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e st h é t i q u e e sthé tique

ontologie musicale
ontologie musicale ontologie musicale
Perspectives et débats
Perspectives et débats
sous la direction d’Alessandro Arbo
et de Marcello Ruta sous la direction d’ Alessandro Arbo
et de marcello ruta

Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ? Existe-t-elle réellement ou


n’est-elle qu’un concept utilisé pour désigner certaines pratiques
Alessandro Arbo est enseignant-chercheur
musicales ? S’agit-il d’une entité abstraite ou particulière ? Pou-
au département de Musique de l’Université
vons-nous l’identifier à un enregistrement ? En quoi se distingue-
de Strasbourg. Ses recherches se concentrent
t-elle d’une improvisation ? Et en quoi celle-ci consiste-t-elle pré-
principalement sur l’esthétique et la philosophie
cisément ?
de la musique, disciplines auxquelles il a consacré
Ce livre a pour objectif d’offrir au lecteur un aperçu du vaste
de nombreuses études (entre autres, pour

Alessandro Arbo / Marcello ruta


chantier de réflexion ouvert par ces questions. Il vise notamment
Hermann, Entendre comme. Wittgenstein et
à comprendre dans quelle mesure la recherche ontologique qui l’esthétique musicale, 2013).
s’est développée au cours des trois dernières décades a contri-
bué à approfondir notre connaissance des modes d’existence des
musiques d’hier et d’aujourd’hui. Le volume s’articule en quatre Marcello Ruta a été chargé de cours à l’Université
volets thématiques (1. Musique et ontologie, 2. Ontologies des de Berne, où il travaille actuellement à un projet
œuvres musicales, 3. Œuvres et enregistrements, 4. L’ontologie d’habilitation sur l’ontologie de l’œuvre musicale.
de l’improvisation). Il rassemble des contributions originales Il enseigne la philosophie au Gymnase FEUSI à

maquette Michel Demange


(d’Alessandro Arbo, Alessandro Bertinetto, Frédéric Bisson, Clé- Berne. Il a publié, entre autres, Schopenhauer et
ment Canonne, Sandrine Darsel, Jacques Favier, Roger Pouivet, Schelling, philosophes du temps et de l’éternité
Marcello Ruta), ainsi que des textes d’auteurs de référence du (Paris 2014).
débat anglo-saxon contemporain (Lee B. Brown, Stephen Davies,
Peter Kivy, Jerrold Levinson), présentés ici pour la première fois
en français.

collections du gream / esthétique


Introduction

Alessandro Arbo et Marcello Ruta

Les questions d’ontologie musicale ont beaucoup focalisé


l’attention des chercheurs ces dernières années. Plusieurs
motifs sont sans doute à l’origine des nombreuses publica-
tions qui ont vu le jour dans le monde anglo-saxon, mais
aussi en France et en Allemagne. Il y a d’abord une certaine
orientation de la pensée philosophique contemporaine, de
plus en plus marquée par ce qui a été appelé, après la grande
saison de réflexion sur le langage et les systèmes symboliques,
l’ontological turn. Mais on peut aussi évoquer les profondes
mutations qui ont caractérisé l’objet même de ces recherches,
la musique. Celles-ci n’ont pas seulement affecté nos manières
de concevoir la composition, la diffusion des genres, des styles
ou tout ce qui était autrefois présenté comme une question
de goût ; elles ont surtout touché ses manières d’être. Art à
l’origine éminemment performatif, la musique a, au cours de
l’histoire, progressivement mais sûrement consolidé ses traces :
orales, puis écrites (diagrammes, partitions, etc.), et enfin,
depuis désormais plus d’un siècle, enregistrées (vinyles, bandes,
fichiers numériques). C’est dans une large mesure grâce à la
consolidation de celles-ci que cet art s’est remarquablement
perfectionné sur le plan technique et qu’il s’est constitué en
un ensemble de répertoires et d’œuvres.
Or le débat philosophique contemporain a le mérite d’avoir
pris conscience de ces transformations et des conséquences
qu’elles entraînent dans nos façons de penser la musique
– et, plus généralement, de la vivre et d’en faire l’expérience.
Plusieurs questions ont animé ce débat : qu’est-ce qu’une

