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Licence 2 droit (2020-2021)

Institut national universitaire J.-F. Champollion

Cours de

Droit administratif 1

Karl-Henri Voizard
Maître de conférences de droit public

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En droit, la répartition de la matière étudiée laisse apparaître trois grandes disciplines :
histoire du droit, droit privé et droit public.

Le droit administratif est l’une des branches du droit public. Certes, il a tout comme le droit
privé vocation à encadrer les rapports sociaux. Mais ce dernier ne régit que les rapports
sociaux entre personnes privées tandis que le droit administratif se déploie dans les rapports
qu’entretiennent les personnes publiques entre elles (État, collectivités territoriales,
établissements publics... - nous y reviendrons) ainsi que dans les rapports entre ces personnes
publiques et les personnes privées (particuliers, sociétés, associations…). Illustrent cette
dernière hypothèse, par exemple, la délivrance par le maire d'un permis de construire au
propriétaire d'un terrain, la reconnaissance de l'intérêt à agir devant les tribunaux au bénéfice
d'une association de protection des consommateurs, le contrôle exercé par l'autorité de la
concurrence sur les concentrations effectuées par les sociétés etc.

Si le droit administratif n’est qu’une branche du droit public parmi d’autres, cela signifie qu’il
ne doive pas être confondu avec les autres matières qui relèvent tout comme lui de ce même
champ disciplinaire. Il se distingue ainsi :

- du droit constitutionnel qui correspond à l’ensemble des règles organisant les rapports entre
les organes mentionnés dans la Constitution (exemple : le pouvoir reconnu à l’Assemblée
nationale de renverser le gouvernement par le biais de la motion de censure), les rapports
entre gouvernants et gouvernés (exemple : les modalités d’élection du Président de la
République par le peuple) ainsi que les principes devant être respectés par le législateur,
l’exécutif et l’administration lorsqu’ils édictent leurs propres règles (exemples : le principe
d’égalité, la libre administration des collectivités territoriales, la liberté d’entreprendre etc.).

- du droit international public qui renvoie à l’ensemble des règles d’encadrement des relations
diplomatiques entre États.

- du droit financier qui recoupe pour Didier Truchet le régime juridique des recettes et des
dépenses des personnes publiques (droit des finances publiques), plusieurs principes régissant
la gestion des deniers publics (comptabilité publique) ainsi que les règles relatives aux
impositions de toute nature (droit fiscal).

Mais comprendre ce que le droit administratif n’est pas, ce n’est pas encore en saisir
l’essence. L’on peut donc envisager de le définir à travers ses trois fonctions :

- en premier lieu, il est le droit qui encadre l’administration lorsqu’elle agit sur la
société (un maire qui interdit le stationnement le dimanche matin sur une place pour
permettre la tenue du marché ; un ministre qui autorise la mise en circulation d’un
nouveau médicament etc.).

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- en deuxième lieu, il est le droit qui organise les institutions administratives, leur
confère une structure (exemple : une bibliothèque se compose en partie de
fonctionnaires ayant passé un concours spécifique ; son fonctionnement est calqué sur
des horaires prévus dans un règlement intérieur ; la composition du fonds de la
bibliothèque doit répondre à des exigences de pluralité etc.).

- en troisième lieu, il est le droit des rapports entre institutions administratives


(exemples : le préfet peut saisir le juge administratif lorsqu’il considère que l’acte
d’une collectivité territoriale n’est pas légal ; les personnes publiques peuvent passer
entre elles des conventions que l’on nomme contrats publics).

L’existence en France du droit administratif est intimement liée au phénomène étatique. Ce


phénomène ne va pas de soi, il est une invention considérée comme indispensable à la
perpétuation des membres de l’espèce humaine regroupés sur un même territoire (v. Jacques
Chevallier, Science administrative, p. 9) ; sa généralisation à l’échelle planétaire prouve à sa
manière que cet outil de perpétuation a été considéré comme particulièrement efficace.
L’étymologie même du terme rappelle cette fonction essentielle : « État » vient du latin status
qui signifie l’action de se tenir, d’être debout, ce qui suppose l’idée de durer dans le temps.

Pourtant, aujourd’hui, tout laisse penser que l’État serait devenu une forme d’organisation
sociale déclinante :

- d’un côté, il est défié de l’intérieur en perdant progressivement ce qui fondait


jusqu’ici son identité. Le discours tenu par les gouvernants français actuels, leurs
intentions réformatrices, illustrent un mouvement de banalisation de l’État ; il tend, de
moins en moins, à se distinguer de l’autre grande forme d’organisation des rapports
sociaux qu’est l’entreprise comme en témoigne un certain glissement dans le discours
(exemple : le chef de l’État invitait le 5 septembre 2017 les préfets à être des
« entrepreneurs de l’État » qui administrent le pays de manière « efficace »). Tout se
passe comme si étaient inoculés dans l’État, par petites touches, les préceptes du
management.

- de l’autre, il est court-circuité à l’extérieur du fait de la puissance croissante des


entreprises multinationales. Les GAFA (nom donné aux géants du numérique)
représentent le point d’orgue de cette ascension. On dit des données personnelles
qu’elles constituent le nouveau pétrole. La maîtrise et la marchandisation de ces
données leur confère : d’une part une marge de manœuvre financière considérable ;
d’autre part, les moyens d’assujettir et d’homogénéiser les individus par leur
encadrement algorithmique. Certes les États et organisations supra-étatiques tentent de
réagir : la Commission européenne a ainsi infligé à Google une amende d’un montant
de 4,34 milliards d’euros pour abus de position dominante (était visée une série de
restrictions imposées aux constructeurs de smartphones via le système d’exploitation
mobile Android) ; plus récemment, le Conseil d’État a confirmé la condamnation de
Google à 50 millions d'euros d'amende (la CNIL soulignait une absence d'information
claire des utilisateurs sur l'utilisation de leurs données). Mais en définitive, force est de
constater qu'ils n’endiguent le phénomène que très à la marge et après coup. Par
ailleurs, les GAFA empiètent de plus en plus sur les prérogatives traditionnelles de
l’État : Google développe ses propres instruments de diffusion et valorisation du

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patrimoine culturel (Google Arts & Culture) ; Space X multiplie les programmes
d'exploration et de voyages spatiaux ; Airbnb se propose de faciliter l'hébergement des
migrants ; Uber décline ses propres règles de régulation des VTC ; Facebook génère
un algorithme permettant à ses utilisateurs de signaler qu'ils sont à l'abri d'une
catastrophe naturelle ou d'un attentat terroriste (Safety Check). Il est certain qu'en
rendant indispensables les services qu'ils proposent, la crise de la pandémie de Covid
19 aura renforcé encore un peu plus l'assise et la puissance de ces GAFA.

Si l’État semble en déclin, on peut se demander l’intérêt d’étudier encore le droit


administratif. Deux raisons justifient que l’on continue de s’y atteler avec sérieux :

- objectivement, le phénomène étatique n’a pas disparu et les États sont voués à « rester
debout » pour encore beaucoup d’années. De ce fait, l’étude du droit administratif
demeure pertinente ; elle l’est d’autant plus que son évolution donne à voir certes, un
mouvement de banalisation de l’État, mais donne à voir aussi sa résilience.

- bien que l’État ne soit plus le centre de gravité du pouvoir, il n’en reste pas moins une
organisation essentielle. Il est une entité qui poursuit des objectifs généraux,
supérieurs, englobants par rapport à ceux des particuliers, du commerçant, du
charpentier, de l’association locale etc. Les GAFA peuvent certes afficher des
préoccupations humanistes mais ils demeurent attachés en premier lieu à la rentabilité
et l'accroissement des bénéfices. Et c’est bien parce que l’État, lui, est exclusivement
tourné vers la satisfaction de l’intérêt général qu’il ne peut pas être traité selon les
mêmes règles de droit.

Par État, il faut entendre l’appareil d’État qui regroupe l’État stricto sensu, les collectivités
territoriales (régions, départements, communes), les personnes privées missionnées par lui ou
par elles, les établissements publics, les autorités indépendantes et d’autres personnes
publiques. Ces différents éléments forment un tout, une unité que l’on appelle communément
l’administration.

Pour comprendre les causes de l’apparition d’un droit spécifique, différent du droit privé que
l’on nomme droit administratif, il y a donc lieu de revenir sur le phénomène étatique. Nous
étudierons ainsi successivement, dans une longue introduction, les caractéristiques de l’État
(section 1), les origines de l’État (section 2), les formes de l’État (section 3) et les droits de
l’État (section 4).

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Section 1 : Les caractéristiques de l’État
Nicolas Machiavel a posé les bases d’une réflexion sur l’État. Réflexion systématisée par la
suite dans la théorie de la souveraineté de Jean Bodin.

§ 1 : La réflexion machiavélienne

Nicolas Machiavel (Niccolo Machiavelli en italien) insiste dans son oeuvre Le Prince qu’il
rédigea au début du XVIe siècle sur la violence, le pouvoir de contrainte qui caractérise le
phénomène étatique.

Une telle posture représente une rupture avec la conception traditionnelle du pouvoir : il y
explique que la politique ne procède ni de Dieu ni de la nature mais qu’elle est le produit des
hommes, de la condition humaine. L’État moderne doit alors être vu non pas comme
l’instrument d’une transcendance divine ni comme le moyen de concrétiser des principes
moraux. Il est le produit des rapports de force et n’est fondé que par la force.

La violence apparaît en cela consubstantielle de l’idée d’État moderne. Mais pour Machiavel,
le recours à la violence est indispensable au Prince. L’auteur postule en effet une vision très
négative de l’homme qu’il voit comme particulièrement égoïste et inconstant. Le Prince se
doit donc d’exercer la contrainte s’il ne veut pas la subir.

Il a ces mots : « Il faut donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une par les lois,
l’autre par la force : la première sorte est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes ;
mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde. Ce pourquoi
est nécessaire au Prince de savoir bien pratiquer la bête et l’homme […]. Puis donc qu’un
Prince doit savoir bien user de la bête, il en doit choisir le renard et le lion ; car le lion ne se
peut défendre des rets, le renard des loups ; il faut donc être renard pour connaître les filets,
et lion pour faire peur aux loups ». Il veut parler ici de la nécessité pour le Prince de savoir
manier aussi bien la ruse du renard que la férocité du lion (chap. XVIII).

L'acception des choses est ici réaliste. Le mythe de la Cité idéale véhiculé par les penseurs de
l’Antiquité est mis de côté. La morale au sein de l’État est remplacée par la technique du
pouvoir. L’État ne semble donc être qu’un simple instrument de préservation du pouvoir. Et à
cet égard, tous les moyens sont bons.

Machiavel rejette d’ailleurs la figure du Prince bienfaiteur, adulé, aimé de ses sujets. Il précise
que « le prince doit se faire craindre de telle sorte que, s’il n’est pas aimé, du moins il ne soit
pas haï ». La crainte est même un atout essentiel du pouvoir : « les hommes hésitent moins à
nuire à un homme qui se fait aimer qu’à un autre qui se fait redouter ; car l’amour se
maintient par un lien d’obligations lequel, parce que les hommes sont méchants, là où
l’occasion s’offrira de profit particulier, il est rompu ; mais la crainte se maintient par une
peur de châtiment qui ne te quitte jamais » (chap. XVII).

En somme, Machiavel replace l’homme, et plus précisément la question de la condition


humaine, au cœur de l’État. Et c’est ce qui justifie que l’État emploie la force pour
contraindre les hommes à accepter une volonté supérieure, celle du souverain.

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On résume souvent la pensée de Machiavel à la maxime « La fin justifie les moyens ». Sous-
entendu chez Machiavel que la préservation du pouvoir justifierait toutes les injustices. Mais
il faut réhabiliter l’auteur. La préservation du pouvoir n’est pas chez lui la fin ultime. Il s’agit
à travers la préservation du pouvoir de maintenir l’unité et la stabilité sur un territoire donné.
Il est question de protéger contre l’inconstance des hommes en interne et contre les pillages et
saccages des barbares en provenance de l’extérieur (aujourd’hui on parlerait de real politic). Il
faut par ailleurs souligner que dans ses Discours sur Tite-Live, l’auteur fait l’éloge des
Républiques par opposition à la monarchie.

§ 2 : La théorie de la souveraineté

Jean Bodin prolonge la pensée de Machiavel dans Les Six Livres de la république publiés en
1576. Il y précise la notion de souveraineté et utilise cette notion pour caractériser l’État
moderne. Chez Bodin, L’État se caractérise en ce qu’il est une entité souveraine.

En quoi consiste cette souveraineté ? Elle se manifeste à trois égards :

Premièrement, la souveraineté suppose que le prince soit celui dont la puissance ne procède
de personne et de rien d’autre. Bodin a ces mots : « nous conclurons qu’il n’y a que celui
absolument souverain qui ne tient rien d’autrui, attendu que le vassal pour quelque fief que ce
soit, fût-il Pape ou Empereur, doit service personnel à cause du fief qu’il tient ».

Deuxièmement, la souveraineté réside dans l’autorité absolue dont dispose le prince/l’État.


Cette autorité porte aussi bien sur les magistrats (représentants du prince) que sur les simples
citoyens. Pour le dire autrement, la souveraineté suppose l’existence d’un pouvoir d’édicter
des actes unilatéraux. Ce pouvoir de commandement s’impose à tous au nom d’un principe
d’obéissance préalable.

Troisièmement, la souveraineté implique que le prince/L’État ne puisse voir remis en cause


les actes dont il est à l’origine. Il est le seul à pouvoir « abroger » ses propres actes (faculté
d’auto-abrogation). En parallèle, il a le pouvoir de remettre en cause tout acte produit par
autrui (faculté d’hétéro-abrogation). Et comme ce pouvoir de création du droit est
incontestable, on dit que le souverain a ce qu’Olivier Beaud appelle « le pouvoir du dernier
mot » (La puissance de l’État, 1994).

Section 2 : Les origines de l’État

Pour comprendre les origines de l’État, trois types d’approches sont envisageables : la
première est idéologique et légitimante (approche idéaliste, § 1) ; la deuxième est économique
et militante (approche critique, § 2) ; la troisième est historique et objectivante (approche
scientifique, § 3).

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§ 1 : L’approche idéaliste

Deux approches méritent d’être évoquées. La première repose sur l’idée de contrat et est ici
empruntée à l’analyse juridique (A). Le contrat, à la base, est une rencontre de volontés entre
des individus qui mettent en commun des biens et des activités. Il s’engagent à partager les
pertes et bénéfices qui s’en suivraient. La logique est transposée à la vie en communauté.

En l’occurrence, il n’y a pas d’acte de naissance de l’État en ce que les différents membres
d’un peuple se seraient mis autour d’une table pour signer un contrat ; le contrat est une
image, une fiction. Le recours au procédé métaphorique vise à justifier, à légitimer l’État en
laissant penser que les individus auraient, d’une manière ou d’une autre, librement consenti à
son existence.

La seconde approche est celle en rapport avec la théorie des deux corps du roi. Élaborée et
diffusée par des penseurs du Moyen-Âge de toute l’Europe, cette théorie contribuera à la
justification du pouvoir monarchique tout au long de l’Ancien Régime (B).

A) La doctrine contractuelle

Il convient de revenir sur les différentes versions de la doctrine contractuelle (1) avant d’en
évaluer la portée (2).

1- Les versions de la doctrine contractuelle

Le but de ces auteurs est de légitimer le pouvoir en sortant de l’impasse métaphysique du


droit divin (Saint Paul avait posé l’axiome que le pouvoir vient de Dieu : nulla potestas nisi a
Deo ("Il n’y a pas de pouvoir possible si ce n’est un pouvoir venant de Dieu" ; le pouvoir
politique est une création de Dieu visant à satisfaire ses ambitions pour l’espèce humaine).
Sauf qu’avec une telle théorie, toute idée de renversement du pouvoir est bannie, même
lorsqu’il est oppressant, injuste ou tyrannique : on ne renverse pas Dieu.

Les premiers à s’ériger contre cette conception du pouvoir sont des calvinistes du XVIème
siècle tels Théodore de Bèze et François Hotman qui furent plus particulièrement marqués par
le massacre de la Saint Barthélémy de 1572. On les appelait les Monarchomaques
(littéralement : « les mangeurs de rois »). Pour eux, dans un passé lointain, un futur roi et ses
futurs sujets ont passé un pacte (pacte de sujétion) : ils acceptent en cela d’obéir mais en
contrepartie le roi s’engage à respecter des règles qui garantissent un niveau minimum de
libertés ; s’il ne tient pas son engagement (rupture du pacte), le peuple est fondé à s’opposer
au tyran.

La doctrine contractualiste a par la suite été revisitée par Thomas Hobbes (Léviathan,1651).
Selon lui, avant l’apparition du pouvoir politique, les hommes étaient plongés dans un "état de
nature" qui se caractérise par la pire des anarchies, le chacun pour soi, la loi du plus fort sur le
faible, la recherche du dépouillement perpétuel d’autrui : "l’homme est un loup pour
l’homme"

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Les individus ont alors cherché à vivre hors de la crainte permanente en concluant un contrat
par lequel s’est créé un État garant de l’ordre. Le monarque n’est pas partie au contrat ; il n’en
est que l’objet. En cela, il se retrouve à l’abri de tout reproches qui pourraient lui être fait
quant au pouvoir qu’il exerce (aucune révolte ne saurait être vue comme légitime) puisqu’il
n’est tenu par aucune obligation contrairement à ce qu’envisageaient les monarchomaques.
Hobbes a ainsi fortement contribué à la justification de l’absolutisme monarchique. Il justifie
aussi le recours à la force : « sans le glaive (sword), les pactes ne sont que des mots
(words) » ; ce recours est pour lui mieux que de revenir à l’état de nature antérieur à
conclusion du contrat.

En 1690, John Locke publie son Traité du gouvernement civil et renverse le raisonnement de
Hobbes. Il faut dire que son objectif est tout autre : justifier la Révolution qui vient d’ôter
Jacques II du trône d’Angleterre. Pour lui, l’ « état de nature » se caractérise par une situation
où les gens sont heureux. L’État est créé par contrat pour atteindre un niveau de bonheur
supérieur (seul une entité supérieure peut garantir que la quête de bonheur ne sera pas
perturbée). Un contrat d’association (entre les individus) et un contrat de soumission
conditionnel (avec le monarque) sont donc passés. Le monarque a le pouvoir de garantir
l’ordre et de punir ; mais il se doit de respecter les libertés et la propriété des individus. Si la
majorité (contrepoids du monarque) estime qu’il y a rupture du pacte, alors une révolte est
possible.

Contrairement à Hobbes qui prônait l’absolutisme, la théorie de Locke est connotée libérale.

Cette idée d’un état de nature où les individus seraient heureux et libres a été reprise bien
après par Jean-Jacques Rousseau (Contrat social, 1762). Sauf que pour lui, le
développement de l’inégalité a conduit à la dégradation des rapports humains. Est alors
institué un pacte dans lequel chaque individu s’est engagé à être l’égal de l’autre et d’aliéner
tous ses droits à la communauté.

Les individus obéissent alors non pas à un prince mais à la volonté générale. L’aliénation des
droits est légitime et acceptée car, en contrepartie, chacun participe à l’élaboration de cette
volonté (les individus doivent pouvoir se réunir en assemblée générale). Le paradoxe
rousseauiste est celui-là : on force les individus à être libre.

L’État est l’instrument d’expression de cette volonté générale (formellement, elle s’exprime
par la Loi). Il n’est donc pas au dessus des hommes mais au service de cette volonté. Le
monarque peut continuer à exister mais son rôle est cantonné à celui d’exécutant de la Loi.
S’il déborde de ce rôle, le roi peut être renversé (raisonnement qui influencera
considérablement les révolutionnaires français et en premier lieu Robespierre).

2- La portée de la doctrine contractuelle

Le problème de ces théories contractualistes est qu’elles laissent penser que les individus ont
librement consenti à se soumettre à l’État. Cela n’est pas convaincant historiquement : on
peine à trouver le moment au cours duquel cette adhésion aurait eu lieu. Ajoutons que la
portée de tels mythes s'est progressivement affaissée à mesure que la pensée rationaliste
gagnait du terrain. Ces théories présentent en outre des impasses en pratique : la souveraineté

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populaire prônée par Rousseau ne peut pas être mise en œuvre à l’échelle d’un pays (il le
reconnaissait lui même). A quel moment considère-t-on que le peuple est opprimé par le
monarque et que donc une révolution est légitime (théorie de Locke) ?

La rationalisation de la connaissance, le développement des savoirs objectifs (ou


prétendument objectifs) conduit d’autres auteurs à laisser de côté l’approche métaphysique.
Ils aborderont les choses sous un angle scientifique comme nous le verrons ci-après.

Toujours est-il que ces théories ont contribué à justifier le pouvoir pendant plusieurs siècles et
qu’elles ont eu une influence certaine chez les penseurs, y compris chez les juristes
contemporains. C’est ce que montre Hauriou en particulier et sa théorie de l’institution :
l’État y est décrit à la fois comme une institution ordinaire et une institution spéciale (double
traits de l’ordinarité et de la spécialité) :

- ordinaire car il y a volonté d’un certain nombre d’individus de mettre en commun des
moyens pour la réalisation d’une idée en particulier. Il y a alors naissance d’une personnalité
morale distincte de celles des individus fondateurs (il a la capacité d’agir, de contracter,
d’avoir un patrimoine etc.). En suivant, d’autres individus (que les fondateurs) adhèrent à
l’idée et s’associent à sa réalisation (tout comme dans une société, des salariés peuvent être
recrutés et d’autres associés peuvent intégrer le capitale de l’entreprise).

- spéciale car ce qui a été mis en commun dans l’État, ce ne sont pas n’est pas des capitaux
(comme dans une société) ou de la bonne volonté (comme dans une association) : c’est le
pouvoir politique qui s’y retrouve concentré. Le juriste Georges Burdeau a cette formule très
juste : "L’État, c’est le pouvoir institutionnalisé".

B) Les deux corps du roi

Ernst Kantorowicz a montré les logiques par lesquels les théoriciens du pouvoir de la fin du
Moyen Âge avaient conçu en occident la différenciation du corps naturel et personnel du roi
du corps politique et immortel qu’il transmettait à son successeur. Il soulignait à cette
occasion la supériorité du second par rapport au premier. Cette personne politique
indépendante de l’être physique, bien qu’incarnée en lui, constitue une corporation
immortelle. Cette corporation se compose du roi, de ses ascendants et successeurs et de la
communauté de ses sujets passés, présents et à venir. Ce que l’on nommera plus tard l’État.

Cette fiction de la double figure royale trouve en grande partie son origine dans les deux
natures du Christ : à la fois Dieu et homme. Le Christ était considéré comme possédant par
nature l’éternité bien qu’apparaissant sur terre comme un être de sang et de chair. (Kanto, p.
315). On le voit, c’est un nouveau rapport au temps, l’acception d’un temps universel basé sur
l’idée de continuité, qui a rendu possible une telle philosophie politique. Alors qu’à l’origine,
sous l’influence entre autres de saint Augustin, le temps était vu uniquement comme le
vecteur de l’éphémère, de la fragilité du monde présent. Le temps était synonyme de
périssable, de brièveté. Il était vu comme ce qui rapprochait, séparait, la vie de la mort. Le
monde terrestre lui même pouvait s’arrêter n’importe quand au moment du Jugement dernier
(Kanto, p. 223).

Pour donner toute sa force à l’idée des deux corps réunis en un seul homme, le montage
repose d’abord sur la distinction du roi et du commun des mortels. Tel est l’objet notamment

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du sceptre et de la couronne (Représenter le pouvoir, p. 21). Il repose ensuite sur des
dispositifs multiples de représentation du monarque. Louis Marin explique que « la
représentation opère la substitution à l’acte extérieur où une force se manifeste pour
annihiler une autre force dans une lutte à mort, des signes de la force qui n’ont besoin que
d’être vus pour que la force soit crue ». Ces représentations font en effet apparaître un
troisième corps (à côté des corps physique et politique), le « corps sacrementel » du
monarque, forme de portrait de la majesté royale. Il est le trait d’union par lequel le corps
physique se fond dans le corps politique afin de l’incarner pleinement. Encore fallait-il pour
que cette puissance contenue dans la représentation du monarque touche les moindres recoins
du Royaume que cette représentation soit largement diffusée. Les pièces de monnaie frappées
du profil du roi, les contes populaires comme Peau d’âne ou la fable Le corbeau et le Renard
de Jean de la Fontaine, la description des tableaux des monarques mais aussi les almanachs
illustrés qui furent tirés par milliers au cours des XVIIe et XVIII siècles, répondaient très
clairement à une véritable « stratégie de communication ». Grâce à une diffusion d’ampleur à
travers tout le royaume, ils avaient pour effet de pallier l’absence du corps historique pour
mieux faire jaillir son double politique : c’est à dire le pouvoir en réserve, le pouvoir
institutionnalisé. En d’autres termes, il s’agissait d’instituer une forme d’ubiquité potentielle.
Ce qui était en quelque sorte la version moderne de la Vie de Périclès de Plutarque qui y
décrit, nous dit Patrick Boucheron « les apparitions calculées du chef athénien comme une
subtile économie de la présence. Celle-ci est tout entière tournée vers un but : éviter l’envie
que suscitent à la fois le roi caché et le chef omniprésent.

C’est en ce sens que doivent être analysées la très grande majorité des commandes royales.
D’une manière ou d’une autre, elles avaient pour fonction de magnifier, de sacraliser la
personne du souverain. Les œuvres produites devaient y parvenir par des figurations, postures,
paroles, mises en scènes ou allégories célébrant la grandeur historique et les vertus du Prince.
Mais il s’agissait sans doute aussi, en rendant le pouvoir agréable à l’œil, de faire oublier la
violence dont il est ontologiquement porteur.

§ 2 : L’approche critique

L’approche critique revient à s’intéresser à la théorie de l’État développée par Karl Marx et
ceux qui ont par la suite adopté la grille de lecture marxiste (A). Il faut toutefois préciser que
cette théorie n’est pas totalement convaincante, ce qui oblige à opérer une critique de la
critique (B)

A) La théorie marxiste

Selon la théorie marxiste, les relations fondamentales dans les sociétés humaines
correspondent en réalité à des rapports de production. Ils sont noués avec la nature ou entre
eux lors du processus de production matérielle. Ces rapports constituent la structure de la
société, c’est-à-dire le socle à partir duquel se construit l’édifice social (autrement dit les
institutions juridico-politiques et les représentations idéologiques que les marxistes appellent
superstructure).

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Dans cette théorie, l’État a alors un rôle bien spécifique à remplir. L’administration est en
réalité un appareil de « classe ». Son but est de sauvegarder et de renforcer les rapports de
production capitalistes qui permettent d’assurer la domination d’une classe sur l’autre.

Cependant, afin de contenir la pression exercée par la classe dominée, l’État a aussi pour
fonction d’établir un certain nombre de concessions. Les services publics devraient ainsi être
interprétées comme autant de sacrifices nécessaires au maintien du statut des dominants.

Enfin, les marxistes font observer que l’État se doit de s’adapter aux évolutions du
capitalisme. Celui-ci a pu donner lieu à des rapports sociaux qui ont varié au cours du temps.
Les modes de production que l’on appelle l’esclavage, le servage et le salariat ont été
respectivement garantis par l’État antique, l’État féodal et l’État capitaliste.

B) Critique de la critique

La théorie marxiste réfute toute idée d’autonomie de l’État. Celui-ci ne serait que la simple
projection des rapports sociaux capitalistes. Or, Paul Ricœur a très bien montré que cette
autonomie existe bel et bien (Histoire et vérité, 1990).

La meilleure preuve est que pour Marx, la révolution du prolétariat suppose que l’État
disparaisse. Il est censé disparaître dès lors que s’efface toute forme d’exploitation
économique. C’est la thèse du dépérissement de l’État. Étant l’instrument des dominants, si
les rapports sociaux ne sont plus fondés sur l’exploitation économique des dominés, l’État n’a
plus de raison d’être. Dans une société sans classe comme la souhaitent les marxistes, il n’y a
plus d’État.

La thèse du dépérissement de l’État ne tient pas cependant. L’Histoire montre que la dictature
du prolétariat s’éternise et que donc l’État socialiste ne disparaît jamais. Il vire même au
totalitarisme car il n’a pas d’autre choix que d’exercer un haut niveau de contrôle sur les
individus afin de contrer le retour du capitalisme. Le but de l’État est alors d’assurer sa propre
conservation.

Par ailleurs, les marxistes ne tiennent pas compte du facteur psychologique et de l’existence
d’individus poussés par leurs pulsions. Dans les régimes communistes, les cadres supérieurs
que sont les apparatchiks, constitutifs de la nomenklatura le montrent bien. Elle les amène à
se mettre en quête de pouvoir et à chercher à le conserver (ce que montre l’exemple de Kim
Jong-un dont les projets atomiques n’ont d’autre raison que de lui permettre de légitimer son
statut de protecteur du peuple coréen). En ce sens, la fin de l’État correspondrait très
probablement au retour à d’autres formes de domination.

Au final, on pourrait peut être emprunter une voie plus modérée et considérer comme Georges
Burdeau (L’État, 1970) que certes l’État apparaît « comme un succédané des pratiques
magiques qui, chez les peuples primitifs, servent d’explication à l’autorité d’un roitelet
emplumé » mais c’est aussi un moyen pour « des hommes en quête de plus de dignité ». Car
selon lui, « le Pouvoir est une malédiction ; or il n’est pas sans intérêt de voir comment, dans
la situation même où il les place, ils ont trouvé des ressources suffisantes pour s’affranchir de
l’humiliation du subordonné, comment ils sont parvenus à domestiquer le mystère de
l’autorité pour, finalement, faire d’une force destinée à les courber l’instrument d’un destin
dont ils entendent assumer eux-mêmes la charge. Tout est croyance, sans doute, mais il en est

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qui avilissent, d’autres qui ennoblissent : la théorie de l’État que je propose est de celles-ci.
Elle est un essai d’explication d’une croyance dont il n’est pas excessif de dire qu’elle a
rehaussé la stature humain ». En ce sens, l’État est certes fondé sur une illusion, un mythe : il
permet de cautionner des rapports de domination en ce qu’existent d’un côté les gouvernants
et de l’autre les gouvernés. Mais de tous les mécanismes de domination, c’est sans doute le
moins injuste. Il donne aux hommes les moyens de se construire un destin collectif. Même si
ce destin ne pourra jamais donner lieu à une égalité parfaite entre les individus.

§ 3 : L’approche scientifique

L’approche scientifique est basée sur des faits, sur l’exploitation d’archives historiques et
l’application de grilles de lecture scientifiques. Deux champs disciplinaires retiendront plus
spécifiquement notre attention : la sociologie historique (A) et la psychanalyse (B).

A) L’apport de la sociologie historique

Pour Max Weber, l’État est « le groupe politique qui revendique avec succès le monopole de
la contrainte physique légitime ». Tentons de décortiquer cette proposition.

Weber part du constat qu’il y a à la base un jeu de domination entre les différents groupes
sociaux. Il en est alors un qui parvient à imposer son obéissance à tous. Une étape
indispensable s’opère alors que l’on nomme la dissolution des « puissances privées
indépendantes » (Eglises, villes, seigneurs féodaux). La théorie se vérifie assez bien au cours
de l’histoire des peuples. On peut citer par exemple les actions de Louis XI pour réaffirmer
l’autorité royale capétienne : écrasement des grands feudataires, jugulation de la hiérarchie
ecclésiastique, contrôle de la société française par la dissémination d’espions de toute couche
sociale etc. (méthodes parfois brutales, avec des prisonniers politiques pris pour l’exemple,
comme l’illustre le cas du cardinal Balue qui a eu à supporter la torture des « fillettes » :
chaînes fixées à des anneaux autour des chevilles au bout desquelles pendait une lourde masse
de fer).

Un très bon exemple nous est donné avec le règne de Philippe le Bel : pour restaurer la
maîtrise des finances royales, il fit arrêter l’ordre du Temple devenu extrêmement riche le
vendredi 13 octobre 1307. Les templiers ont été forcés par la torture à avouer plusieurs faits
relevant de l’hérésie, de la simonie, de l’idolâtrie et de la sodomie. A commencer par le grand
maître des templiers Jacques de Molay qui fut brûlé sur le bûcher. On les accusait notamment
lors des rituels d’intronisation d’exiger de l’impétrant qu’il cracha sur la croix. En arrière
plan, on trouve en réalité une rivalité profonde entre Philippe le Bel et le pape Innocent VIII
(il avait en particulier dans une bulle pontificale de 1302 affirmé la supériorité du pouvoir
pontifical sur le pouvoir temporel des rois). Après que le pape eut menacé le roi
d’excommunication, son Chancelier Guillaume de Nogaret investit avec plus de 2000
hommes la résidence d’été du pape située à Anagni afin de lui notifier une citation à
comparaître devant un concile censé prononcer sa destitution. On raconte que face aux
hommes du roi, il se couvrit de sa tiare, pris en main sa crosse et les clefs et déclaré : « Je suis
pape, je mourrai pape ». Il mourra un mois plus tard, de chagrin dit-on.

Ce groupe parvient à se faire obéir parce qu’il est considéré comme légitime. Cette légitimité
peut être obtenue par :

12
- la personnalité du chef (légitimité charismatique, quel que soit le régime : François Ier,
Napoléon, Clémenceau, Pétain, Hitler ; ce charisme n’est évidemment pas seulement le
résultat des attributs naturels, il est aussi et le plus souvent construit. Le pouvoir politique se
joue dans le paraître. Hannah Arendt résume bien la situation : « En politique, nous devons
apparaître, voir et être vu, entendre et être entendu, ce que nous montrons est ce que nous
sommes et non l’inverse. Ce que nous sommes n’est pas important, c’est privé »).

- l’héritage de l’histoire (légitimité de tradition, comme l’illustre la légitimité monarchique de


droit divin ; mais il peut s’agir aussi d’inscrire la lignée dans le sillon des héros antiques
comme le montrent les salons du château de Versailles ainsi que les différentes statues du
jardin).

- la rationalisation du pouvoir (légitimité légal-rationnelle, qui suppose que le pouvoir soit en


réalité exercé par un système de règles derrière lequel les personnes des gouvernants
s’effacent).

En réalité, les trois formes de légitimité se conjuguent généralement entre elles. Par exemple,
De Gaulle est élu en 1958, mais s’inscrit directement dans la tradition monarchique de la
France et bénéficie d’une aura particulière grâce à son statut de libérateur et à un physique
hors norme. Autre exemple, le jeune Charles IX est considéré comme l’héritier du trône
suivant les règles de succession contenues dans la loi salique (et on a vu avec la théorie des
deux corps que la personne physique du monarque était secondaire). Mais ce n’était pas
suffisant car le roi était encore jeune et avait été placé sous la régence de Catherine de
Médicis. Celle-ci organisa donc à ses 13 ans un « grand voyage » à travers le royaume de
France afin de régénérer l’enfant roi, de le consacrer en tant que titulaire d’un pouvoir royal
fort (Représenter le pouvoir, p. 68, note 3).

L’émergence d’un pouvoir légitime permet à ses détenteurs de ne recourir à la violence que de
manière épisodique. L’obéissance s’installe de ce fait dans la durée. Le pouvoir est contenu,
on parle de puissance).

C'est parce que ce pouvoir légitime est monopolisé par un seul groupe qu'il y a unité de la
société. Libérée des conflits entre les anciennes puissances privées indépendantes, celle-ci
peut alors se perpétuer par la reproduction des équilibres existants. Le risque d’un usage de la
force par l’État empêche la réapparition de nouvelles puissances privées indépendantes.

Pour être efficace, le groupe dominant (l’État) a besoin d’un appareil. Un phénomène de
ramification peut alors être observé en ce que l’État puise dans les ressources de la société
(sur les plans financier par le prélèvement de l’impôt, humain par le recrutement d’agents
publics, matériel par la constitution d’un patrimoine qui lui est propre). Cette ramification
donne à voir l’existence d’une administration hiérarchisée.

Cette administration hiérarchisée dispose de prérogatives que n’ont pas les autres institutions :

- elle est détentrice d’un pouvoir de prescription juridique. Cela signifie qu’elle édicte des
actes qui s’imposent unilatéralement aux individus. L’accord des destinataires n’est pas
indispensable.

- elle dispose de l’exclusivité du recours à la force matérielle lorsqu’il s’avère nécessaire.

13
Le juriste Léon Duguit ne s’éloignera pas de la pensée de Max Weber en ce qu’il part lui aussi
du principe que l’État est un pur produit de la force.

B) L’apport de la psychanalyse

Selon Sigmund Freud, toute institution est marquée dès l’origine par un lien d’ordre libidinal.
Il y a en réalité un lien double : celui qui unit les membres au chef (rapport de soumission) ;
celui qui unit les membres entre eux (rapport d’identification). Ces deux liens sont
complémentaires : la fraternité au sein du groupe est envisageable parce qu’existe l’illusion de
la présence d’un chef portant pour tous les membres de la communauté un amour égal. Avant
toute organisation, se trouve donc une autorité dont on craint le refus d’amour et qui prend la
figure du « Père sévère ». L’autorité est alors perçue comme une instance de censure et de
répression dont le rôle est d’édicter de fixer les interdits et de punir les transgressions. S’il
parvient à maintenir l’ordre, à justifier ces prohibitions, c’est parce que les individus seraient
tous inconsciemment dans la crainte de perdre l’amour et la bienveillance du père.

Cependant, rapporté à l’État, on observe qu’historiquement, celui-ci s’est progressivement


investi aussi dans des activités de prestation (État providence). L’administration ne peut plus
alors être perçue seulement comme un instrument de contrainte. En ce sens, le rapport de
filiation paternelle est conjugué à un rapport de filiation maternelle. L’administration se
trouve à imposer une forme de domination maternalisée qui ne se résume plus seulement à
celle du père sévère. Elle incarne aussi la mère « clémente, généreuse et aimante » (J.
Chevallier, Science administrative).

Section 3 : Les figures de l’État

L’État est à la fois dynamique et dans la retenue. En même temps qu’il est un instrument
d’intervention, d’action, un État agissant (§ 1), cette action est dès son origine conditionnée,
limitée ce qui renvoie à la figure de l’État de droit (§ 2).

§ 1 : L’État agissant

Le degré d’intervention de l’administration est variable, suivant les tâches que la société et le
pouvoir politique veulent bien lui confier. Sous l’Ancien Régime et jusqu’à la fin du XIXe
siècle, l’État correspond davantage à un État minimaliste au service de la société. On parle
d’État libéral, d’État gendarme ou encore d’État paternaliste - on retrouve là la figure du
« père sévère » (A). Au début du XXe siècle, sont posées les bases d’un État omniprésent qui
poursuit un projet de société visant à répondre aux besoin de chacun que l’on nomme État
providence - on retrouve là la figure de la « mère clémente » (B).

14
A) L’État libéral

L’État libéral présente plusieurs caractéristiques.

Vis à vis de l’extérieur, il assure la paix et organise la guerre lorsque celle-ci est le seul moyen
pour lui de préserver les intérêts nationaux ou d’honorer ses alliances. A l’intérieur de ses
frontières, il se charge du maintien de l’ordre social, d’assurer la reproduction des équilibres
existants. Leroy-Beaulieu a cette formule : « L’État est un organe de conservation », il est
appelé à jouer un rôle de défense sociale, à constituer une digue contre « le frémissement des
appétits des diverses classes sociales ».

Cela se traduit sur le plan juridique par la multiplication des réglementations (que les juristes
du XXe siècle appelleront « Police administrative ») pour prévenir divers risques : incendies,
épidémies, rébellions armées.… Aux XIXe et début du XXe siècles et, les contrôles se
multiplient et des institutions de surveillance sont créées : en 1811, des commissaires
spéciaux sont institués pour surveiller l’esprit publics ; en 1846 d’autres commissaires sont
en charge de contrôler les chemins de fer (ce corps étant à l’origine des Renseignements
généraux) ; en 1907, une police mobile est créées par Clemenceau pour lutter contre la
montée du banditisme en province. Est également mise en œuvre une réglementation des
attroupements, un régime d’autorisation pour les manifestations et cortèges, une police
politique développée par Fouché sous l’Empire et la Restauration pour protéger le régime
contre ses opposants etc.

En ce qui concerne l’instruction publique, elle a vocation à faire accepter l’ordre social par
les consciences. Se développe une véritable structure inspirée par l’état ecclésiastique et l’état
militaire (Napoléon demande à ce qu’on « imite dans le corps enseignant la classification des
grades militaires » ; un décret de 1808 impose le célibat et la vie commune aux proviseurs,
censeurs, régents de collège). Le contenu des enseignements est un mélange de
démocratisation d’un savoir formaté et de propagande du régime en place : Sous la IIIe
République, l’école est conçue avant tout comme un instrument de prévention contre les
opposants au régime républicain par le développement du sentiment patriotique

Sur le plan social, la charité est institutionnalisée par des hôpitaux publics, asiles, dépôts de
mendicité etc. Il s’agit en réalité de mettre à part les exclus du partage des richesses (ou ceux
qui s’en excluent volontairement), les nuisibles potentiels qui risquent à tout moment de
causer des troubles.

Au niveau économique, l’État reste neutre : son rôle n’est autre que celui d’un arbitre.
L’économie s’appuie entièrement sur les structures capitalistes ; l’appropriation privée des
moyens de production est le principe. Il favorise tout au plus l’expansion du capitalisme en
luttant contre les monopoles privés (suppression des corporations par la loi Le Chapelier de
1791), en assurant la libre circulation des marchandises et de la monnaie, en soutenant les
banques et les systèmes de crédit (en 1852 les compagnies de chemins de fer sont autorisées à
émettre des obligations d’un intérêt de 4 % garanti par l’État) etc.

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B) L’État providence

Le modèle de l’État providence renvoie au modèle d’un État qui ne se limite plus à la
reproduction des équilibres existants mais se donne pour mission de créer du lien social. Il est
en charge de la réalisation d’une certaine idée de l’équilibre social par la redistribution des
ressources.

Il est important de souligner que les institutions de l’État libéral ne disparaissent pas. Elles
sont parfois renforcées, parfois atténuées, parfois transformées dans leur logique. Il s’opère
donc plutôt une forme de superposition.

