ayyâyê"
(nom d’une tribu arabe) par lesquels les populations de langue grecque ou araméenne les
désignaient ; et ils n’utilisaient pas encore la dénomination de "musulmans" (muslimûn), qui est
d’ailleurs absente comme telle du texte coranique ainsi que de celui de la Charte de Médine. Dans les
sources extérieures, elle est, de même, attestée tardivement795.
792
PREMARE A.-L. de, Les fondations de l’Islam..., p.36.
793
Pour beaucoup, l’idée du butin pouvait être plus motivante que celle de sauver le monde. On lit par exemple :
“Dieu vous promet beaucoup de butin, que vous prendrez” (s.48,20).
794
Les figures d’Ismaël, de Hagar ou même d’Abraham ne font pas partie des traditions proprement arabes ; René
DAGORN a définitivement montré que jamais avant l’imposition de "l’islam" à toutes les tribus, aucun Arabe n’avait
revendiqué ni même évoqué une paternité abrahamique – par Ismaël, selon le récit biblique ( La geste d’Ismaël d’après
l’onomastique et la tradition arabes, Genève, Droz, 1981).
Au reste, l’idée d’une religion d’Abraham adaptée aux Arabes ismaélites (ou qéturides) n’était pas neuve : elle
apparaît par exemple dans le Livre des Jubilés (c’est l’objet du testament d’Abraham en Jub.20,1-13 – Ecrits
intertestamentaires…, p.716 – cf. CRONE P. & COOK M., Hagarism..., p.159 /note 48). Mais chez les Arabes, elle est
neuve, comme le montre l’insignifiance de la figure d’Ismaël dans le Coran : ce sont les traditions islamiques qui la
développeront plus tard.
795
“L’appellation muslimûn, rappelle Robert G. HOYLAND, ne figure nulle part avant 775 dans les textes chrétiens...
[Quant au terme muhâjirûn, il est] le nom par lequel les Arabes [musulmans] sont désignés dans tous les documents
officiels du premier siècle de l’Islam” (Seeing Islam as others saw it..., p.156.180).
2.5.3 Réoccuper la "Terre" : le couronnement des efforts (638)
Dès 637796, Jérusalem s’était rendue ; ‘Umar, sans doute retenu à ce moment à Yatrib, n’y
arriva que plus tard, en 638.
796
Ou peut-être même un peu plus tôt selon Heribert BUSSE QUI A proposé de situer la prise de Jérusalem en 635,
indique A.-L. de PRÉMARE (Les fondations de l’Islam…, p.158).
797
“[Les Ismaélites] enlevèrent la Terre sainte des mains d’Edom [= les Byzantins]. Lorsque les Arabes vinrent à
Jérusalem, des hommes d’entre les Fils d’Israël les accompagnaient et leur montrèrent le lieu du Temple”,
indique une lettre de l’Académie de Jérusalem aux communautés de la diaspora d’Egypte, datant du 11 e siècle, cf.
HOYLAND Robert G., Seeing Islam as others saw it..., p.528-529. Voir aussi MACLER F., Histoire d’Héraclius par l’Evêque
Sebêos, Paris, 1904, p.94-97.102-103.
798
Cf. DAGRON Gilbert, Entre histoire et apocalypse, in Travaux et Mémoires, t.XI, 1991, p.26-28.
799
Chronique de Sebêos ou Pseudo-Sébéos (XXXI), citée d’après Robert G. HOYLAND (voir aussi MACLER F., Histoire
d’Héraclius par l’Evêque Sebêos, Paris, 1904, p.102). L’authenticité et le titre même de document arménien attribué à
l’Evêque nestorien Sebêos sont discutés (cf. CRONE & COOK, Hagarism..., p.157 /note 36).
800
Par allusion au Temple de Jupiter Capitolin qu’Hadrien avait fait élever là après la révolte de 132-135.
801
Texte géorgien, trad. Bernard FLUSIN, L’esplanade du Temple à l’arrivée des Arabes, in Bayt al-Maqdis. ‘Abd al-
Malik’s Jerusalem part 1, Oxford Studies in Islamic Art XI, Oxford Univ. Press, 1992, p21.
Il s’agit d’un passage du 19 e des 30 récits formant le supplément au Pratum spirituale (mis par écrit par JEAN
MOSCHUS, m. 619) selon la version géorgienne – le Pratum est un recueil de récits et d’apophtegmes relatifs à la vie de
moines du désert –; ce supplément a été ajouté tardivement, vers 670. Cf. HOYLAND Robert G., Seeing Islam as others
saw it..., p.63.
• Vers 950, un passage de Salman b. Yeruh1im évoque le souvenir – tardif, il est vrai – d’un
moment où, après que
“le royaume d’Ismaël fut victorieux, il fut permis à Israël d’accéder et de s’installer et les cours [= la
surface au sol] de la Maison de Dieu leur furent cédés ; et ils y prièrent pendant un temps”802.
De quelle construction s’agissait-il ? Bien sûr pas de ce qu’on appelle le "Dôme du Roc"
octogonal qu’on voit aujourd’hui : il date des années 790. La “Maison de Dieu” qui se dressait
auparavant était un "Cube", selon la forme qu’avait le Temple, comme on va le voir. Il avait déjà
dû subir des réparations importantes en 661 suite à un tremblement de terre probablement 803 ;
c’est sans doute la raison pour laquelle une apocalypse "judéo-arabe", parlant de Mu‘âwîyah
devenu le maître du Proche-Orient en 660, “célèbre la construction d’une mosquée sur
l’emplacement du Temple, comme si c’était le rétablissement de cet édifice”, quoiqu’à l’époque, il y
avait déjà plus de vingt ans que les muhâjirûn avaient pris ce lieu pour eux seuls : il faut
comprendre que l’auteur juif de cette apocalypse espère encore que cela puisse redevenir comme
avant – c’est-à-dire comme au temps où judéonazaréens et Arabes avaient œuvré ensemble au
rétablissement du Temple (cf. 2.5.3.2.2).
Car le premier “lieu de prosternation” fut bien un Cube, comme le Saint des Saints ou
Debir du deuxième Temple. Il fut bâti de pierre et de marbre (l’allusion au “poseur de marbre”
l’indique), et son toit était en bois comme il en était de coutume pour les toits plats. Après 661, sa
réparation fut faite de manière moins coûteuse, essentiellement en bois : c’est ce "Cube" restauré
qu’a observé le pèlerin Arculfe vers 670 – en tout cas avant 683 –; il le décrit ainsi :
“En ce fameux lieu où se dressa un jour le Temple si magnifiquement bâti, près de la muraille
orientale, les Saracènes (Saracini) fréquentent maintenant une Maison de prière quadrangulaire qu’ils
ont bâtie de manière sommaire, en l’édifiant avec des planches dressées et de grandes poutres sur
des vestiges de ruines. On dit que cette Maison peut recevoir 3000 personnes à la fois”804.
Selon cette description, ce "Cube" présentait des dimensions correspondant à celles
qu’avait le Debir (avec la différence qu’ici, le peuple ne reste plus dehors 805).
802
HOYLAND Robert G., Seeing Islam as others saw it..., p.127.
803
Ce tremblement de terre avait provoqué l’effondrement du premier édifice, comme l’a montré Bernard FLUSIN qui
penche pour l’année 661 en laquelle une chronique syrienne place un violent séisme ; un texte peu connu d’Anastase
le Sinaïte (m. ± 695) fait allusion à des travaux de déblaiements effectués alors par des ouvriers égyptiens, ce qui
indique leur ampleur. Le texte continue en évoquant la construction contemporaine en cours (celle de ‘Abd al-Malik)
et que certains (des chrétiens ?) disaient être le N aÒj Qeoà que Dieu aurait permis de reconstruire. Cette
indication certifie le lieu choisi, qui était déjà celui du Cube construit en 638 comme l’atteste la Chronique ou
Chronographie de Théophane (m. 817 ou 818) :
“‘Umar… entra dans la Ville Sainte et, avec une hypocrisie satanique, chercha le Temple des juifs afin d’en
faire un lieu pour ses prières blasphématoires. Quand il l’eut vu, [le Patriarche] Sophrone dit : En vérité, voici
l’abomination de la désolation dont parle le Prophète Daniel, qui se tient dans le lieu saint” (cf. FLUSIN Bernard, L’esplanade
du Temple à l’arrivée des Arabes,… p.26-31).
