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ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA TAXATION

Micael Castanheira et Christian Valenduc

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De Boeck Supérieur | « Reflets et perspectives de la vie économique »

2006/3 Tome XLV | pages 19 à 37


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ISSN 0034-2971
ISBN 2804151727
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economique-2006-3-page-19.htm
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Économie politique de la taxation
Micael Castanheira et Christian Valenduc 1

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Abstract – Tax systems are generally assessed through their ability to achieve effi-
ciency and equity goals. The question raised in this article is why and how some of
these systems can get created and/or stay and place without achieving any of these
goals. The approach used is in the tradition of the political economy literature, which
assesses the web of interactions between the incentives of politicians to propose pol-
icies and the economic outcomes, that result, a.o. in terms of equity and efficiency.
We review some of the existent theoretical analyses, to provide a better understand-
ing of our two problems of interest dimensions concerning tax systems. First, why are
inefficient systems not reformed? Second, why would governments ever implement
systems that are viewed as inferior by a majority of the voters? Then, we illustrate how
these theoretical mechanisms have worked in Belgium. Our analysis provides three
cases studies: the tax exemptions awarded to SMEs, the tax exemptions offered to
one-earner couples, and the taxation of capital income. In each of these cases, we
highlight inefficiencies in the existing system –and hence could (should?) be reformed
–and how the political economy factors put forth in the literature explain why actual
reforms have remained insufficient.
JEL codes: D70, D72, H20, H21, H24.
Mots clés – réforme fiscale, théorie économique des réformes.

Les économistes évaluent habituellement les systèmes fiscaux sur base des cri-
tères d’efficacité et d’équité. Les premiers visent à réduire les effets de distorsions
qu’engendre le prélèvement fiscal dès lors qu’il modifie les prix relatifs et par là
l’allocation des ressources. Les seconds concernent l’impact sur la distribution des
revenus. À ces deux familles de critères principaux s’ajoutent le ciblage des incita-
tions et la minimisation des coûts administratifs et du compliance cost des contri-
buables. Ces critères d’évaluation concernent tant les systèmes en place que les
propositions de réforme.

1. Micael Castanheira est chercheur qualifié auprès du FNRS et chargé de cours à l’Université Libre
de Bruxelles. Christian Valenduc est économiste, conseiller général au service d’Études du Ministère
des Finances, maître de conférences à l’UCL et aux FUCAM. Micael Castanheira tient à remercier
le FNRS et la BNB pour leur support financier. Nous tenons également à remercier Laurent Bouton
pour ses commentaires. Les vues présentées dans cet article n’engagent évidemment que ses
auteurs et ne reflètent pas nécessairement les idées des institutions précitées.

Reflets et Perspectives, XLV, 2006/3 — 19


MICAEL CASTANHEIRA ET CHRISTIAN VALENDUC

Ce mode d’évaluation laisse de côté un aspect majeur : tout système fiscal est
la résultante d’un choix politique. Dans une démocratie, il devrait donc correspondre
aux vues des majorités en place. Le processus de décision politique est cependant
plus complexe. Nos systèmes fiscaux portent l’empreinte des majorités succes-

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sives, des coalitions qui les traversent, du poids des groupes de pression.
Dans cet article, nous nous proposons d’investiguer brièvement, et donc de
façon très élémentaire, comment certaines caractéristiques ou évolutions du sys-
tème fiscal peuvent s’expliquer par des déterminants politiques. L’interrogation de
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base est la suivante : comment se fait-il que des dispositions contraires tant à l’effi-
cacité qu’à l’équité sont mises en place ou demeurent, alors que l’intérêt général
gagnerait à leur suppression ?
La première section rassemble quelques constats d’évaluation du système
fiscal sur base des critères habituels d’efficacité et d’équité. Nous passons ensuite
à l’exposé des cadres théoriques, dont nous illustrons des applications possibles
dans la troisième et dernière section de cet article.

1 QUAND L’IMPÔT N’EST NI EFFICACE,


NI ÉQUITABLE...
Les décisions de politique fiscale sont très souvent des choix entre des objectifs
contradictoires. Valenduc (2005) rassemble les conflits d’objectifs en deux axes ma-
jeurs : l’arbitrage entre efficacité et équité d’une part, entre neutralité et incitations
d’autre part.
L’arbitrage efficacité-équité est clairement un choix politique. Plus une société
souhaite mettre l’accent sur les politiques de redistribution, plus elle privilégiera
l’équité. À l’inverse, mettre le libre jeu du marché comme priorité revient à donner
la priorité à l’efficacité.

1.1 L’arbitrage entre efficacité et équité


dans la politique fiscale de la Belgique
Globalement, la Belgique a une préférence pour la redistribution et un niveau élevé
de protection sociale. Cela se traduit par un taux de prélèvement obligatoire élevé 2
et une redistribution élevée en comparaison avec d’autres pays de l’OCDE 3. Cette
préférence pour la redistribution semble traverser les alternances politiques, même
si certains ajustements se font à la marge selon la majorité au pouvoir. Cependant,
aucune réforme fondamentale du système n’est à noter depuis la crise économique
des années 1970. Ainsi, à l’impôt des personnes physiques, l’arbitrage entre effi-
cacité et équité s’est infléchi en faveur de l’efficacité pendant la seconde moitié des
années 1980 et en faveur de l’équité pendant les années 1990, au gré des alter-
nances politiques : coalition de centre-droit pendant la seconde moitié des années

2. La Belgique occupe la troisième place dans le classement effectué par l’OCDE. Voir l’édition 2005
de la Statistique des recettes publiques des pays membres de l’OCDE.
3. Voir Verbist G. (2004).

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ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA TAXATION

1980, et de centre-gauche pendant les années 1990 4. Chacun de ces glissements


fut davantage le résultat d’ajustements que de réformes structurelles. Ainsi, dans la
seconde moitié des années 1980, la Belgique s’inscrit dans une tendance largement

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partagée au niveau de baisse des taux marginaux et y ajoute l’extension progres-
sive du décumul des revenus professionnels. Pendant les années 1990, le renver-
sement du choix à l’avantage de l’équité résulte de mesures d’ordre général dont
l’objectif premier est d’ordre budgétaire : il s’agit de réduire le déficit de l’ensemble
des pouvoirs publics en dessous de 3 % pour qualifier la Belgique pour l’Euro 5. Il
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n’y a donc pas eu de réforme fondamentale du système.