De même, on ne peut pas parler chronologiquement d’une rupture franche et directe. L’État
providence est la suite logique de l’accroissement des prérogatives de l’État libéral. Mais il est
vrai qu’après la première guerre mondiale, l’État est appelé à jouer un rôle de relance, rôle
que la crise économique de 1929 confirme et perpétue.

Un saut qualitatif est donc effectué entre l’État libéral et l’État providence, ce qui invite à en
restituer les traits saillants :

L’État providence conduit d’abord à des politiques sociales instaurant l’égal traitement entre
les individus, quel que soit niveau de leurs ressources (exemple : la sécurité sociale). D’autres
politiques soutiennent les exclus pour les réinsérer dans le jeu des rapports sociaux (exemple :
l’assurance chômage). Tout le monde contribue à l’effort et les prélèvements se font à la
source, sans que l’État ne gère les cotisations (le système est rendu possible grâce à l’État,
mais la solidarité est directe et la gestion extérieure).

Dans le champ culturel, est mise en place une véritable politique de démocratisation de la
culture qui connaîtra une impulsion déterminante en France sous la direction d’André
Malraux en 1959 qui accède au première ministère de la Culture. Le but est de renforcer
l’accessibilité aux œuvres capitales de l’humanité et d’encourager à la création pour la
constitution d’un patrimoine culturel futur.

Dans le domaine économique, l’État prend en charge le pilotage de l’économie. Dans le


modèle de l’État libéral précédemment évoqué, l’administration n’intervient « directement »
dans l’économie que dans deux hypothèses : lorsque l’ordre social est menacé ; à partir du
moment où il y a défaillance ou carence de l’initiative privée en matière économique. Dans le
modèle de l’État providence, l’État n’est plus seulement arbitre. Il devient acteur de
l’économie. L’administration mène ainsi deux types de politiques.

- les politiques conjoncturelles qui corrigent les fluctuations du marché. En cas d’offres
excédentaires, l’État stimule la demande (par exemple en pratiquant la baisse des impôts, la
hausse des salaires, des prestations sociales, ou encore la relance de l’économie par
l’augmentation des dépenses publiques). En cas de demandes excédentaires, l’État augmente
la pression fiscale, encadre les revenus, diminue les dépenses publiques, accorde des aides
aux entreprises pour accroître leurs capacités de production.

- les politiques structurelles qui sont destinées à transformer les secteurs d’activité. Elles se
traduisent par le développement de l’économie mixte (mariage entre fonds publics et capitaux
privés : exemple de la SNCF créée en 1937), la nationalisation partielle ou totale des banques,
la mise en œuvre de grands projets (constitution d’un parc nucléaire dans les années 1970)...

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Sur le plan juridique, l’État n’est plus seulement à l’origine d’un droit contraignant fait de
réglementations comme c’est le cas dans l’État libéral. On assiste d’une part à la
multiplication des services publics qui sont des activités prises en charge par pouvoirs publics
pour répondre à des besoins. L’administration utilise d’autre part plus volontiers les procédés
contractuels afin d’étendre son action à de nouveaux secteurs de la société (ce qui donne lieu
à des contrats publics dont le régime est sensiblement différent de celui des contrats privés).
Ces secteurs se retrouvent par cet intermédiaire modulés dans le sens du projet de l’État
providence. En termes juridiques, on constate un fort développement des concessions de
service public, des marchés publics et des conventions d’incitations.

§ 2 : L’État de droit

Pour éviter que le pouvoir ne soit exercé à des fins autres que celles de la collectivité toute
entière, afin que les décisions prises par l’administration le soient sur la base de valeurs
fondamentales et non à partir du bon vouloir des gouvernants, cette dernière doit s’inscrire
dans le modèle de l’État de droit.

Il convient assez naturellement de cerner d’abord le concept (A) avant de comprendre les
mécanismes par lesquels il est mis en pratique (B).

A) Le concept d’État de droit

Par opposition à l’État de police (Polizeistaat) où règne l’arbitraire, on parle d’État de droit
(Rechtsstaat). C’est un système dans lequel l’État accepte d’agir uniquement dans le cadre
délimité par la règle de droit. L’administration est ainsi soumise à ce que l’on nomme le
principe de légalité.

En ce sens, si le droit est un instrument d’action de l’administration, il ne lui permet pas d’agir
à n’importe quelles conditions (par exemple : une commune peut mettre en place une activité
économique sur son territoire mais, pour ne pas porter atteinte au principe de la liberté du
commerce et de l’industrie, c’est à la condition d’avoir montré qu’un intérêt local le justifie
comme nous aurons l'occasion de le vérifier plus tard).

Le droit limite donc l’arbitraire de l’administration, encadre son action, en même temps qu’il
la permet.

Or, on l’a vu avec Jean Bodin, l’État a ceci de particulier qu’il est une entité souveraine. Au
nom de quoi peut-il donc se retrouver limité ? Le problème est résolu en ce que, puisque par
définition, aucune norme supérieure à celles qu’il produit ne saurait lui être opposée, il faut y
voir un processus d’autolimitation.

Cette autolimitation ne s’explique donc pas juridiquement. Son origine est difficile à retracer
mais plusieurs hypothèses peuvent être envisagées : la pression de la société civile qui a
manifesté son opposition à l’arbitraire ; le poids idéologique du siècle des Lumières ; la
nécessité pour l’État de montrer l’exemple dans le respect du droit ; ou tout simplement de
respecter le droit parce que celui-ci sert en retour de faire-valoir du pouvoir royal (Kanto, p.
118)

17
Cependant, si État de droit élimine l’arbitraire, il reste toujours une part plus ou moins
importante de pouvoir discrétionnaire : ce pouvoir là est nécessairement prévu et organisé par
les textes ; cela signifie que l’administration doit pouvoir justifier sa décision au regard d’un
texte qui l’habilite à agir ou à ne pas agir. Il en va ainsi dans deux cas : lorsque
l’administration n’est pas tenue d’agir, c’est-à-dire que les textes ne lui imposent pas
d’intervenir mais qu’ils lui en donnent malgré tout la possibilité ; lorsque l’administration a le
choix entre plusieurs décisions parce que le droit en vigueur ne lui en suggère aucune en
particulier.

A l’inverse du pouvoir discrétionnaire, il est des situations où l’administration est en situation


de compétence liée : face à un cas de figure bien précis, les règles applicables lui imposent de
prendre une décision et pas une autre.

B) L’État de droit au concret

Le concept d’État de droit se traduit, comme nous allons le voir, par l’existence d’un contrôle
juridictionnel, chargé de vérifier le respect du principe de légalité.

Au cours des siècles, on assiste à la soumission croissante de l’administration au droit. Mais


cette soumission ne va pas sans la reconnaissance des spécificités de la fonction
d’administrer. On a vu en effet que l’État n’était pas une personne juridique ordinaire : il
poursuit intérêt général.

Cette reconnaissance se traduit par l’émergence d’un juge spécial en charge du contentieux
administratif que l’on appelle aujourd’hui le juge administratif. Reprenons les différentes
étapes de son histoire.

- sous la Révolution d’abord, est posé le principe de la séparation des autorités administratives
et judiciaires en France. La loi des 16-24 août 1790 et celle du 16 fructidor an III interdisent
aux tribunaux judiciaires de juger l’action de la puissance publique.

- s’en suit sous le Consulat la Constitution du 22 frimaire par laquelle est créé le Conseil
d’État et la loi du 28 pluviôse an VIII qui procède à l’institution des conseils de préfecture. Le
Conseil d’État n’a alors qu’un rôle consultatif : c’est le chef de l’État qui tranche (mais il faut
reconnaître que la solution proposée par le Conseil d’État est généralement suivie).

- plusieurs décennies plus tard, la loi du 24 mai 1872 confère au Conseil d’État le pouvoir de
juger lui-même, sans approbation du chef de l’État. Cependant, les ministres restent juges de
premier ressort pour les litiges concernant leurs services (l’appel se fait alors devant le
Conseil d’État). La logique est celle de la hiérarchie administrative ; on parle du système du
ministre-juge.

- dans l’arrêt Cadot du 13 décembre 1889 rendu par le Conseil d’État lui-même, celui opère
un véritable tour de force. Il se déclare en effet compétent pour connaître les litiges sans qu’ils
n’aient été au préalable appréciés par un ministre. Se dessine alors un mouvement
d’autonomisation des juridictions administratives qui va permettre au Conseil d’Etat

18
d’entreprendre la soumission progressive de l’administration à la loi. Mais une décision
juridictionnelle intervenue quelques années plus tôt va lui permettre d’aller beaucoup plus
loin encore.

- dans l’arrêt Blanco du 8 février 1873, en effet, le Tribunal des conflits créé par la loi du 24
mai 1872 et en charge de la répartition du contentieux entre le juge judiciaire et le juge
administratif y a affirmé l’existence d’un droit propre à l’administration (que l’on appellera
droit administratif). Il charge dans cette décision le Conseil d’Etat de dégager les principes
généraux applicables à l’administration.

En somme, le juge administratif (incarné principalement par le Conseil d’État à l’époque) se


retrouve doté de l’autonomie organique et d’un pouvoir de création. L’addition de ces deux
qualités a fait de la jurisprudence du Conseil d’État l’une des sources majeures du droit
administratif.

Section 4 : Les droits de l’État

L’État - et l’administration plus généralement - agit principalement par l’intermédiaire du


droit administratif qui est, comme on l’a vu à l’instant, son droit spécifique (Sous-section 1).
Mais outre le fait que l’administration n’a jamais vraiment cessé d’avoir recours au droit
privé, force est de constater qu’il a de plus en plus recours à d’autres droits (Sous-section 2).

Sous-section 1 : Le droit administratif

Il n’est pas utile ici de décrire, même dans les grandes lignes, les différentes règles du droit
administratif. Elles sont nombreuses et sont étudiées dans le cadre de divers cours que
l’étudiant en droit sera invité à suivre (Droit administratif 2, Droit administratif des biens,
Droit public des affaires, Droit de la fonction publique etc.).

Nous nous concentrerons ici sur le problème qui se pose souvent en pratique : celui de savoir
quand le droit administratif s’applique-t-il (au détriment du droit privé) ?

La doctrine (composée principalement de professeurs de droit) a d’abord tenté de dégager des


critères nets (§ 1) avant que ceux-ci n’aient été progressivement fixés par la jurisprudence
(c’est à dire par le Tribunal des conflits et le Conseil d’État essentiellement) (§ 2).

§ 1 : La doctrine

Pour répondre à la question de la compétence du juge administratif, deux écoles majeures se


sont affrontées au début du XXe siècle (A) avant que la doctrine contemporaine ait fini par
trancher le débat (B).

19
A) Les deux écoles majeures

- la première école est celle de la « puissance publique » portée par Maurice Hauriou. Il part
du principe que les moyens mis en œuvre par l’administration sont différents de ceux des
personnes privées.

Dès lors, pour cet auteur, lorsque ces moyens sont l’expression de la puissance publique, alors
le recours au droit administratif est justifié (en ce sens, le contenu de l’activité en cause ne
rentre pas en ligne de compte).

Le droit administratif est donc pour Hauriou l’ensemble des règles par lesquelles
l’administration exerce des prérogatives de puissance publique, c’est à dire des prérogatives
que ne peuvent normalement pas exercer les personnes ordinaires. Son approche est formelle :
dès l’instant où il y a prérogatives de puissance publique, le droit administratif doit
s’appliquer.

- la seconde école est celle du « service public » portée par Léon Duguit. Nous avons vu que
Duguit pensait tout comme Weber que l’État était dans les faits un instrument de pouvoir au
service d’une classe dominante (les gouvernants). Pour contrebalancer cette tendance
naturelle, il estime donc que le droit administratif doit avoir pour fonction de contraindre les
gouvernants à ne pas agir dans le sens de leurs propres intérêts.

Il pose ainsi que le droit administratif (droit protecteur de l’administration) ne doit pouvoir
s’appliquer aux activités mises en œuvre par l’administration qu’à partir du moment où elles
sont d’une nature différente de celles du secteur privé, c’est à dire pour Duguit lorsqu’elles
visent à satisfaire des besoins sociaux. Il qualifie ces activités de services publics.

En ce sens, le droit administratif (même lorsqu’il est l’expression d’une prérogative de


puissance publique) ne trouve matière à s’appliquer que dans les hypothèses où un service
public est observable.

On le voit, pour Duguit, le droit administratif est celui visant à permettre l’organisation et le
fonctionnement d’un service public. Son approche est matérielle : dès l’instant où il y a
service public, le droit administratif doit s’appliquer

B) La doctrine contemporaine

La conception de Duguit a été considérée comme trop radicale. Elle conduit à ériger du droit
administratif un peu partout et étend par la même occasion la compétence des juridictions
administratives à de nombreux domaines. Elle donne en plus aux citoyens la possibilité de
pouvoir juger de la pertinence des actes de l’État en ce que toute activité mise en place par
l’administration qui ne satisferait pas a priori des besoins sociaux pourrait être considérée
comme illégitime. Il y a donc dans cette conception quelque chose de potentiellement
subversif ; elle fait craindre le développement d’un sentiment de révolte. On a d’ailleurs pu
qualifier Duguit d’ « anarchiste de la chaire ».

Dans la doctrine majoritaire (pour rappel, nous ne parlons pas encore des critères appliqués
par le juge), c’est donc le critère de la puissance publique qui tend à l’avoir emporté.

20
Cela veut dire que le constat selon lequel une activité répond à des besoins sociaux n’est pas
suffisant pour que lui soit appliquée le droit administratif : encore faut-il, en principe, que
l’activité en cause appelle à la mise en œuvre de prérogatives de puissances publiques.

Le critère formel sera d’ailleurs repris par Georges Vedel dans sa doctrine des bases
constitutionnelles du droit administratif, et complété par un second critère : le critère
organique de l’administration. Chez Vedel, pour que l’application du droit administratif soit
justifiée, il faut qu’il y ait usage d’une prérogative de puissance publique par le gouvernement
ou une autorité décentralisée (sous réserve que l’activité en cause soit sans rapport avec la
conduite des relations internationales et les rapports entre les pouvoirs publics). Son approche
est à la fois formelle et organique.

Par la suite, René Chapus a repris l’équation de Vedel en tentant d’y ajouter le critère
matérielle. Pour lui, le droit administratif est « le régime juridique qui s’appliquant aux
activités du gouvernement (hors ses rapports avec les autres pouvoirs publics et les États
étrangers et organisations internationales) et des autorités décentralisées, tend, par la mise
en œuvre de la puissance publique, à des buts de service public ». Son approche est donc tout
à la fois formelle, organique et matérielle. Mais l’on voit bien que, même dans la définition
conciliante de Chapus, le critère matériel apparaît moins déterminant que les deux autres (du
fait de l’expression « tend.. à des buts de service public »).

Cette prédominance des critères formel et organique se retrouve dans les raisonnements
conduits par le juge pour faire application du droit administratif dans le cadre des litiges qui
lui sont soumis (même si, comme vous aurez l’occasion de le constater dans le cours de Droit
administratif 2 - et au-delà -, le critère du service public est loin d’être absent).

§ 2 : La jurisprudence

À partir du XIXe siècle, s’est progressivement construite en France une double séparation :
entre les juridictions judiciaires et les juridictions administratives d'une part (dualisme
juridictionnel) ; entre le droit privé et le droit administratif (dualisme matériel) d'autre part.
Ces deux évolutions croisées ont conduit le juge judiciaire et le juge administratif à appliquer
des droits différents. C’est ce que l'on appelle le principe de liaison de la compétence et du
fond.

Les règles applicables étant différentes, la question cruciale est l'identification des litiges
relevant du juge administratif par rapport à ceux relevant du juge judiciaire (il faut mettre à
part certains cas assez rares dans lesquels la compétence est reconnue aux deux ordres ; tel est
le cas de l'appréciation de la légalité des conventions d'assurance chômage : CE, 8 nov. 2019,
n° 424424). On a vu que la doctrine avait proposé des solutions. Il convient maintenant
d'évoquer celles retenues par le législateur et le juge lui-même. Existent ainsi des modalités de
détermination de la compétence des juridictions administratives (A). Le Tribunal des conflits
joue dans ce système de répartition un rôle d’aiguilleur (B).

21
A) Les modalités de détermination de la compétence juridictionnelle

Après avoir précisé les critères attribuant compétence au juge administratif (1), il faudra dire
un mot des litiges confiés au juge judiciaire (2).

1- Les critères de la compétence du juge administratif

Dans sa décision de 1987 dite Conseil de la concurrence, le Conseil constitutionnel déclare


que relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative « l’annulation
ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance
publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités
territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur
contrôle ».

Cette définition repose sur la conjugaison d'un critère organique (les personnes publiques) et
d'un critère formel (l'exercice de prérogatives de puissance publique). Pareille délimitation ne
saurait toutefois suffire dans la mesure où elle exclut de la compétence du juge administratif
bon nombre de litiges impliquant l'administration dans ses missions essentielles, en particulier
les litiges mettant en cause les contrats administratifs et ceux intéressant les personnes privées
missionnées par des personnes publiques. C'est pourquoi le noyau constitutionnel ainsi dégagé
par le Conseil constitutionnel a été complété par des principes ou blocs de compétence. Ils
sont autant de critères matériels complétant les domaines de compétence du juge
administratif.

Une partie d'entre eux ont été énoncés par le législateur. En ce sens, le code général de la
propriété des personnes publiques (CG3P) pose la compétence du juge administratif en
matière de « litiges relatifs aux autorisations ou aux contrats comportant occupation du
domaine public » (par exemple le cafetier autorisé à installer des tables et chaises sur le
trottoir). Reste que la très grande majorité des blocs de compétence ont été dégagés dans la
pratique par le juge. Pour ne donner que ce seul exemple, relève ainsi des juridictions
administratives le contentieux des contrats dont l’objet est de faire participer le cocontractant
de l’administration à l’exécution même d’un service public (CE Sect., 1956, Époux Bertin).

2- Les litiges confiés au juge judiciaire

Les textes et la jurisprudence peuvent à l’inverse déclarer le juge judiciaire compétent. De


telles dispositions peuvent être guidées par une exigence d'équité : la loi du 31 décembre 1957
indiquant que le juge judiciaire statue sur les dommages causés par les véhicules protège ainsi
les victimes contre le risque que les préjudices soient appréciés différemment suivant que le
véhicule est privé ou administratif.

Il peut aussi s'agir de tirer les conséquences d'un comportement de l'administration


comparable à celui des entreprises privées. Rien ne justifie alors que lui soit appliqué un droit
protecteur. En ce sens, les litiges en rapport avec le fonctionnement des services publics
industriels et commerciaux (TC, 1921, Société commerciale de l’Ouest africain ou Bac
d’Eloka) sont pris en charge par les juridictions judiciaires.

22
Tel est le cas également lorsque sont en cause d'importantes atteintes à la propriété privée et
aux libertés publiques. L'article 66 de la Constitution confère en effet au juge judiciaire le rôle
de gardien des libertés individuelles, ce qui a pu justifier l’extension de sa compétence en
matière d’expropriation ou encore de voie de fait. Cette dernière est constituée notamment
lorsque l’administration a procédé à l’exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d’une
décision portant atteinte à la liberté individuelle ou aboutissant à l’extinction d’un droit de
propriété (TC, 2013, Bergoend). Le juge judiciaire est alors compétent pour ordonner la
cessation ou la réparation des atteintes subies.

B) Le Tribunal des conflits

En principe, la compétence des deux ordres juridictionnels est d’ordre public. Cela signifie
que le juge soulève d’office son incompétence s’il considère que le litige relève de l’autre
ordre de juridiction. Il n'en demeure pas moins que dans certaines affaires, la détermination de
la juridiction compétente n'est pas toujours évidente. Le Tribunal des conflits a été créé par la
loi du 24 mai 1872 pour résoudre de telles situations.

Il est composé paritairement de quatre conseillers d’État et de quatre conseillers à la Cour de


cassation. Ils sont élus pour trois ans par leurs pairs, rééligibles deux fois. Depuis la réforme
du 1er avril 2015, le garde des sceaux n’est plus le président de l’organe. Celui-ci est
désormais choisi alternativement parmi les membres de la Cour de cassation et les membres
du Conseil d’État dans le cadre d'un scrutin secret à la majorité des voix.

Son rôle est donc de répartir le contentieux entre les juges judiciaire d'un côté et administratif
de l'autre. En cas de partage des voix sur une décision donnée, le Tribunal des conflits
accueille ponctuellement en son sein quatre membres supplémentaires (deux du Conseil
d’État et deux de la Cour de cassation) qui participeront à la délibération.

En principe, le Tribunal des conflits se réunit en formation plénière. Mais depuis la réforme
de 2015, le président du Tribunal peut, conjointement avec le membre le plus ancien
appartenant à l’autre ordre, statuer par ordonnance lorsque la question posée emporte une
solution évidente.

Enfin, en ce qui concerne les règles de saisine du tribunal, deux hypothèses doivent être
distinguées :

- dans le cadre d’un conflit positif, c’est à dire un conflit où le juge judiciaire est déjà saisi
d’une affaire mais où le préfet de département considère qu’elle relève du juge administratif,
alors le préfet adresse un déclinatoire de compétence au juge judiciaire ; s’il refuse de se
dessaisir, le préfet peut « élever le conflit » en saisissant le Tribunal des conflits.

- dans le cadre d’un conflit négatif, c’est à dire un conflit où les deux ordres de juridiction se
déclarent incompétents, alors le justiciable peut directement saisir le Tribunal des conflits.
Il est à noter que pour simplifier les démarches, le décret du 25 juillet 1960 a mis en place des
procédures de prévention des conflits négatifs : le second tribunal saisi qui se déclare à son
tour incompétent doit, par un jugement motivé, renvoyer au Tribunal des conflits le soin de
déterminer la juridiction compétente.

23
Sous-section 2 : Les autres droits
Certes, le droit administratif est le droit propre de l’administration comme nous venons de le
voir. Il a été créé spécifiquement pour lui permettre d’échapper à l’application du droit privé
qui, s’appliquant aux litiges entre personnes privées, ne prend pas naturellement en compte la
spécificités des missions poursuivies par l’administration (maintenir l’ordre social, répondre
aux besoins sociaux...). En cela, le droit administratif est, du moins à l’origine, un droit
protecteur de l’administration car il est adapté aux particularismes de ces missions.

Il n’empêche que dès l’instant où les critères d’application du droit administratif sont
inopérants (par exemple lorsque l’administration agit exactement dans les mêmes conditions
que ne le ferait une personne ordinaire), c’est bien par l’intermédiation du droit privé que
l’administration se doit d’agir. Or, étant donné que l’État tend de plus en plus à se banaliser, à
s’inspirer des méthodes et logiques de l’entreprise, la part du droit privé dans les rapports
entretenus par l’administration est devenue croissante. D’où la nécessité de dire un mot du
phénomène (A). Il faut par ailleurs observer que, sous l’impulsion de la Cour européenne des
droits de l’homme et de la construction communautaire, l’administration doit de plus en plus
tenir compte du droit européen (B).

A) Le droit privé

Depuis les années 1980, on assiste à un repli général de l’État à l’échelle occidentale
(Royaume-Uni, EU, Suède, Italie,...). La France n’a pas échappé à ce mouvement. Pierre
Rosanvallon a très bien expliqué les causes du phénomène de rétractation dans son ouvrage
sur « La crise de l’État providence » : les politiques économiques ne parviennent plus à
résorber le chômage, les politiques sociales conduisent à de l’assistanat, les politiques
culturelles favorisent avant tout ceux déjà habitués à fréquenter lieux culturels etc.

Les réformes successives visent donc à sacrifier une partie des spécificités du secteur public
au profit de la gestion privée considérée comme plus efficace.

En ce sens, il y a un recours croissant aux méthodes du privé pour l’exercice d’activités


collectives (Jacques Caillosse parle d’une « réorientation managériale de l’État »). Ainsi vont
se développer les marchés publics (au détriment de la régie), les contrats de concessions de
service public pour des activités autrefois gérées par des personnes publiques. Le recul des
méthodes classiques de gestion donne lieu également au développement de structures faisant
en partie appel au droit privé : les EPA se transforment en EPIC (ces notions seront abordées
dans le cours de Droit administratif 2), des formules hybrides sont créées comme les sociétés
d’économie mixte ou les sociétés publiques locales plus récemment. Dans la fonction
publique, on assiste à un recours croissant à la gestion des ressources humaines, au
recrutement de contractuels plutôt que de statutaires etc.

C’est ce qu’illustre la loi récemment adoptée du 23 juillet 2019 qui élargit les possibilités de
recours aux contractuels. Y compris pour des emplois de direction de l’État, ce qui à terme
peut conduire à rendre beaucoup moins attrayantes des écoles comme l’ENA (les contractuels
étant susceptibles d’occuper des postes qui leur sont normalement réservés). Le Conseil
constitutionnel a en ce sens précisé que le principe d'égalité d'accès aux emplois publics
« n'interdit pas au législateur de prévoir que des personnes n'ayant pas la qualité de

24
fonctionnaire puissent être nommées à des emplois qui sont en principe occupés par des
fonctionnaires » (déjà précisé : CC, 16 juill. 2009).

L'illustrent encore le programme « Entrepreneurs d'intérêt général » dont le but est d'intégrer
dans l'administrations des professionnels au curriculum vitae original issus du secteur privé,
en particulier dans le domaine du numérique (par exemple des designers ou programmeurs).
De micro-administrations ont alors institués pour une durée déterminée afin de délivrer des
services ou des produits donnés (réalisation d'un site internet). Elles prennent la forme de
cellules hybrides, entre droit public et droit privé : en émancipant par exemple leurs agents
des règles de rémunération de la fonction publique et en contournant le principe hiérarchique
en leur confiant des missions globale allant de la conception à la réalisation.

Se pose alors la question de savoir quels postes peuvent être pourvus par des contractuels et
quels postes doivent demeurer occupés par des titulaires. Quel(s) critères retenir ? On a pu un
temps invoquer la nature régalienne de l’activité. Mais le simple constat selon lequel la
majorité des militaires sont des contractuels suffit à montrer qu’il a été vidé de son sens. On
voit avec la récente réforme que le critère du rang hiérarchique ne peut plus, à son tour, être
considéré comme pertinent. En toute hypothèse, le Conseil constitutionnel a récemment
rappelé qu' « aucune exigence constitutionnelle n'impose que tous les emplois participant à
l'exercice de fonctions régaliennes soient occupés par des fonctionnaires » ( CC, 1 août 2019,
n° 2019-790 DC ; déjà précisé : CC, 30 août 1984, n° 84-178 DC).

Malgré tout, on ne peut pas dire qu’un mouvement de remise en cause du statut général de la
fonction publique se constate en France, du moins pour l’instant. Luc Rouban rappelait
d’ailleurs dans un entretien publié à l’AJDA que ce statut est un moyen d’assurer la neutralité
de l’action publique et de maintenir la cohésion sociale dans un pays où l’histoire a montré
que le clientélisme et la corruption étaient ancrés dans les mentalités.

La confusion entre secteur privé et administration est encore plus troublante lorsque celle-ci
demande à être rémunérée lorsqu'elle exerce une activité régalienne. Les organisateurs de
manifestations sportives, récréatives ou culturelles peuvent ainsi être amenés à verser une
indemnité aux services d'ordre de la police et de la gendarmerie intervenus à cette occasion
(CE, 31 déc. 2019, Union française des métiers de l'événement).

Il a par ailleurs résulté de cette désacralisation de la gestion publique des vagues de


privatisations totales ou partielles de certains pans d’activité tenus jusque dans les années
1980 par l’État : secteur des transports, bancaire, de l’énergie etc. (est d’ailleurs actuellement
en discussion la vente de parts détenus par l’État dans le capital d’Aéroport de Paris).

En un mot, l’État se banalise en se rapprochant de plus en plus des entreprises. Alain Supiot
s’exprime en ces termes à propos de l’intrusion du management dans l’État (L’esprit de
Philadelphie. La justice sociale face au marché total, 2010) : « Selon cette doctrine
managériale, les États doivent être soumis aux mêmes règles de fonctionnement que les
entreprises opérant sur des marchés concurrentiels. C’est à dire qu’ils doivent réagir à des
signaux chiffrés qui, à la manière des prix du marché, seraient une image vraie du monde où
ils opèrent. Cette doctrine a fortement influencé les réformes adoptées ces dix dernières
années dans la sphère publique au nom de la ’’gouvernance" »

25
B) Le droit européen général

L’administration est de plus en plus soumise aux règles du droit européen.

L’esprit libéral qui préside à la construction communautaire et les règles qui en découlent
(directives, règlements...) conduisent à la soumission de l’administration aux mêmes règles
que celles couramment en vigueur dans le secteur privé. On observe notamment une
application de plus en plus insistante du droit de la concurrence aux activités de
l’administration ainsi qu’à la neutralisation des situations monopolistiques sous son influence
(pertes de monopoles de certaines tâches exclusivement prises en charge par EDF, France
télécom, La Poste, la SCNF etc).

Quant à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales,


elle oblige l’administration à s’aligner sur les principes et valeurs défendus par ce texte tels
que déclinés par la Cour européenne des droits de l’homme : droit à la vie ; lutte contre les
discrimination ; droit à la vie privée ; liberté de pensée, de conscience et de religion etc.

26
Résumé de l’introduction

Si l’on met bout à bout les différents éléments de l’introduction que nous venons de voir, il est
possible de résumer les choses de la manière suivante :

L’État est l’instrument de perpétuation d’une communauté humaine circonscrite à un territoire


donné. Et tout se passe comme si cette fonction fondamentale ne pouvait être exercée sans le
recours possible à la violence par les gouvernants (Machiavel). L’État se distingue par ailleurs
des autres entités en ce qu’il est doté des attributs de la souveraineté (Bodin). En somme, et en
regroupant ces deux idées, cela signifie que l’État est l’entité qui dispose dans un espace
géographique donné du monopole de la violence physique légitime (Weber). C’est grâce à ce
monopole de la violence que la société reste unitaire, que ses différentes composantes –
communautés, églises, corporations etc. – ne se livrent pas à des luttes incessantes
susceptibles de conduire à la fissuration du Tout. Une telle puissance, entre les mains des
gouvernants (qu’ils se nomme Monarque, Empereur, Consulat, Gouvernement ou encore Parti
unique) est relayée par une administration structurée et hiérarchisée. Elle a, juridiquement, le
pouvoir d’édicter des actes administratifs unilatéraux (différents du contrat), ce qui n’est rien
d’autre que la traduction « formelle » de l’exercice du pouvoir.

Au fil du temps, les sources de légitimation du pouvoir ont évolué. Si pendant un temps les
récits construits par la doctrine contractualiste ont pu tantôt servir de justification au pouvoir
en place (Hobbes), tantôt justifier le renversement du souverain (Locke, Rousseau),
l’émergence de la pensée rationnelle et le besoin d’exemplarité ont appelé à de nouveaux
mécanismes de légitimation du pouvoir. Tel est l’objet du modèle de l’État de droit. Celui-ci
désigne une logique d’ensemble qui vise à adosser l’exercice du pouvoir administratif à tout
un ensemble de valeurs, de principes portés par la règle de droit. Pour le dire autrement,
l’administration est censée ne pouvoir agir que dans le cadre fixé par la norme juridique.

D’aucuns continuent de voir l’État comme un simple outil de reproduction des inégalités
sociales au service de la classe dominante (Marx). Peut-être y a-t-il eu ou y a-t-il encore du
vrai dans cette proposition. Toujours est-il que le modèle de l’État de droit a conduit à
l’élaboration de mécanismes de contrôle juridictionnel chargés de sanctionner l’administration
lorsqu’elle s’écarte de la règle juridique. Mais, dans la mesure où il a fallu tenir compte du
particularisme des fins poursuivies par l’État – la préservation ou la satisfaction de l’intérêt
général –, a été édifié en parallèle de ce contrôle un système de principes et de règles
dérogatoires au droit commun que l’on nomme le droit administratif. Parce qu’il est adapté
aux buts de l’administration, ce droit lui est protecteur. Il n’empêche que l’administration ne
peut pas, en principe, agir au-delà des limites qu’il prévoit. Par ailleurs, lorsque
l’administration se comporte comme le ferait un simple particulier ou selon les mêmes
méthodes qu’une entreprise privée, son action s’inscrit de nouveau dans le champ du droit
privé. Le législateur, le Tribunal des conflits et le Conseil d’État se sont attachés, de manière
complémentaire, à déterminer les cas dans lesquels le juge administratif (le juge en charge
d’appliquer le droit administratif) est compétent pour trancher un litige mettant en cause
l’administration. Ils ont, en d’autres termes, défini les modes de détermination de la
compétence du juge administratif en suivant de près les débats et controverses au sein de la
doctrine des publicistes (Hauriou, Duguit, Vedel, Chapus...)

27
Ce droit administratif a commencé à prendre racine sous la forme de réglementations
diverses, en particulier au cours du XIXe siècle puis a connu une extension considérable au
début du XXe siècle. Ce saut qualitatif est étroitement lié à l’évolution des besoins exprimés
par la société vis à vis de l’État (Freud) : si celui-ci a pu pendant longtemps incarner de
manière satisfaisante la figure d’un simple organe de conservation et de répression (État
libéral), les fractures de l’histoire intervenues au cours du XXe siècle ont justifié qu’il
s’investisse dans les diverses couches et dans les différents secteurs (économique, social,
culturel) de la société pour directement œuvrer au renforcement du lien social (État
providence). Telle est la raison principale de la richesse en France du droit administratif, de
ses nombreuses règles et de l’étendue de son champ d’application.

Et, bien que l’administration française n’ait pas plus qu’une autre été en mesure d’échapper à
la crise de l’État providence, bien que l’État tende à s’inspirer de plus en plus des modes de
fonctionnement de l’entreprise privée, le droit administratif reste le droit propre à
l’administration, le droit dont elle use encore quotidiennement chaque fois qu’elle entend
satisfaire l’intérêt général tel qu’on le conçoit aujourd’hui.

28
Justification du plan

Le droit administratif correspond au cadre normatif, aux régimes juridiques que


l’administration se doit de respecter lorsqu’elle agit dans le sens de l’intérêt général. Le
« droit administratif général »1 peut être ainsi appréhendé sous différents angles.

Il est d’abord possible de l’envisager à travers les deux finalités poursuivies par
l’administration : la préservation de l’ordre public ; l’organisation de prestations. Le premier
cas est encadré par le régime de la police administrative tandis que le second est couvert par
le régime du service public.

Mais l’on peut aussi cerner le droit administratif à travers les principes et règles devant être
observés par l’administration lorsqu’elle édicte les actes par lesquels elle entend agir. Ces
actes sont l’acte administratif unilatéral et le contrat public.

Il est encore possible d’aborder ce droit du point de vue des mécanismes par lesquels
l’administration est conduite à répondre de certains actes lorsque ceux-ci sont à l’origine d’un
préjudice. A en effet été consacrée un système d’engagement de la responsabilité
administrative distincte de la responsabilité civile telle qu’engagée devant le juge judiciaire.

Ces trois séries de régimes constituent l’objet du cours de Droit administratif 2. De notre
côté, nous nous concentrerons sur deux autres aspects du droit administratif général dont la
bonne compréhension est tout aussi indispensable à l’étudiant en droit :

- d’une part, il importe d’identifier les personnes morales et physiques qui, dans leurs
interactions avec les autres personnes, sont conduites à faire usage du droit administratif.
Pareille identification suppose de traiter concomitamment les prérogatives dont ces personnes
disposent ainsi que les règles qui les caractérisent et qu’elles se doivent de respecter. En
somme, il convient d’étudier dans un premier temps LES ACTEURS DU DROIT
ADMINISTRATIF (Partie 1).

- d’autre part, il y a lieu de s’intéresser à ce qui fonde la légalité des actes adoptés par
l’administration lorsque celle-ci entend se structurer elle-même, interagir en son sein ou
modifier la réalité sociale. L’administration se doit en effet de respecter tout en ensemble de
normes juridiques édictées aussi bien par des autorités qu’elle contient (Premier ministre,
ministre, préfet, assemblée délibérante d’une collectivité territoriale etc.) que par des autorités
qui lui sont extérieures (pouvoir constituant, législateur, juge, Union européenne, Conseil de
l’Europe etc.). Cette vaste question nous invite à examiner dans un second temps LES
SOURCES DU DROIT ADMINISTRATIF (Partie 2).

1 Les droits administratifs spéciaux (droit administratif des biens, droit de la fonction publique, droit des
collectivités territoriales, droit public des affaires etc.) sont étudiés en L3, M1 et M2 selon la spécialité
retenue par l’étudiant.

29
30
Partie 1

Les acteurs du droit administratif

Plusieurs types d’acteurs du droit administratif peuvent être identifiés :

- ceux qui sont les destinataires du droit administratif. Le droit administratif s’impose à eux,
ou leur bénéficie selon le cas (lorsque vous perdez 6 points parce que vous êtes pris au volant
en état d’ébriété, on ne vous demande pas votre avis, vous subissez une sanction par
l’intermédiaire d’un acte administratif ; lorsque le permis de conduire vous est délivré, vous
bénéficiez par l’intermédiaire d’un acte administratif d’un avantage que vous avez
recherché ). On parle d’administrés (Chapitre 1)

- ceux qui, de l’autre côté, mobilisent ce droit ou s'appuient dessus pour modifier la réalité du
tissu social. Cette catégorie d’acteurs constitue l’administration (Chapitre 2).

- ceux qui appliquent le droit administratif lors des litiges entre l’administration et les
administrés ou entre plusieurs administrations. Ils veillent au respect du droit administratif qui
est une condition d’effectivité de l’État de droit. Il s'agit du juge administratif (Chapitre 3).

31
Chapitre 1

L’administré

L’administré peut correspondre à l’individu dont la situation juridique est modifiée par une
décision prise par l’administration. Il peut être aussi un individu qui bénéfice d’une prestation
mise en oeuvre par l’administration (il prend alors la forme de l’usager).

Quelle que soit l’hypothèse, les relations entre l’administration et les administrés sont
marquées par des rapports inégalitaires plus ou moins prononcés. D’un côté, l’administration
peut édicter des actes administratifs unilatéraux (procédés juridiques qui ne requièrent pas le
consentement de leurs destinataires). De l’autre, l’usager ne peut bénéficier que des
prestations telles qu’elles ont été configurées par l’administration.

La justification à cette situation est que l’administration étant placée au service de l’appareil
d’État (État stricto sensu, autres personnes publiques etc.) qui est lui même placé au service
de l’intérêt général, il est logique qu’elle bénéficie de privilèges importants. En cela,
l’administration se retrouve placée au dessus de l’administré ; les intérêts de l’individu sont
considérés comme secondaires au regard de l'intérêt général.

C’est ce que montre d’une manière générale la position de l’administré face à


l’administration, même si celle-ci s’est « améliorée » comme nous le verrons (Section 1). Le
modèle de l’État de droit impose cependant que les administrés aient la possibilité de
contester les décisions prises par l’administration (Section 2). Il existe à cet égard plusieurs
voies de recours.

Section 1 : La position de l’administré face à l’administration

L’administré est initialement placé dans une position d’assujettissement face à


l’administration. On observe néanmoins depuis les années 1970 qu’un mouvement de réforme
vise à rééquilibrer les rapports entre l’administration et les administrés. Des corrections ont
été ainsi apportées dans les années 1970 (§ 2) à des rapports initialement inégalitaires (§ 1).

§ 1 : Des rapports inégalitaires

A) Les rapports du quotidien

L’administration a longtemps entretenu avec l’administré une certaine distance. Elle se


protège ainsi contre les pressions de l’extérieur et s’assure de pouvoir prendre ses décisions
sereinement. Alors, l’administré ne peut discuter avec l’administration que s’il respecte
certains modes spécifiques de communication.

32
La réception du public par le guichet administratif le montre bien. L’administré doit
quémander des solutions à un agent administratif séparé physiquement du public.
L’administré est soumis au bon vouloir du fonctionnaire sans qu’il lui soit possible de franchir
la frontière matérielle qui isole l’administration.

Un moyen de distanciation plus efficace encore réside dans la technique du formulaire. Il y a


alors dépersonnalisation de la relation avec les administrés. Les téléprocédures actuelles
nourrissent encore un peu plus le phénomène. L’administré doit non seulement remplir
scrupuleusement les différentes cases du formulaire, mais il lui faut surtout ne pas s’être
trompé entre les différents formulaires mis à sa disposition, sous peine de ne pas voir sa
demande traitée. La relation administrative est alors profondément déshumanisée et
l’administré se retrouve en situation totale de dépendance, presque infantilisé.

Enfin, les modes de décision sont également pensés pour mettre l’administré à distance. Les
agents en contact avec le public ne sont généralement pas ceux qui prennent les décisions.
L’administration a d’ailleurs longtemps maintenu l’anonymat des décideurs, technique qui
présente un double avantage : l’administré se retrouve dans l’incapacité d’influencer le
décideur ; l’agent administratif peut prendre de la hauteur par rapport aux affaires.

B) Les rapports en cas de conflit

Contrairement aux particuliers, l’administration bénéficie de privilèges dans les rapports


qu’elle entretient avec la justice.

Un particulier dont les droits seraient contestés par un adversaire ne peut les exercer qu’après
avoir fait constater l’existence de ces droits par un juge. Il apparaît dans le même temps que
c’est le titulaire des droits qui doit prendre l’initiative de l’action en justice. En tant que
demandeur, c’est sur lui que repose la charge de la preuve.

Or, le privilège du préalable et le privilège de l’exécution d’office dispensent l’administration


de ces principes. Ainsi, dans l’hypothèse où l’action de l’administration aurait pour effet de
modifier la situation juridique d’un administré, la résistance de celui-ci peut être surmontée
sans que le recours au juge s’impose. Il lui suffit de prendre une décision exécutoire. C’est le
privilège du préalable. L’administration peut ainsi se faire justice à elle-même.

Certes, l’administré peut continuer à s’opposer à l’administration. Mais il lui faut de son côté
saisir le juge et ainsi occuper la position défavorable de demandeur. En principe, les recours
ne sont pas suspensifs (art. 4 du Code de justice administrative). Le Conseil d’État a d'ailleurs
refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC selon laquelle le caractère non
suspensif porterait atteinte aux principes du droit àun recours juridictionnel effectif et des
droits de la défense garantis par l'article 16 de la DDHC de 1789 (CE, 3 avr. 2019, Société
hospitalière d'assurances mutuelles). Cela signifie que l’administration peut poursuivre
l’exécution de la décision contestée tant que le juge ne s’est pas prononcé sur la légalité de
l’acte.

