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IN LOCUS NULLIUS – EN PLEINE

GUERRE
Ils fuyaient. Ils et elles et iels, etc. Ils fuyaient vers l’étoile
première et proche, en direction du grand fleuve matriciel, au
bord du monde, s’il existe encore un peu dans ce chaos
crépusculaire. Est-il possible que des éléments se fassent la
guerre ? Ils fuyaient à pied, baluchon sur l’épaule ou au dos, à
cheval, en charrette et gare aux ensablements,
embourbements et autres –ments délires et déments. Depuis
des jours, si on pouvait parler de jours, leur luminaire ne
s’était pas manifesté, alors ils allaient le chercher, là où il ne
cesse jamais, dit-on, là où le continent englouti doit resurgir
un jour, juste avant l’autre côté, la nuit totale, autant dire les
luttes intestines, les révoltes contre l’Absence, et la famine et
la, la… fin ?
Quant à la faim ? Il restait des rations sèches et du liquide
brûlant. Depuis des mois¸ une sécheresse affamait les
ventres, elle détruisait les récoltes, érodait et asphyxiait les
marchés, alors on priait, on avait prié et encore prié. Prié dieu
savait qui et à savoir s’il existait et où, çui-ci, prié comme se
laisse aller à fabuler pour continuer. Un clochard l’avait dit, Il
faut continuer, un certain Godot. Mais eux, qu’est-ce qui leur
avait pris de venir voir Brahim ? D’accord, c’était leur enfance
et leur amant et leur ami, au grand bousbir des entrailles et
des trous et des turgescences. Avec le kif on pouvait y passer
des nuits des jours et la rivière Ourika vous berçait comme
avant toute création à supposer que ça puisse, ait pu un jour
exister.

– Réveille-toi, hé, réveille-toi, Sister, on va crever…


– Ah mais pas les premiers ! Il y a déjà les enchaînés du sol, où
ils devront sans ce-esse piocher une-deux, piocher…
On avait commencé par rigoler, c’était pas malin. On était
deux petits cons débarqués en aéroplane au pays de leur
enfance, et Brahim avait hoché la tête en les voyant revenir.
Depuis le temps qu’ils se connaissaient… Les courses à fendre
haleine, l’école et l’enfance, les jeux, de mains et de vilains. Et
à présent ? Rire ou pleurer, ça servait à que dalle. Leur avion
ne repartirait pas. Cloué au sol, avec les autres, en rangs niais.
Les populations préhistoriques auraient été bien étonnées,
elles y seraient allées au gourdin, à la matraque ; auraient
ensuite envahi les cockpits et cabines et même les chiottes.
Ah ah ah, la rigolade : petits imbéciles !

Même pas des soldats du ciel, rien que des étudiants


attardés. Oui, seuls les prix montaient au ciel – et il était donc
sourd aux prières ? Blasphème ? Eh non, passant de misère
aux yeux luisants de faim, ose le crier, la sécheresse de famine
énerve les jeunes, elle accroît le nombre de chômeurs, et
aussi la population des mendiants. Au long des routes et des
rues, ville ancienne et ville neuve, et gare des bus, elle
déverse les arrivants côté ville européenne à église ou autre
côté, la mosquée du souk. On y voit les maigres et longs
gaillards en jellaba brune vaticiner et haranguer pour un filet
d’eau, un reste de galette. Et lorsque tout ça finira par
manquer… ? et ça, ce bout de récit, c’était avant la perte ou
la fuite éperdue de l’astre lumière et, à supposer qu’il
franchisse la ceinture lactée ce qui n’était pas sûr, on
biberonnerait quoi ? on mangerait sa main, « quand t’as faim,
mange ta main ». Mauvaise question, tais-toi imbécile. Oui,
nous fûmes à deux imbéciles et Brahim, au souk du
dimanche, vilain moche souk entre géant Atlas et plateau
sans nom dicible, pour pauvres gens de l’Atlas dégringolés de
charrettes pleines et chevaux étiques au pelage aux yeux
mangés de mouches bleues luisantes et coruscantes. Eh quoi,
dit Brahim, il faut vraiment être étranger venu de la richesse
pour les plaindre ! Laissez-les donc, d’ici deux heures ou
moins, ils seront à l’ombre en pleines vapeurs de kif ou pire, la
chimie de synthèse est arrivée depuis déjà un bail.