Notons que le premier édifice (de 638) fut construit sans doute un peu trop vite, au point d’être fragile (ce qui
explique les dégâts survenus en 661) ; en effet, le même Théophane rapporte encore que
“cette année-là, ‘Umar entreprit de construire le Temple à Jérusalem, mais la structure faillit [déjà !] s’écrouler.
Quand il rechercha la cause du fait, les "juifs" [lesquels ?] lui dirent : Si tu n’enlèves pas la croix qui est au sommet de
l’église sur le Mont des Oliviers, l’édifice ne tiendra pas. Sur ce conseil, la croix fut enlevée et l’édifice fut affermi”
(MANGO Cyril, The Temple Mount AD 614-638 in Bayt al-Maqdis. ‘Abd al-Malik’s Jerusalem part 1… p.1).
804
Texte latin : ADOMNAN [679-704], Abbé d’Iona [monastère fondé par St Colomban dans les îles Hébrides], Relatio
de locis sanctis, L.1 ch.14, 186 – cité in HOYLAND Robert, G. Seeing Islam as others saw it..., p.221. Bernard FLUSIN traduit
vili opere (de manière sommaire) par : “c’est un pauvre ouvrage” (L’esplanade du Temple à l’arrivée des Arabes,… p.29).
805
Dans l’ancien culte, seul le Grand-Prêtre avait le droit de pénétrer dans la partie la plus sainte du Temple, mais le
Messie-Jésus, comme Grand-Prêtre de la Nouvelle Alliance messianiste (cf. note Erreur : source de la référence non
trouvée), y fait entrer les vrais croyants (cf. note Erreur : source de la référence non trouvée) en les invitant à la
liturgie du vrai culte (c’est-à-dire aux eucharisties sans vin).
Le chiffre avancé des places
(prosternées probablement) est de 3000,
ce qui peut correspondre aux 2000 m² de
surface utile présumée de la "Maison", le
Debir, qui, selon Josèphe, mesurait à peu
près 50 m de côté ; l’octogone actuel
présente, dans sa diagonale, la même
dimension806.
806
En Ant. jud. XV, JOSÈPHE explique que le nouveau Temple d’Hérode détruit en 70 fut bâti autour du précédent (qui
fut démonté ensuite) ; la nouvelle façade faisait 50 m sur 60 m, mais suite à un affaissement du terrain, la hauteur se
réduisit à peu près à 50 m. L’octogone formé par le Dôme du Roc actuel a été voulu avec une diagonale égale au
nombre d’or en pieds byzantins, c’est-à-dire à 161,8 x 0,308 m, soit 49,83 m.
Il y a lieu de penser que le rocher que l’on voit aujourd’hui au centre du Dôme du Roc constitue le sommet du
mont et assurait l’assise du Temple antérieur, celui d’Esdras. Ceci dit, beaucoup de questions restent sans réponse.
Une marche semble taillée dans l’un des coins du rocher, et sa surface arasée : par qui, quand et pourquoi ?
807
La traduction habituelle du verset, conforme à la légende d’Abraham à La Mecque, donne à l’inaccompli un sens
d’imparfait :
“Alors, Abraham élevait [ou relevait] les assises de la Maison et [avec] Ismaël” (s.2,127).
L’accompli, rafa ‘a, serait plus logique : Abraham éleva [ou releva] les assises de la Maison avec Ismaël, ou alors il faut
imaginer que le travail de relèvement est resté inachevé… car, nous explique-t-on, il n’y avait pas de toit :
“D’après la tradition, la Ka‘ba fut à l’origine fondée par Adam… Puis Abraham la rebâtit avec l’aide de son
fils Ismaël. Elle a été édifiée sans toit… Plusieurs siècles avant la révélation coranique, la Ka ‘ba fut
reconstruite une fois encore par Qussay ibn Qilab qui avait amené la tribu des Qoraïchites à La Mecque”
(GLASSÉ Cyrill, Dictionnaire encyclopédique de l’Islam, art. Ka‘bah, Paris [London, 1989], Bordas, 1991, p.213).
Question secondaire : ces traditions qui font venir les Qoréchites à La Mecque savaient-elles donc qu’ils vivaient
ailleurs ? Où ? A ce propos, voir 3.3.1.2.
(cf. 2.3.3.2) n’a laissé au mieux derrière elle que quelques “assises” (qawâ‘id), comme le verset le
suggère.
• Enfin, ce verset s.2,127 doit être lu en rapport avec s.2,114 où il est question des masâjid u
i
Llah que d’aucuns
“se sont évertués à détruire” (s.2,114 – trad. BLACHÈRE) ;
en d’autres termes il est question non seulement d’un lieu de prosternation de Dieu (masjid, rac. sajada,
araméen sejid, se prosterner) qui a été détruit, mais de plusieurs (masâjid), c’est-à-dire d’une
succession de Temples de Dieu qui sont les lieux de prosternation par excellence. C’est-à-dire du
Temple de Salomon, éventuellement de celui d’Esdras, et de celui d’Hérode.
En effet, le terme de masjid (que mentionne THÉODORE sous sa forme géorgienne de
midzgita) s’enracine dans l’araméen biblique ( d gc, adorer 808) ; sous son équivalent hébraïque, il ne
pourrait désigner le Temple – il est même absent de la Bible – car, explique Albert VINCENT809,
c’est le terme traditionnel pour désigner des lieux de culte dans les anciennes populations
araméennes du nord ; c’est pourquoi les Hébreux ont préféré parler de la beyt Ywhw, la maison où
Dieu est présent810. Ceci dit, l’idée est tout à fait biblique : toutes les familles et les nations de la
terre monteront au Temple “pour se prosterner” (le-hištaha1 w ot), lit-on en Zacharie 14,16-17, et le
Document de Damas emploie expressément le titre de "Maison de prosternation" pour désigner le
Temple (CD 12,22 : byt hšth1wt – t vx t > h t yb). Pour l’auteur du Coran, la masjid par excellence
est donc bien le Temple811.
Que peuvent être les lieux de prosternation de Dieu qui furent détruits sinon les deux Temples
successifs de Jérusalem anéantis lors de guerres, une première fois en 587 avant notre ère, et à
nouveau en 70 de notre ère ? Selon un sens évident de l’hébreu, la racine h1rm dans l’expression
coranique al-masjid al-h1arâm ne signifie pas seulement sacré, voué à l’interdit mais, au sens second,
dévasté, en ruine (voir 3.4.2.1.2) : ce sanctuaire en ruine vers lequel il faut “tourner son visage” pour
808
Cette racine est uniquement présente sous sa forme verbale, 4 fois en Isaïe + Daniel 3,5 : s' j d : adorer ; Daniel
2,46 : rendre hommage.
809
VINCENT Albert, La religion des judéo-araméens d’Eléphantine,… p.324s.610. Il a en vue en particulier les “masadjid
anciens qui ont subsisté dans la Syrie du Nord” (p.613).
Non sans intuition, il ajoute que masjid est un “mot emprunté par Mahomet aux populations araméennes du Nord”
(p.610), en sautant par dessus les quatre ou cinq siècles qui séparent celui-ci des cultes polythéistes existant encore en
Syrie. En fait, c’est du vocabulaire araméen des judéonazaréens qui habitaient effectivement la Syrie que provient le
terme coranique de masjid ; du reste, ce terme était également utilisé dans la tradition rabbinique.
810
Le lieu par excellence de la Présence de YHWH était le cube vide du Debir. Cette Présence divine (Šekîna h, mot
qu’on trouve plusieurs fois dans le Coran sous sa forme arabe sakîna h, en s.2,249, s.48,4.18.26 etc.) se réalisait à
l’intersection impalpable des quatre ailes des anges placé de part et d’autre de l’Arche – à supposer que l’Arche se soit
trouvé dans le Debir reconstruit en 515 par Esdras, sans quoi celui-ci était vraiment vide. La question est discutée.
