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La fiscalité au cœur

des enjeux citoyens


La progressivité générale du système fiscal sort considérablement
affaiblie des quinze dernières années, tandis que les injustices fiscales
se sont renforcées. Couplées à la crise, ces tendances posent la question
du sens de l’impôt et de la réforme à mener.
Vincent DREZET, secrétaire national de l’Union Snui-Sud Trésor solidaires

A
u XVIIIe siècle, les pro- que l’idéologie néolibérale se notamment par des bulles spé-
jets de création d’un soit attaquée à l’impôt, à l’Etat, culatives, sur le dos des popula-
impôt universel, payé aux services publics et, plus lar- tions, mais aussi que les finances

«
par tous, se sont systé- gement, à ce qui s’apparente à publiques en épongent les dégâts.
matiquement heurtés à l’hostilité des mécanismes collectifs. Cette Au fond, cette crise a posé avec
des bénéficiaires de privilèges offensive s’est, de plus, appuyée une acuité certaine la question
fiscaux (notamment la noblesse). sur une vision de la politique éco- de la répartition des charges
Ces privilèges, sur fond d’inéga- nomique quasi exclusivement publiques. Et ce d’autant plus La fiscalité
lités insupportables, ont été à la tournée vers une vision parti- qu’avec elle sonne le bilan des
source d’une révolution qui aura culière des politiques de l’offre : choix fiscaux antérieurs, autre- est déséquilibrée
notamment posé le principe du les « facilités » (permises par les ment dit d’une certaine approche et respecte
consentement à l’impôt, érigé déréglementations, la liberté de de la fiscalité basée sur la convic- de moins
dans la Déclaration des droits de circulation des capitaux…) et les tion qu’alléger l’impôt des agents
l’Homme et du citoyen en prin- allègements fiscaux, dont ont lar- économiques les plus riches en moins
cipe fondateur du pacte social. Le gement bénéficié les plus aisés (ménages aisés et grandes entre- les principes
consentement à l’impôt suppose, depuis une trentaine d’année, prises) permettrait de favoriser la
par construction, une organisa- étaient supposés irriguer l’en- croissance économique.
fondamentaux
tion démocratique de la vie en semble de l’économie et profiter C’est donc peu de dire que la de l’impôt,
société, qui doit notamment faire à l’ensemble de la population. période met à l’épreuve les pro- tels qu’ils sont
respecter l’égalité devant l’impôt. blèmes de fond des choix fiscaux.
Il n’y a donc pas de société ni de L’actualité de la question En la matière, il y a beaucoup à posés par la
démocratie sans consentement à des choix fiscaux dire. En effet, par principe, l’im- Déclaration
l’impôt. Les termes de la déclara- Le théorème, prêté au chancelier pôt traduit un choix de société
tion des droits de l’Homme et du Helmut Schmidt, illustre à mer- dans la capacité que se donne la
des droits
citoyen demeurent d’une perti- veille cette vision : « Les profits collectivité de prendre en charge de l’Homme

«
nence éclairée. Ils posent le prin- d’aujourd’hui sont les investisse- certains besoins sociaux et cer- et du citoyen.
cipe selon lequel la contribution ments de demain et les emplois tains biens publics. Or les termes
commune, autrement dit (mais d’après-demain. » du débat fiscal public ont, de Une réforme
mieux dit) l’impôt, constitue le Cette vision très idéologique de longue date, été tenus éloignés fiscale s’impose
lien citoyen entre la société et l’économie est aujourd’hui en dif- des citoyens, se résumant le plus
donc.
l’individu. ficulté, pour ne pas dire en échec. souvent à quelques promesses,
Ces principes fondateurs sont Inégalités en hausse, action formules et slogans convenus
aujourd’hui affaiblis : ils sont publique et protection sociale ou vides de sens. Les promesses
rongés par l’idéologie néolibérale sous pression, activité écono- non tenues, le sentiment, justifié,
pour qui, à l’instar de Margaret mique en berne, chômage élevé, que l’injustice fiscale gagnait du
Thatcher, il n’y a pas de société précarité croissante… La crise terrain (dont le bouclier fiscal a
mais seulement des individus. a non seulement montré que la constitué à ce titre le symbole)
Il n’est donc guère surprenant financiarisation s’est développée, et une certaine actualité fiscale
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A C TUALITÉ
Inégalités