– Tu crois, murmure une voix, celle qui ose, tu crois


qu’ils se révolteront pas ?
– Eh, makenche révolte, une demi- peut-être, car les
guerres c’est contre les colons, et c’est fini, on est des
amis. On fume le kif ensemble, on partage l’eau et la
galette, voilà.

Sympa, le Bro. Sympa mais à l’ouest ; et c’est plus


comme avant, pardi c’est en train de sombrer ; sous
l’eau… salée, pas de chance. Oui, ça se dit, la rumeur
galope entre bouches et oreilles depuis que l’astre
des jours ne s’est pas levé. Pendant ce répit, hors
tout contrôle (et de qui d’abord, hein ? même le
monarque ne peut rien, d’ailleurs c’est un fils
d’esclave noire, une Rissaniote) entre sable et eau
émerge une terre masse et murailles, menace aussi,
allez savoir, peut-être l’Atlantide ? Ce serait ça, la
guerre des éléments et des astéroïdes, ce
surgissement de terre venu d’une légende, ce fameux
septième continent jadis englouti ? Accompagné de
la submersion d’autres terres…

– Oui, ça peut arriver. Mon père m’a raconté, dit


Brahim, c’était avant ma naissance, il pleuvait depuis
des jours et des jours, un soir le sol du plateau, tu
vois, là où on est (et il tape avec la plante de son pied
sur le sol fendillé), ça s’est ouvert, en larges failles ici
là, bric et broc. J’étais pas né, pas encore. Mon père
remontait de la capitale vers chez nous, notre fichu
plateau, car j’allais naître. Et voilà, imagine, virage
après virage, le sol rouge s’ouvrait derrière lui en
crevasses géantes. Il a continué à monter, il a tenu la
charrette et les bêtes, en les calmant de la voix.
Continuer, ne pas se retourner. En sortir, émerger
face au ciel, et retrouver la femme, le petit, il ne
pensait qu’à ça. Lorsqu’il est arrivé, tremblant et
suant, ma mère me donnait le sein, j’avais été lavé
par une vieille et mon cordon pendait au plafond tel
un trophée. Il n’a rien dû raconter. Ce que je sais, je le
tiens de la vieille accoucheuse. Et maintenant, c’est
pareil ou pire… pire, tu crois pas. Bon, faut y aller.

Alors, nous, il nous faudra bien des temps, de la


marche et du repos, avec de l’amour, furtif et féroce.
Tu crois que ça baisait à la Bérézina ? Ouais et pas
qu’un peu, tout le monde avec tout le monde,
urgence à jouir et ça fait écho à la vie, même en vrac.
Allez hop – baisodrome en mode foutoir et furtif !
Ensuite, serrés à trois au creux d’un ravin, comment
se dire qu’on est mal ? on est là, ensemble, les deux
héritiers de colons et le fils des sables, fils des
guerriers qui ont chassés nos ancêtres et notre
enfance. L’amour ça ressemble à la guerre, et c’est
pour mieux te dépouiller, voyons. Avant, on s’était
retrouvés.

Mais c’était quoi, ce dernier jour normal, avant qu’on


quitte la ville en fusion, c’était quoi, cette
concentration de types descendus des montagnes
mythiques avec gandoura de laine et gourde de
chèvre – au fond du fond de la poche interne
quelques sous ? Ils savaient, pour
l’Atlantide engloutie ? Et qu’elle revient… peut-être ?
– S’en foutent. Eux, c’est la guerre ! L’autre guerre.

Silence. Brahim explique. La guerre des pauvres et


damnés contre les riches. On baisse la tête pour
mieux entendre. La honte aussi ? Peut-être. Si on a
pu venir ici, prendre la fusée X et se dépayser, c’est
qu’on avait trois sous pour le faire. Quant au billet
retour, ça… Il part aux nouvelles, nous restons sur nos
banquettes de mousse, et sans paroles, sauf Quelle
merde. Bah oui, on va pas dans ces lieux pour se
taper des révoltes ou révolutions, on y va pour
admirer et partager des paysages inviolés du monde
sauvage. Idéalisme de merdre !

Flash-back pour se bercer de souvenirs presque normaux.