1.2 Là où l’impôt n’est ni efficace, ni équitable

Il existe cependant bon nombre de situations où notre système fiscal n’est ni effi-
cace, ni équitable. Elles concernent principalement la fiscalité de l’épargne et de
l’investissement. L’examen de la taxation des différentes formes d’épargne fait
ainsi apparaître des écarts de taux effectifs d’imposition qui rendent la fiscalité de
l’épargne inefficace 6 : ces différences d’imposition effective entre les actifs finan-
ciers modifient en fait les rendements relatifs et biaisent les choix des épargnants
sans justification économique : comment justifier, par exemple, que le rendement
d’un actif financier connaisse un régime différent selon qu’il est attribué sous forme
de revenus distribués ou capitalisés ? La fiscalité de l’épargne n’est pas davantage
équitable : les traitements différenciés selon le type d’actif violent l’équité horizon-
tale et le profil des taux d’imposition en fonction du revenu viole l’équité verticale.
Ainsi, la fiscalité de l’épargne à long terme est régressive car elle subsidie d’autant
plus, par euro placé, que l’épargnant est riche et qu’il a commencé à épargner tard.
De telles dispositions sont construites à contresens par rapport à l’imperfection de
marché qu’elles prétendent combattre, à savoir la myopie dans les choix patrimo-
niaux des épargnants. L’effet d’aubaine est maximal, au plus grand bénéfice du sec-
teur des banques et assurances.
Maldague et Valenduc (1999) résumaient leur examen de la fiscalité de l’épargne
en ces termes : « La fiscalité de l’épargne est coincée entre l’Europe et les lobbies » :
leur propos concernait le secteur « banque et assurance » qui, comme il ressort
de leur analyse, pèse de tout son poids contre l’imposition des plus-values, la sup-
pression de l’utilisation fiscale du secret bancaire et autres mesures qui rendraient
la fiscalité de l’épargne à la fois plus efficace et équitable. Ce secteur est également
le grand bénéficiaire de certains incitants relatifs à l’épargne à long terme et d’autres
mesures dérogatoires, dont certaines ont toutefois pu être abrogées depuis 7.
Un même constat prévaut en matière de fiscalité immobilière. Le Conseil Supé-
rieur des Finances notait diplomatiquement : « Il y a suffisamment de manquements

4. Voir Valenduc (2005), p. 497 et suivantes.


5. Il s’agit de la suspension partielle de l’indexation des barèmes et de l’introduction de la contribution
complémentaire de crise. Les effets sur la redistribution sont analysés dans De Coster e.a. (2002).
6. Voir Valenduc (1993) pour les aspects méthodologiques. Les conclusions reprises ici sont plus
amplement développées dans OCDE (2003) et dans Valenduc (2005).
7. Voir ci-après.

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MICAEL CASTANHEIRA ET CHRISTIAN VALENDUC

aux critères d’efficacité et d’équité et suffisamment de brouillard sur le but effective-


ment poursuivi par les incitations fiscales pour que la situation doive être améliorée
afin d’opérer des progrès vers une fiscalité à la fois plus efficace et équitable » 8.

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Valenduc (2004) note à ce propos que la fiscalité immobilière a souffert non pas de
trop d’action politique, mais du manque d’action politique et les reports successifs
des péréquations cadastrales en sont l’illustration la plus frappante.
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1.3 « On ne touche pas » :


les tabous de la fiscalité belge
Un autre fait majeur à signaler est la quasi-absence, sur les vingt dernières années,
de réformes budgétairement neutres conjuguant un abaissement du taux d’impo-
sition et un élargissement significatif de la base imposable. Celles-ci sont large-
ment recommandées par les institutions internationales et on trouve d’ailleurs la
trace de cette recommandation dans le Consensus de Washington. En impôt des
personnes physiques, il y a certes eu la déglobalisation des revenus financiers mais
là où les pays nordiques ont poussé la logique jusqu’à élaborer un système cohé-
rent (le Dual Income Tax), la Belgique est restée muette. Les gains d’efficacité et
d’équité d’une telle réforme se heurtent, dans le processus de décision politique,
aux droits acquis que génèrent les avantages fiscaux en fiscalité de l’épargne. Il n’y
a pas davantage eu de réformes du régime fiscal des revenus de remplacement,
alors qu’il est établi que le système actuel crée des pièges à l’emploi.
Plus globalement, aucune réforme n’a attaqué de front les dépenses fiscales
pour créer un impôt plus uniforme et générer des gains en efficacité et en équité.
La réforme de 1989 a ignoré les recommandations de la Commission royale d’har-
monisation et de simplification de la fiscalité et contourné le problème en cherchant
les compensations dans les charges professionnelles et dans la fiscalité indirecte.
La réforme de 2001 a été construite en considérant le mot « perdant » comme
politiquement incorrect. Quant à la réforme de l’impôt des sociétés de 2003, elle a
de nouveau contourné les dépenses fiscales et les recommandations faites en ce
sens par le Conseil Supérieur des Finances, pour financer la baisse du taux par des
mesures restrictives sur la déductibilité des charges et sur les modalités d’élimina-
tion de la double imposition. On finira par être convaincu qu’il est plus facile, politi-
quement, de revenir sur un principe général de droit que sur une dépense fiscale et
les avantages qu’elle génère à quelque groupe d’intérêt, au détriment de l’effica-
cité et de l’équité.
Deux exceptions sont toutefois à signaler : la réforme de la fiscalité de l’épargne
à long terme en 1992-1993 et la réforme graduelle de l’impôt des sociétés pen-
dant les années 1990 ont toutes deux attaqué de front les dépenses fiscales. Toutes
deux se sont faites dans un contexte d’assainissement budgétaire qui les a sans
doute facilitées. En outre, la cohérence de la « réforme graduelle de l’impôt des
sociétés » n’émerge qu’ex-post : les étapes successives n’étaient pas annoncées
initialement, ce que VALENDUC (1999) interprète comme suit : elle s’est amplifiée
au fur et à mesure que le consensus politique, fragile au départ, se fortifiait.

8. Voir CSF (1997), p. 57.

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ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA TAXATION

2 CADRES THÉORIQUES POUR L’ÉCONOMIE


POLITIQUE DE LA TAXATION

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Plusieurs questions ressortent de ces observations. Tout d’abord, pourquoi des
réformes qui pourraient améliorer à la fois l’efficacité et l’équité du système de taxa-
tion n’émergent-elles pas plus facilement ? Et accessoirement, comment doit-on
apprécier le gradualisme avec lequel s’effectuent les réformes effectivement mises
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en place ?
Ensuite, comment et pourquoi sont nés des systèmes fiscaux qui ne servent
qu’une relative minorité de la population ? Le fait même que de tels systèmes fis-
caux puissent émerger est un signe d’inefficacité. Si de telles inefficacités sont inhé-
rentes à notre système politique, il pourrait être bon d’envisager certaines réformes
du système politique lui-même. Si les tentatives de réformes actuelles montrent
qu’il s’agit d’« accidents du passé », il faut avant tout comprendre comment aider
le système politique existant à effectivement avancer dans les réformes.