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œuvre musicale ? Existe-t-elle réellement ou n’est-elle qu’un


concept inventé et utilisé à un moment donné de l’histoire
pour décrire une certaine pratique ? S’agit-il d’une entité
universelle ou particulière ? Est-elle idéale ou matérielle ?
Combien de types d’œuvres existent-ils ? Quelles différences les
séparent-elles ? Quel est le statut des improvisations ? Jusqu’à
quel point les propriétés esthétiques d’une performance
subsistent-elles dans un enregistrement ? À quelles conditions
ce dernier constitue-t-il une bonne instance d’une œuvre ?
Et d’une improvisation ?
Ce livre, qui reprend et développe les travaux d’une journée
d’études organisée par le GREAM en collaboration avec le
Département de philosophie de l’Université de Strasbourg en
2012, a pour objectif d’offrir au lecteur français un aperçu du
vaste chantier de réflexion ouvert par ces questions. Le parcours
s’articule en quatre parties : la première discute quelques enjeux
importants de l’ontologie appliquée à la musique ; le lecteur
trouvera dans la deuxième la première traduction française de
trois textes où des auteurs de référence présentent synthéti-
quement leurs solutions pour rendre compte du statut onto-
logique des œuvres musicales ; dans la troisième, la discussion
se concentre sur le rôle et la nature des enregistrements ; dans
la quatrième, sur la nature des improvisations, en particulier
dans le domaine du jazz.
Le texte de Roger Pouivet, en forme de dialogue, aborde
une question préalable à toute recherche de ce type : avant de
nous demander en quoi consistent les œuvres musicales, il faut
savoir si elles existent réellement, c’est-à-dire si nous pouvons
les considérer comme des entités (abstraites ou concrètes) du
monde. Une perspective pragmatiste plutôt répandue tend en
effet à les réduire à de simples usages référentiels à l’intérieur
d’une pratique musicale socialement et culturellement condi-
tionnée. Cependant, comme le souligne l’auteur, le fait que
nos pratiques déterminent ce que sont pour nous les œuvres
musicales ne nous autorise pour autant pas à penser qu’elles
n’existent pas. C’est en démêlant le fil qui lie entre eux mots,
concepts et choses – une relation et une distinction qui ne se

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prêtent à aucune simplification – qu’une solution réaliste du


problème de leur existence est trouvée.
Comme le montre le texte de Frédéric Bisson, lorsqu’on se
propose d’explorer les manières d’être de la musique, on doit
compter avec une dichotomie qui a dès l’origine hanté le débat
philosophique : celle entre objets et événements, substances et
processus. La pensée d’Alfred Whitehead suggère, selon l’auteur,
une stratégie pour se situer au-delà d’une telle opposition. En se
fondant sur le couple conceptuel d’acte et puissance, et à travers
une catégorisation métaphorique de trois états de la musique
(gazeuse-idéelle, matérielle-objectuelle, liquide-processuelle),
l’article examine le passage de l’évènement à l’objet et de l’objet
à l’évènement dans les différentes pratiques musicales, avec une
richesse de détails qui rend raison de la nature éminemment
amphibie de la musique.
Alessandro Arbo se propose de mesurer l’intérêt des recherches
d’ontologie appliquée à la musique en se focalisant sur une
chanson de Fabrizio de André, un célèbre cantautore italien. Il
met ainsi en valeur l’intérêt d’un approfondissement des condi-
tions d’identité de l’œuvre, en soulignant qu’il est nécessaire de
prendre en compte ses multiples modes de fonctionnement dans
les contextes de réception actuels, au carrefour des traditions
musicales orales, écrites et phonographiques.
Marcello Ruta s’intéresse pour sa part à deux distinctions
classiques de l’ontologie musicale (et, plus généralement, de
l’ontologie de l’art) : celles établies entre descriptivisme et
révisionnisme et entre praxis et théorie. Son article remarque,
d’un côté, que l’attention aux conséquences ontologiques des
pratiques musicales n’entraîne pas nécessairement l’adoption
d’une ontologie descriptiviste ; de l’autre, que l’ontologie musi-
cale révisionniste par excellence, celle de Nelson Goodman, offre
des outils conceptuels susceptibles d’expliquer les différentes
pratiques artistiques.
La deuxième partie du volume offre d’abord un aperçu d’un
modèle théorique primordial dans le débat dès les années 1980 :
le platonisme. Rédigé en 1983, le texte de Peter Kivy que nous
publions ici répond d’abord à un texte de Jerrold Levinson,