Par ailleurs, un particulier peut être condamné par un juge à des obligations pécuniaires ou à
des obligations de faire ou de ne pas faire. Longtemps l’administration a bénéficié d’un
traitement de faveur. On considérait que le juge ne pouvait que : annuler les actes
administratifs illégaux ; condamner l’administration à des obligations pécuniaires.

33
§ 2 : Les corrections apportées

Un mouvement d’ensemble en provenance de la société civile - comme de l’État lui-même - a


critiqué et critique encore les dérives de la bureaucratie française. Alain Peyrefitte, dans Le
Mal français, dénonce en 1976 une « société administrative » en donnant de nombreux
exemples issus de son expérience personnelle de ministre. Michel Crozier, dans La Société
bloquée, insiste en 1970 sur les rigidités de l’administration française.

Concrètement, si l’on met à part le privilège du préalable qui est toujours un principe essentiel
dont bénéficie l’administration, les rapports entre celle-ci et les administrés se sont
globalement rééquilibrés. C’est ce que montrent le double mouvement de simplification (A) et
de transparence (B) administratives ainsi que l’évolution à la fois des pouvoirs du juge
administratif (C) et de l’interprétation donnée au silence gardé par l’administration (D).

A) La simplification administrative

Sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, la simplification administrative est mise en


chantier. Elle est censée bénéficier non seulement aux particuliers mais aussi aux entreprises
afin de ne pas entraver le développement économique.

Le guichet unique s’inscrit dans cette réflexion. Il consiste à rassembler les administrations
concernées par une même procédure ou qui interviennent dans un domaine en particulier, en
un même lieu, rendu accessible pour les usagers. On peut citer comme exemple les maisons
des services publics ou encore les maisons de la justice et du droit (permanence de
conciliateurs de justice + permanence du délégué du Médiateur de la République +
permanence du délégué du procureur + permanence du service d’aide aux victimes +
permanence du service pénitentiaire d’insertion et de probation, d’avocats, de notaires etc.)
La simplification administrative peut aussi se traduire par la volonté de lutter contre la
prolifération des textes législatifs et réglementaires. Alain Juppé avait pu produire une
circulaire en 1995 en ce sens qui s’adressait essentiellement à ses ministres.

Il faut par ailleurs évoquer les apports de l’administration électronique. Elle a conduit à la
dématérialisation des procédures administratives ; cela permet aux administrés de ne pas se
déplacer ou envoyer des courriers, ne pas être dépendants des horaires de bureau etc. Dans
cette optique, le décret du 20 octobre 2016 permet à tout usager d’adresser à l’autorité
administrative par voie électronique une demande, une déclaration, un document ou une
information ou bien de lui répondre par la même voie. Un accusé de réception électronique
doit être délivré en retour ou au plus tard dans un délai de dix jours ouvrés.

En matière contentieuse, le décret du 6 avril 2018 ouvre aux particuliers non représentés par
un avocat la possibilité de saisir une juridiction administrative par un téléservice. On parle de
Télérecours.

34
Reste que le développement de la dématérialisation des démarches administratives et des
recours n’est pas sans risques. On peut s’inquiéter que le traitement de l’affaire perde son côté
humain, soit dénué de toute approche sensible comme c’est le cas lorsqu’elle est confiée à un
agent ou à un juge. En cela, la perception des subtilités peut être occultée par un traitement
algorithmique sans nuances. Jean-Marc Sauvé (ancien Vice-président Conseil d’État)
préconisait que les parties doivent pouvoir connaître le contenu et les résultats des
algorithmes ; la non exclusivité des traitements algorithmiques ; le respect de la transparence
et de la contradiction sur ces traitements.

En ce sens, le tribunal administratif de la Guadeloupe a enjoint à l’université des Antilles de


communiquer les algorithmes utilisés pour sélectionner les candidatures soumises via la plate-
forme Parcoursup (TA de la Guadeloupe, 4 fév. 2019, UNEF, n° 1801094).

Dans une décision récente, le Conseil constitutionnel a indiqué que si l’administration pouvait
adopter des décisions individuelles ayant des effets juridiques sur le seul fondement d’un
algorithme, le responsable du traitement devait s’assurer de la maîtrise du traitement
algorithmique et de ses évolution. Il en ressort que « ne peuvent être utilisés, comme
fondement exclusif d’une décision administrative individuelle, des algorithmes susceptibles de
réviser eux-mêmes les règles qu’ils appliquent, sans le contrôle et la validation du
responsable du traitement » (CC, 2018, Loi sur la protection des données personnelles).

Par ailleurs, afin de contrebalancer la complexité croissante et la profusion des contraintes


administratives pesant sur individus, le législateur a souhaité introduire au sein de
l’administration une plus grande indulgence à l’égard de ses administrés. Telle est l’une des
mesures phares de la loi du 10 août 2018 « pour un État au service d’une société de
confiance » qui introduit dans le droit français un droit à l’erreur. C’est ainsi que l’article L.
123-1 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA) dispose qu’une
personne ayant méconnu pour la première fois une règle applicable à sa situation ou ayant
commis une erreur matérielle ne peut faire l’objet d’une sanction ; à condition qu’elle ait
régularisé sa situation de sa propre initiative ou après y avoir été invitée par l’administration.
Il s’agit donc plus d’un droit à la régularisation en cas d’erreur plutôt qu’un droit à l’erreur au
sens strict, rappelaient Alix Perrin et Ariane Vidal-Naquet dans un article. Cependant, cette
nouvelle disposition ne s’applique pas en cas de fraude (administré a délibérément méconnu
une règle applicable) ou de mauvaise foi. En outre, elle n’est pas davantage applicable aux
sanctions requises pour la mise en œuvre du droit de l’Union européenne, à celles prévues par
un contrat, à celles prononcées par les autorités de régulation à l’égard des professionnels, aux
sanctions prononcées en cas de méconnaissance des règles préservant directement la santé
publique, la sécurité des personnes et des biens ou l’environnement.

Suivant la même logique, afin de faire peser sur les acteurs économiques une pression moins
importante, la loi introduit dans art. L. 124-1 du CRPA un droit au contrôle : toute personne
peut demander à faire l’objet d’un contrôle prévu par les dispositions législatives et
réglementaires en vigueur. Cette mesure a pour effet d’atténuer le rapport de domination
entretenu par l’administration sur les administrés puisque ici le contrôle est requis par eux.
Elle ne s’applique toutefois pas aux dispositions législatives ou réglementaires préservant
directement la santé publique, la sécurité des personnes et des biens ou l’environnement. Son
champ est par conséquent très restreint.

35
B) La transparence administrative

Est également apparu le concept de transparence administrative (ou de la vie publique). Il a


récemment été érigé en principe constitutionnel (CC, 3 avr. 2020 – QPC, Union nationale des
étudiants de France). Il s’agit non seulement de fournir mieux et davantage d’informations
mais aussi de reconnaître aux administrés de véritables droits à l’information pour renforcer
leur protection. C’est ce qu’illustre la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes
administratifs. Cette loi prévoit que "les personnes physiques et morales ont le droit d’être
informées sans délai des motifs des décisions administratives individuelles défavorables qui
les concernent". Cette mesure ne s’étend donc pas aux décisions individuelles favorables et
aux actes réglementaires.

C’est aussi dans cet esprit de transparence que sont créés la CNIL et la CADA (Commission
d’accès aux documents administratifs) en 1978.

L’administration électronique a par ailleurs joué un rôle important en ce sens. Elle se


manifeste par la dématérialisation des informations administratives et juridiques. Il s’agit de
diffuser sur internet les règles de droit (legifrance.gouv.fr) et les informations relatives à
l’administration (service-public.fr).

L’amélioration de la situation des administrés prend encore la forme d’une plus grande
codification du droit administratif. Celui-ci est longtemps resté à dominante
jurisprudentielle. L’essentiel de ses principes ont été consacrés dans des codes (le CG3P le
montre parfaitement ; le code de la commande publique entré en vigueur le 1er avril 2019 le
montre plus récemment).

Récemment, le législateur a adopté un code des relations entre le public et l’administration


(CRPA). Il est entré en vigueur le 1er janvier 2016. On peut parler de codification à droit
constant dans la mesure où il ne contredit pas les règles de droit en vigueur jusque-là. Le code
apparaît toutefois lacunaire. Entre autres critiques, on peut regretter à la manière de Sébastien
Saunier l’absence de consécrations explicite de nombreux principes généraux du droit tels que
l’obligation de respecter les droits de la défense, le principe de non-rétroactivité des actes
administratifs, le principe de l’impartialité nécessaire à tout organisme administratif ou encore
le principe de la possibilité du recours hiérarchique sans texte (CE, Sect., 1950, Quéralt).

C) Les pouvoirs du juge administratif

Depuis la loi du 16 juillet 1980, le juge administratif a vu ajouté à ses pouvoirs celui de
prononcer une astreinte contre l’administration pour assurer l’exécution d’une décision
rendue par une juridiction. En cas d’inexécution totale ou partielle, il peut prononcer la
liquidation de l’astreinte.

Par ailleurs, la loi du 8 février 1995 confère au juge administratif le pouvoir de prononcer des
injonctions à l’égard de l’administration. Il peut ainsi obliger l’administration à prendre une
mesure d’exécution lorsqu’il annule un acte ou l’obliger à prendre une nouvelle décision.
Dans un le cadre d’un recours indemnitaire, le juge administratif peut enjoindre à la personne
publique de mettre fin au comportement fautif qui cause un préjudice ou d’en pallier les effets

36
D) L’interprétation du silence de l’administration

Lorsqu’un administré formule une demande (obtenir une réduction d’impôt, demander un
permis d’occuper le domaine public etc.), l’administration n’est pas tenue de répondre, sauf
exceptions.

Longtemps, le silence de l’administration valait en principe décision implicite de rejet (il


existait des exceptions). La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs
relations avec les administrations avait fait passer le délai des décisions implicites de rejet de
4 mois à 2 mois. Deux mois sans réponse de l’administration valaient rejet implicite. C’était
déjà améliorer la situation des administrés puisqu’ils avaient la possibilité d’exercer un
recours plus rapidement.

Avec la loi du 12 novembre 2013 habilitant le gouvernement à simplifier les relations entre
l’administration et les citoyens, le principe est désormais inverse. Le nouveau principe est que
pour toute demande adressée à l’administration, le silence gardé pendant deux mois vaut
décision d’acceptation. Ce principe s’applique aux actes de l’État depuis le 12 novembre
2014 et s’applique aux actes des collectivités territoriales depuis le 12 novembre 2015. Il a été
codifié à l’article L. 231-1 du CRPA.

La Commission des lois du Sénat chargée d’évaluer la loi de 2013 a toutefois souligné
qu’existe un grand nombre d’exceptions. S’il s’applique à 1 200 procédures administratives,
le silence vaut toujours rejet pour 2 400 procédures. Grosso modo (art. L. 231-4 du CRPA) :

- pour les demandes qui ne tendent pas à l’adoption d’une décision individuelle.

- pour celles qui ne s’inscrivent pas dans une procédure prévue par une loi ou un règlement ou
qui s’analysent comme une réclamation ou un recours administratif.

- pour celles à caractère financier.

- dans le cas où une acception implicite ne serait pas compatible avec un traité, la protection
de la sécurité nationale ou d’une liberté, ou la sauvegarde de l’ordre public.

- dans les relations entre des autorités administratives et leurs agents.

- dans les cas où l’Exécutif aurait instauré d’autres exceptions par décret en Conseil d’État.
Un décret du 19 mai 2016 a récemment ajouté un certain nombre d’exceptions relatives aux
actes des collectivités territoriales. Vaut par exemple refus le silence gardé :

- pour la réalisation de prestations de service ou de travaux et la délivrance de fournitures ou


matériels.

- sur une demande d’inscription à un service public dont l’accès est limité par la prise en
compte des capacités d’accueil.

Par ailleurs, le système est d’une grande complexité pour les citoyens. Il leur appartient en
effet de : déterminer l’autorité compétente pour traiter leur demande ; transmettre leur dossier
à l’administration concernée, de conserver l’accusé de réception et de le solliciter si
l’administration ne l’envoie pas d’elle même ; connaître le régime applicable à sa demande ;

37
solliciter l’administration pour la délivrance d’une attestation actant la décision implicite
d’acceptation.

Section 2 : Les recours de l’administré face à l’administration

Un administré lésé dans ses droits peut envisager deux types de recours.

- devant l’administration (autrement appelé recours non-juridictionnels ou recours non-


contentieux ou recours administratif).

- devant les tribunaux (recours contentieux ou recours juridictionnel).

§ 1 : Les recours non-juridictionnels

Deux recours non-juridictionnels peuvent être exercés devant l’administration active dans le
délai imparti pour l’introduction d’un recours contentieux, soit un délai de deux mois en
principe :

- le recours gracieux : l’administré demande à l’auteur de la décision de revenir dessus (de la


réviser).

- le recours hiérarchique : l’administré s’adresse au supérieur hiérarchique de l’auteur de la


décision (ministre, préfet) pour qu’il revienne sur la décision prise par son subordonné.

L’administration dispose d’un délai de deux mois pour répondre. La loi du 12 novembre
2013 ne change rien à l’économie du système. L’absence de réponse vaut toujours décision
implicite de rejet du recours administratif. Pour rappel, cette loi prévoit comme exception au
nouveau principe les demandes qui présentent le caractère d’une réclamation ou d’un recours
administratif.

Du côté de l'administré, a été institué un droit pour les usagers à saisir l'administration par
voie électronique (art. L. 112-8 à L. 112-10 du CRPA). Ce mode de saisine n'a toutefois pas
un caractère obligatoire (CE, 27 nov. 2019, La Cimade). Reste que si un administré opte pour
la saisine électronique et que l'administration a créé un téléservice, il convient d'utiliser ce
dernier.

À côté de ces deux recours non-juridictionnels devant l’administration active, des recours ont
été institués devant certaines autorités indépendantes. C’est ce qu’illustre le cas du Défenseur
des droits :

Depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, il remplace le médiateur de la


République (qui fut créé par la loi du 3 janvier 1973 sur le modèle de l’Ombudsman suédois).
Nommé par le Président de la République pour un mandat de 6 ans non renouvelable, il ne
peut être démis de ses fonctions avant le terme de son mandat (sauf si empêchement constaté
par un collège composé du vice-président du Conseil d’État, du premier président de la Cour
de cassation et du premier président de la Cour des comptes).

38
Ses pouvoirs sont les suivants :

- engager des poursuites disciplinaires contre un agent fautif.

- saisir la juridiction répressive d’une plainte contre l’agent.

- enjoindre une administration qui refuse d’exécuter un jugement définitif de s’y conformer
dans un délai qu’il fixe.

- se charger de résoudre à l’amiable les différends qui opposent l’administration, ou tout


organisme investi d’une mission de service public, aux administrés. Le Défenseur des droits
peut se saisir d’office ou être saisi par toute personne s’estimant lésée par le fonctionnement
d’un service public (médiateur ne pouvait être saisi que par l’intermédiaire d’un député ou
d’un sénateur). Il dispose de délégués départementaux. Il peut adresser des recommandations
à l’administration et proposer des transactions.

Ajoutons à cela qu’il adresse chaque année au président de la République et au Parlement un


rapport public d’activité. Il dénonce alors les cas de mauvaise administration rencontrés au
cours de l’année et peut proposer des réformes.

En revanche, il est important de souligner qu’il ne dispose d’aucun pouvoir décisionnel à


proprement parler.

§ 2 : Le recours juridictionnel

Le délai du recours contentieux est en principe de deux mois à partir de la notification ou de


la publication de l’acte attaqué (art. R. 421-1 du Code de justice administrative). Il existe des
exceptions, c’est-à-dire que dans certaines matières, des délais spéciaux (plus courts ou plus
longs) ont été institués par le législateur ou par le pouvoir réglementaire.

Le principe est que le tribunal administratif peut être saisi directement par l’administré. Cela
signifie qu’il n’a pas, en principe, l’obligation d’exercer d’abord un recours administratif. Par
exception, dans certaines matières, il est néanmoins prévu que le recours juridictionnel ne
puisse être recevable qu’à la condition d’avoir été précédé d’un recours administratif. On
parle de recours administratif préalable (RAP). Un RAP peut être découvert par le juge (pour
un exemple, voir CE, 11 déc. 2019, Fédération départementale des chasseurs du Var).

Quelle que soit la situation, lorsque le recours contentieux a été précédé d’un recours
administratif, il importe de souligner que l’exercice de ce recours ne préjudicie en rien
l’administré. En effet, si le recours administratif est exercé dans le délai du recours
contentieux, ce délai se retrouve prorogé. Alors, le délai du recours contentieux commence à
courir à partir de la notification de la décision explicite de rejet du recours administratif, ou au
bout des deux mois restés sans réponse (ce qui vaut rejet implicite) comme le précise l’article
R421-2 du Code de justice administrative. Cette solution est tout aussi valable lorsque le
recours administratif a été adressé par erreur à un service subordonné à l'autorité compétente
(par exemple le recteur à la place du ministre de l'éducation nationale : CAA Bordeaux, 5
mars 2019, n° 18BX03751). Il est d'ailleurs important de noter que c'est en raison de
l'augmentation du nombre de demandes restées sans réponses, qui a elle-même alimenté le

39
risque contentieux, que les administrations ont développé de plus en plus des services de
médiation en leur sein.

Enfin, les administrés ont la possibilité de recourir à la médiation dont les modalités ont été
facilitées ces dernières années. Elle se définit comme le processus par lequel les parties
tentent de parvenir à un accord en vue de la résolution amiable de leurs différends (art. L.
213-1 du CJA). Un tiers joue alors le rôle de médiateur.

40
Chapitre 2

L’administration

On rencontre au sein de l’administration une multitude de personnes morales. Ces dernières


représentent des fictions juridiques en ce qu’elles n’existent pas réellement, en chair et en os.
Le but de cette fiction est précisément de justifier que ces personnes morales soient titulaires
de droits et d’obligations comme peuvent l’être les personnes physiques.

Il y a toutefois une différence notables : ces droits et obligations n’engagent pas les individus
au service de la personne morale mais la fonction qu’ils représentent. Par exemple, les
fonctionnaires prennent des décisions, signent des documents, donnent des instructions…
mais ils le font au titre de la personne morale qu’ils représentent c’est à dire l’administration à
laquelle ils sont rattachés. De même, les fautes commises dans le cadre du service par les
agents publics ne les engagent pas personnellement ; elles engagent la responsabilité de la
personne morale dont ils dépendent.

Le droit distingue deux grandes catégories de personnes morales : celles de droit public et
celles de droit privé. Les personnes morales droit public sont en principe les seules à connaître
du droit administratif (Section 1). D’où la nécessité de bien identifier le type de personne
morale en cause. Car identifier une personne publique, c’est en principe lui reconnaître la
possibilité d’user de prérogatives de puissances publiques (exemple : édicter des actes
administratifs unilatéraux ; prélever une taxe etc.) ou à l’inverse la soumettre à des sujétions
(exemple : procédure particulière pour l’aliénation de biens qui leur appartiennent ;
impossibilité de recourir à l’arbitrage pour le traitement des conflits etc.).

Il est cependant de nombreux cas dans lesquels l’action administrative, la satisfaction de


l’intérêt général, s’appuie sur des personnes privées missionnées par des personnes publiques
(Section 2). Alors, une part variable du droit administratif est susceptible de s’appliquer à
elles.

Section 1 : Les personnes morales publiques

L’État stricto sensu est la première des personnes morales de droit public (Sous-section 1).
Pour Hauriou, il est « l’institution des institutions » en ce que les autres personnes publiques
lui doivent leur existence : il est à l’origine du statut et des compétences des autres personnes
publiques. Concrètement, l’État confère à un morceau de l’administration des droits et des
prérogatives qui leur sont propres, un patrimoine, voire un budget autonome. Il y a alors
création d’une nouvelle personne publique.

L’objectif de ce foisonnement de personnes publiques est de renforcer l’efficacité de


l’administration en responsabilisant la structure et/ou de répondre à ceux qui aspirent à plus
d’autonomie de gestion. Les administrations concernées relèvent de l’administration
décentralisée (Sous-section 2) à côté desquelles il faut ajouter d’autres personnes publiques
dont on dira un mot (Sous-section 3).

41
Il importe de souligner que l’État ne disparaît jamais totalement lorsqu’il procède à la
création d’une personne morale. Celle-ci doit « coexister » avec l’État qui continue d’agir sur
elle. Mais le pouvoir qu’il exerce à l’égard de ces personnes est variable suivant la catégorie
dont elles relèvent comme vous aurez l’occasion de le constater.

Sous-section 1 : L’État stricto sensu

L’État remplit trois fonctions majeures : édicter des lois, exécuter les lois et résoudre les
litiges qui mettent en cause ces lois. La fonction d’administration relève exclusivement de la
fonction d’exécution. L’État n’exerce donc pas que des tâches administratives. Mais c’est
l’État dans son ensemble qui est réputé agir lorsqu’il exerce ces tâches.

Malgré le renforcement des pouvoirs des collectivités territoriales (nous y reviendrons),


l’administration étatique française continue à exercer des fonctions administratives de premier
plan. On parle de centralisation administrative. Ceci s’explique par la géographie de la
France, la conception politique révolutionnaire et le mouvement de l’Histoire :

- l’espace français ne présente aucune unité géographique. Aussi cette disparité a été
contrebalancée par une centralisation politique et administrative particulièrement poussée.

- la réaction girondine ayant échoué d’août 1790 à août 1792, le fédéralisme n’a pas pu
s’imposer. La centralisation était donc la seule option pouvant être retenue (au risque sinon de
faire éclater l’État). L’idée s’accordait par ailleurs avec celle d’égalité entre les citoyens
(quelle que soit leur position sur le territoire français).

- l’avènement d’un centre géographique a été le contrepoids indispensable à la disparition des


pouvoirs traditionnels (féodalité, corps intermédiaires). L’unité nationale a tenu un temps
grâce à ces pouvoirs. Au cours de l’Ancien régime, elle était organisée depuis Paris qui est le
siège des bureaux administratifs et des instances politiques suprêmes (Hanotaux parle de
"métropolarchie"). Cela a du reste eu un effet sociologique direct : la centralisation augmente
socialement et politiquement le pouvoir des hauts fonctionnaires parisiens ; la réussite au sein
de l’administration est localisée (on fait plus facilement carrière et on accède à de plus hauts
postes en ayant fait ses classes à Paris).

Cette centralisation a fait souvent l’objet de critiques. Renan a pu ainsi avoir ces mots : elle
n’a "laissé debout qu’un géant, l’État, et 25 millions de nains". Elle continue néanmoins de
constituer le socle de l’administration française. Aucun gouvernement n’a entrepris de
réforme remettant en cause le modèle car tous ont eu un intérêt à la préserver. Deschanel a pu
dire: "On attaque la centralisation quand on est dans l’opposition, on est trop heureux de s’en
servir une fois arrivé aux affaires".

Il faut différencier deux catégories d’autorités administratives au sein de l’État : les autorités
de l’administration centrale (§ 1) ; les autorités de l’administration déconcentrée (§ 1). Les
secondes constituent le relais des premières et continuent en cela de relever du pouvoir
central. Il faut d’ailleurs rappeler que c’est toujours la même personne morale qui agit à savoir
l’État stricto sensu.

42
§ 1 : L’administration centrale

L’administration centrale se découpe en fonction des domaines d’intervention de l’État. Il y a


un phénomène de spécialisation (éducation nationale, défense, intérieur, agriculture etc.).
Chacun des domaines est géré par ministère spécifique (B).

À la tête de l’administration centrale, se présentent les autorités administratives suprêmes (A).


Il s’agit d’autorités à la fois politiques et administratives en ce qu’elles remplissent aussi, à
côté de leurs fonctions politiques, des tâches administratives.

A) Les autorités administratives suprêmes

1- Le Chef de l’État

Il œuvre en tant qu’autorité administrative dans trois cas de figure au moins :

- il exerce un pouvoir réglementaire général par la signature des décrets délibérés en conseil
des ministres et des ordonnances. Ces décrets ne peuvent être modifiés que dans les
conditions dans lesquelles ils ont été pris. Cela suppose que : l’ensemble des ministres soient
au courant de l’intention du changement, ce qui leur laisse la possibilité de manifester leur
réticence, voire leur opposition à la modification.

- il participe aussi au pouvoir réglementaire négativement : en sa qualité du Président du


conseil des ministres, il peut refuser l’inscription à l’ordre du jour d’un projet de décret.

- l’article 13 de la Constitution confie par ailleurs au président de la République le pouvoir de


nommer aux emplois civils et militaire de l’État. En pratique, ce pouvoir est le plus souvent
délégué au Premier ministre, ministres, préfets et recteurs en raison du nombre de
fonctionnaires en cause. Certains hauts fonctionnaires ne sont nommés qu’après délibération
du conseil des ministres (directeurs d’administration centrale, des préfets, des ambassadeurs,
des officiers généraux, des recteurs etc. Par ailleurs, certains fonctionnaires sont nommés par
décret simple : magistrats, administrateurs civils, officiers etc.

Sur ce dernier point, il est important de souligner que depuis la révision constitutionnelle du
23 juillet 2008, le pouvoir du chef de l’État en matière de nomination est encadré par le
Parlement. Sont concernés les emplois ou fonctions qui présentent de l’ « importance pour la
garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation ». Les
commissions permanentes compétentes de l’Assemblée nationale d’une part, du Sénat d’autre
part peuvent s’opposer à la nomination à l’un de ces emplois à la majorité des 3/5ème des
suffrages exprimés.

2- Le Premier ministre

Il œuvre en tant qu’autorité administrative dans quatre hypothèses au moins :

- l’article 21 de la Constitution précise que Premier ministre bénéficie du pouvoir


réglementaire général de principe. En ce sens, il est le seul à disposer du pouvoir d’édicter

43
des normes administratives à portée générale (décrets d’application tout comme règlements
autonomes).

- il procède à la nomination d’une partie des membres des conseils d’administration des
établissements publics et des entreprises nationales. D’ailleurs, il est le principal bénéficiaire
des délégations de pouvoir du président en matière de nomination aux emplois civils et
militaires.

- il opère les arbitrages entre les différents ministères.

- il assure la direction et la coordination de certains domaines transversaux (Commissariat


général au plan ; gestion de la fonction publique).

B) Les ministères

1- Le découpage ministériel

C’est véritablement au cours de la Révolution qu’apparaît le principe d’une spécialisation


ministérielle par grands secteurs d’intervention de l’État. Le décret des 27 avril-25 mai 1791
en fixe le nombre à six : Justice, Intérieur, Contributions et revenus publics, Guerre, Marine,
Affaires étrangères.

A partir du XIXe siècle, une tendance à l’expansion va se développer. Il y a à cela trois


raisons principales.

Tout d’abord, il s’agit d’accompagner l’essor de l’interventionnisme de l’État. Ainsi par


exemple, sous la Troisième République, est créé un ministère des Postes et Télégraphes en
1879 et un ministère des Colonies est créé en 1893. Les gouvernements républicains précisent
leur action en matière sanitaire et sociale ce qui donnera lieu à la création par Clemenceau
d’un ministère du Travail et de la Prévoyance sociale en 1906. Le développement de l’État
providence au XXème siècle va évidemment engendrer la multiplication des ministères.

Ensuite, le jeu politique parlementaire amène les chefs de gouvernement à créer des postes
ministériels afin d’associer l’ensemble des tendances de la majorité à l’exercice du pouvoir
exécutif. Le multipartisme favorise évidemment le phénomène. Il est même arrivé que
certains ministres se retrouvent sans portefeuille ministériel.

Enfin, il arrive que des ministères se déchargent de certaines administrations qui leur étaient
jusque-là rattachées. L’exemple le plus significatif nous est donné par le ministère de
l’Intérieur qui a longtemps constitué une sorte de ministère "fourre-tout". Auparavant, on lui
adjoignait par défaut des services nouvellement créés lorsque la tutelle ne pouvait être confiée
à un autre ministère. En grandissant, ces services se sont naturellement détachés du ministère
de l’Intérieur et ont formé un nouveau ministère. Tel a été le cas du ministère de l’Instruction
publique en 1824 ou encore du ministère de l’Agriculture en 1835.

Relevons que sous la Ve République, il n’existe pas de règles constitutionnelle ou législative


figeant une bonne fois pour toutes la composition du gouvernement. Le découpage ministériel
est effectué par décret du Président de la République, contresigné par le Premier ministre.
Cela donne lieu à des modifications permanentes entre gouvernements.

44
L’expansion ministérielle est problématique car elle aboutit à une certaine complexification :
de nouveaux services viennent s’ajouter sans ajustement d’ensemble ; les compétences
s’entremêlent ; les actions se croisent ; les procédures s’alourdissent.

Pour tenter de remédier à ces difficultés, des fusions entre ministères avaient été opérées en
2007 (rassemblement de l’environnement, du transport et de la mer au sein d’un grand
ministère dirigé par Jean-Louis Borloo), même si l’on pouvait observer en parallèle des
scissions entre des ministères traditionnellement regroupés (ministère de l’économie et des
finances d’un côté, ministère du budget de l’autre).

François Fillon avait prévu de fixer la nouvelle architecture ministérielle dans une loi
organique mais le projet n’a jamais vu le jour. Ceci étant, certaines de ces fusions ou scissions
ont perduré jusqu’à aujourd’hui (le ministère de l’Action et des Comptes publics reste
aujourd’hui distinct du ministère de l’Économie) et peuvent même parfois être renforcées (le
ministère de la Transition écologique et solidaire continue de regrouper l’environnement, le
transport et la mer mais recoupe aussi l’énergie et l’industrie par certains aspects).

L’actuel gouvernement Philippe comprend 16 ministres. Mais il existe à côté 10 secrétaires


d’État et 3 ministres auprès d’un ministre.

2- La hiérarchie ministérielle

Il existe plusieurs types de ministres au sein d’un gouvernement :

- les ministres d’État dont le titre est plus symbolique qu’autre chose car il n’attribue pas de
prérogatives juridiques supplémentaires. Il s’agit avant toute chose de valoriser une
personnalité politique de premier plan en la distinguant des autres ministres ou de mettre
l’accent sur les priorités du gouvernement (tel fut le cas de Gérard Collomb à l’Intérieur et de
Nicolas Hulot à la Transition écologique et solidaire). Ceci étant, il est clair que lorsque des
arbitrages sont rendus par le Premier ministre ou lors des négociations du budget de chaque
ministère avec le ministre des Comptes publics, le titre de ministre d’État donne un poids
supplémentaire. Le gouvernement actuel ne compte aucun ministre d’État.

- les ministres ordinaires tels Eric Dupont-Moretti le Garde des Sceaux, Bruno Le Maire à
l’Économie, aux Finances et à la Relance, Élisabeth Borne au Travail, à l'Emploi et à
l'Insertion.

- les ministres délégués ou les secrétaires d’État qui sont toujours rattachés à un autre
ministre (ils n’assistent au conseil des ministres que dans les cas où les affaires évoquées
concernent leurs attributions). On peut citer par exemple dans le gouvernement de Jean
Castex la ministre déléguée auprès du ministre de l'Intérieur, chargée de la Citoyenneté
(Marlène Schiappa). Illustrent encore les secrétaires d’État celui chargé de la Transition
numérique et des Communications électroniques (Cédric O, rattaché au ministre de
l'Economie, des Finances et de la Relance). Les gouvernements d’Édouard Philippe avaient
créé une nouvelle catégorie : celle du ministre auprès d’un ministre. Juridiquement ils ne se
distinguaient pas du « secrétaire d’État ». Quoi qu'il en soit, trois remarques peuvent être
faites :

45
. il arrive qu'un ministre délégué ou secrétaire d'Etat soit directement rattaché au
Premier ministre (tel était le cas par exemple d’Élisabeth Moreno, Ministre déléguée
chargée de l'Egalité entre ls femmes et les hommes, de la Diversité et de l'Egalité des
chances ou encore de Sophie Cluzel chargée des Personnes handicapées).

. ils ont traditionnellement pour rôle de gérer un domaine en particulier. Le


Gouvernement Philippe avait innové créant des secrétaires d’État et ministres auprès
d’un ministre sans affectation. Ils étaient en cela généralistes et amenés à traiter
l’intégralité du périmètre du ministère auquel ils étaient attachés. Ce qui ne les
empêchait pas d’être spécialisés sur des sujets en particulier. Un tel système avait
pour effet d’alléger la quantité de travail des ministres auxquels ils étaient attachés et
permettait à ces derniers d’être représentés dans diverses occasions. C'était aussi le
moyen d’apporter une sensibilité différente au ministre sur certains sujets en lui
associant une personnalité politique issue d’un autre bord (Jacqueline Gourault issue
du Modem agissait ainsi en tandem avec Christophe Castaner qui est issu des rangs de
la LREM). C’est enfin d’un point de vue plus réaliste le moyen de réduire le nombre
de conseillers auprès des ministres.

. s’agissant de la prise de décision, ce sont en principe les ministres de tutelle qui


apposent leur contreseing sur les décrets qu’ils sont en charge d’appliquer. Autrement
dit, formellement, ce sont les ministres de tutelle qui endossent, avec le Premier
ministre, la responsabilité des décrets.

3- Les pouvoirs ministériels

a) Les pouvoirs administratifs reconnus

Les ministres sont des autorités administratives à part entière. Chaque ministre est
l’ordonnateur principal des dépenses et des recettes de son ministère.

Il est également le chef de service de son ministère. Il dirige ainsi les directions centrales, les
sous-directions et les bureaux qui lui sont rattachés. Ces services sont localisés à Paris. Il
dirige par ailleurs les autorités déconcentrées qui dépendent de son département ministériel
(par exemple, le rectorat pour l’éducation nationale, l’ambassade pour les affaires étrangères,
les DRAC pour la culture, les directions régionales des Finances publiques pour l’Économie
et les Finances).

Afin de pouvoir exercer la direction de son ministère, il est le détenteur de droit commun du
pouvoir hiérarchique.

Alpha) Le contenu du pouvoir hiérarchique

Le pouvoir hiérarchique de droit commun n’a pas à être prévu par un texte pour exister. C’est
un principe général du droit dégagé par la Section du Conseil d'Etat le 30 juin 1950 ans
l’arrêt Quéralt.

Le ministre exerce d’abord son pouvoir hiérarchique à l’égard des personnes. Il détermine
ainsi les conditions de recrutement et les conditions d’évolution de carrière de ses agents.

46
Il exerce ensuite le pouvoir hiérarchique à l’égard des actes pris par ses subordonnés. Les
agents placés sous ses ordres doivent se conformer aux instructions générales données par le
ministre. Ils risquent dans le cas contraire des sanctions disciplinaires.

En vertu de ce pouvoir hiérarchique sur les actes, le ministre est en droit d’annuler
rétroactivement ou de réformer les décisions de l’agent subordonné. La réforme de l’acte peut
être totale ou partielle. Quelle que soit l’hypothèse, le ministre ne peut pas revenir sur les
droits acquis des administrés. Globalement, ce pouvoir hiérarchique peut être mis en œuvre à
l’initiative du ministre lui-même. Mais il a l’obligation de l’exercer lorsqu’il est saisi d’un
recours hiérarchique par un administré.

Enfin, le pouvoir hiérarchique peut également s'appliquer à l'égard des prises de position. Les
agents publics sont en effet soumis à un devoir de réserve et de mesure dans l'expression de
ses opinions personnelles. Pour le dire autrement, ils demeurent libres de leurs opinions mais
contraints quant aux modalités de leur expression. Il va de soi que l'appréciation du
manquement au devoir de réserve dépend essentiellement des circonstances de la prise de
position (notamment des responsabilités syndicales éventuellement occupées), de la nature
des propos (injurieux ou non) et de la place occupé par l'agent dans la hiérarchique. Sur ce
dernier point, les hauts fonctionnaires se retrouvent davantage contraints par rapports aux
simples exécutants. On peut même dire des titulaires d'emplois à la décision du gouvernement
qu'ils sont exposés à un véritable devoir de loyauté comme l'illustre le cas d'un ancien
directeur du CNRS qui avait été relevé de ses fonctions après avoir refusé de se désolidariser
des auteurs d'une lettre ouverte injurieuse à l'égard du gouvernement français, alors même
qu'il ne faisait pas partie des signataires mais était simplement président d'honneur du
mouvement (CE, 1953, sieur Georges X). On se souvient plus récemment du limogeage de
Ségolène Royal, alors ambassadrice des pôles, après qu'elle a tenu des propos critiques vis à
vis du gouvernement, sur la question de la réforme des retraites notamment.

Beta) Les limites du pouvoir hiérarchique

Le pouvoir hiérarchique n’autorise pas le ministre à se substituer à l’agent subordonné. Le


pouvoir hiérarchique ne vaut pas pouvoir de substitution. Dans le cas contraire, ce serait
remettre en cause la notion même de hiérarchie et donc l’existence de différents niveaux de
décision.

Par ailleurs, l’article 28 de la loi du 11 juillet 1983 prévoit une exception au pouvoir
hiérarchique. Les agents sont ainsi autorisés à ne pas suivre une instruction « dans le cas où
l’ordre donné serait manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt
public ». A récemment été considéré comme tel l'ordre donné à un officier de gendarmerie de
permettre à des personnalités de contourner les contrôles de sécurité dans un aéroport (TA
Cergy-Pontoise, 11 oct. 2019, n° 1609571 : à propos du refus de suivre un ordre par à un
lieutenant-colonel de gendarmerie ayant exercé les fonctions de commandant de la compagnie
de gendarmerie des transports aériens de Nice).

En revanche, le pouvoir hiérarchique exclut que l’agent puisse saisir le juge administratif afin
que celui-ci contrôle la légalité d’un acte pris par le ministre.

b) Les pouvoirs administratifs résiduels

47
Les ministres ne disposent d’aucun pouvoir réglementaire de principe, même s’ils
contresignent les décrets qui relèvent de leurs attributions. Ce pouvoir réglementaire de
principe est réservé au premier ministre et au Président de la République. On imagine sans
mal que donner la possibilité à chaque ministre d’édicter ses propres décrets conduirait à de
graves contradictions entre les politiques menées par chaque ministère. Ce sont les autorités
administratives suprêmes qui harmonisent.

Ceci étant, il existe une exception. Lorsqu’un décret ou la loi le prévoit expressément, un
ministre peut édicter des mesures réglementaires spécialisées d’application des textes. On
parle alors d’arrêtés ministériels.

A côté de cela, chaque ministre établit des circulaires et des instructions de service qui
précisent les décrets qu’il est chargé d’appliquer. En théorie, ces circulaires ou instructions
n’ont pas de force juridique contraignante. C’est-à-dire qu’elles ne peuvent être invoquées
devant les tribunaux par les administrés. Pour autant, les agents publics sont tenus de les
respecter en raison de leur lien hiérarchique. Ces actes ont pour fonction d’interpréter les
dispositions des décrets ou des lois à appliquer.

Reste qu’il arrive fréquemment que les ministres profitent de ces circulaires pour poser de
nouvelles conditions à l’application des lois ou décrets. Une telle pratique est illégale mais il
faut encore que le juge ait eu l’occasion de sanctionner ce type de circulaires.

§ 2 : L’administration déconcentrée

A) Les formes de la déconcentration

La déconcentration correspond à un mode de répartition des compétences entre autorités


administratives au sein de la même personne publique qu’est l’État stricto-sensu. Disons le
autrement pour que ce soit bien compris : il n’y a aucun transfert de compétence d’une
personne morale à une autre (contrairement à la décentralisation) mais partage du pouvoir à
l’intérieur d’une même personne publique (l’État stricto sensu). Ce transfert bénéficie aux
autorités déconcentrées que l’on appelle aussi services extérieurs. Elles sont les relais de
l’administration centrale.

Le pouvoir exercé par l’administration centrale sur ces autorités déconcentrées relève du
pouvoir hiérarchique dont nous avons déjà parlé au dessus. Ce pouvoir est la garantie pour
que l’État stricto sensu conserve son unité et donc pour que le pouvoir continue à être exercer
par la même personne morale.

Certes, ces autorités déconcentrées sont le plus souvent établies dans un cadre géographique
qui recoupe celui des collectivités territoriales (exemple : les préfets de région, les préfets de
département, les directions régionales des finances publiques, les direction départementales de
la sécurité publique etc.). Cette coïncidence s’explique notamment à travers la relation entre
décentralisation et déconcentration : celle-ci a toujours eu pour fonction d’accompagner les
collectivités territoriales dans leurs interventions. Par exemple, les lycées sont gérés par les
régions en termes d’équipements ; mais l’homogénéisation des formations, la mise à
disposition de personnels, sont assurés et gérés par le rectorat qui est une autorité
déconcentrée.

48
Cette intrication entre déconcentration et décentralisation a été consacrée par l’article 1er de la
loi du 6 février 1992 : « l’administration territoriale de la République est assurée par les
collectivités territoriales et par les services déconcentrés de l’État » (on voit bien ici que les
deux formes d’administration sont assignées à la même finalité mais qu’elles sont bien
distinguées).

Il est un cas de figure qui peut encore plus prêter à confusion. C’est celui dans lequel une
autorité déconcentrée et une autorité décentralisée sont incarnées par la même personne. Mais
ne nous y trompons pas : cette personne est rattachée à deux personnes publiques distinctes.
Elle agit tantôt pour l’une, tantôt pour l’autre en fonction du domaine d’intervention. On parle
de dualisme fonctionnel . Par exemple, le maire est l’exécutif élu de la commune en même
temps que le représentant de l’État dans la tenue de l’état civil ou l’organisation des élections.

En cas de dualisme fonctionnel, il est primordial d’identifier à quel titre la personne est
intervenue. Si c’est en tant qu’autorité déconcentrée ou en tant que représentant de la
collectivité territoriale. En effet, les modalités d’intervention et la responsabilité diffèrent en
fonction de la situation. Ainsi, lorsque le maire agit en tant qu’agent de l’État, il est possible
en cas de contestation d’exercer un recours hiérarchique auprès du ministre.