2.1 La théorie économique des réformes


Un consensus de principe se forme sur le besoin de réformer une politique qui s’est
avérée inefficace. Pourtant, les réformes ne voient pas le jour. Pourquoi ? L’étude
de cette question, qui taraude les économistes depuis longtemps, s’est fortement
enrichie suite à la chute du mur de Berlin. Les pays fuyant le communisme ont dû
mettre en place un nombre incalculable de réformes. Or certaines de celles qui
auraient dû générer le plus de gains d’efficacité ont été les plus difficiles à mettre en
place.
La théorie des réformes économiques s’est enrichie quand les contraintes poli-
tico-économiques furent incorporées à l’analyse. Ce progrès conceptuel est prin-
cipalement le résultat des travaux d’économistes américains et belges : ceux de
Raquel Fernandez et Dani Rodrik (1991) d’une part et de Mathias Dewatripont et
Gérard Roland (1992, 1995) de l’autre.
Fernandez et Rodrik (1991) mettent en évidence l’existence d’un biais de statu
quo. L’existence de ce biais résulte du fait qu’une réforme économique, pour obtenir
un support électoral suffisant, doit convaincre à deux niveaux :
1) il faut obtenir un support électoral suffisant avant la réforme et
2) il faut maintenir un support électoral suffisant après la réforme.

A priori, cette distinction peut sembler superflue, voire inexistante. Pourtant, comme
le démontrent Fernandez et Rodrik, elle est suffisamment contraignante pour empê-
cher la réforme de systèmes très inefficaces. Raisonnons à l’envers et posons-nous
d’abord la question du maintien du support électoral : pourquoi voudrait-on re-
tourner en arrière et « défaire » une réforme passée ? Simplement parce que suffi-
samment d’électeurs ressentent que la réforme a réduit leur bien-être. Ceci impose
donc une contrainte d’équité à toute réforme : il faut qu’elle génère suffisamment
de bénéficiaires à travers la population. Vient l’autre contrainte : même si une

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MICAEL CASTANHEIRA ET CHRISTIAN VALENDUC

majorité de la population bénéficiera de la réforme ex post, il faut aussi convaincre


suffisamment d’électeurs qu’ils ont intérêt à tenter la réforme ex ante. Or certains
groupes percevront principalement les risques associés à la réforme, par exemple

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parce que les coûts sont importants pour ceux qui n’y gagneront pas. Pour obtenir
un support suffisant ex ante, il faudra donc que la réforme soit aussi très efficace
(bénéfices attendus suffisamment supérieurs aux pertes).
C’est l’existence de cette double contrainte de majorité qui génère le biais de
statu quo : la réussite de la réforme serait nettement plus probable si l’on partait
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d’une table rase que si l’on devait réformer un système existant. À titre d’exemple,
certains pays de l’Est ont réussi à mettre en place des systèmes fiscaux largement
considérés comme supérieurs aux nôtres (Europe des 15). Cependant, chez nous,
la mise en place de tels systèmes serait beaucoup plus difficile parce que la double
contrainte mise en évidence par Fernandez et Rodrik (1991) fait que le support
politique sera insuffisant.
Toute réforme requiert que certains groupes s’adaptent au nouveau système.
Pour simplifier, disons qu’une réforme qui augmente l’efficacité implique que la
population doit voir ses revenus augmenter : un meilleur impôt doit permettre de
collecter les mêmes sommes, tout en baissant les taux de taxation. Cependant,
une fraction significative de la population aura fait par le passé des choix qui étaient
guidés par le désir de réduire la charge fiscale, tels que des investissements dans
des fonds ou des biens peu taxés. Ceux-ci se sentiront « piégés » si l’on introduit
une réforme qui rend ces choix fiscalement moins rentables. Pour ce groupe-là, le
bénéfice dépend directement de leur capacité d’adaptation au nouveau système :
si leur adaptation est réussie, ils bénéficieront comme les autres des gains d’effi-
cacité. Si leur adaptation échoue, ils ne percevront que les aspects négatifs de la
réforme. Pour la plupart des réformes, la perception des pertes potentielles est évi-
demment plus concrète que celle de bénéfices vus comme étant plus distants. Les
opposants à la réforme auront donc tendance à peser de tout leur poids politique,
tandis que ceux qui pourraient bénéficier de la réforme formeront un groupe moins
compact, et donc politiquement moins lourd. Dans une telle situation, la réforme ne
peut obtenir de support suffisant.
Pour clarifier la façon dont ce biais de statu quo peut peser sur notre système
fiscal, considérons un exemple. Supposons qu’un gouvernement veuille mettre en
place un système de flat tax, avec taxation uniforme de tous les revenus, qui taxe-
rait moins les revenus du travail car il élargirait la base de l’impôt 9. Supposons éga-
lement qu’une telle réforme hypothétique puisse à terme réduire le chômage à,
disons, 2 % et augmenter le revenu net de tous les salariés et des employeurs.
Une telle réforme sera-t-elle mise en place ? Pour le savoir, tentons d’imaginer
quels seraient les groupes de « perdants » et de « gagnants ». Tous ceux qui ont,
durant de longues années de travail, contribué à l’impôt des personnes physiques
ne percevront qu’une petite partie des gains. Tous ceux qui ont épargné en vue de
leur retraite verront leurs revenus de l’épargne taxés plus lourdement, et donc leur

9. Voir à ce sujet les simulations dans la contribution de C. Valenduc dans ce même numéro. Voir
notamment la distribution des gagnants et des perdants selon le groupe socio-professionnel, l’âge
et le revenu.

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ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA TAXATION

pension réduite. Tous ceux qui ont investi dans l’immobilier pour ne pas payer l’impôt
associé au travail verraient leur revenu réduit. En bref, une grande partie de la popu-
lation de plus de 40 ans sera opposée à la réforme et les opposants seront majo-

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ritaires chez les retraités.
Par contre, les étudiants, les jeunes travailleurs, les personnes à la recherche
d’un emploi, et ceux qui n’attendent pas d’immeuble en héritage, verront la ré-
forme d’un très bon œil. Mais ils ont peu d’expérience et de poids politique (l’âge
moyen de l’électeur est bien au-dessus de 40 ans), et ne représenteront donc pas
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une majorité de l’électorat. En conclusion, même si l’on connaissait une « recette


