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LA PASSION DE LA CRÉATION

Author(s): Bernard Arnault and Nathalie de Baudry Asson


Source: Revue des Deux Mondes , JUILLET 2001, (JUILLET 2001), pp. 21-26
Published by: Revue des Deux Mondes

Stable URL: http://www.jstor.com/stable/44189326

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LA MODE : LA PASSION DE LA CRÉATION - T. I

LA PASSION DE LA CRÉATION

Bernard Arnault

cain, vous a consacré « the pope of fashion ». À la tête de


R'|I EvuE quarante-cinq cain, des vous Deux a consacré Mondes « the - de W, résonance pope le célèbre of fashion internationale, magazine ». À la améri- tête vous de
caractérisez certaines d'entre elles, comme D
économiques du luxe ». Quels sont vos critère
Bernard Arnault - Le mot •• star » est eff
caractérise des marques qui possèdent tro
rares. Premièrement, l'intemporalité, c'est
marque à être indémodable tout en évolua
mode, qui se recrée en permanence. La mo
sionnante et particulièrement risquée : une «
porelle, traverser les époques sans avoir à
des modes, de périodes de désaffection ou
Deuxième critère, la croissance, car ces m
lopper et plaire de plus en plus à un publ
caractéristique essentielle, indispensable au

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REVUE DES DEUX MONDES JUILLET 2001

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La passion de la création

à la fois une clientèle internationale et les critères économiques


appliqués à l'analyse d'une entreprise par ses actionnaires. Troisiè-
mement, une forte rentabilité. Ces marques doivent développer
d'importants moyens financiers pour croître et justifier l'intérêt éco-
nomique, leur valeur, leur prix élevé aux yeux de leurs action-
naires. Lorsque l'on additionne ces trois critères, on mesure qu'un
tout petit nombre de marques au monde, à mon sens, pouvant être
comptées sur les doigts des deux mains, peut concourir dans cette
catégorie de stars économiques du luxe.
Le rôle de la mode, face à cet aspect mythique et institution-
nel que je viens de décrire, est d'apporter la modernité. La grande
difficulté de nos métiers, lorsque l'on a la chance de posséder des
« stars », est d'allier harmonieusement la modernité et l'intemporalité.
Prenons par exemple la marque la plus emblématique de
l'univers du luxe, Vuitton. Je pense que nous avons réussi le ma-
riage parfait entre modernité et classicisme des produits. Marc
Jacobs a dessiné de nouveaux produits entraînant dans leur sillage
les lignes plus classiques : certaines d'entre elles, qui ont plus de
cinquante ans, sont toujours considérées comme à la pointe, et
sont achetées par des clientes qui s'identifient à la mode dans le
sens le plus aigu du terme. Ainsi, les jeunes « branchées » achètent
aujourd'hui chez Louis Vuitton des produits classiques amenés à
durer. Voici un exemple de parfaite symbiose esthétique et de
grande réussite économique.
De l'autre côté, on peut observer des marques, en dehors de
LVMH, qui réussissent à être à la mode, mais qui sont fragiles car
la modernité n'est pas étayée par un socle d'intemporalité qui
garantira leur pérennité. Il en va de même pour la qualité. L'inno-
vation, la créativité doivent être alliées à la qualité des produits ;
« l'effet mode » seul est risqué, s'il n'est pas relayé par une qualité
irréprochable de produits et, donc, de leur production. C'est la rai-
son pour laquelle le succès de Vuitton est si grand : il associe l'une
et l'autre. Les clients d'aujourd'hui sont beaucoup plus éduqués,
experts et exigeants sur la qualité.

Revue des Deux Mondes - Jusqu'où ces grandes « stars » éco-


nomiques de luxe peuvent-elles aller en termes de contenu et de
périmètre ?

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La passion de la création

Bernard Arnault - Il est essentiel de respecter l'identité


d'une marque et de renoncer à aborder des territoires où elle ne
serait pas pleinement légitime. Cela commence par l'adéquation
entre la marque, le créateur et son style. Certains groupes tentent
aujourd'hui de dupliquer ce qui a fait le succès d'une marque avec
un créateur, en utilisant ce créateur pour une autre marque ; cela
me paraît très risqué et, à vrai dire, voué à l'échec. Il doit en effet y
avoir symbiose entre les qualités d'un créateur, son talent person-
nel au plan créatif et la légitimité esthétique et historique d'une
marque.

Logique intrinsèque de la marque

Chez Dior et Vuitton, nous avons choisi deux créateurs qui


portaient en eux-mêmes une vision de la mode qui s'identifiait à la
marque dont ils assurent maintenant le développement. Ainsi,
avais-je remarqué John Galliano il y a bien longtemps et noté les
nombreuses références qu'il faisait à Dior, à l'aspect romantique et
féminin de cette marque. Le savait-il lui-même ? Je n'en sais rien,
mais il dessinait des tailleurs qui auraient parfaitement pu être
signés Dior. Lorsque nous lui avons demandé d'intégrer Dior, il
était naturellement imprégné de la marque, et il s'agissait pour lui
non pas d'un exercice de style mais de son style.
Pour Vuitton, j'avais repéré Marc Jacobs et je lui ai demandé
comment il verrait le prêt-à-porter Vuitton. Marc possédait en lui la
vraie sensibilité Vuitton et a créé immédiatement une série fantas-
tique de produits Vuitton que nous sommes encore en train de
proposer dans les boutiques. Si nous avions fait l'inverse, Marc
Jacobs chez Dior et John Galliano chez Vuitton, sans doute cela
n'aurait-il pas fonctionné.
Il existe une réalité créative attachée à chaque marque et le
client perçoit cette logique. Tant que la marque est intrinsèque-
ment logique avec elle-même, tant qu'elle garde sa personnalité,
elle peut s'ouvrir à d'autres produits ; le niveau de vie, le pouvoir
d'achat augmentent, comme croît le désir de mode et d'objets iden-