L’autorité déconcentrée par excellence est le préfet. À la Révolution, il remplace l’intendant


de l’ancien régime (Tocqueville dira de ces deux là qu’ « ils semblent se donner la main à
travers le gouffre de la Révolution qui les sépare »). Il est officiellement institué par la loi du
28 pluviôse de l’an VIII (1800). Il devient alors le délégué du pouvoir central. Conçu comme
« essentiellement occupé de l’exécution », il est par ailleurs chargé de « transmettre la loi et
les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la
rapidité du fluide électrique » (Chaptal). Il fait également remonter les informations.

En somme, le préfet est dès l’origine pensé comme l’homme du gouvernement et c’est
toujours le cas aujourd’hui. Il était d’abord attaché au département exclusivement. Puis, le
décret du 14 mars 1964 a institué le préfet de région qui est est en réalité le préfet du
département où se trouve le chef-lieu de la région. La missions principale de ce préfet de
région est de « mettre en œuvre la politique du gouvernement concernant le développement
économique et l’aménagement du territoire de sa circonscription ».

B) Les causes de la déconcentration

Comme l’indiquait le décret du 25 mars 1852 : « on peut gouverner de loin, mais on


n’administre bien que de près ». Cela résume parfaitement les raisons et l’esprit de la
déconcentration : la déconcentration est phénomène administratif qui répond aux
insuffisances de la concentration.

La concentration présente un avantage non négligeable : le traitement des affaires se fait de


manière parfaitement homogène (tout est décidé par la même autorité), ce qui est un gage
d’objectivité et d’impartialité.

49
Mais dans la réalité, la concentration du pouvoir n’est pas tenable (encore moins lorsque les
domaines de compétence de l’État se multiplient dans un contexte d’État providence) pour au
moins deux raisons :

- il y a un risque d’engorgement du centre conduisant à des retards important dans le


traitement des dossiers, ce qui conduit à un décalage considérable entre le moment où arrive
la réponse publique et celui de l’attente préalablement exprimée par les citoyens.

- les autorités concentrées connaissent beaucoup moins les spécificités locales sur lesquelles
elles interviennent. La concentration du pouvoir est en effet synonyme d’une gestion
« parisienne » des dossiers.

En résumé, la concentration induit un double décalage entre l’administration et les


administré : à la fois temporel et matériel.

La déconcentration répond aux limites de la concentration tout en préservant la cohérence de


l’action administrative :

- les autorités déconcentrées sont directement en contact avec le milieu sur lequel elles sont
compétentes pour agir. En cela, la déconcentration est un bon moyen de prendre en
considération les particularismes locaux. En ce sens, la pandémie de Covid-19 a montré que
si les politiques sanitaires étaient particulièrement centralisées, elles pouvaient malgré tout
s'adapter aux différences épidémiologiques entre les territoires. En témoignent la carte des
départements et ses trois couleurs, les obligations préfectorales de porter le masque dans les
départements les plus touchés, les transferts de patient par TGV médicalisés etc.

- la déconcentration n’entache pas le principe d’unité de la personne morale étatique (c’est


l’État qui continue d’intervenir). Elle présente en effet trois garanties : le pouvoir hiérarchique
continue à s’exercer ; les personnes placées à la tête des autorités déconcentrées et celles à
leur service sont nommées directement par l’État ; ces personnes nommées à la tête des
autorités déconcentrées ont la formation, la compétence et de l’expérience hommes d’État (ce
sont des hauts fonctionnaires : les préfets sont le plus souvent des énarques ; les recteurs le
plus souvent des anciens présidents d’université ou d’anciens hauts fonctionnaires de
l’éducation nationale).

C) Les limites de la déconcentration

Odilon Barrot (président du conseil de 188 à 1849 et hostile à la centralisation) disait à propos
de la déconcentration que « c’est toujours le même marteau qui frappe même si on en a
raccourci le manche ». Tocqueville relevait de son côté que l’administration pyramidale de
l’État est pensée pour permettre d’ « arriver à tout diriger de Paris et à y tout savoir ».

Comme c’est l’État qui continue d’agir à travers les autorités déconcentrées, il n’y a donc
aucune garantie pour que la volonté des populations locales soit respectée en définitive. Ce
n’est pas comme si les fonctionnaires qui prennent des décisions avaient été choisis par la
population locale (suivant une ligne politique bien définie). Certes, les fonctionnaires sont
nommés et dépendants de ministres qui sont eux-mêmes responsables devant le Parlement.
Mais le lien démocratique est national (et non local). C’est ce déficit de légitimité en

50
provenance du local qui a pu conduire à justifier le renforcement des politiques de
décentralisation.

Ce constat semble devoir être relativisé. D'abord, si l’on s’attache au point de vue de
l’analyse sociologique, Pierre Grémion a montré dans Le pouvoir périphérique en 1976 que
les services déconcentrés intériorisent les valeurs et les intérêts des administrés placés sous
leur autorité. La relation entre une autorité déconcentrée et les destinataires de ses décisions se
caractériserait donc plutôt par un jeu d’influences réciproques que par l’unilatéralité.

Dans la mesure où les autorités déconcentrées sont exposées aux pressions locales (élus
politiques, chambres de commerce et d’industries, syndicats majoritaires d’une grosse usine
etc), il peut leur arriver de privilégier les intérêts locaux sur les instructions qui leur sont
données par l’administration centrale.

Par ailleurs, face à l’administration centrale, l’autorité déconcentrée se fait le représentant du


territoire sur lequel elle est compétente. Les conséquences de l’enracinement géographique
font ainsi contrepoids aux effets supposés du pouvoir hiérarchique.

Ce constat remet en cause l’idée de traitement égalitaire des administrés (et de leurs
problèmes), quel que soit l’endroit où ils se situent sur le territoire de la République. C’est
sans doute pour atténuer ce phénomène que les personnes nommées à la tête d’une autorité
déconcentrée changent régulièrement de poste et donc de circonscription.

Sur un plan strictement juridique, une évolution est à noter puisqu'un droit de dérogation à des
normes nationales est reconnu aux préfets par le décret du 8 avril 2020. Il importe malgré tout
qu'un certain nombre de conditions soient respectées par la dérogation : elle doit être justifiée
par un motif d'intérêt général et l'existence de circonstances locales ; elle doit avoir pour effet
d'alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser
l'accès aux aides publiques ; elle doit être compatible avec les engagements européens et
internationaux de la France ; elle ne doit pas porter atteinte aux intérêts de la défense ou à la
sécurité des personnes et des biens ; elle ne doit pas porter une atteinte disproportionnée aux
objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé. Le champ de la dérogation
est par ailleurs limité à certains domaines (subventions, concours financiers et dispositifs de
soutien en faveur des acteurs économiques, des associations et des collectivités territoriales ;
aménagement du territoire et politique de la ville ; environnement, agriculture et forêts ;
construction, logement et urbanisme ; emploi et activité économique ; protection et mise en
valeur du patrimoine culturel ; activités sportives, socio-éducatives et associatives).

Sous-section 2 : L’administration décentralisée

L’État stricto sensu a une compétence générale aussi bien sur le plan géographique que sur
celui des compétences qu’il exerce. Ceci est évidemment étroitement lié au caractère
souverain de l’État : il est le seul à pouvoir déterminer l’étendue de sa compétence, dans les
limites du territoire national.

Le pouvoir central peut choisir de se déposséder d’une partie de ses compétences au bénéfice
d’une autre personne morale. On parle de décentralisation. Il s'agit en d'autres termes du cas

51
de figure dans lequel l’État stricto sensu donne à d’autres personnes publiques la possibilité
d’exercer des compétences qui devraient originellement lui appartenir.

Ces personnes publiques disposent d’une marge de manœuvre plus ou moins étendue selon la
catégorie à laquelle elles appartiennent. On dénombre deux catégories d’autorités
décentralisées :

- lorsqu’une personne publique s’identifie à un territoire, on parle de collectivité territoriale.

- lorsqu’une personne publique est spécialisée dans un domaine, on parle d’établissement


public.

§ 1 : La décentralisation territoriale

La décentralisation territoriale désigne le transfert de compétences en direction de


collectivités territoriales.

Les anglais utilisent le terme de selfgovernement pour caractériser le phénomène (il signifie
littéralement « auto-administration »). On le voit, ce mécanisme d’administration emprunt
d’une idéologie libérale.

Afin de désétatiser encore un peu plus l’administration locale, il peut être fait application au
surplus des principes démocratiques. Ils permettent à un territoire de s’administrer lui-même,
par l’intermédiaire d’autorités élues localement. Pareille problématique renvoie à la question
de l’organisation des collectivités territoriales (A).

Pour que l’administration centrale ne puisse récupérer les compétences reconnues à ces
collectivités, on comprend bien cependant que leur existence doit protégée, ou plus
précisément garantie (B). De cela aussi, il faudra dire un mot.

En somme, par la décentralisation, les collectivités sont censées pouvoir s’administrer par
elles-mêmes grâce à des compétences qui leur sont reconnues et garanties. Mais se pose une
question essentielle dès lors que l’on a gardé en mémoire que l’État peut, par définition,
intervenir sur le territoire national dans son intégralité : dans quel domaine les collectivités
territoriales sont habilitées à intervenir ? (C).

Enfin, on le voit, la décentralisation a pour conséquence de faire coexister deux formes de


légitimité démocratiques en France : celle des gouvernants étatiques et celle des élus locaux.
Le renforcement de la démocratie locale semble par là même se faire au détriment du pouvoir
national. Mais la décentralisation territoriale ne signifie pas l’absence de tout lien entre l’État
et les collectivités publiques constituées. Comme nous le verrons, l’exercice des compétences
est juridiquement limité (D).

52
A) L’organisation de l’exercice des compétences

1. La délimitation géographique des collectivités territoriales

Avant d’organiser politiquement les collectivités territoriales, il faut leur donner un cadre qui
délimite l’étendue géographique du pouvoir.

En ce qui concerne les municipalités (ou communes), elles sont instituées à partir de systèmes
d’interrelations sociales d’une extrême proximité. Même si l’homogénéisation des statuts des
villes avait déjà été bien entamée sous Louis XIV, les révolutionnaires accru le mouvement en
décidant l’institution d’une municipalité dans chaque ville, bourg, paroisse ou communauté de
campagne. Chaque municipalité devant être soumise au même régime. Les municipalités ont
ainsi constitué l’ultime division administrative. Elles se sont vues d’abord confier le rôle de
compenser le retard des services de l’État (direction des travaux publics, conservation des
propriétés publiques etc.). Puis une nomenclature des tâches véritablement propres aux
communes fut établie : gestion des biens patrimoniaux, administration des établissements
appartenant à la commune, règlement des dépenses locales etc.

Les départements apparaissent au cours de la Révolution afin de remplacer les anciennes


Provinces de l’ancien régime. Il s’agit de diviser la France en territoires afin de faciliter leur
administration. Le découpage de la France devait refléter la conception nouvelle de
l’égalitarisme. Il y avait toutefois plusieurs manières de penser la division de l’espace
national. Thouret avait pu faire une proposition arithmétique de découpage en carrés : « En
prenant Paris pour centre, on formerait un carré parfait de neuf lieues de rayon ou de 18
lieues sur 18, ce qui ferait 324 lieues de superficie ; ce serait là un département territorial.
Sur chaque côté de ce premier carré, j’en formerais un autre de la même étendue, et ainsi de
suite ». Mirabeau s’opposa vivement à cette conception, expliquant qu’on ne peut rompre
« les liens qui resserrent depuis longtemps les mœurs, les habitudes, les coutumes, les
productions et le langage ». Les révolutionnaires ont finalement choisi d’adapter les cadres
nouveaux aux moyens de circulation de l’époque : le chef-lieu doit pouvoir être atteint en une
seule journée à cheval.

Les régions constituent quant à elles une création plus récente. Leur création a été motivée
par aux moins trois constats.

- le département est d’une étendue géographique trop limitée pour permettre la conduite de
politiques économiques fortes.

- la délimitation géographique des départements ne correspond à aucune réalité culturelle ou


sociale.

- le département ne dispose pas d’un poids suffisant pour contrer les tentatives de
recentralisation de l’État.

Historiquement, l’institution régionale répond d’abord à des revendications régionalistes


portées à la fin du XIXe siècle par les légitimistes. Ils voient dans la renaissance des pouvoirs
locaux un moyen de rétablir les provinces d’Ancien Régime. Il a toutefois fallu attendre une

53
circulaire du ministère du Commerce de 1917 pour qu’une première délimitation ait lieu. Elle
a conduit à la création de groupements économiques régionaux qui regroupaient des chambres
de commerce.

À partir de là, se pose la question du développement des transports et la nécessité de se


déplacer. La création de divisions administratives dépassant les départements est alors une
hypothèse débattue. De Gaulle manque après la seconde guerre mondiale de personnel
préfectoral. Il décide donc par une ordonnance du 10 janvier 1944 de créer des régions
administratives gérées par un préfet qui s’occupait de plusieurs départements à la fois. Par la
suite, c’est l’hypertrophie parisienne et la nécessité de réaménager le territoire qui pousse à la
régionalisation administrative. Le but est alors d’empêcher les mouvements migratoires qui
conduisaient à dépeupler certains territoires. Le décret Pflimlin du 30 juin 1955 lance des
« programmes d’action régionale » afin de « promouvoir l’expansion économique et sociale
des différentes régions ».

Intervient par la suite le décret du 14 mars 1964. Le texte a créé 22 circonscriptions d’action
régionale. Ces circonscriptions n’avaient pas encore la personnalité morale mais elles étaient
chargées de mettre en place au niveau régional la planification économique décidée au niveau
national. Chaque circonscription était présidée par le préfet de région (entouré de deux
organes consultatifs). L’un d’eux était composé de représentants des collectivités locales et
des intérêts économiques et professionnels régionaux.

Quelques années plus tard, la loi du 5 juillet 1972 consacre la personnalité morale des régions.
L’exécutif est toujours le préfet de région mais la composition de l’organe consultatif change.
Il est dénommé conseil régional (celui-ci étant composé des députés et sénateurs de la région
et de représentants des collectivités locales désignés par les conseils généraux, les conseils
municipaux et les conseils des communautés urbaines).

Est engagée dix après la réforme du 2 mars 1982 qui, notamment, confie le pouvoir exécutif
de la région à un président du conseil régional et énumère les compétences de la collectivité.

Depuis la loi du 16 janvier 2015, la volonté de réduire les coûts de fonctionnement de


l’administration locale a procédé à la fusion de plusieurs régions. Il s’agit là d’une vision très
managériale et centralisatrice. On en dénombre 13 actuellement en métropole et 5 en outre-
mer. Il n'en demeure pas moins que dans son rapport sur la situation financière en 2019 des
collectivités territoriales, la Cour des comptes a souligné que les bénéfices de la réformes
n'étaient toujours pas visibles : dans la plupart des cas, les structures et services préexistants
ont été maintenus. Pire, les fusions ont généré des surcoûts de fonctionnement liés notamment
à l'augmentation des dépenses d'indemnisation des agents et des élus.

2. L’organisation politique des collectivités territoriales

Les collectivités territoriales françaises sont organisées suivant un même schéma. Chaque
échelon comporte un organe délibératif élu par le peuple (conseil municipal, conseil
départemental, conseil régional) et une autorité d’exécution désignée par cet organe (maire,
président du conseil départemental, président du conseil régional). Cette organisation est
fidèle à la formule de Sieyès : « délibérer est le fait de plusieurs, exécuter est le fait d’un
seul ».

54
Ce résultat est toutefois le fruit d’une longue évolution. Il faudra attendre le renversement de
Charles X pour qu’apparaisse le principe de l’élection des organes locaux. L’élection de
l’exécutif n’est pas concomitante (par exemple, par les lois du 22 et 23 juillet 1870, le maire
est choisi parmi les conseillers municipaux mais il est toujours nommé par l’État) et se
produira par la suite.

Le département dispose donc désormais d’une autorité administrative d’exécution qui lui est
propre (le président du conseil départemental). Il s’agit là d’une innovation récente car cette
autorité était, jusqu’en 1982, incarnée par le préfet de département. Le conseil départemental
règle par ses délibérations les affaires relevant des compétences reconnues au département et
vote le budget de la collectivité. Il est composé de conseillers élus au scrutin binominal
majoritaire dans le cadre d’un ticket femme-homme pour une durée de 6 ans. Le président du
conseil départemental exécute les délibérations du conseil départemental. Il est également le
supérieur hiérarchique des services du département ainsi que l’ordonnateur des dépenses. Il
peut disposer des services sur lesquels le préfet pouvait s’appuyer lorsqu’il était l’exécutif. Il
lui est possible dans ces hypothèses d’avoir autorité sur les services de la préfecture et sur les
services déconcentrés de l’État dans le département.

Les conseillers régionaux sont élus eux aussi pour une durée de 6 ans mais au scrutin de liste
à deux tours avec représentation proportionnelle. Chaque conseil régional règle par ses
délibérations les affaires relevant des compétences reconnues à la région et vote le budget de
la collectivité. En tant qu’exécutif de la région, le président du Conseil régional exécute les
délibérations, est le supérieur hiérarchique des services de la collectivité ainsi que
l’ordonnateur des dépenses.

S’agissant de la commune, le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires relevant
de l’échelon communal et vote le budget de la collectivité. Il est composé de membres élus au
scrutin majoritaire plurinominal à deux tours dans les communes de moins de 1 000 habitants
et au scrutin proportionnel de liste à deux tours dans les communes de 1 000 habitants et plus.
Le maire prépare et exécute les délibérations du conseil municipal. Il représente, tout comme
ses homologues du département et de la région, le supérieur hiérarchique des agents recrutés
et agit en tant qu’ordonnateur des dépenses. Il dispose au surplus d’un pouvoir de police
général, ce qui n’est pas le cas d’un président de conseil régional ni d’un président de conseil
général.

Le maire exerce aussi des fonctions en tant qu’agent de l’État, comme nous l’avons vu dans
l’hypothèse du dualisme fonctionnel : publication et exécution des lois et règlements, tenue
des listes d’état civil, tenue des listes électorales etc. Ces fonctions ne sont pas à confondre
avec celles qu’il exerce en tant qu’exécutif de la commune.

Il est à noter qu’existent des formules de coopération qui permettent à des communes de se
regrouper mais qu’il ne s’agit pas pour autant de collectivités territoriales : elles n’ont pas de
compétence générale. Des compétences sont transférées à cette structure que l’on nomme
établissement public de coopération intercommunale (EPCI) ou établissement public
territorial (c’est la même chose). Ces communes ne disparaissent pas pour autant mais elles se
voient dépossédées d’une partie de leurs compétences pour en faire bénéficier la structure
intercommunale.

55
B) La garantie de l’existence de compétences

Cette garantie réside dans la consécration du principe de libre administration des collectivités
territoriales. Il est décliné dans la Constitution :

- l’article 72, al. 3 reconnaît aux collectivités territoriales le pouvoir réglementaire ainsi que
le principe de l’élection des organes délibératifs.

- l’article 34 de la Constitution prévoit que la loi détermine les principes fondamentaux de la


libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources.
Le pouvoir réglementaire ne peut donc apporter aucune modification sur ces aspects. Il
prévoit également que relève de la compétence du législateur la détermination du régime
électoral des organes délibérants et de l’exécutif. Ajoutons que la Constitution garantit que les
conseillers des organes délibérants sont élus au suffrage universel (direct ou indirect, ce n’est
pas précisé) et que le Sénat (qui représente les collectivités territoriales et est donc plus
sensible à leur rôle) doit être saisi en premier de tout projet de loi portant sur l’organisation
des collectivités territoriales.

- au niveau des compétences, le Conseil constitutionnel censure les lois qui attribuent une
compétence à l’État plutôt qu’à une collectivité territoriale lorsqu’il apparaît que cette
compétence serait mieux exercée au niveau local (CC, 7 juil. 2005, Loi de programme fixant
les orientations de la politique énergétique). C’est l’application du principe de subsidiarité
même si sa portée est très discutable dans la mesure où le Conseil constitutionnel se livre à
une interprétation stricte de son principe : pour censurer une disposition législative, il exige en
effet qu’il soit « manifeste » que la collectivité territoriale aurait été la mieux à même
d’exercer la compétence en cause.

- sur le plan des moyens pour exercer ces compétences, l’article 72-2, alinéa 4 de la
Constitution permet au Conseil constitutionnel de censurer une loi qui transfère une
compétence à une collectivité sans lui transférer dans le même temps les moyens budgétaires
et matériels pour l’exercer. Par ailleurs, la création ou l’extension de compétences conduisant
à augmenter les dépenses doit être compensée par des ressources nouvelles. Le but est d’éviter
que les transferts de compétence ne soient purement virtuels : les tansferts doivent
s’accompagner des moyens nécessaires pour que les collectivités territoriales soient en mesure
de mener de vraies politiques. Deux remarques :

. pour ce faire, les collectivités territoriales peuvent bénéficier de ressources fiscales


générales (taxe d’habitation, contribution économique territoriale, taxes foncières sur
les propriétés bâties et non bâties). L’État participe également au financement des
collectivités territoriales par l’intermédiaire de dotations globales.

. pareillement, les biens indispensables à l’exercice de toute compétence nouvelle


doivent être mis à disposition des collectivités concernées ou directement transférés en
pleine propriété. C’est de cette manière que la propriété des collèges et lycées
construits autrefois par l’État a fini par être cédée aux départements et régions par la
loi du 13 août 2004.

- la libre administration des collectivités territoriales se traduit aussi par l’organisation des
rapports entre collectivités. L’article 72, alinéa 5 de la Constitution pose l’interdiction de la
tutelle entre collectivités (une collectivité ne doit pas pouvoir se retrouver en situation

56
d’annuler la décision d’une autre collectivité, ce qui pourrait être envisagé dans le cadre d’un
organisme de coopération ou dans le cadre d’une convention visant à mettre en place un
service public). Toutefois, ce même alinéa autorise qu’une collectivité puisse organiser les
modalités d’une action commune, ce qui en fait une collectivité chef de file. Dans la pratique,
les petites communes disposant de faibles ressources ont toutefois du mal à ne pas céder face
au département ou à la région en échange d’une subvention. Il apparaît donc des tutelles de
fait qui peuvent être difficilement sanctionnées par le juge.

C) Les modes de détermination des compétences

Pour déterminer les compétences que les collectivités territoriales sont en droit d’exercer,
deux modes de détermination sont envisageables. En droit positif français, les deux se
retrouvent :

- énumérer dans la loi les compétences locales. Les collectivités territoriales détiennent alors
des compétences d’attribution tandis que l’État détient la compétence de principe. On parle
alors de transfert de compétences.

- donner aux collectivités territoriales l’autorisation de prendre les décisions pouvant être
mieux exercées au niveau local que national. L’on peut y voir l’application du principe de
subsidiarité tel que contenu dans l’article 72 de la Constitution : les collectivités
territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui
peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon. On parle alors de clause générale de
compétence.

1- Les transferts de compétence

Le compétences faisant l’objet d’un transfert sont énoncés expressément par le législateur, le
plus souvent sous la forme d’une liste. Celle-ci dresse les domaines dans lesquels les
collectivités territoriales sont autorisées à exercer leur pouvoir réglementaire ou à établir des
contrats.

En ce sens, les régions :

- contribuent au développement économique, social sanitaire, culturel et scientifique sur leur


territoire.

- peuvent accorder des aides aux entreprises (elle sont exclusivement compétentes), réaliser
des grandes infrastructures et intervenir en matière de formation (elles peuvent à ce titre
procéder à la construction et à l’aménagement des lycées et de la politique de formation
professionnelle).

- dans le domaine de l’action sociale, elles soutiennent l’accès au logement et l’amélioration


de l’habitat, soutien à la politique de la ville et à la rénovation urbaine.

- sur le plan du transport, elles procédent à l’organisation du service public de transport


ferroviaire de voyageurs d’intérêt régional. Elles sont également compétentes en matière de

57
transports scolaires et de transports non-urbains à partir de février 2017 depuis la loi du 7 août
2015 (loi NOTRe).

- dans le champ touristique et environnemental, elles peuvent créer des parcs naturels
régionaux et rédigent un schéma régional d’aménagement durable du territoire (SRADDT)
dans lequel figureront les orientations stratégiques en matière d’aménagement du territoire, de
logement, de mobilité, de lutte contre la pollution de l’air, de maîtrise et de valorisation de
l’énergie et de gestion des déchets.

- au niveau culturel, elles sont chargées d’assurer la promotion des langues régionales.

Les départements, de leur côté :

- créent et entretiennent la voirie départementale.

- organisent le Service départemental d’incendie et de secours

- organisent l’action sociale en ce qu’elles sont responsables de l’allocation personnalisée


d’autonomie (APA) et de la mise en œuvre et du financement de la politique d’insertion au
titre des RMI et RMA).

- sont chargés en matière d’enseignement de la construction et de l’entretien des collèges


situés dans leur circonscription. Depuis la loi du 7 août 2015 (loi notre), ils ne sont plus
responsables de l’organisation des transports scolaires et la propriété des collèges.

- en matière environnementale, ils sont responsables des ports maritimes de pêche et peuvent
mener des politiques de protection d’espaces naturels sensible.

- au niveau culturel, ils gèrent le service public des archives et les bibliothèques
départementales de prêts.

Il faut souligner que la tendance est au renforcement du pouvoir des régions (et des
métropoles) au détriment de celui des départements. Il y a eu au cours des dernières années
des transferts de compétences en provenance de ces derniers au bénéfice des premières. Si
l’on met à part quelques une des compétences que l’on vient de citer, les départements ont été
globalement recentrés sur les problèmes de solidarités territoriales (art. L. 3211-1 du code
général des collectivités territoriales, CGCT).

Enfin, pour ce qui est des communes, leurs compétences renvoient à deux types de services
publics selon qu’elles ont l’obligation ou non de les mettre en œuvre :

- les services publics obligatoires :

. en matière de sécurité et de salubrité publique, elles doivent instituer un service


public d’élimination des déchets ménagers et un service public de pompes funèbres.

. il leur faut encore procéder à la construction et à l’entretien des écoles du premier


degré.

58
. elles ont l’obligation d’organiser le transport en commun à l’intérieur de la zone
urbaine.

- services publics facultatifs :

. en matière culturel, elles peuvent créer des conservatoires, des bibliothèques


municipales, des musées.

. dans le domaine de l’urbanisme, elles se voient confier la possibilité de maîtriser


leurs propres plans locaux d’urbanisme.

Quoi qu’il en soit, malgré ces transferts en apparence bien cloisonnés, force est de constater
que le législateur a laissé la possibilité aux collectivités de procéder, en direction d’une autre
collectivité, à des délégations de compétence. La délégation se fait alors par convention
(encore faut-il, bien entendu, que la loi autorise les collectivités à établir de telles conventions
dans le domaine en cause).

Ainsi, par exemple, l’article L. 3111-9 du code des transports prévoit que si elle n’a pas
décidé de la prendre en charge elle-même, la région pourra confier par convention tout ou
partie de l’organisation des transports scolaires au département ou à des communes.

2- La clause générale de compétence

La clause générale de compétence est une technique qui vient compléter les transferts de
compétence opérés par l’État. Elle permet aux collectivités d’agir au-delà même des
compétences qui leur sont reconnues expressément par la loi.

Il n’empêche que pour faire usage de la clause générale, la collectivité doit y avoir été
autorisée par la loi. Formellement, cela se traduit par la formulation dans un texte de loi d’un
énoncé vague indiquant à propos d’une assemblée délibérante (qu’elle soit régionale,
départementale ou communale) qu’elle « gère par ses délibérations, les affaires de la
collectivité » sans jamais préciser le contenu même de ces affaires.

Concrètement, cette clause permet donc à une collectivité territoriale d’intervenir dans
n’importe quel domaine, sous réserve que la compétence en cause n’ait pas déjà été reconnue
exclusivement à l’État ou une autre collectivité.

L’intervention de la collectivité bénéficiaire de la clause générale est toutefois limitée par la


finalité poursuivie. Pour qu’elle soit légale, la jurisprudence exige que la condition de l’intérêt
public soit remplie. En ce sens, le contrôle de la décision prise par l’organe délibérant ne
porte pas sur l’objet de l’intervention mais sur sa finalité (est-elle d’intérêt public ou non ?).

Pour résumer à ce stade, une collectivité territoriale est libre d’agir en dehors des compétences
exclusivement attribuées à une autre collectivité tant que son but renvoie à la satisfaction d’un
intérêt public. Mais que faut-il entendre par « intérêt public » ici ? Deux vérifications sont
nécessaires pour que cet intérêt public soit confirmé. Pour être plus précis, le juge vérifie deux
critères, l’un géographique, l’autre fonctionnel :

59
S’agissant du critère géographique, il suppose que l’intervention satisfasse un besoin local,
c’est à dire un besoin exprimé dans les limites du territoire en cause.

Ce critère pose problème pour un certain nombre d’interventions car il n’est pas toujours
facile de savoir à quel moment un besoin peut être localisé au niveau communal,
départemental, régional ou étatique. Par exemple, en ce qui concerne le festival de cinéma les
œillades à Albi, il est évident que la commune a un intérêt à le subventionner. Mais le
département et la région y ont aussi un intérêt parce que la manifestation fera fonctionner le
tourisme, l’économie et l’emploi au delà du seul cadre communal. Et l’État peut lui aussi
avoir un intérêt à soutenir le festival dans la mesure où il s’inscrit dans le cadre de la politique
culturelle qu’il met en œuvre.

En pratique, on a constaté bien souvent qu’une même intervention pouvait être organisée ou
soutenue par des collectivités territoriales relevant d’échelons différents (et parfois l’État y
participe). Se mettent alors en place des partenariats. Pour inscrire ces partenariats dans le
temps, pour les institutionnaliser, le législateur a créé des formules (sociétés d’économie
mixte locales, sociétés publiques locales, groupements d’intérêt public etc) ; mais ils peuvent
aussi tout simplement se produire dans le cadre de concessions de service public.

Le contrôle juridictionnel du critère géographique est rare mais peut apparaître dans la
jurisprudence. En ce sens, dans l’arrêt Dubois de 1988, le Conseil d’État a indiqué à propos
d’une sculpture publique que « compte tenu de l’ensemble des activités exercées et notamment
du rôle joué par le cardinal Liénart dans la ville de Lille, le conseil municipal de cette ville
n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en décidant d’ériger une statue le
représentant ».

À propos du critère fonctionnel, le juge s’assure que les interventions des collectivités
territoriales ne perturbent pas le secteur privé. Pour être légale, l’action publique ne doit pas
porter atteinte au principe de la liberté du commerce et de l’industrie.

Pendant longtemps, le juge considérait que l’intervention des pouvoirs publics n’était justifiée
au regard de ce principe qu’en cas de « carence » de l’initiative privée (CE Sect. 1930,
Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers). Cette solution est toujours valable
mais l’intervention des collectivités locales peut désormais s’appuyer sur d’autres aspects ou
manifestations de l’intérêt public (CE ass., 2006, Ordre des avocats au Barreau de Paris).
Cette dernière formulation étant floue, cette nouvelle interprétation jurisprudentielle élargit le
champ des activités économiques pouvant être gérées par les pouvoirs publics. Reste que les
collectivités demeurent soumises au respect d’une égale concurrence (par exemple, elles ne
doivent pas commettre par leurs actions d’abus de position dominante).

L’avenir en droit français de la clause générale de compétence a pu faire, ces dernières


années, l’objet de revirements. La loi du 16 décembre 2010 avait prévu de supprimer à partir
de 2015 le recours à la clause générale de compétence pour les départements et les régions
sauf en matière de tourisme, de culture et de sport. Le Gouvernement de Jean-Marc Ayrault
avait alors abrogé cette partie du texte. Suivant la loi portant nouvelle organisation territoriale

60
de la République (loi NOTRe) du 7 août 2015, la clause générale de compétence a été
supprimée pour les départements et les régions.

Le Conseil constitutionnel a considéré que cette suppression n’était pas contraire au principe
de libre administration des collectivités territoriales (CC, 2016, Assemblée des départements
de France, QPC).

Il faut toutefois relativiser la portée de cette suppression :

Tout d’abord, il est bien précisé dans la loi NOTRe que le recours à la clause par les
départements et régions demeure possible dans les domaines du sport, du tourisme et de la
culture.

Par ailleurs, la suppression de la clause générale pour les départements et les régions signifie
en creux qu’elle subsiste pour les communes qui peuvent en faire usage comme avant.

Enfin, dans certains domaines bien précis, des dispositions prévoient la collaboration entre les
collectivités territoriales. Ce n’est pas, dans cette dernière hypothèse, le retour déguisé de la
clause générale de compétence mais le résultat, dans ces domaines là, reste le même. Voici
quelques exemple de dispositions le permettant :

- l’article L. 4221-1 du CGCT précise que la région « peut engager des actions
complémentaires de celles de l’État et des autres collectivités territoriales situés dans la
région, dans les domaines et les conditions fixés par les lois déterminant la répartition des
compétences entre l’État, les communes, les départements et les régions ».

- l’article L. 3231-2 du CGCT énonce que dès l’instant où « l’intervention du département a


pour objet de favoriser le développement économique, il peut accorder des aides ».

- suivant l’article L. 4211-1 du CGCT, les départements et les communes peuvent participer
au financement des « fonds d’investissement de proximité » financés et mis en œuvre par les
régions.

Il est à noter que l’actuelle majorité parlementaire réfléchit en faveur à l’inscription dans la
Constitution du recours à la clause générale de compétence par les communes.

D) Les limites de l’exercice des compétences

Ces limites ressortent d’un côté de la marge de manœuvre laissée aux collectivités territoriales
lorsqu’elles agissent (1) et de l’autre de l’encadrement de cette action par l’État (2).

1- La marge de manœuvre

Trois remarques méritent d’être formulées :

- les collectivités territoriales ne disposent pas du pouvoir législatif (à l’inverse des États
fédérés qui disposent d’un pouvoir normatif autonome). Elles ne disposent que du pouvoir
réglementaire. Cela impliqué d’une part que les décisions prises doivent être conformes à la

61
loi et que, d’autre part, il est des cas où l’État édicte des règlements que les collectivités
territoriales ont la charge de mettre en œuvre (le pouvoir réglementaire des collectivités
complète donc celui de l’État mais ne s’y substitue pas).

- le principe de libre administration des collectivités doit être concilié avec le principe
d’égalité. L’État doit en principe traiter les collectivités territoriales de même niveau de la
même manière. Le Conseil constitutionnel a ainsi pu affirmer le nécessaire respect de l’égalité
de traitement lors de l’attribution de l’allocation personnalisée d’autonomie aux personnes
âgées (CC, 18 juil. 2001).

L’administration centrale peut toutefois doter une région, un département ou une commune en
particulier de nouvelles compétences. Cette rupture au principe d’égalité reste conforme à la
Constitution car le transfert ne peut avoir lieu qu’à titre expérimental : d’une part, il est limité
dans le temps et, d’autre part, il a vocation à s’étendre à l’ensemble des collectivités du même
niveau ou à prendre fin (art. 72 de la Constitution ; loi organique du 1er août 2003).

- la sociologie des organisations a montré les limites de la distinction entre déconcentration et


décentralisation. En pratique, il y a une forme de coopération entre le pouvoir central (par
l’intermédiaire des autorités déconcentrées) et les autorités décentralisées. Cette coopération
conduit à attribuer la paternité des décisions prises ni au pouvoir central ni tout à fait aux
collectivités territoriales.

Comme le dit Jacques Caillosse (L’État du droit administratif, 2015), il existe « entre le
modèle du pouvoir hiérarchique qui est la marque même de la centralisation et le modèle du
contrôle – celui-là recevait le nom de tutelle jusqu’à la loi de mars 1982 –, parfaitement
respectueux, mieux constitutif de la décentralisation, il y a toute la place d’une troisième
structure, la semi-décentralisation, qui obéit à un autre principe : le consentement. Pour le
dire vite, dans ce système, l’administration des collectivités territoriales est confiée à un
organe mixte, une sorte d’hybride, constitué d’une autorité propre à chacune des entités
décentralisées et d’une autorité d’État : le maire et le préfet par exemple. Cette formule, en
associant à parité les deux autorités à l’exercice du pouvoir de décision, combine les
principes de la centralisation et de la décentralisation, sans se réduire à ceux de l’une ou de
l’autre. Si l’organe décentralisé dépend à coup sûr de l’organe de l’État, sans lequel le
processus de création juridique qu’il entend initier n’aurait aucune chance d’aboutir, le
problème se pose en termes analogues pour l’État dont l’aptitude à décider resterait vaine
sans une volonté concordante de l’autorité locale. Si pareil système fait sortir de la
centralisation, il ne fait pas entrer en décentralisation pour autant, car l’organe de la
collectivité décentralisée ne peut faire prévaloir dans le cadre du droit, sa volonté propre ».

2- L’encadrement de l’État

Avant la décentralisation de 1982, les collectivités territoriales étaient soumises à la tutelle de


l’État. Cette tutelle portait essentiellement sur les actes édictés par les collectivités
territoriales. Le préfet pouvait annuler les décisions prises et devait les approuver dans
certains cas. Il lui était même possible, parfois, de se substituer au maire lorsque celui-ci était
dans l’obligation d’agir et qu’il demeurait inactif.

La réforme de 1982 a supprimé le principe de la tutelle et l’a remplacé par un contrôle de


légalité. Ce contrôle ne porte pas sur l’opportunité de l’acte et sur le sens même de la décision

62
comme c’était le cas de la tutelle mais il s’agit bien d’un contrôle administratif (a). Ajoutons à
cela que des dispositions maintiennent dans certaines hypothèses une forme de tutelle
déguisée de l’État sur les collectivités territoriales (b).

a- Le contrôle administra f

L’essentiel des actes pris par les collectivités territoriales doivent être transmis au préfet. Il en
va ainsi des actes pris par l’exécutif (actes réglementaires, actes individuels pris par le maire
en matière d’urbanisme et de police administrative etc.) et des actes pris par les assemblées
délibérantes. En revanche, les actes relevant de la catégorie des contrats de droit privé n’ont
pas à être transmis (CE, 27 fév. 1987, Lancelot).
Il n’existe aucun délai de transmission. Mais un acte ne devient exécutoire (ne produit d’effets
juridiques) qu’à partir du moment où la preuve de la transmission de l’acte a été rapportée.

Une fois l’acte transmis, le préfet est censé en vérifier la légalité. S’il considère l’acte comme
illégal, le préfet a deux mois pour saisir le tribunal administratif. Le délai court à compter de
sa transmission. C’est ce que l’on appelle le déféré préfectoral. Avant 1982 et la suppression
de la tutelle, le préfet pouvait lui-même rétablir l’ordre légal. Il lui faut donc désormais passer
par le juge pour que l’illégalité d’un acte soit sanctionnée.

Notons au passage que le déféré préfectoral peut être effectué sur demande, par tout
administré qui a intérêt à l’annulation de la décision : un usager, un membre de l’opposition
etc. Ce déféré provoqué est prévu par la loi (art. L. 2131-8 ; L. 3121-3, L. 4142-3 du CGCT).

Quoi qu’il en soit, lorsque le tribunal administratif est saisi, il peut au terme de son jugement
prononcer l’annulation de l’acte déféré s’il le considère comme illégal.

Toutefois, dans la pratique, on constate que tout est fait pour éviter d’en arriver au stade où le
juge rend sa décision. Quantitativement, le nombre de déférés parvenant au terme du
jugement est assez faible. Le manque d’entrain apparent de l’État à l’égard de la procédure de
du déféré trouve probablement une partie de ses explications dans l’assouplissement
jurisprudentiel auquel le juge s’est livré :

- le préfet n’est pas dans l’obligation de saisir le juge (CE, 25 janv. 1991, Brasseur), ce
qui explique qu’il ne le saisisse pas chaque fois qu’il constate une illégalité. La
responsabilité de l’État ne peut être engagée que si l’illégalité de l’acte était manifeste
et que le préfet ne l’a pas déféré (CE, 6 oct. 2000, Ministre de l’Intérieur c. Commune
de Saint-Florent).

- le déféré peut être précédé d’un recours gracieux adressé à l’autorité décentralisée par
le préfet afin qu’elle corrige l’illégalité de l’acte (réformation ou abrogation ; le délai
de recours contentieux recommence alors à courir avec la décision de rejet du recours
gracieux).

- Le préfet peut se désister d’un déféré. Cette faculté lui a été reconnue expressément
(CE Sect., 1997, Commune de Port).

63
Faut-il voir derrière les statistiques et la jurisprudence un manque de fermeté de la part de
l’État ? Pas du tout. Le constat du faible nombre de déférés doit être interprété comme un
redéplacement du pouvoir de contrôle. Dans la mesure où les collectivités territoriales
souhaitent éviter le contentieux et où le pouvoir de saisir le juge ne réside qu’entre les mains
du préfet (il a droit de saisine ou d’indulgence), celui-ci se retrouve en position de force pour
exprimer aux collectivités territoriales sa propre conception de la légalité. Peuvent alors être
entamées des négociations sur un pied d’égalité : la perspective d’une éventuelle saisine
confère au préfet un atout de taille dans sa négociation avec la collectivité territoriale (certains
y voient une forme de retour subtil de la tutelle).

Il n’en reste pas moins que, et en suivant une logique inverse, la jurisprudence a en parallèle
considérablement élargi le spectre des actes susceptibles d’être déférés. Entrent dans ce
champ les décisions implicites (CE Sect., 1997, Commune de Port), les délibérations
préparatoires ou vœux en cas d’illégalité externe. La loi du 22 février 1982 semblait pourtant
limiter la procédure de déféré aux actes obligatoirement transmissibles au préfet (délibération
des assemblées, arrêtés de police, décisions réglementaires, contrats publics, décisions
individuelles relatives aux agents locaux dotées d’une certaine importance..).

Le rescrit du préfet institué par La loi Engagement et proximité du 27 décembre 2019 a


toutefois redonné aux collectivités territoriales et leurs groupements plus de sécurité juridique.
Il s'agit en réalité d'un mécanisme de prévention des conflits. Il consiste en une demande faite
au préfet avant que la collectivité n'adopte son acte de prendre préalablement position. Si en
définitive l'acte adopté est conforme à la prise de position du préfet alors ce dernier ne peut
plus le déférer au contrôle de légalité.