811
C’est seulement en d’autres versets que s.2,114 – d’ailleurs rares – que le terme au pluriel masâjid peut désigner des
lieux de prosternation autres que les Temples successifs, en l’occurrence… des églises chrétiennes ou des lieux de prière
judéonazaréens ; ceci concerne trois versets :
• “Qu’ont-ils, les mušrikûn, à peupler (‘amara) les mosquées… Rien d’autre, en vérité : que peuplent les mosquées de
Dieu (masâjid u Llah i ) ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier” (s.9,17.18 – trad. HAMIDULLAH).
BLACHÈRE traduit masâjid au singulier car il ne connaît d’autre mosquée que celle de La Mecque (explique-t-il en bas de
page) – et il traduit avec un "?" ya ‘murû par serviront, alors que la racine hébraïque rmi est claire : se tenir, se présenter. •
En s.22,40 cependant, il rend masâjid par le pluriel :
“synagogues (biya ‘ un), prières (s1alawât un), mosquées (masâjid u) où le nom de Dieu est beaucoup rappelé”.
Comme le chapitre 3.2.3 le montrera à profusion, le terme de mušrikûn (associateurs) des versets s.9,17-18 et ailleurs
désigne les chrétiens (et non de supposés polythéistes… qui, par définition, resteraient à l’extérieur des masâjid,
tandis qu’il est bien précisé ici que les mušrikûn y entrent !) Le terme de masâjid-lieux de prosternation y a donc le sens
d’églises (• en s.22,40 , il a sans doute un sens élargi, incluant les lieux de culte judéonazaréens – cf. 3.2.3.3).
prier comme le font les proto-musulmans (s.2,144), c’est le Temple, ou, plus exactement, le lieu
des Temples successivement ruinés.
• Une confirmation supplémentaire est fournie par la Chronique du Khouzistan, datée
d’environ 670 par Nöldeke : elle indique que ‘Umar construisit un "Dôme d’Abraham" ; or, pour
la Bible, le lieu du Temple n’était autre que le "Lieu d’Abraham" (cf. 2.4.2.3.1). Et la Chronique ajoute
que ‘Umar le construisit pour y accomplir des sacrifices 812.
Bref, en soi et par le co-texte, il est indéniable que le verset s.2,127 qui évoque le
relèvement de la "Maison" par les fils d’Abraham avec l’aide des fils d’Ismaël parle du projet de
reconstruction du Temple sur l’esplanade de Jérusalem.
812
CRONE & COOK, Hagarism..., p. 176. Le passage ne précise pas la localisation de ce Dôme d’Abraham, qui était
évidente pour le lecteur.
Il est surtout illustré par le bannissement des "juifs" – accompagné de massacres 813 – que
les traditions musulmanes rapportent et attribuent à Muh1ammad : celui-ci les aurait chassés de
Yatrib-Médine – il s’agit donc de judéonazaréens – et d’autres lieux d’Arabie. Or, aucune source
contemporaine n’apporte de raison plausible à cette "purification ethnique" au temps de
Muh1ammad, et celle-ci est même explicitement niée par Mâlik le juriste et implicitement par
l’Andalou Ibn H1azm (cf. note 1218). En fait, à l’époque tardive où les récits musulmans ont été
élaborés, c’était devenu une pratique courante de faire endosser par "le Prophète" des actions ou
des décisions dues aux Califes, de sorte que celles-ci soient couvertes par son autorité 814. En
d’autres termes, le souvenir de ces mesures "anti-juives" prises dans les débuts de "l’islam" arabe
est historiquement fondé mais mal situé : ces mesures datent au plus tôt de la seconde partie du
règne de ‘Umar (m. 644), et étaient dirigées contre les judéonazaréens, spécialement ceux de
Médine, qui avaient été si liés à Muh1ammad… et avaient encore été les alliés de ‘Umar lui-même.
L’idéologie judéonazaréenne est un regard sur l’histoire qui s’applique à tous les domaines
de la vie humaine, et l’on sait qu’en celle-ci, les questions conjugales y jouent une place tout à fait
considérable.
D’aucuns croient que le statut inférieur de la femme est une vieille habitude arabe qui se
serait transmise à l’ensemble islamique. L’apologétique a même inventé l’idée que Muh1ammad a
apporté un adoucissement aux abominables conditions de vie subies par la femme avant son
arrivée, bref que la sujétion islamique de la femme fut un progrès. Nous verrons en détail ( en
3.1.3.6 et 3.2.3.2), pourquoi une image très négative des Arabes pré-islamiques a été volontairement
élaborée au temps des Califes. Ce qui importe ici, c’est de voir que le statut inférieur de la femme
n’est ni d’origine arabe, ni même d’origine islamique, mais s’enracine dans une longue tradition
antérieure qui n’est pas simplement culturelle (2.6.3).
Mais, puisque nous en sommes à regarder des applications, commençons par celle qui
concerne l’expression de la foi. La profession de foi islamique ou šahâda h n’est pas apparue ex nihilo, y
compris au point de vue de la structure dialectique et de sa formulation : une longue tradition
bien attestée la précède – en Syrie, ce qui ne surprendra plus personne ( 2.6.1). La question
intéressante à se poser alors est évidemment : comment se présentait la profession de foi
judéonazaréenne et, si ce n’est pas la même en arabe, celle du proto-islam ( 2.6.2) ?
Commençons donc par voir ce qu’on sait des formules de foi annonçant celle de la šahâda h.
2.6.1 Une tradition (polémique) de "professions de foi" en Syrie
Les publications récentes ont fait connaître d’intéressants jeux de symboles gravés sur deux
linteaux de porte syriens ; l’interprétation de tels symboles est toujours imparfaite, et en tout cas
moins simple que quand on a affaire à un texte ou à un graffitto (bien lisible) ; une signification
judéonazaréenne semble la plus plausible (voir annexe A.1).
En revanche, des publications anciennes, peut-être un peu oubliées, nous ont fait connaître
des inscriptions également gravées sur des linteaux ou des montants de porte, dont le sens est
sans équivoque – là l’interprétation porte seulement sur le fait de savoir qui les ont écrites et
pourquoi. Dans la grosse majorité des cas, elles forment un texte ou un sigle : il s’agit de
"professions de foi". La décoration d’une porte est toujours considérée comme étant une
protection, mais il semble que l’utilisation de "professions de foi" à cette fin soit rare ; en tout cas,
elle paraît habituelle en Syrie, au moins vers les 3e-4e siècles, et guère ailleurs.
Les inscriptions les plus courantes sont, comme on s’en doute, les plus courtes ; elles se
réduisent parfois à trois lettres ou à deux mots. Même concise, une "profession de foi" doit
toujours se comprendre dans son contexte, et celui de la Syrie est particulièrement polémique ; il
y a d’une part ce qu’elle dit, et d’autre part ce qu’elle ne dit pas et à quoi elle s’oppose – si on peut
le savoir.
Dès la fin du 19e siècle, M. JULLIEN avait fait connaître les plus courtes des nombreuses
épigraphies syriennes, celles qui tiennent en trois lettres. Leur signification se réfère aux anges et
aussi à la place du Messie-Jésus à leur tête. Il mentionnait ainsi
“une porte de Daha (Sud) où l’on voit, entre deux croix, les mystérieuses lettres CM G [Ch, M, G],
fréquentes sur les tombeaux de cette contrée. On les prend généralement pour une sorte
d’invocation formée avec les initiales du Christ et des deux archanges Michel et Gabriel... [Ailleurs,]
sur le linteau, on aperçoit de chaque côté du monogramme du Christ, les restes mutilés de deux
bustes humains et, au-dessus des têtes, les noms Michaël et Gabriel. N’est-ce pas l’explication
manifeste des lettres mystérieuses CM G si souvent gravées sur les monuments de la contrée ? Les
deux archanges sont là comme les gardes d’honneur du Christ”819.
L’intérêt pour les anges est un trait du messianisme populaire, et nous avons vu que, dans la
mouvance gnostique, on en vint bientôt à présenter le Messie-Jésus comme un "super-ange". Un
sigle de trois lettres ne suffit donc pas pour déterminer à quel groupe attribuer ces sigles “CMG si
souvent gravés” comme l’écrit JULLIEN ; demandons-nous à quoi ils s’opposaient.
822
Marcel SIMON ne précise malheureusement pas ses sources (Verus Israël..., p.357).