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tifiants. Nous sommes sur des marchés porteurs. Il est légitime que
les marques se développent, certaines plus que d'autres, lorsqu'elles
ont cette force d'attraction due à cette subtile et rare combinaison
que j'ai décrite plus haut. Mais il faut garder en tête de gérer bien
et justement le principe d'exclusivité et de rareté qui sont l'apanage
du luxe. Nous sommes souvent limités par des contraintes de fabri-
cation, comme c'est le cas actuellement chez Vuitton. Nous n'arri-
vons pas aujourd'hui à fabriquer au rythme de la demande. Les
clients s'inscrivent sur des listes d'attente pour obtenir leurs pro-
duits. Mais il faut la légitimité de la marque pour que durent le
désir et le rêve. Si nous n'envisageons pas de voitures Vuitton, il
est probable que nous réalisions un jour des montres Louis
Vuitton.

Revue des Deux Mondes - Créeriez-vous un univers « décora-


tion de la maison » Vuitton ?

Bernard Arnault - Cela existe déjà ! J'ai rencontré des collec-


tionneurs qui meublent entièrement leur maison en Vuitton ! Il y a
même un hôtel à Londres décoré par Vuitton. Alors pourquoi pas
développer cela, mais sans doute irons-nous progressivement.

Le sens véritable des défilés

Revue des Deux Mondes - D'aucuns remarquent le hiatus


grandissant entre ce qui relève du « spectacle » de la mode et sa réa-
lité. Qu'en pensez-vous ?
Bernard Arnault - Aujourd'hui, il existe un clair besoin de
créativité. Les défilés de Dior, par exemple, présentent deux fois
par an des idées à un public d'acheteurs, de clients, de journa-
listes. Il est nettement plus intéressant de présenter des idées que
des vêtements commerciaux que chacun peut voir par ailleurs dans
les magasins. Pourquoi déplacer mille personnes pour leur montrer
sur une scène ce qu'elles peuvent voir ailleurs ? Le sens véritable
de ces défilés, et j'y adhère totalement, est de présenter des idées
poussées à l'extrême, qui ne sont pas forcément destinées à être

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portées. Après cela, les acheteurs et journalistes sont invités par le


créateur à voir la réalité des collections. Je note que l'exceptionnel
succès médiatique de ces défilés donne une résonance internatio-
nale à ce travail de création qui n'aurait, avec des vêtements clas-
siques, aucune raison d'être. De plus, tous les créateurs ne savent
pas faire défiler leurs idées. J'observe seulement beaucoup d'imita-
tions ! Galliano, lors de sa dernière collection, réinvente les tenues
de camouflage. Qui aurait pensé un jour habiller les femmes avec
des toiles de l'armée ? Il l'a senti avant les autres, et tout le monde
l'a suivi. Lorsqu'il a fait défiler les femmes en haillons avec des
robes en papier pour sa collection « clochardes », qu'il a ensuite
réinterprétées avec des tissus imprimés, cela a été un immense suc-
cès. Depuis l'arrivée de Galliano, les ventes de vêtement ont qua-
druplé !

Revue des Deux Mondes - La communication actuelle charrie


de plus en plus obsessionnellement les fantasmes de notre société.
N'y a-t-il pas un risque de surenchère ?
Bernard Arnault - L'objet de la mode, c'est la créativité et le
désir. Il me paraît évident que le sexe soit un peu présent dans cet
univers de créativité et parfois de provocation. Mais je ne pense
pas pour autant que toutes les communications aient la même force.
Certaines d'entre elles jouent sur la nudité de la femme, ce qui
n'est ni sexy, ni créatif, ni intelligent d'un point de vue commercial.
Surfer seulement sur les courants de la société sans apporter de
créativité me paraît vain.
Chez Dior, les publicités sont faites par le créateur, pas par
une agence de publicité. Le créateur exprime aussi dans le choix
de l'image comment il ressent chacun des produits qu'il imagine, et
c'est pourquoi il existe une cohérence entre la marque, les pro-
duits et la communication. La publicité doit, bien sûr, avoir de
l'impact, mais elle doit contribuer à faire rêver, à susciter le désir,
sans jamais pour autant tomber dans la vulgarité.

Revue des Deux Mondes - Que pensez-vous de la théorie de


Naomi Klein dénonçant l'hégémonie de certaines marques ?
Bernard Arnault - Je note en tout cas que ce livre n'a aucune

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influence sur la clientèle et sur son attrait pour nos marques. Le


luxe réside dans l'alliance de la qualité et de la créativité. Les
marques qui tombent dans la facilité, qui apposent leur nom sur
tout et n'importe quoi, risquent effectivement de rencontrer un
grand échec. Les fausses valeurs sont en voie d'extinction, les
vraies valeurs de la mode et du luxe, respectant leur légitimité
créative, sont éternelles.

Bernard Arnault *
Propos recueillis par Nathalie de Baudry ď Assort

* Polytechnicien. Devenu, en 1984, président-directeur général de Financière Agache,


Bernard Arnault entreprend de réorganiser le groupe dans le cadre d'une stratégie de
développement fondée sur les marques de prestige. Il a fait de Christian Dior la pierre
angulaire de cette structure. En 1989, Bernard Arnault est devenu le principal action-
naire de LVMH Moët Hennessy Louis Vuitton ; il a ainsi créé le premier groupe mon-
dial du luxe.

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