Soulignons pour finir que dans les cas où le déféré préfectoral emprunte la voie de la
procédure de référé, le juge suspend l’acte (il cesse temporairement de produire des effets
mais n’est pas retiré de l’ordonnancement juridique) lorsqu’il a un doute sérieux sur sa
légalité mais ne l’annule pas. Il faut attendre le jugement définitif pour que l’acte soit
éventuellement annulé. La suspension est concomitante à la saisine en matière d’urbanisme,
de marchés publics ou de délégation de service public. Le but est d’éviter que l’acte ne
produise des effets sur lesquels il serait difficile, voire impossible, de revenir par la suite.

b- La persistance de la tutelle

Bien que les réformes successives n’ont cessé de renforcer le pouvoir des collectivités
territoriales, le mode d’organisation centralisé reste profondément ancré en France
(contrairement par exemple aux États fédéraux). Cela s’explique en grande partie par ce que
Pierre Legendre appelle des croyances collectives en l’État : on présume plus facilement
qu’ailleurs que l’action de l’État est bien fondée tandis que l’on est davantage méfiant à
l’égard des penchants démagogiques des élus locaux (ceci est peut être un peu moins vrai
aujourd’hui comme a pu le montrer la crise des « gilets-jaunes » de 2018-2019).

C’est ce qui permet de comprendre pourquoi l’État crée aussi souvent des exceptions ou
utilise régulièrement des procédés pour reprendre d’une main ce qu’il a donné en
compétences de l’autre.

64
À titre d’exemple, la tutelle de substitution a parfois été maintenue. Dans le domaine de la
police, le préfet peut se substituer au maire ou au président du conseil général. C’est encore le
cas lorsque le préfet constate que les plans locaux d’urbanisme ne respectent pas les
documents d’urbanisme de niveau supérieur.

Mais il est d’autres hypothèses où l’État oriente subtilement le contenu des politiques
publiques mises en oeuvre par les collectivités territoriales. Il en va ainsi lorsqu’il conditionne
l’octroi d’une subvention au respect de certaines conditions liées à l’organisation d’un service
public local. C’est encore le cas lorsque la loi prévoit l’intervention d’un contrôle scientifique
ou technique sur certains types de services publics. Les prestations culturelles mises en œuvre
par les collectivités font le plus souvent l’objet d’un tel contrôle qui peut aller jusqu’à évaluer
la qualité des prestations, ce qui revient à promouvoir certaines formes d’expression plutôt
que d’autres.

Par ailleurs, des contrats financiers sont passés entre l’État et les collectivités territoriales par
lesquels il s’efforce plus ou moins d’agir sur la gestion des territoires. Au point que, parfois,
les associations d’élus dénoncent une forme de chantage comme ont pu le faire François
Baroin, Dominique Bussereau et Hervé Morin le 10 avril 2018. Ces deux derniers ont
« dénoncé les faux-semblants de la concertation avec l’État ». La contractualisation la plus
connue est celle des contrats de plan État-Régions. Ils portent notamment sur : l’enseignement
supérieur et la recherche ; l’innovation, les filières d’avenir et l’usine du futur ; la couverture
du territoire en très haut débit ; la transition écologique et énergétique.

§ 2 : La décentralisation fonctionnelle

La décentralisation fonctionnelle représente un procédé de quadrillage de l’espace social


distinct de la décentralisation territoriale car reposant sur la notion de secteur. Elle est fondée
en effet sur la sectorialité de l’administration (et non plus sur sa territorialité).

On peut définir la sectorialisation de l’administration comme la structuration verticale des


rôles sociaux (gérer les vols aériens, prédire la météo, donner accès à la culture, accorder des
soins de santé etc.). Le nombre des secteurs ainsi délimités s’est multiplié avec le
développement des domaines d’intervention du temps où l’État providence battait son plein.

La mise en œuvre des politiques sectorielles peut être effectuée « directement » par l’État
stricto sensu ou par une collectivité territoriale : ils ont alors recours à leurs propres moyens,
on parle de gestion en régie. Mais ils peuvent aussi faire le choix de créer une entité
spécifique chargée de la gestion d’un secteur en particulier et dotée de la personnalité morale
de manière à conférer à cette entité une certaine autonomie. C’est cela la décentralisation
fonctionnelle. Le but recherché est l’accroissement de l’efficacité de la structure, la limitation
des coûts, le court-circuitage des lourdeurs administratives.

Le phénomène s’est développé dans tous les pays occidentaux et des noms différents ont été
attribués aux entités en cause (par exemple, aux États-Unis, on parle d’agences comme
l’illustre la CIA). En France, on désigne les entités sous le terme établissements publics.

Le régime des établissements publics se compose de règles en rapport avec leur création (A),
leurs compétences (B) et leur fonctionnement (C).

65
A) La création des établissements publics

L’État peut créer diverses catégories d’établissements publics : les établissements publics
d’aménagement, les établissements publics de santé, les établissements publics à caractère
scientifique, culturel et professionnel (par exemple, l’INU Champollion), les établissements
publics locaux d’enseignement, les écoles nationales supérieures d’architecture etc.

Certains autres établissements sont plus atypiques car ne renvoyant pas une catégorie bien
précise (la Comédie française, Météo-France...).

En ce qui concerne les collectivités territoriales, elles peuvent être à l’origine :


d’établissement public foncier locaux (dont le but est la constitution de réserves foncières
avant la réalisation de projets d’aménagement public), d’offices publics de l’habitat ou encore
de centres communaux d’action sociale.

Le législateur est compétent pour créer toute nouvelle « catégorie d’établissements publics ».
Il en détermine l’objet statutaire et le type de personne morale auquel il peut être rattaché.
Une fois l’établissement public créé, celui-ci reste sous la tutelle de l’autorité administrative
de rattachement. L’autonomie laissée par l’autorité de tutelle change d’un établissement
public à l’autre.

La tutelle n’est pas à confondre avec le pouvoir hiérarchique dans la mesure où l’autorité de
tutelle ne peut exercer un quelconque pouvoir d’instruction ou de réformation. En revanche,
l’autorité de tutelle peut disposer des pouvoirs suivants :

- un pouvoir « d’approbation » par lequel l’entrée en vigueur des décisions est subordonnée à
l’accord de l’autorité de tutelle. Il est fréquent que le statut de l’établissement public prévoit
que l’accord est acquis implicitement au-delà d’un certain délai resté sans désapprobation de
l’autorité de tutelle.

- un pouvoir « d’autorisation » qui subordonne la prise de décision de l’établissement public à


l’accord préalable de l’autorité de tutelle.

- un pouvoir « d’annulation » qui autorise l’autorité de tutelle à annuler rétroactivement la


décision prise par l’établissement public.

- un pouvoir de « substitution » qui autorise l’autorité de tutelle à agir à la place de


l’établissement public. Mais la substitution est généralement opérée après une mise en
demeure d’agir restée infructueuse.

Il importe de souligner malgré tout que la tutelle peut aussi s’exercer indirectement, par
exemple à travers : la présence de représentants de la tutelle au sein du conseil
d’administration (encore plus s’ils disposent d’un droit de véto) ; les conditions de désignation
du directeur ou président de l’établissement public (notamment lorsque son mandat est court
et renouvelable). Il faut relever par ailleurs que les établissements publics sont le plus souvent
très dépendants de la dotation budgétaire que leur accorde la tutelle.

66
B) Les compétences des établissements publics

Les établissements publics sont régis par le principe de spécialité. À la différence des
collectivités territoriales (ou plutôt des communes aujourd’hui2), les établissements publics ne
peuvent user d’aucune clause générale de compétence. Ils agissent uniquement dans le cadre
de la compétence qui leur a été transférée. Ce principe de spécialité limite la capacité de
l’établissement public à multiplier ses activités ; il freine tout mouvement d’émancipation
éventuel. En cela, il est cantonné à ne pouvoir mener que les missions contenues dans son
statut.

On peut toutefois observer que s’est installée depuis plusieurs décennies une sorte de crise de
la notion d’établissement public : ces établissements, notamment, ne seraient plus aussi
spécialisés qu’ils devraient l’être. Certains ont ainsi la possibilité de créer des filiales, de
prendre des participations etc. (variable suivant l’établissement public). Mais le juge est resté
indulgent. On peut même dire qu’il participe à ce mouvement de « déspécialisation » en ce
qu’il s’est livré à une interprétation souple du principe de spécialité dans l’avis du Conseil
d’État de 1994, Diversification des activités d’EDF-GDF (EDF était un EPIC avant une loi de
2004) :

« Si ce principe de spécialité invite, pour déterminer la nature des activités confiées à


l’établissement, à se reporter à ses règles constitutives, telles qu’elles ont été définies en
l’espèce par la loi, il ne s’oppose pas par lui même à ce qu’un établissement public, surtout
s’il a un caractère industriel et commercial, se livre à d’autres activités économiques (nous
soulignons) à la double condition :

d’une part que ces activités annexes soient techniquement et commercialement le complément
normal (nous soulignons) de sa mission statutaire principale, en l’occurrence de la
production, du transport, de la distribution et de l’importation et exportation d’électricité et
de gaz ou au moins connexe à ces activités,

d’autre part que ces activités soient à la fois d’intérêt général et directement utiles à
l’établissement public (nous soulignons) notamment par son adaptation à l’évolution
technique, aux impératifs d’une bonne gestion des intérêts confiés à l’établissement, le savoir-
faire de ses personnels, la vigueur de sa recherche et la valorisation de ses compétences, tous
moyens mis au service de son objet principal ».

C) Le fonctionnement des établissements publics

Les règles de fonctionnement des établissements publics diffèrent selon la catégorie dont ils
relèvent. On distingue ainsi deux catégories d’établissements publics : les établissements
publics à caractère administratif (EPA) comme par exemple météo-France ; les
établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) comme par exemple la
RATP.
Ceux à caractère administratif sont en principe soumis au droit administratif tandis que ceux à
caractère industriel ou commercial sont soumis au droit administratif pour leur organisation et
au droit privé pour leur fonctionnement.

2 Puisque la clause générale a été supprimée pour les départements et les régions rappelons le.

67
Ainsi par exemple, les agents des EPIC sont présumés salariés, à l’exception du comptable
public et du plus haut directeur de l’établissement (CE, 1957, Jalenques de Labeau). A
l’inverse, les contrats de l’ensemble des agents recrutés par des EPA sont présumés
administratifs (TC, 1996, Préfet de la Région Rhône-Alpes c. Conseil des Prud’hommes de
Lyon, dite jurisprudence Berkani).

Sous-section 3 : Les autres personnes publiques

En plus de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics (et des personnes
privées missionnées dont nous dirons un mot aussitôt après), l’administration se compose d’ «
autres personnes publiques ».

Elles sont soumises à un régime qui leur est propre. Elles sont créées « sur mesure » par le
législateur et ne rentrent, de ce fait, dans aucune des catégorie vues jusqu’ici. On parle de
personnes publiques sui generis (exemple : la Caisse des dépôts et consignation). Ce
caractère sui generis ne coule toutefois pas de source et il peut arriver que l’on cherche à
appliquer à ces personnes publiques le régime des établissements publics (en croyant qu’il
s’agit bien de tels établissements). En cas de contentieux, le juge doit alors se prononcer en
excluant la qualité d’établissement public tout en reconnaissant le caractère public de la
personne (et par là même leur caractère sui generis). En ce sens, le Tribunal des conflits a pu
dire à propos de La Banque de France qu’elle n’est pas un établissement public mais une
personne publique sui generis (TC, 1997, Epoux Muet et Société La Fontaine de Mars). Pour
lui reconnaître le caractère public, le juge a en particulier observé qu’il s’agit d’une institution
dont le capital appartient à l’État.

Parmi ces personnes publiques sui generis, on peut relever l’existence de deux types de
personnes morales : les groupements d’intérêt public (GIP) (§1) et les autorités indépendantes
(AI) (§2).

§ 1 : Les groupements d’intérêt public

Le statut des GIP a été créé par la loi du 15 juillet 1982. Il s’agit de structures à l’origine
créées afin de permettre l’association de laboratoires publics et privés autour de projets de
recherche communs. Le législateur a par la suite autorisé leur création dans bien d’autres
domaines comme le montrent les exemples suivants : GIP Cafés Cultures ; Service de
prophylaxie renforcé ; Réussir en Sambre ; Réseau des acheteurs hospitaliers d’Ile-de-France ;
GIP Calanques - Parc National ; Institut National du Cancer ; Samu social de Paris ; GIP
enfance en danger etc.

Le Conseil d’État a considéré dans un avis qu’il s’agissait de personnes morales de droit
public sui generis ; le juge administratif est en principe compétent pour trancher les litiges les
mettant en cause (CE Avis, 15 oct. 1985). Cette solution a été confirmée par le Tribunal des
conflits qui a reconnu le caractère public de ces personnes morales tout en les distinguant des
établissements publics (TC, 2000, GIP Habitat et logement social pour les mal-logés et les
sans-abri). La Cour des comptes a de son côté rappelé l’autonomie juridique d’un GIP par
rapport aux autres personnes morales qui l’ont constitué (C. comptes, 2016, GIP Maison
départementale des personnes handicapées du Loiret).

68
Les GIP sont créés par convention avec l’État et peuvent réunir des collectivités territoriales
et des personnes morales privées.

Les avantages de cette structure sont de présenter plus de souplesse par rapport aux
établissements publics de coopération intercommunale. Ils permettent en effet d’intégrer en
leur sein des personnes privées et leur savoir-faire et les règles de comptabilité et de gestion
sont en principe de droit privé.

Ajoutons que dans le cas où les membres du GIP contiennent aussi une ou plusieurs personnes
privées, ils peuvent choisir de soumettre la structure soit aux règles de la comptabilité
publique, soit aux règles de la comptabilité privée. Par ailleurs la gestion peut être régie selon
les règles du droit public lorsque le groupement assure à titre principal la gestion d’une
activité de SPA, ou selon les règles du droit privé lorsque le groupement assure à titre
principal la gestion d’une activité de SPIC.

Ils offrent également l’avantage d’éviter aux collectivités territoriales de replonger dans
certaines dérives qu’avaient pu connaître des associations et fondations contrôlées par des
personnes publiques qui les conduisaient à des pratiques financières douteuses.

L’inconvénient de cette formule, cependant, est que l’existence des GIP est en principe
limitée dans le temps. Ce qui a nécessairement un impact sur l’origine du personnel qui le
compose : le recrutement d’un personnel propre « ne peut avoir qu’un caractère subsidiaire
par rapport aux effectifs de personnel mis à la disposition du groupement ou détaché auprès
de lui ». Il ne peut dans ce cas s’agir que d’« agents dont la qualification technique est
indispensable aux activités spécifiques du groupement ». L’essentiel du personnel est donc
composé d’agents que les collectivités ou les éventuelles personnes privées qui sont parties à
la convention de création mettent à disposition.

Cela pose problème car le GIP dispose d’une faible capacité à recruter un personnel adapté à
l’activité qu’il gère. Il est néanmoins possible de contourner cette difficulté grâce au
recrutement d’agents publics non titulaires par les collectivités territoriales qui mettent ensuite
ces agents à la disposition du GIP. La pratique a été autorisé par le juge administratif (CE,
2005, Syndicat national des affaires culturelles).

Il est à noter que le nombre de GIP à durée illimitée (par exception au principe) a évolué en
nombre.

§ 2 : Les autorités indépendantes

Les autorités indépendantes se sont multipliées depuis la fin des années 1970. Parmi les plus
connues, on peut citer : le Défenseur des droits ; la Commission nationale informatique et
liberté (CNIL) ; la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) ; le Médiateur
du cinéma ; le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ; l’Autorité de régulation des jeux en
ligne (ARJEL) ; l’Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes
(ARCEP) ; l’Autorité des marchés financiers (AMF) ; le Médiateur de la musique etc.

Elles sont marquées par une grande diversité (A). Leurs statut et domaine d’intervention sont
très variables et elles n’ont pas toutes les mêmes prérogatives. En somme, on peinerait à

69
trouver un statut type de l’Autorité indépendante. On peut malgré tout identifier des traits
communs, certaines similitudes qui permettent de les rassembler dans une catégorie à part (B).

A) Diversité

Il existe une quarantaine d’AI. Elles sont marquées par une vraie diversité juridique.

Ainsi, certaines sont dotées de la personnalité morale et d’autres non (en sont par exemple
dotées : l’Autorité des marchés financiers, la Haute autorité de santé, l’Autorité de régulation
des activités ferroviaires, l’Agence Française de lutte contre le dopage, la Haute autorité pour
la diffusion des œuvres et la protection des droits sur l’Internet etc.) On parle le cas échéant
d’autorités publiques indépendantes (API).

Certaines AI disposent par ailleurs d’un pouvoir de sanction tandis que d’autres en sont
dépourvues. La possibilité de leur accorder un tel pouvoir a été admis par le Conseil
constitutionnel pour le CSA et la Commission des opérations de bourse (COB). Mais il a posé
deux conditions : les sanctions doivent être exclusives de toute privation de liberté ; le pouvoir
de sanction doit être assorti par la loi de mesures destinées à sauvegarder les droits et libertés
constitutionnellement garantis (CC, 28 juillet 1989).

B) Similitudes

Quelle que soit l’AI observée, force est de constater qu’elle exerce une fonction de régulation
d’un secteur de la société (1). C’est leur premier point en commun. Il apparaît ensuite qu’un
effort a toujours été fait pour que les AI apparaissent comme des organes dotés d’une
légitimité originale fondée sur l’indépendance et l’impartialité de leurs membres.

1- Une fonction de régulation

Toute AI encadre un secteur de la vie sociale (secteur de la création, secteur du sport, secteur
financier, secteur du transport etc.). Leur but est de protéger les libertés et de procéder à
l’arbitrage des intérêts en présence.

Par voie de conséquence, elles disposent d’un éventail de prérogatives qui sont
traditionnellement, réparties entre diverses autorités administratives : pouvoir de sanction
parfois ; pouvoir de saisine des tribunaux, opérations de contrôle et d’investigation ;
élaboration de règles même si elles ne disposent pas du pouvoir réglementaire ; formulations
de recommandations au gouvernement par l’intermédiaire de rapports...

Il arrive cependant que sur un même secteur, plusieurs AAI interviennent en même temps.
Certains ont pu parler de « désordre des AAI ». C’est ce que montre le secteur d’Internet dans
lequel nterviennent :

- la Commission nationale informatique et liberté (CNIL) : avec la loi pour une République
numérique du 7 octobre 2016, la CNIL est chargée de réguler les avis en ligne pour garantir
leur impartialité.

70
- la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet
(HADOPI) : elle protège les droits d’auteur par le procédé de la riposte graduée (l’infraction
pour négligence caractérisée subsiste).

- l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) : elle doit
garantir la non-discrimination d’accès au réseau en fonction des services par les fournisseurs
d’accès (les opérateurs ne peuvent pas offrir un internet plus lent ou plus rapide en fonction
des clients : c’est le principe de neutralité du net introduit par la loi pour une République
numérique).

- l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL).

- le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) : les services de télévision ou de radio sur


internet sont en effet soumis aux obligations de la loi sur l’audiovisuel.
- la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) : elle est chargée de réguler
la diffusion publique, sous forme de mise en ligne, des documents administratifs.

Dans cet exemple, on peut se poser la question de savoir si une telle disparité permet vraiment
une régulation efficace du secteur de l’Internet.

2- Une légitimité originale

Les AI sont statutairement rattachées à l’État. Mais tout est fait à travers leurs règles
d’organisation pour qu’elles puissent agir avec indépendance. Le but est de limiter l’emprise
de l’administration classique sur certains secteurs et de protéger certaines activités par rapport
aux jeux politiques. Pour quelles raisons ?

- d’abord parce que l’administration classique n’apparaît pas ou plus légitime à intervenir
(certaines AI sont ainsi chargées d’accompagner l’ouverture au marché de certaines activités
qui connaissaient jusque-là une situation de monopole ; par exemple : le CSA).

- ensuite, l’administration classique est jugée incapable de comprendre objectivement le


secteur (d’où l’institution par exemple de l’AMF).

- enfin, les méthodes classiques d’encadrement sont considérées comme trop rigides, voire
inefficaces (Hadopi a ainsi été créée parce que la lutte contre le téléchargement illégal
s’appuyait jusque-là uniquement sur le délit de contrefaçon qui suppose de saisir les tribunaux
; or le nombre de contrefaçons de supports audiovisuels ou musicaux s’est considérablement
accru avec internet).

Pour que ces AI et les décisions qu’elles prennent soient respectées par les acteurs du secteur
concerné, un effort de légitimation est systématiquement opéré : cet effort se traduit par une
composition singulière et par des règles garantissant l’indépendance de leurs membres.

Les règles de composition permettent de choisir des personnalités qualifiées (experts). Elles
sont parfois issues du secteur à réguler et représentent sinon de très bonnes connaisseuses des
questions traitées par l’AI. Les autorités détentrices du pouvoir de nomination s’arrangent
pour que les compétences de ces personnalités qualifiées soient complémentaires entre elles.

71
De cette manière, l’organe se retrouve en situation d’examiner les problèmes qui lui sont
soumis sous les différents angles qu’ils présentent. Les décisions prises par l’organe se
retrouvent ainsi parées des vertus de « l’impartialité » : l’autorité a pris en compte l’ensemble
des intérêts en cause avant de trancher.

Par exemple, le collège de l’ARCEP se compose de :

- Sébastien Soriano, Ingénieur en chef des Mines


- Serge Abiteboul, Directeur de recherche en informatique à l’ENS Paris
- Joëlle Cottenye, Vice-présidente du Conseil départemental du Nord
- Maya Bacache, Agrégée de sciences économiques
- Emmanuel Gabla, Ingénieur général des Mines, Chef du service économique d’Oslo près
l’ambassade de France en Norvège
- Monique Liebert-Champagne, Conseillère d’Etat
- François Lions, Ingénieur général des Mines

Dans le même temps, l’indépendance du collège d’une AI est renforcée par la dilution du
pouvoir de nomination (plusieurs autorités distinctes sont chargées de la nomination des
membres d’un même organe).

Ainsi par exemple, les membres du collège dirigeant d’Hadopi sont nommés par différentes
autorités : la cour de cassation, le Conseil d’État, la Cour des comptes, le Conseil supérieur de
la propriété littéraire et artistique, les ministres chargés des communications électroniques, de
la consommation et de la culture, l’Assemblée nationale et le Sénat. On trouve ainsi au sein
du collège d’Hadopi, deux hauts magistrats de la Cour de cassation, deux élus (Marcel
Rogemont, Didier Mathus), un conseiller d’État, un ingénieur des télécommunications, un
haut fonctionnaire de la culture, le secrétaire Général du Groupement des intellectuels
Aveugles ou Amblyopes, le vice-président de l’Union Nationale des Associations Familiales.
A pu également en faire partie un ancien ministre de la culture (Jacques Toubon).

Une fois nommés, le statut des membres des AI renforce encore un peu plus leur
indépendance. La loi du 20 janvier 2017 a posé un cadre général en ce sens, applicable à
toutes les AI. On y retrouve :

- le principe d’irrévocabilité (article 5).

- l’impossibilité de renouveler plus d’une fois (article 7).

- un régime d’incompatibilités des membres : entre AAI elles-mêmes (article 8) ; avec


certaines fonctions politiques ou privées (art. 9 à 12).

Le statut prévoit aussi des garanties d’indépendance pour l’organe lui-même : autonomie
administrative et financière ; absence de tout lien de tutelle avec l’État (ce qui signifie qu’il ne
peut donner d’instructions aux AI).

Il convient malgré tout de nuancer le constat auquel ces règles donnent lieu :

72
- l’État peut indirectement encadrer l’activité de ces AI. Les moyens dont elles disposent, en
effet, dépendent avant tout du bon vouloir de l’État : une AI gère son budget de façon
autonome mais elle n’a pas de sources de financement propres comme le permettrait le
prélèvement d’une taxe directement reversée à l’organe.

- le juge peut censurer les actes pris par une AI. Du reste, le juge administratif est juge
d’appel des sanctions que certaines AI sont autorisées à prendre.

Section 2 : Les personnes morales privées

Comme nous avons déjà eu l’occasion de le préciser en introduction de ce deuxième chapitre,


l’administration, c’est à dire l’entité qui se propose d’agir exclusivement dans le sens de
l’intérêt général, ne se compose pas que de personnes publiques.

Certaines personnes privées font en effet partie de l’administration lorsqu’une personne


publique ou la loi leur a confié une mission de service public. On parle alors de personnes
privées missionnées.

Elles peuvent se voir confier à cette fin des prérogatives de puissance publique (leurs
décisions prennent dans ce cas la forme d’actes administratifs unilatéraux). En pareille
hypothèse, elle se retrouvent alors partiellement soumises aux règles du droit public. La
possible soumission d’une personne privée à un régime de droit administratif a été consacrée
par le juge administratif (CE, 1938, Caisse primaire Aide et protection).

Ces personnes privées se rencontrent lorsque l’activité en cause est à caractère industriel et
commercial mais aussi dans des cas d’activités à caractère purement administratif comme le
montrent les caisses primaires d’assurance maladie, caisses d’allocations familiales,
fédérations sportives, l’UNEDIC, les associations communales de chasses etc.

S’ajoutent aux personnes privées habilitées unilatéralement à effectuer des tâches


administratives les innombrables personnes privées auxquelles une collectivité publique
confie une mission à une personne privée par convention. Ces conventions prennent
essentiellement la forme de marchés publics ou de contrat de concession (mais vous aurez
l’occasion de davantage développer cet aspect dans le cours de Droit administratif 2).

Ces personnes privées empruntent des formes différentes. On trouve ainsi les formes
classiques (associations, sociétés purement privées) mais aussi des formes hybrides (sociétés
d’économie mixte ou sociétés publiques locales).

Le recours à ces personnes privées est justifié par le besoin de faire des économies. En effet,
le montage juridique (habilitation unilatérale ou convention) permet de faire peser tout ou
partie du financement de l’intervention publique sur la personne privée : en cela, la part de
l’impôt dans le financement de l’activité de service public diminue ; la personne privée
cherche alors à dégager des ressources à partir de l’usager. Généralement, une part du
financement reste publique.

73
La question que l’on peut immédiatement se poser est celle de savoir pourquoi
l’administration classique ne cherche pas à faire elle-même ces économies. Il y a trois raisons
à cela :

- il s’appliquera toujours aux personnes publiques une proportion de droit administratif plus
grande qu’aux personnes privées, quelle que soit la formule retenue (y compris pour les
EPIC). Or, cette proportion de droit administratif rend la personne publique moins souple
dans son fonctionnement (s’applique par exemple à elle le principe d’insaisissabilité des biens
des personnes publiques, ce qui tend à dissuader les sociétés de crédits).

- les personnes publiques appliquent en principe les règles de la comptabilité publique (qui
ont vocation à faire respecter de grands principes fondamentaux comme le principe de
séparation de l’ordonnateur et du comptable). Ces règles n’ont donc pas été conçues à
l'origine pour augmenter la rentabilité de l’activité ou limiter les dépenses.

- les agents publics n’ont pas l’expérience ni le savoir faire indispensables pour favoriser le
retour de bénéfices, voire parfois pour répondre efficacement aux problèmes auxquels
l’administration classique s’efforce de répondre (par exemple, les problèmes posés par la
Révolution numérique).

74
Chapitre 3

Le juge administratif

Les juridictions administratives ne sont pas les seules à connaître du contentieux mettant en
cause l’administration :

- le juge judiciaire est parfois compétent (exemple : en cas d’expropriation).

- la Cour européenne des droits de l’homme se prononce sur des matières qui touchent
directement aux interventions de l’administration (exemple : lorsque le juge considère qu’il y
a eu atteinte au droit de propriété par l’administration ; lorsqu’elle valide la décision d’arrêter
les soins administrés à Vincent Lambert).

- la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur le comportement de


l’administration par la voie de la question préjudicielle ou du recours en manquement
(exemple : en cas de dénonciation du non respect des procédures de mise en concurrence dans
le cadre d’une délégation de service public ou d’un marché public).

Reste que le juge administratif (terme désignant les juridictions administratives dans leur
ensemble, sans distinction) est le seul dont le contentieux est entièrement tourné vers
l’administration et à lui appliquer le droit administratif.

L’ensemble des juridictions administratives forme l’ordre juridictionnel administratif. Cet


ordre doit être distingué d’une part de l’administration active et, d’autre part, vis à vis de
l’ordre juridictionnel judiciaire. L’administration active désigne celle qui exerce les tâches
administrative d’exécution (Chapitre 2, Partie 1) tandis que l’ordre juridictionnel judiciaire est
constitué de l’ensemble des juridictions appliquant le droit privé dans les litiges qui leur sont
confiés (Cour de cassation, Cours d’appel et juridictions du premier degré de l’ordre judiciaire
[TGI, TI, tribunaux de commerce, conseils de prud’hommes etc.]).

Cette double dissociation n’avait rien d’évident. Elle s’est produite au cours du XIXe siècle et
apparaît aujourd’hui pleinement justifiée par le savoir-faire d'un juge spécial (Section 1). Les
juridictions administratives détiennent des prérogatives qui contribuent à les caractériser en
tant que juge de l’administration (Section 2). Elles disposent par ailleurs d’un champ de
compétences qui leur est propre (comme nous l’avons vu dans l’introduction) et s’appuient
sur une organisation indépendante (Section 3).

Section 1 : La dissociation des juridictions administratives

La Justice administrative trouve son origine dans l’Ancien Régime. Durant cette période, les
intendants et Conseil du Roi ont joué un rôle capital.

L’intendant est à la fois administrateur et juge administratif. Son domaine de compétences


s’étend au dépend des juridictions qui, certes, existent mais auxquelles la monarchie
n’accorde aucune confiance. Il exerce ainsi ses compétences de juge en contentieux fiscal,
service militaire, travaux publics, administration des communautés d’habitants.

75
Le Conseil du roi fait de son côté office de juge d’appel. Il statue sur le fond lorsque des
questions mettent en cause l’administration royale. Il avait néanmoins tendance à pencher en
faveur des intendants et à justifier l’exercice arbitraire du pouvoir royal.

Pour le dire vite, la justice administrative de l’Ancien régime était essentiellement préoccupée
par la justification du pouvoir central. Elle est à ce stade la conséquence logique de la
monarchie absolue.

La Révolution française ne changera pas cette logique (§ 1). Il faudra attendre la fin du XIXe
siècle pour constater un véritable tournant (§ 2). Aujourd’hui, la légitimité de l’ordre
juridictionnel administratif repose sur des arguments quelque peu différents (§ 3).

§ 1 : Le non-changement révolutionnaire

Au cours de la Révolution, le système juridictionnel est réformé mais la tradition reste


présente. Il est difficile, en effet, d’ôter des esprits cette idée selon laquelle les réclamations
contre l’administration doivent être portées devant l’administration d’exécution (les
intendants) ou l’instance politique suprême (le Conseil du roi). Ont ainsi été rejetées les idées
suivantes :

- la mise en place d’un réseau de tribunaux administratifs départementaux (on répugne à


instaurer des juges partout).

- la consécration au bénéfice des tribunaux ordinaires d’une compétence générale


(compétence pour juger les litiges entre particuliers et compétence pour juger les litiges
mettant en cause l’administration). Il y a deux raisons à cela :

. d’une part, le principe de séparation des pouvoirs supposerait que les tribunaux
judiciaires ne puissent empiéter sur les prérogatives de l’exécutif (si l’on réflechit
bien, cet argument est toutefois erroné car confier le pouvoir de juger les actes de
l’exécutif, ce n’est pas confier le pouvoir exécutif, pas même en partie. Mais
qu’importe, il a été jugé convaincant à l’époque).

. d’autre part, les révolutionnaires éprouvaient une certaine méfiance à l’égard des
tribunaux judiciaires. Ils avaient en tête les abus des Parlements de l’Ancien Régime
qui avaient toujours cherché à se substituer au roi pour diriger l’administration. Pour
parvenir à leur fin, ils refusaient d’enregistrer les ordonnances royales et adressaient au
monarque des « remontrances ». Leur but était d’accroître leurs propres privilèges et
non de tempérer l’administration.

On estime donc plus prudent de laisser l’administration juge d’elle-même. La loi des 16-24
août 1790 interdit aux tribunaux judiciaires « de troubler de quelque manière que ce soit les
opérations des corps administratifs ». Malgré tout, aucun tribunal spécial chargé de juger
l’administration n’est institué. C’est ainsi que la théorie du ministre-juge peut continuer à
s’appliquer. Cette théorie est en accord avec l’idée répandue à l’époque selon laquelle « juger
l’administration, c’est encore administrer ». Chaque ministre se retrouvait compétent pour
juger les affaires relevant de son département ministériel.

76
Par la suite, il y a bien eu la création du Conseil d’État par la Constitution de l’An VIII. Mais
cette réforme ne modifie en rien l’économie du système ancestral de juridiction. Le Conseil
d’État prend tout simplement la place qu’occupait le Conseil du roi avant la Révolution. La
nouvelle institution n’a le pouvoir que de donner un avis en matière d’administration
contentieuse. On parle de justice retenue. Le pouvoir de trancher les litiges appartient en
appel au Chef de l’État qui agit par décret ou ordonnance.

Il est vrai par ailleurs que la loi du 28 pluviôse an VIII institue des conseils de préfecture.
Mais la théorie du ministre-juge n’est pas considérée à ce moment là comme devant être
abandonnée. Les ministres sont considérés comme les juges en premier ressort du contentieux
administratif en général. On peut dire qu’ils représentent, chaque fois qu’ils statuent sur les
litiges qui leur sont soumis, de véritables juridictions ministérielles de droit commun.
Autrement dit, les ministres étaient compétents en premier ressort chaque fois qu’aucun texte
n’avait donné compétence à d’autres juges. Or, les conseils de préfectures ne s’étaient vus
attribuer en premier ressort que certains litiges (travaux publics ; contributions directes). Le
ministre était donc juge dans tous les autres litiges.

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que le changement de logique s’opère.

§ 2 : Le tournant de la fin du XIXe siècle

Le tournant s’est produit en deux temps. Le premier moment est celui de la fin de la justice
retenue. Le second est celui où il est mis un terme à la théorie du ministre-juge.

La fin de la justice retenue découle de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 qui précise que « Le
Conseil d’État statue souverainement (nous soulignons) sur les recours en matière
contentieuse administrative et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoirs formées
contre les actes des diverses autorités administratives ». La justice n’est plus retenue. Il s’agit
désormais d’une justice déléguée.

Certes, la loi de 1872 ne fait véritablement que consacrer ce qui avait fini par se produire dans
les faits. La justice retenue n’était plus vraiment observable depuis longtemps : si le Conseil
d’État ne pouvait objectivement que rendre des avis, les projets de décision soumis au Chef de
l’État étaient suivis dans l’extrême majorité des cas.

L’impact de la loi de 1872 n’en reste pas moins considérable : le fait que les décisions étaient
solennellement rendues par le Chef de l’État, sous la forme de décrets ou d’ordonnance,
entretenait l’obéissance de l’administration active. Avec la reconnaissance du caractère
souverain du Conseil d’État, celui-ci se retrouve en mesure de rendre des décisions de justice
qui s’imposent à une administration peu habituée à se voir dictée sa conduite de l’extérieur.

Quant à la théorie du ministre-juge, elle est rendue obsolète par l’arrêt Cadot du Conseil
d’État rendu en 1889. L’idée que l’administration ne puisse être à la fois juge et partie avait
finit par prendre le dessus sur la théorie du ministre-juge.

Pour justifier que l’administration ne puisse plus se juger elle-même, on a donc doublé le
principe de séparation des pouvoirs d’un second principe : le principe de séparation de

77
l’administration active et de l’administration contentieuse. Le Conseil d’État et les conseils
de préfecture, tout en continuant d’appartenir à l’administration, se sont ainsi autonomisés par
rapport à l’administration active.

Par l’arrêt Cadot, le Conseil d’État abandonne la doctrine selon laquelle il devrait se contenter
d’être le juge d’appel des décisions rendues par les ministres. Il accepte pour la première fois
de connaître d’un recours direct porté devant lui sans qu’il y ait eut au préalable la moindre
décision prise par une juridiction ministérielle. C’est une manière pour le Conseil d’État de se
déclarer juge administratif de droit commun à la place du ministre. Profiteront de ce
retournement les conseils de préfecture et toutes les autres juridictions administratives qui
suivront.

§ 3 : La légitimité actuelle de l’ordre juridictionnel administratif

Aujourd’hui, il est clair que les magistrats de l’ordre judiciaire ne constituent plus vraiment un
objet de méfiance. Et pourtant, le contentieux administratif continue, dans sa très grande
majorité, d’être traité par un ordre juridictionnel à part : l’ordre juridictionnel administratif.

Pour comprendre la subsistance de cet ordre et les fondements actuels de sa légitimité, il


convient de rappeler la portée de l’arrêt Blanco (évoqué dans l’introduction). Le Conseil
d’État déclare dans cette décision que l’administration doit évoluer dans un système de droit
autonome qui se distingue du droit civil (parce que celui-ci serait peu adapté à la prise en
compte des missions spécifiques de l’administration). Or, la conception et l’application du
droit administratif requérait le savoir-faire d’un juge spécial. Le juge civil serait trop emprunt
des règles et méthodes du droit privé. Il serait par ailleurs peu au courant des réalités de
l’administration.

Il importe malgré tout de souligner que subsistent, en particulier du côté des avocats, une
suspicion de partialité à l'égard des juges administratifs dont le statut de magistrat (c'est à dire
de juge) peine parfois à leur être reconnu. Certains ont encore des difficultés à ne pas les
assimiler à des fonctionnaires de l'administration active « en détachement » au sein des
juridictions de l'ordre administratif. Le Président de l'Union syndicale des magistrats
administratifs, Olivier Di Candia, préconisait ainsi de renforcer l'indépendance et l'impartialité
de ces juges, au moins sur un plan symbolique, par l'instauration du port de la robe au moins
en première instance et en appel.

Section 2 : Les pouvoirs des juridictions administratives

Avant d’examiner ce qui fait véritablement la singularité du juge administratif, c’est à dire la
compétence à traiter les recours pour excès de pouvoir (Sous-section 2), il faut mesurer
l’étendue de ses pouvoirs d’une manière générale (Sous-section 1).

78
Sous-section 1 : L’étendue des pouvoirs du juge administratif

§1) La typologie des pouvoirs

L’ancien vice-président du Conseil d’État (1886-1898) Édouard Laferrière a dressé une


typologie des pouvoirs du juge administratif qui demeure encore aujourd’hui d’actualité (A).
Il convient malgré tout de la compléter afin que soient pris en compte des prérogatives ou
contentieux nouveaux (B)

A) La typologie de Laferrière

Laferrière identifiait quatre types de contentieux :

- le contentieux de l’annulation ou recours pour excès de pouvoir (REP) dans lequel le juge a
le pouvoir d’annuler un acte administratif unilatéral. Cette annulation a, par définition, un
effet rétroactif (tout se passe comme si l’acte n’avait jamais existé). Aussi, les conséquences
pour les administrés sont redoutables alors mêmes qu’ils auraient respecté l’acte en toute
bonne foi. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’une annulation remet en cause des droits
acquis des administrés, le juge peut « déroger à titre exceptionnel au principe de l’effet
rétroactif des annulations contentieuses » en l’accompagnant d’ « une limitation dans le
temps des effets de l’annulation » CE Ass., 2004, Association AC ! et autres.

- le contentieux de l’interprétation et de l’appréciation de légalité dans lequel le juge répond


aux questions préjudicielles posées par le juge judiciaire. Tel est le cas lorsqu’est en cause
l’interprétation ou la régularité d’un acte administratif devant ce juge.

- le contentieux de la répression dans lequel le juge condamne à une contravention l’auteur


d’une atteinte à des biens du domaine public.

- le contentieux de pleine juridiction (ou plein contentieux) dans lequel le juge statue sur les
droits des requérants lorsque la responsabilité de l’administration est engagée ou que les
obligations d’un contrat administratif n’ont pas été respectées.

B) Les compléments à apporter

Trois remarques au moins méritent d’être formulées :

- le plein contentieux a été complété par le « plein contentieux objectif ». Il renvoie au cas de
figure dans lequel le juge doit statuer sur les droits subjectifs du requérant mais où la légalité
d’un acte administratif est dans le même temps mise en cause. Alors, si le juge décide
d’annuler la décision administrative, il peut la remplacer par sa propre décision. On parle de
contentieux de la réformation.

- le juge peut assortir ses décisions d’injonctions de faire ou de ne pas faire. En principe, le
juge n’adresse pas d’injonctions de fond à l’administration, ce qui est justifié par la stricte

79
application du principe de séparation des fonctions administratives et juridictionnelles. Mais
la loi du 8 février 1995 les autorise à en formuler l’endroit des personnes publiques ou des
personnes privées chargées de la gestion d’un service public lorsque deux conditions sont
réunies : il faut que le justiciable le demande et que ces injonctions soient nécessaires pour
assurer l’exécution d’une décision juridictionnelle.

- les juridictions administratives peuvent officier en tant que juge des référés. Il s’agit d’une
formation à juge unique (diminution des garanties d’impartialité par rapport au juge collégial)
qui est censée se prononcer dans les meilleurs délais (on parle d’ailleurs de « juge de
l’urgence »). C’est pour cette raison qu’il ne saurait statuer au principal et qu’il ne peut
prendre que des mesures provisoires. Lorsqu'en France, la pandémie de Covid a atteint son pic
et que les pouvoirs publics tentaient de trouver des solutions, le nombre de référés s'est
multiplié dans des domaines divers. Soit parce qu'il y avait atteinte à une liberté (par
exemple : l'arrêté de la commune de Sceaux rendant le port du masque obligatoire ; le couvre-
feu imposé par le maire de Lisieux), soit au contraire parce l'intervention des pouvoirs publics
était jugée insuffisante (par exemple les mesures prises dans les prisons pour assurer la
sécurité sanitaire des détenus). Deux précisions :

. l’institution du juge unique va à l’encontre de la tradition juridictionnelle française.


La règle de la collégialité remonte en effet à l’Ancien Régime et est justifiée à
l’origine par l’idée d’irresponsabilité attachée à la fonction de juge. Tout doit être fait
pour que l’individu qui juge ne puisse être confondu avec la décision. La Justice étant
censée « descendre du ciel », alors toute forme de personnalisation du jugement est
exclue : la délibération entre plusieurs magistrats réunis en nombre impair est censé
produire le détachement attendu (la collégialité n’est toutefois pas sans reproches
comme le note Pierre Legendre : « les juges opinent pour satisfaire le plus ancien et
ménager leur avancement »).