miracle » qui permettrait de réduire drastiquement le chômage avec une baguette
fiscale magique, elle ne serait probablement pas réalisée.
Face à un choix tel que celui proposé dans l’exemple, seule une sensation de
crise profonde pourrait motiver la majorité à soutenir une telle réforme. Seule une
crise grave, qui mettrait en danger la soutenabilité du système existant, pousse la
majorité à percevoir aussi les pertes associées au système en place. Or, comme
dit plus haut, c’est le terme « perdant » qui est politiquement incorrect.
La solution n’est cependant pas nécessairement d’attendre une crise grave.
Les travaux de Dewatripont et Roland (1992, 1995) dégagent une série de principes
qui peuvent aider les gouvernements à se défaire (du moins en partie) de cette con-
trainte de statu quo. Le principe fondamental de leur analyse est de voir comment
les gouvernements peuvent adapter leurs propositions de réforme pour modifier la
structure du support électoral tout en atteignant les mêmes objectifs. Ils démon-
trent que, dans de nombreuses circonstances, il est préférable de passer par une
série de réformes graduelles (une « politique des petits pas ») qui n’altèrent que
progressivement le système en place. Les vertus du gradualisme sont multiples : le
gradualisme permet d’apprendre comment améliorer les réformes à venir à la lu-
mière des évolutions consécutives aux premières mesures. Il permet aussi de ré-
duire les coûts de renversement des mesures qui s’avèrent les moins efficaces – ce
qui permet d’expérimenter plus souvent, dans plus de directions, comme l’ont fait
des pays tels que le Danemark et la Suède. Finalement, il permet soit d’atténuer les
coûts de transition pour certains groupes, soit de réduire la taille des groupes « per-
dants » qui sont ainsi plus isolés politiquement. La façon dont l’impôt des sociétés
a été réformé pendant les années 1990 10 peut être perçue comme une application
du gradualisme.
Micael Castanheira et co-auteurs (2006) passent en revue un nombre relative-
ment important d’expériences de réformes (réussies ou ratées) en Europe. On peut
y voir que l’imposition de réformes brusques et rapides, quoique potentiellement ef-
ficace économiquement, ne mène que rarement au succès politique. Mme Thatcher
est l’une des seules à avoir pu imposer, dans un contexte institutionnel et politique
très particulier, de telles réformes. Dans un autre contexte institutionnel, de nom-
breux dirigeants ont échoué : Juppé en France, Berlusconi en Italie et Rasmussen
au Danemark ont tous manqué leur objectif lorsqu’ils ont tenté leur réforme (l’article
original analyse les raisons à la source de ces échecs). Ces mêmes pays, de même
que l’Espagne pour son marché du travail, ont ensuite réussi à mettre en place des

10. Voir VALENDUC (1999).

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MICAEL CASTANHEIRA ET CHRISTIAN VALENDUC

réformes grâce à une adaptation particulière aux contraintes politiques du moment.


M. Dini a pu réformer en partie le système italien de pension grâce à une protection
des « perdants » déjà proches de la retraite ; M. Rasmussen a pu rénover le système

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de protection sociale des travailleurs pour le rendre plus efficace, tout en obtenant le
support des syndicats, etc. Dans d’autres circonstances, il s’avère nécessaire de
changer le niveau auquel se font les négociations : nombreuses sont les situations
où le pays a utilisé un recours à l’Europe ou à d’autres pressions supranationales
pour atteindre ses objectifs de gains d’efficacité économique.
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2.2 Pourquoi des minorités protégées ?


L’analyse de la théorie des incitations
Si les travaux de Fernandez et Rodrik d’une part et de Dewatripont et Roland d’autre
part permettent de comprendre pourquoi des réformes qui pourraient bénéficier à
une majorité ne sont pas mises en place, ils n’expliquent pas pourquoi se dévelop-
pent des systèmes de fiscalité déficients dès le départ. La théorie économique des
incitations, appliquée au système politique, peut nous aider à comprendre com-
ment sont prises les décisions et pourquoi des minorités « fiscalement protégées »
peuvent émerger, même si c’est aux dépens de la majorité de la population. Les
recherches qui étudient ce type de question se situent à la frontière de la science
économique et de la science politique. Il n’est donc pas surprenant que les deux
contributions théoriques principales que nous allons décrire ici proviennent d’un
politologue, Gary W. Cox et d’un économiste spécialiste de la théorie micro-éco-
nomique, Roger B. Myerson.
Une description succincte mais fortement mathématisée est proposée par
Myerson (1993 et 1999). Sa contribution étend les découvertes de Cox (1990) et
permet de mieux comprendre les incitations des politiciens dans un système tel
que le nôtre. Tentons d’extraire la logique qui sous-tend leurs contributions.
Les politiciens, pour pouvoir mettre en place les politiques qu’ils ont en tête,
doivent se faire élire. Pour cela, ils doivent s’attirer un nombre suffisant de voix.
Leurs choix de politique économique seront donc, au moins en partie, orientés par
le besoin de plaire à un nombre suffisant d’électeurs. La question que posent Cox
et Myerson est de savoir quelle stratégie les politiciens doivent adopter pour pou-
voir s’attirer les faveurs de ce « nombre suffisant d’électeurs » : offrir de généreux
cadeaux à une minorité (éventuellement au détriment de la majorité) ou bien pro-
poser une politique « égalitaire », qui ne favorise pas exclusivement des groupes
ciblés de la population.
Myerson mène son analyse en utilisant la théorie des jeux, « inventée » par
John Nash 11 : imaginons pour commencer que tous les politiciens proposent la
politique égalitaire. Si c’était le cas, chaque politicien pourrait s’attendre à être élu
avec une probabilité qui est égale au ratio du nombre de sièges disponibles et du
nombre de candidats. Par exemple, s’il y a dix sièges disponibles et vingt candidats,
chaque politicien a au départ une chance sur deux de se faire élire (soit 10 sièges

11. John Nash est le « héros » personnifié par Russell Crowe dans le film Un homme d’exception.

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ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA TAXATION

divisés par 20 candidats). La question que la théorie des jeux permet de poser est
la suivante : les politiciens ont-ils intérêt à maintenir une telle plate-forme électorale ?
Techniquement : est-ce que la politique égalitaire est un « équilibre » du jeu ? La

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réponse sera négative si, en modifiant sa plate-forme électorale, un candidat peut
s’assurer d’être élu avec probabilité 1.
Si 10 sièges sont à pourvoir et que les 20 candidats en concurrence maintien-
nent tous la proposition « égalitaire », ils devront s’attendre tous à recevoir le même
nombre de votes, soit 5 % (c’est-à-dire 1/20. On obtiendrait une fraction 1/n s’il y
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avait n candidats).
Cette plate-forme égalitaire ne sera un « équilibre politique » que si un candidat,
en adoptant une autre plate-forme, perdait nécessairement des voix : dans ce cas,
l’incitation de chaque politicien serait de maintenir la plate-forme égalitaire. A con-
trario, s’il existe au moins une autre plate-forme qui permet d’être élu avec une
plus grande probabilité, on peut être certain que la plate-forme égalitaire ne peut
pas être un équilibre : dans ce cas, la concurrence politique induira nécessairement
la présence de « cadeaux » à des minorités ciblées.
La question peut donc être posée comme suit : serait-il possible pour un can-
didat de modifier sa plate-forme et d’être élu avec une probabilité de 1 ? Pour ce
faire, il devrait attirer sur son nom plus de votes qu’au moins 10 de ses concurrents
(rappelons-nous : dix sièges sont à pourvoir ; si le candidat collecte un nombre de
voix qui le classe entre la première et la dixième position, il est élu). Face à 19 con-
currents qui offrent une plate-forme égalitaire, ceci revient plus ou moins à dire qu’il
suffit de plaire à plus de 5 % de la population pour être sûr d’être élu.
Considérons alors le scénario suivant. Nous permettons à un candidat de « dé-
vier ». Que se passera-t-il s’il décide d’octroyer une exemption d’impôts complète
à 25 % de la population – en s’aliénant ainsi les 75 % restants. A priori, une telle
stratégie devrait être suicidaire. Pourtant, elle lui permettrait d’être élu de façon
certaine : grâce à cette nouvelle plate-forme électorale, il est certain de recevoir 25 %
des votes. Si dix sièges sont disponibles, pour empêcher le candidat déviant d’être
élu, il faudrait que les 75 % d’électeurs floués puissent répartir leurs votes de telle
façon que 10 autres candidats reçoivent chacun plus de 25 % des votes. Ceci est
mathématiquement impossible et notre « candidat déviant », avec 25 % de votes,
est donc certain de gagner l’un des dix sièges.
Cette analyse, menée de façon systématique et rigoureuse par Myerson (1993),
démontre pourquoi la concurrence électorale peut, dans certaines situations, gé-
nérer des politiques peu efficaces et minées par les exemptions ciblées. En fait, dans
un système électoral comme le nôtre, rester totalement égalitaire serait même sui-
cidaire pour un candidat qui veut se faire élire. La concurrence est double : entre
partis et au sein d’une même liste électorale. Chaque candidat doit se « distinguer »
auprès d’un groupe d’électeurs « cible ». En marketing, ceci équivaut à identifier un
marché de « niche ».
Il est intéressant de remarquer le parallèle entre cette stratégie de « niche » et
les tensions inter-régionales concernant l’autonomie fiscale des régions. Notre règle
électorale force les partis à se concentrer sur leur camp linguistique. Une niche natu-
relle émerge donc : il est pratiquement impossible pour un parti de gagner des voix