(telles les affaires mettant en tiques de l’offre, de l’attractivité


scène les paradis fiscaux) ont fiscale et du « moins d’Etat » se
replacé la fiscalité au cœur des sont avérés coûteux, injustes et
grands enjeux citoyens. inefficaces.
Dans un tel contexte, la question Il en va ainsi des baisses des
de la pédagogie de l’impôt consti- taux du barème de l’impôt sur le

«
tue un enjeu central. Contraire- revenu, intervenues entre 2000
ment à une crainte répandue, et 2007. Si l’impôt sur le revenu
point n’est besoin d’être tech- de 1999 avait été maintenu, il
nique pour poser correctement rapporterait aujourd’hui seize
les grands enjeux fiscaux. Un système fiscal milliards d’euros de plus par an
Les objectifs théoriques mettant fin (cinquante milliards actuelle-
ment). Ces baisses, ciblées sur
de l’impôt en danger aux privilèges les 10 voire les 5 % des ménages
On peut même simplifier à l’ex- fiscaux les plus aisés, n’ont, en outre, pas
trême en avançant que, finale- et rétablissant produit les effets économiques
ment, deux questions fonda- escomptés en termes de relance.
mentales structurent le débat un juste Et pour cause, elles ont bénéficié
fiscal. Quel doit être le niveau de équilibre dans à des ménages dont la capacité
ressources publiques nécessaires de consommer n’est pas exten-
à la couverture des dépenses
la répartition sible. Par ailleurs, elles ont réduit
publiques ? Quelle est la répar- de la le caractère redistributif de l’im-
tition de la contribution deman- contribution pôt et, au final, ont contribué à Aujourd’hui, plus de cinq cents
dée aux citoyens ? Les réponses alimenter la dynamique des mesures dérogatoires représen-
à ces questions peuvent alors commune aurait inégalités. En effet, les ménages tent un manque à gagner annuel
être lues à l’aune des objectifs un mérite aisés ont bénéficié de baisses de plus de cent quarante mil-