. plusieurs types de référés ont été institués. Les deux plus connus sont le référé-liberté
et le référé-suspension. Le référé-liberté permet au juge administratif d’ordonner toute
mesure nécessaire à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle
l’administration aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale dans
l’exercice d’un de ses pouvoirs (atteinte au droit d’asile, au droit de propriété, au droit
au respect de la vie privée par exemple). Le référé-suspension permet quant à lui au
juge de suspendre l’exécution d’un acte administratif (suspension d’un permis de
démolir par exemple).

§2) Les limites aux pouvoirs

On peut identifier au moins deux limites :

- le juge administratif s’est toujours refusé à contrôler la conformité de la loi à la Constitution.


Certes, depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, tout requérant peut invoquer
l’inconstitutionnalité d’une loi devant une juridiction judiciaire ou administrative. Mais le
juge administratif ne statue pas sur cette conformité. Il ne peut que saisir le Conseil
constitutionnel après filtrage afin qu’il examine une question prioritaire de constitutionnalité
(QPC).

80
- le juge administratif est tenu par la requête dont il est saisi. Le jugement ou l’arrêt rendu ne
portent que sur les conclusions et les moyens invoqués par le requérant. Il existe une
exception toutefois en ce que le juge est tenu de soulever tout moyen d’ordre public
(exemple : l’incompétence de la juridiction saisie).

Sous-section 2 : Le Recours pour excès de pouvoir

Le contrôle de la légalité est exclusivement opéré par le juge administratif (comme on l’a vu).
Il exerce cette prérogative dans le cadre du recours pour excès de pouvoir (REP). Il s’agit
d’une demande adressée au juge afin que celui-ci prononce l’annulation d’un acte
administratif.

Un tel recours peut être présenté au juge dès lors que l’acte fait grief. Peu importe que le
recours soit prévu ou non par un texte, c’est là un principe général du droit dégagé par le
Conseil d’État lui-même (CE Ass., 1950, Ministre de l’Agriculture c. Dame Lamotte). Au
regard de l’intérêt général et du système de l’État de droit, il est important en effet que toutes
les décisions illégales puissent être déférées au juge et censurées à l’issue d’un procès.

Bien entendu, le REP n’est pas le seul recours que connaisse le juge administratif (comme on
l’a vu). Mais le contentieux de l’annulation va considérablement se développer au cours du
XXe siècle. Le Conseil d’État lui-même sent la nécessité de perfectionner le mécanisme du
REP pour en faciliter l’usage et en renforcer l’efficacité. Plusieurs facteurs président à cette
stratégie : la politisation de l’administration, la montée de l’antiparlementarisme et
l’interventionnisme exceptionnel des pouvoirs publics entre 1914 et 1918.

Tout d’abord, depuis l’affaire Dreyfus, la sphère politique n’hésite plus à s’approprier des
franges entières de la puissance publique pour atteindre des objectifs partisans. Il en a résulté
une forte politisation des agents administratifs et des missions de l’administration. L’arrivée
au pouvoir du bloc des gauches en 1902 n’a fait qu’accentuer encore un peu plus le
phénomène. Le juge administratif considère qu’il est de son devoir de redonner à
l’administration les couleurs de la neutralité. Le REP est alors pensé comme un outil efficace
pour recentrer l’administration sur ses tâches d’exécution.

Ensuite, la montée de l’antiparlementarisme conduit à la dévalorisation de la loi. Les juristes


ne font plus confiance en l’œuvre du législateur et en sa capacité à instaurer un véritable État
de droit. Les juges administratifs se sentent alors investis d’une mission : celle de pallier les
carences du contrôle politique par l’encadrement des actes d’une administrations qu’ils
considèrent trop souvent dévoyée. Ils se considèrent donc comme suffisamment légitimes
pour définir le juste État de droit. Le REP est l’instrument par lequel ils entendent y parvenir.

Enfin, au cours de la Première guerre mondiale, les pouvoirs publics se sont livrés à un
interventionnisme exceptionnel dans la vie quotidienne des français. Le phénomène incite le
Conseil d’État à élaborer, par l’intermédiaire du REP, des règles d’encadrement qui n’auraient
probablement pas été instituées en temps normal.

81
Ainsi, ont été posées les bases d’un contentieux armé pour faire contrepoids aux excès
potentiels de l’administration.

Aujourd’hui, pour exercer un REP, un certain nombre de conditions doivent être réunies (§ 1).
La légalité de l’acte administratif peut être contestée à plusieurs égards. Il existe ainsi
plusieurs cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir (§ 2). Une fois le recours admis, le
contrôle exercé par le juge administratif est d’une portée variable (§ 3). Enfin, il faut souligner
que les effets de l’annulation peuvent être modulés (§ 4).

§ 1 : Les conditions du recours

Plusieurs conditions doivent être réunies pour qu’un REP soit envisageable. Nous nous
contenterons ici d’évoquer uniquement les deux principales (à côté de la capacité à agir du
requérant, du délai à respecter, de la forme de la requête etc.) : la reconnaissance d’un intérêt
à agir (A) et la présence d’un acte administratif unilatéral (B).

A) La reconnaissance d’un intérêt à agir

On a coutume de présenter le REP comme le « procès fait à un acte » (Laferrière). Cette


formule a le mérite d’insister sur le caractère objectif du recours : le juge se pose uniquement
la question de savoir si l’acte attaqué est légal. Le litige ne conduit pas le juge à examiner la
question de savoir si le requérant est titulaire d’un droit à l’encontre de l’administration ou si
l’administration a des obligations envers le requérant (tel est le cas en revanche lorsque la
responsabilité de l’administration est engagée dans le cadre du « plein contentieux » en raison
d’un préjudice qu’elle aurait causé).

Pour autant et contrairement à ce qui pouvait exister du temps de la Rome Antique, il n’existe
pas en droit français d’actio popularis selon laquelle chaque citoyen pourrait être considéré
comme le gardien du bien public. Il importe en effet – et aussi paradoxal que cela puisse
paraître – que le juge administratif ne puisse être saisi par un administré dans le cadre du REP
que s’il a un intérêt à agir. L’intérêt à agir est donc l’une des conditions de recevabilité d’un
REP. En réalité, si cette condition tend à remettre en question le caractère objectif de cette
voie de recours, elle est apparue nécessaire pour limiter le nombre de recours possibles devant
le juge : d’une part pour ne pas l’engorger ; d’autre part pour ne pas exposer l’administration à
outrance.

Au fil de sa jurisprudence, le Conseil d’État n’a toutefois cessé de procéder à


l’assouplissement de la condition de l’intérêt à agir, faisant ainsi preuve d’un certain
libéralisme.

Il a ainsi mis en place quelques présomptions d’intérêt à agir. Ainsi suffit-il dans certaines
hypothèses de faire état de sa qualité pour que le recours soit recevable. Par exemple, est
présumé recevable le recours d’un contribuable d’une collectivité territoriale qui conteste sa
décision d’accroître les dépenses et donc les impôts locaux (CE, 1901, Casanova). À côté des
présomptions dégagées par le juge, existent celles prévues par la loi. L’article L. 142-1 du
code de l’environnement dispose par exemple que « toute association de protection de

82
l’environnement agréée justifie d’un intérêt pour agir contre toute décision administrative
ayant un rapport direct avec son objet et ses activités statutaires et produisant des effets
dommageables pour l’environnement sur tout ou partie du territoire pour lequel elle bénéficie
de l’agrément ».

Le reste du temps, lorsqu’aucune présomption n’est prévue, le juge se laisse toutefois la


possibilité d’apprécier au cas par cas la présence d’un intérêt à agir. Formulons quatre
remarques à cet égard :

- tout type d’intérêt peut être invoqué par le requérant, sous réserve qu’il soit
légitime. Est accepté l’intérêt moral comme matériel ; individuel comme collectif
(association, syndicat, etc.)

- l’intérêt à agir doit toujours être personnel à l’auteur du recours. Par exemple, une
association créée pour promouvoir les intérêts d’un groupe peut se prévaloir d’un
intérêt personnel lorsqu’il s’agit de protéger son propre patrimoine ou de défendre
les droits des membres du groupe. En revanche, toute mesure affectant l’un des
membres du groupe ne porte pas nécessairement atteinte à l’intérêt personnel
collectif de ce dernier.

- l’intérêt invoqué ne doit être ni exagérément incertain, ni exagérément indirect. En


ce sens, n’a pas d’intérêt à agir l’association constituée pour « veiller au respect
des règles propres à la fonction publique » qui intente un REP contre la nomination
d’un fonctionnaire et les mesures propres à sa rémunération. À l’inverse, tout agent
a intérêt à poursuivre l’annulation des nominations et promotions faites soit à son
grade, soit aux grades supérieurs de son cadre, soit dans un cadre différent dont les
agents sont susceptibles de se trouver en concurrence avec lui pour l’accès par voie
d’avancement normal à des grades ou emplois supérieurs (CE, 1995, Commune de
Sète).

- l’intérêt invoqué par le requérant doit être adapté, c’est-à-dire en adéquation avec
l’acte contesté. Ainsi par exemple, un objet social d’une association trop
généralement défini n’est pas adapté à la contestation de décisions de faible portée
(CE, 2012, Collectif Antinucléaire).

B) La présence d’un acte administratif unilatéral

En plus de la condition de l’intérêt à agir, il importe que l’on soit en présence d’un acte
administratif unilatéral. Le but de cette restriction est d’éviter que le REP ne devienne une
voie de recours universel contre n’importe quel acte émanant de l’autorité administrative.
Pour que le recours soit recevable, il a donc été décidé que l’on doit être en présence d’une
décision susceptible d’être exécutée, c’est à dire d’un acte exécutoire.

De simples intentions qui ne pourraient se concrétiser que par des actes ultérieurs ne peuvent
faire l’objet d’un examen contentieux. Ainsi, de simples prétentions manifestées par
l’administration au cours d’une discussion avec une partie ne sont pas des décisions
susceptibles d’être déférées au juge de l’excès de pouvoir (CE, 1877, Rousset).

83
De même les instructions et divers actes par lesquels l’administration précise la portée ou
l’interprétation à donner à un acte administratif ne sont pas, en principe, attaquables devant le
juge (voir notamment le cas des circulaires dans le cadre du cours de Droit administratif 2).

Par ailleurs, ne relèvent pas de la catégorie des actes administratifs unilatéraux les actes de
gouvernement. Ils ont les apparences de l’acte administratif unilatéral car ils sont pris par
l’exécutif. Mais ils relèvent de prérogatives considérées comme trop régaliennes pour que le
juge accepte d’en connaître. Il considère qu’ils sont pris au titre des prérogatives politiques de
l’exécutif et non au titre de ses prérogatives administratives. Ces actes de gouvernement sont
insusceptibles de recours devant les juridictions administratives (CE, 1875, Prince Napoléon)
Il s’agit d’abord des actes qui se rapportent aux relations du pouvoir exécutif avec les autres
pouvoirs publics constitutionnels. Il s’agit ensuite des actes en rapport avec la conduite des
affaires internationales.

Ainsi, le Conseil d’État a pu assimiler à des actes de gouvernement la décision du président de


la République de consulter les citoyens par référendum (CE, 2003, Feler) ou encore la
décision du gouvernement d’autoriser des avions étrangers à emprunter l’espace aérien
français pour mener des opérations militaires en Irak (CE, 2003, Comité contre la guerre en
Irak et autres).

§ 2 : Les cas d’ouverture

Dans un arrêt (CE Sect., 1953, Société Intercopie), le juge administratif a opéré une
distinction entre deux catégories de griefs suivant qu’ils touchent à la légalité externe de l’acte
(§ 1) ou à sa légalité interne (§ 2).

A) La légalité externe de l’acte

On trouve trois moyens de légalité externe.

Il s’agit en premier lieu de l’incompétence. Ce moyen est d’ordre public. On rencontre le cas
d’incompétence d’une part lorsque l’autorité qui a pris la décision n’était pas habilitée à le
faire. Tel est le cas lorsqu’elle agit dans un domaine qui ne relève pas de ses attributions,
lorsqu’elle intervient sur une partie du territoire dont la gestion ne lui a pas été confiée mais
aussi lorsqu’elle ne pouvait pas encore agir ou ne pouvait plus agir. On rencontre le cas
d’incompétence d’autre part lorsque l’autorité est allée au-delà des pouvoirs qui lui ont été
attribués.

Dans les deux hypothèses, le résultat est exactement le même. Le juge peut toutefois faire
preuve de tolérance, notamment lorsqu’il fait application de la théorie du fonctionnaire de
fait : l’administré de bonne foi pouvait légitimement penser que le décideur était un
fonctionnaire habilité à prendre un acte ; alors le moyen de l’incompétence de l’acte est
écarté.

Il est à noter enfin que l’incompétence négative est considérée comme une erreur de droit.

84
Il s’agit en deuxième lieu du vice de forme mais il est rare que ce type de grief soit soulevé et
encore plus sanctionné par le juge. Le droit français est assez peu formaliste. Le juge sera
généralement attentif aux défauts de motivation.

Il s’agit en troisième lieu du vice de procédure. Les règles qui jalonnent le processus
d’édiction d’un acte administratif doivent en principe être respectées. Cependant, toutes les
irrégularités de procédure ne conduisent pas fatalement à l’annulation de l’acte. Par exemple,
en matière de consultation préalable, pour qu’un vice de procédure puisse conduire à
l’annulation de l’acte, il faut (CE Ass., 2011, Danthony) : soit que l’irrégularité ait eu pour
effet d’affecter la compétence de l’auteur de l’acte ; soit qu’elle ait été susceptible d’exercer
une influence sur le sens de la décision prise ; soit qu’elle ait eu pour effet de priver
l’intéressé d’une garantie .

Il est certains cas d’illégalité qui relèvent a priori de la violation de règles de procédure mais
que le juge assimile à des vices d’incompétence. Il en va ainsi en matière d’avis conforme. Le
juge considère qu’il y a codécision et que dès lors, le défaut de consultation de l’organe
consultatif équivaut à un vice d’incompétence (CE, 1994, Mme Laurent). L’intérêt pour le
justiciable au fait que l’illégalité soit rangée dans la catégorie des vices d’incompétence et non
dans celle des vices de procédure est de faire du défaut de consultation un moyen d’ordre
public.

B) La légalité interne de l’acte

Le juge peut être amené à contrôler la légalité interne de l’acte à travers quatre aspects.

En premier lieu, un acte peut être illégal s’il y a un défaut de base juridique.

En deuxième lieu, un acte peut être illégal si l’autorité administrative a fait une mauvaise
application du droit. Deux cas de figure peuvent être observés :

- la violation de la loi qui correspond à l’hypothèse où une autorité administrative


édicte un acte qui ne respecte pas une ou des normes supérieures qui s’imposent à
elles (Constitution, droit international, droit de l’Union européenne, loi,
jurisprudence).

- l’erreur de droit lorsque l’acte administratif est pris sur la base d’une norme
inapplicable en l’espèce (la norme ne produit plus d’effets ou la norme est censée
en produire d’autres que ceux auxquels l’autorité a cru). Par exemple, si le ministre
de la Fonction publique pouvait refuser l’accès aux concours dans l’intérêt du
service, il ne pouvait pas sans commettre d’erreur de droit, interpréter ce motif
d’intérêt du service comme l’autorisant à exclure les candidats communistes de la
fonction publique (CE, 1954, Barel).

Il faut souligner aussitôt que si le juge s’aperçoit que l’autorité administrative était bien
fondée à édicter mais qu’elle s’est trompée de base textuelle, le juge administratif peut

85
procéder à une substitution de base légale afin d’éviter l’annulation de l’acte en cause (CE
Sect., 2003, Préfet de la Seine-Maritime c. El Bahi).

En troisième lieu, l’acte peut être illégal en cas de détournement de pouvoir.

Il en est question d’abord lorsque l’administration prend une décision qui, bien que
poursuivant un objectif d’intérêt public, n’est pas celui pour lequel les pouvoirs qu’elle a
utilisés lui ont été conférés. C’est ainsi qu’a été considéré comme illégal un arrêté de
fermeture d’une fabrique d’allumettes pris par le préfet. Celui-ci s’était appuyé sur les
pouvoirs de police qui lui appartenaient sur les établissements dangereux, incommodes ou
insalubres. En réalité, la fermeture était motivée par la volonté d’éviter de verser des
indemnités d’expropriation suite à une loi établissant au profit de l’État le monopole de la
fabrication des allumettes et prononçant l’expropriation des fabriques existantes (CE, 1875,
Pariset et Laumonnier-Carriol).

Il peut ensuite y avoir détournement de pouvoir dès lors que l’administration a pris une
décision dans un but étranger à tout intérêt public. Il en va ainsi lorsqu’une autorité
administrative agit dans un but politique ou pour assouvir des pulsions de vengeances. Par
exemple, ont été considérées comme illégales les mesures de suspensions prononcées par le
maire à l’encontre d’un garde champêtre qui n’étaient en réalité motivées que par une
animosité personnelle (CE, 1909, Fabrègue).

En quatrième lieu, l’acte peut être illégal si l’autorité administrative a procédé à une mauvaise
prise en compte des faits.

Il s’agit tout d’abord de l’hypothèse dans laquelle l’administration s’est basée sur des faits
inexacts. La décision administrative aurait été différente si l’autorité n’avait pas commis ce
que l’on appelle une erreur de fait (CE, 1916, Camino). C’est sur cette base qu’a été jugée
illégale la mesure d’expulsion d’un étranger en raison de violences invoquées tandis
qu’aucune preuve n’a été apportée (CE, 1981, Konaté). Il s’agit ensuite de l’hypothèse où il
n’y a pas d’inexactitude des faits mais où ces derniers ont été appréciés de façon incorrecte
par l’administration. Alors, les faits ne correspondent pas au motif légal qui justifie
l’intervention administrative. On parle d’erreur de la qualification juridique des faits (CE,
1914, Gomel).

La question que l’on peut se poser dans le cadre de ce quatrième moyen est celle de savoir si
le juge peut opérer une substitution des motifs de faits. Il a longtemps accepté de n’y procéder
que dans les cas où l’administration était en situation de compétence liée (CE, 1934, Augier).
Il estimait que dès l’instant où l’autorité administrative disposait d’un pouvoir discrétionnaire,
cela serait revenu pour lui à se mettre à la place de l’administration en appréciant
l’opportunité d’agir. Mais il y a eu un revirement de jurisprudence récent. Ainsi, lorsque le
motif de fait sur lequel l’administration s’est basée apparaît inexact ou mal apprécié, elle peut
faire valoir devant le juge un autre motif susceptible de rendre la décision légale (CE Sect.,
2004, Mme Hallal).

86
§ 3 : La portée du contrôle

Initialement, le juge de l’excès de pouvoir limitait son contrôle au seul vice d’incompétence.
Ce contrôle s’est ensuite élargi à la violation des règles substantielles de forme et de
procédure puis à la mauvaise application du droit et au détournement de pouvoir. Sont venus
s’ajouter le contrôle de la qualification juridique des faits (CE, 1914, Gomel) puis quelques
années après celui de l’exactitude matérielle des faits (CE, 1916, Camino).

On distingue aujourd’hui quatre types de contrôle suivant l’étendue des vérifications


auxquelles se livre le juge administratif : le contrôle infra-minium (A), le contrôle minimum
(B), le contrôle normal (C) et le contrôle maximum (D).

A) Le contrôle infra-minimum

Il s’agit de l’hypothèse dans laquelle le juge ne fait que vérifier les trois moyens de légalité
externe, le défaut de base légale, la violation de la loi, la mauvaise appréciation du droit et le
détournement de pouvoir.

Il n’y a, à aucun moment, appréciation des faits par le juge administratif.

Ce contrôle existe notamment en matière de remise de décoration ou de notations aux


concours et examens. D’une manière général, il n’existe que dans des matières où le pouvoir
discrétionnaire reconnu à l’administration est particulièrement élevé et où le juge estime qu’il
doit le rester.

B) Le contrôle minimum

Le contrôle minimum reprend les vérifications du contrôle infra-minimum mais y ajoute le


contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation.

Dans ce cadre, le juge n'exerce aucun contrôle des faits de manière approfondie mais il ne les
écarte pas non plus totalement de son analyse. Il veille en effet à ce que les administrations
agissent avec « un minimum de bon sens et de logique » et censure ainsi « les erreurs
grossières et les solutions déraisonnables » comme le relevait le président Odent dans son
Cours de contentieux administratif.

Ce contrôle minimum a été consacré dans l’arrêt Lagrange rendu par la Section du Conseil
d’État en 1961.

En réalité, ce contrôle minimum a été créé par le juge pour pallier son propre refus d’exercer
dans certaines matières un contrôle de la qualification juridique des faits (et donc un contrôle
normal). Il donne ainsi au requérant une garantie supplémentaire tout en préservant le pouvoir
d’appréciation de l’administration (puisque ce pouvoir d’appréciation n’est censuré qu’en cas
d’erreur manifeste).

C) Le contrôle normal

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Avec l’arrêt Gomel, le contrôle du juge administratif sur la qualification juridique des faits
s’est progressivement étendu à de multiples domaines de l’administration. On parle de
contrôle normal car ce contrôle est « normalement » (en temps normal) exercé par le juge de
l’excès de pouvoir.

Ici, le juge administratif substitue son appréciation des faits à celle de l’administration.
L’acte pris par l’administration ne sera légal que si la condition mise par la loi à l’exercice du
pouvoir administratif a été remplie. La légalité dépend entièrement de la manière dont les faits
ont été appréciés par l’administration.

D) Le contrôle maximum

Pour des mesures qui portent atteinte à des libertés, le juge administratif est susceptible de
pousser le contrôle à son maximum. Il apprécie alors l’adéquation entre les moyens envisagés
par l’administration et la finalité poursuivie. Pour que l’acte soit légal, il doit avoir été
correctement dosé par l’autorité en charge de la décision. Il y a proportionnalité de la mesure
dès lors que la balance entre les coûts et les avantages apparaît équilibrée. On dit que le juge
fait un bilan coût-avantage (CE Ass., 1971, Fédération de défense des personnes concernées
par le projet actuellement dénommé « Ville nouvelle Est »).

Ainsi, par exemple, à propos de la construction d’une autoroute, le juge a considéré que « le
coût financier au regard du trafic attendu doit être regardé à lui seul comme excédant
l’intérêt de l’opération et comme de nature à lui retirer son caractère d’utilité publique » (CE
Ass., 1997, Association contre le projet de l’autoroute transchablaisienne et a.).

§ 4 : La modulation des effets

Lorsque le juge administratif prononce la nullité d’un acte, tout se passe comme si celui-ci
n’avait jamais existé. Cela implique d’une part que l’acte ne peut plus produire d’effets et,
d’autre part, qu’il est censé ne jamais en avoir produit.

Cela peut se révéler extrêmement déstabilisant pour les administrés de bonne foi. C’est
pourquoi le Conseil d’État accepte que l’annulation d’un acte ne puisse être prononcée qu’à
compter d’une date postérieure à l’arrêt (CE, 2004, Association AC !).

Les raisons pour lesquelles le juge accepte de moduler les effets de ses annulations recoupent
des considérations sociales, économiques et dans certains cas juridictionnels. Pour donner
un exemple de considérations économiques, la haute juridiction a pu annuler une décision de
l’Autorité de régulation des télécommunications (ART) tout en soulignant que « la disparition
rétroactive des dispositions litigieuses porterait une atteinte manifestement excessive à
l’intérêt qui s’attache au respect du droit communautaire et au développement de la
concurrence sur les marchés des nouveaux services de télécommunication, notamment de
l’Internet haut débit ». C’est pourquoi le Conseil d’État a prononcé l’annulation de la décision
à compter d’un délai de deux mois après la notification de sa décision à l’ART. Le but étant
de donner le temps à l’autorité de prendre une nouvelle décision sur des bases saines (CE,
2005, France Télécom).

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Il est des hypothèses dans lesquelles la modulation des effets de l’annulation sert à huiler les
rouages de l’administration lorsqu’elle se grippe. C’est-à-dire que la modulation sert à
rattraper les erreurs commises par l’administration. Le juge vient au support de l’action
administrative lorsque celle-ci est défaillante. Ainsi, le Conseil d’État a pu constater
l’illégalité d’un acte administratif. Mais dans la mesure où cette illégalité avait été causée par
une irrégularité procédurale, il a décidé de différer l’annulation tout en enjoignant
l’administration d’adopter la même décision en respectant cette fois les modalités
procédurales prévues (CE, 2009, Association française contre les myopathies).

Un premier bilan peut-être tiré de l’utilisation de cette jurisprudence. Si dans sa décision


Association AC !, le juge avait pris soin de préciser qu’il était possible de déroger « à titre
exceptionnel » au principe de l’effet rétroactif des annulations contentieuses, il a depuis
multiplier les cas dérogatoires. Dans ces domaines, les requérants peuvent finir par être
découragés d’engager un recours. En effet, comme le note Bertrand Seiller (AJDA 2018, p.
937), « le juge reporte presque systématiquement l’effet de l’annulation à une date à laquelle
l’acte attaqué soit devait de toute façon cesser d’être applicable, soit pourra être remplacé
par un nouvel acte régulier » .

Section 3 : L’organisation des juridictions administratives

Il existe des juridictions administratives spéciales qui interviennent par exemple dans le
domaine des ordres professionnels, de l’enseignement, des finances publiques (Cour des
comptes) etc.

L’essentiel du contentieux administratif n’en demeure pas moins traité par le Conseil d’État (§
1), les Cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs (§ 2).

§ 1 : Le Conseil d’État

A) La composition du Conseil d’État

Il est au sommet de l’ordre juridictionnel administratif.

Il cumule des fonctions consultatives auprès du gouvernement et des fonctions


juridictionnelles. Ce n’est que dans ce second cas qu’il agit en tant que juge administratif.

C’est cette ambivalence qui explique malgré tout qu’il soit présidé en principe par le Premier
ministre. Dans les faits, c’est toutefois le vice-président qui se charge de présider l’organe.

Les litiges qui atteignent le niveau du Conseil d’État sont traités par la section du contentieux
(divisée en dix « chambres » que l’on appelait sous-sections avant le décret du 1er juillet
2016).

Les affaires les plus importantes sont traitées par la Section du contentieux qui est le nom
donné à l’une des formations de jugement de la section du contentieux. Elle réunit les

89
conseillers d’État qui ont le plus d’expérience : le président de la section, les trois présidents
adjoints de la section, les présidents de chacune des dix chambres, de deux conseillers d’État
et du rapporteur.

Si un revirement de jurisprudence est attendu ou si le litige pose une question de droit


nouvelle, alors sa résolution est confiée à l’Assemblée du contentieux. Elle réunit le vice-
président du Conseil d’État, le président de la section du contentieux, ses trois présidents
adjoints, les présidents des cinq sections administratives, le président de la chambre
d’instruction et un rapporteur.

B) Le rôle du Conseil d’État

Au niveau contentieux, le Conseil d’État est d’abord le juge administratif de cassation : il


statue sur les pourvois effectués contre les décisions des cours administratives d’appel et
contre les décisions rendues en dernier ressort par n’importe quelle juridiction administrative
(CE Ass., 7 fév. 1947, D’Aillières).

Le Conseil d’État peut rejeter ou accepter le pourvoi. S’il l’accepte, il se prononce en principe
exclusivement en droit, puis renvoie l’affaire à une Cour administrative d’appel.

La Cour administrative d’appel doit alors se livrer à une appréciation souveraine des faits
conformément à l’arrêt rendu par le Conseil d’État.

Il est néanmoins des hypothèses dans lesquelles le Conseil d’État s’autorise à statuer
définitivement sur le fond (CE, 1999, SA HLM « Le nouveau Logis Centre-Limousin »).
L’objectif est de raccourcir les délais dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.

Quoi qu’il en soit, la position occupée par le Conseil d’État lui permet d’assurer l’unité de la
jurisprudence au sein de l’ordre administratif : il a le dernier mot, c’est lui qui impose les
principes ou les interprétations à donner aux textes (lorsqu’ils existent).

Ce rôle d’uniformisateur a été complété par la loi du 31 décembre 1987 qui ouvre aux
juridictions du fond la possibilité de renvoyer au Conseil d’État les questions de droit
nouvelles présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges (CE Ass, 24
nov. 1997, Association locale pour le culte des témoins de Jéhovah de Riom).

§ 2 : Les tribunaux administratifs et Cours administratives d’appel

Les tribunaux administratifs ont été créés par le décret-loi du 30 septembre 1953. Ils se sont
substitués de plein droit aux conseils de préfecture départementaux de 1800 (la dénomination
actuelle est ainsi plus respectueuse de la séparation organique qui s’est progressivement
opérée entre l’administration et l’ordre juridictionnel administratif).

Ils sont depuis 1953 les juges de droit commun en premier ressort. Ceci afin de procéder au
désengorgement du Conseil d’État.

90
La mesure n’ayant toutefois permis de réduire que très partiellement le flot des litiges
transmis au Conseil d’État, la loi du 31 décembre 1987 a institué les cours administratives
d’appel. Au nombre de huit actuellement, une neuvième sera créée à Toulouse fin 2021.

Elles sont les juges d’appel de l’ordre juridictionnel administratif en ce qu’elles sont en
principe compétentes pour connaître des appels formés à l’encontre des jugements des
tribunaux administratifs. Leurs décisions prennent la forme d’arrêts.

Quoi qu’il en soit, les magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives
d’appel sont principalement recrutés par le biais de l’École nationale d’administration
(ENA). Mais face au désintérêt croissant des énarques pour ce type de carrière, ceux-ci
préférant celles en rapport avec les finances publiques et la Cour des comptes, un concours
complémentaire a été ouvert il y a plusieurs années pour augmenter le nombre de magistrats.

91
Partie 2

Les sources du droit administratif

Le système de l’État de droit suppose que les règles édictées par administration ne soient pas
le fruit d’une décision arbitraire. Ces normes doivent découler des sources de la légalité. Ces
sources se manifestent elles-aussi à travers règle de droit. Respecter ces sources, c’est
respecter l’intérêt général tel que défini à travers ces règles par ceux habilité à le faire (le
pouvoir constituant, le législateur, les organisations internationales, le juge etc.).

Les sources de la légalité peuvent être définies comme l’ensemble des normes qui fondent la
validité de règles administratives. Une norme établie par l’administration (acte administratif
unilatéral ou contrat administratif) doit donc toujours être conforme aux règles qui lui sont
hiérarchiquement supérieures.

Pour une règle donnée, le nombre de sources à respecter dépend du niveau où elle se situe
dans la hiérarchie des normes. En ce sens, elle dépend de la place de son auteur au sein de
l’appareil d’État. Ainsi, un décret du Premier ministre doit respecter la loi qu’il se charge
d’appliquer mais aussi le droit dérivé de l’Union européenne ou encore la Constitution. Un
arrêté préfectoral doit, au surplus, généralement respecter en plus le décret du Premier
ministre ou l’arrêté ministériel qu’il met en application.

C’est cela que l’on appelle le « principe de légalité » dont nous avons déjà eu l’occasion de
dire un mot. La terminologie est toutefois trompeuse car elle pourrait laisser penser que seule
la loi est la seule et unique source des actes administratifs. Sauf qu’il faut y ajouter la
Constitution, les traités, les principes généraux du droit (PGD) et les autres décisions
jurisprudentielles ainsi que les règles administratives elles-mêmes. Il serait donc plus juste de
parler, comme le fait remarquer Gilles Lebreton d’un « principe de juridicité » ou d’un «
principe de régularité ».

Quoiqu’il en soit, le respect de ce principe par l’administration implique qu’un juge ait le
pouvoir de le faire respecter. Ce rôle a été confié en France au juge administratif en France
dans le cadre du REP. Il annule, corrige, efface les écarts de l’administration.

Les sources de la légalité/juridicité/régularité sont nombreuses. Elles sont créées par des
auteurs différents suivant des procédures qui leur sont propres. À l’origine, ces sources sont
créées par le juge : le caractère initialement prétorien du droit administratif a été consacré dès
l’arrêt Blanco. Il s’agit plus précisément du Conseil d’État lorsqu’il rend des arrêts ou des
avis. Mais le législateur et le pouvoir réglementaire ont été concomitamment à l’origine de
textes, de plus en plus nombreux, s’imposant à l’administration. L’ensemble constitue les
sources originelles du droit administratif.

À partir de seconde moitié du XXème siècle, l’internationalisation et l’européanisation des


politiques publiques ont conduit au développement de sources administratives d’un nouveau

92
genre. Le droit des États, quels qu’ils soient, doit s’aligner sur les textes produits par les
organisations internationales et européennes dont ils sont parties. En parallèle, le Conseil
constitutionnel s’est servi du contrôle de constitutionnalité pour faire émerger des principes
nouveaux applicables eux aussi à l’administration. Le bloc de constitutionnalité est devenu
progressivement une source évidente du droit administratif.

Se dessine ainsi une ligne de partage entre deux types de sources : les sources originelles
(Chapitre 2) et les sources nouvelles (Chapitre 1). Ces dernières s’imposent avec plus de
force, d’autant que, situées aux rangs les plus élevés de la hiérarchie des normes, elles doivent
être respectées par législateur, le pouvoir réglementaire et le juge administratif. Mais ne nous
y trompons pas, les sources originelles restent d’actualité ; elles ont été simplement reléguées
au second plan.

93
Chapitre 1

Les sources nouvelles

Section 1 : La Constitution

Il convient d’abord d’analyser l’étendue des normes à valeur constitutionnelle (§ 1), ce qui
revient à étudier le contenu de cette source, avant d’examiner la sanction de la violation de ces
normes (§ 2).

§ 1 : L’étendue des normes à valeur constitutionnelle

Il y a lieu de distinguer le texte même de la Constitution du 4 octobre 1958 (A) des autres
textes auxquels il renvoie dans son Préambule (B).

A) Le texte de la Constitution du 4 octobre 1958

Le texte de la Constitution de 1958 contient peu de dispositions faisant référence au droit


administratif. Reste que certaines règles s’imposent juridiquement à l’administration. Deux
séries de principes peuvent être identifiées :

- les principes de fond en rapport avec les libertés et droit fondamentaux. Trois catégories
sont observables :

. ceux inspirés par l’idéologie démocratique : le principe d’égalité devant la loi de tous
les citoyens (article 1er ; principe d’universalité, d’égalité et de secret du suffrage
(article 3, application : CE Ass., 1998, Le Déaut) ; le principe de libre administration
des collectivités locales par des conseils élus sous le contrôle d’un représentant de
l’État (art. 72).

. ceux inspirés par l’idéologie des droits de l’Homme : la proclamation de la liberté de


constitution et d’activité des partis politiques (art. 4) ; la liberté individuelle (art. 66) et
la supériorité des traités ratifiés sur les lois (art. 55).

. ceux inspirés par l’idéologie solidariste. Le principe de fraternité récemment


consacré (CC, 6 juil. 2018, à propos du « délit de solidarité ») en est sans conteste
l’illustration la plus édifiante. Le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit
d’asile contenait des dispositions pénales sanctionnant certaines aides apportées aux
étrangers en situation irrégulière. Le conseil constitutionnel a considéré au nom du
principe de fraternité (auquel renvoient les articles 2 et 72-3 de la Constitution) que
l’aide apportée à la circulation de l’étranger en situation irrégulière, motivée par un but
humanitaire, ne doit pas être sanctionnée pénalement. Ce principe doit néanmoins être
concilié avec l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. Par

94
ailleurs, la portée de ce nouveau principe reste incertaine : s’appliquerait-il en cas
d’aide humanitaire à un suspect ou un condamné recherché ?

- les principes de répartition des compétences entre les pouvoirs publics constitutionnels. Il
s’agit de principes institutionnels qui déterminent les conditions d’édiction de certaines règles
qui relèvent du droit administratif, en précisant l’organe compétent et la procédure devant être
suivie :

. les articles 34 et 37 sur la répartition des compétences entre le législateur et le


pouvoir réglementaire pour l’édiction des textes à portée normative générale (l’article
34 énonce les matières qui relèvent du pouvoir législatif ; l’article 37 dispose que le
pouvoir réglementaire autonome dispose d’une compétence de principe pour toutes les
matières non définies par article 34).

. l’article 38 relatif aux conditions dans lesquelles le gouvernement peut édicter des
ordonnances c’est à dire intervenir en matière législative par dérogation à la
délimitation contenue dans l’article 34.

. les articles 13 et 21 sur la répartition des pouvoirs de nomination des fonctionnaires


de l’État et sur le pouvoir réglementaire général partagé entre le Président de la
République et le Premier ministre.

. les articles 19 et 22 définissant le régime du contreseing ministériel pour les actes du


Prrésident de la République et de ceux du Premier ministre.

. les articles 72 et suivants sur statut des collectivités territoriales.

B) Le Préambule de la Constitution

1- La portée du Préambule

Le Préambule de la Constitution de 1958 affirme l’ « attachement » du peuple français « aux


droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par
la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le Préambule de la Constitution de
1946 ».

Sachant que le Préambule de 1946 renvoie lui-même aux Principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République (PFRLR) (1er alinéa du Préambule). Par ricochet, ces PFRLR
sont donc susceptibles de bénéficier de la même valeur que celle reconnue au Préambule de
1946.

Par ailleurs, la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 a introduit dans préambule que le
peuple français est tout autant attaché aux « droits et devoirs définis dans la Charte de
l’environnement de 2004 ».

95
La question qui se pose aussitôt est la suivante : faut-il accorder à tous ces renvois une valeur
constitutionnelle ou une simple valeur philosophique ? Autrement dit, les textes auxquels le
Préambule renvoie ont-ils une valeur constitutionnelle ?

Si l’on s’appuie sur l’intention des rédacteurs de la Constitution de 1958, la réponse est a
priori négative. En effet, l’amendement qui avait été proposé pour accorder une force
juridique au préambule fut rejeté. Mais rôle des juges est aussi de tenir compte des aspirations
du peuple français au moment où ils sont saisis, même lorsque cela va à l’encontre de la
volonté des auteurs du texte. En l’occurrence, les juges ont considéré que l’attente du peuple
français était que soit conférée une valeur constitutionnelle à ce Préambule : le juge
administratif a reconnu la valeur constitutionnelle du Préambule de la Constitution de 1958
assez rapidement (CE Sect., 1960, Société Eky) puis le Conseil constitutionnel a consacré
cette valeur pour le Préambule de 1946 et les Principes fondamentaux reconnus par les lois
de la République (CC, 1971, Liberté d’association), la Déclaration de 1789 (CC, 1973,
Taxation d’office) et la Charte de l’environnement (CC, 2008, Loi relative aux OGM).

La valeur constitutionnelle du préambule a ainsi été reconnue par les plus hautes juridictions,
mais d’une manière générale. La portée de ces renvois doit en effet être relativisée. Toutes les
dispositions auxquelles le Préambule renvoie ne sont pas forcément invocables devant les
juges, ne sont pas le cas échéant des sources administratives directes. Elles sont trop vagues
pour constituer des sources directes :

- en ce qui concerne le Préambule de 1946, par exemple, l’alinéa 13 du Préambule de 1946


dispose que « la nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la
formation professionnelle et à la culture ». Il y a là une énumération de droit-créances : «
droit à l’instruction » ; « droit à la formation professionnelle » ; « droit à la culture ». Mais de
quelle culture parle-t-on ? ; à partir de quel nombre d’activités culturelles peut-on dire qu’il y
a respect du droit à la culture ? Le Conseil d’État considère en pareille hypothèse qu’il s’agit
de sources indirectes. Ces dispositions peuvent inspirer le législateur ou le pouvoir
réglementaire mais elles n’ont pas de quoi les contraindre. Concrètement, dans le cadre
contentieux, le juge ne tiendra pas compte du moyen invoquant le droit créance (CE, 1968,
Tallagrand). Pour que ces droits-créances produisent des effets juridiques, ils doivent être
précisés par un texte de loi ou un texte réglementaire. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils
pourront être pris en compte par le juge.

- à propos de la Charte de l’environnement, le Conseil d’État a d'abord précisé que seul


l’article 5 relatif au principe de précaution était d’applicabilité immédiate (CE, 2006, Ligue
pour la protection des oiseaux ; CE, 2006, Association Eau et rivières de Bretagne). Les
autres articles lui paraissant trop généraux , ils ne doivent pouvoir qu’inspirer des lois de
transposition. Mais le Conseil d’État a depuis étendu le champ des exceptions au-delà de
l’article 5. Il a accepté de vérifier la constitutionnalité d’un règlement par rapport à l’article 3
de la Charte relatif à l’obligation de respecter l’environnement, dès lors que le règlement ne se
borne pas à « tirer les conséquences nécessaires » d’une loi de transposition (CE Ass., 2013,
Fédération nationale de la pêche en France). Quant à un acte administratif qui découlerait
d'une loi suspectée d'être contraire à la charte de l'environnement, il est désormais possible de
contester cette dernière dans le cadre d'une QPC ; la protection de l'environnement peut en
effet désormais être considérée comme un objectif de valeur constitutionnelle (CC, 31 janv.
2020 - QPC, Union des industries de la protection des plantes).

96
2- Les principes issus du Préambule

En plus de quelques dispositions de la Charte de l’environnement de 2004 dont on vient de


voir qu’elles pouvaient avoir une valeur constitutionnelle, le Préambule de la Constitution de
1958 donne lieu à l’existence de trois autres sources à valeur constitutionnelle.

a) Les droits et libertés affirmés dans la Déclaration de 1789

La Déclaration de 1789 peut être comparée à un fourre-tout : elle énonce tout une multitude
de droits généraux qui sont eux-mêmes déclinables en droits et libertés plus précis.

L’affirmation de ces droits et libertés s’est faite au fur et à mesure des lois soumises au
Conseil constitutionnel ou des affaires présentées devant le Conseil d’État. On peut évoquer
entre autres :

- le principe de liberté de l’article 4 de la Déclaration qui a donné lieu à la reconnaissance de


la liberté d’aller et venir (CE, 1999, Melles Bouayad), de la liberté d’entreprendre (CC, 1982,
Loi de nationalisation) ou de la liberté religieuse (CE Ass., 1995, Koen).