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MICAEL CASTANHEIRA ET CHRISTIAN VALENDUC

parmi les électeurs de l’autre rôle linguistique. L’incitation des politiciens n’est donc
plus à proposer des régimes fiscaux efficaces dans l’ensemble, mais des régimes
qui satisferont leur « niche », aux dépens de celle de leurs opposants. Tout ceci

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inscrit une autonomie fiscale accrue dans la logique du fédéralisme, mais à l’en-
contre d’une recherche d’efficacité accrue.
Pourquoi suggérer qu’une telle opposition existe entre fédéralisme fiscal et effi-
cacité économique ? Parce qu’une fois terminée une lutte acharnée, les régions
n’utilisent même pas les libertés acquises. Pourtant, dès la campagne électorale sui-
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vante, l’incitation à se faire le champion d’une niche pousse certains politiques à se


lancer à l’attaque d’autres moulins.
La demande d’autonomie fiscale des Régions a été formulée dès la fin des
années 1980 et on en trouve les premières traces de concrétisation dans la loi de
financement des Communautés et des Régions de 1989. La réforme institution-
nelle de 2001, consacrant les accords dits « de la Saint-Polycarpe » a fortement aug-
menté les possibilités d’autonomie fiscale des Régions. Entre-temps, un rapport du
Conseil Supérieur des Finances (CSF, 1998), qui fit autorité, avait examiné de ma-
nière approfondie les avantages et inconvénients de l’autonomie fiscale des Régions
et envisagé différents scénarios possibles.
Ce rapport évaluait l’application de l’autonomie fiscale instaurée par la loi de
1989 et constatait que « l’ensemble des possibilités d’autonomie fiscale juridique-
ment disponible n’a été que partiellement exploité » et que « la question de l’oppor-
tunité d’une autonomie fiscale accrue est donc posée dans un contexte caractérisé
par la non-utilisation de marges de manœuvre importantes parmi celles disponi-
bles » 12. Le CSF pointe notamment du doigt l’absence d’utilisation des possibilités
d’autonomie fiscale à l’impôt des personnes physiques, pourtant acquise de haute
lutte en 1989.
Cela n’a pas empêché un accroissement important de l’autonomie fiscale des
Régions en 2001. Cinq ans plus tard, en 2006, on pourrait pratiquement réécrire
mot pour mot le constat du CSF de 1998, à propos des possibilités instaurées en
2001. Et pourtant, la demande d’une autonomie fiscale accrue est de nouveau for-
mulée à l’aube de la campagne électorale pour les élections législatives de 2007.
Il y a certes eu d’importantes modifications en matière de droit de succession et de
donation, qui sont très proches de l’application d’un modèle de Yardstick compe-
tition. Les droits d’enregistrement ont été réformés tant en Flandre qu’à Bruxelles.
Par contre, là où les avancées ont été les plus fortes en 2001, c’est-à-dire pour
l’impôt des personnes physiques et pour la taxe de circulation, on ne décèle aucune
initiative régionale majeure. Alors qu’en 2001, un débat intense avait lieu sur la pos-
sibilité de moduler au niveau régional la progressivité de l’impôt, aucune région n’a
utilisé les possibilités octroyées. La faculté qui leur a été donnée de créer leurs
propres incitants fiscaux a eu pour seule concrétisation l’incitant au capital-risque
« Arkimedes » en Région flamande. Aucune initiative régionale n’est venue en matière
de taxe de circulation et la faculté de collecter soi-même l’impôt, demandée par les
Régions, n’a pas non plus été utilisée.

12. Voir CSF (1998), p. 125 et suivantes (italiques ajoutés).

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ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA TAXATION

À notre sens, ce contraste entre la rhétorique de campagne et les avancées


obtenues d’une part et leur mise en œuvre effective d’autre part est dans la droite
ligne des modèles développés ci-dessus. Au final, les forces centrifuges mises en

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évidence par Cox ont poussé notre système institutionnel vers une complexité crois-
sante qui n’est pas exploitée, et qui sera d’autant plus difficile à réformer que diffé-
rents groupes voudront le défendre pour des raisons qui n’ont pas grand-chose à
voir avec l’efficacité et l’équité.
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2.3 Comparaison entre systèmes électoraux


Nous l’avons vu, l’interdiction faite aux partis de se présenter dans toutes les cir-
conscriptions nationales génère un comportement de niche forcé. Quelles autres
particularités de notre système électoral favorisent un tel comportement de niche ?
Comme nous l’avons vu plus haut, la stratégie de niche est profitable si elle
permet à un candidat de s’élever juste au-dessus des autres. Comme l’a montré
Cox, deux forces s’opposent. Une force centrifuge, qui incite à plaire intensément
à une minorité, et une force centripète, qui incite à ne pas déplaire à la majorité.
Pour aligner les intérêts des politiciens individuels sur ceux de la majorité, il y a donc
lieu de réduire la force centrifuge.
L’un des résultats des travaux de Cox et Myerson suggère qu’une des réformes
récentes en Belgique va dans la bonne direction. Comme on le sait, les électeurs
peuvent maintenant voter pour chacun des candidats qui leur plaisent au sein d’une
même liste. En suivant la démonstration de ces auteurs, on peut vérifier que ceci
pousse les politiciens à plaire à un maximum d’électeurs de leur parti. Ceci est donc
un premier pas en faveur d’une réduction de la force centrifuge. Deux autres modi-
fications utiles pourraient être un élargissement notable des circonscriptions élec-
torales, et offrir la possibilité aux électeurs de voter aussi pour des candidats de listes
différentes. Mais ceci est probablement un autre débat.