Même s’ils ne l’étaient pas, on flottait dans l’enfance d’or et
de rires, mais on ne l’avait pas compris. Nos derniers temps
normaux avant la fuite, on se les raconte. Un thé chez le
petit marchand en face de la kissariat, marché aux tissus ?
Eh, gare-toi et vite, il baisse son rideau, et la kissariat va faire
de même, on s’y engouffre à trois in extremis. Son rideau est
de grosses mailles d’acier, on peut voir à travers, et respirer.
On quittera la ville plus tard, au calme ? On quittera, il le
faut, on remontera aux rivages et aux avions, aux bateaux,
tout ce qui existe dans le monde normal. Monde des 10% et
qui vont voir les autres sous le nez quand ces mêmes autres
se tapent le pire, sauf à avoir appris le vol en courtoisie ou
couteau… Ah oui, on se disait ça, en regardant la glace du
comptoir au bar. Et puis, rien. Ou si, nos reflets torves entre
goulots de boutanches, pff.

Garés planqués à la kissariat juste à temps, les trois !


Un grondement se rapproche, il annonce l’armée des
gueux, elle est sans doute pire que l’armée des
éléments : tout à jouer, rien à perdre et la lune au ciel
comme réverbère. Derrière notre rideau de fer nous
les voyions, charrettes surchargées de femmes et de
vivres et d’or, Spartacus et chevaux écumants tout
pareils.

L’enfance est morte en nous depuis un moment déjà mais,


jeunes crétins de retour vers les voisins de jadis, on ne le
sait pas. On est là comme des petits Proust d’opérette.

Durant nos années où les papas faisaient ingénieur


ou techniciens, mineurs parfois, une abside de
l’église désaffectée abritait une salle de boxe où les
gaillards entre onze ans et cinquante ans venaient le
week-end et les soirs cogner sur des sacs de sable
avec leurs gants rouges dodus, et c’était à qui
s’exclamait, jurait, beuglait contre le sort, enfin se
montrait, disions-nous à mi-voix lorsque, filles, nous
allions guetter les secrets de ces cris mâles dans la
poussière. Bien sûr, les frères amis cousins en
étaient, avec ou sans la permission des papas, ce ne
fut jamais bien clair. Ils étaient censés accompagner
tel ou tel adulte.

Pendant ce temps, avec d’autres du même âge, les


filles étaient en face, short et tee-shirt, hin hin ! – sur
le terrain de basket, à taper des balles, réussir des
paniers, jouer et roder la règle des trois secondes
jusqu’à l’incorporer, en attente des matches de fin de
semaine, on avait trois jours au choix. Euh, choix liés
aux raisons familiales. Et nous voilà, cul sur le sol
carrelé, mais autour des genoux. Silence. Raisons
familiales…. Hum, économiques aussi. Brahim allait
aider son père, peu ou pas de distractions sauf le
cinéma, quand on l’invitait. Ah ah, Les Sentiers de la
gloire ! Il se souvenait, nous aussi, et c’était chacun
ses souvenirs, Woodie Guthrie, les soldats, la guitare,
le kif et les retours tangués au logis. Années quatre-
vingts, putaing ! Déjà vécu tout ça. Et maintenant, ce
qui nous guette avec l’obscurité, est-ce la fin du
monde, ou le surgissement d’un autre monde,
Atlantide, continent neuf et grands fous de
technologie ? Mais nous, là-dedans, artistes de nos
vies et rêveurs impénitents… Nous étions revenus,
après discussions et c’était pas tellement malin, au
fond. Le passé, il existait ?

Quelle mémoire avions-nous de nos années


communes ? Il y avait bien sûr l’Histoire. Oh pas la
colonisation, c’était fini tout ça, et nous on n’avait
colonisé personne. Pff… comment ça se faisait alors
qu’on vivait dans une villa côté européen, et Brahim
au douar dans deux pièces vertes et craie ? Bref, la
niaiserie. Pas finie, on devait bien se le dire. On
faisait des efforts, poussés par les adultes. Respecter
les croyances et les fêtes. Ne pas rire devant les
lamentations des femmes. Apprendre des mots. Bref,
l’exotique et le quotidien. Au souk, c’était tous
ensemble, et au soir, chacun de son côté. Nos livres,
leurs TV ; mais Brahim faisait partie des jeunes qui
étudiaient le soir sous les réverbères pour avoir un
peu de lumière. Il n’avait pas le droit de venir chez
nous, interdit par son père… Il y a ce qu’on est, et ce
qu’on deviendra. Brahim était devenu ingénieur, et
toujours musicien. Il soignait sa mère à son tour, avec
ses frères et sœurs, son père était mort. Ah oui,
l’espérance de vie d’un mineur et celle d’un
ingénieur… N’empêche, chez nous, les pères étaient
morts aussi. Peut-être le contact avec le minerai
rose ? On n’en parlait pas, à l’époque.