- le droit de propriété de l’article 17 qui protège les biens des personnes privées autant que les
biens appartenant à des personnes publiques (CC, 1986, Loi autorisant le Gouvernement à
prendre diverses mesures d’ordre économique et social). Il s’applique aux privations de
propriété qui doivent être compensées par une juste et préalable indemnité mais aussi aux
limitations à l’exercice du droit de propriété.

- le principe d’égalité de l’article 1er qui renvoie au principe d’égalité devant la justice (CC,
1975, loi modifiant et complétant certaines dispositions de procédure pénale) et au principe
d’égalité d’accès aux emplois publics (CE, 1990, Amicale des anciens élèves de l’ENS de
Saint-Cloud).

b) Les droits et libertés affirmés dans le Préambule de la Constitution de 1946

La majorité des droits et libertés énoncés par Préambule de la Constitution de 1946 sont des
droits économiques et sociaux. Ils diffèrent des droits et libertés énoncés dans Déclaration de
1789 en ce qu’ils n’ont pas un caractère individuel. Bien entendu, quelques exceptions à ce
constat général peuvent être observées comme le droit d’asile (CC, 1993, Loi relative à la
maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en
France).

Mises à part ces exceptions, le Préambule de la Constitution de 1946 énonce d’abord et avant
tout des droits qui s’exercent collectivement. La raison est à retrouver dans le contexte
d’après-guerre et la nécessité de refonder l’unité sociale du pays : il faut rappeler l’existence
d’une collectivité.

97
La jurisprudence a fait plusieurs applications de ce Préambule en consacrant notamment le
droit syndical (CC, 1989, Loi modifiant le code du travail et relative à la prévention du
licenciement économique et au droit à la conversion), le droit à la protection de la santé (CC,
1990, Loi portant diverses dispositions relatives à la sécurité sociale et à la santé) ou encore
le droit de grève (CE Ass., 1950, Dehaene).

c) Les Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République

Le juge a reconnu pour la première fois l’existence d’un PFRLR dans la décision du Conseil
constitutionnel de 1971, Liberté d’association. Il s’est en l’occurrence appuyé à la fois sur le
Préambule de 1946 qui affirme l’attachement du peuple français aux « principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République » et sur loi du 1er juillet 1901, relative
aux associations. Il en a déduit l’existence d’une tradition législative républicaine en faveur de
la liberté d’association et l’a consacrée comme norme à valeur constitutionnelle. Il est à noter
que le principe avait déjà été reconnu par le Conseil d’État (CE Ass., 1956, Amicale des
Annamites de Paris)

Le juge subordonne la reconnaissance des PFRLR à trois conditions :

Le principe doit être d’origine législative et non jurisprudentielle (autrement dit, le principe a
été posé dans une loi).

Le principe a été posé dans une loi antérieure à 1946. Ce qui est logique puisque le pouvoir
constituant de 1946 ne peut pas avoir validé le contenu de lois qui n’existaient pas au moment
de l’adoption de la Constitution de 1946.

le principe doit avoir été posé dans une loi adoptée sous un régime républicain, ce qui exclut
les lois adoptées sous le régime de Vichy, l’Empire, ou un régime monarchiques.

La plupart des PFRLR sont issus de lois adoptées sous la IIIe République. Concrètement, le
Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel affirment d’une disposition législative de la IIIe
République qu’elle est un PFRLR ; le juge la rattache alors au préambule de 1946 ; ce qui lui
confère aussitôt une valeur constitutionnelle.

Le contrôle de constitutionnalité puis l’ouverture de la saisine à 60 députés ou à 60 sénateurs


en 1974 a conduit à la multiplication des PFRLR. Ont ainsi été consacrés, par exemple :

le principe de la liberté de l’enseignement et le principe de la liberté de conscience (CC,


1977, Liberté de l’enseignement).

le principe de l’indépendance de la juridiction administrative (CC, 1980, Validation d’actes


administratifs).

le principe de l’indépendance des professeurs d’université (CC, 1984, Libertés


universitaires).

98
le principe de l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des
prérogatives de puissance publique par l’administration (CC, 1987, Conseil de la
concurrence).

le principe consacrant l’existence d’une justice pénale des mineurs (CC, 2002, Loi
d’orientation pour la justice).

le principe reconnaissant l’existence d’un droit local en Alsace-Moselle (CC, 2011, QPC n°
157).

§ 2 : Le respect des normes à valeur constitutionnelle

L’on peut identifier deux hypothèses simples et une hypothèse complexe de contrôle de
conformité de la règle administrative au regard des normes à valeur constitutionnelle.

- les deux premières renvoient à deux situations qui ne posent aucune difficulté (A).

- la troisième est plus complexe car l’acte administratif en cause est conforme à la loi
mais contraire à la Constitution (B).

A) Hypothèses simples

Deux hypothèses simples se rencontrent :

- un acte administratif est pris pour l’exécution d’une loi. Mais elle ne contient aucune
disposition précisant des droits ou libertés en particulier : il s’agit en réalité d’une loi
d’habilitation par laquelle le législateur a confié au pouvoir réglementaire le soin d’édicter
dans le détail les règles qui conviendront le mieux. Alors, le juge administratif se contente de
vérifier que l’administration n’a pas profité de cette très large habilitation pour porter atteinte
à des normes à valeur constitutionnelle (CE, 1991, Quintin). S’il y a inconstitutionnalité de
l’acte administratif, le pouvoir réglementaire serait le seul responsable.

- un règlement autonome a été adopté. Ces règlements sont pris dans une matière différente
de celles réservés au législateur (article 37 de la Constitution). Ils ne sont donc jamais
subordonnés à la loi. Le juge vérifie ainsi que le règlement autonome est en conformité avec
le préambule de la Constitution. Il peut aussi contrôler que pouvoir réglementaire n’a pas
empiété sur les matières réservées au législateur par l’article 34 de la Constitution (CE Sect.,
1999, France Télécom).

B) Hypothèse complexe

Dans ce cas, un acte a été pris en application d’une loi. Il apparaît conforme à la loi mais est
suspecté d’être contraire à une norme constitutionnelle.

Dans ce cas, le juge doit faire un choix : faire prévaloir la loi ou la constitution. Il choisit de
faire prévaloir la loi. C’est ce que l’on appelle la « théorie de la loi écran ».

99
Mais depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 et l’instauration de la question
prioritaire de constitutionnalité, le juge administratif se retrouve moins en situation
d’appliquer cette théorie.

1- Explication de la théorie de la loi écran

Suivant cette théorie, lorsqu'un acte administratif est suspecté par les requérants d’être
contraire à la Constitution mais qu’il pris pour assurer l’exécution d’une loi, alors le juge
administratif refuse d’examiner conformité de l’acte à la Constitution (CE, 1936, Arrighi).

Il contrôle la conformité à la loi si les requérants le demandent mais ne va pas plus loin en ce
qu’il ne procède à aucun examen de la constitutionnalité de l’acte administratif : la loi fait
écran entre l’acte pris pour son application et la Constitution.

Voici très concrètement le raisonnement du juge en six étapes qui justifie cette solution :

l’acte édicté par l’administration est pris en application d’une loi ;

examiner la conformité de l’acte à la Constitution reviendrait donc à contrôler la


constitutionnalité de la loi elle-même ;

déclarer l’acte administratif inconstitutionnel serait par conséquent reconnaître implicitement


l’inconstitutionnalité de la loi ;

ce qui obligerait le juge administratif à opérer un contrôle de l’activité du législateur ;

or un tel ce contrôle serait contraire au principe de séparation des pouvoirs ;

la création du Conseil constitutionnel aurait confirmé la solution ainsi retenue en ce que le


pouvoir constituant de 1958 aurait implicitement disqualifié le juge administratif en confiant
l'examen de la constitutionnalité des lois au Conseil constitutionnel.

Un tel raisonnement est séduisant mais il porte très sérieusement atteinte à la hiérarchie des
normes puisqu’il revient à faire prévaloir la loi sur la Constitution.

D’une certaine manière, la question prioritaire de constitutionnalité a donc remis la pyramide


des normes sur pied.

2- Apport de la question prioritaire de constitutionnalité

Avec la question prioritaire de constitutionnalité, le juge administratif ne contrôle toujours pas


la constitutionnalité d’un acte administratif pris en application d’une loi. Cependant, le
Conseil d’État et la Cour de cassation peuvent demander au Conseil constitutionnel
d’examiner la conformité d’une loi à la Constitution. Les deux juridictions disposent d'un
délai de 3 mois pour se prononcer sur le renvoi de la question au Conseil constitutionnel. Ceci
après qu'elles aient été elles-mêmes saisies par un juge de leur ordre suite à l'initiative d'une
partie de présenter ce moyen dans un écrit distinct et motivé. Ce juge doit statuer sans délai

100
sur le caractère nouveau ou sérieux de la question. Il est à noter qu'il ne peut soulever le
moyen d'office.

Si le Conseil constitutionnel déclare qu’il y a eu violation de la Constitution par une loi, il


prononce l’abrogation de la ou des dispositions contraires à la Constitution (il tire ce pouvoir
de l’article 62, alinéa 2 de la Constitution). La disposition législative censurée est alors
rendue inapplicable, y compris bien sûr dans la résolution du litige dans le cadre duquel la
question prioritaire de constitutionnalité a été posée.

Alors, dans la mesure où la loi ne fait plus écran, plus rien ne fait obstacle à ce que le juge
administratif puisse déclarer non conforme à la Constitution l’acte administratif pris en
application de la loi censuré :

soit parce que l’acte serait dépourvu de bases légales.

soit parce que l’acte serait lui même contraire à une norme à valeur constitutionnelle.

La question prioritaire de constitutionnalité ne peut être posée que si trois conditions


principales sont remplies :

la disposition législative doit être applicable au litige ou à la procédure ;

la question doit être nouvelle ou sérieuse. À ce propos, le Conseil d’État a précisé que dans
l’hypothèse où une disposition législative aurait été déjà examinée par le Conseil
constitutionnel, son interprétation nouvelle par par le juge administratif est susceptible de
constituer une «circonstance nouvelle» (CE, 20 déc. 2018, Commune de Chessy).

elle ne doit pas viser une loi antérieure à la Constitution du 4 octobre 1958 dont les effets sur
la situation en litige ont été définitivement produits avant l’entrée en vigueur de cette
Constitution (CE, 2016, Nationalisation des usines Renault en 1945).

A propos du cas particulier des ordonnance, le Conseil d’État a pu préciser qu’une disposition
législative issue d’une ordonnance n'ayant pas été ratifiée ne peut faire l’objet d’une question
prioritaire de constitutionnalité (QPC). Pour le juge administratif, une telle ordonnance
conserve en effet son caractère réglementaire, de même que les dispositions qu’elle a créées
(CE, 2016, Syndicat national des entreprises des loisirs marchands et a.). Le Conseil
constitutionnel vient de remettre en cause cette solution : pour lui, une ordonnance non
ratifiée a valeur législative une fois le délai d'habilitation arrivé à son terme, sous réserve que
le projet de loi de ratification ait été déposé dans le délai imparti (CC, 28 mai 2020, Force 5 :
à propos d'une autorisation d'exploiter une installation de production d'électricité).

Au bout du compte, le taux de transmission au Conseil constitutionnel reste mesuré et stable :


entre 22 et 25 % depuis 2010. Soixante questions ont été transmises en 2010 et cinquante-
deux en 2017. On ne peut donc pas dire que le filtre soit particulièrement épais. Quant au
Conseil constitutionnel, il prononce la conformité de la loi contestée dans 54 à 85 % des cas.

101
Il faut préciser pour finir que si une juridiction administrative a omis de statuer sur la QPC qui
lui a été soumise, l’auteur de cette question peut contester l’omission lors du pourvoi en
cassation formé contre la décision qui statue sur le litige (CE, 26 avr. 2018, n° 400477).

Dans le cadre d’une QPC, le Conseil constitutionnel a récemment consacré le principe


de fraternité en censurant le « délit de solidarité ». Il considère que l’aide apportée à la
circulation de l’étranger en situation irrégulière, motivée par un but humanitaire, ne doit pas
être sanctionnée pénalement (CC, 6 juil. 2018, n° 2018-717/718-QPC).

Section 2 : Les normes internationales

À la différence des sources à valeur constitutionnelle, les normes internationales relèvent d’un
ordre juridique distinct de l’ordre interne. Se pose alors la question suivante : dans quelle
mesure les règles du droit international peuvent-elles agir sur les règles du droit interne ?
Autrement dit, les normes internationales font-elles partie de la hiérarchie des normes ?

Mais pour que les normes internationales constituent d’authentiques sources du droit
administratif, il faut encore que les règles du droit international, à supposé qu’elles soient
intégrées dans la hiérarchie des normes, puissent être invoquées par les particuliers dans le
cadre d’un litige.

Enfin, la portée des normes internationales dépend de leur capacité à s’imposer par rapport au
droit interne. Il faut donc qu’elles ne puissent être écartées au profit d’une autre source. Se
pose alors la question de la position des normes internationales dans la hiérarchie des normes.
Ces questions trouvent des réponses différentes suivant que l’on traite du droit international
classique (§ 1) ou du droit de l’Union européenne (§ 2).

§ 1 : Les normes internationales classiques

Une règle du droit international classique ne peut être considérée comme une source du droit
administratif que si trois hypothèses sont vérifiées :

- la norme internationale doit être juridiquement valide (A).

- la norme internationale ne doit pas pouvoir être écartée au profit d’une norme interne
(constitution, loi, règlement) qui lui serait contraire. Autrement dit, la supériorité de la
norme internationale doit être admise par le juge administratif, ce qui suppose que le
Conseil d’État ait consacré la primauté du droit international sur le droit interne (B).
Comme on le verra, il ne l’a fait qu’en partie.

- la norme internationale doit être invocable par les justiciables devant le juge. Parmi
les normes issues du droit international, seules celles que le juge administratif accepte
d’examiner peuvent être considérées comme des sources du droit administratif (C).

102
A) Les conditions de validité de la norme internationale

Les conditions de validité de la norme internationale sont posées par l’article 55 de la


Constitution. On distingue les conditions de forme (1) des condition de fond (2).

1- Les conditions de forme

- les traités doivent avoir été ratifiés ou approuvés (CE, 1951, Elections de Nolay).

- les actes de signature doivent être présents (CE, 1967, Société française d’entreprise de
dragage et de travaux publics).

- il doit y avoir eu un acte de publication (CE, 1964, Société Prosagor).

Le contrôle du juge administratif peut sembler contestable car les traités ne sont pas des actes
administratifs mais actes de gouvernement. Or, les actes de gouvernement échappent à la
compétence du juge administratif (comme nous l’avons vu et comme vous aurez l’occasion de
le revérifier dans le cours de Droit administratif 2).

Sauf que le juge n’examine pas le traité à proprement parler : il contrôle les actes qui
conditionnent sa validité. Il y a encore moins contrôle de l’opportunité politique du traité.

La compétence du juge administratif a été pleinement reconnue par le Conseil d’État (CE
Ass., 1998, SARL du parc d’activités de Blotzheim).

2- La condition de fond

Elle repose sur la condition de réciprocité : les traités produisent des effets juridiques dans
l’ordre interne à condition d’être appliqués par l’autre ou les autres parties.

Quelles sont alors les modalité de contrôle de cette condition ?

Jusqu’à récemment, le juge administratif consultait le ministère des Affaires étrangères. Son
avis était toujours suivi. L’application d’un traité dans l’ordre interne dépendait donc de l’avis
du ministère. Ceci était justifié par le fait que, contrairement au juge, le ministère dispose
d’informations sur la réalité de l’application d’un traité dans un pays tiers. Par ailleurs, le juge
qui estimerait à tort que le traité n’est pas respecté par l’autre État partie risquerait de
provoquer des difficultés diplomatiques, ce pourrait créer une entorse au principe de
séparation des pouvoirs. D’autant que l’inapplication du traité en droit interne pourrait
justifier la non application par l’autre État du traité en cause.

Ces arguments n’ont toutefois pas résisté aux principes des droits de l’homme et des libertés
fondamentales. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré que lier la
décision du juge à la position du ministre était incompatible avec le droit à un procès
équitable (CEDH, 2003, Chevrol c. France). Aujourd’hui, le juge administratif est souverain
dans l’appréciation de la condition de réciprocité (CE, Ass., 2010, Mme Chériet-Benseghir).

103
Le ministère des Affaires étrangères est consulté mais, d’une part, son avis n’est pas
obligatoirement suivi par le juge et, d’autre part, il fait l’objet d’un débat entre les parties.

B) Les conditions de supériorité de la norme internationale

La question de la supériorité du droit international se pose au juge administratif lorsqu’un acte


administratif est contraire à une norme internationale.

- lorsqu’il y a contrariété entre une norme internationale et un acte administratif qui


n’est pas pris en application d’une loi, la solution simple (1).

- elle pose plus de problème lorsque l’acte administratif est conforme à une disposition
constitutionnelle mais contraire à une norme internationale. Le juge a fait le choix en
pareille hypothèse de faire primer la première et donc d’écarter la norme internationale
(2).

- la solution a longtemps été la même en cas de contrariété entre la loi et une norme
internationale : il écartait la norme internationale lorsque l’acte administratif était pris
en application d’une loi contraire au droit international (sauf loi antérieure). Il
considérait que cela serait revenu pour lui, sinon, à contrôler la conformité de la loi au
droit international. Il transposait ainsi la théorie de la loi écran au contrôle de
conventionnalité. Désormais, en cas de contrariété entre la loi et une norme
internationale, le juge écarte la première au bénéfice de la seconde (3).

1- La contrariété entre le droit international et un acte administratif isolé

Ce cas de figure n’a jamais posé de difficultés : l’acte administratif n’est pas là pris en
application d’une loi ; aussi aucune loi n’est susceptible de faire écran entre la norme
internationale et l’acte administratif (aucun examen indirect de la loi ne s’impose au juge). Un
acte administratif contraire au droit international et qui n’est pas pris en application d’une loi
peut être annulé (CE Ass., 1952, Dame Kirkwood). À l’époque de cet arrêt rendu sous la IVe
République, le Conseil d’État s’appuyait sur l’article 26 de la Constitution de 1946 conférant
« force de loi » aux conventions internationales. Sous la Ve République, le Conseil d’État
s’appuie sur article 55 de la Constitution de 1958 qui dispose que les traités ont « une autorité
supérieure à celle des lois » (CE Ass., 1991, Belgacem).

Le raisonnement du juge est donc le suivant : si le droit international est d’une autorité
supérieure à celle des lois, alors il est nécessairement d’une autorité supérieure à celle des
actes administratifs, fussent-ils autonomes.

Bref, on le voit, le juge administratif veille au respect par l’administration des normes
internationales écrites. Il faut souligner en complément qu’il accepte également de contrôler
la conformité des actes administratifs aux règles coutumières (CE Ass., 1997, Aquarone).

Rappelons que le contrôle n’est bien sûr opéré que si les deux autres séries de conditions sont
satisfaites : les conditions de validité de la norme comme nous les avons vues ainsi que les
conditions de son invocabilité comme nous le verrons.

104
2- La contrariété entre le droit international et la Constitution

a) Les données du problème

Dans cette hypothèse, un acte administratif est contraire à une norme internationale mais
conforme à une norme constitutionnelle. Quelle norme faut-il alors faire primer ? Tout dépend
du point de vue que l’on choisit de retenir.

- du point de vue du droit international, le principe est pacta sunt servanda (les conventions
doivent être respectées »). Dans l’avis Traitement des prisonniers de guerre polonais à
Dantzig, rendu en 1932, la Cour permanente de justice internationale a fait application de ce
principe à la norme constitutionnelle : « un État ne saurait invoquer vis-à-vis d’un autre État
sa propre constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit
international ou les traités en vigueur ».

- du point de vue du droit interne français, aucune disposition constitutionnelle ne permet


d’affirmer la supériorité du droit international sur normes à valeur constitutionnelle :

. l’article 55 est inopérant puisqu’il pose le principe de la primauté du droit


international par rapport aux lois et non par rapport aux normes constitutionnelles.

. l’article 54 est également inopérant puisqu’il prévoit que l’autorisation de


ratifier un engagement international comportant une clause contraire à la Constitution
ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution. Il n’organise donc pas la
supériorité du droit international puisque rien n’oblige les pouvoirs publics à réviser la
constitution (comme le montre l’absence de révision constitutionnelle suite à la
décision de non-conformité de la Charte européenne sur les langues régionales ou
minoritaires : CC, 15 juin 1999). L’article 54 indique simplement qu’en cas de conflit
entre un traité non ratifié et une norme à valeur constitutionnelle, la résolution du
problème suppose la révision de la constitution. Le Pouvoir constituant ne pouvait pas
suggérer aux autorités en charge de la diplomatie de modifier le traité : la modification
dépend aussi de l’autre partie qui n’est pas soumise au respect de la Constitution
française.

. à bien y regarder, au contraire, la Constitution de 1958 fait plutôt primer la


Constitution sur le droit international. L’article 61 alinéa 2 sur le contrôle de
constitutionnalité a priori autorise le Conseil constitutionnel à censurer une loi de
ratification contraire à la Constitution. Or, un traité non ratifié est un traité qui ne
produit aucun effet juridique.

- du point de la théorie du droit, une Constitution ne saurait être considérée comme inférieure
au droit international puisque la Constitution détermine la place du droit international dans la
hiérarchie des normes. Même si la constitution devait affirmer son infériorité par rapport au
droit international, elle lui resterait supérieure... puisqu’elle légitimerait sa propre infériorité.

105
b) La solution du juge administratif

Le Conseil d’État a évidemment tendance à faire primer la Constitution sur le droit


international : d’une part, il est à la tête d’un ordre juridictionnel national et, d’autre part, il est
soumis au respect de la norme suprême.

Mais dans la mesure où la Constitution ne contient pas d’affirmation expresse de la


supériorité de la Constitution, il appartenait au juge de prendre ses responsabilités en
consacrant lui-même cette suprématie. Il ne l’a pas fait immédiatement :

- le Conseil d’État va d’abord faire le choix d’esquiver le problème. Dans une affaire, a retenu
une interprétation de la norme internationale conforme à la Constitution (CE, 1996, Koné). On
peut dire qu’il s’agit d’une interprétation neutralisante en ce qu’elle neutralise la portée du
traité.

Il était question d’un décret autorisant une extradition « demandée dans un but politique ». Le
décret se fondait sur une convention entre la France et le Mali n’excluant que les extraditions
demandées pour « réprimer une infraction politique ». La Haute juridiction a dégagé un
principe fondamental reconnu par les lois de la République qui interdit d’extrader un étranger
poursuivi « dans un but politique ». Le juge administratif aurait pu déclarer la convention
internationale non conforme à ce principe et donc à la Constitution. Il a préféré considérer que
la convention internationale n’excluait pas l’interdiction des extraditions demandées dans un
but politique. Autrement dit, le principe constitutionnel de l’interdiction d’extradition dans un
but politique englobe l’interdiction d’extradition pour réprimer une infraction politique, sans
se limiter à celui-ci. Le Conseil d’État s’est donc livré à une interprétation de la norme
internationale conforme à la Constitution. Et donc la norme internationale est bien conforme à
la Constitution. Le cas d’interdiction à l’extradition qu’elle prévoit est simplement un cas
parmi tous ceux que le PFRLR autorise.

- la haute juridiction va ensuite admettre la supériorité de la Constitution par rapport à la


norme internationale mais de manière implicite (CE Ass., 1998, Sarran) : elle affirme
l’impossibilité de tirer de l’article 55 de la Constitution la supériorité des traités sur les
normes constitutionnelles. Or, poser les limites de l’article 55 n’est pas pour autant affirmer
explicitement supériorité de la Constitution sur les traités.

- le Conseil d’État finira par reconnaître explicitement le principe de supériorité de la


Constitution sur les normes internationales (CE, 2001, Syndicat national de l’industrie
pharmaceutique). Ce que confirmera par la suite le Conseil constitutionnel (CC, 2004, Traité
établissant une Constitution pour l’Europe).

La solution en droit positif est donc la suivante : un acte administratif contraire à une norme
internationale mais conforme à la Constitution – ou pris en application d’une norme
constitutionnelle – demeure valable. Autrement dit, en cas de contradiction entre la
Constitution et le droit international, le juge administratif chargé de statuer sur la validité d’un
acte administratif écarte la norme internationale.

106
Il y a bien sûr un risque que la responsabilité de l’État soit engagée pour non respect de ses
engagements internationaux. Ce risque est toutefois nécessaire pour que la Constitution reste
la norme suprême en droit interne.

Enfin, il est à noter que le juge administratif ne censure pas un acte administratif contraire à la
Constitution mais conforme à une norme internationale (CE, 1999, Groupement national de
défense des porteurs de titres russes). Il part du principe que cela reviendrait à contrôler la
constitutionnalité d’une norme internationale. Or, ce pouvoir appartient au Conseil
constitutionnel à titre préventif en vertu de l’article 54 de la Constitution. En l’occurrence, la
convention internationale fait écran entre l’acte administratif et la Constitution.

3- La contrariété entre le droit international et la loi

Dans un tel cas de figure, la règle administrative est suspectée d’être contraire au droit
international mais elle a été prise en application d’une loi. Il y a donc conflit entre la loi et le
droit international. Le juge doit choisir quelle norme faire primer.

L’article 55 de la Constitution paraît apporter une solution évidente puisqu’il y est dit que les
traités ont une autorité supérieure à celle des lois dès leur publication.

Malgré la clarté de cet articles, les juges ont longtemps hésité à faire application de cette
solution (a) dont il faudra ensuite mesurer la portée (b).

a) Les hésitations de la jurisprudence

Le Conseil constitutionnel s’est refusé à contrôler la conformité de la loi au droit international


(CC, 1975, loi relative à l’interruption volontaire de grossesse). Sa justification est qu’une loi
contraire à un traité n’est pas nécessairement contraire à la Constitution ; le contrôle de la
conformité d’une loi à la Constitution est donc d’une nature différente de celle du contrôle de
conventionnalité ; l’article 61 n’autorise donc pas le Conseil constitutionnel à contrôler la
conformité des lois aux engagements internationaux. Ce raisonnement est discutable car, érigé
en gardien de la Constitution, le Conseil constitutionnel devrait normalement veiller au
respect de l’article 55 en écartant les lois contraires aux conventions internationales. Ce
raisonnement n’en est pas moins celui retenu par le Conseil constitutionnel.

Celui-ci a donc renvoyé le problème au juge ordinaire. Il y a alors deux hypothèses :

- lorsque la loi est antérieure à la ratification du traité, le principe relatif à l’application de la


loi dans le temps suppose que la volonté manifestée ultérieurement par la ratification du traité
prime sur la volonté exprimée par le passé par le législateur. Concrètement, les dispositions de
la loi contraires au traité sont abrogées.

- lorsque la loi est postérieure à la ratification du traité, une volonté nouvelle s’est exprimée
par le biais de la loi. Si cette volonté nouvelle pose une règle contraire à une règle
internationale antérieure ratifiée, quelle norme faire primer ? Plusieurs raisonnements sont
envisageables :

107
. le principe relatif à l’application de la loi dans le temps semble commander de faire
primer la loi sur le traité. Or, il est délicat d’admettre que le législateur puisse à lui seul
revenir sur des engagements internationaux qui engagent la responsabilité de l’État
tout entier et qui relèvent avant tout des compétences de l’exécutif. Par ailleurs, le
principe de supériorité des traités sur les lois posé par l’article 55 de la Constitution
semble disqualifier totalement le législateur en matière d’abrogation des traités
internationaux.

. l’application mécanique de l’article 55 devrait également conduire à consacrer la


supériorité des normes internationales sur la loi, quelles que soient les questions de
temporalité qui se posent.
. dans la mesure où les juges ordinaires sont les gardiens des lois (et donc chargés
d’assurer leur respect), ceux-ci logiquement devraient s’interdire de procéder à la mise
à l’écart des dispositions législatives, y compris lorsqu’elles seraient contraires au
droit international. Autrement dit, il leur appartiendrait de toujours faire primer la loi
postérieure sur la norme internationale.

Le Conseil d’État a d’abord refusé de contrôler la loi par rapport à la norme internationale. Il
considérait qu’un tel contrôle relevait de la compétence du Conseil constitutionnel (CE Sect.,
1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France). Sauf que le Conseil
constitutionnel, on le sait, se déclara lui-même incompétent en 1975 et invitait le juge
ordinaire à prendre position.

La Cour de cassation a très vite saisi l’occasion de cette invitation pour consacrer la
supériorité des normes internationales sur la loi (Cass. Mixte, 1975, Société des cafés Jacques
Vabre). Le Conseil d’État a de son côté d’abord invoqué la théorie de la loi-écran transposée
au contrôle de conventionnalité (CE Ass., 1979, Union démocratique du travail). Puis le juge
communautaire l’a mis sous pression (CJCE, 1978, Administration des finances de l’État c.
SA Simmenthal), ce qui l’a conduit quelques années plus tard à reconnaître à son tour la
primauté du droit international sur la loi (CE, Ass., 1989, Nicolo).

b) La portée de la jurisprudence

Deux remarques :

- l’arrêt Nicolo porte sur la contrariété entre une loi et le droit de l’Union européenne. Il a
depuis étendu le contrôle de conventionnalité aux normes internationales classiques et à la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CE Ass., 21
décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques). Par
conséquent, la victime d’une atteinte aux droits fondamentaux qui souhaiterait dénoncer une
loi peut désormais emprunter deux voies de droit devant le juge ordinaire : le contrôle de
conventionnalité et le contrôle de constitutionnalité par le biais de la question prioritaire de
constitutionnalité.

- par les arrêts Société des cafés Jacques Vabre et Nicolo – et donc la possible remise en cause
d’une loi postérieure à un traité – il y a remise en cause de la souveraineté du Parlement par le
juge ordinaire lui-même. Or, ces derniers sont en quelque sorte les garants de la loi. Cette
crise ontologique entache la crédibilité des juges ordinaires.

108
Il faut noter cependant que le Conseil d’État a cru bon de ne pas totalement désavouer le
législateur. Il considère en effet que si une loi doit être écartée au profit d’une norme
internationale, c’est uniquement en raison de son incompatibilité et non en raison de son
absence de conformité. Autrement dit, le juge ne considère pas qu’il y a contrariété lorsqu’une
loi est compatible avec un traité sans pour autant lui être conforme. Dans pareille hypothèse,
la loi n’empêche pas le traité de s’appliquer mais elle n’en facilite pas non plus l’application.

C) Les conditions d’invocabilité de la norme internationale

Toutes les règles du droit international ne peuvent être invoquées devant le juge administratif
par les administrés. Certes, l’intégralité des conventions internationales passées par un État
s’imposent à celui-ci. Reste que les règles du droit international ne font pas toutes naître des
droits subjectifs sur la tête des administrés. Pour cela, la norme internationale doit être dotée
de l’effet direct (2).

Sauf que l’effet direct des normes ne peut apparaître qu’à l’issue d’un travail
d’interprétation. Il n’y a donc effet direct que si cette qualité est reconnue par le juge. Il faut
donc que le juge ait accepté de se livrer à un travail d’interprétation de la norme
internationale. Il s’agit là d’une condition indispensable pour que le juge se retrouve en
situation de déterminer si la norme produit ou non des droits subjectifs pour les administrés
(1).

1- La qualité d’interprète du juge administratif

Que le juge administratif accepte de reconnaître l’effet direct de règles issues du droit
international n’avait rien d’automatique.

Cela supposait en premier lieu qu’il se considère comme suffisamment légitime pour
interpréter le droit international. Cela impliquait en second lieu, qu’il mobilise des méthodes
d’interprétation suffisamment fiables pour faire ressortir l’effet direct de normes
internationales.

La qualité d’interprète du juge administratif en matière de normes internationales dépendait


donc à la fois de l’existence de méthodes d’interprétation adaptées (a) et de sa propre
légitimité pour interpréter (b).

a) L’existence de méthodes d’interprétation

La Convention de Vienne de 1969 portant sur le droit des traités définit trois méthodes
d’interprétation. Le traité suggère de les combiner pour faire pleinement ressortir le sens d’un
texte.

109
La première méthode s’attache au texte même. L’analyse porte sur l’expression formelle de
l’énoncé juridique. Pour le dire vite, elle se concentre sur les termes employés dans la
rédaction. C’est ainsi que l’expression « les États s’engagent à » tend à exclure la
reconnaissance de l’effet direct de la norme.

La deuxième méthode porte sur l’intention commune des parties. Elle ressort plus
particulièrement des travaux préparatoires.

La troisième méthode a trait à la finalité de la norme. Elle se concentre sur l’objectif poursuivi
par la règle. On parle d’analyse téléologique.

En mobilisant ces trois méthodes, le juge se donne les moyens de déterminer si la convention
a pour objet de créer exclusivement des obligations à la charge des États ou si elle va jusqu’à
reconnaître des droits pour les particuliers.

b) La légitimité du juge administratif

Le juge administratif ne pouvait être considéré comme légitime dans l’interprétation des
normes internationales que si le monopole du ministre des Affaires étrangères était cassé dans
ce domaine. En effet, lorsqu’un administré invoquait la disposition d’un traité, le juge avait
pris l’habitude de surseoir à statuer en attendant que l’interprétation lui soit donnée par le
ministre. Cette situation était justifiée d’une part du fait de l’impossibilité d’avoir accès aux
travaux préparatoires du traité et, d’autre part, en raison du risque de parasitage des relations
diplomatiques entre la France et ses partenaires.

Le problème est que l’État français se retrouvait généralement en position de juge et partie. Il
était en effet le plus souvent dans la position du défendeur dans les affaires où se posait la
question de l’interprétation d’un traité. L’État pouvait donc suggérer au juge les
interprétations qui l’arrangeaient le plus, sachant que le juge s’obligeait à suivre
l’interprétation donnée par le ministère. C’est la raison pour laquelle la Cour européenne des
droits de l’homme a pu condamner la France au motif, là encore, d’une violation du droit à un
procès équitable tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales (CEDH, 1994, Beaumartin c. France).

Par ailleurs, les arguments en faveur du renvoi au ministère n’était plus aussi crédibles
qu’avant :

les juges ont fini par avoir accès aux travaux préparatoires des traités du fait de la publication
de ces derniers.

les juges apparaissaient tout à fait capable d’appliquer les méthodes d’interprétation suggérées
par la Convention de Vienne de 1969.

les juridictions européennes procédaient de leur côté à l’interprétation des normes


internationales sans que cela ne présente la moindre difficulté.

C’est la raison pour laquelle le Conseil d’État n’a pas attendu la condamnation de la France
par la Cour européenne des droits de l’homme pour changer de pratique. Le juge est
clairement légitime pour interpréter souverainement les traités internationaux en vue de

110
reconnaître l’effet direct de certaines de leurs dispositions (CE Ass., 1990, GISTI). L’avis du
ministre des Affaires étrangères est toujours sollicité mais le juge n’est plus obligé de s’y
conformer comme c’était le cas auparavant.

2- Les critères de l’effet direct

L’effet direct diffère de l’applicabilité immédiate. Cette dernière notion présente de l’intérêt
lorsque l’on veut distinguer les systèmes monistes et dualistes. Dans un système moniste, les
normes internationales sont d’applicabilité immédiate car elles s’imposent juridiquement sans
que des mesures de validation soient nécessaires (en dehors des conditions formelles du type
ratification ou publication). À l’inverse, l’effet direct porte sur le contenu de la norme. Si une
norme est d’effet direct, cela signifie qu’elle est invocable devant les tribunaux en raison des
droits et libertés qu’elle contient au bénéfice des particuliers.

Le Conseil d’État reconnaît pour la première fois l’effet direct des normes internationales en
1997 (CE Sect., 1997, Groupement d’intervention et de soutien des travailleurs immigrés
(GISTI)). Étaient en cause des dispositions de la Convention n° 118 de l’Organisation
internationale du travail (OIT) du 28 juin 1962.

Pour reconnaître l’effet direct d’une norme internationale, le juge vérifie que deux critères
sont remplis, l’un objectif (a) et l’autre subjectif (b).

a) Le critère objectif

La norme doit être précise, complète et inconditionnelle.

- on ne peut dire d’une norme qu’elle est précise lorsqu’elle se limite à la fixation
d’orientations.

- on ne peut dire d’une norme qu’elle est complète lorsqu’elle appelle à une
intervention légale supplémentaire.

- on ne peut dire d’une norme qu’elle est inconditionnelle lorsque la marge de


manœuvre laissée à l’État pour l’appliquer est relativement large.

Si ces critères sont présentés comme objectifs, ils permettent malgré tout au juge de se livrer à
un large pouvoir d’appréciation.

Par exemple, dans l’interprétation de la directive retour, la Conseil d’État a admis l’effet
direct d’une disposition qui ne paraît pourtant pas répondre aux exigences de
l’inconditionnalité et de la précision. La disposition prévoit que les États membres ont la
possibilité d’insérer dans leur législation nationale que le délai de retour du ressortissant d’un
pays tiers en séjour irrégulier ne puisse être accordé qu’à la suite d’une demande du
ressortissant concerné. Contre toute attente, le Conseil d’État a déclaré que cette faculté
laissée aux États « ne fait pas obstacle au caractère inconditionnel et suffisamment précis de
ces dispositions » (CE avis, 2011, Directive retour).

111
b) Le critère subjectif

Suivant ce critère, l’effet direct n’est constatable que si la norme internationale attribue des
droits et obligations aux individus. La convention internationale doit consacrer des droits
fondamentaux pour les individus. La norme ne prévoyant que des échanges d’obligations
entre États ne répond pas au critère subjectif.

Il en résulte que toutes les dispositions d’une même convention internationale n’ont pas la
même portée. Certaines sont dotées de l’effet direct, d’autres non (pour des exemples, voir :
Ccass., 1ère ch. Civ., 2005, Washington à propos de la Convention internationale relative aux
droits de l’enfant ; CE, ord., 2006, Fédération transpyrénéenne des éleveurs de montagne à
propos de la Convention d’Aarhus relative à la protection de l’environnement où les
paragraphes 2 et 3 de l’article 6 sont les seuls à être considérés comme d’effet direct car
consacrant des droits pour les individus).

En définitive, les conventions le plus souvent invoquées devant le juge administratif et


retenues par lui sont bien évidemment celles en rapport avec la protection des droits de
l’homme. Tel est le cas bien sûr de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales. Le juge administratif est d’autant plus enclin à reconnaître l’effet
direct de cette convention que la Cour européenne des droits de l’homme peut condamner
efficacement les États réfractaires à l’application de cette convention.

§ 2 : Le droit de l’Union européenne

Le droit de l’Union européenne rentre dans la catégorie des normes internationales. Son
régime juridique, pour ce qui nous intéresse, est donc globalement le même (A). On peut
néanmoins observer quelques divergences (B).

A) Similitudes

Premièrement, les dispositions des traités qui présentent les caractéristiques de l’effet direct
sont susceptibles d’être invoquées pour annuler un acte administratif (CE Ass., 1982, Conseil
régional de Paris de l’Ordre des experts-comptables).

Deuxièmement, l’annulation des actes administratifs contraires à un règlement européen ne


pose aucune difficulté au juge administratif (CE Sect., 1978, Syndicat viticole des Hautes-
Graves).

Troisièmement, le juge administratif peut annuler un acte administratif réglementaire3


lorsqu’il est contraire à une directive communautaire. Tel est le cas lorsque l’acte
réglementaire est postérieur à la directive invoquée (CE, 1984, Fédération française des
sociétés de protection de la nature), y compris lorsque l’acte réglementaire est un acte de

3 Nous reviendrons plus tard sur la distinction, parmi les actes administratifs, entre ceux ayant un caractère
réglementaire et ceux à caractère individuel.

112
transposition de la directive mais qu’il en trahit les objectifs (CE, 1984, Confédération
nationale des sociétés de protection des animaux de France). Il en va encore ainsi lorsque
l’acte réglementaire est antérieur à la directive mais que l’administration continue d’appliquer
des dispositions contraires après l’expiration du délai de transposition imparti par la directive
(CE Ass., 1989, Compagnie Alitalia).

S’agissant de l’invocabilité directe des directives communautaires en vue de l’annulation d’un


acte administratif individuel cette fois, elle est désormais possible (CE Ass., 2009, Mme
Perreux). Il s’est longtemps refusé à admettre une telle solution (CE Ass., 1978, Cohn-Bendit)
pour la simple et bonne raison que les directives devant être transposées par les États
membres, elles ne peuvent a priori de ce fait répondre au critère de l’inconditionnalité exigé
pour qu’il y ait effet direct. Sauf que certaines directives sont apparues suffisamment précises
pour être d’invocabilité directe. Leur invocabilité reste toutefois subordonnée à la condition
que l’État n’ait pas encore pris les mesures de transposition dans le délai imparti par la
directive. Pour le dire autrement, l’invocabilité ne peut avoir lieu qu’une fois le délai de
transposition écoulé.

B) Divergences

Le niveau d’intégration du droit de l’Union européenne – par rapport au droit international


classique – donne lieu à des spécificités. Au moins trois divergences peuvent être identifiées :

La première est à mettre en rapport avec le principe de réciprocité : le non respect d’une
norme communautaire par un État membre ne peut être invoqué pour justifier l’inapplication
de cette norme par un autre État membre. La raison est que l’Union européenne a institué un
dispositif de sanction qui lui est propre : la procédure du recours en manquement. Cette
procédure est plus efficace que le principe de réciprocité pour rendre effectif le droit de
l’Union européenne. La réciprocité comme condition de validité des normes communautaire
est par conséquent inopérante dès lors que l’on est face au droit de l’Union européenne
(Ccass, 1975, Société des cafés Jacques Vabre ; le Conseil d’État a publié un rapport en ce
sens en 2000 sur La norme internationale en droit français).

La deuxième concerne l’interprétation du droit de l’Union européenne : lorsque la disposition


d’un traité de l’Union européenne ou d’un acte dérivé de l’Union européenne (directive,
règlement européen, décision) apparaît obscure, le juge administratif est en principe contraint
de surseoir à statut et de renvoyer le problème d’interprétation à la Cour de justice de l’Union
européenne (CJUE). Celle-ci détient en effet le monopole d’interprétation de principe (art.
267 du TFUE)4.