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« What a Musical Work is 1 ». Mais il réplique plus généralement


à des objections qui ont été adressées à son modèle théorique ;
on lui a notamment reproché son incapacité à rendre compte
de l’œuvre comme objet d’un acte de création. Cet article est
également fécond d’un point de vue méthodologique : Kivy y
formule une critique de la méthode contrefactuelle, et notam-
ment de l’utilisation, en guise d’exemples probants, de cas
« extraordinaires » : une telle stratégie porte à ignorer d’autres
situations tout aussi contrefactuelles mais plus « ordinaires » et,
somme toute, peut-être plus significatives.
Jerrold Levinson veut quant à lui défendre l’idée, empruntée
au sens commun, selon laquelle l’œuvre correspond à un acte
créateur enraciné dans le temps historique. Son article constitue
une efficace mise au point d’un modèle théorique qui conserve
la notion de « type » en la faisant entrer dans une perspective
contextualiste. Le lecteur y trouvera une réponse soigneu­
sement argumentée aux critiques dont ce modèle a fait l’objet.
Si l’auteur s’y propose avant tout d’expliquer le statut du type
indiqué, il y introduit aussi une distinction entre indication
artistique (opérée par le compositeur) et indication de l’œuvre
(opérée par la même œuvre musicale une fois créée). L’article
s’achève par un post-scriptum où l’auteur réfute des critiques
plus récentes formulées par Peter Alward et Guy Rohrbaugh.
L’article de Stephen Davies est une brillante exposition aussi
bien des plus importants paradigmes ontologiques en place
dans le domaine musical que de sa propre approche du sujet.
Sa perspective a entre autres le mérite de reconnaître ouver­
tement la pluralité des œuvres musicales appartenant à diverses
traditions et pratiques, sans pour autant renoncer à adopter
une sorte de monisme ontologique, fondé sur une définition
d’inspiration aristotélicienne.
Sandrine Darsel plaide en faveur d’une sorte d’émancipa-
tion ontologique (et musicologique) de l’enregistrement, en

1. Levinson, Jerrold, « What a Musical Work is », Journal of Philosophy, 77,


1980 ; « Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ? », in Levinson, Jerrold, L’art, la musique
et l’histoire, trad. de J.-P. Cometti et R. Pouivet, Paris, L’Éclat, 1998, p. 44-76.

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faisant ressortir les limites de l’idée (déjà critiquée par Glenn


Gould) qui en fait une mauvaise imitation de la musique live,
plus ou moins implicitement considérée comme prééminente.
À partir de la distinction entre enregistrement-témoin et enre-
gistrement-œuvre, la chercheuse démontre non seulement que
cette invention technique représente une rupture ontologique
avec le passé, mais encore qu’une telle articulation métaphy-
sique nous ouvre un intéressant accès à l’univers des musiques
actuelles, et notamment la world music sur laquelle elle s’arrête
plus longuement.
Jacques Favier, distinguant entre enregistrement docu-
mentaire et enregistrement constructif, analyse la nature de
l’inscrip­tion phonographique face à la notion courante qu’on a
de l’écriture musicale. À travers une comparaison des différentes
techniques phonographiques qui se sont succédées dans l’his-
toire, le texte souligne combien il est difficile (et dans certains
cas impossible) d’établir une correspondance entre les éléments
de la partition et les éléments des différents supports matériaux
(comme le microsillon du vinyle) et met en évidence la diffé-
rence existant entre enregistrements numériques et analogiques.
On peut prendre ainsi conscience de l’impact structurel des
techniques d’enregistrement sur le statut de l’œuvre.
La quatrième partie du livre montre dans quelle mesure les
catégories ontologiques peuvent constituer d’utiles instruments
pour penser l’improvisation musicale. Ce sujet, resté longtemps
marginal dans les discussions des philosophes de l’art, est au
centre de l’article de Lee B. Brown, qui étudie la singularité
ontologique de l’improvisation musicale, sorte d’élément non-
métabolisable par le système goodmanien. L’improvisation, en
effet, n’est pas allographique, dans la mesure où elle n’est pas
identifiable avec une partition ; mais elle n’est pas non plus
autographique, car elle n’aboutit pas à la production d’une
œuvre susceptible d’être soumise à une reprise. On la définira
alors plus justement comme une action esthétique dont le critère
d’identification – son déroulement dans un temps et un lieu
spécifiques, (ce que Brown appelle « présence ») – interdit toute
possibilité de reproduction.