Kh, La ville des phosphates avait surgi en 1912


lorsque le précieux minerait avait été découvert. Par
un ingénieur, mort depuis dans des conditions
mystérieuses avant d’avoir pu faire valoir sa
découverte. Souvenir de fuite, bonjour, même si le
ciel est obscur. Nous sommes là comme nous y étions
enfants, fils et fille de voisins.

C’était et ce n’était pas. Un état habituel. Immobile


présence de l’enfance, aux souvenirs irréels,
dépourvue d’après. Le phosphate transitait du sud
vers l’Atlantique nord en wagons ferrés, une
palanquée couleur minium, au moins cinq fois par
jour. Alors la barrière séparant la ville ancienne et la
ville neuve s’abaissait, un grelot géant sonnait et les
rails tremblaient au rythme de l’air bouillant. Lorsque
le dernier de ces wagons de malheur était passé, le
mendiant posté là rugissait une malédiction. Une
farandole de jours et de jeux. La guerre, ah oui, les
suites, il faudra du temps, disaient les adultes, c’était
au soir, sur les terrasses ou à couvert d’une tonnelle
au jardin. Et tout ça, fini. Enfance morte et tornade
en vue. Et la révolte, mais chut. La soif, la faim, la
rage. L’Atlantide quelque part au nord, ce continent
devait surgir, c’était dit chez Nostradamus et divers
cheikhs. Il fallait attendre, oui, et prier. La révolte
n’était pas dans leur formatage corporel et cérébral.
Quelques excès, alcool à flots, une repentance, et
point.

Et maintenant ? À part fuir vers l’Atlantide en


émergence ? Pour cela, il faudrait sortir, se glisser
hors de la ville en fusion et si des avions se posaient,
trouver un embarquement, ça se ferait. Encore un
instant de mémoire et de contemplation, terrés à
trois dans cette kissariat. Bizarre, dit Brahim, aucun
morazni, pas le moindre soldat… Le roi veille. Et nous,
sans mots dits mais à pensées partagées, Chut, il est
malade, ne rien évoquer. Bientôt viendra l’an deux
mille. Et en attendant…

Où étaient les soldats ? Déguisés mais en quoi ? On


ne savait pas. Et si c’était nous ? Nous, les étrangers.
Avec Brahim, le local, le mutarjim, celui qui traduit,
explique et familiarise.
Ah non ! on n’est pas des soldats, on a habité ici
enfants, et maintenant, on est des demi-jeunes en
voyage.
Eh, les jeunes ou demi-jeunes en voyage, le plus
souvent, c’est des soldats. Ils exportent un mode de
vie, et des goûts, des idées… comment tu crois que le
rock est arrivé au désert ? Par la magie du derbouka
enfumé de kif ? Pff… Les armées de touristes, ça paye
plus ou moins bien, ça reste des armées.
Cette terre qui fut la nôtre dans l’être, nous venions
d’ailleurs, cette terre où nous sommes est une
grenade pleine, elle va exploser, elle explose et c’est
maintenant. On ne se le dit pas, on se tait, on sait. On
attend de savoir pour la survie, ou pas. Peut-être
qu’on ne sentira rien. Le monde est fou. Hé, on l’a
appris, tu te rappelles ce géographe de l’Antiquité
grecque, il traitait le Nil de fleuve dingo « qui coule à
l’envers, du sud au nord ». Il n’avait pas encore lu Ibn
Khaldoun ni Montesquieu, ni au siècle d’avant, le
Blaise Pascal. N’empêche, on va crever. Sans revoir
nos mamans. Ça on ne le dit pas, ce serait trop la
honte.