823
“Le ej QeÕj est trop répandu pour qu’on puisse sans plus le mettre au compte de sectaires ; par surcroît, la
Passion de saint Romanos [texte datant du 4 e ou du 5e siècle] témoigne de l’orthodoxie de ceux qui l’utilisent.
La Didascalie, les Constitutions Apostoliques [dont les éléments sont antérieurs au 4 e siècle] sont des documents
ecclésiastiques” (SIMON Marcel, Verus Israël..., p.360).
824
Dans l’Ancien Testament déjà, le Dieu qui se révèle est “le Seigneur ton Dieu”, le “Dieu de nos pères”, “le grand
roi au-dessus de tous les dieux” (Ps 95,3), le “Dieu à part” (bâd, ce qu’on traduit par seul), et non un "Dieu" qui
pourrait être concurrencé par des "dieux" de pierre ou de bois “qui n’ont pas l’usage de leurs yeux pour voir” (Sg
15,15).
825
Les formules du genre "Dieu est unique" n’apparaissent que dans des contextes précisément très polémiques de
2M 7,37 et Daniel 3,45, ou alors dans des passages exprimant une prière angoissée, ce qui peut se comprendre dans
une perspective affective : “Tu es le Dieu (Elohim) seul-à part (bâd)” veut dire : Tu es le seul qui puisses me sauver,
“car tu fais des miracles” (Ps 72,18 ; 86,10). Pour sa part, l’affirmation de "l’unicité de Dieu" en Malachie souligne
simplement la particularité du peuple : “N’avons-nous pas tous un père unique ? Un Dieu unique (eh1âd) ne nous a-t-il
pas créés ?” (Malachie 2,10).
Dans le Nouveau Testament, il n’y a pas de polémique anti-polythéiste et il est donc très rare que l’adjectif
monos soit accolé à Théos, sinon dans le sens de l’hébreu bâd, à part : “la gloire de la part du Dieu unique” (Jean 5,44) ;
“toi le seul véritable Dieu” (Jean 17,3) ; “Honneur et gloire… au Dieu unique…” (1Tm 1,17) ; “gloire au Dieu
unique notre Sauveur” (Jude 0,25). En deux occasions, Dieu est opposé à ce qui n’est pas "Dieu", mais c’est Satan
qui est visé là : “A Dieu seul tu rendras un culte” (Mt 4,10 || Luc 4,8), ou alors simplement l’homme : “Qui a le
pouvoir de remettre les péchés sinon Dieu seul ?” (Luc 5,21).
la présenter comme un néo-paganisme faisant du Christ un "deuxième Dieu", et de l’Esprit Saint
un "troisième Dieu" – ces deux "Dieux" supplémentaires étant donc associés à Dieu.
Ce thème anti-trinitaire se retrouve également dans les Homélies pseudoclémentines, qui
constituent le texte le plus important que l’on ait de la mouvance judéognostique au 2 e siècle.
L’une des manières dont la foi chrétienne est caricaturée sous la forme "d’associationisme" mérite
d’être signalée : en 17,15-16, le texte fait dire à Jésus en personne qu’il n’existe d’autre Dieu que le
Créateur et que lui-même n’est pas Dieu. Or, un tel procédé consistant à faire nier par Jésus la foi
chrétienne trinitaire se retrouve tel quel, quatre siècles plus tard, dans le Coran (s.4,171 – voir
2.6.2.3). Et ce qui est plus surprenant encore, c’est de lire dans les Homélies une formule qui n’est
autre que la première partie de l’actuelle šahâda h musulmane et qui, comme pour cette dernière,
est précédée par l’introduction : “ Je témoigne826 de ce que...
Dieu est un et il n’y a pas de dieu excepté Lui”827.
Cette formule se lit quasiment telle quelle dans le Coran, par exemple en s.6,102 – après un
verset dirigé contre la foi chrétienne, ce qui ne surprendra guère –:
“Il n’y a pas de dieu sinon Lui (lâ ilâh a illâ Huw a)”.
Il faut s’arrêter un instant sur cette question complexe, source d’une perpétuelle polémique.
La foi chrétienne n’ajoute rien à la question de l’unité de Dieu dans son Etre. Elle porte sur la Vie
de ce Dieu Un. Jamais il n’est question de trois Etres divins mais d’une Vie qui, si l’on peut utiliser
une image, circule entre trois "pôles" 828 et qui a voulu Se communiquer. C’est toujours ce dernier
point qui arrête. L’accusation de trithéisme ou de polythéisme s’enracine dans un rejet préalable
de l’idée d’une Vie divine qui se communiquerait829.
En d’autres termes, du point de vue de la pensée, les formules du genre “monos Theos” ou “il
n’y a pas de divinité excepté Lui” telles qu’elles se manifestent à partir du 2 e siècle ne sont jamais que
des rejets du judéochristianisme.
826
La formule : “ Je témoigne de ce que...” formera en effet l’introduction de la šahâda h musulmane.
“Elle est très courante, précisent CRONE et COOK, dans les textes samaritains pré-islamiques. Comme en Islam,
elle est considérée comme un témoignage”.
Une contamination après-coup de ces nombreux textes "samaritains" par une influence musulmane est très
improbable (Hagarism..., p.170-171 / renvoi à B EN-H1AYYIM, The Literary and Oral Tradition of Hebrew and Aramaïc
amongst the Samaritans, vol.III, 2, Jerusalem, 1967).
Notons que la qualification de "littérature samaritaine" est trop large ; elle devrait être précisée.
827
“E…j ™stin Ð Qeoj ka… plhn autou oÙk ™stin qeoj ”, Hom. pseudoclém., 16, 7.9 : cette šahâda h est mise dans
la bouche de Pierre ; les apologistes chrétiens accusant la gnose d’avoir Simon le Magicien comme père, celle-ci
réplique ici en faisant nier la foi apostolique par Pierre et en attribuant à Simon les positions pauliniennes.
828
Ceux-ci, le Nouveau Testament les appelle Père, Fils et Esprit, ou encore respectivement : "Celui de Qui tout
vient", Lumière-Logos, et Don-Agapè. Ce ne sont pas non plus des "émanations" (comme dans le gnosticisme). La Vie
divine se révèle par le "Fils" et Se communique par "l’Esprit".
829
Notons qu’un tel refus ne peut pas être dit rationnel : philosophiquement il n’existe aucune raison qui permette
d’avancer que Dieu ne peut pas ou ne veut pas faire participer à Sa Vie. L’inverse non plus. Ces questions ne se
situent pas au plan de la réflexion philosophique.
unicité (Il n’y a de divinité que Dieu). Avec l’adjonction de “et le Christ aussi” ou de “et le Christ est
Dieu”, toute ambiguïté disparaissait – un tel souci est toujours actuel 830.
Des inscriptions de ce genre, le P. JULLIEN en avait vues en Syrie plusieurs années avant
PETERSON ; il en a laissé ces descriptions :
“Entre Alep, Antioche et Hamah... s’élèvent des ruines sans nombre... Le voyageur étonné s’y
trouve au milieu d’une civilisation détruite... La plupart de ces maisons portent le monogramme du
Christ gravé sur la façade, au-dessus de l’entrée principale.. Au-dessous du monogramme sacré se lit
souvent une pieuse devise, quelquefois tirée des Livres Saints et toujours en grec. Le propriétaire
d’une maison à El-Barah écrit sur sa porte : "Le Christ triomphe toujours" (CristÕj ¢e… nik©). Un
autre, à Roueilha, grave au linteau de sa porte une profession de foi à l’adresse des païens et des
hérétiques du temps : "Il n’est qu’un seul Dieu et le Christ est Dieu" (Ej QeÕj kaˆ CristÕj QeÕj)”831.
Cette dernière formule bâtie en symétrie – Dieu est Un et le Christ est Dieu – est tout à fait
remarquable. Dans sa concision et sa structure, elle semble répondre à une formule double, dans
le genre des deux parties de la šahâda h islamique. De celle-ci, nous n’avons encore rencontré que la
première partie ; la seconde mentionne Muh1ammad. Mais primitivement, était-ce ce que cette
seconde partie mentionnait ?
830
Les chrétiens moyen-orientaux ajoutent toujours à la formule du signe de croix la précision Dieu Un, afin de
répondre aux accusations musulmanes d’associer à Dieu une créature autre que Dieu.