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Cette particularité, comme le note Clément Canonne,


n’implique toutefois pas forcément une sorte de priorité de
l’esthétique sur l’ontologie (affirmée par une critique célèbre
d’Aaron Ridley) : notre aptitude à évaluer une improvisation
repose sur un travail préliminaire de catégorisation, c’est-à-dire
sur le fait que nous savons qu’il s’agit d’une improvisation. L’auteur
fait ressortir les difficultés inhérentes à une telle catégorisation,
car une improvisation est caractérisée par une structure sonore
qui ne préexiste pas à la performance, et par une localisation
spatio-temporelle donnée. Il semble donc qu’une improvisation
ne soit pas une entité, ni abstraite (type), ni concrète (token),
mais une activité pour laquelle nous sommes obligés de recourir
aux catégories de processus et d’événement.
L’analyse du statut ontologique de l’improvisation
d’Alessandro­Bertinetto est à son tour fondée sur la distinction
entre processus (l’acte d’improviser) et résultat (l’œuvre musicale
produite) et précise les différences existant entre improvisations
et interprétations. L’article, au terme d’une argumentation serrée,
montre que cette pratique musicale ne doit pas être pensée
à partir de la distinction classique entre type et occurrence.
L’improvisation musicale est en fin de compte irréductible
au projet ontologique de définition d’entités instanciables et
ré-identifiables, et ne révèle sa nature que dans le célèbre adage
mis en exergue : Paganini ne répète pas.
Nous avons bien entendu conscience de ne pas avoir fait le
tour des questions qui auraient pu être abordées, mais espérons
avoir au moins présenté quelques thèmes forts du débat actuel-
lement en cours en France comme à l’étranger et montré dans
quelle mesure ils peuvent contribuer à notre connaissance des
musiques d’hier et d’aujourd’hui.

Nous souhaitons exprimer toute notre gratitude


à Christiane Bourrel, pour la traduction du texte de Stephen Davies
et la relecture d’autres articles du manuscrit, et à Clément Canonne,
pour la traduction du texte de Lee B. Brown.

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Table des matières

Introduction ........................................................................................................ 5
Alessandro Arbo et Marcello Ruta

MUSIQUE ET ONTOLOGIE
Les œuvres musicales existent-elles ?
Un dialogue ontologique ......................................................................... 13
Roger Pouivet
Musique amphibie. Esquisse d’une amphibologie
fondamentale .................................................................................................... 33
Frédéric Bisson
« La Canzone di Marinella ». Un petit test
pour l’ontologie de la musique ............................................................ 71
Alessandro Arbo
Descriptivisme ontologique et pratiques musicales ............. 99
Marcello Ruta

ONTOLOGIES DES ŒUVRES MUSICALES


Le Platonisme en musique. Un autre genre
de défense ......................................................................................................... 119
Peter Kivy
Indication, abstraction et individualisation ............................ 137
Jerrold Levinson
Ontologies des œuvres musicales ................................................... 157
Stephen Davies

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378 Ontologie musicale

ŒUVRES ET ENREGISTREMENTS
Musique et enregistrement. Une exploration
goodmanienne des musiques du monde ................................... 185
Sandrine Darsel
Réflexions sur la nature matérielle
de l’œuvre phonographique ................................................................ 205
Jacques Favier

ONTOLOGIE DE L’IMPROVISATION
Œuvres de musique, improvisation et principe
de continuité .................................................................................................. 235
Lee B. Brown
Sur l’ontologie de l’improvisation ................................................. 279
Clément Canonne
Paganini ne répète pas. L’improvisation musicale
et l’ontologie type-token ....................................................................... 321
Alessandro Bertinetto

Index .................................................................................................................... 369

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