2.4 Les coalitions gouvernementales

Une autre particularité de notre système de représentation limite quelque peu l’in-
térêt des stratégies de niche : la proportionnalité. Celle-ci contraint les partis à former
des coalitions pour former un exécutif. De ce fait, les « cadeaux » qui déplaisent trop
à un parti de la coalition ne pourront pas être fondus sous forme de loi.
Cette combinaison entre l’intérêt de développer une rhétorique de niche du-
rant la campagne et la contrainte consécutive de coalition qui permet d’expliquer
pourquoi certains partis (ou, parfois, certains au sein de leur parti) adoptent un dis-
cours fortement communautaire durant la campagne sans pour autant que, dans
la pratique, la concurrence fiscale entre régions soit aussi forte qu’il serait institu-
tionnellement possible. Par bonheur, le besoin de gérer le pays force certaines indi-
vidualités à être moins extrêmes dans la pratique que ne l’est leur discours. Aux
États-Unis, par contre, le système électoral permet aux élus de mener leurs idées
jusqu’au bout, et le résultat en est un niveau d’inégalités plus élevé qu’en Belgique.

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MICAEL CASTANHEIRA ET CHRISTIAN VALENDUC

Ceci nous dit qu’au final les groupes qui resteront favorisés sont ceux qui for-
ment le socle électoral de la majorité des parlementaires de la majorité gouverne-
mentale. Autrement dit, la nécessité de former des accords avant la formation du

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gouvernement empêche que des groupes ultra-minoritaires puissent recevoir de
trop gros cadeaux.

3 QUELQUES CAS D’APPLICATION


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La présence de « niches » et l’absence de réformes pourtant souhaitables du point


de vue de l’intérêt général peuvent donc s’expliquer par les mécanismes de vote et
de décision politique. Dans la dernière section de cet article, nous illustrons les
conclusions de ces modèles à partir de quelques brèves études de cas. Comme
nous le verrons, il est aisé de comprendre d’où vient le support électoral du système
en place et il est tout aussi aisé de voir combien notre économie pourrait bénéficier
d’une réforme de ces systèmes.

3.1 Une stratégie de niche : les petites sociétés

Le poids économique des PME est souligné à maintes reprises dans le débat de
politique économique mais la multiplicité des définitions rend les contours de ce
concept assez flous : qu’y a-t-il de commun entre un coiffeur qui exerce son acti-
vité en société unipersonnelle et une société de 50 travailleurs active dans des pro-
duits de haute technologie, sinon qu’elles sont toutes les deux « PME » ?
Les petites sociétés bénéficient de taux réduits à l’impôt des sociétés et la
question du maintien de ces taux réduits a donc été logiquement débattue lors de
chaque réforme majeure. Les sociétés concernées représentent 58 % du nombre
de sociétés mais leur poids économique est faible : elles ne produisent que 15 %
de la valeur ajoutée, la majorité d’entre elles n’emploient pas de personnel et moins
de 10 % d’entre elles ont un effectif du personnel supérieur à 10 unités 13.
La rationalité économique des aides aux PME est loin d’être clairement établie.
Cette question était examinée de manière assez exhaustive dans OCDE (1994). Les
justifications majeures qui sont généralement avancées sont la petite taille et cer-
taines imperfections de marché.
La petite taille n’est un désavantage que si les rendements d’échelle sont géné-
ralisés. Elle a cependant des avantages : une petite structure est plus flexible et les
entreprises de petite taille disposent d’un avantage relatif dans les branches qui se
situent au premier stade du processus de production. La petite taille accroît cepen-
dant le poids relatif du respect des règlements : plusieurs études ont montré que
les coûts de mise en conformité (compliance costs) sont plus élevés pour les petites
et moyennes entreprises 14.

13. Voir HALLEUX, HAULOTTE et VALENDUC (2006).


14. Voir EUROPEAN COMMISION (2004).

30
ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA TAXATION

Il est fréquemment avancé que les PME ont des problèmes de financement :
insuffisance chronique de fonds propres et coût accru du crédit. Il semble cepen-
dant, au vu de certaines études récentes, que cette thèse est partiellement contre-

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dite par les faits 15. Quoi qu’il en soit, elle reste présente dans le débat politique.
L’insuffisance chronique de fonds propres ne justifie un traitement fiscal préféren-
tiel que si elle est involontaire. Or on sait que beaucoup de petites sociétés n’ont
pas d’objectif de croissance et qu’elles ont un actionnariat familial qu’elles répu-
gnent à élargir. Dans de telles situations, l’insuffisance de fonds propres est davan-
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tage le fait de la volonté des dirigeants qu’une imperfection de marché.


Le coût accru du crédit a bien été établi par des études empiriques mais il tra-
duit essentiellement une prime de risque et un manque d’information. Le fait qu’un
crédit plus risqué soit plus cher n’est pas une imperfection de marché et, en cas
d’asymétrie d’information, il est sans doute préférable d’améliorer l’information et
la transparence plutôt que d’octroyer des aides.
Les conséquences des problèmes de financement doivent également être rela-
tivisées du fait que la plupart d’entre elles n’ont pas d’objectif de croissance. En
introduction d’une revue de la littérature sur les déterminants de la croissance des
PME, Janssen (2000) note que la majorité des dirigeants de PME n’intègrent pas la
croissance dans leurs objectifs et que, de facto, la majorité des PME ne croissent
pas. Selon le même auteur, ce sont davantage les caractéristiques personnelles
du dirigeant et l’âge de l’entreprise qui sont les facteurs de croissance, plutôt que
la taille.
À ces critiques générales sur la rationalité des aides aux PME s’ajoutent des
critiques visant plus particulièrement les taux réduits d’impôts des sociétés, qu’on
trouve par exemple dans CSF (1991) et (2001). Les taux réduits sont octroyés en
fonction du niveau du bénéfice et ne reposent donc ni sur la taille de l’entreprise, ni
sur sa profitabilité. Un écart trop prononcé par rapport au taux marginal maximal
de l’impôt des personnes physiques aboutit à des transformations d’entreprises indi-
viduelles en société qui sont guidées uniquement par des motifs fiscaux, et rompt
l’égalité de traitement en introduisant des discriminations basées uniquement sur
la nature juridique de l’entreprise. Les taux réduits ne se justifient pas davantage
par un objectif de redistribution : celle-ci s’opère entre les individus et non entre les
sociétés qui ne sont que des entités intermédiaires.
D’autres incitants fiscaux ne sont pas exempts de critiques qui mettent en doute
leur efficacité. Ainsi, la réserve d’investissement introduite par la récente réforme
de l’impôt des sociétés aboutit à inciter les PME à recourir au mode de finance-
ment qu’elles pratiquent le plus largement. Quant à l’exclusion des PME de certaines
mesures compensatoires de cette même réforme, on peine à y trouver une justifi-
cation sur le plan de l’efficacité économique.