831
JULLIEN M., Sinaï et Syrie…, p.215-216.
2.6.2 La š ahâda h proto-islamique
832
Chez la plupart des auteurs, le terme de rasûl est traduit par "Prophète", mais cette traduction présente deux
inconvénients majeurs. D’abord, c’est le terme de nabîy, correspondant à celui de nâbî ’ en hébreu (a y b n ), qui devrait
être rendu par prophète, car on ne peut le rendre autrement. Et ensuite, l’idée d’envoi est présente dans le terme de rasûl
(c’est pourquoi BLACHÈRE le traduit par apôtre). Rigoureusement et pour ces deux raisons, il convient donc de prendre
l’habitude de rendre le terme de rasûl par celui de Messager.
833
Cette étude, trop peu connue, porte essentiellement sur des graffiti : ORY Solange, Aspects religieux des textes
épigraphiques du début de l’Islam in REMMM, Aix-en-Provence, n° 58, Edisud, 1990 /4, p.32.
834
Que ce soit sur des papyrus, sur les pièces de monnaie, sur les deux seules tombes connues de cette époque
sufyânide, ou encore sur l’inscription de Mu‘âwîyah à T1â’if.
“Apparemment, écrivent CRONE et HINDS, dans la période sufyânide, le "Prophète" n’occupe aucun rôle
connu” (God’s Caliph. Religious authority in the first centuries of Islam, Cambridge University Press, 1986, p.24-25).
835
Notons qu’au 9 e siècle, une modification au moins a été apportée à ces inscriptions du Dôme du Roc : le Calife
Ma‘mûn y a fait effacer le nom de ‘Abd al-Malik, le constructeur, pour y substituer le sien (cf. AVI YONAH, La Terre
Sainte, Paris, Albin-Michel, 1972, p.172).
remplacer les monnaies byzantines et perses, et qui montrent le Calife ‘Abd al-Malik tirant son
épée au nom de “Muh1ammad messager de Dieu”836.
En d’autres termes, avant la fin ou plutôt l’extrême fin du 7 e siècle, personne ne paraît
évoquer Muh1ammad comme rasûl, et celui-ci semble même être victime d’un silence complet ( voir
3.1.4) – ce sont des sources non musulmanes qui nous en parlent ! Puis, tout-à-coup, cinquante
ans après sa mort et dans un contexte de conflit avec le pouvoir du Calife, apparaissent à la fois
son nom et le titre de rasûl Allah : CRONE et HINDS y voient l’utilisation du personnage en vue de
justifier une autorité opposable à celle du Calife de Damas ( cf. annexe C.2) – mais le Calife de
Damas (‘Abd al-Malik) va bientôt récupérer cette "autorité" à son profit.
Avec ces premières formulations de la seconde partie de la šahâda h "islamique", on est
encore loin des affirmations de foi relatives à l’ascension de Muh1ammad au Ciel et à la réception
là du Coran, suivie par la dictée progressive par l’Ange Gabriel ; dans son Traité des hérésies écrit
vers 746, JEAN DE DAMAS ne parle encore que d’une "révélation" faite durant le sommeil 837.
Monnaie datée de 77 Hég. (696). Source : Cabinet des monnaies de Iéna (D). On lit
distinctement à gauche : mh1md rswl ’Llh.
Ce sont deux autres monnaies, datées de 696 et 697, que montre le British Museum (section Islamic Art, n° 18-19),
comportant aussi toute la šahâda h actuelle. Un dirrham (n° 22, argent, Cordoba – Andalousie) présente également cette
šahâda h ; il est daté de 734 de notre ère.
837
JEAN de Damas est bien informé : il est en contact tous les jours avec les maîtres musulmans de Damas et avait
longtemps travaillé pour eux (Ecrits sur l’Islam, S.C. n° 383, Paris, Cerf, 1992, p.215) :
“Ils répondent que c’est pendant son sommeil qu’il [M£ med ] a reçu l’Ecriture”.
838
Un même phénomène de réception à retardement se manifestera lors de chaque développement ultérieur du récit
de la "Révélation", de même qu’à toute nouvelle modification du Coran (voir 3.2.2.3).
Il n’y a de divinité que Dieu, Lui, l’Unique (Lâ ilah a illâ Llah wah1d-hu)
[et] il n’y a pas d’associé à Lui (lâ šarîk a la-hu)
[et] Muh1ammad est le messager de Dieu (Muh1ammad rasûl u Llah)
Justement, une telle šahâda h trilitère est bien attestée par deux inscriptions officielles :
• elle est inscrite par deux fois et exclusivement sous cette forme sur le pourtour du Dôme du
Roc à Jérusalem, ce qui la date là d’autour de 695 (les inscriptions de ce pourtour seront étudiées
en 3.1.4.1.1), et
• celle que l’on a découverte récemment à Bet Shean et qui est encore plus intéressante car elle est
beaucoup plus tardive : il s’agit d’une mosaïque en deux parties 839, datée explicitement de l’année
738-739, et réalisée sous la responsabilité de l’autorité musulmane du lieu.
En d’autres mots, dans la première partie du 8 e siècle, la šahâda h actuelle ne s’est pas encore
imposée, et cela même dans des inscriptions tout à fait officielles.
Analysons l’aspect trilitère. La formule : “Muh1ammad est le messager de Dieu” apparaît à la
troisième place ; elle vient en plus des deux premiers membres de la profession de foi. C’est-à-dire
que cette šahâda h trilitère témoigne du passage progressif de l’ancienne šahâda h (en deux parties) à
la nouvelle (en deux parties aussi).
Bref, avant les modifications imposées par le pouvoir, la šahâda h proto-musulmane était
celle que nous avons signalée plus haut à la suite de l’étude de Solange ORY, en deux parties :
“Il n’y a de divinité que Dieu, pas d’associé à Lui” (Lâ ilah a illâ Llah, lâ šarîk a lahu)840.
Ceci dit, on peut envisager une hypothèse annexe, à savoir que la profession de foi
judéonazaréenne (en araméen) ou proto-musulmane (en arabe) ait été parfois trilitère, c’est-à-dire
avec un troisième membre qui aurait été en quelque sorte remplacé par l’affirmation du
prophétisme de Muh1ammad. Cette hypothèse n’est pas gratuite.
Une autre application seconde de cette idéologie, toujours conditionnante dans l’islam
d’aujourd’hui, mérite d’être relevée et étudiée, même brièvement : le statut inférieur de la femme.
Il ne s’agit pas d’une simple misogynie, ce terme étant d’ailleurs inadapté pour rendre compte de
l’état de sujétion qui est imposé à la femme : il faut parler d’anti-féminisme.
Cet antiféminisme ne relève pas en effet de "traditions culturelles" ou, comme on l’entend
dire plus précisément, d’une tradition culturelle arabe qui se serait transmise à l’ensemble
islamique, et qui aurait tenu légalement la femme pour la moitié d’un homme 846. Ce n’est pas non
plus à Muh1ammad qu’une telle situation est due. Elle découle d’une certaine conception de Dieu
et du salut qui se donne à lire déjà dans un texte fragmentaire des grottes de Qumrân – texte qui a
été intitulé à juste titre Les pièges de la femme. En voici un extrait particulièrement significatif :
“Ses yeux [de la femme] fixent ici et là, et elle lève les paupières de manière impudique… afin de
faire pécher les humbles loin de Dieu et d’infléchir leurs pas loin des voies de justice… afin d’égarer
les humains dans les voies de la Fosse et de séduire par des flatteries les fils d’homme”847.
Comme le traducteur le fait remarquer, il n’y a pas de sens allégorique à chercher : la
prostituée est ici l’image de la femme elle-même (non l’image d’une mouvance juive qui serait
tenue pour impie, ou l’image de Rome par exemple : de telles allégories sont absentes des textes
de Qumrân). La misogynie qui apparaît là dépasse le niveau simplement psychologique ou rituel,
et dépasse ce qu’on peut lire dans les Talmud-s848, dans les Testaments des XII Patriarches ou ailleurs849:
846
“Faites témoigner deux témoins d’entre vos hommes ; à défaut de deux hommes, un homme et deux femmes
d’entre les témoins que vous agréez, de sorte que si l’une d’elles s’égare, l’autre puisse lui rappeler” (s.2,282).