Jour nuit jour faim eau rien. Terrés, les trois. La fin
des cris et des combats viendra. Ils s’affaleront tous
comme des voiles crevées, et dormiront des heures
durant.

Brahim se tait, il a tout dit. On digère. Il est devenu


ingénieur mais après dix ans de Canada et un chagrin
d’amour, un enfant mort ou kidnappé par les grands-
parents, quelque chose de ce format, il est rentré au
pays l’année dernière pour ses parents et travaille
entre la capitale et sa ville, devenue moderne en
partie, il y a même une université.
Mais c’était sans compter avec les nouveaux
arrivants, qui viennent du sud du sud et
s’agglutinent, autres cabanes de bidonville.

Des mendiants sont morts au bidonville ; non pas de


faim ni de soif mais de folie ; ils sont morts après
s’être battus entre eux. Le bidonville est en fusion, il
se répand en charrettes et mobylettes, il se répand
même au douar et, au-delà de la voie ferrée, la ville
moderne et les villas il y a à prendre là-bas.

Alors le bidonville est devenu armée, sans chef et


sans bannière, une armée-ventre et vie, un seul
ventre unique, serti de mille et une bouches. En
marche et qui grossit jusqu’à l’esplanade du souk, au
pied des pyramides. Quatre, cinq charrettes de front,
lourdes de victuailles et de femmes, menées chacune
par un Spartacus local, suivies de dizaines d’autres,
remontant les belles avenues neuves en direction du
Cinq étoiles avec piscine et golf et tennis. Panique,
mesdames décident de ne pas mourir en bikini,
messieurs rangent leurs clubs et ferment leurs
poches.

Il y aurait eu des provocateurs infiltrés depuis


quelque temps au bidonville. D’aucuns, les vieux aux
yeux percés, affirment les avoir vus descendre des
bus rouge et noir venus de la capitale et, après avoir
répandu leur fiel et le poison de la révolte, ils seraient
repartis. Une heure à cinquante degrés sans ombre
aurait suffi à pousser la foule vers la révolte solaire et
mortelle. Une révolte sans espoir dans le grand rire
des bouches vides et des yeux luisants. Et pire, la
répression serait sans merci, définitive et mortelle.
Pour certains. Ceux qui, croyant le pouvoir abattu,
avaient craché sur le portrait du chef absolu.
*

Combien de temps, nuit, jour, avons-nous sommeillé,


mystère. La faim tenaillante fit office de réveil. Et la
soif, bouche aphteuse et vide. Où aller maintenant
que les rues sont vides et que la pluie enfin menace ?
La montagne ou l’aéroport ? Mais… laisser le copain,
non, il faut passer la montagne et prendre la route
vers les îles au sud. Là, et pas au nord, pas contre la
capitale et les grands ports, la se trouve la terre
Atlantide en émergence ou émergée, il faut du temps
sans doute. Nous gagnons la gare des bus et des
grands taxis, à l’ombre rose et bouillante des
pyramides de phosphate venu du sud profond, au
large du Cap vert.

On sait pourtant qu’il n’y aura pas le moindre bus,


rétorsion, et que nous devrons marcher, marcher,
marcher. Chanter à voix tenue pour économiser le
souffle, « Ô terre de détre-esse, où nous devrons
sans ce-esse marcher, une deux, marcher. » Eh, c’est
mieux ou moins bien que piocher ? Ça dépend où tu
vas, mec.

Il n’y a pas de réseau, pas de phone, pas la moindre


transmission d’aucune énergie. Reste la nôtre,
précaire et fatigable. Il nous faut de l’eau et quelques
vivres. Allons piller les boutiques closes ! On ne se le
dit pas, mais on va le faire, quoi d’autre ?
Et après, marcher. Vers …. Marcher, en descente,
quitter ce plateau inhospitalier, rejoindre l’une ou
l’autre mer et trouver une embarcation. Plutôt un
embarquement vers ailleurs. Là où ça vit. En évitant
les brigands et les malades. On a chacun nos atouts,
Brahim a une cravate sous sa gandoura et une
chemisette américaine pliée, il sait la langue, Carlos
sait tout réparer, je parle allemand,

Pour combien de temps ?


Oui, combien de temps on met à mourir ? Ou alors
vivre autrement ? Dans nos poches les téléphones
sans batteries dorment du sommeil de l’avant.

Marie Berchoud

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