15. L’Observatoire européen des PME (2003) conclut qu’il n’y a pas de lien clair entre le ratio des ca-
pitaux propres au total du bilan et la taille de l’entreprise mais que les PME font plus appel au fi-
nancement à court terme et que le coût du crédit est plus élevé. RIVAUD-DANSET e.a. (2001),
confirment la forte diversité des structures financières entre pays et il n’y a pas de lien entre la pro-
fitabilité et la structure financière : les firmes les plus profitables ne sont pas nécessairement les
plus capitalisées.

31
MICAEL CASTANHEIRA ET CHRISTIAN VALENDUC

Le Conseil Supérieur des Finances a d’ailleurs conclu à deux reprises à l’ab-


sence de justification économique des taux réduits et a fait observer que ces taux
réduits étaient des manquements non justifiés à la neutralité de l’impôt. En 1991,

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il proposait leur suppression 16 et ils furent maintenus ; en 2001, il proposait pudi-
quement leur gel 17 mais les taux réduits furent amplifiés. Les petites sociétés ont
pratiquement été « sanctuarisées » dans la réforme de 2001 : non seulement les
taux réduits ont été renforcés ; les PME ont même été exclues de certaines mesures
compensatoires.
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Au vu du contraste entre les vues des experts et de la littérature économique


d’une part et les décisions politiques d’autre part, il appert que le poids politique
des petites sociétés est bien supérieur à leur valeur économique, ce qui témoigne
d’une incitation à protéger certaines « niches », telle que les incitations identifiées
par la théorie vue plus haut.

3.2 Niches et coalitions


La présence de gouvernements de coalition peut conduire à des « accords de
non-agression » par rapport aux stratégies de niche. C’est ainsi qu’on pourrait
interpréter, par exemple, le blocage des gouvernements « chrétiens-travaillistes » de
centre-gauche sur le quotient conjugal et sur les réductions d’impôt sur revenus
de remplacement.
Le quotient conjugal permet de donner un avantage fiscal aux couples à un seul
revenu. Une de ses caractéristiques est que l’avantage fiscal croît dans une cer-
taine mesure avec le revenu, alors que les allocations familiales et autres disposi-
tions de fiscalité familiale se traduisent généralement par des avantages forfaitaires.
La question de savoir s’il faut tenir compte de la taille du ménage pour évaluer sa
capacité contributive est un choix politique mais il est difficilement justifiable, sur le
plan de l’équité horizontale, d’avoir des réponses différentes pour un problème iden-
tique. En outre, on peut très raisonnablement considérer que le conjoint au foyer
n’est pas qu’une charge sur la capacité contributive du ménage : il permet aussi
une production de travail domestique (à cet égard, l’analyse de Burda et co-auteurs
(2006) est particulièrement intéressante) et donc de bien-être.
Le quotient conjugal crée également des pièges à l’emploi en cas de retour sur
le marché du travail, mis en évidence notamment dans CSF (1994). On sait égale-
ment que le système bénéficie essentiellement aux plus de 60 ans qui n’ont plus
d’enfants à charge.
Au vu des comparaisons internationales, le dispositif est généreux : la Belgique
est un des pays où, au niveau du salaire moyen, l’écart de taux d’imposition entre
l’isolé et le couple à un revenu est le plus élevé 18 : il atteint 8,9 points en l’absence
d’enfants à charge et 7,8 points avec deux enfants à charge. Nous ne sommes
dépassés que par l’Allemagne, le Luxembourg et l’Islande, et c’est davantage la

16. Voir CSF (1991), p. 40-42.


17. Voir CSF (2001), p. 141.
18. Cf. OCDE (2005).

32
ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA TAXATION

présence du conjoint au foyer que la présence d’enfants qui est fiscalement sub-
sidiée. Le modèle de la « femme au foyer », qui en est assurément la motivation, est
loin d’être majoritaire mais cela n’empêche pas de faire de cette niche un des tabous

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de l’impôt sur le revenu, à l’abri de toute réforme.
Il en est de même des réductions d’impôt sur les revenus de remplacement,
dont l’essentiel bénéficie aux pensions. Elles ont été mises en place pour conforter
le taux de remplacement des régimes de retraite à l’époque où celui-ci était bas,
faute de maturation du système. Elles sont restées en place, malgré la convergence
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progressive du niveau de vie des actifs et des retraités, et ne sont que très partiel-
lement « sous condition de ressources » 19, de sorte qu’il est possible de cumuler
un régime préférentiel de pension du premier pilier avec une réduction d’impôt. Le
régime fiscal des pensions pose donc question sur le plan de l’équité entre géné-
rations. Le cas le plus évident est celui du régime de retraite des fonctionnaires, où
le principe du salaire différé est mis en avant pour maintenir la péréquation, ce qui
n’empêche pas de reprendre la qualification « revenus de remplacement » pour
obtenir un traitement fiscal plus favorable. Le régime fiscal des revenus de rempla-
cement concerne également les autres catégories d’allocataires sociaux, mais les
modalités d’octroi des réductions d’impôt sur les allocations de chômage sont net-
tement moins favorables. Elles peuvent néanmoins, dans certaines circonstances,
créer des pièges à l’emploi.
Notons aussi que, vu la part importante des plus de 60 ans dans les bénéfi-
ciaires du quotient conjugal, il y a une intersection des deux régimes sur un groupe
sociologique bien précis : les retraités.
L’ensemble « quotient conjugal et réduction d’impôt pour revenus de rempla-
cement » pèse, selon les derniers chiffres publiés 20, 2,7 milliards €, soit 16 % du
rendement de l’impôt des personnes physiques. Leur suppression permettrait donc
une baisse substantielle de la taxation des revenus du travail. Malgré les manque-
ments à l’efficacité et à l’équité que des dispositions génèrent, leur réforme est poli-
tiquement bloquée. Ce blocage peut s’interpréter, soit comme une stratégie de
niche, basée sur l’intersection des régimes, les « retraités » et dont les deux ensem-
bles profitent au nom de l’égalité de traitement, soit comme un accord chrétiens-
travaillistes, les premiers défendant le modèle de la femme au foyer, les seconds
les allocataires sociaux au premier rang desquels figurent les retraités.
Cette thèse prend du crédit si on étend l’analyse politique à d’autres domaines.
Globalement, les allocations sociales ont perdu en pouvoir d’achat pendant les
années d’assainissement. Les « relais au pouvoir » n’ont pas empêché la forfaita-
risation d’une grande partie des allocations de chômage, ce qui est en rupture avec
les fondements bismarckiens du système, et la baisse des taux de remplacement
correspondante. La composante travailliste serait donc moins puissante lorsqu’elle
agit isolément que lorsqu’elle s’appuie sur un compromis avec la composante chré-
tienne.

19. Pour 2006, la réduction d’impôt est de 1 718,9 € et elle est octroyée à plein jusqu’à 19 050 € de
revenu imposable (par conjoint) et réduite progressivement pour atteindre le tiers du montant de
base à partir de 38 100 €. Les revenus du patrimoine financier ne sont pas pris en compte dans
le mécanisme de limitation.
20. Voir l’Inventaire 2004 des exonérations, abattements et réductions qui influencent les recettes de
l’État, Chambre des représentants, Doc. 51 1670/005, session 2005-2006.