“Au garçon une part comme celle de deux filles” (s.4,11.176).
847
Les pièges de la femme 13-17 – trad. D UPONT-SOMMER in La Bible. Ecrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987,
p.450-451.
848
La permission de la polygamie limitée à quatre femmes est une donnée talmudique ; en l’état actuel, rien ne
prouve que la polygamie ait été pratiquée dans le courant judéonazaréen – l’anti-féminisme n’impliquant pas
automatiquement la polygamie. La question est largement ouverte car, si la permission de cette polygamie limitée est
effectivement édictée dans le Coran (s.4,3), il se pourrait qu’il s’agisse d’une donnée tardive. Régis BLACHÈRE met
sérieusement en doute, en effet, l’authenticité de ce verset s.4,3 :
“L’idée ne s’enchaîne pas et des commentateurs adoptent une interprétation très en l’air pour justifier la
juxtaposition de cette phrase à la précédente… On a ici nettement une addition qui interromp la série des
prescriptions relatives aux orphelins”.
Pour ce qui est des Talmud-s, Raphaël COHEN a porté ce jugement global :
“D’une manière générale, le Talmud est résolument misogyne... La femme n’est pas considérée digne de
témoigner, pas plus que le fou ou l’enfant. Le mariage lui-même est un acte d’achat, et la femme, qui se vend
elle-même, appartient désormais à son mari, sans pouvoir, contrairement à lui, dissoudre cette union... La
femme ne compte pas dans le minian [les dix personnes nécessaires pour la prière collective]... Les quelques
femmes qui interviennent dans le Talmud sont bien rares. Berouria, femme de Rabi Méir, donne quelques
enseignements” (Ouvertures sur le Talmud, Paris, Granger, 1990, p.125-128).
849
On peut relever des passages misogynes dans les Testaments des XII Patriarches ; le plus fort est celui du Testament de
Juda :
“L’ange de Dieu me montra que les femmes domineront toujours, sur les rois aussi bien que sur les pauvres.
Au roi, elles enlèvent sa gloire, au brave, sa force, au pauvre le plus petit soutien dans sa pauvreté” (15,5-6 –
trad. Marc PHILONENKO, Ecrits intertestamentaires…, p.867).
Il ne s’agit cependant pas encore d’un anti-féminisme réfléchi ; on peut seulement suspecter une tendance
idéologique marquée, de même que dans le court chapitre 21 de la Vie grecque d’Adam et d’Eve qui est une charge
il s’agit d’une vision idéologique de la femme considérée comme dévoyant par nature l’homme loin
de la justice et de Dieu.
Ceci dit, même si les Testaments des XII Patriarches par exemple ne vont pas jusque là,
l’affirmation de la perversité naturelle de la femme découle logiquement de la pensée messianiste.
En effet, la femme est en soi un danger : elle constitue une séduction qui détourne l’homme de son
devoir envers Dieu et envers le salut que Dieu veut instaurer sur la terre ; elle écarte l’homme de
ce que le Coran appellera “le sentier de Dieu”. Le texte coranique l’indique explicitement en deux
versets qu’on relève trop rarement :
“De vos épouses et vos enfants [vient] un ennemi pour vous ; prenez y garde !… Vos biens et vos
enfants sont seulement une séduction (fitna h , tentation)” (s.64,14.15) 850.
En d’autres termes, le vrai militant pour la cause d’Allah doit considérer ses épouses, ses
biens et ses enfants comme des ennemis potentiels, car ils peuvent constituer une dangereuse
séduction-fitna h… tout comme les associateurs-mušrikûn : le même mot de fitna h est employé pour
les qualifier, en tant qu’ils constituent un danger dont les croyants doivent se protéger :
“Combattez-les à mort [les associateurs – concernant le verbe, voir note Erreur : source de la référence
non trouvée] jusqu’à ce que [ils ne représentent] plus de séduction (fitna h ) et que le culte soit [rendu] à
Dieu” (s.2,193 || s.8,39).
Comme l’explique Louis GARDET (1904-1986), la fitna h est considérée comme
“la source du plus grand péril qui puisse menacer la Communauté” 851.
Précisons alors la question : pourquoi, quelle que soit la "Communauté" messianiste
(antérieure ou postérieure à Muh1ammad), la femme représente-t-elle une menace pour la
Communauté-Umma h, tout comme les associateurs le sont ? Aucune mère de famille sensée au
monde ne verrait avec joie son mari sacrifier ses biens et sa famille à une chimère telle que le salut
du monde. Or, l’homme musulman porte une "mission" (taklîf, charge, réquisition, responsabilité), il
est un mukallaf (chargé de mission, réquisitionné par Dieu). Tout doit être sacrifié à la "Cause" de Dieu
(sabîl u Llah i , le chemin de Dieu). Les rêveries messianistes sont typiquement masculines. A cause de
leur maternité potentielle ou accomplie, les femmes ont l’esprit tourné vers le concret et vers le
cercle de vie qu’elles créent autour d’elles (du fait des enfants). Elles constituent donc un ennemi
potentiel de l’Umma h. “En soumettant sa femme, explique Antoine MOUSSALI, l’homme assure sa
propre soumission et celle de sa femme au bien de l’umma h qui a la responsabilité des droits de
Dieu”852. En langage marxiste, les versets s.64,14.15 signifient que le militant doit faire passer la
Cause avant tout autre considération – ses biens, sa famille, ou sa vie même – sans quoi il
s’embourgeoise et trahit la Révolution.
L’eschatologie explique ces perspectives. Le salut du monde est en jeu dans un combat sans
merci entre, disent les textes des grottes, la "Congrégation de l’Alliance" (yah1ad ha-berît) et la
"Congrégation de l’impiété", ou entre les "fils de la lumière" et les "fils des ténèbres", etc. Le texte
coranique n’est pas moins apocalyptique en évoquant l’affrontement du “parti de Dieu” (h1i zb u
Les prescriptions anti-féministes du texte coranique ne sont donc pas totalement une
nouveauté : les judéonazaréens considéraient déjà que la Communauté-Umma h – la leur858 –, choisie
par Dieu pour diriger ce monde et le sauver, était menacée par la femme. Le pas suivant était de
853
Le nom du H1ezbollah libanais chiite trouve là son origine.
854
Comme le précisent Dominique et Marie-Thérèse URVOY, “La femme n’est pas l’égale de l’homme mais la
croyante est l’égale du croyant. Ce qui peut contribuer à expliquer le choix délibéré par certaines du port du voile, qui
les marque comme croyantes plutôt que comme femmes” (Les mots de l’islam, Toulouse, éd. du Mirail, 2004, p.47).
855
NASREEN Taslima, Femmes, manifestez-vous, Paris, éd. Des femmes, 1994.
856
Voir texte de l’Authentikos Logos en 2.2.2.1 + note Erreur : source de la référence non trouvée. En gros, selon les
systèmes à réincarnation explicites (qui forment la majorité des systèmes gnostiques), la femme qui aura été une
bonne gnostique méritera d’être réincarnée en homme Le fondement d’une telle idée apparaît déjà dans l’ évangile de
Thomas, logion 114 :
“Simon Pierre leur dit : « Que Marie sorte du milieu de nous, car les femmes ne sont pas dignes de la Vie ».
Jésus dit : « Voici que je l’attirerai afin de la faire mâle, pour qu’elle devienne, elle aussi, un esprit vivant
semblable à vous, mâles. Car toute femme qui se fera mâle entrera dans le Royaume des cieux »”.
Selon l’évangile de Marie (version copte, 10,1-3), Marie-Madeleine, qui a accepté "l’évangile" de la gnose,
devient ainsi un homme comme les autres disciples (voir aussi évangile de Philippe §31.32.35).
857
Il n’est pas possible ici de soulever les questions importantes indiquées par Taslima NASREEN. Signalons seulement
une fine remarque d’André MALRAUX convenant particulièrement ici :
“J’entends dire que la religion catholique est misogyne. Ce n’est pas sérieux. Une religion qui agenouille les
hommes devant une femme couronnée manifeste une misogynie très suspecte” (Le Point, 17 mars 1975).