La troisième est liée aux particularismes des directives communautaires. Certaines lois
reprennent en effet mot pour mot les dispositions de la directive qu’elles transposent. On parle
en pareille hypothèse de loi miroir. Ces lois miroirs posent problème dans le cadre du
contrôle de constitutionnalité. Car en contrôlant la loi, le juge se retrouverait en situation de
contrôler la conformité de la directive à la Constitution. Le Conseil constitutionnel se refuse

4 Il ne s’agit là que d’un principe qui est, par définition, assorti d’exceptions. Mais il n’est pas nécessaire de
rentrer dans les détails dans le cadre de ce cours.

113
en principe à contrôler la constitutionnalité des lois miroirs (CC, 2004, Loi pour la confiance
dans l’économie numérique). Il s’appuie sur le constat que la transposition des directives
constitue une obligation constitutionnelle résultant de l’article 88-1. Il accepte toutefois de
censurer les lois miroirs lorsqu’elles sont contraires à une « disposition expresse de la
Constitution ». Il a par la suite complété cette solution en ajoutant une seconde exception : les
lois miroirs contraires à une « règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la
France » sont également écartées (CC, 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits
voisins dans la société de l’information). Cette solution a été reprise à l’identique pour les
règlements européen dès lors que ceux-ci impliquent une mise en conformité de la législation
(CC, 2018, Loi sur la protection des données personnelles).

Quant aux actes administratifs de transposition, le Conseil d’État accepte de contrôler leur
constitutionnalité lorsqu’ils sont fidèles, précis et inconditionnels. Cependant, par exception,
si la norme constitutionnelle visée a un équivalent parmi les traités, alors l’acte administratif
de transposition fait l’objet d’un contrôle de conventionnalité et non de constitutionnalité (CE
Ass., 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres). La directive et l’acte qui la
transposent sont écartés en cas de non conformité au principe communautaire. À l’inverse, s’il
n’y a pas d’équivalent, alors le juge opère un contrôle de constitutionnalité classique. En cas
de contrariété entre la Constitution et l’acte administratif de transposition, l’acte sera annulé et
la directive privée d’effets de droit.

114
Chapitre 2

Les sources originelles

La suprématie de principe des sources nouvelles a été consacrée par juge administratif. Les
sources originelles doivent en cela s’aligner sur les sources nouvelles. Reste que le le juge, le
législateur et le pouvoir réglementaire entendent continuer, à leur niveau, à encadrer l’action
administrative. Les sources originelles, bien que « secondaires », continuent donc toujours à
déployer leurs effets et sont même régulièrement alimentées par de nouvelles productions
jurisprudentielles, législatives ou réglementaires. Ce sont ces trois sources qu’il convient
désormais d’aborder : la jurisprudence administrative (Section 1), les lois (Section 2) et les
actes réglementaires (Section 3).

Section 1 : La jurisprudence administrative

C’est une source non écrite du droit administratif. C’est d’ailleurs la seule véritable source
non écrite en France. On sait en effet que ce pays relève principalement d’un système de
tradition écrite. D’une part, la coutume occupe une place extrêmement mineure en droit.
D’autre part, la doctrine (entendue comme les synthèses et les études opérées par les
universitaires, voire les juges) ne conduit qu’à des interprétations ou à des explications qui ne
s’imposent pas juridiquement aux autorités administratives. Reste donc comme source non
écrite la jurisprudence, administrative en l’occurrence.

Une jurisprudence constitue malgré tout une norme. Quand le juge doit faire application d’un
texte, il procède à un tri parmi les interprétations possibles. Il retient l’interprétation du texte
qui lui est apparue la plus pertinente pour résoudre le litige. Ce n’est qu’à l’issue de cette
interprétation que la règle énoncée dans un texte devient une norme : la norme ne devant pas
être confondue avec l’énoncée juridique ; l’interprétation opère la métamorphose du texte en
norme juridique (l’interprétation se greffe à l’énoncé). Cette plus-value attribue un sens à la
règle de droit, et ce sens est dégagé par le juge lorsqu’il lui est demandé de résoudre un litige.
La jurisprudence constitue donc un élément fondamental de création de la norme. En droit
administratif, ce pouvoir créateur est d’autant plus poussé que pendant longtemps le juge était
peu lié par les textes. Par rapport à d’autres domaines, le législateur était nettement moins
fécond pour régir les rapports de l’administration.

Par ailleurs, il est des cas où le juge fait application de principes non textuels, c’est à dire
qu’ils ne sont énoncés dans aucun texte. Ces principes s’imposent à l’administration et ont
donc valeur de normes.

Il faut préciser à ce stade que toutes les décisions rendues par les juridictions administratives
ne font pas nécessairement jurisprudence. Une telle portée résulte d’abord du niveau
juridictionnel où la décision a été prononcée. Le Conseil d’État étant le juge de cassation, les
juridictions administratives du premier (TA) et second degré (CAA) doivent respecter sa
jurisprudence. Les tribunaux administratifs doivent également s’aligner sur jurisprudence de
la CAA dont ils dépendent. Le statut jurisprudentiel de la décision résulte ensuite de la

115
capacité de généralisation de la solution de l’arrêt. En ce sens, les décisions d’espèce
(décisions qui ne s’appliquent qu’aux faits de l’arrêt) ne font pas jurisprudence.

La jurisprudence administrative mérite d’être abordée à travers son rôle (§ 1), ses formes (§ 2)
et sa portée (§ 3).

§ 1) Le rôle de la jurisprudence administrative

Si les fonctions de la jurisprudence administratives sont multiples (A), force est de constater
que le pouvoir créateur reconnu au juge est en déclin (B).

A) Des fonctions multiples

La première fonction de la jurisprudence administrative est de mettre à la disposition des


juges des solutions juridiques applicables aux litiges par l’interprétation des textes.

Sa deuxième fonction est de produire des règles et principes applicables à l’administration.


Le juge administratif participe en effet à la création du droit administratif. Le caractère
initialement prétorien de ce droit s’explique en raison du rôle confié au juge dans sa
formation. Pareille conception s’oppose à l’idéal révolutionnaire et à la doctrine de
Montesquieu (pour qui le juge n’est que « la bouche de la loi »). Cette deuxième fonction est
justifiée par la jurisprudence elle-même, pour la première fois, dans l’arrêt Blanco du Tribunal
des conflits. Il invite le juge administratif à dégager les principes et règles qui permettent
d’engager la responsabilité des personnes publiques et disqualifie le code civil à cette
occasion. Il s’agit donc à ce moment là de dégager le droit propre à l’administration dans le
cadre de la responsabilité extra-contractuelle de l’administration. Ses domaines d’intervention
vont progressivement s’élargir au-delà de cette seule question.

Le juge administratif est ainsi autorisé à détacher ses décisions des textes applicables aux
rapports entre particuliers. Pour le Tribunal des conflits, à l’époque de l’arrêt Blanco, il ne
s’agit pas de dire que les textes civils n’ont plus à être pris en compte : le droit civil ne doit
être écarté que dans les cas où ces textes ne sont pas adaptés aux particularismes de la vie
collective. Il est même des cas où les textes sont écartés alors même qu’ils régissent l’action
administrative : notamment lorsque des circonstances exceptionnelles sont à l’œuvre ; une
application rigoureuse des textes conduirait à la paralysie de l’administration ou gênerait la
poursuite de l’intérêt général. Par exemple, dans un arrêt portant sur des agissements commis
par l’administration durant la première guerre mondiale, le Conseil d’Etat déclare que « les
limites des pouvoirs de police […] ne sauraient être les mêmes dans le temps de paix et
pendant la période de guerre où les intérêts de la défense nationale donnent au principe de
l’ordre public une extension plus grande et exigent pour la sécurité publique des mesures plus
rigoureuses » (CE, 1919, Dames Dol et Laurent).

La troisième fonction du juge administratifs est d’adapter ses propres solutions


jurisprudentielles à l’évolution de la société. Il prend alors ses distances avec la jurisprudence
administrative dont il est lui-même à l’origine. On parle de revirement de jurisprudence. Ce
sont autant de moments juridictionnels par lesquels le juge prend acte de l’évolution de la

116
société. Il s’oblige à appliquer une solution juridique différente à des problèmes pourtant
identiques (identiques sur le fond mais le contexte historique appelle à un changement de
position). Cette souplesse est facilitée par le caractère originellement prétorien du droit
administratif.

B) Un pouvoir créateur en déclin

Dans son travail d’élaboration de la jurisprudence administrative, le juge administratif est


moins autonome qu’auparavant.

S’il n’est en rien tenu par les décisions rendues par le juge judiciaire – dans la mesure où ils
forment deux ordres juridictionnels distincts –, on constate en effet que le juge administratif
tend à aligner sa jurisprudence sur celle du juge judiciaire lorsqu’un problème commun se
pose (l’exemple le plus flagrant étant celui de l’arrêt Nicolo où juge reprend solution de l’arrêt
Société des cafés Jacques Vabre).

Par ailleurs, la codification du droit administratif à droit constant a pour effet de figer les
solutions dégagées par la jurisprudence : aucun revirement n’est plus possible.

Enfin, les conventions internationales, le droit de l’Union européenne, les décisions du


Conseil constitutionnel, de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice
de l’Union européenne limitent la marge de manœuvre du juge administratif. Il s’instaure,
pour reprendre les mots de Bruno Genevois, un dialogue des juges.

§ 2) Les formes de la jurisprudence administrative

La jurisprudence administrative est constituée de décisions juridictionnelles, c’est à dire


d’actes rendus par des juridictions.

Reste que toutes les décisions n’ont pas vocation à faire jurisprudence. Tel est le cas
uniquement des décisions qui dictent la manière dont un texte doit être interprété ou qui
posent un principe nouveau (du reste, le passage de l’arrêt qui pose un principe nouveau est
nommé « considérant de principe »). Encore faut-il par ailleurs que la décision en cause ait été
rendue par une juridiction dont les décisions ne sauraient être remises en cause comme c’est le
cas du Conseil d’État, du Tribunal des conflits ou du Conseil constitutionnel.

Les principes nouveaux posés dans les arrêts sont dénommés principes généraux du
droit (PGD). Le juge use alors pleinement de sa liberté en matière de création
jurisprudentielle). Le premier PGD explicitement dégagé par le juge administratif est celui
selon lequel une sanction ne peut être légale si l’administré ou l’usager n’a pas été
préalablement mis en situation de présenter ses observations (CE Ass., 1945, sieur Aramu).

D’une manière générale, les PGD peuvent relever de trois types d’idéologies :

l’idéologie libérale. Le juge administratif s’inspire dans ce cas du préambule de la


Constitution de 1946 et de la Déclaration de 1789. Il s’en inspire seulement car il s’émancipe
de la lettre de ces textes, ce qui élargit sa marge de manœuvre. Par exemple, ont été
considérés comme des PGD relevant de cette idéologie : le principe d’égalité (d’accès au

117
service public, d’accès aux emplois publics, devant la loi etc.) ; la liberté du commerce et de
l’industrie ; le respect des droits de la défense ; la continuité des services publics (qui a justifié
les limitations apportées au droit de grève) etc.

l’impératif de sécurité juridique et de confiance légitime dans l’ordre administratif. C’est ce


qu’illustrent : le principe de non-rétroactivité des actes administratifs ; l’obligation de
publication des règlements édictés ; l’obligation pour le pouvoir réglementaire d’édicter s’il y
a lieu les mesures transitoires que suppose une réglementation nouvelle.

La relativisation de la summa divisio du droit public et du droit privé. Il s’agit ici de prendre
le contre-pied de l’arrêt Blanco car dégager des règles différentes du droit privé peut conduire
à des situations inéquitables en privant les justiciables de garanties offertes dans le secteur
privé. Techniquement, le juge n’applique pas directement le texte de droit privé mais il
dégage un principe qui sous-tend une règle de droit privé (plane au dessus de lui). Ainsi, le
principe peut s’appliquer aussi bien aux situations de droit public que de droit privé. À titre
d’exemple, le juge a dégagé un « principe général dont s’inspire l’article 29 du libre 1 er du
Code du travail ». Il lui permet de déclarer que l’interdiction de licencier une salariée en état
de grossesse s’applique également aux agents employés dans les services publics
« lorsqu’aucune nécessité propre à ces services ne s’y oppose » (CE Ass., 1973, Dame
Peynet).

§ 3) La portée de la jurisprudence administrative

La portée de la jurisprudence administrative dépend de deux facteurs :

- la force obligatoire des décisions rendues par les juridictions administratives. C’est la
portée juridique (A).

- la manière dont la jurisprudence est perçue ou accueillie en France. C’est la portée


sociale (B).

A) La portée juridique de la jurisprudence administrative

La valeur juridique de la jurisprudence s’acquiert par des mécanismes différents de ceux de la


coutume : un revirement de jurisprudence fait autorité dès la publication de l’arrêt ; le juge
n’est pas lié par les précédents (cela voudrait dire dans le cas contraire que les revirements
seraient impossibles).

La norme jurisprudentielle diffusée au moment de la publication de la décision s’impose


d’abord à l’autorité administrative ou au service qui est en cause : la décision a autorité de la
chose jugée.

En ce qui concerne les autres autorités administratives, la situation est plus complexe. Deux
mécanismes sont possibles suivant que la norme découle de l’interprétation d’un texte
législatif (1) ou qu’elle est entièrement créée par le juge et prend la forme du PGD (2).

118
1- La portée juridique des interprétations législatives

L’interprétation jurisprudentielle d’un texte législatif s’impose à l’ensemble des autorités


administratives : la norme doit être appliquée conformément à l’interprétation qui en a été
donnée par le juge administratif. Deux hypothèses se rencontrent alors :

la norme est rendue supplétive par le juge : l’administration doit respecter l’interprétation
jurisprudentielle mais celle-ci peut être écartée par l’édiction d’un acte réglementaire.

la norme est rendue impérative par le juge : elle s’impose à l’administration sauf si le
législateur remet finalement en cause l’interprétation du texte législatif.

2- La portée juridique des PGD

Les PGD doivent être respectés par toute autorité administrative :

lorsque le pouvoir réglementaire autonome est exercé (CE, 1959, Syndicat général des
ingénieurs-conseils).

lorsqu’un acte administratif individuel est pris (arrêt Aramu).

Lorsqu’un acte est édicté dans le cadre d’une habilitation législative (CE Ass., 1961,
Fédération nationale des syndicats de police).

On le voit, les PGD du juge administratif s’imposent à l’ensemble des actes administratifs. Il
pourrait être tentant de déduire qu’ils ont une valeur équivalente à celle des lois.

Le raisonnement ne tient pas pour deux raisons :

les PGD peuvent être écartés par une disposition législative contraire ou par un traité contraire
(arrêt Koné).

Les PGD ne permettent pas de déroger à la loi (CC, 1969, Nature juridique de certaines
dispositions modifiées de la loi de 1930 relative à la protection des monuments naturels et des
sites et de la loi de 1913 sur les monuments historiques).

Les PGD du juge administratif (à ne pas confondre avec les PGD dégagés par le juge
constitutionnel) se situent donc dans la hiérarchie des normes au niveau infra-législatif mais
supra-décrétal.

Malgré tout, la portée des PGD peut être diminuée si le juge décide de leur attribuer un
caractère supplétif (l’autorité administrative pourra alors écarter un PGD par l’adoption d’un
acte réglementaire contraire). Par exemple, en matière de règles générales de procédure, le
juge a déclaré qu’elles ne s’imposent qu’autant que l’application n’en a pas été écartée par
une disposition formelle (CE, 1931, Société des moteurs et automobiles Zedel).

119
Sur le principe, les PGD restent problématiques. En effet, ils portent atteinte à la sécurité
juridique des administrés puisque ces derniers ne peuvent pas connaître l’existence d’un PGD
avant qu’il ait été créé par le juge. En prime, l’effet rétroactif des PGD fait qu’ils s’imposent à
toutes les situations antérieures à leur découverte.

Ce constate mérite toutefois d’être relativisé :

- d’une part, en théorie, le juge se contente de découvrir un principe qui jusque là était
demeuré « inexprimé ». La situation est la même que celle des normes jurisprudentielles
issues d’une interprétation législative : l’interprétation révèle le sens de la norme tel qu’il
a toujours existé mais n’avait pas encore été précisé par une juridiction.

- d’autre part, la situation ne met l’administré en difficulté que dans l’hypothèse où la


règle nouvelle ne lui bénéficie pas (ne renforce pas ses droits), ce qui est rarement le cas.
Du reste, lorsque le PGD bénéficie à l’administration, le juge administratif s’est donné le
pouvoir de moduler dans le temps les effets d’une nouvelle jurisprudence, comme nous
l’avons vu (CE Ass., 2004, Association AC ! et autres).

B) La perception de la jurisprudence administrative

La perception de la jurisprudence administrative n’est pas la même suivant que l’on adpte le
point de vue du législateur (1), de l’administration (2) ou de l’administré (3).

1- La perception de la jurisprudence administrative par le législateur

La question que l’on peut se poser est celle de savoir si le législateur est, à l’égard de la
jurisprudence administrative, plutôt hostile ou bienveillant.

Une théorie a pu être avancée : celle de l’acceptation implicite de la jurisprudence par la


loi (tant que le législateur ne la contredit pas, c’est qu’il l’approuve implicitement). Cette
théorie n’est pas convaincante comme l’a bien montré Jacques Maury : elle supposerait en
effet que le Parlement ait une parfaite connaissance de la jurisprudence administrative, de ses
nouvelles solutions et de ses moindres revirements, ce qui ne se vérifie nullement dans les
faits.

En réalité, le législateur est tantôt bienveillant, tantôt hostile. Il exprime même dans certains
cas une hostilité particulièrement féroce.

il est bienveillant lorsqu’il intercepte une jurisprudence pour l’introduire dans un texte. Il le
fait en particulier lorsqu’il codifie à droit constant, c’est à dire qu’il introduit une
jurisprudence dans le code sans en modifier les termes (c’est ce que montre notamment le
récent code des relations entre le public et l’administration). Il arrive d’ailleurs que ce soit le
juge administratif lui-même qui appelle à l’intervention du législateur en bottant en touche
(par exemple : CE Ass., 2009, Mme Hoffman Glemane).

il est hostile lorsqu’il infirme la jurisprudence. C’est à dire que le législateur remet en cause
la norme jurisprudentielle, qu’elle soit interprétative ou créatrice d’un PGD. Par exemple, la
loi du 30 juillet 1987 a autorisé le juge administratif à prononcer des astreintes à l’encontre

120
des personnes privées gérant un service public. Le juge venait de poser un principe contraire
(CE Sect., 1986, Vinçot).

Il est franchement hostile lorsqu’il réduit le champ de compétence du juge administratif. Par
exemple, le refus du juge administratif d’indemniser le préjudice moral a conduit à loi du 31
décembre 1957 qui établit la compétence exclusive du juge judiciaire en matière
d’indemnisation des dommages causés par un véhicule quelconque.

2- La perception de la jurisprudence administrative par l’administration

Pour rappel, les normes jurisprudentielles s’imposent à toutes les autorités administratives et
donc aussi aux autorités qui n’étaient pas mises en cause dans le litige. Mais concrètement,
quelles sont les décisions vraiment prises en compte par l’administration ? Car toutes les
administrations ne peuvent pas se tenir à jour de l’ensemble des arrêts et jugements rendus.
Un tri indispensable doit être effectué. Plusieurs phénomènes sont pris en compte pour
distinguér les décisions importantes par rapport aux autres :

la hiérarchie de valeur qui découle de la hiérarchie institutionnelle des juridictions : les


arrêts du Conseil d’État prédominent par rapport aux jugements rendus par les tribunaux
administratif. D’autant que les jugements sont en principe susceptibles de faire l’objet d’un
appel.

la hiérarchie parmi les décisions rendues par le Conseil d’État telle que fondée sur le critère
de la formation à l’origine de l’arrêt : Assemblée, Section, sous-sections réunies, sous-
section.

le Conseil d’État simplifie la tâche des administrations en opérant lui-même un tri préalable. Il
dispose d’un quasi-monopole dans la diffusion de sa propre production :

. il sélectionne les arrêts qui à ses yeux méritent d’être reproduits ou mentionnés
au recueil Lebon.

. le GAJA (ouvrage qui répertorie et commente les grands arrêts de la


jurisprudence administrative) est signé par plusieurs auteurs dont d’éminents
conseillers d’État.

. dans ses rapports annuels, le Conseil d’État passe sous silence les jugements
rendus par les tribunaux administratifs qui ne vont pas dans le sens de sa
jurisprudence.

Il est de plus en plus fréquent que les juges administratifs fassent les commentaires de leurs
propres décisions lorsqu’ils estiment qu’elles sont décisives. C’est ce que montre la
publication des conclusions des rapporteurs publics dans les revues spécialisées comme
l’AJDA et la participation des juges administratifs aux chroniques de jurisprudence.

En somme, on le voit, l’ordre juridictionnel administratif met naturellement ou volontairement


en lumière les décisions qu’il convient de faire connaître en priorité à l’administration.

121
3- La perception de la jurisprudence administrative par l’administré

La jurisprudence est globalement illisible pour les administrés non juristes. Le juge
administratif et surtout le Conseil d’État se sont longtemps abstenus de tout effort de
pédagogie.

Le Rapport Martin remis au Premier ministre en 2012 a tenté de donner quelques


explications :

le style minimaliste et efficace de la rédaction des arrêts « contribue au caractère persuasif de


la solution » ; la solution est alors présentée comme « la seule application possible de la
norme en cas d’espèce ».

la technique de la phrase unique (à rallonge) « impose au rédacteur une contrainte censée


l’obliger à se concentrer sur l’essentiel ».

le style des décisions diffère du style d’écriture de tous les jours de son rédacteur : « ce mode
de réaction rappelle au rédacteur de la décision de justice qu’il ne fait pas œuvre individuelle
et subjective, mais qu’il formule la décision d’une juridiction qui s’exprime au nom du peuple
français ».

la répétition à chaque paragraphe du terme « considérant » permet au juge de souligner que


« les développements qu’il introduit constituent les justifications de la solution ». Mais dans le
même temps, elle permet de renforcer le caractère affirmatif d’une parole qui « dit le droit ».
Les arrêts dégagent ainsi une solennité qui affirme l’autorité du juge administratif.

le recours à un modèle syntaxique identique, quelle que soit la juridiction, travaille à


l’homogénéisation de l’ordre juridictionnel administratif.

À cela, on peut émettre l’hypothèse que le juge souhaite avec une terminologie très technique
et donc obscure éviter de prêter le flanc aux lecteurs de ses décisions.

En résumé, les décision font ainsi autorité parce qu’elles s’imposent juridiquement mais aussi
parce qu’elles sont rédigées en des termes qui ne laissent place à aucune discussion (« c’est
comme ça et pas autrement »).

Lorsqu’il était Vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé a lancé une réforme pour
rendre les décisions des juridictions administratives plus claires. Elle consiste à faire adopter
par les juridictions un style ordinaire prenant la forme suivante : sujet-verbe-complément
suivi d’un point.

La réforme est apparu d’autant plus indispensable que le style de la phrase unique n’est pas si
adapté : dans certaines décisions, les motifs nécessitent de longs développements, un
référencement de nombreuses sources et l’évocation des diverses interprétations
envisageables.

Section 2 : Les actes réglementaires

Il existe deux grandes catégories d’actes réglementaires :

122
- les actes réglementaires pris en application d’une loi (suivant l’article 21 de la
Constitution) que l’on appelle aussi actes réglementaires d’exécution (§1).

- les actes réglementaires pris en vertu de l’article 37 de la Constitution que l’on


nomme règlements autonomes (§2).

§1) Les actes réglementaires d’exécution

Les norme constitutionnelle, les normes internationale et communautaire, les principes


généraux du droit et les normes législatives déterminent les conditions de validité des actes
réglementaires d’exécution. Elles en sont les sources primitives.

Un acte réglementaires ne doit pas contredire ces normes, encore moins celle(s) qu’il est
chargé d’exécuter. La violation des sources primitives par les actes réglementaires est
sanctionnée suivant des règles, des principes et des jurisprudences précédemment évoqués.

Mais certains actes réglementaires posent à leur tour les conditions de validité d’autres actes
réglementaires. Alors, ils deviennent eux-mêmes des sources du droit administratif. On peut
alors constater une hiérarchie au sein des actes réglementaires (A).

Un acte réglementaire peut par ailleurs conditionner la validité d’actes individuels. Ce qui est
logique puisque les actes individuels sont toujours pris en application d’un acte réglementaire.

En cela, les actes individuels ne sont jamais des sources du droit administratif. Le lien entre
les actes réglementaires et les actes individuels est donc de nature hiérarchique (B).

A) La hiérarchie au sein des actes réglementaires

La hiérarchie des actes réglementaires renvoie à la hiérarchie des organes qui structurent
l’administration. Le respect par un organe d’un acte pris par un autre organe dépend en
principe de leur place respective dans la hiérarchie. C’est le principe hiérarchique.

Par voie de conséquence :

le pouvoir réglementaire exercé par le Premier ministre ou le chef de l’État s’impose à


l’ensemble des actes réglementaires.

les arrêtés préfectoraux doivent respecter les arrêtés ministériels en plus des règlements
adoptés par le chef de l’État et le Premier ministre.

les arrêtés municipaux pris par le maire doivent respecter les arrêtés préfectoraux en plus des
arrêtés ministériels et des règlements adoptés par le chef de l’État et le Premier ministre.

L’on peut alors se poser la question suivante : que se passe-t-il lorsque des actes sont pris par
des autorités de même niveau (puisque le principe hiérarchique des organes ne peut plus
solutionner) ? Tout dépend du cas de figure :

123
au niveau ministériel, la question se pose rarement (la délimitation des départements
ministériels opérée par décret détermine a priori des domaines d’intervention bien distincts
pour chaque ministre).

en ce qui concerne les autorités déconcentrées ou décentralisées, elle ne se pose pas davantage
car la circonscription territoriale délimite la compétence de chaque autorité. Il ne saurait donc
y avoir aucun risque d’empiétement.

des contradictions peuvent néanmoins apparaître lorsque des actes réglementaires ont été pris
par une même autorité. Deux critères permettent alors de trouver une solution :

. le critère procédural : la procédure suivie pour l’adoption du décret détermine


son niveau hiérarchique. En cela, un décret obligatoirement pris après avis du
Conseil d’État prévaut sur un décret simple ; le second ne peut pas modifier
premier (CE Ass., 1976, Casanova).

. le critère matériel : le règlement qui a pour fonction de faire application d’un


règlement antérieur doit se conformer au second. Par exemple, un décret du
Premier ministre définissant les conditions de création d’une réserve naturelle doit
être respecté par le décret du même Premier ministre procédant à la création d’une
réserve naturelle (CE Ass., 1983, Club sportif et familial de la Fève).

Le critère matériel a pour conséquence que la hiérarchie des actes réglementaires peut parfois
se retrouver inversée par rapport à hiérarchie des organes : une autorité administrative qui
prend un règlement pour appliquer un acte réglementaire pris par une autorité subordonnée
doit respecter les conditions de forme et de procédure qu’il contient (CE, 2008, Département
du Val-de-Marne).

B) La hiérarchie de l’acte réglementaire par rapport à l’acte individuel

L’acte individuel diffère de l’acte réglementaire. En effet, tandis que l’acte réglementaire a
une portées générale (il s’adresse à une catégorie de destinataires et vise à résoudre une
situation globale et non particulière), l’acte individuel a lui une portée restreinte : il s’adresse
à une ou plusieurs personnes nominativement désignées. Pour donner un exemple, l’acte qui
fixe les conditions d’obtention du permis de conduire a un caractère réglementaire tandis que
l’acte par lequel le permis de conduire est délivré à une personne a un caractère individuel.

La distinction est importante car le régime de l’acte n’est pas le même. Pour ne donner que ce
seul exemple, l’administration n’a pas l’obligation de motiver les actes réglementaires tandis
que cette obligation pèse sur actes individuels (loi du 11 juillet 1979).

Dans tous les cas, les actes individuels doivent être conformes aux actes réglementaires :

- lorsque l’acte individuel est pris par une autorité inférieure à celle à l’origine de
l’acte réglementaire.

- lorsque l’acte individuel et l’acte réglementaire ont été pris par la même autorité. Par
exemple, la délivrance d’un permis de construire par le maire doit se faire conformément aux
prescriptions fixées dans le plan local d’urbanisme).

124
- lorsqu’une autorité adopte un acte individuel en application d’un acte réglementaire
adopté par une autorité de rang inférieur. Par exemple, est illégal l’acte individuel pris par un
ministre par lequel il refusait de placer en retraite un fonctionnaire dans les conditions prévues
par le règlement du conseil municipal auquel la loi attribuait compétence (CE, 1931,
Commune de Clamart).

§ 2) Les règlements autonomes

Les règlements autonomes sont pris dans les matières qui ne relèvent pas du domaine de la
loi. Ils peuvent donc être édictés sans que la question de la conformité à la loi ne se pose.

En revanche, ils doivent être conformes à la Constitution ainsi qu’aux conventions


internationales et au droit de l’Union européenne. Tel est le cas lorsqu’un traité implique des
mesures d’exécution ou qu’une directive appelle à des règles de transposition mais que les
matières en cause ne relèvent pas du domaine de la loi.

Édicter des règlements autonomes donne donc au Premier ministre marge de manœuvre
équivalente à celle du Parlement.

Pour autant, les règlements autonomes ne sont pas du même niveau : contrairement aux lois,
les règlements autonomes doivent respecter les PGD ; ils se situent donc au niveau infra-
législatif (CE Sect., 1959, Syndicat général des ingénieurs conseils).

Section 3 : Les lois

En cas de violation de la loi par un acte administratif, le juge administratif prononce une
sanction. C’est la vocation première des juridictions puisqu’elles sont les gardiennes des lois.
Les lois constituent aux yeux du juge une source évidente du droit administratif.

L’on pourrait en rester là mais il est nécessaire de s’interroger sur les conditions à remplir
pour qu’un texte puisse rentrer dans la catégorie des sources législatives du droit
administratif :

Premièrement, le texte doit présenter certaines qualités (§ 1). En leur absence, il ne dispose
pas d’une vraie valeur juridique et peut être censuré.

Secondement, le texte doit avoir été adopté dans le domaine législatif. Le texte doit pouvoir
être identifié en tant qu’acte législatif (§ 2).

§ 1) Les qualités de la loi

Est dénoncé depuis plusieurs années un phénomène de dévalorisation de la loi (A). Les textes
en cause ne sauraient de ce fait être considérés comme des sources du droit administratif. En
réponse, le juge constitutionnel a élaboré une jurisprudence pour contrer ou au moins atténuer
le phénomène (B).

125
A) Le phénomène de dévalorisation

Ce phénomène est lié à la fois à la mise en concurrence des lois avec les autres sources du
droit (internationales, européennes, constitutionnelles) ainsi qu’à la perte d’autorité des textes
législatifs. C’est sur ce dernier point que l’on doit s’arrêter. La perte d’autorité a plusieurs
origines :

- l’inflation législative d’abord. Si le nombre de textes législatifs votés par les deux
assemblées parlementaires a diminué, le volume de ces textes tend au contraire à augmenter.
Le nombre de dispositions dans les textes de loi s’est considérablement accru. Il s’en suit un
défaut de lisibilité de la loi. Par ailleurs, il est fréquent qu’un même texte modifie plusieurs
codes à la fois. Cela fait perdre de vue la cohérence de la loi (voir par exemple la loi sur la
liberté de création, l’architecture et le patrimoine).

- le caractère précaire des lois ensuite. La durabilité des textes est raccourcie. Cela s’explique
par le fait que l’activité gouvernementale dépend de plus en plus de facteurs extérieurs :
l’agenda médiatique ; les initiatives provenant de la société civile qui trouvent les moyens de
s’exprimer grâce à Internet et les réseaux sociaux ; le quinquennat (la durée courte du mandat
présidentiel et la coïncidence entre le mandat présidentiel et le mandat gouvernemental font
que le Président est comptable de l’action du gouvernement, ce qui le met place sous
pression).

Par conséquent, le législateur tend à élaborer de nouveaux textes chaque fois que le problème
a été relayé par les médias ou qu’un phénomène social a fait le « buzz » sur Internet ou que la
côte de popularité de l’exécutif est en déclin. Le nouveau texte n’est pas forcément plus
efficace que l’ancien. Sauf que les gouvernants sont poussés à réagir aux problèmes pointés
du doigt par des agents extérieurs (médias, réseaux sociaux, opinion publique). Ils sont dans
l’obligation de montrer qu’ils agissent et cela passe par le dépôt d’un projet de loi. Comme le
dit Fabrice Melleray, « la loi est aujourd’hui essentiellement un acte d’affichage politique,
une opération de communication ». Il en ressort en tout cas une augmentation de l’insécurité
juridique pour les administrés.

- l’affaiblissement de la normativité des textes de loi enfin. On parle en doctrine de droit


mou, droit flou, ou droit doux. Dans tous les cas, il y a réduction de l’aspect prescriptif des
lois. Celles-ci prennent la forme de vœux pieux, d’imprécations, de formules destinées à
flatter l’opinion publique.

B) La réponse apportée par le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur l’un des aspects du problème de dévalorisation
de la loi : le défaut de normativité (CC, 2004, Loi relative à la protection des personnes
physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel). Il rappelle que « la loi
a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative ».

126
Le juge constitutionnel s’appuie sur « les exigences découlant de l’article 34 de la
Constitution » pour censurer une loi dont les dispositions ne sont pas suffisamment « claires
et précises » ou encore lorsque le législateur ne s’est pas doté des moyens de satisfaire à
« l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi ».

Il a par la suite invité législateur (décision du 12 août 2004) à « adopter des dispositions
suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit
contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans
reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont
la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi ».

Cette jurisprudence du Conseil constitutionnel a eu un certain impact mais demeure d’une


portée limitée.

Son objectif était d’obliger le pouvoir politique à changer de mode de fonctionnement. Des
mesures ont été prises lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. L’article 39 de la
Constitution dispose que « le président d’une assemblée peut soumettre pour avis au Conseil
d’État, avant son examen en commission, une proposition de loi déposée par l’un des
membres de cette assemblée, sauf si ce dernier s’y oppose ». Sauf que la plupart des
initiatives législatives émanent du gouvernement. Cette disposition n’a donc pas de quoi
changer la donne. Par ailleurs, le gouvernement consulte déjà le Conseil d’État pour ses
projets de loi et cela ne semble pas pour autant avoir freiné le phénomène. Enfin, les mesures
prises par le gouvernement pour améliorer la clarté de la loi n’ont pas produit de vrais effets.

Quant au Conseil constitutionnel, on ne peut pas dire qu’il applique sa jurisprudence avec une
vraie rigueur. C’est ce que montre sa décision Proposition de loi relative à la simplification
du droit et à l’allègement des démarches administratives rendue en 2011. Il y déclare que « la
complexité de la loi et l’hétérogénéité des dispositions contenues dans une loi ne sauraient, à
elles seules, porter atteinte à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et
d’intelligibilité de la loi ». Soulignons encore que le juge constitutionnel a refusé de contrôler
le principe d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi dans le cadre de la question prioritaire de
constitutionnalité (CC, 2010, Réforme sur la surpension des fonctionnaires retraités outre
mer, QPC).

§ 2) Le domaine de la loi

Il y a deux façons d’identifier les actes de nature législative. En France, le critère organique
est moins pertinent que le critère matériel.

A) Les écueils du critère organique

Ce critère suppose qu’un acte est législatif lorsqu’il est produit par le Parlement.

Cette approche est limitée pour deux raisons :

- le Parlement n’est pas le seul organe à participer au pouvoir législatif :

127
. des lois peuvent être adoptées par la voie du référendum (article 11 de la Constitution).

. la Nouvelle-Calédonie a le pouvoir d’adopter des « lois du pays ». Leur valeur législative


a été consacrée par le Conseil constitutionnel (DC, 15 mars 1999). Ce qui est critiquable
car les lois du pays sont valides au sein du territoire de la Nouvelle-Calédonie
uniquement ; elles ne peuvent être adoptées au surplus que dans le champ des
compétences propres au Congrès de Nouvelle-Calédonie. Elles sont donc dénuées du
caractère général qui caractérise normalement les normes produites par le pouvoir
législatif. La consécration par le Conseil constitutionnel s’explique par le fait que la
reconnaissance de la valeur législative permet au Conseil constitutionnel d’en assurer le
contrôle.

. des actes pris par l’exécutif peuvent se voir reconnaître une valeur législative dans des
circonstances exceptionnelles : l’article 16 de la Constitution permet au chef de l’État de
prendre « toutes les mesures exigées par les circonstances ». Les mesures peuvent alors
relever tant du pouvoir législatif que du pouvoir réglementaire (CE Ass., 1962, Rubin de
Servens).

. le Conseil constitutionnel se comporte d’une certaine manière en tant que législateur


lorsqu’il contrôle la constitutionnalité des lois. Il le fait négativement lorsqu’il invalide les
textes votés par le Parlement (juge constitutionnel agit au niveau de la consistance de la
loi en général) ; il le fait positivement lorsqu’il censure les dispositions d’une loi et qu’il
indique au législateur les modifications à apporter mais aussi lorsqu’il apporte des
réserves d’interprétation à ses décisions de validation.

- les textes adoptés par le Parlement n’ont pas toujours valeur législative. À propos des
rapports figurant en annexe des lois et adoptés en même temps que l’article de loi qui y
renvoie, le Conseil d’État avait déclaré qu’ils pouvaient être considéré comme des actes
législatifs (CE, 1990, Confédération nationale des groupes autonomes de l’enseignement).
Dans cette affaire, un article de loi prévoyait que « les objectifs de la politique nationale en
faveur de l’éducation pour la période de 1989-1994 sont énoncés dans le rapport annexé à la
présente loi ». Le Conseil d’État est finalement revenu sur sa jurisprudence (CE Ass., 1999,
Rouquette, à propos d’un rapport parlementaire annexé à la loi de financement de la sécurité
sociale pour 1998).

B- L’organisation du critère matériel

Le critère matériel suppose que les actes sont législatifs dès lors qu’ils régissent une matière
dont il a été dit qu’elle relève du domaine de la loi (1). Il existe des mécanismes visant à ce
que la loi ne dépasse pas les limites fixées par ce domaine (2).

1- Les manifestations du critère matériel

La Constitution pose une distinction entre la compétence de principe et les compétences


d’attribution :

- l’article 34 accorde au législateur des compétences d’attribution en établissant la liste


des matières qui relèvent de la loi.

128
- l’ article 37 dispose que les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi
ont un caractère réglementaire. C’est le pouvoir réglementaire autonome qui dispose d’une
compétence de principe.

La plupart des matières énoncées dans l’article 34 de la Constitution renvoient à


l’administration. Sont évoqués :

les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des
libertés publiques ;

les sujétions imposées par la défense nationale aux citoyens en leur personne et leurs biens ;

l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes nature ;

le régime d’émission de la monnaie ;

le régime d’émission de la monnaie, le régime électoral des assemblées parlementaires et des


assemblées locales ;

la création de catégories d’établissements publics ;

les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’État et les
nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au
secteur privé ;

les principes fondamentaux de l’organisation générale de la défense nationale et de la libre


administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ;

les principes fondamentaux de l’enseignement et ceux de la préservation de l’environnement.

droit syndical, qui concerne aussi les fonctionnaires ;

les lois de financement de la sécurité sociale puisque les caisses de sécurité sociale sont gérées
par des personnes privées chargées d’une mission de service public.

Cet article a été complété par l’article 72 alinéa 1 qui dispose que « toute autre collectivité
territoriale est créée par la loi, le cas échéant en lieu et place d’une ou de plusieurs
collectivités mentionnées » ; il précise ensuite que la libre administration est déterminée par la
loi uniquement.

Enfin, le Conseil constitutionnel a déduit de la Déclaration de 1789 que les limites posées à la
liberté ne peuvent être fixées que par la loi. Il appartient donc au législateur de fixer les
limites en matière de droit de propriété, de libertés individuelles, de liberté d’expression et de
la presse. La loi est donc une source importante du droit administratif lorsque l’administration
agit dans le cadre de la police administrative.

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2- Le respect des domaines respectifs de la loi et du règlement autonome

Le Gouvernement peut limiter les empiétements de la loi sur le domaine réglementaire par la
voie de l’article 41 de la Constitution : il permet au gouvernement d’opposer l’irrecevabilité à
une proposition de loi (ou un amendement) qui ne relèverait pas du domaine de la loi. Cet
article est invocable au cours de la procédure législative. Il ne peut être utilisé ultérieurement
car le Conseil constitutionnel a refusé de reconnaître l’inconstitutionnalité d’une loi empiétant
sur le domaine réglementaire (CC, 1982, Blocage des prix et des revenus).

Dans l’autre sens, deux mécanismes préservent le domaine de la loi des empiétements du
pouvoir réglementaire :

- l’article 37, alinéa 2 de la Constitution institue la technique du déclassement. Suivant cette


technique, les textes de forme législative adoptés après l’entrée en vigueur de la Constitution
de 1958 ne peuvent être modifiés par décret que si le Conseil constitutionnel leur a reconnu
un caractère réglementaire. Le Gouvernement peut saisir spontanément le juge constitutionnel
mais il peut aussi le faire sur demande – le refus du Premier ministre de saisir le Conseil
constitutionnel peut donc faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE Sect., 1999,
Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire).

- la jurisprudence de l’incompétence négative. Ici, des délégations ont été effectuées en


faveur d’autorités administratives pour qu’elles édictent des règles qui relèvent en réalité de la
compétence du Parlement : le législateur confie au gouvernement le soin de déterminer les
conditions d’application d’une loi par décret mais il l’entraîne alors sur le terrain de la loi.
Cette pratique est sanctionnée par le Conseil constitutionnel qui, en quelque sorte, rappelle à
l’ordre le Parlement (CC, 1980, Loi d’orientation agricole).

Cette jurisprudence n’en reste pas moins très limitée puisqu’elle ne repose quasiment que sur
le contrôle de constitutionnalité des lois a priori, qui en plus de cela n’est que facultatif. Dans
le cadre du contrôle de constitutionnalité a posteriori, l’incompétence négative d’une loi peut
être invoquée mais il faut nécessairement que la méconnaissance de la compétence du
législateur ait porté atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Constitution (CC, 2010,
SNC Kimberly Clark) puisque c’est une condition essentielle pour qu’une question prioritaire
de constitutionnalité puisse être posée.

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