33
MICAEL CASTANHEIRA ET CHRISTIAN VALENDUC

3.3 Le poids des lobbies :


le secteur « banque et assurance »

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Nous avons déjà fait allusion, dans la première partie de cet article, au fait que la
fiscalité de l’épargne péchait tant sur le plan de l’efficacité que sur celui de l’équité.
Les incitations produites par le régime fiscal de l’épargne à long terme sont mal
ciblées d’un point de vue strictement économique (cette thèse est largement étayée
par Valenduc, 2005).
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La fiscalité de l’épargne semble en fait octroyer de nombreux privilèges au sec-


teur « banques et assurances ». Comment interpréter autrement, par exemple, une
exonération de l’épargne populaire dont l’effet fut davantage, pendant de nom-
breuses années, de réduire le coût de la collecte des fonds pour le secteur ban-
caire plutôt que de compléter le rendement net de l’épargnant ?
Si l’on remonte aux années 1980, le secteur bancaire réduisait substantielle-
ment sa charge fiscale effective à l’impôt des sociétés par une utilisation abusive des
déductions pour « revenus définitivement taxés » et de la quotité forfaitaire d’impôt
étranger. Tant l’une que l’autre avaient pour but premier d’éviter la double imposi-
tion. Dans les faits, elles ont largement été utilisées pour organiser la désimposition
totale. On pouvait ainsi déduire, car prétendument « imposé en amont », un divi-
dende de SICAV luxembourgeoise, par définition non imposé, ou encore imputer
un impôt étranger de 15 % qui était dans certains cas purement fictif. Les initiés
savent également que le régime de TVA du secteur bancaire organisait un « prorata »
entre les opérations assujetties et non assujetties qui permettaient des déductions
de TVA bien au-delà de la charge effective de cet impôt. Le Conseil Supérieur des
Finances a établi en 1993, calculs d’imposition effective à l’appui, que le secteur
des assurances était privilégié par rapport aux fonds de pension dans la gestion de
l’épargne-retraite. On peut ajouter, pour couronner le tout, le maintien de l’utilisa-
tion fiscale du secret bancaire, qui n’existe que dans 4 pays de l’OCDE sur 30 et la
non-imposition des plus-values, qui est l’ingrédient de base de toutes les recettes
dites d’« ingénierie financière » qui aboutissent à réduire l’imposition effective de
certains actifs financiers, au mépris de l’efficacité et de l’équité.
Pourquoi de tels privilèges fiscaux ? L’origine est vraisemblablement historique :
la hauteur de la dette publique et un mode de gestion conjuguant, jusqu’aux ré-
formes des marchés financiers au début des années 1990, consortium des ban-
ques et prise ferme, mettait le secteur « banque et assurance » en position de force.
Vint alors une réforme des marchés financiers qui changea fondamentalement la
gestion de la dette, en faisant appel à des procédures de marché. Simultanément,
l’intégration progressive des marchés en Europe sonna le glas des consortiums et
ententes qui peuplaient le secteur bancaire belge. C’est seulement alors, une fois
érodée la position de force des banques belges, que furent possibles certaines ré-
formes dont la suppression des abus les plus patents à l’impôt des sociétés et en
TVA. La non-imposition des plus-values reste toujours valable en principe mais a
été écornée par les mesures décidées en octobre 2005 pour imposer les SICAV
de capitalisation et les produits d’assurance de la « branche 23 ». Il reste toujours
l’utilisation fiscale du secret bancaire, l’exonération des carnets d’épargne, et le ré-
gime fiscal de l’assurance-groupe est toujours plus favorable que celui des fonds
de pensions...

34
ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA TAXATION

4 CONCLUSIONS

L’examen du système fiscal de la Belgique fait apparaître des situations où l’impôt

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n’est ni efficace ni équitable et des réformes hautement souhaitables ne sont pas
mises en œuvre. Dans cet article, nous examinons brièvement comment le pro-
cessus de décision politique et sa rationalité interne peuvent créer de telles situa-
tions. La théorie économique des réformes met en évidence l’existence d’un biais
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de statu quo dont les concrétisations dans la politique fiscale de la Belgique sont
assez évidentes ; notamment pour expliquer le blocage sur des réformes combi-
nant baisse du taux et élargissement de la base imposable, ou encore dans le cas
particulier des reports successifs de la péréquation cadastrale. Le gradualisme
permet de surmonter ce biais et on en trouve une illustration dans la réforme gra-
duelle de l’impôt des sociétés pendant les années 1990. Les tâtonnements ob-
servés à l’époque ne doivent donc pas être interprétés de façon trop négative. Au
contraire, il faut encourager la recherche de solutions novatrices, même si elles
requièrent une certaine expérimentation.
La théorie des incitations permet d’expliquer la pertinence de stratégies de niche
et on sait que notre système fiscal regorge de telles niches. L’exemple retenu ici,
celui des petites sociétés, atteste d’un contraste clair entre les vues des experts et
de la littérature économique et les décisions politiques, qui aboutit au maintien, voire
à l’expansion, d’aides fiscales dont la rationalité économique est loin d’être évi-
dente. L’évolution de l’autonomie fiscale des Régions est un autre exemple : on en
demande davantage pour s’affirmer politiquement, on ne l’utilise que peu ou pas
quand elle est obtenue, ce qui n’empêche pas d’en redemander davantage pour
se réaffirmer politiquement à l’élection suivante. Ici, la solution est donc probable-
ment une modification de certains détails de la loi électorale et un élargissement des
arrondissements électoraux, dans le but d’aligner les incitations des politiciens sur
les besoins de la majorité de la population.
Finalement, la pratique obligée des coalitions permet d’expliquer des accords
de « non-agression » sur des stratégies de niche, comme le blocage des coalitions
chrétiens-travaillistes sur le quotient conjugal et les réductions d’impôt sur revenus
de remplacement. Dans certains cas particuliers, tel le secteur « banque et assu-
rance », il semble que ce soit plutôt le lobbying, conforté par une position dominante
héritée du financement d’une dette publique élevée, qui explique politiquement le
régime fiscal en place. C’est d’ailleurs lorsque cette position dominante a pu être
érodée que les privilèges fiscaux ont pu être partiellement démantelés.
Nous avons ciblé cet article sur la Belgique mais il pourrait être écrit en prenant
des cas d’application dans beaucoup d’autres pays de l’OCDE (voir Castanheira
et co-auteurs (2006) pour un pas dans cette direction). À l’inverse, il pourrait être
utile d’étudier pourquoi, dans d’autres pays, tels les pays nordiques ou la Nouvelle-
Zélande, le système politique a permis des réformes fiscales d’ampleur qui combi-
nent avantageusement l’efficacité et l’équité.

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MICAEL CASTANHEIRA ET CHRISTIAN VALENDUC

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