858
Au sens originel (celui des feuillets coraniques primitifs et de la Charte de Médine), le terme de Umma h désignait
d’ailleurs soit les mentors judéonazaréens soit l’ensemble de ceux qui les suivent ( cf. 2.5.2.1 \2° et notes Erreur :
source de la référence non trouvées).
la tenir pour infidèle par nature en allant jusqu’à amalgamer le point de vue conjugal et le point de
vue religieux. Ce pas avait sans doute été franchi dans certains groupes judéonazaréens
fanatiques, ce dont témoignent les versets invitant l’homme à prendre des mesures préventives
contre les femmes :
“Celles de vos femmes qui commettent la Turpitude... retenez-les dans vos demeures jusqu’à ce que
la mort les rappelle ou qu’Allah leur donne un moyen” (s.4,15 – trad. BLACHÈRE).
“Quant à celles dont vous craignez l’infidélité [d’adultère], exhortez-les, abandonnez-les dans les lits
et frappez-les ; si elles se mettent à vous obéir, ne cherchez plus de chemin contre elles” (s.4,34b).
Bien sûr, d’autres passages coraniques recommandent aux hommes de vivre en bons
termes avec leurs femmes859, mais à condition de préserver leur domination. Et ce qui n’est pas
vraiment exposé dans le Coran, de nombreux h1adît-s se chargeront de l’ajouter :
“Le Feu [de l’Enfer] m’est apparu et j’ai constaté qu’il était surtout peuplé de femmes qui s’étaient
montrées ingrates envers leur mari” (h1adît attribué à Mahomet).
“La plus grande cause de misère que j’ai laissée à l’homme, ce sont les femmes” (h1adît attribué à
Mahomet).
“La femme toute entière est un mal ; et ce qu’il y a de pire en elle, c’est qu’il s’agit d’un mal
nécessaire” (h1adît attribué à ‘Ali, cousin et neveu de Mahomet).
“Hommes, n’obéissez jamais en aucune manière à vos femmes. Ne les laissez jamais aviser en
aucune manière touchant même la vie quotidienne... Nous les voyons sans religion quand seules, elles
sont livrées à elles-mêmes ; sans piété ni vertu dès qu’il s’agit de leurs désirs charnels... Les plus
vertueuses d’entre elles sont encore libertines... Elles ont trois qualités propres aux mécréants : elles se
plaignent d’être opprimées alors même que ce sont elles qui oppriment ; elles font des serments
alors que ce sont elles qui mentent ; elles font mine de refuser de céder aux sollicitations des
hommes, alors que ce sont elles qui y aspirent le plus ardemment” (h1adît attribué à ‘Ali).
Les penseurs des siècles suivants ne diront pas autre chose, même le grand philosophe A L-
GHAZALI (m.1111) :
“Que la femme cherche la satisfaction de son mari en tout,... qu’elle ne sorte pas sans son
autorisation et, s’il le lui autorise, qu’elle sorte en cachette... et prenne les sentiers et les endroits les
plus déserts, éviter les souks, prendre garde à ce qu’un étranger n’entende sa voix ni ne la
reconnaisse, ne pas s’adresser à un ami de son époux même par besoin”.
Et : « Leur kayd (artifice) est immense et leur mal est nocif ; elles sont immorales et petites
d’esprit »860.
Pour l’empêcher de nuire, l’homme doit dominer la femme : c’est une obligation religieuse.
Ainsi la dialectique s’introduit au cœur de toute relation homme/femme et combat l’émergence
du couple humain vrai, qui repose sur une égalité fondamentale et une confiance mutuelle. En
particulier, la domination sur la femme devra s’appliquer au domaine de la sexualité :
“Par recherche de ce qu’offre la vie immédiate, ne forcez pas vos esclaves à la prostitution, au cas
où elles auraient fait un vœu de chasteté. Quiconque les force, alors Dieu, après qu’elles aient été
forcées, sera absoluteur et miséricordieux” (s.24,33 – trad. Mondher SFAR qui ajoute : “La seconde
phrase vient nuancer la condamnation des proxénètes indélicats vis-à-vis des filles forcées à se
prostituer. Tout compte fait, ce délit est pratiquement absous”) 861.
859
Par exemple s.4,35 : “Si le couple veut la réconciliation, Dieu rétablira l’entente entre eux”.
Dans la même sourate, il est recommandé à l’homme d’être large et miséricordieux dans sa domination
(s.4,128.129). Ceci dit, les largesses sont limitées, spécialement à l’égard des femmes répudiées (s.65,5).
860
ASCHA Ghassan, Du statut inférieur de la femme en Islam, Paris, L’Harmattan, 1987, p.40.
861
SFAR Mondher, Le Coran est-il authentique ?,… p.55.
“Vos femmes sont un champ pour vous ; venez le labourer quand vous voulez” (s.2,223).
Beaucoup de h1adît-s862 vont développer ces thèmes coraniques où la jouissance tend à se
confondre avec la religiosité ; ainsi celui, très connu, de TIRMIZI :
“Si un homme appelle son épouse pour faire l’amour, qu’elle se présente aussitôt, même si elle est
penchée sur le bord d’un four embrasé [pour la cuisine]”863
Une autre version indique plutôt : « même sur le bât d’un chameau ». Selon le h1adît MUSLIM,
le "Prophète" aurait ajouté que si elle ne le veut pas et que le mari se met en colère, les anges la
maudiront jusqu’à l’aube864.
Il est inutile d’épiloguer sur ces thèmes qui ont été l’occasion d’une très vaste littérature.
Ce qu’il fallait mettre en évidence ici – en un nombre de pages limité –, c’est le lien
intrinsèque existant de manière générale entre les messianismes et l’antiféminisme, et plus
particulièrement ici. La double sujétion de la femme à l’homme et du couple à l’Umma h ne
s’éclaire que dans la perspective de l’effacement de l’individu, au service de la guerre
eschatologique qui est proche et qui doit aboutir au Jour du Jugement. Il s’agit véritablement
d’une application de la dialectique judéonazaréenne.
862
Les h1adît-s se sont multipliés à la mesure de l’enjeu politique qu’ils pouvaient représenter dans l’immense empire
musulman. Au 10e siècle, at1-T1abarî voulait déjà les réduire à trois ou quatre mille. Un autre commentateur réduit à
500 000 une collection de 1 500 000 h1adît-s, et sur ces 500 000, le célèbre ABU DAOUD n’en conserve que 4 800
(LAMMENS Henri [m. 1937], L’Islam, Croyances et Institutions, [Beyrouth, 1943], Paris, Trident, 1993, p.79). L’iranien
Houchang NAHAVANDI rapporte que
“la fabrication de h1adît-s semble avoir repris depuis l’avènement de la République islamique. Ainsi en a-t-on
exposé récemment sur l’impérialisme, le colonialisme, le sionisme, etc.” (Le grand mensonge. Dossier noir de
l’intégrisme islamique, Paris, 1984, p.20).
863
Version donnée par Taslima NASREEN in Femmes, manifestez-vous, Paris, éd. Des femmes, 1994.
864
Pour les références de ces passages (et de bien d’autres), voir ASCHA Ghassan, Du statut inférieur de la femme en Islam,
Paris, L’Harmattan, 1987, p.37-38 en particulier, et MERNISSI Fatima, Le harem politique. Le Prophète et les femmes, Paris,
Albin Michel /Complexe, 1992.
2.7 Une vision globale de l’Histoire et du monde
865
Le terme dâr est parfois rendu par le mot Cité (sous une influence augustinienne). Tout comme en hébreu biblique
(r v d, cf. Ps84,11 et Is38,12, ou alors Is22,18 . 29,3), le mot évoque à la fois l’idée de résider et celle de tourner.
Maurice BORRMANS, qui emploie le terme demeure, résume ainsi la problématique du dâr al-islâm :
“Les pays qui ne sont pas encore entrés dans la Demeure de l’Islam constituent cette autre partie du monde que
les docteurs ‘ulamâ’ désignent jusqu’à aujourd’hui du terme de « Demeure de la Guerre » (Dâr al-h1arb) : bipartition
de l’humanité, donc, qui se justifie en fonction de l’idéal prévu par le Coran et la Sunna, puisque l’Islam doit le
proposer à tous et l’imposer finalement partout, de gré ou de force” (L’Islam et la paix in CONFÉRENCE
EPISCOPALE FRANÇAISE, Documents Episcopat n° 13, juillet/août 1988, p.5).
islamique dans leur pays. Ennemis d’Allah, ils n’ont aucun droit, leur personne et leurs biens
deviennent licites (mubah1) pour n’importe quel musulman… S’ils résistent, la loi islamique prévoit la
déportation des hommes ou leur massacre et l’esclavage des femmes et des enfants.