«
historiques de l’impôt. L’impôt substantielles qui ont alimenté liards d’euros. Bien que n’étant
majeur : il serait
procure donc des ressources leur propension à épargner et à pas exclusivement ciblées sur les
nécessaires à l’action publique, il admis et compris. spéculer. Les revenus qui en ont ménages riches, ces niches sont
est un instrument procédant de Bref, il serait été tirés ont été moins imposés, cependant largement utilisées
choix politiques qui façonnent la etc. Les revenus du patrimoine dans les stratégies de défiscali-
répartition et la distribution des légitime. représentant une part majori- sation qui demeurent, et de loin,
richesses. Il peut donc modifier et taire des revenus des plus riches, l’apanage des plus aisés et des
réduire les inégalités de revenus et la richesse se concentre de plus grandes entreprises. Le Conseil
de patrimoines, et jouer ainsi un en plus sur une minorité aisée. des prélèvements obligatoires
rôle véritablement redistributif. Il en va également des mesures a estimé qu’avant l’application
Il peut enfin jouer un rôle incita- fiscales dérogatoires, les du plafonnement des niches fis-
tif en favorisant tel ou tel com- fameuses « niches fiscales », dont cales, le taux d’imposition des 1 %
portement. Ces grands objectifs le nombre et le coût global ont des ménages les plus aisés était
théoriques, déjà malmenés par le explosé au cours des années 2000. compris entre 15 et 20 %, large-
passé, sont aujourd’hui en danger. ment en deçà du taux marginal
Le sentiment largement partagé, (40 % depuis 2007, puis 41 % à
au sein de la population, que partir de 2011).
l’injustice fiscale s’accroît, est
malheureusement justifié. Alors La TVA, un impôt « neutre » ? « Niches » et déséquilibre
que la dette publique est au cœur En 2005, le Conseil économique et social a mesuré que de la fiscalité
des préoccupations, il n’est pas le taux d’effort des 10 % les plus pauvres s’élevait Il en va par ailleurs ainsi des
inutile de dresser le bilan de la à 8,1 % pour la TVA, quand celui des 10 % les plus aisés baisses des impôts sur le patri-
politique fiscale suivie au cours s’élevait à 3,4 %. Ceci n’a pas empêché Nicolas Sarkozy moine (impôt de solidarité sur la
de ces dernières années afin de de décider d’augmenter le taux réduit (passé de 5,5 fortune –ISF – et droits de muta-
voir quel est l’état de la réparti- à 7 %, à l’exception des produits de première nécessité) tion à titre gratuit) payés par une
tion de la contribution commune, et le taux normal (qui devrait passer de 19,6 à 21,1 %, minorité de ménages disposant
autrement dit où en est la struc- dans la cadre de la mise en place de la TVA « sociale ») d’un patrimoine important. La loi
ture fiscale qui sera celle appelée de la TVA. En réalité, la TVA est un impôt qui « arrange » « Tepa » d’août 2007 a fortement
à financer tout à la fois la dette et les partisans de la baisse d’autres impôts, notamment baissé les droits de mutation à
les politiques publiques. Or, un les impôts directs (impôt sur le revenu, impôt titre gratuit, et créé une nouvelle
constat s’impose : les allègements sur les sociétés...), pourtant plus justes. niche à l’ISF. Ce dernier a en
d’impôt décidés au nom des poli- outre été considérablement allé-
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gé en 2011, avec une réduction Bien que n’étant C’est donc peu de dire que la supportent proportionnellement
qui aboutira à diviser le rende- pas exclusivement fiscalité est déséquilibrée et res- une part plus importante de leur
ment de l’ISF par deux (de quatre ciblées sur les pecte de moins en moins les prin- revenu à la TVA que les ménages
à deux milliards d’euros environ). ménages riches, cipes fondamentaux de l’impôt, aisés, dont la propension à épar-
L’impôt sur les sociétés a les niches fiscales tels qu’ils sont posés par la Décla- gner augmente au fur et mesure
emprunté la même voie, avec le sont cependant ration des droits de l’Homme et que l’on s’élève dans la hiérarchie
développement de régimes déro- largement utilisées du citoyen. Une réforme fiscale de revenus. Si l’on augmente la
gatoires bénéficiant aux grandes dans les stratégies s’impose donc, ce dont chacun TVA, son impact antiredistribu-
entreprises (pour un manque à de défiscalisation convient. Encore faut-il qu’elle tif augmentera également (voir
gagner annuel de plus de soixante qui demeurent, renforce la progressivité de l’im- encadré).
milliards d’euros). La refonte de et de loin, l’apanage pôt, qu’elle dégage des ressources Quel serait le type de réforme
l’imposition locale a également des plus aisés suffisantes pour financer l’action permettant tout à la fois de déga-
procuré un allègement substan- et des grandes publique, bref, qu’elle réhabilite ger des ressources, de réduire
tiel à de nombreuses entreprises, entreprises. et renforce le rôle citoyen, écono- les inégalités, de mettre fin aux
le rendement de la nouvelle mique et social de l’impôt. privilèges fiscaux existants et de
contribution économique terri- soutenir une activité économique
toriale étant largement inférieur De la légitimité « durable » ? Gageons que si une
à celui de l’ancienne taxe profes- d’une réforme fiscale telle réforme était possible, elle
sionnelle. En la matière, tous les projets aurait déjà été mise en œuvre !
Parallèlement, de nombreux pré- ne s’inscrivent pas dans cette En réalité, toute réforme fiscale
lèvements ont augmenté, comme orientation, loin s’en faut. Nom- procède de choix éminemment
les impôts locaux (ils représen- breux sont par exemple les par- politiques. Un système fiscal met-
taient 4,9 % du produit intérieur tisans d’une hausse des impôts tant fin aux privilèges fiscaux et
brut en 2002 et 6,2 % en 2009), proportionnels comme la TVA, rétablissant un juste équilibre
la TVA, les droits sur les tabacs, présentée comme un impôt dans la répartition de la contri-
les droits sur les alcools… Il neutre. Cette neutralité est très bution commune aurait un
s’agit dans tous les cas d’impôts théorique, car aucun impôt mérite majeur : il serait admis et
injustes et payés par le plus grand n’est neutre. Tout prélèvement compris. Bref, il serait légitime.
nombre, soit parce que les règles influe en effet la répartition des Compte tenu de l’état du système
qui les régissent sont obsolètes richesses, et augmente, réduit ou fiscal actuel et du mécontente-
(dans le cas des impôts locaux), maintient les inégalités de reve- ment profond et croissant de la
soit parce qu’il s’agit d’impôts sur nus et/ou de patrimoines. Or, la population face aux injustices et
la consommation qui pèsent pro- TVA conduit plutôt à les augmen- aux inégalités, rechercher cette
portionnellement plus lourd dans ter : les ménages les plus pauvres légitimité mérite à coup sûr d’être
le budget des ménages modestes consacrant la totalité de leur le principal objectif d’une future
que dans celui des ménages aisés. revenu à la consommation, ils réforme fiscale. ●
H ommes & L ibertés N° 157 u mars 2012 u 17

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