Les infidèles des pays de la trêve sont dans une situation de répit entre deux guerres… La trêve
n’est autorisée que si elle contribue à l’amélioration de la situation des musulmans et à
l’affaiblissement des infidèles. La trêve s’achète par le tribut, elle n’est pas un état naturel ; si les
infidèles ne peuvent procurer les avantages économiques de la trêve, les hostilités reprennent…
Quant aux infidèles protégés (dhimmis) des pays musulmans, ce sont d’anciens h1arbis qui ont cédé
leur territoire sans résister et obtenu en échange la paix sous la protection islamique (dhimma)”866.
Vision du monde et vision de l’Histoire sont les deux pendants de la dialectique
idéologique héritée du judéonazaréisme. La qualification de "sur-réalité" a été donnée à la vision
dialectique globale du monde et de l’Histoire qu’enseignait le marxisme-léninisme ; elle se justifie
également ici, et de manière plus fondamentale encore 867. La foi judéonazaréenne fait vivre le
croyant dans un monde qui n’existe pas – qui n’existe même jamais – mais qui devrait exister. La
foi communiste fonctionnait de même. Le prix Nobel de littérature V.S. NAIPAUL a consacré
d’intéressantes pages aux parallélismes existant entre l’idéologie communiste et l’idéologie
islamique868 ; il n’était pas le premier à le faire.
“J’ai été communiste pendant vingt ans, rappelle Maxime RODINSON. Me reviennent en mémoire des
déclarations qui me semblaient à l’époque [1950] paradoxales, presque hérétiques, comme celles de
Monnerot par exemple, pour qui le communisme était une forme moderne… de l’islam” 869.
A cette époque, d’autres intellectuels avaient procédé à une telle comparaison, par exemple
le grand historien Henri Irénée MARROU870, sans être entendus dans un monde dominé alors par la
866
Ces éléments sont exposés par exemple par Youssef al-Qaradawi, chef spirituel des Frères Musulmans, dans un
texte de 1997 que BAT YE’OR commentait dans les lignes citées (Juifs et chrétiens sous l’islam. Dhimitude et marcionisme, in
Commentaire n° 97, printemps 2002, p.105.107). Celle-ci précisait encore :
“La possession du sol est interdite aux non-musulmans… Cette situation établie au 7 e siècle demeura
immuable dans l’empire ottoman jusqu’à la réforme agraire qui ne fut guère appliquée, vers le milieu du 19 e
siècle. Dans les provinces ottomanes des Balkans, les dhimmis chrétiens ne purent acquérir de terres dans leur
propre pays qu’après l’indépendance” (p.107).
867
La qualification de "sur-réalité" s’applique d’un côté comme de l’autre, cf. BESANÇON Alain, Trois tentations dans
l’Eglise, Paris, Calmann-Lévy, 1996.
868
NAIPAUL V.S., Crépuscule sur l’Islam. Voyage aux pays des croyants, Paris, Albin Michel, 1981, p.400-404. De son côté,
l’ancien Recteur de l’Université de Téhéran, Houchang NAHAVANDI, a longuement abordé la question des
parallélismes (et de certaines collusions historiques) entre l’islamisme et le soviétisme (Le grand mensonge. Dossier noir de
l’intégrisme islamique, Paris, Debresse, 1984 / Nouv. éd. Debresse, 1988 ; Le voile déchiré de l’islamisme, Paris, Première
Ligne, 1995).
869
Maxime RODINSON concluait en disant que “La religion musulmane est un rejeton de l’arbre judéo-chrétien” (Islam
et communisme, une ressemblance frappante, in Le Monde, 28/09/2001).
Le livre en question était celui de Jules MONNEROT [1909-1995], Sociologie du communisme, un livre paru en 1949
(Gallimard - NRF), où le communisme est qualifié “d’islam du 20 e siècle”. A l’époque et durant vingt années encore,
Rodinson partageait l’idéologie communiste qu’il avait héritée de son père (d’origine juive russe, tout comme sa
mère).
870
Le 7 juin 1950, Henri Irénée MARROU avait adressé cette longue note aux rédacteurs de la revue Esprit :
“Le communisme est un nouvel islam : c’est un système de pensée supporté par une société organisée en
fonction de cette pensée même, une religion sociologiquement incarnée qui s’impose, partout où elle
triomphe, avec le même mélange de violence et de tolérance méprisante qu’a connu jadis l’islam ; qui implante
un nouveau type de vie radicalement hostile au vrai christianisme. Seul un aveuglement volontaire peut le
nier : partout où triomphe le communisme, le catholicisme se trouve dans l’impossibilité de s’affirmer et de
développer sa mission d’évangélisation et de salut.
Comme l’islam, le communisme stalinien est un régime d’essence confessionnelle donc totalitaire qui draine
vers ses fins propres les énergies et d’abord le temps, des hommes qu’il régit ; comme tout régime en période
pensée marxiste. Mais, en soi, pouvaient-ils l’être ? Les comparaisons n’expliquent jamais rien ; au
mieux suggèrent-elles une piste, et habituellement, elles ont pour seule valeur d’inviter à chercher.
Car une chose est d’entrevoir certains parallélismes, autre chose est de les expliquer : il
faudrait rendre compte de l’influence exercée sur l’Occident par le judéonazaréisme. Une telle
question est fondée par le fait que cette mouvance, que ces auteurs ont à peine entrevue, est à
l’origine de toutes les idéologies de salut, et cela de manière plus souvent indirecte que directe ;
mais, dans le cadre de cette étude, il est hors de propos d’en traiter autrement qu’en indiquant
seulement quelques pistes de recherche871 et en proposant le schéma suivant :
messianisme postchrétien —→ mouvance judéonazaréenne
⇓ → Proto-islam —→ Islam califal
idéologie khazare, —→ messianisme "russe"
arianismes,…
messianismes politiques ← "chrétiens" (onction davidique) ↓
→ idéologies modernes
(impérialistes, socialistes, libertaristes,…)
(cf. notes Erreur : source de la référence non
trouvée-Erreur : source de la référence non trouvée)
Dans la 3e Partie, la démarche suivie sera celle d’une recherche partant du texte coranique,
des données historiques avérées relatives au 7e siècle, et des traditions islamiques elles-mêmes,
pour remonter aux événements antérieurs à 622 ; à ce titre, elle est essentiellement rétrospective
et croise la démarche prospective suivie jusqu’ici. A l’intérieur de cette recherche apparaîtra la
manière dont l’idéologie judéonazaréenne a pu être apparemment effacée sous un habillage
nouveau et complexe.
ascensionnelle, il attire à lui ceux parmi les hommes – et particulièrement dans l’élite et la jeunesse – qui
aspirent à l’efficacité, à l’action, à l’ivresse créatrice ; et comme il ne peut, sans se renier lui-même, restreindre
sa propre ambition, il est conduit nécessairement à imposer sa domination à l’ensemble de la société qu’il
domine.
Le parallèle avec l’islam (qu’il ne faudrait pas évidemment pousser indéfiniment) est ici encore éclairant : pas
plus que les démocraties populaires d’Europe centrale n’ont anéanti le catholicisme, l’islam en son temps n’a
fermé les églises ; mais, dans tous les pays où il s’est implanté, celles-ci ont été comme vidées de sève humaine
et se sont flétries par un appauvrissement intérieur. C’est sinon à un déracinement, du moins à un tel
épuisement qu’un triomphe du communisme vouerait l’Eglise visible en Europe occidentale” (citation faite in
RICHÉ Pierre, Henri Irénée Marrou historien engagé, préface de René Rémond, Paris, Cerf, 2003, p.375).
871
En particulier dans la note Erreur : source de la référence non trouvée. Le schéma esquissé ici devrait
certainement être plus complexe, mais le plus important en l’état actuel est d’indiquer des pistes de recherche.
3. Table des matières (tome 1 )
Avant-propos………………………………………………………………………………. 1